The Project Gutenberg eBook of Figures de moines This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Figures de moines Author: Ernest Dimnet Release date: August 1, 2025 [eBook #76608] Language: French Original publication: Paris: Perrin et Cie, 1909 Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FIGURES DE MOINES *** ERNEST DIMNET FIGURES DE MOINES PARIS LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35 1909 Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. Published February twenty fifth nineteen hundred and nine. Privilege of Copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, niveteen hundred and five by Perrin and Cº. Attende Carthusienses, Cistercienses et diversæ religionis monachos ac moniales, qualiter omni nocte ad psallendum Domino assurgunt. _Imitat._, I, 25. Paix et mélancolie Veillent là près des morts, Et l’âme recueillie Des vagues de la vie Croit y toucher les bords. Pourquoi vous fermez-vous, maisons de la prière? Est-il une heure, ô Dieu, dans la nature entière Où le cœur soit las de prier? LAMARTINE, _Harmonies_. FIGURES DE MOINES LES BÉNÉDICTINS ANGLAIS DE DOUAI Le département du Nord apparaît sur la carte comme un long ruban, serré entre la Belgique d’un côté, et, de l’autre, entre l’Artois, la Picardie, la France et la Champagne. Les Parisiens l’appellent la Flandre et le voient sous les couleurs dont Rodenbach leur a peint sa patrie. Il y a cependant des différences singulières entre les habitants d’une région si étendue et soumise à des influences si diverses. Les Flamands de Bergues et de Cassel ne ressemblent en rien aux populations des quatre arrondissements méridionaux et dans ceux-ci mêmes la variété est assez grande pour engendrer parfois l’antipathie. Entre la Flandre proprement dite et ce qui était le diocèse de Fénelon, Lille est tout à fait à part dans un pays bas, humide et de population mêlée. C’est une grande ville neuve, bruyante, boueuse et triste, où le peuple est singulièrement grossier. Les gens du pays d’herbages et de forêts, situé à vingt ou trente lieues au sud, entre la Sambre et les Ardennes, qui y viennent quelquefois pour leurs affaires, s’y sentent mal à l’aise et dépaysés. Au contraire les vieilles villes du bassin de l’Escaut, le Quesnoy, Valenciennes, Condé, Cambrai, Douai, éveillent en eux une curiosité sympathique. Ce sont des pays qu’on avait toujours sus assez près pour espérer les voir, quand on en rencontrait les noms dans l’histoire des guerres de Louis XIV. On y était soldat, on y allait pour des procès, pour passer son baccalauréat, ou simplement pour voir les cavalcades ou les grands marchés. Je me rappelle ma curiosité quand on m’amena à Cambrai pour y commencer mes études en sixième. C’est au Quesnoy que je vis pour la première fois plusieurs des merveilles qui m’avaient fait rêver: des remparts avec de grands tas de boulets noirs, brillants et rangés, un grand bateau sur le canal, et un moulin à vent qui tournait et sifflait. Cambrai m’offrit bien d’autres objets d’étonnement. Les remparts s’y dressaient autrement fiers sur la profondeur sombre des fossés; les portes y étaient monumentales, à colonnes et sculptures, avec des traces de boulets de canon. Quand nous entrâmes en ville, je sentis tout à coup que je ne ressortirais plus que collégien conduit à la promenade, et Cambrai me parut triste. Cependant nous allâmes longtemps par la ville au beau soleil d’octobre, et je vis pour la première fois une cathédrale, une grande église ornée de tableaux immenses, un palais épiscopal, de vastes places, des séminaires, collèges et couvents, pour la plupart puissants édifices du XVIIIe siècle, dont je ne me lassais pas de regarder les innombrables fenêtres et les toitures énormes. Dans la cathédrale, nous vîmes, derrière le chœur, la sépulture des archevêques. Sur un sarcophage, à demi-couchée, on me montra la noble figure de Fénelon. J’avais lu le _Télémaque_ et j’avais un goût extraordinaire pour les _Fables_. Je connaissais aussi le portrait de Saint-Simon qui me faisait, sans que je susse pourquoi, l’effet de la musique. C’étaient bien ces yeux dont le feu sortait comme un torrent. Il y avait une noblesse inexprimable répandue sur les grands traits du visage, dans le geste lent et persuasif. Je regardais de toutes mes forces. Sur une place silencieuse, derrière un jardin à bassins et jets d’eau, qui me parut mystérieux et féerique, nous nous arrêtâmes aussi devant ce qui reste du palais du prince-évêque: une entrée magnifique, une sorte de double portique avec des guirlandes, des écussons et des devises. J’ai vécu neuf ou dix ans à Cambrai, j’y retourne encore quelquefois: la statue et la porte du palais de Fénelon me parlent toujours comme en cette journée d’octobre. On nous conduisait parfois nous promener sur la route de Douai. Une vieille pierre blanche indiquait le chemin. Je ne savais de Douai que ce que mes camarades me disaient et je n’y pensais pas autrement; cependant, un de mes oncles y avait été professeur, et il me semblait naturel et probable que j’y vivrais moi-même quelque jour. Quand je fus en troisième, je me pris d’une passion pour l’anglais. On nous l’apprenait par une méthode sévère, mais la langue me paraissait à la fois étrange et facile et me faisait sentir sous les mots une âme autre que la nôtre que je voulais atteindre. Les élèves de seconde expliquaient le _Sketch Book_ de Washington Irving. Je l’empruntais constamment à mon voisin: je lisais et relisais les pages charmantes qui me peignaient un Noël anglais, ou les histoires mélancoliques et sentimentales où je croyais voir pour la première fois une expression juste et pénétrante de la vie réelle. La langue ciselée, savante, poétique, me ravissait. Cette année-là, j’eus en prix l’_Apologia_ du cardinal Newman. Ce chef-d’œuvre avait été traduit très exactement et avec une certaine élégance par un M. Du Pré de Saint-Maur. Newman avait écrit, pour la traduction, une vingtaine de pages de notes où il débrouillait à l’usage des Français l’écheveau des partis religieux dans l’anglicanisme et celui, plus embrouillé encore, de la constitution d’Oxford. Le livre n’avait eu aucun succès. Il était tombé peu à peu au rang des ouvrages que les éditeurs vendent au rabais aux institutions religieuses. Il y en avait un stock à la librairie et on faisait si peu de cas de ce pauvre livre à couvertures grises qu’on n’osait même pas le montrer à la distribution des prix. J’eus le mien parce que j’étais assez fort à la balle au mur. Il serait inutile d’essayer de décrire l’impression que cette merveilleuse histoire d’âme fit sur moi. Oxford est vivant dans l’_Apologia_ avec sa poésie propre qui ne ressemble à aucune autre. Quant au progrès religieux de Newman, il s’accompagnait d’une vie intérieure noble et mâle, d’un goût de vérité et de beauté, très humain et très élevé, que je n’avais jamais vus rassemblés dans une vie de saint. Le pauvre livre méprisé m’enchanta par ce qu’il m’apprenait, par ce qu’il me faisait deviner et par les problèmes que mon esprit se posait à lui-même chaque fois que je l’ouvrais. La pensée anglaise m’attira dès lors par son originalité et sa fraîcheur et je devins curieux de tout ce qui me venait de ce côté. Je ne me rappelle pas comment je connus l’existence du monastère anglais de Douai. Nous lisions beaucoup une très intéressante histoire des persécutions par un grand vicaire de Cambrai, M. Destombes, dont je vois encore la fine et spirituelle figure. Il y est question à chaque instant du collège qui vit sur ses bancs Southwell, Campian et tant de confesseurs de la foi, mais je ne croyais pas que rien subsistât de ce séminaire fameux. Quelqu’un me prêta aussi la traduction du _Journal_ du collège pendant la révolution. C’est le récit très attachant d’une captivité assez longue que les étudiants et la plupart de leurs maîtres subirent dans la citadelle de Doullens. Quelque temps après, je sus que Douai possédait toujours un collège anglais et mon imagination commença à travailler sur ceux qui l’habitaient. Je les voyais dans les dispositions où mes lectures m’avaient montré leurs lointains ancêtres, graves, réfléchis et méprisant la mort sans emportement. Nous passions, comme de juste, notre baccalauréat à Douai. C’est cette grave affaire qui m’y conduisit pour la première fois. Le souci de repasser des dates ne nous laissait guère le loisir de nous promener en touristes et nous ne quittions une petite pension appelée Saint-Amé, où nous descendions, que pour aller à la Faculté. Cette maison touchait à l’église Saint-Jacques qui, jusqu’à la Révolution, avait été celle des Récollets anglais. Un joli jardin triste, planté de poiriers déjà chargés de fruits, s’étendait le long de l’église: nous y restions de longues heures sur un banc à écouter les cloches--les plus belles de la ville,--égrenant un glas infini. Devant l’église, une grande maison du XVIIe siècle dominait un jardin entouré de murs et de fossés: c’était l’ancien couvent des Récollets. Douai avait eu, au XVIe siècle, une célèbre université. Quand Oxford devint protestant, les catholiques anglais se rassemblèrent au centre intellectuel le plus proche. C’est ainsi que Douai eut cinq établissements britanniques: un couvent franciscain, un monastère bénédictin, le Collège anglais ou des Grands Anglais, comme on l’appelle encore, celui des Écossais et un autre pour les Irlandais, dont il ne reste rien. La maison des franciscains, comme leur église, n’avait pas subi le moindre changement. Un beau soir de dimanche, il y eut une fête sur l’esplanade, le long de la rivière. La chaleur avait été accablante et la soirée avait le calme profond des plus beaux soirs d’été. Je fus frappé du recueillement de la foule. A part trois jours dans l’année où un vent de folie semble souffler sur la ville, le peuple de Douai n’est jamais bruyant. Cette multitude se déplaçait lentement, sans cris ni désordre, et semblait jouir de la fraîcheur commençante comme si elle n’eût eu qu’une seule âme. Les larges quais de la Scarpe et l’immense esplanade paraissaient plus vastes de la présence de ces milliers d’hommes. Je suivais distraitement la foule quand je vis venir en sens inverse trois hommes d’un aspect singulier. Vêtus de noir, ils avaient la pâleur de visage, les cheveux et les sourcils foncés que le mélange de sang irlandais donne fréquemment aux Anglais catholiques. Le plus âgé portait le paletot fermé et le haut col romain, ses deux compagnons avaient la bizarre coiffure en losange des étudiants d’Oxford. Ils s’avançaient silencieux, le pas grave et assuré; personne que moi ne les regardait. Je serais ridicule en disant que cette apparition de trois Anglais, un moine et deux séminaristes, me fit battre le cœur et que mes yeux ne pouvaient se détacher de leurs hautes et sombres figures. Mais j’étais jeune, sans nulle expérience, imaginatif et ardent: ces trois hommes étaient pour moi une civilisation, une pensée, et surtout l’incarnation d’une histoire écrite avec le sang des martyrs. Je les regardais s’éloigner, le cœur plein d’aspirations de toutes sortes. De ce premier passage à Douai leur souvenir fut celui que je gardai le plus vif avec celui d’un recueillement singulier répandu sur la ville. Deux ou trois ans après, je revins à Douai faire mon apprentissage de très jeune professeur. Le collège Saint-Jean était établi dans un ancien couvent d’Ursulines, dont il restait quelques morceaux assez élégants. Les bâtiments formaient un quadrilatère autour d’une vaste cour ombragée par quelques vieux arbres et séparée par une grille d’un très beau jardin que l’on continuait à appeler le parc, comme au XVIe siècle[1]. A travers les arbres on apercevait le dôme de l’église Saint-Pierre. [1] Le «parc» de madame de Lafayette, dont parle madame de Sévigné, ne pouvait aller que de la rue de Vaugirard à Saint-Sulpice. Le très agréable jardin du collège Stanislas s’appelle aussi le parc, comme au temps où la princesse Belgiojoso s’y promenait. Saint-Jean était la maison la plus ordonnée. La règle y était austère et cependant on l’acceptait. Plusieurs professeurs âgés avaient vieilli au collège, comme vieillissent les prêtres, sans le sentir ni s’en douter. Nous ne faisions jamais de visites. Quand quelqu’un manquait à la table de communauté, l’événement était commenté. Une vie ainsi réglée et solitaire dans un milieu qui a sa physionomie et comme son âme propres développe une attention aux choses que la vie de société ignore ou détruit. Pour nous, le collège et la ville étaient des personnes. La langue anglaise a une expression d’une force singulière pour marquer le progrès qu’un lieu, un monument, une œuvre d’art fait insensiblement dans l’âme d’une personne: _to grow upon one_, grandir non pas en soi, mais sur soi, c’est-à-dire presque contre soi et malgré qu’on en ait. Le charme de Douai, les expressions nuancées de sa physionomie de vieille ville, nous pénétraient ainsi lentement et sûrement. Ce qui frappait d’abord, c’était, comme je l’ai dit déjà, le silence profond qui régnait. La ville était immense pour sa population. Valenciennes, qui est aussi peuplée, couvre moitié moins d’espace et les rues en paraissent étroites et grouillantes. Douai avait de grands espaces vides: les quais, l’esplanade, un marché aux bêtes qu’on appelait le Barlet, dont on ne voyait pas les limites et où les plus grandes foires du monde eussent été à l’aise. Il y avait en ville plusieurs casernes derrière lesquelles des cours insoupçonnées s’étendaient à perte de vue. Les couvents, les collèges étaient tous au large, entre des promenoirs, des cours et des potagers. Le lycée, établi dans les bâtiments du collège d’Anchin, en avait conservé l’immense enclos. Enfin, presque partout, derrière les vieilles maisons parlementaires à haute porte cochère et à six fenêtres de façade, se cachaient des charmilles et de profonds jardins. Quelquefois, par la porte ouverte d’une étroite maison, on apercevait une confusion d’arbustes ou d’arbres fruitiers en fleurs débordant de toutes parts sur des murs et que la mine chétive du logis ne laissait guère deviner. Tout ce vide et cette étendue faisaient un grand silence et une grande solitude. Je ne me souviens pas d’avoir vu jamais plus de deux ou trois personnes à la fois dans la rue Saint-Jean, qui aboutissait cependant au centre de la ville et souvent mes pas y rompaient seuls le silence. Le carillon du beffroi--vieux beffroi espagnol de haute figure--s’entendait de partout quand l’heure ou la demie lui faisaient reprendre infatigablement ses petits airs toujours les mêmes, et dont on ne savait jamais s’ils étaient gais ou tristes. Certainement ce repos absolu était l’atmosphère même de Douai et les habitants le sentaient. Une fois par an, dans le mois de juillet, on promenait par la ville une de ces familles de géants, protecteurs des cités flamandes, et pendant trois jours le carillon s’éveillait avec l’aube et répétait un refrain que vieux et jeunes reprenaient jusqu’au soir dans une griserie de joie, de soleil et de bière blanche. Mais cette petite fièvre ne durait que d’un dimanche à un mardi et le mercredi matin le silence revenait plus profond que jamais. Les Douaisiens étaient renfermés, casaniers et gardaient leurs impressions pour eux. Deux fois par semaine il y avait musique sur la place Saint-Jacques. C’était une grande et large promenade de hauts tilleuls à travers lesquels on voyait la façade des Grands Anglais. Toute la ville venait à la musique. Dans l’intervalle des morceaux on se promenait et à peine un léger murmure s’élevait au-dessus de la foule compacte. Quand les premiers rangs arrivaient aux derniers arbres, on faisait volte-face comme pour une danse antique et l’on revenait à pas mesurés vers le kiosque. Je me rappelle un dimanche de musique sur l’exiguë grande place d’Antibes. Quelle chanson de cigales humaines bruissait entre les palmiers et les hautes maisons balconnées sous le carré de ciel bleu. Comme de toutes les âmes partait la rapide fusée des gaietés méridionales! La place Saint-Jacques était un endroit recueilli, où les petites nouvelles et les petites intrigues se répandaient mystérieusement, sans qu’on eût besoin de les dire. Les plus légers indices suffisent à des autochtones dont les âmes et les vies sont toutes pareilles. Une vieille ville close ressemble à la cité muette des fourmis. Rien ne s’entend et pourtant les moindres impressions s’y propagent. Pour nous qui étions en marge de l’existence commune et vivions surtout derrière nos murs, nous n’entendions que le silence. C’était un des charmes de notre vie. Les maisons hermétiquement fermées devant lesquelles certains d’entre nous passaient et repassaient depuis trente ans, ne nous semblaient pas inhospitalières. Elles avaient leur physionomie et nous les aimions dans leur réserve. Plusieurs avaient une histoire. Nous le savions et ne nous souciions pas de mêler des réalités peut-être blessantes à ce que nous voyions dans le lointain des temps passés. Quelques vieux médecins, quelques vieux prêtres singuliers ou autoritaires et dont on avait un peu peur, quelques savants ou artistes, rencontrés à la bibliothèque ou au musée et dont la figure devenait familière, faisaient tout notre cercle d’âmes vivantes. Le reste était énigme pendant quelque temps, puis devenait cadre et choses de tous les jours, comme nous le devenions nous-mêmes quand on nous avait vus quelques années, aller et venir par certaines rues. Un jeune peintre, un poète qui devait devenir mon ami et dont je suivais les songeries à la trace, un vieil abbé métaphysicien m’intéressaient, mais l’idée parisienne et moderne de les aller voir, d’être présenté, de leur dire des phrases banales, alors qu’en réalité ils étaient une partie de mon existence et donnaient un corps à mes rêves, m’aurait surpris et effrayé comme un extraordinaire manque de goût. Nous gardions intact le sentiment que les Anglais appellent _wondering_, la curiosité de choses que nous ne saurions jamais. Certains endroits que l’étranger de passage eût à peine remarqués nous attiraient par un charme sans cesse plus profond: un mélancolique jardin dans la rue d’Arras; un autre, très vieux--car il n’était plus de niveau avec la rue,--près du rempart, vers la porte d’Équerchin, sorte d’Éden où tout croissait dans une confusion vigoureuse; la fabrique de cloches aussi. Elle avait l’air monastique de certaines vieilles manufactures. On ne voyait jamais personne dans sa vaste cour circulaire et le silence y était plus profond que partout ailleurs. On se demandait par quelle magie se fondaient les cloches qui passaient parfois fleuries et enguirlandées sur un chariot et dont nous entendions l’immense concert à quelques veilles de fêtes. Ces lieux avaient un charme inépuisable, dont aucune analyse ne donnait la formule; avec le même aspect ils eussent été autres dans une autre ville et il fallait être naturalisé pour les aimer, comme nous les aimions, avec le sens de leur mystère. Certaines vieilles façades historiques avaient le même pouvoir. La ville était pleine de ces souvenirs de pierre où revivaient l’ancienne université, avec ses séminaires, les temps de la domination espagnole, des moines, des savants, des soldats et des artistes. Au coin de la rue des Wez s’élevait une grande maison badigeonnée où s’abrite la bibliothèque de l’école d’artillerie. C’est là qu’Estius et Stapleton faisaient leurs cours devant des centaines d’étudiants. C’est là que quelques années avant la Révolution, un petit lieutenant corse, à figure pâle, à prétentions littéraires et studieuses, avait fait une étude approfondie de la bataille de Denain et du rôle que Villars y joua. Chaque fois que cette chétive silhouette de Bonaparte m’apparaissait, au seuil étroit, je me ressouvenais qu’au même temps, à six lieues de là, Chateaubriand était, lui aussi, sous-lieutenant, à Cambrai, moins lieutenant, plus ambitieux et plus littéraire qu’il ne lui a plu de nous le dire. C’étaient là de grands souvenirs. Ils m’émouvaient moins profondément qu’une brève inscription sur une pauvre boutique, aux abords de la collégiale Saint-Pierre: ICI TRAVAILLA ET MOURUT JEAN BELLEGAMBE SURNOMMÉ LE MAITRE DES COULEURS PEINTRE EXCELLENT (1600-1626). Quelle vie de grand artiste laborieux et vivant avec ses rêves, a été enserrée dans un poème lapidaire plus sobre à la fois et plus éclatant? L’enchantement de cette inscription m’a bien des fois retenu immobile devant la pauvre maison longtemps après que la musique et la couleur de ces lentes et nobles syllabes fussent entrées pour toujours dans ma mémoire. Le collège anglais était contigu à la prison et faisait avec elle un carré de deux à trois cents mètres de côté. On y entrait par la rue Saint-Benoît, ruelle déserte à l’entrée de laquelle était une ancienne maison de postes où naquit Saint-Chrétien et qui aboutissait à l’église des Chartreux. De hauts murs, surélevés pour le jeu de balle, faisaient vis-à-vis à une rangée d’humbles maisons de deux fenêtres et de deux étages. On ne voyait du collège que les têtes des tilleuls, dominant ces murs, mais à de certaines heures on entendait, suivant la saison, le bruit sec de la balle de cricket sur la batte, où le bruit sourd du ballon renvoyé d’un camp à l’autre. Des voix grêles ou viriles s’élevaient de temps en temps avec l’intonation gutturale ou nasale qui défigure l’anglais dès qu’on le crie. Du quai de la Scarpe, on voyait tout l’étage supérieur du bâtiment central avec l’horloge et un campanile, les fenêtres et la flèche aiguë d’une svelte chapelle gothique. La porte n’était jamais ouverte. On n’entendait jamais dire que qui que ce fût allât chez «les Anglais». Au temps de la vieille université, quand les «nations» étaient sœurs, quelques professeurs ou présidents des établissements britanniques s’étaient fait à Douai une réputation de prédicateurs, plusieurs y avaient même exercé des fonctions pastorales. Mais ç’avait surtout été des séculiers des Grands-Anglais. Les bénédictins avaient toujours été plus enfermés dans leurs habitudes claustrales et depuis leur retour, en 1818, leur devise avait semblé être: ni amis ni ennemis. Ils avaient même renoncé depuis quinze ou vingt ans à prendre des élèves français et ils vivaient comme dans une île. Les Douaisiens avaient une sorte de connaissance théorique de leur existence, c’était tout. Les têtes se levaient à peine aux fenêtres quand le miroir flamand annonçait l’approche précipitée des jeunes Anglais portant sur leurs épaules un long canot ou le pesant attirail du foot-ball. Certains vieux prêtres paraissaient surpris qu’on leur demandât s’ils avaient jamais visité le collège; d’autres y étaient allés une ou deux fois en trente ans, entendre quelque office, et avaient conservé le souvenir de la musique la plus religieuse et la plus pénétrante. On ne citait personne qui eût été familier dans cette enceinte impénétrable. L’atmosphère de réserve qui l’entourait de toutes parts, transforma, dès les premières semaines de mon séjour à Douai, ce qui avait été un lieu de rêves, en une sorte de désert inaccessible et glacé. J’approchais rarement du collège dans mes longues flâneries d’amoureux de vieilles maisons et je prenais, comme tout le monde, le chemin de n’y penser jamais. Un dimanche de novembre, me promenant seul sur la route bordée de peupliers qui ramène en ville par la porte de Valenciennes, j’admirais avec quelle noblesse le dôme de Saint-Pierre ferme la perspective entre les deux mélancoliques rangées d’arbres assoupis. Il n’y avait ni vent, ni soleil, ni bruit que celui des feuilles mortes, ni rien qui pût troubler le profond repos d’un dimanche de novembre aux abords d’une ville dont tout le trafic se faisait sur un canal. A un quart d’heure de la porte je fus dépassé par une voiture de maître attelée de beaux chevaux. Trois bénédictins y étaient assis. Ils portaient leur costume religieux, sans doute à cause du dimanche et leurs figures pâles ressortaient plus pâles encore sur le capuchon et l’élégante pèlerine noire qui distinguent la congrégation anglaise. Aucun de ces hommes ne parlait. Ils me regardèrent quelque temps avec la fixité d’expression caractéristique des gens qui rêvent ou qui se croient examinés. De nouveau je sentis se réveiller le désir de pénétrer dans l’âme de ces hommes que leur origine, leur vocation et leur vie mettaient à part de tous ceux que j’approchais. Quiconque est agité du désir de savoir ce que sont les vies autres que la sienne n’en est souvent possédé que par une persuasion secrète que ces vies se suffisent à elles-mêmes, et qu’elles ont une vitalité vers laquelle la sienne aspire sans y avoir jamais atteint. Cette curiosité n’est que le besoin profond d’une âme faible, en quête de la formule ou du soutien où elle espère trouver lumière et repos. La vie religieuse supposant un idéal absorbant et la renonciation volontaire à l’esclavage des passions et des désirs sans cesse renaissants semble la plus libre, la plus indépendante qui puisse être. Elle réunit la domination intellectuelle du philosophe et l’énergie superbe du soldat, adoucies par la poésie et la mélancolie du cloître. La pensée de cette existence close et cependant heureuse me hantait. Je ne songeais pas que notre existence, à nous aussi, était limitée à un étroit espace, protégée par des murs et embellie par un jardin et que nous paraissions aussi heureux qu’on peut l’être dans notre solitude, sans que cependant la soif d’«autre chose» qui fait le charme et le tourment de cette vallée de larmes fût plus apaisée chez nous que chez le reste des humains. Des mois passèrent, les longs mois d’hiver où la musique ne jouait plus sur la place Saint-Jacques traversée de bises et de rafales. Nous trouvions d’autres harmonies dans les quelques salles du Musée. Douai n’a pas l’éclat artistique de Valenciennes. La patrie de Watteau, de Pater, de Carpeaux n’a guère de rivales. Cependant à Douai comme dans presque toutes les villes du Nord, il y a une bonne école d’art et des amateurs plus artistes que beaucoup de gens qui tiennent le pinceau ou l’ébauchoir. Il n’y reste que peu de chose de Jean Bollogne qui passa d’ailleurs sa vie en Italie et que presque tout le monde appelle Jean de Bologne, ni de Bellegambe dont les œuvres sont pour la plupart dans les musées d’Allemagne. Mais la petite galerie douaisienne n’en est pas moins un endroit délicieux où un homme attentif peut se faire une éducation artistique assez complète. On peut commencer par la poésie douce et accessible des frères Breton ou des Duhem, peintres du pays, s’affectionner à la peinture savante des Flamands dans une salle qui commence par des scènes de genre et finit par quelques triomphants tableaux de Rubens, de Van Dyck et de Frans Hals, et passer de là à une admirable salle italienne où se trouve la collection Escallier. Le docteur Escallier était médecin à Florence: il était amateur et savant antiquaire; vers la fin de sa vie il rapporta sous le ciel natal sa collection: trente ou quarante toiles parmi lesquelles on ne trouvera pas une seule copie et où éclate un portrait de femme de Paris Bordone. Le jour où l’on se sent attiré autant par la grâce de ces Italiens que par la richesse de Rubens ou même l’élégance de Van Dyck, on peut être reconnaissant au petit musée et à l’homme qui a enrichi la petite ville septentrionale des trésors de Venise. Médecin artiste, homme de bien qui as pensé que d’autres admirations que la tienne consoleraient ces exilées de se voir, toi disparu, sous un climat gris et dans une lumière froide, tu n’as pas obligé que des ingrats et l’amour des choses belles que tu léguais à tes descendants n’a pas toujours été perdu! Un soir du mois de mai, nous entendîmes du jardin les notes d’un étrange carillon. Ces cloches semblaient très lointaines et cependant proches, harmonieuses et pourtant rudes et métalliques. Nous sortîmes, et, à travers les rues tièdes, dans la brune commençante, nous cherchâmes dans quel clocher chantaient ces étrangères. Les sons mystérieux nous guidant, nous arrivâmes à la rivière, dans le quartier de la prison endormie, et devant le collège anglais: les cloches bizarres qui résonnaient dans le petit campanile étaient des cloches d’acier, invention britannique récente alors, les mêmes dont le tintement innombrable ajoute encore à la tristesse des soirs de dimanche à Londres. Nous fîmes lentement le tour du monastère. A l’angle de la rue Saint-Benoît, vis-à-vis l’église des Chartreux, nous nous arrêtâmes. Au-dessus de nous des voix mâles chantaient un cantique du mois de Marie, le soir tombait et les arbres éparpillaient un bruissement et une faible odeur printanière. Quand le cantique cessa nous revînmes sur nos pas: la ville était déjà endormie. A la rentrée d’octobre nous eûmes à Saint-Jean un jeune élève anglais. Son père avait passé quelques années au collège trente ans auparavant et, le moment d’envoyer son fils sur le continent venu, il avait écrit à un ancien professeur qu’il supposait vivant, et qui, par hasard, l’était, et lui avait confié ce fils. C’était un garçon de quinze ou seize ans, intelligent, et possédant au plus haut degré les caractéristiques de son pays. Je n’avais jamais vu de près aucun Anglais et j’étudiai celui-ci avec un vif intérêt. Je fus frappé de le trouver incomparablement plus homme que ses camarades français. Il avait une confiance sans bornes en son père et tenait compte des moindres mots qu’il lui écrivait. Mais dans les limites que l’obéissance lui marquait, il montrait à chaque instant une indépendance de jugement et de résolution qui existe parfois chez nos enfants, mais que leur légèreté ou une sorte de respect humain dissimule et qui mettait un abîme entre eux et lui. Il avait des opinions faites sur une foule de points où les Français n’en ont jamais, parce qu’ils passent brusquement du rêve de l’enfance à l’indifférence ou au scepticisme de leurs vingt ans. Il jugeait les hommes aussi, promptement et franchement, et avait le mépris facile. Il était doux, sociable et obligeant, mais dans les limites que j’ai souvent eu occasion depuis de voir que les Anglais ne franchissent guère. Tenace et persévérant, il avait les découragements subits et profonds, les impuissances devant des obstacles qu’un Français voit à peine, si fréquents chez l’Anglais isolé et qui l’empêcheraient à jamais de faire aucun progrès dans la vie et sur le globe, si quelques instincts dominateurs ne possédaient toute la race et n’entraînaient les faiblesses des individus comme un torrent. Dans le commerce ordinaire il était honneur et la droiture mêmes. Il se trouvait connaître un des bénédictins et deux élèves de Saint-Edmond. Le dimanche qui suivit son arrivée, je le conduisis les voir. C’était un peu avant l’heure de vêpres. Au moment où nous franchissions la petite porte que je n’avais jamais vue ouverte, le carillon d’acier commença son étrange harmonie. La cour était presque déserte. Deux ou trois religieux se promenaient séparément à grands pas rapides sous une galerie à colonnes qu’on appelait la _piazza_. Quelques élèves en grands cols rassemblaient hâtivement leur attirail de jeux: bientôt ils gagnèrent les dortoirs où une règle que nos collèges ignoreront longtemps encore les appelait à leur toilette avant de descendre à l’office. Un de ces petits garçons s’offrit cependant poliment à nous conduire à la chapelle. Nous passâmes devant un réfectoire gothique et montâmes par un escalier aux sombres lambris jusqu’au premier étage. A droite, un long corridor s’enfonçait vers les quartiers des élèves: il était ciré et lambrissé, orné de tableaux et de gravures; des portes à cadres de chênes faisaient face aux fenêtres à travers lesquelles on voyait une aile du collège et un très grand jardin. Une odeur singulière et que je n’ai jamais sentie ailleurs régnait dans ce corridor, lieu régulier et où l’on ne parlait jamais. C’était un mélange de la cire et de l’encens qui filtrait de la chapelle, sur un fond balsamique inexplicable, comme si un grand bois de plus se fût trouvé dans le voisinage. Un moine aveugle s’avançait d’un pas assez ferme dans ce corridor, de temps à autre touchant rapidement la muraille de la main. Une porte de chêne noircie donnait accès dans la chapelle. Pugin qui l’a construite et qui construisait ses églises en poète et en chrétien aurait été content de l’impression que celle-ci me fit. Qui dira le rien qui, surtout en architecture, sépare le beau du passable? Ruskin dit, quelque part, de je ne sais quelle église ogivale moderne, que ceux qui l’ont faite n’y croyaient pas. Pugin avait cru de tout son cœur à sa chapelle. C’était un simple vaisseau dont les proportions faisaient toute la grâce. Mais la hauteur et la profondeur de cette nef avaient une attraction de chose vivante. On était à peine sous l’envolement de la voûte que la froideur de l’homme qui regarde s’évanouissait dans l’attirance des longues lignes séduisantes et victorieuses, dans le mystère des parties hautes noyées dans l’ombre, dans l’éclat des minces lancettes où la lumière extérieure semblait se condenser sans oser les traverser. Trois rangs de stalles sculptées, étagées de chaque côté, laissaient au milieu une large allée où l’aigle du pupitre seul étendait ses ailes de cuivre clair. De hautes torchères s’allumaient çà et là, tandis que le carillon semblait continuer très loin son appel. Deux ou trois enfants de chœur en noir et blanc disposaient des livres: ils allaient comme des ombres. Le carillon se tut; trois heures sonnèrent; une petite cloche discrète et très douce sonna; le cortège monastique fit son entrée. Rien ne pourrait donner l’impression de la religion, comme ce pas recueilli. Vingt enfants de chœur s’avançaient d’abord, puis sur deux lignes, les élèves uniformément vêtus de noir, puis les religieux, les mains sous leur scapulaire, la tête encapuchonnée, et enfin l’officiant avec le diacre et le sous-diacre en riches ornements gothiques. L’orgue, placé au-dessus de nos têtes, commença une modulation infiniment lente et douce, prière et supplication, bien plus que musique, tandis que moines, enfants et tout le chœur, inclinés vers la croix, récitaient les prières secrètes: puis le _Deus in adjutorium_. Tous ceux qui ont entendu un office grégorien savent la signification de ces premières paroles de vêpres, dites plutôt que chantées. Depuis quelques années, les bénédictins anglais avaient adopté la prononciation italienne du latin, et cette sourdine à la voix naturelle de l’officiant semblait la rendre très lointaine. Tout le chœur répondit. Les voix étaient mâles et de timbre un peu métallique; elles s’élevaient et s’abaissaient ensemble sous une impulsion rapide. Les psaumes se succédèrent. C’étaient les mêmes que j’avais entendus depuis mon enfance et cependant combien différents. Les endroits même que j’aimais surtout, ceux où le son des paroles ne manquait jamais de me transporter loin, bien loin de la terre de tous les jours, avaient leur ancien charme, mais aussi un charme nouveau, comme si j’eusse assisté pour la première fois à un office catholique. Ces vêpres étaient une sorte d’hymne variée et pourtant sans heurts dont le mouvement continu berçait et élevait, dont je souhaitais le progrès et redoutais la fin comme d’un drame. Après les oraisons, le prieur sortit de sa stalle et lut une courte homélie. Sa voix montait et descendait avec les phrases. C’était la première fois que je suivais cette mélopée de la lecture anglaise qui devait me devenir familière et mes oreilles en restaient étonnées comme du chant des vêpres. Après le salut, quand la chapelle fut vide et qu’il n’y resta plus que le parfum de l’encens flottant dans la pénombre, nous passâmes chez le Prieur. C’était un grand homme, sans rien d’anglais dans les traits du visage, à figure spirituelle et railleuse. Il nous reçut avec une aisance d’homme du monde très différente de la politesse ecclésiastique, nous fit des questions un peu curieuses, de grand seigneur, nous dit de revenir tant que nous voudrions et nous congédia. Cet accueil aristocratique n’allait pas tout à fait avec l’impression poétique que je gardais de mes vêpres et il m’étonna. Je devais m’habituer peu à peu à trouver ces religieux très différents, suivant qu’on les voyait au chœur, moines abîmés devant la grandeur de Dieu, ou Anglais indépendants et à l’aise dans le commerce des hommes. Tandis que mon jeune compagnon retrouvait ses amis, un frère convers, Irlandais badin, me montra le réfectoire. C’était une grande salle gothique à plafond peint, en tout semblable aux halls des collèges d’Oxford. Il y avait une table pour le Prieur et les pères, une pour les jeunes profès non prêtres, et une autre pour les frères lais. Au milieu, une chaire à prêcher où se faisait la lecture. Tous les meubles étaient anglais et l’on se fût cru bien loin de France. Aux murs étaient suspendus des portraits, austères figures de moines, d’abbés et d’évêques du XVIe et du XVIIe siècle. Allen, fondateur du collège dans les temps troublés d’Élisabeth, était là avec sa barbe courte, son regard clair et sa barrette rouge de cardinal. Les évêques regardaient du haut de leurs collerettes blanches; les moines étaient raides dans leurs cadres. L’expression de toutes ces figures était uniformément sévère. Ces hommes étaient bien ceux dont j’avais lu l’histoire dans les livres de M. Destombes: ils savaient ce que c’était qu’être un _Doway priest_, ou préparer les autres à ce titre redoutable. La tristesse de l’exil et plus encore d’une cause vaincue, les espérances déçues, le courage renouvelé, la pensée des traversées périlleuses, des espions devinés dès le port, des trahisons, des mandats d’arrêt, de la fuite et des cachettes, de la Tour et du procès, pour aboutir enfin à la claie, au poteau et au gibet de Tyburn, se lisaient sur ces fronts pâles. Dehors, les enfants jouaient avec des appels et des cris qui n’étaient pas ceux de France. Il me semblait vivre un songe. Je revins souvent. Dès ma seconde visite, je fis connaissance avec les bibliothèques et nouai promptement une intimité avec elles. Celle des Pères était sous les combles et contiguë à une vieille salle de billard toujours déserte. En haut des travées on lisait les inscriptions latines habituelles: _Patres_, _Concionatores_, _Grammatici_, etc. Dans des armoires étaient enfermées quelques pièces assez précieuses, plusieurs des vieilles chansons, entres autres, dont Mac Pherson avait tiré Ossian. Il régnait dans cette grande pièce isolée plus que du recueillement et le sentiment de la solitude y causait facilement une sorte d’oppression. Je me tenais plus volontiers dans la bibliothèque des élèves où personne ne venait l’après-midi et où les bruits de la maison faisaient un fond de vie sans troubler la tranquillité. Il y avait là des journaux et des revues auxquels je ne touchais jamais, ayant encore pour la vie et le journalier le dédain superbe de la jeunesse. Mais, sur les rayons, quinze ou dix-huit cents volumes bien reliés appelaient l’œil et la main: poètes, romanciers, biographes, historiens. Je m’émerveillais de la largeur d’idées qui présidait au choix des lectures de garçons de seize ans. Je me souvenais avec un petit mouvement de rancune que l’on m’avait confisqué un _Vicaire de Wakefield_ que je lisais en rhétorique, et que Lamartine, qu’il faut pourtant lire avant vingt ans, nous était sévèrement prohibé. Je voyais ce que mes jeunes amis anglais lisaient, j’entendais leurs réflexions: elles étaient saines et franches, sans pruderie ni outrecuidance. Je comprenais mieux ce que j’avais toujours rêvé: une éducation basée sur la confiance, sur la certitude que, dans l’enfance, un idéal d’honneur et de pureté trouve presque infailliblement des instincts qui lui répondent et que la protection à outrance qui est l’esprit de l’éducation des Français ne fait que reculer des difficultés inévitables et laisse parfois derrière elle des infirmités sans remède. Il régnait au collège Anglais une atmosphère d’innocence et cependant je voyais qu’à la veille d’en sortir, les aînés étaient déjà des hommes, parlant et raisonnant en hommes. Un air si doux faisait des tempéraments robustes. Les enfants n’avaient pas non plus la superstition des succès classiques, comme on le voit dans les collèges où les principes et la méthode de Mgr Dupanloup se sont conservés. Le «premier de classe» adulé par ses maîtres et ses camarades, passablement orgueilleux et merveilleusement préparé à trouver la vie incompréhensible et absurde, n’était pas connu au collège Anglais. On n’y connaissait pas non plus l’élève sage, bien qu’il s’y trouvât quelques étourdis pour faire contraste. Les jeunes Anglais qui laissaient une trace à Saint-Edmund’s avaient été à la fois des écoliers dociles et sans prétentions, des esprits brillants, avec une facilité pour le vers ou une éloquence naturelle--deux points particulièrement estimés--et des amateurs de sport habiles ou intrépides. Ceux à qui le caractère, l’allure et un rien de témérité avaient manqué étaient promptement oubliés ou l’on se les rappelait comme d’intelligents nigauds. Les études tenaient à peine la moitié de l’existence dans cette éducation qui voulait être une éducation complète. Chaque jour, il y avait de longues heures de liberté: on les passait au _foot-ball_ ou au cricket, souvent à la bibliothèque, parfois sur les bancs, à l’ombre, dans la cour à raccommoder des balles ou des engins de pêche. Quand il faisait très froid, le Prieur donnait un demi-congé et l’on s’en allait sur la glace des marais, nombreux autour de Douai, ou sur celle du canal, avec l’ambition de battre certain record très ancien, en dépassant une écluse très lointaine. Quand il faisait très chaud, le Prieur donnait un demi-congé et l’on allait se baigner à la rivière, plus tard, dans une jolie campagne qu’on acheta, et qui, en moins de deux ans, prit la physionomie la plus anglaise du monde, ou encore à l’étang de Goelzin où l’on pêchait à la ligne jusqu’à la fraîcheur. On vivait avec les saisons. Les dates observées dans la vieille Angleterre n’étaient pas méconnues. On jouait au foot-ball sous le ciel gris et dans le gazon boueux de la Berce Gayant tant que durait l’hiver, mais le Samedi-Saint ouvrait le temps du cricket: battes et guichets entraient en jeu et les balles sifflaient par la cour accompagnées du cri inquiétant: _heads! heads!_ Il y avait de vieux congés de fondation, qu’on appelait _carriage-days_ (jours de voitures) du temps où l’on s’entassait dans un char à bancs pour aller, par le pavé, visiter les antiques voisines de Douai: Arras ou Valenciennes, plus rarement Cambrai. Il y avait surtout le temps de Noël où études, corridors et salles étaient enguirlandés de sapin odorant, où, après la messe de minuit, le Prieur ayant retenu tout le courrier le jetait pêle-mêle par l’étude à cent mains avides, où l’on passait les journées dans une liberté et un loisir délicieux, coupés de visites aux pâtissiers, et où, chaque soir, jusqu’à l’Épiphanie, on jouait la comédie, le drame, et Shakespeare et même l’opéra, l’allègre opéra-opérette de M. Sullivan. Tout ce mouvement, ce bruit et cette dissipation restait à l’intérieur. Douai n’en savait rien et l’on pouvait, comme je l’avais fait longtemps, imaginer ces Anglais modernes sous les traits des contemporains de Campian. Naturellement, je me fis des amis parmi les religieux. Je les étudiais curieusement. Il y en avait de gais, de délicieusement gais et jeunes, plus ou moins Irlandais souvent, spirituels et railleurs. Il y en avait de réfléchis, Anglais à visages pâles et au regard profond. Il y en avait qui s’ennuyaient et à qui Douai ne suffisait plus. Ils voulaient ce que la langue des Anglais catholiques appelle toujours la «mission»; la vie fiévreuse que le prêtre mène dans les faubourgs de Liverpool ou de Cardiff: la lutte incessante pour disputer de pauvres jeunes filles au mariage mixte ou de vieux hommes abandonnés, à l’aumône protestante; la recherche sans trêve de brebis toujours errantes et toujours en danger de se perdre; ou encore le travail de Sisyphe pour soutenir une école. Ou bien la nostalgie les avait pris. Douai, où ils étaient venus tout petits et qu’ils devaient aimer toujours, leur devenait odieux pour un temps, avec ses ciels bas, sa rivière éternelle et ses maisons closes. _Home, home!_ Il leur fallait les prairies et le vert profond du Midland, ou les collines de Malvern ou même la bise glacée des comtés du Nord, le _Black North_ d’où ils venaient presque tous. Le charme subtil du long et profond paysage anglais les avait repris, celui du ciel changeant, de la température capricieuse, celui même de la pluie féconde et chantante que Wordsworth aimait tant. Dans les dernières années, le collège fut érigé en abbaye et le Prieur devint abbé à crosse, mitre et anneau. Ce furent des années de richesse et d’élégance. Un ami opulent vint s’installer au collège et prit plaisir à l’embellir, comme il convenait à une abbaye. Des constructions s’élevèrent: un grand cloître, un vaste quartier d’hôtes. Toute une partie du collège avec son silence, son confort, son luxe solide et discret, ressemblait à un de ces châteaux anglais assis au détour d’un parc et où la vie semble couler dans une paix éternelle. Nous devînmes très civilisés, cela se sentit à des nuances de prononciation, à des réformes dans le vêtement, à des façons dégagées qui n’étaient pas dans la tradition quand Douai s’appelait encore Doway. Nous eûmes des visiteurs distingués. On s’arrêtait à l’Abbaye en allant à Rome ou à Paris. On voyait parfois des voyageuses très élégantes, dans la tribune, pendant la grand’messe: on apercevait des courriers et des femmes de chambre. Je crois bien que tous les Pères n’approuvaient pas cette agitation insolite. La tradition bénédictine a toujours mis quelque chose de seigneurial dans l’hospitalité, mais Douai était une abbaye trop récente et rappelait des souvenirs trop sévères, pour que le changement ne fût pas perçu. On le sentait, quand un bénédictin voyageur, pèlerin de l’érudition monastique, comme Don Mackey, le savant éditeur de saint François de Sales, s’arrêtait quelques jours à Saint-Edmond. La joie était toute autre sur certains visages que si l’on eût vu un pair héréditaire. Le passage de ces moines savants était une fête et faisait sentir une fierté. Je prenais ma part de ce bonheur familial: un moine savant m’apparaissait comme la réalisation d’un double idéal, et le tranquille sourire de ces hommes attachés au passé, comme nous le sommes au présent, et lisant les journaux comme des pièces d’archives, était une grande leçon. La plupart de ces religieux étaient libéraux en politique. Le clergé de la ville, se plaignait parfois de ce qu’ils ne voulussent lire aucun journal d’opposition et crussent à l’avenir du régime républicain. Ils étaient Anglais et concrets, respectueux des pouvoirs établis et convaincus qu’un fait s’impose par lui-même et qu’il faut être Français pour attacher une importance souveraine à une idée qui n’est encore qu’une idée. Cette bonne foi et cette façon britannique d’envisager l’histoire, devaient être ébranlées par un coup foudroyant. J’avais quitté Douai depuis longtemps, quand la loi sur les Associations vint en question, mais je profitais de toutes les occasions pour y revenir et je me préoccupais du sort de mon cher vieux collège. Les Pères vivaient dans une grande sérénité. Ils étaient dans leur maison depuis trois cents ans: qui pouvait dire que leur existence ne fût pas autorisée? D’ailleurs, la droiture de M. Waldeck-Rousseau avait été évidente, et M. Combes n’était pas si noir qu’on le disait. N’avait-il pas fait des promesses solennelles aux députés de la circonscription et au maire de Douai? J’essayai vainement d’ébranler cet optimisme d’honnêtes gens incapables de soupçonner la fourbe. Il y avait des moyens faciles de tourner la loi, et de mettre le collège à l’abri pendant la tourmente. Ces finesses légales ne plurent pas à la simplicité bénédictine. Un beau jour, au moment même où l’Abbé recevait la nouvelle et formelle assurance que M. Combes se garderait bien de toucher aux fondations britanniques, le liquidateur se présenta muni de papiers authentiques, et mit les scellés partout. Ainsi finit le Collège Anglais de Douai, après trois siècles d’existence, et ainsi finit l’un des plus charmants rêves éveillés que j’aie faits. Dans la stupide proscription en bloc que Combes fit des ordres religieux, l’expulsion des Bénédictins Anglais fut une brutalité plus stupide que les autres, et je ne la pardonnerai pas facilement à ce garde champêtre dont le hasard fit un premier ministre. J’ai un serrement de cœur, chaque fois que j’aperçois du chemin de fer la petite flèche aiguë qui signale de loin le chef-d’œuvre de Pugin. Jamais plus, je n’entrerai dans cette chapelle; je n’entendrai plus ces voix tout ensemble amies et étrangères. Avec un grand pan de l’histoire religieuse de la France, un grand pan de ma vie s’est écroulé. Mai 1904. LA TRAPPE Des prairies et des bois, dans un long pays onduleux et vert, puis, une belle forêt bordée de bruyères roses, puis une plaine déserte, quoique fertile et cultivée comme un jardin, et à droite, près de la lisière du bois, la Trappe, triste et silencieuse, sous un ciel de septembre, bleu et blanc et agité. Je ne l’ai pas revue depuis mon enfance. La brique fine et les pierres bleues de la chapelle me semblent un peu pâlies; l’ardoise grise des toitures aussi; les thuyas et les sapins qui font au monastère une ceinture sombre ont extraordinairement grandi; on ne voit pas une forme humaine dans la campagne: pas apparence des carrioles sonnantes qui amenaient les gais pèlerins d’antan: je trouve que le paysage est devenu plus fort, plus rude, plus réel et moins poétique que lorsque je le voyais par mes yeux d’enfant: ces arbres grandis, secoués par un vent d’ouest inquiétant me font sentir que vingt ou vingt-cinq ans ont passé et que ma vie passe aussi. Les moines ont élevé une sorte de tumulus disgracieux sur lequel est un calvaire. On suit toujours le même chemin de terre, le long du bois, et, en approchant de l’hôtellerie, le même sentier un peu plus étroit entre les sapins élargis. Une forme brune va et vient aux abords de la petite porte d’entrée: c’est le frère hôtelier qui promène sa méditation, tandis que les autres font la sieste. Il faut faire un peu d’instances pour entrer: on ne reçoit plus les hôtes comme autrefois, on a fait une réforme: d’ailleurs midi vient de sonner et le frère cuisinier sera parti. J’insiste, il y a si longtemps que je ne suis venu, je ne dérange pas souvent les habitudes de la communauté; d’ailleurs je mangerai n’importe quoi. Le frère hôtelier réfléchit: le cas lui paraît grave et exceptionnel. Enfin son front s’éclaircit, il sourit: «oui, oui, entrez! il y aura toujours des pommes de terre et une omelette.» Nous traversons la cour de l’hôtellerie. Rien n’a changé: les espaliers tapissent toujours la façade, des petites pommes du Japon brillent comme autrefois dans une haie qui coupe le jardin en deux; seulement, je m’étonne de voir que tout est devenu plus petit. L’ancien père hôtelier est mort, très mort. Celui auquel le frère me présente dans le vestibule dallé de grandes pierres bleues est un homme d’au moins soixante-quinze ans, très maigre dans sa robe blanche, l’air frileux malgré le soleil qui lutte nerveusement avec le vent, le regard lointain sous des paupières lourdes. Un prêtre qui finit sa retraite est debout dans la salle des hôtes, bouclant son sac. Il embrasse le père hôtelier, ils se font des adieux naturels et sincères où ils parlent de la mort et du temps en termes simples qui saisissent. Le prêtre parti, je m’assieds. La salle est haute, blanche et froide. Une grande horloge l’emplit de son tic-tac. Certainement la Trappe était moins triste autrefois, ou cette heure de midi est plus silencieuse et vide que la nuit. Le vieil hôtelier va du guichet de la cuisine à la table, sans rien dire et avec une lenteur surnaturelle: il apporte une assiette, un verre, une bouteille de bière forte. La figure du frère cuisinier paraît au guichet, il me fait signe, il ne m’en veut pas, il va me faire mon omelette. En effet, la voilà qui arrive, infiniment lente, puis trois pommes de terre et du fromage. Nous disons alors le bénédicité et le vieil hôtelier s’assied à ma gauche, un peu fatigué d’avoir été tant de fois du guichet à la table. L’horloge tique-taque bruyamment, scandalisée de voir qu’on mange à cette heure, elle fait un grand ronflement métallique et mécontent et sonne midi et demi avec un profond soupir. Le père hôtelier me parle. Sa voix est comme son regard, très lointaine. Jamais je n’ai entendu de voix semblable: on dirait la voix d’une âme et je prête l’oreille dans le profond silence de la chambre. Le Père devine, je ne sais comment, que je demeure à Paris: il me fait des questions; nous parlons de l’abbé Loisy, de l’extrême difficulté de se maintenir dans la bonne doctrine quand on s’écarte de la tradition, du danger de l’orgueil. De temps en temps la voix lointaine expose longuement et avec une sorte de complaisance des objections subtiles et redoutables, mais un texte de la Bible ou d’un saint Père vient toujours à propos pour renverser le vain échafaudage. «Ces hommes n’ont donc pas lu», dit le père, «ce que le Saint-Esprit lui-même dit dans l’Écriture sainte». Bientôt ce vieux père hôtelier m’intéresse vivement. Dans la région éloignée d’où sa voix s’élève il a des pensées qui étonneraient singulièrement ceux qui regardent un Trappiste comme un automate habillé de bure. Voilà soixante ans qu’il est à la Trappe où il est entré presque enfant, et sa personnalité est autrement marquée que celle de la plupart des gens du monde. Je m’aperçois bientôt que, sans qu’il s’en doute, il a des goûts de raffiné, d’artiste et de poète. Il a eu un jour une discussion avec un monsieur qui devait être un professeur et dont les idées religieuses qu’il se rappelle et résume à merveille, lui faisaient horreur. Cet homme souffrait de ses doutes et sa figure avait une noblesse dans son inquiétude. «Il y a de ces malheureux», me dit le père, «qui seraient des saints si Dieu les éclairait». On voit bien qu’il a une sympathie pour tout homme qui sent vivement. Il aime la beauté, l’art, l’éloquence. Il s’étend sur la puissance de parole du Père Abbé qui est encore très jeune et a une facilité incroyable. L’élégance le ravit. Il me dit tout à coup qu’il est étranger, il est né dans une vieille ville des bords du Rhin. On ne s’en douterait guère: sa phrase lente est d’une pureté singulière. C’est qu’il a toujours pris plaisir à remarquer des termes choisis et une prononciation distinguée. L’année dernière, des Westphaliens sont venus visiter la Trappe: il a été frappé de la différence de leur allemand d’avec celui de la province rhénane. L’un d’eux, un monsieur «évidemment du grand monde», avait une façon délicieuse de prononcer le mot _achtzig_. Et la voix lointaine répète _achtzig, achtsig_, avec complaisance. Je m’étonne qu’un Trappiste qui n’a commencé à parler qu’à soixante ans aime tant le beau langage et ait appris à parler si bien. Le vieil hôtelier sourit. Apparemment on parle, à la Trappe, bien plus que je ne croyais. On parle pendant le noviciat et quand on fait ses études, on parle au chapitre et il semble même qu’on y parle quelquefois avec animation, on prêche, on va voir le Père Abbé. En somme on a une vie bien moins renfermée que je ne supposais, et il y a quelque mérite, même à un Trappiste, à être obéissant, charitable dans ses jugements et modéré dans leur expression. Le père hôtelier est vieux, il a connu plusieurs abbés, il n’est donc pas à craindre que je sache quel est celui dont il parle et qui est «depuis longtemps dans son tombeau». Eh bien! celui-là avait plus de zèle que de science. Parfois, au chapitre ou à l’église, il lui arrivait de laisser échapper des affirmations surprenantes et qui faisaient se relever les têtes avec un mouvement étonné. Le père hôtelier attendait un jour ou deux, puis allait frapper à la porte de l’Abbé. «Mon Révérend Père, vous avez dit ceci ou cela. Vous avez surpris la communauté.» L’Abbé répondait qu’il avait vu cette doctrine dans un livre, mais le livre ouvert et le passage lu il paraissait toujours que le père abbé n’avait pas bien lu. Cet Abbé-là n’aimait pas le père hôtelier... Le père hôtelier reste silencieux un long moment: il me regarde de ses yeux éteints. Tout à coup sa voix lointaine se fait plus ténue encore pour une confidence: ce Père Abbé était Janséniste. Un beau jour le père hôtelier entrant chez lui à l’improviste l’avait trouvé lisant, quoi? l’_Augustinus_. Nouveau silence pendant lequel cette révélation me jette dans un abîme de réflexions et de doutes. L’horloge affirme avec force que le père hôtelier n’aurait pas dû raconter cela. Le vide et le silence de la salle bourdonnent à mon oreille. Je me sens un peu mal à l’aise pour expliquer au vieux Trappiste que, malgré ce que je viens d’entendre, je regarde toujours la Trappe comme une Thébaïde et que peut-être l’Abbé se servait du gros livre de Jansénius comme Chrysale de son Plutarque. Par bonheur, on entend dans le vestibule les éclats d’une voix jeune et bruyante. Cette voix répète qu’avec de la bière, du pain et du fromage on déjeune fort bien. La porte s’ouvre et un jeune curé paraît au seuil, un peu pâle d’avoir eu trop faim. On s’empresse et un troisième déjeuner, vrai déjeuner d’anachorète cette fois, remonte bientôt de la cave. Le père hôtelier regrette la conversation théologique où nous étions, mais, comme il faut être hospitalier, il met le discours sur la Séparation. Le jeune curé est intarissable. Il déclare que tout le monde mourra de faim, mais que le Pape ne peut songer une minute à accepter la loi. Sa paroisse est peuplée de paysans avares qui ne donneront jamais un sou. N’importe. Il faut lutter. On dira la messe dans une grange et on verra bien qui tient à la religion et qui n’y tient pas. Le frère hôtelier qui est un ami du jeune curé est rentré avec lui. Il l’écoute silencieux, approbateur et un peu narquois, en prenant de larges prises de tabac. Bientôt, comme il est Belge, il commence un parallèle complaisant entre la situation des catholiques dans son petit pays et celle des catholiques de France. Vous êtes pourtant trente-six millions, dit-il. Le jeune curé sait bien que c’est vrai, puisque c’est dans les géographies. Il mange un peu nerveusement son Port-Salut. Cependant le frère hôtelier, poursuivant ses avantages, fait un tableau paradisiaque de la vie paroissiale et ecclésiastique au diocèse de Namur. Il apporte des chiffres. Peu à peu la conversation dévie et le père hôtelier lui-même, sortant d’une rêverie, commence à parler millions et millionnaires. Le frère hôtelier s’assied et continue de manier avec aisance des sommes énormes. Le jeune curé malin laisse entendre que les Trappistes sont immensément riches et le frère hôtelier, pour ne pas répondre, prend plusieurs prises coup sur coup. Une heure et demie approche. C’est l’heure de la visite. J’ai fait passer ma carte au Père Abbé et on vient dire qu’il m’attend dans la galerie. Ce Père Abbé est tout jeune, d’allure presque élégante. Il me laisse à peine baiser son améthyste. Il met aussitôt la conversation sur des sujets qui ne m’ennuieront pas. On se croirait chez un de ces religieux curieux et polis qu’on rencontre à Rome et qui savent parler de tout. Moi-même je prends le ton du monde... Une heure et demie sonne. Le Père Abbé a quelque affaire. Nous nous séparons sans que je songe que nous sommes au désert et sans que le père abbé me dise qu’il faudra mourir. La visite commence. On traverse les cloîtres couverts d’inscriptions austères et ornés d’un chemin de croix. On traverse l’église où se célèbre l’office nocturne, puis le dortoir avec la tête de mort qui invite si étrangement au sommeil. Puis on monte dans les greniers de la brasserie où règne l’odeur du grain brûlé, on visite la ferme où un chien d’aspect terrible vient demander férocement une caresse au père hôtelier. Celui-ci ne parle presque plus. Il glisse à travers le monastère sur ses vieux souliers appesantis. Au sortir d’une cour, nous nous trouvons dans un petit cimetière où l’ombre de la haute abside de l’église fait régner une grande fraîcheur et une tranquillité éternelle. Les petites croix noires portent toujours en lettres blanches l’inscription _Frère N., mort à l’âge de... ans_. La visite est finie et je vois que le père hôtelier est bien fatigué. Il est vieux pour ainsi monter et descendre. Je demande à retourner à l’église. Je m’agenouille dans la tribune d’où l’on voit fuir les lignes souples de la voûte ogivale. Le soleil a envahi toute la partie supérieure de l’église et l’on sent une tiédeur. Cependant le vent d’ouest continue à se jouer follement dehors, dans les arbres et sur les toits: il chante et gronde et siffle et souffle pour rire sur l’armature plombée des vitraux. Je médite sur le calme de cette solitude, je fais des comparaisons et des examens de conscience. A trois heures je remonte à bicyclette. La machine agile me porte. Je traverse des bois, des prairies, des plateaux où l’herbe sèche ondule. Parfois la route fait le gros dos et je vois de grands paysages calmes. Dans le ciel bleu les nuages blancs font aussi des randonnées. Septembre chante partout sa chanson mélancolique. Septembre 1905. LA VALLÉE DU CADI ET L’ABBAYE DE SAINT-MARTIN DU CANIGOU Après trente heures d’une course vertigineuse à travers le pays de France, dans la brume de décembre et les ténèbres glaciales, puis, soudain, au réveil, sous un ciel très bleu, dans des campagnes blanches semées de villes blanches aussi, le long de la Méditerranée ou par-dessus les étangs salés, on arrive enfin à Perpignan. Vieille ville où ne résonne que le catalan scandé, où l’on voit des mantilles et des foulards sur des costumes parisiens, des figures fines et des yeux noirs, et que l’on jurerait espagnole, si les ruelles les plus tortueuses, celles où les étages débordants se penchent plus menaçants, ne portaient sottement les noms de nos gloires républicaines, depuis Rouget de l’Isle jusqu’à Gambetta et probablement Ferry. Ce sentiment des harmonies entre les noms et les rues est commun à toutes les municipalités du Midi. Au delà de Perpignan, le chemin de fer s’engage dans la vallée de la Tet. La fertilité de cette vallée l’a rendue célèbre. Je l’ai vue presque entièrement couverte des eaux qu’y amènent d’innombrables canaux d’irrigation: seuls les oliviers jetaient sur ces campagnes les couleurs de la vie; mais on imagine aisément ce que doit être la féerie de cette végétation quand la fleur des amandiers se mêle au feuillage des vignes et des figuiers dans des champs que séparent des haies de grenadiers et d’agaves. Deux chaînes de montagnes courent parallèlement à la voie ferrée: à droite les Corbières, à gauche les Pyrénées, ou plutôt les ramifications sans nombre qui aboutissent à l’énorme massif du Canigou. Peu à peu ces montagnes se rapprochent et s’élèvent. Quand on a dépassé Ille, la marche du train devient pénible; la Tet, rapide et encaissée, n’est plus qu’un torrent; des villages tristes s’accrochent rougeâtres et serrés au flanc des montagnes; tout devient pauvre et austère. Cette sensation de désert va croissant. Les stations sont de plus en plus grises, petites, provisoires; rien n’y remue, personne presque qui descende ou qui monte. Enfin, on atteint Prades; la locomotive y entre sans bruit, sans arrêt brusque; on sent bien qu’elle est fatiguée de sa course et qu’elle n’ira pas au delà. En voiture! Nous montons dans une diligence attelée de trois jolis chevaux tarbes fins et nerveux. Bien qu’il fasse un vent terrible et que des flocons de neige voltigent dans l’air, je me serre dans mon manteau et je prends la seule place qui convienne à un vrai voyageur, à côté du cocher. Ce cocher-là n’est pas du tout vulgaire: il a la barbe aussi noire que n’importe quel Catalan bien marqué, et avec cela, chose plus rare, une expression intelligente et ouverte; d’ailleurs, nullement loquace; je commence une étude approfondie de la langue catalane en demandant avec à-propos comment on dit cheval. Cela se dit _caball_. Nous traversons Prades. Honnête sous-préfecture sans prétentions déplacées. Nous la traversons d’un train d’enfer. En Roussillon les chevaux ne connaissent que deux allures: ou bien ils brûlent le pavé en faisant feu des quatre pieds, ou bien ils s’avancent rêveurs et la tête baissée à côté d’un montagnard aussi peu pressé qu’eux. La route conduit en Espagne par Montlouis et Puigcerda. A droite, la Tet coule dans un profond ravin sur un lit de cailloux multicolores. De tous les côtés, la montagne; vis-à-vis, étagée en une multitude de terrasses soutenues par des murailles en pierres sèches et couvertes des derniers oliviers. Au loin, le vieux Canigou, éternellement chauve et blanc. Nous dépassons Ria. Un pont romain dessine son ossature branlante en face d’une construction d’aspect sinistre, moitié église, moitié forteresse. La vallée va se resserrant. Bientôt elle n’est plus qu’un défilé. La route serpente entre les parois à pic de la Trencada d’Ambulla: des roches montent d’un seul jet à des centaines de pieds, bizarres, tailladées, brûlées, avec des pointes aiguës ou des blocs surplombant en équilibre. Nous croisons à peu de distance un chevrier et un muletier, deux types si essentiellement pyrénéens. A six kilomètres de Prades, on se trouve inopinément en face de l’étonnante petite forteresse de Villefranche, vrai bijou enchâssé dans un défilé étroit et profond. La vallée se bifurque: une route monte à gauche vers le Canigou; sous le pont qui donne accès dans la ville, un torrent assez considérable rejoint la Tet avec une écume et un grand bruissement contre les roches. Cette route est celle de Vernet; ce torrent se nomme le Cadi; la vallée étroite dans laquelle il coule est celle où j’ai passé quatre mois d’hiver. Elle n’est pas bien vaste la vallée du Cadi: elle n’a pas deux lieues de long, il s’en faut, et je crois qu’aux endroits les plus larges, ceux qui donnent aux petits Catalans l’idée d’une vaste plaine, elle a bien cinq cents mètres. Elle compte en tout quatre villages: Villefranche, Cornellà, Vernet et Castell. Que de fois j’ai fait dans un après-midi l’inspection complète de mes domaines en marchant au petit pas! Mais si ma vallée est petite, elle est très belle et intéressante. Le Canigou la domine: il l’enferme dans ses bras gigantesques; un ciel presque toujours pur l’éclaire, un peuple curieux, français de cœur mais espagnol de mœurs, l’habite; et dans ces quatre hameaux formés de maisons croulantes, il n’est pas un endroit qu’un monument, un site, une légende, une chronique ne désigne à l’attention du voyageur. Petite vallée, tant de fois parcourue, étudiée, scrutée, apprise par cœur; tant de fois admirée quand le soleil la parait de fête, et parfois, maudite tout bas, quand le brouillard faisait voile lourdement au flanc des montagnes, ou quand le vent, à force de chercher une entrée dans ce massif rocheux, s’y précipitait follement; quand une chambre d’hôtel, froide, triste, et dont la main d’un ami ne heurtait jamais la porte faisait songer au petit cabinet de travail chaud et rangé, où la lumière de la lampe filtrait sur les livres à travers l’abat-jour rose. Villes d’hiver! jouets du soleil, esclaves de ses caprices; c’est lui qui fait les bons et les mauvais jours, la joie et la tristesse, la vie et la maladie. Heureux celui à qui son larynx ou sa poitrine permettent de choisir son temps et de mettre un ciel pur dans son itinéraire! Villefranche, à dire vrai, n’est pas absolument dans la vallée du Cadi, bien que celui-ci roule contre ses murailles: elle est dans la vallée de la Tet. Mais elle est si près de notre vallée; elle était tellement dans le rayon de mes flâneries, surtout elle est si jolie que ceux qui la verront après moi comprendront l’adoption et l’annexion. On éprouve une surprise délicieuse, la première fois qu’on l’aperçoit au tournant de la route: forteresse en miniature, svelte, gracieuse, et en même temps crâne et comiquement menaçante. Brave petite ville! Comme elle a bien compris sa mission! Penser qu’elle est là en sentinelle perdue contre la pauvre chère vieille Espagne! Aussi, pas de ces monticules sournois, ouatés de gazon, et dissimulant de vrais monstres, des inventions détestables de meurtre. Non, non; mais des bastions à l’air chevaleresque, avec, aux angles, des tourelles en encorbellement gracieuses et finies, des remparts crénelés soigneusement couverts en prévision d’une arquebusade plongeante, un pont-levis à levier et à chaînes, une porte en marbre rose. Et la petite Villefranche s’élargit tant qu’elle peut; elle se fait grosse, elle se fait grande, elle se guinde sur chaque côté de la montagne: impossible de passer! Il faut subir l’humiliation des fourches caudines du pont-levis. On franchit la porte, on aperçoit un corps de garde, des magasins, des portes numérotées, des avis brefs et militaires. Il y a une guérite. On sent bien qu’on aura des explications à fournir, qu’on sera peut-être conduit devant M. d’Artagnan, commandant de place. Mais il n’y a personne dans la guérite, personne dans les corps de garde, et rien dans les magasins. J’ai vu un jour toute la garnison dans la grand’rue. Le commandant de place, un digne garde d’artillerie sans autre chose de d’Artagnan que le sabre et le manteau, causait avec une toute petite fillette aux yeux interrogateurs et candides, et la garnison composée d’un seul et unique artilleur se promenait en bourgeron blanc, en portant alternativement chaque pied d’un côté du ruisseau à l’autre: ce jeu paraissait l’amuser beaucoup. Les troupes de Villefranche n’ont pas toujours été réduites à un effectif aussi peu imposant. Avant la Révolution, le régiment de Lorraine tout entier y tenait garnison, et jusqu’à ces dernières années quelques compagnies du 160e de ligne avaient leur quartier dans ce qu’on appelle le château. C’est un fort, vieux style, construit comme toutes les défenses de la place, par Vauban. Il s’élève à mi-côte, à quelque cent cinquante mètres au-dessus de la Tet et commande la route de Prades, celle de Puigcerda, et même, précaution peu nécessaire, celle de Vernet. Ce nid d’aigle devait être inabordable, et il n’est pas impossible qu’il ait encore aujourd’hui sa valeur stratégique: en tout cas on prend toujours soin de vous avertir qu’il est défendu de dessiner ou de prendre des photographies aux alentours, sous les peines les plus sévères. Ce fort était en même temps une prison d’État. Je regrette de ne pouvoir dire que le Masque de Fer y fut enfermé: les lecteurs de Miss Radcliffe se consoleront en apprenant que ses murailles servirent de tombeau à deux héroïnes d’un sombre drame: deux complices de la Brinvilliers. Quoi qu’il en soit, le château est maintenant désert: les sous-lieutenants qui y bâillaient, y jouaient aux cartes ou y lisaient autre chose que Miss Radcliffe, ont dû boucler leur valise avec un certain plaisir: la société ne devait pas être animée. Pourtant, Villefranche est une petite ville distinguée; même dans ces jours de décadence, elle a encore un notaire, un médecin, un juge de paix et le meilleur billard du pays. Les maisons, presque toutes très vastes, ont cet air de mélancolie qui trahit le regret de jours meilleurs; la grand’porte ouvre sur ces passages voûtés, à retraits brusquement coudés qui donnent tant de pittoresque aux constructions espagnoles; presque toutes les baies sont cintrées; certaines fenêtres avaient des bordures et des meneaux sculptés, mais ces richesses ont été peu à peu découvertes et enlevées par les touristes qui ravagent le pays; il n’en reste que deux ou trois. En revanche, on trouve encore beaucoup de pièces curieuses de ferronnerie, cette autre grande coquetterie de l’architecture espagnole: des grillages de fenêtres, des balustrades de balcon, des rampes en fer forgé. Les guides, en parlant de Villefranche, ne manquent jamais d’ajouter qu’elle est entièrement bâtie de marbre rose. Ces deux mots ne sont-ils pas féeriques? Les poètes les plus osés, en décrivant les villes les moins réelles, ont souvent dit qu’elles étaient en marbre, mais pas rose. Or Villefranche est réellement bâtie en marbre rose. Malheureusement on ne s’en aperçoit pas. Le marbre n’est pas taillé, et une poussière séculaire a terni les reflets rougeâtres que les facettes ont pu donner. Villefranche est donc plutôt grise. Ce marbre rose, si commun dans les Pyrénées que les montagnes en sont colorées, est d’un usage journalier dans la construction: on en fait des bordures de trottoirs, des rebords de fenêtres, des pilastres de portes. Quand il est poli ou mouillé, il prend une couleur riante de chair nuancée, rose et fine. L’église est un vieux monument datant au plus tard du XIIe siècle, mais dans un état parfait de conservation. Les moindres villages du Roussillon ont souvent des églises aussi anciennes et dont certaines parties sont parfois très belles. Ce sont des témoignages touchants de la piété du peuple pendant la domination des rois d’Aragon. On entre dans l’église de Villefranche par deux portails sculptés dont l’un supporte une belle archivolte à rubans et à fleurons; les ferrures de la porte sont remarquables. L’intérieur, très mal éclairé et d’une fraîcheur glaciale, se compose de deux nefs à grandes arcades surbaissées portant sur des piliers massifs. La grande nef se termine par une _silleria_, isolée, suivant l’habitude espagnole et dont une stalle en particulier m’a paru d’un travail ancien et délicat. Jusqu’à la Révolution, il y eut à Villefranche une collégiale dépendant de celle de Cornellà et composée de cinq ou six chanoines. Ils entraient dans ces stalles par une ouverture placée au fond de l’église et communiquant directement avec leur maison: le peuple n’avait directement accès que dans la seconde nef beaucoup moins ornée. Le maître-autel à colonnes cannelées est très beau. Les autels latéraux sont décorés, comme dans tout le pays, d’ex-voto, de fresques surajoutées et d’un très mauvais goût, de statues couvertes de soie, de velours et de bijoux. L’ensemble n’est nullement banal: la nef principale, conçue sur de larges proportions, est imposante et vraiment monumentale. J’ai vu dans la sacristie des archives assez importantes, mais dont malheureusement on n’a fait qu’un essai de classement; elles devraient tenter un érudit curieux de l’histoire ecclésiastique de ce pays où presque chaque village avait une fondation monastique et où les documents ne manquent pas. Villefranche, en catalan Villafranca, s’est aussi appelée Liberia. Elle est fière de son nom et il semble qu’en effet elle ait été jalouse de ses fueros; en tout cas, elle n’a pas craint, à l’occasion, de jouer son petit rôle révolutionnaire. Avant même la conquête de Richelieu, elle s’était offerte aux Français sous la condition de conserver ses privilèges; après l’annexion du Roussillon, il paraît que les sentiments de la fière petite ville changèrent de nouveau, car en 1674 les principales familles ourdirent contre la France une conjuration dont les détails ne manquent pas d’un intérêt romanesque. Pendant la nuit du vendredi au samedi de la Passion, deux cents Espagnols devaient s’enfermer dans une vaste grotte appelée aujourd’hui Corta Bastera, à une petite distance des fortifications. Des miquelets portant leurs armes cachées dans des bottes de paille entreraient sitôt l’ouverture des portes; à un signal donné, Espagnols, habitants et miquelets tomberaient sur la garnison; un corps de troupes parti la veille de Puigcerda n’aurait plus qu’à entrer dans la ville et le Conflent redevenait espagnol. Ce plan échoua par la trahison d’une femme. L’amour fut plus fort que le patriotisme. La fille d’un des principaux conspirateurs, doña Iñez de Llar, ayant entendu, à travers une cloison, qu’on jurait la mort des Français, courut avertir son amant, M. de Perlan, lieutenant du roi. Quelques heures après, les conspirateurs étaient arrêtés et appliqués à la torture. Le père d’Iñez périt de la main du bourreau, et sa tête fut exposée dans une cage de fer sur une des portes de la ville. Que si l’on me demande ce qu’il advint d’Iñez, je répondrai, à mon grand regret, que je l’ignore: son histoire, avec de semblables débuts, n’a pu être que très dramatique. Je sais cependant à sa décharge que, d’après une ancienne relation catalane, elle ne fut pas seule coupable, et que le vrai délateur fut un transfuge espagnol du nom de Colominz: ce traître fut, malgré tout, enterré dans l’église; on y voit encore sa tombe; comme celle de Jansénius dans la cathédrale d’Ypres, elle ne porte qu’un nom et une date. Telle est la petite Villefranche. J’avoue ma prédilection pour elle: son caractère, sa physionomie et son histoire m’avaient séduit. Je suis descendu souvent jusqu’à quelque distance de ses portes pour voir le soleil se coucher derrière elle; elle avait, à cette heure, un charme indicible; son beffroi, son église, le clocher des Franciscains, les créneaux du rempart semblaient d’une légèreté aérienne sur le brillant transparent qui courait d’une montagne à l’autre. Cette porte d’or me paraissait une entrée merveilleuse sur le pays d’Espagne dont je n’avais rien vu alors, pays fantastique, évoqué en lisant Gautier et Irving, champ de rêves sur lequel les collégiens s’attardent, les yeux fixes, en feuilletant l’atlas, comme le voyageur l’indicateur et en se répétant des noms qui sont des poèmes. Remontons maintenant le cours du Cadi. Le jeune écervelé descend vers la Tet en courant tant qu’il peut. Combien différent des grandes rivières de la plaine, majestueuses, calmes dans leur force, routes mouvantes et nourricières de provinces! Il court sans cesse, ni trêve, ni raison; sautant par-dessus les galets, roulant d’un air distrait quand sa route est droite mais écumant de colère aux tournants; tantôt brillant comme l’argent et jetant des étincelles, tantôt presque profond et déplaçant avec régularité des nappes épaisses d’un vert transparent, mais toujours irréfléchi, bruyant et vain comme la jeunesse. Il suit le pied d’un chaînon sans importance où croissent en foule les cystes aux feuilles de laurier et qu’il faudrait voir quand le printemps s’est vraiment déclaré et que ces arbustes se couvrent de fleurs. La route monte parallèlement au torrent; elle devient raide: Villefranche n’est qu’à cinq kilomètres de Vernet et celui-ci est à plus de deux cents mètres au-dessus. Entre la route et le rio, ce qu’il y a de plaine est assez cultivé: quelques champs, quelques prairies maigres et pâles bordées de saules mutilés, des métairies entourées de grands noisetiers. Il n’y a pas de haies. Chacun isole son bien en élevant autour un rempart de pierres sèches ramassées dans le torrent. Quelques-unes de ces murailles grises sont construites avec d’énormes galets qu’un homme ne remuerait pas; parfois elles s’élargissent et le sentier continue sans peine sur la crête sa route sans cesse interrompue. Des arbres y jettent racine; les branches se déforment au gré des blocs qu’elles étreignent; on enfonce des pierres dans les fentes de l’écorce, elle se referme avec le temps et l’on ne distingue plus ce qui est pierre de ce qui est bois. Souvent une espèce de lierre à petites feuilles colle sa trame sur l’appareil cyclopéen de ces murs et semble vouloir les cimenter. On se promène avec quelque difficulté dans le dédale de cette sorte d’échiquier; l’impression générale est mélancolique. C’est dans un cadre à peu près semblable que Manzoni a placé le grand paysage calme sur lequel s’ouvrent les _Fiancés_; c’était entre des murailles pareilles que don Abbondio s’avançait rêveur, tenant son bréviaire derrière son dos et faisant voler à droite et à gauche les cailloux du chemin. A gauche de la route, des montagnes rousses, ravinées, incultes et assez disgracieuses viennent s’arc-bouter contre le Canigou. Le géant des Pyrénées-Orientales apparaît de là tout environné de majesté. Aux environs de Figuières et de Gerone d’où on le voit isolé et précis comme sur la carte, même des portes de Perpignan, on peut en avoir une vue panoramique plus étendue. Ses innombrables ramifications accourent vers lui de tous les points de l’horizon; ses quatre pics se séparent et se détachent plus nettement; mais en remontant de Villefranche vers Cornellà, si sa composition paraît moins complexe, combien elle gagne en unité, en harmonie et en sublimité. Les contreforts du sommet s’étagent de chaque côté avec une régularité parfaite; ils s’élèvent et se déploient lentement en immense éventail, tantôt rocheux et âpres, tantôt assombris et marbrés par ce qui reste des anciennes forêts de pins. Enfin, au milieu, le pic suprême, continuant régulièrement la crête, s’élève en courbe presque parfaite. Un immense plan neigeux d’une blancheur éblouissante descend vers un lac caché un peu plus bas. Souvent, au lever du soleil, ce glacier s’entoure d’une ceinture de nuages, mais le soir, quand la température, en s’abaissant, résout ces vapeurs ou que la brise les dissipe, on le voit seul éclairé et comme rosé par-dessus la pénombre qui enveloppe déjà la vallée; aucun étranger ne passe l’hiver dans la vallée de Vernet sans admirer plusieurs fois ces teintes magiques. Cornellà est bâti sur un des contreforts septentrionaux du Canigou. C’est un petit village, pittoresque comme tous les villages de montagnes, mais où j’ai admiré, dans la disposition des rues et la construction des maisons, cette sorte d’instinct architectural qui semble naturel à l’homme quand le climat ne le préoccupe pas, et surtout quand l’abondance des matériaux lui permet de s’abandonner à sa fantaisie. Une porte de jardin devient facilement un portique; un pont sur un étroit ruisseau s’élève et se cintre; une arcade de marbre rouge surmontée d’une petite vierge protège une fontaine; sans aucune raison apparente que l’horreur de la ligne droite, les maisons reculent ou s’avancent ou se tournent de biais ou débordent sur la rue avec des cascades d’escaliers par-dessus des entrées voûtées et obliques, et des envolées de colonnettes pour soutenir un léger balcon. Ce petit village, qui ne compte pas cinq cents âmes, a l’église la plus intéressante du Conflent. Une façade crénelée surmontée d’une tour sans flèche, au sommet de laquelle les cloches, confiantes dans l’éternelle sérénité du ciel, se balancent à jour dans deux baies cintrées. Le portail est un morceau d’une beauté achevée. Six colonnes en marbre blanc à chapiteaux emblématiques représentant des dragons et des béliers, portent trois archivoltes dont la première est unie, la seconde rubannée et la troisième enguirlandée de fleurons. Au milieu du tympan si richement encadré, la Sainte Vierge, assise, porte l’Enfant Jésus sur ses genoux; d’une main, il bénit, de l’autre il tient la petite église symbolique: de chaque côté, un ange avec un encensoir. L’architecture romane ne pourrait montrer beaucoup de spécimens d’un travail aussi délicat: le marbre blanc a pris cette couleur vieil ivoire, œuvre unique des siècles et d’une lumière pure. L’intérieur composé de trois nefs a moins d’intérêt: immenses autels en bois, trop sculptés, trop dorés, trop compliqués; saints multiples, confessionnaux baroques devant lesquels on s’arrête perplexe; vitraux aux couleurs violentes, tableaux aussi mauvais. Au milieu de ce fouillis on trouve pourtant encore une perle: au fond de l’abside, dans l’ombre projetée par le maître-autel s’élève un beau retable en albâtre, sculpté au XIVe siècle par Cascall de Berga. Il en reste quatre scènes de la Passion et quatre scènes de la vie de la Sainte Vierge. Cornellà doit son église à la munificence des comtes de Cerdagne. Ils s’y firent bâtir, au XIe siècle, une maison que les chartes appellent _Palatium Cornelianum_; l’église est du siècle suivant. Comme celle de Villefranche, elle fut longtemps desservie par un chapitre régulier: cette vallée retentissait constamment des louanges de Dieu. A trois kilomètres de Prades, c’était l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa, un peu plus loin la collégiale de Villefranche, et, des fenêtres de leur maison de Cornellà, les chanoines de Saint-Augustlin pouvaient voir la tour de Saint-Martin du Canigou dans l’austère paysage où les fils de saint Benoît l’avaient placée. On a presque constamment cette tour devant les yeux en avançant vers Vernet. Elle semble comme encastrée, à une grande hauteur, entre deux de ces innombrables aiguilles de rocher serrées vers l’endroit où les deux versants de la vallée, à force de se rapprocher, finissent par se joindre, et où le désert commence. Du même côté, par-dessus le sommet d’une très svelte et très élégante montagne, la Peña, des pics neigeux affleurent. Enfin, au nord, une triple chaîne de montagnes étage ses teintes décroissantes. En approchant du village, de beaux platanes ombragent la route; on dépasse un mamelon couvert de l’amphithéâtre croulant des maisons du vieux Vernet et l’on se trouve sur une place bordée de maisons de bonne apparence. Une fontaine surmontée d’un buste de République arrogante sépare les deux parties du village. Là commence le Neuf-Vernet, un pays absolument civilisé, où vous trouverez non seulement une école et une mairie séparées et distinctes, mais même une pharmacie et une gendarmerie. De la place, part une rue comme on n’en verrait pas à Prades, une rue superbe, avec des villas, des bazars, un bureau de tabac, un bureau de poste et même une boutique de parfumeur. Enfin, à l’extrémité de cette rue, isolé dans un parc réellement très beau, entre la Peña et le Cadi, sous de grands arbres et entre des parterres, le décor ordinaire des villes d’eaux: des hôtels, des thermes, un casino, des chalets. Là était notre quartier général, et c’est là que nous écrivîmes ces lignes, aux rayons d’un chaud soleil d’avril, au bruit d’une cascade dont les eaux ne se taisaient ni jour ni nuit, en face de trois grands pins où une armée de moucherons dansait la sarabande, pendant que les neiges resplendissaient et que la chaleur intense élevait une vapeur subtile sur les chênes-verts des premières pentes. En général ce séjour est agréable: la montagne le protège contre les vents; le soleil ne le quitte que tardivement et si le ciel n’est pas toujours de ce bleu profond qui charme, l’air y a toujours la pureté et l’espèce de subtilité capiteuse et réconfortante des hautes couches atmosphériques. Cette nature grandiose, cet air translucide, cet oxygène vivifiant n’attirent pas au Vernet que des touristes frileux. Même parmi ceux que la fortune a comblés il y a des malheureux: cette scène de joie voit des hommes qui souffrent; ils viennent chercher dans ces hauteurs un terrain de lutte défavorable à la tuberculose destructrice. Il a été de mode d’appeler cette maladie le mal des affinés ou des prédestinés. Après Millevoye, on ne chantait plus que des héros aux pales couleurs. Bien des littératures nouvelles ont fait oublier ce qu’on appelait un peu brutalement la littérature poitrinaire. Les balles ne choisissent personne, la maladie non plus; des hommes qui ont vécu la vie trop vite en sont atteints comme eux dont le travail a passionné l’existence; les jouisseurs sans horizon comme les chercheurs d’idéal. Mais, malgré tout, il y a quelque chose de douloureusement poétique et de profondément touchant dans cet alanguissement qui s’attaque à l’homme dans la fleur de sa jeunesse, le mine peu à peu, sans lui enlever l’intelligence, ni lui refroidir le cœur, ni lui ôter l’espoir, jusqu’à ce qu’enfin son corps succombe sans que son âme se soit affaiblie, et souvent même parce que l’âme est restée trop active et trop fière. Mal à la fois cruel et doux, mort semblable à un sommeil, agonie sans spasme, transition insensible de cette vie à l’éternité, que de fois mes yeux se sont remplis de larmes en voyant vos ravages, que de fois mon cœur s’est serré en vous voyant finir trop tôt une vie de noblesse et de travail: Ozanam, Henri Perreyve, Albert de la Ferronnays, et tant d’autres, les uns illustres, les autres modestes et inconnus mais qui eussent porté des fruits. Le cœur bat d’espérance en pensant que des chercheurs, conquérants de la vie, plus grands certes mille fois que les tueurs d’hommes les plus célèbres, s’acharnent à la découverte du germe mystérieux qui tuera le germe ennemi caché dans les profondeurs de la vitalité. Cent mille familles de moins seront en deuil chaque année; parents et amis ne connaîtront plus cette horrible succession de joies et d’alarmes autour d’un fils ou d’un ami. Déjà, la science a fait un grand pas: une méthode aussi simple que rationnelle donne des résultats inespérés: grâce à l’air pur des hautes montagnes on ne peut plus dire que la mort a marqué tous ceux que la phtisie touche. Les habitants du village n’étaient pas enchantés, paraît-il, quand on décida la construction d’un sanatorium à quelques pas de chez eux. Ils se sont convaincus depuis que leurs craintes étaient chimériques, mais ils n’en ont pas moins conservé la plus fière indépendance vis-à-vis des Parisiens qui viennent passer l’hiver chez eux. Le Catalan, comme le Basque, a la plus haute idée de sa personnalité nationale: la démarche d’un de ces montagnards, la manière dont il porte son béret, le regard de ses yeux noirs, tout, jusqu’à la tournure de ses moustaches, trahit cette conviction et le distingue au premier coup d’œil des habitants des plaines, où des communications plus faciles ont accéléré le mélange des sangs, modifié le type et oblitéré les habitudes locales. Bien qu’on voie dans la vallée de la Tet quelques-uns de ces bonnets écarlates si communs en Catalogne, le costume des hommes est à peu près celui de tous les montagnards des Pyrénées. Les riches ne portent plus l’ample _cappa_ doublée de couleurs éclatantes, ni les pauvres les châles râpés qui leur donnent en Espagne une attitude classique. En revanche, quelques femmes aiment encore les oppositions violentes de nuances, les corsages à applications, les bandes de velours noir sur les jupes de couleur. Même celles que le souci de la mode préoccupe ne se résignent pas à abandonner la coiffure traditionnelle, le foulard de soie blanche ou le petit bonnet catalan. Ce dernier est particulièrement gracieux: on le réserve pour les grands jours; il se compose simplement d’une large bande et d’une coiffe rejetée très en arrière qui enserre le chignon: les riches Catalanes d’autrefois employaient pour ces légères coiffures des dentelles presque sans prix. A l’église, quand elles se confessent ou qu’elles communient, et aux enterrements, elles portent le _capuxo_, sorte de voile qui couvre la tête et les épaules et les fait ressembler à autant de religieuses. Passé un certain âge, elles remplacent le bonnet et le foulard blanc par un capulet de soie noire plus ample et que le châle continue harmonieusement; c’est un cadre convenable aux visages minces, aux traits fiers et à l’expression grave qui sont, sinon universels, du moins assez communs pour être encore les caractéristiques de la race. Le dimanche, il y a affluence sur la route ombragée qui mène à Prades, la Rambla du Vernet. Les grandes élégantes se distinguent par la chaussure; à l’instar des étrangères qu’elles admirent pendant la saison, et que le docteur oblige à porter une chaussure hygiénique, elles arborent des espèces de sabots. Jusqu’au coucher du soleil les rues sont encombrées des rangs serrés de ces promeneuses. On ne voit presque point d’hommes: ils sont ailleurs. Le dimanche ils mettent des complets parisiens et des chapeaux, et vont s’empoisonner de tabac et d’absinthe dans deux vastes et magnifiques cafés qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ces montagnes. Quand ils sortent de là, très tard, leurs yeux paraissent plus noirs, leurs moustaches plus fières; ils passent près de vous la tête droite et l’expression hautaine. Ils feraient mieux de jouer aux dominos en buvant du sirop de groseille comme leurs cousins de l’autre côté de la chaîne, ou bien mieux encore de jouer à la balle, au grand air, comme les _pelotaris_ de Biscaye. Quelques philanthropes voudraient, m’a-t-on dit, former une ligue dansante qui vidât les cabarets et promît de n’évoluer que sur la place publique. On reverrait plus souvent ces danses antiques conduites par les cornemuses des _juglars_ et qu’on appelle _ballas_ au Vernet, _contrapas_ à Arles et _cascaballades_ à Céret. Elles ont, paraît-il, beaucoup de caractère. Je suis malheureusement dans l’impossibilité de les décrire. A Vernet le _ball_ n’est dansé que par les hommes: c’est autour d’un arbre de la liberté qui n’a pas prospéré qu’ils dansent en ronde ce pas aussi gracieux que difficile. Ces danses, qu’on dit d’origine arabe--en Roussillon on dit un peu trop de choses d’origine arabe,--deviennent rares. Elles disparaîtraient certainement si le Catalan ne tenait jalousement à ses usages. Sa langue lui est encore plus chère. Dans la plus grande partie du Roussillon on continue à parler catalan. Le dialecte des Catalans de France ne diffère pas au fond de celui des Catalans espagnols, mais il subit le sort de tous les dialectes juxtaposés à une langue plus parfaite: il cesse d’être un instrument littéraire. Tandis qu’à Barcelone où dans les quartiers les plus riches, sur les _paseos_ à la mode, trois ou quatre personnes à peine sur cent parlent castillan, la littérature catalane garde entière son autonomie et manifeste sa vitalité par des poèmes comme ceux de Verdaguer et de Balaguer; en Roussillon, la langue écrite n’existe pour ainsi dire plus: quelques chansons, quelques cantiques sur de vieux airs de complaintes en sont tous les monuments. Les gens riches comprennent le catalan, mais ils ne le parlent plus volontiers et ils défendent à leurs enfants de s’en servir. Au contraire, dans la montagne et même partout ailleurs qu’à Perpignan, les Roussillonnais qu’on entend échanger entre eux quelques mots français, le font par manière de jeu, et il n’est pas rare que les gens un peu âgés ne répondent qu’en catalan aux questions qu’on leur fait. C’est d’ailleurs une langue très rythmée et agréable à l’oreille quand on n’exagère pas une altération délicate des sifflantes qui devient un défaut sitôt qu’elle cesse d’être une coquetterie. En même temps qu’une littérature commune aux Catalans des deux versants pyrénéens, le sentiment d’une nationalité commune a disparu peu à peu: les Catalans sont aussi Français que les Bretons ou les Flamands. Une accusation de séparatisme portée assez légèrement contre eux, il y a quelques années, dans la _Revue des Deux Mondes_, par l’auteur d’un article sur la littérature de Catalogne, les a profondément blessés. Il y a réellement, paraît-il, des tendances de ce genre en Cerdagne, dans les hautes vallées qui touchent à la crête frontière et à la République d’Andorre, mais il serait injuste de les étendre à tous les habitants des Pyrénées-Orientales. Pendant les guerres de la Révolution, plusieurs villes ont fait aux Espagnols une résistance courageuse, et depuis lors on n’a pas vu le moindre mouvement nationaliste: il n’y a même jamais eu de résistance électorale considérable; le suffrage universel, en Roussillon comme ailleurs, se plie avec une souplesse merveilleuse aux changements de gouvernement. Les Catalans n’ont d’ailleurs guère de sujets de mécontentement. Ils lisent peu les journaux français; leurs montagnes les mettent à l’abri des trépidations populaires communes dans les grandes agglomérations et les centres ouvriers; le travail des champs leur donne une aisance très modeste mais assurée: ils se trouvent heureux. Assurément cette médiocrité d’or n’est pas l’idéal que je rêve: des besoins matériels moins tyranniques, une culture générale à chaque génération plus complète, une élévation constante des sentiments, voilà ce que j’attends des réformes et de l’apostolat de l’avenir. Mais quelle différence pourtant de la vie de liberté des paysans du Vernet à l’atmosphère de mécontentement, d’artificialité et de servitude où l’ouvrier des villes s’agite fébrilement. Il y a quelques mines de fer dans la montagne; on les exploite comme les exploitaient les Romains; on fond le minerai par une antique méthode catalane bien connue: nul progrès depuis des siècles. Mais il n’y a pas de grève; la mine, presque à ciel ouvert, laisse circuler l’air pur; le mot de mineur n’évoque pas l’idée d’un être hâve et spectral, fantastique au sortir d’un monde mystérieux. Vers le soir, les mineurs du Vernet sortent gaiement de leurs retraites des hauteurs, et j’ai plaisir à écouter leurs chants à plusieurs centaines de mètres au-dessus de moi, dans les sentiers de la Peña. Le laboureur catalan n’est point paresseux: en gravissant le Canigou, on aperçoit parfois à quinze et seize cents mètres les petites murailles qui soutiennent son champ d’orge, mais il est libre du travail servile et sans trêve de l’homme que chaque passage de la navette, chaque révolution du volant oblige à un mouvement. Il s’assied parfois au bord du sillon, et en roulant une cigarette, regarde le vol tournoyant d’un couple de faucons; ses deux vaches brunes penchent leurs têtes pensives et jouissent de ce repos. La vie des gens du Vernet a toujours une apparence de gaieté et de liberté. Il se forme un rassemblement quand le charcutier procède devant sa porte à une immolation, et l’on discute le noble animal; les peintres ou le menuisier travaillent à une façade: les voisins s’en préoccupent et donnent leur avis. Le soir, entre quatre et cinq heures, la place du village est une scène d’animation. La marmaille échappée de l’école se bouscule et crie confusément; les femmes se rassemblent autour de la fontaine, déposent leurs cruches de fer battu et il s’élève un grand caquetage, tandis que vaches et chevaux poussent leurs têtes entre cruches et alcarazas et que des chèvres impatientes donnent d’affectueux coups de corne dans les jupes de leurs maîtresses. Car il y a une touchante confraternité entre les animaux et leurs maîtres: on vit sous le même toit; j’ai vu souvent deux chèvres fauves folâtrer sous l’auvent d’une vieille maison en attendant qu’on leur ouvrît la porte. C’est merveille que les maladies épidémiques soient relativement rares au vieux Vernet: tout y est pour le pittoresque et rien pour l’hygiène. Une quinzaine de ruelles plus étroites, plus tortueuses, plus raides que partout ailleurs, montent confusément à l’assaut du plateau. Là, s’élèvent l’église et une vieille tour lézardée. Les maisons les plus éloignées ne sont pas à trois cents mètres de l’église, et pourtant il faut à l’étranger qui veut y monter sans guide, du temps, de la patience pour trouver le vrai chemin et de la grandeur d’âme pour braver les sourires légèrement narquois des apprentis tailleurs assis, les jambes croisées, dans l’embrasure des fenêtres ouvertes. Il faut voir ces rues le soir, au clair de lune, dans cette lumière étrange qui transfigure les objets familiers, les ombres crues et les silhouettes agrandies des galeries supérieures, les descentes brusques et les tournants inattendus; tout cela donne l’impression d’un pays bien exotique, mais cela fait frissonner l’homme du Nord accoutumé aux rues larges, aux maisons très éclairées, au jeu libre de l’eau, de l’air et de la lumière. Les Catalans aiment ces rues sombres, ils ont moins chaud dans ces hautes maisons qui se protègent l’une par l’autre, et ils ont toujours assez d’air, car en Roussillon on n’est pas près de voir ce phénomène étrange: une porte bien jointe et une fenêtre qui ferme. Le lecteur ne me pardonnerait pas de terminer ce tableau hâtif d’ailleurs et très mal ordonné du peuple catalan tel que j’ai pu le voir, si je ne disais un mot de ses sentiments religieux. Sa foi reste entière; il ne connaît ni l’incrédulité ni l’hostilité systématique que l’on rencontre même à la campagne. Ses mœurs restent pures, les familles sont assez nombreuses, la criminalité peu considérable. On sent que pendant des siècles le pays a dû être profondément religieux. Les femmes s’arrêtent assez souvent pour dire leur chapelet dans l’église; des cierges y brûlent presque constamment; certains pèlerinages attirent des foules considérables. J’ai été touché de la manière dont les cérémonies de la Semaine sainte étaient célébrées. Le dimanche des Rameaux, l’église était comble, les assistants tenant à la main une branche de laurier ornée, comme dans tout le Midi, d’oranges, de figues, de rubans multicolores; n’eût été la chaleur et la lumière intense, on eût dit une forêt d’arbres de Noël. Le Jeudi-Saint est une grande fête universellement chômée. Le Vendredi-Saint, il se fait une manifestation de foi telle qu’on n’en verrait pas de plus belle dans les parties les plus chrétiennes de la Belgique ou de l’Espagne. A six heures du matin, hommes et femmes, sans presque d’exceptions, font le Chemin de la Croix dans les rues montueuses du Vieux-Vernet. Un vieillard portait un grand crucifix devant lequel, aux stations, tout ce peuple s’agenouillait dans la poussière. Le recueillement de cette foule dans le grand silence du matin; le soleil levant étincelant sur la frange neigeuse du Canigou; les prières catalanes à demi comprises, cet ensemble pittoresque m’eût touché; mais j’étais bien plus touché de la signification purement chrétienne de cette scène et de l’effet que ce retour instinctif de tous les ans à la plus grande dévotion catholique peut avoir pour le salut de ce peuple. Car si certaines traditions chrétiennes restent vivaces, je crains qu’elles ne le soient que par une sorte de vitesse acquise pendant des siècles mais qui ira s’affaiblissant. La même tradition qui donne naissance à ces grands actes de foi conserve des usages ridicules et presque barbares. A la fin de l’office de ténèbres, la rubrique _fit fragor et strepitus_ est interprétée par les petits Catalans d’une manière indécente. Sous prétexte de «frapper sur les Juifs» ils apportent des maillets dont ils cognent au hasard sur tout ce qui leur paraît sonore dans la tribune d’orgues, pendant que dans la nef, l’assistance remue ses chaises et frappe du pied. On quitte l’église au milieu de ce bruit et d’un nuage de poussière. Cet attachement à une coutume inintelligente trahit un peuple mal éclairé. Malgré les efforts d’un clergé modèle, les parents sont peu exacts à envoyer leurs enfants au catéchisme et l’on aime assez une messe où il n’y ait point de prône. Les traditions s’effaceront à mesure que la langue et les usages français s’implanteront; une instruction chrétienne incomplète opposera une barrière insuffisante à l’invasion de l’indifférence générale; le Roussillon, au point de vue religieux comme aux autres, est sur la voie de l’assimilation terne et sans caractère qui nivelle tout en France. Les Catalans m’ont retenu bien longtemps au Vernet. Faisons une dernière fois le pèlerinage de Saint-Martin du Canigou et nous aurons revu entièrement ma vallée. On remonte toujours le Cadi; il suit une longue et étroite prairie semée de saules et de coudriers. A droite, de grandes arêtes rocheuses font des saillies noires entre des éboulis presque verticaux. A gauche, une montagne couverte de chênes verts. En approchant du hameau de Castell, cette montagne s’abaisse, le chemin tourne et l’on se trouve en présence d’une scène grandiose. Une gorge profonde s’ouvre brusquement, dominée de toutes parts par un amoncellement confus de rochers verdâtres, aigus, à pic, sombres et menaçants. Ces rocs sont plus hauts, ces abîmes sont plus larges encore qu’ils ne le paraissent: on sent que la vision juge mal, qu’on est le jouet de ces illusions fréquentes dans les montagnes. Ces aiguilles de pierre, nettes au premier coup d’œil, deviennent indistinctes quand on les regarde plus attentivement, quand on cherche à supputer la hauteur des arbres qui croissent dans les anfractuosités. Le torrent roule avec un bruit sourd et profond à travers un chaos de blocs énormes. A mesure qu’on s’élève sur le chemin muletier qui conduit vers l’abbaye, quand les maisons disparaissent et qu’on n’a plus d’autre horizon que ces murailles implacables, on se sent très seul et très petit; on éprouve le sentiment d’intimidation que produit une vaste église solitaire ou l’abord d’un personnage très supérieur et redouté. Après une demi-heure d’ascension, on atteint la crête rocheuse. Elle a dû être longtemps infranchissable à tout autre que l’isard au jarret d’acier, mais les moines l’ont coupée d’une brèche qu’ils appelaient _porta forana_, la porte du dehors, et qui marquait les limites de leur désert. Sitôt cette ouverture traversée, le sentier tourne sur une étroite corniche qui commande une vue magnifique de la vallée, au fond de laquelle le Vernet apparaît réduit et aplati. Presque aussitôt, on aperçoit une tour solitaire dressée triste et menaçante sur un fouillis de plantes de toutes sortes où l’on entend le frétillement des lézards. Cette tour est celle-là même qu’on a constamment devant les yeux en montant de Villefranche à Vernet et dont l’emplacement contre une muraille de roc impénétrable semble si paradoxal. C’était le clocher de l’église extérieure. Les gens de Castell n’avaient point de curé et montaient à l’abbaye pour entendre la messe. Cette église de pauvres montagnards devait être petite et nue: un rude dessin couleur d’ocre était tout l’ornement des murailles. Le contraste est grand entre cette ruine et celle de l’église abbatiale qui apparaît brusquement un peu plus haut. Ici on voit la beauté et l’on sent toujours de la vie. La nature a commencé depuis plus d’un siècle avec l’œuvre de l’homme cette lutte folâtre d’où elle finit toujours par sortir victorieuse, que son caprice soit de détruire ou, au contraire, de conserver. De robustes arbrisseaux dansent au vent sur des restes de voûtes où ils triomphent dans une épaisse couche de terre venue on ne sait d’où. De grandes ronces se tordent dans les fenêtres ou rampent en haut des murailles. Des buissons d’épine font bonne garde à l’entrée des escaliers. Des fleurettes blanches sourient partout entre les pierres. Mais parmi cette bacchanale printanière, dans la griserie du soleil et de la brise, la grâce d’une conception d’artiste s’impose sans peine au regard le moins attentif. Il y a une singulière élégance dans les baies ouvertes de la tour blanche. La chapelle romane n’a plus ni toiture ni porte et on y entre par une ouverture béante. Mais d’où vient, qu’une fois entré, on ne se décide plus à sortir? Quel sortilège un architecte mort depuis sept cents ans a-t-il attaché à ces lignes fortes et souples? Aucune de ces choses n’a l’air vaincu et humilié qui m’opprimait devant la ruine de l’église extérieure. Les moines, enterrés dans la crypte, ne doivent pas se sentir abandonnés. Une pensée vit toujours près d’eux, une harmonie parle encore avec la brise aux rares visiteurs qui leur apportent un _requiem_ sans tristesse. Voici le tombeau du comte Guifred. L’an 1007, il se fit moine et voulut creuser lui-même sa fosse dans le granit du cloître. La pierre qui la couvrait est une curiosité de musée, mais le comte Guifred est immortel. J’ai apporté le poème de Jacinto Verdaguer où j’ai essayé pendant l’hiver d’apprendre quelques mots de catalan. Personne ne connaît en France don Jacinto Verdaguer, ni le comte Guifred. Cependant Verdaguer est un vrai poète, et Guifred fut un vrai chevalier. Ses chastes amours et ses nobles gestes mettent une sincérité dans l’emphase sonore des strophes catalanes et nulle part autant que dans ce poème, sinon peut-être dans celui de Roncevaux, le Pyrénée n’apparaît plus magique et sa beauté plus inaccessible. Don Verdaguer est venu ici. Il a rêvé sur ces terrasses aériennes où les religieux--bénédictins de Tarragone--faisaient voler au vent leurs scapulaires noirs. Il a entendu la plainte muette de Saint-Michel de Cuxa répondre à celle du _campanar_ de Saint-Martin du Canigou: la voici, harmonieuse et presque contenue, dans l’épilogue de son ouvrage: _Campanes ja no tinch, li responia Lo ferreny campanar de Sant Marti; Oh! qui poguès tornármeles un dia! Per tocar à morts pels monjos les voldria Per tocar à morts pels monjos y per mi?_ Je n’ai plus de cloches, lui répondait Le robuste campanile de Saint Martin; Oh! qui pourra me les rendre un jour, Pour sonner à mort pour les moines de jadis, Pour sonner à mort pour les moines et pour moi? Quel bonheur que le petit monastère pyrénéen, avant de disparaître pour toujours sous son linceul de plantes folles, ait trouvé ce chantre barcelonais. Il ne périra pas tout entier. Arrachons-nous au charme de ces débris. Par-dessus la largeur du précipice, je jette un dernier coup d’œil sur ma vallée. Le Vernet, le Canigou, la petite plaine, la montagne de Villefranche se déroulent devant moi. Bientôt je ne les verrai plus qu’en souvenir. Encore une étape franchie. Encore rempli un de ces cadres où des figures amies apparaissent dans les scènes grandes ou vulgaires où on les rencontra. Un dernier coup d’œil sur ce grand paysage. Descendons, le départ approche. Il y aura du plaisir aux effluves incertains et doux des plaines vertes et des feuillages humides. Je vais retrouver, avec des paysages familiers, de vieilles affections dont l’accoutumance a rendu la voix moins haute et moins claire, mais qui sont pourtant le grand fond de cette musique du cœur dont Platon parle quelque part. Je les entends plus distinctes à mesure que l’heure du départ approche. Joies complexes et singulières du retour! Avril 1894. UNE ABBAYE AU XVIIIe SIÈCLE LIESSIES VERS 1720 Liessies est un village de sept à huit cents âmes, situé à l’extrémité sud-est du département du Nord, à deux lieues d’Avesnes, et à une lieue et demie de Solre-le-Château. Quelques personnes connaissent Avesnes, chef-lieu d’arrondissement, autrefois ville forte et dont quelques parties du rempart subsistent. C’est le siège d’un tribunal de première instance, et il y reste une petite garnison. Dans les temps peu éloignés où l’on allait à Trélon et de là à Chimay par la route, on arrivait, un peu après avoir dépassé Sains, à un tournant où la vue devenait intéressante. Depuis un quart d’heure déjà on remarquait à droite, entre la route et le bois, un large chemin vert bordé d’arbres superbes et qui a dû être une magnifique avenue. Au tournant, on se trouvait dans un fond, au-delà duquel la forêt se relève lentement avec beaucoup de grâce. A droite et à l’extrémité de l’avenue, on apercevait, non sans étonnement, un petit temple grec d’un style pur, soutenu par quatre belles colonnes monolithes, en marbre rouge. Un peu plus loin, au sommet de la boucle décrite par la route, un vieux castel en briques pâlies élevait ses poivrières, et à gauche, de l’autre côté d’un pont, un étang et quelques prés rejoignaient la lisière du bois. En dépit d’une ou deux maisonnettes blanches assises assez gaiement au bord de la route, il régnait dans cette clairière un silence et une mélancolie. L’endroit paraissait sombre. Le petit vieux château était défendu par une haute porte entre deux tourelles qui ne laissaient rien apercevoir de la cour, et la façade de derrière, bâtie très en contrebas du chemin, était attristée par de grands sapins et par un ruisseau profondément encaissé. Les volets étaient fermés, sauf ceux d’une fenêtre plus grande au rez-de-chaussée, par laquelle on apercevait un billard ancien. Vous demandiez des renseignements sur cette triste demeure, sur le petit temple. Le château, vous répondaient les bonnes gens, avait appartenu à M. de Talleyrand, et ses _Mémoires_ y étaient enfermés pour cent ans. Le petit temple avait été aussi bâti par lui: c’était un temple «protestant ou païen». Le maître avait fait venir ces belles colonnes rouges de Liessies. On comprenait alors qu’il y eût comme une malédiction sur cette jolie vallée, et le petit temple bâti de matériaux d’église paraissait lugubre dans l’ombre des chênes druidiques. Mais qu’était-ce donc que Liessies? Déjà à Avesnes on vous avait dit que le carillon provient de la même abbaye et que, tout joli qu’il est, il n’est pas à beaucoup près celui qu’entendaient les moines. Une belle route blanche s’enfonce dans les bois, à gauche de l’étang du Pont-de-Sains. En une heure et demie elle conduit à Liessies. Au sortir du bois on se trouve sur un plateau assez élevé d’où l’on aperçoit un vaste horizon de prairies et de forêts. Là est Liessies, endormi au fond d’une cuvette verdoyante et heureuse: on n’y entend que le chant des coqs; chaque métairie est attenante à son bien et il ne se fait presque point de charrois. Qui croirait que, pendant sept ou huit cents ans, le nom de ce petit village fut celui d’une puissante abbaye bénédictine? On retrouve encore en les cherchant l’infirmerie du monastère et une ferme qui touchait à la maison de l’Abbé. Deux hautes colonnes à l’entrée d’un pont marquent l’emplacement d’une porte monumentale, mais de l’abbaye elle-même il ne reste aucun vestige. J’ai parcouru cent fois les lieux que couvrait cet énorme monastère avec ses trois cloîtres, ses jardins, sa cour d’honneur, sa poterne, ses fermes, sa brasserie et un somptueux logis abbatial. Rien, rien ne décèle à l’œil le plus attentif que les choses n’ont pas toujours été ce qu’on les voit: une route qui ressemble à toutes les routes, des haies bien taillées, deux ou trois jardinets, des prairies où l’herbe pousse luisante et drue, puis des bois. Pas un tertre, pas une ligne stérile qui fasse deviner des ruines. Sous le moindre rayon de soleil ce coin de village apparaît le plus riant qui se puisse rêver. Quelques appellations locales sont les seuls souvenirs qui persistent: on dit toujours l’étang des Moines, la promenade des Apôtres, le Vignoble (c’est une colline aujourd’hui couverte de sapins), le Bois l’Abbé. Le langage des hommes est plus fidèle que leur mémoire. Qu’est devenue cette montagne de pierres? L’abbaye fut sécularisée en 1791. En 1793, l’église fut pillée et les bâtiments furent vendus à un paysan qui arracha les bois et les ferrures. Après lui vint un chanoine du Saint-Sépulcre de Cambrai qui vécut trente ans, misérable, dans cette désolation, fuyant de chambre en chambre l’écroulement des toits et la lézarde des murailles. Enfin, en 1836, un entrepreneur acheta tout ce qui restait et fit place nette. Les gens du village avaient été mis en demeure par le préfet de choisir entre leur église paroissiale et celle de l’abbaye: ils préférèrent garder la leur qui était plus petite et moins belle et demanderait moins d’entretien. Un poète des environs, lamartinien au front mélancolique, vint visiter ces débris, au moment de disparaître: Salut, ô lieux sacrés, ruines imposantes! Je ne viens pas troubler vos reliques mourantes, Salut, je suis un faible et pauvre voyageur!... Vers ces lieux désolés à pas lents je m’avance... Les cloîtres étaient encore debout: Sous tes longs corridors le vent gronde; la pluie Efface, en s’infiltrant dans tes murs délabrés, Les dessins délicats de tes plafonds dorés. L’église n’avait plus de toiture, et tous les marbres en avaient été arrachés, mais le gros œuvre restait entier. Des colonnes, debout parmi tes blancs décombres, Apparaissent, le soir, comme de noires ombres Qui, sortant des tombeaux, s’en reviendraient errer Dans ta nef en ruines et sur elle pleurer. L’herbe croît dans la cour du cloître solitaire... La bibliothèque avait été en partie brûlée, mais il s’en retrouve des parties assez considérables à Lille et à Mons; le cartulaire fut près de cent ans en Angleterre, presque oublié, dans la bibliothèque de Sir Thomas Philip; il est maintenant aux Archives royales de Belgique; enfin un habitant de Liessies, vieillard d’un abord charmant et d’une culture délicate, M. Charles Lhomme, a rassemblé avec une patiente dévotion les livres, chartes, objets d’art et reliques de toutes sortes qui restaient çà et là, dans le pays. Dieu veuille que cet homme aimable et savant fasse longtemps encore les honneurs de sa collection! C’est à lui que je dois le journal manuscrit dont j’ai tiré les matériaux, non certes d’une étude, mais d’une rêverie d’amateur très amoureux du passé et très ignorant de ce qu’on appelle l’histoire. Ce journal est singulièrement intéressant, mais si mon lamartinien--il s’appelait M. Lebeau--l’avait pu lire, il aurait été frappé de la distance qui sépare les poètes d’avec les objets qu’ils chantent. * * * * * Il faut remonter très haut pour esquisser l’histoire de l’abbaye de Liessies. Vers l’an de Jésus-Christ 760, Wibert, comte du palais, chassant dans un domaine qu’il avait reçu de Pépin, roi des Francs, remarqua la beauté du lieu «abondant en pâturages, en rivières et en gibier». Ne serait-il pas utile et agréable au Seigneur, se dit-il, d’y construire une église et un couvent, d’y établir de saints religieux et de faire ainsi chanter les louanges du Tout-Puissant en des lieux jusqu’alors déserts et inhabités? Le comte du palais communiqua cette pensée à sa pieuse épouse Ada; et ensemble ils la mirent à exécution. «Après qu’ils eurent parfaict l’église et très bien ordonné leur monastère, ils s’en allèrent par devers aulcuns abbés et évesques demandant quelque relique de divers sains.» L’église dédiée et consacrée, ils la pourvurent d’un Abbé. «Ils avaient ung fils appelé Guntard instant dès sa jonesse en la saincte escripture et en la discipline de religion. Ses parents lui ordonnèrent et commirent aulcunes personnes dévotes et de bonne religion desquels il serait abbé et recteur.» Or, Wibert et Ada avaient aussi deux filles, Hiltrude et Berthe. «Hiltrude était belle de face, mais encore plus belle de foy, noble de parents mais trop noble de bonnes meurs et bonne conversation: son frère Guntard lui estoit comme sainct Jérôme, elle estoit à son frère comme saincte Eustochie.» Un jeune leude de Bourgogne étant venu la demander en mariage, elle répondit: «J’aime Jhésus-Christ; à lui ay promis foy et à lui désire être épousée.» Et comme on la pressait, «à minuit, elle prit aulcunes de ses servantes avec elle et s’enfuit en un bois prochain et là se absconsa et mucha de ses parens».--Ceux-ci, tristes et troublés, virent bien que la résolution de leur fille était inébranlable. Ils persuadèrent donc au jeune leude de renoncer à sa poursuite et, en effet, après quelque temps, il épousa Berthe, sœur d’Hiltrude. «Or, avant le départ de Berthe, on alla quérir Hiltrude où elle était muchée pour la marier aussy, mais à son époux immortel Jhésus-Christ.» Albéric, évêque de Cambrai, lui donna le voile. On lui construisit près du chœur des religieux un petit oratoire. «Et toujours elle estoit à l’église en jeûnes et oraisons. Après l’oraison, allait écouter la leçon que lui faisait son révérend frère Guntard, ne plus ne moins que jadis faisait saincte Scholastique de son frère sainct Benoît. Après avoir ouï la leçon, retournait à sa sauvegarde de justice, c’est-à-dire silence.» Elle vécut ainsi dix-sept ans, puis fut prise d’une langueur et mourut encore jeune, «le vingt septième de septembre, et on luy fit un sépulchre où son corps fut honorablement enseveli auprès du grand autel, du côté du septentrion. Et après, fut mise au dit sépulchre une tombe de pierre sur laquelle estoit escrit en cette manière: icy repose le corps de Hiltrude, vierge, laquelle trépassa le vingt septième de septembre.» Telle est la charmante histoire de sainte Hiltrude, vierge de chez nous. Il ne reste rien de l’abbaye de Liessies, mais Hiltrude, après douze siècles, est toujours aimée et vénérée; son corps est entier dans une châsse; on boit toujours à la fontaine où elle s’abreuva tandis qu’elle fuyait au bois la poursuite du leude de Bourgogne. L’endroit est un vallon sauvage. A quelques pas de la source s’élève une rude chapelle du XVIe siècle qui appartint à Montalembert, grand amateur de belles légendes, et tous les ans, le vingt-septième de septembre, on y vient en pèlerinage. * * * * * Les religieux de Gontard étaient des chanoines réguliers. Au XIe siècle, Gontier, prieur de Crespin, fut élu abbé de Liessies, et dès lors les moines suivirent la règle bénédictine. Une sèche chronique latine nous renseigne seule sur l’histoire de l’abbaye pendant trois cents ans. Elle est rapide comme le temps et austère comme la mort: un vague prénom, moitié latin moitié franc,--_obiit,--cui successit N. monachus noster_--rien de plus; il semble qu’on traverse le cloître en jetant à peine les yeux sur les pierres tombales. Cependant on peut deviner que ces premiers temps étaient assez troublés. Plusieurs abbés furent déposés, _amotus est_. Un se démit et mourut à Cîteaux. Le cartulaire montre l’augmentation graduelle des richesses de l’abbaye. Les évêques de Cambrai lui concèdent des «autels» ou des cures; des seigneurs voisins, des abbayes sœurs lui donnent des alleux, des villas, des remises de redevances et des fermages d’impôts. Au milieu du XVe siècle, Liessies est déjà une des abbayes les plus puissantes du Hainaut. Charles le Téméraire, qui se mêle de tout, veut imposer par deux fois un abbé de son choix. Au siècle suivant, c’est un abbé de Liessies, Quirin Douillet, qui conduit en Espagne Anne-Marie d’Autriche, quatrième femme de Philippe II. Son prédécesseur, Louis de Blois, ami d’enfance de Charles-Quint, était un homme d’une sainteté éminente et un aimable écrivain spirituel. Il fit fleurir une régularité qui dura plus de cent ans. Ses deux successeurs furent de grands seigneurs et de bons religieux. Qui ne connaît les _Acta Sanctorum_ dont Renan dit quelque part qu’ils feraient d’une cellule un paradis et dont il ne parle jamais qu’avec une admiration étonnée? Bollandus en dédia le premier volume à Thomas Luytens et le fit précéder d’un éloge d’Antoine de Winghe, l’un et l’autre abbés de Liessies et protecteurs de cette grande entreprise. Ces Mécène des savants jésuites, alors pauvres et méprisés, eurent de médiocres successeurs. Tout ce qu’on sait de François Le Louchier, bon gentilhomme d’ailleurs, c’est qu’il obtint de Philippe IV des lettres patentes maintenant le mayeur de Sart-les-Moines dans le droit de jouer le premier coup de balle au jour de la dédicace du lieu. Liessies était dès lors accablé sous le poids de ses richesses, et on y vivait parmi l’agitation stérile dont le Journal de Dom Maur nous donnera bientôt l’amusant ou affligeant tableau. On voit paraître dans la correspondance de Fénelon un Abbé de Liessies qui fait un étrange personnage. C’est Lambert Bouillon nommé en 1678. Au moment où Fénelon prit possession de son siège en 1695, ce singulier Abbé régnait sur le désordre. Il avait la passion des bâtiments et dépensait royalement les revenus du monastère en embellissements et en procès. Il avait une autre faiblesse d’homme d’église opulent: il aimait ses neveux et nièces et tâchait à les pourvoir sans regarder beaucoup aux moyens. Les moines se plaignaient et murmuraient, mais comme les prieur, sous-prieur et procureur étaient des créatures de l’Abbé, ces plaintes n’avaient guère d’écho, et il n’en résultait qu’un esprit de mécontentement et d’insubordination très facile à comprendre. En 1702, Fénelon vint visiter Liessies avec l’intendant de la province, M. de Bernières. Il n’eut aucune peine à voir que l’état intérieur du monastère était tout ce que l’on disait ou pis. Cependant comme la rébellion des moines lui paraissait plus fâcheuse que le gaspillage de l’Abbé, il se contenta d’admonester celui-ci en particulier et, après lui avoir fait promettre de changer les officiers de l’abbaye, il rappela sévèrement les religieux aux devoirs de l’obéissance monastique. L’archevêque écrit quelques jours après à M. de Bernières: «Je suppose que M. l’abbé de Liessies n’aura pas manqué de changer son prieur et son sacristain et de nommer les trois custodes à la communauté, dès le jour de mon départ, comme il me l’avait promis. Vous savez, Monsieur, que je ne fis que gronder la communauté en plein Chapitre et que leur donner de fortes leçons sur l’obéissance qu’ils doivent à leur Abbé. Si M. l’Abbé ne s’est pas hâté de leur adoucir un peu une conclusion si amère, par l’exécution du changement des officiers, toute la communauté sera mise à une très forte épreuve. Ils croiront que j’autorise l’Abbé même dans les choses les plus irrégulières.» Tout semoncé qu’il eût été, M. l’Abbé ne fit rien de ce que l’archevêque demandait. A peine Fénelon parti, il s’avisa au contraire d’une idée de paysan finaud qui se croit grand politique. Avec son prieur Florent Jénart, il recomposa le discours de Fénelon, le fit déclarer authentique et signer par une douzaine de moines et l’imprima. L’original de cette contrefaçon existe encore, et il faut voir ce que devient la prose de Fénelon sous ces mains épaisses. Après deux cents ans, les mots portent toujours l’accent belge sans qu’on puisse s’y méprendre. Voici un échantillon de cette belle harangue: «Faut-il interrompre un évesque et l’entretenir de vos vétilles et de vos anticailles pendant qu’il doit veiller et prendre soin d’un diocèse entier et qu’il doit encore estudier les Saints Pères? Il ne faut donc plus de bagatelles ni d’amusements, je n’en souffrirai plus. Ne croyez pas que je veuille vous entretenir dans votre zèle d’amertume qui ne provient le plus souvent que d’une certaine acédie, du défaut d’application et d’un dégoût des choses saintes.» Fénelon fut peu satisfait, on le comprend, de ces dangereux collaborateurs. Il passa cependant sur cet ennui, sans rien dire et avec un oubli de soi auquel devraient bien penser ceux qui lui reprochent parfois je ne sais quelle vanité féminine. «M. l’Abbé de Liessies, écrit-il, a publié de mauvaise foi un écrit imprimé où il me faisait parler ridiculement, et j’ai mieux aimé souffrir un imprimé ridicule, fait contre la bonne foi et le respect dû à mon caractère, que d’en donner un désaveu public qui l’eût déshonoré sans ressource.» (11 avril 1705.) Lambert Bouillon mourut trois ans plus tard sans avoir rétabli l’ordre dans son abbaye. On voit Fénelon se plaindre qu’il ait un pied dans la tombe et ne songe qu’à des affaires séculières. Il eut pour successeur Agapit Dambrinne qui fut nommé directement par le roi et reçut les félicitations du P. de La Chaise en personne. Vers le temps de cette nomination, entrait à Liessies Dom Maur Levache, qui devint procureur quelques années plus tard et tint le Journal dont nous allons nous occuper. * * * * * Nous ne savons rien de Dom Maur que ce qu’une note écrite après sa mort à la première page du journal nous en apprend. Il avait été baptisé à Dinant-sur-la-Meuse, le 27 janvier 1689, sous le nom de François; il fit profession à Liessies en 1709, et mourut le 27 janvier 1756, âgé précisément de soixante-sept ans. Son Journal est un cahier in-12 de deux cents pages environ, relié en parchemin, avec un papier à fleurs au dos. Dom Maur a écrit sur la couverture, de sa plus belle main: _Journal de Dom Maur Levache, commençant le 1er janvier 1719_. Il existe ou il a dû exister une suite à ce Journal. Dom Maur le tenait pour son usage particulier, et il est peu vraisemblable qu’après avoir scrupuleusement noté pendant trois ans l’emploi de ses journées, il ait subitement perdu une si bonne habitude. Les probabilités sont aussi pour que notre cahier soit le premier qu’il ait rempli. En 1719, Dom Maur avait trente ans. Il n’était prêtre que depuis cinq ou six ans et il ne faisait sans doute que d’entrer dans sa charge de procureur: l’Abbé n’eût pas confié des fonctions aussi importantes à un tout jeune homme. Nous voyons par le Journal que le temporel de l’abbaye occupait, à des titres divers, au moins sept ou huit religieux et que la plupart des moines avaient à en prendre soin pour leur part. Dom Maur avait apparemment été distingué de bonne heure pour son jugement droit, ses habitudes d’ordre et son attention aux intérêts du monastère. Il est évident qu’entre son ordination et sa nomination comme procureur, il fut chargé de nombreuses missions qui le mirent au courant des affaires, soit comme receveur des revenus, ou administrateur du bien dans les diverses villes où l’Abbé entretenait un agent, soit surtout à propos des innombrables procès où Liessies était constamment engagé. Dès les premières lignes de son Journal il paraît très accoutumé aux affaires qui lui incombent et à l’existence mouvementée qu’elles entraînent. D’un autre côté, son Journal porte les marques ordinaires du Journal qu’on tient pour la première fois. Il commence avec l’année, et Dom Maur répète deux fois l’_incipit_ solennel: «Journal commençant le 1er de janvier 1719.» L’écriture des premières pages est fine et soignée, et une multitude de petits faits y sont consignés qu’on ne revoit jamais après que la ferveur d’exactitude des premières semaines s’est perdue. C’est un Journal d’homme d’affaires ou d’intendant, tout rempli d’achats, de procès et de bâtiments: il serait d’une écriture moderne qu’on n’en lirait pas dix pages: mais dans sa vieille robe de parchemin, il a une physionomie et une voix d’aïeul et des inflexions antiques qui évoquent le temps passé. On s’étonne, après l’avoir lu, de voir nettement apparaître dans son imagination les lignes droites des bâtiments conventuels, la chambre des archives encombrées de fardes et de layettes, le cellier et la brasserie, et, dans le cloître, M. l’Abbé et le prieur, tâchant à s’abstraire des ventes et des procès avant d’aller au chœur, et, à la grande porte de l’abbaye, la voiture de Dom Maur tout attelée et Don Maur lui-même avec un sac d’affaires, une figure résolue et une démarche vive et pressée, bien qu’il ait un air un peu délicat et qu’il soit décidément hypocondriaque. Dom procureur n’est presque jamais à Liessies: il est par voies et par chemins: deux jours à Maubeuge, huit jours à Mons, de là courant à Bruxelles et tout aussitôt s’en revenant à Liessies, d’où il repart promptement pour Valenciennes et Douai. Nous savons très exactement comment il voyage. C’est quelquefois en poste, mais le plus souvent c’est en chaise, avec «nos chevaux». Il emmène un compagnon et Henry, domestique. Il fait d’une traite les six lieues qui séparent Liessies de Maubeuge, siège de la sous-intendance. S’il a pu partir tôt, il ne fait que «rafraîchir» dans cette ville, et nous savons exactement, pour l’avoir vu cent fois dans le Journal, ce qu’il en coûte pour rafraîchir. C’est douze ou quatorze patards. Il prend alors des chevaux de poste et renvoie les siens avec Henry. S’il n’arrive que le soir, il descend à l’auberge ou chez les Pères Jésuites, au collège, et repart le lendemain assez tôt pour être de bonne heure à ses affaires à Mons. Mons est le chef-lieu des affaires de Dom Maur. Il ne faut pas s’en étonner. Liessies n’est français que depuis une cinquantaine d’années. Auparavant il faisait partie des Pays-Bas, et un grand nombre des religieux étaient Flamands d’origine et de langue. Une partie considérable des biens de l’abbaye reste en Hainaut et la plupart des affaires se plaident au chef-lieu. En fait, Dom procureur passe plus de temps à Mons que partout ailleurs. L’abbaye y possède un refuge, et, à quelque distance, se trouve le prieuré de Sart-les-Moines où M. l’Abbé et Dom Maur viennent quelquefois en villégiature. Le Refuge est évidemment un pied-à-terre digne de l’abbaye. Dom Maur parle quelque part d’un plafond doré et de cuirs peints qui ornent la chambre d’entrée. On y reçoit des étrangers de passage. Il y a cependant apparence que cette procure est assez souvent inhabitée. La cave n’a point de vin, et le prudent Dom Maur ne laisse jamais d’argent dans la maison. Le «coffre» est en sûreté chez des vieilles filles, amies du monastère. Ce coffre, qui joue un rôle assez considérable dans le Journal, est une sorte de banquier muet avec lequel on fait affaire sans s’embarrasser de comptabilité. Dom procureur y prend l’argent dont il a besoin et l’y remet très exactement quand l’équivalent de la somme est rentré. Il y enferme aussi les monnaies espagnoles, jacobus et doublons, qu’il ne peut pas toujours échanger avant de repasser la frontière. La vie de Dom Maur est celle d’un homme d’affaires très occupé. Il écrit chaque matin cinq ou six lettres qu’il s’ingénie à faire arriver à destination sans les faire passer par la poste, car il n’y a pas de petites économies; il entend des comptes, fait des baux, suit des expertises; surtout il nage dans un océan de procédure. Quand il ne sollicite pas chez un conseiller ou un procureur, il travaille chez un avocat. Il est très au courant de toute la machine judiciaire, sert des avertences et des solutions, répond à des griefs par des reproches ou des contredits. Le latin de la vieille bazoche émaille son français wallon: _queritur_, _dictum_, _factum_, tous les vieux mots de la chicane parcheminée et éternellement jeune. Des juges, des avocats, des gens d’affaires pour et contre passent dans le récit,--car en peu de temps ce Journal prend un air d’annales.--M. Petit, M. Duquesne et M. Adriani, l’avocat Le Maulnier et M. le conseiller Tahon deviennent des personnages familiers, et leurs noms aident à leur composer une figure, tout morts qu’ils soient depuis deux siècles et sauvés seulement de l’éternel oubli par la forme de leurs initiales et le son des syllabes qui représentaient leurs fragiles personnages. Amis ou ennemis, Dom Maur les appelle Monsieur avec la froide politesse du temps passé. Il appelle ainsi tout le monde,--aussi bien M. Molle ou le sieur Van Rode, ses fermiers, que M. le comte d’Attignies,--quand on n’a point d’affaire avec lui. Sitôt qu’on plaide, il n’aperçoit plus que X _versus_ Y et dit Molle ou d’Attignies ou, tout au plus, le sieur chanoine Posteau. Louis de Blois, mort en odeur de sainteté cent cinquante ans auparavant et enterré dans le chœur de l’église abbatiale, devrait n’être pour lui qu’un auteur ancien et vénéré dont on lit le _Speculum spirituale_ pendant le temps du noviciat. Ayant fait emplette d’un drap destiné à couvrir la pierre tombale de cet illustre Abbé, il note froidement: «Acheté un tapis pour la tombe de M. de Blois.» Nous ne saurons jamais si Dom Maur avait le cœur sensible. Plusieurs fois des moines meurent à Liessies. Il mentionne l’heure à laquelle ils ont passé, ou la maladie dont ils finissent. «Dom Florent est mort sur les deux heures du matin», ou bien: «Dom Corneille est mort d’une fièvre maligne.» Ces détails laissent seuls deviner qu’il a été frappé de ces fâcheux événements. Une seule fois son accent ne laisse pas de doute qu’il a été vivement contrarié de trouver quelqu’un indisposé. Il arrive à Mons pour ouïr le compte de M. Duquesne et le trouve _bien incommodé_. C’est le superlatif de sa sympathie, et telle est la puissance des gens que leur nature ou l’éducation et les manières font paraître réservés, qu’on se sent presque touché. M. l’Abbé est un objet de constante sollicitude pour Dom procureur, mais il est difficile de dire si c’est parce que cela se doit ou parce qu’il y a dans son respect pour son supérieur une nuance d’affection. Certainement Agapit Dambrinne faisait une estime très particulière de son procureur; mais tous ceux qui ont connu des hommes d’église de la génération qui vient de s’éteindre savent l’abîme que les dignités ecclésiastiques mettaient, il y a peu de temps encore, entre les rangs de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, Dom Maur note, avec un soin extraordinaire, le progrès d’une fièvre qui prend à M. l’Abbé. On chante à son intention la messe des Saints Patrons. Sainte Hiltrude n’est pas mentionnée en particulier, mais comme ses reliques sont les reliques insignes de l’abbaye et qu’elle est invoquée dans tout le pays contre les fièvres, il n’est pas douteux que les religieux de Liessies la prient pour leur Abbé. On écrit à M. l’Abbé de Saint-Sépulcre à Cambrai que M. notre Abbé est malade. On rédige un mémoire sur sa santé et comme, apparemment, on n’a que peu de confiance aux médecins du pays, on envoie ce journal à Mons, aux demoiselles de Bouillon, grandes amies de Liessies, pour qu’elles le soumettent à MM. Wolf et Ducloux. Ceux-ci rédigent une «consulte» que Dominique rapporte en toute hâte. Peu de jours après, les demoiselles de Bouillon envoient une livre de pastilles, et M. Tahon, religieux bénédictin de Lobbes, deux livres de thé «ver» pour lesquelles on lui fait d’ailleurs compter aussitôt seize esquelins d’Espagne. En même temps, Dom Maur fait venir quarante bouteilles de vin du Rhin. Quelque temps après, M. l’Abbé, étant mieux, part pour Mons avec le procureur. En route la fièvre lui reprend, et bien que ce retour soit de peu de conséquence, Dom Maur fait acheter un demi-cent d’écrevisses pour remettre M. l’Abbé en appétit. D’ailleurs on prend à Liessies un extrême soin des malades. A peine apprend-on que Dom Bruno ou Dom Ghislain, occupés à exercer la recette ou à passer des tailles ici ou là, sont incommodés, qu’on envoie un religieux pour les soulager. Dom Maur surveille sa propre santé dans un détail si minutieux qu’on ne peut l’imaginer que franchement hypocondriaque. Une seule fois en trois ans il est un peu souffrant et garde la chambre pendant un jour ou deux. Le reste du temps, il est en chaise de poste, par les chemins, ou accablé d’affaires à Mons, à Bruxelles ou à Douai. Mais courant ou à demeure, il se soigne incessamment. Le Journal rapporte d’innombrables comptes d’apothicaires, et Dom Maur, qui ne s’égare jamais en vaines digressions, note un jour qu’il a rencontré son médecin s’en allant à la chasse. La médecine que nous entrevoyons dans le Journal n’est plus du tout celle de Molière: ni saignées, ni purgations, ni diètes. On prend de bon vin vieux, des biscuits et «saccades» pour amuser l’estomac, du brandevin pour réchauffer et tonifier, des électuaires bizarres pour détruire les ferments et mauvais germes. Outre diverses «ptysannes» et thés, Dom Maur fait venir de chez l’apothicaire de la thériaque, du sirop capillaire, c’est-à-dire extrait de la plante nommée capillaire, de l’eau d’anis, de l’eau de la reine d’Hongrie et un élixir horrifique, toujours en usage dans certaines parties des Flandres, et qu’il appelle tantôt élixir de ver terrestre, tantôt _spiritus vermium terrestrium_. Il fait une grande consommation de vin. Pendant les deux premiers mois de 1749, la mention «païé pour vin, biscuits et suc candy» revient constamment, parfois tous les jours, et la somme déboursée varie de deux à cinq, neuf et même onze florins. Il est probable que Dom Maur avait l’estomac faible et par suite une propension à se croire menacé de toutes les maladies, sans cesser pour cela de vaquer à des occupations très absorbantes. Dom Maur, neurasthénique et homme d’affaires, était-il avare ou généreux, d’un commerce agréable ou difficile? Nous ne pouvons l’affirmer. C’était un homme droit et froid, attentif à son devoir, attaché à son abbaye, à son Abbé, à lui-même et à ses frères; après cela, comme il avait l’esprit incontestablement juste, il s’intéressait au reste du monde suivant qu’il le méritait. Il exerce une stricte économie, ne faisant jamais une dépense inutile et notant les plus minimes: deux sous de «filet» pour faire un point, quatre sous dépensés pour raccommoder un soulier, deux liards à une barrière ou quatre patards à un bac. C’est un administrateur méfiant. Nous le voyons de temps à autre faire quelque remise à un fermier éprouvé par la grêle ou le grand vent, mais quand on lui parle agrandissements ou réparations, il commence toujours par rechigner, envoie sur les lieux ou s’y transporte en personne et ne consent qu’au moins possible et à la dernière extrémité. Nous voyons que souvent aussi, à propos de réclamations, les choses s’enveniment brusquement et on plaide. L’abbaye de Liessies était riche et généreuse: la tradition du pays et les archives des églises en font foi. Dom Maur, qui maniait journellement de grosses sommes d’argent, n’avait pas à empiéter sur le chapitre des aumônes, et nous ne voyons pas qu’il le fît. Il donne assez libéralement des «dringuelles[2]»: deux florins aux domestiques des Pères Jésuites, six patards à la servante des Bénédictines, autant, par ordre de M. l’Abbé, au cocher de M. l’Intendant. Mais ces générosités rentrent dans le chapitre des dépenses prévues, comme l’argent qu’on peut donner à un procureur qui a sollicité pour vous. Une seule fois, à Douai, Dom Maur donne vingt florins pour le «vin de charité» de l’hospice, mais c’était peut-être une manière de fondation. Une autre fois, il écrit à Dom Ghislain de compter à Simon Laurent quelque argent dont il a besoin. On se réjouit, mais, trois jours après, on voit que Simon Laurent a rendu intégralement la somme et que son besoin n’était pas d’un besoigneux, mais vraisemblablement d’un agent. Dom Maur est, en toutes choses, un homme d’un extrême sang-froid, averti des faiblesses et des vices de l’humanité, accoutumé aux vicissitudes de la vie de plaideur et aux revirements soudains de la fortune. Il écrit de la même main: «Notre procès contre Molle est venu en haut et nous l’avons gagné.» Ou bien: «On a jugé aujourd’hui notre procès contre Van Rode, et nous l’avons perdu.» [2] Mot wallon signifiant pourboire, évidemment apparenté à l’allemand _Trinkgeld_. Il note sans sourciller, le 5 janvier 1721: «Reçu avis de Sart-les-Moines que Dom Joseph avait été condamné à Louvain, en propre et privé nom, en matière d’injure comme Molle.» Son journal étant rempli de décisions légales, il y consigne celle-ci comme les autres, sans plus s’émouvoir. Il a peu de gaieté, aucun sens du ridicule. Il écrit gravement les surnoms les plus risibles. Il note qu’il a «vu mademoiselle Duquesne et lui dit que nous ne savions ce qu’elle voulait dire avec ses plumes». Ou encore: «Nous avons examiné les deux débats contre Molle et nous avons été au greffe pour faire copie du compromis fait entre Molle, Dom Florent Jénart et Dom Michel Dujardin par lequel ils se sont soumis au jugement des deux avocats marqués dans ledit compromis, dont l’un était celui de Molle et l’autre un peu timbré.» Entre les courses, les ventes et les audiences du tribunal, Dom Maur reste au logis et fait sa correspondance ou lit en grignotant ses biscuits et sirotant son sirop. Il est l’homme du temporel, l’homme du dehors, dont le devoir est de se renseigner sur ce qui se passe dans le monde, afin de prendre ses précautions en conséquence. Peut-être aussi qu’on parle déjà politique dans les diligences, à l’auberge des Trois-Pigeons ou à celle du prince Tserclaes, sur le Sablon. Dom Maur lit donc les journaux: la _Gazette de Hollande_, les _Annales de Hainaut_ et autres «livres du temps», dont il paraît presque aussi friand que de sucreries. Avec des almanachs de Milan, c’est toute sa littérature. Il lui passe par les mains bon nombre d’ouvrages théologiques destinés à M. l’Abbé ou au prieur, mais il ne s’intéresse que médiocrement aux controverses sur la «constitution». Pour achever le portrait de Dom Maur, il nous reste à dire qu’il est indubitablement obéissant et humble. Il pourrait se croire indispensable, puisque l’énorme poids des affaires financières de l’abbaye repose entièrement sur lui, et indépendant, puisqu’il ne vit presque jamais en communauté et qu’il a toutes les dispenses. On ne voit jamais percer de tels sentiments. Au contraire, Dom Maur parle toujours de la volonté de l’Abbé comme s’il était le premier qui dût la subir. Il emploie constamment la formule: «M. l’Abbé m’a donné l’ordre...» Ou, s’il est à Liessies: «M. l’Abbé m’a mis pour être...» Ce chicaneau était probablement un excellent religieux. * * * * * Plus de la moitié du Journal de Dom Maur a rapport à des procès. L’abbaye est immensément riche; elle a la collation ou la propriété d’innombrables bénéfices non seulement en Hainaut et dans les Pays-Bas, mais jusque dans le midi de la France; elle possède des bois, des fermes, des mines: bref, elle est dans la situation de tous les gens trop riches et que leurs affaires accablent; elle tire de l’argent de partout, mais ceux de qui elle le tire se le font arracher et s’ingénient de toutes manières à le reprendre. La plus grande partie des procès que Dom Maur soutient à Féron, à Mons, à Valenciennes ou à Douai, voire à Cambrai et à Rome, vient d’exigences ou de prétentions qu’il trouve injustifiées. La formule «... qu’il prétend et qu’on ne lui doit point» revient incessamment. On ne peut guère se persuader cependant que Dom procureur répugne à cette guerre éternelle et qu’il n’ait aucun goût pour le jeu de la chicane. Il est batailleur, sans aucun doute, froidement et délibérément batailleur, et il y a bien apparence que tout Liessies respire une atmosphère de combat. A l’époque où le Journal commence, Lambert Bouillon n’est mort que depuis dix ou douze ans,--Dom Maur a fait profession l’année même de sa mort et il a probablement connu ce plaideur indomptable:--en tout cas, son éducation monacale a dû se faire au milieu des procès mal éteints légués par le vieux lutteur à Agapit Dambrinne. Il a dû se persuader de bonne heure que l’état de guerre est l’état normal de tous ceux qui possèdent et que le meilleur moyen de garder son bien est de montrer les dents à quiconque a la mine d’en avoir envie. La règle à Liessies est qu’on soit méfiant et chatouilleux. Les commis viennent jauger la cuve: «Dom Joseph proteste de nullité contre tout ce qui s’est fait.» L’hôte du _Gant d’or_, auberge sur la route de Bruxelles appartenant à l’abbaye, fait changer une gouttière. On plaide jusqu’à ce que la gouttière soit remise en son premier état. Un de nos chevaux est arrêté à Etrœungt pour le vinage. Dès le lendemain, on envoie faire sommation au vinager qui relâche le cheval sous caution. Le surlendemain, on lui délivre «copie de nos titres» et de l’ordonnance de l’intendant et on lui fait une seconde sommation «à ce qu’il ait à purger ladite caution». On croit l’affaire finie. Le mois suivant, parmi divers petits procès--contre ceux de Wannebecq qui prétendent un vicaire, ceux d’Ath qui prétendent un chapelain, le curé de Roquignies qui veut retenir sa dîme, ceux d’Ohain qui réclament pour la portion congrue de leur vicaire, contre les maltôtiers, etc.,--on voit que Dom Joseph écrit pour l’affaire du vinage et tout à coup que trois avocats ont été consultés à Mons pour cette bagatelle. Dom Maur n’a pas peur du Gouvernement. Deux ou trois fois, il s’entremet dans des affaires de contrebande où Coppée, domestique, où Nicaise, notre fermier, ont été pris. Quelquefois, cependant, il s’y prend en douceur, et le Journal porte mention d’un «cadeau à un buraliste». Il proteste contre une taxe sur les houilles et ne la paie que lorsqu’on lui a dit que «noblesse et abbayes l’ont payée». On veut prendre des chênes dans nos bois pour bâtir des casernes dans les petites villes de France (c’est-à-dire Guise et La Fère). Dom Maur entre en correspondance, se méfie d’emprises probables et va voir au bois ses chêneaux. Bientôt il cherche un sergent pour faire protestation, et, n’en trouvant point, remet au lendemain de le faire à Guise. Il n’est pas au mieux avec les autorités ecclésiastiques. Fénelon, à qui Lambert Bouillon a joué un si mauvais tour, est à peine remplacé, et on ne voit pas qu’il se soit établi des relations très cordiales entre l’archevêché et l’abbaye. Les «jeunes» ne vont pas à Cambrai pour l’examen et on les fait ordonner à Maubeuge par un évêque de passage. C’est aussi le coadjuteur de Québec qui vient à Liessies «confirmer». Le promoteur de l’officialité veut ériger en cure le «secours» de Cartignies. Dom Maur fait la sourde oreille et se fait «signifier d’une requête». On ira donc en cour de Rome. Dom Maur a dans la ville de Liège un sien cousin, chanoine, et à Rome deux autres cousins, aussi Levache (il écrit indifféremment Levache ou Levage, ou même Levacq), qui lui sont moins connus. Le cousin de Liège écrit à ses cousins de Rome et ceux-ci se mettent en mouvement. Malheureusement, la Daterie est en vacances, comme de juste, et pendant ce temps, le promoteur presse Dom Maur «à faire ses preuves», sans paraître savoir qu’il a «interjecté appel». L’affaire traîne en longueur, mais on finit par obtenir «un bref d’appel de la sentence de l’officialité dans la cause que nous avons contre le promoteur pour l’érection de l’église de Cartignies en cure». Il en coûte «huit écus romains de dix esquelins chacun». Même avec les abbayes de son Ordre, Dom Maur a de petites difficultés. MM. de Saint-Michel en Thiérache ont avec lui une correspondance beaucoup trop longue pour l’affaire qui l’a motivée. Avec l’abbaye de Crespin, des arrangements à frais communs au presbytère d’Harvent amènent une vraie brouille, et l’on est «signifié d’une requête». Bref, Dom Maur plaide à propos de tout et à propos de rien: les procès se superposent et s’enchevêtrent. Le procureur écrit pour «recevoir des nouvelles de plusieurs procès que nous avons à Ath». En effet, il en a quatre: un pour le «prétendu» chapelain, un pour une sacristie qu’il s’agit de «raccommoder», un autre avec les Moulins pour une mesure de farine qui a été enlevée, et un quatrième avec M. Van Rode, fermier. Il plaide à la fois contre les chanoines de Maubeuge, ceux de Condé et ceux de Saint-Quentin, et quand on rencontre la mention: «ceux du clergé», on est bien empêché de savoir à qui l’appliquer. Tout cela entraîne des dépenses considérables, car il faut payer des experts et des avocats, et l’on voit certain procureur réclamer de l’argent «pour nous avoir servis», mais le vrai plaideur n’y regarde pas. Dom Maur débourse sans sourciller mille florins de frais dans le procès contre Molle qui est une affaire d’importance minime. On ne plaide pas pour gagner de l’argent, mais parce qu’on enrage d’avoir raison. Les innombrables procillons qui font ressembler le Journal de Dom Maur au rôle d’un tribunal sont des affaires presque toutes communes et qui n’offrent guère d’intérêt. Ce qui intéresse, c’est Dom Maur lui-même par sa persévérance, son indifférence aux résultats et son superbe sang-froid. C’est aussi quelques-uns de ses adversaires. Deux surtout paraissent dignes de lui: leurs noms reviennent fréquemment, presque à travers tout le Journal, et ce retour perpétuel de figures lointaines et presque anonymes finit par leur donner quelque chose d’épique. L’avocat Le Maulnier paraît dès la première page du Journal: on consulte M. Petit pour sa requête. De loin en loin, au cours de la première année, cette affaire revient: «On a travaillé à un rapport contre Le Maulnier», ou: «On a reçu trois mémoires contre Le Maulnier», ou, un peu plus tard: «On a commencé à rapporter notre procès contre Le Maulnier.» Au commencement de 1720, l’affaire s’engage à fond. On écrit à M. l’Abbé que la présence de Dom Joseph est nécessaire parce que le conseiller rapporteur a besoin d’explications. Dom Joseph arrive, et, pendant un mois, c’est une grande activité. Visites au président et à un conseiller. Visites à quatre conseillers. Remise de factums. Répondu à la requête civile de Le Maulnier. Travaillé à l’avertence, etc., etc. Après un temps, on recommence la lecture, on achève l’avertence, laquelle est servie avec dix-sept pièces. Le Maulnier sert une solution à l’avertence de Dom Maur. On y répond. Enfin, le 13 mars, au soir, «notre procès contre Le Maulnier est sorti du bureau et nous l’avons gagné». C’est la formule ordinaire. Seulement, cette fois--peut-être parce qu’on a battu un homme de la partie--il y a une joie extraordinaire dont le Journal s’échauffe pendant trois jours. On écrit et on envoie aussitôt un messager à M. l’Abbé, Dom Ghislain et Dom Gérard. On va remercier MM. le Président et le Rapporteur et M. Cornet. On écrit aussi à Dom Corneille «pour lui notifier la bonne nouvelle du gain de notre procès». Dans la joie où l’on est, on écrit à M. Duquesne de faire raccommoder la grange de la Folie, «s’il est absolument nécessaire». Le lendemain, M. Tahon fait venir les parties et leur déclare les «points d’office», après quoi on commence la liquidation. L’avocat de Le Maulnier refuse de payer les épices du procès. Suivent diverses comparutions où le conseiller s’offre d’amener un accommodement. De fait, on travaille avec Le Maulnier, à l’amiable, un après-midi. Après deux mois d’un silence de mauvais augure, Le Maulnier sert ses contredits consistant en quatre cent quatre-vingt-dix-sept articles. On les étudie, mais il y a apparence que cette énorme masse de raisons est inébranlable, car à une dernière comparution chez M. Tahon, «on finit tous les anciens procès, de sorte que notre rente se trouve réduite de 940 à 910 florins». Sur ce, on demande à Liessies des chevaux «pour s’en retourner». A côté de cet avocat savant et retors, on voit paraître un petit curé entreprenant, tenace et malin, qui fait encore meilleure figure. C’est le curé de Gognies-Cauchies. Brave petit homme qui lutte tout seul contre la riche et puissante abbaye! Leur difficulté provient d’une dîme qu’il a retenue et de sa maison de cure qu’il veut qu’on «rétablisse». Le petit curé gagne, haut la main. Dom Maur rappelle, et on entre dans le labyrinthe pour n’en pas sortir, car le Journal s’achève sans que l’on sache si l’on s’est arrangé pour tout de bon. Le procès de Gognies est d’ailleurs le plus embrouillé de tous. Après quelques mois, on voit Dom Maur copier «deux petits procès avec Gognies», et on s’aperçoit, en effet, qu’il y a trois affaires distinctes poursuivies simultanément à Mons, à Valenciennes et à Douai. Le petit curé trouve aussi moyen de mettre dans son jeu les chanoines de Maubeuge qu’on voit qui n’ont pas encore «tripliqué». On fait faire des comparutions, des expertises et vues de lieu. Quelquefois le petit curé fait défaut, d’autres fois il propose des accommodements; il vient en personne à Liessies, par une belle journée de printemps, et «offre de payer la moitié des frais de la veüe de lieu si l’on veut mettre des barreaux à ses fenêtres». Il s’agit bien de barreaux. Dom Maur, quelques jours plus tard, est à Douai avec ordre de solliciter fortement contre «Gognies». M. le conseiller Dupuis, homme paisible, tâche d’accommoder les parties. Sur ces entrefaites, le procès qu’on a pour la dîme sort du bureau à Mons et «nous avons gagné». Reste celui de Valenciennes et celui de Douai, très lents l’un et l’autre et très confus, car, cette fois, les chanoines de Saint-Quentin entrent, on ne sait comment, en ligne, et l’on ne voit jamais clairement si l’on plaide pour le fond ou seulement pour des frais. Quoi qu’il en soit, Dom Maur gagne encore à Valenciennes. On croit tout fini; mais, après plusieurs mois, on retrouve, comme un refrain de cauchemar, l’éternelle mention: «Fait un écrit contre le curé de Gognies-Cauchies.» C’est qu’il reste le vieux procès de Douai auquel on ne pensait plus et qu’enfin le petit curé, abrité derrière ses chanoines, gagne, le 5 avril 1721. «Nous avons perdu notre procès contre lesdits chanoines, à tous frais et dépens, et il a été déclaré que les curés primitifs sont obligés d’évacuer leur disme avant que les autres codécimateurs contribuent aux portions congrues et aux maisons des curés.» La note des premiers frais monte assez haut, car Dom Maur donne en à-compte 360 florins qui sont tout l’argent qu’il a sur lui. Vers la fin de novembre, le procureur écrit à son dit curé de venir liquider sa dîme de 1719 et s’arranger pour de certaines briques dont on a pavé son grenier. Le petit curé répond qu’il «envoiera», et quand on s’est habitué à voir son nom revenir pendant plus de deux ans presque à toutes les pages du Journal, on se demande s’il n’«envoiera» pas un sergent. Autour de ce combatif petit homme on voit graviter d’autres petits curés, celui de Maffles, celui d’Eppe-Sauvage au sujet duquel on consulte trois avocats, ceux d’Étichove et de Roquignies, celui d’Ostiche. Ce dernier, le jour même que le curé de Gognies vient demander des barreaux pour ses fenêtres, fait aussi le voyage de Liessies et demande qu’on ajoute une «quatrième place» à sa maison et qu’on lui donne des pailles pour son toit. Il n’aura rien du tout. Il part fort mécontent et, quelque temps après, «menace d’arrêter nos biens». Que de plaideurs, que de juges, que d’avocats, que d’affaires! Quand on lit vite, les choses se mettent les unes sur les autres, les jours s’enfuient, les mois glissent, les procès pullulent, le journal fait un bourdonnement monotone qui engourdit et ne laisse que la sensation d’un temps lointain et irréel. Vers la fin, on voit plus souvent ces querelleurs s’accommoder et l’on sent combien des gens morts depuis si longtemps ont eu raison de cesser des batailles ridicules. A deux reprises, Dom Maur passe tout un mois sans bouger de Liessies, de chez nous, comme il dit, et on aime se le figurer loin du fracas des maisons de poste et des cours de justice, vaquant à la tranquille besogne quotidienne et entendant par sa fenêtre ouverte, le chant assourdi du chœur. Je suis sûr que M. l’Abbé tient à ce qu’il reste ainsi de temps en temps au logis. Souvent on voit reparaître l’ordre de revenir à Liessies, «sitôt nos procès finis». M. l’Abbé s’occupe aussi--il le faut bien--de ce que son procureur fait à Mons ou à Douai, mais je n’ai aucun doute qu’il n’aime pas cette agitation vaine et qu’il pense quelquefois avec regret au passé, en regardant de sa stalle la tombe de M. de Blois. * * * * * Il semble d’ailleurs qu’on vive très paisiblement à Liessies. L’Abbé est un homme sage et bon, très respecté et probablement aimé. L’obéissance est entière, et le commandement n’a rien de rude: l’existence des religieux doit être monotone et douce, sans désordres et même régulière sans être plus édifiante que celle de la majorité des moines à cette époque; l’atmosphère, celle d’un collège ecclésiastique de province, vraie famille agrandie où l’attachement au nid commun est le ressort principal des actions. Il n’est fait aucune allusion dans le Journal de Dom Maur à la présence de Frères convers dans l’abbaye: ce sont des domestiques qui font les charrois et autres grosses besognes, et des jeunes gens du pays se présentent de temps à autre «pour écrire au comptoir». Cette égalité de tous les religieux contribue à leur donner une liberté et une individualité plus grandes. Les «jeunes» ne sont pas séparés du reste du monastère. Ils y entrent comme postulants; après un an, on les présente au Chapitre pour la profession, et le vote de la communauté décide de leur réception; leurs «prémices» sont de grandes fêtes pour lesquelles Dom Maur débourse cinquante ou soixante florins. Le Journal ne laisse aucun doute que tous les moines se connaissent et s’aiment. Dom Maur envoie constamment «chez nous» des manières de cadeaux qu’il sait devoir plaire à celui-ci ou celui-là. A M. l’Abbé des livres, du thé impérial ou de beaux bas rouges pour les grandes cérémonies. A M. le Prieur, qui est savant, pieux et rhumatisant, des livres, des traités spirituels, un bonnet, de l’huile de myrrhe. A Dom Thomas qui est peintre, des couleurs. A M. le Sacristain, des dentelles. A Dom Joseph, des œufs frais et du vin de «Frontiniac». A un autre, du fil d’argent et des croix de corne «pour faire des dizaines». A un autre, des livrets d’or pour des broderies. Les liens de famille ne sont nullement brisés. M. l’Abbé fait écrire à un religieux que, passé telle fête, il pourra s’en aller voir sa mère. Une autre fois, Dom Maur rencontre Dom François s’en allant _ad patriam_. Un peu plus tard, Dom Maur écrit qu’il a compté huit écus à un autre religieux s’en allant _ad patriam_. L’abstinence monastique existe toujours en principe et le Journal suit la marche de l’année ecclésiastique avec la régularité d’une horloge. «Écrit à mademoiselle Wélis de Bruxelles pour les provisions des Avents.»--«Coppée est arrivé avec un chariot pour charger les provisions de carême: quatre tonnes de morue, deux tonnes d’harengs, une tonne de saumon, etc.» Mais comme la moitié des religieux, étant constamment en voyage, ont dispense, il est probable que la règle s’est bien relâchée de la sévérité primitive. En tout cas, le maigre se relève par toutes sortes de douceurs, et le carême de Liessies est un carême sucré. A la vérité, le procureur commande des sacs de riz et des ballots «d’estocfix», mais on le voit acheter d’un coup 160 livres de cacao, 50 livres d’orge perlé et pour 79 florins de «banille». Il y a à l’abbaye des provisions de cannelle et de noix muscades, de dattes, de raisins de Tharse et de câpres d’Espagne; à intervalles aussi, des citrons et oranges amères qui sont un grand luxe. On boit ordinairement le petit vin de Laon, mais on en fait venir de Bar, et la cave est fournie de vin d’Espagne et de vin du Rhin. Liessies ne manque point d’amis, bien qu’il s’en faille de peu qu’on ne leur fasse à tous des procès. Il y en a de puissants: M. l’intendant à qui l’on envoie de temps à autre un chevreuil et que M. l’Abbé va voir vers le nouvel an «pour lui faire les compliments du temps»; madame de Maubeuge, la noble et puissante abbesse du noble et puissant Chapitre de Maubeuge. C’est une très grande dame. L’année où elle prend possession, elle passe par Liessies avec ses officiers, une compagnie de gardes du corps, une de hussards, une de grenadiers et une de bourgeois de Maubeuge. On héberge tout ce monde. Le lendemain, M. l’Abbé et deux religieux accompagnent «Madame» pendant le reste du voyage, et M. l’Abbé l’installe et dit la messe basse pontificalement. Une autre grande visite cause un émoi encore plus grand. Brusquement Dom Maur annonce le passage du Prince Tingris et ce nom ainsi orthographié fait que, pendant quelques jours, le Journal prend un air d’_Amadis_. On a envoyé à Bruxelles le messager de Trélon pour chercher des jambons, des succades et autres choses «portées sur l’état du maître d’hôtel». On achète pour treize écus à trois couronnes de poisson frais. Comme rien à Liessies n’est assez beau pour un hôte aussi distingué, on envoie de Mons «huit douzaines de serviettes, trois douzaines de couteaux, autant de cuillères et fourchettes de métail, une boette de biscuits, et macarons et sucades». Pour mettre le comble à cette magnificence on joint une demi-douzaine de citrons, autant d’oranges amères et autant d’oranges de Portugal qui composeront un véritable dessert de prince. Liessies a d’autres amis plus humbles et que l’on traite familièrement. Ce sont quelques curés:--M. Jénart avec qui on finit malheureusement par plaider, mais que M. l’Abbé recommande quand il va au concours; ou M. O’Dwyer, Irlandais francisé qui rend de petits services au monastère;--des gens d’affaires, tellement absorbés par les dîmes, les tailles et les procès de Liessies qu’ils ne sont guère que des lieutenants du procureur; M. Petit, à qui M. l’Abbé fait des cadeaux de nouvel an; M. Goulart de Trélon et mademoiselle Duquesne, sa fille. Mademoiselle Duquesne est une femme prudente et méfiante qui fait une fois un peu de peine à Dom Maur en lui refusant des écus de Lille dont il veut la payer, mais c’est une amie tout de même. On la traite sur le pied de l’intimité, et le procureur passe plusieurs jours chez elle quand il vient ouïr son compte. Il y a encore M. et madame Tahon de Maubeuge, dont l’amitié est d’autant plus précieuse que M. Tahon est conseiller à la Cour. Il y a surtout les demoiselles de Bouillon, de beaucoup les meilleures amies du procureur. Ce sont des filles de très bonne naissance et d’éducation soignée, intelligentes, artistes et cependant pratiques et ne trouvant pas qu’il soit au-dessous d’elles de rendre à leurs amis les services les plus ordinaires. Elles habitent Mons, et sont pour Dom Maur d’un secours inestimable. Son coffre est chez elles et il leur confie aussi des bourses distinctes où sont les monnaies de provenance étrangère qu’il ne peut changer. Elles l’accompagnent dans les magasins chaque fois qu’il achète de la toile ou des étoffes. Quand il est à Liessies, elles font pour lui plusieurs courses qu’il n’oserait peut-être leur demander. Dom Maur a à Bruxelles une correspondante appelée mademoiselle Wélis, qui lui expédie toutes sortes de denrées. C’est une honnête marchande qu’il appelle jusqu’à la fin mademoiselle Wélis de Bruxelles, comme s’il avait entendu parler d’elle la veille pour la première fois. Elle n’a pas la commande de certaines douceurs comme amandes longues et thé impérial que les «demoiselles» se font un plaisir d’envoyer elles-mêmes à Liessies. Elles font cadeau à M. l’Abbé de beaux réchauds d’argent et de toutes sortes de sucreries quand il est malade. Elles pensent, comme de juste, à la sacristie: dentelles et fils d’argent viennent ravir le sacristain. De son côté, M. l’Abbé leur fait tous les honneurs: il les invite au prieuré du Sart où il vient pendant les chaleurs, et l’année où madame de Maubeuge passe par Liessies, il les ramène avec lui pour qu’elles aient l’agrément de cette cavalcade. Les religieux de Liessies sont en bons termes avec ceux de Lobbes. Dom Maur paraît heureux dans ses voyages de rencontrer parfois M. Tahon, religieux de cette abbaye. Ils ont aussi des relations agréables avec ceux d’Hautmont dont l’abbé vient un jour à Liessies, avec ceux de Maroilles qui donnent parfois l’hospitalité au procureur quand il revient de Douai, et surtout avec MM. de Saint-Sépulcre de Cambrai. On leur rend tous les services qu’on peut. Mais les vrais, constants, fidèles et très appréciés amis de Liessies, ce sont les Pères Jésuites. En général, les Bénédictins étaient plutôt Jansénistes. A Liessies, une tradition vieille de plus d’un siècle voulait qu’on se rangeât aux doctrines de la Compagnie et qu’on traitât les Jésuites avec une extrême cordialité. A Maubeuge et à Douai, Dom Maur descend presque toujours «aux Révérends Pères Jésuites»: il y est chez lui. Toutes les idées théologiques de Liessies sont celles des Jésuites. Les «jeunes» apprennent la dogmatique dans l’ouvrage du P. Platelles et la morale dans celui du P. Tavernes. On conserve aux archives la belle lettre que le P. de La Chaise écrivait à M. l’Abbé en lui annonçant sa nomination: «C’est votre mérite et votre zèle pour la bonne doctrine qui ont obligé le Roi à vous préférer à tous ceux qui ont sollicité Sa Majesté pour obtenir la place qu’elle vous a confiée. Je suis sûr que vous la remplirez dignement et que vous maintiendrez la régularité et le bon ordre dans une abbaye de si grande conséquence. Tous nos Pères que vous honorez de votre amitié m’en ont félicité, ce qui m’a fait un véritable plaisir. Je vous prie de leur continuer l’estime et la considération que vous avez toujours eue pour eux, etc.» M. l’Abbé reste très hostile aux Jansénistes et entretient une correspondance active avec le P. Imbert. Celui-ci lui envoie tout ce qui se publie «touchant la constitution». On trouve fréquemment la mention «Reçu un paquet de livres de Douai pour M. l’Abbé». Deux «escoliers» apportent à Mons un gros paquet de livres qui leur a été remis par le P. Imbert et qu’on envoie dès le lendemain à Liessies par un exprès. M. l’Abbé s’intéresse uniquement à la controverse janséniste et, à en juger par ce qui lui arrive d’ouvrages et brochures de toutes sortes, elle doit absorber tout son temps. Le Journal de Dom Maur finit la veille de Noël 1721. Ce jour-là le procureur inscrit: «Reçu de Douay un paquet d’écrits, sçavoir: un exemplair de la Sorbonne tombée, un exemplair des expositions des sentiments de M. de Noailles et deux exemplairs des lettres à l’auteur du supplément.» Il est bien probable aussi que des mandements d’Arras reçus quelque temps auparavant et plusieurs livres de M. de Soissons en latin se rapportent au P. Quesnel. Dom Maur ne lit rien de tout cela: son siège est fait, sans aucun doute. Les Jansénistes doivent lui apparaître comme des gens qui troublent l’État, causent de grandes dépenses en livres et favorisent dans les monastères une spéculation très vaine. * * * * * Telle est, en gros, l’impression que laisse le Journal du procureur. Ce qui surnage, c’est le sérieux de la plupart des figures et la futilité de la plupart des affaires. Mais, ni M. l’Abbé, ni Dom Maur, ni les autres ne croyaient leurs affaires futiles: les procès étaient la trame de l’existence quotidienne, et le Jansénisme était une erreur vivante et qui mettait la foi en péril. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Liessies est bien désert, et les plus vieilles gens s’y rappellent à peine le temps où ils se souvenaient de l’abbaye. Juin 1905. PETIT MOUTIER Moustiers est un hameau de trente à trente-cinq feux, très isolé dans une petite vallée de la partie orientale de la Fagne, à trois lieues de Liessies et tout près des hauts défrichés à travers lesquels passe la frontière belge: on l’appelle souvent Moustiers-en-Fagne. Une belle route conduit à Wallers au sud et à Eppe-Sauvage au nord, mais elle est en tout temps fort déserte et il faut que les ingénieurs l’entretiennent par le pur amour de leur art: on n’y rencontre guère que la carriole du boulanger ou du boucher. En revanche, elle monte et descend par longs et lents circuits à travers les pentes gazonnées qui bordent la forêt et ouvrent à chaque instant de vastes horizons sur la Fagne-de-Chimay. Il faut porter sur ce chemin des soucis bien cuisants pour ne pas s’y sentir comme bercé. Le nom de Moustiers dit assez clairement que l’histoire de ce petit village est liée à celle d’un établissement monastique. En effet on voit au premier coup d’œil que l’églisette qui vous accueille presque à l’entrée du hameau a été une chapelle de moines. Elle s’appuie, toute petite et gracieuse, contre une grande maison robuste séparée de la place par une bande de jardin sévèrement murée, et, derrière, de vastes dépendances enferment un grand carré. Les gens du pays appellent cet assemblage de constructions moitié agricoles, moitié conventuelles le Priolé, corruption facile à reconnaître du mot de Prieuré. On voyait encore il y a vingt ou vingt-cinq ans et l’on voit peut-être toujours, dans la sacristie, des tiroirs sur lesquels était écrit en caractères à peine pâlis: M. le Prieur, M. le Sous-Prieur. Ces religieux étaient des moines laboureurs dépendant non de l’abbaye de Liessies, mais de celle de Lobbes, en Hainaut, et suivant aussi la règle bénédictine. Ils étaient trois ou quatre qui, une fois dit leur office et leurs messes, vaquaient aux travaux des champs comme les paysans d’alentour. Les Mauristes, aussi bien que les autres Bénédictins, avaient de ces monastères campagnards. C’est dans une retraite de ce genre que Mabillon passa six années, redemandant à la terre la santé que les livres lui avaient prématurément ravie. Ces prieurés n’absorbaient pas comme les grandes abbayes toute la terre et tous les bras. Le prieur et ses compagnons devaient être les amis et non les maîtres des laboureurs leurs voisins. Il est peu de pays où l’attachement à la religion soit resté aussi paisible, entier et sincère qu’à Moustiers-en-Fagne. Il en sera de même partout où le prêtre ou le religieux ne se mettra à part des hommes au milieu desquels il vit que par une charité plus haute et une existence plus pure. Toute proche de l’église et du Prieuré est une très jolie maison du XVe siècle dont tout l’ornement consiste dans un pignon à gradins semblable à ceux qu’on voit partout dans le Soissonnais et dans des fenêtres à meneaux, mais dont les proportions sont parfaites. La pierre de taille qui est tout simplement la pierre bleue de Hainaut, en est cependant relevée de bordures délicates. Quand on entre dans le village par la route d’Eppe-Sauvage, cette maison fait avec l’église et le Prieuré un ensemble de lignes brisées extraordinairement gracieuses. Le Prieuré de Moustiers n’a point d’histoire; le village non plus; etson nom vague et général le tire à peine de l’anonymat. C’est un endroit silencieux et heureux où des moines et des villageois ont vécu pendant plusieurs siècles ignorés et contents. J’espère que le lecteur ne me trouvera pas ridicule d’ajouter ici quelques vers inspirés par cette bourgade de rêve. Si quelque musicien voulait y adapter un air monotone et lointain de vieille chanson, je lui en saurais gré. LE MOUTIER C’était un vieux petit moutier Avec des gables; Dans la cour un grand peuplier Et des érables. La chapelle avait des murs gris De vieille pierre, Sous les corbeaux de bois noircis Pendait un lierre. Derrière ce petit moutier Grandes ouvertes Les granges au front altier Étaient désertes. Un petit logis tout sculpté Ceint de guirlandes Dormait dans un jardin d’été Plein de lavandes. Un petit verger conduisait Au cimetière: Monsieur le Prieur y lisait Son bréviaire. La route allait je ne sais où Bien loin en France, Quelques-uns disaient à Limou Vers la Provence. C’était un vieux petit moutier Du temps des guerres, Où plus d’un brave cavalier Fit ses prières. Dans le petit moutier tout dort: Le soleil pèse, Et Monsieur le Prieur est mort Sous Louis Seize. Juin 1908. LES MOINES DE SHAKESPEARE Shakespeare aime et respecte les moines: c’est un fait indéniable pour quiconque connaît, même superficiellement, ses œuvres, mais c’est aussi un fait inexplicable pour quiconque n’a sur l’histoire religieuse de l’Angleterre que ces notions vagues où l’on accroche vaille que vaille des idées préconçues. On se dit: Shakespeare a été l’un des poètes favoris d’Élisabeth, et Élisabeth est la grande persécutrice du catholicisme en Angleterre; il est donc impossible que Shakespeare n’ait pas été protestant. D’un autre côté comment se pouvait-il qu’un auteur protestant fît l’apologie des moines devant Élisabeth qui sûrement les exécrait? Peut-être, après tout, Shakespeare était-il catholique plus ou moins secrètement; il y a des critiques qui l’ont cru. Ainsi raisonne-t-on, au lieu de demander à l’histoire si, par hasard, elle n’aurait pas le mot de l’énigme, et si ce mot ne se trouverait pas beaucoup plus simple qu’on n’est tenté de se l’imaginer. L’Angleterre ne fut jamais, au même degré que l’Irlande, un pays monastique: cependant les riches et nombreuses églises abbatiales qu’on y voit encore aujourd’hui, attestent que la prospérité des vieux ordres religieux y fut considérable. Aux XIIIe et XIVe siècles, les ordres mendiants s’y propagèrent avec une extrême rapidité, mais leur popularité ne fut guère plus durable que leur zèle. Le mouvement de Wycliff, révolutionnaire et protestant avant la lettre, fut dirigé en grande partie contre eux, et la littérature du temps leur est très hostile. On connaît les plaisanteries de Chaucer contre le frère quêteur qui rapporte de Rome une pleine besace de pardons tout chauds et contre le moine chasseur galopant dans une bruyante sonnaille de grelots. Pour lui comme pour les auteurs de nos fabliaux, c’est assez punir la paresse des grands abbés, et la rapacité un peu friponne des moines mendiants que de les mettre en chansons. Mais on entend une autre note dans le rude poème de Pierre le Laboureur et dans les bouts-rimés énigmatiques qui coururent l’Angleterre pendant les vingt dernières années du XIVe siècle. Ces mots de passe devaient se transmettre avec un sourire noir, et l’on en vit bientôt l’effet quand les Lollards devinrent légion, et réclamèrent la liberté et l’égalité, la faux, la hache et la torche à la main. Entre les Lollards socialistes et fort peu orthodoxes et Henri VIII, il n’y a qu’un siècle, mais le chemin parcouru dans ces cent ans est immense. Il ne s’agit plus de mouvements populaires: la monarchie absolue n’existe pas encore et elle n’existera guère que pendant les six années où Thomas Cromwell fera régner la Terreur, mais l’idée en a été aperçue nettement, et Wolsey, comme Cranmer, se repentira au moment de mourir d’avoir adoré le Roi au lieu d’adorer Dieu. Le Roi dès lors fait bien tout ce qu’il fait et, comme le dit la loi, il est incapable de mal faire. Henri fut donc suivi comme Louis XIV l’aurait été s’il avait voulu entraîner l’Église de France dans ce que le Parlement n’eût pas manqué d’appeler une indépendance légitime. Il avait horreur de l’hérésie, et il mourut avec la haine des protestants, mais le schisme ne lui faisait pas peur. Le Pape était, à ses yeux, un souverain rival qui percevait indûment des impôts dans le royaume d’autrui, envoyait partout des émissaires italiens déguisés en dignitaires ecclésiastiques, faisait la guerre avec des menaces de déposition et d’excommunication, bref, avec lequel il fallait négocier aussi longtemps qu’on le pouvait, mais lutter la lance haute quand on y était contraint. Wycliff avait prouvé, dans le _De Dominio_, que l’ingérence pontificale dans les affaires civiles était le renversement de l’ordre évangélique et la racine de toute corruption. Les idées d’Érasme étaient très semblables. Ce que les hommes du «Nouveau Savoir» voulaient, avant tout, c’était ramener l’Église, ses pratiques et son culte à la pureté primitive. Il restera éternellement fâcheux pour la Réforme qu’elle se soit greffée partout sur des faiblesses morales. On est mal venu à parler de réformer les autres quand on a pour premier souci de donner le champ libre à ses désirs. Mais d’un autre côté, Henri VIII eut beau jeu contre Rome en s’élevant contre les abus que Thomas More, son confesseur le pieux Colet, et le très raisonnable Érasme dénonçaient eux-mêmes, et l’intransigeance du sentiment patriotique en Angleterre lui fut d’un singulier secours dans une lutte où la politique pénétrait constamment la religion. La Réforme en Angleterre apparaît, en dernière analyse, comme le résultat d’un conflit entre toutes sortes de penchants assez bas se heurtant les uns les autres au nom de principes très élevés. Ce fut d’ailleurs une grande duperie dont très peu d’esprits clairvoyants prévirent le résultat, et à travers laquelle deux hommes seuls, More et Fisher, aperçurent une question de vie ou de mort qui valait bien qu’on lui sacrifiât sa tête. Les autres dirent: querelle de rois! exactement comme Léon X avait dit querelle de moines! en apprenant les batailles de Wittemberg, et crurent qu’il était d’une prudence vulgaire d’attendre que ces puissances ou leurs successeurs se fussent accommodés. Les évêques de France n’avaient guère raisonné autrement quand Louis XII fut excommunié par Jules II. Pouvait-on douter qu’Henri VIII fût, au fond, excellent catholique quand, moins de deux ans avant sa mort, il faisait signer à ses sujets les six articles qu’on ne pouvait regarder que comme le rempart de la pure doctrine, et traquait quiconque manquait la messe, refusait de se confesser ou niait la transsubstantiation? La suppression des monastères ne paraissait pas bien criminelle. Elle s’était d’ailleurs faite en douceur, à deux fois. Le Roi avait commencé par supprimer les maisons religieuses les moins riches, parce que leur nombre et leur constant besoin d’argent y rendaient la discipline moins exacte et le désordre plus apparent. Plus tard il supprima les grandes abbayes, parce qu’elles étaient trop riches, tandis que le Trésor était pauvre, et parce que le système du manoir, comme on appelait le régime de la propriété seigneuriale, les rendait déplaisantes aux petits comme aux grands. La liquidation de ces vastes domaines produisit peu de chose, grâce à la corruption des agents qui la firent et à la rapacité des familles aristocratiques qui s’arrangèrent pour en profiter. Le peuple qui avait pu se persuader d’abord que les dépouilles des abbés, comtes et ducs suffiraient à la voracité du Trésor Royal, ne vit pas diminuer les impôts, et regretta les distributions d’aumônes qu’on faisait aux portes des abbayes, mais il ne regretta pas autrement la dispersion des moines, et le clergé séculier l’imita. Lors donc qu’Henri VIII mourut, en 1547, c’est-à-dire à peine dix-sept ans avant la naissance de Shakespeare, il n’y avait plus en Angleterre ni moines, ni religieuses, ni nonce, et les lettres du pape n’y parvenaient plus qu’en fraude, mais il y avait toujours des évêques, des chapitres, et tout un clergé dont l’organisation restait la même qu’elle était depuis des siècles, des collèges et des universités où l’on enseignait la théologie traditionnelle. A Cambridge seulement un petit nombre de jeunes gens qui entre eux s’appelaient Frères, se réunissaient dans une auberge pour disserter sur la foi sans les œuvres, et l’on commençait à réimprimer les petits traités populaires de Wycliff, mais tout ce qu’il y avait dans le pays de littérature proprement protestante se bornait aux six mille bibles assez bien traduites par Tyndale et colportées clandestinement. Ce n’était pas grand’chose, et bien que le clergé fût ce qu’il était alors à peu près partout, ce n’eût certes pas été suffisant pour détacher l’Angleterre de sa vieille croyance, si le testament du roi n’eût mis Mary Tudor en dehors du conseil de régence qui devait gouverner aux lieu et place du petit Édouard VI. Que de fois l’histoire n’a-t-elle pas enregistré de ces fatalités qu’il faut prendre sans les discuter et sans chercher surtout ce qui les aurait remplacées si elles ne se fussent pas produites. Tout le monde sait que les sept années pendant lesquelles l’ombre chétive d’Édouard présida aux destinées de l’Angleterre, furent le règne de l’un des hommes les plus faux et les plus lâches qui aient jamais joué un rôle, l’archevêque Cranmer. On lui connaissait des tendances protestantes, et, vers la fin d’Henri VIII, il avait été fort près de passer en jugement, mais il dissimulait quand il le fallait. Avec un roi enfant et entouré de conseillers choisis pour leur complaisance il fut le maître. Dès le premier hiver qui suivit la mort de Henri VIII, Cranmer mangea publiquement de la viande en carême au palais archiépiscopal de Lambeth. Bientôt il supprima les Six Articles, fit enlever des églises, peintures, images et autels, permit le mariage aux prêtres, remplaça la messe par un service en langue vulgaire, codifia la doctrine dans les trente-neuf articles et la liturgie dans le _Prayer Book_. Ce fut une sorte de bacchanale au milieu de laquelle les minorités violentes ne manquèrent pas, comme il arrive toujours, de se donner carrière. Presque partout des iconoclastes traduisirent en faits la doctrine qui leur venait de haut: on brisa les crucifix, on brûla les statues de la vierge, on profana les reliquaires et surtout on pilla les biens d’Église. Après sept ans, vint Mary Tudor qui remit incontinent les choses dans leur ancien état. Les évêques protestants ou protestantisants furent chassés et quelques-uns brûlés; Bonner, évêque catholique de Londres, prisonnier à la Tour sous la régence, devint grand Inquisiteur et grand Juge; le Prayer-Book disparut devant le Missel, et une cérémonie solennelle symbolisa le retour à l’unité catholique. Reginald Pole, cousin de Henri VIII, exilé à Rome et cardinal, vint, en grande pompe, réconcilier sa patrie. Il arriva par la Tamise, une grande croix d’or brillant à la proue du bateau, fut reçu par tout le Parlement agenouillé et prononça les paroles qui absolvaient l’Angleterre du crime de schisme et d’hérésie. Cette scène sublime aurait pu marquer la fin de l’aventure luthérienne. Par malheur, Mary, romanesque et entière dans son dogmatisme, voulut épouser celui qu’elle regardait comme le seul défenseur de la vérité catholique. Philippe d’Espagne, froid, méprisant et méfiant vint à Winchester pour la cérémonie du mariage, lança la reine dans la politique qui devait le plus irriter le pays et regagna bientôt Madrid, la seule ville où il se sentît chez lui et où son terrible zèle se donnât libre cours. Cependant le peuple de Londres à force de voir brûler des protestants prenait peu à peu parti pour eux, le mécontentement s’accroissait des insuccès répétés du gouvernement; la prise de Calais fit déborder la coupe et, si la reine ne fût pas morte, la révolte aurait éclaté. Élisabeth fut aussitôt populaire. Elle était belle, intelligente, heureuse en politique, et c’est bien d’elle qu’on put dire que la reine ne peut mal faire: le peuple anglais voyait bien une femme dépourvue de tout scrupule, il n’en crut jamais ses yeux. Au point de vue religieux, Élisabeth sensuelle et sanguinaire, qu’on se représente ordinairement comme une réplique féminine de Néron, était, en réalité, l’indifférence même et la digne fille d’Anne Bouleyn. Elle avait une âme de roi, soucieuse avant tout de gouverner et de jouir, et ne sut jamais ce que la religion peut dire au cœur. Son attitude devant l’exaltation des puritains aussi bien que devant les pratiques catholiques était un étonnement profond et une impression de ridicule qu’elle ne cherchait pas à cacher. Elle faisait jeter au feu les images religieuses, mais elle singeait les Protestants et leur gravité grotesque et les appelait «frères en Christ». Quand elle fit sa première entrée dans Londres, elle baisa la Bible que les bourgeois de la cité lui présentèrent mais elle fit rétablir le crucifix dans sa chapelle et montra une défaveur constante aux prêtres mariés. Elle traita un jour publiquement avec une ironie cruelle la femme de l’archevêque Parker et elle interrompait les prédicateurs qui faisaient devant elle l’apologie du nouveau rituel. La religion était pour elle, avant tout, un élément politique et elle concédait ou reprenait suivant que son intérêt du moment lui dictait. Sa cour était pleine de nobles catholiques que les seigneurs protestants du Conseil jalousaient: elle ne prenait jamais parti. Dès le début de son règne elle ouvrit avec le Pape des négociations qu’elle eût fait durer un demi-siècle, comme elle fit pour tant d’autres, si Rome n’avait cru pouvoir adopter sans danger une politique espagnole. C’est à la lumière de la politique qu’il faut juger tous les événements des quarante années qui suivirent. L’Angleterre n’était en rien la puissance mondiale qu’elle devait devenir plus tard: c’était un petit pays peuplé de quelques millions d’habitants décimés régulièrement par la peste et la famine. Elle n’avait point de colonies, cela va sans dire; elle avait perdu ses points d’appui continentaux; l’Irlande, tout entière catholique, se faisait gloire de n’avoir de souverain temporel que le Pape; l’Écosse était une ennemie dont Marie Stuart, princesse presque française, voulait faire mieux qu’une rivale. La situation du pays était plus que précaire et les divisions religieuses, sourdes partout et toujours prêtes à éclater dans les comtés éloignés, y ajoutaient des difficultés nouvelles. Les seigneurs du Nord conspiraient. L’Espagne armait sa trop célèbre flotte à laquelle les ports d’Irlande étaient naturellement ouverts; la reine d’Écosse n’attendait qu’un signal. Le Pape et Philippe crurent l’occasion unique et se déclarèrent. Élisabeth fut sommée de prouver sa légitimité, bientôt après excommuniée et déposée et ses sujets déliés de leur serment de fidélité. Il semblait que l’Armada n’eût qu’à paraître. Les conseillers du Pape avaient compté sans la fierté nationale des Anglais aussi susceptible alors qu’aujourd’hui. Ces mesures violentes aliénèrent de nombreux catholiques qui autrement fussent restés fidèles. Les lettres du cardinal Allen et les journaux du collège de Douai montrent clairement ce qu’étaient les sentiments réels de la population. Les deux tiers, au moins, écrivait Allen, sont entièrement catholiques de cœur et ne se conforment qu’en apparence et la mort dans l’âme. Le clergé n’était pas plus gagné. Dans beaucoup d’endroits le curé faisait chaque dimanche deux services, l’un dans sa maison pour les catholiques, l’autre à l’église, suivant l’usage nouveau. Parfois on voyait à la même table de communion des fidèles recevant l’hostie consacrée à la messe et des protestants communiant sous les deux espèces. Les lettres d’Allen montrent bien que cette dissimulation ne paraissait pas criminelle, avant tout parce qu’on la croyait passagère, et de nombreux documents anglicans, entre autres un curieux sermon de Latimer, prouvent aussi que les protestants savaient à quoi s’en tenir sur les sentiments réels de beaucoup de leurs coreligionnaires prétendus. En fait, les catholiques se cachaient beaucoup moins dans les premières années d’Élisabeth que les protestants ne s’étaient cachés sous Mary. On payait l’amende quand on était convaincu d’avoir manqué l’église de tout un mois, ou quand on ne trouvait pas de prétexte suffisant pour refuser la communion pascale et tout était dit. Seuls les prêtres qui refusaient le serment étaient punis, mais la persécution n’était pas sanglante. Un frère d’Allen qui passa plusieurs mois à Londres en 1583, c’est-à-dire un ou deux ans avant que Shakespeare n’y vînt chercher fortune, vit un certain nombre de prêtres incarcérés à la Maréchaussée. Ils y disaient la messe, presque tous, chaque matin, et sortaient librement dans la journée pour un ministère à peine dissimulé. Les gardiens se laissaient corrompre à bas prix. Les choses changèrent quand le danger d’une invasion espagnole apparut clairement à tous. Les prêtres de Douai furent regardés comme des espions, et les jésuites comme des émissaires de l’Espagne. On les traqua, bien plus sous l’empire de la frayeur que par haine religieuse, et les sectaires tirèrent parti de la confusion. Vainement les martyrs affirmaient-ils, au pied de l’échafaud, qu’ils ne reconnaissaient d’autre pouvoir civil que celui de la reine, on les huait comme traîtres à la patrie. Il va de soi que l’hérésie gagna beaucoup de ce que Rome perdait, mais la théologie anglicane qui se formait peu à peu dans des livres comme celui de Hooker, était bien plutôt catholique que luthérienne et le sentiment populaire offrait la même nuance: on ne transforme pas en deux générations les formes religieuses dont un peuple a vécu pendant dix siècles. Si l’on veut s’imaginer ce qu’était à peu près la disposition des esprits en Angleterre au commencement du XVIIe siècle, il faut oublier totalement l’anglican d’aujourd’hui, sur qui a passé le rouleau de fer des Hanovre et la vague d’indifférence soulevée par les Déistes: il y a longtemps qu’il a oublié l’atmosphère où ses pères ont vécu et son ignorance naïve est souvent prodigieuse; il ne faut, surtout, pas penser aux pasticheurs de la Haute-Église, pour qui le catholicisme n’est pas un ressouvenir, mais bien une attrayante nouveauté. Il faut penser aux Vieux Catholiques de Suisse ou d’Allemagne, et non point rongés comme ils le sont par le protestantisme ambiant et tout pleins de l’entêtement schismatique, mais tels qu’ils seraient, si, au lieu d’être l’exception et de vivre en îlots, ils eussent été pris en masse dans une conversion violente du pays tout entier et dans l’étonnement où les révolutions laissent toujours les individus paisibles qui les ont subies et non faites. Élisabeth et son peuple étaient des catholiques de la veille qui n’avaient pas eu le temps, à beaucoup près, de prendre les façons puritaines et qui pouvaient se regarder souvent comme des catholiques du lendemain. Ajoutez que le concile de Trente datait de cinquante ans à peine, et que les questions de liturgie et de discipline étaient encore dans leur état amorphe et bien loin d’être ce qu’elles sont devenues pour nous, après trois siècles de réglementation et d’uniformité croissante. * * * * * Revenons à Shakespeare dont la noble figure va nous paraître désormais toute autre que si nous accollions crûment à son nom le glacial adjectif de protestant. Il naît à Stratford-sur-l’Avon, au mois d’avril de 1564, c’est-à-dire la sixième année d’Élisabeth. Six ans avant sa naissance donc, les lois sévères de Mary sont appliquées partout; les protestants sont terrés dans les faubourgs des villes; les cloches qu’on entend sonnent pour la messe et les vêpres, ou la procession, ou la visite d’un évêque qui va parler d’attachement à la foi romaine. Il est vrai que la trombe déchaînée par Cranmer sous le petit Édouard a passé, et que les commissaires de Henri VIII ont visité Stratford il y a une vingtaine d’années et que les traces de leur passage subsistent. La grande et belle maison que voilà vide était, il y a peu d’années encore, la collégiale de Stratford. Cinq prêtres et quatre petits choristes y vivaient paisiblement, un peu trop paisiblement peut-être, bien que l’un des prêtres tînt école. Jean de Stratford les avait établis là au XIVe siècle pour chanter à perpétuité l’office et la messe des morts pour le repos de son âme. On ne dit nulle part qu’ils eussent été pour le pays un objet de scandale. Mais les commissaires du roi sont venus: ils ont fait des inventaires, puis ils ont pris tout ce qu’il y avait d’objets d’or et d’argent dans la maison, puis ils ont confisqué la rente et supprimé la fondation, enfin ils se sont emparés du logis sans se soucier des occupants. Et ce joli bâtiment gothique, flanqué d’une chapelle flamboyante et d’une halle qu’il serait bien urgent de réparer? C’est la Guilde qui sert en même temps d’hôtel de ville. Elle a longtemps abrité une institution bien utile, une confrérie pieuse d’assistance mutuelle qui a prospéré, s’est développée, et a fini par se confondre avec l’administration municipale. Les évêques de Worcester qui sont les seigneurs du «manoir», lui en ont peu à peu abandonné les biens. La petite ville est presque riche: les pauvres s’y savent des droits qui ne sont pas le misérable droit à l’aumône; on y vit dans la tranquillité profonde où sont encore aujourd’hui certaines petites villes belges dont la vie municipale n’a pas été entravée. Mais là aussi sont venus les gens du fisc. Ils ont tout pris, ce qui était à la ville comme ce qui était à la confrérie et ils sont partis, laissant Stratford non seulement sans son bien, mais même sans gouvernement régulier. Malgré tout et comme plaies d’argent ne sont pas mortelles, Stratford s’est reconstitué peu à peu. Il n’y a plus de collégiale, mais la petite école attenante est toujours dirigée par un prêtre et la belle église paroissiale de la Sainte-Trinité a retrouvé son clergé. La Guilde est détruite, mais la municipalité s’est reformée et la ville a repris la physionomie d’ordre un peu sévère qui y est de tradition. Les bourgeois font le guet toutes les nuits; les règlements de police sont appliqués; on inflige l’amende aux contrevenants; le pilori municipal n’est jamais longtemps vide, et sur la rivière froide et claire le _cucking-stool_ attend les femmes revêches et grondeuses. Tout a repris son air accoutumé. Il y a seulement plus de pauvres et quelques vieux prêtres dont la position serait bien pénible, si M. Rockwood,--le même qui sera pris dans la conspiration des Poudres--ne les assistait pas. Tel est l’état des choses à Stratford vers le temps où John Shakespeare vient d’épouser Mary Arden et très peu d’années avant la naissance de William. De protestantisme il est fort peu question. Qui irait les Bibles de Tyndale dans un pays où les officiers municipaux eux-mêmes ne savent pas toujours signer? Cependant Élisabeth succède à sa demi-sœur et ce sont de nouveaux changements. Nouveaux évêques--ceux que Marie a nommés ayant montré une toute autre énergie que ceux de Henri VIII--nouveau rituel, reconversion en masse de toute la petite ville. C’est au début même de cette époque de transition que le jeune William est baptisé. Le Stratford qu’il vit de ses yeux d’enfant obéissait à la reine, mais on n’y faisait pas de zèle puritain. John Shakespeare, le propre père du poète, est alors dans sa plus grande prospérité et tient des charges locales considérables. Cependant il est condamné à une amende de deux shellings, l’année même de la naissance de William, pour avoir mutilé une image dans la chapelle de la Guilde. Il y avait une grande croix sur la place du marché et deux autres aux entrées de la petite ville. Tandis qu’on laisse des énergumènes les briser en tant d’autres lieux, on les respecte à Stratford et, en 1608, après la mort d’Élisabeth, les échevins veillent encore à ce qu’on ne s’en serve pour aucun usage profane. William apprend sa grammaire et ses dialogues latins dans la chapelle de la Guilde, mais c’est que la halle où, jusque-là, se faisaient les classes, menace ruine: nulle idée de désécration. Pendant très longtemps les bâtiments de la collégiale restent inoccupés. Il faut un homme de mauvaise réputation, «diabolique usurier», un nommé Combes, pour se décider à les louer. Y avait-il dans le voisinage de Shakespeare des «Papistes d’Église», c’est-à-dire des catholiques simulant la conformité et revenant chaque fois qu’ils le pouvaient aux pratiques de l’ancienne Église? Cela est plus que certain et il est très vraisemblable que Shakespeare eut une expérience personnelle de la vie catholique. Son langage, en parlant des choses de la religion, est d’une infaillible exactitude, tout autre que celui de Balzac, par exemple, en dépit de son attention minutieuse au détail. On disait la messe chez les Rockwood où une perquisition fit découvrir quantité d’ornements, et William avait des camarades qui y allaient et certainement en parlaient, car on se cachait à peine dans les premiers temps d’Élisabeth et c’est seulement dans les romans que des masses entières d’hommes savent garder un secret. N’y a-t-il pas le ressouvenir ému d’une rencontre, et peut-être d’un mot plus sympathique que railleur, jeté en passant à une jeune fille, dans ce vers de _Roméo et Juliette_: Regardez sa figure joyeuse en revenant de confesse. Jamais Shakespeare ne prend un autre ton. Peut-être toutes ses impressions religieuses sont-elles des impressions pittoresques que le puritanisme ne lui aurait jamais données. Peut-être trouvait-il, avec la majorité de ses contemporains, que les services anglicans ordonnés par Cranmer étaient des farces ridicules aussi comiques que des «jeux de Mai». Jamais âme humaine ne fut moins faite pour se replier sur elle-même dans la tristesse de la pensée luthérienne, et au contraire plus tournée vers le mélange de mystère, de lyrisme et de somptuosité rituelle qu’est le catholicisme. Il est bien probable que Shakespeare vécut et mourut dans une complète indifférence religieuse. On a parfois exagéré un petit fait mentionné dans les documents, et se rapportant aux dernières années de sa vie, quand, après fortune faite, il se retira dans son pays natal pour n’être plus que M. William Shakespeare: c’est une dépense d’un quart de Malvoisie faite «pour un prédicateur». En y regardant, on s’aperçoit que ce prédicateur fut hébergé à New Place, chez le Dr Hall, gendre de Shakespeare, et que ce dernier voulut probablement aider sa fille à recevoir convenablement ses invités et non pas donner une marque particulière de sympathie à l’éloquent ecclésiastique. On peut se figurer assez bien comment l’auteur de _Hamlet_ écoutait un sermon, et surtout un sermon protestant, d’un ton tout autre que celui des sermons prêchés dans son enfance par un prêtre mal converti à la religion d’État. D’ailleurs, les impressions profondes sont celles de la jeunesse, et il paraît très certain que la jeunesse de Shakespeare n’eut rien de religieux. Il avait treize ou quatorze ans, quand son père tomba de la très large aisance où il était depuis son mariage, dans la gêne et bientôt presque dans la misère. Les rapports ecclésiastiques signalent que John Shakespeare est trop pauvre pour payer la taxe des indigents, et que, soit honte, soit crainte d’être importuné par ses créanciers, il ne vient jamais à l’église. Son fils n’y devait guère aller davantage. Il venait de quitter le collège et préludait à la vie plus que libre qui devait l’obliger à se marier à dix-sept ans avec une fille de vingt-quatre et bientôt à fuir le pays avec la réputation d’un assez mauvais sujet. Dans un bourg aussi réglé que Stratford des pratiques religieuses avec une existence sans frein eussent passé pour un scandale intolérable. Shakespeare partit donc pour Londres en 1584 ou 1585, avec un bagage de puritanisme fort léger. Son séjour dans la capitale ne l’accrut certainement pas. Nous savons très en détail ce qu’étaient les mœurs des acteurs et auteurs dramatiques londoniens qu’il eut pour camarades. La licence effrénée de leur vie, passée entre le théâtre, le cabaret et les mauvais lieux et finissant misérablement sur un coffre dans une hôtellerie, s’alliait à une impiété audacieuse et fanfaronne qu’on ne soupçonne pas toujours avoir été de cet âge. Les deux plus affinés parmi les auteurs que Shakespeare trouva à son arrivée à Londres, Greene et Marlowe, étaient aussi délibérément impies que débauchés. Greene n’avait pas assez de sarcasmes pour l’enfer et la vie future et disait que s’il n’eût pas craint la justice de la reine plus que celle de Dieu, il se fût fait voleur de grand chemin. Marlowe, athée avéré, traitait Moïse de jongleur et se vantait que si on lui confiait la fabrication d’une religion elle serait un peu meilleure que le christianisme. Shakespeare fut toujours au-dessus de ces fanfaronnades blasphématoires. Le fameux passage de _Mesure pour Mesure_: Mourir, aller on ne sait où... souvent cité ne l’est jamais intégralement. Le contexte marque clairement que Shakespeare n’a pas voulu mettre une impiété, tout au contraire, dans la bouche de l’acteur. Mais il serait absurde de supposer que le tourbillon auquel il s’abandonna, comme tous les autres, ait fortifié ou fait naître en lui, les préjugés protestants. Toute la religion que Shakespeare reçut d’autrui, il l’avait dès l’âge de quatorze ans, et cette religion lui venait de parents nés et grandis dans le catholicisme et qui n’avaient pas compris grand’chose à la transformation soudaine de l’Église, ou bien de prêtres élevés à Oxford dans la pure doctrine thomiste et qu’on avait bien peu changés en leur imposant le surplis au lieu de la chasuble superstitieuse. Il serait difficile de croire qu’un esprit aussi vaste et puissant, doué d’un sens si profond du mystère de la mort et de la destinée humaine, n’ait pas souvent réfléchi sur cet envers impénétrable des choses que la religion seule éclaire, mais il est plus que probable que l’ombre se reformait bientôt sur son large front et qu’il concluait comme Hamlet par ces vers où l’on peut voir, à volonté, le scepticisme ou la foi: Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio, Qu’il ne s’en rêve dans votre philosophie. Rien du mystique chez cet homme en qui se réalisa sans doute le maximum de la vie, mais rien non plus du sectaire. Quand il lui arrivait de passer aux abords de Tyburn où la justice de la reine faisait mettre en quartiers les catholiques martyrs, il devait se détourner avec horreur. Lui qui comprenait tout ne comprenait pas qu’on fît mourir un homme pour ce qu’il pensait ni surtout pour ce qu’il aimait. Qu’on relise _Mesure pour Mesure_, la sombre comédie des justiciers! Mais quand on aime à le suivre en imagination dans sa vie quotidienne; quand on l’accompagne dans ses fréquents voyages de Londres à Stratford, on ne peut s’empêcher de le voir ralentir le pas en traversant Oxford, ou arrêter son cheval sur la route plus déserte de Banbury, pour regarder la courtine abandonnée et les tours déjà lézardées de quelque monastère. Les souvenirs féodaux qui, deux générations plus tôt, s’attachaient encore à ces pierres ont disparu: il ne reste que des associations d’idées mélancoliques et douces, sur un passé qui fut grand et dont il ne subsiste que l’image. Les moines sont morts, leurs richesses ont été pillées par des hobereaux rapaces que le peuple n’a jamais aimés, le temps de l’idéal est venu. Shakespeare aperçoit ces religieux avec l’auréole des chartreux à robe blanche, martyrs de Cromwell, dont la dernière messe conventuelle fut accompagnée d’une musique céleste et devant le cloître desquels il passe souvent; ou bien il les voit dans l’atmosphère italienne, familière et poétique à la fois, des histoires de Bandello. Jamais la note railleuse et au fond méprisante de Boccace et de Chaucer ne détonnera sur la sympathie de son accent: il mettra de la finesse, de la passion, souvent une expression naïve d’attachement ou de fidélité sur les figures en froc et capuchon que nous allons évoquer, mais rien de bas. * * * * * Dans le cortège somptueux des dignitaires ecclésiastiques qui jette une note si brillante sur les drames historiques de Shakespeare, parmi les évêques grands seigneurs, les cardinaux ministres, les archevêques primats du royaume et les légats du Pape en grand costume, on voit dans la pénombre de l’histoire du roi Richard II, la silhouette d’un Abbé de Westminster. C’est le seul des moines de Shakespeare que son auteur traite avec indifférence. Et la raison en est que, pour lui, un Abbé de Westminster n’est pas plus un religieux que le cardinal Wolsey n’est un prêtre. C’est un grand personnage qui trame avec prudence et méfiance des commencements de complots dont lui-même craint l’issue. L’ombre de son abbaye enveloppe sa personne et ses pratiques. Il périt misérablement et Shakespeare écrit sa triste épitaphe du même froid stylet qui en a gravé tant d’autres: Ce grand conspirateur, l’Abbé de Westminster, Avec une conscience lourde et une aigre mélancolie A livré son corps au tombeau. Toute autre est la parenté du bon frère François de _Beaucoup de bruit pour rien_, le premier moine italien dont nous apercevions le joli sourire dans un visage plein et régulier. Dès l’abord il nous rappelle non seulement son confrère Laurent de _Roméo et Juliette_ mais aussi les curés spirituels ou comiques des _Joyeuses Commères_, de _Love’s Labour’s Lost_, ou ces faiseurs de mariages, vrais _hedge parsons_[3], qui sortent à point nommé de derrière un buisson pour unir les amoureux de _As you like it_. [3] Curés de haies. On croit d’abord que le rôle de ce digne frère François se bornera à recevoir deux oui et plusieurs brocarts. LEONATO.--Allons, frère François, dépêchons; tenez-vous-en à la formule du mariage, vous leur direz leurs devoirs après. FRÈRE FRANÇOIS.--Vous venez ici, seigneur, pour marier[4] cette dame? [4] J’ai traduit par ce provincialisme qui permet seul de conserver le jeu de mots. CLAUDIO.--Non. LEONATO.--Pour se marier avec elle, frère; c’est vous qui venez les marier. Mais coup de théâtre! le fiancé déclare qu’il n’a aucune envie d’épouser Héro. Elle a tout l’air, dit-il, de la chaste Diane, mais c’est d’une autre déesse qu’elle devrait se réclamer. Sa rougeur la trahit. En effet, après avoir rougi, la pauvre Héro pâlit et s’affaisse. A ces marques on connaît son crime. Tout le monde, et son propre père lui-même la croit coupable, un concert de malédictions s’élève autour de l’autel tandis que le père demande au ciel à voix haute de ne pas tirer la misérable de l’antichambre de la mort où elle est. Cependant frère François, spectateur muet et en apparence indifférent de cette scène tragique prend la parole et se révèle soudain profond psychologue: «Écoutez-moi», dit-il; «je n’ai été si longtemps silencieux et je n’ai ainsi laissé aller les choses que parce que j’étais occupé à observer cette dame. J’ai remarqué mille apparitions rougissantes fondant sur son visage, et mille innocentes hontes en blancheur angélique repoussant ces rougeurs. Et dans ses yeux j’ai vu surgir un feu prêt à brûler les erreurs que ces princes que voici professent sur sa sincérité virginale. Traitez-moi d’insensé, méprisez ma science et mes observations, ma vieillesse, ma révérence, mon état et ma théologie, si cette douce jeune fille n’est pas là, renversée, innocente, par un mensonge aux crocs aigus». Ces belles métaphores jettent l’incertitude parmi les écoutants. Le père toujours fort agité, déclare que si sa fille est coupable, il la déchirera de ses propres mains, mais si elle est innocente il se donnera bonne quittance de la malice des calomniateurs. La difficulté est de savoir si elle est innocente ou coupable. Le bon moine invente un stratagème. Les princes viennent de quitter la place, convaincus que la pauvre Héro est bien morte. Qu’on la fasse passer pour enterrée: il n’y faudra qu’une «ostentation de deuil», des épitaphes lugubres et les rites qui conviennent à des funérailles. «Sans doute», répond Léonato que l’émotion trouble toujours, «mais que fera ceci?» «Par Notre-Dame! ceci habilement conduit changera la calomnie en remords.» Héro morte sera aussitôt pleurée, plainte et excusée. A peine Claudio saura-t-il qu’elle n’est plus, que «l’idée de sa vie rentrera doucement dans le cabinet de travail de son imagination; ses délicats organes lui apparaîtront en habits plus précieux, ils lui sembleront plus gracieux dans leurs mouvements et plus riches de rêve que tandis qu’elle vivait.» Alors il s’abandonnera au chagrin et se repentira d’avoir accusé la jeune fille, même croyant l’accusation fondée. Et, si même ce résultat n’est pas atteint, la supposition de la mort de la dame éteindra la curiosité de son infamie; il ne restera qu’à la tenir cachée loin des yeux, des langues et des injures, dans quelque vie recluse et religieuse. Ainsi raisonne le frère François en subtiles métaphores et il n’a plus du tout l’air d’un _hedge parson_, car c’est lui maintenant qui conduit tout le drame. D’ailleurs il le conduit à merveille et tout se passe comme il l’avait prévu. Claudio se repent et s’en vient au monument des Léonato faire une cérémonie expiatoire: il lit des vers touchants sur le marbre de la vierge Héro et un chœur de pénitents chante une de ces merveilleuses petites odes dont Shakespeare aime à semer ses pièces. Un grand imbroglio se produit, très favorable à un dénouement heureux; Claudio avide de consolation, par l’excès même de son désespoir, accepte la main d’une femme masquée qui est, naturellement, Hero et le frère François entraîne tout le monde à la chapelle[5]. [5] _Much ado about nothing_, act. II à V. Le bon frère François fait inévitablement songer au frère Laurent de _Roméo et Juliette_: la mort supposée de Héro est une réplique du funèbre sommeil de Juliette, et les artisans de ces stratagèmes portent la même bure. Mais il faut bien se garder de les mettre sur le même niveau. Le frère Laurent sortant au petit jour avec son panier, ou se glissant dans le cimetière avec sa lanterne et sa pince de fer, passerait facilement pour un frère lai; en réalité Shakespeare, qui aimait ce rôle et le jouait toujours lui-même, a entendu faire un religieux savant et influent, sans lequel sa peinture de Vérone serait très incomplète. Comment Shakespeare a-t-il deviné cette ville de rêve? Il aurait pu interroger quelque courtisan, quelque _Italianate Englishman_, comme il s’en rencontrait beaucoup autour de lui, amant passionné de la littérature toscane, voyageur ravi et conteur enthousiaste. Il paraît improbable qu’il l’ait fait. Que lui aurait-on appris, après tout? Que la ville est noblement assise sur le penchant de montagnes violettes au soleil couchant? Que ses remparts à créneaux lui font une ceinture ciselée? Que la grandeur de la civilisation romaine s’y révèle dans des restes grandioses aperçus de toutes parts dès la campagne solitaire? Que les hautes maisons de pierre fauve ou de brique claire, percées de fenêtres vénitiennes, sont sveltes et fières sans insolence? Il avait aperçu tout cela dans les syllabes élégantes du nom même de Vérone. Tout au plus aurait-on pu lui dire que le verger muraillé de Juliette était fort différent d’un riche et automnal enclos du nord, que les cyprès s’y dressaient hauts et tristes de terrasse en terrasse, et que la cigale y faisait claquer ses castagnettes. Il eût effacé verger et mis jardin, voilà tout. On l’eût bien fâché en lui disant que le tombeau des Capulets n’était vraisemblablement pas dans un cimetière, mais dans les caveaux d’une église ou dans une étroite enceinte comme celle où les orgueilleuses tombes des Scaligers se dressent. Sa Vérone était une ville de ciel bleu et de passion ardente: ces données lui ont suffi; mais elles l’eussent égaré, elles auraient rendu sa peinture sèche et dure, si l’idée de la religion, des couvents, des églises, de la sagesse et de l’indulgence chrétienne, n’eût fait à son drame une sorte d’ombre transparente et adouci les couleurs du tableau. La présence du frère Laurent met dans la tragédie comme une pensée du soir. Humble franciscain, il ne faudrait pas s’imaginer le frère Laurent comme un Savonarole véronais. Il n’est pas prédicateur, il est timide, il est chercheur et rêveur, et l’amitié seule l’amène à des résolutions héroïques. Cependant il est fort éloigné du personnage effacé que plus d’un acteur a voulu voir. Il est supérieur de son couvent et connu de toute la ville pour saint et savant homme: le prince lui-même parle de lui avec respect. Il a trouvé moyen, dans ces temps de haines irréconciliables, de servir tout le monde sans se rendre hostile à personne: il est le confident de Roméo et le confesseur de la fille des Capulets. Sa tranquille sagesse tient les passions à distance. Il est assez homme et surtout assez Italien pour s’intéresser à des amours, mais non pour se lier à des vengeances. Sa première conversation avec Roméo est charmante. Le jour se lève. Le vieux moine debout à la porte du couvent s’est arrêté pour jouir de la fraîcheur et regarder le gris matin luttant dans le ciel avec la nuit et tendant à l’est de grands fils lumineux. Il tient le panier qu’il va remplir de plantes et fait tout haut ses réflexions de philosophe un peu alchimiste et de chrétien mystique. «La terre qui est la mère de la nature est aussi sa tombe; ce qui est son tombeau est en même temps son sein, et dans son sein, nous, enfants de divers climats, tirant sur sa mamelle, trouvons mainte chose pour mainte vertu excellente. Grande est la puissante grâce qui habite les herbes, les plantes et les pierres, grandes leurs qualités, car rien de si humble ne vit sur la terre, qu’à la terre il ne fasse quelque don spécial. Et rien de si exquis que, détourné de son usage propre, il ne se révolte au souvenir de sa naissance légitime; la vertu mal appliquée devient vice et le vice quelquefois prend une dignité par l’action. Dans le tissu enfantin de cette faible fleur, le poison a un séjour et le remède une puissance: respiré il porte la joie dans tout l’être, goûté il tue les sens avec le cœur. Deux rois ennemis sont toujours campés dans l’homme comme dans la plante: la Grâce et l’indocile Volonté. Sitôt que le pire prédomine, le ver de mort accomplit son œuvre.» «Bonjour!» dit une voix jeune. C’est Roméo qui s’en revient du bal. Que fait-on dehors à cette heure? Quand on est vieux l’insomnie vous chasse du lit avant l’aube, mais «le sommeil d’or règne sur les membres non meurtris et les cerveaux libres de souci». Une inquiétude vient au bon père: est-ce que Roméo ne se serait pas couché? ROMÉO.--C’est la vérité. Mon repos n’en a été que plus doux. FRÈRE FRANÇOIS.--Dieu pardonne au péché! Étais-tu avec...? Non, non, Roméo n’était pas avec Rosaline, il a oublié ce nom, et il ne veut même plus l’entendre: ce qu’il veut, c’est qu’aujourd’hui même le frère Laurent le marie avec Juliette. FRÈRE LAURENT.--Bon Saint-François! quel changement est-ce là? L’amour des jeunes gens n’est vraiment pas dans leurs cœurs mais dans leurs yeux. Jésus Maria! que de larmes amères ont coulé sur ces joues pâles pour Rosaline, quel gaspillage d’eau salée! Roméo interrompt boudeur: --Vous me grondiez sans cesse d’aimer Rosaline. FRÈRE FRANÇOIS.--Non pas d’aimer, mon fils, non, non: de radoter! Cependant le Frère, tout en raillant son foudroyé, réfléchit que ce mariage arrangerait bien des choses et il le lui dit. ROMÉO.--Partons, courons! il faut se dépêcher. FRÈRE LAURENT.--Doucement! sagement! qui va trop vite se bute. Comme tout cela est vieux, mais comme c’est jeune! le soleil levant, le monastère, les vertus des plantes, l’amoureux, le vieux moraliste, comme tout cela est rebattu et lieu commun, mais sous cette plume juvénile et passant par l’imagination du merveilleux gars de Stratford, comme c’est frais, naturel et éternel! Shakespeare, tout plein encore des parfums de sa campagne natale, mais grisé par sa vie nouvelle, par ses premiers succès mondains, par l’Italie aussi, sans aucun doute, à mesure qu’il la découvre ou l’invente, est vraiment le Roméo de la poésie. A travers la tragique idylle, le frère Laurent passe et repasse, toujours souriant et bon, un peu sceptique, parce qu’il est vieux et qu’il a vu trop de choses changer ou s’arranger. Il philosophe peut-être un peu volontiers et fait de temps en temps l’écho, comme le chœur antique. Mais il n’est jamais impersonnel, il est agissant, intelligent et énergique. Il moralise sur l’amour, prêche la modération du sentiment et verse généreusement le «doux lait de l’adversité», c’est la philosophie. Cependant il marie les amants, garde son sang-froid dans les occurrences les plus périlleuses, envoie Roméo à Mantoue et Juliette dans les limbes du tombeau des Capulets. Sa chimie vient au secours de sa bonté et sa religion réchauffe sa sagesse de vieillard. Son apparition dans la demeure des Capulets, en larmes sur leur fille inerte, est saluée comme l’arrivée d’un ami, non comme la triste annonce que le glas va sonner et que la séparation finale est proche. On l’arrête dans des circonstances suspectes aux abords d’un tombeau violé, mais à peine son nom prononcé, les soupçons s’évanouissent. Bref, il est clair que Shakespeare a voulu peindre un assez grand moine et que son esquisse est un portrait plus profond qu’on ne le croirait. Tous les gens d’Église, gens de bien qui se sont succédé par centaines sur les scènes de tous les pays, lui ont dû quelque trait. Aucun ne l’a surpassé en humanité sincère et prenante[6]. [6] _Romeo and Juliet_, act. II à V. A côté des _Amants de Vérone_, la sombre comédie de _Mesure pour Mesure_ fait un vilain contraste. C’est une des pièces les plus bizarres de Shakespeare, une de celles où on le sent le plus près de s’échapper de la réalité et où il passe le plus légèrement sur les vraisemblances, sans qu’il cesse cependant de donner l’impression de la vérité. L’énumération même des personnages avertit que Shakespeare veut en prendre à son aise et qu’il fera le fil lâche à son imagination. Deux moines, une postulante, une religieuse, une ribaude, un «fantastique», un seigneur «ancien», un gentilhomme un peu fou, un prisonnier dissolu, un prince souverain qui fera le moine pendant presque toute la pièce, des justiciers, des garde-chiourmes, un bourreau et un valet de maison mal famée. Tout ce qu’il y aura de gaîté dans cette soi-disant comédie sera des plaisanteries parfaitement intraduisibles ou horriblement macabres. Les pervers le seront à tel point, avec un tel cynisme, une hypocrisie si voulue et un vice si conscient, que la seule figure vraiment et complètement charmante, un frais visage de jeune fille, sera, suivant l’expression d’un des personnages, comme une violette cachée près d’une charogne au soleil. Le duc de Vienne--c’est Vienne en Autriche, mais tout le cadre semble italien--quitte sa capitale, laissant à l’austère Angelo le soin d’y réformer les mœurs. Cet Angelo est le plus noir coquin, hypocrite plein de sang-froid dans le crime, si froid que le «fantastique» prétend que c’est du bouillon de neige. A peine le duc lui a-t-il «prêté sa terreur», à peine «la mort et la miséricorde habitent-elles sa langue et son cœur», qu’il fait fermer et démolir toutes les maisons suspectes et emprisonne un jeune homme, Claudio, qui n’a pas eu le temps d’épouser régulièrement sa femme légitime. Presque toute la pièce se passe autour de cette prison, mais une petite scène charmante en prépare l’horreur par un puissant contraste. Claudio a une sœur toute jeune, Isabelle, qui vient d’entrer chez les Clarisses. Elle est dans toutes ses joies de petite postulante et s’enthousiasme sur tout ce qu’on lui dit. La maîtresse des novices, Francisca, lui explique les règles. ISABELLE.--Et sont-ce là tous vos privilèges? FRANCISCA.--Les trouvez-vous petits? (La sœur Francisca apparemment a oublié le temps où elle trouvait que ni les grilles n’étaient assez épaisses, ni le silence assez profond.) ISABELLE.--Je ne veux pas dire que j’en désire davantage. J’aimerais au contraire une sévérité plus grande dans la communauté, parmi les filles de Sainte-Claire. On entend une voix au dehors: FRANCISCA.--C’est une voix d’homme. Douce Isabelle, tournez la clef et demandez ce qu’il veut. Vous le pouvez encore; vous n’avez pas fait les vœux. Quand vous serez liée, vous ne pourrez parler aux hommes qu’en présence de la prieure, et alors, si vous parlez, il ne faudra pas laisser voir votre visage, ou si vous montrez votre visage il ne faudra pas parler. On appelle encore. Je vous en prie, répondez. La petite Isabelle aimerait bien mieux être une professe remparée de toutes les règles, mais elle est à peine postulante, elle est encore habillée en demoiselle, il faut ouvrir et répondre. Le visiteur est justement un original assez déplaisant, le «fantastique» Lucio, ami de son frère, qu’elle ne connaît pas. Il vient pour lui annoncer la captivité de son frère, mais, s’apercevant qu’elle est jolie, il commence par lui faire des compliments et prend son temps pour lui dire du même coup et la mésaventure de Claudio et l’imprudence qui l’a causée. Isabelle craint qu’on ne se moque d’elle, mais le fantastique rassemblant toute la gravité dont il est capable, proteste. «C’est la vérité. Je ne voudrais pas--bien que ce soit mon défaut dominant de dire des bêtises aux filles et de plaisanter, la langue loin du cœur,--me jouer ainsi d’une vierge. Je vous tiens pour chose stellaire et sanctifiée, devenue par votre renoncement un esprit immortel, et à qui il faut parler avec sincérité comme à une sainte.» Cela dit avec toute la solennité possible, Lucio recommence ses plaisanteries, sans plus songer à qui il parle. Claudio est en prison et sa tête ne tient déjà plus sur ses épaules; il faut qu’Isabelle sorte du couvent et aille supplier l’homme de glace, Angelo. Il apprendra que «quand les filles demandent, les hommes donnent comme des dieux». Quelle catastrophe, quel coup de tonnerre dans le ciel de la pauvre petite novice. Elle est prête à voler au secours de son malheureux frère. Mais elle réfléchit, elle reprend son petit air sage de novice clarisse: il faut qu’elle aille expliquer les choses à la «Mère»... Où donc ce prodigieux Shakespeare a-t-il été apprendre les couvents? Tandis qu’Isabelle fait ses débuts ainsi traversés chez les Clarisses, il y a une prise d’habit chez les Capucins. Le duc «pour des raisons graves et ridées» demande qu’on lui permette de porter le costume de l’Ordre et qu’on l’instruise à se comporter en véritable moine. Sous ce déguisement il visitera princes et peuples. Cependant Angelo fait la loi partout et la mort habite plus souvent sa langue que la miséricorde. Isabelle vient le trouver, «lamentable quémandeuse». Elle vient demander le pardon d’un péché dont elle a horreur, mais le pécheur est ce qu’elle a de plus cher au monde. Qu’Angelo punisse le crime mais non le criminel! Ceci met le dialogue sur la pente de toutes les subtilités shakespeariennes. Au début, Isabelle parle peu, comme il convient à une religieuse, et se soumet à tout en rentrant des sanglots. Mais Lucio qui l’a amenée l’anime tout bas. Elle reprend courage et tire parti de toutes les métaphores. A la fin, Angelo à demi vaincu, lui dit de revenir le lendemain. C’est une lueur d’espoir et Isabelle s’écrie qu’elle achètera l’homme tout puissant. ANGELO.--Comment m’acheter? ISABELLE.--Non pas avec des babioles d’or poinçonné, ou des pierres que l’on fait riches ou pauvres suivant que la fantaisie les estime; mais avec des prières véritables qui seront debout à la porte du ciel et y entreront avec l’aube: prières d’âmes préservées, de vierges jeûneuses dont les esprits ne s’appliquent à rien de terrestre. Elle s’en va. Mais Angelo est hanté d’une idée. Cette douce jeune fille a parlé de l’acheter. Pourquoi ne pas la prendre au mot? Pourquoi ne pas lui faire payer une grâce qu’on sera libre après de lui refuser, puisque personne ne saura rien? Ainsi raisonne l’odieux tartufe. Cependant le duc devenu frère Lodowick l’observe et apprend tout. C’est un homme assez bizarre, une manière de roi philosophe très bon et encore plus sceptique, rien d’un Charles-Quint à Saint-Just. Il va et vient sous son capuchon, consolant les prisonniers, faisant parler les gardiens, recevant des confidences de tout le monde et à l’occasion tirant de son sein le sceau ducal auquel personne ne résiste. Comme tous les moines de Shakespeare, c’est un homme inventif et à stratagèmes et, malgré qu’il soit prince, ses stratagèmes toujours parfaitement honnêtes et moraux, n’en ont pas toujours l’air. Bientôt c’est une lutte entre cette puissance occulte et Angelo qui ne s’en doute guère. Les péripéties en seraient difficiles à raconter, car une autre femme, Mariana, lâchement abandonnée autrefois par Angelo, entre dans le jeu du frère Lodowick et les complications qui en résultent sont plus que curieuses. Cependant Claudio est dans son cachot attendant du secours. Il est jeune et n’a aucune envie de mourir. Quand sa sœur lui apprend quelle rançon le tyran exige, il se révolte d’abord, mais la nature reprend le dessus. Il a horreur de la «froide obstruction» du tombeau et de ces tourments de l’enfer, que des pensées «incertaines et égarées» imaginent. Il ne veut pas mourir et supplie sa sœur avec une insistance pénible. Isabelle quitte la place et pendant trois actes on se demande si l’horrible chose se fera ou s’il faudra voir la tête de Claudio quitter ses épaules «chatouilleuses». Car le spectateur a sous les yeux tout ce qui se passe dans cette prison, prison du vieux temps où l’on ne voit goutte qu’avec des lanternes, mais où l’on jure, on boit, on ricane et l’on plaisante à faire frémir. On amène des malheureux enchaînés, on entend de pauvres diables se retourner sur leurs bottes de paille. Voici un échantillon de ces scènes. Il est trois heures du matin. Pour sauver Claudio, on va couper la tête à un malfaiteur avéré nommé Bernardin et on fera croire à Angelo que Claudio a été exécuté. LE BOURREAU.--Amène ici Bernardin. LE VALET.--Maître Bernardin! maître Bernadin! il faut vous lever pour être pendu. LE BOURREAU.--Allons, allons, Bernardin! BERNARDIN, _de l’intérieur du cachot et encore un peu ivre_.--La petite vérole! braillards! qui est-ce qui fait tout ce bruit-là? qui êtes-vous? LE VALET.--Vos amis, monsieur, le bourreau. Il faut avoir la bonté de vous lever, monsieur, pour être mis à mort. BERNARDIN.--Va-t-en, coquin. J’ai sommeil. LE BOURREAU.--Dis-lui de se dépêcher de se réveiller. LE VALET.--Allons, maître Bernardin, réveillez-vous une minute pour être exécuté, vous dormirez après. LE BOURREAU.--Entre et amène-le. LE VALET.--Le voilà, j’entends sa paille. LE BOURREAU.--La hache est bien sur le billot?... LE VALET.--Oui, oui, toute prête. Par bonheur pour Bernardin le frère Lodowick est là qui s’approche pour le préparer à la mort et qui, le voyant trop ivre pour mourir, tient conseil avec le prévot. Une idée leur vient: un homme est mort pendant la nuit, on lui coupe la tête et on l’envoie à Angelo. A travers ces scènes, Lucio vient dire ses bêtises, le frère Lodowick circule énigmatique sous son capuchon et prouve que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et que nous sommes les jouets de métaphores trompeuses. C’est un soulagement inexprimable quand Isabelle ou Mariana reparaissent, même toutes noyées de larmes. Le dénouement est singulier. Le frère Lodowick redevient duc et, comme il a appris beaucoup de choses, il terrifie tous les coquins par la précision de ses informations et l’évidente justice de ses vengeances. Mais le duc reste assez frère Lodowick pour être miséricordieux et ne faire servir la terreur qu’à la pénitence. Il termine toutes les affaires pendantes par trois ou quatre mariages que son confrère, un moine appelé Pierre, célèbre séance tenante. Tout s’arrange donc et on n’a coupé la tête qu’à un homme qui était déjà mort[7]. [7] _Measure for Measure_. Quelle tentation pour un auteur «protestant», dans une pièce où il y a tant de débauche et d’hypocrisie, de mettre les moines et les nonnes du mauvais côté! * * * * * Voilà donc la galerie des portraits monastiques de Shakespeare. Dans l’immense musée où la fantaisie du peintre a jeté par centaines ses visions de rois et de princes, de soldats et de marchands, de héros et de traîtres, d’hommes agités par la passion ou se laissant vivre comme des oiseaux dans le buisson, non loin des femmes charmantes que, même mourantes ou désolées, il a crayonnées dans la lumière et les fleurs, ces quelques figures apparaissent blanches, sereines, humaines à la fois et idéalisées, comme celles de Le Sueur ou de Philippe de Champagne. Quel poète catholique a réussi davantage à faire sentir que la clarisse est vraiment, comme il le dit, une créature «stellaire»? Quel autre a pu sauver la bonhomie d’un franciscain italien de toute apparence de caricature? Supposez pour un instant le traducteur de l’_Imitation_ et celui des hymnes du bréviaire devant les mêmes scènes: on entendrait les accents de Polyeucte ou les échos des cantiques d’_Esther_, mais le quelque chose de subtil, le mélange de grâce et d’austérité, en un mot, ce qui est pour nous le parfum du cloître serait absent. Quand nous croyons le sentir dans les productions de cet âge c’est que la sincérité religieuse des écrivains du grand siècle évoque, sans qu’ils s’en soient douté, tout le cortège des sensations romantiques. C’est ainsi que le souvenir de Rancé mettrait une lumière magique sur les murs sans caractère de sa Trappe. Shakespeare, au contraire, dont les convictions les plus fortes furent probablement des doutes,--mais dont l’ampleur les égalait à des systèmes,--Shakespeare tout entier artiste et attaché aux manifestations rapides et brillantes de la nature, leur donne une profondeur, rien qu’en les reflétant dans son merveilleux miroir. Protestant, s’il l’eût été à l’époque où ce mot prit véritablement sa signification en Angleterre et non au temps de Walter Scott où il commençait à la perdre, son génie eût été entravé et peut-être éteint. Il s’en fallut de peu d’années. Une seule génération le sépare de Cromwell et qu’eut-il fait dans un Londres sans théâtres? Le _Paradis Perdu_ est l’un des rares chefs-d’œuvre dont on ne peut l’imaginer l’auteur. Mais sous une reine dont l’indifférence religieuse n’eut jamais d’égal que le fanatisme des Puritains, il put n’être que lui-même, et exprimer librement ce que son imagination créait. Ses rêves le faisaient vivre dans le passé des rois Henri ou dans le Moyen-Age italien, nullement dans le froid lendemain que les pâles et maigres produits du nouvel Oxford préparaient. Tout, dans sa nature, le rapprochait de ses camarades de Stratford qui allaient à la messe chez M. Rockwood. Tout l’éloignait des inquisiteurs à qui son père payait l’amende quand il manquait l’église. En réalité il fut bien moins touché par le protestantisme que Chateaubriand par la philosophie. Serait-ce un paradoxe bien difficile à défendre de dire que, comme il eut plus de génie, il eut aussi un sens plus profond de la poésie de la religion? Ce serait, en tout cas, la plus lourde des erreurs, en histoire aussi bien qu’en critique, de voir Shakespeare dans l’atmosphère de la Réforme. Mars 1907. LETTRES DE MOINES[8] [8] Les lettres qu’on va lire n’offrent aucunement l’intérêt d’un récit dramatique ou même suivi. Telles qu’elles sont, elles retiendront peut-être l’attention du lecteur par des ressemblances assez inattendues avec le temps présent. Ces traits épars frapperont sans doute davantage dans le cadre vieilli et sans apprêts où on les a laissés. Dom Michel Vénard au Révérendissime Abbé du monastère de Steinberg, en Syrie. Mon Très Révérend Père, nous sommes arrivés de ce soir à Scilly. Un voiturier qui nous a précédés portait notre bagage et nos hardes, en sorte qu’il nous a été facile de faire à pied les sept lieues qu’il y a entre Robbes et cet endroit-ci. Don Thierry a cependant voulu porter lui-même tous les dessins qu’il a faits dans cette abbaye et prenant tour à tour ce léger fardeau qu’il avait fixé dans des courroies nous n’en avons pour ainsi dire pas senti la fatigue. La route qui mène de Robbes au lieu où nous venons d’arriver a été construite au siècle passé par les ordres de l’Abbé de Scilly dont Robbes dépendait, n’étant alors qu’un prieuré fort riche, et on l’appelle encore aujourd’hui le chemin de l’Abbé. Elle est parfaitement droite et si elle ne s’élevait et s’abaissait incessamment avec le terrain on verrait sans doute d’un bout de la forêt à l’autre. Ces bois sont d’une beauté extraordinaire, bien qu’en plusieurs endroits le taillis longtemps négligé soit devenu sauvage et impénétrable: les hêtres qui forment presque partout la futaie s’élèvent au-dessus de cette confusion d’une manière très noble. Les chevreuils n’y manquent pas, mais nous n’avons aperçu ni renards, ni lièvres, comme on en voit à chaque instant en Allemagne. Ce chemin est d’ailleurs extrêmement solitaire. A deux lieues de Robbes, on trouve un village assez considérable qu’on nomme la Roverée et où nous n’avons rien vu qui fût digne de remarque, et, à demi-heure de là, la maison d’un forestier, mais plus loin il ne se trouve aucune habitation et c’est à peine si nous avons aperçu quelques charbonniers. Environ trois quarts d’heure d’ici, les bois cessent tout d’un coup ou plutôt s’élargissent pour borner un grand creux fait de prairies et dans lequel la route descend suivant une pente assez rapide. Elle est alors bordée de hêtres énormes et de mélèzes grands et beaux, mais tristes et qui donnent à ce chemin un ton de mélancolie, au lieu que dans la forêt sa blancheur inspirait la gaieté. Cette tristesse s’accroît de la vue d’un village entièrement ruiné auquel on parvient bientôt et dont les maisons, la plupart sans toiture, sont désertes. En plusieurs endroits il y a des masses de débris, briques et pierres et autres matériaux, qui semblent attester des bâtiments considérables. Seule, une maison assez vaste, conçue dans le style du XVIIe siècle et embellie d’une guirlande d’un travail délicat, nous a paru habitée. Elle est en partie couverte de lierre, ce qui est aussi rare dans cette contrée que fréquent en Angleterre, et environnée d’un jardin agréable. Plus loin, nous sommes passés au-dessus d’une eau courante fort rapide sur un pont orné à chaque bout de deux grandes colonnes de pierre et bientôt nous sommes entrés dans ce village que nous croyions être Scilly et qui se nomme en réalité les Fagnes, sans doute à cause des bois de hêtres qui l’entourent. Nous sommes entrés dans l’église qui est petite et nue, mais dans le clocher de laquelle nous avons été étonnés d’entendre un carillon d’une sonorité merveilleuse et dont les sons nous avaient déja charmés quand nous n’apercevions ni église, ni village. Nous sommes allés ensuite rendre visite au curé, homme âgé et vénérable, qui nous a reçus en versant des larmes et avec toutes les marques de la joie. Cet ecclésiastique appartenait à l’abbaye avant qu’elle fût dispersée et il ne s’en est jamais éloigné même pendant la Terreur, et quand tous les autres étaient passés à l’étranger. Il n’avait jamais revu le costume de l’Ordre depuis ces temps malheureux, et cette vue subite l’a ému jusqu’au fond de l’âme. Nous n’avons vu, jusqu’ici, que peu de livres dans sa maison, mais nul doute que sa mémoire ne soit une riche bibliothèque. Il nous a appris, ce soir, que le village dévasté que nous traversâmes avant d’arriver à celui-ci n’était autre que Scilly lui-même, et les tas de décombres, les ruines informes de l’abbaye dont les bandes noires n’ont pas laissé pierre sur pierre et dont, à vrai dire, il ne subsiste que le nom. Nos cœurs se sont serrés à ce récit, au souvenir de cette riche bibliothèque traitée comme un vil rebut et des reliques du bienheureux Herbert jetées au vent. Après vingt épreuves, nous ne sommes pas encore habitués à l’horreur de ces ruines, et chaque nouveau récit qu’on nous en fait nous pénètre d’amertume. 28 mai 182... Le même au même. M. Lécu, notre hôte, continue, mon Très Révérend Père, à nous marquer une extrême bonté. Ce n’est pas un homme d’une très grande science, mais après tant d’années il a conservé toute la régularité monastique. Depuis plus de trente ans il dit les heures canoniales dans son église et fait dans sa maison les exercices de règle aux heures marquées. Ce souci d’une règle que tant de circonstances funestes ont cessé de rendre obligatoire pour lui, ne laisse pas de nous édifier beaucoup; cependant il ne nous semble pas entièrement compatible avec les devoirs plus immédiats d’un pasteur et nous craignons que ce saint vieillard n’ait vécu dans une trop grande solitude. Les curés que j’ai vus autrefois en Irlande et dans quelques parties de la Pologne, bien que leurs manières et leurs démarches eussent quelquefois une franchise à laquelle nos mœurs répugnent, m’étonnaient, au contraire, par l’empire que le commerce journalier avec leurs paroissiens leur donnait sur eux. Celui-ci croit toujours que prier peut tenir lieu d’action ou plutôt, sans se former aucun raisonnement précis, son âme pieuse et tendre se réfugie tout entière dans le passé, comme les poètes fuient dans leurs rêves la réalité qui les blesse. Je commence à comprendre que la Révolution n’eût pas été si désastreuse si ceux qui nous ont précédés ne s’étaient pas autant tenu à l’écart des hommes qui ont conduit ces atroces bouleversements; mais sans doute qu’on ne voit jamais les pièges vers lesquels on marche et que peut-être, en dépit des leçons du passé, nous n’apercevons pas d’autres dangers dont nous pourrions préserver la foi des peuples et qui lui porteront quelque jour une profonde atteinte. Dom Thierry s’occupe à dessiner un crucifix admirable qui est placé sur le maître-autel de cette petite église et qui est le seul objet important que M. Lécu ait réussi à soustraire à la rapacité des bandes. Il nous assure que plusieurs autres objets d’une grande valeur, entre autres une petite châsse d’ivoire d’un travail extraordinairement délié, sont tombés entre les mains d’un ancien moine, jureur et marié, et que cet apostat aurait également en sa possession quelques antiphonaires très précieux. Mais que sont ces faibles restes en comparaison des richesses de toutes sortes que l’art avait accumulées dans la montagne de marbre, comme on appelait l’église de l’ancien monastère. Je vous assure, mon Très Révérend Père, qu’il est difficile de soutenir cette pensée sans que les larmes vous en viennent aux yeux. Pendant que Dom Thierry dessine, j’ai examiné le jeu du carillon dont nous vous avons parlé. Il est ancien et extrêmement composé. Il ne comprend pas moins de huit gros cylindres et plus de soixante et dix cloches jouant seize airs, aux quarts, aux demi-quarts, et avec une répétition aux heures. J’ai recueilli douze de ces airs qui ne m’étaient pas connus. Les quatre autres, qui sont ceux des demi-quarts, sont des refrains de vieilles chansons assez peu convenables, comme cela se trouve trop souvent dans les carillons. J’écoute avec délices ces charmantes mélodies portées au loin à travers le silence de la vallée. Elles me transportent aussitôt dans un temps si éloigné du nôtre par mille circonstances, bien qu’en réalité un petit nombre d’années nous en sépare seul. Elles font renaître devant mes yeux un état de choses que vous serez déjà bientôt seul, mon Très Révérend Père, avec quelques hommes comme M. Lécu, à avoir connu. J’aurais un extrême désir d’avoir un entretien avec le moine infortuné dont notre hôte nous parle. Les livres anciens qu’on dit qu’il a chez lui allument ma curiosité et peut-être ne serait-il pas impossible de lui rendre la foi que les égarements de sa vie sans doute plus que la perversion de son esprit lui ont faire perdre. Il est père d’une fille que le curé nous dépeint comme très assidue à l’église bien qu’elle n’approche jamais des sacrements, et ce goût de sa fille pour le lieu saint nous ouvre au moins une espérance. M. Lécu en doute cependant. L’hiver dernier, ce malheureux apostat ayant été frappé subitement d’une attaque très violente et le curé en ayant eu avis par la fille dont nous parlons, il y courut, mais aux premiers mots que ce saint prêtre plus zélé qu’éclairé lui dit d’une séparation qu’il jugeait nécessaire, le malade recouvra assez de force pour lui dire d’une voix ferme qu’il ne souhaitait aucunement d’entrer en conférence avec lui. Cela nous donne quelque appréhension de l’approcher. Nous avons conservé aussi un souvenir fâcheux d’une visite que nous fîmes, le mois dernier, à un autre ancien moine. Celui-là demeure seul dans l’infirmerie de l’ancien prieuré de Laudrissart, et les gens du hameau le craignent si vivement qu’ils n’approchent jamais de sa triste retraite. Il passe ses journées à faire le travail des derniers valets, et les bœufs même, qui sont les seuls êtres vivants qu’il voit, sont d’une telle sauvagerie que le boucher qui les achète les tue à coups de fusil avant de les emmener à la ville. Ce moine conserve des tableaux que nous eussions aimé voir, et nous avons aperçu, en effet, un volet de diptyque qu’il avait placé en guise de vitres à l’une des fenêtres de sa maison, mais quand nous avons voulu faire quelques pas dans la cour de cette silencieuse et triste demeure, un chien d’un aspect féroce a élevé un si horrible aboiement et il est apparu au seuil une figure si menaçante et vomissant des blasphèmes si épouvantables que nous nous sommes retirés sans pouvoir proférer une seule parole. 2 juin 182... Le même au même. La chaleur est très grande et Dom Thierry en a été incommodé. Il a laissé fondre dans un grand verre d’eau exactement sept de ces dragées infiniment petites qu’il porte partout dans ses voyages; il a bu une cuillerée de cette eau, toutes les heures, avec beaucoup de gravité et en peu de temps cette boisson magique lui a ôté son malaise. Je lui reproche quelquefois ces pratiques superstitieuses, quand nous n’avons rien de mieux à faire en cheminant sur les grandes routes, mais il les défend avec beaucoup de chaleur par des arguments qu’il tire du parfum des fleurs et par l’autorité d’un savant médecin viennois. Il soutient que la médecine est toute pénétrée de scolastique et que cela empêche qu’elle fasse aucun progrès. «Qu’on laisse agir, dit-il, l’esprit de divination qui est dans l’homme, au lieu de s’arrêter à l’écorce des théories et des observations, et l’on trouvera bientôt les secrets de la vie.» Il rêve aussi d’une langue universelle et, en attendant qu’elle s’établisse, d’une réforme radicale de l’orthographe. Il me semble que son esprit voyage incessamment pendant que sa main dessine, et le dédain qu’il laisse voir pour la plupart des doctrines reçues le dégoûtant de presque tous les livres, il n’enfante que des idées singulières. Notre hôte reçoit assez fréquemment les visites de M. de Souville, maître de forges et ancien militaire. C’est un homme déjà âgé et qui a beaucoup vu. Il nous a donné sur l’ancien moine dont nous voudrions faire la connaissance, un grand nombre de détails que, sans doute faute de mémoire, M. Lécu nous avait laissé ignorer. Ce malheureux se nomme Saint-Aubin. Il a eu une carrière assez remarquable. Il ne paraît pas qu’il se soit séparé de ses confrères dès les débuts de la Révolution. Au contraire, il aurait accompagné l’Abbé de Scilly jusqu’à la fin de 1794, époque à laquelle ils vivaient l’un et l’autre dans une petite ville de la Suisse romande. C’est l’année suivante qu’on l’aurait revu à Scilly, sécularisé et porteur de papiers du Gouvernement au moyen desquels il aurait mis la main sur ce qui restait encore de livres et d’objets précieux dans l’abbaye. Sous l’Empire il tint plusieurs charges assez importantes et fut même préfet du département du Pô. Le Gouvernement de Louis XVIII ne l’inquiéta point: il lui laissa, au contraire, des fonctions diplomatiques à Florence et il demeura dans cette ville jusque vers 1820 où il reparut subitement dans ce pays avec sa femme et sa fille, acheta du Gouvernement la maison de l’Abbé, la seule qui fût demeurée à peu près habitable après de longues années, et s’y fixa d’une manière définitive. M. de Souville le voit souvent. Il assure que c’est un homme d’un naturel très aimable et d’un esprit extrêmement orné, et qu’il possède une belle bibliothèque. Sa femme est Savoyarde ou Suisse. Leur fille est d’un autre mariage, mais Saint-Aubin la chérit comme si elle était vraiment son sang. La bonté de ces femmes leur a concilié les gens de ce pays ordinairement mal disposés pour les prêtres mariés; d’ailleurs celui-ci n’était connu que d’un très petit nombre de personnes quand il appartenait à l’abbaye, et il s’est écoulé tant d’années que les paysans ont presque perdu la mémoire de son ancien état. De savoir aussi que pendant très longtemps il a tenu des charges considérables et qu’il s’y est enrichi, donne à ces gens simples une sorte de crainte révérentielle qui les détourne de chercher trop avant dans son passé. M. de Souville dit que nous ne devons nullement craindre de nous présenter chez lui et qu’il montrera au contraire beaucoup d’obligeance à nous laisser voir les antiquités qu’il possède et dont il parle volontiers. Nous aurions sans doute déjà fait cette démarche si quelques observations de M. Lécu ne nous avaient retenus. Notre hôte assure en effet que les gens du pays seraient étonnés de nous voir passer ce seuil. Il a fait tout ce qu’il a pu pour détourner même les plus pauvres du village d’avoir rien à faire avec Saint-Aubin et ce serait ruiner son œuvre et causer un grand scandale, assure-t-il, que de passer par-dessus. Cette considération nous laisse hésitants. Sans date. Le même au même. Nous avons dû prendre sans vous consulter, Très Révérend Père, une assez grave décision. M. Lécu étant allé voir son frère au commencement de la semaine passée est subitement tombé malade et assez gravement pour que le curé de Saint-Rémy, où habite ce frère, ait cru devoir avertir l’évêque de son état. Presque au même temps que nous recevions avis de ce fâcheux accident, arrivait une lettre du chancelier nous priant d’accepter la charge des Fagnes au moins pendant quelques semaines et nous transférant les pleins pouvoirs de M. Lécu. Nous aurions bien voulu nous en remettre d’abord à votre jugement, mais la lettre de l’évêque était pressante et nous nous sommes vus dans le cas évident de nécessité. Nous voilà donc curés tous les deux sans nous y être attendus. Il faut dire que le soin des Fagnes n’est pas des plus pesants. Le village ne compte pas quatre-vingts feux et il ne reste à Scilly que cinq ou six maisons habitées. Dom Thierry s’est jeté avec sa fougue ordinaire dans ses nouvelles fonctions. Ce n’est pas manquer à la charité que de dire que sa prudence n’apparaît jamais qu’après son ardeur. A peine avais-je écrit au chancelier que nous le remercions de la confiance qu’on nous marque et il se répandait en projets pour la réforme de ce petit village. C’est la Providence, disait-il, qui nous a conduits ici, dans une telle conjoncture, et il faut que notre passage laisse une trace ineffaçable. Il me répète hautement ce que je lui ai entendu dire tant de fois en des lieux où la vue des ruines de nos monastères me brisait le cœur, que le souvenir des abbayes parle plus de richesses que de vertus et que leur disparition n’a guère ruiné que les avocats et les hommes d’affaires. Il veut montrer que la règle de Saint-Benoît favorise autant l’action d’un vigilant pasteur que celle d’un reclus occupé de son avancement, de ses études ou de son office, et dès le jour même, il m’a tracé le plan qu’il veut suivre. Il ne s’agit de rien moins que d’aller voir tous les gens du village les uns après les autres dans leur maison. Comme M. Lécu sera peut-être rétabli plus promptement que son médecin ne le suppose, Dom Thierry veut que nous ayons fini ces visites dans les vingt jours, c’est-à-dire que nous entrions dans cinq maisons par après-midi. Dom procureur sollicitait souvent, dit-il, chez quatre ou cinq conseillers dans la même journée et il vaut sans doute mieux parler de ses devoirs à un paysan que de s’entendre avec un homme de loi pour l’emporter sur un Chapitre. Je ferai ce qu’il voudra sans me dissimuler que paraître ainsi de porte en porte nous donnera la mine de colporteurs et de gagne-petits et ne peut manquer d’étonner beaucoup nos villageois. Dom Thierry a prêché dimanche à la messe. L’église était pleine, comme elle l’est d’ailleurs tous les dimanches, mais les hommes se tiennent debout d’un air assez indifférent près des portes, tandis que les femmes, décemment vêtues de leurs mantes et de leurs capuchons, récitent leur chapelet. Presque aucune ne sait lire. Une seule, que j’ai remarquée debout contre une colonne vis-à-vis de la chaire, se servait d’un livre. C’est la fille de Saint-Aubin. Sa figure m’avait frappé. Italienne au premier regard, grande et forte, les cheveux et les yeux noirs, un air d’assurance qui serait presque blessant si elle n’avait dans l’expression quelque chose de rêveur et de tragique à la fois qui fait revenir sur ce premier mouvement. Elle n’a guère moins de trente ans. Je l’observais pendant le sermon: sa physionomie était parlante. Dom Thierry a repris la suite des instructions de M. Lécu et expliquait ce qu’il faut entendre par l’âme de l’Église. Son accent étranger, la chaleur de son débit et la rapidité de son geste étonnaient visiblement la plupart des auditeurs. Seule cette fille paraissait suspendue à ses lèvres et laissait voir l’effet de son discours avec la fidélité d’un miroir. Vous vous rappelez assurément, Très Révérend Père, la manière étrange, mais frappante, du P. Thierry. Les choses semblent toujours nouvelles dans cette bouche qu’on ne peut cependant appeler éloquente. Je l’écoutais moi-même avec admiration. Il ne disait rien que je n’aie su dès le temps où je faisais mes études. Je reconnaissais le raisonnement si clair de Dom Charles: Que l’âme est répandue partout où se laisse deviner la vie, et que la vie spirituelle, si elle a son achèvement dans la vision béatifique et le rayonnement de la gloire, commence, à vrai dire, dans les dispositions les plus humbles par lesquelles la grâce prévient les âmes et les tourne vers la vérité. Mais il semble toujours que Dom Thierry touche du doigt ce dont il parle et le fasse toucher de ceux qui l’écoutent. Il a une façon singulière d’éclairer ce qu’il dit par les choses de la nature et de faire voir les manifestations de ce qu’il appelle la vie universelle dans des objets où personne autre que lui ne les soupçonne et où il découvre l’action du Saint-Esprit. Certainement la fille de Saint-Aubin était agitée jusqu’au fond de l’âme par ce qu’elle entendait. Son front rougissait et pâlissait tour à tour. Le feu sombre qui brille dans ses yeux s’éteignait dans des larmes. Qui pourrait douter que cette malheureuse fille ne soit un exemple étrange de ce que Dom Thierry disait dans le moment même, et que son cœur ne fût en proie à la plus cruelle alternative d’incertitude et d’espérance sur le sort éternel de son père adoptif? La vue de ce trouble, d’une émotion si peu feinte et si évidemment produite par la grâce, m’a fait souhaiter une fois de plus que quelque circonstance heureuse nous ouvre un abord naturel dans la famille de Saint-Aubin. Peut-être la visite de Dom Thierry aura-t-elle cet heureux effet. 25 juin 182... De Dom Thierry au Très Révérend Père Abbé. Vous avez eu la bonté de vous plaindre, Très Révérend Père, de ce que je n’écrivisse point, mais Dom Michel ne vous laisse rien ignorer de ce qui nous arrive; et d’ailleurs, c’est moi qui, dans ce dernier voyage, ai presque constamment tenu à jour notre _itinerarium_, et je n’y ai pas épargné l’encre. Dom Michel se moque parce que j’y consigne parfois des circonstances futiles, comme la couleur du ciel ou la direction des vents. Il veut que notre journal ressemble à celui d’un capitaine de mer qui écrivît en latin. Mais, pour moi, j’ai toujours cru que c’est une fausse honte ridicule qui empêche d’écrire tout ce que l’on sent. Les mouvements de notre cœur sont très souvent liés à ceux de la nature et ceux qui l’ignorent ne remarquent sans doute pas que le Psalmiste en était persuadé. Je ne traverse jamais un bois de pins chauffés par le soleil sans que l’odeur subtile de l’encens me rappelle aussitôt le matin où ma vocation se décida, et cette vapeur résineuse me ramène plus efficacement à mon premier propos que le sermon le plus éloquent. J’ai toujours remarqué que cette vérité pourtant très certaine ne touche pas les Français. A la réserve de quelques romanciers pernicieux, il semble que leur âme soit toute raison et que le Créateur ne leur ait donné l’imagination, l’appétit et toutes les puissances sensibles que pour en faire un holocauste. Que veulent donc dire les Psaumes, quand presque à chaque verset on y lit les mots de _cor_, _renes_, _jecur_, _carnes_ et autres semblables? Et l’auteur du _Cantique_ est-il ridicule quand il dénombre la nature entière et la convie à adorer son Seigneur? Excusez, Très Révérend Père, la chaleur que je mets à soutenir mon sentiment sur ce point. C’est qu’en vérité il m’a toujours paru autre chose qu’un enfantillage oiseux. J’ai fait des dessins des objets précieux qui sont restés du trésor de l’abbaye dans cette église et chez un bourgeois de la ville de C..., à trois lieues d’ici. M. Lécu ignore les circonstances dans lesquelles ces choses précieuses sont tombées entre les mains de ce particulier, d’ailleurs riche et bienveillant, et je n’ai pas cru devoir m’en informer. Des recherches exactes dans quelques vieux registres nous ont permis d’établir un inventaire assez considérable, à tout le moins, des tableaux et sculptures. Quant à la bibliothèque, ce qui en a échappé aux faiseurs de cartouches est au dépôt du département, et un abbé Dupuis, qui en a la garde, a paru peu soucieux de nous le laisser voir. Au surplus, l’Ordre bénédictin, n’existant plus en France, y est déjà presque oublié; la génération qui nous a dépouillés va s’éteindre, et le décret de Pie VII rassurant les consciences, c’est sans doute bien vainement que nous poursuivons la trace de richesses que nous ne pouvons nous faire rendre. Cette pensée remplit Dom Michel d’amertume, et moi, vous l’avouerai-je? de dégoûts. C’est avec joie que j’ai accueilli l’occasion où nous sommes de ranimer et d’éclairer la foi du peuple de ce village. Dom Michel vous a parlé de la présence en ce lieu d’un ancien moine jureur et marié. Il vous a dit aussi que cet homme n’a rien de la grossièreté de tant de ses pareils que nous avons trouvés dans la misère ou l’infamie. Un hasard singulier m’a mis aujourd’hui en présence de sa fille. Il faut que vous sachiez, Très Révérend Père, qu’on a établi le télégraphe sur la tour de l’église. Scilly est dans une vallée, mais à égale distance de deux postes trop éloignés pour qu’on voie en tous temps les signaux. Le magister est payé pour être dans la tour, mais comme il est le plus souvent à l’école ou à l’église, c’est son fils, garçon d’environ dix-huit ans, qui fait le guet et répète les signaux. Il n’y faudrait pas grande habileté si les messages qui cheminent ainsi par l’air étaient tous en langage convenu, mais il en passe tous les jours qu’il faut comprendre et dont il faut garder copie, et ceci demande de l’intelligence, de l’habitude et du soin. Le fils du maître d’école est de santé fragile. Souvent il est malade, et quand il tient le lit, la seule personne capable de le soulager en prenant son office est la fille de Saint-Aubin. Il paraît que le jeu du télégraphe l’amusait, et sa charité lui fait maintenant trouver plaisir à ce qui n’était qu’un badinage. C’est dans un réduit attenant à la chambre des cloches que je l’ai découverte aujourd’hui. Elle n’a paru ni embarrassée ni surprise et a montré beaucoup de bonne grâce à m’expliquer la manœuvre des cordes et des poulies. Une expression de tristesse altière qu’elle a quand elle se tait, fait place sitôt qu’elle parle, à une vivacité naturelle et enfantine dont un cœur dur et prévenu pourrait seul n’être pas touché. Au bout de peu d’instants, j’ai vu un nuage et une rougeur passer rapidement sur son front et elle s’est mise à me parler sans préambule d’un sermon que j’ai prêché dimanche passé. J’ai été surpris d’abord de l’entendre me parler du ton des personnes familiarisées dès longtemps avec notre habit. Le récit qu’elle n’a guère tardé à me faire m’en a bientôt donné les raisons. Cette jeune femme n’est pas la fille de Saint-Aubin, mais d’un Italien dont elle parle sans aucune tendresse, et son enfance s’est écoulée à Gênes et à Florence. Sa mère est Vaudoise, fille d’un pasteur d’un bourg près de Genève. Il ne semble pas que cette protestante et son premier mari fussent faits pour s’accorder. Ce Génois, fils d’un marchand assez aisé avait à peine vingt ans et suivait en tout son inclination plus que son devoir. Sa femme qu’il avait rencontrée à Turin, où les Vaudois sont nombreux, et épousée de pure passion, ne tarda guère à s’en apercevoir et tomba dans la mélancolie. Leur fille dont le nom est Mariana fut abandonnée aux domestiques et élevée à la grâce de Dieu. Elle avait à peine quatre ans que sa mère excédée retourna chez ses parents et sa seule amitié fut dès lors une vieille nourrice de son père qui la soignait. Leur maison était tout près de Sainte-Marie-des-Vignes, grande et belle église dont les cloches ont une harmonie céleste que je me rappelle après trente années, mais la nourrice était sœur d’un des moines de l’église Saint-Mathieu située tout auprès, entre un cloître gothique, le seul qui soit dans l’Italie du Nord, et une petite place où l’on remarque toutes sortes de souvenirs d’André Doria et des doges de ce nom avec plusieurs inscriptions fort belles. Ce bon religieux lui tint lieu de père et de mère, lui apprit un peu à lire et lui inspira des sentiments de foi qui ne se sont jamais effacés. Elle avait environ dix ans lorsque son père mourut. Sa mère vint aussitôt la chercher et l’emmena à Florence où elle épousa peu après Saint-Aubin. Vous auriez été touché comme moi, mon Très Révérend Père, du ton passionné dont cette pauvre jeune femme me dit la suite de son histoire. Tandis que sa mère semblait voir en elle une image de son funeste passé, Saint-Aubin lui marqua aussitôt la tendresse la plus sincère. Il l’avait presque toujours dans sa chambre, la formant et l’instruisant, et prenait le même soin de ses plaisirs d’enfant que de son avancement. Son esprit s’ouvrit en même temps que son cœur. En peu de temps Saint-Aubin lui fit lire l’histoire et lui montra les premiers éléments des sciences. Tout dans sa vie nouvelle lui paraissait charmant et délicieux. Elle eût été parfaitement heureuse si le souvenir de sa vieille nourrice ne l’eût poursuivie comme il arrive aux enfants dont le cœur est fidèle dans un âge où tous les sentiments sont éphémères. Mais elle revoyait incessamment cette bonne vieille et le Frère qui l’instruisait et la petite église de Saint-Mathieu et l’épée d’André Doria suspendue au dessus de l’autel. Elle entendait les chants qui naguère la touchaient; elle se rappelait des lambeaux de phrases apprises dans la _Doctrine chrétienne_ ou restées comme des échos de sermons oubliés. Hélas! mon Père, me dit-elle, vous ne pourrez jamais concevoir ce que quelques paroles ainsi retenues me firent souffrir. J’avais treize ou quatorze ans, quand mon père voyant mon désir de revoir la vieille Angèle, ma nourrice, me confia un jour à une sœur de ma mère qui allait à Gênes pour quelque affaire. Je pensai mourir de bonheur en revoyant les arbres de l’Acqua Sola sous lesquels ma nourrice m’avait promenée si souvent et peu après en me jetant dans ses bras. Je restai six semaines à Saint-Pierre d’Arène où ma tante avait à faire. Pendant ce temps je revis souvent ma nourrice et elle m’emmena plus d’une fois entendre la messe ou les vêpres à Saint-Mathieu. Je n’étais pas entrée une seule fois dans une église depuis que je demeurais à Florence. Tout ce que je voyais maintenant me frappait avec une vivacité extraordinaire. La veille de notre départ, le Fr. Mario, frère de la vieille Angèle, fit le sermon. Je n’ai retenu qu’un mot qu’il répétait incessamment avec une force qui me faisait trembler: _Fuori Chiesa non c’ è salvezza._ Je prenais ces paroles dans leur sens naturel et elles résonnaient à mon oreille comme une malédiction. Quand je dis adieu à Angèle pour ne la revoir jamais, elle me dit tout bas: Ne manque plus jamais d’aller à l’église afin que Dieu te bénisse. J’embrassai son cou de toutes mes forces, et quand nous fûmes de retour à Florence, je priai mon père de me laisser aller à l’église d’une voix si suppliante qu’il en parut étonné et m’y fit conduire dès le premier dimanche. Un jeune Français qui commençait sa carrière sous ses ordres s’offrait à m’y mener. Il avait une nature religieuse quoique ardente. Souvent il me récitait des vers que j’oubliais, mais dont le son me charmait plus qu’aucune musique et me laissait infiniment heureuse d’être catholique. Il avait le plus profond respect pour mon père et quelquefois priait avec moi pour lui. Car, mon Père, ajouta-t-elle, depuis quinze ans, je prie incessamment pour lui. J’ai eu parfois le cœur si serré à la pensée qu’il est maintenant hors de l’Église que je défaillais. Comprenez donc ma joie quand je vous ai entendu dimanche expliquer les paroles qui m’ont épouvantée pendant tant d’années. S’il est vrai, comme vous l’avez dit, que de vouloir tout ce qui est bien est un commencement de religion et que l’Église est le lieu des âmes et non des corps certainement mon père ne sera pas damné, dût un ange lui apporter du ciel, comme vous disiez, les paroles qui le feront chrétien. En disant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes, et sa figure revêtit une expression mêlée de douleur et d’espérance telle que j’en fus dans la même émotion et que je trouvai à peine les paroles capables de l’encourager et de la consoler. Assurément, mon Très Révérend Père, cette jeune fille est chrétienne, et bien que je ne comprenne pas ce qui l’éloigne des sacrements puisqu’elle est si fort attirée par l’église, elle l’est sans doute beaucoup plus que d’autres qui en ont le nom et l’apparence plus que la réalité. 2 juillet 182... De Dom Michel au Très Révérend Père Abbé. Nous continuons la visite du village et je vois bien que Dom Thierry avait raison de nous la faire faire. C’est beaucoup de connaître le visage et le nom de ceux dont on répond devant Dieu. Il arrive que ces bonnes gens sont un peu gênés de leur pauvreté quand nous entrons dans leurs maisons, mais je leur dis notre profonde détresse dans les années qui suivirent notre exil et ce récit de notre dénûment leur ôte aussitôt toute honte. Dom Thierry m’étonne par l’extrême facilité avec laquelle il entre dans leurs moindres intérêts. Je découvre qu’il a une science profonde de l’agriculture dont ces pauvres gens paraissent ravis. Il parle surtout savamment des abeilles qui, dit-il, font des rayons d’or dans son pays. Il a une manière admirable d’enseigner à la fois le mépris des richesses et la façon de les acquérir. A mesure que je l’entends et que j’entre davantage dans ses idées, des projets qu’il fait pour améliorer le sort des paysans en rassemblant leurs efforts me paraissent moins chimériques. Il dit que les esprits chimériques sont ceux qui se figurent les choses toujours au même point pendant qu’elles changent sans cesse, et que Bonaparte, qu’il déteste, a été seul à bien entendre les temps nouveaux. Avant-hier nous sommes allés à Scilly et nous avons pu enfin pénétrer dans la maison de Saint-Aubin. Je vous l’ai dit, mon Très Révérend Père, cette maison était la campagne de l’Abbé. On y arrive par une avenue de cyprès plantés il y a moins de vingt ans et qui conviennent bien à la triste retraite d’un apostat. Le jardin est rempli de fleurs et de beaux arbres chargés de fruits. Au-dessus de la porte est une inscription latine à la louange du repos des champs qui a été fraîchement repeinte en incarnat. Au moment que nous arrivions à la porte, non sans quelque émotion pénible, cette porte s’est ouverte et l’injuste possesseur du lieu a paru. C’est un grand homme extrêmement maigre avec des cheveux tout blancs. Bien qu’il fût vêtu avec un soin proche de la recherche et que ses manières soient d’une noblesse singulière dans un homme de son origine, son abord n’est pas engageant. Il a dans le regard quelque chose de froid et de hautain qui glace. «Entrez, mes Pères, nous dit-il, ma fille et M. de Souville m’avaient fait espérer votre visite.» Il nous introduisit alors dans une vaste pièce ornée de boiseries anciennes et garnie d’un côté d’une haute bibliothèque, mais sans autres meubles qu’une grande table et, devant une fenêtre, une cage immense très ornée et remplie d’oiseaux de toutes sortes. Au bout de peu d’instants il envoya chercher sa femme et sa fille et, s’excusant sur quelque affaire, nous laissa. Cette femme est bien huguenote. Avec un air de mélancolie qui préviendrait en sa faveur, elle a la politesse sans cordialité des calvinistes et un talent singulier de dire civilement des choses amères. Heureusement qu’elle aussi n’a demeuré que le temps qu’il fallait pour la bienséance et nous a laissé sa fille, disant d’un ton assez sec qu’elle nous montrerait la maison si nous voulions. La pauvre fille souffrait sans aucun doute de l’accueil mortifiant qu’elle nous voyait essuyer et son air était à chaque instant comme une réparation de ce qu’elle ne pouvait prévenir. A peine sa mère fut-elle sortie qu’elle nous dit toute sa joie de nous voir enfin dans sa maison. Elle nous promena de chambre en chambre de la meilleure grâce et parut aussi surprise que ravie de voir que nous raisonnions tous les deux de peintures et de curiosités. Saint-Aubin a une très belle galerie de tableaux italiens, mais à part la petite châsse d’ivoire dont M. de Souville avait parlé, il n’y a rien qui provienne de l’abbaye. Sa fille nous a dit que cette châsse était un présent du préfet, ou peut-être qu’elle avait été donnée en échange d’autres objets de prix. C’est une imitation de la châsse de Sainte Ursule et le travail en est curieux et délicat, car toutes les parties en ont été conservées réduites, mais il y a dans ce morceau plus d’application et de curiosité que d’art véritable. Quant aux manuscrits anciens, ce sont deux antiphonaires de Trêves assez rares et une _Quinzaine de Pâques_ dont les enluminures sont d’une naïveté singulière et le chant d’une barbarie exceptionnelle, même pour le temps. L’_Exultet_ sur lequel je me suis arrêté un instant offre quelques variantes assez dignes de remarque. Il faut vous avouer, mon Très Révérend Père, que tandis que nous allions par la maison, nous ne pouvions faire qu’en esprit elle ne nous reparût dans son ancien état et que nous donnions plus d’attention à ces souvenirs qu’aux paroles pourtant empreintes de sincérité de la fille d’un usurpateur. Nous sommes revenus à la cure tous les deux rêveurs et affectés. 9 juillet 182... De Saint-Aubin à M. de Souville. Vous êtes parti, mon cher Souville, mécontent et contristé de la manière dont j’avais reçu ces deux religieux. Laissez-moi dire quelques mots à ma décharge. Nous nous connaissons depuis longtemps et voici dix ans que je n’ai guère d’ami que vous: il est convenable que vous sachiez ce qui se passe dans mon cœur. Vous savez par quelle bizarre chaîne d’événements ma jeunesse a été ce qu’elle fut: comment le prieur de Saint-Marc me distingua parmi d’autres enfants et commença de me faire instruire; comment un père chargé de famille fut trop heureux de me voir me tourner vers l’Église où, à défaut d’honneurs, je devais du moins trouver l’aisance et le bien-être; comment enfin le bon prieur, attentif et inquiet sur ma complexion délicate, m’envoya, vers l’âge de dix-huit ans, à Scilly qui était devenu ce que, dans l’Ordre bénédictin, on nomme un monastère de campagne et demanda qu’on m’y traitât avec une particulière douceur. Quelques années séparaient le moment où j’y arrivai de la Révolution, et j’ai la certitude qu’une inquiétude sourde qu’on remarquait dans presque tous les couvents d’alors venait, sinon de la prévision, du moins de l’approche de ces grands événements. C’est ainsi que l’instinct des oiseaux les agite, même à l’abri dans une volière, quand l’orage est menaçant ou que le temps des migrations revient. Scilly n’était pas un monastère des plus réguliers. L’Abbé, qui me prit aussitôt en amitié, avait près de soixante et dix ans et se souciait peu de réformes. Je passai presque tout mon temps avec lui, dans cette maison même que j’habite et qu’il ne quittait presque plus. Chaque matin, j’allais au monastère prendre une leçon de théologie et entendre l’explication des règles. Celui qui la faisait était un homme d’environ soixante ans, qui avait été rival de l’Abbé au moment de son élection. C’était un moine austère et d’une régularité extraordinaire. Sa vie était le seul lien assurément qui empêchât l’observance claustrale de se dissoudre entièrement. Il le sentait et s’attribuait une autorité fort au-dessus de celle de prieur, qui contribuait encore à éloigner l’Abbé. Cette situation retentit sur la mienne. Les profès me connaissaient à peine. Parmi les novices, les uns me jalousaient, les autres me trouvaient de l’esprit et le laissaient voir d’une manière qui tournait à mon préjudice. Le prieur enseignait une doctrine étroite et rigide qui me dégoûtait et dans laquelle il ne m’était guère difficile de faire brèche. L’Abbé était savant en histoire ecclésiastique et, avec la bonhomie de la vieillesse, il m’en disait souvent des détails qui m’étonnaient secrètement, mais dont je me servais avec plus d’impertinence que de malice véritable contre les thèses du prieur. Les livres réservés se trouvaient aussi dans notre maison et tout à fait à part de la bibliothèque commune. Je ne tardai guère à y aller voir. Calmet me conduisit par une route naturelle au _Dictionnaire philosophique_, à Diderot et à Rousseau où je sentais la vie, tandis que mes cahiers latins me semblaient être des sépulcres vides. Plus d’une fois le prieur m’appela M. le philosophe, non par une ironie dont il était incapable, mais dans une indignation qu’il ne pouvait maîtriser et qui me déconcerta. Je revenais lire Tillemont à l’Abbé dans un sentiment confus que ni mes goûts ni mes idées ne me portaient vers une vie que je n’avais pas choisie et j’en appelais sourdement le terme. Quand la Révolution nous dispersa, bien que ma vie eût été constamment facile et agréable, il me sembla que des barrières s’ouvraient. Je n’eus cependant pas un instant l’idée d’abandonner l’Abbé dans des circonstances que son âge et la tranquillité où il avait vécu lui rendaient plus cruelles qu’à personne. Nous allâmes à Neufchâtel où nous passâmes l’hiver de 1793. Cette ville était pleine d’émigrés qui y menaient une existence joyeuse. Il nous avait fallu prendre des habits séculiers et je fus ravi de me donner les airs d’un jeune cavalier. La naissance de l’Abbé, sa noblesse et son infortune le mettaient naturellement dans la société la plus relevée. J’en profitai et il ne me fallut pas longtemps pour oublier l’air conventuel et avec lui toutes les leçons que j’avais reçues. J’étais jeune et agréable. La liberté me donnait de l’esprit et de la légèreté: je fus gâté, et pour la première fois de ma vie je me crus heureux. Cependant je remarquais un sentiment étrange dans l’Abbé. Ce vieillard que la vie claustrale paraissait rebuter et qui s’en était retiré sitôt qu’il en avait eu le pouvoir était miné maintenant par la tristesse d’en être éloigné à jamais. Il en parlait peu, mais quand il le faisait, c’était avec une douleur contenue qui me pénétrait. Parfois, le son de quelques cloches lui rappelait les nôtres, et sa mélancolie redoublait. Voyant ce triste état, je lui proposai de changer pour un temps de résidence. Nous fûmes reçus avec une extrême bonté par les religieux de Saint-Maurice en Valais, qui sont des Chanoines augustins. L’Abbé s’appliqua à observer leur règle et on eut pour lui tous les égards. Il assistait très exactement au chœur et vivait dans un recueillement que je ne lui avais jamais connu. Cependant sa santé s’altéra insensiblement et il mourut le jour de la Pentecôte 1794, avec un courage et une religion dont tout le monastère fut dans l’admiration. Je restai à Saint-Maurice encore quelques semaines après sa mort, mais la régularité conventuelle qui ne m’avait été possible que par la crainte d’affliger mon bienfaiteur me devint promptement insupportable. Je trouvai un prétexte pour remercier ces bons Augustins de leur hospitalité et gagnai Berne, où je devins, par une aventure singulière, secrétaire d’un commissaire du Gouvernement. Cet homme fut pour moi, à cette époque critique de mon existence, ce qu’avait été l’abbé de Scilly. Il avait un esprit vaste et puissant, une âme élevée et grave. Il me fit comprendre l’esprit de la Révolution dont je n’avais vu jusque-là que les dehors et pour ainsi dire l’écorce effrayante. Il avait beaucoup lu et me fit apprendre l’allemand que personne ne sait en France. Lessing et Herder me montrèrent combien les adversaires aussi bien que les champions du christianisme, dans notre pays, étaient superficiels, étroits et éloignés même de l’intelligence la plus rudimentaire des questions qu’ils débattent. En même temps, je pris goût aux affaires et commençai à sentir l’ambition. Vous avez quelquefois été surpris, mon cher Souville, de voir qu’il ne restât en moi aucune trace de mon éducation première. C’est dans ces années d’activité, de réflexion et un peu aussi d’intrigue, que je les perdis entièrement. Quand le Premier Consul me chargea d’une mission importante à Parme, je me souviens que je remarquai à quel point j’étais un homme nouveau, ou plutôt combien il me paraissait étrange que mes idées, sinon ma vie, eussent jamais été autres que ce qu’elles étaient. Tous ceux qui ont suivi le même chemin que moi n’en pourraient dire autant. J’ai entendu, un jour, dans un repas et devant une société nombreuse, M. de Talleyrand et le baron Louis, ancien prêtre, comme vous le savez, faire des plaisanteries révoltantes sur leur premier état. J’ai toujours été à l’abri de cette bassesse et de cette grossièreté, vous en avez eu souvent la preuve, et depuis mon retour dans ce pays, la solitude, la réflexion et l’âge m’ont fait perdre peu à peu un sentiment assez semblable à de la rancune que j’avais contre les institutions religieuses parce qu’elles étaient vieillies et décrépites quand j’étais jeune et que tout, autour de moi, était jeune; peut-être aussi parce que de vivre en Italie confirme inévitablement dans le mépris qu’on peut avoir de la superstition. Aujourd’hui, je vois clairement que, quoi qu’on puisse dire contre la Bible et les mystères, la religion a une influence heureuse sur les peuples, et que le catholicisme avec la tolérance ne pourrait manquer de rendre une nation prospère. Ce n’est pas tout. Je retrouve en moi-même, à mesure que je vais, un sentiment élargi et fortifié de la puissance de la prière. Oui, Rousseau aurait raison et la prière serait une absurdité et une sauvagerie si nous savions ce qu’est l’Être suprême. Mais nous n’en avons que des idées faibles ou fausses parce que notre intelligence ne peut lui appliquer que des mesures humaines et toutes trompeuses. Je vieillis. Dans quelques années je mourrai, c’est-à-dire que je serai séparé de tout ce qui m’attache et surtout des deux femmes qui m’environnent de leur affection. Je sens, mon cher Souville, que tout dans ma nature se révolte à l’idée de tomber seul, épouvantablement seul, dans ce gouffre obscur du trépas. C’est ici que l’idée du Dieu de l’Évangile, du Père céleste qui pardonne et accueille, me revient avec une force qu’aucun raisonnement n’ébranle et devant laquelle toute philosophie semble dérisoire. Un Voltairien ne manquerait pas de me dire que je n’éprouve ce sentiment à un tel degré que parce que j’aime tendrement ma fille. Il est vrai, mais il est vrai aussi que d’aimer ou de ne pas aimer fait qu’on entre ou qu’on n’entre pas dans certaines raisons et que, telles qu’elles sont, les miennes me paraissent démonstratives. Apprenez maintenant que je n’ai montré tant de froideur au P. Thierry et au P. Michel que parce que je croyais voir des inquisiteurs entrer dans ma maison à la recherche de biens qui n’y sont pas, que depuis j’ai revu souvent ces bons religieux et que je regarde le P. Thierry comme un génie. Aucun homme ne me paraît être entré aussi avant que lui dans l’esprit véritable du christianisme; personne n’y sait découvrir comme lui des harmonies où le siècle passé ne voyait que des absurdités. Hélas! mon cher Souville, si j’avais rencontré un tel homme il y a quarante ans, ma vie n’aurait pas été sans doute ce qu’elle a été. Mais peut-être aussi que si ma vie eût été autre, je n’aurais pas apprécié comme je fais les étonnantes clartés qu’il jette sur la doctrine de l’Évangile. Laissez-moi, en tous cas, vous remercier de m’avoir envoyé ces très honnêtes gens dont l’un est assurément le plus grand esprit que j’aie jamais rencontré. 5 septembre 182... Nous n’avons point d’autres lettres des personnes qui formaient l’entourage de Saint-Aubin, mais nous savons par le _Journal_ de Dom Thierry que Saint-Aubin, frappé d’une seconde attaque, fit publiquement profession de la foi chrétienne, qu’il fut réconcilié dans les formes, mais que, par un choix assez inattendu, il voulut se confesser à Dom Michel, qu’enfin il mourut quelques années plus tard dans les sentiments d’une piété véritable. Sa femme était morte avant lui et resta toujours protestante. Leur fille retourna en Italie après un incendie qui détruisit de fond en comble la maison de l’Abbé. Elle vivait encore à Florence en 1855. Mai 1898. TABLE DES MATIÈRES Les Bénédictins anglais de Douai 1 La Trappe 43 La vallée du Cadi et l’abbaye de Saint-Martin du Canigou 55 Une abbaye au XVIIIe siècle (Liessies vers 1720) 99 Petit moutier 151 Les moines de Shakespeare 157 Lettres de moines 211 ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY E. GREVIN, SUCCr *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FIGURES DE MOINES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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