Nouveaux Contes à Ninon

By Émile Zola

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Title: Nouveaux Contes à Ninon

Author: Émile Zola

Posting Date: March 8, 2015 [EBook #8416]
Release Date: July, 2005
First Posted: July 8, 2003

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES À NINON ***




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NOUVEAUX CONTES A NINON

EMILE ZOLA





TABLE DES MATIÈRES

  A NINON

  CONTES
  Un bain
  Les fraises
  Le grand Michu
  Le jeûne
  Les épaules de la marquise
  Mon voisin Jacques
  Le paradis des chats
  Lili
  La légende du Petit-Manteau bleu de l'amour
  Le forgeron
  Le chômage
  Le petit village

  SOUVENIRS

  LES QUATRE JOURNÉES DE JEAN GOURDON
  I.--Printemps
  II.--Été
  III.--Automne
  IV.--Hiver





A NINON


Il y a juste dix ans, ma chère âme, que je t'ai conté mes premiers
contes. Quels beaux amoureux nous étions alors! J'arrivais de cette
terre de Provence, où j'ai grandi si libre, si confiant, si plein de
tous les espoirs de la vie. J'étais à toi, à toi seule, à ta
tendresse, à ton rêve.

Te souviens-tu, Ninon? Le souvenir est aujourd'hui l'unique joie où
mon coeur se repose. Jusqu'à vingt ans, nous avons battu ensemble les
sentiers. J'entends tes petits pieds sur la terre dure; j'aperçois des
bouts de ta jupe blanche au ras des herbes folles; je sens ton haleine
parmi de lointains souffles de sauge, qui m'arrivent comme des
bouffées de jeunesse. Et les heures charmantes se précisent: c'était
un matin, sur la berge, au bord de l'eau réveillée à peine, toute
pure, toute rosé des premières rougeurs du ciel; c'était une
après-midi, dans les arbres, dans un trou de feuilles, avec la
campagne écrasée, dormant autour de nous, sans un frisson; c'était un
soir, au milieu d'un pré, lentement noyé sous le flot bleuâtre du
crépuscule, qui coulait des coteaux; c'était une nuit, marchant le
long d'une route interminable, allant tous deux à l'inconnu,
insoucieux des étoiles elles-mêmes, au seul bonheur de laisser la
ville, de nous perdre loin, très-loin, au fond de l'ombre discrète. Te
souviens-tu, Ninon?

Quelle vie heureuse! Nous étions lâchés dans l'amour, dans l'art, dans
le songe. Il n'est pas de buisson qui n'ait caché nos baisers, étouffé
nos causeries. Je t'emmenais, je te promenais, comme la vivante poésie
de mon enfance. A nous deux, nous avions le ciel, la terre, et les
arbres, et les eaux, jusqu'aux roches nues qui fermaient l'horizon. Il
me semblait, à cet âge, qu'en ouvrant les bras, j'allais prendre toute
la campagne sur ma poitrine, pour lui donner un baiser de paix. Je me
sentais des forces, des désirs, des bontés de géant. Nos courses de
gamins échappés, nos amours d'oiseaux libres, m'avaient inspiré un
grand mépris du monde, une tranquille croyance aux seules énergies de
la vie. Oui, c'est dans tes tendresses de toutes les heures, mon amie,
que j'ai fait jadis cette provision de courage, dont mes compagnons,
plus tard, se sont si souvent étonnés. Les illusions de nos coeurs
étaient des armures d'acier fin, qui me protègent encore.

Je te quittai, je quittai cette Provence dont tu étais l'âme, et ce
fut toi que, dès la veille de la lutte, j'invoquais comme une bonne
sainte. Tu eus mon premier livre. Il était tout plein de ton être,
tout parfumé du parfum de tes cheveux. Tu m'avais envoyé au combat,
avec un baiser au front, en amante brave qui veut la victoire du
soldat qu'elle aime. Et moi, je ne me souvenais toujours que de ce
baiser, je ne pensais qu'à toi, je ne pouvais parler que de toi.

Dix ans se sont écoulés. Ah! ma chère âme, que de tempêtes ont grondé,
que d'eau noire, que de débâcles ont passé depuis ce temps sous les
ponts croulants de mes rêves! Dix ans de travaux forcés, dix ans
d'amertume, de coups donnés et reçus, d'éternel combat! J'ai le coeur
et le cerveau tout balafrés de blessures. Si tu voyais ton amoureux de
jadis, ce grand garçon souple qui rêvait de déplacer les montagnes
d'une chiquenaude, si tu le voyais passer dans le jour blafard de
Paris, la face terreuse, alourdi de lassitude, tu grelotterais, ma
pauvre Ninon, en regrettant les clairs soleils, les midis ardents,
éteints à jamais. Certains soirs, je suis si brisé, que j'ai une envie
lâche de m'asseoir au bord de la route, quitte à m'endormir pour
toujours dans le fossé. Et sais-tu, Ninon, ce qui me pousse sans cesse
en avant, ce qui me rend du coeur, à chaque faiblesse? C'est ta voix,
ma bien-aimée, ta voix lointaine, ton filet de voix pure qui me crie
mes serments.

Certes, je te sais fille de courage. Je puis te montrer mes plaies, tu
ne m'en aimeras que mieux. Cela me soulagera de me plaindre à toi, qui
me consoleras. Je n'ai pas quitté la plume un seul jour, mon amie; je
me suis battu en soldat qui a son pain à gagner; si la gloire vient,
elle m'empêchera de manger mon pain sec. Que de besogne mauvaise, et
dont j'ai encore le dégoût à la gorge! Pendant dix ans, j'ai alimenté
comme tant d'autres du meilleur de moi la fournaise du journalisme. De
ce labeur colossal, il ne reste rien, qu'un peu de cendre. Feuilles
jetées au vent, fleurs tombées à la boue, mélange de l'excellent et du
pire, gâché dans l'auge commune. J'ai touché à toutes choses, je me
suis sali les mains dans ce torrent de médiocrité trouble qui coule à
pleins bords. Mon amour de l'absolu saignait, au milieu de ces
niaiseries, si grosses d'importance le matin, si oubliées le soir.
Lorsque je rêvais quelque coup de pouce éternel donné dans le granit,
quelque oeuvre de vie plantée debout à jamais, je soufflais des bulles
de savon que crevait l'aile des mouches ronflantes au soleil. J'aurais
glissé à l'hébétement d'un métier si, dans mon amour de la force, je
n'avais eu une consolation, celle de cette production incessante, qui
me rompait à toutes les fatigues.

Puis, mou amie, j'étais armé en guerre. Tu ne saurais croire les
soulèvements de colère que la sottise produisait en moi. J'avais la
passion de mes opinions, j'aurais voulu enfoncer mes croyances dans la
gorge des autres. Un livre me rendait malade, un tableau me
désespérait comme une catastrophe publique; je vivais dans une
bataille continue d'admiration et de mépris. En dehors des lettres, en
dehors de l'art, le monde n'était plus. Et quels coups de plume, quels
chocs furieux pour faire la place nette! Aujourd'hui, je hausse les
épaules. Je suis un vieil endurci dans le mal, j'ai gardé ma foi, je
crois même être plus intraitable encore; mais je me contente de
m'enfermer et de travailler. C'est la seule façon de discuter
sainement; car les oeuvres ne sont que des arguments, dans l'éternelle
discussion du beau.

Tu penses bien que je ne suis pas sorti intact de la bataille. J'ai
des cicatrices un peu partout, je te l'ai dit, au cerveau et au coeur.
Je ne riposte plus, j'attends qu'on s'habitue à mon air. Peut-être
ainsi pourrai-je te revenir entier. C'est que, mon amie, j'ai quitté
nos galants sentiers d'amoureux, où les fleurs poussent, où l'on ne
cueille que des sourires. J'ai pris la grand'route, grise de
poussière, aux arbres maigres; je me suis même, je le confesse, arrêté
curieusement devant des chiens crevés, au coin des bornes; j'ai parlé
de vérité, j'ai prétendu qu'on pouvait tout écrire, j'ai voulu prouver
que l'art est dans la vie et non ailleurs. Naturellement, on m'a
poussé au ruisseau. Moi, Ninon, moi qui ai employé ma jeunesse à
glaner pour ton corsage les paquerettes et les bluets!

Tu me pardonneras mes infidélités d'amant. Les hommes ne peuvent
rester toujours dans les jupes des filles. Il vient une heure où vos
fleurs sont trop douces. Tu te rappelles la pâle soirée d'automne, la
soirée de nos adieux? C'est au sortir de tes bras frêles, que la
vérité m'a emporté dans ses dures mains. J'ai été fou d'analyse
exacte. Après les travaux courants, je prenais mes nuits, j'écrivais
page à page les livres qui me hantaient. Si j'ai un orgueil, j'ai
celui de cette volonté, dont l'effort m'a tiré lentement des besognes
du métier. J'ai mangé, sans rien vendre de mes croyances. Je te devais
ces confidences, à toi qui as le droit de savoir quel homme est devenu
l'enfant dont tu as protégé les débuts.

Aujourd'hui, ma seule souffrance est d'être seul. Le monde finit à la
grille de mon jardin. Je me suis enfermé chez moi pour ne mettre que
le travail dans ma vie, et je me suis si bien enfermé, que personne ne
vient plus. C'est pourquoi, ma chère âme, j'ai évoqué ton souvenir, au
milieu de la lutte. J'étais trop seul, après dix ans de séparation; je
voulais te revoir, te baiser les cheveux, te dire que je t'aime
toujours. Cela me soulage. Viens, et n'aie point peur, je ne suis pas
si noir qu'on me fait. Je t'assure, je t'aime toujours, je rêve
d'avoir encore des rosés, pour en mettre un bouquet à ton sein. J'ai
des envies de laitage. Si je ne craignais de faire rire, je
t'emmènerais sous quelque charmille, avec un mouton blanc, pour nous
dire tous les trois des choses tendres.

Et sais-tu ce que j'ai fait, Ninon, pour te retenir auprès de moi
toute cette nuit? Je te le donne en mille. J'ai fouillé le passé, j'ai
cherché dans ces centaines de pages écrites un peu partout, si je n'en
trouverais pas d'assez délicates pour tes oreilles. Au beau milieu de
mes rudesses, il m'a plu de mettre cette douceur. Oui, j'ai voulu ce
régal pour nous deux. Nous redevenons enfants, nous goûtons sur
l'herbe. Ce sont des contes, rien que des contes, de la confiture dans
de la porcelaine de gamins. N'est-ce pas charmant? trois groseilles,
deux grains de raisin sec, suffiront à notre faim, et nous nous
griserons avec cinq gouttes de vin dans de l'eau claire. Écoute,
curieuse. J'ai d'abord quelques contes assez décents; certains même
ont un commencement et une fin; d'autres, il est vrai, vont pieds nus,
après avoir jeté leur bonnet par-dessus les toits. Mais, je dois
t'avertir que, plus loin, nous entrerons dans des fantaisies qui
battent absolument la campagne. Dame! j'ai tout glané, il fallait bien
te retenir la nuit entière. Là, je chante la chanson des «t'en
souviens-tu?» Ce sont nos souvenirs à la queue-leu-leu, ma fille; tout
ce qu'il y a de plus doux pour nous, le meilleur de nos amours. Si
cela ennuie les autres, tant pis! ils n'ont pas besoin de venir mettre
le nez dans nos affaires. Puis, pour te garder encore. j'entamerai une
longue histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l'espère,
jusqu'au matin. Elle est tout au bout des autres, placée à dessein
pour t'endormir dans mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et
nous nous embrasserons.

Ah! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose! Je ne promets pas
cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste
pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n'ai plus les
mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne
t'inquiète point: si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai
ton sang. Ce sera moins fade.

Demain, j'aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j'arrive de la
veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux
lèvres. Ce sera le recommencement de ma tâche. Ah! Ninon, je n'ai rien
fait encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci; je me
désole à penser que je n'ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande
nature échappe à mes bras trop courts. C'est l'âpre désir, prendre la
terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout
dire. Je voudrais coucher l'humanité sur une page blanche, tous les
êtres, toutes les choses; une oeuvre qui serait l'arche immense.

Et ne m'attends pas de longtemps au rendez-vous que je t'ai donné, en
Provence, après la tâche achevée. Il y a trop à faire. Je veux le
roman, je veux le drame, je veux la vérité partout. Ne m'apporte plus
ton cher souvenir que la nuit; viens sur le rayon de lune qui glisse
entre mes rideaux, à l'heure où je pourrai pleurer avec toi sans être
vu. J'ai besoin de toute ma virilité. Plus tard, oh! plus tard, ce
sera moi qui irai te retrouver dans les campagnes tièdes encore de nos
tendresses. Nous serons bien vieux; mais nous nous aimerons toujours.
Tu me mèneras en pèlerinage sur la berge, au bord de l'eau, réveillée
à peine; dans les trous de feuilles, avec la campagne ardente dormant
autour de nous; au milieu des prés, lentement noyés sous le flot
bleuâtre du crépuscule; le long de la route interminable, insoucieux
des étoiles, au seul bonheur de nous perdre dans l'ombre. Et les
arbres, les brins d'herbe, jusqu'aux cailloux, nous reconnaîtront de
loin, à nos baisers, et nous souhaiteront la bien-venue.

Écoute, pour que nous ne nous cherchions pas je veux te dire derrière
quelle haie j'irai te prendre. Tu sais l'endroit où la rivière fait un
coude, après le pont, plus bas que le lavoir, juste en face du grand
rideau de peupliers? Souviens-toi, nous nous y sommes baisé les mains,
un matin de mai. Eh bien! à gauche, il y a une haie d'aubépines, ce
mur de verdure au pied duquel nous nous couchions pour ne plus voir
que le bleu du ciel. C'est derrière la haie d'aubépines, ma chère âme,
que je te donne rendez-vous, à des années, un jour de soleil pâle,
lorsque ton coeur me saura dans les environs.

ÉMILE ZOLA.

Paris, 1er octobre 1874.





CONTES




UN BAIN


Je te le donne en mille, Ninon. Cherche, invente, imagine: un vrai
conte bleu, quelque chose de terrifiant et d'invraisemblable... Tu
sais, la petite baronne, cette excellente Adeline de C***, qui avait
juré... Non, tu ne devinerais pas, j'aime mieux te tout dire.

Eh bien! Adeline se remarie, positivement. Tu doutes, n'est-ce pas? Il
faut que je sois au Mesnil-Rouge, à soixante-sept lieues de Paris,
pour croire à une pareille histoire. Ris, le mariage ne s'en fera pas
moins. Cette pauvre Adeline, qui était veuve à vingt-deux ans, et que
la haine et le mépris des hommes rendaient si jolie! En deux mois de
vie commune, le défunt, un digne homme, certes, pas trop mal conservé,
qui eût été parfait sans les infirmités dont il est mort, lui avait
enseigné toute l'école du mariage. Elle avait juré que l'expérience
suffisait. Et elle se remarie! Ce que c'est que de nous, pourtant!

Il est vrai qu'Adeline a eu de la malechance. On ne prévoit pas une
aventure pareille. Et si je te disais qui elle épouse! Tu connais le
comte Octave de R***, ce grand jeune homme qu'elle détestait si
parfaitement. Ils ne pouvaient se rencontrer sans échanger des
sourires pointus, sans s'égorger doucement avec des phrases aimables.
Ah! les malheureux! si tu savais où ils se sont rencontrés une
dernière fois... Je vois bien qu'il faut que je te conte ça. C'est
tout un roman. Il pleut ce matin. Je vais mettre la chose en
chapitres.



I


Le Château est à six lieues de Tours. Du Mesnil-Rouge, j'en vois les
toits d'ardoise, noyés dans les verdures du parc. On le nomme le
Château de la Belle-au-Bois-dormant, parce qu'il fut jadis habité par
un seigneur qui faillit y épouser une de ses fermières. La chère
enfant y vécut cloîtrée, et je crois que son ombre y revient. Jamais
pierres n'ont eu une telle senteur d'amour.

La Belle qui y dort aujourd'hui est la vieille comtesse de M***, une
tante d'Adeline. Il y a trente ans qu'elle doit venir passer un hiver
à Paris. Ses nièces et ses neveux lui donnent chacun une quinzaine, à
la belle saison. Adeline est très-ponctuelle. D'ailleurs, elle aime le
Château, une ruine légendaire que les pluies et les vents émiettent,
au milieu d'une forêt vierge.

La vieille comtesse a formellement recommandé de ne toucher ni aux
plafonds qui se lézardent, ni aux branches folles qui barrent les
allées. Elle est heureuse de ce mur de feuilles qui s'épaissit là,
chaque printemps, et elle dit, d'ordinaire, que la maison est encore
plus solide qu'elle. La vérité est que toute une aile est par terre.
Ces aimables retraites, bâties sous Louis XV, étaient, comme les
amours du temps, un déjeuner de soleil. Les plâtres se sont fendus,
les planchers ont cédé, la mousse a verdi jusqu'aux alcôves. Toute
l'humidité du parc a mis là une fraîcheur où passe encore l'odeur
musquée des tendresses d'autrefois.

Le parc menace d'entrer dans la maison. Des arbres ont poussé au pied
des perrons, dans les fentes des marches. Il n'y a plus que la grande
allée qui soit carrossable; encore faut-il que le cocher conduise ses
bêtes à la main. A droite, à gauche, les taillis restent vierges,
creusés de rares sentiers, noirs d'ombre, où l'on avance, les mains
tendues, écartant les herbes. Et les troncs abattus font des impasses
de ces bouts de chemins, tandis que les clairières rétrécies
ressemblent à des puits ouverts sur le bleu du ciel. La mousse pend
des branches, les douces-amères tendent des rideaux sous les futaies;
des pullulements d'insectes, des bourdonnements d'oiseaux qu'on ne
voit pas, donnent une étrange vie à cette énormité de feuillages. J'ai
eu souvent de petits frissons de peur, en allant rendre visite à la
comtesse; les taillis me soufflaient sur la nuque des haleines
inquiétantes.

Mais il y a surtout un coin délicieux et troublant, dans le parc:
c'est à gauche du Château, au bout d'un parterre, où il ne pousse plus
que des coquelicots aussi grands que moi. Sous un bouquet d'arbres,
une grotte se creuse, s'enfonçant au milieu d'une draperie de lierre,
dont les bouts traînent jusque dans l'herbe. La grotte, envahie,
obstruée, n'est plus qu'un trou noir, au fond duquel on aperçoit la
blancheur d'un Amour de plâtre, souriant, un doigt sur la bouche. Le
pauvre Amour est manchot, et il a, sur l'oeil droit, une tache de
mousse qui le rend borgne. Il semble garder, avec son sourire pâle
d'infirme, quelque amoureuse dame morte depuis un siècle.

Une eau vive, qui sort de la grotte, s'étale en large nappe au milieu
de la clairière; puis, elle s'échappe par un ruisseau perdu sous les
feuilles. C'est un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les
grands arbres se regardent; le trou bleu du ciel fait une tache bleue
au centre du bassin. Des joncs ont grandi, des nénufars ont élargi
leurs feuilles rondes. On n'entend, dans le jour verdâtre de ce puits
de verdure, qui semble s'ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand
air, que la chanson de l'eau, tombant éternellement, d'un air de
lassitude douce. De longues mouches d'eau patinent dans un coin. Un
pinson vient boire, avec des mines délicates, craignant de se mouiller
les pattes. Un frisson brusque des feuilles donne à la mare une
pâmoison de vierge dont les paupières battent. Et, du noir de la
grotte, l'Amour de plâtre commande le silence, le repos, toutes les
discrétions des eaux et des bois, à ce coin voluptueux de nature.



II


Lorsque Adeline accorde une quinzaine à sa tante, ce pays de loups
s'humanise. Il faut élargir les allées pour que les jupes d'Adeline
puissent passer. Elle est venue, cette saison, avec trente-deux
malles, qu'on a dû porter à bras, parce que le camion du chemin de fer
n'a jamais osé s'engager dans les arbres. Il y serait resté, je te le
jure.

D'ailleurs, Adeline est une sauvage, comme tu sais. Elle est fêlée,
là, entre nous. Au couvent, elle avait des imaginations vraiment
drôles. Je la soupçonne de venir au Château de la Belle-au-Bois-dormant
pour y dépenser, loin des curieux, son appétit d'extravagances. La
tante reste dans son fauteuil, le Château appartient à la chère enfant
qui doit y rêver les plus étonnantes fantaisies. Cela la soulage.
Quand elle sort de ce trou, elle est sage pour une année.

Pendant quinze jours, elle est la fée, l'âme des verdures. On la voit
en toilette de gala, promener des dentelles blanches et des noeuds de
soie au milieu des broussailles. On m'a même assuré l'avoir rencontrée
en marquise Pompadour, avec de la poudre et des mouches, assise sur
l'herbe, dans le coin le plus désert du parc. D'autres fois, on a
aperçu un petit jeune homme blond qui suivait doucement les allées.
Moi, j'ai une peur affreuse que le petit jeune homme ne soit cette
chère toquée.

Je sais qu'elle fouille le Château des caves aux greniers. Elle furète
dans les encoignures les plus noires, sonde les murs de ses petits
poings, flaire de son nez rosé toute cette poussière du passé. On la
trouve sur des échelles, perdue au fond des grandes armoires,
l'oreille tendue aux fenêtres, rêveuse devant les cheminées, avec
l'envie évidente de monter dedans et de regarder. Puis, comme elle ne
trouve sans doute pas ce qu'elle cherche, elle court le parterre aux
grands coquelicots, les sentiers noirs d'ombre, les clairières
blanches de soleil. Elle cherche toujours, le nez au vent, saisissant
le lointain et vague parfum d'une fleur de tendresse qu'elle ne peut
cueillir.

Positivement, je te l'ai dit, Ninon, le vieux Château sent l'amour, au
milieu de ses arbres farouches. Il y a eu une fille enfermée là
dedans, et les murs ont conservé l'odeur de celte tendresse, comme les
vieux coffrets où l'on a serré des bouquets de violettes. C'est cette
odeur-là, je le jurerais, qui monte à la tête d'Adeline et qui la
grise. Puis, quand elle a bu ce parfum de vieil amour, quand elle est
grise, elle partirait sur un rayon de lune visiter le pays des contes,
elle se laisserait baiser au front par tous les chevaliers de passage
qui voudraient bien l'éveiller de son rêve de cent ans.

Des langueurs la prennent, elle porte des petits bancs dans le bois
pour s'asseoir. Mais, par les jours de grandes chaleurs, son
soulagement est d'aller se baigner, la nuit, dans le bassin, sous les
hauts feuillages. C'est là sa retraite. Elle est la fille de la
source. Les joncs ont des tendresses pour elle. L'Amour de plâtre lui
sourit, quand elle laisse tomber ses jupes et qu'elle entre dans
l'eau, avec la tranquillité de Diane confiante dans la solitude. Elle
n'a que les nénufars pour ceinture, sachant que les poissons eux-mêmes
dorment d'un sommeil discret. Elle nage doucement, ses épaules
blanches hors de l'eau, et l'on dirait un cygne gonflant les ailes,
filant sans bruit. La fraîcheur calme ses anxiétés. Elle serait
parfaitement tranquille, sans l'Amour manchot qui lui sourit.

Une nuit, elle est allée au fond de la grotte, malgré la peur horrible
de cette ombre humide; elle s'est dressée sur la pointe des pieds,
mettant l'oreille aux lèvres de l'Amour, pour savoir s'il ne lui
dirait rien.



III


Ce qu'il y a d'affreux, cette saison, c'est que la pauvre Adeline, en
arrivant au Château, a trouvé, installé dans la plus belle chambre, le
comte Octave de R..., ce grand jeune homme, son ennemi mortel. Il
paraît qu'il est quelque peu le petit cousin de la vieille madame de
M... Adeline a juré qu'elle le délogerait. Elle a bravement défait ses
malles, et elle a repris ses courses, ses fouilles éternelles. Octave,
pendant huit jours, l'a tranquillement regardée de sa fenêtre, en
fumant des cigares. Le soir, plus de paroles aiguës, plus de guerre
sourde. Il était d'une telle politesse, qu'elle a fini par le trouver
assommant, et qu'elle ne s'est plus occupée de lui. Lui, fumait
toujours; elle, battait le parc et prenait ses bains.

C'était vers minuit qu'elle descendait à la nappe d'eau, quand tout le
monde dormait. Elle s'assurait surtout si le comte Octave avait bien
soufflé sa bougie. Alors, à petits pas, elle s'en allait, comme à un
rendez-vous d'amour, avec des désirs tout sensuels pour l'eau froide.
Elle avait un petit frisson de peur exquis, depuis qu'elle savait un
homme au Château. S'il ouvrait une fenêtre, s'il apercevait un coin de
son épaule à travers les feuilles! Rien que cette pensée la faisait
grelotter, quand elle sortait ruisselante de la nappe, et qu'un rayon
de lune blanchissait sa nudité de statue.

Une nuit, elle descendit vers onze heures. Le Château dormait depuis
deux grandes heures. Cette nuit-là, elle se sentait des hardiesses
particulières. Elle avait écouté à la porte du comte, et elle croyait
l'avoir entendu ronfler. Fi! un homme qui ronfle! Cela lui avait donné
un grand mépris pour les hommes, un grand désir des caresses fraîches
de l'eau, dont le sommeil est si doux. Elle s'attarda sous les arbres,
prenant plaisir à détacher ses vêtements un à un. Il faisait
très-sombre, la lune se levait à peine; et le corps blanc de la chère
enfant ne mettait sur la rive qu'une blancheur vague de jeune bouleau.
Des souffles chauds venaient du ciel, qui passaient sur ses épaules
avec des baisers tièdes. Elle était très à l'aise, un peu
languissante, un peu étouffée par la chaleur, mais pleine d'une
nonchalance heureuse qui lui faisait, sur le bord, tâter la source du
pied.

Cependant, la lune tournait, éclairait déjà un coin de la nappe.
Alors, Adeline, épouvantée, aperçut sur cette nappe une tête qui la
regardait, dans ce coin éclairé. Elle se laissa glisser, se mit de
l'eau jusqu'au menton, croisa les bras comme pour ramener sur sa
poitrine tous les voiles tremblants du bassin, et demanda d'une voix
frémissante:

--Qui est là?... Que faites-vous là?

--C'est moi, madame, répondit tranquillement le comte Octave....
N'ayez pas peur, je prends un bain.



IV


Il se fit un silence formidable. Il n'y avait plus, sur la nappe
d'eau, que les ondulations qui s'élargissaient lentement autour des
épaules d'Adeline et qui allaient mourir sur la poitrine du comte,
avec un clapotement léger. Celui-ci, tranquillement, leva les bras,
fit le geste de prendre une branche de saule pour sortir de l'eau.

--Restez, je vous l'ordonne, cria Adeline d'une voix terrifiée....
Rentrez dans l'eau, rentrez dans l'eau bien vite!

--Mais, madame, répondit-il en rentrant dans l'eau jusqu'au cou, c'est
qu'il y a plus d'une heure que je suis là.

--Ça ne fait rien, monsieur, je ne veux pas que vous sortiez, vous
comprenez.... Nous attendrons.

Elle perdait la tête, la pauvre baronne. Elle parlait d'attendre, sans
trop savoir, l'imagination détraquée par les éventualités terribles
qui la menaçaient. Octave eut un sourire.

--Mais, hasarda-t-il, il me semble qu'en tournant le dos....

--Non, non, monsieur! Vous ne voyez donc pas la lune!

Il était de fait que la lune avait marché et qu'elle éclairait en
plein le bassin. C'était une lune superbe. Le bassin luisait, pareil à
un miroir d'argent, au milieu du noir des feuilles; les joncs, les
nénufars des bords, faisaient sur l'eau des ombres finement dessinées,
comme lavées au pinceau, avec de l'encre de Chine. Une pluie chaude
d'étoiles tombait dans le bassin par l'étroite ouverture des
feuillages. Le filet d'eau coulait derrière Adeline, d'une voix plus
basse et comme moqueuse. Elle hasarda un coup d'oeil dans la grotte,
elle vit l'Amour de plâtre qui lui souriait d'un air d'intelligence.

--La lune, certainement, murmura le comte, pourtant en tournant le
dos...

--Non, non, mille fois non. Nous attendrons que la lune ne soit plus
là.... Vous voyez, elle marche. Quand elle aura atteint cet arbre,
nous serons dans l'ombre....

--C'est qu'il y en a pour une bonne heure, avant qu'elle soit derrière
cet arbre!

--Oh! trois quarts d'heure au plus.... Ça ne fait rien. Nous
attendrons.... Quand la lune sera derrière l'arbre, vous pourrez vous
en aller.

Le comte voulut protester; mais, comme il faisait des gestes en
parlant, et qu'il se découvrait jusqu'à la ceinture, elle poussa de
petits cris de détresse si aigus, qu'il dut, par politesse, rentrer
dans le bassin jusqu'au menton. Il eut la délicatesse de ne plus
remuer. Alors, ils restèrent tous les deux là, en tête-à-tête, on peut
le dire. Les deux têtes, cette adorable tête blonde de la baronne,
avec les grands yeux que tu sais, et cette tête fine du comte, aux
moustaches un peu ironiques, demeurèrent bien sagement immobiles, sur
l'eau dormante, à une toise au plus l'une de l'autre. L'Amour de
plâtre, sous la draperie de lierre, riait plus fort.



V.


Adeline s'était jetée en plein dans les nénufars. Quand la fraîcheur
de l'eau l'eut remise, et qu'elle eut pris ses dispositions pour
passer là une heure, elle vit que l'eau était d'une limpidité vraiment
choquante. Au fond, sur le sable, elle apercevait ses pieds nus. Il
faut dire que cette diablesse de lune se baignait, elle aussi, se
roulait dans l'eau, l'emplissait des frétillements d'anguilles de ses
rayons. C'était un bain d'or liquide et transparent. Peut-être le
comte voyait-il les pieds nus sur le sable, et s'il voyait les pieds
et la tête.... Adeline se couvrit, sous l'eau, d'une ceinture de
nénufars. Doucement, elle attira de larges feuilles rondes qui
nageaient, et s'en fit une grande collerette. Ainsi habillée, elle se
sentit plus tranquille.

Cependant, le comte avait fini par prendre la chose stoïquement.
N'ayant pas trouvé une racine pour s'asseoir, il s'était résigné à se
tenir à genoux. Et pour ne pas avoir l'air tout à fait ridicule, avec
de l'eau au menton, comme un homme perdu dans un plat à barbe
colossal, il avait lié conversation avec la comtesse, évitant tout ce
qui pouvait rappeler le désagrément de leur position respective.

--Il a fait bien chaud aujourd'hui, madame.

--Oui, monsieur, une chaleur accablante. Heureusement que ces ombrages
donnent quelque fraîcheur.

--Oh! certainement.... Cette brave tante est une digne personne,
n'est-ce pas?

--Une digne personne, en effet.

Puis, ils parlèrent des dernières courses et des bals qu'on annonce
déjà pour l'hiver prochain. Adeline, qui commençait à avoir froid,
réfléchissait que le comte devait l'avoir vue pendant qu'elle
s'attardait sur la rive. Cela était tout simplement horrible.
Seulement, elle avait des doutes sur la gravité de l'accident. Il
faisait noir sous les arbres, la lune n'était pas encore là; puis,
elle se rappelait, maintenant, qu'elle se tenait derrière le tronc
d'un gros chêne. Ce tronc avait dû la protéger. Mois, en vérité, ce
comte était un homme abominable. Elle le haïssait, elle aurait voulu
que le pied lui glissât, qu'il se noyât. Certes, ce n'est pas elle qui
lui aurait tendu la main. Pourquoi, quand il l'avait vue venir, ne lui
avait-il pas crié qu'il était là, qu'il prenait un bain? La question
se formula si nettement en elle, qu'elle ne put la retenir sur ses
lèvres. Elle interrompit le comte, qui parlait de la nouvelle forme
des chapeaux.

--Mais je ne savais pas, répondit-il; je vous assure que j'ai eu
très-peur. Vous étiez toute blanche, j'ai cru que c'était la
Belle-au-Bois-dormant qui revenait, vous savez, cette fille qui a été
enfermée ici.... J'avais si peur, que je n'ai pas pu crier.


Au bout d'une demi-heure, ils étaient bons amis, Adeline s'était dit
qu'elle se décolletait bien dans les bals, et qu'en somme elle pouvait
montrer ses épaules. Elle était sortie un peu de l'eau, elle avait
échancré la robe montante qui la serrait au cou. Puis, elle avait
risqué les bras. Elle ressemblait à une fille des sources, la gorge
nue, les bras libres, vêtue de toute cette nappe verte qui s'étalait
et s'en allait derrière elle comme une large traîne de satin.

Le comte s'attendrissait. Il avait obtenu de faire quelques pas pour
se rapprocher d'une racine. Ses dents claquaient un peu. Il regardait
la lune avec un intérêt très-vif.

--Hein! elle marche lentement? demanda Adeline.

--Eh! non, elle a des ailes, répondit-il avec un soupir.

Elle se mit à rire, en ajoutant:

--Nous en avons encore pour un gros quart d'heure.

Alors, il profita lâchement de la situation: il lui fit une
déclaration. Il lui expliqua qu'il l'aimait depuis deux ans, et que
s'il la taquinait, c'était qu'il avait trouvé cela plus drôle que de
lui dire des fadeurs. Adeline, prise d'inquiétude, remonta sa robe
verte jusqu'au cou, fourra les bras dans les manches. Elle ne passait
plus que le bout de son nez rose sous les nénufars; et, comme elle
recevait en plein la lune dans les yeux, elle était tout étourdie,
tout éblouie. Elle ne voyait plus le comte, quand elle entendit un
grand barbottement et qu'elle sentit l'eau s'agiter et lui monter aux
lèvres.

--Voulez-vous bien ne pas remuer! cria-t-elle; voulez-vous bien ne pas
marcher comme cela dans l'eau!

--Mais je n'ai pas marché, dit le comte, j'ai glissé... Je vous aime!

--Taisez-vous, ne remuez plus, nous parlerons de tout cela, quand il
fera noir... Attendons que la lune soit derrière l'arbre...



VII


La lune se cacha derrière l'arbre. L'Amour de plâtre éclata de rire.





LES FRAISES



I


Un matin de juin, en ouvrant la fenêtre, je reçus au visage un souffle
d'air frais. Il avait fait pendant la nuit un violent orage. Le ciel
paraissait comme neuf, d'un bleu tendre, lavé par l'averse jusque dans
ses plus petits coins. Les toits, les arbres dont j'apercevais les
hautes branches entre les cheminées, étaient encore trempés de pluie,
et ce bout d'horizon riait sous le soleil jaune. Il montait des
jardins voisins une bonne odeur de terre mouillée.

--Allons, Ninette, criai-je gaiement, mets ton chapeau, ma fille...
Nous partons pour la campagne.

Elle battit des mains. Elle eut terminé sa toilette en dix minutes, ce
qui est très-méritoire pour une coquette de vingt ans.

A neuf heures, nous étions dans les bois de Verrières.



II


Quels bois discrets, et que d'amoureux y ont promené leurs amours!
Pendant la semaine, les taillis sont déserts, on peut marcher côte à
côte, les bras à la taille, les lèvres se cherchant, sans autre danger
que d'être vus par les fauvettes des buissons. Les allées s'allongent,
hautes et larges, à travers les grandes futaies; le sol est couvert
d'un tapis d'herbe fine, sur lequel le soleil, trouant les feuillages,
jette des palets d'or. Et il y a des chemins creux, des sentiers
étroits, très-sombres, où l'on est obligé de se serrer l'un contre
l'autre. Et il y a encore des fourrés impénétrables, où l'on peut se
perdre, si les baisers chantent trop haut.

Ninon quittait mon bras, courait comme un jeune chien, heureuse de
sentir les herbes frôler ses chevilles. Puis elle revenait et se
pendait à mon épaule, lasse, caressante. Toujours le bois s'étendait,
mer sans fin aux vagues de verdure. Le silence frissonnant, l'ombre
vivante qui tombait des grands arbres nous montaient à la tête, nous
grisaient de toute la sève ardente du printemps. On redevient enfant,
dans le mystère des taillis.

--Oh! des fraises, des fraises! cria Ninon en sautant un fossé comme
une chèvre échappée, et en fouillant les broussailles.



III


Des fraises, hélas! non, mais des fraisiers, toute une nappe de
fraisiers qui s'étalait sous les ronces.

Ninon ne songeait plus aux bêtes dont elle avait une peur horrible.
Elle promenait gaillardement les mains au milieu des herbes, soulevant
chaque feuille, désespérée de ne pas rencontrer le moindre fruit.

--On nous a devancés, dit-elle avec une moue de dépit... Oh! dis,
cherchons bien, il y en a sans doute encore.

Et nous nous mîmes à chercher avec une conscience exemplaire. Le corps
plié, le cou tendu, les yeux fixés à terre, nous avancions à petits
pas prudents, sans risquer une parole, de peur de faire envoler les
fraises. Nous avions oublié la forêt, le silence et l'ombre, les
larges allées et les sentiers étroits. Les fraises, rien que les
fraises. A chaque touffe que nous rencontrions, nous nous baissions,
et nos mains frémissantes se touchaient sous les herbes.

Nous fîmes ainsi plus d'une lieue, courbés, errant à droite, à gauche.
Pas la plus petite fraise. Des fraisiers superbes, avec de belles
feuilles d'un vert sombre. Je voyais les lèvres de Ninon se pincer et
ses yeux devenir humides.



IV


Nous étions arrivés en face d'un large talus, sur lequel le soleil
tombait droit, avec des chaleurs lourdes. Ninon s'approcha de ce
talus, décidée à ne plus chercher ensuite. Brusquement, elle poussa un
cri aigu. J'accourus, effrayé, croyant qu'elle s'était blessée. Je la
trouvai accroupie; l'émotion l'avait assise par terre, et elle me
montrait du doigt une petite fraise, à peine grosse comme un pois,
mûre d'un côté seulement.

--Cueille-la, toi, me dit-elle d'une voix basse et caressante.

Je m'étais assis près d'elle, au bas du talus.

--Non, répondis-je, c'est toi qui l'as trouvée, c'est toi qui dois la
cueillir.

--Non, fais-moi ce plaisir, cueille-la.

Je me défendis tant et si bien que Ninon se décida enfin à couper la
tige de son ongle. Mais ce fut une bien autre histoire, quand il
fallut savoir lequel de nous deux mangerait cette pauvre petite fraise
qui nous coûtait une bonne heure de recherches. A toute force, Ninon
voulait me la mettre dans la bouche. Je résistai fermement; puis, je
finis par faire des concessions, et il fut arrêté que la fraise serait
partagée en deux.

Elle la mit entre ses lèvres, en me disant avec un sourire:

--Allons, prends ta part.

Je pris ma part. Je ne sais si la fraise fut partagée fraternellement.
Je ne sais même si je goûtai à la fraise, tant le miel du baiser de
Ninon me parut bon.



V


Le talus était couvert de fraisiers, et ces fraisiers-là étaient
des fraisiers sérieux. La récolte fut ample et joyeuse. Nous avions
étalé à terre un mouchoir blanc, en nous jurant solennellement d'y
déposer notre butin, sans rien en détourner. A plusieurs reprises
pourtant, il me sembla voir Ninon porter la main à sa bouche.

Quand la récolte fut faite, nous décidâmes qu'il était temps de
chercher un coin d'ombre pour déjeuner à l'aise. Je trouvai, à
quelques pas, un trou charmant, un nid de feuilles. Le mouchoir fut
religieusement placé à côté de nous.

Grands dieux! qu'il faisait bon là, sur la mousse, dans la volupté de
cette fraîcheur verte! Ninon me regardait avec des yeux humides. Le
soleil avait mis des rougeurs tendres sur son cou. Comme elle vit
toute ma tendresse dans mon regard, elle se pencha vers moi, en me
tendant les deux mains, avec un geste d'adorable abandon.

Le soleil, flambant sur les hauts feuillages, jetait des palets d'or,
à nos pieds, dans l'herbe fine. Les fauvettes elles-mêmes se taisaient
et ne regardaient pas. Quand nous cherchâmes les fraises pour les
manger, nous nous aperçûmes avec stupeur que nous étions couchés en
plein sur le mouchoir.





LE GRAND MICHU



I


Une après-midi, à la récréation de quatre heures, le grand Michu me
prit à part, dans un coin de la cour. Il avait un air grave qui me
frappa d'une certaine crainte; car le grand Michu était un gaillard,
aux poings énormes, que, pour rien au monde, je n'aurais voulu avoir
pour ennemi.

--Écoute, me dit-il de sa voix grasse de paysan à peine dégrossi,
écoute, veux-tu en être?

Je répondis carrément: «Oui!» flatté d'être de quelque chose avec le
grand Michu. Alors, il m'expliqua qu'il s'agissait d'un complot. Les
confidences qu'il me fit, me causèrent une sensation délicieuse, que
je n'ai jamais peut-être éprouvée depuis. Enfin, j'entrais dans les
folles aventures de la vie, j'allais avoir un secret à garder, une
bataille à livrer. Et, certes, l'effroi inavoué que je ressentais à
l'idée de me compromettre de la sorte, comptait pour une bonne moitié
dans les joies cuisantes de mon nouveau rôle de complice.

Aussi, pendant que le grand Michu parlait, étais-je en admiration
devant lui. Il m'initia d'un ton un peu rude, comme un conscrit dans
l'énergie duquel on a une médiocre confiance. Cependant, le
frémissement d'aise, l'air d'extase enthousiaste que je devais avoir
en l'écoutant, finirent par lui donner une meilleure opinion de moi.

Comme la cloche sonnait le second coup, en allant tous deux prendre
nos rangs pour rentrer à l'étude:

--C'est entendu, n'est-ce pas? me dit-il à voix basse. Tu es des
nôtres... Tu n'auras pas peur, au moins; tu ne trahiras pas?

--Oh! non, tu verras... C'est juré.

Il me regarda de ses yeux gris, bien en face, avec une vraie dignité
d'homme mûr, et me dit encore:

--Autrement, tu sais, je ne te battrai pas, mais je dirai partout que
tu es un traître, et personne ne te parlera plus.

Je me souviens encore du singulier effet que me produisit cette
menace. Elle me donna un courage énorme. «Bast! me disais-je, ils
peuvent bien me donner deux mille vers; du diable si je trahis Michu!»
J'attendis avec une impatience fébrile l'heure du dîner. La révolte
devait éclater au réfectoire.



II


Le grand Michu était du Var. Son père, un paysan qui possédait
quelques bouts de terre, avait fait le coup de feu en 51, lors de
l'insurrection provoquée par le coup d'État. Laissé pour mort dans la
plaine d'Uchâne, il avait réussi à se cacher. Quand il reparut, on ne
l'inquiéta pas. Seulement, les autorités du pays, les notables, les
gros et les petits rentiers ne l'appelèrent plus que ce brigand de
Michu.

Ce brigand, cet honnête homme illettré, envoya son fils au collège
d'A... Sans doute il le voulait savant pour le triomphe de la cause
qu'il n'avait pu défendre, lui, que les armes à la main. Nous savions
vaguement cette histoire, au collège, ce qui nous faisait regarder
notre camarade comme un personnage très-redoutable.

Le grand Michu était, d'ailleurs, beaucoup plus âgé que nous. Il avait
près de dix-huit ans, bien qu'il ne se trouvât encore qu'en quatrième.
Mais on n'osait le plaisanter. C'était un de ces esprits droits, qui
apprennent difficilement, qui ne devinent rien; seulement, quand il
savait une chose, il la savait à fond et pour toujours. Fort, comme
taillé à coups de hache, il régnait en maître pendant les récréations.
Avec cela, d'une douceur extrême. Je ne l'ai jamais vu qu'une fois en
colère; il voulait étrangler un pion qui nous enseignait que tous les
républicains étaient des voleurs et des assassins. On faillit mettre
le grand Michu à la porte.

Ce n'est que plus tard, lorsque j'ai revu mon ancien camarade dans mes
souvenirs, que j'ai pu comprendre son attitude douce et forte. De
bonne heure, son père avait dû en faire un homme.



III


Le grand Michu se plaisait au collège, ce qui n'était pas le moindre
de nos étonnements. Il n'y éprouvait qu'un supplice dont il n'osait
parler: la faim. Le grand Michu avait toujours faim.

Je ne me souviens pas d'avoir vu un pareil appétit. Lui qui était
très-fier, il allait parfois jusqu'à jouer des comédies humiliantes
pour nous escroquer un morceau de pain, un déjeuner ou un goûter.
Élevé en plein air, au pied de la chaîne des Maures, il souffrait
encore plus cruellement que nous de la maigre cuisine du collège.

C'était là un de nos grands sujets de conversation, dans la cour, le
long du mur qui nous abritait de son filet d'ombre. Nous autres, nous
étions des délicats. Je me rappelle surtout une certaine morue à la
sauce rousse et certains haricots à la sauce blanche qui étaient
devenus le sujet d'une malédiction générale. Les jours où ces plats
apparaissaient, nous ne tarissions pas. Le grand Michu, par respect
humain, criait avec nous, bien qu'il eût avalé volontiers les six
portions de sa table.

Le grand Michu ne se plaignait guère que de la quantité des vivres. Le
hasard, comme pour l'exaspérer, l'avait placé au bout de la table, à
côté du pion, un jeune gringalet qui nous laissait fumer en promenade.
La règle était que les maîtres d'étude avaient droit à deux portions.
Aussi, quand on servait des saucisses, fallait-il voir le grand Michu
lorgner les deux bouts de saucisses qui s'allongeaient côte à côte sur
l'assiette du petit pion.

--Je suis deux fois plus gros que lui, me dit-il un jour, et c'est lui
qui a deux fois plus à manger que moi. Il ne laisse rien, va; il n'en
a pas de trop!



IV


Or, les meneurs avaient résolu que nous devions à la fin nous révolter
contre la morue à la sauce rousse et les haricots à la sauce blanche.

Naturellement, les conspirateurs offrirent au grand Michu d'être leur
chef. Le plan de ces messieurs était d'une simplicité héroïque: il
suffirait, pensaient-ils, de mettre leur appétit en grève, de refuser
toute nourriture, jusqu'à ce que le proviseur déclarât solennellement
que l'ordinaire serait amélioré. L'approbation que le grand Michu
donna à ce plan, est un des plus beaux traits d'abnégation et de
courage que je connaisse. Il accepta d'être le chef du mouvement, avec
le tranquille héroïsme de ces anciens Romains qui se sacrifiaient pour
la chose publique.

Songez donc! lui se souciait bien de voir disparaître la morue et les
haricots; il ne souhaitait qu'une chose, en avoir davantage, à
discrétion! Et, pour comble, on lui demandait de jeûner! Il m'a avoué
depuis que jamais cette vertu républicaine que son père lui avait
enseignée, la solidarité, le dévouement de l'individu aux intérêts de
la communauté, n'avait été mise en lui à une plus rude épreuve.

Le soir, au réfectoire,--c'était le jour de la morue à la sausse
rousse,--la grève commença avec un ensemble vraiment beau. Le pain
seul était permis. Les plats arrivent, nous n'y touchons pas, nous
mangeons notre pain sec. Et cela gravement, sans causer à voix basse,
comme nous en avions l'habitude. Il n'y avait que les petits qui
riaient.

Le grand Michu fut superbe. Il alla, ce premier soir, jusqu'à ne pas
même manger de pain. Il avait mis les deux coudes sur la table, il
regardait dédaigneusement le petit pion qui dévorait.

Cependant, le surveillant fit appeler le proviseur, qui entra dans le
réfectoire comme une tempête. Il nous apostropha rudement, nous
demandant ce que nous pouvions reprocher à ce dîner, auquel il goûta
et qu'il déclara exquis.

Alors le grand Michu se leva.

--Monsieur, dit-il, c'est la morue qui est pourrie, nous ne parvenons
pas à la digérer.

--Ah! bien, cria le gringalet de pion, sans laisser au proviseur le
temps de répondre, les autres soirs, vous avez pourtant mangé presque
tout le plat à vous seul.

Le grand Michu rougit extrêmement. Ce soir-là, on nous envoya
simplement coucher, en nous disant que, le lendemain, nous aurions
sans doute réfléchi.



V


Le lendemain et le surlendemain, le grand Michu fut terrible. Les
paroles du maître d'étude l'avaient frappé au coeur. Il nous soutint,
il nous dit que nous serions des lâches si nous cédions. Maintenant,
il mettait tout son orgueil à montrer que, lorsqu'il le voulait, il ne
mangeait pas.

Ce fut un vrai martyr. Nous autres, nous cachions tous dans nos
pupitres du chocolat, des pots de confiture, jusqu'à de la
charcuterie, qui nous aidèrent à ne pas manger tout à fait sec le pain
dont nous emplissions nos poches. Lui, qui n'avait pas un parent dans
la ville, et qui se refusait d'ailleurs de pareilles douceurs, s'en
tint strictement aux quelques croûtes qu'il put trouver.

Le surlendemain, le proviseur ayant déclaré que, puisque les élèves
s'entêtaient à ne pas toucher aux plats, il allait cesser de faire
distribuer du pain, la révolte éclata, au déjeuner. C'était le jour
des haricots à la sauce blanche.

Le grand Michu, dont une faim atroce devait troubler la tête, se leva
brusquement. Il prit l'assiette du pion, qui mangeait à belles dents,
pour nous narguer et nous donner envie, la jeta au milieu de la salle,
puis entonna la _Marseillaise_ d'une voix forte. Ce fut comme un grand
souffle qui nous souleva tous. Les assiettes, les verres, les
bouteilles, dansèrent une jolie danse. Et les pions, enjambant les
débris, se hâtèrent de nous abandonner le réfectoire. Le gringalet,
dans sa fuite, reçut sur les épaules un plat de haricots, dont la
sauce lui fit une large collerette blanche.

Cependant, il s'agissait de fortifier la place. Le grand Michu fut
nommé général. Il fit porter, entasser les tables devant les portes.
Je me souviens que nous avions tous pris nos couteaux à la main. Et la
_Marseillaise_ tonnait toujours. La révolte tournait à la révolution.
Heureusement, on nous laissa à nous-mêmes pendant trois grandes
heures. Il paraît qu'on était allé chercher la garde. Ces trois heures
de tapage suffirent pour nous calmer.

Il y avait au fond du réfectoire deux larges fenêtres qui donnaient
sur la cour. Les plus timides, épouvantés de la longue impunité dans
laquelle on nous laissait, ouvrirent doucement une des fenêtres et
disparurent. Ils furent peu à peu suivis par les autres élèves.
Bientôt le grand Michu n'eut plus qu'une dizaine d'insurgés autour de
lui. Il leur dit alors d'une voix rude:

--Allez retrouver les autres, il suffit qu'il y ait un coupable.

Puis s'adressant à moi qui hésitais, il ajouta:

--Je te rends la parole, entends-tu!

Lorsque la garde eut enfoncé une des portes, elle trouva le grand
Michu tout seul, assis tranquillement sur le bout d'une table, au
milieu de la vaisselle cassée. Le soir même, il fut renvoyé à son
père. Quant à nous, nous profitâmes peu de cette révolte. On évita
bien pendant quelques semaines de nous servir de la morue et des
haricots. Puis, ils reparurent; seulement la morue était à la sauce
blanche, et les haricots, à la sauce rousse.



VI


Longtemps après, j'ai revu le grand Michu. Il n'avait pu continuer ses
études. Il cultivait à son tour les quelques bouts de terre que son
père lui avait laissés en mourant.

--J'aurais fait, m'a-t-il dit, un mauvais avocat ou un mauvais
médecin, car j'avais la tête bien dure. Il vaut mieux que je sois un
paysan. C'est mon affaire... N'importe, vous m'avez joliment lâché. Et
moi qui justement adorais la morue et les haricots!




LE JEUNE



I


Quand le vicaire monta en chaire, avec son large surplis d'une
blancheur angélique; la petite baronne était béatement assise à sa
place accoutumée, près d'une bouche de chaleur, devant la chapelle des
Saints-Anges.

Après le recueillement d'usage, le vicaire se passa délicatement sur
les lèvres un fin mouchoir de batiste; puis, il ouvrit les bras,
pareil à un séraphin qui va prendre son vol, pencha la tête, et parla.
Sa voix fut d'abord, dans la vaste nef, comme un murmure lointain
d'eau courante, comme une plainte amoureuse du vent au milieu des
feuillages. Et, peu à peu, le souffle grandit, la brise devint
tempête, la voix roula sous les voûtes avec de majestueux grondements
de tonnerre. Mais toujours, par instants, même au milieu de ses plus
formidables coups de foudre, la voix du vicaire se faisait subitement
douce, jetant un clair rayon de soleil au milieu du sombre ouragan de
son éloquence.

La petite baronne, dès les premiers susurrements dans les feuilles,
avait pris la pose gourmande et charmée d'une personne d'oreille
délicate qui s'apprête à goûter toutes les finesses d'une symphonie
aimée. Elle parut ravie de la douceur exquise des phrases musicales du
début; elle suivit ensuite, avec une attention de connaisseur, les
renflements de la voix, l'épanouissement de l'orage final, ménagé avec
tant de science; et quand la voix eut acquis tout son développement,
quand elle tonna, grandie par les échos de la nef, la petite baronne
ne put retenir un bravo discret, un hochement de satisfaction.

Dès lors, ce fut une jouissance céleste. Toutes les dévotes se
pâmaient.



II


Cependant, le vicaire disait quelque chose; sa musique accompagnait
des paroles. Il prêchait sur le jeûne, il disait combien étaient
agréables à Dieu les mortifications de la créature. Penché au bord de
la chaire, dans son attitude de grand oiseau blanc, il soupirait:

--L'heure est venue, mes frères et mes soeurs, où nous devons tous,
comme Jésus, porter notre croix, nous couronner d'épines, monter notre
calvaire, les pieds nus sur les rocs et dans les ronces.

La petite baronne trouva sans doute la phrase mollement arrondie, car
elle cligna doucement les yeux, comme chatouillée au coeur. Puis, la
symphonie du vicaire la berçant, tout en continuant à suivre les
phrases mélodiques, elle se laissa aller y une demi-rêverie pleine de
voluptés intimes.

En face d'elle, elle voyait une des longues fenêtres du choeur, grise
de brouillard. La pluie ne devait pas avoir cessé. La chère enfant
était venue au sermon par un temps atroce. Il faut bien pâtir un peu,
quand on a de la religion. Son cocher avait reçu une averse
épouvantable, et elle-même, en sautant sur le pavé, s'était légèrement
mouillé le bout des pieds. Son coupé, d'ailleurs, était excellent,
clos, capitonné comme une alcôve. Mais c'est si triste de voir, au
travers des glaces humides, une file de parapluies affairés courir sur
chaque trottoir! Et elle pensait que, s'il avait fait beau, elle
aurait pu venir en victoria. C'eût été beaucoup plus gai.

Au fond, sa grande crainte était que le vicaire ne dépêchât trop
vivement son sermon. Il lui faudrait alors attendre sa voiture, car
elle ne consentirait certes pas à patauger par un temps pareil. Et
elle calculait que, du train dont il allait, jamais le vicaire
n'aurait de la voix pour deux heures; son cocher arriverait trop tard.
Cette anxiété lui gâtait un peu ses joies dévotes.



III


Le vicaire, avec des colères brusques qui le redressaient, les cheveux
secoués, les poings en avant, comme un homme en proie à l'esprit
vengeur, grondait:

--Et surtout malheur à vous, pécheresses, si vous ne versez pas sur
les pieds de Jésus le parfum de vos remords, l'huile odorante de vos
repentirs. Croyez-moi, tremblez et tombez à deux genoux sur la pierre.
C'est en venant vous enfermer dans le purgatoire de la pénitence,
ouvert par l'Église pendant ces jours de contrition universelle; c'est
en usant les dalles sous vos fronts pâlis par le jeûne, en descendant
dans les angoisses de la faim et du froid, du silence et de la nuit,
que vous mériterez le pardon divin, au jour fulgurant du triomphe!

La petite baronne, tirée de sa préoccupation par ce terrible éclat,
dodelina de la tête, lentement, comme étant tout à fait de l'avis du
prêtre courroucé. Il fallait prendre des verges, se mettre dans un
coin bien noir, bien humide, bien glacial, et là se donner le fouet;
cela ne faisait pas de doute pour elle.

Puis, elle retomba dans ses songeries; elle se perdit au fond d'un
bien-être, d'une extase attendrie. Elle était assise à l'aise sur une
chaise basse, à large dossier, et elle avait sous les pieds un coussin
brodé, qui lui empêchait de sentir le froid de la dalle. A demi
renversée, elle jouissait de l'église, de ce grand vaisseau où
traînaient des vapeurs d'encens, dont les profondeurs, pleines
d'ombres mystérieuses, s'emplissaient d'adorables visions. La nef,
avec ses tentures de velours rouge, ses ornements d'or et de marbre,
avec son air d'immense boudoir plein de senteurs troublantes, éclairé
de clartés tendres de veilleuse, clos et comme prêt pour des amours
surhumains, l'avait peu à peu enveloppée du charme de ses pompes.
C'était la fête de ses sens. Sa jolie personne grasse s'abandonnait,
flattée, bercée, caressée. Et sa volupté venait surtout de se sentir
si petite dans une si grande béatitude.

Mais à son insu, ce qui la chatouillait encore le plus délicieusement,
c'était l'haleine tiède de la bouche de chaleur ouverte presque sous
ses jupes. Elle était très-frileuse, la petite baronne. La bouche de
chaleur soufflait discrètement ses caresses chaudes le long de ses bas
de soie. Des assoupissements la prenaient, dans ce bain d'une
souplesse molle.



IV


Le vicaire était toujours en plein courroux. Il plongeait toutes les
dévotes présentes dans l'huile bouillante de l'enfer.

--Si vous n'écoutez pas la voix de Dieu, si vous n'écoutez pas ma voix
qui est celle de Dieu lui-même, je vous le dis en vérité, vous
entendrez un jour vos os craquer d'angoisse, vous sentirez votre chair
se fendre sur des charbons ardents, et alors c'est en vain que vous
crierez: «Pitié, Seigneur, pitié, je me repens!» Dieu sera sans
miséricorde, et du pied vous rejettera dans l'abîme!

A ce dernier trait, il y eut un frisson dans l'auditoire. La petite
baronne, qu'endormait décidément l'air chaud qui courait dans ses
jupes, sourit vaguement. Elle connaissait beaucoup le vicaire, la
petite baronne. La veille, il avait dîné chez elle. Il adorait le pâté
de saumon truffé, et le pomard était son vin favori. C'était, certes,
un bel homme, trente-cinq à quarante ans, brun, le visage si rond et
si rose, qu'on eût volontiers pris ce visage de prêtre pour la face
réjouie d'une servante de ferme. Avec cela, homme du monde, belle
fourchette, langue bien pendue. Les femmes l'adoraient, la petite
baronne en raffolait. Il lui disait d'une voix si adorablement sucrée:
«Ah! madame, avec une telle toilette, vous damneriez un saint.»

Et il ne se damnait pas, le cher homme. Il courait débiter à la
comtesse, à la marquise, à ses autres pénitentes, la même galanterie,
ce qui en faisait l'enfant gâté de ces dames.

Quand il allait dîner chez la petite baronne, le jeudi, elle le
soignait en chère créature que le moindre courant d'air pourrait
enrhumer, et à laquelle un mauvais morceau donnerait infailliblement
une indigestion. Au salon, son fauteuil était au coin de la cheminée;
à table, les gens de service avaient ordre de veiller particulièrement
sur son assiette, de verser à lui seul un certain pomard, âgé de douze
ans, qu'il buvait en fermant les yeux de ferveur, comme s'il eût
communié.

Il était si bon, si bon, le vicaire! Tandis que, du haut de la chaire,
il parlait d'os qui craquent et de membres qui grillent, la petite
baronne, dans l'état de demi-sommeil où elle était, le voyait à sa
table, s'essuyant béatement les lèvres, lui disant: «Voici, chère
madame, une bisque qui vous ferait trouver grâce auprès de Dieu le
Père, si votre beauté ne suffisait déjà pas pour vous assurer le
paradis.»



V


Le vicaire, quand il eut usé de la colère et de la menace, se mit à
sangloter. C'était, d'habitude, sa tactique. Presque à genoux dans la
chaire, ne montrant plus que les épaules, puis, tout d'un coup, se
relevant, se pliant, comme abattu par la douleur, il s'essuyait les
yeux, avec un grand froissement de mousseline empesée, il jetait ses
bras en l'air, à droite, à gauche, prenant des poses de pélican
blessé. C'était le bouquet, le final, le morceau à grand orchestre, la
scène mouvementée du dénoûment.

--Pleurez, pleurez, larmoyait-il, la parole expirante; pleurez sur
vous, pleurez sur moi, pleurez sur Dieu....

La petite baronne dormait tout à fait, les yeux ouverts. La chaleur,
l'encens, l'ombre croissante, l'avaient comme engourdie. Elle s'était
pelotonnée, elle s'était renfermée dans les sensations voluptueuses
qu'elle éprouvait; et, sournoisement, elle rêvait des choses
très-agréables.

A côté d'elle, dans la chapelle des Saints-Anges, il y avait une
grande fresque, représentant un groupe de beaux jeunes hommes, à demi
nus, avec des ailes dans le dos. Ils souriaient, d'un sourire d'amants
transis, tandis que leurs attitudes penchées, agenouillées, semblaient
adorer quelque petite baronne invisible. Les beaux garçons, lèvres
tendres, peau de satin, bras musculeux! Le pis était qu'un d'entre eux
ressemblait absolument au jeune duc de-P..., un des bons amis de la
petite baronne. Dans son assoupissement, elle se demandait si le duc
serait bien nu, avec des ailes dans le dos. Et, par moment, elle
s'imaginait que le grand chérubin rose portait l'habit noir du duc.
Puis, le rêve se fixa: ce fut véritablement le duc, très-court vêtu,
qui, du fond des ténèbres, lui envoyait des baisers.



VI


Quand la petite baronne se réveilla, elle entendit le vicaire qui
disait la phrase sacramentelle:

--Et c'est la grâce que je vous souhaite.

Elle resta un instant étonnée; elle crut que le vicaire lui souhaitait
les baisers du jeune duc.

Il y eut un grand bruit de chaises. Tout le monde s'en alla; la petite
baronne avait deviné juste, son cocher n'était point encore au bas des
marches. Ce diable de vicaire avait dépêché son sermon, volant à ses
pénitentes au moins vingt minutes d'éloquence.

Et, comme la petite baronne s'impatientait dans une nef latérale, elle
rencontra le vicaire qui sortait précipitemment de la sacristie. Il
regardait l'heure à sa montre, il avait l'air, affairé d'un homme qui
ne veut point manquer un rendez-vous.

--Ah! que je suis en retard! chère madame, dit-il. Vous savez, on
m'attend chez la comtesse. Il y a un concert spirituel, suivi d'une
petite collation.




LES ÉPAULES DE LA MARQUISE



I


La marquise dort dans son grand lit, sous les larges rideaux de satin
jaune. A midi, au timbre clair de la pendule, elle se décide à ouvrir
les yeux.

La chambre est tiède. Les tapis, les draperies des portes et des
fenêtres, en font un nid moelleux, où le froid n'entre pas. Des
chaleurs, des parfums traînent. Là, règne l'éternel printemps.

Et, dès qu'elle est bien éveillée, la marquise semble prise d'une
anxiété subite. Elle rejette les couvertures, elle sonne Julie.

--Madame a sonné?

--Dites, est-ce qu'il dégèle?

Oh! bonne marquise! Comme elle a fait cette question d'une voix émue!
Sa première pensée est pour ce froid terrible, ce vent du nord qu'elle
ne sent pas, mais qui doit souffler si cruellement dans les taudis des
pauvres gens. Et elle demande si le ciel a fait grâce, si elle peut
avoir chaud sans remords, sans songer à tous ceux qui grelottent.

--Est-ce qu'il dégèle, Julie?

La femme de chambre lui offre le peignoir du matin, qu'elle vient de
faire chauffer devant un grand feu.

--Oh! non, madame, il ne dégèle pas. Il gèle plus fort, au
contraire.... On vient de trouver un homme mort de froid sur un
omnibus.

La marquise est prise d'une joie d'enfant; elle tape ses mains l'une
contre l'autre, en criant:

--Ah! tant mieux! j'irai patiner cette après-midi.



II


Julie tire les rideaux, doucement, pour qu'une clarté brusque ne
blesse pas la vue tendre de la délicieuse marquise.

Le reflet bleuâtre de la neige emplit la chambre d'une lumière toute
gaie. Le ciel est gris, mais d'un gris si joli qu'il rappelle à la
marquise une robe de soie gris-perle qu'elle portait, la veille, au
bal du ministère. Cette robe était garnie de guipures blanches,
pareilles à ces filets de neige qu'elle aperçoit au bord des toits,
sur la pâleur du ciel.

La veille, elle était charmante, avec ses nouveaux diamants. Elle
s'est couchée à cinq heures. Aussi a-t-elle encore la tête un peu
lourde. Cependant, elle s'est assise devant une glace, et Julie a
relevé le flot blond de ses cheveux. Le peignoir glisse, les épaules
restent nues, jusqu'au milieu du dos.

Toute une génération a déjà vieilli dans le spectacle des épaules de
la marquise. Depuis que, grâce à un pouvoir fort, les dames de naturel
joyeux peuvent se décolleter et danser aux Tuileries, elle a promené
ses épaules dans la cohue des salons officiels, avec une assiduité qui
a fait d'elle l'enseigne vivante des charmes du second empire. Il lui
a bien fallu suivre la mode, échancrer ses robes, tantôt jusqu'à la
chute des reins, tantôt jusqu'aux pointes de la gorge; si bien que la
chère femme, fossette à fossette, a livré tous les trésors de son
corsage. Il n'y a pas grand comme ça de son dos et de sa poitrine qui
ne soit connu de la Madeleine à Saint-Thomas-d'Aquin. Les épaules de
la marquise, largement étalées, sont le blason voluptueux du règne.



III


Certes, il est inutile de décrire les épaules de la marquise. Elles
sont populaires comme le pont Neuf. Elles ont fait pendant dix-huit
ans partie des spectacles publics. On n'a besoin que d'en apercevoir
le moindre bout, dans un salon, au théâtre ou ailleurs, pour s'écrier:
«Tiens! la marquise! je reconnais le signe noir de son épaule gauche!»

D'ailleurs, ce sont de fort belles épaules, blanches, grasses,
provoquantes. Les regards d'un gouvernement ont passé sur elles en
leur donnant plus de finesse, comme ces dalles que les pieds de la
foule polissent à la longue.

Si j'étais le mari ou l'amant, j'aimerais mieux aller baiser le bouton
de cristal du cabinet d'un ministre, usé par la main des solliciteurs,
que d'effleurer des lèvres ces épaules sur lesquelles a passé le
souffle chaud du tout Paris galant. Lorsqu'on songe aux mille désirs
qui ont frissonné autour d'elles, on se demande de quelle argile la
nature a dû les pétrir pour qu'elles ne soient pas rongées et
émiettées, comme ces nudités de statues, exposées au grand air des
jardins, et dont les vents ont mangé les contours.

La marquise a mis sa pudeur autre part. Elle a fait de ses épaules une
institution. Et comme elle a combattu pour le gouvernement de son
choix! Toujours sur la brèche, partout à la fois, aux Tuileries, chez
les ministres, dans les ambassades, chez les simples millionnaires,
ramenant les indécis à coups de sourires, étayant le trône de ses
seins d'albâtre, montrant dans les jours de danger des petits coins
cachés et délicieux, plus persuasifs que des arguments d'orateurs,
plus décisifs que des épées de soldats, et menaçant, pour enlever un
vote, de rogner ses chemisettes jusqu'à ce que les plus farouches
membres de l'opposition se déclarent convaincus!

Toujours les épaules de la marquise sont restées entières et
victorieuses. Elles ont porté un monde, sans qu'une ride vint en fêler
le marbre blanc.



IV


Cette après-midi, au sortir des mains de Julie, la marquise, vêtue
d'une délicieuse toilette polonaise, est allée patiner. Elle patine
adorablement.

Il faisait, au bois, un froid de loup, une bise qui piquait le nez et
les lèvres de ces dames, comme si le vent leur eût soufflé du sable
fin au visage. La marquise riait, cela l'amusait d'avoir froid. Elle
allait, de temps à autre, chauffer ses pieds aux brasiers allumés sur
les bords du petit lac. Puis elle rentrait dans l'air glacé, filant
comme une hirondelle qui rase le sol.

Ah! quelle bonne partie, et comme c'est heureux que le dégel ne soit
pas encore venu! La marquise pourra patiner toute la semaine.

En revenant, la marquise a vu, dans une contre-allée des
Champs-Élysées, une pauvresse grelottant au pied d'un arbre, à demi
morte de froid.

--La malheureuse! a-t-elle murmurer d'une voix fâchée.

Et comme la voiture filait trop vite, la marquise, ne pouvant trouver
sa bourse, a jeté son bouquet à la pauvresse, un bouquet de lilas
blancs qui valait bien cinq louis.




MON VOISIN JACQUES



I


J'habitais alors, rue Gracieuse, le grenier de mes vingt ans. La rue
Gracieuse est une ruelle escarpée, qui descend la butte Saint-Victor,
derrière le jardin des Plantes.

Je montais deux étages,--les maisons sont basses en ce pays,--m'aidant
d'une corde pour ne pas glisser sur les marches usées, et je gagnais
ainsi mon taudis dans la plus complète obscurité. La pièce, grande et
froide, avait les nudités, les clartés blafardes d'un caveau. J'ai eu
pourtant des clairs-soleils dans cette ombre, les jours où mon coeur
avait des rayons.

Puis, il me venait des rires de gamine, du grenier voisin, qui était
peuplé de toute une famille, le père, la mère, et une bambine de sept
à huit ans.

Le père avait un air anguleux, la tête plantée de travers entre deux
épaules pointues. Son visage osseux était jaune, avec de gros yeux
noirs enfoncés sous d'épais sourcils. Cet homme, dans sa mine lugubre,
gardait un bon sourire timide; on eût dit un grand enfant de cinquante
ans, se troublant, rougissant comme une fille. Il cherchait l'ombre,
filait le long des murs avec l'humilité d'un forçat gracié.

Quelques saluts échangés m'en avaient fait un ami. Je me plaisais à
cette face étrange, pleine d'une bonhomie inquiète. Peu à peu, nous en
étions venus aux poignées de main.



II


Au bout de six mois, j'ignorais encore le métier qui faisait vivre mon
voisin Jacques et sa famille. Il parlait peu. J'avais bien, par pur
intérêt, questionné la femme à deux ou trois reprises; mais je n'avais
pu tirer d'elle que des réponses évasives, balbutiées avec embarras.

Un jour,--il avait plu la veille, et mon coeur était endolori,--comme
je descendais le boulevard d'Enfer, je vis venir à moi un de ces
parias du peuple ouvrier de Paris, un homme vêtu et coiffé de noir,
cravaté de blanc, tenant sous le bras la bière étroite d'un enfant
nouveau-né.

Il allait, la tête basse, portant son léger fardeau avec une
insouciance rêveuse, poussant du pied les cailloux du chemin. La
matinée était blanche. J'eus plaisir à cette tristesse qui passait. Au
bruit de mes pas, l'homme leva la tête, puis la détourna vivement,
mais trop tard: je l'avais reconnu. Mon voisin Jacques était
croque-mort.

Je le regardai s'éloigner, honteux de sa honte. J'eus regret de ne pas
avoir pris l'autre allée. Il s'en allait, la tête plus basse, se
disant sans doute qu'il venait de perdre la poignée de main que nous
échangions chaque soir.



III


Le lendemain, je le rencontrai dans l'escalier. Il se rangea
peureusement contre le mur, se faisant petit, petit, ramenant avec
humilité les plis de sa blouse, pour que la toile n'en touchât pas mon
vêtement. Il était là, le front incliné, et j'apercevais sa pauvre
tête grise tremblante d'émotion.

Je m'arrêtai, le regardant en face. Je lui tendis la main, toute
large.

Il leva la tête, hésita, me regarda en face à son tour. Je vis ses
gros yeux s'agiter et sa face jaune se tacher de rouge. Puis, me
prenant le bras brusquement, il m'accompagna dans mon grenier, où il
retrouva enfin la parole.

--Vous êtes un brave jeune homme, me dit-il; votre poignée de main
vient de me faire oublier bien des regards mauvais.

Et il s'assit, se confessant à moi. Il m'avoua qu'avant d'être de la
partie, il se sentait, comme les autres, pris de malaise, lorsqu'il
rencontrait un croque-mort. Mais, depuis ce temps, dans ses longues
heures de marche, au milieu du silence des convois, il avait réfléchi
à ces choses, il s'était étonné du dégoût et de la crainte qu'il
soulevait sur son passage.

J'avais vingt ans alors, j'aurais embrassé un bourreau. Je me lançai
dans des considérations philosophiques, voulant démontrer à mon voisin
Jacques que sa besogne était sainte. Mais il haussa ses épaules
pointues, se frotta les mains en silence, en reprenant de sa voix
lente et embarrassée:

--Voyez-vous, monsieur, les cancans du quartier, les mauvais regards
des passants, m'inquiètent peu, pourvu que ma femme et ma fille aient
du pain. Une seule chose me taquine. Je n'en dors pas la nuit, quand
j'y songe. Nous sommes, ma femme et moi, des vieux qui ne sentons plus
la honte. Mais les jeunes filles, c'est ambitieux. Ma pauvre Marthe
rougira de moi plus tard. A cinq ans, elle a vu un de mes collègues,
et elle a tant pleuré, elle a eu si peur, que je n'ai pas encore osé
mettre le manteau noir devant elle. Je m'habille et me déshabille dans
l'escalier.

J'eus pitié de mon voisin Jacques; je lui offris de déposer ses
vêtements dans ma chambre, et d'y venir les mettre à son aise, à
l'abri du froid. Il prit mille précautions pour transporter chez moi
sa sinistre défroque. A partir de ce jour, je le vis régulièrement
matin et soir. Il faisait sa toilette dans un coin de ma mansarde.



IV


J'avais un vieux coffre dont le bois s'émiettait, piqué par les vers.
Mon voisin Jacques en fit sa garde-robe; il en garnit le fond de
journaux, il y plia délicatement ses vêtements noirs.

Parfois, la nuit, lorsqu'un cauchemar m'éveillait en sursaut, je jetai
un regard effaré sur le vieux coffre, qui s'allongeait contre le mur,
en forme de bière. Il me semblait en voir sortir le chapeau, le
manteau noir, la cravate blanche.

Le chapeau roulait autour de mon lit, ronflant et sautant par petits
bonds nerveux; le manteau s'élargissait, et, agitant ses pans comme
des grandes ailes noires, volant dans la chambre, ample et silencieux;
la cravate blanche s'allongeait, s'allongeait, puis se mettait à
ramper doucement vers moi, la tête levée, la queue frétillante.

J'ouvrais les yeux démesurément, j'apercevais le vieux coffre immobile
et sombre dans son coin.



V


Je vivais dans le rêve, à cette époque, rêve d'amour, rêve de
tristesse aussi. Je me plaisais à mon cauchemar; j'aimais mon voisin
Jacques, parce qu'il vivait avec les morts, et qu'il m'apportait les
âcres senteurs des cimetières. Il m'avait fait des confidences.
J'écrivais les premières pages des _Mémoires d'un croque-mort_.

Le soir, mon voisin Jacques, avant de se déshabiller, s'asseyait sur
le vieux coffre pour me conter sa journée. Il aimait à parler de ses
morts. Tantôt, c'était une jeune fille,--la pauvre enfant, morte
poitrinaire, ne pesait pas lourd; tantôt, c'était un vieillard--ce
vieillard, dont le cercueil lui avait cassé le bras, était un gros
fonctionnaire qui devait avoir emporté son or dans ses poches. Et
j'avais des détails intimes sur chaque mort; je connaissais leur
poids, les bruits qui s'étaient produits dans les bières, la façon
dont il avait fallu les descendre, aux coudes des escaliers.

Il arriva que mon voisin Jacques, certains soirs, rentra plus bavard
et plus épanoui. Il s'appuyait aux murs, le manteau agrafé sur
l'épaule, le chapeau rejeté en arrière. Il avait rencontré des
héritiers généreux qui lui avaient payé «les litres et le morceau de
brie de la consolation.» Et il finissait par s'attendrir; il me
jurait de me porter en terre, lorsque le moment serait venu, avec une
douceur de main toute amicale.

Je vécus ainsi plus d'une année en pleine nécrologie.

Un matin mon voisin Jacques ne vint pas. Huit jours après, il était
mort.

Lorsque deux de ses collègues enlevèrent le corps, j'étais sur le
seuil de ma porte. Je les entendis plaisanter en descendant la bière,
qui se plaignait sourdement à chaque heurt.

L'un d'eux, un petit gras, disait à l'autre, un grand maigre:

--Le croque-mort est croqué.




LE PARADIS DES CHATS

Une tante m'a légué un chat d'Angora qui est bien la bête la plus
stupide que je connaisse. Voici ce que mon chat m'a conté, un soir
d'hiver, devant les cendres chaudes.


J'avais alors deux ans, et j'étais bien le chat le plus gras et le
plus naïf qu'on pût voir. A cet âge tendre, je montrais encore toute
la présomption d'un animal qui dédaigne les douceurs du foyer. Et
pourtant que de remercîments je devais à la Providence pour m'avoir
placé chez votre tante! La brave femme m'adorait. J'avais, au fond
d'une armoire, une véritable chambre à coucher, coussin de plume en
triple couverture. La nourriture valait le coucher; jamais de pain,
jamais de soupe, rien que de la viande, de la bonne viande saignante.

Eh bien! au milieu de ces douceurs, je n'avais qu'un désir, qu'un
rêve, me glisser par la fenêtre entr'ouverte et me sauver sur les
toits. Les caresses me semblaient fades, la mollesse de mon lit me
donnait des nausées, j'étais gras à m'en écoeurer moi-même. Et je
m'ennuyais tout le long de la journée à être heureux.

Il faut vous dire qu'en allongeant le cou, j'avais vu de la fenêtre le
toit d'en face. Quatre chats, ce jour-là, s'y battaient, le poil
hérissé, la queue haute, se roulant sur les ardoises bleues, au grand
soleil, avec des jurements de joie. Jamais je n'avais contemplé un
spectacle si extraordinaire. Dès lors, mes croyances furent fixées. Le
véritable bonheur était sur ce toit, derrière cette fenêtre qu'on
fermait si soigneusement. Je me donnais pour preuve qu'on fermait
ainsi les portes des armoires, derrière lesquelles on cachait la
viande.

J'arrêtai le projet de m'enfuir. Il devait y avoir dans la vie autre
chose que de la chair saignante. C'était là l'inconnu, l'idéal. Un
jour, on oublia de pousser la fenêtre de la cuisine. Je sautai sur un
petit toit qui se trouvait au-dessous.



II


Que les toits étaient beaux! De larges gouttières les bordaient,
exhalant des senteurs délicieuses. Je suivis voluptueusement ces
gouttières, où mes pattes enfonçaient dans une boue fine, qui avait
une tiédeur et une douceur infinies. Il me semblait que je marchais
sur du velours. Et il faisait une bonne chaleur au soleil, une chaleur
qui fondait ma graisse.

Je ne vous cacherai pas que je tremblais de tous mes membres. Il y
avait de l'épouvante dans ma joie. Je me souviens surtout d'une
terrible émotion qui faillit me faire culbuter sur les pavés. Trois
chats qui roulèrent du faîte d'une maison, vinrent à moi en miaulant
affreusement. Et comme je défaillais, ils me traitèrent de grosse
bête, ils me dirent qu'ils miaulaient pour rire. Je me mis à miauler
avec eux. C'était charmant. Les gaillards n'avaient pas ma stupide
graisse. Ils se moquaient de moi, lorsque je glissais comme une boule
sur les plaques de zinc, chauffées par le grand soleil. Un vieux matou
de la bande me prit particulièrement en amitié. Il m'offrit de faire
mon éducation, ce que j'acceptai avec reconnaissance.

Ah! que le mou de votre tante était loin: Je bus aux gouttières, et
jamais lait sucré ne m'avait semblé si doux. Tout me parut bon et
beau. Une chatte passa, une ravissante chatte, dont la vue m'emplit
d'une émotion inconnue. Mes rêves seuls m'avaient jusque-là montré ces
créatures exquises dont l'échine a d'adorables souplesses. Nous nous
nous précipitâmes à la rencontre de la nouvelle venue, mes trois
compagnons et moi. Je devançai les autres, j'allais faire mon
compliment à la ravissante chatte, lorsqu'un de mes camarades me
mordit cruellement au cou. Je poussai un cri de douleur.

--Bah! me dit le vieux matou en m'entraînant, vous en verrez bien
d'autres.



II


Au bout d'une heure de promenade, je me sentis un appétit féroce.

--Qu'est-ce qu'on mange sur les toits? demandai-je à mon ami le matou.

--Ce qu'on trouve, me répondit-il doctement.

Cette réponse m'embarrassa, car j'avais beau chercher, je ne trouvais
rien. J'aperçus enfin, dans une mansarde, une jeune ouvrière qui
préparait son déjeuner. Sur la table, au-dessous de la fenêtre,
s'étalait une belle côtelette, d'un rouge appétissant.

--Voilà mon affaire, pensai-je en toute naïveté.

Et je sautai sur la table, où je pris la côtelette. Mais l'ouvrière
m'ayant aperçu, m'asséna sur l'échine un terrible coup de balai. Je
lâchai la viande, je m'enfuis, en jetant un juron effroyable.

--Vous sortez donc de votre village? me dit le matou. La viande qui
est sur les tables, est faite pour être désirée de loin. C'est dans
les gouttières qu'il faut chercher.

Jamais je ne pus comprendre que la viande des cuisines n'appartînt pas
aux chats. Mon ventre commençait à se fâcher sérieusement. Le matou
acheva de me désespérer en me disant qu'il fallait attendre la nuit.
Alors nous descendrions dans la rue, nous fouillerions les tas
d'ordures. Attendre la nuit! Il disait cela tranquillement, en
philosophe endurci. Moi, je me sentais défaillir, à la seule pensée de
ce jeûne prolongé.



IV


La nuit vint lentement, une nuit de brouillard qui me glaça. La pluie
tomba bientôt, mince, pénétrante, fouettée par des souffles brusques
de vent. Nous descendîmes par la baie vitrée d'un escalier. Que la rue
me parut laide! Ce n'était plus cette bonne chaleur, ce large soleil,
ces toits blancs de lumière où l'on se vautrait si délicieusement. Mes
pattes glissaient sur le pavé gras. Je me souvins avec amertume de ma
triple couverture et de mon coussin de plume.

A peine étions-nous dans la rue, que mon ami le matou se mit à
trembler. Il se fit petit, petit, et fila sournoisement le long des
maisons, en me disant de le suivre au plus vite. Dès qu'il rencontra
une porte cochère, il s'y réfugia à la hâte, en laissant échapper un
ronronnement de satisfaction. Comme je l'interrogeais sur cette fuite:

--Avez-vous vu cet homme qui avait une hotte et un crochet? me
demanda-t-il.

--Oui.

--Eh bien! s'il nous avait aperçus, il nous aurait assommés et mangés
à la broche!

--Mangés à la broche! m'écriai-je. Mais la rue n'est donc pas à nous?
On ne mange pas, et l'on est mangé!



V


Cependant, on avait vidé les ordures devant les portes. Je fouillai
les tas avec désespoir. Je rencontrai deux ou trois os maigres qui
avaient traîné dans les cendres. C'est alors que je compris combien le
mou frais est succulent. Mon ami le matou grattait les ordures en
artiste. Il me fit courir jusqu'au matin, visitant chaque pavé, ne se
pressant point. Pendant près de dix heures je reçus la pluie, je
grelottai de tous mes membres. Maudite rue, maudite liberté, et comme
je regrettai ma prison!

Au jour, le matou, voyant que je chancelais:

--Vous en avez assez? me demanda-t-il d'un air étrange.

--Oh! oui, répondis-je.

--Vous voulez rentrer chez vous?

--Certes, mais comment retrouver la maison?

--Venez. Ce matin, en vous voyant sortir, j'ai compris qu'un chat gras
comme vous n'était pas fait pour les joies âpres de la liberté. Je
connais votre demeure, je vais vous mettre à votre porte.

Il disait cela simplement, ce digne matou. Lorsque nous fûmes arrivés:

--Adieu, me dit-il, sans témoigner la moindre émotion.

--Non, m'écriai-je, nous ne nous quitterons pas ainsi. Vous allez
venir avec moi. Nous partagerons le même lit et la même viande. Ma
maîtresse est une brave femme...

Il ne me laissa pas achever.

--Taisez-vous, dit-il brusquement, vous êtes un sot. Je mourrais dans
vos tiédeurs molles. Votre vie plantureuse est bonne pour les chats
bâtards. Les chats libres n'achèteront jamais au prix d'une prison
votre mou et votre coussin de plume... Adieu.

Et il remonta sur ses toits. Je vis sa grande silhouette maigre
frissonner d'aise aux caresses du soleil levant.

Quand je rentrai, votre tante prit le martinet et m'administra une
correction que je reçus avec une joie profonde. Je goûtai largement la
volupté d'avoir chaud et d'être battu. Pendant qu'elle me frappait, je
songeais avec délices à la viande qu'elle allait me donner ensuite.



VI


Voyez-vous,--a conclu mon chat, en s'allongeant devant la braise,--le
véritable bonheur, le paradis, mon cher maître, c'est d'être enfermé
et battu dans une pièce où il y a de la viande.

Je parle pour les chats.




LILI



I


Tu arrives des champs, Ninon, des vrais champs, aux senteurs âpres,
aux horizons larges. Tu n'es pas assez sotte pour aller t'enfermer
dans un Casino, au bord de quelque plage mondaine. Tu vas où ne va pas
la foule, dans un trou de feuillage, en pleine Bourgogne. Ta retraite
est une maison blanche, cachée comme un nid au milieu des arbres.
C'est là que tu vis tes printemps, dans la santé de l'air libre. Aussi
quand tu me reviens pour quelques jours, tes bonnes amies sont-elles
étonnées de tes joues aussi fraîches que tes aubépines, de tes lèvres
aussi rouges que les églantiers.

Mais ta bouche est toute sucrée, et je jurerais qu'hier encore tu
mangeais des cerises. C'est que tu n'es pas une petite maîtresse qui
craint les guêpes et les ronces. Tu marches bravement au grand soleil,
sachant bien que le hâle de ton cou a des transparences d'ambre fin.
Et tu cours les champs en robe de toile, sous ton large chapeau, comme
une paysanne amie de la terre. Tu coupes les fruits avec tes petits
ciseaux de brodeuse, faisant une maigre besogne, il est vrai, mais
travaillant de tout ton coeur et rentrant au logis, fière des
égratignures roses que les chardons ont laissées sur tes mains
blanches.

Que feras-tu en décembre prochain? Rien. Tu t'ennuieras, n'est-ce pas?
Tu n'es pas mondaine. Te souviens-tu de ce bal où je l'ai conduite, un
soir? Tu avais les épaules nues, tu grelottais dans la voiture. Il
faisait une chaleur étouffante, à ce bal, sous la lumière crue des
lustres. Tu es restée au fond de ton fauteuil, bien sage, étouffant de
légers bâillements derrière ton éventail. Ah! quel ennui! Et, lorsque
nous sommes rentrés, tu as murmuré, en me montrant ton bouquet fané:

--Regarde ces pauvres fleurs. Je mourrais comme elles, si je vivais
dans cet air chaud. Mon cher printemps, où êtes-vous?

Nous n'irons plus au bal, Ninon. Nous resterons chez nous, au coin de
notre cheminée. Nous nous aimerons; et, quand nous serons las, nous
nous aimerons encore.

Je me rappelle ton cri de l'autre jour: «Vraiment une femme est bien
oisive.» J'ai songé jusqu'au soir à cet aveu. L'homme a pris tout le
travail, et vous a laissé la rêverie dangereuse. La faute est au bout
des longues songeries. A quoi penser quand on brode la journée
entière? On bâtit des châteaux où l'on s'endort comme la
Belle-au-Bois-dormant, dans l'attente des baisers du premier chevalier
qui passera sur la route.

--Mon père, m'as-tu dit souvent, était un brave homme qui m'a laissée
grandir chez lui. Je n'ai point appris le mal à l'école de ces
délicieuses poupées qui cachent, en pension, les lettres de leurs
cousins dans leurs livres de messe. Jamais je n'ai confondu le bon
Dieu avec Croquemitaine, et j'avoue que j'ai toujours plus redouté de
faire du chagrin à mon père que d'aller cuire dans les marmites du
diable. Il faut te dire encore que je salue naturellement, sans avoir
étudié l'art des révérences; mon maître à danser ne m'a pas exercée
davantage à baisser les yeux, à sourire, à mentir du visage; je suis
d'une ignorance crasse sur le chapitre de ces grimaces de coquettes
qui constituent le plus clair d'une éducation de jeune fille bien née.
J'ai poussé librement, comme une plante vigoureuse. C'est pourquoi
j'étouffe dans l'air de Paris.



II


Dernièrement, par une de ces rares belles après-midi que le printemps
nous ménage, je me trouvais assis aux Tuileries, dans l'ombre jeune
des grands marronniers. Le jardin était presque vide. Quelques dames
brodaient, par petits groupes, au pied des arbres. Des enfants
jouaient, coupant de rires aigus le sourd murmure des rues voisines.

Mes regards finirent par s'arrêter sur une petite fille de six ou sept
ans, dont la jeune mère causait avec une amie, à quelques pas de moi.
C'était une enfant blonde, haute comme ma botte, qui prenait déjà des
airs de grande demoiselle. Elle portait une de ces délicieuses
toilettes dont les Parisiennes seules savent attifer leurs bébés: une
jupe de soie rose bouffante, laissant voir les jambes couvertes de bas
gris-perle; un corsage décolleté garni de dentelles; un toquet à
plumes blanche; des bijoux, un collier et un bracelet de corail. Elle
ressemblait à madame sa mère, avec un peu de coquetterie en plus.

Elle avait réussi à lui prendre son ombrelle, et elle se promenait
gravement, l'ombrelle ouverte, bien qu'il n'y eût pas sous les arbres
le moindre filet de soleil. Elle s'étudiait à marcher légèrement, en
glissant avec grâce, comme elle avait vu faire aux grandes personnes.
Elle ne se savait pas observée; elle répétait son rôle en toute
conscience, essayant des mines, des moues gracieuses, apprenant des
tours de tête, des regards, des sourires. Elle finit par rencontrer le
tronc d'un vieux marronnier, devant lequel elle tira sérieusement une
demi-douzaine de grandes révérences.

C'était une petite femme. Je fus vraiment terrifié de son aplomb et de
sa science. Elle n'avait pas sept ans, et elle savait déjà son métier
d'enchanteresse. C'est à Paris seulement qu'on trouve des fillettes si
précoces, connaissant la danse avant de connaître leurs lettres. Je me
rappelle les enfants de province; ils sont gauches et lourds; ils se
traînent bêtement par terre. Ce n'est pas Lili qui irait gâter sa
belle toilette; elle préfère ne pas jouer; elle se tient bien droite
dans ses jupes empesées, mettant sa joie à être regardée, à entendre
dire autour d'elle: «Ah! la charmante enfant!»

Cependant, Lili saluait toujours le tronc du vieux marronnier.
Brusquement, je la vis se redresser et se mettre sous les armes:
l'ombrelle penchée, le sourire aux lèvres, l'air un peu fou. Je
compris bientôt. Une autre petite fille, une brune en jupe verte,
venait par la grande allée. C'était une amie, et il s'agissait de
s'aborder en toute élégance.

Les deux bambines se touchèrent légèrement la main, firent les
grimaces d'usage entre femmes du même monde. Elles avaient ce sourire
heureux qu'il est de bon ton d'avoir en pareille circonstance. Quand
elles eurent achevé leurs politesses, elle se mirent à marcher côte à
côte, causant d'une voix fluette. Il ne fut pas question du tout de
jouer.

--Vous avez là une jolie robe.

--C'est de la valencienne, n'est-ce pas? cette garniture.

--Maman a été indisposée, ce matin. J'ai bien craint de ne pouvoir
venir, ainsi que je vous l'avais promis.

--Avez-vous vu la poupée de Thérèse? Elle a un trousseau magnifique.

--Est-ce à vous cette ombrelle? Elle est charmante.

Lili devint très-rouge. Elle faisait des grâces avec l'ombrelle de sa
mère, voyant qu'elle écrasait son amie qui n'avait pas d'ombrelle. La
question de celle-ci l'embarrassa, elle comprit qu'elle était vaincue,
si elle disait la vérité.

--Oui, répondit-elle gracieusement. C'est papa qui m'en a fait cadeau.

C'était le comble. Elle savait mentir, comme elle savait être belle.
Elle pouvait grandir: elle n'ignorait rien de ce qui fait une jolie
femme. Avec de telles éducations, comment voulez-vous que les pauvres
maris dorment tranquilles?

A ce moment un petit garçon de huit ans passa, traînant une charrette
chargée de cailloux. Il poussait des _hue_! terribles; il faisait le
charretier; il jouait de tout son coeur; en passant, il manqua heurter
Lili.

--Que c'est brutal un homme! dit-elle avec dédain. Voyez donc comme
cet enfant est débraillé!

Ces demoiselles eurent un rire passablement méprisant. L'enfant, en
effet, devait leur paraître bien petit garçon de faire ainsi le
cheval. Dans vingt ans d'ici, si une d'elle l'épouse, elle le traitera
toujours avec la supériorité d'une femme qui a su jouer de l'ombrelle
à sept ans, lorsqu'à cet âge il ne savait encore que déchirer ses
culottes.

Lili s'était remise à marcher, après avoir rétabli soigneusement les
plis de sa jupe.

--Regardez donc, reprit-elle, cette grande bête de fille en robe
blanche qui s'ennuie toute seule là-bas. L'autre jour, elle m'a fait
demander si je voulais bien qu'elle me fût présentée. Imaginez-vous,
ma chère, qu'elle est fille d'un petit employé. Vous comprenez, je
n'ai pas voulu: on ne doit pas se compromettre.

Lili avait une moue de princesse outragée. Son amie était décidément
battue: elle n'avait pas d'ombrelle, et personne encore ne sollicitait
la faveur de lui être présenté. Elle pâlissait en femme qui assiste au
triomphe d'une rivale. Elle avait passé le bras autour de la taille de
Lili, cherchant à la chiffonner par derrière, sans qu'elle s'en
aperçût. Et elle lui souriait, d'ailleurs, d'un adorable sourire, avec
de petites dents blanches, prêtes à mordre.

Comme elles s'éloignaient de leurs mères, elles s'aperçurent enfin que
je les observais. Dès lors, elles se firent plus sucrées: elles eurent
des coquetteries de demoiselles qui veulent mériter et retenir
l'attention. Un monsieur était là qui les regardait. Ah! filles d'Ève,
le diable vous tente au berceau!

Puis, elles éclatèrent de rire. Un détail de ma toilette devait les
surprendre, leur paraître très-comique: mon chapeau sans doute, dont
la forme n'est plus de mode. Elles se moquaient de moi, à la lettre;
elles raillaient, la main sur les lèvres, retenant les perles de leurs
rires, comme les dames font dans les salons. Je finis par avoir honte,
par rougir, par ne plus savoir que faire de ma personne. Et je
m'enfuis, abandonnant la place à ces deux bambines qui avaient des
gaietés et des regards étranges de femmes faites.



III


Ah! Ninon, Ninon, emmène-moi ces demoiselles dans des fermes,
habille-les de toile grise et laisse-les se rouler dans la mare où
barbottent les canards. Elle reviendront bêtes comme des oies, saines
et vigoureuses comme de jeunes arbres. Quand nous les épouserons, nous
leur apprendrons à nous aimer. Elles seront assez savantes.




LA LÉGENDE DU PETIT-MANTEAU BLEU DE L'AMOUR



I


Elle naquit, la belle fille aux cheveux roux, un matin de décembre,
comme la neige tombait, lente et virginale. Il y eut, dans l'air, des
signes certains qui annoncèrent la mission d'amour qu'elle venait
accomplir; le soleil brilla, rose sur la neige blanche, et il passa
sur les toits des parfums de lilas et des chants d'oiseaux, comme au
printemps.

Elle vit le jour au fond d'un bouge, par humilité sans doute, afin de
montrer qu'elle souhaitait les seules richesses du coeur. Elle n'eut
pas de famille, elle put aimer l'humanité entière, ayant les bras
assez souples pour embrasser le monde. Dès qu'elle atteignit l'âge
d'amour, elle quitta l'ombre où elle se recueillait; elle se mit à
marcher par les chemins, à chercher les affamés qu'elle rassassiait de
ses regards.

C'était une grande et forte fille, aux yeux noirs, à la bouche rouge.
Elle avait une chair d'une pâleur mate, couverte d'un duvet léger qui
faisait de sa peau un velours blanc. Quand elle marchait, son corps
ondulait dans un rhythme tendre.

D'ailleurs, en quittant la paille où elle était née, elle avait
compris qu'il entrait dans sa mission de se vêtir de soie et de
dentelle. Elle tenait en don ses dents blanches, ses joues roses; elle
sut trouver des colliers de perles blancs comme ses dents, des jupes
de satin roses comme ses joues.

Et quand elle fut équipée, il fit bon la rencontrer dans les sentiers,
par les claires matinées de mai. Elle avait le coeur et les lèvres
ouvertes à tous venants. Lorsqu'elle trouvait un mendiant sur le bord
d'un fossé, elle le questionnait d'un sourire; s'il se plaignait des
brûlures, des fièvres âpres du coeur, toute sa bouche lui donnait une
aumône, et la misère du mendiant était soulagée.

Aussi tous les pauvres de la paroisse la connaissaient-ils. Ils se
pressaient à sa porte, attendant la distribution. Comme une soeur
charitable, elle descendait matin et soir, partageant ses trésors de
tendresse, servant à chacun sa part.

Elle était bonne et tendre comme le pain blanc. Les pauvres de la
paroisse l'avaient surnommée le Petit-Manteau bleu de l'amour.



II


Or, il advint qu'une épidémie terrible désola la contrée. Tous les
jeunes gens furent frappés, et le plus grand nombre faillit en mourir.

Les symptômes du fléau étaient terrifiants. Le coeur cessait de
battre, la tête se vidait, le moribond s'abêtissait. Les jeunes
hommes, pareils à des pantins ridicules, se promenaient en ricanant,
en achetant des coeurs à la foire, comme les enfants achètent des
bâtons de sucre d'orge. Quand l'épidémie s'attaquait à de braves
garçons, le mal se manifestait par une tristesse noire, une
désespérance mortelle. Les artistes pleuraient d'impuissance devant
leurs oeuvres, les amants inassouvis allaient se jeter dans les
rivières.

Vous pensez que la belle enfant sut se distinguer, en cette
circonstance grave. Elle établit des ambulances, elle soigna les
malades nuit et jour, usant ses lèvres à fermer les blessures,
remerciant le ciel de la grande tâche qu'il lui donnait.

Elle fut une providence pour les jeunes hommes. Elle en sauva un grand
nombre. Ceux dont elle ne put guérir le coeur, furent ceux qui
n'avaient déjà plus de coeur. Son traitement était simple: elle
donnait aux malades ses mains secourables, son souffle tiède. Jamais
elle ne demandait un payement. Elle se ruinait avec insouciance,
faisant l'aumône à pleine bouche.

Aussi les avares du temps hochaient-ils la tête, en voyant la jeune
prodigue disperser de la sorte la grande fortune de ses grâces. Ils
disaient entre eux:

--Elle mourra sur la paille, elle qui donne le sang de son coeur, sans
jamais en peser les gouttes.



III


Un jour, en effet, comme elle fouillait son coeur, elle le trouva
vide: Elle eut un frisson de terreur: il lui restait à peine quelques
sous de tendresse. Et l'épidémie sévissait toujours.

L'enfant se révolta, ne songeant plus à l'immense fortune qu'elle
avait dissipée follement, éprouvant des besoins de charité cuisants
qui lui rendaient sa misère plus affreuse. Il était si doux, par les
beaux soleils, d'aller en quête des mendiants, si doux d'aimer et
d'être aimée! Et, maintenant, il lui fallait vivre à l'ombre, en
attendant à son tour des aumônes qui ne viendraient peut-être jamais.

Un instant, elle eut la sage pensée de garder précieusement les
quelques sous qui lui restaient et de les dépenser en toute prudence.
Mais il lui prit un tel froid, dans son isolement, qu'elle finit par
sortir, cherchant les rayons de mai.

Sur son chemin, à la première borne, elle rencontra un jeune homme
dont le coeur se mourait évidemment d'inanition. A cette vue, sa
charité ardente s'éveilla. Elle ne pouvait mentir à sa mission. Et,
rayonnante de bonté, plus grande d'abnégation, elle mit tout le reste
de son coeur sur ses lèvres, se courba doucement, donna un baiser au
jeune homme, en lui disant:

--Tiens, voilà mon dernier louis. Rends-moi la monnaie.



IV


Le jeune homme lui rendit la monnaie.

Le soir même, elle envoya à ses pauvres une lettre de faire-part, pour
leur apprendre qu'elle se voyait forcée de suspendre ses aumônes. Il
restait à la chère fille tout juste de quoi vivre dans une honnête
aisance, avec le dernier affamé qu'elle avait secouru.

La légende du Petit-Manteau bleu de l'amour n'a pas de morale.




LE FORGERON


Le Forgeron était un grand, le plus grand du pays, les épaules
noueuses, la face et les bras noirs des flammes de la forge et de la
poussière de fer des marteaux. Il avait, dans son crâne carré, sous
l'épaisse broussaille de ses cheveux, de gros yeux bleus d'enfant,
clairs comme de l'acier. Sa mâchoire large roulait avec des rires, des
bruits d'haleine qui ronflaient, pareils à la respiration et aux
gaietés géantes de son soufflet; et, quand il levait les bras, dans un
geste de puissance satisfaite,--geste dont le travail de l'enclume
lui avait donné l'habitude,--il semblait porter ses cinquante ans plus
gaillardement encore qu'il ne soulevait «la Demoiselle,» une masse
pesant vingt-cinq livres, une terrible fillette qu'il pouvait seul
mettre en danse, de Vernon à Rouen.

J'ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de
convalescence. J'avais perdu mon coeur, perdu mon cerveau, j'étais
parti, allant devant moi, me cherchant, cherchant un coin de paix et
de travail, où je pusse retrouver ma virilité. C'est ainsi qu'un soir,
sur la route, après avoir dépassé le village, j'ai aperçu la forge,
isolée, toute flambante, plantée de travers à la croix des
Quatre-Chemins. La lueur était telle, que la porte charretière, grande
ouverte, incendiait le carrefour, et que les peupliers, rangés en
face, le long du ruisseau, fumaient comme des torches. Au loin, au
milieu de la douceur du crépuscule, la cadence des marteaux sonnait à
une demi-lieue, semblable au galop de plus en plus rapproché de
quelque régiment de fer. Puis, là, sous la porte béante, dans la
clarté, dans le vacarme, dans l'ébranlement de ce tonnerre, je me suis
arrêté, heureux, consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains
d'homme tordre et aplatir les barres rouges.

J'ai vu, par ce soir d'automne, le Forgeron pour la première fois. Il
forgeait le soc d'une charrue. La chemise ouverte, montrant sa rude
poitrine, où les côtes, à chaque souffle, marquaient leur carcasse de
métal éprouvé, il se renversait, prenait un élan, abattait le marteau.
Et cela, sans un arrêt, avec un balancement souple et continu du
corps, avec une poussée implacable des muscles. Le marteau tournait
dans un cercle régulier, emportant des étincelles, laissant derrière
lui un éclair. C'était «la Demoiselle», à laquelle le Forgeron
donnait ainsi le branle, à deux mains; tandis que son fils, un
gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et
tapait de son côté, tapait des coups sourds qu'étouffait la danse
éclatante de la terrible fillette du vieux. Toc, toc,--toc, toc, on
eût dit la voix grave d'une mère encourageant les premiers bégayements
d'un enfant. «La Demoiselle» valsait toujours, en secouant les
paillettes de sa robe, en laissant ses talons marqués dans le soc
qu'elle façonnait, chaque fois qu'elle rebondissait sur l'enclume. Une
flamme saignante coulait jusqu'à terre, éclairant les arêtes
saillantes des deux ouvriers, dont les grandes ombres s'allongeaient
dans les coins sombres et confus de la forge. Peu à peu, l'incendie
pâlit, le Forgeron s'arrêta. Il resta noir, debout, appuyé sur le
manche du marteau, avec une sueur au front qu'il n'essuyait même pas.
J'entendais le souffle de ses côtes encore ébranlées, dans le
grondement du soufflet que son fils tirait, d'une main lente.

Le soir, je couchais chez le Forgeron, et je ne m'en allais plus. Il
avait une chambre libre, en haut, au-dessus de la forge, qu'il
m'offrit et que j'acceptai. Dès cinq heures, avant le jour, j'entrais
dans la besogne de mon hôte. Je m'éveillais au rire de la maison
entière, qui s'animait jusqu'à la nuit de sa gaieté énorme. Sous moi,
les marteaux dansaient. Il semblait que «la Demoiselle» me jetât
hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant de fainéant. Toute
la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois blanc, ses
deux chaises, craquait, me criait de me hâter. Et il me fallait
descendre. En bas, je trouvais la forge déjà rouge. Le soufflet
ronronnait, une flamme bleue et rose montait du charbon, où la rondeur
d'un astre semblait luire, sous le vent qui creusait la braise.
Cependant, le Forgeron préparait la besogne du jour. Il remuait du fer
dans les coins, retournait des charrues, examinait des roues. Quand il
m'apercevait, il mettait les poings aux côtes, le digne homme, et il
riait, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Cela l'égayait, de m'avoir
délogé du lit à cinq heures. Je crois qu'il tapait pour taper, le
matin, pour sonner le réveil avec le formidable carillon de ses
marteaux. Il posait ses grosses mains sur mes épaules, se penchait
comme s'il eût parlé à un enfant, en me disant que je me portais
mieux, depuis que je vivais au milieu de sa ferraille. Et tous les
jours, nous prenions le vin blanc ensemble, sur le cul d'une vieille
carriole renversée.

Puis, souvent, je passais ma journée à la forge. L'hiver surtout, par
les temps de pluie, j'ai vécu toutes mes heures là. Je m'intéressais à
l'ouvrage. Cette lutte continue du Forgeron contre ce fer brut qu'il
pétrissait à sa guise, me passionnait comme un drame puissant. Je
suivais le métal du fourneau sur l'enclume, j'avais de continuelles
surprises à le voir se ployer, s'étendre, se rouler, pareil à une cire
molle, sous l'effort victorieux de l'ouvrier. Quand la charrue était
terminée, je m'agenouillais devant elle, je ne reconnaissais plus
l'ébauche informe de la veille, j'examinais les pièces, rêvant que des
doigts souverainement forts les avaient prises et façonnées ainsi sans
le secours du feu. Parfois, je souriais en songeant à une jeune fille
que j'avais aperçue, autrefois, pendant des journées entières, en face
de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton, sur
lesquelles elle attachait, à l'aide d'un fil de soie, des violettes
artificielles.

Jamais le Forgeron ne se plaignait. Je l'ai vu, après avoir battu le
fer pendant des journées de quatorze heures, rire le soir de son bon
rire, en se frottant les bras d'un air satisfait. Il n'était jamais
triste, jamais las. Il aurait soutenu la maison sur son épaule, si la
maison avait croulé. L'hiver, il disait qu'il faisait bon dans sa
forge. L'été, il ouvrait la porte toute grande et laissait entrer
l'odeur des foins. Quand l'été vint, à la tombée du jour, j'allais
m'asseoir à côté de lui, devant la porte. On était à mi-côte; on
voyait de là toute la largeur de la vallée. Il était heureux de ce
tapis immense de terres labourées, qui se perdait à l'horizon dans le
lilas clair du crépuscule. Et le Forgeron plaisantait souvent. Il
disait que toutes ces terres lui appartenaient, que la forge, depuis
plus de deux cents ans, fournissait des charrues à tout le pays.
C'était son orgueil. Pas une moisson ne poussait sans lui. Si la
plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait cette
soie changeante. Il aimait les récoltes comme ses filles, ravi des
grands soleils, levant le poing contre les nuages de grêle qui
crevaient. Souvent, il me montrait au loin quelque pièce de terre qui
paraissait moins large que le dos de sa veste, et il me racontait en
quelle année il avait forgé une charrue pour ce carré d'avoine ou de
seigle. A l'époque du labour, il lâchait parfois ses marteaux; il
venait au bord de la route; la main sur les yeux, il regardait. Il
regardait la famille nombreuse de ses charrues mordre le sol, tracer
leurs sillons, en face, à gauche, à droite. La vallée en était toute
pleine. On eût dit, à voir les attelages filer lentement, des
régiments en marche. Les socs des charrues luisaient au soleil, avec
des reflets d'argent. Et lui, levait les bras, m'appelait, me criait
de venir voir quelle «sacrée besogne» elles faisaient.

Toute cette ferraille retentissante qui sonnait au-dessous de moi, me
mettait du fer dans le sang. Cela me valait mieux que les drogues des
pharmacies. J'étais accoutumé à ce vacarme, j'avais besoin de cette
musique des marteaux sur l'enclume pour m'entendre vivre. Dans ma
chambre tout animée par les ronflements du soufflet, j'avais retrouvé
ma pauvre tête. Toc, toc,--toc, toc,--c'était là comme le balancier
joyeux qui réglait mes heures de travail. Au plus fort de l'ouvrage,
lorsque le Forgeron se fâchait, que j'entendais le fer rouge craquer
sous les bonds des marteaux endiablés, j'avais une fièvre de géant
dans les poignets, j'aurais voulu aplatir le monde d'un coup de ma
plume. Puis, quand la forge se taisait, tout faisait silence dans mon
crâne; je descendais, et j'avais honte de ma besogne, à voir tout ce
métal vaincu et fumant encore.

Ah! que je l'ai vu superbe, parfois, le forgeron, pendant les chaudes
après-midi! Il était nu jusqu'à la ceinture, les muscles saillants et
tendus, semblable à une de ces grandes figures de Michel-Ange, qui se
redressent dans un suprême effort. Je trouvais, à le regarder, la
ligne sculpturale moderne, que nos artistes cherchent péniblement dans
les chairs mortes de la Grèce. Il m'apparaissait comme le héros grandi
du travail, l'enfant infatigable de ce siècle, qui bat sans cesse sur
l'enclume l'outil de notre analyse, qui façonne dans le feu et par le
fer la société de demain. Lui, jouait avec ses marteaux. Quand il
voulait rire, il prenait «la demoiselle,» et, à toute volée, il
tapait. Alors il faisait le tonnerre chez lui, dans l'halétement rose
du fourneau. Je croyais entendre le soupir du peuple à l'ouvrage.

C'est là, dans la forge, au milieu des charrues, que j'ai guéri à
jamais mon mal de paresse et de doute.




LE CHOMAGE



I


Le matin, quand les ouvriers arrivent à l'atelier, ils le trouvent
froid, comme noir d'une tristesse de ruine. Au fond de la grande
salle, la machine est muette, avec ses bras maigres, ses roues
immobiles; et elle met là une mélancolie de plus, elle dont le souffle
et le branle animent toute la maison, d'ordinaire, du battement d'un
coeur de géant, rude à la besogne.

Le patron descend de son petit cabinet. Il dit d'un air triste aux
ouvriers:

--Mes enfants, il n'y a pas de travail aujourd'hui.... Les commandes
n'arrivent plus; de tous les côtés, je reçois des contre-ordres, je
vais rester avec de la marchandise sur les bras. Ce mois de décembre,
sur lequel je comptais, ce mois de gros travail, les autres années,
menace de ruiner les maisons les plus solides... Il faut tout
suspendre.

Et comme il voit les ouvriers se regarder entre eux avec la peur du
retour au logis, la peur de la faim du lendemain, il ajoute d'un ton
plus bas:

--Je ne suis pas égoïste, non, je vous le jure... Ma situation est
aussi terrible, plus terrible peut-être que la vôtre. En huit jours,
j'ai perdu cinquante mille francs. J'arrête le travail aujourd'hui,
pour ne pas creuser le gouffre davantage; et je n'ai pas le premier
sou de mes échéances du 15... Vous voyez, je vous parle en ami, je ne
vous cache rien. Demain, peut-être, les huissiers seront ici. Ce n'est
pas notre faute, n'est-ce pas? Nous avons lutté jusqu'au bout.
J'aurais voulu vous aider à passer ce mauvais moment; mais c'est fini,
je suis à terre; je n'ai plus de pain à partager.

Alors, il leur tend la main. Les ouvriers la lui serrent
silencieusement. Et, pendant quelques minutes, ils restent là, à
regarder leurs outils inutiles, les poings serrés. Les autres matins,
dès le jour, les limes chantaient, les marteaux marquaient le rhythme;
et tout cela semble déjà dormir dans la poussière de la faillite.
C'est vingt, c'est trente familles qui ne mangeront pas la semaine
suivante. Quelques femmes qui travaillaient dans la fabrique ont des
larmes au bord des yeux. Les hommes veulent paraître plus fermes. Ils
font les braves, ils disent qu'on ne meurt pas de faim dans Paris.

Puis, quand le patron les quitte, et qu'ils le voient s'en aller,
voûté en huit jours, écrasé peut-être par un désastre plus grand
encore qu'il ne l'avoue, ils se retirent un à un, étouffant dans la
salle, la gorge serrée, le froid au coeur, comme s'ils sortaient de la
chambre d'un mort. Le mort, c'est le travail, c'est la grande machine
muette, dont le squelette est sinistre dans l'ombre.



II


L'ouvrier est dehors, dans la rue, sur le pavé. Il a battu les
trottoirs pendant huit jours, sans pouvoir trouver du travail. Il est
allé de porte en porte, offrant ses bras, offrant ses mains, s'offrant
tout entier à n'importe quelle besogne, à la plus rebutante, à la plus
dure, à la plus mortelle. Toutes les portes se sont refermées.

Alors, l'ouvrier a offert de travailler à moitié prix. Les portes ne
se sont pas rouvertes. Il travaillerait pour rien qu'on ne pourrait le
garder. C'est le chômage, le terrible chômage qui sonne le glas des
mansardes. La panique a arrêté toutes les industries, et l'argent,
l'argent lâche s'est caché.

Au bout des huit jours, c'est bien fini. L'ouvrier a fait une suprême
tentative, et il revient lentement, les mains vides, éreinté de
misère. La pluie tombe; ce soir-là, Paris est funèbre dans la boue. Il
marche sous l'averse, sans la sentir, n'entendant que sa faim,
s'arrêtant pour arriver moins vite. Il s'est penché sur un parapet de
la Seine; les eaux grossies coulent avec un long bruit; des
rejaillissements d'écume blanche se déchirent à une pile du pont. Il
se penche davantage, la coulée colossale passe sous lui, en lui jetant
un appel furieux. Puis, il se dit que ce serait lâche, et il s'en va.

La pluie a cessé. Le gaz flamboie aux vitrines des bijoutiers. S'il
crevait une vitre, il prendrait d'une poignée du pain pour des années.
Les cuisines des restaurants s'allument; et, derrière les rideaux de
mousseline blanche, il aperçoit des gens qui mangent. Il hâte le pas,
il remonte au faubourg, le long des rôtisseries, des charcuteries, des
pâtisseries, de tout le Paris gourmand qui s'étale aux heures de la
faim.

Comme la femme et la petite fille pleuraient, le matin, il leur a
promis du pain pour le soir. Il n'a pas osé venir leur dire qu'il
avait menti, avant la nuit tombée. Tout en marchant, il se demande
comment il entrera, ce qu'il racontera, pour leur faire prendre
patience. Ils ne peuvent pourtant rester plus longtemps sans manger.
Lui, essayerait bien, mais la femme et la petite sont trop chétives.

Et, un instant, il a l'idée de mendier. Mais quand une dame ou un
monsieur passent à côté de lui, et qu'il songe à tendre la main, son
bras se raidit, sa gorge se serre. Il reste planté sur le trottoir,
tandis que les gens comme il faut se détournent, le croyant ivre, à
voir son masque farouche d'affamé.



III


La femme de l'ouvrier est descendue sur le seuil de la porte, laissant
en haut la petite endormie. La femme est toute maigre, avec une robe
d'indienne. Elle grelotte dans les souffles glacés de la rue.

Elle n'a plus rien au logis; elle a tout porté au Mont-de-Piété. Huit
jours sans travail suffisent pour vider la maison. La veille, elle a
vendu chez un fripier la dernière poignée de laine de son matelas; le
matelas s'en est allé ainsi; maintenant, il ne reste que la toile.
Elle l'a accrochée devant la fenêtre pour empêcher l'air d'entrer, car
la petite tousse beaucoup.

Sans le dire à son mari, elle a cherché de son côté. Mais le chômage a
frappé plus rudement les femmes que les hommes. Sur son palier, il y a
des malheureuses qu'elle entend sangloter pendant la nuit. Elle en a
rencontré une tout debout au coin d'un trottoir; une autre est morte;
une autre a disparu.

Elle, heureusement, a un bon homme, un mari qui ne boit pas. Ils
seraient à l'aise, si des mortes saisons ne les avaient dépouillés de
tout. Elle a épuisé les crédits: elle doit au boulanger, à l'épicier,
à la fruitière, et elle n'ose plus même passer devant les boutiques.
L'après-midi, elle est allée chez sa soeur pour emprunter vingt sous;
mais elle a trouvé, là aussi, une telle misère qu'elle s'est mise à
pleurer, sans rien dire, et que toutes deux, sa soeur et elle, ont
pleuré longtemps ensemble. Puis, en s'en allant, elle a promis
d'apporter un morceau de pain, si son mari rentrait avec quelque
chose.

Le mari ne rentre pas. La pluie tombe, se réfugie sous la porte; de
grosses gouttes clapotent à ses pieds, une poussière d'eau pénètre sa
mince robe. Par moments, l'impatience la prend, elle sort, malgré
l'averse, elle va jusqu'au bout de la rue, pour voir si elle
n'aperçoit pas celui qu'elle attend, au loin, sur la chaussée. Et
quand elle revient, elle est trempée; elle passe ses mains sur ses
cheveux pour les essuyer; elle patiente encore, secouée par de courts
frissons de fièvre.

Le va-et-vient des passants la coudoie. Elle se fait toute petite pour
ne gêner personne. Des hommes la regardent en face; elle sent, par
moments, des haleines chaudes qui lui effleurent le cou. Tout le Paris
suspect, la rue avec sa boue, ses clartés crues, ses roulements de
voiture, semble vouloir la prendre et la jeter au ruisseau. Elle a
faim, elle est à tout le monde. En face, il y a un boulanger, et elle
pense à la petite qui dort, en haut.

Puis, quand le mari se montre enfin, filant comme un misérable le long
des maisons, elle se précipite, elle le regarde anxieusement.

--Eh bien! balbutie-t-elle.

Lui, ne répond pas, baisse la tête. Alors, elle monte la première,
pâle comme une morte.



IV


En haut, la petite ne dort pas. Elle s'est réveillée, elle songe, en
face du bout de chandelle qui agonise sur un coin de la table. Et on
ne sait quoi de monstrueux et de navrant passe sur la face de cette
gamine de sept ans, aux traits flétris et sérieux de femme faite.

Elle est assise sur le bord du coffre qui lui sert de couche. Ses
pieds nus pendent, grelottants; ses mains de poupée maladive ramènent
contre sa poitrine les chiffons qui la couvrent. Elle sent là une
brûlure, un feu qu'elle voudrait éteindre. Elle songe.

Elle n'a jamais eu de jouets. Elle ne peut aller à l'école, parce
qu'elle n'a pas de souliers. Plus petite, elle se rappelle que sa mère
la menait au soleil. Mais cela est loin; il a fallu déménager; et,
depuis ce temps, il lui semble qu'un grand froid a soufflé dans la
maison. Alors, elle n'a plus été contente; toujours elle a eu faim.

C'est une chose profonde dans laquelle elle descend, sans pouvoir la
comprendre. Tout le monde a donc faim? Elle a pourtant tâché de
s'habituer à cela, et elle n'a pas pu. Elle pense qu'elle est trop
petite, qu'il faut être grande pour savoir. Sa mère sait, sans doute,
cette chose qu'on cache aux enfants. Si elle osait, elle lui
demanderait qui vous met ainsi au monde pour que vous ayez faim.

Puis, c'est si laid, chez eux! Elle regarde la fenêtre où bat la toile
du matelas, les murs nus, les meubles écloppés, toute cette honte du
grenier que le chômage salit de son désespoir. Dans son ignorance,
elle croit avoir rêvé des chambres tièdes avec de beaux objets qui
luisaient; elle ferme les yeux pour revoir cela; et, à travers ses
paupières amincies, la lueur de la chandelle devient un grand
resplendissement d'or dans lequel elle voudrait entrer. Mais le vent
souffle, il vient un tel courant d'air par la fenêtre qu'elle est
prise d'un accès de toux. Elle a des larmes plein les yeux.

Autrefois, elle avait peur, lorsqu'on la laissait toute seule;
maintenant, elle ne sait plus, ça lui est égal. Comme on n'a pas mangé
depuis la veille, elle pense que sa mère est descendue chercher du
pain. Alors, cette idée l'amuse. Elle taillera son pain en tout petits
morceaux; elle les prendra lentement, un à un. Elle jouera avec son
pain.

La mère est rentrée; le père a fermé la porte. La petite leur regarde
les mains à tous deux, très-surprise. Et, comme ils ne disent rien,
au bout d'un bon moment, elle répète sur un ton chantant:

--J'ai faim, j'ai faim.

Le père s'est pris la tête entre les poings, dans un coin d'ombre; il
reste là, écrasé, les épaules secouées par de rudes sanglots
silencieux. La mère, étouffant ses larmes, est venue recoucher la
petite. Elle la couvre avec toutes les bardes du logis, elle lui dit
d'être sage, de dormir. Mais l'enfant, dont le froid fait claquer les
dents, et qui sent le feu de sa poitrine la brûler plus fort, devient
très-hardie. Elle se pend au cou de sa mère; puis, doucement:

--Dis, maman, demande-t-elle, pourquoi donc avons-nous faim?




LE PETIT VILLAGE



I


Où est-il, le petit village? Dans quel pli de terrain cache-t-il ses
maisons blanches? Se groupent-elles autour de l'église, au fond de
quelque creux? ou, le long d'une grande route, s'en vont-elles
gaiement à la file? ou encore grimpent-elles sur un coteau, comme des
chèvres capricieuses, étageant et cachant à demi leurs toits rouges
dans les verdures?

A-t-il un nom doux à l'oreille, le petit village? Est-ce un nom
tendre, aisé aux lèvres françaises, ou quelque nom allemand, rude,
hérissé de consonnes, rauque comme un cri de corbeau?

Et moissonne-t-on, vendange-t-on, dans le petit village? Est-ce pays
de blés ou pays de vignobles? A cette heure, que font les habitants
dans les terres, au grand soleil? Le soir, au retour, le long des
sentiers, s'arrêtent-ils pour voir d'un coup d'oeil les larges
récoltes, en remerciant le ciel de l'année heureuse?



II


Je me l'imagine volontiers sur un coteau. Il est là, si discret dans
les arbres, que, de loin, on le prendrait pour un champ de rochers
écroulés et couverts de mousse. Mais des fumées sortent des branches;
dans un sentier qui descend la pente, des enfants poussent une
brouette. Alors, de la plaine, on le regarde avec une envie jalouse;
on passe, en emportant le souvenir de ce nid entrevu.

Non, je le crois plutôt dans un coin de la plaine, au bord d'un
ruisseau. Il est si petit qu'un rideau de peupliers le cache à tous
les yeux. Ses chaumières, pareilles à des baigneuses chastes,
disparaissent dans les oseraies de la rive. Un bout de prairie verte
lui sert de tapis; une haie vive le clôt de toutes parts, comme un
grand jardin. On passe à côté de lui sans le voir. Les voix des
laveuses sonnent, semblables à des voix de fauvettes. Pas un filet de
fumée. Il dort dans sa paix, au fond de son alcôve verte.

Aucun de nous ne le connaît. La ville voisine sait à peine qu'il
existe, et il est si humble que pas un géographe ne s'est soucié de
lui. Ce n'est personne. Son nom prononcé n'éveille aucun souvenir.
Dans la foule des villes, aux noms retentissants, il est un inconnu,
sans histoire, sans gloires et sans hontes, qui s'efface modestement.

Et c'est pour cela sans doute qu'il sourit si doucement, le petit
village. Ses paysans vivent au désert; les marmots se roulent sur la
berge; les femmes filent dans l'ombre des arbres. Lui, tout heureux de
son obscurité, s'emplit des gaietés du ciel. Il est si loin de la boue
et du tapage des grandes cités! Son rayon de soleil lui suffit; sa
joie est faite de son silence, de son humilité, de ce rideau de
peupliers qui le cache au monde entier.



III


Et, demain peut-être, le monde entier saura qu'il existe, le petit
village.

Ah! misère! la rivière sera rouge, le rideau de peupliers aura été
rasé par les boulets, les chaumières éventrées montreront le désespoir
muet des familles, le petit village sera célèbre.

Plus de chant de laveuses, plus de marmots se roulant sur la berge,
plus de récoltes, plus de silence, plus d'humilité heureuse. Un
nouveau nom dans l'histoire, victoire ou défaite, une nouvelle page
sanglante, un nouveau coin du pays engraissé par le sang de nos
enfants.

Il rit, il sommeille, il ignore qu'il donnera son nom à une tuerie, et
demain il sanglotera, il retentira dans l'Europe avec des râles
d'agonie. Puis, il restera sur la terre comme une tache de sang. Lui,
si gai, si tendre, il s'entourera d'un cercle d'ombre sinistre, il
verra des visiteurs blêmes passer devant ses ruines, comme on passe
devant les dalles de la Morgue. Il sera maudit.

Nous, s'il est Austerlitz ou Magenta, nous l'entendrons sonner dans
nos coeurs avec des éclats de clairons. Et, s'il est Waterloo, il
roulera lugubrement dans nos mémoires, comme le son d'un tambour voilé
d'un crêpe, menant les funérailles de la nation.

Qu'il regrettera alors ses rives solitaires, ses paysans ignorants,
son coin perdu, si loin des hommes, connu seulement des hirondelles
qui y revenaient à chaque printemps! Souillé, honteux, avec son ciel
empli d'un vol de corbeaux, et ses terres grasses puant la mort, il
vivra éternellement dans les siècles, comme un coupe-gorge, un endroit
louche où deux nations se seront égorgées.

Le nid d'amour, le nid de paix, le petit village, ne sera plus qu'un
cimetière, une fosse commune, où les mères éplorées ne pourront aller
déposer des couronnes.



IV


La France a semé le monde de ces cimetières lointains. Aux quatre
coins de l'Europe, nous pourrions nous agenouiller et prier. Nos
champs de repos ne s'appellent pas seulement le Père-Lachaise,
Montmartre, Montparnasse; ils s'appellent encore du nom de toutes nos
victoires et de toutes nos défaites. Il n'y a pas, sous le ciel, un
coin de terre où ne soit couché un Français assassiné, de la Chine au
Mexique, des neiges de la Russie aux sables de l'Égypte.

Cimetières silencieux et déserts qui dorment lourdement dans la paix
immense de la campagne. La plupart, presque tous, s'ouvrent au pied de
quelque hameau désolé dont les murs croulants sont encore pleins
d'épouvante. Waterloo n'était qu'une ferme, Magenta comptait à peine
cinquante maisons. Un vent affreux a soufflé sur ces infiniment
petits, et leurs syllabes, la veille innocentes, ont pris une telle
odeur de sang et de poudre, qu'à jamais l'humanité frissonnera, en les
sentant sur ses lèvres.

Pensif, je regardais une carte du théâtre de la guerre. Je suivais les
bords du Rhin, j'interrogeais les plaines et les montagnes. Le petit
village était-il à gauche, était-il à droite du fleuve? Fallait-il le
chercher dans les environs des places fortes, ou plus loin, dans
quelque solitude large?

Et j'essayais alors, en fermant les yeux, de m'imaginer celle paix, ce
rideau de peupliers tiré devant les maisons blanches, ce bout de
prairie que rase le vol des hirondelles, ces chansons des lavandières,
cette terre vierge que la guerre va violer, et dont les clairons
souffleront brutalement la souillure aux quatre coins de l'horizon.

Où est-il donc, le petit village?


[Le petit village était en Alsace. Il s'appelait Woerth.]




SOUVENIRS



I


Oh! l'éternelle pluie, l'ennuyeuse pluie, la pluie grise qui met un
crêpe au ciel de mai et de juin! On va à la fenêtre, on soulève un
coin de rideau. Le soleil est noyé. Entre deux ondées, il surnage,
blafard, verdi, comme un corps d'astre qui s'est suicidé de désespoir,
et que quelque marinier céleste ramène d'un coup de croc.

Te rappelles-tu, Ninon, la bise aigre du printemps, quand il a plu? On
a quitté Paris avec le printemps des poètes, le printemps rêvé dans le
coeur, une saison tiède, des nappes de fleurs, des crépuscules
alanguis. On arrive à la nuit tombante, Le ciel est mort, pas un brin
de braise n'allume le couchant, morne foyer de cendres froides. Il
faut enjamber les flaques des sentiers, avec l'humidité pénétrante des
feuillages sur les épaules. Et quand on entre dans la grande pièce
mélancolique, où l'hiver a mis tous ses frissons, on grelotte, on
ferme portes et fenêtres, on allume un grand feu de sarment, en
maudissant les paresses du soleil.

Pendant huit jours, la pluie vous tient au logis. Au loin, au milieu
du lac des prairies inondées, toujours le même rideau de peupliers qui
se fondent en eau, ruisselants, amaigris, vagues dans la buée qui les
noie. Puis, une mer grise, une poussière de pluie roulant et barrant
l'horizon. On bâille, on cherche à s'intéresser aux canards qui se
risquent sous l'averse, aux parapluies bleus des paysans qui passent.
On bâille plus largement. Les cheminées fument, le bois vert pleure
sans brûler, il semble que le déluge monte, qu'il gronde à la porte,
qu'il pénètre par toutes les fentes comme un sable fin. Et de
désespoir on reprend le chemin de fer, on rentre à Paris, niant le
soleil, niant le printemps.

Et pourtant rien ne me désespère plus que ces fiacres que l'on
rencontre filant vers les gares. Ils sont chargés de malles, ils
traversent la ville avec la mine souriante de prisonniers dont on
vient de lever l'écrou.

Je bats de mes pieds les trottoirs, je les regarde rouler vers les
rivières bleues, les grandes eaux, les grands monts, les grands bois.
Celui-ci va peut-être à un trou de rochers, que je connais près de
Marseille; on est bien, dans ce trou, où l'on peut se déshabiller
comme dans une cabine, et où les vagues viennent vous chercher.
Celui-là certainement court en Normandie, dans le coin de verdure que
j'aime, près du coteau qui produit ce petit vin aigre dont le bouquet
gratte si agréablement le gosier. Cet autre part sans doute pour
l'inconnu, ici ou là, quelque part où l'on sera très-bien, à l'ombre,
au soleil peut-être, je ne sais, enfin là où je brûle d'aller.

Les cochers tapent leurs rosses du bout du fouet. Ils ne semblent
guère se douter qu'ils fouettent mon rêve. Eux, se disent que les
malles sont lourdes et que les pourboires sont légers. Ils ne savent
même pas qu'ils font le deuil des pauvres garçons qui passent, en
voiture dans leurs souliers, et qui sont condamnés à roussir leurs
semelles à Paris, sur l'ardent pavé de juillet et d'août.

Oh! cette file de fiacres, chargés de malles, roulant vers les gares!
cette vision de la grande cage ouverte, des oiseaux heureux prenant
leur volée! cette raillerie cruelle de la liberté traversant les
galères de nos rues et de nos places! ce cauchemar de tous mes
printemps qui me trouble dans mon cachot, qui m'emplit du désir
inassouvi des feuillages et des cieux libres!

     ______

Je voudrais me faire tout petit, tout petit, et me glisser dans la
grande malle de cette dame en chapeau rose, dont le coupé se dirige
vers la gare de Lyon. On doit être très-bien, dans la malle de cette
dame. Je devine des jupes soyeuses, des linges fins, toutes sortes de
choses douces, parfumées, tièdes. Je me coucherai sur quelque soie
claire, j'aurai sous le nez des mouchoirs de batiste, et si j'ai
froid, ma foi, tant pis! je mettrai tous les jupons sur moi.

Elle est fort jolie, cette dame. Vingt-cinq ans au plus. Un menton
ravissant avec une fossette qui doit se creuser quand elle rit. Je
voudrais la faire rire, pour voir. Ce diable de cocher est bienheureux
de la promener dans sa boîte. Elle doit aimer la violette. Je suis sûr
que son linge est parfumé à la violette. C'est exquis. Je roule au
fond de sa malle pendant des heures, pendant des jours. J'ai creusé
mon trou dans le coin à gauche, entre le paquet des chemises et un
grand carton qui me gêne un peu. J'ai eu la curiosité de soulever le
couvercle du carton; il contenait deux chapeaux, un petit portefeuille
plein de lettres, puis des choses que je n'ai pas voulu voir. J'ai mis
le carton sous ma tête et m'en suis fait un oreiller. Je roule, je
roule. Les bas sont à ma droite; j'ai sous moi trois costumes, et je
sens, à ma gauche, des objets plus résistants que je crois reconnaître
pour des paires de petites bottes. Mon Dieu, qu'on est donc bien, dans
tous ces chiffons musqués!

Où pouvons-nous aller comme ça? Nous arrêterons-nous en Bourgogne?
Ferons-nous un détour vers la Suisse, ou descendrons-nous jusqu'à
Marseille? Je rêve que nous allons jusqu'au trou de rochers, vous
savez, celui où l'on se déshabille comme dans une cabine et où les
vagues viennent vous chercher. Elle se baignera. On est à cent lieues
des imbéciles. Au fond, le golfe s'arrondit, avec l'immense
bleuissement de la Méditerranée. Il y a trois vins, en haut, au bord
du trou. Et, pieds nus, sur les larges plaques de pierre jaune qui
dallent la mer, nous arracherons des arapèdes, du bout de nos
couteaux. Elle n'a pas l'air pimbêche. Elle aimera le grand air, et
nous ferons les gamins. Si elle ne sait pas nager, je lui apprendrai.

La malle est rudement secouée. Nous devons monter la rue de Lyon. Et
que ce sera délicieux lorsque, arrivée à Marseille, elle ouvrira sa
malle! Elle sera bien surprise de me trouver là, dans le coin, à
gauche. Pourvu que je ne lui chiffonne pas trop tous ces volants sur
lesquels je suis couché!--«Comment, monsieur, vous êtes-là, vous
avez osé!--Mais certainement, madame; on ose tout pour sortir de
prison....» Et je lui expliquerai, et elle me pardonnera.

Ah! nous voilà arrivés à la gare. Je crois qu'on m'enregistre....

     ______

Hélas! hélas! il pleut, et la dame au chapeau rose s'en va toute seule
par la pluie, avec sa grande malle, bâiller chez quelque vieille tante
de province, où elle grelottera, dans la mauvaise humeur du printemps
frileux.



II


Il faut avoir vécu dans une ville dévote et aristocratique, une de ces
petites villes où l'herbe pousse et où les cloches des couvents
sonnent les heures dans l'air endormi, pour savoir ce que sont encore
les processions de la Fête-Dieu.

A Paris, quatre prêtres font le tour de la Madeleine. En Provence,
pendant huit jours, la rue appartient au clergé. Tout le moyen âge
ressuscite par les claires après-midi, et s'en va, chantant des
cantiques, promenant des cierges, avec deux gendarmes en tête, et le
maire, sanglé de son écharpe, à la queue.

     ______

Je me souviens. C'étaient des jours de joie pour nous collégiens, qui
ne demandions pas mieux que de courir les rues. S'il faut tout dire,
dans ces villes amoureuses, les processions font les affaires des
amants. Tout le long du cortège, les filles montrent leurs robes
neuves. La robe neuve est de rigueur. Il n'est pas si pauvre
demoiselle qui, ces jours-là, n'étrenne quelque indienne. Et le soir,
les églises sont noires, bien des mains se rencontrent.

J'appartenais à une société musicale qui était de toutes les
solennités. J'ai de gros pèches sur la conscience. Je m'accuse
d'avoir, à cette époque, donné l'aubade à plus d'un fonctionnaire
revenant de Paris avec le ruban rouge. Je m'accuse d'avoir promené le
bon Dieu officiel, les Saints qui font pleuvoir, les saintes Vierges
qui guérissent du choléra. J'ai même aidé au déménagement d'un couvent
de nonnes cloîtrées. Les pauvres filles, enveloppées dans de larges
toiles grises, pour qu'on ne pût rien voir de leur visage ni de leurs
membres, trébuchaient, se soutenaient, comme des fantômes de
trépassées surpris par l'aube. Et des petites mains blanches, des
mains d'enfant, passaient, au bord des toiles grises.

Hélas! oui, j'ai mangé les collations des sacristies. On ne nous
payait pas, on nous offrait quelques gâteaux. Je me rappelle que, le
jour des recluses, arrivés au nouveau couvent, nous fûmes servis au
moyen d'un tour. Les bouteilles, les assiettes de petits fours, se
succédaient dans le mur, comme par enchantement. Et quelles
bouteilles, grands dieux! des bouteilles de toutes formes, de toutes
couleurs, de toutes liqueurs. J'ai souvent rêvé à l'étrange cave qui
avait pu fournir une si curieuse variété de vins fins. C'était la
confusion dans la douceur.

Depuis ces jours d'erreur, j'ai longuement fait pénitence, et je crois
être pardonné.

     ______

Dès le matin, on pavoise les rues que doit suivre la procession.
Chaque fenêtre a son lambeau. Dans les quartiers riches, ce sont de
vieilles tapisseries à grands personnages mythologiques, tout l'Olympe
païen, nu et blafard, venant regarder passer l'Olympe catholique, les
vierges blanches, les christs saignants; ce sont encore des
courtes-pointes de soie prises au lit de quelque marquise, des rideaux
de damas décrochés des tringles du salon, des tapis de velours, toutes
sortes d'étoffes riches qui émerveillent les passants. Les bourgeois
mettent leurs mousselines brodées, leurs toiles les plus fines. Et,
dans les quartiers pauvres, les bonnes femmes, plutôt que de ne rien
étaler, pendent leurs fichus, des foulards qu'elles ont cousus
ensemble. Alors, les rues sont dignes du bon Dieu.

On a balayé. Dans certains coins, on a dressé des reposoirs. Ces
reposoirs sont le sujet de grandes jalousies, de haines qui durent de
longs mois. Si le reposoir du quartier des Chartreux est plus beau que
celui du quartier Saint-Marc, cela suffit pour faire blanchir les
cheveux des dévotes. Tout le quartier contribue au reposoir. Tel a
apporté les flambeaux, tel les vases dorés, tel les fleurs, tel les
dentelles. C'est un pied-à-terre que le quartier offre au ciel.

Cependant, le long des minces trottoirs, on a aligné deux rangs de
chaises. Les curieux attendent, très-tapageurs, riant de ce rire
provençal qui a des sonneries de clairon. Les fenêtres se garnissent.
La grande chaleur tombe. Et, dans les souffles légers qui se lèvent,
passent au loin des volées de cloches, des roulements de tambours.

C'est la procession qui sort de l'église.

     ______

En avant marchent tous les beaux jeunes gens de la ville. C'est une
promenade réglementaire. Ils viennent là pour voir et pour être vus.
Les filles sont sur les portes. Il y a de discrets saluts, des
sourires, des paroles chuchotées entre camarades. Les jeunes gens font
ainsi le tour de la ville, entre les deux rangées de croisées
pavoisées, uniquement pour passer devant une certaine fenêtre. Ils
lèvent la tête, et c'est tout. L'après-midi est douce; les cloches
sonnent; des enfants jettent, dans les ruisseaux et sur les pavés, des
poignées de fleurs de genêts et des poignées de roses effeuillées.

La rue est rose; les fleurs de genêts font, sur ce carmin pâle, des
nappes d'or. Et ce sont d'abord les deux gendarmes qui se montrent.
Puis, vient la file des enfants assistés, des pensionnats, des
confréries, des vieilles dames, des vieux messieurs. Un christ se
balance au bout des bras d'un bedeau. Un moine trapu porte un emblème
compliqué où sont représentés tous les instruments de la Passion.
Quatre grosses gaillardes, dont la santé fait crever les robes
blanches, soutiennent avec des rubans une immense bannière, où dort
innocemment un petit mouton. Puis, au-dessus des têtes, dans la lueur
des cierges que le plein jour effare, des encensoirs d'argent montent,
jetant un éclair, laissant un flot de fumée épaisse, dont la blancheur
roule un instant, comme un lambeau envolé de toutes ces robes de
mousseline qui se suivent.

La procession va lentement. C'est un piétinement sourd, qui laisse
entendre le bruit étouffé des voix. Un éclat de cymbale retentit, des
cuivres sonnent. Puis, ce sont des voix aiguës qui se perdent, minces
et frêles, dans le grand air. Des balbutiements de lèvres passent. Et,
brusquement, de grands silences se font. Ce n'est plus qu'un
glissement discret, une chapelle ardente perdue en plein soleil. Au
loin, les tambours battent une marche.

     ______

Je me souviens des pénitents. Il y en a encore de toutes les couleurs,
les blancs, les gris, les bleus. Ces derniers se sont donné la rude
mission d'enterrer les suppliciés. Ils comptent parmi eux les plus
illustres noms de la ville. Vêtus d'une robe de serge bleue, coiffés
d'une cagoule à bonnet pointu, à long voile percé de deux trous pour
les yeux, ils sont vraiment farouches. Les trous sont souvent trop
espacés, les yeux louchent sous ce masque terrifiant. Au bord de la
robe, passent des pantalons gris perle et des bottines vernies.

Les pénitents sont la grande curiosité. Une procession sans pénitents
est un pauvre régal. Et, enfin, vient le clergé. Parfois, des petits
enfants portent des palmes, des épis de blé sur des coussins, des
couronnes, des pièces d'orfèvrerie. Mais les dévotes retournent leurs
chaises, s'agenouillent, regardent en dessous. C'est le dais qui
approche. Il est monumental, tendu de velours rouge, surmonté de
panaches, échafaudé sur des bâtons dorés. J'ai vu des sous-préfets
porter cette litière immense, dans laquelle la religion malade se fait
promener au soleil de juin. Une bande d'enfants de choeur marchent à
reculons, les encensoirs balancés à toute volée. On n'entend que la
psalmodie des prêtres et le bruit argentin des chaînes des encensoirs,
à chaque secousse.

C'est le catholicisme écloppé qui se traîne sous le ciel bleu des
vieilles croyances. Le soleil se couche; des lueurs roses s'éteignent
sur les toits; une grande douceur tombe avec le crépuscule; et, dans
cet air limpide du Midi, la procession s'en va avec des voix
mourantes, effacement mélancolique de tout un âge qui descend dans la
terre.

Les autorités suivent en costume, les tribunaux, les Facultés, sans
compter les marguilliers, avec des lanternes sculptées et dorées. Et
la vision disparaît. Les roses effeuillées, les genêts d'or sont
meurtris. Il ne monte plus des pavés que l'odeur âcre de toutes ces
fleurs fanées.

     ______

Parfois, la nuit surprend la procession, à l'heure où elle rentre par
les rues tortueuses du vieux quartier. Les robes blanches ne sont plus
que des pâleurs vagues; les pénitents se perdent en file sombre, le
long des trottoirs; les petites flammes des cierges mettent, dans
l'étranglement noir des maisons, des follets dansants, des étoiles
filant avec lenteur. Et les voix ont comme un frisson de peur, au
milieu de ces croix, de ces bannières, de ce dais, dont on distingue à
peine les bras morts dans les ténèbres.

C'est l'heure où les galopins embrassent les jeunes coquines. L'orgue
gronde au fond de l'église, le bon Dieu est rentré chez lui. Alors,
les filles s'en vont avec un baiser sur le cou et un billet doux dans
la poche.



III


Quand je passe sur les ponts, par ces soirées ardentes, la Seine
m'appelle avec des grondements d'amitié. Elle coule, large, fraîche,
pleine de lenteurs amoureuses, s'offrant, s'attardant entre les quais.
L'eau a des froissements de jupes moirées. C'est une amante souple,
dans laquelle on a des désirs irrésistibles de «piquer une tête.»

     ______

Les propriétaires de bains flottants qui regardaient avec
consternation tomber les continuelles pluies de mai, suent avec
béatitude sous les lourds soleils de juin. Enfin, l'eau est bonne. Dès
six heures du matin, c'est un encombrement. Les caleçons n'ont pas le
temps de sécher, et les peignoirs manquent, vers le soir.

Je me souviens de ma première visite à un de ces bains, à une de ces
grandes cuves de bois, dans lesquelles les baigneurs tournent comme
des pailles dansant au fond d'une casserole d'eau bouillante.

J'arrivais d'une petite ville, d'une petite rivière où j'avais
barbotté en toute liberté, et je fus consterné de cette auge, où l'eau
prenait des couleurs de suie. Vers six heures du soir, le grouillement
est tel, qu'il faut calculer son élan pour ne pas s'asseoir sur un dos
ou s'enfoncer dans un ventre. L'eau écume, les blancheurs des corps
l'emplissent d'un reflet blafard, tandis que les bouts de toile,
pendues à des cordes en guise de plafond, laissent tomber une clarté
louche.

Le tapage est effroyable. Par moment, sous des élans brusques, l'eau a
des rejaillissements, qui roulent avec des bruits lointains de canon.
Des mains de farceurs battent la rivière du tic-tac des moulins; et il
y en a qui s'apprennent à tomber à la renverse, de façon à faire le
plus de vacarme possible et à inonder l'établissement. Mais ce n'est
rien encore auprès des cris intolérables, de ce glapissement de voix
qui rappelle les pensionnats en récréation. L'homme redevient enfant,
dans l'eau pure. Les promeneurs graves qui suivent les quais, jettent
un regard effaré sur ces toiles volantes, entre lesquelles ils voient
gambader de grands diables nus. Les dames passent plus vite.

     ______

J'ai goûté pourtant là de bonnes heures, de très-grand matin, quand la
ville dort encore. Ce n'est plus le pullulement d'épaules maigres, de
têtes chauves, de ventres énormes de l'après-midi. Le bain est presque
désert. Quelques jeunes gens y nagent en baigneurs convaincus. L'eau
est plus fraîche, après le sommeil de la nuit. Elle est plus pure,
plus vierge.

Il faut y aller avant cinq heures. La ville à un réveil tiède. Rien
n'est délicieux comme de suivre les quais, en regardant l'eau, de ce
regard de convoitise des amants. Elle va être à vous. Dans le bain,
l'eau dort. C'est vous qui la réveillez. Vous pouvez la prendre entre
vos bras, en silence. Vous sentez le courant s'en aller tout du long
de votre chair, de la nuque aux talons, avec une caresse fuyante.

Le soleil levant met des bandes roses sur les linges qui pavoisent le
plafond. Puis, un frisson court sur la peau avec les baisers plus vifs
de la rivière, et il fait bon alors s'envelopper d'un peignoir et
marcher sous les galeries. Vous êtes à Athènes, les pieds nus, le cou
libre, avec une simple robe roulée à la taille. Les culottes, le
gilet, et la redingote, et les bottes, et le chapeau, sont loin. Votre
nudité s'égaye à l'aise, dans ce lambeau d'étoffe. Le rêve va jusqu'au
printemps de la Grèce, au bord du bleu éternel de l'Archipel.

Mais dès que la bande des baigneurs arrive, il faut fuir. Ils
apportent la chaleur des pavés à leurs talons. La rivière n'est plus
la vierge du petit jour; elle est la fille de midi qui se donne à
tous, qui est toute meurtrie, toute chaude des embrassements de la
foule.

     ______

Et quelles laideurs! Les dames font bien de hâter le pas, sur les
quais. Le musée des antiques, chargé par un artiste farceur,
n'arriverait pas à ce haut point de comique navrant.

C'est une terrible épreuve pour un homme moderne, pour un Parisien,
que de se mettre nu. Les gens prudents ne vont jamais aux bains
froids. On m'y a montré, un jour, un conseiller d'État, si piteux avec
ses épaules pointues et son pauvre ventre plat, que toutes les fois
que j'ai rencontré son nom dans quelque grave affaire, je n'ai pu
retenir un sourire.

Il y a les gros, il y a les maigres, et les grands, et les courts,
ceux qui se ballonnent sur l'eau comme des vessies, ceux qui
s'enfoncent et qui semblent se fondre comme des bâtons de sucre
d'orge. Les chairs tombent, les os s'accusent, les têtes entrent dans
les épaules ou se perchent sur des cous de poulets plumés, les bras
ont des longueurs de pattes, les jambes se ramassent pareilles à des
membres tordus de canard. Il y en a tout en derrière, d'autres tout en
ventre, et il y en a qui n'ont ni ventre ni derrière. Galerie
grotesque et lamentable, qui arrête l'éclat de rire dans la pitié.

Le pis est que ces pauvres corps gardent l'orgueil de leur habit noir
et du porte-monnaie qu'ils ont laissé au vestiaire. Les uns se
drapent, ramènent les coins de leur peignoir, avec des cambrures de
propriétaires ayant pignon sur rue. D'autres marchent dans leur nudité
extravagante avec la dignité de chefs de bureaux traversant leur
peuple d'employés. Les plus jeunes font des grâces, comme s'ils se
croyaient en veston, dans les coulisses de quelque petit théâtre; les
plus vieux oublient qu'ils ont retiré leur corset et qu'ils ne sont
point au coin du feu, chez la belle comtesse de B....

J'ai vu, pendant toute une saison, aux bains du Pont-Royal, un gros
homme, rond comme une tonne, rouge comme une tomate mûre, qui jouait
les Alcibiade. Il avait étudié les plis de son peignoir devant quelque
tableau de David. Il était à l'Agora; il fumait avec des gestes
antiques. Quand il daignait se jeter dans la Seine, c'était Léandre
traversant l'Hellespont pour rejoindre Héro. Le pauvre homme! Je me
souviens encore de son torse court où l'eau mettait des plaques
violettes. O laideur humaine!

     ______

Non, je préfère encore ma petite rivière. Nous ne mettions pas même de
caleçons. A quoi bon! les martins-pêcheurs et les bergeronnettes ne
rougissaient seulement pas. Et nous choisissions les trous, «les
goures,» comme on dit dans le Midi.

On traversait la rivière à pied sec, en sautant sur les grosses
pierres; mais les trous étaient tragiques. Certains de ces trous,
chaque année, dévoraient deux ou trois enfants. Il y avait des
légendes atroces, avec des poteaux pleins de menaces dont nous ne nous
inquiétions guère. Nous les prenions pour cibles, et il ne restait
souvent qu'un bout de planche tenu par un clou, que le vent balançait.

Le soir, l'eau était brûlante. Les grands soleils chauffaient l'eau
des trous, au point qu'il fallait la laisser refroidir, dans les
premières fraîcheurs du crépuscule. Nous restions nus sur le sable,
pendant des heures, luttant, jetant des pierres aux poteaux, prenant
des grenouilles avec les mains, dans la vase. La nuit tombait, un
immense soupir, un soupir de soulagement passait sur les arbres.

Alors, c'était des baignades sans fin. Quand nous étions las, nous
nous couchions dans l'eau, sur le bord, à un endroit peu profond, la
tête sur quelque touffe d'herbe. Et nous demeurions là, avec le
continuel glissement de la rivière sur notre peau, nos jambes
flottant, comme emportées à la dérive. C'était l'heure où les pions
étaient sévèrement jugés et où les devoirs du lendemain s'en allaient
dans la fumée des premières pipes.

Bonne rivière où j'ai appris à faire la planche, eau tiède où les
petits poissons blancs cuisaient, je t'aime encore comme une maîtresse
enfantine. Tu nous as pris un camarade, un soir, dans un de ces trous
dont nous nous moquions, et c'est peut-être cette tache de sang sur
ta robe verte qui a laissé en moi des frissons de désir pour ton
maigre filet d'eau. Il y a des sanglots, dans ton babil d'innocente.



IV


Je ne connais qu'une chasse, une chasse dont les Parisiens ignorent
les charmes tranquilles. Ici, dans les champs, il y a des lièvres et
des perdrix; on ne tire pas sa poudre aux moineaux, on dédaigne les
alouettes, réservant son coup de feu aux seules grosses pièces. En
Provence, lièvres et perdrix sont rares; les chasseurs s'attardent aux
fauvettes, à tous les petits oiseaux des buissons. Quand ils ont tué
leur douzaine de becfigues, ils rentrent très-fiers au logis.

J'ai souvent couru les terres labourées, pendant des journées
entières, pour rapporter trois ou quatre culs-blancs. J'enfonçais
jusqu'aux chevilles dans le sol mouvant comme un sable fin. Le soir,
quand je ne pouvais plus me tenir sur les jambes, je rentrais, ravi.

Si, par miracle, un lièvre passait entre mes jambes, je le regardais
courir avec un saint étonnement, tant j'étais peu habitué à rencontrer
de si grosses bêtes. Je me souviens qu'un matin un vol de perdrix se
leva devant moi; je restai si abasourdi par ce grand bruit d'ailes,
que je lâchai au hasard un coup de feu qui alla cribler un poteau
télégraphique.

D'ailleurs, je confesse avoir toujours été un tireur détestable. Si
j'ai tué pas mal de pierrots dans ma vie, je n'ai jamais pu abattre
une hirondelle.

     ______

C'est sans doute pour cela que je préférais la chasse au poste.

Imaginez une sorte de petite construction ronde, enfoncée dans la
terre, s'élevant à peine d'un mètre au-dessus du sol. Cette cabane,
faite de pierres sèches, est recouverte de tuiles qu'on dissimule le
plus possible sous des bouts de lierre. On dirait un débris de
tourelle rasée près des fondations et perdue dans l'herbe.

A l'intérieur, l'étroite pièce prend jour par des meurtrières, que
ferment des vitres mobiles. Le plus souvent, le réduit a une cheminée
et des armoires; j'ai même connu un poste qui avait un divan. Autour
du poste sont plantés des arbres morts, des cimeaux, comme on les
nomme, au pied desquels on accroche les appeaux, les oiseaux
prisonniers chargés d'appeler les oiseaux libres.

La tactique est simple. Le chasseur, tranquillement enfermé, attend en
fumant sa pipe. Il surveille les cimeaux par les meurtrières. Puis,
quand un oiseau se pose sur quelque branche sèche, il prend son fusil
méthodiquement, en appuie le canon sur le bord d'une meurtrière et
foudroie la malheureuse bête presque à bout portant.

Les Provençaux ne chassent pas autrement aux oiseaux de passage, aux
ortolans en août, aux grives en novembre.

     ______

Je partais à trois heures du matin, par de glaciales matinées de
novembre. J'avais une lieue à faire dans la nuit, chargé comme un
mulet; car il faut porter les appeaux, et je vous assure qu'une
trentaine de cages ne se transportent pas facilement, dans un pays de
collines, par des sentiers à peine frayés. On pose les cages sur de
longs cadres de bois, où des ficelles les tiennent et les serrent les
unes contre les autres.

Quand j'arrivais, il faisait noir encore, le plateau s'étendait,
profond, farouche, pareil à une mer d'ombre, avec ses broussailles
grises, à l'infini. J'entendais tout autour de moi, dans les ténèbres,
ce remous des pins, cette grande voix confuse qui ressemble aux
lamentations des vagues. J'avais alors quinze ans, et je n'étais pas
toujours très-rassuré. C'était déjà une émotion, un plaisir âcre.

Mais il fallait se dépêcher. Les grives sont matinales. J'accrochais
mes cages, je m'enfermais dans le poste. Il était trop tôt encore, je
ne distinguais pas les branches des cimeaux. Et pourtant j'entendais
sur ma tête le sifflement rude des grives. Ces gueuses-là voyagent la
nuit. J'allumais du feu en grondant, je me hâtais d'obtenir un grand
brasier, qui luisait rose sur la cendre. Dès que la chasse a commencé,
il ne faut plus que le moindre filet de fumée sorte du poste. Cela
pourrait effaroucher le gibier. J'attendais le jour, en faisant
griller des côtelettes sur la braise.

Et j'allais de meurtrière en meurtrière, épiant la première lueur
pâle. Rien encore; les cimeaux dressaient leurs bras désolés,
vaguement. J'avais déjà de mauvais yeux, je craignais de lâcher un
coup de fusil sur un bout de branche noirci, comme cela m'arrivait
quelquefois. Je ne me fiais pas seulement à ma vue, j'écoutais. Dans
le silence, frissonnaient mille bruits, ces chuchotements, ces soupirs
profonds de la terre à son réveil. La clameur des pins grandissait, et
il me semblait par moments qu'un vol innombrable de grives allait
s'abattre sur le poste, en sifflant furieusement.

     ______

Mais les nuées devenaient laiteuses. Sur le ciel clair, les cimeaux se
détachaient en noir, avec une singulière netteté. Alors, toutes mes
facultés se tendaient, je restais plié d'anxiété.

Quel coup dans l'estomac, lorsque, brusquement, j'apercevais la longue
silhouette d'une grive sur un cimeau! La grive s'allonge, fait la
belle au premier rayon, reste droite, les yeux au soleil, dans le bain
matinal de lumière. Je prenais mon fusil avec des précautions
infinies, pour ne point heurter le canon ou la crosse. Je tirais,
l'oiseau tombait. Je n'allais pas le ramasser, cela aurait pu éloigner
d'autres victimes.

Et je reprenais mon attente, secoué par cette émotion du joueur qui a
eu un coup heureux, et qui ne sait ce que lui garde la chance. Tout le
plaisir d'une pareille chasse consiste dans l'imprévu, dans la bonne
volonté que le gibier met à venir se faire tuer. Une autre grive se
posera-t-elle sur un des cimeaux? Question troublante. Je n'étais pas
difficile, d'ailleurs: quand les grives ne venaient pas, je tuais des
pinsons.

     ______

Je revois aujourd'hui le petit poste, au bord du grand plateau désert.
Il vient des collines une senteur fraîche de thym et de lavande. Les
appeaux sifflent doucement dans le grand remous des pins. Le soleil
montre à l'horizon une mèche de ses cheveux flambants, et il y a là,
sur un cimeau, dans la clarté blanche, une grive immobile.

Allez courir les lièvres, et ne riez pas, car vous feriez envoler ma
grive.



V


J'ai deux chattes. L'une, Françoise, est blanche comme une matinée de
mai. L'autre, Catherine, est noire comme une nuit d'orage.

Françoise a la tête ronde et rieuse d'une fille d'Europe. Ses grands
yeux, d'un vert pâle, tiennent tout son visage. Son nez et ses lèvres
roses sont enduits de carmin. On la dirait peinte comme une vierge
folle de son corps. Elle est grasse, potelée, Parisienne jusqu'au bout
des griffes. Elle s'affiche en marchant, prenant des airs engageants,
retroussant la queue avec le frémissement brusque d'une petite dame
qui relève la traîne de sa robe.

Catherine a la tête pointue et fine d'une déesse égyptienne. Ses yeux,
jaunes comme des lunes d'or, ont la fixité, la dureté impénétrable des
prunelles d'une idole barbare. Aux coins de ses lèvres minces, rit
l'éternelle ironie silencieuse des sphinx. Quand elle s'accroupit sur
ses pattes de derrière, la tête haute et immobile, elle est une
divinité de marbre noir, la grande Pacht hiératique des temples de
Thèbes.

     ______

Elles passent toutes deux leurs journées sur le sable jaune du jardin.

Françoise se vautre, le ventre en l'air, toute à sa toilette, se
léchant les pattes avec le soin délicat d'une coquette qui se
blanchirait les mains dans de l'huile d'amande douce. Elle n'a pas
trois idées dans la tête. Cela se devine, à son air fou de grande
mondaine.

Catherine songe. Elle songe, regardant sans voir, pénétrant du regard
dans le monde inconnu des dieux. Pendant des heures, elle demeure
droite, implacable, souriant de son étrange sourire de bête sacrée.

     ______

Quand je caresse Françoise de la main, elle arrondit le dos, en
poussant un miaulement léger de béatitude. Elle est si heureuse qu'on
s'occupe d'elle! Elle lève la tête, d'un mouvement câlin, me rendant
ma caresse en frottant son nez contre ma joue. Ses poils frémissent,
sa queue a de lentes ondulations. Et elle finit par se pâmer, les yeux
clos, ronronnant d'une façon douce.

Quand je veux caresser Catherine, elle évite ma main. Elle préfère
vivre solitaire, au fond de son rêve religieux. Elle a une pudeur de
déesse qu'irrite et blesse tout contact humain. Si je parviens à la
prendre sur mes genoux, elle s'aplatit, la tête allongée, les yeux
fixes, prête à s'échapper d'un bond. Ses membres nerveux, son corps
maigre reste inerte sous mes doigts qui la flattent. Elle ne daigne
point descendre à la joie d'amour d'une mortelle.

     ______

Et c'est ainsi que Françoise est une fille de Paris, lorette ou
marquise, créature légère et charmante qui se vendrait pour un
compliment sur sa robe blanche; c'est ainsi que Catherine est une
fille de quelque cité en ruines, je ne sais où, là-bas, du côté du
soleil. Elles sont de deux civilisations, poupée moderne, idole d'une
nation morte.

Ah! si je pouvais lire dans leurs yeux! Je les prends dans mes bras,
je les regarde fixement, pour qu'elles me content leur secret. Elles
ne baissent pas les paupières, et ce sont elles qui m'étudient. Je ne
lis rien dans la transparence vitreuse de ces yeux qui s'ouvrent comme
des trous sans fond, comme des puits de clarté pâle où nagent des
étincelles ardentes.

Et Françoise ronronne plus tendrement, tandis que les regards jaunes
de Catherine me pénètrent comme des tiges de laiton.

     ______

Dernièrement, Françoise est devenue mère. Cette écervelée a un
excellent coeur. Elle soigne avec des tendresses exquises le petit
qu'on lui a laissé. Elle le prend délicatement par la peau du cou,
pour le promener dans toutes les armoires de la maison.

Catherine la regarde faire, perdue dans de profondes réflexions. Le
petit l'intéresse. Elle a, en face de lui, des attitudes de philosophe
ancien songeant à la vie et à la mort des créatures, bâtissant dans le
rêve tout un système de philosophie.

Hier, pendant que la mère était sortie, elle est venue s'accroupir à
côté de l'enfant. Elle l'a senti, l'a retourné avec la patte. Puis,
brusquement, elle l'a emporté dans un coin obscur. Là, se croyant bien
cachée, elle s'est posée devant le petit, avec les yeux luisants,
l'échine frémissante d'une prêtresse s'apprêtant pour un sacrifice.
Elle allait, je crois, broyer d'un coup de dents la tête de la
victime, lorsque je me suis hâté d'intervenir et de la chasser. Elle
m'a jeté, en s'enfuyant, des regards diaboliques, souple, silencieuse,
sans un jurement.

     ______

Eh bien! j'aime toujours Catherine; je l'aime parce qu'elle est
perfide et cruelle, comme une bête de l'enfer. Que m'importent les
grâces légères de Françoise, ses moues délicieuses, ses allures de
vierge folle! Toutes nos filles d'Ève ont sa blancheur ronronnante.
Mais je n'ai pu encore trouver une soeur à Catherine, une créature
perverse et froide, une idole noire qui vive dans le songe éternel du
mal.



IV


Les rosiers, dans les cimetières, épanouissent des fleurs larges,
d'une blancheur de lait, d'un rouge sombre. Les racines vont, au fond
des bières, prendre la pâleur des poitrines virginales, l'éclat
sanglant des coeurs meurtris. Cette rose blanche, c'est la floraison
d'une enfant morte à seize ans; cette rose rouge, c'est la dernière
goutte de sang d'un homme tombé dans la lutte.

O fleurs éclatantes, fleurs vivantes, où il y a un peu de nos morts!

     ______

A la campagne, les pruniers et les abricotiers poussent gaillardement
derrière l'église, le long des murs croulants du petit cimetière. Le
grand soleil dore les fruits, le grand air leur donne une saveur
exquise. Et la gouvernante du curé fait des confitures qui sont
renommées à plus de dix lieues à la ronde. J'en ai mangé. On dirait,
selon l'heureuse expression des paysans, qu'on avale «la culotte de
velours du bon Dieu.»

Je connais un de ces cimetières étroits de village où il y a des
groseilliers superbes, hauts comme des arbres. Les groseilles, rouges
sous les feuilles vertes, ressemblent à des grappes de cerises. Et
j'ai vu le bedeau venir, le matin, avec une miche de pain sous le
bras, et déjeuner tranquillement, assis sur le coin d'une vieille
pierre tombale. Une bande de moineaux l'entouraient. Il cueillait les
groseilles, il jetait des mies de pain aux moineaux; tout ce petit
monde-là mangeait avec un grand appétit sur la tête des morts.

C'est une fête pour le cimetière. L'herbe pousse, drue et forte. Dans
un coin, des touffes de coquelicots mettent une nappe rouge. L'air
vient largement de la plaine, soufflant toutes les bonnes odeurs des
foins coupés. A midi, les abeilles bourdonnent dans le soleil; les
petits lézards gris se pâment, la gueule ouverte, buvant la chaleur,
au bord de leur trou. Les morts ont chaud; et ce n'est plus un
cimetière, c'est un coin de la vie universelle, où l'âme des morts
passe dans le tronc des arbres, où il n'y a plus qu'un vaste baiser de
ce qui était hier et de ce qui sera demain. Les fleurs, ce sont les
sourires des filles; les fruits, ce sont les besognes des hommes.

Là, il n'y a pas crime à cueillir les bleuets et les coquelicots. Les
enfants viennent faire des bouquets. Le curé ne se fâche que quand ils
montent dans les pruniers. Les pruniers sont au curé, mais les fleurs
sont à tout le monde. Parfois, on est obligé de faucher le cimetière;
l'herbe est si haute, que les croix de bois noir sont noyées; alors,
c'est la jument du curé qui mange le foin. Le village n'y entend pas
malice, et pas un des paroissiens ne songe à accuser la jument de
mordre à l'âme des morts.

Mathurine avait planté un rosier sur la tombe de son promis, et tous
les dimanches, en mai, Mathurine allait cueillir une rose qu'elle
mettait à son fichu. Elle passait le dimanche dans le parfum de son
amour disparu. Quand elle baissait les yeux sur son fichu, il lui
semblait que son promis lui souriait.

     ______

J'aime les cimetières, quand le ciel est bleu. J'y vais tête nue,
oubliant mes haines, comme dans une ville sainte où l'on est tout
amour et tout pardon.

Un de ces derniers matins, je suis allé au Père-Lachaise. Le
cimetière, sur la limpidité bleue de l'horizon, étageait ses rangs de
tombes blanches. Des masses d'arbres montaient sur la hauteur,
laissant voir, sous la dentelle encore tendre de leurs feuilles, les
coins éclatants des grands tombeaux. Le printemps est doux pour les
champs déserts où reposent nos morts bien-aimés; il sème de gazon les
molles allées que suivent à pas lents les jeunes veuves; il blanchit
les marbres d'une gaieté enfantine et claire. De loin, le cimetière
ressemblait à un énorme bouquet de verdure, piqué ça et là d'une
touffe d'aubépine. Les tombeaux sont comme les fleurs virginales des
herbes et des feuillages.

     ______

J'ai suivi lentement les allées. Quel silence frissonnant, quelles
senteurs pénétrantes, quels souffles tièdes, venus on ne sait d'où,
comme des haleines caressantes de femmes qu'on ne voit pas! On sent
que tout un peuple dort dans cette terre émue et douloureuse sous le
pied du promeneur. Il s'échappe de chaque arbuste des massifs, de
chaque fente des dalles, une respiration régulière et douce comme
celle d'un enfant, qui se traîne au ras du sol, avec toute la paix du
dernier sommeil.

Des hivers nouveaux ont passé sur le marbre de Musset. Je l'ai
retrouvé plus pâle, plus attendri. Les dernières pluies lui ont mis
une robe neuve. Un rayon, tombant d'un arbre voisin, éclairait d'une
clarté vivante le profil fin et nerveux du poète. Ce médaillon, avec
son éternel sourire, a une grâce qui attriste.

D'où vient donc l'étrange puissance de Musset sur ma génération? Il
est peu de jeunes hommes qui, après l'avoir lu, n'ait gardé au coeur
une douceur éternelle. Et pourtant Musset ne nous a appris ni à vivre
ni à mourir; il est tombé à chaque pas; il n'a pu, dans son agonie,
que se relever sur les genoux, pour pleurer comme un enfant.
N'importe, nous l'aimons; nous l'aimons d'amour, ainsi qu'une
maîtresse qui nous féconderait le coeur en le meurtrissant.

C'est qu'il a jeté le cri de désespérance du siècle; c'est qu'il a été
le plus jeune et le plus saignant de nous.

Le saule que des mains pieuses ont planté devant son tombeau, est
toujours languissant. Jamais ce saule, à l'ombre duquel il a voulu
dormir, n'a poussé, vigoureux et libre, dans la force de sa sève. Son
feuillage jeune pend tristement, ses tiges retombent comme des larmes
lourdes et lasses. Peut-être ses racines vont-elles boire, dans le
coeur du mort, toutes les amertumes d'une vie gaspillée.

Longtemps, je suis resté rêveur. Là-bas, Paris grondait. Ici, un cri
d'oiseau, le susurrement d'un insecte, le craquement subit d'une
branche. Puis, des silences profonds, dans lesquels l'haleine des
tombes s'entendait plus forte. Seul, un habitant du quartier, quelque
petit rentier, suivait doucement l'allée, les pieds dans des
pantoufles, les mains derrière le dos, en bon bourgeois qui hume les
premières tiédeurs de l'air.

     ______

Mes souvenirs s'éveillaient. Ils me parlaient de ma jeunesse, de cette
époque heureuse où je courais les sentiers de ma chère Provence.
Musset était alors mon compagnon. Je l'emportais dans mon carnier; et,
derrière le premier buisson j'oubliais mon fusil sur l'herbe, je
lisais le poète, dans cette ombre chaude du Midi, parfumée de sauge et
de lavande.

Je lui dois mes premiers chagrins et mes premières joies. Aujourd'hui
encore, dans la passion d'analyse exacte qui m'a pris, lorsqu'il me
monte au visage de soudaines bouffées de jeunesse, je songe à ce
désespéré, je le remercie de m'avoir enseigné à pleurer.



VII


Mai, le mois des fleurs, le mois des nids! Le soleil sourit
discrètement, ce matin, et je veux croire au soleil. Je m'en vais par
les rues, dans la blanche matinée, attentif aux seules gaietés des
moineaux.

S'il pleut ce soir, que le ciel me pardonne mon chant de joie qui
salue le printemps.

     ______

Au parc Monceau, ce matin, une jeune femme, une jeune épouse qui
allait être mère, était assise devant une pelouse. Elle portait une
robe de soie grise. Ses petites mains gantées, les dentelles de sa
jupe et de son corsage, la pâleur tendre de son visage, témoignaient
de l'élégante et riche oisiveté de sa vie. C'était une heureuse de ce
monde.

La jeune dame regardait deux moineaux qui sautaient gaillardement dans
l'herbe, à ses pieds. A tour de rôle, ils venaient voler un brin de
foin et se sauvaient sur un arbre voisin. Ils bâtissaient leur nid. La
femelle prenait délicatement chaque fétu, le tressait aux autres
matériaux déjà apportés, l'aplatissait sous le poids tiède et
frissonnant de sa gorge. C'était un va-et-vient furtif, une besogne
d'amour où la tendresse suppléait à la force.

L'inconnue vêtue de soie grise, contemplait les deux amants qui
préparaient en toute hâte le berceau. Elle apprenait la science des
pauvres gens qui n'ont que quelques brins de foin et la chaleur de
leurs caresses pour protéger leurs petits contre les nuits fraîches.

Elle eut un sourire d'une douceur triste, et je crus lire la rêverie
qui passait dans ses yeux songeurs.

--«Hélas! je suis riche, je dois ignorer la joie de ces oiseaux. Un
ébéniste fait en ce moment la bercelonnette de bois de rose, dans
laquelle une nourrice normande ou picarde bercera mon enfant. Un
métier fabrique quelque part les tissus de laine et de fil qui
réchaufferont ses membres délicats. Une ouvrière coud la layette. Une
sage-femme donnera les premiers soins au nouveau-né. Je ne serai qu'à
moitié la mère du cher petit; je le mettrai nu au monde, il ne tiendra
pas tout de moi. Et ces moineaux construisent le berceau, tissent et
cousent les étoffes; ils n'ont rien, ils créent tout, par un miracle
d'amour; ils changent en bercelonnette tiède le premier trou de
muraille venu. Ce sont des artisans de tendresse que les jeunes mères
envient.»

     ______

Aux champs, les nids poussent naturellement, dans les haies et sur les
arbres, comme des fleurs vivantes. Ils s'ouvrent, ils s'épanouissent
au premier rayon du soleil. Ils laissent échapper des gazouillements,
à l'heure où l'aubépine exhale des parfums.

Les pinsons, les chardonnerets, les bouvreuils, choisissent les
arbustes pour alcôves; les corbeaux et les pies montent jusqu'aux plus
hautes branches des peupliers; les alouettes, les fauvettes, restent à
terre, dans les blés et dans les broussailles. Il faut à ces amants,
jaloux de leurs tendresses, le grand silence de la campagne. Je sais
bien qu'il existe des misérables qui violent les nids pour plumer les
petits et pour manger les oeufs en omelette. Aussi les oiseaux, à
chaque saison, se cachent-ils davantage; ils vont au désert.

Seuls, les moineaux et les hirondelles osent confier leurs amours aux
murs et aux arbres de Paris. Ils vivent, ils aiment parmi nous. Nous
avons bien des serins en cage qui pondent et couvent. Mais quels
tristes amoureux! On dirait que nos serins sont mariés devant monsieur
le maire. Leur union forcée, gardée sous grille, est bête comme un
mariage. Ils ont des petits moroses et pâlots, qui ne donnent jamais
les libres coups d'ailes des enfants de l'amour.

Il faut voir les moineaux libres dans les trous des vieux murs, les
hirondelles libres au faîte des cheminées. Ceux-là s'aiment,
conçoivent en plein ciel; il n'y a parmi eux que des mariages
d'inclination.

     ______

Les hirondelles font de Paris leur villa d'été. Dès leur arrivée, les
voyageuses visitent les berceaux vides qu'elles ont dû abandonner aux
premiers froids. Elles réparent la frêle maison, la consolident, la
meublent de duvet. Et les poëtes, les amoureux qui passent, l'oreille
et le coeur ouverts, entendent, pendant tout l'été, leurs petits cris
de tendresse dominant le roulement des fiacres.

Mais le véritable enfant de Paris, le gamin de l'air, est le moineau
franc, le pierrot, qui porte la blouse grise du faubourien. Il est
populacier, gouailleur, effronté. Son cri semble une moquerie, son
battement d'aile un geste railleur; ses airs de tête ont je ne sais
quelle insouciance goguenarde et aggressive.

Il préfère, certes, les allées grises de poussière, les boulevards
brûlants, aux frais ombrages de Meudon et de Montmorency. Il se plaît
dans le tapage des roues, boit au ruisseau, mange du pain, se promène
tranquillement sur les trottoirs. Il a quitté les champs où il
s'ennuyait en compagnie de bêtes sottes et arriérées, pour venir vivre
parmi nous, logeant sous nos tuiles, la nuit s'éclairant au gaz, et le
jour faisant ses petites affaires dans nos rues, en promeneur ou en
homme pressé.

Le pierrot est un Parisien qui ne paye pas ses contributions. Il est
le titi de la nation ailée, et il a un faible pour le pain d'épices et
pour la civilisation moderne.

C'est surtout dans les jardins publics qu'il faut étudier, en mai, les
allures lestes et tendres des pierrots. Il y a des gens qui vont au
Jardin des Plantes pour se poser devant les grilles et regarder les
bêtes enfermées. Si vous visitez un jour la Ménagerie, regardez donc
les bêtes libres, les pierrots qui volent en plein soleil.

Les pierrots entourent les grilles d'une chanson triomphante. Il
célèbrent haut le grand air. Ils entrent impunément dans les cages,
les emplissent de leur liberté, sont l'éternel désespoir des
malheureux prisonniers. Ils volent des mies de pain aux singes et aux
ours; les singes leur montrent le poing, les ours protestent par un
balancement de tête plein d'une dédaigneuse impatience. Eux, ils se
sauvent, ils sont la créature libre et gaie, dans cette arche où
l'homme essaye d'enfermer la création.

En mai, les pierrots du Jardin des Plantes bâtissent leur nid sous les
tuiles des maisons voisines. Ils deviennent plus caressants, ils
essayent de voler un brin de laine ou de crin à la fourrure des
animaux. Un jour, j'ai vu un grand lion allongeant sa tête puissante
sur ses pattes étendues, regardant un pierrot qui sautait
gaillardement entre les barreaux de sa cage. Une rêverie douce et
poignante fermait à demi les yeux de la bête fauve. Le grand lion
songeait aux horizons libres. Il laissa le pierrot lui voler un poil
roux de sa patte.



VIII


Je suis allé aux Halles, une de ces dernières nuits. Paris est morne à
ces heures matinales. On ne lui a point encore fait un bout de
toilette. Il ressemble à quelque vaste salle à manger toute tiède,
toute grasse du repas de la veille; des os traînent, des ordures
encombrent la nappe sale des pavés. Les maîtres se sont couchés sans
faire desservir; et, le matin seulement, la servante donne un coup de
balai, met du linge propre pour le déjeuner.

Aux Halles, le vacarme est grand. C'est l'office colossal où
s'engoufre la nourriture de Paris endormi. Quand il ouvrira les yeux,
il aura déjà le ventre plein. Dans les clartés frissonnantes du matin,
au milieu du grouillement de la foule, s'entassent des quartiers
rouges de viande, des paniers de poissons qui luisent avec des éclairs
d'argent, des montagnes de légumes piquant l'ombre de taches blanches
et vertes. C'est un éboulement de mangeailles, des charrettes vidées
sur le pavé, des caisses éventrées, des sacs ouverts, laissant couler
leur contenu, un flot montant de salades, d'oeufs, de fruits, de
volailles, qui menacent de gagner les rues voisines et d'inonder Paris
entier.

J'allais curieusement au milieu de ce tohu-bohu, lorsque j'ai aperçu
des femmes qui fouillaient à pleines mains dans de larges tas
noirâtres, étalés sur le carreau. Les lueurs des lanternes dansaient,
je distinguais mal, et j'ai cru d'abord que c'était là des débris de
viande qu'on vendait au rabais.

Je me suis approché. Les tas de débris de viande étaient des tas de
roses.

    ______

Tout le printemps des rues de Paris traîne sur ce carreau boueux,
parmi les mangeailles des Halles. Les jours de grande fête, la vente
commence à deux heures du matin.

Les jardiniers de la banlieue apportent leurs fleurs par grosses
bottes. Les bottes, suivant la saison, ont un prix courant, comme les
poireaux et les navets. Cette vente est une oeuvre de nuit. Les
revendeuses, les petites marchandes, qui enfoncent leurs bras
jusqu'aux coudes dans des charretées de roses, ont l'air de faire un
mauvais coup, de tremper leurs mains au fond de quelque besogne
sanglante.

C'est affaire de toilette. Les boeufs éventrés qui saignent seront
lavés, tatoués de guirlandes, ornés de fleurs artificielles; les roses
qu'on foule aux pieds, montées sur des brins d'osier, auront un parfum
discret dans leur collerette de feuilles vertes.

Je m'étais arrêté devant ces pauvres fleurs expirantes. Elles étaient
humides encore, serrées brutalement par des liens qui coupaient leurs
tiges délicates. Elles gardaient l'odeur forte des choux en compagnie
desquels elles étaient venues. Et il y avait des bottes roulées dans
le ruisseau qui agonisaient.

J'ai ramassé une de ces bottes. Elle était toute boueuse d'un côté. On
la lavera dans un seau d'eau, elle retrouvera son parfum doux et
tendre. Un peu de boue, restée tout au fond des pétales, témoignera
seul de sa visite au ruisseau. Les lèvres qui la baiseront le soir
seront peut-être moins pures qu'elle.

     ______

Alors, au milieu de l'abominable tapage des Halles, je me suis souvenu
de cette promenade que je fis avec toi, Ninon, il y a quelque dix ans.
Le printemps naissait, les jeunes feuillages luisaient au blanc soleil
d'avril. Le petit sentier qui suivait la côte était bordé de larges
champs de violettes. Quand on passait, on sentait monter autour de soi
une odeur douce qui vous pénétrait et alanguissait votre âme.

Tu t'appuyais sur mon bras toute pâmée, comme endormie d'amour par
l'odeur douce. La campagne était claire, et il y avait de petites
mouches qui volaient dans le soleil. Un grand silence tombait du ciel.
Notre baiser fut si discret, qu'il n'effaroucha pas les pinsons des
cerisiers en fleurs.

Au détour d'un chemin, dans un champ, nous vîmes des vieilles femmes
courbées, qui cueillaient des violettes qu'elles jetaient dans de
grands paniers. J'appelai une de ces femmes.

--Vous voulez des violettes? me demanda-t-elle. Combien?... une livre?

Elle vendait ses fleurs à la livre! Nous nous sauvâmes, désolés tous
deux, croyant voir le Printemps ouvrir, dans l'amoureuse campagne, une
boutique d'épicerie. Je me glissai le long des haies, je volai
quelques violettes maigres, qui eurent pour toi un parfum de plus.
Mais voilà que dans le bois, en haut, sur le plateau, il poussait des
violettes, des violettes toutes petites qui avaient une peur terrible,
et qui savaient se cacher sous les feuilles avec une foule de ruses.

Vite, tu jetas les violettes volées, ces bêtes de violettes qui
poussaient dans de la terre labourée, et qu'on vendait à la livre. Tu
voulais des fleurs libres, des filles de la rosée et du soleil levant.
Pendant deux grandes heures, je furetai dans l'herbe. Dès que j'avais
trouvé une fleur, je courais te la vendre. Tu me l'achetais un baiser.

     ______

Et je songeais à ces choses lointaines, dans les odeurs grasses, dans
le vacarme assourdissant des Halles, devant les pauvres fleurs mortes
sur le carreau. Je me rappelais mon amoureuse et ce bouquet de
violettes séchées que j'ai chez moi, au fond d'un tiroir. J'ai compté,
en rentrant, les brins flétris; il y en a vingt, et j'ai senti sur mes
lèvres la brûlure douce de vingt baisers.



IX


J'ai visité un campement de Bohémiens, établi en face du poste-caserne
de la porte Saint-Ouen. Ces sauvages doivent bien rire de cette grande
bête de ville qui se dérange pour eux. Il m'a suffi de suivre la
foule; tout le faubourg se portait autour de leurs tentes, et j'ai
même eu la honte de voir des gens qui n'avaient pourtant pas l'air
tout à fait d'imbéciles, arriver en voiture découverte, avec des
valets de pied en livrée.

Quand ce pauvre Paris a une curiosité, il ne la marchande guère. Le
cas de ces Bohémiens est celui-ci. Ils étaient venus pour rétamer les
casseroles et poser des pièces aux chaudrons du faubourg. Seulement,
dès le premier jour, à voir la bande de gamins qui les dévisageaient,
ils ont compris à quel genre de ville civilisée ils avaient affaire.
Aussi se sont-ils empressés de lâcher les chaudrons et les casseroles.
Comprenant qu'on les traitait en ménagerie curieuse, ils ont consenti,
avec une bonhomie railleuse, à se montrer pour deux sous. Une
palissade entoure le campement; deux hommes se sont placés à deux
ouvertures très-étroites, où ils recueillent les offrandes des
messieurs et des dames qui veulent visiter le chenil. C'est une
poussée, un écrasement. Et il a même fallu mettre là des sergents de
ville. Les Bohémiens tournent parfois la tête pour ne pas s'égayer au
nez des braves gens qui s'oublient jusqu'à leur jeter des pièces de
monnaie blanche.

Je me les imagine, le soir, comptant la recette, quand le monde n'est
plus là. Quelles gorges chaudes! Ils ont traversé la France, dans les
rebuffades des paysans et les méfiances des gardes champêtres. Ils
arrivent à Paris, avec la crainte qu'on ne les jette au fond de
quelque basse fosse. Et ils s'éveillent au milieu de ce rêve doré de
tout un peuple de messieurs et de dames en extase devant leurs
guenilles. Eux, eux qu'on chasse de ville en ville! Il me semble les
voir se dresser sur le talus des fortifications, drapés dans leurs
loques, jetant un grand rire de mépris à Paris endormi.

     ______

La palissade entoure sept ou huit tentes, ménageant entre elles une
sorte de rue. Des chevaux étiques, petits et nerveux, broutent l'herbe
roussie, derrière les tentes. Sous des lambeaux de vieilles bâches, on
aperçoit les roues basses des voitures.

Au dedans, règne une puanteur insupportable de saleté et de misère. Le
sol est déjà battu, émietté, purulent. Sur les pointes des palissades,
la literie prend l'air, des paillots, des couvertures déteintes, des
matelas carrés où deux familles doivent dormir à l'aise, tout le
déballage de quelque hôpital de lépreux séchant au soleil. Dans les
tentes, dressées à la mode arabe, très-hautes et s'ouvrant comme les
rideaux d'un ciel de lit, des chiffons s'entassent, des selles, des
harnais, un bric-à-brac sans nom, des objets qui n'ont plus ni
couleur, ni forme, qui dorment là dans une couche de crasse superbe,
chaude de ton et faite pour ravir un peintre.

Pourtant, j'ai cru découvrir la cuisine, au bout du campement, dans
une tente plus étroite que les autres. Il y avait là quelques marmites
de fer et des trépieds; j'ai même reconnu une assiette. D'ailleurs,
pas la moindre apparence de pot-au-feu. Les marmites servent peut-être
à préparer la bouillie du sabbat.

Les hommes sont grands, forts, la face ronde, les cheveux très-longs,
bouclés, d'un noir lisse et huileux. Ils sont vêtus de toutes les
défroques ramassées en chemin. Un d'eux se promenait, drapé dans un
rideau de cretonne à grands ramages jaunes. Un autre avait une veste
qui devait provenir de quelque habit noir dont on avait arraché la
queue. Plusieurs ont des jupons de femme. Ils sourient dans leurs
longues barbes, claires et soyeuses. Leurs coiffures de prédilection
paraissent être des fonds de vieux chapeaux de feutre, dont ils ont
fait des calottes en en coupant les ailes.

Les femmes sont également grandes et fortes. Les vieilles, séchées,
hideuses avec leurs maigreurs nues et leurs cheveux dénoués,
ressemblent à des sorcières cuites aux feux de l'enfer. Parmi les
jeunes, il y en a de très-belles, sous leur couche de crasse, la peau
cuivrée, avec de grands yeux noirs d'une douceur exquise. Celles-là
font les coquettes; elles ont les cheveux nattés en deux grosses
nattes tombantes, rattachées derrière les oreilles, étranglées de
place en place par des bouts de chiffons rouges. Dans leur jupon de
couleur, les épaules couvertes d'un châle noué à la ceinture, coiffées
d'un mouchoir qui les serre au front, elles ont un grand air de reines
barbares tombées dans la vermine.

Et les enfants, tout un troupeau d'enfants, grouillent. J'en ai vu un
en chemise, avec un gilet d'homme immense qui lui battait les mollets;
il tenait un beau cerf-volant bleu. Un autre, un tout petit, deux ans
au plus, allait nu, absolument nu, très-grave, au milieu des rires
bruyants des filles curieuses du quartier. Et il était si sale, le
cher petit, si vert et si rouge, qu'on l'aurait pris pour un bronze
florentin, une de ces charmantes figurines de la Renaissance.

     ______

Toute la bande reste impassible devant la curiosité bruyante de la
foule. Des hommes et des femmes dorment sous les tentes. Une mère
allaite, le sein nu et noir comme une gourde brunie par l'usage, un
poupon tout jaune, qui a l'air d'être en cuivre. D'autres femmes,
accroupies, regardent sérieusement ces Parisiens étranges qui furètent
dans la saleté. J'ai demandé à une d'elles ce qu'elle pensait de nous;
elle a souri faiblement, sans répondre.

Une belle fille d'une vingtaine d'années se promène au milieu des
badauds, tente les dames en chapeau et en robe de soie, auxquelles
elle offre de dire la bonne aventure. Je l'ai vue opérer. Elle a pris
la main d'une jeune femme, la gardant dans la sienne, d'une façon
caline, si bien que la main a fini par s'abandonner à elle. Alors,
elle a fait entendre qu'il fallait mettre une pièce de monnaie dans la
main; une pièce de dix sous n'a pas suffi, elle en a voulu deux, et
même elle parlait de cinq francs. Au bout de quelques secondes, après
avoir promis une longue vie, des enfants, beaucoup de bonheur, elle a
pris les deux pièces de dix sous, s'en est servie pour faire des
signes de croix sur le bord du chapeau de la jeune femme, et au mot:
_Amen_, les a fait disparaître dans sa poche, une poche immense, où
j'ai entrevu des poignées de monnaie blanche.

Il est vrai qu'elle vend un talisman. Elle casse, entre les dents, un
petit morceau d'une matière rougeâtre, qui ressemble à de l'écorce
d'orange séchée; elle noue ce morceau dans le coin du mouchoir de la
personne à laquelle elle vient de dire la bonne aventure; puis, elle
lui recommande d'ajouter au talisman du pain, du sel et du sucre. Cela
doit empêcher toutes les maladies et conjurer le mauvais esprit.

Et la diablesse fait son métier avec une gravité étonnante. Si on lui
reprend une des pièces de monnaie qu'elle a fait mettre dans la main,
elle jure que ses bons souhaits se tourneront en des maux effroyables.
C'est naïf, mais le geste et l'accent sont excellents.

     ______

Dans la petite ville provençale où j'ai grandi, les Bohémiens sont
tolérés; mais ils ne soulèvent pas une telle émeute de curiosité. On
les accuse de manger les chiens et les chats perdus, ce qui les fait
regarder de travers par les bourgeois. Les gens comme il faut tournent
la tête, quand ils ont à passer dans leur voisinage.

Ils arrivent avec leur maison roulante, s'installent dans le coin de
quelque terrain abandonné des faubourgs. Certains coins, d'un bout de
l'année à l'autre, sont habités par des tribus d'enfants déguenillés,
d'hommes et de femmes vautrés au soleil. J'y ai vu des créatures
belles à ravir. Nous autres galopins, qui n'avions pas les dégoûts des
gens comme il faut, nous allions regarder au fond des voitures où ces
gens dorment l'hiver. Et je me souviens qu'un jour, ayant sur le coeur
quelque gros chagrin d'écolier, je fis le rêve de monter dans une de
ces voitures qui partaient, de m'en aller avec ces grandes belles
filles dont les yeux noirs me faisaient peur, de m'en aller bien loin,
au bout du monde, roulant à jamais le long des routes.



X


Un jeune chimiste de mes amis me dit, un matin:

--Je connais un vieux savant qui s'est retiré dans une petite maison
du boulevard d'Enfer, pour y étudier en paix la cristallisation des
diamants. Il a déjà obtenu de jolis résultats. Veux-tu que je te mène
chez lui?

J'ai accepté avec une secrète terreur. Un sorcier m'aurait moins
effrayé, car j'ai une peur médiocre du diable; mais je crains
l'argent, et j'avoue que l'homme qui trouvera un de ces jours la
pierre philosophale me frappera d'une respectueuse épouvante.

     ______

En chemin, mon ami me donna quelques détails sur la fabrication des
pierres précieuses. Nos chimistes s'en occupent depuis longtemps. Mais
les cristaux qu'ils ont déjà obtenus, sont si petits, et les frais de
fabrication s'élèvent si haut, que les expériences ont dû rester à
l'état de simples curiosités scientifiques. La question en est là. Il
s'agit uniquement de trouver des agents plus puissants, des procédés
plus économiques, pour pouvoir fabriquer à bas prix.

Cependant, nous étions arrivés. Mon ami, avant de sonner, me prévint
que le vieux savant n'aimant pas les curieux, allait sans doute me
recevoir fort mal. J'étais le premier profane qui pénétrait dans le
sanctuaire.

Le chimiste nous ouvrit, et je dois confesser que je lui trouvai
d'abord l'air stupide, un air de cordonnier hâve et abruti. Il
accueillit mon ami affectueusement, m'acceptant avec un sourd
grognement, comme un chien qui aurait appartenu à son jeune disciple.
Nous traversâmes un jardin laissé inculte. Au fond, se trouvait la
maison, une masure en ruines. Le locataire a abattu toutes les
cloisons pour ne faire qu'une seule pièce, vaste et haute. Il y avait
là un outillage complet de laboratoire, des appareils bizarres, dont
je n'essayai même pas de m'expliquer l'usage. Pour tout luxe, pour
tout ameublement, un banc et une table de bois noir.

C'est dans ce bouge que j'ai eu un des éblouissements les plus
aveuglants de ma vie. Le long des murs, sur le carreau, étaient rangés
des fonds de corbeilles lamentables, dont l'osier crevait, pleins à
déborder de pierres précieuses. Chaque tas était fait d'une espèce de
pierre. Les rubis, les améthystes, les émeraudes, les saphirs, les
opales, les turquoises, jetés dans les coins comme des pelletées de
cailloux au bord d'un chemin, luisaient avec des lueurs vivantes,
éclairaient la pièce du pétillement de leurs flammes. C'étaient des
brasiers, des charbons ardents, rouges, violets, verts, bleus, roses.
Et l'on eût dit des millions d'yeux de fées qui riaient dans l'ombre,
à fleur de terre. Jamais conte arabe n'a étalé un pareil trésor,
jamais femme n'a rêvé un tel paradis.

     ______

Je ne pas retenir un cri d'admiration:

--Quelle richesse! m'écriai-je. Il y a là des milliards.

Le vieux savant haussa les épaules. Il parut me regarder d'un air de
pitié profonde.

--Chacun de ces tas reviennent à quelques francs, me dit-il de sa voix
lente et sourde. Ils m'embarrassent. Je les sèmerai demain dans les
allées de mon jardin, en guise de graviers.

Puis se tournant vers mon ami, il continua, en prenant les pierreries
à poignées:

--Voyez donc ces rubis. Ce sont les plus beaux que j'aie encore
obtenus... Je ne suis pas satisfait de ces émeraudes; elles sont trop
pures; celles que la nature fait ont toutes quelque tache, et je ne
veux pas faire mieux que la nature... Ce qui me désespère, c'est que
je n'ai encore pu obtenir le diamant blanc. J'ai recommencé hier mes
expériences... Dès que j'aurai réussi, l'oeuvre de ma vie sera
couronné, je mourrai heureux.

L'homme avait grandi. Je ne lui trouvai plus l'air stupide; je
commençai à frissonner devant ce vieillard blême qui pouvait jeter sur
Paris une pluie miraculeuse.

--Mais vous devez avoir peur des voleurs? lui demandai-je. Je vois à
votre porte et à vos fenêtres de solides barres de fer. C'est une
précaution.

--Oui, j'ai peur parfois, murmura-t-il, peur que des imbéciles ne me
tuent avant que j'aie trouvé le diamant blanc... Ces cailloux qui
n'auront plus aucune valeur demain, pourraient aujourd'hui tenter mes
héritiers. Ce sont mes héritiers qui m'épouvantent; ils savent qu'en
me faisant disparaître, ils enseveliraient avec moi les secrets de ma
fabrication, et qu'ils conserveraient ainsi tout son prix à ce
prétendu trésor.

Il resta songeur et triste. Nous nous étions assis sur les tas de
diamants, et je le regardai, la main gauche perdue dans le panier des
rubis, la main droite faisant couler machinalement des poignées
d'émeraudes. Les enfants font ainsi couler le sable entre leurs
doigts.

     ______

Au bout d'un silence:

--Vous devez mener une vie intolérable! m'écriai-je. Vous vivez ici
dans la haine des hommes... N'avez-vous aucun plaisir?

Il me regarda, d'un air surpris.

--Je travaille, répondit-il simplement, je ne m'ennuie jamais... Quand
je suis en gaieté, mes jours de folie, je mets quelques-uns de ces
cailloux dans ma poche, et je vais m'installer au bout de mon jardin,
derrière une meurtrière qui donne sur le boulevard... Là, de temps à
autre, je lance un diamant au millieu de la chaussée....

Il riait encore au souvenir de cette excellente plaisanterie.

--Vous ne sauriez vous imaginer les grimaces des gens qui trouvent mes
cailloux. Ils frissonnent, ils regardent derrière eux, puis ils se
sauvent avec des pâleurs de mort. Ah! les pauvres gens, quelles bonnes
comédies ils m'ont données! J'ai passé là de joyeuses heures.

Sa voix sèche me causait un malaise inexprimable. Évidemment, il se
moquait de moi.

--Hein! jeune homme, reprit-il, j'ai là de quoi acheter bien des
femmes; mais je suis un vieux diable... Vous comprenez que, si j'avais
la moindre ambition, il y a longtemps que je serais roi quelque
part... Bah! je ne tuerais pas une mouche, je suis bon, et c'est pour
cela que je laisse vivre les hommes.

Il ne pouvait me dire plus poliment que, s'il lui en prenait la
fantaisie, il m'enverrait à l'échafaud.

     ______

Des pensées chaudes montaient en moi, sonnant à mes oreilles toutes
les cloches du vertige. Les yeux de fées des pierreries me regardaient
de leurs regards aigus, rouges, violets, verts, bleus, roses. J'avais
serré les mains sans le savoir, je tenais à gauche une poignée de
rubis, à droite une poignée d'émeraudes. Et, s'il faut tout dire, une
envie irrésistible me poussait à les glisser dans mes poches.

Je lâchai ces cailloux maudits, je m'en allai avec des galops de
gendarmes dans le crâne.



XI


J'étais allé à Versailles, et je montais la vaste cour des Maréchaux,
solitude de pierres qui m'a rappelé souvent la lande déserte de la
Crau, dont la mer de cailloux verdit au grand soleil.

L'hiver dernier, j'ai vu le château par des temps de neige, le toit
bleuâtre, majestueux et triste sur le gris du ciel, comme le royal
palais du froid. L'été, il est triste encore, plus mélancolique, plus
abandonné, dans les tiédeurs de l'air, au milieu des pousses
puissantes des arbres du parc. A chaque belle saison, les vieux troncs
se refont une jeunesse de feuilles. Le château agonise; la sève de la
vie ne monte plus dans ses pierres qui s'émiettent; la ruine vient,
implacable, rongeant les angles, descellant les dalles, faisant à
chaque heure son travail de mort.

Les logis, bouges ou palais, ont leurs maladies dont ils languissent
et dont ils meurent. Ce sont de grands corps vivants, des personnes
qui ont une enfance et une vieillesse, les uns robustes jusque dans la
mort, les autres las et vacillants avant l'âge. Je me souviens de
maisons entrevues de la portière d'un vagon, sur le bord des routes:
bâtiments neufs, pavillons discrets, châteaux déserts, donjons
écroulés. Et tous ces êtres de pierre me parlaient, me contaient la
santé dont ils vivaient, le mal dont ils agonisaient. Quand l'homme
ferme portes et fenêtres et qu'il part, c'est le sang de la maison qui
s'en va. Elle se traîne des années au soleil, avec la face ravagée des
moribondes; puis, par une nuit d'hiver, vient un coup de vent qui
l'emporte.

C'est de cet abandon que meurt le château de Versailles. Il a été bâti
trop vaste pour la vie que l'homme peut y mettre. Il faudrait tout un
peuple d'habitants pour faire couler le sang dans ces couloirs sans
fin, dans ces enfilades de pièces immenses. Il fut l'erreur colossale
de l'orgueil d'un roi, qui le voua dès l'enfance à la ruine, en le
voulant trop grand. La gloire de Louis XIV n'emplit plus même la
chambre où il couchait, chambre froide dans laquelle sa cendre royale
ne met aujourd'hui qu'un peu de poussière de plus.

     ______

Je montais la cour des Maréchaux, et je vis à droite, dans un coin
perdu de cette lande, la vieille femme, la Sarcleuse légendaire qui,
depuis cinquante ans, arrache l'herbe des pavés. Du matin au soir,
elle est là, au milieu du champ de pierres, luttant contre l'invasion,
contre le flot montant des giroflées sauvages et des coquelicots. Elle
marche, courbée, visitant chaque fente, épiant les brins verts, les
mousses folles. Il lui faut près d'un mois pour aller d'un bout à
l'autre de son désert. Et, derrière elle, l'herbe repousse,
victorieuse, si drue, si implacable, que, lorsqu'elle recommence son
éternelle besogne, elle retrouve les mêmes herbes poussées de nouveau,
les mêmes coins de cimetière envahis par les fleurs grasses.

La Sarcleuse connaît la flore de ces ruines. Elle sait que les
coquelicots préfèrent le côté sud, que les pissenlits poussent au
nord, que les giroflées affectionnent les fentes des piédestaux. La
mousse est une lèpre qui s'étend partout. Il y a des plantes
persistantes dont elle a beau arracher la racine et qui repoussent
toujours; une goutte de sang est peut-être tombée là, une âme mauvaise
y doit être enterrée, jetant à jamais hors de terre les pointes
rousses de ses chardons. Dans ce cimetière de la royauté, les morts
ont des floraisons étranges.

Mais il faut entendre la Sarcleuse raconter l'histoire de ces herbes.
Elles n'ont pas poussé à toutes les époques avec la même sève. Sous
Charles X, elles étaient encore timides; elles s'étendaient à peine
comme un gazon léger, tapis de verdure tendre qui amollissait les
pavés sous les pieds des dames. La cour venait encore au château, les
talons des courtisans battaient le sol, faisaient en une matinée la
besogne qui demande à la Sarcleuse un grand mois. Sous Louis-Philippe,
les herbes se durcirent; le château, peuplé des fantômes paisibles du
Musée historique, commençait à n'être plus que le palais des ombres.
Et ce fut sous le second empire que les herbes triomphèrent; elles
grandirent impudemment, prirent possession de leur proie, menacèrent
un instant de gagner les galeries, de verdir les grands et les petits
appartements.

     ______

J'ai rêvé, à voir la Sarcleuse s'en aller lentement, le tablier plein
d'herbe, courbée dans sa vieille jupe d'indienne. Elle est la dernière
pitié qui empêche aux orties de monter et de cacher la tombe de la
monarchie. Elle soigne, en bonne femme, cette lande où poussent les
verdures des fosses.

Je me suis imaginé qu'elle était l'ombre de quelque marquise, revenue
d'un des bosquets du parc, et qui avait la religion de ces ruines.
Elle lutte sans cesse, de ses pauvres doigts raidis, contre la mousse
impitoyable. Elle s'entête dans sa besogne vaine, sentant bien que si
elle s'arrêtait un jour, le flot des herbes déborderait et la noierait
elle-même. Parfois, quand elle se redresse, elle jette un long regard
sur le champ de pierres, elle en surveille les coins éloignés, où la
végétation est plus grasse. Et elle reste là, un instant, la face
pâle, comprenant peut-être l'inutilité de ses bons soins, heureuse de
la joie amère d'être la suprême consolatrice de ces pavés.

Mais il viendra un jour où les doigts de la Sarcleuse se raidiront
encore. Alors le château croulera dans un dernier hoquet du vent. Le
champ de pierres sera livré aux orties, aux chardons, à toutes les
herbes folles. Il deviendra broussaille énorme, taillis de plantes
tordues et aigres. Et la Sarcleuse se perdra dans les fourrés,
écartant des poignées de tiges plus hautes qu'elle, se frayant un
passage au milieu de brins de chiendent grands comme de jeunes
bouleaux, luttant encore, jusqu'au jour où ces brins la lieront de
toutes parts, la prendront aux membres, à la taille, à la gorge, pour
la jeter morte à cette mer qui la roulera dans le flot toujours
montant des verdures.



XII


La guerre, la guerre infâme, la guerre maudite! Nous ne la
connaissions pas, nous autres jeunes hommes qui n'avions pas vingt ans
en 1859. Nous étions encore sur les bancs du collège. Son nom
terrible, qui fait pâlir les mères, ne nous rappelait que des jours de
congé.

Et nous n'apercevions, dans nos souvenirs, que des soirées tièdes où
le peuple riait sur les trottoirs; le matin, la nouvelle d'une
victoire avait passé sur Paris comme un souffle de fête; et, dès le
crépuscule, les boutiquiers illuminaient, les gamins tiraient des
pétards d'un sou dans les rues. Sur la porte des cafés, il y avait des
messieurs qui buvaient de la bière en faisant de la politique. Tandis
que, là-bas, dans quelque coin perdu de l'Italie ou de la Russie, les
morts, étendus sur le dos, regardaient naître les étoiles avec leurs
grands yeux ouverts, vides de regard.

En 1859, le jour où la nouvelle de la bataille de Magenta se répandit,
je me souviens qu'au sortir du collège, j'allai sur la place de la
Sorbonne, pour voir, pour me promener dans cette fièvre qui courait
les rues. Là, il y avait un tas de galopins qui criaient: «Victoire!
victoire!» Nous flairions un jour de congé. Et, dans ces rires, dans
ces cris, j'entendis des sanglots. C'était un vieux savetier qui
pleurait au fond de son échoppe. Le pauvre homme avait deux enfants en
Italie.

J'ai souvent, depuis cette époque, entendu ces sanglots dans ma
mémoire. A chaque bruit de guerre, il me semble que le vieux savetier,
le peuple en cheveux blancs, pleure au loin, dans les frissons chauds
des places publiques.

     ______

Mais je me souviens mieux encore de l'autre guerre, de la campagne de
Crimée. J'avais alors quatorze ans, je vivais au fond de la province,
j'étais en pleine insouciance, à ce point que je ne voyais autre chose
dans la guerre que le continuel passage des troupes, dont le défilé
était devenu une de nos récréations les plus passionnées.

La petite ville du Midi que j'habitais fut, je crois, traversée par
presque tous les soldats qui allèrent en Orient. Un journal de la
localité annonçait à l'avance les régiments qui devaient passer. Les
départs avaient lieu vers cinq heures du matin. Dès quatre heures,
nous étions sur le Cours; pas un externe du collège ne manquait au
rendez-vous.

Ah! les beaux hommes! et les cuirassiers, et les lanciers, et les
dragons, et les hussards! Nous avions un faible pour les cuirassiers.
Quand le soleil se levait et que ses rayons obliques flambaient dans
les cuirasses, nous reculions, aveuglés, ravis, comme si une armée
d'astres à cheval eut passé devant nous.

Puis les clairons sonnaient. Et l'on partait.

Nous partions avec les soldats. Nous les suivions sur les grandes
routes blanches. La musique jouait alors, remerciait la ville de son
hospitalité. Et, dans l'air clair, dans la matinée limpide, c'était
une fête.

Je me rappelle avoir fait des lieues de la sorte. Nous marchions au
pas, nos livres attachés sur le dos par une courroie, comme une
giberne. Nous ne devions jamais accompagner les soldats plus loin que
la Poudrière; puis, nous allions jusqu'au pont; puis, nous remontions
la côte; puis, nous nous accordions jusqu'au prochain village.

Et quand la peur nous prenait et que nous consentions à nous arrêter,
nous grimpions sur un coteau, et de là, au loin, entre les plis des
terrains, le long des coudes de la route, nous suivions le régiment,
nous le regardions se perdre et s'effacer, avec ses mille petites
flammes, dans la lumière éclatante de l'horizon.

Ces jours-là, on se souciait bien du collège! On faisait l'école
buissonnière, on s'amusait à tous les tas de cailloux. Et il n'était
pas rare que la bande descendît à la rivière et s'y oubliât jusqu'au
soir.

     ______

Dans le Midi, les soldats sont peu aimés. J'en ai vu pleurer de
lassitude et de rage, assis sur les trottoirs, leur billet de logement
à la main: les bourgeois, les petits rentiers pointus, les gros
négociants épaissis, n'avaient pas voulu les recevoir. Il fallait que
l'autorité s'en mêlât.

Chez nous, c'était la maison du bon Dieu. Ma grand'mère, qui était
Beauceronne, riait à tous ces enfants du Nord qui lui rappelaient le
pays. Elle causait avec eux, leur demandait le nom de leur village, et
quelle joie, lorsque ce village se trouvait à quelques lieues du sien!

On nous envoyait deux hommes, à chaque régiment. Nous ne pouvions les
garder, nous les mettions à l'auberge; mais ils ne s'en allaient pas,
sans que ma grand'mère leur eût fait subir son petit interrogatoire.

Je me souviens qu'un jour il en vint deux qui étaient de son pays
même. Ceux-là, elle ne voulut pas les laisser partir. Elle les fit
dîner à la cuisine. Et ce fut elle qui leur servit à boire. Moi, en
rentrant du collège, je vins voir les soldats; je crois même que je
trinquai avec eux.

Il y en avait un petit et un grand. Je me souviens bien qu'au moment
de partir les yeux du grand s'emplirent de larmes. Celui-là avait
laissé au pays une pauvre vieille femme, et il remerciait avec
effusion ma grand'mère qui lui rappelait sa chère Beauce, tout ce
qu'il abandonnait derrière lui.

--Bast! lui dit la bonne femme, vous reviendrez, et vous aurez la
croix.

Mais il hochait douloureusement la tête.

--Eh bien! reprit-elle, si vous repassez par ici, il faudra revenir me
voir. Je vous garderai une bouteille de ce vin, que vous avez trouvé
bon.

Les deux pauvres garçons se mirent à rire. Cette invitation leur fit
oublier un instant l'avenir terrible, et ils se revirent sans doute de
retour, attablés dans cette petite maison hospitalière, buvant aux
dangers passés. Ils s'engagèrent formellement à revenir boire la
bouteille.

     ______

Que j'ai suivi de régiments à cette époque, et que de soldats blêmes
sont venus frapper à notre porte! Toujours je me rappellerai la
procession interminable de ces hommes qui marchaient à la mort.
Parfois, en fermant les yeux, je les revois encore, je me rappelle
certaines figures, et je me demande: «Dans quel fossé perdu est-il
couché celui-là?»

Puis, les régiments devinrent plus rares, et un jour on les vit
repasser en sens inverse, écloppés, saignants, se traînant sur les
routes. Certes, nous n'allions plus les attendre, nous ne les
accompagnions plus, ces infirmes. Ce n'étaient plus nos beaux soldats.
Ils ne valaient pas le moindre pensum.

Le triste défilé dura longtemps. L'armée semait des agonisants en
chemin. Parfois, ma grand'mère disait:

--Et les deux Beaucerons, tu sais, est-ce qu'ils vont m'oublier?

Mais un soir, au crépuscule, un soldat vint frapper à la porte. Il
était seul. C'était le petit.

--Le camarade est mort, dit-il en entrant. Ma grand'mère apporta la
bouteille.

--Oui, dit-il, je boirai tout seul.

Et quand il se vit là, attablé, levant son verre, et qu'il chercha le
verre du camarade pour trinquer, il poussa un gros soupir, en
murmurant:

--C'est moi qu'il a chargé d'aller consoler sa vieille; j'aimerais
mieux être resté là-bas à sa place.

Plus tard, j'ai eu Chauvin pour camarade, dans une administration.
Nous étions petits employés tous deux, et nos bureaux se touchaient au
fond d'une pièce noire, trou excellent pour ne rien faire, en
attendant l'heure de la sortie.

Chauvin avait été sergent, et il revenait de Solférino, avec des
fièvres qu'il avait prises dans les rizières du Piémont. Il sacrait
contre ses douleurs, mais il se consolait en les mettant sur le compte
des Autrichiens. C'était ces gueux-là qui l'avaient arrangé de la
sorte.

Que d'heures passées à commérer! Je tenais mon ancien soldat, et
j'étais bien décidé à ne pas le lâcher avant de lui avoir arraché
certaines vérités. Je ne me payais point des grands mots: gloire,
victoire, lauriers, guerriers, qui prenaient dans sa bouche un
ronflement superbe. Je laissais passer le flot de son enthousiasme. Je
l'attaquais par les petits détails. Je consentais à écouter le même
récit vingt fois, pour saisir l'esprit vrai. Sans qu'il s'en doutât,
Chauvin finit par me faire de belles confidences.

Au fond, il était d'une naïveté d'enfant. Il ne se vantait pas pour
lui-même; il parlait simplement une langue courante de fanfaronnade
militaire, c'était un «blagueur» inconscient, un brave garçon dont les
casernes avaient fait une insupportable ganache.

Il avait des récits, des mots tout prêts, on sentait cela. Les phrases
faites à l'avance ornaient ses anecdotes de «troupiers invincibles» et
de «braves officiers sauvés dans le carnage par l'héroïsme de leurs
soldats.» Pendant deux ans, j'ai subi, quatre heures par jour, la
campagne d'Italie. Mais je ne m'en plains pas. Chauvin a complété mon
instruction.

Grâce à lui, grâce aux aveux qu'il m'a faits, dans notre trou noir,
sans songer à mal, je connais la guerre, la vraie, non pas celle dont
les historiens nous racontent les épisodes héroïques, mais celle qui
sue la peur en plein soleil et glisse dans le sang comme une fille
soûle.

     ______

Je questionnais Chauvin.

--Et les soldats, ils allaient gaiement au feu?

--Les soldats! on les poussait, donc! Je me souviens de conscrits qui
n'avaient jamais vu le feu et qui se cabraient comme des chevaux
ombrageux. Il avaient peur; à deux reprises ils prirent la fuite. Mais
on les ramena, et une batterie en tua la moitié. Il fallait alors les
voir, couverts de sang, aveuglés, se jetant comme des loups sur les
Autrichiens. Ils ne se connaissaient plus, ils pleuraient de rage, ils
voulaient mourir.

--C'est un apprentissage à faire, disais-je pour le pousser.

--Oh! oui, un rude, j'en réponds. Voyez-vous, les plus crânes ont des
sueurs froides. Il faut être gris pour bien se battre. Alors on ne
voit plus rien, on tape devant soi comme un furieux.

Et il se laissait aller à ses souvenirs.

--Un jour, on nous avait placés à cent mètres d'un village occupé par
les ennemis, avec ordre de ne pas bouger, de ne pas tirer. Voilà que
ces gueux d'Autrichiens ouvrent sur notre régiment une fusillade de
tous les diables. Pas moyen de s'en aller. A chaque raffale de balles,
nous baissions la tête. J'en ai vu qui se jetaient à plat ventre.
C'était honteux. On nous a laissés là pendant un quart d'heure. Et il
y a deux de mes camarades dont les cheveux ont blanchi.

Puis il reprenait:

--Non, vous n'avez point la moindre idée de cela. Les livres arrangent
la chose... Tenez, le soir de Solférino, nous ne savions seulement pas
si nous étions vainqueurs. Des bruits couraient que les Autrichiens
allaient venir nous massacrer. Je vous assure que nous n'étions pas à
la noce. Aussi, le matin, quand on nous fit lever avant le jour, nous
grelottions, nous avions une peur terrible que la bataille ne reprît
de plus belle. Ce jour-là, nous aurions été vaincus, car nous n'avions
plus pour deux liards de force. Puis, on vint nous dire: la paix est
signée. Alors tout le régiment se mit à faire des cabrioles. Ce fut
une joie bête. Des soldats se prenaient les mains et faisaient des
rondes, comme des petites filles... Je ne mens pas, allez. J'y étais.
Nous étions bien contents.

Chauvin, qui me voyait sourire, s'imaginait que je ne pouvais croire à
un si grand amour de la paix dans l'armée française. Il était d'une
simplesse adorable. Je le menais parfois très-loin. Je lui demandais:

--Et vous, n'aviez-vous jamais peur?

--Oh! moi, répondait-il en riant modestement, j'étais comme les
autres... Je ne savais pas... Est-ce que vous croyez qu'on sait si
l'on est courageux? On tremble et l'on cogne, voilà la vérité... Une
fois, une balle morte me renversa. Je restai par terre, en
réfléchissant que si je me relevais, je pourrais bien attraper quelque
chose de pire.



XIII


.....Il est mort en chevalier, comme il a vécu.

Vous vous souvenez, mes amis, de ce doux printemps, lorsque nous
allions lui serrer la main dans sa petite maison de Clamart. Jacques
nous accueillait avec son bon sourire. Et nous dînions sous le berceau
couvert de vignes vierges, tandis que Paris, là-bas, à l'horizon,
grondait dans la nuit tombante.

Vous n'avez jamais bien connu sa vie. Moi qui ai grandi dans le même
berceau que lui, je puis vous conter son coeur. Il vivait à Clamart,
depuis deux ans, avec cette grande fille blonde qui se mourait si
doucement. C'est toute une histoire exquise et poignante.

     ______

Jacques avait rencontré Madeleine à la fête de Saint-Cloud. Il se mit
à l'aimer, parce qu'elle était triste et souffrante. Il voulait, avant
que la pauvre enfant s'en allât dans la terre, lui donner deux saisons
d'amour. Et il vint se cacher avec elle, dans ce pli de terrain de
Clamart, où les roses poussent comme des herbes folles.

Vous connaissez la maison. Elle était toute modeste, toute blanche,
perdue comme un nid dans les feuilles vertes. Dès le seuil, on y
respirait une discrète affection. Jacques, peu à peu, s'était pris
d'un amour infini pour la mourante. Il regardait le mal la pâlir
davantage chaque jour, avec d'amères tendresses. Madeleine, comme une
de ces veilleuses d'église, qui jettent une lueur vive avant de
s'éteindre, souriait, éclairait de ses yeux bleus la petite maison
blanche.

Pendant deux saisons, l'enfant sortit à peine. Elle emplit le jardin
étroit de son être charmant, de ses robes claires, de ses pas légers.
Ce fut elle qui planta les grandes giroflées fauves dont elle nous
faisait des bouquets. Et les géraniums, les rhododendrons, les
héliotropes, toutes ces fleurs vivantes, ne vivaient que par elle, que
pour elle. Elle était l'âme de ce coin de nature.

Puis, à l'automne, vous vous souvenez, Jacques vint un soir nous dire,
de sa voix lente: «Elle est morte.» Elle était morte sous le
berceau, comme une enfant qui s'endort, à l'heure pâle où le soleil se
couche. Elle était morte au milieu de ses verdures, dans le trou perdu
où l'amour avait bercé deux ans son agonie.

     ______

Je n'avais plus revu Jacques. Je savais qu'il vivait toujours à
Clamart, sous le berceau, dans le souvenir de Madeleine. Depuis le
commencement du siège, j'étais si brisé de fatigue, que je ne songeais
plus à lui, lorsque le 13 au matin, apprenant qu'on se battait du côté
de Meudon et de Sèvres, je revis brusquement dans mon souvenir la
petite maison blanche, cachée sous les feuilles vertes. Et je revis
aussi Madeleine, Jacques, nous tous, prenant le thé dans le jardin, au
milieu de la grande paix du soir, en face de Paris ronflant sourdement
à l'horizon.

Alors, je sortis par la porte de Vanves, et j'allai devant moi. Les
routes étaient encombrées de blessés. J'arrivai ainsi aux Moulineaux,
où j'appris notre succès; mais, quand j'eus tourné le bois et que je
me trouvai sur le coteau, une émotion terrible me serra le coeur.

En face de moi, dans les terres piétinées, ravagées, je ne vis plus, à
la place de la petite maison blanche, qu'un trou noir où la mitraille
et l'incendie avaient passé. Je descendis le coteau, les larmes aux
yeux.

     ______

Ah! mes amis, quelle épouvantable chose! Vous savez, la haie
d'aubépines, elle a été rasée au pied par les boulets. Les grandes
giroflées fauves, les géraniums, les rhododendrons, traînaient,
hachés, broyés, si lamentables à voir, que j'ai eu pitié d'eux, comme
si j'avais eu devant moi les membres saignants de pauvres gens de ma
connaissance.

La maison est tout écroulée d'un côté. Elle montre, par sa plaie
béante, la chambre de Madeleine, cette chambre pudique, tendue d'une
perse rose, et dont on voyait de la route les rideaux toujours fermés.
Cette chambre, brutalement ouverte par la canonnade prussienne, cette
alcôve amoureuse qu'on aperçoit maintenant de toute la vallée, m'ont
fait saigner l'âme, et je me suis dit que j'étais au milieu du
cimetière de notre jeunesse. Le sol couvert de débris, creusé par les
obus, ressemblait à ces terrains fraîchement remués par la pelle des
fossoyeurs, et dans lequel on devine des bières neuves.

Jacques avait dû abandonner cette maison criblée par la mitraille.
J'avançai encore, j'entrai sous le berceau, qui, par miracle, est
resté presque intact. Là, à terre, dans une mare de sang, Jacques
dormait, la poitrine trouée de plus de vingt blessures. Il n'avait pas
quitté les vignes vierges où il avait aimé, il était mort où était
morte Madeleine.

J'ai ramassé à ses pieds sa giberne vide, son chassepot brisé, et j'ai
vu que les mains du pauvre mort étaient noires de poudre. Jacques,
pendant cinq heures, seul avec son arme, avait défendu furieusement le
blanc fantôme de Madeleine.



XIV


Pauvre Neuilly! Je me souviendrai longtemps de la lamentable promenade
que j'ai faite hier, 25 avril 1871. A neuf heures, dès que l'armistice
conclu entre Paris et Versailles a été connu, une foule considérable
s'est portée vers la porte Maillot. Cette porte n'existe plus; les
batteries du rond-point de Courbevoie et du mont Valérien en ont fait
un tas de décombres. Lorsque j'ai franchi cette ruine, des gardes
nationaux étaient occupés à réparer la porte; peine perdue, car
quelques coups de canon suffiront pour emporter les sacs de terre et
les pavés qu'ils entassaient.

A partir de la porte Maillot, on marche en pleines ruines. Toutes les
maisons avoisinantes sont effondrées. Par les fenêtres brisées,
j'aperçois des coins de mobiliers luxueux; un rideau pend déchiqueté à
un balcon, un serin vit encore dans une cage accrochée à la corniche
d'une mansarde. Plus on avance, plus les désastres s'amoncèlent.
L'avenue est semée de débris, labourée par les obus; on dirait une
voie de douleur, le calvaire maudit de la guerre civile.

     ______

Je me suis engagé dans les rues de traverse, espérant échapper à cette
horrible grand'route, le long de laquelle, à chaque pas, on rencontre
des mares de sang. Hélas! dans les petites rues qui aboutissent à
l'avenue, les ravages sont peut-être plus horribles encore. Là, on
s'est battu pied à pied, à l'arme blanche. Les maisons ont été prises
et reprises dix fois; les soldats des deux partis ont creusé les murs
pour cheminer à l'intérieur, et ce que les obus ont épargné, ils l'ont
renversé à coups de pioche. Ce sont surtout les jardins qui ont
souffert. Les pauvres jardins printaniers! Les murs de clôture ont des
brèches béantes, les corbeilles de fleurs sont défoncées, les allées,
piétinées, ravagées. Et, sur tout ce printemps souillé de sang,
fleurit seule une mer de lilas. Jamais mois d'avril n'a vu une
pareille floraison. Les curieux entrent dans les jardins par les
brèches ouvertes. Ils emportent sur leurs épaules des brassées de
lilas, des bouquets si lourds que des brins s'échappent à chaque pas,
et que les rues de Neuilly sont bientôt toutes semées de fleurs, comme
pour le passage d'une procession.

Les plaies des maisons, les trous des murs apitoient la foule. Mais il
est une plus grande tristesse. C'est le déménagement du malheureux
village. Il y a là trois ou quatre mille personnes qui fuient en
emportant leurs objets précieux. Je vois des gens qui rentrent dans
Paris avec un petit panier de linge et une énorme pendule de zinc doré
entre les bras. Toutes les voitures de déménagement ont été
réquisitionnées. On va jusqu'à emporter des armoires à glace sur des
civières, comme des blessées que le moindre heurt pourrait tuer.

Les habitants ont souffert atrocement. J'ai causé avec un des fugitifs
qui est resté quinze jours enfermé dans une cave avec une trentaine
d'autres personnes. Ces malheureux mouraient de faim. Un d'entre eux
s'étant dévoué pour aller chercher du pain, fut frappé sur le seuil de
la cave, et son cadavre, pendant six jours, resta sur les premières
marches. N'est-ce pas un véritable cauchemar? la guerre qui laisse
ainsi les cadavres pourrir au milieu des vivants, n'est-elle pas une
guerre impie? Tôt ou tard, la patrie portera la peine de ces crimes.

     ______

Jusqu'à cinq heures, la foule s'est promenée sur le théâtre de la
lutte. J'ai vu des petites filles, venues tout doucement des
Champs-Élysées, qui jouaient au cerceau parmi les décombres. Et leurs
mères, souriantes, causaient entre elles, s'arrêtaient parfois, prises
d'une pointe d'horreur charmante. Étrange peuple que ce peuple de
Paris qui s'oublie entre des canons chargés, qui pousse la badauderie
jusqu'à vouloir regarder si les boulets sont bien dans les gueules de
bronze. À la porte Maillot, des gardes nationaux ont dû se fâcher
contre des dames qui voulaient absolument toucher à une mitrailleuse
pour s'en expliquer le mécanisme.

Lorsque j'ai quitté Neuilly, vers sept heures, pas un coup de canon
n'avait encore été tiré. La foule rentrait lentement dans Paris. Aux
Champs-Élysées, on aurait pu se croire à quelque retour attardé des
courses de Longchamps. Et longtemps encore, jusqu'à là nuit close, on
a rencontré, dans les rues de Paris, des promeneurs, des familles
entières qui pliaient sous des charges de lilas. Du village sinistre
où des frères s'égorgent, de l'avenue maudite, aux maisons effondrées
dans le sang, il n'y a, à cette heure, sur nos cheminées, que des
grappes fleuries et odorantes.

     ______


Nous venons d'avoir trois jours de soleil. Les boulevards étaient
pleins de promeneurs. Ce qui fait mon continuel étonnement, c'est
l'aspect animé des squares et des jardins publics. Aux Tuileries, des
femmes brodent à l'ombre des marronniers, des enfants jouent, tandis
que, là-haut, du côté de l'Arc de Triomphe, les obus éclatent. Ce
bruit intolérable d'artillerie ne fait même plus tourner la tête à ce
petit peuple joueur. On voit des mères tenant des bébés par chaque
main, qui viennent examiner de près les formidables barricades
construites sur la place de la Concorde.

Mais le trait le plus caractéristique est la partie de plaisir que,
pendant huit jours, les Parisiens sont allés faire à la butte
Montmartre. Là, sur la face ouest, dans un terrain vague, tout Paris
s'est donné rendez-vous. C'est un magnifique amphithéâtre pour
assister de loin à la bataille qui se livre de Neuilly à Asnières. On
apportait des chaises, des pliants. Des industriels avaient même
établi des bancs; pour deux sous, on était placé tout comme au
parterre d'un théâtre. Les femmes, surtout, venaient en grand nombre.
Puis, c'étaient de grands éclats de rire dans cette foule. A chaque
obus, dont on apercevait au loin l'explosion, on trépignait d'aise, on
trouvait quelque bonne plaisanterie qui courait dans les groupes comme
une fusée de gaieté. J'ai même vu des personnes apporter là leur
déjeuner, un morceau de charcuterie sur du pain. Pour ne pas quitter
la place, elles mangeaient debout, elles envoyaient chercher du vin
chez un débitant du voisinage. Il faut des spectacles à ces foules;
quand les théâtres ferment et que la guerre civile ouvre, elles vont
voir mourir pour tout de bon, avec la même curiosité goguenarde
qu'elles mettent à attendre le cinquième acte d'un mélodrame.

--C'est si loin, disait une charmante jeune femme, blonde et pâle, que
ça ne me fait rien du tout de leur voir faire la cabriole. Quand les
hommes sont coupés en deux, on dirait qu'on les plie comme des
écheveaux.




LES QUATRE JOURNÉES DE JEAN GOURDON



I

PRINTEMPS.


Ce jour-là, vers cinq heures du matin, le soleil entra avec une
brusquerie joyeuse dans la petite chambre que j'occupais chez mon
oncle Lazare, curé du hameau de Dourgues. Un large rayon jaune tomba
sur mes paupières closes, et je m'éveillai dans de la lumière.

Ma chambre, blanchie à la chaux, avec ses murailles et ses meubles de
bois blanc, avait une gaieté engageante. Je me mis à la fenêtre, et je
regardai la Durance qui coulait, toute large, au milieu des verdures
noires de la vallée. Et des souffles frais me caressaient le visage,
les murmures de la rivière et des arbres semblaient m'appeler.

J'ouvris ma porte doucement. Il me fallait, pour sortir, traverser la
chambre de mon oncle. J'avançai sur la pointe des pieds, craignant que
le craquement de mes gros souliers ne réveillât le digne homme qui
dormait encore, la face souriante. Et je tremblais d'entendre la
cloche de l'église sonner _l'Angélus_. Mon oncle Lazare, depuis
quelques jours, me suivait partout, d'un air triste et fâché. Il
m'aurait peut-être empêché d'aller là-bas, sur le bord de la rivière,
et de me cacher sous les saules de la rive, afin de guetter au passage
Babet, la grande fille brune, qui était née pour moi avec le printemps
nouveau.

Mais mon oncle dormait d'un profond sommeil. J'eus comme un remords de
le tromper et de me sauver ainsi. Je m'arrêtai un instant à regarder
son visage calme, que le repos rendait plus doux; je me souvins avec
attendrissement du jour où il était venu me chercher dans la maison
froide et déserte que quittait le convoi de ma mère. Depuis ce jour,
que de tendresse, que de dévouement, que de sages paroles! Il m'avait
donné sa science et sa bonté, toute son intelligence et tout son
coeur.

Je fus un instant tenté de lui crier:

--Levez-vous, mon oncle Lazare! allons faire ensemble un bout de
promenade, dans cette allée que vous aimez, au bord de la Durance.
L'air frais et le jeune soleil vous réjouiront. Vous verrez au retour
quel vaillant appétit!

Et Babet qui allait descendre à la rivière, et que je ne pourrais
voir, vêtue de ses jupes claires du matin! Mon oncle serait là, il me
faudrait baisser les yeux. Il devait faire si bon sous les saules,
couché à plat ventre, dans l'herbe fine! Je sentis une langueur
glisser en moi, et, lentement, à petits pas, retenant mon souffle, je
gagnais la porte. Je descendis l'escalier, je me mis à courir comme un
fou dans l'air tiède de la joyeuse matinée de mai.

Le ciel était tout blanc à l'horizon, avec des teintes bleues et roses
d'une délicatesse exquise. Le soleil pâle semblait une grande lampe
d'argent, dont les rayons pleuvaient dans la Durance en une averse de
clartés. Et la rivière, large et molle, s'étendant avec paresse sur le
sable rouge, allait d'un bout à l'autre de la vallée, pareille à la
coulée d'un métal en fusion. Au couchant, une ligne de collines basses
et dentelées faisait sur la pâleur du ciel de légères taches
violettes.

Depuis dix ans, j'habitais ce coin perdu. Que de fois mon oncle Lazare
m'avait attendu pour me donner ma leçon de latin! Le digne homme
voulait faire de moi un savant. Moi, j'étais de l'autre côté de la
Durance, je dénichais des pies, je faisais la découverte d'un coteau
sur lequel je n'avais pas encore grimpé. Puis, au retour, c'était des
remontrances: le latin était oublié, mon pauvre oncle me grondait
d'avoir déchiré mes culottes, et il frissonnait en voyant parfois que
la peau, par-dessous, se trouvait entamée. La vallée était à moi, bien
à moi; je l'avais conquise avec mes jambes, j'en étais le vrai
propriétaire, par droit d'amitié. Et ce bout de rivière, ces deux
lieues de Durance, comme je les aimais, comme nous nous entendions
bien ensemble! Je connaissais tous les caprices de ma chère rivière,
ses colères, ses grâces, ses physionomies diverses à chaque heure de
la journée.

Ce matin-là, lorsque j'arrivai au bord de l'eau, j'eus comme un
éblouissement à la voir si douce et si blanche. Jamais elle n'avait eu
un si gai visage. Je me glissai vivement sous les saules, dans une
clairière où il y avait une grande nappe de soleil posée sur l'herbe
noire. Là, je me couchai à plat ventre, l'oreille tendue, regardant
entre les branches le sentier par lequel allait descendre Babet.

--Oh! comme l'oncle Lazare doit dormir! pensais-je.

Et je m'étendais de tout mon long sur la mousse. Le soleil pénétrait
mon dos d'une chaleur tiède, tandis que ma poitrine, enfoncée dans
l'herbe, était toute fraîche.

N'avez-vous jamais regardé dans l'herbe, de tout près, les yeux sur
les brins de gazon? Moi, en attendant Babet, je fouillais
indiscrètement du regard une touffe de gazon qui était vraiment tout
un monde. Dans ma touffe de gazon, il y avait des rues, des
carrefours, des places publiques, des villes entières. Au fond, je
distinguais un grand tas d'ombre où les feuilles du dernier printemps
pourrissaient de tristesse; puis les tiges légères se levaient,
s'allongeaient, se courbaient avec mille élégances, et c'étaient des
colonnades frêles, des églises, des forêts vierges. Je vis deux
insectes maigres qui se promenaient au milieu de cette immensité; ils
étaient certainement perdus, les pauvres enfants, car ils allaient de
colonnade en colonnade, de rue en rue, d'une façon effarouchée et
inquiète.

Ce fut juste à ce moment qu'en levant les yeux je vis tout au haut du
sentier les jupes blanches de Babet se détachant sur la terre noire.
Je reconnus sa robe d'indienne grise à petites fleurs bleues. Je
m'enfonçai dans l'herbe davantage, j'entendis mon coeur qui battait
contre la terre, qui me soulevait presque par légères secousses. Ma
poitrine brûlait maintenant, je ne sentais plus les fraîcheurs de la
rosée.

La jeune fille descendait lestement. Ses jupes, rasant le sol, avaient
des balancements qui me ravissaient. Je la voyais de bas en haut,
toute droite, dans sa grâce fière et heureuse. Elle ne me savait point
là, derrière les saules; elle marchait d'un pas libre, elle courait
sans se soucier du vent qui soulevait un coin de sa robe. Je
distinguais ses pieds, trottant vite, vite, et un morceau de ses bas
blancs, qui était bien large comme la main, et qui me faisait rougir
d'une façon douce et pénible.

Oh! alors, je ne vis plus rien, ni la Durance, ni les saules, ni la
blancheur du ciel. Je me moquais bien de la vallée! Elle n'était plus
ma bonne amie; ses joies, ses tristesses me laissaient parfaitement
froid. Que m'importaient mes camarades, les cailloux et les arbres des
coteaux! La rivière pouvait s'en aller tout d'un trait si elle
voulait; ce n'est pas moi qui l'aurais regrettée.

Et le printemps, je ne me souciais nullement du printemps! Il aurait
emporté le soleil qui me chauffait le dos, ses feuillages, ses rayons,
toute sa matinée de mai, que je serais resté là, en extase, à regarder
Babet, courant dans le sentier en balançant délicieusement ses jupes.
Car Babet avait pris dans mon coeur la place de la vallée, Babet était
le printemps. Jamais je ne lui avais parlé. Nous rougissions tous les
deux, lorsque nous nous rencontrions dans l'église de mon oncle
Lazare. J'aurais juré qu'elle me détestait.

Elle causa, ce jour-là, pendant quelques minutes avec les lavandières.
Ses rires perlés arrivaient jusqu'à moi, mêlés à la grande voix de la
Durance. Puis, elle se baissa pour prendre un peu d'eau dans le creux
de sa main; mais la rive était haute, Babet, qui faillit glisser, se
retint aux herbes.

Je ne sais quel frisson me glaça le sang. Je me levai brusquement, et,
sans honte, sans rougeur, je courus auprès de la jeune fille. Elle me
regarda, effarouchée; puis, elle se mit à sourire. Moi, je me penchai,
au risque de tomber. Je réussis à remplir d'eau ma main droite, dont
je serrais les doigts. Et je tendis à Babet cette coupe nouvelle,
l'invitant à boire.

Les lavandières riaient. Babet, confuse, n'osait accepter, hésitait,
tournait la tête à demi. Enfin, elle se décida, elle appuya
délicatement les lèvres sur le bout de mes doigts; mais elle avait
trop tardé, toute l'eau s'en était allée. Alors elle éclata de rire,
elle redevint enfant, et je vis bien qu'elle se moquait de moi.

J'étais fort sot. Je me penchai de nouveau. Cette fois, je pris de
l'eau dans mes deux mains, me hâtant de les porter aux lèvres de
Babet. Elle but, et je sentis le baiser tiède de sa bouche, qui
remonta le long de mes bras jusque dans ma poitrine, qu'il emplit de
chaleur.

--Oh! que mon oncle doit dormir! me disais-je tout bas.

Comme je me disais cela, j'aperçus une ombre noire à côté de moi, et,
m'étant tourné, j'aperçus mon oncle Lazare en personne, à quelques
pas, nous regardant d'un air fâché, Babet et moi. Sa soutane
paraissait toute blanche au soleil; il y avait dans ses yeux des
reproches qui me donnèrent envie de pleurer.

Babet eut grand'peur. Elle devint rouge, elle se sauva en balbutiant:

--Merci, monsieur Jean, je vous remercie bien.

Moi, essuyant mes mains mouillées, je restai confus, immobile devant
mon oncle Lazare.

Le digne homme, les bras pliés, ramenant un coin de sa soutane,
regarda Babet qui remontait le sentier en courant, sans tourner la
tête. Puis, lorsqu'elle eut disparu derrière les haies, il abaissa ses
regards vers moi, et je vis sa bonne figure sourire tristement.

--Jean, me dit-il, viens dans la grande allée. Le déjeuner n'est pas
prêt. Nous avons une demi-heure à perdre.

Il se mit à marcher de son pas un peu pesant, évitant les touffes
d'herbe mouillées de rosée. Sa soutane, dont un bout traînait sur les
graviers, avait de petits claquements sourds. Il tenait son bréviaire
sous le bras; mais il avait oublié sa lecture du matin, et il
s'avançait, la tête baissée, rêvant, ne parlant point.

Son silence m'accablait. Il était bavard d'ordinaire. A chaque pas,
mon inquiétude croissait. Pour sûr, il m'avait vu donner à boire à
Babet. Quel spectacle, Seigneur! La jeune fille, riant et rougissant,
me baisait le bout des doigts, tandis que moi, me dressant sur les
pieds, tendant les bras, je me penchais comme pour l'embrasser. C'est
alors que mon action me parut épouvantable d'audace. Et toute ma
timidité revint. Je me demandai comment j'avais pu oser me faire
baiser les doigts d'une façon si douce.

Et mon oncle Lazare qui ne disait rien, qui marchait toujours à petits
pas devant moi, sans avoir un seul regard pour les vieux arbres qu'il
aimait! Il préparait sûrement un sermon. Il ne m'emmenait dans la
grande allée qu'afin de me gronder à l'aise. Nous en aurions au moins
pour une heure: le déjeuner serait froid, je ne pourrais revenir au
bord de l'eau et rêver aux tièdes brûlures que les lèvres de Babet
avaient laissées sur mes mains.

Nous étions dans la grande allée. Cette allée, large et courte,
longeait la rivière; elle était faite de chênes énormes, aux troncs
crevassés, qui allongeaient puissamment leurs hautes branches. L'herbe
fine tendait un tapis sous les arbres, et le soleil, criblant les
feuillages, brodait ce tapis de rosaces d'or. Au loin, tout autour,
s'élargissaient des prairies d'un vert cru.

Mon oncle, sans se retourner, sans changer son pas, alla jusqu'au bout
de l'allée. Là, il s'arrêta, et je me tins à son côté, comprenant que
le moment terrible était venu.

La rivière tournait brusquement; un petit parapet faisait du bout de
l'allée une sorte de terrasse. Cette voûte d'ombre donnait sur une
vallée de lumière. La campagne s'agrandit largement devant nous, à
plusieurs lieues. Le soleil montait dans le ciel, où les rayons
d'argent du matin s'étaient changés en un ruissellement d'or; des
clartés aveuglantes coulaient de l'horizon, le long des coteaux,
s'étalant dans la plaine avec des lueurs d'incendie.

Après un instant de silence, mon oncle Lazare se tourna vers moi.

--Bon Dieu, le sermon! pensai-je.

Et je baissai la tête. D'un geste large, mon oncle me montra la
vallée; puis, se redressant:

--Regarde, Jean, me dit-il d'une voix lente, voilà le printemps. La
terre est en joie, mon garçon, et je t'ai amené ici, en face de cette
plaine de lumière, pour te montrer les premiers sourires de la jeune
saison. Vois quel éclat et quelle douceur! Il monte de la campagne des
senteurs tièdes qui passent sur nos visages comme des souffles de vie.

Il se tut, paraissant rêver. J'avais relevé le front, étonné,
respirant à l'aise. Mon oncle ne prêchait pas.

--C'est une belle matinée, reprit-il, une matinée de jeunesse. Tes
dix-huit ans vivent largement, au milieu de ces verdures âgées au plus
de dix-huit jours. Tout est splendeur et parfum, n'est-ce pas? la
grande vallée te semble un lieu de délices: la rivière est là pour te
donner sa fraîcheur, les arbres pour te prêter leur ombre, la campagne
entière pour te parler de tendresse, le ciel lui-même pour embraser
ces horizons que tu interroges avec espérance et désir. Le printemps
appartient aux gamins de ton âge. C'est lui qui enseigne aux garçons
la façon de faire boire les jeunes filles...

Je baissai la tête de nouveau. Décidément, mon oncle Lazare m'avait
vu.

--Un vieux bonhomme comme moi, continua-t-il, sait malheureusement à
quoi s'en tenir sur les grâces du printemps. Moi, mon pauvre Jean,
j'aime la Durance parce qu'elle arrose ces prairies et qu'elle fait
vivre toute la vallée; j'aime ces jeunes feuillages parce qu'ils
m'annoncent les fruits de l'été et de l'automne; j'aime ce ciel parce
qu'il est bon pour nous, parce que sa chaleur hâte la fécondité de la
terre. Il me faudrait te dire cela un jour ou l'autre; je préfère te
le dire aujourd'hui, à cette heure matinale. C'est le printemps
lui-même qui te fait la leçon. La terre est un vaste atelier où l'on
ne chôme jamais. Regarde cette fleur, à nos pieds: elle est un parfum
pour toi; pour moi elle est un travail, elle accomplit sa tâche en
produisant sa part de vie, une petite graine noire qui travaillera à
son tour, le printemps prochain. Et, maintenant, interroge le vaste
horizon. Toute cette joie n'est qu'un enfantement. Si la campagne
sourit, c'est qu'elle recommence l'éternelle besogne. L'entends-tu à
présent respirer fortement, active et pressée? Les feuilles soupirent,
les fleurs se hâtent, le blé pousse sans relâche; toutes les plantes,
toutes les herbes se disputent à qui grandira le plus vite; et l'eau
vivante, la rivière vient aider le travail commun, et le jeune soleil
qui monte dans le ciel, a charge d'égayer l'éternelle besogne des
travailleurs.

Mon oncle, à ce moment, me força à le regarder en face. Il acheva en
ces termes:

--Jean, tu entends ce que te dit ton ami le printemps. Il est la
jeunesse, mais il prépare l'âge mûr; son clair sourire n'est que la
gaieté du travail. L'été sera puissant, l'automne sera fécond, car le
printemps chante à cette heure, en accomplissant bravement sa tâche.

Je restai fort sot. Je comprenais mon oncle Lazare. Il me faisait bel
et bien un sermon, dans lequel il me disait que j'étais un paresseux
et que le moment de travailler était venu.

Mon oncle paraissait aussi embarrassé que moi. Après avoir hésité
pendant quelques instants:

--Jean, dit-il en balbutiant un peu, tu as eu tort de ne pas venir me
tout conter... Puisque tu aimes Babet et que Babet t'aime...

--Babet m'aime! m'écriai-je.

Mon oncle eut un geste d'humeur.

--Eh! laisse-moi dire. Je n'ai pas besoin d'un nouvel aveu... Elle me
l'a avoué elle-même.

--Elle vous a avoué cela, elle vous a avoué cela!

Et je sautai brusquement au cou de mon oncle Lazare.

--Oh! que c'est bon! ajoutai-je... Je ne lui avais jamais parlé,
vrai... Elle vous a dit ça à confesse, n'est ce pas?... Jamais je
n'aurais osé lui demander si elle m'aimait, moi, jamais je n'en aurais
rien su... Oh! que je vous remercie!

Mon oncle Lazare était tout rouge. Il sentait qu'il venait de
commettre une maladresse. Il avait pensé que je n'en étais pas à ma
première rencontre avec la jeune fille, et voilà qu'il me donnait une
certitude, lorsque je n'osais encore rêver une espérance. Il se
taisait maintenant; c'était moi qui parlais avec volubilité.

--Je comprends tout, continuai-je. Vous avez raison, il faut que je
travaille pour gagner Babet. Mais vous verrez comme je serai
courageux... Ah! que vous êtes bon, mon oncle Lazare, et que vous
parlez bien! J'entends ce que dit le printemps; je veux avoir, moi
aussi, un été puissant, un automne fécond. On est bien ici, on voit
toute la vallée; je suis jeune comme elle, je sens la jeunesse en moi
qui demande à remplir sa tâche...

Mon oncle me calma.

--C'est bien, Jean, me dit-il. J'ai longtemps espéré faire de toi un
prêtre, je ne t'avais donné ma science que dans ce but. Mais ce que
j'ai vu ce matin au bord de l'eau, me force à renoncer définitivement
à mon rêve le plus cher. C'est le ciel qui dispose de nous. Tu aimeras
Dieu d'une autre façon... Tu ne peux rester maintenant dans ce
village, où je veux que tu ne rentres que mûri par l'âge et le
travail. J'ai choisi pour toi le métier de typographe; ton instruction
te servira. Un de mes amis, un imprimeur de Grenoble, t'attend lundi
prochain.

Une inquiétude me prit.

--Et je reviendrai épouser Babet? demandai-je.

Mon oncle eut un imperceptible sourire. Sans répondre directement:

--Le reste est à la volonté du ciel, répondit-il.

--Le ciel, c'est vous, et j'ai foi en votre bonté. Oh! mon oncle,
faites que Babet ne m'oublie pas. Je vais travailler pour elle.

Alors mon oncle Lazare me montra de nouveau la vallée que la lumière
inondait de plus en plus, chaude et dorée.

--Voilà l'espérance, me dit-il. Ne sois pas aussi vieux que moi, Jean.
Oublie mon sermon, garde l'ignorance de cette campagne. Elle ne songe
pas à l'automne; elle est toute à la joie de son sourire; elle
travaille, insouciante et courageuse. Elle espère.

Et nous revînmes à la cure, marchant lentement dans l'herbe que le
soleil avait séchée, causant avec des attendrissements de notre
prochaine séparation. Le déjeuner était froid, comme je l'avais prévu;
mais cela m'importait peu. J'avais des larmes dans les yeux, chaque
fois que je regardais mon oncle Lazare. Et, au souvenir de Babet, mon
coeur battait à m'étouffer.

Je ne me rappelle pas ce que je fis le reste du jour. J'allai, je
crois, me coucher sous mes saules, au bord de l'eau. Mon oncle avait
raison, la terre travaillait. En appliquant l'oreille contre le gazon,
il me semblait entendre des bruits continus. Alors, je rêvais ma vie.
Enfoncé dans l'herbe, jusqu'au soir, j'arrangeai une existence toute
de travail, entre Babet et mon oncle Lazare. La jeunesse énergique de
la terre avait pénétré dans ma poitrine, que j'appuyais fortement
contre la mère commune, et je m'imaginais par instants être un des
saules vigoureux qui vivaient autour de moi. Le soir, je ne pus dîner.
Mon oncle comprit sans doute les pensées qui m'étouffaient, car il
feignit de ne pas remarquer mon peu d'appétit. Dès qu'il me fut permis
de me lever, je me hâtai de retourner respirer l'air libre du dehors.

Un vent frais montait de la rivière, dont j'entendais au loin les
clapotements sourds. Une lumière veloutée tombait du ciel. La vallée
s'étendait comme une mer d'ombre, sans rivage, douce et transparente.
Il y avait des bruits vagues dans l'air, une sorte de frémissement
passionné, comme un large battement d'ailes, qui aurait passé sur ma
tête. Des odeurs poignantes montaient avec la fraîcheur de l'herbe.

J'étais sortis pour voir Babet; je savais que, tous les soirs, elle
venait à la cure, et j'allai m'embusquer derrière une haie. Je n'avais
plus mes timidités du matin; je trouvais tout naturel de l'attendre
là, puisqu'elle m'aimait et que je devais lui annoncer mon départ.

Quand je vis ses jupes dans la nuit limpide, je m'avançai sans bruit.
Puis, à voix basse:

--Babet, murmurai-je, Babet, je suis ici.

Elle ne me reconnut pas d'abord, elle eut un mouvement de terreur.
Quand elle m'eut reconnu, elle parut plus effrayée encore, ce qui
m'étonna profondément.

--C'est vous, monsieur Jean, me dit-elle. Que faites-vous là? que
voulez-vous?

J'étais près d'elle, je lui pris la main.

--Vous m'aimez bien, n'est-ce pas?

--Moi! qui vous a dit cela?

--Mon oncle Lazare.

Elle demeura atterrée. Sa main se mit à trembler dans la mienne. Comme
elle allait se sauver, je pris son autre main. Nous étions face à
face, dans une sorte de creux que formait la haie, et je sentais le
souffle haletant de Babet qui courait tout chaud sur mon visage. La
fraîcheur, le silence frissonnant de la nuit, traînaient lentement
autour de dans.

--Je ne sais pas, balbutia la jeune fille, je n'ai jamais dit cela...
Monsieur le curé a mal entendu... Par grâce, laissez-moi, je suis
pressée.

--Non, non, repris-je, je veux que vous sachiez que je pars demain, et
que vous me promettiez de m'aimer toujours.

--Vous partez demain!

Oh! le doux cri, et que Babet y mit de tendresse! Il me semble encore
entendre sa voix alarmée, pleine de désolation et d'amour.

--Vous voyez bien, criai-je à mon tour, que mon oncle Lazare a dit la
vérité. D'ailleurs, il ne ment jamais. Vous m'aimez, vous m'aimez,
Babet! Vos lèvres, ce matin, l'avaient confié tout bas à mes doigts.

Et je la fis asseoir au pied de la haie. Mes souvenirs m'ont gardé ma
première causerie d'amour, dans sa religieuse innocence. Babet
m'écouta comme une petite soeur. Elle n'avait plus peur, elle me
confia l'histoire de son amour. Et ce furent des serments solennels,
des aveux naïfs, des projets sans fin. Elle jura de n'épouser que moi,
je jurai de mériter sa main à force de travail et de tendresse. Il y
avait un grillon derrière la haie, qui accompagnait notre causerie de
son chant d'espérance, et toute la vallée, chuchotant dans l'ombre,
prenait plaisir à nous entendre causer si doucement.

Nous nous séparâmes en oubliant de nous embrasser.

Quand je rentrai dans ma petite chambre, il me sembla que je l'avais
quittée depuis une année au moins. Cette journée si courte me
paraissait éternelle de bonheur. C'était là ma journée de printemps,
la plus tiède, la plus parfumée de ma vie, celle dont le souvenir est
aujourd'hui la voix lointaine et émue de ma jeune saison.



II

ÉTÉ.


Ce jour-là, lorsque je m'éveillai, vers trois heures du matin, j'étais
couché sur la terre dure, brisé de lassitude, le visage couvert de
sueur. Une nuit de juillet, chaude et lourde, pesait sur ma poitrine.

Autour de moi, mes compagnons dormaient, enveloppés dans leurs
capotes; ils tachaient de noir la terre grise, et la plaine obscure
haletait; il me semblait entendre la respiration forte d'une multitude
endormie. Des bruits perdus, des hennissements de chevaux, des chocs
d'armes, s'élevaient dans le silence frissonnant.

Vers minuit, l'armée avait fait halte, et nous avions reçu l'ordre de
nous coucher et de dormir. Depuis trois jours nous marchions, brûlés
par le soleil, aveuglés par la poussière. L'ennemi était enfin devant
nous, là-bas, sur les coteaux de l'horizon. Au petit jour, une
bataille décisive devait être livrée.

Un accablement m'avait pris. Pendant trois heures, j'étais resté comme
écrasé, sans souffle et sans rêves. L'excès même de la fatigue venait
de me réveiller. Maintenant, couché sur le dos, les yeux grands
ouverts, je songeais en regardant la nuit, je songeais à cette
bataille, à cette tuerie que le soleil allait éclairer. Depuis plus de
six ans, au premier coup de feu de chaque combat, je disais adieu à
mes chères affections, à Babet, à l'oncle Lazare. Et voilà, un mois à
peine avant ma libération, qu'il me fallait leur dire adieu encore,
cette fois pour toujours peut-être!

Puis mes pensées s'adoucirent. Les yeux fermés, je vis Babet et mon
oncle Lazare. Comme il y avait longtemps que je ne les avais
embrassés! Je me souvenais du jour de notre séparation; mon oncle
pleurait d'être pauvre, de me laisser partir ainsi, et Babet, le soir,
m'avait juré de m'attendre, de ne jamais aimer que moi. J'avais dû
tout quitter, mon patron de Grenoble, mes amis de Dourgues. De loin en
loin, quelques lettres étaient venues me dire qu'on m'aimait toujours,
que le bonheur m'attendait dans ma bien-aimée vallée. Et moi, j'allais
me battre, j'allais me faire tuer.

Je me mis à rêver le retour. Je vis mon pauvre vieil oncle sur le
seuil de la cure, tendant vers moi ses bras tremblants; et, derrière
lui, il y avait Babet toute rouge, en larmes et souriante. Je me
jetais dans leurs bras, je les embrassais en balbutiant...

Brusquement, un roulement de tambour me ramena à la terrible réalité.
L'aube était venue, la plaine grise s'élargissait dans les vapeurs du
matin. Le sol s'anima, des formes vagues surgirent de toutes parts. Un
bruit grandissant emplit l'air; c'étaient des appels de clairon, des
galops de chevaux, des roulements d'artillerie, des cris de
commandement. La guerre se dressait, menaçante, au milieu de mon rêve
de tendresse.

Je me levai péniblement; il me sembla que mes os étaient rompus et que
ma tête allait se fendre. Je réunis mes hommes à la hâte; car je dois
vous dire que j'avais atteint le grade de sergent. Nous reçûmes
bientôt l'ordre de nous porter sur la gauche et d'occuper un petit
coteau qui dominait la plaine.

Comme nous étions près de partir, le vaguemestre passa en courant, et
cria:

--Une lettre pour le sergent Gourdon!

Et il me remit une lettre froissée, maculée, qui traînait depuis huit
jours peut-être dans les sacs de cuir de l'administration des postes.
Je n'eus que le temps de reconnaître l'écriture de mon oncle Lazare.

--En avant, marche! cria le commandant.

Il me fallut marcher. Pendant quelques secondes, je tins ma pauvre
lettre à la main, la dévorant des yeux; elle me brûlait les doigts,
j'aurais donné tout au monde pour m'asseoir, pour pleurer à mon aise
en la lisant. Je dus me décider à la glisser sous ma tunique, contre
mon coeur.

Jamais je n'avais éprouvé une angoisse pareille. Je me disais, pour me
consoler, ce que mon oncle m'avait répété souvent: j'étais à l'été de
ma vie, à l'heure de la lutte ardente, et il me fallait remplir
bravement mon devoir, si je voulais avoir un automne paisible et
fécond. Mais ces raisonnements m'exaspéraient davantage; cette lettre,
qui venait me parler de bonheur, brûlait mon coeur révolté contre la
folie de la guerre. Et je ne pouvais même la lire! J'allais mourir
peut-être sans savoir ce qu'elle contenait, sans entendre une dernière
fois les bonnes paroles de mon oncle Lazare.

Nous étions arrivés sur le coteau. Nous devions attendre là l'ordre de
nous porter en avant. Le champ de bataille se trouvait merveilleusement
choisi pour s'égorger à l'aise. L'immense plaine s'étendait toute nue,
à plusieurs lieues, sans un arbre, sans une maison. Des haies, des
broussailles faisaient de maigres taches sur la blancheur du sol.
Jamais je n'ai revu une pareille campagne, une mer de poussière, un sol
crayeux, crevé ça et là, montrant ses entrailles brunes. Et jamais non
plus, je n'ai revu un ciel d'une pureté si ardente, une si belle et si
chaude journée de juillet; à huit heures, l'air embrasé brûlait déjà
nos visages. O la splendide matinée, et quelle plaine stérile pour tuer
et mourir!

Depuis longtemps la fusillade éclatait avec des bruits secs et
irréguliers, appuyée de la voix grave du canon. Les ennemis, des
Autrichiens aux vêtements blafards, avaient quitté les hauteurs, et la
plaine était sillonnée de longues files d'hommes qui me paraissaient
gros comme des insectes. On eût dit une fourmilière en insurrection.
Des nuages de fumée traînaient sur le champ de bataille. Par instants,
lorsque ces nuages se déchiraient, j'apercevais des soldats qui
fuyaient, pris d'une terreur panique. Il y avait ainsi des courants
d'effroi qui emportaient les hommes, des élans de honte et de courage
qui les amenaient sous les balles.

Je ne pouvais entendre les cris des blessés, ni voir couler le sang.
Je distinguais seulement, pareils à des points noirs, les morts que
les bataillons laissaient derrière eux. Je me mis à regarder avec
curiosité les mouvements des troupes, m'irritant contre la fumée qui
me cachait une bonne moitié du spectacle, trouvant une sorte de
plaisir égoïste à me savoir en sûreté, tandis que les autres
mouraient.

Vers neuf heures, on nous fit avancer. Nous descendîmes le coteau au
pas gymnastique, nous dirigeant vers le centre qui pliait. Le bruit
régulier de nos pas me parut funèbre. Les plus braves d'entre nous
haletaient, pâles, les traits tirés.

Je me suis promis de dire la vérité. Aux premiers sifflements des
balles, le bataillon s'arrêta brusquement, tenté de fuir.

--En avant, en avant! criaient les chefs.

Mais nous étions cloués au sol, baissant la tête, lorsqu'une balle
sifflait à nos oreilles. Ce mouvement est instinctif; si la honte ne
m'avait retenu, je me serais jeté à plat ventre dans la poussière.

Devant nous, il y avait un grand rideau de fumée que nous n'osions
franchir. Des éclairs rouges traversaient cette fumée. Et,
frémissants, nous n'avancions toujours pas. Mais les balles venaient
jusqu'à nous; des soldats tombaient avec un hurlement. Les chefs
criaient plus haut:

--En avant, en avant!

Les rangs de derrière, qu'ils poussaient, nous forçaient à marcher.
Alors, fermant les yeux, nous prîmes un nouvel élan, nous entrâmes
dans la fumée.

Une rage furieuse s'était emparée de nous. Lorsque retentit le cri de:
Halte! nous eûmes peine à nous arrêter. Dès qu'on reste immobile, la
peur revient, on a des envies de se sauver. La fusillade commença.
Nous tirions devant nous, sans viser, trouvant quelque soulagement à
envoyer des balles dans la fumée. Je me rappelle que je lâchais mes
coups de feu machinalement, les lèvres serrées, les yeux agrandis; je
n'avais plus peur, car, à vrai dire, je ne savais plus si j'existais.
La seule idée qui me battait dans la tête, était que je tirerais
jusqu'à ce que tout fût fini. Mon compagnon de gauche reçut une balle
en plein visage et il tomba sur moi; je le repoussai brutalement,
essuyant ma joue qu'il avait inondée de sang. Et je me remis à tirer.

Je me souviens encore d'avoir vu notre colonel, M. de Montrevert,
ferme et droit sur son cheval, regardant tranquillement du côté de
l'ennemi. Cet homme me parut gigantesque. Il n'avait pas de fusil pour
se distraire, et sa poitrine s'étalait toute large au-dessus de nous.
De temps à autre, il abaissait ses regards, il nous criait d'une voix
sèche:

--Serrez les rangs, serrez les rangs!

Nous serrions les rangs comme des moutons, marchant sur les morts,
hébétés, tirant toujours. Jusque-là, l'ennemi ne nous avait envoyé que
des balles; un éclat sourd se fit entendre, un boulet nous emporta
cinq hommes. Une batterie, qui devait être en face de nous et que nous
ne pouvions voir, venait d'ouvrir son feu. Les boulets frappaient en
plein tas, presqu'au même endroit, faisant une trouée sanglante que
nous bouchions sans cesse, avec un entêtement de brutes farouches.

--Serrez les rangs, serrez les rangs! répétait froidement le colonel.

Nous donnions de la chair humaine au canon. A chaque soldat qui
tombait, je faisais un pas de plus vers la mort, je me rapprochais de
l'endroit où les boulets ronflaient sourdement, écrasant les hommes
dont le tour était venu de mourir. Les cadavres s'amoncelaient à cette
place, et bientôt les boulets ne frappèrent plus que dans un tas de
chairs meurtries; des lambeaux de membres volaient, à chaque nouveau
coup de canon. Nous ne pouvions plus serrer les rangs.

Les soldats hurlaient, les chefs eux-mêmes furent entraînés.

--A la baïonnette, à la baïonnette!

Et, sous une pluie de balles, le bataillon courut avec rage au-devant
des boulets. Le rideau de fumée se déchira; sur un petit monticule,
nous aperçûmes la batterie ennemie rouge de flammes, qui faisait feu
sur nous de toutes les gueules de ses pièces. Mais l'élan était pris,
les boulets n'arrêtaient que les morts.

Je courais à côté du colonel Montrevert, dont le cheval venait d'être
tué, et qui se battait comme un simple soldat. Brusquement, je fus
foudroyé; il me sembla que ma poitrine s'ouvrait et que mon épaule
était emportée. Un vent terrible me passa sur la face.

Et je tombai. Le colonel s'abattit à mon côté. Je me sentis mourir, je
songeai à mes chères affections, je m'évanouis en cherchant d'une main
défaillante la lettre de mon oncle Lazare.

Lorsque je revins à moi, j'étais couché sur le flanc, dans la
poussière. Une stupeur profonde m'anéantissait. Les yeux grands
ouverts, je regardais devant moi, sans rien voir; il me semblait que
je n'avais plus de membres et que mon cerveau était vide. Je ne
souffrais pas, car la vie paraissait s'en être allée de ma chair.

Un soleil lourd, implacable, tombait sur ma face comme du plomb fondu.
Je ne le sentais pas. Peu à peu la vie me revint; mes membres
devinrent plus légers, mon épaule seule resta broyée par un poids
énorme. Alors, avec l'instinct d'une bête blessée, je voulus me mettre
sur mon séant. Je poussai un cri de douleur et je retombai sur le sol.

Mais je vivais maintenant, je voyais, je comprenais. La plaine
s'élargissait nue et déserte, toute blanche au grand soleil. Elle
étalait sa désolation sous la sérénité ardente du ciel; des tas de
cadavres dormaient dans la chaleur, et les arbres abattus semblaient
d'autres morts qui séchaient. Il n'y avait pas un souffle d'air. Un
silence effrayant sortait des tas de cadavres; puis, par instants, des
plaintes sourdes qui traversaient ce silence, lui donnaient un long
frisson. A l'horizon, sur les coteaux, de minces nuages de fumée
traînaient, tachaient seuls de gris le bleu éclatant du ciel. La
tuerie continuait sur les hauteurs.

Je pensai que nous étions vainqueurs, je goûtai un plaisir égoïste à
me dire que je pourrais mourir en paix dans cette plaine déserte.
Autour de moi, la terre était noire. En levant la tête, je vis, à
quelques mètres, la batterie ennemie sur laquelle nous nous étions
rués. La lutte avait dû être horrible; le monticule était couvert de
corps hachés et défigurés; le sang avait coulé si abondamment, que la
poussière semblait un large tapis rouge. Au-dessus des cadavres, les
canons allongeaient leurs gueules sombres. Je frissonnai, en écoutant
le silence de ces canons.

Alors, doucement, avec de précautions infinies, je parvins à me mettre
sur le ventre. J'appuyai ma tête sur une grosse pierre tout
éclaboussée, et je tirai de ma poitrine la lettre de mon oncle Lazare.
Je la posai devant mes yeux; mes larmes m'empêchaient de la lire.

Et le soleil me brûlait le dos, des odeurs âcres de sang me prenaient
à la gorge. Je sentais autour de moi la plaine navrante, j'étais comme
roidi par la rigidité des morts. C'était dans le silence chaud et
nauséabond du meurtre que mon pauvre coeur pleurait.

L'oncle Lazare m'écrivait:

«Mon cher enfant,

«J'apprends que la guerre est déclarée, et j'espère encore que tu
recevras ton congé avant l'ouverture de la campagne. Chaque matin, je
prie Dieu de t'épargner de nouveaux dangers; il m'exaucera, il voudra
bien que tu puisses un jour me fermer les yeux.

«Ah! mon pauvre Jean, je deviens vieux, j'ai grand besoin de ton bras.
Depuis ton départ, je ne sens plus à mon côté ta jeunesse qui me
rendait mes vingt ans. Te souviens-tu de nos promenades du matin dans
l'allée de chênes? Maintenant, je n'ose plus aller sous ces arbres; je
suis seul, j'ai peur. La Durance pleure. Viens vite me consoler,
apaiser mes inquiétudes...»

Les sanglots me suffoquaient, je ne pus continuer. A ce moment, un cri
déchirant se fit entendre à quelques pas de moi; je vis un soldat se
dresser brusquement, la face contractée; il leva les bras avec
angoisse, et s'abattit sur le sol, où il se tordit dans des
convulsions effroyables; puis, il ne bougea plus.

«J'ai mis mon espoir en Dieu, continuait mon oncle, il te ramènera à
Dourgues sain et sauf, nous recommencerons notre douce vie. Laisse-moi
rêver tout haut, te dire mes projets d'avenir. Tu n'iras plus à
Grenoble, tu resteras près de moi; je ferai de mon enfant un fils de
la terre, un paysan qui vivra gaiement au milieu des travaux de la
campagne.

«Et moi, je me retirerai dans ta ferme. Mes mains tremblantes ne
pourront bientôt plus tenir l'hostie. Je ne demande au ciel que deux
années d'une pareille existence. Ce sera la récompense des quelques
bonnes oeuvres que j'ai pu faire. Alors tu me conduiras parfois dans
les sentiers de notre chère vallée, où chaque rocher, chaque haie me
rappellera ta jeunesse que j'ai tant aimée...»

Je dus m'arrêter de nouveau. J'éprouvai à l'épaule une douleur si
vive, que je faillis m'évanouir une seconde fois. Une inquiétude
terrible venait de me prendre; il me semblait que le bruit de la
fusillade se rapprochait, et je me disais avec terreur que notre armée
reculait peut-être, que dans sa fuite elle allait descendre me passer
sur le corps. Mais je ne voyais toujours que les minces nuages de
fumée qui traînaient sur les coteaux.

Mon oncle Lazare ajoutait:

«Et nous serons trois à nous aimer. Ah! mon bien-aimé Jean, comme tu
as eu raison de lui donner à boire, un matin, au bord de la Durance.
Moi, je redoutais Babet, j'étais de méchante humeur, et maintenant je
suis jaloux, car je vois bien que jamais je ne pourrais t'aimer autant
qu'elle t'aime. «Dites-lui, me répétait-elle hier en rougissant, que
s'il se fait tuer, j'irai me jeter dans la rivière, à l'endroit où il
m'a donné à boire.»

«Pour l'amour de Dieu! ménage ta vie. Il est des choses que je ne puis
comprendre, mais je sens bien que le bonheur t'attend ici. J'appelle
déjà Babet ma fille; je la vois à ton bras, dans l'église, lorsque je
bénirai votre union. Je veux que ce soit là ma dernière messe.

«Babet est une grande et belle fille maintenant. Elle t'aidera dans
tes travaux...»

Le bruit de la fusillade s'était éloigné. Je pleurais des larmes
douces. Il y avait des plaintes sourdes parmi les soldats qui râlaient
entre les roues des canons. J'en apercevais un qui faisait des efforts
pour se débarrasser d'un de ses camarades, blessé comme lui, dont le
corps lui écrasait la poitrine; et, comme ce blessé se déballait en se
plaignant, le soldat le repoussa brutalement, le fit rouler sur la
pente du monticule, où le misérable hurla de douleur. A ce
gémissement, une rumeur monta de l'entassement des cadavres. Le
soleil, qui baissait, avait des rayons d'un blond fauve. Le bleu du
ciel était plus doux.

J'achevai la lettre de mon oncle Lazare.

«Je voulais simplement, disait-il encore, te donner de nos nouvelles,
te supplier de venir au plus tôt nous rendre heureux. Et voilà que je
pleure, que je bavarde comme un vieil enfant. Espère, mon pauvre Jean,
je prie, et Dieu est bon.

«Réponds-moi vite, fixe-moi, s'il est possible, l'époque de ton
retour. Nous comptons les semaines, Babet et moi. A bientôt, bonne
espérance.»

L'époque de mon retour!... Je baisai la lettre en sanglotant, je crus
un instant que j'embrassais Babet et mon oncle. Jamais, sans doute, je
ne les reverrais. J'allais mourir comme un chien, dans la poussière,
sous le soleil de plomb. Et c'était dans cette plaine désolée, au
milieu de râles d'agonie, que mes chères affections me disaient adieu.
Un silence bourdonnant m'emplissait les oreilles; je regardais la
terre blanche tachée de sang, qui s'étendait déserte jusqu'aux lignes
grises de l'horizon. Je répétais: «Il faut mourir.» Alors, je fermai
les yeux, j'évoquai le souvenir de Babet et de mon oncle Lazare.

Je ne sais combien je passai de temps dans une sorte de somnolence
douloureuse. Mon coeur souffrait autant que ma chair. Des larmes
coulaient sur mes joues, lentes et chaudes. Au milieu des cauchemars
que me donnait la fièvre, j'entendais un râle pareil à la plainte
continue d'un enfant qui souffre. Par instants, je m'éveillais, je
regardais le ciel avec étonnement.

Je compris enfin que c'était M. de Montrevert, gisant à quelques pas,
qui râlait ainsi. Je l'avais cru mort. Il était couché la face contre
terre, les bras écartés. Cet homme avait été bon pour moi; je me dis
que je ne pouvais le laisser mourir ainsi, le visage dans la terre, et
je me mis à ramper doucement vers lui.

Deux cadavres nous séparaient. J'eus un instant la pensée de passer
sur le ventre de ces morts pour abréger le chemin; car, à chaque
mouvement, mon épaule me faisait horriblement souffrir. Mais je n'osai
pas. J'avançai sur les genoux, m'aidant d'une main. Quand je fus
arrivé auprès du colonel, je poussai un soupir de soulagement; il me
sembla que j'étais moins seul; nous allions mourir ensemble, et cette
mort partagée ne m'épouvantait plus.

Je voulais qu'il vît le soleil, je le retournai le plus délicatement
possible. Quand les rayons tombèrent sur son visage, il souffla
fortement; il ouvrit les yeux. Penché sur lui, j'essayai de lui
sourire. Il abaissa de nouveau les paupières; à ses lèvres qui
tremblaient, je compris qu'il avait conscience de ses souffrances.

--C'est vous, Gourdon, me dit-il enfin d'une voix faible; la bataille
est-elle gagnée?

--Je le crois, colonel, lui répondis-je.

Il y eut un instant de silence. Puis, ouvrant les yeux et me
regardant:

--Où êtes-vous blessé? me demanda-t-il.

--A l'épaule... Et vous, colonel?

--Je dois avoir le coude broyé... Je me rappelle, c'est le même boulet
qui nous a arrangés comme cela, mon garçon.

Il fit un effort pour se remettre sur son séant.

--Ah! ça, dit-il avec une gaieté brusque, nous n'allons pas coucher
ici?

Vous ne sauriez croire combien cette bonhomie courageuse me donna des
forces et de l'espoir. Je me sentais tout autre depuis que nous étions
deux à lutter contre la mort.

--Attendez, m'écriai-je, je vais bander votre bras avec mon mouchoir,
et nous tâcherons de nous porter l'un l'autre jusqu'à la prochaine
ambulance.

--C'est ça, mon garçon... Ne serrez pas trop fort... Maintenant,
prenons-nous chacun par notre bonne main et essayons de nous lever.

Nous nous levâmes en chancelant. Nous avions perdu beaucoup de sang;
nos têtes tournaient, nos jambes se dérobaient. On nous aurait pris
pour des hommes ivres, trébuchant, nous soutenant, nous poussant,
faisant des détours pour éviter les morts. Le soleil se couchait dans
une lueur rose, et nos ombres gigantesques dansaient bizarrement sur
le champ de bataille. C'était la fin d'un beau jour.

Le colonel plaisantait; des frissons crispaient ses lèvres, ses rires
ressemblaient à des sanglots. Je sentais bien que nous allions tomber
dans un coin pour ne plus nous relever. Par instants, des vertiges
nous prenaient, nous étions obligés de nous arrêter, fermant les yeux.
Au fond de la plaine, les ambulances faisaient de petites taches
grises sur la terre sombre.

Nous heurtâmes un gros caillou, et nous fûmes renversés l'un sur
l'autre. Le colonel jura comme un païen. Nous essayâmes de marcher à
quatre pattes, en nous accrochant aux ronces. Nous fîmes ainsi, sur
les genoux, une centaine de mètres. Mais nos genoux saignaient.

--J'en ai assez, dit le colonel en se couchant; on viendra me ramasser
si l'on veut. Dormons.

J'eus encore la force de me dresser à demi et de crier de tout le
souffle qui me restait. Des hommes passaient au loin, ramassant les
blessés; ils accoururent, ils nous couchèrent côte à côte sur une
civière.

--Mon camarade, me dit le colonel pendant le trajet, la mort ne veut
pas de nous. Je vous dois la vie, je m'acquitterai de ma dette, le
jour où vous aurez besoin de moi... Donnez-moi votre main.

Je mis ma main dans la sienne, et c'est ainsi que nous arrivâmes aux
ambulances. On avait allumé des torches; les chirurgiens coupaient et
sciaient, au milieu de hurlements épouvantables; une odeur fade
s'exhalait des linges ensanglantés, tandis que les torches jetaient
dans les cuvettes des moires d'un rose sombre.

Le colonel supporta courageusement l'amputation de son bras; je vis
seulement ses lèvres blanchir et ses yeux se voiler. Quand mon tour
fut venu, un chirurgien me visita l'épaule.

--C'est un boulet qui vous a fait cela, dit-il, deux centimètres plus
bas, et vous aviez l'épaule emportée. La chair seule a été meurtrie.

Et, comme je demandais à l'aide qui me pansait si ma blessure était
grave:

--Grave! me répondit-il en riant, vous en avez pour trois semaines à
garder le lit et à vous refaire du sang.

Je me tournai contre le mur, ne voulant pas laisser voir mes larmes.
Et j'aperçus des yeux du coeur Babet et mon oncle Lazare qui me
tendaient les bras. J'en avais fini avec les luttes sanglantes de ma
journée d'été.

III

AUTOMNE.

Il y avait près de quinze ans que j'avais épousé Babet dans la petite
église de mon oncle Lazare. Nous avions demandé le bonheur à notre
chère vallée. Je m'étais fait cultivateur; la Durance, ma première
amante, était maintenant pour moi une bonne mère qui semblait se
plaire à rendre mes champs gras et fertiles. Peu à peu, appliquant les
méthodes nouvelles de culture, je devenais un des plus riches
propriétaires du pays.

A la mort des parents de ma femme, nous avions acheté l'allée de
chênes et les prairies qui s'étendaient le long de la rivière. J'avais
fait bâtir sur ce terrain une habitation modeste qu'il nous fallut
bientôt agrandir; chaque année, je trouvais moyen d'arrondir nos
terres de quelque champ voisin, et nos greniers étaient trop étroits
pour nos moissons.

Ces quinze premières années furent simples et heureuses. Elles
s'écoulèrent dans une joie sereine, et elles n'ont laissé en moi que
le souvenir vague d'un bonheur calme et continu. Mon oncle Lazare
avait réalisé son rêve en se retirant chez nous; son grand âge ne lui
permettait même plus de lire chaque matin son bréviaire; il regrettait
parfois sa chère église, il se consolait en allant rendre visite au
jeune vicaire qui l'avait remplacé. Dès le lever du soleil, il
descendait de la petite chambre qu'il occupait, et souvent il
m'accompagnait aux champs, se plaisant au grand air, retrouvant une
jeunesse au milieu des senteurs fortes de la campagne.

Une seule tristesse nous faisait soupirer parfois. Dans la fécondité
qui nous entourait, Babet restait stérile. Bien que nous fussions
trois à nous aimer, certains jours, nous nous trouvions trop seuls:
nous aurions voulu avoir dans nos jambes une tête blonde qui nous eût
tourmentés et caressés.

L'oncle Lazare avait une peur terrible de mourir avant d'être
grand-oncle. Il était redevenu enfant, il se désolait de ce que Babet
ne lui donnait pas un camarade qui aurait joué avec lui. Le jour où ma
femme nous confia en hésitant que nous allions sans doute être bientôt
quatre, je vis le cher oncle tout pâle, se retenant pour ne pas
pleurer. Il nous embrassa, songeant déjà au baptême, parlant de
l'enfant comme s'il était âgé de trois ou quatre ans.

Et les mois passèrent dans une tendresse recueillie. Nous parlions bas
entre nous, attendant quelqu'un. Je n'aimais plus Babet, je l'adorais
à mains jointes, je l'adorais pour deux, pour elle et pour le petit.

Le grand jour approchait. J'avais fait venir de Grenoble une
sage-femme qui ne quittait plus la ferme. L'oncle était dans des
transes horribles; il n'entendait rien à de pareilles aventures, il
alla jusqu'à me dire qu'il avait eu tort de se faire prêtre et qu'il
regrettait beaucoup de n'être pas médecin.

Un matin de septembre, vers six heures, j'entrai dans la chambre de ma
chère Babet qui sommeillait encore. Son visage souriant reposait
paisiblement sur la toile blanche de l'oreiller. Je me penchai,
retenant mon souffle. Le ciel me comblait de ses biens. Je songeai
tout à coup à cette journée d'été où je râlais dans la poussière, et
je sentis en même temps, autour de moi, le bien-être du travail, la
paix du bonheur. Ma brave femme dormait, toute rose, au milieu de son
grand lit; tandis que la chambre entière me rappelait nos quinze
années de tendresse.

J'embrassai doucement Babet sur les lèvres. Elle ouvrit les yeux, me
sourit, sans parler. J'avais des envies folles de la prendre dans mes
bras, de la serrer contre mon coeur; mais, depuis quelque temps,
j'osais à peine lui presser la main, tant elle me semblait fragile et
sacrée.

Je m'assis sur le bord de la couche, et, à voix basse:

--Est-ce pour aujourd'hui? lui demandai-je.

--Non, je ne crois pas, me répondit-elle... Je rêvais que j'avais un
garçon: il était déjà très-grand et portait d'adorables petites
moustaches noires... L'oncle Lazare me disait hier qu'il l'avait aussi
vu en rêve.

Je commis une grosse maladresse.

--Je connais l'enfant mieux que vous, repris-je. Je le vois chaque
nuit. C'est une fille...

Et comme Babet se tournait vers la muraille, près de pleurer, je
compris ma bêtise, je me hâtai d'ajouter:

--Quand je dis une fille... je ne suis pas bien sûr. Je vois l'enfant
tout petit, avec une longue robe blanche... C'est certainement un
garçon.

Babet m'embrassa pour cette bonne parole.

--Va surveiller les vendanges, reprit-elle. Je me sens calme, ce
matin.

--Tu me ferais prévenir s'il arrivait quelque chose?

--Oui, oui... Je suis très-lasse. Je vais encore dormir. Tu ne m'en
veux pas de ma paresse?...

Et Babet ferma les yeux, languissante et attendrie. Je restai penché
sur elle, recevant au visage le souffle tiède de ses lèvres. Elle
s'endormit peu à peu, sans cesser de sourire. Alors, je dégageai ma
main de la sienne avec des précautions infinies; je travaillai pendant
cinq minutes pour mener à bien cette besogne délicate. Puis, je posai
sur son front un baiser qu'elle ne sentit pas, et je me retirai,
palpitant, le coeur débordant d'amour.

Je trouvai, en bas, dans la cour, mon oncle Lazare qui regardait avec
inquiétude la fenêtre de la chambre de Babet. Dès qu'il m'aperçut:

--Eh bien! me demanda-t-il, est-ce pour aujourd'hui?

Depuis un mois il m'adressait régulièrement cette question chaque
matin.

--Il paraît que non, lui répondis-je. Venez-vous avec moi voir
vendanger?

Il alla chercher sa canne, et nous descendîmes l'allée de chênes.
Lorsque nous fûmes au bout de l'allée, sur cette terrasse qui dominait
la Durance, nous nous arrêtâmes tous deux, regardant la vallée.

De petits nuages blancs frissonnaient dans le ciel pâle. Le soleil
avait des rayons blonds qui jetaient comme une poussière d'or sur la
campagne, dont la nappe jaune s'étendait toute mûre, n'ayant plus les
lumières ni les ombres énergiques de l'été. Les feuillages doraient,
par larges plaques, la terre noire. La rivière coulait plus lente,
lasse d'avoir fécondé les champs pendant une saison. Et la vallée
restait calme et forte. Elle portait déjà les premières rides de
l'hiver, mais son flanc gardait la chaleur de ses derniers
enfantements, étalant ses formes amples, dépouillée des herbes folles
du printemps, plus orgueilleusement belle de cette seconde jeunesse de
la femme qui a fait oeuvre de vie.

Mon oncle Lazare resta silencieux; puis, se tournant vers moi:

--Te souviens-tu? Jean, me dit-il, il y a plus de vingt ans, je t'ai
conduit ici par une jeune matinée de mai. Ce jour-là, je t'ai montré
la vallée prise d'une activité folle, travaillant aux fruits de
l'automne. Regarde: la vallée vient encore une fois d'achever son
travail.

--Je me souviens, cher oncle, répondis-je. J'avais grand'peur ce
jour-là; mais vous étiez bon, et votre leçon fut convaincante. Je vous
dois toutes mes joies.

--Oui, tu en es à l'automne, tu as travaillé et tu récoltes. L'homme,
mon enfant, a été créé à l'image de la terre. Et, comme la mère
commune, nous sommes éternels: les feuilles vertes renaissent chaque
année des feuilles sèches; moi, je renais en toi, et toi, tu renaîtras
dans tes enfants. Je te dis cela pour que la vieillesse ne t'effraye
pas, pour que tu saches mourir en paix, comme meurt cette verdure, qui
repoussera de ses propres germes au printemps prochain.

J'écoutais mon oncle, et je songeais à Babet, qui dormait dans son
grand lit de toile blanche. La chère créature allait enfanter, à
l'image de ce sol puissant qui nous avait donné la fortune. Elle aussi
en était à l'automne: elle avait le sourire fort, l'ampleur sereine de
la vallée. Je croyais la voir sous le soleil blond, lasse et heureuse,
trouvant une généreuse volupté à être mère. Et je ne savais plus si
mon oncle Lazare me parlait de ma chère vallée ou de ma chère Babet.

Nous montâmes lentement sur les coteaux. En bas, le long de la
Durance, étaient les prairies, de larges tapis d'un vert cru; puis
venaient des terres jaunes que, ça et là, les oliviers grisâtres et
les maigres amandiers coupaient en allées largement espacées; puis,
tout en haut, se trouvaient les vignes, des souches puissantes dont
les ceps traînaient sur le sol.

Dans le midi de la France, on traite la vigne en rude commère, et non
en délicate demoiselle, comme dans le nord. Elle pousse un peu à
l'aventure, selon le bon plaisir de la pluie et du soleil. Les
souches, alignées sur deux rangs, en longues files, jettent autour
d'elles des jets d'une verdure sombre. Dans les intervalles, on sème
du blé ou de l'avoine. Un vignoble ressemble à une immense pièce
d'étoffe rayée, faite de la bande verte des pampres et du ruban jaune
des chaumes.

Des hommes et des femmes, accroupis dans les vignes, coupaient les
grappes de raisin, qu'ils jetaient ensuite au fond de grands paniers.
Nous marchions lentement, mon oncle et moi, le long des allées de
chaume. Lorsque nous passions, les vendangeurs tournaient la tête et
nous saluaient. Mon oncle s'arrêtait parfois pour causer avec les plus
vieux des travailleurs.

--Hé! père André, disait-il, le raisin est-il bien mûr, le vin
sera-t-il bon, cette année?

Et les paysans, levant leurs bras nus, montraient au soleil de longues
grappes d'un noir d'encre, dont les grains pressés semblaient éclater
d'abondance et de force.

--Voyez, monsieur le curé, criaient-ils, ce sont là les petites. Il y
en a qui pèsent plusieurs livres. Voici dix ans que nous n'avions eu
une pareille besogne.

Puis, ils rentraient dans les feuilles. Leurs vestes brunes faisaient
des taches sur la verdure. Et les femmes, nu-tête, ayant au cou un
mince fichu bleu, se courbaient en chantant. Il y avait des enfants
qui se roulaient au soleil, dans les chaumes, poussant des rires
aigus, égayant de leur turbulence l'atelier en plein air. Au bord du
champ, de grosses charrettes immobiles attendaient le raisin; elles se
détachaient sur le ciel clair, tandis que des hommes allaient et
venaient sans cesse, portant les paniers pleins, rapportant les
paniers vides.

Je l'avoue, au milieu de ce champ, il me vint des pensées d'orgueil.
J'entendais la terre enfanter sous mes pas; la vie mûre et
toute-puissante coulait dans les veines de la vigne, et chargeait
l'air de souffles larges. Un sang chaud battait dans ma chair, j'étais
comme soulevé par la fécondation qui débordait du sol et qui montait
en moi. Le labeur de ce peuple d'ouvriers était mon oeuvre, ces vignes
étaient mes enfants; cette campagne entière devenait ma famille
plantureuse et obéissante. J'avais plaisir à sentir mes pieds
s'enfoncer dans la terre grasse.

Alors, j'embrassai d'un coup d'oeil les terrains qui descendaient
jusqu'à la Durance, et je possédai ces vignobles, ces prés, ces
chaumes, ces oliviers. La maison blanchissait à côté de l'allée de
chênes; la rivière semblait une frange d'argent posée au bord du grand
manteau vert de mes pâturages. Je crus un instant que ma taille
grandissait, qu'en étendant les bras, j'allais pouvoir serrer contre
ma poitrine la propriété entière, les arbres et les prairies, la
maison et les terres labourées.

Et comme je regardais, je vis, dans l'étroit sentier qui montait le
coteau, une de nos servantes courant à perdre haleine. Elle se
heurtait aux cailloux, emportée par son élan, agitant les deux bras,
nous appelant de ses gestes éperdus. Une émotion inexprimable me prit
à la gorge.

--Mon oncle, mon oncle! criai-je, voyez donc courir Marguerite... Je
crois que c'est pour aujourd'hui.

Mon oncle Lazare devint tout pâle. La servante était enfin arrivée sur
le plateau; elle venait à nous, en sautant par-dessus les vignes.
Quand elle fut devant moi, l'haleine lui manqua; elle étouffait,
appuyant les mains sur sa poitrine.

--Parlez donc! lui dis-je. Qu'arrive-t-il?

Elle poussa un gros soupir, fit aller les mains, put enfin prononcer
ce seul mot:

--Madame...

Je n'attendis pas davantage.

--Venez, venez vite, oncle Lazare! Ah! ma pauvre et chère Babet!

Et je descendis le sentier, lancé à me briser les os. Les vendangeurs,
qui s'étaient mis debout, me regardaient courir en souriant. L'oncle
Lazare, ne pouvant me rejoindre, agitait sa canne avec désespoir.

--Hé! Jean, que diable! criait-il, attends-moi. je ne veux pas arriver
le dernier.

Mais je n'entendais plus l'oncle Lazare, je courais toujours.

J'arrivai à la ferme, haletant, plein de terreur et d'espérance. Je
montai rapidement l'escalier, je frappai du poing à la porte de Babet,
riant, pleurant, la tête perdue. La sage-femme entrebâilla la porte,
pour me dire d'un ton fâché de ne point faire tant de bruit. Je
demeurai désespéré et honteux.

--Vous ne pouvez entrer, ajouta-t-elle. Allez attendre dans la cour.

Et comme je ne bougeais pas:

--Tout va bien, continua la sage-femme. Je vous appellerai.

La porte se referma. Je restai droit devant elle, ne me décidant pas à
descendre. J'entendais Babet se plaindre d'une voix brisée. Et, comme
j'étais là, elle poussa un cri déchirant qui me frappa comme une balle
en pleine poitrine. Il me prit une envie irrésistible d'enfoncer la
porte d'un coup d'épaule. Pour ne pas céder à cette envie, je mis les
mains à mes oreilles, je me précipitai follement dans l'escalier.

Je trouvai dans la cour mon oncle Lazare qui arrivait tout essoufflé.
Le cher homme fut obligé de s'asseoir sur la margelle du puits.

--Eh bien! me demanda-t-il, où est l'enfant?

--Je ne sais pas, répondis-je; on m'a mis à la porte... Babet souffre
et pleure.

Nous nous regardâmes, n'osant prononcer une parole. Nous tendions
l'oreille avec angoisse, nous ne quittions pas des yeux la fenêtre de
Babet, cherchant à voir au travers des petits rideaux blancs. L'oncle,
tremblant, restait immobile, les deux mains appuyées fortement sur sa
canne; moi, pris de fièvre, je marchais devant lui à grands pas. Par
moments, nous échangions des sourires inquiets.

Les charrettes des vendangeurs arrivaient une à une. Les paniers de
raisin étaient posés contre un des murs de la cour, et des hommes, les
jambes nues, foulaient les grappes sous leurs pieds, dans des auges de
bois. Les mulets hennissaient, les charretiers juraient, tandis que le
vin tombait avec des bruits sourds au fond de la cuve. Des odeurs
âcres montaient dans l'air tiède.

Et j'allais toujours de long en large, comme grisé par ces odeurs. Ma
pauvre tête éclatait, je songeais à Babet, en regardant couler le sang
du raisin. Je me disais avec une joie toute physique que mon enfant
naissait à l'époque féconde de la vendange, dans les senteurs du vin
nouveau.

L'impatience me torturait, je montai de nouveau. Mais je n'osai
frapper, je collai mon oreille contre le bois de la porte, et
j'entendis les plaintes de Babet, qui sanglotait tout bas. Alors le
coeur me manqua, je maudis la souffrance. L'oncle Lazare, qui était
doucement monté derrière moi, dut me ramener dans la cour. Il voulut
me distraire, il me dit que le vin serait excellent; mais il parlait
sans s'écouter lui-même. Et, par instants, nous nous taisions tous
deux, écoutant avec anxiété une plainte plus prolongée de Babet.

Peu à peu, les cris s'adoucirent, ce ne fut plus qu'un murmure
douloureux, une voix d'enfant qui s'endort en pleurant. Puis, un grand
silence se fit. Bientôt ce silence me causa une épouvante indicible.
La maison me paraissait vide, maintenant que Babet ne sanglotait plus.
J'allais monter, lorsque la sage-femme ouvrit sans bruit la fenêtre.
Elle se pencha, et, me faisant signe de la main:

--Venez, me dit-elle.

Je montai lentement, goûtant des joies plus profondes à chaque marche.
Mon oncle Lazare frappait déjà à la porte, que j'étais encore au
milieu de l'escalier, prenant une sorte de plaisir étrange à retarder
le moment où j'embrasserais ma femme.

Sur le seuil je m'arrêtai, le coeur battant à grands coups. Mon oncle
était penché sur le berceau. Babet, toute blanche, les yeux fermés,
semblait dormir. J'oubliai l'enfant, j'allai droit à Babet, je pris sa
chère tête entre mes mains. Les larmes n'avaient pas séché sur ses
joues, et ses lèvres, encore frémissantes, souriaient, trempées de
pleurs. Elle leva paresseusement les paupières. Elle ne me parla pas,
mais je l'entendis me dire: «J'ai bien souffert, mon brave Jean, mais
j'étais si heureuse de souffrir! Je te sentais en moi.»

Alors, je me penchai, je baisai les yeux de Babet, je bus ses larmes.
Elle riait doucement, elle s'abandonnait avec une langueur caressante.
La fatigue la tenait endolorie. Elle dégagea lentement ses mains du
drap de lit, et, me prenant par le cou, approchant sa bouche de mon
oreille:

--C'est un garçon, murmura-t-elle d'une voix faible, avec un air de
triomphe.

Ce furent là les premiers mots qu'elle prononça après la terrible
crise qui venait de la secouer.

--Je savais bien que ce serait un garçon, continua-t-elle, je voyais
l'enfant chaque nuit... Donne-le moi, couche-le à mon côté.

Je me tournai, et je vis la sage-femme et mon oncle se quereller. La
sage-femme avait toutes les peines du monde à empêcher l'oncle Lazare
de prendre le petit entre ses bras. Il voulait le bercer.

Je regardai l'enfant que la mère m'avait fait oublier. Il était tout
rose. Babet disait avec conviction qu'il me ressemblait; la sage-femme
trouvait qu'il avait les yeux de sa mère; moi je ne savais pas,
j'étais ému jusqu'aux larmes, j'embrassai le cher petit comme du pain,
croyant encore embrasser Babet.

Je posai l'enfant sur le lit. Il poussait des cris continus qui nous
semblaient être une musique céleste. Je m'assis sur le bord de la
couche, mon oncle se mit dans un grand fauteuil, et Babet, lasse et
sereine, couverte jusqu'au menton, resta les paupières levées, les
yeux souriants.

La fenêtre était ouverte toute grande. L'odeur du raisin entrait avec
les tiédeurs de la douce après-midi d'automne. On entendait les
piétinements des vendangeurs, les secousses des charrettes, les
claquements des fouets; par moments, montait la chanson aiguë d'une
servante qui traversait la cour. Tous ces bruits s'adoucissaient dans
la sérénité de cette chambre, encore émue des sanglots de Babet. Et la
fenêtre taillait en plein ciel et en pleine campagne une large bande
de paysage. Nous apercevions l'allée de chênes dans sa longueur; puis
la Durance, comme un ruban de satin blanc, passait au milieu de l'or
et de la pourpre des feuillages; tandis que, au-dessus de ce coin de
terre, un ciel pâle, bleu et rose, creusait ses limpides profondeurs.

C'est dans le calme de cet horizon, dans les exhalaisons de la cuve,
dans les joies du travail et de l'enfantement, que nous causions tous
trois, Babet, l'oncle Lazare et moi, en regardant le cher petit
nouveau-né.

--Oncle Lazare, disait Babet, quel nom donnerez-vous à l'enfant?

--La mère de Jean s'appelait Jacqueline, répondit l'oncle, je nommerai
l'enfant Jacques.

--Jacques, Jacques, répéta Babet... Oui, c'est un joli nom... Et,
dites-moi, que ferons-nous de ce petit homme: un curé ou un soldat, un
monsieur ou un paysan?

Je me mis à rire.

--Nous avons le temps de songer à cela, lui dis-je.

--Mais non, reprit Babet presque fâchée, il grandira vite. Vois comme
il est fort. Ses yeux parlent déjà.

Mon oncle Lazare pensait absolument comme ma femme. Il reprit d'un ton
grave:

--N'en faites ni un prêtre ni un soldat, à moins que le garçon n'ait
une vocation irrésistible... En faire un monsieur, cela est grave...

Babet, anxieuse, me regardait. La chère femme n'avait pas un brin
d'orgueil pour elle; mais, comme toutes les mères, elle eût voulu être
humble et fière devant son fils. J'aurais juré qu'elle le voyait déjà
notaire ou médecin. Je l'embrassai, je lui dis doucement:

--Je désire que l'enfant habite notre chère vallée. Un jour, il
trouvera, au bord de la Durance, une Babet de seize ans, à laquelle il
offrira à boire. Souviens-toi, mon amie... La campagne nous a donné la
paix: notre fils sera paysan comme nous, heureux comme nous.

Babet, tout émue, m'embrassa à son tour. Elle regarda par la fenêtre
les feuillages et la rivière, les prairies et le ciel; puis, en
souriant:

--Tu as raison, Jean, me dit-elle. Ce pays a été bon pour nous, il le
sera pour notre petit Jacques... Oncle Lazare, vous serez le parrain
d'un fermier.

L'oncle Lazare, approuva de la tête, d'un signe las et affectueux.
Depuis un instant, je l'examinais, et je voyais ses yeux se voiler,
ses lèvres pâlir. Renversé dans le fauteuil, en face de la fenêtre
ouverte, il avait posé ses mains blanches sur ses genoux, il regardait
fixement le ciel d'un air d'extase recueillie.

Je fus pris d'inquiétude.

--Souffrez-vous, oncle Lazare? lui demandai-je. Qu'avez-vous?...
Répondez, par grâce.

Il leva doucement une de ses mains, comme pour me prier de parler plus
bas; puis il la laissa retomber, et, d'une voix faible:

--Je suis brisé, dit-il. A mon âge, le bonheur est mortel... Ne faites
pas de bruit... Il me semble que ma chair est devenue toute légère: je
ne sens plus mes jambes ni mes bras.

Babet, effrayée, se souleva, regardant l'oncle Lazare. Je me mis à
genoux devant lui, le contemplant avec anxiété. Lui, souriait.

--Ne vous épouvantez pas, reprit-il. Je n'éprouve aucune souffrance;
une douceur descend en moi, je crois que je vais m'endormir d'un
sommeil juste et bon... Cela vient de me prendre tout d'un coup, et je
remercie Dieu. Ah! mon pauvre Jean, j'ai trop couru dans le sentier du
coteau, l'enfant m'a donné trop de joie.

Et comme nous comprenions, comme nous éclations en sanglots, l'oncle
Lazare continua, sans cesser de regarder le ciel:

--Ne gâtez pas ma joie, je vous en supplie... Si vous saviez combien
je suis heureux de m'endormir pour toujours dans ce fauteuil! Jamais
je n'ai osé rêver une mort si consolante. Toutes mes tendresses sont
là, à mes côtés... Et voyez quel ciel bleu! Dieu m'envoie une belle
soirée.

Le soleil se couchait derrière l'allée de chênes. Les rayons obliques
jetaient des nappes d'or sous les arbres qui prenaient des tons de
vieux cuivre. Au loin, la campagne verte se perdait dans une sérénité
vague. L'oncle Lazare s'affaiblissait de plus en plus, en face de ce
silence attendri, de ce coucher de soleil, apaisé, entrant par la
fenêtre ouverte. Il s'éteignait lentement, comme ces lueurs légères
qui pâlissaient sur les hautes branches.

--Ah! ma bonne vallée, murmura-t-il, tu me fais de tendres adieux...
J'avais peur de mourir l'hiver, lorsque tu es toute noire.

Nous retenions nos larmes, nous ne voulions pas troubler cette mort si
sainte. Babet priait à voix basse. L'enfant jetait toujours de légers
cris.

Mon oncle Lazare entendit ces cris, dans le rêve de son agonie. Il
essaya de se tourner vers Babet, et, souriant encore:

-J'ai vu l'enfant, dit-il, je meurs bien heureux.

Alors, il regarda le ciel pâle, la campagne blonde, et, renversant la
tête, il poussa un faible soupir. Aucun frisson ne secoua le corps de
l'oncle Lazare; il entra dans la mort comme on entre dans le sommeil.

Une telle douceur s'était faite en nous, que nous restâmes muets, sans
larmes. Nous n'éprouvions qu'une tristesse sereine en face de tant de
simplicité dans la mort. Le crépuscule tombait, les adieux de l'oncle
Lazare nous laissaient confiants, ainsi que les adieux du soleil qui
meurt le soir pour renaître le matin.

Telle fut ma journée d'automne, qui me donna un fils et qui emporta
mon oncle Lazare dans la paix du crépuscule.



IV

HIVER.


Janvier a de sinistres matinées, qui glacent le coeur. Au réveil, ce
jour-là, je fus pris d'une inquiétude vague. Pendant la nuit, le dégel
était venu, et, lorsque, du seuil de la porte, je regardai la
campagne, elle m'apparut comme un immense haillon d'un gris sale,
souillé de boue, troué de déchirures.

Un rideau de brouillard cachait les horizons. Dans ce brouillard, les
chênes de l'allée dressaient lugubrement leurs bras noirs, pareils à
une rangée de spectres gardant l'abîme de vapeur qui se creusait
derrière eux. Les terres étaient défoncées, couvertes de flaques
d'eau, le long desquelles traînaient des lambeaux de neige salie. Au
loin, la grande voix de la Durance s'enflait.

L'hiver est d'une vigueur saine, lorsque le ciel est clair et que la
terre est dure. L'air pince les oreilles, on marche gaillardement dans
les sentiers gelés qui sonnent sous les pas avec des bruits d'argent.
Les champs s'élargissent, propres et nets, blancs de glace, jaunes de
soleil. Mais je ne sais rien de plus attristant que ces temps fades de
dégel; je hais les brouillards dont l'humidité pèse aux épaules.

Je frissonnai devant ce ciel cuivré; je me hâtai de rentrer, décidé à
ne point aller aux champs, ce jour-là. Il ne manquait pas de travail
dans l'intérieur de la ferme.

Jacques était levé depuis longtemps. Je l'entendais siffler sous un
hangar, où il donnait un coup de main à des hommes qui enlevaient des
sacs de blé. Le garçon avait déjà dix-huit ans; c'était un grand
gaillard, aux bras forts. Il n'avait pas eu un oncle Lazare pour le
gâter et lui apprendre le latin, il n'allait point rêver sous les
saules de la rive. Jacques était devenu un vrai paysan, un travailleur
infatigable, qui se fâchait, lorsque je touchais à quelque chose, me
disant que je me faisais vieux et que je devais me reposer.

Et, comme je le regardais de loin, un être doux et léger, qui me sauta
sur les épaules, posa ses petites mains sur mes yeux, en me demandant:

--Qui est-ce?

Je me mis à rire.

--C'est, répondis-je, la petite Marie, que sa mère vient d'habiller.

La chère fillette allait avoir dix ans, et, depuis dix ans, elle était
la joie de la ferme. Venue la dernière, à une époque où nous
n'espérions plus avoir d'enfant, elle était doublement aimée. Sa santé
chancelante nous la rendait chère. On la traitait en demoiselle; sa
mère voulait absolument en faire une dame, et je n'avais pas le
courage de vouloir autre chose, tant la petite Marie était mignonne,
dans ses belles jupes de soie ornées de rubans.

Marie n'était pas descendue de mes épaules.

--Maman, maman, criait-elle, viens donc voir; je joue au cheval.

Babet, qui entrait, eut un sourire. Ah! ma pauvre Babet, comme nous
étions vieux! Je me souviens que nous grelottions de lassitude, ce
jour-là, en nous regardant d'un air triste, lorsque nous étions seuls.
Nos enfants nous rendaient notre jeunesse.

Le déjeuner fut silencieux. Nous avions été obligés d'allumer la
lampe. Les clartés rousses qui traînaient dans la pièce, étaient d'une
tristesse à mourir.

--Bah! disait Jacques, il vaut mieux cette pluie tiède qu'un grand
froid qui gèlerait nos oliviers et nos vignes.

Et il essayait de plaisanter. Mais il était inquiet comme nous, sans
savoir pourquoi. Babet avait fait de mauvais rêves. Nous écoutions le
récit de ses cauchemars, riant des lèvres, le coeur serré.

--C'est le temps qui nous met l'âme à l'envers, dis-je pour rassurer
tout le monde.

--Oui, oui, c'est le temps, se hâta de reprendre Jacques. Je vais
mettre quelques sarments dans le feu.

Une flambée joyeuse jeta de larges nappes de lumière contre les murs.
Les ceps brûlaient avec des pétillements, laissant des brasiers roses.
Nous nous étions assis devant la cheminée; l'air, au dehors, était
tiède; mais, dans l'intérieur de la ferme, il tombait des plafonds une
humidité glaciale. Babet avait pris la petite Marie sur ses genoux;
elle causait tout bas avec elle, s'égayant de son babil d'enfant.

--Venez-vous, père? me demanda Jacques. Nous allons visiter les caves
et les greniers.

Je sortis avec lui. Depuis quelques années, les récoltes devenaient
mauvaises. Nous subissions de grosses pertes: nos vignes, nos arbres
étaient surpris par les froids; la grêle hachait nos blés et nos
avoines. Et je disais parfois que je devenais vieux, que la fortune,
qui est femme, n'aime pas les vieillards. Jacques riait, en me
répondant qu'il était jeune, lui, et qu'il allait faire la cour à la
fortune.

J'en étais à l'hiver, à la saison froide. Je sentais bien que tout
mourait autour de moi. A chaque gaieté qui s'en allait, je songeais à
l'oncle Lazare, qui était resté si calme dans la mort; je demandais
des forces à son cher souvenir.

Vers trois heures, le jour tomba complètement. Nous descendîmes dans
la salle commune. Babet cousait au coin de la cheminée, la tête
penchée; la petite Marie, assise par terre, en face du feu, habillait
gravement une poupée. Jacques et moi, nous nous étions mis devant un
bureau d'acajou, qui nous venait de l'oncle Lazare; nous nous
occupions à vérifier nos comptes.

La fenêtre était comme murée; le brouillard, collé aux vitres,
bâtissait une véritable muraille de ténèbres. Derrière cette muraille,
se creusait le vide, l'inconnu. Seule, une clameur large, une voix
haute, qui emplissait l'ombre, s'élevait dans le silence.

Nous avions congédié les travailleurs, ne gardant avec nous que notre
vieille servante Marguerite. Quand je levais la tête et que
j'écoutais, il me semblait que la ferme se trouvait suspendue au
milieu d'un gouffre. Aucun bruit humain ne venait du dehors, je
n'entendais que la clameur de l'abîme. Alors je regardais ma femme et
mes enfants, j'avais les lâchetés des vieilles gens qui se sentent
trop faibles pour protéger ceux qui les entourent contre les périls
inconnus.

La clameur devint plus rauque, et il nous sembla qu'on heurtait à la
porte. Au même instant, les chevaux de l'écurie se mirent à hennir
furieusement, les bestiaux poussèrent des beuglements étouffés. Nous
nous étions tous levés, pâles d'inquiétude. Jacques se précipita vers
la porte, l'ouvrit toute grande.

Un flot d'eau trouble entra brusquement et s'étala dans la pièce.

La Durance débordait. C'était elle qui jetait la clameur s'élargissant
au loin depuis le matin. Les neiges fondaient dans les montagnes,
chaque coteau était devenu un torrent qui enflait la rivière. Le
rideau de brouillard nous avait caché cette crue soudaine.

Souvent, dans les hivers rigoureux, en temps de dégel, l'eau était
ainsi montée jusqu'à la porte de la ferme. Mais jamais le flot n'avait
grandi si rapide. Par la porte ouverte, nous apercevions la cour
transformée en lac. Nous avions déjà de l'eau jusqu'aux chevilles.

Babet avait soulevé la petite Marie, qui pleurait en serrant sa poupée
contre sa poitrine. Jacques voulait aller ouvrir les portes des
écuries et des étables; mais sa mère, le retenant par ses vêtements,
le supplia de ne point sortir. L'eau montait toujours. Je poussai
Babet vers l'escalier.

--Vite, vite, allons dans les chambres, criai-je.

Et je forçai Jacques à passer devant moi. Je quittai le
rez-de-chaussée le dernier.

Marguerite, terrifiée, descendit du grenier où elle se trouvait. Je la
fis asseoir au fond de la pièce, à côté de Babet, qui restait
silencieuse, pâle, les yeux suppliants. Nous avions couché la petite
Marie dans le lit; elle n'avait pas voulu se séparer de sa poupée,
elle s'endormait doucement, en la serrant entre ses bras. Ce sommeil
de l'enfant me soulageait; lorsque je me tournais et que je voyais
Babet, écoutant le souffle régulier de la fillette, j'oubliais le
danger, je n'entendais plus l'eau qui battait les murs.

Mais nous ne pouvions, Jacques et moi, nous empêcher de regarder le
péril en face. L'anxiété nous poussait à nous rendre compte des
progrès de l'inondation. Nous avions ouvert la fenêtre toute grande,
nous nous penchions au risque de tomber, nous interrogions la nuit. Le
brouillard, plus épais, traînait sur l'eau, suant une pluie fine qui
nous pénétrait de frissons. De vagues reflets d'acier indiquaient
seuls la nappe mouvante, au fond des ténèbres. En bas, dans la cour,
le flot clapotait, montant le long des murailles avec des ondulations
douces. Et nous n'entendions toujours que la colère de la Durance et
que l'épouvante des chevaux et des bestiaux.

Les hennissements, les beuglements de ces pauvres bêtes me fendaient
l'âme. Jacques m'interrogeait du regard; il aurait voulu tenter de les
délivrer. Bientôt leurs plaintes d'agonie devinrent lamentables, et un
grand craquement se fit entendre. Les boeufs venaient de briser les
portes de l'étable. Nous les vîmes passer devant nous, emportés par
les eaux, roulés dans le courant. Et ils disparurent dans la clameur
de la rivière.

Alors la colère me prit à la gorge, je devins comme fou, je montrai le
poing à la Durance. Debout devant la fenêtre, je l'insultais.

--Mauvaise! criai-je au milieu du vacarme des eaux, je t'ai aimée
d'amour, tu as été ma première maîtresse, et tu me voles aujourd'hui,
tu viens ébranler ma ferme et emporter mes bestiaux. Ah! maudite,
maudite!... Puis, tu m'as donné Babet, tu t'es promenée avec douceur
au bord de mes prés. Moi, je croyais que tu étais une bonne mère, je
me rappelais que l'oncle Lazare avait eu de la tendresse pour tes eaux
claires, je pensais te devoir de la reconnaissance... Tu es une
marâtre, je ne te dois que de la haine...

Mais la Durance, de sa voix de tonnerre, étouffait mes cris; et,
large, indifférente, elle étalait et poussait ses flots avec
l'entêtement tranquille des choses.

Je rentrai dans la chambre, j'allai embrasser Babet qui pleurait. La
petite Marie dormait en souriant.

--Ne t'effraye pas, dis-je à ma femme. L'eau ne peut toujours
monter... Elle va certainement descendre... Il n'y a aucun danger.

--Non, il n'y a aucun danger, répétait Jacques fiévreusement. La
maison est solide.

A ce moment, Marguerite, qui s'était approchée de la fenêtre, prise de
la curiosité de la peur, se pencha comme folle, et tomba, en poussant
un cri. Je me jetai devant la fenêtre, mais je ne pus empêcher Jacques
de sauter dans l'eau. Marguerite l'avait bercé, il éprouvait pour la
pauvre vieille une tendresse de fils. Au bruit des deux chutes, Babet
s'était levée, épouvantée, les mains jointes. Elle resta là, debout,
la bouche ouverte, les yeux agrandis, regardant la fenêtre.

Je m'étais assis sur l'appui de bois, les oreilles pleines du
grondement des eaux. Je ne sais depuis combien de temps nous étions,
Babet et moi, dans cette stupeur douloureuse, lorsqu'une voix
m'appela. C'était Jacques qui se tenait au mur, sous la fenêtre. Je
lui tendis la main, et il remonta.

Babet le prit avec force dans ses bras. Elle pouvait sangloter,
maintenant; elle se soulageait.

Il ne fut pas question de Marguerite. Jacques n'osait dire qu'il
n'avait pu la retrouver, et nous n'osions le questionner sur ses
recherches.

Il me prit à part, il me ramena à la fenêtre.

--Père, me dit-il à demi-voix, il y a déjà plus de deux mètres d'eau
dans la cour, et la rivière monte toujours. Nous ne pouvons rester ici
davantage.

Jacques avait raison. La maison s'émiettait, les planches des hangars
s'en allaient une à une. Puis, cette mort de Marguerite pesait sur
nous. Babet, affolée, nous suppliait. Sur le grand lit, la petite
Marie restait seule paisible, sa poupée entre les bras, dormant avec
son bon sourire d'ange.

A chaque minute, le péril croissait. L'eau allait atteindre l'appui de
la fenêtre et envahir la chambre. On aurait dit qu'une machine de
guerre ébranlait la ferme à coups sourds, profonds, réguliers. Le
courant devait nous prendre en pleine façade. Et nous ne pouvions
espérer aucuns secours humains!

--Les minutes sont précieuses, dit Jacques avec angoisse. Nous allons
être écrasés sous les décombres... Cherchons des planches,
construisons un radeau.

Il disait cela dans la fièvre. Certes, j'aurais mille fois préféré
être au milieu de la rivière, sur quelques poutres liées ensemble, que
sous le toit de cette maison qui allait s'effondrer. Mais où prendre
les poutres nécessaires? De rage, j'arrachai les planches des
armoires, Jacques brisa les meubles, nous enlevâmes les volets, toutes
les pièces de bois que nous pûmes atteindre. Et sentant qu'il était
impossible d'utiliser ces débris, nous les jetions au milieu de la
chambre, devenus furieux, cherchant toujours.

Notre dernière espérance s'en allait, nous comprenions notre misère et
notre impuissance. L'eau montait; les voix rauques de la Durance nous
appelaient avec colère. Alors, j'éclatai en sanglots, je pris Babet
entre mes bras frémissants, je suppliai Jacques de venir près de nous.
Je voulais que nous mourions tous dans une même étreinte.

Jacques s'était remis à la fenêtre. Et, brusquement:

--Père, cria-t-il, nous sommes sauvés!... Viens voir.

Le ciel était bon. Le toit d'un hangar, arraché par le courant, venait
d'échouer devant la fenêtre. Ce toit, large de plusieurs mètres, était
fait de poutres légères et de chaume; il surnageait, il devait fermer
un excellent radeau. Je joignis les mains, j'aurais adoré ce bois et
cette paille.

Jacques sauta sur le toit, après l'avoir fortement amarré. Il marcha
sur le chaume, s'assurant de la solidité de chaque partie. Le chaume
résista; nous pouvions nous aventurer sans crainte.

--Oh! il nous portera bien tous, dit Jacques joyeusement. Vois donc
comme il s'enfonce peu dans l'eau!... La difficile sera de le diriger.

Il regarda autour de lui et saisit au passage deux perches que le
courant emportait.

--Eh! voici les rames, continua-t-il... Père, nous nous mettrons, toi
à l'arrière, moi à l'avant, et nous conduirons aisément le radeau. Il
n'y a pas trois mètres de fond... Vite, vite, embarquez, il ne faut
pas perdre une minute.

Ma pauvre Babet tâchait de sourire. Elle enveloppa délicatement la
petite Marie dans un châle; l'enfant venait de se réveiller; toute
effrayée, elle gardait un silence coupé de gros soupirs. Je mis une
chaise devant la fenêtre, je fis monter Babet sur le radeau. Comme je
la tenais dans mes bras, je l'embrassai avec une émotion poignante; je
sentais que ce baiser était un baiser suprême.

L'eau commençait à couler dans la chambre. Nous avions les pieds
trempés. Je m'embarquai le dernier; puis, je déliai la corde. Le
courant nous collait contre le mur; il nous fallut des précautions et
des efforts infinis pour nous éloigner de la ferme.

Peu à peu, le brouillard était tombé. Lorsque nous partîmes, il
pouvait être minuit. Les étoiles se noyaient encore dans une buée; la
lune, presque au bord de l'horizon, éclairait la nuit d'une sorte
d'aurore blafarde.

C'est alors que l'inondation nous apparut dans toute son horreur
grandiose. La vallée était devenue fleuve. D'un coteau à l'autre,
entre les masses sombres des cultures, la Durance passait énorme,
seule vivante dans l'horizon mort, grondant d'une voix souveraine,
gardant dans sa colère la majesté de son jet colossal. Par endroits,
des bouquets d'arbres émergeaient, tachant la nappe pâle de marbrures
noires. Je reconnus, devant nous, les cimes des chênes de l'allée; le
courant nous poussait vers ces branches qui étaient pour nous autant
de récifs. Autour du radeau flottaient des débris, des pièces de bois,
des tonneaux vides, des paquets d'herbes; la rivière charriait les
ruines que sa colère avait faites.

A gauche, nous apercevions les lumières de Dourgues. Des lueurs de
lanternes couraient dans la nuit. L'eau n'avait pas dû monter jusqu'au
village; les terres basses seules étaient envahies. Des secours
allaient arriver sans doute. Nous interrogions les clartés qui
traînaient sur l'eau; il nous semblait, à chaque instant, entendre des
bruits de rames.

Nous étions partis à l'aventure. Dès que le radeau fut au milieu du
courant, perdu dans les tourbillons de la rivière, l'angoisse nous
reprit, nous regrettâmes presque d'avoir quitté la ferme. Je me
tournai parfois, je regardai la maison qui restait toujours debout,
grise sur l'eau blanche. Babet, accroupie au milieu du radeau, dans le
chaume du toit, tenait la petite Marie sur ses genoux, la tête contre
sa poitrine, pour lui cacher l'horreur de la rivière, toutes deux
repliées, courbées dans un embrassement, comme rapetissées par la
crainte. Jacques, debout à l'avant, appuyait de toute sa puissance sur
sa perche; il nous jetait, par instants, de rapides regards, puis se
remettait silencieusement à la besogne. Je le secondais de mon mieux,
mais nos efforts pour gagner la rive restaient sans effet. Peu à peu,
malgré nos perches que nous enfoncions dans la vase à les briser, nous
étions dérivés; une force, qui semblait venir du fond de l'eau, nous
poussait au large. Lentement, la Durance s'emparait de nous.

Luttant, baignés de sueur, nous en étions arrivés à la colère, nous
nous battions avec la rivière comme avec un être vivant, cherchant à
la vaincre, à la blesser, à la tuer. Elle nous serrait entre ses bras
de géant, et nos perches devenaient, dans nos mains, des armes que
nous lui enfoncions en pleine poitrine avec rage. Elle rugissait, elle
nous jetait sa bave au visage, elle se tordait sous nos coups. Les
dents serrées, nous résistions à sa victoire. Nous ne voulions pas
être vaincus. Et il nous prenait des envies folles d'assommer le
monstre, de le calmer à coups de poing.

Lentement, nous allions au large. Nous étions déjà à l'entrée de
l'allée de chênes. Les branches noires perçaient l'eau qu'elles
déchiraient avec des bruits lamentables. La mort nous attendait
peut-être là, dans un heurt. Je criai à Jacques de prendre l'allée et
de la suivre, en s'appuyant aux branches. Et c'est ainsi que je passai
une dernière fois au milieu de cette allée de chênes où j'avais
promené ma jeunesse et mon âge mûr. Dans la nuit terrible, sur le
gouffre hurlant, je songeai à mon oncle Lazare, je vis les belles
heures de ma vie me sourire tristement.

Au bout de l'allée, la Durance triompha. Nos perches ne touchèrent
plus le fond. L'eau nous emporta dans l'élan furieux de sa victoire.
Et maintenant elle pouvait faire de nous ce qu'il lui plairait. Nous
nous abandonnâmes. Nous descendions avec une rapidité effrayante. De
grands nuages, des haillons sales et troués traînaient dans le ciel;
puis, lorsque la lune se cachait, une obscurité lugubre tombait. Alors
nous roulions dans le chaos. Des flots énormes d'un noir d'encre,
pareils à des dos de poissons, nous emportaient en tournoyant. Je ne
voyais plus Babet ni les enfants. Je me sentais déjà dans la mort.

J'ignore combien de temps dura cette course suprême. Brusquement, la
lune se dégagea, les horizons blanchirent. Et, dans cette lumière,
j'aperçus en face de nous une masse noire, qui barrait le chemin, et
sur laquelle nous courions de toute la violence du courant. Nous
étions perdus, nous allions nous briser là.

Babet s'était levée toute droite. Elle me tendait la petite Marie.

--Prends l'enfant, me cria-t-elle... Laisse-moi, laisse-moi!

Jacques avait déjà saisi Babet dans ses bras. D'une voix forte:

--Père, dit-il, sauvez la petite... Je sauverai ma mère.

La masse noire était devant nous. Je crus reconnaître un arbre. Le
choc fut terrible, et le radeau, fendu en deux, sema sa paille et ses
poutres dans le tourbillon de l'eau.

Je tombai, serrant avec force la petite Marie. L'eau glacée me rendit
tout mon courage. Remonté à la surface de la rivière, je maintins
l'enfant, je la couchai à moitié sur mon cou, et je me mis à nager
péniblement. Si la petite ne s'était pas évanouie et qu'elle se fût
débattue, nous serions restés tous les deux au fond du gouffre.

Et, tandis que je nageais, une anxiété me serrait à la gorge.
J'appelais Jacques, je cherchais à voir au loin; mais je n'entendais
que le grondement, je ne voyais que la nappe pâle de la Durance.
Jacques et Babet étaient au fond. Elle avait dû s'attacher à lui,
l'entraîner dans une étreinte mortelle. Quelle agonie atroce! J'aurais
voulu mourir; j'enfonçais lentement, j'allais les retrouver sous l'eau
noire. Et, dès que le flot touchait à la face de la petite Marie, je
luttais de nouveau avec une énergie farouche pour me rapprocher de la
rive.

C'est ainsi que j'abandonnai Babet et Jacques, désespéré de ne pouvoir
mourir comme eux, les appelant toujours d'une voix rauque. La rivière
me jeta sur les cailloux, pareil à un de ces paquets d'herbe qu'elle
laissait dans sa course. Lorsque je revins à moi, je pris entre les
bras ma fille qui ouvrait les yeux. Le jour naissait. Ma nuit d'hiver
était finie, cette terrible nuit qui avait été complice du meurtre de
ma femme et de mon fils.

A cette heure, après des années de regrets, une dernière consolation
me reste. Je suis l'hiver glacé, mais je sens en moi tressaillir le
printemps prochain. Mon oncle Lazare le disait: nous ne mourons
jamais. J'ai eu les quatre saisons, et voilà que je reviens au
printemps, voilà que ma chère Marie recommence les éternelles joies et
les éternelles douleurs.



FIN.











End of the Project Gutenberg EBook of Nouveaux Contes à Ninon, by Émile Zola

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES À NINON ***

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