Othello

By William Shakespeare

The Project Gutenberg EBook of Othello, by William Shakespeare

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Title: Othello

Author: William Shakespeare

Translator: François Pierre Guillaume Guizot

Release Date: April 15, 2006 [EBook #18179]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OTHELLO ***




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    Note du transcripteur.

        ===========================================================
        Ce document est tiré de:


        OEUVRES COMPLÈTES DE
        SHAKSPEARE

        TRADUCTION DE
        M. GUIZOT

        NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
        AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
        DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

        Volume 4

        Mesure pour mesure.--Othello.--Comme il vous plaira.
        Le conte d'hiver.--Troïlus et Cressida.

        PARIS
        A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
        DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
        35, QUAI DES AUGUSTINS
        1863


        ==========================================================


                             OTHELLO

                               OU

                        LE MORE DE VENISE

                             TRAGÉDIE




NOTICE SUR OTHELLO


«Il y avait jadis à Venise un More très-vaillant que sa bravoure et
les preuves de prudence et d'habileté qu'il avait données à la guerre
avaient rendu cher aux seigneurs de la république... Il advint qu'une
vertueuse dame d'une merveilleuse beauté, nommée Disdémona, séduite, non
par de secrets désirs, mais par la vertu du More, s'éprit de lui, et
que lui à son tour, vaincu par la beauté et les nobles sentiments de
la dame, s'enflamma également pour elle. L'amour leur fut si favorable
qu'ils s'unirent par le mariage, bien que les parents de la dame fissent
tout ce qui était en leur pouvoir pour qu'elle prît un autre époux. Tant
qu'ils demeurèrent à Venise, ils vécurent ensemble dans un si parfait
accord et un repos si doux que jamais il n'y eut entre eux, je ne dirai
pas la moindre chose, mais la moindre parole qui ne fût d'amour.
Il arriva que les seigneurs vénitiens changèrent la garnison qu'ils
tenaient dans Chypre, et choisirent le More pour capitaine des troupes
qu'ils y envoyaient. Celui-ci, bien que fort content de l'honneur qui
lui était offert, sentait diminuer sa joie en pensant à la longueur et
à la difficulté du voyage... Disdémona, voyant le More troublé, s'en
affligeait, et, n'en devinant pas la cause, elle lui dit un jour pendant
leur repas:--Cher More, pourquoi, après l'honneur que vous avez reçu
de la Seigneurie, paraissez-vous si triste?--Ce qui trouble ma joie,
répondit le More, c'est l'amour que je te porte; car je vois qu'il faut
que je t'emmène avec moi affronter les périls de la mer, ou que je
te laisse à Venise. Le premier parti m'est douloureux, car toutes les
fatigues que tu auras à éprouver, tous les périls qui surviendront me
rempliront de tourment; le second m'est insupportable, car me séparer de
toi, c'est me séparer de ma vie.--Cher mari, que signifient toutes ces
pensées qui vous agitent le coeur? Je veux venir avec vous partout
où vous irez. S'il fallait traverser le feu en chemise, je le ferais.
Qu'est-ce donc que d'aller avec vous par mer, sur un vaisseau solide et
bien équipé?--Le More charmé jeta ses bras autour du cou de sa femme,
et avec un tendre baiser lui dit: Que Dieu nous conserve longtemps, ma
chère, avec un tel amour!--et ils partirent et arrivèrent à Chypre après
la navigation la plus heureuse.

«Le More avait avec lui un enseigne d'une très-belle figure, mais de
la nature la plus scélérate qu'il y ait jamais eu au monde...e méchant
homme avait aussi amené à Chypre sa femme, qui était belle et honnête;
et, comme elle était italienne, elle était chère à la femme du More,
et elles passaient ensemble la plus grande partie du jour. De la même
expédition était un officier fort aimé du More; il allait très-souvent
dans la maison du More, et prenait ses repas avec lui et sa femme. La
dame, qui le savait très-agréable à son mari, lui donnait beaucoup
de marques de bienveillance, ce dont le More était très-satisfait. Le
méchant enseigne ne tenant compte ni de la fidélité qu'il avait jurée à
sa femme, ni de l'amitié, ni de la reconnaissance qu'il devait au More,
devint violemment amoureux de Disdémona, et tenta toutes sortes de
moyens pour lui faire connaître et partager son amour...ais elle, qui
n'avait dans sa pensée que le More, ne faisait pas plus d'attention
aux démarches de l'enseigne que s'il ne les eût pas faites... Celui-ci
s'imagina qu'elle était éprise de l'officier... L'amour qu'il portait
à la dame se changea en une terrible haine, et il se mit à chercher
comment il pourrait, après s'être débarrassé de l'officier, posséder
la dame, ou empêcher du moins que le More ne la possédât; et, machinant
dans sa pensée mille choses toutes infâmes et scélérates, il résolut
d'accuser Disdémona d'adultère auprès de son mari, et de faire croire à
ce dernier que l'officier était son complice... Cela était difficile, et
il fallait une occasion... Peu de temps après, l'officier ayant frappé
de son épée un soldat en sentinelle, le More lui ôta son emploi.
Disdémona en fut affligée et chercha plusieurs fois à le réconcilier
avec son mari. Le More dit un jour à l'enseigne que sa femme
le tourmentait tellement pour l'officier qu'il finirait par le
reprendre.--Peut-être, dit le perfide, que Disdémona a ses raisons pour
le voir avec plaisir.--Et pourquoi, reprit le More?--Je ne veux pas
mettre la main entre le mari et la femme; mais si vous tenez vos yeux
ouverts, vous verrez vous-même.--Et quelques efforts que fît le More, il
ne voulut pas en dire davantage[1].»

[Note 1: _Hecatommythi ovvero cento novelle di G.-B. Giraldi
Cinthio_ part. I, décad. III, nov. 7, pages 313-321; édition de Venise,
1508.]

Le romancier continue et raconte toutes les pratiques du perfide
enseigne pour convaincre Othello de l'infidélité de Desdémona. Il n'est
pas, dans la tragédie de Shakspeare, un détail qui ne se retrouve dans
la nouvelle de Cinthio: le mouchoir de Desdémona, ce mouchoir précieux
que le More tenait de sa mère, et qu'il avait donné à sa femme pendant
leurs premières amours; la manière dont l'enseigne s'en empare, et le
fait trouver chez l'officier qu'il veut perdre; l'insistance du More
auprès de Desdémona pour ravoir ce mouchoir, et le trouble où la jette
sa perte; la conversation artificieuse de l'enseigne avec l'officier, à
laquelle assiste de loin le More, et où il croit entendre tout ce
qu'il craint; le complot du More trompé et du scélérat qui l'abuse
pour assassiner l'officier; le coup que l'enseigne porte par derrière à
celui-ci, et qui lui casse la jambe; enfin tous les faits, considérables
ou non, sur lesquels reposent successivement toutes les scènes de la
pièce, ont été fournis au poëte par le romancier, qui en avait sans
doute ajouté un grand nombre à la tradition historique qu'il avait
recueillie. Le dénoûment seul diffère; dans la nouvelle, le More et
l'enseigne assomment ensemble Desdémona pendant la nuit, font écrouler
ensuite sur le lit où elle dormait le plafond de la chambre, et disent
qu'elle a été écrasée par cet accident. On en ignore quelque temps la
vraie cause. Bientôt le More prend l'enseigne en aversion, et le renvoie
de son armée. Une autre aventure porte l'enseigne, de retour à Venise, à
accuser le More du meurtre de sa femme. Ramené à Venise, le More est mis
à la question et nie tout; il est banni, et les parents de Desdémona le
font assassiner dans son exil. Un nouveau crime fait arrêter l'enseigne,
et il meurt brisé par les tortures. «La femme de l'enseigne, dit Giraldi
Cinthio, qui avait tout su, a tout rapporté, depuis la mort de son mari,
comme je viens de le raconter.»

Il est clair que ce dénoûment ne pouvait convenir à la scène; Shakspeare
l'a changé parce qu'il le fallait absolument. Du reste il a tout
conservé, tout reproduit; et non-seulement il n'a rien omis, mais il n'a
rien ajouté; il semble n'avoir attaché aux faits mêmes presque aucune
importance; il les a pris comme ils se sont offerts, sans se donner la
peine d'inventer le moindre ressort, d'altérer le plus petit incident.

Il a tout créé cependant; car, dans ces faits si exactement empruntés à
autrui, il a mis la vie qui n'y était point. Le récit de Giraldi Cinthio
est complet; rien de ce qui semble essentiel à l'intérêt d'une
narration n'y manque; situations, incidents, développement progressif de
l'événement principal, cette construction, pour ainsi dire extérieure et
matérielle, d'une aventure pathétique et singulière, s'y rencontre toute
dressée; quelques-unes des conversations ne sont même pas dépourvues
d'une simplicité naïve et touchante. Mais le génie qui, à cette scène,
fournit des acteurs, qui crée des individus, impose à chacun d'eux
une figure, un caractère, qui fait voir leurs actions, entendre leurs
paroles, pressentir leurs pensées, pénétrer leur sentiments; cette
puissance vivifiante qui ordonne aux faits de se lever, de marcher, de
se déployer, de s'accomplir; ce souffle créateur qui, se répandant
sur le passé, le ressuscite et le remplit en quelque sorte d'une vie
présente et impérissable; c'est là ce que Shakspeare possédait seul; et
c'est avec quoi, d'une nouvelle oubliée, il a fait _Othello_.

Tout subsiste en effet et tout est changé. Ce n'est plus un More,
un officier, un enseigne, une femme, victime de la jalousie et de
la trahison. C'est Othello, Cassio, Jago, Desdémona, êtres réels et
vivants, qui ne ressemblent à aucun autre, qui se présentent en chair et
en os devant le spectateur, enlacés tous dans les liens d'une situation
commune, emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa
nature personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à
l'effet général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont
propres et qui découlent de son individualité. Ce n'est point le fait,
ce n'est point la situation qui a dominé le poëte et où il a cherché
tous ses moyens de saisir et d'émouvoir. La situation lui a paru
posséder les conditions d'une grande scène dramatique; le fait l'a
frappé comme un cadre heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain
il a enfanté des êtres complets en eux-mêmes, animés et tragiques
indépendamment de toute situation particulière et de tout fait
déterminé; il les a enfantés capables de sentir et de déployer, sous nos
yeux, tout ce que pouvait faire éprouver et produire à la nature humaine
l'événement spécial au sein duquel ils allaient se mouvoir; et il les
a lancés dans cet événement, bien sûr qu'à chaque circonstance qui lui
serait fournie par le récit, il trouverait en eux, tels qu'il les avait
faits, une source féconde d'effets pathétiques et de vérité.

Ainsi crée le poëte, et tel est le génie poétique. Les événements, les
situations même ne sont pas ce qui lui importe, ce qu'il se complaît à
inventer: sa puissance veut s'exercer autrement que dans la recherche
d'incidents plus ou moins singuliers, d'aventures plus ou moins
touchantes; c'est par la création de l'homme lui-même qu'elle se
manifeste; et quand elle crée l'homme, elle le crée complet, armé
de toutes pièces, tel qu'il doit être pour suffire à toutes les
vicissitudes de la vie, et offrir en tous sens l'aspect de la réalité.
Othello est bien autre chose qu'un mari jaloux et aveuglé, et que la
jalousie pousse au meurtre; ce n'est là que sa situation pendant la
pièce, et son caractère va fort au delà de sa situation. Le More brûlé
du soleil, au sang ardent, à l'imagination vive et brutale, crédule par
la violence de son tempérament aussi bien que par celle de sa passion;
le soldat parvenu, fier de sa fortune et de sa gloire, respectueux et
soumis devant le pouvoir de qui il tient son rang, n'oubliant jamais,
dans les transports de l'amour, les devoirs de la guerre, et regrettant
avec amertume les joies de la guerre quand il perd tout le bonheur de
l'amour; l'homme dont la vie a été dure, agitée, pour qui des plaisirs
doux et tendres sont quelque chose de nouveau qui l'étonne en le
charmant, et qui ne lui donne pas le sentiment de la sécurité, bien que
son caractère soit plein de générosité et de confiance; Othello enfin,
peint non-seulement dans les portions de lui-même qui sont en rapport
présent et direct avec la situation accidentelle où il est placé, mais
dans toute l'étendue de sa nature et tel que l'a fait l'ensemble de sa
destinée; c'est là ce que Shakspeare nous fait voir. De même Jago n'est
pas simplement un ennemi irrité et qui veut se venger, ou un scélérat
ordinaire qui veut détruire un bonheur dont l'aspect l'importune; c'est
un scélérat cynique et raisonneur, qui de l'égoïsme s'est fait une
philosophie, et du crime une science; qui ne voit dans les hommes que
des instruments ou des obstacles à ses intérêts personnels; qui méprise
la vertu comme une absurdité et cependant la hait comme une injure; qui
conserve, dans la conduite la plus servile, toute l'indépendance de sa
pensée, et qui, au moment où ses crimes vont lui coûter la vie, jouit
encore, avec un orgueil féroce, du mal qu'il a fait, comme d'une preuve
de sa supériorité.

Qu'on appelle l'un après l'autre tous les personnages de la tragédie,
depuis ses héros jusqu'aux moins considérables, Desdémona, Cassio,
Émilia, Bianca: on les verra paraître, non sous des apparences vagues,
et avec les seuls traits qui correspondent à leur situation dramatique,
mais avec des formes précises, complètes, et tout ce qui constitue la
personnalité. Cassio n'est point là simplement pour devenir l'objet
de la jalousie d'Othello, et comme une nécessité du drame, il a son
caractère, ses penchants, ses qualités, ses défauts; et de là découle
naturellement l'influence qu'il exerce sur ce qui arrive. Émilia n'est
point une suivante employée par le poëte comme instrument soit du noeud,
soit de la découverte des perfidies qui amènent la catastrophe; elle
est la femme de Jago qu'elle n'aime point, et à qui cependant elle
obéit parce qu'elle le craint, et quoiqu'elle s'en méfie; elle a même
contracté, dans la société de cet homme, quelque chose de l'immoralité
de son esprit; rien n'est pur dans ses pensées ni dans ses paroles;
cependant elle est bonne, attachée à sa maîtresse; elle déteste le
mal et la noirceur. Bianca elle-même a sa physionomie tout à fait
indépendante du petit rôle qu'elle joue dans l'action. Oubliez les
événements, sortez du drame; tous ces personnages demeureront réels,
animés, distincts; ils sont vivants par eux-mêmes, leur existence ne
s'évanouira point avec leur situation. C'est en eux que s'est déployé
le pouvoir créateur du poëte, et les faits ne sont, pour lui, que le
théâtre sur lequel il leur ordonne de monter.

Comme la nouvelle de Giraldi Cinthio, entre les mains de Shakspeare,
était devenue _Othello_, de même, entre les mains de Voltaire, _Othello_
est devenu _Zaïre_. Je ne veux point comparer. De tels rapprochements
sont presque toujours de vains jeux d'esprit qui ne prouvent rien, si ce
n'est l'opinion personnelle de celui qui juge. Voltaire aussi était
un homme de génie; la meilleure preuve du génie, c'est l'empire qu'il
exerce sur les hommes: là où s'est manifestée la puissance de saisir,
d'émouvoir, de charmer tout un peuple, ce fait seul répond à tout;
le génie est là, quelques reproches qu'on puisse adresser au système
dramatique ou au poëte. Mais il est curieux d'observer l'infinie variété
des moyens par lesquels le génie se déploie, et combien de formes
diverses peut recevoir de lui le même fond de situations et de
sentiments.

Ce que Shakspeare a emprunté du romancier italien, ce sont les faits;
sauf le dénoûment, il n'en a répudié, il n'en a inventé aucun. Or les
faits sont précisément ce que Voltaire n'a pas emprunté à Shakspeare.
La contexture entière du drame, les lieux, les incidents, les ressorts,
tout est neuf, tout est de sa création. Ce qui a frappé Voltaire,
ce qu'il a fallu reproduire, c'est la passion, la jalousie, son
aveuglement, sa violence, le combat de l'amour et du devoir, et
ses tragiques résultats. Toute son imagination s'est portée sur le
développement de cette situation. La fable, inventée librement, n'est
dressée que vers ce but; Lusignan, Néresian, le rachat des prisonniers,
tout a pour dessein de placer Zaïre entre son amant et la foi de son
père, de motiver l'erreur d'Orosmane, et d'amener ainsi l'explosion
progressive des sentiments que le poëte voulait peindre. Il n'a point
imprimé à ses personnages un caractère individuel, complet, indépendant
des circonstances où ils paraissent. Ils ne vivent que par la passion
et pour elle. Hors de leur amour et de leur malheur, Orosmane et Zaïre
n'ont rien qui les distingue, qui leur donne une physionomie propre et
les fît partout reconnaître. Ce ne sont point des individus réels, en
qui se révèlent, à propos d'un des incidents de leur vie, les traits
particuliers de leur nature et l'empreinte de toute leur existence.
Ce sont des êtres en quelque sorte généraux, et par conséquent un peu
vagues, en qui se personnifient momentanément l'amour, la jalousie, le
malheur, et qui intéressent, moins pour leur propre compte et à cause
d'eux-mêmes, que parce qu'ils deviennent ainsi, et pour un jour, les
représentants de cette portion des sentiments et des destinées possibles
de la nature humaine.

De cette manière de concevoir le sujet, Voltaire a tiré des beautés
admirables. Il en est résulté aussi des lacunes et des défauts graves.
Le plus grave de tous, c'est cette teinte romanesque qui réduit, pour
ainsi dire, à l'amour l'homme tout entier, et rétrécit le champ de la
poésie en même temps qu'elle déroge à la vérité. Je ne citerai qu'un
exemple des effets de ce système; il suffira pour les faire tous
pressentir.

Le sénat de Venise vient d'assurer à Othello la tranquille possession
de Desdémona; il est heureux, mais il faut qu'il parte, qu'il s'embarque
pour Chypre, qu'il s'occupe de l'expédition qui lui est confiée: «Viens,
dit-il à Desdémona, je n'ai à passer avec toi qu'une heure d'amour, de
plaisir et de tendres soins. Il faut obéir à la nécessité.»

Ces deux vers ont frappé Voltaire, il les imite; mais en les imitant,
que fait-il dire à Orosmane, aussi heureux et confiant? Précisément le
contraire de ce que dit Othello:

  Je vais donner une heure aux soins de mon empire
  Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

Ainsi voilà Orosmane, ce fier sultan qui, tout à l'heure, parlait de
conquêtes et de guerre, s'inquiétait du sort des Musulmans et tançait
la _mollesse_ de ses voisins, le voilà qui n'est plus ni sultan ni
guerrier; il oublie tout, il n'est plus qu'amoureux. A coup sûr Othello
n'est pas moins passionné qu'Orosmane, et sa passion ne sera ni moins
crédule ni moins violente; mais il n'abdique pas, en un instant, tous
les intérêts, toutes les pensées de sa vie passée et future. L'amour
possède son coeur sans envahir toute son existence. La passion
d'Orosmane est celle d'un jeune homme qui n'a jamais rien fait, jamais
rien eu à faire, qui n'a encore connu ni les nécessités ni les travaux
du monde réel. Celle d'Othello se place dans un caractère plus complet,
plus expérimenté et plus sérieux. Je crois cela moins factice et plus
conforme aux vraisemblances morales aussi bien qu'à la vérité positive.
Mais, quoi qu'il en soit, la différence des deux systèmes se révèle
pleinement dans ce seul trait. Dans l'un, la passion et la situation
sont tout; c'est là que le poëte puise tous ses moyens: dans l'autre, ce
sont les caractères individuels et l'ensemble de la nature humaine qu'il
exploite; une passion, une situation ne sont, pour lui, qu'une occasion
de les mettre en scène avec plus d'énergie et d'intérêt.

L'action qui fait le sujet d'_Othello_ doit être rapportée à l'année
1570, époque de la principale attaque des Turcs contre l'île de Chypre,
alors au pouvoir des Vénitiens. Quant à la date de la composition même
de la tragédie, M. Malone la fixe à l'année 1611. Quelques critiques
doutent que Shakspeare ait connu la nouvelle même de Giraldi Cinthio,
et supposent qu'il n'a eu entre les mains qu'une imitation française,
publiée à Paris en 1584 par Gabriel Chappuys. Mais l'exactitude avec
laquelle Shakspeare s'est conformé au récit italien, jusque dans les
moindres détails, me porte à croire qu'il a fait usage de quelque
traduction anglaise plus littérale.



                           OTHELLO

                             OU

                      LE MORE DE VENISE

                          TRAGÉDIE


PERSONNAGES

LE DUC DE VENISE.
BRABANTIO, sénateur.
GRATIANO, frère de Brabantio.
LODOVICO, parent de Brabantio.
OTHELLO, le More. CASSIO, lieutenant d'Othello.
JAGO, enseigne d'Othello.
RODERIGO, gentilhomme vénitien.
MONTANO, prédécesseur d'Othello dans le gouvernement de l'île de Chypre.
UN BOUFFON au service d'Othello.
UN HÉRAUT.
DESDÉMONA, fille de Brabantio, et femme d'Othello.
ÉMILIA, femme du Jago.
BIANCA, courtisane, maîtresse de Cassio.
SÉNATEURS, OFFICIERS, MESSAGERS, MUSICIENS, MATELOTS ET SUITE.


La scène, au premier acte, est à Venise; pendant le reste de la pièce
elle est dans un port de mer, dans l'île de Chypre.




                           ACTE PREMIER


SCÈNE I

Venise.--Une rue.

_Entrent_ RODERIGO et JAGO.


RODERIGO.--Allons, ne m'en parle jamais! Je trouve très-mauvais que toi,
Jago, qui as disposé de ma bourse comme si les cordons en étaient dans
tes mains, tu aies eu connaissance de cela.

JAGO.--Au diable! mais vous ne voulez pas m'entendre. Si jamais j'ai eu
le moindre soupçon de cette affaire, haïssez-moi.

RODERIGO.--Tu m'avais dit que tu le détestais.

JAGO.--Méprisez-moi, si cela n'est pas. Trois grands personnages de la
ville, le sollicitant en personne pour qu'il me fît lieutenant, lui ont
souvent ôté leur chapeau; et foi d'homme, je sais ce que je vaux, je ne
vaux pas moins qu'un tel emploi: mais lui, qui n'aime que son orgueil et
ses idées, il les a payés de phrases pompeuses, horriblement hérissées
de termes de guerre, et finalement il a éconduit mes protecteurs: «_Je
vous le proteste,_ leur a-t-il dit, _j'ai déjà choisi mon officier_.»
Et qui était-ce? Vraiment un grand calculateur, un Michel Cassio, un
Florentin, un garçon prêt à se damner pour une belle femme, qui n'a
jamais manoeuvré un escadron sur le champ de bataille, qui ne connaît
pas plus qu'une vieille fille la conduite d'une bataille; mais
savant, le livre en main, dans la théorie que nos sénateurs en toge
discuteraient aussi bien que lui. Pur bavardage sans pratique, c'est là
tout son talent militaire. Voilà l'homme sur qui est tombé le choix du
More; et moi, que ses yeux ont vu à l'épreuve à Rhodes, en Chypre, et
sur d'autres terres chrétiennes et infidèles, je me vois rebuté et payé
par ces paroles: «_Je sais ce que je vous dois; prenez patience, je
m'acquitterai un jour!_» C'est cet autre qui, dans les bons jours, sera
son lieutenant; et moi (Dieu me bénisse!), je reste l'enseigne de sa
moresque seigneurie.

RODERIGO.--Par le ciel! j'aurais mieux aimé être son bourreau.

JAGO--Mais à cela nul remède. Tel est le malheur du service. La
promotion suit la recommandation et la faveur; elle ne se règle plus
par l'ancienne gradation, lorsque le second était toujours héritier du
premier. Maintenant, seigneur, jugez vous-même si j'ai la moindre raison
d'aimer le More.

RODERIGO.--En ce cas, je ne resterais pas à son service.

JAGO.--Seigneur, rassurez-vous. Je le sers pour me servir moi-même
contre lui. Nous ne pouvons tous être maîtres, et tous les maîtres ne
peuvent être fidèlement servis. Vous trouverez beaucoup de serviteurs
soumis, rampants, qui, passionnés pour leur propre servitude, usent
leur vie comme l'âne de leur maître, seulement pour la nourriture de la
journée. Quand ils sont vieux on les casse aux gages. Châtiez-moi ces
honnêtes esclaves. Il en est d'autres qui, revêtus des formes et des
apparences du dévouement, tiennent au fond toujours leur coeur à leur
service. Ils ne donnent à leurs seigneurs que des démonstrations
de zèle, prospèrent à leurs dépens; et dès qu'ils ont mis une bonne
doublure à leurs habits, ce n'est plus qu'à eux-mêmes qu'ils rendent
hommage. Ceux-là ont un peu d'âme, et je professe d'en être; car,
seigneur, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j'étais le More, je ne
voudrais pas être Jago. En le servant, je ne sers que moi, et le ciel
m'est témoin que je ne le fais ni par amour, ni par dévouement, mais,
sous ce masque, pour mon propre intérêt. Quand mon action visible et mes
compliments extérieurs témoigneront au vrai la disposition naturelle et
le dedans de mon âme, attendez-vous à me voir bientôt porter mon coeur
sur la main, pour le donner à becqueter aux corneilles. Non, je ne suis
pas ce que je suis.

RODERIGO.--Quelle bonne fortune pour ce More aux lèvres épaisses, s'il
réussit de la sorte dans son dessein!

JAGO.--Appelez son père; éveillez-le; faites poursuivre le More,
empoisonnez sa joie; dénoncez-le dans les rues; excitez les parents de
la jeune fille; au sein du paradis où le More repose, tourmentez-le
par des mouches; et quoiqu'il jouisse du bonheur, mêlez-y de telles
inquiétudes que sa joie en soit troublée et décolorée.

RODERIGO.--Voici la maison de son père; je vais l'appeler à haute voix.

JAGO.--Appelez avec des accents de crainte et des hurlements de terreur,
comme il arrive quand on découvre l'incendie que la négligence et la
nuit ont laissé se glisser au sein des cités populeuses.

RODERIGO.--Holà, holà, Brabantio! seigneur Brabantio! holà!

JAGO.--Éveillez-vous: holà, Brabantio! des voleurs! des voleurs! voyez à
votre maison, à votre fille, à vos coffres! au voleur! au voleur!

BRABANTIO, _à la fenêtre_.--Et quelle est donc la cause de ces
effrayantes clameurs? Qu'y a-t-il?

RODERIGO.--Seigneur, tout votre monde est-il chez vous?

JAGO.--Vos portes sont-elles bien fermées?

BRABANTIO.--Comment, pourquoi me demandez-vous cela?

JAGO.--Par Dieu, seigneur, vous êtes volé: pour votre honneur passez
votre robe: votre coeur est frappé; vous avez perdu la moitié de votre
âme: en ce moment, à l'heure même, un vieux bélier noir ravit votre
brebis blanche. Levez-vous, hâtez-vous, réveillez au son de la cloche
les citoyens qui ronflent; ou le diable va cette nuit faire de vous un
grand-père. Debout, vous dis-je.

BRABANTIO.--Quoi donc, avez-vous perdu l'esprit?

RODERIGO.--Vénérable seigneur, reconnaissez-vous ma voix?

BRABANTIO.--Moi, non. Qui êtes-vous?

RODERIGO.--Je m'appelle Roderigo.

BRABANTIO.--Tu n'en es que plus mal venu. Déjà je t'ai défendu de rôder
autour de ma porte. Je t'ai franchement déclaré que ma fille n'est pas
pour toi: et aujourd'hui dans ta folie, encore plein de ton souper,
et échauffé de boissons enivrantes, tu viens me braver méchamment et
troubler mon sommeil!

RODERIGO.--Seigneur, seigneur, seigneur...

BRABANTIO.--Mais tu peux être bien sûr que j'ai assez de pouvoir pour te
faire repentir de ceci.

RODERIGO.--Modérez-vous, seigneur.

BRABANTIO.--Que me parles-tu de vol? C'est ici Venise: ma maison n'est
pas une grange isolée.

RODERIGO.--Puissant Brabantio, c'est avec une âme droite et pure que je
viens à vous...

JAGO.--Parbleu, seigneur, vous êtes un de ces hommes qui ne veulent
pas servir Dieu quand c'est Satan qui le leur commande. Parce que nous
venons vous rendre service, vous nous prenez pour des bandits. Vous
voulez donc voir votre fille associée à un cheval de Barbarie[2]? Vous
voulez donc que vos petits-enfants hennissent après vous? vous voulez
avoir des coursiers pour cousins et des haquenées pour parents?

[Note 2: _Covered with a Barbary horse._]

BRABANTIO.--Quel impudent misérable es-tu?

JAGO.--Je suis un homme, seigneur, qui viens vous dire qu'à l'heure où
je vous parle, dans les bras l'un de l'autre, votre-fille et le More ne
font qu'un[3].

[Note 3: Shakspeare se sert ici d'un proverbe grossier: _Your
daughter and the Moor are now making the beast with two backs._]

BRABANTIO.--Tu es un coquin.

JAGO.--Vous êtes un sénateur!

BRABANTIO.--Tu me répondras de ton insolence. Je te connais, Roderigo.

RODERIGO.--Seigneur, je consens à répondre de tout. Mais de grâce
écoutez-nous; si (comme je crois le voir en partie) c'est selon votre
bon plaisir et de votre aveu que votre belle fille, à cette heure sombre
et bizarre de la nuit, sort sans meilleure ni pire escorte qu'un
coquin aux gages du public, un gondolier, et va se livrer aux grossiers
embrassements d'un More débauché; si cela vous est connu, et que vous
l'avez permis, alors nous vous avons fait un grand et insolent outrage;
mais si vous ignorez tout cela, mon caractère me garantit que vous nous
repoussez à tort. Ne croyez pas que, dépourvu de tout sentiment
des convenances, je voulusse plaisanter et me jouer ainsi de Votre
Excellence. Votre fille, je le répète, si vous ne lui en avez pas donné
la permission, a commis une étrange faute en attachant ses affections,
sa beauté, son esprit, sa fortune, au sort d'un vagabond, étranger ici
et partout. Éclaircissez-vous sans délai. Si elle est dans sa chambre ou
dans votre maison, déchaînez contre moi la justice de l'État, pour vous
avoir ainsi abusé.

BRABANTIO.--Battez le briquet! Vite! donnez-moi un flambeau! Appelez
tous mes gens! Cette aventure ressemble assez à mon songe: la crainte de
sa vérité oppresse déjà mon coeur. De la lumière! de la lumière!

(Brabantio se retire de la fenêtre.)

JAGO, _à Roderigo_.--Adieu, il faut que je vous quitte. Il n'est ni
convenable, ni sain pour ma place, qu'on me produise comme témoin contre
le More, ce qui arrivera si je reste. Je sais ce qui en est; quoique
ceci lui puisse causer quelque échec, le sénat ne peut avec sûreté le
renvoyer. Il s'est engagé avec tant de succès dans la guerre de Chypre
maintenant en train, que, pour leur salut, les sénateurs n'ont pas un
autre homme de sa force pour conduire leurs affaires. Aussi, quoique je
le haïsse comme je hais les peines de l'enfer, la nécessité du moment me
contraint à arborer l'étendard du zèle, et à en donner des signes; des
signes, sur mon âme, rien de plus. Pour être sûr de le trouver, dirigez
vers le Sagittaire[4] la recherche du vieillard; j'y serai avec le More.
Adieu.

[Note 4: _C'est probablement le nom de quelque auberge de Venise._]

(Jago sort.)

(Entrent dans la rue Brabantio et des domestiques avec des torches.)

BRABANTIO.--Mon malheur n'est que trop vrai! Elle est partie; et ce qui
me reste d'une vie déshonorée ne sera plus qu'amertume. Roderigo,
où l'as-tu vue?--O malheureuse fille!... Avec le More, dis-tu?--Qui
voudrait être père?--Comment as-tu su que c'était elle?--Oh! tu m'as
trompé au delà de toute idée.--Et que vous a-t-elle dit?--Allumez encore
des flambeaux. Éveillez tous mes parents.--Sont-ils mariés, croyez-vous?

RODERIGO.--En vérité, je crois qu'ils le sont.

BRABANTIO.--O ciel!--Comment est-elle sortie?--O trahison de mon
sang!--Pères, ne vous fiez plus au coeur de vos filles d'après la
conduite que vous leur voyez tenir.--Mais n'est-il pas des charmes par
lesquels on peut corrompre la virginité et les penchants de la jeunesse?
Roderigo, n'avez-vous rien lu sur de pareilles choses?

RODERIGO.--Oui, en vérité, seigneur, je l'ai lu.

BRABANTIO.--Appelez mon frère.--Oh! que je voudrais vous l'avoir
donnée!--Que les uns prennent un chemin, et les autres un
autre.--Savez-vous où nous pourrons la surprendre avec le More?

RODERIGO.--J'espère pouvoir le découvrir, si vous voulez emmener une
bonne escorte et venir avec moi.

BRABANTIO.--Ah! je vous prie, conduisez-nous. A chaque maison je veux
appeler: je puis demander du monde presque partout: Prenez vos armes,
courons: rassemblez quelques officiers chargés du service de nuit.
Allons! marchons.--Honnête Roderigo, je vous récompenserai de votre
peine.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une autre rue.

Les mêmes. _Entrent_ OTHELLO, JAGO et des SERVITEURS.


JAGO.--Quoique dans le métier de la guerre j'aie tué des hommes,
cependant je tiens qu'il est de l'essence de la conscience de ne pas
commettre un meurtre prémédité: je manque quelquefois de méchanceté
quand j'en aurais besoin. Neuf ou dix fois j'ai été tenté de le piquer
sous les côtes.

OTHELLO.--La chose vaut mieux comme elle est.

JAGO.--Soit. Cependant il a tant bavardé, il a vomi tant de propos
révoltants, injurieux à votre honneur, qu'avec le peu de vertu que je
possède, j'ai eu bien de la peine à me contenir. Mais, dites-moi, je
vous prie, seigneur, êtes-vous solidement marié? Songez-y bien, le
_magnifique_[5] est très-aimé; et sa voix, quand il le veut, a deux fois
autant de puissance que celle du duc: il va vous forcer au divorce, ou
il fera peser sur vous autant d'embarras et de chagrins que pourra lui
en fournir la loi, soutenue de tout son crédit.

[Note 5: _Magnifiques_ était le terme d'honneur en usage pour les
seigneurs vénitiens.]

OTHELLO.--Qu'il fasse du pis qu'il pourra; les services que j'ai rendus
à la Seigneurie parleront plus haut que ses plaintes. On ne sait pas
encore, et je le publierai si je vois qu'il y ait de l'honneur à s'en
vanter, que je tire la vie et l'être d'ancêtres assis sur un trône, et
mes mérites peuvent répondre, la tête haute, à la haute fortune que j'ai
conquise. Car sache, Jago, que si je n'aimais la charmante Desdémona,
je ne voudrais pas pour tous les trésors de la mer, enfermer ni gêner
ma destinée jusqu'ici libre et sans liens.--Mais vois, que sont ces
lumières qui viennent là-bas?

(Entrent Cassio à distance et quelques officiers avec des flambeaux.)

JAGO.--C'est le père irrité avec ses amis. Vous feriez mieux de rentrer.

OTHELLO.--Mais, non: il faut qu'on me trouve. Mon caractère, mon titre,
et ma conscience sans reproche me montreront tel que je suis.--Est-ce
bien eux?

JAGO.--Par Janus, je pense que non.

OTHELLO.--Les serviteurs du duc et mon lieutenant!--Que la nuit répande
ses faveurs sur vous, amis! quelles nouvelles?

CASSIO.--Général, le duc vous salue, et il réclame votre présence dans
son palais en hâte, en toute hâte, à l'instant même.

OTHELLO.--Savez-vous pourquoi?

CASSIO.--Quelques nouvelles de Chypre, autant que je puis conjecturer;
une affaire de quelque importance. Cette nuit même les galères ont
dépêché jusqu'à douze messagers de suite sur les talons l'un de l'autre.
Déjà nombre de conseillers sont levés, et rassemblés chez le duc. On
vous a demandé plusieurs fois avec empressement; et, voyant qu'on ne
vous trouvait point à votre demeure, le sénat a envoyé trois bandes
différentes pour vous chercher de tous côtés.

OTHELLO.--Il est bon que ce soit vous qui m'ayez rencontré. Je n'ai
qu'un mot à dire, ici dans la maison, et je vais avec vous.

(Othello sort.)

CASSIO.--Enseigne, que fait-il ici?

JAGO.--Sur ma foi, il a abordé cette nuit une prise de grande valeur; si
elle est déclarée légitime, il a jeté l'ancre pour toujours.

CASSIO.--Je ne comprends pas.

JAGO.--Il est marié.

CASSIO.--A qui?

JAGO.--Marié à... Allons, général, partons-nous?

(Othello rentre.)

OTHELLO.--Venez, amis.

CASSIO.--Voici une autre troupe qui vous cherche aussi.

(Entrent Brabantio et Roderigo, et des officiers du guet avec des
flambeaux et des armes.)

JAGO.--C'est Brabantio! général, faites attention: il vient avec de
mauvais desseins.

OTHELLO.--Holà! n'avancez pas plus loin.

RODERIGO.--Seigneur, c'est le More!

BRABANTIO, _avec furie_.--Tombez sur lui, le brigand!

(Les deux partis mettent l'épée à la main.)

JAGO.--A vous, Roderigo: allons, vous et moi.

OTHELLO.--Rentrez vos brillantes épées, la rosée de la nuit pourrait les
ternir. Mon seigneur, vous commanderez mieux ici avec vos années qu'avec
vos armes.

BRABANTIO.--O toi, infâme ravisseur, où as-tu recélé ma fille? Damné que
tu es, tu l'as subornée par tes maléfices; car je m'en rapporte à tous
les êtres raisonnables: si elle n'était liée par des chaînes magiques,
une fille si jeune, si belle, si heureuse, si ennemie du mariage qu'elle
dédaignait les amants riches et élégants de notre nation, eût-elle osé,
au risque de la risée publique, quitter la maison paternelle pour fuir
dans le sein basané d'un être tel que toi, fait pour effrayer, non pour
plaire? Que le monde me juge. Ne tombe-t-il pas sous le sens que tu
as ensorcelé sa tendre jeunesse par des drogues ou des minéraux qui
affaiblissent l'intelligence?--Je veux que cela soit examiné. La chose
est probable; elle est manifeste. Je te saisis donc, et je t'arrête
comme trompant le monde, comme exerçant un art proscrit et non
autorisé.--Mettez la main sur lui; s'il résiste, emparez-vous de lui au
péril de sa vie.

OTHELLO.--Retenez vos mains, vous qui me suivez, et les autres aussi.
Si mon devoir était de combattre, je l'aurais su connaître sans que
personne m'en fît la leçon. (_A Brabantio._) Où voulez-vous que je me
rende pour répondre à votre accusation?

BRABANTIO.--En prison, jusqu'à ce que le temps prescrit par la loi, et
les formes du tribunal t'appellent pour te défendre.

OTHELLO.--Et, si j'obéis, comment satisferai-je aux ordres du duc dont
les messagers sont ici, à côté de moi, réclamant ma présence auprès de
lui pour une grande affaire d'État?

UN OFFICIER.--Rien n'est plus vrai, digne seigneur; le duc est au
conseil, et, je suis sûr qu'on a envoyé chercher Votre Excellence.

BRABANTIO.--Comment! le duc au conseil? à cette heure de la nuit? Qu'il
y soit conduit à l'instant. Ma cause n'est point d'un intérêt frivole.
Le duc même, et tous mes frères du sénat ne peuvent s'empêcher de
ressentir cet affront comme s'il leur était personnel. Si de tels
attentats avaient un libre cours, des esclaves et des païens seraient
bientôt nos maîtres.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

(Salle du conseil.)

_Le_ DUC _et les_ SÉNATEURS _assis autour d'une table, des_ OFFICIERS _à
distance_.


LE DUC.--Il n'y a, entre ces avis, point d'accord qui les confirme.

PREMIER SÉNATEUR.--En effet, ils s'accordent peu: mes lettres disent
cent sept galères.

LE DUC.--Et les miennes cent quarante.

SECOND SÉNATEUR.--Et les miennes deux cents: cependant quoiqu'elles
varient sur le nombre, comme il arrive lorsque le rapport est fondé sur
des conjectures, toutes cependant confirment la nouvelle d'une flotte
turque se portant sur Chypre!

LE DUC.--Oui, il y en a assez pour asseoir une opinion; les erreurs ne
me rassurent pas tellement que le fond du récit ne me paraisse fait pour
causer une juste crainte.

UN MATELOT, _au dedans_.--Holà, holà! des nouvelles des nouvelles.

(Entre un officier avec un matelot.)

L'OFFICIER.--Un messager de la flotte.

LE DUC.--Encore! Qu'y a-t-il?

LE MATELOT.--L'escadre turque s'avance sur Rhodes: j'ai ordre du
seigneur Angelo de venir l'annoncer au sénat.

LE DUC.--Que pensez-vous de ce changement?

PREMIER SÉNATEUR.--Cela ne peut soutenir le moindre examen de la raison.
C'est un piége dressé pour nous donner le change. Quand on considère
l'importance de Chypre pour le Turc, et si nous réfléchissons seulement
que cette île, qui intéresse beaucoup plus le Turc que Rhodes, peut
d'ailleurs être plus aisément emportée, car elle n'est pas dans un aussi
bon état de défense, mais manque de toutes les ressources dont Rhodes
est munie; si nous songeons à tout cela, nous ne pouvons croire le
Turc assez malhabile pour laisser derrière lui la place qui lui importe
d'abord, et négliger une tentative facile et profitable, pour courir
après un danger sans profit.

LE DUC.--Non, il est certain que le Turc n'en veut point à Rhodes.

UN OFFICIER.--Voici d'autres nouvelles.

(Entre un autre messager.)

LE MESSAGER.--Les Ottomans, magnifiques seigneurs, gouvernant sur l'île
de Rhodes, ont reçu là un renfort qui vient de se joindre à leur flotte.

PREMIER SÉNATEUR.--Oui, c'est ce que je pensais.--De quelle force,
suivant votre estimation?

LE MESSAGER.--De trente voiles; et soudain virant de bord, ils
retournent sur leurs pas et portent franchement leur entreprise sur
Chypre. Le seigneur Montano, votre fidèle et brave commandant, avec
l'assurance de sa foi, vous envoie cet avis, et vous prie de l'en
croire.

LE DUC.--Nous voilà donc certains que c'est Chypre qu'ils menacent. Marc
Lucchese n'est-il pas à Venise?

PREMIER SÉNATEUR.--Il est actuellement à Florence.

LE DUC--Écrivez-lui en notre nom, dites-lui de se hâter au plus vite.
Dépêchez-vous.

PREMIER SÉNATEUR.--Voici Brabantio et le vaillant More.

(Entrent Brabantio, Othello, Roderigo, Jago et des officiers.)

LE DUC.--Brave Othello, nous avons besoin de vous à l'instant, contre
le Turc, cet ennemi commun. _(A Brabantio_.) Je ne vous voyais pas,
seigneur, soyez le bienvenu: vos conseils et votre secours nous
manquaient cette nuit.

BRABANTIO.--Moi, j'avais bien besoin des vôtres. Que Votre Grandeur me
pardonne; ce n'est point ma place ni aucun avis de l'affaire qui vous
rassemble, qui m'ont fait sortir de mon lit: l'intérêt public n'a
plus de prise sur mon âme. Ma douleur personnelle est d'une nature
si démesurée et si violente, qu'elle engloutit et absorbe tout autre
chagrin, sans cesser d'être toujours la même.

LE DUC.--Quoi donc? et de quoi s'agit-il?

BRABANTIO.--Ma fille! ô ma fille!

SECOND SÉNATEUR.--Quoi! morte?

BRABANTIO.--Oui, pour moi; elle m'est ravie; elle est séduite, corrompue
par des sortiléges et des philtres achetés à des charlatans. Car une
nature qui n'est ni aveugle, ni incomplète, ni dénuée de sens, ne
pourrait s'égarer de la sorte si les piéges de la magie...

LE DUC.--Quel que soit l'homme qui, par ces manoeuvres criminelles,
ait privé votre fille de sa raison, et vous de votre fille, vous lirez
vous-même le livre sanglant des lois; vous interpréterez à votre gré son
texte sévère; oui, le coupable fût-il notre propre fils.

BRABANTIO.--Je remercie humblement Votre Grandeur: voilà l'homme, ce
More, que vos ordres exprès ont, à ce qu'il paraît, mandé devant vous
pour les affaires de l'État.

LE DUC ET LES SÉNATEURS.--Nous en sommes désolés.

LE DUC, _à Othello_.--Qu'avez-vous à répondre pour votre défense?

BRABANTIO.--Rien; sinon que le fait est vrai.

OTHELLO.--Très-puissants, très-graves et respectables seigneurs, mes
nobles et généreux maîtres;--que j'aie enlevé la fille de ce vieillard,
cela est vrai; il est vrai que je l'ai épousée: voilà mon offense sans
voile et dans sa nudité; elle va jusque-là et pas au delà. Je suis rude
dans mon langage et peu doué du talent des douces paroles de paix; car
depuis que ces bras ont atteint l'âge de sept ans, à l'exception des
neuf lunes dernières, ils ont trouvé dans les champs couverts de tentes
leur plus chers exercices; et je ne puis pas dire, sur ce grand univers,
grand'chose qui n'ait rapport à des faits de bataille et de guerre; en
parlant pour moi-même j'embellirai donc peu ma cause. Cependant, avec
la permission de votre bienveillante patience, je vous ferai un récit
simple et sans ornement du cours entier de mon amour; je vous dirai par
quels philtres, quels charmes et quelle magie puissante (car c'est là ce
dont je suis accusé), j'ai gagné le coeur de sa fille.

BRABANTIO.--Une fille si timide, d'un caractère si calme et si doux
qu'au moindre mouvement, elle rougissait d'elle-même! Elle! en dépit
de sa nature, de son âge, de son pays, de son rang, de tout enfin,
se prendre d'amour pour ce qu'elle craignait de regarder!--Il faut un
jugement faussé ou estropié pour croire que la perfection ait pu errer
ainsi contre toutes les lois de la nature; il faut absolument recourir,
pour l'expliquer, aux pratiques d'un art infernal. J'affirme donc encore
que c'est par la force de mélanges qui agissent sur le sang, ou de
quelque boisson préparée à cet effet, que ce More a triomphé d'elle.

LE DUC.--L'affirmer n'est pas le prouver: il faut des témoins plus
certains et plus clairs que ces légers soupçons et ces faibles
vraisemblances fondées sur des apparences frivoles, que vous fournissez
contre lui.

PREMIER SÉNATEUR.--Mais, vous, Othello, parlez, avez-vous par des moyens
iniques et violents soumis et empoisonné les affections de cette
jeune fille? ou l'avez-vous gagnée par la prière, et par ces questions
permises que le coeur adresse au coeur?

OTHELLO.--Envoyez-la chercher au Sagittaire, seigneurs, je vous en
conjure, et laissez-la parler elle-même de moi devant son père. Si vous
me trouvez coupable dans son récit, non-seulement ôtez-moi la confiance
et le grade que je tiens de vous; mais que votre sentence tombe sur ma
vie même.

LE DUC.--Qu'on fasse venir Desdémona.

(Quelques officiers sortent.)

OTHELLO.--Enseigne, conduisez-les: vous connaissez bien le lieu. (_Jago
s'incline et part._) Et en attendant qu'elle arrive, aussi sincèrement
que je confesse au ciel toutes les fautes de ma vie, je vais exposer à
vos respectables oreilles comment j'ai fait des progrès dans l'amour de
cette belle dame, et elle dans le mien.

LE DUC.--Parlez, Othello.

OTHELLO.--Son père m'aimait; il m'invitait souvent: toujours il
me questionnait sur l'histoire de ma vie, année par année, sur les
batailles, les siéges où je me suis trouvé, les hasards que j'ai courus.
Je repassais ma vie entière, depuis les jours de mon enfance jusqu'au
moment où il me demandait de parler. Je parlais de beaucoup d'aventures
désastreuses, d'accidents émouvants de terre et de mer; de périls
imminents où, sur la brèche meurtrière, je n'échappais à la mort que de
l'épaisseur d'un cheveu. Je dis comment j'avais été pris par l'insolent
ennemi et vendu en esclavage; comment je fus racheté de mes fers, et ce
qui se passa dans le cours de mes voyages, la profondeur des cavernes,
et l'aridité des déserts, et les rudes carrières, et les rochers et les
montagnes dont la tête touche aux cieux: on m'avait invité à parler;
telle fut la marche de mon récit. Je parlais encore des cannibales qui
se mangent les uns les autres, et des anthropophages et des hommes dont
la tête est placée au-dessous de leurs épaules. Desdémona avait un goût
très-vif pour toutes ces histoires; mais sans cesse les affaires de
la maison rappelaient ailleurs; et toujours, dès qu'elle avait pu les
expédier à la hâte, elle revenait, et d'une oreille avide elle dévorait
mes discours. M'en étant aperçu, je saisis un jour une heure favorable,
et trouvai le moyen de l'amener à me faire du fond de son coeur la
prière de lui raconter tout mon pèlerinage, dont elle avait bien
entendu quelques fragments, mais jamais de suite et avec attention.
J'y consentis, et souvent je lui surpris des larmes, quand je rappelais
quelqu'un des coups désastreux qu'avait essuyés ma jeunesse. Mon récit
achevé, elle me donna, pour ma peine, un torrent de soupirs; elle
s'écria: «Qu'en vérité tout cela était étrange! mais bien étrange! que
c'était digne de pitié; profondément digne de pitié!--Elle eût voulu ne
l'avoir pas entendu; et cependant elle souhaitait que le ciel eût fait
d'elle un pareil homme.»--Elle me remercia, et me dit que, si j'avais un
ami qui l'aimât, je n'avais qu'à lui apprendre à raconter mon histoire,
et que cela gagnerait son amour. Sur cette ouverture, je parlai: elle
m'aima pour les dangers que j'avais courus; je l'aimai parce qu'elle en
avait pitié. Voilà toute la magie dont j'ai usé.--La voilà qui vient.
Qu'elle en rende elle-même témoignage.

(Entrent Desdémona, Jago et des serviteurs.)

LE DUC.--Je crois que ce récit gagnerait aussi le coeur de ma fille.
Cher Brabantio, prenez aussi bien qu'il se peut cette mauvaise affaire.
Avec leurs armes brisées, les hommes se défendent encore mieux qu'avec
leurs seules mains.

BRABANTIO.--Je vous en prie, écoutez-la parler: si elle avoue qu'elle
a été de moitié dans cet amour, que la ruine tombe sur ma tête si
mes reproches tombent sur l'homme.--Approchez, belle madame.
Distinguez-vous, dans cette illustre assemblée, celui à qui vous devez
le plus d'obéissance?

DESDÉMONA.--Mon noble père, j'aperçois ici un devoir partagé: je tiens
à vous par la vie et l'éducation que j'ai reçues de vous. Toutes deux
m'enseignent à vous révérer. Vous êtes le seigneur de mon devoir:
jusqu'ici je n'ai été que votre fille: mais voilà mon mari; et autant ma
mère vous a montré de dévouement, en vous préférant à son père, autant
je déclare que j'en puis et dois témoigner au More, mon seigneur.

BRABANTIO.--Dieu soit avec vous! J'ai fini. (_Au duc._) Passons s'il
vous plaît, seigneur, aux affaires d'État. J'eusse mieux fait d'adopter
un enfant que de lui donner la vie; More; approche: je te donne ici de
tout mon coeur, ce que (si tu ne l'avais déjà) je voudrais de tout mon
coeur te refuser. Grâce à vous, mon trésor, je suis ravi de n'avoir pas
d'autres enfants. Ta fuite m'eût appris à les tenir en tyran dans des
chaînes de fer. J'ai fini, seigneur.

LE DUC.--Laissez-moi parler comme vous, et exprimer un avis qui pourra
servir de marche, ou de degré à ces amants pour retrouver votre faveur.
Quand on a épuisé les remèdes, et qu'on a éprouvé ce coup fatal que
suspendait encore l'espérance, tous les chagrins sont finis. Déplorer un
malheur fini et passé, c'est le sûr moyen d'attirer un malheur nouveau.
Quand on ne peut sauver un bien que le sort nous ravit, on déjoue les
rigueurs du sort, en les supportant avec patience. L'homme qu'on a volé
et qui sourit vole lui-même quelque chose au voleur; mais celui qui
s'épuise en regrets inutiles se vole lui-même.

BRABANTIO.--Ainsi laissons le Turc nous enlever Chypre; nous ne l'aurons
pas perdue tant que nous pourrons sourire. Celui-là supporte bien
les avis, qui n'a rien à leur demander que les consolations qu'il en
recueille; mais celui qui, pour payer le chagrin, est obligé d'emprunter
à la pauvre patience, supporte à la fois et le chagrin et l'avis. Ces
maximes qui s'appliquent des deux côtés, pleines de sucre ou de fiel,
sont équivoques; les mots ne sont que des mots; je n'ai jamais ouï dire
que ce fût par l'oreille qu'on eût atteint le coeur brisé. Je vous en
conjure humblement, passons aux affaires de l'État.

LE DUC.--Le Turc s'avance sur Chypre avec une flotte formidable.
Othello, vous connaissez mieux que personne les ressources de la place.
Nous y avons, il est vrai, un officier d'une capacité reconnue; mais
l'opinion, maîtresse souveraine des événements, croit, en vous donnant
son suffrage, assurer le succès. Il vous faut donc laisser obscurcir
l'éclat de votre nouveau bonheur par cette expédition pénible et
hasardeuse.

OTHELLO.--Graves sénateurs, ce tyran de l'homme, l'habitude, a changé
pour moi la couche de fer et de cailloux des camps en un lit de duvet.
Je ressens cette ardeur vive et naturelle qu'éveillent en moi les
pénibles travaux: j'entreprends cette guerre contre les Ottomans, et,
m'inclinant avec respect devant vous, je demande un état convenable pour
ma femme, le traitement et le rang dus à ma place, en un mot, un sort et
une situation qui répondent à sa naissance.

LE DUC.--Si cela vous convient, elle habitera chez son père.

BRABANTIO.--Je ne veux pas qu'il en soit ainsi.

OTHELLO.--Ni moi.

DESDÉMONA.--Ni moi: je ne voudrais pas demeurer dans la maison de mon
père, pour exciter en lui mille pensées pénibles en étant toujours sous
ses yeux. Généreux duc, prêtez à mes raisons une oreille propice, et
que votre suffrage m'accorde un privilége pour venir en aide à mon
ignorance.

LE DUC.--Que désirez-vous, Desdémona?

DESDÉMONA.--Que j'aie assez aimé le More pour vivre avec lui, c'est
ce que peuvent proclamer dans le monde la violence que j'ai faite aux
règles ordinaires, et la façon dont j'ai pris d'assaut la fortune. Mon
coeur a été dompté par les rares qualités de mon seigneur. C'est dans
l'âme d'Othello que j'ai vu son visage; et c'est à sa gloire, à ses
belliqueuses vertus que j'ai dévoué mon âme et ma destinée. Ainsi, chers
seigneurs, si, tandis qu'il part pour la guerre, je reste ici comme un
papillon de paix, les honneurs pour lesquels je l'ai aimé me sont ravis,
et j'aurai un pesant ennui à supporter durant son absence. Laissez-moi
partir avec lui.

OTHELLO.--Vos voix, seigneurs: je vous en conjure, que sa volonté
s'accomplisse librement. Je ne le demande point pour complaire à
l'ardeur de mes désirs, ni pour assouvir les premiers transports d'une
passion nouvelle par une satisfaction personnelle; mais pour me
montrer bon et propice à ses voeux. Et que le ciel éloigne de vos
âmes généreuses la pensée que, parce que je l'aurai près de moi, je
négligerai vos grandes et sérieuses affaires! Non, si les jeux légers de
l'amour ailé plongent dans une molle inertie mes facultés de pensée et
d'action, si mes plaisirs gâtent mes travaux et leur font tort, que vos
ménagères fassent de mon casque un vil poêlon, et que tous les affronts
les plus honteux s'élèvent ensemble contre ma renommée!

LE DUC.--Qu'il en soit comme vous le déciderez entre vous; qu'elle reste
ou qu'elle vous suive. Le danger presse, que votre célérité y réponde.
Il faut partir cette nuit.

DESDÉMONA.--Cette nuit, seigneur?

LE DUC.--Cette nuit.

OTHELLO.--De tout mon coeur.

LE DUC.--A neuf heures du matin nous nous retrouverons ici. Othello,
laissez un officier auprès de nous; il vous portera votre commission,
ainsi que tout ce qui pourra intéresser votre poste ou vos affaires.

OTHELLO.--Je laisserai mon enseigne, s'il plaît à Votre Seigneurie;
c'est un homme d'honneur et de confiance; je remets ma femme à sa
conduite, ainsi que tout ce que Vos Excellences jugeront à propos de
m'adresser.

LE DUC.--Qu'il en soit ainsi.--Je vous salue tous. (_A Brabantio._) Et
vous, noble seigneur, s'il est vrai que la vertu ne manque jamais de
beauté, votre gendre est bien plus beau qu'il n'est noir.

PREMIER SÉNATEUR.--Adieu, brave More. Traitez bien Desdémona.

BRABANTIO.--Veille sur elle, More; aie l'oeil ouvert sur elle; elle a
trompé son père, et pourra te tromper.

OTHELLO.--Ma vie sur sa foi! (_Le duc sort avec les sénateurs._) Honnête
Jago, il faut que je te laisse ma Desdémona. Donne-lui, je te prie,
ta femme pour compagne; et choisis pour les amener le temps le plus
favorable.--Viens, Desdémona, je n'ai à passer avec toi qu'une heure
pour l'amour, les affaires et les ordres à donner. Il faut obéir à la
nécessité.

(Ils sortent.)

RODERIGO.--Jago?

JAGO.--Que dites-vous, noble coeur?

RODERIGO.--Devines-tu ce que je médite?

JAGO.--Mais, de gagner votre lit et de dormir.

RODERIGO.--Je veux à l'instant me noyer.

JAGO.--Oh! si vous vous noyez, je ne vous aimerai plus après; et
pourquoi, homme insensé?

RODERIGO.--C'est folie de vivre quand la vie est un tourment: et quand
la mort est notre seul médecin, alors nous avons une ordonnance pour
mourir.

JAGO.--O lâche! depuis quatre fois sept ans j'ai promené ma vue sur ce
monde; et, depuis que j'ai su discerner un bienfait d'une injure, je
n'ai pas encore trouvé d'homme qui sût bien s'aimer lui-même. Plutôt que
de dire que je veux me noyer pour l'amour d'une fille[6], je changerais
ma qualité d'homme contre celle de singe.

[Note 6: _A guinea-hen_; littéralement, _une poule de Guinée_.
C'était une expression usitée du temps de Shakspeare, pour désigner une
fille publique.]

RODERIGO.--Que puis-je faire? Je l'avoue, c'est une honte que d'être
épris de la sorte; mais il n'est pas au pouvoir de la vertu de m'en
corriger.

JAGO.--La vertu! baliverne: c'est de nous-mêmes qu'il dépend d'être tels
ou tels. Notre corps est le jardin, notre volonté le jardinier qui le
cultive. Que nous y semions l'ortie ou la laitue, l'hysope ou le thym,
des plantes variées ou d'une seule espèce; que nous le rendions stérile
par notre oisiveté, ou que notre industrie le féconde, c'est en nous que
réside la puissance de donner au sol ses fruits, et de changer à notre
gré. Si la balance de la vie n'avait pas le poids de la raison à opposer
au poids des passions, la fougue du sang et la bassesse de nos penchants
nous porteraient aux plus absurdes inconséquences; mais nous avons
la raison pour calmer la fureur des sens, émousser l'aiguillon de nos
désirs, et dompter nos passions effrénées; d'où je conclus que ce que
vous appelez amour est une bouture ou un rejeton.

RODERIGO.--Cela ne peut être.

JAGO.--C'est uniquement un bouillonnement du sang que permet la volonté.
Allons, soyez homme. Vous noyer! Noyez les chats et les petits chiens
aveugles. J'ai fait profession d'être votre ami; et je proteste que je
suis attaché à votre mérite par des câbles solides. Jamais je n'aurais
pu vous être plus utile qu'à présent. Mettez de l'argent dans votre
bourse; suivez ces guerres; déguisez votre bonne grâce sous une barbe
empruntée. Je le répète, mettez de l'argent dans votre bourse. Il est
impossible que la passion de Desdémona pour le More dure longtemps;...
mettez de l'argent dans votre bourse;... ni la sienne pour elle. Le
début en fut violent: vous verrez cela finir par une rupture aussi
brusque.--Mettez seulement de l'argent dans votre bourse... Ces
Mores sont changeants dans leurs volontés... Remplissez votre bourse
d'argent... La nourriture qu'il trouve aujourd'hui aussi délicieuse que
les sauterelles, bientôt lui semblera aussi amère que la coloquinte...
Elle doit changer, car elle est jeune; dès qu'elle sera rassasiée des
caresses du More, elle verra l'erreur de son choix... Elle doit changer;
elle le doit; ainsi mettez de l'argent dans votre bourse. Si vous voulez
absolument vous damner, faites-le d'une manière plus agréable qu'en vous
noyant... Recueillez autant d'argent que vous pouvez. Si le sacrement
et un voeu fragile, contracté entre un barbare vagabond et une rusée
Vénitienne, ne sont pas plus forts que mon esprit et toute la bande de
l'enfer, vous la posséderez: ainsi ramassez de l'argent. La peste soit
de la noyade, il est bien question de cela! Faites-vous pendre s'il
le faut, en satisfaisant vos désirs, plutôt que de vous noyer en vous
passant d'elle.

RODERIGO.--Promets-tu de servir fidèlement mes espérances, si je consens
à en attendre le succès?

JAGO.--Comptez sur moi.--Allez, amassez de l'argent.--Je vous l'ai dit
souvent, et vous le redis encore, je hais le More. Ma cause me tient
au coeur; la vôtre n'est pas moins fondée. Unissons-nous dans notre
vengeance contre lui. Si vous pouvez le déshonorer, vous vous procurez
un plaisir, et à moi un divertissement. Il y a dans le sein du temps
plus d'un événement dont il accouchera. En avant, allez, procurez-vous
de l'argent: nous en parlerons plus au long demain. Adieu.

RODERIGO.--Où nous retrouverons-nous demain matin?

JAGO.--A mon logement.

RODERIGO.--Je serai avec vous de bonne heure.

JAGO.--Partez, adieu. Entendez-vous, Roderigo?

RODERIGO.--Quoi?

JAGO.--Ne songez plus à vous noyer. Entendez-vous?

RODERIGO.--J'ai changé de pensée. Je vais vendre toutes mes terres.

JAGO.--Allez, adieu; remplissez bien votre bourse. (_Roderigo
sort._)--C'est ainsi que je fais ma bourse de la dupe qui m'écoute:
et ne serait-ce pas profaner l'habileté que j'ai acquise, que d'aller
perdre le temps avec un pareil idiot sans plaisir ni profit pour moi? Je
hais le More: et c'est l'opinion commune qu'entre mes draps il a rempli
mon office; j'ignore si c'est vrai: mais pour un simple soupçon de ce
genre, j'agirai comme si j'en étais sûr. Il m'estime; mes desseins
n'en auront que plus d'effet sur lui.--Cassio est l'homme qu'il me
faut.--Voyons maintenant... Gagner sa place, et donner un plein essor à
mon désir.--Double adresse.--Mais comment? comment?--Voyons. Au bout de
quelque temps tromper l'oreille d'Othello en insinuant que Cassio est
trop familier avec sa femme. Cassio a une personne, une fraîcheur, qui
prêtent aux soupçons. Il est fait pour rendre les femmes infidèles. Le
More est d'un naturel franc et ouvert, prêt à croire les hommes honnêtes
dès qu'ils le paraissent: il se laissera conduire par le nez aussi
aisément que les ânes.--Je le tiens.--Le voilà conçu... L'enfer et la
nuit feront éclore à la lumière ce fruit monstrueux.

(Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                          ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Un port de mer dans l'île de Chypre.--Une plate-forme.

_Entrent_ MONTANO et DEUX OFFICIERS.


MONTANO.--De la pointe du cap que découvrez-vous en mer?

PREMIER OFFICIER.--Rien du tout, tant les vagues sont fortes! Entre la
mer et le ciel je ne puis reconnaître une voile.

MONTANO.--Il me semble que le vent a soufflé bien fort sur terre; jamais
plus fougueux ouragan n'ébranla nos remparts. S'il s'est ainsi déchaîné
sur les eaux, quels flancs de chêne pourraient garder leur emboîture,
quand des montagnes viennent fondre sur eux? Qu'apprendrons-nous de
ceci?

SECOND OFFICIER.--La dispersion de la flotte ottomane. Avancez seulement
sur le rivage écumant: les flots grondants semblent frapper les nuages;
les lames chassées par le vent, soulevées en masses énormes, semblent
jeter leurs eaux sur l'ourse brûlante, et éteindre les étoiles qui
gardent le pôle immobile. Je n'ai point encore vu de semblable tourmente
sur la mer en furie.

MONTANO.--Si la flotte turque n'a pas gagné l'abri de quelque rade, ils
sont noyés: il est impossible de supporter ceci au large.

(Entre un troisième officier.)

TROISIÈME OFFICIER-.--Des nouvelles, seigneurs! Nos campagnes sont
finies: la tempête effrénée a tellement accablé les Turcs, que leurs
projets en sont arrêtés. Un noble vaisseau de Venise a vu la détresse et
le terrible naufrage atteindre la plus grande partie de leur flotte.

MONTANO.--Quoi! dites-vous vrai?

TROISIÈME OFFICIER.--Le navire est déjà sous le môle, un bâtiment de
Vérone; Michel Cassio, lieutenant d'Othello, le vaillant More, est déjà
à terre; le More lui-même est en mer, muni d'une commission expresse
pour commander en Chypre.

MONTANO.--J'en suis ravi; c'est un digne gouverneur.

TROISIÈME OFFICIER.--Mais ce même Cassio, en exprimant sa joie du
désastre des Turcs, paraît cependant triste, et prie pour le salut du
More; car ils ont été séparés par cette horrible et violente tempête.

MONTANO.--Plaise au ciel qu'il soit en sûreté! J'ai servi sous lui, et
l'homme commande en vrai soldat. Allons sur la plage pour voir le navire
qui vient d'aborder, et pour chercher des yeux ce brave Othello, jusqu'à
ce que les flots et le bleu des airs se confondent sous nos regards en
une seule et même étendue.

PREMIER OFFICIER.--Allons, car à chaque minute on attend de nouvelles
arrivées.

(Entre Cassio.)

CASSIO.--Grâces au vaillant officier de cette île belliqueuse qui rend
ainsi justice au More! Oh! que le ciel prenne sa défense contre les
éléments, car je l'ai perdu sur une dangereuse mer!

MONTANO.--Monte-t-il un bon vaisseau?

CASSIO.--Sa barque est solidement pontée; son pilote est habile, et
d'une expérience consommée. Aussi l'espérance n'est pas morte dans mon
coeur; elle s'enhardit à l'idée des ressources.

DES VOIX, _dans le lointain_.--Une voile! une voile! une voile!

(Entre un quatrième officier.)

CASSIO.--Quel est ce bruit?

UN OFFICIER.--La ville est déserte: des rangées de peuple debout sur le
bord de la mer crient: _une voile!_

CASSIO.--Mes espérances lui font prendre la forme du gouverneur. (Le
canon tire.)

L'OFFICIER.--On tire la salve d'honneur. Ce sont nos amis du moins.

CASSIO.--Allez, je vous prie, et revenez nous apprendre qui est arrivé.

L'OFFICIER.--J'y cours.

(Il sort.)

MONTANO.--Dites-moi, cher lieutenant, votre général est-il marié?

CASSIO.--Très-heureusement... Il a conquis une jeune fille au-dessus
de toute description et des récits de la renommée, chef-d'oeuvre que ne
sauraient peindre les plus habiles pinceaux, et qui dépasse tout ce que
la création a de plus parfait. (_L'officier rentre._) Eh bien! qui a
pris terre?

L'OFFICIER.--Un officier nommé Jago, l'enseigne du général.

CASSIO.--Il a fait une heureuse et rapide traversée! Ainsi les tempêtes
elles-mêmes, les mers en courroux, et les vents mugissants, et les
tranchants écueils, et les sables amoncelés, traîtres cachés sous les
eaux pour arrêter la nef innocente, toutes ces puissances, comme si
elles étaient sensibles à la beauté, oublient leur nature malfaisante,
et laissent passer en sûreté la divine Desdémona.

MONTANO.--Qui est-elle?

CASSIO.--Celle dont je vous parlais; le général de notre grand général
qui l'a remise à la conduite du hardi Jago. Son arrivée ici devance nos
pensées; en sept jours de passage! Grand Jupiter! garde Othello. Enfle
sa voile de ton souffle puissant; permets que son grand vaisseau apporte
la joie dans cette rade; qu'il vienne sentir les vifs transports de
l'amour dans les bras de Desdémona, allumer notre courage éteint, et
répandre la confiance dans Chypre. (_Entrent Desdémona, Émilia, Jago,
Roderigo et des serviteurs._)--Oh! voyez! le trésor du vaisseau est
descendu à terre! Habitants de Chypre, fléchissez le genou devant elle.
Salut à toi, noble dame; que la faveur des cieux te précède, te suive,
t'environne de toutes parts!

DESDÉMONA.--Je vous remercie, brave Cassio; quelles nouvelles
pouvez-vous m'apprendre de mon seigneur?

CASSIO.--Il n'est pas encore arrivé; tout ce que je sais, c'est qu'il
est bien et sera bientôt ici.

DESDÉMONA.--Oh!... Je crains pourtant... Comment avez-vous été séparés?

CASSIO.--C'est ce grand combat des cieux et des mers qui nous a
séparés.--Mais écoutons; une voile!

DES VOIX _au loin_.--Une voile! une voile!

(On entend des coups de canon.)

UN OFFICIER.--Ils saluent la citadelle. C'est sans doute encore un ami.

CASSIO.--Allez aux nouvelles.--Cher enseigne, vous êtes le bienvenu. (_A
Émilia._) Et vous aussi, madame.--Bon Jago, ne vous offensez point de ma
hardiesse; c'est mon éducation qui me donne cette courtoisie téméraire.

JAGO.--Si elle était pour vous aussi prodigue de ses lèvres qu'elle
l'est souvent pour moi de sa langue, vous en auriez bientôt assez.

DESDÉMONA.--Hélas! elle ne parle jamais.

JAGO.--Beaucoup trop, sur mon âme. Je l'éprouve toujours, quand j'ai
envie de dormir. Devant vous, madame, je l'avoue, elle retient sa langue
au fond de son coeur, et ne querelle que dans ses pensées.

ÉMILIA.--Vous avez peu de raisons de parler ainsi.

JAGO.--Allez, allez, vous êtes muettes comme des peintures hors de chez
vous, et bruyantes comme des cloches dans vos chambres; de vrais chats
sauvages dans la maison, des saintes quand vous injuriez; des démons
quand on vous offense; vous perdez à vous divertir le temps que vous
devriez à vos affaires, et vous n'êtes des femmes de ménage que dans vos
lits.

DESDÉMONA.--Fi! calomniateur!

JAGO.--Oui, que je sois un Turc s'il n'est pas vrai que vous vous levez
pour jouer, et que vous vous couchez pour travailler.

ÉMILIA.--Je ne vous chargerai pas d'écrire mon éloge.

JAGO.--Non, ne m'en chargez pas.

DESDÉMONA.--Que dirais-tu de moi si tu avais à me louer?

JAGO.--Belle dame, dispensez-m'en; je ne suis rien si je ne puis
critiquer.

DESDÉMONA.--Allons, essaye. A-t-on couru vers le port?

JAGO.--Oui, madame.

DESDÉMONA.--Je ne suis pas gaie; mais je trompe ce que je suis en
m'efforçant de paraître autrement.--Voyons, comment ferais-tu mon éloge?

JAGO.--J'y songe, mais ma pensée tient à ma tête comme la glu à
la laine; il faut, pour l'en faire sortir, arracher le cerveau et
tout.--Cependant ma muse est en travail, et voici de quoi elle accouche:

  Sa femme est belle et spirituelle.
  La beauté est faite pour qu'on en jouisse,
  Et l'esprit sert à faire jouir de la beauté.

DESDÉMONA.--Bel éloge!--Et si elle est noire et spirituelle?

JAGO.

  Si elle est noire et spirituelle,
  Elle trouvera un blanc qui s'accommodera de sa noirceur.

DESDÉMONA.--C'est pis encore.

ÉMILIA.--Mais si elle est belle et sotte?

JAGO.

  Celle qui est belle n'est jamais sotte;
  Car sa sottise même l'aide à avoir un enfant.

DESDÉMONA.--Ce sont de vieux propos bons pour faire rire les fous dans
un cabaret. Et quel misérable éloge as-tu à donner à celle qui est laide
et sotte?

JAGO.

  Il n'y en a point de si laide et de si sotte
  Qui ne fasse tous les malins tours que font celles
  Qui sont spirituelles et jolies.

DESDÉMONA.--Oh! quelle lourde ignorance! tu loues le mieux celle qui
le mérite le moins. Mais quel éloge réserves-tu à la femme vraiment
méritante qui, par l'autorité de sa vertu, obtient de force les hommages
de la malice même?

JAGO.

  Celle qui a toujours été belle et jamais vaine,
  Qui a su parler et n'a jamais crié;
  Qui n'a jamais manqué d'or, et cependant n'a jamais fait de sottises;
  Qui s'est refusé ses fantaisies, en disant:--Maintenant je pourrais;--
  Celle qui, étant courroucée et maîtresse de se venger,
  A ordonné à l'offense de demeurer et à la colère de s'enfuir;
  Celle qui n'a jamais été assez fragile dans sa sagesse
  Pour échanger la tête d'un brochet contre la queue d'un saumon[7];
  Celle qui a pu penser et ne pas découvrir sa pensée;
  Qui a pu voir des amants la suivre, et ne pas regarder par derrière,
  Celle-là est un phénix, si jamais il y a eu un phénix.

[Note 7: Proverbe du temps qui signifie échanger ce qui est
excellent pour ce qui ne le vaut pas.]

DESDÉMONA.--Et à quoi est-elle bonne?

JAGO.

  A allaiter des idiots et à inscrire le compte de la petite bière.

DESDÉMONA.--Oh! la sotte et ridicule conclusion! Émilia, n'apprends rien
de lui, quoiqu'il soit ton mari. Qu'en dites-vous, Cassio? N'est-ce pas
un censeur bien hardi et bien libre?

CASSIO.--Il parle grossièrement, madame: vous l'aimerez mieux comme
soldat que comme bel esprit.

(Desdémona fait quelques pas vers le port, Cassio lui donne la main et
s'éloigne avec elle.)

JAGO.--Il lui prend la main.--Ah! bon, parle-lui à l'oreille.--Oui,
avec ce réseau si frêle, je prendrai ce grand papillon de
Cassio.--Souris-lui; bon, va.--C'est avec ta galanterie même que je
t'attraperai.--Tu parles bien: c'est cela.--Si pour ces fadaises tu te
vois dépouillé de ta lieutenance, mieux eût valu baiser moins souvent
tes trois doigts;--voilà que tu recommences à te donner les airs d'un
aimable galant.--A merveille[8]! beau baiser, superbe révérence!--Rien
de mieux.--Comment, encore! tes doigts pressés sur tes lèvres?--Je
voudrais, tant je t'aime, qu'ils fussent des tuyaux de seringue!--(_Une
trompette se fait entendre._)--Ah! le More; je reconnais sa trompette.

[Note 8: En regardant de loin Desdémona et Cassio qui causent, Jago
voit Cassio envoyer des baisers avec la main, pendant que Desdémona lui
fait la révérence.]

CASSIO.--C'est lui-même.

DESDÉMONA.--Courons au-devant de lui; allons le recevoir.

CASSIO.--Regardez, le voici qui s'avance.

(Entre Othello avec sa suite.)

OTHELLO.--O ma belle guerrière!

DESDÉMONA.--Mon cher Othello!

OTHELLO.--Je suis aussi surpris que charmé de vous trouver ici arrivée
avant moi! O joie de mon âme! Si chaque tempête doit être suivie de
pareils calmes, que les vents se déchaînent jusqu'à réveiller la mort;
que la barque labourant les mers s'élève sur des montagnes de vagues
aussi hautes que l'Olympe, et redescende ensuite aussi bas que l'enfer!
Ah! c'est maintenant qu'il faudrait mourir pour comble de bonheur; car
mon âme est pleine d'une joie si parfaite qu'aucun ravissement semblable
ne pourra m'être accordé dans le cours inconnu de ma destinée.

DESDÉMONA.--Que le ciel ne le permette pas! mais plutôt puissent notre
amour et nos joies aller toujours croissant avec le nombre de nos jours!

OTHELLO.--Exaucez son voeu, puissances célestes! Je ne saurais assez
parler de mon bonheur: il m'étouffe. C'est trop de joie! Ah! que ce
baiser, et cet autre encore... (_Il l'embrasse_) soient toute la dispute
que jamais nos coeurs élèvent entre nous!

JAGO, _à part_.--Oh! vous voilà à l'unisson: mais sur mon honneur je
relâcherai les cordes qui font cette musique.

OTHELLO.--Venez, allons à la citadelle: j'ai des nouvelles, amis, nos
guerres sont terminées: les Turcs sont engloutis. Comment se portent nos
vieilles connaissances de l'île?--Mon amour, vous êtes bien accueillie
en Chypre: j'ai trouvé beaucoup d'affection parmi eux. O ma chère, je
parle à tort et à travers, je suis fou de joie. Bon Jago, je te prie;
va au port, et fais débarquer mon bagage: amène avec toi le pilote à
la citadelle; c'est un brave marin, et son mérite a droit à nos égards.
Viens, Desdémona, encore une fois sois la bienvenue à Chypre!

(Othello et Desdémona sortent avec leur suite.)

JAGO.--Viens me retrouver au port; viens.--On dit que les hommes
pusillanimes, quand ils sont amoureux, ont plus de courage qu'ils n'en
ont reçu de la nature. Si donc tu as du coeur, écoute-moi. Le lieutenant
veille cette nuit au corps de garde: avant tout, je dois te prévenir que
Desdémona est décidément éprise de lui.

RODERIGO.--De lui? cela n'est pas possible.

JAGO.--Mets ainsi le doigt sur tes lèvres, et laisse ton âme
s'instruire. Remarque avec quelle violence elle a d'abord aimé le More;
et pourquoi? pour ses forfanteries, et les mensonges bizarres qu'il lui
débitait. L'aimera-t-elle toujours pour ce bavardage? garde-toi de le
penser. Il faut à ses yeux quelque chose qui nourrisse son amour; et
quel plaisir trouvera-t-elle à regarder le diable?--Quand la jouissance
a refroidi le sang, pour l'enflammer de nouveau et redonner à la
satiété de nouveaux désirs, il faut de l'agrément dans la figure, de
la sympathie d'âge, de goûts, de beauté, toutes choses qui manquent au
More. Faute de ces convenances nécessaires, sa délicatesse va sentir
qu'elle a été abusée; bientôt son coeur commencera à se soulever, elle
se dégoûtera du More, et le détestera: la nature elle-même saura
bien l'instruire, et la pousser à quelque nouveau choix. Maintenant,
Roderigo, cela convenu (et c'est une conséquence naturelle, et qui n'est
pas forcée), quel homme est placé aussi près de cette bonne fortune que
Cassio? C'est un drôle très-bavard; sa conscience ne va pas plus
loin qu'à lui faire prendre des formes décentes et convenables, pour
satisfaire plus sûrement ses désirs cachés et ses penchants déréglés.
Non, nul n'est mieux placé que lui: le drôle est adroit et souple,
habile à saisir l'occasion: il sait feindre et revêtir les apparences
de toutes les qualités qu'il n'a pas. C'est un fourbe diabolique:
d'ailleurs le drôle est beau, jeune; il a tout ce que cherchent la folie
et les esprits sans expérience. C'est un fourbe accompli, dangereux
comme la peste, et déjà la femme a appris à le connaître.

RODERIGO.--Je ne puis croire ce que vous dites; elle est du naturel le
plus vertueux.

JAGO.--Fausse monnaie! le vin qu'elle boit est fait de raisin. Si elle
avait été si vertueuse, elle n'eût jamais aimé le More. Pure grimace!
Ne l'avez-vous pas vue jouer avec la main de Cassio? ne l'avez-vous pas
remarqué?

RODERIGO.--Oui, je l'ai vu; mais c'était une pure politesse.

JAGO.--Pure corruption; j'en jure par cette main: c'est le prélude
mystérieux de toute l'histoire des voluptés et des pensées
impures. Leurs lèvres s'approchaient de si près que leurs haleines
s'embrassaient: pensées honteuses, Roderigo! quand ces avances mutuelles
ouvrent ainsi la voie, les actions décisives suivent de près, comme un
dénoûment infaillible. Allons donc...--Mais seigneur, laissez-moi
vous diriger. Je vous ai amené de Venise; veillez cette nuit; voici la
consigne que je vous impose: Cassio ne vous connaît point; je ne serai
pas loin de vous; trouvez quelque occasion d'irriter Cassio, soit en
prenant un ton haut, soit en vous moquant de sa discipline, ou sur tout
autre prétexte qu'il vous plaira: le moment vous le fournira mieux que
moi.

RODERIGO.--Soit.

JAGO.--Il est violent et prompt à la colère; peut-être vous
frappera-t-il de sa canne. Provoquez-le pour qu'il vous frappe; car,
sous ce prétexte, j'exciterai dans l'île une émeute si forte que, pour
l'apaiser, il faudra que Cassio tombe. Par là, aidé des moyens que
j'aurai alors pour vous servir, vous vous verrez plus tôt au terme de
vos désirs; et les obstacles seront tous écartés: sans quoi nul espoir
de succès pour nous.

RODERIGO.--Je le ferai, si j'en trouve une occasion favorable.

JAGO.--Je vous le garantis. Venez dans un moment me rejoindre à la
citadelle. Je suis chargé de transporter ses équipages à terre. Adieu.

RODERIGO.--Adieu.

(Roderigo sort.)

JAGO, _seul_.--Que Cassio l'aime, je le crois sans peine: qu'elle aime
Cassio, cela est naturel et très-vraisemblable. Le More, quoique je ne
le puisse souffrir, est d'une nature constante, aimante et noble; j'ose
répondre qu'il sera pour Desdémona un mari tendre.--Et moi je l'aime,
non pas précisément par amour du plaisir, quoique peut-être j'aie à
répondre d'un péché aussi grave; mais j'y suis conduit en partie par
le besoin de nourrir ma vengeance, car je soupçonne que ce More
lascif s'est glissé dans ma couche. Cette pensée, comme une substance
empoisonnée, me ronge le coeur: et rien ne peut, rien ne pourra
satisfaire mon âme, que je ne lui aie rendu la pareille, femme pour
femme, ou si j'échoue de ce côté, que je n'aie plongé le More dans une
jalousie si terrible, qu'elle soit incurable à la raison. Or, pour y
réussir, si ce pauvre traqueur amené de Venise, et que j'emploie à
cause de l'ardeur qu'il met à chasser, demeure ferme où je l'ai mis, je
tiendrai notre Michel Cassio à la gorge, je le noircirai auprès du More
sans ménagement;--oui; car je crains que Cassio n'ait eu envie aussi de
mon bonnet de nuit.--Je veux amener le More à me chérir, à me remercier,
à me récompenser d'avoir si bien fait de lui un âne, et d'avoir troublé
la paix de son âme jusqu'à la frénésie:--Tout est ici; (_Ridant son
front_) mais confus encore. La fourberie ne se laisse jamais voir en
face qu'au moment d'agir.

(Il sort.)


SCÈNE II

(Une rue.)

_Entre_ UN HÉRAUT _tenant une proclamation; le peuple le suit_.


LE HÉRAUT.--C'est le bon plaisir d'Othello, notre vaillant et noble
général, que, sur les nouvelles certaines du naufrage complet de
l'escadre ottomane, ce triomphe soit célébré par tous les habitants:
que les uns forment des danses, que d'autres allument des feux de joie;
enfin que chacun se livre au genre de divertissement qui lui plaira;
car outre ces bonnes nouvelles, aujourd'hui se célèbrent aussi les noces
d'Othello. Voilà ce qu'il est de son bon plaisir de faire proclamer.
Tous les lieux publics sont ouverts, et pleine liberté de se livrer aux
fêtes depuis cette cinquième heure du soir, jusqu'à ce que la cloche
sonne onze heures. Que le ciel bénisse l'île de Chypre et notre illustre
général Othello!

(Il sort.)


SCÈNE III

Une salle du château.

_Entrent_ OTHELLO, DESDÉMONA, CASSIO _et leur suite_.


OTHELLO, _à Cassio_.--Bon Michel, veillez à la garde cette nuit: dans ce
poste honorable, montrons nous-mêmes l'exemple de la discipline, et non
l'oubli de nos devoirs dans les plaisirs.

CASSIO.--Jago a déjà reçu ses instructions; mais cependant je verrai à
tout de mes yeux.

OTHELLO.--Jago est très-fidèle. Ami, bonne nuit: demain, à l'heure de
votre réveil, j'aurai à vous parler.--Venez, ma bien-aimée; le marché
conclu, il faut en goûter les fruits: ce bonheur est encore à venir
entre vous et moi. (_A Cassio et à d'autres officiers._) Bonne nuit.

(Othello et Desdémona sortent avec leur suite.)

(Entre Jago.)

CASSIO.--Vous arrivez à propos, Jago; voici l'heure de nous rendre au
poste de garde.

JAGO.--Pas encore; il n'est pas dix heures, lieutenant. Notre général
nous congédie de bonne heure pour l'amour de sa Desdémona. Gardons-nous
bien de le blâmer; il n'a pas encore passé avec elle la joyeuse nuit des
noces, et c'est un gibier digne de Jupiter.

CASSIO.--C'est une dame accomplie.

JAGO.--Et, j'en réponds, une femme friande de plaisir.

CASSIO.--C'est à vrai dire une créature bien délicate et bien fraîche.

JAGO.--Quel oeil elle a! Il semble qu'il appelle les désirs.

CASSIO.--Ses regards sont tendres et cependant bien modestes.

JAGO.--Et dès qu'elle parle, n'est-ce pas comme la trompette de l'amour?

CASSIO.--En vérité, elle est la perfection!

JAGO.--Eh bien! que le bonheur soit entre leurs draps!--Allons,
lieutenant, j'ai un flacon de vin; et ici tout près il y a une paire de
braves garçons de Chypre, prêts à boire à la santé du noir Othello.

CASSIO.--Non pas ce soir, bon Jago. J'ai une pauvre et malheureuse tête
pour le vin... Je voudrais que la courtoisie pût inventer quelque autre
manière de s'égayer ensemble.

JAGO.--Oh! ce sont nos amis: seulement un verre; après, je boirai pour
vous.

CASSIO.--J'ai bu ce soir un seul verre et encore adroitement mitigé, et
voyez à mes yeux l'impression qu'il m'a déjà faite. Je suis malheureux
de cette infirmité, et n'ose pas imposer quelque chose de plus à ma
faiblesse.

JAGO.--Allons, monsieur, c'est une nuit de réjouissance; nos amis vous
invitent.

CASSIO.--Où sont-ils?

JAGO.--A cette porte. De grâce, faites-les entrer.

CASSIO.--J'y consens, mais cela me déplaît.

(Cassio sort.)

JAGO.--Si je puis le déterminer à verser encore un verre de vin sur
celui qu'il a déjà bu, il deviendra plus colère et plus querelleux
que le chien de ma jeune maîtresse.--D'une autre part, mon imbécile
Roderigo, dont l'amour a presque mis la tête à l'envers, a bu ce soir à
la santé de Desdémona de profondes rasades, et il doit veiller. Enfin,
grâce aux coupes débordantes, j'ai bien excité trois braves Cypriotes,
caractères bouillants et fiers, qui, sans cesse en arrêt sur le point
d'honneur, vrais enfants de cette île guerrière, sont toujours prêts
à se quereller comme le feu et l'eau; et ceux-là sont de garde aussi.
Maintenant, au milieu de ce troupeau d'ivrognes, il faut, moi, que je
porte notre Cassio à quelque imprudence qui fasse éclat dans l'île. Mais
ils viennent. Pourvu que l'effet réponde à ce que je rêve, ma barque
cingle rapidement avec vent et marée.

(Rentre Cassio avec Montano et d'autres officiers.)

CASSIO.--Par le ciel, ils m'ont déjà versé à pleins bords.

MONTANO.--Ah! bien peu. Foi de soldat, pas plus d'une pinte.

JAGO.--Du vin, holà!

(Il chante.)

  Et que la cloche sonne, sonne,
  Et que la cloche sonne, sonne;
  Un soldat est un homme;
  Sa vie n'est qu'un moment:
  Eh bien! alors, que le soldat boive.

Allons du vin, garçon.

CASSIO.--Par le ciel! voilà une chanson impayable.

JAGO.--Je l'ai apprise en Angleterre où, certes, ils sont puissants
quand il faut boire. Votre Danois, votre Allemand, votre Hollandais au
gros ventre... holà du vin!--ne sont rien auprès d'un Anglais.

CASSIO.--Quoi! votre Anglais est donc bien habile à boire?

JAGO.--Comment! votre Danois est déjà ivre-mort que mon Anglais boit
encore sans se gêner; il n'a pas besoin de se mettre en nage pour jeter
bas votre Allemand; et votre Hollandais est déjà prêt à rendre gorge
qu'il fait encore remplir la bouteille.

CASSIO.--A la santé de notre général!

MONTANO.--J'en suis, lieutenant et je vous fais raison.

JAGO, _chantant_.

  Le roi Étienne était un digne seigneur;
  Ses culottes ne lui coûtaient qu'une couronne:
  Il les trouvait de douze sous trop chères,
  Et il appelait le tailleur un drôle.

  C'était un homme de grand renom,
  Et tu n'es que de bas étage;
  C'est l'orgueil qui renverse les pays,
  Prends donc sur toi ton vieux manteau[9].

Ho! du vin!

[Note 9: Les couplets sont tirés d'une vieille ballade populaire du
temps de Shakspeare, et qui se trouve dans un recueil intitulé: _Relicks
of ancient poetry_, 3 vol. in-12.]

CASSIO.--Comment, cette chanson-ci est encore meilleure que la première!

JAGO.--Voulez-vous que je la répète?

CASSIO.--Non, je tiens pour indigne de son poste quiconque fait de
pareilles choses, eh bien! le ciel est au-dessus de tout, et il y a des
âmes qui ne seront pas sauvées.

JAGO.--C'est une vérité, lieutenant.

CASSIO.--Quant à moi, sans offenser mon général, ni aucun de mes chefs,
j'espère bien être sauvé.

JAGO.--Et moi aussi, lieutenant.

CASSIO.--Soit, mais avec votre permission, pas avant moi. Le lieutenant
doit être sauvé avant l'enseigne; n'en parlons plus: allons à nos
affaires. Que Dieu pardonne nos fautes, messieurs, songeons à nos
affaires.--Messieurs, n'allez pas croire que je sois ivre; c'est là mon
enseigne, voici ma main droite, et voilà ma main gauche. Je ne suis pas
ivre, je puis bien marcher et bien parler.

TOUS.--Parfaitement bien.

CASSIO.--C'est bon, c'est bon, alors, ne croyez pas que je sois ivre.
(Il sort.)

MONTANO.--Allons, camarades, allons à l'esplanade. Allons placer la
garde.

(Les Cypriotes sortent.)

JAGO.--Vous voyez cet officier qui est sorti le premier; c'est un soldat
capable de marcher à côté de César, et de commander une armée; mais
aussi voyez son vice; c'est l'équinoxe de sa vertu, l'un est aussi
long que l'autre; cela fait pitié pour lui. Je crains que la confiance
qu'Othello place en lui, quelque jour, dans un accès de cette maladie,
ne mette cette île en désordre.

MONTANO.--Mais est-il souvent ainsi?

JAGO.--C'est toujours le prélude de son sommeil. Il verra tout éveillé
l'aiguille faire deux fois le tour du cadran, si son lit n'est bercé par
l'ivresse.

MONTANO.--Il serait bon d'en avertir le général. Peut-être ne s'en
aperçoit-il pas, ou son bon naturel ne voit-il dans Cassio que les
vertus qui le frappent, et ferme-t-il les yeux sur ses défauts. N'est-il
pas vrai?

(Entre Roderigo.)

JAGO, _à voix basse_.--Quoi, Roderigo, ici! je vous en prie, suivez le
lieutenant; allez.

(Roderigo sort.)

MONTANO.--Et c'est une vraie pitié que le noble More hasarde une place
aussi importante que celle de son second aux mains d'un homme sujet à
cette faiblesse invétérée. Ce serait une bonne action d'en informer le
More.

JAGO.--Moi! je ne le ferais pas pour cette belle île. J'aime infiniment
Cassio, et je ferais beaucoup pour le guérir de ce vice.--Mais,
écoutons; quel bruit!

(On entend des cris: Au secours, au secours!)

(Cassio rentre l'épée à la main, poursuivant Roderigo.)

CASSIO.--Impudent! lâche!

MONTANO.--Qu'y a-t-il, lieutenant?

CASSIO.--Un drôle me remontrer mon devoir! je veux le rosser, jusqu'à ce
qu'il puisse tenir dans une bouteille d'osier.

RODERIGO.--Me rosser?

CASSIO.--Tu bavardes, misérable!

(Il frappe Roderigo.)

MONTANO.--Y pensez-vous, cher lieutenant? de grâce, retenez-vous.

CASSIO.--Laissez-moi, monsieur! ou je vais vous casser le museau.

MONTANO.--Allons, allons; vous êtes ivre.

CASSIO.--Ivre?

(Cassio l'attaque.--Ils se battent.)

JAGO, _bas à Roderigo_.--Sortez donc, je vous dis, sortez, et criez à
l'émeute. _(Roderigo sort.) (A Cassio.) Quoi_, cher lieutenant!--Hélas,
messieurs!--Au secours, holà!--Lieutenant!--Montano!--Camarades, au
secours!--Voilà une belle garde en vérité!--(_La cloche du beffroi
se fait entendre._) Et qui donc sonne le tocsin? Diable! La ville va
prendre l'alarme. A la volonté de Dieu, lieutenant, arrêtez! vous allez
vous couvrir de honte à jamais.

(Entre Othello avec sa suite.)

OTHELLO.--Qu'est-ce? De quoi s'agit-il?

MONTANO.--Mon sang coule: je suis blessé à mort. Qu'il meure.

OTHELLO.--Sur votre vie, arrêtez.

JAGO.--Arrêtez! arrêtez! lieutenant,--seigneur
Montano,--lieutenant,--officiers:--avez-vous perdu tout sentiment de
votre devoir, et du lieu où vous êtes? Arrêtez, le général vous parle.
Arrêtez, arrêtez, au nom de l'honneur!

OTHELLO.--Eh! quoi donc? Comment! d'où vient tout ceci? Sommes-nous
devenus Turcs pour exercer sur nous-mêmes les fureurs que le ciel a
interdites aux Ottomans? Par pudeur chrétienne, finissez cette barbare
querelle: le premier qui fera un pas pour assouvir sa rage ne fait pas
grand cas de sa vie, car il mourra au premier mouvement. Qu'on fasse
taire cette terrible cloche, elle épouvante l'île et trouble son repos.
Quel est le sujet de ceci, messieurs?--Honnête Jago, qui semblez mort
de douleur, parlez. Qui a commencé ceci? Au nom de votre amitié, je
l'exige.

JAGO.--Je n'en sais rien. Ils étaient tous amis, au quartier, il n'y
a qu'un instant, et en aussi bons rapports que le marié et la mariée
lorsqu'on les déshabille pour les mettre au lit; et puis, tout à
l'heure, comme si quelque étoile les eût soudain privés de leur raison,
voilà les épées nues, et dans un sanglant combat pointées contre le
coeur l'un de l'autre. Je ne puis dire l'origine de cette folle rixe, et
je voudrais avoir perdu dans une action glorieuse ces jambes qui m'ont
conduit ici pour en être le témoin.

OTHELLO.--Comment avez-vous pu, Michel, vous oublier à ce point?

CASSIO.--Excusez-moi, de grâce; je ne puis parler.

OTHELLO.--Digne Montano, vous avez toujours été doux. Le monde a
remarqué la gravité, le calme de votre jeunesse; et votre nom sort avec
éloge de la bouche des plus sévères. Quel motif vous porte à souiller
ainsi votre réputation, à perdre la haute estime où vous êtes pour
mériter le nom de querelleur de nuit? Répondez-moi.

MONTANO.--Noble Othello, je suis dangereusement blessé. Pendant que je
m'abstiendrai de parler, ce qui me fait un peu souffrir pour le moment,
votre officier Jago peut vous instruire de tout ce que je sais de
l'affaire. Je ne sache pas avoir cette nuit rien dit ou fait de déplacé
à moins que ce ne soit parfois un vice de s'aimer soi-même, et un péché
de se défendre, quand la violence fond sur nous.

OTHELLO.--Par le ciel! mon sang commence enfin à l'emporter sur le frein
de ma raison, et l'indignation qui obscurcit mon bon jugement menace de
me gouverner seule. Si je fais un pas, ou que seulement je lève ce bras,
le meilleur d'entre vous disparaîtra sous ma colère. Faites-moi savoir
comment a commencé ce honteux désordre; qui l'a mis en train; et celui
qui en sera prouvé l'auteur, fût-il mon frère jumeau né en même temps
que moi, sera perdu sans retour.--Quoi, dans une ville de guerre, encore
émue, tandis que le coeur du peuple palpite encore de terreur, engager
ainsi une querelle domestique, au milieu de la nuit, au corps de garde
et de sûreté! Cela est monstrueux.--Jago, qui a commencé?

MONTANO.--Si par quelque partialité ou quelque communauté d'emplois, tu
dis plus ou moins que la vérité, tu n'es pas un soldat.

JAGO.--Ne me pressez pas de si près. J'aimerais mieux voir ma langue
coupée dans ma bouche, que de m'en servir pour nuire à Michel Cassio:
mais je me persuade que la vérité ne peut lui faire tort. Voici le fait,
général: Montano et moi nous conversions paisiblement ensemble; tout à
coup est entré un homme criant au secours; Cassio le suivait l'épée nue,
prêt à le frapper. Ce gentilhomme, seigneur, va au-devant de Cassio,
et le prie de s'arrêter: et moi je poursuis le fuyard qui poussait des
cris; craignant, comme il est arrivé, que ses clameurs ne jetassent
l'effroi dans la ville. Lui, plus leste à la course, échappe à mon
dessein: je revenais en grande hâte, entendant de loin le choc et le
cliquetis des épées, et Cassio jurant de toutes ses forces, ce que je ne
lui avais jamais entendu faire jusqu'à ce soir. Dès que je suis rentré,
car tout ce mouvement a été court, je les ai trouvés pied contre pied, à
l'attaque et à la défense, comme ils étaient encore quand vous les avez
vous-même séparés. Voilà tout ce que je peux vous rapporter: mais les
hommes sont hommes; les plus sages s'oublient quelquefois. Quoique
Cassio ait fait à celui-ci quelque légère injure, comme il peut arriver
à tout homme en fureur de frapper son meilleur ami, il faut sûrement
que Cassio, je le crois, eût reçu de celui qui fuyait quelque étrange
indignité que sa patience n'a pu supporter.

OTHELLO.--Je vois bien, Jago, que ton honnêteté et ton amitié veulent
adoucir l'affaire pour rendre la part de Cassio plus légère. Cassio, je
t'aime; mais tu ne seras plus mon officier. (_Entre Desdémona avec sa
suite._)--Voyez si ma bien-aimée n'a pas été réveillée.--Je ferai de toi
un exemple.

DESDÉMONA.--Que s'est-il donc passé, mon ami?

OTHELLO.--Tout est fini maintenant, ma chère. Venez vous
coucher. Montano, quant à vos blessures, je serai moi-même votre
chirurgien.--Emmenez-le d'ici.--Jago, faites une ronde exacte dans
la ville, et calmez ceux que ce sot tumulte a effrayés. Rentrons,
Desdémona; c'est la vie des soldats de voir leur doux sommeil troublé
par la discorde.

(Ils sortent.)

JAGO, _à Cassio_.--Quoi, lieutenant, êtes-vous blessé?

CASSIO.--Oui, et hors du pouvoir de la chirurgie.

JAGO.--Que le ciel nous en préserve!

CASSIO.--Ma réputation, ma réputation, ma réputation! Ah! j'ai perdu ma
réputation! j'ai perdu la portion immortelle de moi-même; celle qui me
reste est grossière et brutale. Ma réputation, Jago, ma réputation!

JAGO.--Foi d'honnête homme, j'ai cru que vous aviez reçu quelque
blessure dans le corps; c'est là qu'une plaie est sensible, bien plus
que dans la réputation: la réputation est une vaine et fausse imposture,
acquise souvent sans mérite, et perdue sans qu'on l'ait mérité: mais
vous n'avez rien perdu de votre réputation, à moins que votre esprit
ne rêve cette perte.--Allons, homme, quoi donc? il y a des moyens de
ramener le général: vous êtes simplement réformé par Son Honneur; c'est
une peine de discipline, non d'inimitié; comme on battrait un chien qui
ne peut faire aucun mal, pour effrayer un lion terrible. Implorez-le, et
il revient à vous.

CASSIO.--J'implorerais le mépris, plutôt que de tromper un si digne
commandant, en lui offrant encore un officier si imprudent, si léger, si
ivrogne.--Ivre, et parlant comme un perroquet, et querellant, et faisant
le rodomont, et jurant et bavardant avec l'ombre qui passe.--O toi,
invisible esprit du vin, si tu n'as pas encore de nom qui te fasse
reconnaître, je veux t'appeler démon.

JAGO.--Quel est celui que vous poursuiviez l'épée à la main? que vous
avait-il fait?

CASSIO.--Je n'en sais rien.

JAGO.--Est-il possible?

CASSIO.--Je me rappelle une foule de choses, mais rien distinctement:
une querelle, oui; mais le sujet, non. Oh! comment les hommes
peuvent-ils introduire un ennemi dans leur bouche pour leur dérober leur
raison! Se peut-il que ce soit avec joie, volupté, délices, transport,
que nous nous transformions nous-mêmes en brutes?

JAGO.--Eh bien! voilà que vous êtes assez bien à présent; comment
êtes-vous revenu à vous?

CASSIO.--Il a plu au démon de l'ivresse de céder la place au démon de la
colère. Ainsi une faiblesse m'en découvre une autre pour me forcer à me
mépriser franchement moi-même.

JAGO.--Allons, vous êtes un moraliste trop sévère. Dans ce moment, dans
ce lieu, et dans les circonstances actuelles où se trouve l'île, je
voudrais de toute mon âme que cela ne fût pas arrivé; mais puisque
ce qui est fait est fait, ne songez qu'à le réparer pour votre propre
avantage.

CASSIO.--- J'irai lui redemander ma place; il me dira que je suis un
ivrogne. Eussé-je autant de bouches que l'hydre, une telle réponse les
fermerait toutes. Être maintenant un homme sensé, l'instant d'après un
frénétique et tout de suite après une brute!--Oui, chaque verre donné à
l'intempérance est maudit, et il y a dedans un démon.

JAGO.--Allons, allons: le bon vin est une bonne et douce créature si on
en use bien. N'en dites pas tant de mal: et, cher lieutenant, j'espère
que vous croyez que je vous aime.

CASSIO.--Je l'ai bien éprouvé, monsieur.--Moi ivre!

JAGO.--Vous ou tout autre homme vivant, vous pouvez l'être quelquefois.
Je vous dirai ce que vous devez faire: la femme de notre général est
notre général aujourd'hui; je peux bien l'appeler ainsi, puisqu'il s'est
dévoué tout entier à la contemplation, à l'adoration de ses talents et
de ses grâces. Confessez-vous librement à elle; importunez-la; elle vous
aidera à rentrer dans votre emploi. Elle est d'un naturel si affable,
si doux, si obligeant, qu'elle croirait manquer de bonté, si elle ne
faisait beaucoup plus qu'on ne lui demande. Conjurez-la de renouer ce
noeud d'amitié, rompu entre vous et son époux, et je parie ma fortune
contre le moindre gage qui en vaille la peine, que votre amitié en
deviendra plus forte que jamais.

CASSIO.--Le conseil que vous me donnez là est bon.

JAGO.--Il est donné, je vous proteste, dans la sincérité de mon amitié
et de mon honnête zèle.

CASSIO.--Je le crois sans peine. Ainsi dès demain matin, de bonne heure,
j'irai prier la vertueuse Desdémona de solliciter pour moi. Je désespère
de ma fortune, si ce coup en arrête le cours.

JAGO.--Vous avez raison. Adieu, lieutenant; il faut que j'aille faire la
ronde.

CASSIO.--Bonne nuit, honnête Jago.

(Cassio sort.)

JAGO, _seul_.--Eh bien! qui dira maintenant que je joue le rôle d'un
fourbe, après un conseil gratuit honnête, et dans ma pensée, le seul
moyen de fléchir le More? Car rien de plus aisé que d'engager Desdémona
à écouter une honorable requête, elle y est toujours disposée; elle est
d'une nature aussi libérale que les libres éléments. Et qu'est-ce pour
elle que de gagner le More? Fallût-il renoncer à son baptême, abjurer
tous les signes, tous les symboles de sa rédemption, son âme est
tellement enchaînée dans cet amour qu'elle peut faire, défaire,
gouverner comme il lui plaît, tant son caprice règne en dieu sur la
faible volonté du More. Suis-je donc un fourbe, quand je mets Cassio sur
la route facile qui le mène droit au succès? Divinité d'enfer! quand les
démons veulent insinuer aux hommes leurs oeuvres les plus noires, ils
les suggèrent d'abord sous une forme céleste, comme je fais maintenant.
Car tandis que cet honnête idiot pressera Desdémona de réparer sa
disgrâce, et qu'elle plaidera pour lui avec chaleur auprès du More, moi
je glisserai dans l'oreille de celui-ci le soupçon empoisonné qu'elle
rappelle cet homme par volupté; et plus elle fera d'efforts pour le
rétablir, plus elle perdra de son crédit sur Othello. Ainsi, je
ternirai sa vertu; et sa bonté même ourdira le filet qui les enveloppera
tous.--Qu'y a-t-il, Roderigo?

(Entre Roderigo.)

RODERIGO.--Me voilà courant, non comme le chien qui suit sa proie, mais
comme celui qui remplit vainement l'air de ses cris. Mon argent est
presque tout dépensé; j'ai été cette nuit cruellement rossé, et je crois
que l'issue de tout ceci sera d'avoir acquis de l'expérience pour
ma peine.--Je retournerai à Venise sans argent et avec un peu plus
d'esprit.

JAGO.--Les pauvres gens que ceux qui n'ont point de patience! Quelle
blessure fut jamais guérie autrement que par degrés? Nous opérons, vous
le savez, avec notre seul esprit, et sans aucune magie; et l'esprit
compte sur le temps qui traîne tout en longueur. Tout ne va-t-il pas
bien? Cassio t'a frappé; et toi, au prix de ce léger coup, tu as perdu
Cassio: quoique le soleil fasse croître mille choses à la fois, les
plantes qui fleurissent les premières doivent porter les premiers
fruits; prends un peu patience.--Par la messe, il est jour. Le plaisir
et l'action abrégent les heures. Retire-toi; va à ton logis; sors,
te dis-je. Tu en sauras plus tard davantage--Encore une fois, sors.
(_Roderigo sort._) Il reste deux choses à faire: d'abord que ma
femme agisse auprès de sa maîtresse en faveur de Cassio; je cours l'y
pousser;--et moi, pendant ce temps, je tire le More à l'écart; puis au
moment où il pourra trouver Cassio sollicitant sa femme, je le ramène
pour fondre brusquement sur eux. Oui, c'est là ce qu'il faut faire.
N'engourdissons pas ce dessein par la négligence et les retards.

FIN DU DEUXIÈME ACTE




                          ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Devant le château.

_Entrent_ CASSIO et DES MUSICIENS.


CASSIO.--Messieurs, jouez ici; je récompenserai vos peines:--quelque
chose de court.--Saluez le général à son réveil.

(Musique.)

(Entre le bouffon.)

LE BOUFFON.--Comment, messieurs, est-ce que vos instruments ont été à
Naples, pour parler ainsi du nez?

PREMIER MUSICIEN.--Quoi donc, monsieur?

LE BOUFFON.--Je vous en prie, n'est-ce pas là ce qu'on appelle des
instruments à vent?

PREMIER MUSICIEN.--Oui, certes.

LE BOUFFON.--Dans ce cas, certainement il y a une queue à cette
histoire.

PREMIER MUSICIEN.--Quelle histoire, monsieur?

LE BOUFFON.--Je vous dis que plus d'un instrument à vent, à moi bien
connu, a une queue. Mais, mes maîtres, voici de l'argent pour vous. Le
général aime tant la musique qu'il vous prie par amour pour lui de n'en
plus faire.

PREMIER MUSICIEN.--Nous allons cesser.

LE BOUFFON.--Si vous avez de la musique qu'on n'entende pas, à la bonne
heure; car, comme on dit, le général ne tient pas beaucoup à entendre la
musique.

PREMIER MUSICIEN.--Nous n'en avons point de cette espèce, monsieur.

LE BOUFFON.--En ce cas, mettez vos flûtes dans votre sac, car je vous
chasse. Allons, partez; allons.

(Les musiciens s'en vont.)

CASSIO, _au bouffon_.--Entends-tu, mon bon ami?

LE BOUFFON.--Non, je n'entends pas votre bon ami; c'est vous que
j'entends.

CASSIO.--De grâce, garde tes calembours. Prends cette petite pièce d'or.
Si la dame qui accompagne l'épouse du général est levée, dis-lui qu'un
nommé Cassio lui demande la faveur de lui parler. Veux-tu me rendre ce
service?

LE BOUFFON.--Elle est levée, monsieur; si elle veut se rendre ici, je
vais lui dire votre prière.

CASSIO.--Fais-le, mon cher ami. (_Le bouffon sort._)(_Entre Jago._) Ah,
Jago, fort à propos.

JAGO.--Quoi, vous ne vous êtes donc pas couché?

CASSIO.--Non. Avant que nous nous soyons séparés, le jour commençait à
poindre. J'ai pris la liberté, Jago, de faire demander votre femme:
mon objet est de la prier de me procurer quelque accès auprès de la
vertueuse Desdémona.

JAGO.--Je vous l'enverrai à l'instant. Et j'inventerai un moyen
d'écarter le More, afin que vous puissiez causer et traiter librement
votre affaire.

(Jago sort.)

CASSIO.--Je vous en remercie humblement. Jamais je n'ai connu de
Florentin plus obligeant et si honnête.

(Entre Émilia.)

ÉMILIA.--Bonjour, brave lieutenant; je suis fâchée de votre
chagrin; mais tout sera bientôt réparé. Le général et sa femme s'en
entretiennent, et elle parle avec chaleur pour vous. Le More répond que
celui que vous avez blessé jouit d'une haute considération dans Chypre,
tient à une noble famille; qu'ainsi la saine prudence le force à
vous refuser: mais il proteste qu'il vous aime et n'a besoin d'aucune
sollicitation autre que son affection pour vous, pour saisir aux cheveux
la première occasion de vous remettre en place.

CASSIO.--Néanmoins, je vous en supplie, si vous le jugez à propos, et si
cela se peut, ménagez-moi un moment d'entretien avec Desdémona seule.

ÉMILIA.--Venez donc, entrez: je veux vous mettre à portée de lui ouvrir
librement votre âme.

CASSIO.--Que je vous ai d'obligations!

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une chambre dans le château.

_Entrent_ OTHELLO, JAGO et DES OFFICIERS.


OTHELLO.--Jago, remettez ces lettres au pilote, et chargez-le d'offrir
mes hommages au sénat; après quoi, revenez me joindre aux forts que je
vais visiter.

JAGO.--Bon, mon seigneur, je vais le faire.

OTHELLO, _aux officiers_.--Ces fortifications, messieurs, allons-nous
les voir?

LES OFFICIERS.--Nous voilà prêts à suivre Votre Seigneurie.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Devant le château.

_Entrent_ DESDÉMONA, CASSIO ET ÉMILIA.


DESDÉMONA.--Soyez sûr, bon Cassio, que j'emploirai en votre faveur toute
mon éloquence.

ÉMILIA.--Faites-le, chère madame. Je sais que ceci afflige mon mari
comme si c'était sa propre affaire.

DESDÉMONA.--Oh! c'est un brave homme. N'en doutez point, Cassio; je vous
reverrai, mon seigneur et vous, aussi bons amis qu'auparavant.

CASSIO.--Généreuse dame, quoi qu'il arrive de Michel Cassio, il ne sera
jamais autre chose que votre fidèle serviteur.

DESDÉMONA.--Oh! je vous en remercie. Vous aimez mon seigneur, vous
le connaissez depuis longtemps. Soyez bien sûr qu'il ne vous laissera
éloigné de lui qu'aussi longtemps qu'il y sera forcé par une politique
nécessaire.

CASSIO.--Oui; mais, madame, cette politique peut durer si longtemps, se
nourrir d'une suite de prétextes si faibles et si subtils, renaître de
tant de circonstances, que ma place étant remplie et moi absent, mon
général oubliera mon zèle et mes services.

DESDÉMONA.--Ne le craignez pas. Ici, devant Émilia, je vous réponds de
votre place. Soyez certain que lorsqu'une fois je promets de rendre un
service, je m'en acquitte jusqu'au moindre détail. Mon seigneur n'aura
point de repos; je le tiendrai éveillé jusqu'à ce qu'il s'adoucisse[10];
je lui parlerai jusqu'à lui faire perdre patience; son lit deviendra
pour lui une école, sa table un confessional; je mêlerai à tout ce
qu'il fera la requête de Cassio. Allons, un peu de gaieté, Cassio: votre
défenseur mourra plutôt que d'abandonner votre cause.

[Note 10: I'll watch him tame: comparaison avec les animaux qu'on
apprivoise, et à qui on apprend des tours en les privant du sommeil. Ce
moyen a été employé avec succès pour les chevaux; il l'était autrefois
pour les faucons et autres oiseaux de chasse.]

(Entrent Othello et Jago, à distance.)

ÉMILIA.--Madame, voilà mon seigneur qui vient.

CASSIO.--Madame, je vais prendre congé de vous.

DESDÉMONA.--Pourquoi? demeurez, entendez-moi lui parler.

CASSIO.--Pas en ce moment, madame. Je suis fort mal à l'aise et très-peu
propre à me servir moi-même.

DESDÉMONA.--Bien, faites comme il vous plaira.

(Cassio sort.)

JAGO.--Ah! ah! ceci me déplaît.

OTHELLO.--Que dis-tu?

JAGO.--Rien, seigneur, ou si... Je ne sais trop...

OTHELLO.--N'est-ce pas Cassio qui vient de quitter ma femme?

JAGO.--Cassio, seigneur? Non sûrement, je ne puis croire qu'il eût voulu
s'enfuir ainsi comme un coupable, en vous voyant arriver.

OTHELLO.--Je crois que c'était lui.

DESDÉMONA.--Vous voilà de retour, mon seigneur? Je m'entretenais
ici avec un suppliant, un homme qui languit sous le poids de votre
déplaisir.

OTHELLO.--De qui voulez-vous parler?

DESDÉMONA.--Eh! de Cassio, votre lieutenant. Mon cher seigneur, si
j'ai quelque attrait à vos yeux, quelque pouvoir de vous toucher,
réconciliez-vous tout de suite avec lui; car si ce n'est pas un homme
qui vous aime de bonne foi, qui ne s'est égaré que par ignorance et sans
dessein, je ne me connais pas à l'honnêteté d'un visage. Je t'en prie,
rappelle-le.

OTHELLO.--Est-ce lui qui vient de sortir?

DESDÉMONA.--Lui-même, mais si humilié, qu'il m'a laissé une partie de
ses chagrins: je souffre avec lui.--Mon cher amour, rappelle-le.

OTHELLO.--Pas encore, douce Desdémona; dans quelque autre moment.

DESDÉMONA.--Mais sera-ce bientôt?

OTHELLO.--Aussitôt qu'il se pourra, chère amie, à cause de vous.

DESDÉMONA.--Sera-ce ce soir au souper?

OTHELLO.--Non, pas ce soir.

DESDÉMONA.--Demain donc au dîner?

OTHELLO.--Je ne dîne pas demain au logis; je suis invité par les
officiers à la citadelle.

DESDÉMONA.--Eh bien! demain soir, ou mardi matin, ou mardi à midi ou
le soir, ou mercredi matin: je t'en prie, fixe le moment, mais qu'il
ne passe pas trois jours.--En vérité, il est repentant, et cependant
sa faute, selon l'opinion commune, et si ce n'est que la guerre exige,
dit-on, qu'on fasse quelquefois des exemples sur les meilleurs
sujets, est une faute qui mérite à peine une réprimande secrète. Quand
reviendra-t-il? Dis-le-moi, Othello. Je me demande avec étonnement dans
mon âme ce que vous pourriez demander que je voulusse vous refuser, ou
qui pût me faire hésiter si longtemps sur la réponse. Comment, Michel
Cassio, lui qui venait avec vous quand vous me faisiez la cour, qui plus
d'une fois, lorsque je parlais de vous d'un ton de blâme, a pris votre
parti, avoir tant à plaider pour obtenir son rappel! Croyez-moi, je vous
accorderais beaucoup plus...

OTHELLO.--Assez, assez, je t'en prie; qu'il revienne quand il voudra; je
ne veux te rien refuser.

DESDÉMONA.--Quoi! mais ce n'est point une grâce; c'est comme si je vous
conjurais de porter vos gants, de vous nourrir de mets sains, de vous
vêtir chaudement, comme si je vous suppliais de faire quelque chose qui
dût tourner à votre propre avantage. Oh! quand j'aurai à demander une
grâce où je voudrai véritablement intéresser votre amour, ce sera une
chose de poids, difficile et dangereuse à accorder.

OTHELLO.--Je ne veux rien te refuser: mais à mon tour, je t'en prie,
laisse-moi un moment à moi-même.

DESDÉMONA.--Vous refuserai-je? Non. Adieu, seigneur.

OTHELLO.--Adieu, ma Desdémona; je te joindrai bientôt.

DESDÉMONA.--Émilia, venez.--(_A Othello._) Qu'il en soit selon votre
fantaisie: quelle qu'elle soit, je suis soumise.

(Desdémona sort avec Émilia.)

OTHELLO.--Adorable créature!--Que l'enfer me saisisse, s'il n'est pas
vrai que je t'aime; et si je ne t'aimais plus, le chaos reviendrait.

JAGO.--Mon noble seigneur?

OTHELLO.--Que veux-tu, Jago?

JAGO.--Quand vous faisiez la cour à Desdémona, Michel Cassio eut-il
connaissance de vos amours?

OTHELLO.--Oui, du commencement à la fin. Pourquoi me le demandes-tu?

JAGO.--Seulement pour le savoir, rien de plus.

OTHELLO.--Et à quoi donc pensais-tu, Jago?

JAGO.--Je ne croyais pas qu'il la connût.

OTHELLO.--Oh! parfaitement; et il nous a souvent servi d'intermédiaire.

JAGO.--En vérité?

OTHELLO.--En vérité. Oui, en vérité. Vois-tu là quelque chose? Cassio
n'est-il pas honnête?

JAGO.--Honnête, seigneur?

OTHELLO.--Oui, honnête?

JAGO.--Seigneur, autant que je puis savoir...

OTHELLO.--Comment? Que penses-tu?

JAGO.--Ce que je pense? Par le ciel!

OTHELLO.--_Ce que je pense, Seigneur? Par le ciel_... il répète mes
paroles, comme si sa pensée recélait quelque monstre trop hideux pour
être montré. Tu veux dire quelque chose? Tout à l'heure, à l'instant
où Cassio quittait ma femme, je t'ai entendu dire: _Ceci me déplaît._
Qu'est-ce donc qui te déplaisait? Et encore, quand je t'ai dit qu'il
avait ma confiance pendant tout le temps de mes amours, tu t'es écrié:
_En vérité?_ Et je t'ai vu froncer et rapprocher tes sourcils, comme
si tu eusses enfermé dans ton cerveau quelque horrible soupçon. Si tu
m'aimes, montre-moi ta pensée.

JAGO.--Seigneur, vous savez que je vous aime.

OTHELLO.--Je le crois, et c'est parce que je te sais plein d'honneur,
d'attachement pour moi, parce que tu pèses tes paroles, avant de les
prononcer, que ces pauses de ta part m'alarment davantage. Dans un
misérable déloyal et faux, de telles choses sont des ruses d'habitude;
mais dans l'homme sincère ce sont de secrètes délations qui s'échappent
d'un coeur à qui la vérité fait violence.

JAGO.--Pour Michel Cassio, j'ose jurer que je le crois honnête.

OTHELLO.--Je le crois comme toi.

JAGO.--Les hommes devraient bien être ce qu'ils paraissent; ou plût
au ciel du moins que ceux qui ne sont pas ce qu'ils paraissent fussent
enfin forcés de paraître ce qu'ils sont!

OTHELLO.--Oui, certes, les hommes devraient être ce qu'ils paraissent.

JAGO.--Eh bien! alors je pense que Cassio est un homme d'honneur.

OTHELLO.--Il y a quelque chose de plus dans tout cela; je te prie,
parle-moi comme à toi-même, comme tu te parles dans ton âme; exprime ta
pensée la plus sinistre par le plus sinistre des mots.

JAGO.--Mon bon seigneur, pardonnez-moi. Quoique je sois tenu envers
vous à tous les actes d'obéissance, je ne le suis point à ce dont les
esclaves mêmes sont affranchis; proférer mes pensées!--Quoi! supposez
qu'elles soient basses et fausses; et quel est le palais où n'entrent
pas quelquefois des choses souillées? Quel homme a le coeur assez pur
pour n'y avoir jamais admis quelques soupçons téméraires qui viennent y
tenir leur cour, y plaider leur cause et siéger à côté de ses opinions
légitimes?

OTHELLO.--Jago, tu conspires contre ton ami, si, dès que tu le crois
offensé, tu refuses à son oreille la confidence de tes pensées.

JAGO.--Je vous conjure... doutant plus... que peut-être je suis injuste
dans mes conjectures;... et c'est, je l'avoue, c'est le malheur de mon
caractère de soupçonner toujours le mal; souvent ma défiance voit des
fautes qui n'existent pas. Je vous supplie donc de ne pas prendre garde
à un homme qui conjecture ainsi de travers, de ne pas vous forger des
inquiétudes sur ses observations vagues et peu sûres. Il n'est bon ni
pour votre repos, ni pour votre bien, il ne l'est pas pour mon honneur,
mon honnêteté, ma prudence, que je vous laisse connaître mes pensées.

OTHELLO.--Que veux-tu dire?

JAGO.--Mon cher seigneur, pour les hommes et pour les femmes, le premier
trésor de l'âme, c'est une bonne renommée. Qui dérobe ma bourse, dérobe
une bagatelle: c'est quelque chose, ce n'est rien; elle fut à moi, elle
est à lui, et elle a eu mille autres maîtres; mais celui qui me vole
ma bonne renommée me vole un bien dont la perte m'appauvrit réellement,
sans l'enrichir lui-même.

OTHELLO.--Par le ciel! je connaîtrai tes pensées!

JAGO.--Vous ne les pourriez connaître, quand mon coeur serait dans votre
main; vous ne les connaîtrez pas tandis qu'il est sous ma garde.

OTHELLO.--Ah!

JAGO.--Oh! gardez-vous, seigneur, de la jalousie. C'est un monstre aux
yeux verdâtres qui prépare lui-même l'aliment dont il se nourrit. Ce
mari trompé vit heureux, qui, certain de son sort, n'aime point son
infidèle: mais, ô quelles heures d'enfer compte celui qui idolâtre, et
qui doute; qui soupçonne, mais aime avec passion!

OTHELLO.--O malheur!

JAGO.--L'homme pauvre, mais content, est riche et assez riche; mais la
richesse fût-elle infinie, elle est stérile comme l'hiver pour celui
qui craint toujours de devenir pauvre. Bonté céleste, préserve de la
jalousie les coeurs de tous mes amis!

OTHELLO.--Quoi! qu'est ceci? Penses-tu que je voulusse me faire une vie
de jalousie? suivre sans cesse tous les changements de la lune, avec de
nouveaux soupçons? Non, être une fois dans le doute, c'est être décidé
sans retour. Regarde-moi comme une chèvre si jamais, semblable à celui
que tu viens de peindre, j'échange les occupations de mon âme contre ces
suppositions exagérées et légères. On ne me rendra point jaloux pour me
dire que ma femme est belle, mange bien, aime le monde, parle librement,
chante, joue et danse bien. Où règne la vertu, tous ces plaisirs sont
vertueux. Je ne veux pas même puiser dans le sentiment de mon peu de
mérite la moindre alarme, le plus léger soupçon de son infidélité: elle
avait des yeux et elle m'a choisi. Non, Jago, je verrai avant de douter;
quand je douterai, je chercherai la preuve; et après la preuve il ne
reste plus qu'un parti: au diable à l'instant l'amour ou la jalousie.

JAGO.--J'en suis ravi. Je pourrai désormais vous montrer plus librement
l'amour et le dévouement que je vous porte. Recevez donc de moi cet
avis. Je ne parle point de preuves encore; mais veillez sur votre femme,
observez-la bien avec Cassio: regardez-les d'un oeil qui ne soit ni
jaloux, ni rassuré. Je ne voudrais pas voir votre noble et généreuse
nature trompée ainsi par sa propre bonté: veillez à cela. Je connais
bien les moeurs de notre contrée. Nos Vénitiennes laissent voir au ciel
des tours qu'elles n'osent montrer à leurs maris. Leur conscience la
plus scrupuleuse consiste, non à ne pas faire, mais à tenir caché.

OTHELLO.--C'est là ce que tu dis?

JAGO.--Elle a trompé son père en vous épousant, et quand elle semblait
repousser ou craindre vos regards c'était alors qu'elle les aimait le
plus.

OTHELLO.--Il est vrai: elle faisait ainsi.

JAGO.--Eh bien! alors! allez: celle qui sut si jeune soutenir un rôle
pareil, fermer les yeux de son père aussi serrés que le coeur d'un
chêne... Il crut qu'il y avait de la magie.--Mais je suis bien blâmable.
Je vous demande humblement pardon de mon trop d'amitié pour vous.

OTHELLO.--Je te suis obligé pour jamais.

JAGO.--Tout ceci je le vois, a un peu troublé vos esprits.

OTHELLO.--Non, pas du tout, pas du tout.

JAGO.--Avouez-le-moi, je crains que cela ne soit. Vous voudrez bien, je
l'espère, considérer que tout ce qui s'est dit part de mon amitié.
Mais, je le vois, vous êtes ému.--Je vous en prie, ne donnez pas trop
d'étendue à mes remarques, ni plus de portée que celle d'un simple
soupçon.

OTHELLO.--Je n'y veux rien voir de plus.

JAGO.--Si vous le faisiez, seigneur, mes paroles pourraient conduire à
d'odieuses conséquences où ne tendent nullement mes pensées. Cassio est
mon digne ami.--Seigneur, je le vois, vous êtes ému.

OTHELLO.--Non, très-peu ému.--Je pense seulement que Desdémona est
vertueuse.

JAGO.--Puisse-t-elle vivre longtemps ainsi, et puissiez-vous vivre
longtemps pour le croire!

OTHELLO.--Et cependant comment la nature s'écartant de sa propre
tendance?...

JAGO.--Oui, voilà le point;--et pour vous parler franchement--dédaigner,
comme elle l'a fait, plusieurs mariages qui lui ont été proposés,
assortis à son rang, à son âge, de la même patrie, rapports vers
lesquels nous voyons tendre toujours la nature... Hum! on pourrait
démêler dans tout cela un caprice bien déréglé, des goûts désordonnés,
des penchants bien étranges.--Mais excusez-moi, ce n'est pas d'elle
précisément que je prétends parler; quoique je puisse craindre que son
esprit, reprenant toute la netteté de son jugement, ne vienne à vous
comparer avec les hommes de son pays, et peut-être à se repentir.

OTHELLO.--Adieu, adieu; si tu en découvres davantage, instruis-moi de
tout, charge ta femme d'observer. Laisse-moi, Jago.

JAGO, _faisant quelques pas pour sortir_.--Seigneur, je me retire.

OTHELLO.--Pourquoi me suis-je marié?--Certainement cet honnête homme en
voit et en sait plus, beaucoup plus qu'il ne m'en révèle.

JAGO.--Seigneur, je voudrais, je supplie Votre Honneur de ne pas sonder
plus avant cette affaire. Laissez-la au temps... Il est sans doute à
propos de rendre à Cassio sa place, car certes il la remplit avec une
grande habileté; cependant, s'il vous plaît, seigneur, de le tenir
éloigné quelque temps, vous en connaîtrez mieux l'homme et ses
ressources. Remarquez si Desdémona presse son rétablissement avec
beaucoup d'importunité, d'instances: on verra par là bien des choses. En
attendant tenez-moi pour un homme de craintes trop précipitées, comme en
effet j'ai de fortes raisons de le craindre moi-même; et tenez Desdémona
pour innocente; je vous en conjure.

OTHELLO.--Ne te défie point de ma conduite.

JAGO.--Je prends encore une fois congé de vous.

(Jago sort.)

OTHELLO, _seul_.--Cet homme est d'une honnêteté rare! son esprit plein
d'expérience voit toutes les faces des actions des hommes.--Si je la
trouve rebelle à ma voix, quand les liens qui l'attachent à moi seraient
les fibres mêmes de mon coeur, je la repousserai en sifflant et je
l'abandonnerai au vent pour chercher sa proie au hasard.--Cela est
possible, car je suis noir, et n'ai point ce doux talent de parole que
possèdent ces citadins.--D'ailleurs je commence à pencher vers le déclin
des ans.--Cependant pas tout à fait encore.--Oui, elle est perdue, je
suis trompé, et ma seule ressource doit être de la haïr. O malédiction
du mariage! que nous puissions nous dire maîtres de ces frêles
créatures, et jamais de leurs désirs! J'aimerais mieux être un crapaud,
et vivre des vapeurs d'un donjon, que de garder une place dans ce que
j'aime pour l'usage d'autrui. Et cependant c'est le malheur des grandes
âmes; elles sont moins bien traitées que les hommes vulgaires. C'est
un sort inévitable, comme la mort. Oui, cette plaie honteuse nous est
destinée dès que nous venons à la vie.--Desdémona vient! (_Entrent
Desdémona et Émilia._)--Si elle est perfide, ah! le ciel se trahit
lui-même. Je ne veux pas le croire.

DESDÉMONA.--Eh bien! venez-vous, mon cher Othello? Le repas est prêt, et
les nobles insulaires invités par vous n'attendent que votre présence.

OTHELLO.--Je suis dans mon tort.

DESDÉMONA.--Pourquoi parlez-vous d'une voix si faible? ne seriez-vous
pas bien?

OTHELLO.--J'ai une douleur, là, dans le front.

DESDÉMONA.--Sans doute c'est d'avoir veillé.--Cela passera. Laissez-moi
seulement vous serrer bien le front; dans quelques moments le mal sera
dissipé.

OTHELLO.--Votre mouchoir est trop petit. (_Il ôte de son front le
mouchoir qui tombe à terre._) Laissez cela tranquille. Venez, je vais
rentrer avec vous.

DESDÉMONA.--Je suis bien fâchée que vous ne soyez pas bien.

(Othello et Desdémona sortent ensemble.)

ÉMILIA.--Je suis bien aise d'avoir trouvé ce mouchoir; c'est le premier
souvenir qu'elle ait reçu du More. Cent fois mon fantasque époux m'a
pressé de le dérober; mais Othello l'a priée de le garder toujours, et
elle aime tant ce gage d'amour, qu'elle le porte sans cesse sur elle,
pour le baiser ou lui parler. Je ferai copier le dessin et je le
donnerai à Jago. Qu'en veut-il faire? le ciel le sait, non pas moi; je
ne veux que complaire à sa fantaisie.

(Entre Jago.)

JAGO.--Quoi, vous voilà! Que faites-vous ici seule?

ÉMILIA.--Ne grondez pas; j'ai quelque chose pour vous.

JAGO.--Pour moi? C'est quelque chose qui n'est pas rare.

ÉMILIA.--Ha! ha!

JAGO.--Oui, une femme sans cervelle.

ÉMILIA.--Oh! est-ce là tout? Que me donnerez-vous maintenant pour ce
mouchoir?

JAGO.--Quel mouchoir?

ÉMILIA.--Quel mouchoir? Celui que le More a donné à Desdémona dans les
premiers temps, et que tant de fois vous m'avez dit de dérober.

JAGO.--Tu le lui as dérobé?

ÉMILIA.--Non, ma foi; par inadvertance elle l'a laissé tomber, et moi,
me trouvant heureusement là, je l'ai ramassé; regardez, le voilà.

JAGO.--Brave femme! Donne-le-moi.

ÉMILIA.--Qu'en voulez-vous donc faire, pour m'avoir tant sollicitée de
m'en emparer?

JAGO.--Quoi! que vous importe?

(Il lui arrache le mouchoir.)

ÉMILIA.--Si ce n'est pas pour quelque dessein important, rendez-le-moi.
Ma pauvre maîtresse! elle va devenir folle, quand elle ne le trouvera
plus.

JAGO.--Prenez garde qu'on ne vous soupçonne. J'en ai besoin. Allez,
laissez-moi.--(_Émilia sort._) Je veux laisser tomber ce mouchoir dans
l'appartement de Cassio, afin qu'il l'y trouve lui-même. Des bagatelles
légères comme l'air sont aux yeux du jaloux des autorités aussi fortes
que les preuves de la sainte Écriture. Ceci peut produire quelque effet:
déjà le More ressent l'atteinte de mes poisons;--de dangereux soupçons
sont au fait des poisons véritables qui d'abord causent à peine quelque
dégoût, mais qui, une fois en action sur le sang, l'enflamment comme une
mine de soufre.--Je le disais bien[11]... (_Entre Othello._) Le voilà;
il s'avance. Va, ni l'opium, ni la mandragore, ni toutes les potions
assoupissantes du monde ne te rendront jamais ce doux sommeil que tu
goûtais hier.

[Note 11: En voyant entrer Othello préoccupé et sombre, Jago se dit
à lui-même que tout ce qu'il vient de dire sur les effets de la jalousie
est vrai: _Je le disais bien_. C'est l'explication de Steevens et la
seule qu'on puisse donner, avec vraisemblance de ces mots: _I did say
so_.]

OTHELLO.--Ah! ah! perfide! Envers moi! envers moi!

JAGO.--Quoi! encore, général? ne pensez plus à cela.

OTHELLO.--Va-t'en; fuis; tu m'as mis sur la roue! Je jure qu'il vaut
mieux être trompé tout à fait que d'en avoir seulement quelque soupçon.

JAGO.--Comment, seigneur?

OTHELLO.--Quel sentiment avais-je des heures de plaisir qu'elle
dérobait? Aucun. Je n'en souffrais point; je dormais bien la nuit
suivante; j'avais l'esprit libre et l'humeur gaie; je n'ai point trouvé
les baisers de Cassio sur ses lèvres. Quand celui qu'on a volé ne
s'aperçoit point de ce qui lui manque, s'il n'en sait rien, c'est comme
s'il n'avait rien perdu.

JAGO.--Je suis fâché de vous entendre parler ainsi.

OTHELLO.--Quand toute l'armée, soldats et pionniers, aurait goûté
la douceur de ses charmes, si je n'en avais rien su, j'aurais été
heureux.--Et maintenant, adieu pour jamais le repos de mon âme; adieu,
contentement! Adieu, bataillons aux panaches flottants; adieu, grandes
guerres, qui faites de l'ambition une vertu: oh! adieu pour toujours!
Adieu, le coursier hennissant, et la trompette éclatante, et le fifre
qui frappe l'oreille, et le tambour qui anime le courage, et la royale
bannière, et tout l'appareil, l'orgueil, la pompe, l'éclat de la
glorieuse guerre! Et vous, instruments de mort, dont les bouches
terribles imitent la formidable voix de l'immortel Jupiter; adieu!
adieu! La tâche d'Othello est finie.

JAGO.--Est-il possible, seigneur?

OTHELLO.--Misérable, compte qu'il faut que tu me prouves que ma
bien-aimée est une prostituée: comptes-y bien: donne-m'en la preuve
oculaire. (_Il le saisit à la gorge._) Ou par la valeur de mon âme
immortelle, il eût mieux valu pour toi naître un chien, que d'avoir à
répondre à ma colère, maintenant que tu l'as éveillée.

JAGO.--En êtes-vous là?

OTHELLO.--Fais-le-moi voir;--ou du moins prouve-le de manière que ta
preuve ne laisse ni place ni prise au moindre doute[12]; ou malheur à ta
vie!

[Note 12:

  _That the probation bear no hinge nor loop_
  _To hang a doubt on_.

Littéralement: Que _la preuve n'ait ni crochet ni noeud où se puisse
suspendre un doute_.]

JAGO.--Mon noble seigneur...

OTHELLO.--Si tu la calomnies, et que tu me mettes à la torture, renonce
à prier le ciel, étouffe tout remords, entasse horreurs sur horreurs,
fais des actions qui épouvantent la terre et fassent pleurer le ciel; tu
ne peux rien ajouter à ce que tu as déjà fait; tu ne peux rien faire qui
consomme plus sûrement ta damnation.

JAGO.--O grâce! que le ciel me défende. Êtes-vous un homme? avez-vous
une âme et votre raison? Dieu soit avec vous! Reprenez mon emploi.--O
malheureux insensé, qui as vécu pour faire de ta droiture un vice! ô
monde pervers! Prends-y garde, ô monde; prends-y garde; il est dangereux
d'être honnête et sincère. Je vous remercie de cette leçon; j'en
profiterai, et désormais je n'aurai plus aucun ami, puisque l'amitié
suscite un pareil outrage.

(Jago veut sortir.)

OTHELLO.--Non, demeure.--Tu devrais être honnête!

JAGO.--Je devrais être sage: car la probité est une insensée qui
travaille pour des ingrats.

OTHELLO.--Par l'univers, je crois que ma femme est vertueuse, et je
crois qu'elle ne l'est pas: je crois que tu es honnête, et je crois que
tu ne l'es pas. Je veux avoir quelque preuve.--Son image, qui était pour
moi aussi pure que les traits de Diane, est maintenant noire et hideuse
comme mon propre visage. S'il est des lacets, des poignards, des
poisons, des flammes, des vapeurs suffocantes, je ne le souffrirai
pas... Que je voudrais être satisfait!..

JAGO.--Je vois, seigneur, que la passion vous dévore: je me repens de
l'avoir allumée en vous. Vous voudriez vous satisfaire?

OTHELLO.--Je le voudrais?--Oui, je le veux.

JAGO.--Et vous le pouvez: mais de quelle manière? comment voulez-vous
être satisfait, seigneur? Voudriez-vous être le témoin... et la voir, la
bouche béante, dans les bras d'un autre[13]?

OTHELLO.--Mort et damnation! oh!

JAGO.--Ce serait, je crois, une grave difficulté, que de les amener à
vous offrir cet aspect. Que le diable les emporte, si jamais d'autres
yeux que les leurs les voient dans les bras l'un de l'autre[14]. Quoi
donc? Comment? que dirai-je? le moyen de vous satisfaire? Il vous
est impossible de voir cela, quand ils seraient aussi éhontés que les
chèvres, aussi ardents que les singes, aussi pétris d'orgueil que
les loups, et aussi imprudents qu'on peut l'être dans l'ivresse. Mais
cependant, si des indices et de fortes probabilités, qui vous mèneront
tout droit à la porte de la vérité, suffisent à vous satisfaire, vous
pouvez être satisfait.

[Note 13: _Behold her_ topp'd.]

[Note 14: _Bolster_.]

OTHELLO.--Donne-moi une preuve vivante qu'elle est déloyale.

JAGO.--Je n'aime pas ce rôle; mais puisque, entraîné par mon zèle et
ma sotte franchise, je me suis avancé si loin dans cette affaire,
je poursuivrai. La nuit dernière j'étais couché près de Cassio, et
tourmenté d'une violente douleur de dents, je ne pouvais dormir.--Il
est des hommes dont l'âme est si abandonnée que dans leur sommeil ils
révèlent leurs affaires. Cassio est de cette espèce. Dans son sommeil je
l'entendis qui murmurait: _Chère Desdémona, soyons circonspects, cachons
nos amours!_ Et alors, seigneur, il saisit ma main, et en la serrant il
s'écriait, _ô douce créature_! et puis il m'embrassait avec ardeur comme
s'il eût voulu arracher des baisers qui croissaient sur mes lèvres,
et il soupirait, et s'écriait: _ô maudite destinée, qui t'a donnée au
More_![15]

[Note 15: Voici le texte qu'il était impossible de traduire
exactement:

  _And then, sir, would he gripe and wring my hand,
  Cry:--o sweet creature!--And then kiss me hard,
  As if he pluck'd up kisses by the roots
  That grew upon my lips; then lay'd his leg
  Over my thigh and sigh'd and kiss'd and then
  Cri'd: «cursed fate gave thee to the Moor!_]

OTHELLO.--O monstrueux, monstrueux!

JAGO.--Ce n'était qu'un songe.

OTHELLO.--Mais ce songe révèle l'action qui l'a précédé. C'est une
violente présomption, quoique ce ne soit qu'un songe.

JAGO.--Et ceci peut aider à ajouter aux autres preuves qui témoignent
faiblement.

OTHELLO.--Je la mettrai en pièces.

JAGO.--Non. Soyez prudent; nous n'avons encore rien vu; il se peut
encore qu'elle soit innocente.--Dites-moi seulement, n'avez-vous jamais
vu un mouchoir parsemé de fraises dans les mains de votre femme?

OTHELLO.--Je lui en ai donné un pareil; ce fut mon premier présent.

JAGO.--Je ne sais pas cela; mais c'est avec un pareil mouchoir, qui
j'en suis sûr était celui de votre femme, que j'ai vu aujourd'hui Cassio
essuyer sa barbe.

OTHELLO.--Si c'est celui-là!...

JAGO.--Si c'est celui-là, ou tout autre qui soit à elle, cela, joint aux
autres preuves, dépose contre elle.

OTHELLO.--Oh! que le misérable n'a-t-il quarante mille vies? Une seule
est trop faible, trop chétive pour ma vengeance! Je vois maintenant que
c'est vrai.--Regarde-moi, Jago; j'exhale ainsi tout mon fol amour; il
est parti.--Lève-toi, noire vengeance, sors de ton antre obscur!
Amour, cède à la tyrannique haine ta couronne et le trône de mon coeur!
soulève-toi, ô mon sein, car tu es gonflé du venin de l'aspic.

JAGO.--Je vous en prie, contenez-vous.

OTHELLO.--Oh! du sang! Jago, du sang!

JAGO.--Patience, vous dis-je; vous changerez peut-être d'idée.

OTHELLO.--Jamais, Jago. Comme le Pont-Euxin dont les courants glacés
et le cours uniforme ne subissent jamais l'action du reflux, et se
précipitent sans relâche vers la Propontide et l'Hellespont, ainsi
mes sanglantes pensées, dans la violence de leur cours, ne reviendront
jamais en arrière, ne reflueront pas vers l'humble amour; il faut
qu'elles aillent s'abîmer dans une vaste et profonde vengeance. Oui,
par cette voûte immuable du ciel (_il se met à genoux_), j'engage ici ma
parole avec le respect dû à un voeu sacré.

JAGO.--Ne vous levez pas encore. (_Il se met aussi à genoux._) Soyez
témoins, vous flambeaux toujours brûlants sur nos têtes, vous éléments
qui nous enfermez de toutes parts, soyez témoins qu'ici Jago dévoue
son esprit, son bras et son coeur au service d'Othello outragé. Qu'il
commande, et, quelque sanglants que soient ses ordres, l'obéissance
m'affranchira de tout repentir.

OTHELLO.--J'accepte ton dévouement, non avec de vains remerciements,
mais avec une sincère reconnaissance; je vais à l'instant te mettre à
l'épreuve: que dans ces trois jours je t'entende dire que Cassio ne vit
plus.

JAGO.--Mon ami est mort! vous le voulez; c'en est fait.--Mais laissez-la
vivre.

OTHELLO.--Qu'elle soit damnée, l'infâme traîtresse! oh! qu'elle soit
damnée! Viens, suis-moi; je veux sortir et me pourvoir de quelque prompt
instrument de mort pour ce charmant démon. De ce moment, tu es mon
lieutenant.

JAGO.--Je suis à vous pour jamais.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Toujours dans le château.

_Entrent_ DESDÉMONA et ÉMILIA _suivies du_ BOUFFON.


DESDÉMONA.--Savez-vous, drôle, où est caché le lieutenant Cassio?

LE BOUFFON.--Je ne puis dire qu'il soit caché quelque part[16].

[Note 16: Dans l'impossibilité de rendre avec exactitude tous les
calembours du bouffon, on a tâché de suppléer par des équivalents; il
joue sans cesse sur les mots _to lie_, être couché, être dans quelque
endroit, et _to lie_, mentir. Ce jeu de mots est très-fréquent dans
Shakspeare.]

DESDÉMONA.--Quoi donc?

LE BOUFFON.--C'est un soldat, et, pour moi, dire qu'un soldat se cache,
c'est le frapper.

DESDÉMONA.--Allons-donc, où loge-t-il?

LE BOUFFON.--Vous dire où il loge, ce serait vous dire par où je mens.

DESDÉMONA.--Que veut dire tout cela?

LE BOUFFON.--Je ne sais où il loge; et pour moi, supposer un logement et
vous dire: «Il loge ici ou là,» ce serait mentir par ma gorge.

DESDÉMONA.--Pouvez-vous aller le chercher et vous informer du lieu où il
est?

LE BOUFFON.--Je questionnerai tout le monde sur lui, et par mes
questions, je dicterai les réponses.

DESDÉMONA.--Cherchez-le, dites-lui de venir, annoncez-lui que j'ai
touché mon seigneur en sa faveur, et que j'espère que tout ira bien.

LE BOUFFON.--Ceci est à la portée de l'esprit d'un homme, et je vais
l'entreprendre.

DESDÉMONA.--Où puis-je avoir perdu ce mouchoir, Émilia?

ÉMILIA.--Je ne sais, madame.

DESDÉMONA.--Crois-moi, j'aimerais mieux avoir perdu ma bourse pleine de
crusades: et si mon noble More n'avait pas une belle âme où n'entrent
point les bassesses de tant de jalouses créatures, il y en aurait assez
pour lui donner de mauvaises pensées.

ÉMILIA.--Il n'est donc pas jaloux?

DESDÉMONA.--Qui, lui? Je crois que le soleil sous lequel il est né a
purgé son sang de toutes ces humeurs.

ÉMILIA.--Regardez, le voilà qui vient.

DESDÉMONA.--Je ne le quitte plus qu'il n'ait rappelé Cassio. (_Entre
Othello._) Eh bien! seigneur, comment allez-vous?

OTHELLO.--Bien, ma bonne dame. (_A part._) Oh! qu'il est difficile de
dissimuler!--Comment vous portez-vous, Desdémona?

DESDÉMONA.--Bien, mon bon seigneur.

OTHELLO--Donnez-moi votre main. Cette main est moite, madame.

DESDÉMONA.--Elle n'a encore éprouvé ni les atteintes de l'âge, ni celles
du chagrin.

OTHELLO.--Ceci dénote une grande fécondité et un coeur facile.--Chaude,
chaude et moite!--Cette main dit qu'il vous faut de la retraite, moins
de liberté, des jeûnes, des prières, des mortifications, de pieux
exercices; car il y a ici un jeune et ardent démon, qui souvent se
révolte: voilà une bonne main, une main bien franche!

DESDÉMONA.--Oh! vous pouvez bien le dire avec vérité, car ce fut cette
main qui donna mon coeur.

OTHELLO.--Une main libérale! Jadis le coeur donnait la main; maintenant,
dans notre blason moderne, c'est la main qu'on donne et non plus le
coeur.

DESDÉMONA.--Je ne sais ce que vous voulez dire; revenons à votre
promesse.

OTHELLO.--Quelle promesse, ma belle?

DESDÉMONA.--J'ai envoyé dire à Cassio de venir vous parler.

OTHELLO.--J'ai un rhume opiniâtre qui m'importune: prêtez-moi votre
mouchoir.

DESDÉMONA.--Le voilà, seigneur.

OTHELLO.--Celui que je vous ai donné.

DESDÉMONA.--Je ne l'ai pas sur moi.

OTHELLO.--Non?

DESDÉMONA.--Non, en vérité, seigneur.

OTHELLO.--Vous avez tort. C'est une Égyptienne qui avait donné ce
mouchoir à ma mère! et c'était une magicienne qui savait presque lire
dans les pensées. Elle lui promit que, tant qu'elle le conserverait, il
la rendrait toujours aimable et soumettrait complétement mon père à son
amour; mais que si elle le perdait ou le donnait, les yeux de mon
père ne la verraient plus qu'avec dégoût, et chercheraient ailleurs de
nouveaux caprices. En mourant elle me le donna, et me recommanda, quand
ma destinée me ferait épouser une femme, de le lui donner aussi. Je
l'ai fait, et prenez-en bien soin. Conservez-le précieusement comme la
prunelle de votre oeil. Le perdre ou le donner serait un malheur que
n'égalerait aucun autre.

DESDÉMONA.--Est-il possible?

OTHELLO.--Cela est vrai.--Il y a une vertu magique dans le tissu de
ce mouchoir.--Une prêtresse, qui deux cents fois avait vu le soleil
parcourir le cercle de l'année, en ourdit la trame dans ses fureurs
prophétiques; les vers qui ont fourni la soie étaient consacrés; et
il fut teint avec la couleur de momie que d'habiles gens tiraient des
coeurs de jeunes filles.

DESDÉMONA.--En vérité, cela est-il vrai?

OTHELLO.--Rien n'est plus vrai. Ainsi prenez-y bien garde.

DESDÉMONA.--Ah! plût au ciel que je ne l'eusse jamais vu!

OTHELLO.--Ah! pourquoi?

DESDÉMONA.--Pourquoi me parlez-vous d'un ton si brusque et emporté?

OTHELLO.--Est-il perdu? Est-il sorti de vos mains? parlez, ne
l'avez-vous plus?

DESDÉMONA.--Le ciel nous bénisse!

OTHELLO.--Que dites-vous?

DESDÉMONA.--Il n'est pas perdu: mais quoi? quand il le serait?

OTHELLO.--Ah!

DESDÉMONA.--Je vous dis qu'il n'est pas perdu.

OTHELLO.--Allez le chercher, je veux le voir.

DESDÉMONA.--Oui, monsieur, je le pourrais; mais en ce moment, je ne
veux pas. C'est une ruse de votre part, pour me faire perdre de vue ma
demande. Je vous en prie, que Cassio rentre en grâce.

OTHELLO.--Trouvez-moi le mouchoir; j'augure mal...

DESDÉMONA.--Allons, cédez, vous ne retrouverez jamais un officier plus
capable.

OTHELLO.--Le mouchoir!

DESDÉMONA.--De grâce, parlez-moi de Cassio.

OTHELLO.--Le mouchoir!

DESDÉMONA.--Un homme qui toute sa vie a fondé l'espoir de sa fortune sur
votre amitié, qui partagea tous vos dangers.

OTHELLO.--Le mouchoir!

DESDÉMONA.--En vérité, vous méritez mes reproches.

OTHELLO.--Allez-vous-en! (Il sort.)

ÉMILIA.--Cet homme n'est-il pas jaloux?

DESDÉMONA.--Je n'avais encore rien vu de semblable! Sûrement il y a
quelque charme dans ce mouchoir. Je suis bien malheureuse de l'avoir
perdu!

ÉMILIA.--Ce n'est pas une année ou deux qui nous montrent le coeur d'un
homme: d'abord ils sont comme affamés, et nous sommes leur proie; ils
nous dévorent avec avidité; puis, quand ils sont rassasiés, ils nous
repoussent.--Voyez! C'est Cassio et mon mari.

(Entrent Jago et Cassio.)

JAGO, _à Cassio_.--Il n'y a pas d'autre moyen: c'est elle qui peut
l'obtenir. (_Apercevant Desdémona._) Et voyez, le bonheur! Allez,
pressez-la.

DESDÉMONA.--Qu'y a-t-il, bon Cassio? Quel nouveau sujet vous amène?

CASSIO.--Madame, toujours mon ancienne prière. Je vous en conjure, que
par vos généreux secours je revienne à la vie et reprenne ma place dans
l'amitié de celui que j'honore de tout l'hommage de mon coeur. Je ne
voudrais pas essuyer tant de délais. Si mon offense est mortelle; si mes
chagrins actuels, ni mes services passés, ni ceux que je me propose pour
l'avenir ne peuvent racheter son amitié, en être instruit est du moins
une grâce qui m'est due. Alors, je me revêtirai d'une satisfaction
forcée, j'irai me jeter dans quelque autre route à la merci de la
fortune.

DESDÉMONA.--Hélas! trop honnête Cassio, mes sollicitations ne sont pas
maintenant à l'unisson de son âme. Mon seigneur n'est plus mon seigneur!
Et je ne le reconnaîtrais pas si ses traits étaient aussi changés que
son humeur. Que tous les saints esprits du ciel me soient propices,
comme il est vrai que j'ai parlé pour vous de mon mieux, et que je suis
restée en butte à son déplaisir pour m'être expliquée librement! Il
vous faut patienter quelque temps: ce que je puis, je le ferai; et je
tenterai pour vous plus que je n'oserais pour moi-même. Que cela vous
suffise.

JAGO.--Mon seigneur est-il en colère?

ÉMILIA.--Il vient de sortir, et certes dans une étrange agitation.

JAGO.--Peut-il être en colère? J'ai vu le canon faire voler en l'air les
files de ses soldats, et, comme le diable lui-même, venir emporter son
frère jusque dans ses bras... Et il serait en colère! Il faut quelque
chose de bien grave... Je vais aller le trouver. La chose doit être bien
grave, s'il est en colère.

DESDÉMONA.--Je t'en prie, vas-y.--(_Jago sort._) Sûrement quelque
nouvelle importante arrivée de Venise, ou quelque complot tramé
sourdement dans Chypre, et dont il aura découvert le secret, aura
troublé la paix de son âme; et dans de tels cas l'humeur des hommes
s'en prend à de petites choses, bien que ce soient les grandes qui les
occupent: voilà comme nous sommes; que nous ayons mal à un doigt, le
sentiment de la douleur se répand dans tous nos autres membres qui se
portent bien; car enfin nous devons penser que les hommes ne sont pas
des dieux. Nous ne devons pas toujours nous attendre, de leur part, à
ces soins qui conviennent au jour des noces. Gronde-moi, Émilia; juge
injuste que j'étais, je l'accusais dans mon âme de dureté, mais je
reconnais maintenant que le témoin était suborné, et qu'il était
faussement accusé.

ÉMILIA.--Je prie le ciel que ce soit, comme vous le croyez, quelque
affaire d'État, et non aucune idée, aucun soupçon de jalousie, qui
l'aigrisse contre vous.

DESDÉMONA.--Hélas! le malheureux jour!--Jamais je ne lui en donnai
sujet.

ÉMILIA.--Mais les coeurs jaloux ne se satisfont pas de cette réponse:
ils ne sont pas toujours jaloux pour quelque raison; mais ils sont
toujours jaloux, parce qu'ils sont jaloux. La jalousie est un monstre
qui s'engendre lui-même, et qui naît de lui-même.

DESDÉMONA.--Que le ciel écarte ce monstre du coeur d'Othello!

ÉMILIA.--Amen, madame!

DESDÉMONA.--Je veux l'aller chercher. Cassio, promenez-vous par ici. Si
je le trouve disposé, je lui rappellerai votre demande, et je ferai tout
ce que je pourrai pour en obtenir le succès.

CASSIO.--Je remercie humblement Votre Seigneurie.

(Desdémona et Émilia sortent.)

(Entre Bianca.)

BIANCA.--Ah! Dieu vous garde, cher Cassio!

CASSIO.--Qui est-ce qui vous fait sortir de chez vous? Comment vous
portez-vous, ma belle Bianca? D'honneur, ma douce amie, j'allais de ce
pas chez vous.

BIANCA.--Et moi j'allais chez vous, Cassio. Comment! me fuir une semaine
entière, sept jours et sept nuits, huit fois vingt heures! Et les heures
de l'absence des amants sont cent fois plus lentes que les heures du
cadran. Oh! triste calcul!

CASSIO.--Excusez-moi, Bianca; tout ce temps j'ai été oppressé de pensées
accablantes; mais avec moins d'interruptions j'effacerai le souvenir
de cette longue suite d'absences. Chère Bianca (_il tire de sa poche le
mouchoir de Desdémona et le lui présente_), copiez-moi ce dessin.

BIANCA.--Oh! Cassio, d'où vient ceci? C'est le don de quelque nouvelle
amie? Ah! je devine la cause d'une absence que j'ai trop sentie. En
êtes-vous là? Bien, bien!

CASSIO.--Allez, femme, rejetez vos vils soupçons dans la gueule du
diable où vous les avez pris. Vous êtes jalouse, maintenant? Vous croyez
que ceci vient de quelque maîtresse, que c'est un souvenir? Non, en
bonne foi, Bianca.

BIANCA.--Eh bien! à qui appartient-il?

CASSIO.--Je n'en sais rien encore, ma chère. Je l'ai trouvé dans ma
chambre; le travail m'en plaît fort: avant qu'on le redemande, comme
cela arrivera probablement, je voudrais en avoir le dessin: prenez-le,
copiez-le, et laissez-moi pour le moment.

BIANCA.--Vous laisser, et pourquoi?

CASSIO.--J'attends ici le général, et je n'ai pas envie, car ce ne
serait pas une recommandation pour moi, qu'il me trouve accosté d'une
femme.

BIANCA.--Et pourquoi, s'il vous plaît?

CASSIO.--Ce n'est pas que je ne vous aime.

BIANCA.--Non, non, vous ne m'aimez point: je vous prie, du moins
reconduisez-moi quelques pas; et dites si je vous verrai de bonne heure
ce soir?

CASSIO.--Je ne puis vous accompagner bien loin, car c'est ici même que
j'attends; mais je vous verrai de bonne heure.

BIANCA.--C'est bon, bon. Il faut bien que je me plie aux circonstances.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                           ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Devant le château.

_Entrent_ OTHELLO et JAGO


JAGO.--Voulez-vous vous arrêter à cette pensée?

OTHELLO.--A cette pensée, Jago.

JAGO.--Quoi, donner en secret un baiser!

OTHELLO.--Un baiser que rien ne légitime!

JAGO.--Ou s'enfermer seule avec un amant, dans la nuit[17], une heure ou
deux, sans aucun mauvais dessein!

[Note 17:

  _Or to be naked with her friend abed
  An hour or more, not meaning any harm!_

  OTH.--_Naked abed, Jago, and not mean harm_!]

OTHELLO.--S'enfermer seule, Jago, et sans mauvais dessein! C'est vouloir
user d'hypocrisie avec le diable. Ceux qui, avec des intentions pures,
s'exposent ainsi, tentent le ciel, et le diable tente leur vertu.

JAGO.--S'ils s'en tiennent là, c'est une faute légère: mais si je donne
à ma femme un mouchoir...

OTHELLO.--Eh bien?

JAGO.--Eh bien! alors il est à elle, seigneur; et dès qu'il est à elle,
elle est libre, je pense, de le donner à qui il lui plaît.

OTHELLO.--Son honneur lui appartient de même: peut-elle aussi le donner?

JAGO.--L'honneur est un être invisible. Bien des femmes qui ne l'ont
plus l'ont encore à nos yeux: mais pour le mouchoir...

OTHELLO.--Par le ciel, je l'aurais oublié volontiers.--Tu dis?--Oh!
cette idée revient dans ma mémoire, comme sur la maison infestée revient
le corbeau, présage de malheur.--Il a eu mon mouchoir!

JAGO.--Oui, qu'importe?

OTHELLO.--Cela se gâte, maintenant...

JAGO.--Que serait-ce si je disais l'avoir vu vous faire outrage, lui
avoir entendu dire...? Car il est de par le monde des misérables qui,
après avoir, à force de poursuites importunes, subjugué une maîtresse,
ou reçu d'elle de volontaires faveurs, ne peuvent s'empêcher de
bavarder.

OTHELLO.--A-t-il dit quelque chose?

JAGO.--Oui, seigneur; mais, soyez-en bien sûr, il n'a rien dit qu'il ne
soit prêt à nier.

OTHELLO.--Qu'a-t-il dit?

JAGO.--Ma foi... qu'il a... Je ne sais pas ce qu'il a fait.

OTHELLO.--Quoi, quoi?

JAGO.--Été reçu...

OTHELLO.--Où?

JAGO.--Dans son lit.

OTHELLO.--Avec elle?

JAGO.--Avec elle, auprès d'elle.--Tout ce que vous voudrez.

OTHELLO.--Reçu dans son lit!--Avec elle!--Auprès d'elle!--Dans
son lit!--O cela est horrible!--Le mouchoir!--Des aveux!--Le
mouchoir!--Qu'il avoue et qu'il soit pendu pour son forfait.--Non,
d'abord pendu, et il avouera après...--J'en frissonne.--Non, la nature
ne serait point ainsi saisie et possédée par une passion souveraine,
sans un motif réel[18].--Non, ce ne sont point des paroles qui me
bouleversent de la sorte!--Ses yeux!--Ses joues!--Ses lèvres!--Est-il
possible?--Avoue.--Le mouchoir!--O démon!

(Il tombe sans connaissance.)

[Note 18: _Nature would not vest herself in such shadowing passion
without some instruction_ Les commentateurs ont tourmenté de mille
façons le passage dont le sens tel que nous l'avons donné est
parfaitement clair et d'accord avec les mots qui précèdent comme avec
toute la situation.]

JAGO.--Opérez, mes poisons, opérez. Voilà comment se laissent prendre
les fous crédules, et comment, malgré leur innocence, de chastes et
vertueuses dames subissent les reproches.--Holà, seigneur! mon seigneur!
Othello! (_Entre Cassio._) Ah! Cassio, quelle nouvelle!

CASSIO.--Qu'est-il donc arrivé?

JAGO.--Mon seigneur vient de tomber dans une attaque d'épilepsie; c'est
la seconde; il en eut une hier.

CASSIO.--Frottons-lui les tempes.

JAGO.--Non, laissez; il faut que cet engourdissement léthargique ait
son libre cours, autrement vous le verrez écumer et passer bientôt à
une sauvage frénésie.--Regardez, il s'agite: retirez-vous pour quelque
temps; il va reprendre ses sens: dès qu'il m'aura quitté, j'ai à vous
parler d'une affaire importante. _(Cassio sort.)_ Eh bien! général,
comment vous trouvez-vous? ne vous êtes-vous pas blessé à la tête!

OTHELLO.--Te moques-tu de moi?

JAGO.--Me moquer de vous? non par le ciel; je voudrais que vous
supportassiez votre sort en homme.

OTHELLO.--Un homme qui porte des cornes n'est plus qu'une brute, un
monstre.

JAGO.--Il y a donc bien des brutes et des monstres dans une grande
ville?

OTHELLO.--L'a-t-il avoué?

JAGO.--Mon bon seigneur, soyez un homme. Croyez qu'un même sort attelle
avec vous tout homme qui a subi le joug du mariage. Il y a, à l'heure
qu'il est, des millions de maris qui la nuit dorment dans des lits où
d'autres ont pris place, et qu'ils jureraient n'appartenir qu'à eux
seuls. Votre situation vaut mieux: oh! c'est être le jouet de l'enfer,
et subir les suprêmes moqueries du démon, que d'embrasser une prostituée
et de reposer avec sécurité près d'elle, en la croyant chaste.--Non,
que je sache tout; et sachant ce que je suis, je saurai aussi ce qu'elle
doit devenir à son tour.

OTHELLO.--Oh! tu as raison! cela est certain.

JAGO.--Restez un moment à l'écart, et prêtez l'oreille avec patience.
Tandis que vous étiez ici, il y a un moment, fou de votre malheur
(passion indigne d'un homme tel que vous), Cassio est arrivé; je l'ai
congédié en donnant à votre évanouissement une cause naturelle; mais je
lui ai dit de revenir bientôt me parler, et il l'a promis. Cachez-vous
dans cet enfoncement, et de là observez les airs moqueurs, les dédains,
les sourires insultants qui viendront se peindre sur chaque trait de son
visage. Je lui ferai raconter de nouveau toute l'aventure, où, comment,
combien de fois, depuis quelle époque et quand il a été et doit être
encore reçu par votre femme; remarquez seulement ses gestes; mais de la
patience, seigneur, ou je dirai que vous n'êtes après tout que colère et
que vous n'avez rien d'un homme.

OTHELLO.--Entends-tu, Jago? je serai bien prudent dans ma patience; mais
aussi, entends-tu? bien sanguinaire.

JAGO.--Et ce ne sera pas sans raison; mais laissez venir le temps pour
tout. Voulez-vous vous retirer? (_Othello s'éloigne et se cache._)
Maintenant je veux questionner Cassio sur Bianca. C'est une aventurière
qui, en vendant ses caresses, s'achète du pain et des vêtements. Cette
créature est passionnée pour Cassio; car c'est le fléau des filles de
tromper cent hommes, pour être trompées par un seul. Quand on
parle d'elle à Cassio, il ne peut s'empêcher d'éclater de rire.--Il
vient.--Dès qu'il va sourire, Othello deviendra furieux, et son aveugle
jalousie verra tout de travers les sourires, les gestes, les airs
libres du pauvre Cassio. (_Entre Cassio._) Eh bien! lieutenant, comment
êtes-vous maintenant?

CASSIO.--D'autant plus mal, que vous me donnez un titre dont la
privation me tue.

JAGO, _élevant la voix_.--Cultivez bien Desdémona et vous êtes sûr du
succès. (_Baissant le ton._) Oh! si cette grâce dépendait de Bianca,
comme vos désirs seraient bientôt satisfaits!

CASSIO.--Ah! bonne petite âme!

OTHELLO, _à part_.--Voyez comme il sourit déjà.

JAGO, _à voix haute_.--Je n'ai jamais vu femme si passionnée pour un
homme.

CASSIO.--Oh! la pauvre créature, je crois en effet qu'elle m'aime.

OTHELLO, _à part_.--Oui, il le nie faiblement, et sourit.

JAGO.--M'entendez-vous, Cassio?

OTHELLO, à _part_.--Maintenant il le presse de tout raconter. Va;
poursuis: bien dit, bien dit.

JAGO.--Elle fait courir le bruit que vous comptez l'épouser: en
avez-vous l'intention?

CASSIO.--Ha! ha! ha!

OTHELLO, _à part_.--Triomphes-tu, Romain? triomphes-tu?

CASSIO.--Moi l'épouser? Qui? une fille! Aie, je t'en prie, un peu
meilleure opinion de mon esprit; ne lui crois pas si mauvais goût. Ha!
ha! ha!

OTHELLO, _à part_.--Oui, oui, ils rient ceux qui remportent la victoire.

JAGO.--En vérité, le bruit court que vous l'épouserez.

CASSIO.--De grâce, parle vrai.

JAGO.--Je suis un drôle si je mens.

OTHELLO, _à part_.--As-tu fait mon compte? Bien, bien.

CASSIO.--C'est un propos de cette créature: elle s'est, dans son amour
et sa vanterie, persuadée que je l'épouserais; mais je ne lui ai rien
promis.

OTHELLO, à _part_.--Jago me fait signe: sans doute Cassio commence
l'histoire.

CASSIO.--Elle était ici, il n'y a qu'un moment; elle me poursuit
partout. L'autre jour j'étais sur le bord de la mer, causant avec
quelques Vénitiens; tout à coup arrive la folle, et elle se jette ainsi
à mon cou...

(Cassio peint, par son geste, le mouvement de Bianca.)

OTHELLO, _à part_.--S'écriant, _ô mon cher Cassio_! c'est ce que son
geste exprime, je le vois.

CASSIO.--Et elle se pend à mon cou, et s'y balance, et pleure, et me
tire, et me pousse. Ha! ha! ha!

OTHELLO, à _part_.--Il raconte maintenant comment elle l'a entraîné dans
ma chambre. Oh! je vois maintenant ton nez, mais non le chien auquel je
le jetterai.

CASSIO.--Il faut que j'évite sa rencontre.

JAGO.--Devant moi! Tenez, la voilà qui vient.

(Entre Bianca.)

CASSIO.--Ardente comme une chatte sauvage!--Mais celle-ci est
parfumée.--(_A Bianca._) Que me voulez-vous en me poursuivant de la
sorte?

BIANCA.--Que le diable et sa femme vous poursuivent! Que me vouliez-vous
vous-même, avec ce mouchoir que vous m'avez remis tantôt? J'étais une
grande dupe de le prendre: et ne faut-il pas que j'en copie le dessin?
Oui, sans doute, il est bien vraisemblable que vous l'ayez trouvé dans
votre chambre, sans savoir qui peut l'y avoir laissé. C'est un don de
quelque péronnelle, et il faut que j'en copie le dessin! (_Elle lui
jette le mouchoir._) Tenez, rendez-le à votre belle. Où que vous l'ayez
pris, je n'en copierai pas un point.

CASSIO.--Comment, ma douce Bianca? Quoi donc? quoi donc?

OTHELLO, _à part_.--Par le ciel, voilà sûrement mon mouchoir!

BIANCA.--Si vous voulez venir souper ce soir, vous en êtes le maître;
sinon, venez quand il vous plaira.

(Elle sort.)

JAGO.--Suivez-la, suivez-la.

CASSIO.--Il le faut bien, sans quoi elle va bavarder dans la rue.

JAGO.--Soupez-vous chez elle?

CASSIO.--Oui, c'est mon projet.

JAGO.--Peut-être pourrai-je vous y voir; car j'ai vraiment besoin de
causer avec vous.

CASSIO.--Venez-y, je vous prie: voulez-vous?

JAGO.--N'en dites pas plus, partez.

(Cassio sort.)

(Othello s'avance.)

OTHELLO.--Comment le tuerai-je, Jago?

JAGO.--Avez-vous remarqué comme il s'applaudissait de son infâme action?

OTHELLO.--O Jago!

JAGO.--Et le mouchoir, l'avez-vous vu?

OTHELLO.--Était-ce le mien?

JAGO.--Le vôtre: je vous jure. Et de voir le cas qu'il fait de cette
femme insensée, votre femme! Elle lui a donné ce mouchoir, et il l'a
donné à sa maîtresse!

OTHELLO.--Je voudrais que son supplice pût durer neuf ans.--Une femme
accomplie! une femme si belle! une femme si douce!

JAGO.--Allons, il faut oublier tout cela.

OTHELLO.--Oui; qu'elle meure, qu'elle périsse, qu'elle soit damnée cette
nuit; elle ne vivra point.--Non, mon coeur est changé en pierre, je le
frappe et cela me fait mal à la main.--Oh! l'univers n'avait pas une
plus douce créature.--Elle était digne de partager la couche d'un
empereur, et de lui imposer ses lois.

JAGO.--Eh! ce n'est pas là votre objet.

OTHELLO.--Qu'elle soit maudite! Je ne dis que ce qu'elle est en
effet.--Si habile avec son aiguille!--Une musicienne admirable!--Oh!
elle adoucirait en chantant la férocité d'un ours.--D'un esprit si
élevé, d'une imagination si féconde!

JAGO.--Elle n'en est que plus coupable.

OTHELLO.--Oh! mille, mille fois plus!--Et puis, de si bonne naissance!

JAGO.--Oui, trop bonne!

OTHELLO.--Oui, cela est certain: mais vois, Jago, quelle pitié!--Oh!
Jago! quelle pitié, Jago!

JAGO.--Si vous êtes si épris même de sa perfidie, donnez-lui pleine
licence de vous outrager; car si l'injure ne vous touche point, elle
n'offense personne.

OTHELLO.--Je veux la mettre en pièces.--Me déshonorer!

JAGO.--Oh! cela est infâme de sa part.

OTHELLO.--Avec mon officier!

JAGO.--Cela est plus infâme encore.

OTHELLO.--Procure-moi du poison, Jago, pour cette nuit; je ne veux point
entrer en explication avec elle, de peur que ses grâces et sa beauté ne
désarment encore mon âme.--Cette nuit, Jago.

JAGO.--Ne vous servez pas de poison: étranglez-la plutôt dans son lit;
dans ce lit même qu'elle a souillé.

OTHELLO.--Bon, bon! cette justice me plaît.--Excellente idée.

JAGO.--Et pour Cassio, laissez-moi faire, je me charge de lui: vers
minuit vous en saurez davantage.

(Une trompette se fait entendre au dehors.)

OTHELLO.--Excellente idée. Qu'annonce cette trompette?

JAGO.--Sûrement quelque nouvelle de Venise. Ah! c'est Lodovico envoyé
par le duc: et voyez, votre femme l'accompagne.

(Entrent Lodovico, Desdémona et leur suite.)

LODOVICO.--Salut, brave général.

OTHELLO.--De tout mon coeur, seigneur.

LODOVICO.--Le duc et le sénat de Venise vous saluent.

(Il remet une dépêche à Othello.)

OTHELLO.--Je baise cet écrit, interprète de leur bon plaisir.

(Othello ouvre et lit la dépêche.)

DESDÉMONA.--Et quelles nouvelles, cher cousin Lodovico?

JAGO.--Je suis ravi de vous voir, seigneur: soyez le bienvenu en Chypre.

LODOVICO.--Je vous remercie; comment se porte le lieutenant Cassio?

JAGO.--Il vit, seigneur.

DESDÉMONA.--Mon cousin, il est survenu entre lui et mon seigneur une
mésintelligence fâcheuse: mais vous saurez tout arranger.

OTHELLO, _à demi-voix._--En êtes-vous bien sûre?

DESDÉMONA.--Mon seigneur?

OTHELLO, _continuant de lire_.--«Ne manquez pas de vous y conformer! Si
vous voulez...

LODOVICO, _à Desdémona_.--Il ne s'adressait à personne; c'est de la
lettre qu'il est occupé.--Est-ce qu'il y a de la division entre le
général et Cassio?

DESDÉMONA.--Une division tout à fait malheureuse; je ferais beaucoup
pour les réconcilier, à cause de l'amitié que je porte à Cassio.

OTHELLO, _d'une voix étouffée_.--Feux et soufre!

DESDÉMONA.--Seigneur?

OTHELLO.--Avez-vous votre bon sens?

DESDÉMONA.--Quoi, est-il en colère?

LODOVICO.--Il se peut que la lettre lui cause cette émotion; car
le sénat, je crois, le rappelle à Venise, et donne à Cassio son
gouvernement.

DESDÉMONA.--En vérité, j'en suis bien aise.

OTHELLO.--En vérité?

DESDÉMONA.--Mon seigneur?

OTHELLO.--Je suis bien aise, moi, de vous voir folle.

DESDÉMONA.--Pourquoi, cher Othello?

OTHELLO.--Démon!

(Il la frappe.)

DESDÉMONA.--Je n'ai pas mérité ceci.

LODOVICO.--Seigneur, on ne croirait pas cela à Venise, quand je jurerais
que je l'ai vu de mes yeux. C'est beaucoup trop. Consolez-la, elle
pleure.

OTHELLO.--Oh! démon, démon! Si les pleurs d'une femme pouvaient
féconder la terre, chaque larme qu'elle laisse tomber deviendrait un
crocodile.--(_A Desdémona._) Hors de ma vue!

DESDÉMONA.--Je ne veux pas rester, puisque je vous offense.

(Elle fait quelques pas pour sortir.)

LODOVICO.--En vérité, voilà une femme bien soumise. Je vous en conjure,
seigneur, rappelez-la.

OTHELLO.--Madame?

DESDÉMONA.--Mon seigneur?

OTHELLO, _à Lodovico_.--Que lui voulez-vous?

LODOVICO.--Qui! moi, seigneur?

OTHELLO.--Oui, vous; vous avez désiré que je la fisse revenir: seigneur,
elle peut revenir et s'en aller, et revenir encore: et elle peut
pleurer, seigneur, pleurer; et elle est soumise, comme vous dites,
soumise, oh! très-soumise.--(A _Desdémona_.) Continuez, pleurez,
pleurez. (A _Lodovico_.) Quant à cette lettre, seigneur...--(_A
Desdémona._) Oh! passion bien jouée!--(A _lui-même._) On me rappelle
à Venise.--(A _Desdémona_.) Sortez; je vous enverrai chercher tout à
l'heure.--(A _Lodovico_.) Seigneur, j'obéis aux ordres; et je vais
me rendre à Venise.--(A _Desdémona_.) Hors d'ici, sortez! (_Desdémona
sort._) Cassio prendra ma place: et (à _Lodovico_) seigneur, je vous
invite à souper chez moi ce soir. Vous êtes le bienvenu à Chypre.--(_En
s'en allant._) Chèvres et guenons[19]!!

(Il sort.)

[Note 19: Othello se rappelle ici les perfides comparaisons de Jago,
lorsqu'il cherche pour la première fois à exciter la jalousie du More.]

LODOVICO.--Est-ce là ce noble More que tout notre sénat regarde comme
suffisant à tout et pour tout?--Est-ce là ce grand caractère que la
passion ne peut ébranler, et ce ferme courage qu'aucun accident, ni
aucun coup du sort ne peut troubler ni abattre?

JAGO.--Il est bien changé.

LODOVICO.--Sa tête est-elle saine? son cerveau n'est-il pas dérangé?

JAGO.--Il est ce qu'il est: je ne puis me permettre de dire ce que je
pense de lui, ce qu'il pourrait être...--S'il n'est pas tout ce qu'il
pourrait être, je prie le ciel qu'il le soit.

LODOVICO.--Comment! frapper sa femme!

JAGO.--En effet cela n'était pas trop bien; et cependant je voudrais
être sûr que ce coup-là sera le plus violent.

LODOVICO.--Est-ce son habitude? ou les lettres du sénat lui
auraient-elles allumé le sang, et l'ont-elles jeté pour la première fois
dans cet emportement?

JAGO.--Hélas! hélas! il ne serait pas honnête à moi de dire ce que j'ai
vu et su. Vous l'observerez, et ses propres démarches le feront assez
connaître pour me dispenser de parler. Suivez-le seulement, et voyez
comment il agit.

LODOVICO.--Je suis fâché de m'être trompé sur son compte.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une chambre dans le château.

_Entrent_ OTHELLO, ÉMILIA.


OTHELLO.--Vous n'avez donc rien vu?

ÉMILIA.--Ni rien entendu, ni jamais rien soupçonné.

OTHELLO.--Mais vous les avez vus elle et Cassio ensemble.

ÉMILIA.--Mais alors je n'ai rien vu de mal; et cependant j'entendais
chaque syllabe qui était prononcée entre eux.

OTHELLO.--Quoi! ils ne se sont jamais parlé bas?

ÉMILIA.--Jamais, mon seigneur.

OTHELLO.--Ils ne vous ont jamais renvoyée?

ÉMILIA.--Jamais.

OTHELLO.--Pour aller lui chercher son éventail, ses gants, son masque,
ou quoi que ce soit?

ÉMILIA.--Jamais, mon seigneur.

OTHELLO.--Cela est étrange.

ÉMILIA.--J'ose vous répondre, seigneur, qu'elle est fidèle: j'y engage
mon âme. Si vous pensez autre chose, bannissez cette pensée, elle abuse
votre coeur. Si quelque misérable vous a mis des soupçons en tête, que
le ciel lui envoie pour salaire la malédiction du serpent; car si elle
n'est pas vertueuse, chaste et sincère, il n'y a point de mari heureux;
la plus pure des femmes est impure comme la calomnie.

OTHELLO.--Dites-lui de venir, allez. (_Émilia sort._) Elle en dit
assez; mais ce n'est qu'une entremetteuse qui n'en peut dire
davantage.--L'autre est une adroite coquine qui tient enfermés sous le
verrou et la clef d'infâmes secrets, et cependant elle se met à genoux,
et elle prie!... Je le lui ai vu faire.

(Entre Desdémona avec Émilia.)

DESDÉMONA.--Mon seigneur, que voulez-vous de moi?

OTHELLO.--Je vous prie, ma poule, venez ici.

DESDÉMONA.--Où vous plaît-il?

OTHELLO.--Que je voie dans vos yeux. Regardez-moi en face.

DESDÉMONA.--Quelle horrible fantaisie vous saisit?

OTHELLO, _à Émilia_.--Les femmes de votre métier, madame, laissent les
amants tête-à-tête et ferment la porte; puis elles toussent ou
crient _hem! hem!_ si quelqu'un survient. A votre office, à votre
office.--Allons, dépêchez-vous. (Émilia sort.)

DESDÉMONA _tombe à genoux_.--Je vous le demande à genoux, mon seigneur,
que signifie votre discours? J'entends votre fureur dans vos paroles,
mais je ne comprends pas vos paroles.

OTHELLO.--Qu'es-tu?

DESDÉMONA.--Votre femme, monseigneur, votre fidèle et loyale femme.

OTHELLO.--Viens, jure-le, damne-toi, de peur, comme tu ressembles aux
êtres célestes, que les démons eux-mêmes n'osent s'emparer de toi.
Damne-toi donc par un double crime; jure que tu m'es fidèle.

DESDÉMONA.--Le ciel sait que cela est vrai!

OTHELLO.--Le ciel sait que tu es perfide comme l'enfer.

DESDÉMONA.--Envers qui, mon seigneur? avec qui? Comment suis-je perfide?

OTHELLO.--Ah! Desdémona! va-t'en, va-t'en, va-t'en!

DESDÉMONA.--Hélas! jour fatal! pourquoi pleurez-vous? Suis-je la cause
de ces larmes, mon seigneur? Si vous soupçonnez mon père d'être l'auteur
de votre rappel, n'en rejetez pas le reproche sur moi: si vous l'avez
perdu, moi aussi je l'ai perdu.

OTHELLO.--S'il avait plu au ciel de m'éprouver par le malheur, s'il
avait fait pleuvoir sur ma tête nue tous les maux et toutes les
humiliations, s'il m'avait plongé jusqu'au cou dans la pauvreté, s'il
avait livré aux fers moi et mes plus belles espérances, j'aurais trouvé
dans quelque coin de mon âme un reste de patience: mais, hélas! faire
de moi un objet en butte au mépris qui dirigera vers moi son
doigt immobile... Oh! oh!... Eh bien! cela même, j'aurais pu le
supporter.--Oui, oui, je l'aurais pu.--Mais l'asile où j'avais enfermé
tous les trésors de mon coeur, là où je dois vivre ou perdre la vie,
la source où je puise mon existence, qui autrement se tarit, en être
chassé, ou ne la garder que comme une citerne où d'impurs crapauds
viennent s'unir!--Toi-même, ô patience, jeune chérubin aux lèvres de
rose, voilà de quoi décolorer ton teint et rendre ta face aussi sombre
que l'enfer!

DESDÉMONA.--J'espère que mon noble seigneur me tient pour vertueuse.

OTHELLO.--Oui, comme les mouches d'été, dans les boucheries, qui
s'animent en battant des ailes[20].--O toi, fleur des bois qui es si
belle et exhales un parfum si doux que tu enivres les sens!...--Je
voudrais que tu ne fusses jamais née!

[Note 20:

  _O ay; as summer flies are in the shambles_,
  _That quicken even with blowing_.

Littéralement: Oui, comme sont, dans les boucheries, les mouches d'été
qui s'accouplent en étendant leurs ailes.]

DESDÉMONA.--Hélas! quel crime ai-je commis, sans le savoir?

OTHELLO.--Ce beau visage, ce livre admirable était-il donc fait pour
écrire dessus _prostituée_?--Ce que tu as, ce que tu as commis?--O fille
publique, si je disais ce que tu as fait, un feu ardent embraserait mes
joues et toute pudeur serait réduite en cendres[21]! Ce que tu as commis?
le ciel s'en bouche le nez et la lune ferme les yeux; le souffle lascif
du vent qui baise tout ce qu'il rencontre se tait dans le sein de la
terre, pour ne pas l'entendre. Ce que tu as commis? Indigne effrontée!

[Note 21:

  _I should make very forges of my cheeks_
  _That would to cinders burn up modesty_.

Littéralement: _Je ferais, de mes joues, des forges qui réduiraient en
cendres la pudeur elle-même._]

DESDÉMONA.--Au nom du ciel, vous me faites injure.

OTHELLO.--N'êtes-vous pas une prostituée?

DESDÉMONA.--Non, comme il est vrai que je suis chrétienne. Si me
conserver à mon époux pure de tout attouchement illégitime, c'est n'être
pas une impudique; non, je ne suis pas une...

OTHELLO.--Quoi! tu n'es pas une prostituée?

DESDÉMONA.--Non, sur mon salut.

OTHELLO.--Est-il possible?

DESDÉMONA.--Oh! Dieu, aie pitié de nous!

OTHELLO.--En ce cas je vous demande grâce. Je vous prenais pour
cette rusée courtisane de Venise qui a épousé Othello. (_Rentre
Émilia._)--Vous, madame, qui remplissez l'office opposé à celui de saint
Pierre, et qui ouvrez les portes de l'enfer: vous! vous! oui, vous! nous
avons fini.--Voilà de l'argent pour votre peine: je vous prie, tournez
la clef et gardez-nous le secret.

(Il sort.)

ÉMILIA.--Hélas! que rêve donc cet homme? comment êtes-vous, madame? ma
chère maîtresse, comment êtes-vous?

DESDÉMONA.--A moitié endormie, je crois.

ÉMILIA.--Chère maîtresse, qu'est-il arrivé à mon seigneur?

DESDÉMONA.--A qui?

ÉMILIA.--Hé! à mon seigneur, madame.

DESDÉMONA.--Qui est ton seigneur?

ÉMILIA.--Celui qui est aussi le vôtre, chère maîtresse.

DESDÉMONA.--Je n'en ai point: ne me parle pas, Émilia. Je ne puis pas
pleurer, et je ne pourrais te répondre que par mes larmes.--Je t'en
prie, place ce soir sur mon lit les draps du jour de mes noces;--ne
l'oublie pas; et va cherches ton mari.

ÉMILIA.--Dieu! quel changement!

(Elle sort.)

DESDÉMONA.--Il était juste que je fusse ainsi traitée. Oui, bien
juste.--Comment me suis-je conduite pour qu'il ait pu concevoir sur moi
le moindre soupçon du plus grand des crimes?

(Rentrent Jago et Émilia.)

JAGO.--Quel est votre bon plaisir, madame? comment vous trouvez-vous?

DESDÉMONA.--Je ne saurais le dire. Ceux qui instruisent de jeunes
enfants s'y prennent avec douceur et en leur imposant des tâches
légères. Il aurait dû me gronder ainsi; car en vérité je suis une enfant
quand on me gronde.

JAGO.--Qu'y a-t-il donc, madame?

ÉMILIA.--Hélas! Jago, mon seigneur l'a traitée d'infâme; il l'a accablée
de tant de mépris et d'outrages qu'un coeur fidèle ne peut le supporter.

DESDÉMONA.--Suis-je ce qu'il m'a nommée, Jago?

JAGO.--Quel nom, belle dame?

DESDÉMONA.--Celui qu'elle a dit que mon mari m'avait donné.

ÉMILIA.--Il l'a appelée prostituée. Un mendiant dans son ivresse n'eût
pas vomi de semblables injures sur la compagne de sa misère.

JAGO.--Pourquoi s'est-il emporté de la sorte?

DESDÉMONA.--Je n'en sais rien: je suis certaine que je ne suis pas ce
qu'il dit.

JAGO.--Ne pleurez pas, ne pleurez pas: hélas! funeste jour!

ÉMILIA.--A-t-elle renoncé à tant de nobles alliances, à son père et à
son pays, et à ses amis, pour s'entendre appeler prostituée? Cela ne
ferait-il pas pleurer?

DESDÉMONA.--C'est ma misérable destinée.

JAGO.--Que le ciel le punisse de son emportement! D'où lui vient cette
fantaisie?

DESDÉMONA.--Ah! Dieu le sait.

ÉMILIA.--Je veux être pendue si ce n'est pas quelque infatigable coquin,
quelque drôle actif et adroit, quelque esclave perfide et flagorneur,
qui, pour surprendre quelque emploi, aura forgé cette calomnie: je veux
être pendue, si cela n'est pas!

JAGO.--Fi! cela est impossible; il n'y a point d'homme semblable.

DESDÉMONA.--S'il y en a un, que le ciel lui pardonne!

ÉMILIA.--Que le gibet lui pardonne, et que l'enfer dévore ses
os!--Pourquoi l'appellerait-il prostituée? Qui lui fait la cour? en quel
lieu? dans quel temps? de quelle manière? avec quelle apparence? Le
More est trompé par quelque indigne misérable, quelque grossier
coquin, quelque méchant fourbe. O ciel! que ne démasques-tu de pareils
scélérats? Que ne mets-tu à la main de chaque honnête homme un fouet
pour flageller le drôle tout nu, d'un bout du monde à l'autre, depuis
l'orient jusqu'au couchant!

JAGO.--Parlez plus bas.

ÉMILIA.--O fi! fi! de cet homme. C'était aussi quelque compagnon de
cette trempe qui vous mit l'esprit sens dessus dessous, quand vous me
soupçonnâtes d'une intrigue avec le More.

JAGO.--Allez, vous êtes une écervelée.

DESDÉMONA.--O bon Jago, que ferai-je pour ramener le coeur de mon mari?
Bon ami, va le trouver; par cette lumière du ciel, j'ignore comment j'ai
pu le perdre. Je tombe ici à genoux; si jamais ma volonté eut quelque
tort envers son amour, en pensée, en parole ou en action; si jamais mes
yeux, mes oreilles, aucun de mes sens, ont pu se complaire en quelque
autre objet que lui; et s'il n'est pas vrai que je l'aime encore, que je
l'ai toujours aimé, et que je l'aimerai toujours tendrement quand il
me rejetterait loin de lui dans la misère par un divorce... que toute
consolation m'abandonne! La dureté peut beaucoup, et sa dureté peut
détruire ma vie, mais jamais altérer mon amour. Je ne peux pas dire
prostituée:--ce mot me fait horreur maintenant que je le prononce; mais
tous les vains trésors du monde ne me feraient pas commettre l'action
qui pourrait mériter ce titre.

JAGO.--Calmez-vous, je vous prie; ce n'est qu'un moment d'humeur. Les
affaires d'État l'irritent, et c'est vous qu'il gronde.

DESDÉMONA.--S'il n'y avait pas d'autre cause...

JAGO.--Ce n'est que cela, je le garantis. (_Des trompettes._) Écoutez:
ces trompettes annoncent le souper. Les grands messagers de Venise vous
attendent. Entrez et ne pleurez plus; tout ira bien. (_Sortent Desdémona
et Émilia._)(_Entre Roderigo._) Eh bien! Roderigo?

RODERIGO.--Je ne trouve pas que tu agisses franchement avec moi.

JAGO.--Quelle preuve du contraire?

RODERIGO.--Chaque jour tu me trompes par quelque nouvelle ruse, et à ce
qu'il me semble, tu m'éloignes de toutes les occasions, bien plutôt que
tu ne me procures quelque espérance. Je ne veux pas le supporter plus
longtemps; et même je ne suis pas encore décidé à digérer en silence ce
que j'ai déjà follement souffert.

JAGO.--Voulez-vous m'écouter, Roderigo?

RODERIGO.--Bah! je n'ai que trop écouté. Vos paroles et vos actions ne
sont pas cousines.

JAGO.--Vous m'accusez très-injustement.

RODERIGO.--De rien qui ne soit vrai. Je me suis dépouillé de toutes
mes ressources. Les bijoux que vous avez reçus de moi pour les offrir
à Desdémona auraient à demi corrompu une religieuse. Vous m'avez dit
qu'elle les avait acceptés; et en retour vous m'avez apporté l'espoir
et la consolation d'égards prochains et d'un payement assuré; mais je ne
vois rien.

JAGO.--Bon, poursuivez, fort bien.

RODERIGO.--_Fort bien, poursuivez_: je ne puis poursuivre, voyez-vous,
et cela n'est pas fort bien; au contraire, je dis qu'il y a ici de la
fraude, et je commence à croire que je suis dupe.

JAGO.--Fort bien.

RODERIGO.--Je vous répète que ce n'est pas fort bien.--Je veux me faire
connaître à Desdémona. Si elle me rend mes bijoux, j'abandonnerai ma
poursuite, et je me repentirai de mes recherches illégitimes. Sinon,
soyez sûr que j'aurai raison de vous.

JAGO.--Vous avez tout dit?

RODERIGO.--Oui; et je n'ai rien dit que je ne sois bien résolu
d'exécuter.

JAGO.--Eh bien! je vois maintenant que tu as du sang dans les veines,
et je commence à prendre de toi meilleure opinion que par le passé.
Donne-moi ta main, Roderigo; tu as conçu contre moi de très-justes
soupçons; cependant je te jure que j'ai agi très-sincèrement dans ton
intérêt.

RODERIGO.--Il n'y a pas paru.

JAGO.--Il n'y a pas paru, je l'avoue; et vos doutes ne sont point dénués
de raison et de jugement. Mais, Roderigo, si tu as vraiment en toi ce
que je suis maintenant plus disposé que jamais à y croire, je veux dire
de la résolution, du courage et de la valeur, montre-le cette nuit;
et si la nuit suivante tu ne possèdes pas Desdémona, fais-moi sortir
traîtreusement de ce monde, et dresse des embûches contre ma vie.

RODERIGO.--Quoi! qu'est ceci? Y a-t-il en cela quelque lueur, quelque
apparence de raison?

JAGO.--Seigneur, il est arrivé des ordres exprès de Venise pour mettre
Cassio à la place d'Othello.

RODERIGO.--Est-il vrai? Othello et Desdémona vont donc retourner à
Venise?

JAGO.--Non, non; il va en Mauritanie, et emmène avec lui la belle
Desdémona, à moins que son séjour ici ne soit prolongé par quelque
accident; et pour cela, il n'est point de plus sûr moyen que d'écarter
ce Cassio.

RODERIGO.--Que voulez-vous dire?--L'écarter?

JAGO.--Quoi! en le mettant hors d'état de succéder à Othello, en lui
faisant sauter la cervelle.

RODERIGO.--Et c'est là ce que vous voulez que je fasse?

JAGO.--Oui, si vous osez vous rendre service et justice vous-même.
Ce soir il soupe chez une fille de mauvaise vie, et je dois aller l'y
trouver. Il ne sait rien encore de sa brillante fortune. Si vous voulez
l'épier au sortir de là (et je m'arrangerai pour que ce soit entre
minuit et une heure), vous pourrez faire de lui tout ce qu'il vous
plaira. Je serai à deux pas prêt à vous seconder; il tombera entre nous
deux. Venez, ne restez pas ébahi du projet; mais suivez-moi. Je vous
prouverai si bien la nécessité de sa mort, que vous vous sentirez obligé
de la lui donner. Allons, il est grandement l'heure de souper, et la
nuit s'avance vers son milieu. A l'oeuvre.

RODERIGO.--Je veux bien savoir auparavant la raison de tout ceci.

JAGO.--Vous serez satisfait.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Un appartement dans le château.

_Entrent_ OTHELLO, LODOVICO, DESDÉMONA, ÉMILIA _et leur suite_.


LODOVICO.--Seigneur, je vous en conjure, ne venez pas plus loin.

OTHELLO.--Excusez-moi, la promenade me fera du bien.

LODOVICO.--Madame, bonne nuit; je remercie humblement Votre Seigneurie.

DESDÉMONA.--Votre Honneur est le bienvenu.

OTHELLO.--Vous plaît-il de venir, seigneur? _(A voix basse.)_ Oh!
Desdémona!

DESDÉMONA.--Mon seigneur?

OTHELLO.--Allez à l'instant vous mettre au lit, je reviens tout à
l'heure. Renvoyez votre suivante. N'y manquez pas.

DESDÉMONA.--Je le ferai, mon seigneur.

(Sortent Othello, Lodovico et la suite.)

ÉMILIA.--Comment cela va-t-il à présent? Il a l'air plus doux que
tantôt.

DESDÉMONA.--Il dit qu'il va revenir tout à l'heure. Il m'a ordonné de me
mettre au lit, et de te renvoyer.

ÉMILIA.--De me renvoyer?

DESDÉMONA.--C'est son ordre. Ainsi, bonne Émilia, donne-moi mes
vêtements de nuit, et adieu. Il ne faut pas lui déplaire maintenant.

ÉMILIA.--Je voudrais que vous ne l'eussiez jamais vu!

DESDÉMONA.--Oh! moi, non. Mon amour le chérit tellement que même son
humeur bourrue, ses dédains, ses brusqueries (je t'en prie, délace-moi)
ont de la grâce et du charme pour moi.

ÉMILIA.--J'ai mis au lit les draps que vous m'avez demandés.

DESDÉMONA.--O mon père, que nos coeurs sont insensés!--(_A Émilia._) Si
je meurs avant toi, ensevelis-moi, je t'en prie, dans un de ces draps.

ÉMILIA.--Allons, allons, comme vous bavardez.

DESDÉMONA.--Ma mère avait auprès d'elle une jeune fille, elle s'appelait
Barbara. Elle était amoureuse, et celui qu'elle aimait devint fou
et l'abandonna. Elle avait une chanson du saule: c'était une vieille
chanson, mais qui exprimait sa destinée, et elle mourut en la chantant.
Ce soir, cette chanson ne veut pas me sortir de l'esprit: j'ai bien de
la peine à m'empêcher de laisser tomber de côté ma tête, et de chanter
la chanson comme la pauvre Barbara.--Je t'en prie, dépêche-toi.

ÉMILIA.--Irai-je chercher votre robe de nuit?

DESDÉMONA.--Non, détache cela.--Ce Lodovico est un homme agréable.

ÉMILIA.--Un très-bel homme.

DESDÉMONA.--Et il parle bien.

ÉMILIA.--J'ai connu à Venise une dame qui aurait fait pieds nus le
pèlerinage de la Palestine, seulement pour toucher à ses lèvres.

DESDÉMONA.

  La pauvre enfant était assise, en soupirant, auprès d'un sycomore.
      Chantez tous le saule vert.
    Sa main sur son coeur, sa tête sur ses genoux;
      Chantez le saule, le saule, le saule.
  Le frais ruisseau coulait près d'elle, et répétait en murmurant ses
          gémissements;
      Chantez le saule, le saule, le saule.
  Ses larmes amères coulaient de ses yeux et amollissaient les pierres;

(A Émilia.)

Laisse ceci là:

  Chantez le saule, le saule, le saule,

(A Émilia.) Je t'en prie, dépêche-toi; il va rentrer.

  Chantez tous le saule vert; ses rameaux feront ma guirlande.
  Que personne le blâme; j'approuve ses dédains:

Non; ce n'est pas là ce qui suit.--Écoute; qui frappe?

ÉMILIA.--C'est le vent.

DESDÉMONA.

  J'appelais mon amour, amour trompeur; mais que me disait-il, alors?
    Chantez le saule, le saule, le saule.

--Si je fais la cour à plus de femmes, plus d'hommes vous feront la
cour[22].

(A Émilia.)

Va-t'en. Bonne nuit. Les yeux me font mal. Cela présage-t-il des pleurs?

[Note 22: Cette chanson est une ancienne ballade qui se trouve dans
les _Relicks of ancient Poetry_. Le saule était alors, en Angleterre,
l'arbre de l'amour malheureux.]

ÉMILIA.--Ce n'est ni ici ni là.

DESDÉMONA--Je l'avais ouï dire ainsi. Oh! ces hommes, ces
hommes!--Dis-moi, Émilia:--crois-tu en conscience qu'il y ait des femmes
qui trompent si indignement leurs maris?

ÉMILIA.--Il y en a; cela n'est pas douteux.

DESDÉMONA.--Voudrais-tu faire une pareille chose pour le monde entier?

ÉMILIA.--Et vous, madame, ne le voudriez-vous pas?

DESDÉMONA.--Non, par cette lumière du ciel.

ÉMILIA.--Ni moi non plus, par cette lumière du ciel. Je le ferais tout
aussi bien dans l'obscurité.

DESDÉMONA.--Mais, voudrais-tu faire une pareille chose pour le monde
entier?

ÉMILIA.--Le monde est bien grand; c'est un grand prix pour une petite
faute!

DESDÉMONA.--Non, en vérité, je pense que tu ne le voudrais pas.

ÉMILIA.--En vérité, je crois le contraire, et que je voudrais le défaire
après l'avoir fait. Certes, je ne ferais pas une pareille chose pour
un anneau d'alliance, une pièce de linon, des robes, des jupons, des
chapeaux, ni pour une médiocre récompense; mais pour le monde entier...
Et qui refuserait d'être infidèle à son mari pour le faire roi? A ce
prix je risquerais le purgatoire.

DESDÉMONA.--Que je sois maudite si je voudrais commettre un pareil crime
pour le monde entier!

ÉMILIA.--Bah! Le crime n'est qu'un crime dans le monde, et si vous aviez
le monde pour votre peine, votre crime serait dans votre monde, et vous
en feriez sur-le-champ une vertu.

DESDÉMONA.--Et moi je ne crois pas qu'il y ait de pareilles femmes.

ÉMILIA.--Il y en a par douzaines, et encore autant par-dessus le marché
qu'il en tiendrait dans ce monde entier qui serait le prix de leur
faute: mais je pense que la faute en est aux maris si les femmes
succombent; voyez-vous, ils négligent leurs devoirs, et versent nos
trésors dans le sein des étrangères, ou ils éclatent en accès d'une
insupportable jalousie, et nous accablent de contraintes, ou ils nous
battent et diminuent pour nous faire enrager ce que nous avions à
dépenser; eh bien! alors nous avons de la rancune, et en dépit de notre
douceur, nous sommes capables de vengeance. Que les maris sachent que
leurs femmes sont sensibles comme eux; elles voient, elles sentent,
elles ont un palais qui sait distinguer ce qui est doux et ce qui est
amer comme les maris. Que font-ils quand ils nous abandonnent pour
d'autres? est-ce par plaisir? je le crois; est-ce par passion? je le
crois encore; est-ce la légèreté qui les entraîne? c'est aussi cela. Et
nous, donc, n'avons-nous pas des passions, et le goût du plaisir et
de la légèreté comme les hommes? Qu'ils nous traitent donc bien; sinon
qu'ils sachent que, nos torts envers eux, ce sont leurs torts envers
nous qui les amènent.

DESDÉMONA.--Bonne nuit, bonne nuit. Que le ciel m'inspire l'habitude de
ne pas apprendre le mal par le mal, et de me corriger au contraire par
la vue du mal!

(Elles sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                           ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Une rue.

_Entrent_ JAGO et RODERIGO.


JAGO.--Là, mets-toi derrière cette borne.--Dans l'instant il va venir.
Tiens ta bonne épée nue, et plonge-la dans son sein: ferme, ferme,
ne crains rien; je serai à côté de toi. Ceci nous sauve ou nous perd:
songes-y et affermis-toi dans ta résolution.

RODERIGO.--Tiens-toi près de moi: je peux manquer mon coup.

JAGO.--Ici, sous ta main.--Sois ferme et tire ton épée.

(Il se retire à peu de distance.)

RODERIGO.--Je ne me sens pas très-porté à cette action. Cependant il
m'a donné des motifs déterminants.--Après tout, ce n'est qu'un homme
mort.--Allons, mon épée, sors du fourreau.--Il mourra.

(Il va à son poste.)

JAGO.--J'ai frotté ce jeune bouton presque jusqu'à le rendre sensible,
et le voilà qui s'irrite. Maintenant qu'il tue Cassio, que Cassio le
tue, ou qu'ils se tuent tous deux, quoi qu'il arrive, j'y trouve mon
profit.--Si Roderigo vit, il me somme de lui restituer l'or et tous les
bijoux que je lui ai escamotés sous le nom de présents pour Desdémona.
Il ne faut pas que cela soit. Si Cassio survit, il y a dans sa vie un
éclat de tous les jours qui me rend hideux.--D'ailleurs le More peut me
dévoiler à lui: je vois là un grand péril pour moi.--Non, il faut qu'il
meure.--Mais chut! je l'entends qui vient.

(Entre Cassio.)

RODERIGO.--Je reconnais sa démarche. C'est lui. (_Il s'élance et fond
sur Cassio._) Misérable, tu meurs.

CASSIO.--Ce coup en effet m'eût été fatal, si mon armure n'était
meilleure que tu ne croyais. Je veux éprouver la tienne.

(Il tire son épée et blesse Roderigo.)

RODERIGO.--Oh! je suis mort.

(Jago s'élance de sa place, frappe Cassio par derrière à la jambe, et
s'en va.)

CASSIO.--Je suis estropié pour toujours. Oh! du secours! au meurtre! au
meurtre!

(Il tombe.)

OTHELLO, _dans l'éloignement_.--La voix de Cassio!--Jago tient sa
parole.

RODERIGO.--O misérable que je suis!

OTHELLO.--Oui, c'est cela même.

CASSIO.--Oh! du secours! un chirurgien! de la lumière!

OTHELLO.--C'est lui.--O brave Jago, homme juste et honnête qui ressens
si généreusement l'injure de ton ami, tu m'enseignes mon devoir.--Femme,
votre amant est couché mort et votre destin arrive à grands
pas.--Prostituée, j'arrive. Hors de mon coeur et ces charmes et tes
yeux, tout est effacé. Ton lit, ce lit souillé par l'impudicité, va être
taché du sang de l'impudique.

(Il s'éloigne.)

(Entrent Lodovico et Gratiano, à distance.)

CASSIO.--Oh! comment! point de garde, pas un seul passant? au meurtre!
au meurtre!

GRATIANO.--C'est quelque accident sinistre; ces cris sont terribles.

CASSIO.--Oh! du secours!

LODOVICO.--Écoutez!

RODERIGO.--O perfide scélérat!

LODOVICO.--Deux ou trois gémissements! la nuit est noire; ces cris
pourraient être feints.--Croyez qu'il n'est pas sûr d'avancer vers ces
cris sans plus de monde.

RODERIGO.--Personne ne vient. Alors je vais mourir en perdant tout mon
sang.

(Entre Jago un flambeau à la main.)

LODOVICO.--Écoutons.

GRATIANO.--Voici quelqu'un qui vient en chemise, avec un flambeau et des
armes.

JAGO.--Qui est là? Quel est ce bruit? On crie au meurtre?

LODOVICO.--Nous ne savons pas.

JAGO.--N'avez-vous pas entendu un cri?

CASSIO.--Ici, ici: au nom du ciel, secourez-moi!

JAGO.--Qu'est-il arrivé?

GRATIANO.--C'est l'enseigne d'Othello, à ce qu'il me semble.

LODOVICO.--Lui-même en effet, un brave soldat.

JAGO.--Qui êtes-vous, vous qui criez si piteusement?

CASSIO.--Jago!--Oh! je suis perdu, assassiné par des traîtres. Donne-moi
quelque secours.

JAGO, _accourant_.--Hélas! vous, lieutenant? Quels sont les misérables
qui ont fait ceci?

CASSIO.--Il y en a un, je crois, à quelques pas, et qui est hors d'état
de s'enfuir.

JAGO.--O lâches assassins! (_à Lodovico et Gratiano._) Qui êtes-vous là?
approchez, et venez à notre aide.

RODERIGO.--Oh! secourez-moi.

CASSIO.--C'est l'un d'entre eux.

JAGO.--Exécrable meurtrier! O scélérat!

(Il perce Roderigo.)

RODERIGO.--O infernal Jago! Chien inhumain! oh! oh! oh!

JAGO, _élevant la voix_.--Égorger les gens dans l'obscurité! où sont
ces bandits sanguinaires? Quel silence dans cette ville! Au meurtre! au
meurtre!--(_Se tournant vers Lodovico._) Qui pouvez-vous être? Êtes-vous
des bons ou des méchants?

LODOVICO.--Comme nous agirons, jugez-nous.

JAGO.--Seigneur Lodovico?

LODOVICO.--Lui-même.

JAGO.--Je vous demande pardon, seigneur.--Voici Cassio blessé par des
bandits.

GRATIANO.--Cassio?

JAGO, _à Cassio_.--Comment cela va-t-il, frère?

CASSIO.--Ma jambe est en deux.

JAGO.--Le ciel nous en préserve!--Messieurs, de la lumière, je vais
bander sa plaie avec ma chemise.

(Entre Bianca.)

BIANCA.--Quoi? qu'est-il donc arrivé? Qui est-ce qui criait?

JAGO.--Qui est-ce qui criait?

BIANCA.--O mon doux Cassio! mon cher Cassio! O Cassio, Cassio, Cassio!

JAGO.--O impudente coquine!--Cassio, pourriez-vous soupçonner quels sont
ceux qui vous ont ainsi mutilé?

CASSIO.--Non.

GRATIANO.--Je suis désolé de vous trouver en cet état. J'ai été vous
chercher chez vous.

JAGO.--Prêtez-moi une jarretière. Bon.--Oh! si nous avions une chaise
pour l'emporter doucement d'ici!

BIANCA.--Hélas! il s'évanouit. O Cassio, Cassio, Cassio!

JAGO.--Nobles seigneurs, vous tous, je soupçonne cette malheureuse
d'être de compagnie dans cet attentat. Un peu de patience, cher
Cassio.--Venez, venez; prêtez-moi une lumière. (_Il va à Roderigo._)
Voyons, connaissons-nous ce visage, ou non?--Comment, mon ami, mon
cher compatriote, Roderigo!--Non...--Oui, c'est lui-même, ô ciel! c'est
Roderigo.

GRATIANO.--Quoi! Roderigo de Venise?

JAGO.--Lui-même: le connaissiez-vous?

GRATIANO.--Si je le connaissais? oui.

JAGO.--Le seigneur Gratiano! J'implore votre pardon. Ces sanglants
accidents doivent excuser la négligence de mes manières envers vous.

GRATIANO.--Je suis bien aise de vous voir.

JAGO.--Eh bien! Cassio, comment vous trouvez-vous? oh! une chaise, une
chaise!

GRATIANO, _avec étonnement_.--Roderigo!

JAGO.--C'est lui, c'est lui.--Ah! bonne nouvelle! voilà la chaise.--Que
quelque bonne âme l'emporte soigneusement. Je cours chercher le
chirurgien du général. (_A Bianca._) Pour vous, madame, ne prenez pas
tant de peines. Celui qui est étendu là, Cassio, était mon intime ami.
(_A Cassio._) Quelle querelle y avait-il donc entre vous deux?

CASSIO.--Nulle au monde, et je ne connais pas cet homme.

JAGO, _à Bianca_.--Pourquoi êtes-vous si pâle? (_Aux porteurs du
brancard._) Marchez, qu'il ne reste pas plus longtemps à l'air. (_On
emporte Cassio et Roderigo._) Vous, dignes seigneurs, demeurez. Pourquoi
êtes-vous si pâle, madame?--Remarquez-vous l'égarement de ses yeux?--Ah!
si vous avez _le_ regard fixe, nous en saurons davantage tout à
l'heure.--Regardez-la bien, je vous prie; observez-la: voyez-vous,
messieurs? quand les langues seraient muettes, le crime parlerait
encore.

(Entre Émilia.)

ÉMILIA.--Hélas! qu'y a-t-il donc? qu'y a-t-il, mon mari?

JAGO.--Cassio vient d'être attaqué dans l'obscurité par Roderigo et
des drôles qui se sont sauvés. Il est presque assassiné et Roderigo est
mort.

ÉMILIA.--Hélas! brave homme! Hélas! bon Cassio!

JAGO.--Voilà ce qu'on gagne à aller chez des créatures.--Émilia, je t'en
prie, va savoir de Cassio où il a soupé ce soir.--(_Regardant Bianca._)
Quoi, vous frémissez à cette question?

BIANCA.--C'est chez moi qu'il a soupé, mais je ne frémis point de le
dire.

JAGO.--Ah! chez vous! je vous accuse, suivez-moi.

ÉMILIA.--Fi donc! fi donc, coquine!

BIANCA.--Je ne suis pas une coquine. Je mène une vie aussi honnête que
vous qui m'insultez.

ÉMILIA.--Que moi? pouah! fi donc!

JAGO.--Généreux et nobles seigneurs, allons voir panser le pauvre
Cassio.--Venez, madame, vous avez d'autres histoires à nous
conter.--Émilia, cours à la citadelle, va dire à mon seigneur et à sa
femme ce qui vient d'arriver. (_Aux autres._) Voulez-vous venir, je vous
prie? (_A part._) Voici la nuit qui fait ma fortune ou qui me perd.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une chambre à coucher.--Un flambeau allumé.

DESDÉMONA _endormie dans son lit. Entre_ OTHELLO.


OTHELLO.--C'est la cause, c'est la cause, ô mon âme! ne permettez pas
que je la dise devant vous, chastes étoiles! c'est la cause! cependant
je ne veux pas verser son sang, je ne veux pas percer son sein, ce sein
plus blanc que la neige, plus uni que l'albâtre des tombeaux. (_Il
pose à terre son épée._) Pourtant il faut qu'elle meure, autrement
elle trahira encore d'autres hommes. Éteignons ce flambeau et ensuite
éteignons le flambeau de sa vie[23].--Si je t'éteins, toi, serviteur
enflammé, je puis ressusciter ta flamme, si je venais à me
repentir.--Mais que j'éteigne une fois ta flamme, toi le plus
merveilleux ouvrage de la souveraine nature, je ne sais où
se retrouverait le feu de Prométhée qui pourrait rallumer ta
lumière.--Quand j'ai cueilli la rose, je ne puis plus la faire
refleurir; il faut qu'elle se fane.--Je veux sentir encore la rose sur
sa tige. (_Il l'embrasse._) O haleine embaumée qui persuaderait presque
à la justice de briser son glaive!--Encore un baiser; encore un! sois
telle que tu es là quand tu seras morte, et je veux te tuer et je
t'aimerai après.--Encore un, voici le dernier.--Jamais baiser si doux
ne fut si fatal.--Il faut que je pleure; mais ce sont de cruelles
larmes!--C'est le courroux du ciel, il frappe ce qu'il aime.--Elle
s'éveille.

[Note 23:_Put out the light and then put out the light_:

Ce passage a beaucoup occupé les commentateurs: son sens le plus
naturel est celui que nous avons adopté; Othello applique successivement
l'expression _put out the light, éteindre la lumière_, au flambeau
allumé qu'il éteint, et au flambeau de la vie de Desdémona, rien n'est
plus commun dans Shakspeare que ce double emploi du même mot appliqué,
dans le même vers, à deux objets différents. Warburton avait changé le
sens, en changeant la ponctuation.

  Put _out the light, and then_.--_Put out the light_!

«Éteignons ce flambeau et alors...--Éteindre ce flambeau? Si je
t'éteins, toi, serviteur enflammé, je puis ressusciter la flamme, etc.
etc.»

Ce changement ne me paraît nullement nécessaire; un jeu de mots, ou ce
qui y ressemble, est souvent le texte original le plus vraisemblable.]

DESDÉMONA.--Qui est là? Othello?

OTHELLO.--Oui, Desdémona.

DESDÉMONA.--Voulez-vous vous mettre au lit, seigneur?

OTHELLO.--Avez-vous fait votre prière ce soir, Desdémona?

DESDÉMONA.--Oui, mon seigneur.

OTHELLO.--Si vous vous souvenez dans votre âme de quelque crime pour
lequel vous ne soyez pas encore assurée de la grâce du ciel, implorez-la
sur-le-champ.

DESDÉMONA.--Hélas! mon seigneur, que voulez-vous dire?

OTHELLO.--Allons, faites ce que je dis, et soyez prompte; je vais me
promener en attendant;--je ne voudrais pas tuer votre âme avant qu'elle
se fût préparée;--non, le ciel m'en préserve! je ne voudrais pas tuer
ton âme.

DESDÉMONA.--Vous parlez de tuer?

OTHELLO.--Oui, j'en parle.

DESDÉMONA.--Que le ciel ait donc pitié de moi!

OTHELLO.--Amen, de tout mon coeur.

DESDÉMONA.--Si vous parlez ainsi, j'espère que vous ne me tuerez pas.

OTHELLO.--Hum!

DESDÉMONA.--Et cependant je vous crains; car vous êtes fatal quand vos
yeux roulent ainsi. Pourquoi je craindrais, je n'en sais rien, car je ne
me connais pas de crime; et pourtant je sens que je crains.

OTHELLO.--Pense à tes péchés.

DESDÉMONA.--C'est l'amour que je vous porte.

OTHELLO.--Oui, c'est pour cela que tu meurs.

DESDÉMONA.--C'est une mort bien contre nature, que d'être tuée pour
aimer. Hélas! pourquoi mordez-vous ainsi votre lèvre inférieure?
Quelque violente passion ébranle tout votre corps: ce sont des présages
sinistres; cependant j'espère que ce n'est pas moi qu'ils menacent.

OTHELLO.--Paix, tiens-toi tranquille.

DESDÉMONA.--Je le fais. Qu'est-ce?

OTHELLO.--Ce mouchoir que j'aimais tant et que je t'avais donné, tu l'as
donné à Cassio.

DESDÉMONA.--Non, sur ma vie et mon âme: envoyez-le chercher, et
demandez-lui.

OTHELLO.--Ma chère âme, prends garde, prends garde au parjure; tu es sur
ton lit de mort.

DESDÉMONA.--Mais non pas pour y mourir encore.

OTHELLO.--Si, tout à l'heure: ainsi, confesse sincèrement ton crime: en
vain nierais-tu chaque article avec serment, tu n'écarterais point, tu
n'étoufferais point la terrible pensée qui me fait gémir. Tu vas mourir.

DESDÉMONA.--Dieu du ciel, ayez pitié de moi!

OTHELLO.--Je dis amen.

DESDÉMONA.--Et vous aussi, ayez pitié de moi!--Je ne vous ai jamais
offensé de ma vie: jamais je n'aimai Cassio que de cette bienveillance
générale dont le ciel me permettait de l'aimer. Je ne lui donnai jamais
aucun gage.

OTHELLO.--Par le ciel, j'ai vu mon mouchoir dans ses mains: ô femme
parjure! tu changes mon coeur en pierre, et tu m'obligeras à appeler
ce que je vais faire un meurtre, quand je croyais n'accomplir qu'un
sacrifice. J'ai vu le mouchoir.

DESDÉMONA.--Il l'a donc trouvé; je ne le lui ai jamais donné: faites-le
venir ici, qu'il déclare la vérité.

OTHELLO.--Il l'a déclarée.

DESDÉMONA.--Quoi, mon seigneur?

OTHELLO.--Qu'il t'avait... possédée.

DESDÉMONA.--Quoi! illégitimement?

OTHELLO.--Oui.

DESDÉMONA.--Il ne le dira pas.

OTHELLO.--Non, sa bouche est fermée; l'honnête Jago y a mis ordre.

DESDÉMONA.--Ma crainte m'explique tout.--Quoi! il est mort?

OTHELLO.--Quand tous les cheveux de sa tête auraient été autant de vies,
ma terrible vengeance avait de quoi les détruire toutes.

DESDÉMONA.--Hélas! il est trahi, et moi perdue!

OTHELLO.--Quoi! prostituée, tu le pleures sous mes yeux!

DESDÉMONA.--Oh! bannissez-moi, seigneur; mais ne me tuez pas.

OTHELLO.--A bas, infâme!

DESDÉMONA.--Tuez-moi demain, laissez-moi vivre cette nuit.

OTHELLO.--Ah! si vous résistez...

DESDÉMONA.--Seulement une demi-heure.

OTHELLO.--Le parti pris, point de délai.

DESDÉMONA.--Mais seulement pendant que je dis une prière!

OTHELLO.--Il est trop tard.

(Il l'étouffe.)

ÉMILIA, _du dehors_.--Mon seigneur, mon seigneur! de grâce, mon
seigneur, mon seigneur!

OTHELLO.--Quel est ce bruit?... Elle n'est pas morte, pas encore tout à
fait morte... Moi qui suis cruel, je suis cependant miséricordieux... Je
ne veux pas te laisser languir dans ta souffrance... Non, non.

ÉMILIA, _en dehors_.--Mon seigneur, mon seigneur!

OTHELLO.--Qui est là?

ÉMILIA.--Oh! mon bon seigneur! je voudrais vous dire un seul mot.

OTHELLO.--Oui, c'est Émilia... Tout à l'heure... Elle est morte... Elle
vient sans doute me parler de la mort de Cassio; le bruit a été grand...
Ah! elle ne remue plus. Immobile comme la tombe... Entrera-t-elle?
Ferai-je bien?... Je crois qu'elle remue encore... Non... Qui est-ce
qui vaut le mieux?... Si elle entre, elle voudra sûrement parler à ma
femme... ma femme! ma femme! Quelle femme?... Je n'ai plus de femme!...
O pensée insupportable! O heure accablante!... Il me semble qu'il
devrait y avoir à présent une éclipse totale de lune et de soleil, et
que le globe épouvanté devrait s'entr'ouvrir dans un tel bouleversement.

ÉMILIA, _toujours en dehors._--Je vous conjure, que je puisse vous
parler, mon bon seigneur.

OTHELLO.--Je t'avais oubliée; ah! entre, Émilia... Doucement... Tout à
l'heure... Tirons ces rideaux. Où es-tu? (_Il ouvre la porte._) Que me
veux-tu maintenant?

(Entre Émilia.)

ÉMILIA.--Oh! mon digne seigneur! un meurtre affreux vient d'être commis
là-bas.

OTHELLO.--Quoi! tout à l'heure?

ÉMILIA.--A l'heure même, mon seigneur.

OTHELLO.--C'est l'influence de la lune elle-même; elle s'approche de la
terre plus que de coutume et rend les hommes fous.

ÉMILIA.--Cassio, mon seigneur, a tué un jeune Vénitien nommé Roderigo.

OTHELLO.--Roderigo tué!--Et Cassio tué?

ÉMILIA.--Non, Cassio n'est pas tué.

OTHELLO.--Cassio n'est pas tué? Le meurtre n'est plus d'accord, et la
douce vengeance devient dure.

DESDÉMONA.--Oh! injustement, injustement massacrée!

ÉMILIA.--Hélas! quel est ce cri?

OTHELLO.--Quoi! quel cri?

ÉMILIA.--Hélas! bon Dieu! c'était la voix de ma maîtresse. Du secours!
du secours! oh! parlez-moi, madame, douce Desdémona! O ma chère
maîtresse, parlez.

DESDÉMONA.--Je meurs innocente.

ÉMILIA.--Oh! qui a fait cela?

DESDÉMONA.--Personne, moi-même.--Adieu. Recommande-moi à mon cher
seigneur. Oh! adieu!

(Elle expire.)

OTHELLO.--Quoi! comment a-t-elle pu être assassinée?

ÉMILIA.--Hélas! qui le sait?

OTHELLO.--Vous l'avez entendue le dire elle-même; ce n'est pas moi.

ÉMILIA.--Elle l'a dit; je ne puis rapporter que la vérité.

OTHELLO.--Eh bien! elle est partie, comme une menteuse, pour les flammes
de l'enfer. C'est moi qui l'ai tuée.

ÉMILIA.--Oh! elle n'en est que plus un ange et vous un plus noir démon.

OTHELLO.--Elle tournait au vice; c'était une prostituée.

ÉMILIA.--Tu la calomnies; tu es un démon.

OTHELLO.--Elle était perfide, comme l'onde.

ÉMILIA.--Tu es effréné comme le feu d'oser dire qu'elle était perfide!
Oh! elle était d'une candeur céleste.

OTHELLO.--Cassio l'avait déshonorée: demande à ton mari. Oh! je serais
damné dans le gouffre le plus profond de l'enfer, si je m'étais porté,
sans de justes motifs, à cette dernière extrémité. Ton mari savait tout.

ÉMILIA.--Mon mari?

OTHELLO.--Ton mari.

ÉMILIA.--Qu'elle était infidèle au mariage?

OTHELLO.--Oui, avec Cassio. Ah! si elle avait été fidèle, le ciel eût-il
créé pour moi un autre univers d'une seule et parfaite chrysolithe, je
ne l'aurais pas changée pour cet univers.

ÉMILIA.--Mon mari?

OTHELLO.--Oui, c'est lui qui me l'a dit le premier. C'est un homme
d'honneur; il abhorre l'opprobre qui s'attache aux actions infâmes.

ÉMILIA.--Mon mari!

OTHELLO.--A quoi bon ces répétitions, femme? Ton mari, te dis-je.

ÉMILIA.--O ma maîtresse! la scélératesse s'est cruellement moquée de
l'amour. Mon mari dire qu'elle était infidèle!

OTHELLO.--Lui, femme; je dis ton mari, comprends-tu ce mot? Mon ami, ton
mari, l'honnête, l'honnête Jago.

ÉMILIA.--S'il dit cela, puisse son coeur pervers pourrir d'un demi-grain
par jour! Il ment à sa conscience. Elle était trop éprise de son indigne
choix.

OTHELLO.--Ah!

ÉMILIA.--Faites du pis que vous pourrez. Cette action que vous avez
faite n'est pas plus digne du ciel que vous n'étiez digne d'elle.

OTHELLO.--Tais-toi, tu feras bien.

ÉMILIA.--Va, tu n'as pas pour me faire du mal la moitié de la force que
j'ai pour l'endurer. O dupe! ô insensé! stupide comme la fange! Tu as
commis là une action!...--Je ne m'inquiète pas de ton épée. Je te ferai
connaître, dussé-je perdre vingt vies!... Du secours! du secours! holà!
du secours!... Le More a tué ma maîtresse! Au meurtre! au meurtre!

(Entrent Montano, Gratiano et Jago.)

MONTANO.--Quoi donc? que s'est-il passé, général?

ÉMILIA.--Oh! vous voilà donc, Jago! Il faut que votre conduite ait été
belle, pour que les meurtriers vous chargent de leurs assassinats.

GRATIANO.--De quoi s'agit-il?

ÉMILIA, _à Jago_.--Démens ce misérable, si tu es un homme. Il dit que tu
as dit que sa femme était infidèle: je sais que tu ne l'as pas dit, car
tu n'es pas assez scélérat. Parle, car mon coeur est plein.

JAGO.--Je lui ai dit ce que je pensais, et ne lui ai rien dit qu'il
n'ait lui-même trouvé juste et vrai.

ÉMILIA.--Mais lui avez-vous jamais dit qu'elle était infidèle?

JAGO.--Je l'ai dit.

ÉMILIA.--Vous avez dit un mensonge, un odieux, un infernal mensonge,
sur mon âme, un mensonge, un mensonge atroce. Elle infidèle avec Cassio!
Avez-vous dit avec Cassio?

JAGO.--Avec Cassio, femme;--allez, réprimez votre langue.

ÉMILIA.--Je ne veux pas réprimer ma langue! Je suis tenue de parler; ma
maîtresse est là assassinée dans son lit.

TOUS.--Oh! le ciel nous en préserve!

ÉMILIA.--Et ce sont vos rapports qui ont amené le meurtre.

OTHELLO.--Allons, n'ayez pas l'air égaré, messieurs; c'est la vérité.

GRATIANO.--C'est une étrange vérité!

MONTANO.--O action monstrueuse!

ÉMILIA.--Scélératesse! scélératesse! scélératesse!--J'y songe, j'y
songe.--Je démêle tout.--O scélératesse! J'en ai eu la pensée alors...
Je me tuerai de douleur.--O scélératesse! scélératesse!

JAGO.--Quoi! êtes-vous folle? Je vous ordonne de vous rendre au logis.

ÉMILIA.--Dignes seigneurs, que j'aie la liberté de parler. Il convient
que je lui obéisse, mais non pas en ce moment.--Peut-être, Jago, ne
rentrerai-je jamais au logis.

OTHELLO, _se précipitant sur le lit_.--Oh! oh! oh!

ÉMILIA.--Oui, couche-toi et rugis; car tu as tué la plus douce, la plus
innocente femme qui jamais ait levé les yeux vers le ciel.

OTHELLO.--Oh! elle était coupable. _(A Gratiano_.) Je vous reconnaissais
à peine, mon oncle.--Voilà votre nièce; elle est morte: oui, ces mains
viennent en effet d'arrêter le souffle de sa vie. Je sais que cette
action paraît horrible et hideuse.

GRATIANO.--Pauvre Desdémona! je suis bien aise que ton père soit mort.
Ton mariage lui a été mortel et le chagrin seul a tranché le fil usé de
ses jours. S'il vivait encore, cette vue le plongerait dans l'égarement
du désespoir: oui, il maudirait son ange tutélaire, et tomberait dans la
réprobation du ciel.

OTHELLO.--Cela est lamentable; mais Jago sait qu'elle s'est abandonnée
mille fois à Cassio; Cassio l'a avoué et elle a récompensé ses
transports d'amour avec le premier signe, le premier gage d'amour que
je lui eusse donné; je l'ai vu dans les mains de Cassio; c'était un
mouchoir, un ancien présent que ma mère avait reçu de mon père.

ÉMILIA.--O ciel! O puissances célestes!

JAGO.--Allons, taisez-vous.

ÉMILIA.--La vérité veut sortir, elle veut sortir.--Que je me taise!
monsieur, non, non, je parlerai, libre comme l'air. Quand le ciel, les
hommes, les démons, quand tous devraient crier ensemble honte sur moi,
je parlerai.

JAGO.--Prenez garde... Allez-vous-en chez vous.

ÉMILIA.--Je ne veux pas.

(Jago essaye de frapper sa femme de son épée.)

GRATIANO.--Fi! tirer votre épée contre une femme!

ÉMILIA.--O toi, More stupide! ce mouchoir dont tu parles, je le trouvai
par hasard et le donnai à mon mari; car souvent, par des instances
plus sérieuses que ne méritait en effet cette bagatelle, il m'avait
sollicitée de m'en emparer.

JAGO.--Infâme coquine!

ÉMILIA.--Elle l'a donné à Cassio! non, hélas! c'est moi qui l'ai trouvé,
et je l'ai donné à mon mari.

JAGO.--Malheureuse, tu mens.

ÉMILIA.--Par le ciel! je ne mens point, je ne mens point, seigneurs.--O
meurtrier imbécile! qu'avait à faire un pareil fou d'une si bonne femme?

(Jago blesse Émilia et s'enfuit.)

OTHELLO.--N'y a-t-il de foudres dans le ciel que celles qui servent au
tonnerre? (_Il tombe à la renverse._) O scélérat inouï!

GRATIANO.--Sa femme tombe; sûrement il a tué sa femme.

ÉMILIA.--Oui, oui, oh! couchez-moi à côté de ma maîtresse.

GRATIANO.--Il s'est enfui, mais sa femme est frappée à mort!

MONTANO.--C'est un scélérat, bien évidemment. Prenez cette épée que je
viens d'arracher au More. Gardez la porte au dehors: ne le laissez
pas sortir, tuez-le plutôt; je cours après ce monstre, car c'est un
misérable damné.

(Sortent Montano et Gratiano.)

OTHELLO.--Je ne suis même plus brave! le premier petit gringalet
m'enlève mon épée. Mais pourquoi l'honneur survivrait-il à la vertu? Que
tout périsse à la fois.

ÉMILIA.--Que présageait ta chanson, ô ma maîtresse! écoute, peux-tu
m'entendre encore! je veux faire comme le cygne et mourir en chantant:
_Le saule, le saule, le saule!_--More, elle était chaste, elle t'aimait,
cruel More! Que mon âme entre en paradis, comme il est vrai que je dis
la vérité; en disant ce que je pense, je meurs, je meurs.

(Elle expire.)

OTHELLO.--J'ai dans cette chambre une autre épée; c'est une épée
d'Espagne, de la trempe de l'Èbre[24].--Ah! la voici.--Mon oncle, il faut
que je sorte.

[Note 24: Les armes trempées dans les eaux de l'Èbre avaient une
réputation particulière.]

GRATIANO, _en dehors_.--Si tu le tentes, il t'en coûtera cher: tu n'as
point d'armes, il faut que tu te soumettes de force.

OTHELLO.--Regarde-moi donc, et me parle; ou, désarmé comme je suis, je
vais fondre sur toi.

(Rentre Gratiano.)

GRATIANO.--Que veux-tu?

OTHELLO.--Vois! j'ai une épée. Jamais arme plus sûre ne reposa sur la
cuisse d'un soldat. J'ai vu le temps où avec ce faible bras et cette
bonne épée je me suis fait jour à travers des obstacles vingt fois plus
puissants que celui que tu m'opposes. Mais, ô vaine bravade! qui peut
surmonter sa destinée? Il n'en est plus de même. Ne crains point quoique
tu me voies armé: je suis au terme du voyage: me voilà au but, voilà
l'écueil où finit ma dernière course. Tu recules troublé? Va, c'est une
crainte perdue. Avance seulement un roseau contre le sein d'Othello
et il va fuir. Où irait Othello maintenant?... (_Il se tourne vers
Desdémona._) Voyons, quelle mine as-tu maintenant?--Malheureuse enfant,
née sous une étoile fatale! pâle comme ta chemise! Quand nous nous
rencontrerons au jour du jugement, ton regard précipitera mon âme des
cieux, et soudain les démons s'en saisiront.--Froide, froide, ma fille!
comme ta vertu.--O maudit! maudit scélérat!--Prenez vos fouets,
démons! frappez! éloignez-moi de la contemplation de cet objet céleste!
lancez-moi dans les tourbillons de l'orage, rôtissez-moi dans le
soufre, baignez-moi dans les abîmes où roulent des torrents de feu.--O
Desdémona! Desdémona! Morte! morte! oh! oh!

(Entrent Lodovico, Cassio qu'on apporte blessé, Montano, Jago
prisonnier, et des officiers.)

LODOVICO.--Où est ce forcené et malheureux homme?

OTHELLO.--Voici celui qui fut Othello. Me voici.

LODOVICO.--Où est cette vipère? Faites avancer ce scélérat.

OTHELLO.--Je regarde ses pieds.--Mais c'est une fable. Si tu es un
démon, je ne puis te tuer.

(Il blesse Jago.)

LODOVICO.--Arrachez-lui son épée.

JAGO.--Mon sang coule, seigneur, mais je ne suis pas mort.

OTHELLO.--Je n'en suis pas fâché non plus: je désire que tu vives; car,
à mon sens, c'est un bonheur de mourir.

LODOVICO.--O toi, Othello, jadis si bon et maintenant tombé dans les
piéges d'un esclave maudit, que te dira-t-on?

OTHELLO.--Tout, tout. Dites, si vous voulez, que je suis un honorable
assassin, car je n'ai rien fait par haine, mais tout par honneur.

LODOVICO.--Ce misérable vient d'avouer une partie de ses perfidies.
Est-il vrai que vous ayez conspiré avec lui la mort de Cassio?

OTHELLO.--Oui.

CASSIO.--Cher général, je ne vous en ai jamais donné sujet.

OTHELLO.--Je le crois, et je vous demande pardon.--Voulez-vous, je vous
prie, demander à ce demi-démon pourquoi il m'a ainsi enveloppé corps et
âme dans ses piéges?

JAGO.--Ne me demandez rien: vous savez ce que vous savez; à partir de ce
moment je ne dirai plus un mot.

LODOVICO.--Quoi! pas même pour prier?

GRATIANO.--Les tortures te desserreront les lèvres.

OTHELLO.--Bien, vous ferez bien.

LODOVICO.--Je présume, Othello, que vous comprendrez ce qui est arrivé;
je crois que vous ne le savez pas encore. Voici une lettre trouvée dans
la poche de Roderigo, et en voici une autre. L'une annonce que Roderigo
se chargeait de l'assassinat de Cassio.

OTHELLO.--Traître!

CASSIO.--Complot barbare! Action de païen!

LODOVICO.--La seconde est une lettre de reproches, trouvée aussi dans
la poche de Roderigo. Il paraît qu'il avait dessein de l'envoyer à
cet infernal scélérat, mais que Jago survint dans l'intervalle et le
satisfit.

OTHELLO.--O le pernicieux scélérat!--Cassio, comment étiez-vous venu en
possession de ce mouchoir qui appartenait à ma femme?

CASSIO.--Je le trouvai dans ma chambre; et il vient d'avouer lui-même
tout à l'heure qu'il l'y avait laissé exprès pour un projet qui a réussi
au gré de ses désirs.

OTHELLO.--O insensé! insensé! insensé!

CASSIO.--Il y a encore, dans la lettre de Roderigo, des reproches à Jago
de l'avoir excité à m'insulter pendant que j'étais de garde, ce qui
a causé ma disgrâce; et lui-même, qui avait longtemps paru mort, il a
parlé tout à l'heure: «Jago l'avait aposté, et Jago l'a poignardé.»

LODOVICO, _à Othello_.--Il vous faut quitter ce lieu et nous suivre;
voire pouvoir et votre emploi vous sont ôtés, et Cassio commande en
Chypre. Quant à cet esclave, si par quelque torture raffinée on peut le
tourmenter et le laisser vivre longtemps, elle sera son partage. Vous
(_à Othello_), vous resterez prisonnier jusqu'à ce que le genre de votre
crime soit connu du sénat de Venise. Allons, qu'on l'emmène.

OTHELLO.--Doucement: encore un mot ou deux avant que vous partiez. J'ai
rendu à l'État quelques services; on le sait, n'en parlons plus. Je
vous en prie, dans vos lettres, quand vous rendrez compte de ces faits
déplorables, parlez de moi comme je suis, sans rien atténuer, sans rien
aggraver par malignité. Alors vous parlerez d'un homme qui a trop
aimé, mais qui ne sut pas aimer sagement; d'un homme qui ne devint
pas aisément jaloux, mais qui, une fois excité, fut poussé jusqu'aux
derniers excès; d'un homme dont la main, comme celle du Juif pervers[25],
a détruit une perle plus précieuse que toute sa race, d'un homme dont
les yeux vaincus, quoique peu accoutumés à fondre en eau, répandent
des larmes aussi abondamment que les arbres d'Arabie répandent leurs
parfums.--Parlez de moi ainsi--et dites encore qu'un jour, dans Alep,
un Turc insolent, portant le turban, frappait un Vénitien et insultait
l'État, je saisis à la gorge ce chien circoncis, et le frappai ainsi.

(Il se perce de son épée.)

[Note 25: Allusion à Hérode et à Marianne.]

LODOVICO.--O sanglante catastrophe!

GRATIANO.--Tout ce que nous avons dit ne peut plus s'accomplir.

OTHELLO, _s'approchant du lit en chancelant_.--Je t'ai donné un baiser
avant de te tuer.--En me tuant, je ne puis m'empêcher d'aller mourir sur
tes lèvres.

(Il meurt en embrassant Desdémona.)

CASSIO.--Voilà ce que je craignais.--Mais je croyais qu'il n'avait point
d'arme, car il avait le coeur grand.

LODOVICO, _à Jago_.--Chien de Sparte, plus impitoyable que la douleur,
la faim ou la mer, contemple le tragique fardeau dont ce lit est
chargé. Voilà ton ouvrage. Ce spectacle empoisonne la vue.--Qu'on le
cache.--Gratiano, gardez la maison et prenez possession des biens du
More; ils vous reviennent en héritage. (_A Cassio._) C'est à vous,
seigneur gouverneur, qu'appartient le châtiment de cet infernal traître:
choisissez le temps, le lieu, les tortures: oh! redoublez les tortures.
Moi je m'embarque à l'instant, et je vais d'un coeur désolé raconter au
sénat cette désolante aventure.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.










End of the Project Gutenberg EBook of Othello, by William Shakespeare

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OTHELLO ***

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Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
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Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
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     Chief Executive and Director
     [email protected]

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