Nouveaux contes cruels et propos d'au delà

By Villiers de L'Isle-Adam

The Project Gutenberg EBook of Nouveaux contes cruels et propos d'au delà, by 
Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license


Title: Nouveaux contes cruels et propos d'au delà

Author: Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

Release Date: September 24, 2020 [EBook #63285]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES CRUELS ET ***




Produced by Clarity, Thummel and the Online Distributed
Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)










  VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

  Nouveaux
  Contes Cruels
  ET
  Propos d'au delà

  NOUVELLE ÉDITION, SUIVIE DE FRAGMENTS INÉDITS

  ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie
  21, RUE HAUTEFEUILLE, PARIS

  MCMXIX




_DU MÊME AUTEUR_

AUX ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie:


AXEL. (Collection «Les Maîtres du Livre».) (_Épuisé._)

LE NOUVEAU MONDE.

CHEZ LES PASSANTS. (Collection «Les Proses».)

ELEN. (Collection le «Théâtre d'Art».)


Droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous
pays.




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

_Vingt-six exemplaires sur vergé d'Arches, (dont six hors commerce),
numérotés._




NOUVEAUX CONTES CRUELS




LES AMIES DE PENSION

_A Monsieur Octave Maus._

        Rien ne sert de rien.--Et, d'abord, il n'y a rien. Cependant
        tout arrive:--mais cela est indifférent!

        THÉOPHILE GAUTIER.


Filles de gens riches, Félicienne et Georgette furent insérées, tout
enfants, en ce célèbre pensionnat tenu par mademoiselle Barbe
Desagrémeint.

Là,--bien que les dernières gouttes de lait du sevrage transparussent
encore sur leurs lèvres,--une conformité de vues, touchant les riens
sacrés de la toilette, les unit, bientôt, d'une amitié profonde. Leurs
âges similaires, leur charme de même genre, la parité d'instruction
sagement restreinte qu'elles reçurent ensemble cimentèrent ce
sentiment.--D'ailleurs, ô mystères féminins! tout de suite, à travers
les brumes de l'âge tendre, elles s'étaient reconnues d'instinct, comme
ne pouvant se porter ombrage.

De classe en classe, elles ne tardèrent pas à notifier, par mille
nuances de maintien, l'estime laïque d'elles-mêmes qu'elles tenaient des
leurs: le seul _sérieux_ avec lequel elles absorbaient leurs tartines,
au goûter, l'indiquait. En sorte que, presque oubliées de leurs proches,
elles atteignirent, à peu près simultanément, la dix-huitième année,
sans qu'aucun nuage eût jamais troublé l'azur de cette sympathie,--que,
d'une part, solidifiait l'exquis terre à terre de leurs natures, et que,
d'autre part, idéalisait, s'il se peut dire, leur «honnêteté»
d'adolescentes.

Soudainement, la Fortune ayant conservé son déplorable caractère
versatile et rien n'étant stable ici-bas, même dans les temps modernes,
l'Adversité survint. Leurs familles, radicalement ruinées, en moins de
cinq heures, par le Krach[1], durent les retraire, à la hâte, de la
maison Desagrémeint,--où, d'ailleurs, l'éducation de ces demoiselles
pouvait être considérée comme achevée.

  [1] Illustre faillite de quinze à seize cents millions, qui eut lieu,
    en France, vers 1884 ou 1885,--et dont le héros déclara, devant la
    Cour d'assises (ceci avec d'incontestables preuves à l'appui),
    n'avoir aucune idée touchant les plus élémentaires notions de banque
    ni d'arithmétique. Ce qui explique, outre mesure, l'empressement des
    gens dits de sens commun à lui avoir confié des capitaux.

On essaya, tout aussitôt, de les marier, comme suprême ressource, par
voie d'annonces, la seule risquable, sans trop de folie, en cette
disgrâce. On dut vanter, en typographie adamantine, leurs «qualités du
coeur», le piquant de leurs figures, le montant de leur gentillesse,
leurs tailles, même leurs goûts réfléchis, leurs préférences pour
l'intérieur: on alla jusqu'à imprimer qu'elles n'aimaient que les
vieillards.--Nul parti ne se présenta.

Que faire?... «Travailler?...» Cliché peu persuadeur--et de pratique
malaisée!... Une tendance portait, il est vrai, Georgette vers la
confection; quelque chose, aussi, eût poussé Félicienne vers
l'enseignement;--mais il eût fallu l'introuvable! savoir ces premiers
débours d'outillage, d'installation,--débours que (toujours vu cette
friponne d'Adversité!) leurs parents ne pouvaient plus avancer qu'en
rêve! De guerre lasse, toutes deux, ainsi qu'il arrive trop souvent dans
les grandes villes, s'attardèrent, un même soir, tout à coup,--jusqu'au
lendemain midi et demi.

Alors, commença la vie galante,--fêtes, plaisirs, soupers, amours, bals,
courses et premières! L'on ne voyait plus ses familles que pour leur
offrir de petits services,--par exemple, des billets de faveur; quelque
argent.

En ce tourbillon de poussière dorée, et quoique leurs occupations
nouvelles les obligeassent, par convenance, de vivre séparées,
Félicienne et Georgette devaient fatalement se rencontrer! Oui: c'était
inévitable. Eh bien, leur amitié, loin de s'atténuer de ce changement
d'existence, s'en renforça, tout au contraire. En effet, même au plus
fort des étourdissements du monde, on aime à se retremper, de temps en
temps, en quelque chose de pur et d'honnête: et ce quelque chose, elles
l'obtenaient, entre elles, par le simple échange d'un regard d'autrefois
tout chargé des innocents souvenirs de leur jeune âge à l'Institution
Desagrémeint;--noble et chaste illusion dont l'inaliénable trésor
consolidait leur sympathie.

L'impression qu'elles puisaient en ce respectif regard leur
procurait,--par son contraste, et à volonté,--un doucereux piment de
mélancolie où toutes deux resavouraient au moins un arrière-goût de
cette estime laïque d'elles-mêmes qui leur était foncière; bref, chacune
en ressentait «qu'on n'était pas les premières venues».

L'une et l'autre s'étaient, bien entendu, choisi, dès le principe, ce
qu'on appelle un «ami de coeur», cette chose sacrée, sise, en soi, plus
haut que toutes questions vénales. Lorsque, en effet, on a tant
d'acquéreurs, il est si doux de se reposer, de se ressaisir en quelqu'un
de gratuit! C'est d'une mode bien touchante.--A vrai dire, Georgette,
non plus que Félicienne,--que Félicienne surtout!--ne tenaient guère à
ces préférés, chacun d'eux n'étant, au fond, qu'une sorte d'interlope
moitié de proxénète:--mais, tout pesé, ces deux jeunes boulevardiers, en
leur élégance utile, conféraient à nos inséparables un brevet de
faiblesse attrayante qui en complétait la séductive morbidesse. Un «ami
de coeur», en effet, rassoit, dans l'Opinion, toute femme de moeurs un
peu libres. On s'entend dire: «Comment! tu es encore avec un tel?» et
l'on répond: «Que veux-tu! je l'AIME!» ce qui montre _qu'après tout_
l'on n'est pas de bois. Enfin, l'«ami de coeur» est, au moral, pour une
semi-sérieuse, ce qu'est, au physique, un «jolihomme» au bras duquel on
se promène; cela fait partie de la toilette.

                                   *

                                 *   *

Or, il advint qu'une fois,--par un de ces hasards de fins de soupers si
fréquents dans la vie brillante,--Georgette fut accompagnée, au petit
matin, chez elle, par le jeune Enguerrand de Testevuyde (l'«ami de
coeur» de Félicienne), et que celui-ci ne ressortit dudit séjour qu'à
l'heure du madère,--toutes circonstances qui furent, naturellement,
relatées, le soir même, à Félicienne, grâce à l'empressement de quelques
amies sûres.

La commotion qu'elle en ressentit se résolut, d'abord, en une
syncope.--De retour à elle-même, elle ne dit rien: mais sa tristesse fut
grande. Elle n'en revenait pas. Quoi! sa seule amie, son autre
elle-même, lui avait, sciemment, ravi--non pas un de ces
messieurs,--mais, qui? _celui qui était sacré!_... L'outrage de cette
inattendue perfidie lui semblait trop absurde, trop immérité, trop
méprisable pour valoir une colère. Et puis, elle ne pouvait s'expliquer
que Georgette, même emportée par l'essor d'un hystérique affolement, se
fût décidée à faire coup double tant sur leur amitié que sur le commun
trésor de si rafraîchissants souvenirs que toutes deux perdaient par
suite d'une brouille désormais irréparable. Félicienne en ressentit un
vide atroce, où se noya jusqu'à l'infidélité d'Enguerrand. Renonçant à
comprendre leurs amours, elle les consigna tous les deux à sa porte,
sans explication, n'aimant pas le bruit. Et la vie continua pour elle,
moins ce couple d'ombres.

Par exemple, la première fois qu'elles se revirent au Bois, oh! ce fut
d'une froideur!... Félicienne fut polaire.

Toutes deux étaient en victoria, seules, comme de juste, et incluses au
milieu de la file, en l'allée des Acacias.

Félicienne considéra, fixement, sans la saluer, son ex-amie qui, chose
bizarre! lui souriait avec l'expansion charmante de jadis. Déconcertée
de l'attitude de Félicienne, Georgette leva sur elle ses beaux yeux
bleus limpides, avec un air d'étonnement si sincère que Félicienne en
fut frappée!--Mais, devant le monde, comment se questionner? Il fallait
se tenir. Les deux victorias se croisèrent. Ce fut tout.

On dut se retrouver encore, de temps à autre, en différents soupers.
Certes, en ces occasions, Félicienne laissait, moins que jamais,
transparaître son ressentiment!... Cependant, Georgette, habituée aux
inflexions de voix de son amie, ne la reconnaissait plus et semblait ne
rien comprendre à cette réserve glaciale.--«Mais qu'as-tu donc,
Félicienne?--Moi? rien: je suis comme d'habitude.» Et, décemment,
Georgette ne pouvait pousser plus loin, transformer le souper en
explication.--A la longue, la vie va si vite, aujourd'hui, l'insoucieuse
inconscience est si grande, les distractions si multiples,--et l'on
était si toujours en compagnie,--que l'une et l'autre, durant près de
quatre mois, se contentèrent de résumer, chez soi, tous les jours, en
quelques soupirs étouffés, suivis d'un ou de divers pleurs furtifs, le
chagrin complexe que ce subit attiédissement causait à leurs coeurs
sensibles--et que, par un nonchaloir sans nom, elles ne se donnaient
même pas la peine d'éclaircir.--Au fait, où les aurait menées une
«explication»?

                                   *

                                 *   *

Elle eut lieu, pourtant!--Ce fut après une soirée de Cirque: elles se
trouvaient seules en un salon particulier de cabaret nocturne,
attendant, en silence, des messieurs qui allaient venir.

--Enfin, s'écria tout à coup Georgette larmoyante, veux-tu me dire, oui
ou non, ce qui t'a pris contre moi? Pourquoi me fais-tu cette
peine--dont je sais bien que tu dois souffrir, aussi?

--Oh! tu peux garder _ton_ Enguerrand, je veux dire M. de
Testevuyde!--répondit Félicienne d'un ton sec; vrai, je n'y tenais plus.
Seulement tu pouvais choisir mieux,--ou me prévenir qu'il te plaisait.
J'eusse avisé. On n'enlève pas un amant de coeur à une amie!... Je ne
sache pas avoir essayé de t'enlever Melchior.

--Moi! s'exclama Georgette avec ses yeux de gazelle surprise; moi, je
t'ai enlevé... et c'est là le motif...

--Ne nie pas! murmura dédaigneusement Félicienne,--je sais. Je suis
sûre, tiens... des quatre premières nuits que tu lui as accordées.

--Mais, tu pourrais même dire six! répondit en souriant Georgette; six
en tout, par exemple!

--Vraiment!... Et, pour un caprice de si belle durée, tu as annulé notre
amitié?... Mes compliments!

--Un caprice? moi? pour ton amant? gémissait Georgette les regards au
ciel. Et tu m'as crue capable d'une telle noirceur après plus de quinze
ans d'amitié?... Mais tu es folle! ou tu es devenue méchante!

--Alors, que signifie ta conduite? au bout du compte?... Te moques-tu de
moi, voyons?

--Ma conduite?... Mais, elle est toute simple, ma conduite!... Et tu le
fais exprès de ne pas comprendre, à la fin!

--C'est bien, mademoiselle! dit Félicienne en se levant, très digne. Je
n'aime pas les railleries et vous laisse le champ libre.

--Mais, cria naïvement Georgette, les yeux en larmes,--mais... IL M'A
PAYÉE, MOI!...

A cette parole, Félicienne tressaillit et se retourna: sur son joli
visage, un rayonnement de joie subite fit comme scintiller la veloutine.

--Hein? s'écria-t-elle; comment, Georgette. Et tu ne me l'as pas écrit
tout de suite?

--Dame! pouvais-je croire que tu n'avais pas deviné? que tu me
soupçonnais? Savais-je, même, pourquoi tu me battais froid? Demande-moi
vite pardon d'avoir pensé que je pouvais te trahir, vilaine... _bête_!
Et embrasse ta Georgette!

Elle était dans les bras de son amie, qui, maintenant, la contemplait
avec tendresse. Toutes deux échangèrent, enfin, de nouveau, ce regard de
jadis où l'estime laïque d'elles-mêmes s'évoquait au fort des mille
souvenirs de l'Institution Desagrémeint.

Fière, Félicienne retrouvait son amie toujours digne d'elle.

Un peu confuses du malentendu qui les avait un instant désunies, elles
se pressaient la main, l'une à l'autre, sans vaines paroles.

Séance tenante, en attendant ces messieurs, Félicienne, ayant demandé
une carte postale ouverte, écrivit de revenir à M. de Testevuyde,
s'accusant d'avoir été dupe de mauvaises langues. Celui-ci, qui s'était
d'abord formalisé, eut le bon goût de ne pas tenir, une minute, rigueur
à sa chère Félicienne!...--qui, le lendemain, vers deux heures, chez
elle, ne manqua point de le gronder, par exemple, de son inconduite:

--Ah! monsieur, lui dit-elle, boudeuse en le menaçant du doigt,--c'est
donc vrai que vous allez dépenser tout votre argent chez les filles?




LA TORTURE PAR L'ESPÉRANCE

_A Monsieur Edouard Nieter._

        --Oh! une voix, une voix, pour crier!...

        EDGAR POE (_Le Puits et la Pendule_).


Sous les caveaux de l'Official de Saragosse, au tomber d'un soir de
jadis, le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, sixième prieur des
dominicains de Ségovie, troisième Grand Inquisiteur d'Espagne--suivi
d'un _fra_ redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers
du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot
perdu. La serrure d'une porte massive grinça; on pénétra dans un
méphitique _in pace_, où le jour de souffrance d'en haut laissait
entrevoir entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de
sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu par
des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard, un
homme en haillons, d'un âge désormais indistinct.

Ce prisonnier n'était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais,
qui,--prévenu d'usure et d'impitoyable dédain des Pauvres,--avait,
depuis plus d'une année, été, quotidiennement, soumis à la torture.
Toutefois, son «aveuglement étant aussi dur que son cuir», il s'était
refusé à l'abjuration.

Fier d'une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses
antiques ancêtres,--car tous les juifs dignes de ce nom sont jaloux de
leur sang,--il descendait, talmudiquement, d'Othoniel, et, par
conséquent, d'Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d'Israël: circonstance
qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants
supplices.

Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme
s'excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, s'étant
approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes:

--«Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves d'ici-bas vont
prendre fin. Si, en présence de tant d'obstination, j'ai dû permettre,
en gémissant, d'employer bien des rigueurs, ma tâche de correction
fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant
de fois sans fruit, encourt d'être séché... mais c'est à Dieu seul de
statuer sur votre âme. Peut-être l'infinie Clémence luira-t-elle pour
vous au suprême instant! Nous devons l'espérer! Il est des exemples...
Ainsi soit!--Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain,
de l'_auto da fé_: c'est-à-dire que vous serez exposé au _quemadero_,
brasier prémonitoire de l'éternelle Flamme: il ne brûle, vous le savez,
qu'à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent
trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons
soin de préserver le front et le coeur des holocaustes. Vous serez
quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous
aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême
du feu qui est de l'Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et dormez.»

En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d'un signe, fait désenchaîner
le malheureux, l'embrassa tendrement. Puis, ce fut le tour du _fra_
redemptor, qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu'il lui
avait fait subir en vue de le rédimer; puis l'accolèrent les deux
familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut silencieux. La
cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans les
ténèbres.

                                   *

                                 *   *

Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de
souffrance, considéra, d'abord, sans attention précise, la porte
fermée.--«Fermée?...» Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait, en
ses confuses pensées, une songerie. C'est qu'il avait entrevu, un
instant, la lueur des lanternes en la fissure d'entre les murailles de
cette porte. Une morbide idée d'espoir, due à l'affaissement de son
cerveau, émut son être. Il se traîna vers l'insolite _chose_ apparue!
Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions, dans
l'entre-bâillement, il tira la porte vers lui. O stupeur! par un hasard
extraordinaire, le familier qui l'avait refermée avait tourné la grosse
clef un peu avant le heurt contre les montants de pierre. De sorte que,
le pêne rouillé n'étant pas entré dans l'écrou, la porte roula de
nouveau dans le réduit.

Le rabbin risqua un regard au dehors.

A la faveur d'une sorte d'obscurité livide, il distingua, tout d'abord,
un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de marches;--et,
dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de
porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il n'était
possible d'entrevoir, d'en bas, que les premiers arceaux.

S'allongeant donc, il rampa jusqu'au ras de ce seuil.--Oui, c'était bien
un corridor, mais d'une longueur démesurée! Un jour blême, une lueur de
rêve l'éclairait: des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient,
par intervalles, la couleur terne de l'air:--le fond lointain n'était
que de l'ombre. Pas une porte, latéralement, en cette étendue! D'un seul
côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles croisées, en des enfoncées
du mur, laissaient passer un crépuscule--qui devait être celui du soir,
à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin, le dallage.
Et quel effrayant silence!... Pourtant, là-bas, au profond de ces
brumes, une issue pouvait donner sur la liberté! La vacillante espérance
du juif était tenace, car c'était la dernière.

Sans hésiter donc, il s'aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des
soupiraux, s'efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte des
longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la
poitrine,--et se retenant de crier lorsqu'une plaie, récemment avivée,
le lancinait.

Soudain, le bruit d'une sandale qui s'approchait parvint jusqu'à lui
dans l'écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua;
l'anxiété l'étouffait; sa vue s'obscurcit. Allons! c'était fini, sans
doute? Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi
mort, attendit.

C'était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un
arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut. Le
saisissement, dont le rabbin venait de subir l'étreinte, ayant comme
suspendu les fonctions de la vie, il demeura près d'une heure sans
pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d'un surcroît de
tourments s'il était repris, l'idée lui vint de retourner en son cachot.
Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l'âme, ce divin _Peut-être_,
qui réconforte dans les pires détresses! Un miracle s'était produit! Il
ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper vers l'évasion
possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant d'angoisses, il
avançait!--Et ce sépulcral corridor semblait s'allonger mystérieusement!
Et lui, n'en finissant pas d'avancer, regardait toujours l'ombre,
là-bas, où _devait_ être une issue salvatrice.

--Oh! oh! voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus
lents et plus sombres. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux
à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur
l'air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient en
controverse sur un point important, car leurs mains s'agitaient.

A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux: son coeur battit à le
tuer; ses haillons furent pénétrés d'une froide sueur d'agonie; il resta
béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d'une veilleuse,
immobile, implorant le Dieu de David.

Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s'arrêtèrent sous la lueur
de la lampe,--ceci par un hasard sans doute provenu de leur discussion.
L'un d'eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder le rabbin!
Et, sous ce regard dont il ne comprit pas d'abord l'expression
distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre
encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une plainte et une
plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il
frissonnait, sous l'effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois
étrange et naturelle, les yeux de l'inquisiteur étaient évidemment ceux
d'un homme profondément préoccupé de ce qu'il va répondre, absorbé par
l'idée de ce qu'il écoute, ils étaient fixes--et semblaient regarder le
juif _sans le voir_!

En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs
continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse,
vers le carrefour d'où le captif était sorti; ON NE L'AVAIT PAS VU!...
Si bien que, dans l'horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le
cerveau traversé par cette idée: «Serais-je déjà mort, qu'on ne me voit
pas?» Une hideuse impression le tira de léthargie: en considérant le
mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux
féroces qui l'observaient!... Il rejeta la tête en arrière en une transe
éperdue et brusque, les cheveux dressés!... Mais non! non. Sa main
venait de se rendre compte, en tâtant les pierres: c'était le _reflet_
des yeux de l'inquisiteur qu'il avait encore dans les prunelles, et
qu'il avait réfracté sur deux taches de la muraille.

En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu'il s'imaginait
(maladivement sans doute) être la délivrance! vers ces ombres dont il
n'était plus distant que d'une trentaine de pas, à peu près. Il reprit
donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie
douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor
effrayant.

Tout à coup, le misérable éprouva du froid _sur_ ses mains qu'il
appuyait sur les dalles: cela provenait d'un violent souffle d'air,
glissant sous une porte à laquelle aboutissaient les deux murs.--Ah
Dieu! si cette porte s'ouvrait sur le dehors! Tout l'être du lamentable
évadé eut comme un vertige d'espérance! Il l'examinait, du haut en bas,
sans pouvoir bien la distinguer à cause de l'assombrissement autour de
lui.--Il tâtait: point de verrous, ni de serrure.--Un loquet!... Il se
redressa: le loquet céda sous son pouce: la silencieuse porte roula
devant lui.

                                   *

                                 *   *

«--ALLELUIA!...» murmura, dans un immense soupir d'actions de grâces, le
rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui
apparaissait.

La porte s'était ouverte sur des jardins, sous une nuit d'étoiles! sur
le printemps, la liberté, la vie! Cela donnait sur la campagne
prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes
bleues se profilaient sur l'horizon;--là, c'était le salut!--Oh!
s'enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont
les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait
sauvé! Il respirait le bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons
ressuscitaient! Il entendait, en son coeur dilaté, le _Veni foràs_ de
Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette
miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au
firmament. Ce fut une extase.

Alors, il crut voir l'ombre de ses bras se retourner sur lui-même:--il
crut sentir que ces bras d'ombre l'entouraient, l'enlaçaient,--et qu'il
était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en
effet, auprès de la sienne. Confiant, il baissa le regard vers cette
figure--et demeura pantelant, affolé, l'oeil morne, trémébond, gonflant
les joues et bavant d'épouvante.

--Horreur! il était dans les bras du Grand Inquisiteur lui-même, du
vénérable Pedro Arbuez d'Espila, qui le considérait, de grosses larmes
plein les yeux, et d'un air de bon pasteur retrouvant sa brebis
égarée!...

Le sombre prêtre pressait contre son coeur, avec un élan de charité si
fervente le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal
sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et pendant que
rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait
d'angoisse entre les bras de l'ascétique dom Arbuez et comprenait
confusément _que toutes les phases de la fatale soirée n'étaient qu'un
supplice prévu, celui de l'Espérance_! le Grand Inquisiteur, avec un
accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à
l'oreille, d'une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:

--Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du salut... vous vouliez
donc nous quitter!




SYLVABEL

_A Monsieur Victor Mauroy._

        Belle comme la nuit et, comme elle, peu sûre.

        ALFRED DE VIGNY.


Au château de Fonteval, une fête de noces venait de prendre fin, sur le
minuit. Dans le parc, entre de hautes allées aux feuillages encore
illuminés de guirlandes vénitiennes, les violons, sur l'estrade
champêtre, ayant cessé de sonner des contredanses,--les hobereaux des
environs venaient de rejoindre, à la grille d'honneur, leurs équipages,
et les villageois invités regagnaient, à travers les sentiers, leurs
métairies, avec des chansons d'usage,--d'autant mieux que l'on avait
trinqué, bien des fois, sous les chênes, devant le tonneau follement
enrubanné aux couleurs de la jeune épousée.

Le nouveau châtelain, M. Gabriel du Plessis les Houx, avait donc échangé
l'alliance, le matin même de ce beau jour envolé déjà,--dans la chapelle
de ce brillant manoir,--avec mademoiselle Sylvabel de Fonteval, une
Diane chasseresse, brune et blanche, une svelte jeune fille aux allures
d'amazone.

Vingt ans et vingt-trois ans!... Beaux, élégants et riches, l'avenir
s'annonçait, pour eux, couleur d'aurore et d'azur.

Sylvabel avait quitté le bal vers dix heures et demie et se
trouvait,--sans doute,--en ce moment, dans sa chambre nuptiale. Les gens
du château, toutes fenêtres éteintes, devaient être endormis.

En bas, cependant,--vis-à-vis des salles de jeu, dans la serre qui
précédait les jardins, deux hommes éclairés par un candélabre posé sur
un guéridon rustique, entre des arbustes, causaient à mi-voix, assis
l'un auprès de l'autre sur de vertes chaises cannelées. L'un était M. du
Plessis, lui-même,--l'autre le baron Gérard de Linville, son oncle,
ancien chargé d'affaires et diplomate assez estimé. Sur l'instante
prière de son neveu, M. de Linville, à la veille d'un départ pour la
Suède où l'appelait une mission discrète, avait accepté de passer la
nuit au château.

--Mon cher baron, s'écria tout à coup Gabriel, merci d'être resté. Vous
seul pouvez me donner un conseil utile, dans le moment, des plus graves,
que je traverse. Je vous ai fait part de l'ardeur, de l'amour poignant
et insensé que j'éprouve pour ma femme,--une passion qui, souvent, me
fait pâlir et balbutier lorsqu'elle me parle. Or, écoutez bien ceci: je
sens que Sylvabel ne ressent pour votre neveu que la plus frivole des
sympathies, bref, qu'elle ne m'aime pas. C'est une enfant élevée au
maniement des chevaux, des fusils, une fille brisante, indomptable,
ennuyée, très virile sous des dehors charmeurs, et qui, me sachant doux,
et devinant que je souffre pour sa chère personne, me dédaigne quelque
peu. Sylvabel m'a simplement _accepté_, tant pour ma fortune--(ah! c'est
ainsi!)--que pour s'adjoindre une manière d'esclave:--par suite, elle me
trahirait tôt ou tard,--peut-être, sinon sûrement. Elle me trouve trop
paisible! trop «_artiste_»! trop exalté vers les «nuages»,--sans
CARACTÈRE enfin!...

«Joignez à ceci que je la crois, cependant, d'une pénétration d'esprit
presque... _mystérieuse_! c'est une devineresse... Mais, que
voulez-vous! elle semble comme s'être butée à cette idée aussi absurde
que fâcheuse. Tenez! à ce point de m'avoir notifié, ce soir, qu'elle a
résolu, pour demain, dès la matinée, une partie de chasse, à cheval!...
sans doute pour indiquer, au personnel de cette habitation, combien peu
fatigante aura été notre nuit nuptiale,--que, par parenthèses, je dois
passer seul. Si cet état de choses dure huit jours, le pli sera pris, je
serai perdu,--quoi que je puisse tenter dans l'avenir: ce qui suppose un
dénouement tragique, à bref délai, ma nature, quand on l'oblige à
quitter les «nuages», étant celle des plus violents explosifs. Je viens
donc vous demander, à vous, homme subtil, qui non seulement avez vécu
mais avez su vivre, si vous voyez un moyen de dissiper, en ma femme,
l'impression désolante qu'elle a conçue de moi! Voyez-vous un expédient
pour être aimé? pour susciter en son jugement la certitude de mon
CARACTÈRE? Tout est là. J'exécuterai votre conseil, quel qu'il soit,
passivement, sans réfléchir et en soldat, comme on boit le remède que
nous offre un grand médecin: je m'en remets à vous comme on s'en remet à
ses témoins, dans une affaire: car c'est à la fois mon honneur et mon
bonheur qui sont en jeu.

Le baron Gérard ayant jeté un regard clair et sourieur sur son jeune
disciple, réfléchit un instant, puis se pencha tout près de l'oreille de
Gabriel, et, durant cinq minutes, chuchota des paroles au cours
desquelles son neveu tressaillit deux ou trois fois en un silence
d'étonnement.

--Je pars demain matin pour Stockholm, ajouta M. de Linville en se
levant, et d'une voix plus haute: Vous m'écrirez le résultat. Surtout,
soyez aussi simple... que mon conseil,--en le suivant.

--Merci! du fond de mon coeur! Bon voyage et au revoir!... répondit
Gabriel en se levant aussi et lui serrant la main.

Les deux attardés montèrent chacun dans sa chambre, où le chargé
d'affaires dut mieux dormir que son jeune ami.

                                   *

                                 *   *

--Tayaut! tayaut! le soleil brille!--Dormez-vous, Gabriel?

Telle, sous les fenêtres de son époux, s'écriait,--bien assise sur un
alezan brûlé qui piaffait dans l'herbe, tandis qu'autour
d'elle aboyaient, en de joyeuses gambades, chiens courants et
couchants,--madame Sylvabel du Plessis les Houx: et, ce disant, elle
fronçait le pli d'entre ses noirs sourcils sur ses yeux bleu clair, en
faisant siffler une fine cravache.

Le galop d'un cavalier débusquant d'une allée derrière elle, lui fit
retourner la tête: c'était Gabriel.

--Ma chère Sylvabel, vous me voyez en avance de dix minutes, selon
l'usage, dit-il en la saluant.

--Tiens?... Ah! oui: vous étiez, sans doute, en vos rêves, sous les
arbres?... Vous avez l'air tout radieux. Vous composiez?

--Oui... ce bouquet, pour vous, de trois boutons de rose et--de ces
brins de verveine.

--Vous êtes galant! répondit, d'un ton léger, Sylvabel, en glissant les
fleurs entre deux boutons de son corsage.

--C'est mon devoir; et puis, la verveine préserve des accidents, dit
froidement M. du Plessis.

Vaguement surprise, peut-être, de l'intonation presque sérieuse de son
mari, l'élégante amazone le regarda; puis impatiente:

--Partons! reprit-elle après un silence de deux secondes: nous
déjeunerons là-bas dans une clairière, sur la mousse.

Durant les premières heures de la chasse, Gabriel ne prononça pas vingt
paroles; mais toutes respiraient la bonne humeur et la préoccupation du
gibier. Il tua deux lièvres, un coq de bruyère et huit cailles, que mit
en gibecière et en filet l'unique piqueur qui galopait derrière eux.

Vers le midi, l'on prit terre en une magnifique éclaircie d'arbres.
Après une tranche de pâté, deux verres de champagne, quelques fraises
des bois et du café, Gabriel,--qui avait observé, tout le temps du
repas, les ébats des écureuils entre les branches et jeté le projet
d'une battue aux loups pour le prochain hiver,--alluma une cigarette et,
l'ayant fumée:

--En selle! dit-il, si vous êtes reposée, toutefois, Sylvabel?

--Allons! répondit-elle.

Et l'on se départit, derechef, à travers champs.

Soudain, au beau travers d'une route, à trente pas d'une haie, un lièvre
passa comme l'éclair. Les chiens se précipitèrent: Gabriel, ayant tiré,
le manqua.

--C'est cet imbécile de Murmuro! dit-il avec un doux sourire, mais en
rechargeant, très vite, son arme: il s'est jeté entre le lièvre et moi
comme j'ajustais.

Et, faisant feu de nouveau, il abattit, à cent pas de lui, d'une balle
sans doute, le superbe basset qu'il venait d'accuser.

A ce spectacle inattendu, Sylvabel tressaillit.

--Comment! vous tuez ce chien, le rendant coupable de votre maladresse?
s'écria-t-elle, un peu saisie.

--Et je le regrette, car je l'aimais beaucoup! répondit tranquillement
Gabriel. Mais je suis ainsi fait que je ne puis supporter sans un
mouvement parfois violent une contrariété; soldat, je serais fusillé, je
le sens, dans les vingt-quatre heures. C'est un défaut qui rendit mon
enfance batailleuse--et dont j'ai voulu jusqu'à ce jour, en vain, me
corriger. J'essayerai de nouveau, cependant, pour vous plaire.

Sylvabel, serrant sa cravache, se tut, un peu songeuse.

Et l'on repartit. Entre temps, Gabriel parla de toutes autres choses que
de l'incident... oublié. Ses paroles furent légères et rares.

Une heure après, environ, comme une compagnie de perdrix s'envolait, en
face d'eux, avec son bruit spécial, Gabriel épaula, tira: pas un des
oiseaux ne perdit une plume.

--Vraiment, voilà qui est insupportable! gronda-t-il très bas mais d'une
voix calme: c'est ma gredine de jument, figurez-vous, qui a fait un
écart au moment où je visais.

Ce disant, il prit un pistolet d'arçon dans l'une des fontes,
introduisit, froidement, le bout du canon dans l'oreille de la bête et
lui fit sauter la cervelle. D'un bond de côté, à terre, il évita, non
sans grâce, la chute de l'animal qui, tombé sur le flanc, demeura sans
mouvement après une brève agonie.

Pour le coup, Sylvabel ouvrit tout grands ses yeux bleus:

--Mais on n'a pas idée de cela! c'est de la démence!--Que vous prend-il,
enfin, Gabriel, de tuer une aussi belle bête,--et de race, à propos
d'une perdrix manquée!

--Je le déplore, madame: toutefois, je croyais vous avoir, il y a peu
d'instants, révélé, en confidence, une faiblesse natale dont je souffre.
Je ne puis que vous le redire: il est au-dessus de mes forces de
supporter, sans protestation, la plus légère contrariété,--Piqueur!
votre cheval! vous reviendrez à pied: nous rentrons.

Une fois en selle, puis seul à seul, au loin, vers le château:

--En vérité, mon ami, murmura Sylvabel, c'est à peine si je me rassure
moi-même, en songeant aux propriétés magiques de votre bouquet de
verveine!... Est-ce ainsi que vous tenez la promesse de dompter votre
irascible CARACTÈRE, en vue de me devenir agréable?

--Cette fois, en effet, la force de l'habitude a déjoué mes bonnes
résolutions, répondit le jeune homme; mais je saurai, ma chère Sylvabel,
mieux veiller, à l'avenir, sur moi-même; oui, pour vous complaire et
mériter vos bonnes grâces, je veux m'ingénier à devenir... sinon patient
et doux jusqu'à l'atonie... du moins un peu moins prompt à m'emporter.

Ceci fut débité avec une galanterie glaciale. Madame du Plessis les Houx
en demeura sans parole,--jusqu'à Fonteval où l'on arriva dès les
premières ombres du soir.

                                   *

                                 *   *

Le souper, par exemple, fut charmant.

La nuit, la châtelaine oublia (sans doute par inadvertance) de pousser
la targette de sa chambre. En sorte, que, vers cinq heures du matin,
comme, à force de joies, de fatigue et d'amour, tous les deux, enivrés
de leur conjugale tendresse, se murmuraient délicieusement ce qu'ils
avaient de plus ineffable au fond de l'âme, Sylvabel, tout à coup,
regarda son mari d'un air singulier--puis, tout bas, aux lueurs de la
veilleuse bleue que pâlissait l'aube du bel été:

--Gabriel, une journée t'a suffi pour me conquérir... bien à toi! non
point à cause de ce beau cassage de vitres, dont je souriais en
moi-même, à propos de deux innocents animaux... mais parce que l'homme
qui, entre tous, est doué d'assez de fermeté pour accomplir,--_durant un
jour et une pareille nuit, sans se trahir un seul instant et en présence
de celle dont il souffre_,--le bon conseil d'un ami sûr et de
clairvoyance éprouvée,--_s'atteste, par cela seul, être supérieur à ce
conseil même, et fait preuve par conséquent d'assez de «caractère» pour
être digne d'amour_. Tu peux ajouter ceci dans la lettre d'actions de
grâces que tu as, sans doute, promis d'écrire à notre oncle et ami, le
baron de Linville, en Suède.




L'ENJEU

_A Monsieur Edmond Deman._

        «Gare, _dessous_...»

        DICTON POPULAIRE.


En cette nuit de commencement d'automne, le vieil hôtel à jardins,
demeure de la brune Maryelle,--tout à l'extrême du faubourg
Saint-Honoré,--semblait endormi. Au premier étage, en effet, dans le
salon soie cerise, les rideaux, long-tombants, des fenêtres
vitragées--qui donnaient sur les allées sablées et le jet d'eau de la
pelouse--interceptaient les clartés de l'intérieur.

Au fond de cette pièce, une large tapisserie Henri II, drapée sur une
fleur de fer, laissait entrevoir, en une salle voisine, les blancheurs
damassées d'une table en lumières, chargée encore de porcelaines à café,
de fruits et de cristaux,--bien que l'on jouât, depuis minuit, dans le
salon.

Sous les deux touffes de feuilles d'argent, fleuries de lueurs, d'une
couple de girandoles appliquées dans les tentures, deux «messieurs» du
glacis le plus élégant, aux teints anglais, aux sourires distingués, aux
airs bien pensants, aux longs favoris fluides, proféraient le lys de
leurs gilets vis-à-vis d'un écarté, que tenait, contre l'un d'eux, une
sorte de jeune abbé brun, d'une pâleur naturelle très saisissante (on
eût dit celle d'un mort) et d'une présence au moins équivoque, en ce
séjour.

Non loin, Maryelle, en un déshabillé de mousseline dont s'avivaient ses
yeux noirs, et des violettes au joint de son corsage où bougeait de la
neige, versait, de temps à autre, du roederer glacé en de longs verres
légers, sur un guéridon,--sans cesser, pour cela, d'attiser, de ses
aspirantes lèvres, le feu d'une cigarette russe--que maintenait, annelée
au petit doigt gauche, une fine pince de vermeil.--Sourieuse, aussi,
parfois, des propos tièdes que--par sursauts et comme lanciné de
discrets transports,--venait lui susurrer à l'oreille (en se penchant
sur le perlé des épaules) l'invité oisif,--elle daignait répondre,
mono-syllabiquement.

Ensuite, c'était encore le silence, à peine troublé par le bruissement
des cartes, de l'or poussé, des jetons de nacre et des billets sur le
tapis.

L'air, le mobilier, les étoffes, sentaient un peu le fade: une fluence
de veloutines, l'âcre du tabac d'Orient, l'ébène des vastes miroirs, le
vague des bougies, une idée d'iris.

                                   *

                                 *   *

Le joueur en soutane de drap fin, l'abbé Tussert, n'était autre que l'un
de ces diacres sevrés de toute vocation, dont la pénible engeance tend,
par bonheur, à disparaître. Rien, en lui, de ces petits abbés
d'autrefois, que le bouffi de leurs joues rieuses a rendus, dans
l'Histoire, presque véniels. Celui-ci, grand, taillé à la serpe, la face
d'un ovale aux maxillaires saillants, était, vraiment, d'une espèce plus
sombre. C'était au point qu'à de certains instants l'ombre d'un crime
ignoré semblait foncer encore sa silhouette. Chez lui, le grain spécial
du teint blafard indiquait des sens d'un sadisme froid. D'astucieuses
lèvres pondéraient, en ce visage, l'énergie naïvement barbare des
traits. Ses prunelles noiraudes, vindicatives, luisaient sous la carrure
d'un front triste, aux sourcils rectilignes, et leur regard
crépusculaire était comme natalement préoccupé; souvent fixe.--Laminé
par les controverses du séminaire, le timbre d'acier de sa voix avait
acquis des inflexions mates qui en ouataient la dureté; toutefois on
sentait le poignard dans la gaine. Taciturne,--s'il parlait, c'était de
haut et l'un des pouces presque toujours enfoncé dans son élégante
ceinture à franges de soie.--Très demi-mondain, «lancé» comme s'il eût
cherché à se fuir,--plutôt reçu qu'accepté, il est vrai,--on
l'_admettait_, grâce à cette sorte de _peur_ confuse, indéfinissable,
que suggérait sa personne. D'aucuns (d'affreux malins, à rentes
escroquées) l'invitaient, aussi, pour poivrer, s'il était possible, du
clinquant de sa sacrilège présence,--du scandale, enfin, de son
costume,--la banalité lamentable d'un souper de viveurs,--ce qui
réussissait mal, car son aspect gênait, au fond, même en de tels milieux
(les déserteurs quelconques n'étant guère estimés des inquiets
sceptiques modernes).

Au fait, ce costume, pourquoi le gardait-il? Peut-être, s'étant mis à la
mode sous cette robe, craignait-il, aujourd'hui, de se travestir d'une
redingote qui eût compromis son «originalité»?... Mais non! C'est qu'il
était trop tard; il avait l'_empreinte_. Ses pareils, même en se
laïcisant l'extérieur, ne sont-ils pas reconnaissables toujours? On
dirait que, de tous les vêtements qu'ils portent ensuite, transparaît
l'invisible soutane de Nessus qu'ils ne peuvent plus s'arracher des
épaules, ne l'eussent-ils endossée qu'une fois: on en perçoit l'absence.
Et, lorsque, à l'instar d'un Renan par exemple, ils jasent du Maître,
leur juge, il semble, par intervalles, qu'au milieu d'on ne sait quelle
VRAIE nuit, apparue, alors, tout au fond de leurs yeux, on entend,--au
subit reflet d'une lanterne sourde et sous des feuillages
d'oliviers,--claquer, sur la joue divine, le visqueux baiser de
l'Euphémisme.

Maintenant, d'où provenait cet or qu'il extrayait, chaque jour, de
sa poche noire? Du jeu? Soit. On glissait là-dessus sans
approfondir, ne lui connaissant ni dettes, ni maîtresse, ni bonnes
fortunes.--D'ailleurs, _aujourd'hui_!... Qu'importait?... Chacun ses
petites affaires!... Les femmes le traitaient d'homme «charmant»; et
c'était fini.

                                   *

                                 *   *

Tout à coup, Tussert, sur un refus de cartes, ployant son jeu:

--Je perds seize mille francs, ce soir! dit-il.

--Vingt-cinq louis de revanche? offrit le vicomte Le Glaïeul.

--Je ne propose ni accepte le jeu sur parole et je n'ai plus d'or sur
moi, répondit Tussert. Toutefois, mon état m'a mis en possession d'un
_secret_,--d'un grand secret,--que je me décide à risquer, si cela vous
agrée, contre vos vingt-cinq louis,--en cinq points liés.

Après un assez légitime silence:

--Quel secret?... demanda M. Le Glaïeul, à demi stupéfait.

--Mais, celui de l'EGLISE! répliqua froidement Tussert.

Fut-ce l'intonation brève et, certes, peu mystificatrice de ce ténébreux
viveur, ou la fatigue nerveuse de la nuit, ou les captieuses fumées
dorées du roederer, ou l'ensemble de ces choses, les deux invités et la
rieuse Maryelle, elle-même, tressaillirent à ces mots: tous trois, en
regardant l'énigmatique personnage, venaient d'éprouver la sensation que
leur eût causée le dressement soudain d'une tête de serpent, entre les
flambeaux.

--L'Eglise a tant de secrets... que je pourrais, au moins, vous demander
lequel!... répondit, sans plus s'émouvoir, le vicomte Le Glaïeul: mais,
vous me voyez médiocrement curieux de ces sortes de révélations.
Concluons. J'ai trop gagné, ce soir, pour vous refuser; donc, tenu,
quand même! Vingt-cinq louis, en cinq points liés, contre «Le secret de
l'EGLISE»!

Par une courtoisie d'homme «du monde» il ne voulut évidemment point
ajouter: «... qui ne nous intéresse pas».

On reprit les cartes.

--L'abbé! savez-vous bien qu'en ce moment vous avez l'air du...
_Diable_?... s'écria, d'un ton naïf, la tout aimable Maryelle, devenue
presque pensive.

--L'enjeu, d'ailleurs, est d'une bizarrerie minime, pour des incrédules!
murmura, follement, l'invité oisif avec un de ces insignifiants sourires
parisiens dont la sérénité ne tient même pas devant une salière
renversée.--Le secret de l'Eglise! Ah! ah!... Ce doit être _drôle_.

Tussert le regarda:

--Vous en jugerez, si je perds encore, dit-il.

La partie commença, plus lente que les autres: une manche fut gagnée,
d'abord, par... _lui_; puis revanche perdue.

--La belle! dit-il.

Chose très singulière: l'attention,--pimentée, au début, d'un semblant
de superstition souriante, était, par degrés insensibles, devenue
intense: on eût dit qu'autour des joueurs l'air s'était saturé d'une
solennité subtile:--d'une inquiétude!...--On tenait à gagner.

A deux points contre trois, le vicomte Le Glaïeul, ayant retourné le roi
de coeur, eut, pour jeu, les quatre sept--et un huit neutre; Tussert,
ayant la quinte majeure de pique, hésita, joua d'autorité, par un
mouvement de risque-tout,--et perdit, comme de raison. Le coup fut joué
très vite.

Le diacre eut, pendant une seconde, une lueur de regard et le front
crispé.

A présent, Maryelle considérait, insoucieusement, ses ongles roses; le
vicomte, d'un air distrait, examinait la nacre des jetons, sans
questionner; l'invité oisif, se détournant, par contenance, entr'ouvrit
(avec un tact qui tenait, vraiment, de l'Inspiration!) les rideaux de la
croisée, auprès de lui.

                                   *

                                 *   *

Alors, à travers les arbres, apparut, pâlissant les bougies, l'aube
livide,--le petit jour, dont le reflet rendit brusquement mortuaires les
mains des jeunes hôtes du salon. Et le parfum de l'appartement sembla
s'affadir, plus impur, d'un regret de plaisirs marchandés, de chairs à
regret voluptueuses,--de lassitude!--Et de très vagues mais poignantes
nuances passèrent sur les visages, dénonçant, d'une imperceptible
estompe, les atteintes futures que l'âge réservait à chacun d'eux. Bien
que l'on ne crût à rien, ici, qu'à des plaisirs fantômes, on se sentit,
tout à coup, sonner si creux en cette existence, que le coup d'aile de
la vieille Tristesse-du-Monde effleura, malgré eux, à l'improviste, ces
faux amusés: en eux, c'était le vide, l'inespérance: on oubliait, on ne
se souciait plus d'entendre... l'insolite secret... si, toutefois...

Mais le diacre s'était levé, glacial, tenant, déjà, son tricorne.--Après
un coup d'oeil circulaire, officiel, sur ces trois vivants quelque peu
interdits:

--Madame, et vous, messieurs, dit-il, puisse l'enjeu que j'ai perdu vous
donner à songer!... Payons.

Et, regardant, avec une fixité froide, les brillants écouteurs, il
prononça, d'une voix plus basse, mais qui sonna comme un coup de glas,
cette damnable, cette fantastique parole:--Le secret de l'Église?...
C'est... C'EST QU'IL N'Y A PAS DE «PURGATOIRE».

Et, pendant que, ne sachant que penser, on le considérait, non sans un
certain émoi, le diacre, ayant salué, se dirigea, tranquille, vers le
seuil;--après avoir montré, dans l'embrasure, sa face morne et blême,
aux yeux baissés, il referma la porte sans aucun bruit.

Une fois seuls, on respira, délivré de ce spectre.

--Ce doit être inexact! balbutia, candidement, la sentimentale Maryelle,
encore impressionnée.

--Propos d'un décavé, pour ne pas dire d'un farceur qui ne sait de quoi
il parle!... s'exclama Le Glaïeul, d'un ton de palefrenier qui a fait
fortune.--Le Purgatoire, l'Enfer, le Paradis!... C'est du moyen âge,
tout cela! C'est de la _blague_!

--N'y pensons plus! flûta l'autre gilet.

Mais, en cette mauvaise clarté de l'aube, le menaçant mensonge du jeune
impie avait, _quand même_, porté!--Tous trois étaient fort pâles. On
but, avec de niais sourires forcés, un dernier verre de champagne...

Et, cette matinée-là,--de quelque pressante éloquence que se montrât
l'invité oisif,--Maryelle, pénitente peut-être, refusa d'accéder à son
«amour».




L'INCOMPRISE

_A Monsieur Jules Destrée._

        Ne frappez jamais une femme, même avec une fleur.

        _Sourates de l'AL-KORAN._


Aux primes roses du dernier printemps, Geoffroy de Guerl, emmenant de
Paris sa première préférée, Simone Liantis, avait loué, sur les bords de
la Loire, ce riant cottage, meublé en style Louis XVI et clos de
jardins--où de très hauts lilas, enserrant une centrale étendue de
verdure, s'entrecroisaient en longues charmilles jusqu'à la
claire-voie.--Aux lointains alentours, sur le flanc de menues collines,
d'assez profondes épaisseurs de frênes et de mélèzes,--que, maintenant,
rougissait déjà l'automne,--épandaient comme de la solitude vers
l'habitation.

A vingt ans--et n'étant doué que d'à peine sept mille francs de
rente,--s'exposer à de l'attachement pour une élégante, pour cette
élancée brune aux regards assurés, à peau de jasmin, aux traits fins et
durs,--folie, n'est-ce pas?... Soit. Mais si M. de Guerl était bien
fait, d'allures aimables, d'une bravoure célèbre et d'un esprit artiste,
une sentimentalité clairvoyante le défendait,--armure occulte, mais à
l'épreuve,--contre toutes amoureuses concessions capables d'entraîner
d'essentielles déchéances.

Simone, d'ailleurs, durant ce sizain de lunes de miel, s'était montrée
des moins dangereuses, ne jouant au mariage que par attitude, point
mondaine, gaie, peu dépensière, et, les soirs, ayant de ces «_tout ce
que tu voudras_!» qui brûlaient l'oreille.--Et puis, sa nature était si
insoucieuse, qu'elle s'était laissé saisir et vendre tout ce qu'elle
tenait de ses deux premiers oubliés. Il ne lui restait, pour biens, que
d'insignifiants bijoux, de peu nombreuses toilettes,--et une bague. Par
exemple, le merveilleux solitaire de celle-ci était d'une taille, d'une
blancheur et d'une eau si rares--que des joailliers en renom s'étaient
engagés à le payer, net, cinq cents louis, le jour qu'il plairait.

--Ah! comme l'on s'était «amusé» toute la saison!... Chevauchées,
parties de pêche et de canot, chasses exprès fatigantes, repas rustiques
sur l'herbe, excursions,--et, chez soi, musique, baisers, livres,
causeries et disputes! L'on avait des jeux,--de vieilles armes, aussi,
d'autrefois, qu'on essayait, pour rire, aux jardins.--En fait de
connaissances, on n'avait reçu personne; si bien que, grâce à l'illusion
juvénile, M. de Guerl et Simone pouvaient, à présent, se sembler
intimes.

                                   *

                                 *   *

Cependant... elle avait des instants, instants indéfinissables, dont la
fréquence augmentait aux approches du retour à Paris. Ainsi, lorsque, la
tenant enlacée, sous les lilas troués de lueurs d'étoiles, il lui disait
les choses les plus douces, lui parlant, avec tendresse, d'un enfant qui
les unirait plus encore, d'heures passionnées, d'une existence joyeuse
et toute simple, la bien-aimée paraissait comme distraite, le regardait
avec une sorte d'étrangère fixité, comme lui cachant un grief. Un
trépignement démentait les singulières larmes dont, parfois, ses cils
étincelaient; ce qui donnait à son émotion secrète un caractère de
contrariété,--presque d'impatience,--inintelligible.

Elle semblait sur le point de lui _crier_ quelque chose; puis,
désespérée et comme y renonçant, elle se taisait.

Brusque, elle lui avait souvent dit, en ces instants-là:

--Tu sais, Geoffroy, s'il me plaisait, je pourrais te quitter?--même
sans te prévenir, d'une heure à l'autre.--Avec mon diamant, je suis
libre: j'aurais le temps, là-bas, de choisir, entre les plus riches, un
amant de mon goût. Oui, si je voulais, dès ce soir,--tiens, tu serais
seul. Plus de Simone.--Eh bien?... quoi! cela ne t'irrite pas
davantage?... Merci!

Ses yeux brillaient; on eût dit qu'elle attendait une parole, un acte,
que M. de Guerl ne savait pas trouver. Les réponses étonnées du jeune
homme étaient reçues de Simone avec des détours de tête, une moue,--un
léger haussement d'épaules, même, depuis peu.--Aux: «--Que te prend-il,
chère Simone?...» elle répondait, grave, en regardant le vague:--«Tu
verras, toi, qu'avec toute ta bonne éducation, tu seras la cause _de ma
mort_.--Mais... qu'as-tu donc? s'écriait-il.--Ah! si seulement tu étais
un peu... autre!--Alors, tu ne m'aimes plus?...--Si... mais... pas tant
que je voudrais! et c'est ta faute.» Il souriait à ce mot, et Simone,
sourcils froncés, courait s'enfermer dans sa chambre--où son amant
l'entendait pleurer pendant quelquefois une heure.--Revenue vers lui,
elle paraissait avoir oublié sa petite scène!... De sorte que, sans
accorder à l'incident plus d'attention, M. de Guerl, se désattristant,
concluait avec un «Dieu! que les femmes sont bizarres!» dont la banalité
puissante le rassurait.

                                   *

                                 *   *

Par un couchant magnifique, vers les cinq heures, comme tous deux, aux
jardins, par forme de distraction paradoxale et faute d'autres, tiraient
de l'arbalète sur la pelouse,--d'une vieille et forte arbalète de
jadis,--la _trop_ singulière jeune femme, n'ayant plus de carreaux à
envoyer, s'écria, tout à coup,--après un de ces longs regards dans le
vague:

--Tiens! suis-je bête! Et ça?

En une saccade, ôtant de son doigt le diamant, elle le posa sur la
rainure de l'arbalète, en ce moment relevée vers les bouquets de bois et
les flaques stagnantes de la Loire.

--Hein!... Si je l'envoyais? Pourtant?... dit-elle.

Et elle riait.

--Simone! es-tu folle?... répondit-il.

Mais, comme cédant à quelque irrésistible mouvement d'hystérie perverse,
arrivée à la crise aiguë, elle pressa froidement la détente:--une
étincelle, une goutte de feu s'enfonça dans le crépuscule.

Pendant que M. de Guerl regardait son amie avec stupeur, celle-ci,
laissant tomber l'arbalète, arracha une branchette assez solide, puis,
jetant l'autre bras à l'entour du cou de son amant, lui murmura, les
yeux à demi fermés, d'une voix rauque, triviale, câline,--et d'un timbre
qu'il n'avait pas entendu:

--_Ah! je sais ce que je mérite, va! Mais, cette fois, au moins, je
pense--que tu vas y aller_... (Elle cinglait l'air, de sa badine) _et
là,--ferme!... ou tu n'es pas un homme! Crois-tu quelle m'aura coûté
cher, ma première danse, de toi?--Dame, aussi! quand on étouffe!... Ah!
ça fait du bien, ça détend, de dire les choses, à la fin des fins!--Te
voilà mon maître! Plus un sou! Tu peux me chasser!--Comme tu me plais, à
présent!... Mais, rudoie-moi donc! Surtout ne te gêne pas.--Comment! tu
dis que tu m'aimes, et, en six mois, tu ne m'as même pas flanqué une
gifle?...--C'est égal: cette fois-ci, je ne l'aurai pas volé, d'être
battue!_ (Elle se renversait à demi, sentant l'âcre, marquant, de ses
ongles, l'une des mains de son amant, dont elle respirait, à narines
dilatées, le veston de velours noir.)--_Il faut qu'une femme se sente un
peu tenue, vois-tu!... Et, si tu savais comme ça vaut mieux que des
phrases une bonne dégelée!--Tu vas me laisser là ta politesse, à
présent, j'imagine? hein!_... (Ses dents claquaient.) _Là! tu es pâle!
tu es en colère! Tu vas me faire des bleus!... Je savais bien que tu
étais un mâle!_

A cette éruption, des moins prévues, M. de Guerl, ayant, en effet, pâli,
la considérait comme s'il l'eût vue pour la première fois. Puis, se
dégageant, après un silence, et tranquille:

--Une cravache me sera mieux en main! dit-il.

Et, la laissant, haletante, sur un banc, il rentra; puis, de l'autre
porte, sortit de la maison, comme on s'échappe.--Trois heures après,
Simone, très inquiète, déchirait, entre ses dents, son mouchoir, dans sa
chambre, devant une bougie,--lorsque la bonne lui remit la lettre
suivante, apportée de Nantes, par exprès:

  «Chère abandonnée, je te dois six mois d'une illusion ravissante, je
  l'avoue; mais, en te dévoilant, ce soir, tu as à jamais glacé pour toi
  les sens que cette illusion seule m'inspirait.--Certes, je n'ignore
  pas qu'aujourd'hui, surtout, il paraît indispensable (aux yeux de
  maintes personnes de ton sexe) d'être une brute pour être un
  «mâle»,--et que les baisers semblent plus fades à celles-ci que les
  horions;--mais comme, d'une part, entre les violents plaisirs
  auxquels, par simple jeu, peut se prêter notre sensualité, il se
  trouve que le propre de ceux dont, paraît-il, tu raffoles, est de
  détruire cette JOIE, qui (seule et avant tout) doit consacrer la vie à
  deux entre une compagne et son compagnon, et comme, d'autre part, si
  tu ne peux te passer de _danses_ pour te figurer que tu m'aimes, je
  puis très bien, moi, me passer, pour être heureux, d'administrer des
  volées à celle qui m'est chère,--j'ai dû m'enfuir, même sans chapeau,
  pour nous épargner tout échange d'aussi oiseuses que burlesques
  explications.

  «Ainsi, fantasque enfant! lorsque je te contemplais, dans les belles
  soirées, sous nos longues charmilles, et que, transporté d'amour, je
  murmurais sur tes lèvres ce que mon coeur me suggérait, tu te disais,
  toi, tout bonnement, avec un profond soupir, en levant tes beaux yeux
  au ciel, dont ils semblaient mélancoliquement compter les
  étoiles:--Oui; mais, tout cela, ce n'est pas des bons coups de
  botte?... Pauvre ange! plains-moi, si, redoutant une gaucherie native,
  je ne m'estime pas assez parfait pour oser..., ne fût-ce qu'essayer de
  te satisfaire. A chacun ses sens et ses désirs! Je ne discute pas les
  tiens, ni leur aloi; je déplore, seulement, de ne me juger, pour toi,
  qu'un aggravant garde-malade. Donc, adieu. Ne t'inquiète pas plus de
  notre coeur que de la chaumière; celle-ci est déjà louée, pour le 15,
  à toute une famille de braves négociants, qui n'attendent que ton
  départ. Demain, dans la matinée, un factotum viendra te remettre, sous
  pli, un bon de six mille francs, payable à vue (à la tienne seule),
  chez mon notaire, à Paris. Moi, je suis déjà loin.»

  «Compliments, regrets et bonne chance!

  «GEOFFROY[2].»

  [2] L'auteur de cette _Nouvelle_ n'approuve guère le ton de cette
    lettre envers une malade. Elle serait, tout d'abord, d'un ingrat, si
    elle n'émanait d'un jeune ignorant mondain, beaucoup TROP distingué
    ici.

Simone, à cette lecture, allongeant les lèvres avec une irréprochable
moue de dédain, la laissa tomber d'entre deux doigts:

--Quel dommage qu'un si beau garçon ne soit, au fond, qu'un
rêveur!--murmura-t-elle:--et quel dommage que ceux-là _qui savent
comprendre une femme_... soient si...

Elle s'arrêta, rêveuse elle-même, Simone Liantis, la pauvre et délicate
fille,--hélas! tout récemment décédée, d'ailleurs (navrante Humanité!)
sous le numéro 435, vingt-sixième série (nymphomanes), aux
Incurables,--son mal étant _essentiel_,--c'est-à-dire de ceux dont _on
ne peut pas_ (sans Dieu) VOULOIR _guérir_.




SOEUR NATALIA

_A Madame la comtesse de Poli._

            «Oh! quand ma dernière heure
            Viendra fixer mon sort,
            Obtenez que je meure
            De la plus sainte mort.»

        (_Vieux cantique à NOTRE-DAME._)


Autrefois, en Andalousie, à l'angle d'une route montueuse, s'élevait un
monastère de franciscaines du tiers ordre;--ce cloître, bien qu'en vue
d'autres couvents qui se veillaient les uns les autres, était surtout
protégé par la vénération qu'imposait, alors, l'aspect de toute grande
croix sur un portail d'où tintait une cloche deux fois le jour. Une
longue chapelle, dont l'huis, jamais fermé, s'ouvrait sur trois marches
et le grand chemin, longeait, d'un côté, le grand mur de ce monastère.
Aux alentours, les riches plaines, les arbres à parfums, l'herbe des
fossés, l'isolement, la route poudreuse.

Par un énervant crépuscule d'automne, se trouvait, agenouillée en ses
habits de novice, au fond de cette chapelle, une jeune fille aux traits
d'une beauté suave et touchante. C'était devant une niche creusée en un
pilier:--du cintre pendait une solitaire lampe d'or, éclairant une
Madone aux yeux baissés, aux mains ouvertes, ruisselantes de grâces
radieuses,--une Mère céleste, en l'attitude de l'_Ecce ancilla_.

Sur la route, on entendait monter, à travers les vitraux opposés, les
accents frais et sonores d'un chanteur de sérénade que les accords d'une
mandoline cordouane accompagnaient. Les langoureuses paroles brûlantes
de passion, d'audace, de jeunesse, parvenaient, dans l'église, jusqu'à
soeur Natalia, la novice agenouillée, qui, le front sur ses bras croisés
aux pieds de la Madone, murmurait, d'une voix désolée:

--Madame, vous le voyez, je pleure, et vous supplie de ne point me
bannir de toute compassion, car c'est défaillante et dans l'angoisse--et
votre sainte image au fond de toutes les pensées--que je vais m'exiler
d'ici. O chaste reine, prendrez-vous en pitié celle qui déserte, pour un
amour mortel, le seuil du salut! Cette voix, vous l'entendez, elle
m'implore, en sa fervente fidélité! Si je ne viens pas, il va mourir!
Ses transports, si longtemps subis sans espérance et sans plainte,
comment les condamner? Et persister à ne pas consoler celui qui aime
tant! Vous qui savez si je vous aime, ô Madame! et que, tous les soirs,
ma joie était de venir vous prier ici, pardonnez-moi! Voici mon voile,
voici la clef de ma cellule, je les remets à vos pieds. Mais, je ne peux
plus... j'étouffe... Cette voix, elle m'attire... Adieu... adieu!

Debout, chancelante, n'osant lever les yeux, soeur Natalia posa la clef
sainte et le voile aux pieds de la bleue Madone au doux visage de
lumière, aux yeux baissés aussi,--mais vers quels Cieux et quelles
étoiles! Puis, s'appuyant aux piliers, elle gagna le portail, et, après
un instant, l'entr'ouvrit: elle descendit les degrés et se trouva sur la
route,--qui s'étendait lointaine, aux clartés d'une large lune
illuminant la campagne.

--Juan! cria-t-elle.

A cet appel, un cavalier, un juvénile seigneur, au profil dominateur,
aux regards tout brûlants de joie, apparut, et sautant de cheval,
enveloppa de son manteau celle qui était, enfin, venue vers lui.

--O Natalia! dit-il.

La tenant ployée entre ses bras, sur son cheval, ils partirent vite vers
le manoir dont les tours, là-bas, s'accusaient sous les lunaires ombres.

                                   *

                                 *   *

Ce furent six mois de fêtes, d'amour, de voyages charmants, à travers
l'Italie, à Florence, à Rome, à Venise: lui joyeux, elle souvent
pensive, les caresses de son ardent ravisseur, bien qu'éperdues et
enivrantes, n'étant pas celles que l'innocence de son coeur avait
espérées.

Soudainement, de retour à Cadix, par un matin de soleil, sans qu'une
parole même l'eût avertie, elle se réveilla seule, sans anneau nuptial,
sans même la joie d'un enfant;--son amant, fatigué d'elle, était
disparu.

Avec un profond soupir, la jeune fille laissa tomber le billet sombre
qui lui annonçait la solitude:--elle ne se plaignit pas, résolue à ne
pas survivre.

En peu d'heures, lorsqu'elle eut répandu aux Pauvres l'or qui lui
restait, au moment même de se délivrer de la vie, une pensée,--une
candide pensée,--l'oppressa: revoir, encore une fois, une seule fois,
pour un suprême adieu, la Madone de jadis.

Donc, vêtue en pénitente et mendiant un peu de pain sur la route, elle
s'achemina vers le monastère,--vers la chapelle, plutôt! car elle ne
pouvait plus rentrer parmi les vierges fidèles. En quelques jours de
marche, et, comme se fonçaient les bleuissements d'un beau soir d'été
tout brillant d'astres, elle arriva tremblante, exténuée, devant le
saint portail.

Elle se souvenait qu'à cette heure-là ses anciennes compagnes étaient
retirées, en oraison, dans leurs cellules, et que, sous les hauts
piliers, l'église devait être aussi déserte que le soir de l'enlèvement.
Elle poussa donc la porte et regarda:--personne!... Là-bas, seulement,
sous la lampe toujours claire, la Madone.

Elle entra, puis, à deux genoux, avança sur les dalles blanches, vers sa
céleste amie, et inclinée, entre des sanglots, elle balbutia, parvenue
aux pieds de Celle qui pardonne:

--Oh! Madame! je suis indigne de clémence! Je ne savais pas,--alors que
la tentatrice voix me suppliait!--je ne savais pas quel abandon, quel
opprobre, hélas! réserve l'amour mortel. O honte! dont je vais mourir,
bannie de tout asile chez les miens,--ici, surtout!... Laquelle de vos
filles, ô Mère, ne m'accueillerait d'un signe d'effroi, me montrant le
dehors en cette chapelle?...--Oh! j'ai perdu l'espérance, en voulant
consoler!...

                                   *

                                 *   *

Alors, comme les silencieuses larmes de Natalia tombaient sur les pieds
de l'Elue Divine, et que la jeune fille relevait un regard suprême,
chargé d'adieux, vers la Madone, elle tressaillit d'une soudaine extase,
car elle vit les yeux sacrés qui la regardaient; et les lèvres de la
statue s'entr'ouvrirent; et Celle du Ciel lui dit, doucement:

«--Ma fille, ne te souviens-tu pas? Tu m'as confié ton voile, et la clef
de ta cellule, avant de nous quitter. Je t'ai donc remplacée,
accomplissant sous ce voile toutes les tâches de tes voeux: nulle
d'entre tes compagnes ne s'est aperçue de ton absence: reprends donc ce
que tu m'as confié; rentre dans ta cellule, et... ne t'en va plus.»




L'AMOUR DU NATUREL

_A Monsieur Emile Michelet_.

        L'Homme peut tout inventer, excepté l'art d'être heureux.

        NAPOLÉON BONAPARTE.


En ses excursions matinales dans la forêt de Fontainebleau, M. C** (le
chef actuel de l'Etat), par un de ces derniers levers de soleil, en
vaguant sur l'herbe et la rosée, s'était engagé en une sorte de val, du
côté des gorges d'Apremont.

Toujours d'une élégance rectiligne, très simple, en chapeau rond, en
petit frac boutonné, l'air positif, n'ayant, en son incognito, rien qui
rappelât les allures du précédent Numa,--bref, n'excédant pas, en sa
modestie distinguée, l'aspect d'un touriste officiel, il se laissait
aller, par hygiène, aux charmes de la Nature.

Soudain, il s'aperçut que «la rêverie avait conduit ses pas» devant une
assez spacieuse cabane, coquette, avec ses deux fenêtres aux contrevents
verts. S'étant approché, M. C** dut reconnaître que les planches de
cette demeure anormale étaient pourvues de numéros d'ordre--et que
c'était un genre de baraque foraine, louée, sans doute, à qui de droit.
Sur la porte étaient inscrits, en blanches capitales, ces deux noms:
DAPHNIS ET CHLOÉ.

Cette inscription le surprit. Par une curiosité souriante, mais
discrète,--bref, sans songer le moins du monde à laïciser cet ermitage,
il heurta, poliment, à la porte.

--Entrez! crièrent, de l'intérieur, deux fraîches voix d'enfants.

Il toucha le loquet: la porte s'ouvrit, pendant qu'un intermittent rayon
de soleil, à travers les feuillages, l'illuminait ainsi que l'intérieur
de l'idyllique habitation.

M. C**, sur le seuil, se voyait en présence d'un tout jeune homme aux
blonds cheveux bouclés, aux traits de médaille grecque, au teint mat,
aux sceptiques yeux bleus--dont le fin regard offrait cet on ne sait
quoi de railleur qui spécialise le fond des prunelles normandes,--et
d'une toute jeune fille, au visage ingénu, d'un ovale pur, couronné de
beaux cheveux bruns tressés. Ils étaient vêtus, l'un et l'autre, d'un
complet de deuil, en étoffe de campagne,--d'une coupe que le bienpris de
leurs personnes rendait passable. Tous deux étaient charmants--et leur
air artiste n'éveillait pas, chose étrange, l'aversion.

Revenant de maints voyages, le chef de l'Etat se trouvait donc, un peu
malgré lui, tout heureux d'apercevoir d'autres «visages» que ceux des
préfets, des sous-préfets et des maires: cela lui reposait la vue.

Daphnis était debout contre une table rustique: l'aimable Chloé,
regardant, sous ses cils abaissés, l'hôte inattendu, se trouvait assise
sur une couchette de fer, nouveau système, au matelas de varech, aux
draps blancs et rudes, au double oreiller. Trois chaises en sparterie,
quelques objets de ménage, des plats et des tasses de faïence en
imitation de vieux Limoges, et, sur la table, de brillants couverts en
tout récent melchior,--complétaient l'ameublement du réduit nomade.

Étranger, dit Daphnis, soyez le bienvenu, vous qui entrez en cet
inespéré rayon de soleil!... Vous déjeunez avec nous sans façons,
n'est-ce pas? Nous avons des oeufs, du lait, du fromage, du café,
même;--Chloé, vite un couvert de plus!

Les puissants de la terre aiment les choses simples et imprévues, et se
prêtent volontiers aux charmes de l'incognito, chez les humbles. Devant
pareil accueil, M. C** ne pouvait guère se refuser d'être aimable et,
par forme de distraction, de se laisser aller à détendre, un peu (pour
cette fois et par exception), le rigorisme de son caractère.

«Voici, pensa-t-il, deux jeunes excentriques, échappés de quelques coins
de Paris--et qui ont adopté cette ingénieuse manière de passer les
vacances!... Peut-être sont-ils plus amusants que mon entourage:
voyons.»

--Mes jeunes amis, répondit-il en souriant (de l'air d'un roi de jadis
entrant chez des bergers) j'aime le naturel!... et j'accepte votre offre
champêtre.

On prit place autour de la table, où, Chloé s'étant empressée, le repas
commença sur-le-champ.

--Ah! le Naturel!... soupira Daphnis, avec un profond soupir: c'est à
son intention que nous sommes ici! Nous le cherchons, d'un coeur sans
détours: mais--en vain!

M. C** les regarda:

--Comment, comment, mes jeunes amis? Mais, il vous environne! il vous
enveloppe, ici, le naturel, de toutes ses joies pures, de tous ses
produits agrestes!... Tenez,--l'excellent lait! les fraîches tartines!

--Ah! dit Chloé, cela, c'est vrai, bel étranger; le lait, on peut le
boire: car il est fait, je crois, avec d'excellente cervelle de mouton.

--Quant aux tartines, murmura Daphnis, pour ce qui est du pain, vous
savez, avec les levures nouvelles, on n'est jamais sûr... mais quant au
beurre, j'avoue qu'il m'a paru d'une margarine intéressante. Si vous
préfériez, toutefois, le fromage, en voici un de confiance, où le suif
et la craie n'entrent que pour un tiers à peine;--il est d'invention
nouvelle.

A ces paroles, M. C** considéra, plus attentivement, ses deux jeunes
amphitryons:

--Et... vous vous appelez Daphnis et Chloé... dit-il.

--Oh! ce sont nos petits noms, seulement... répondit Daphnis. Nos
familles, jadis à l'aise, habitaient à Paris, aux Champs-Élysées,
lorsqu'une subite conversion les réduisit au travail. Donc, récent
avocat, j'allais bailler mon stage, comme tout le monde; Chloé,
studieuse et déjà doctoresse, étudiait pour devenir sage-femme,
lorsqu'un petit héritage nous a permis de nous unir tout de suite, sans
attendre la clientèle,--et d'essayer de reprendre, selon nos goûts
natals, en cette vieille forêt, notre existence du temps de Longus...
mais, c'est difficile, aujourd'hui.--Quoi? vous ne mangez plus, cher
étranger?... Voulez-vous deux oeufs au miroir? Ceux-ci sont à la mode.
Ils proviennent de l'exportation, vous savez? de ces trois millions
d'oeufs artificiels que l'Amérique nous expédie par jour: on les trempe
dans une eau acidulée qui fait la coque: c'est instantané. Croyez-moi,
goûtez-y. Nous prendrons le café après. Il est excellent! c'est de cette
_fausse_-chicorée premier choix dont la vente annuelle, rien qu'à Paris,
s'élève, d'après les totaux officiels, à dix-huit millions de francs. Ne
nous refusez pas. C'est de bon coeur, et sans cérémonie.

M. C** dont la curiosité, malgré lui, s'éveillait à ces accents
juvéniles, détourna diplomatiquement la conversation pour éviter avec le
plus de politesse possible de répondre à l'offre cordiale de ses hôtes.

--Un petit héritage, dites-vous?... reprit-il avec un air d'intérêt
sympathique:--en effet, vous êtes vêtus de deuil, chers enfants!

--Oui: nous portons celui de notre pauvre oncle Polémon! gémit Chloé, en
essuyant une invisible larme.

--Polémon? dit M. C** cherchant dans ses souvenirs;--ah oui! celui qui,
pareil à Silène, était bon buveur de clairet, dans le temps des
légendes?

--Lui-même! soupira Daphnis: aussi ne s'éveillait-il, chaque aurore,
qu'avec la... bouche de bois, le digne suppôt de Bacchus! Il aimait le
vin naturel: or, s'étant fait adresser, en sa chaumine, une feuillette
de ce fameux «Vin de propriétaire», vous savez...

--Oui, bel étranger, appuya Chloé, d'une musicale petite voix de
professeur: une feuillette de cette mixture si bien tartrée, plâtrée et
dûment arseniquée que quatre ou cinq cents modernes en sont décédés!...
de ce vin généreux que l'on boit en France, chez les artisans, en
chantant, d'un coeur léger, la chanson célèbre:

    Je songe en remerciant Dieu,
    Qu'ils n'en ont pas en Angleterre!

--En sorte que, reprit Daphnis, l'Être suprême l'ayant appelé à lui le
soir même de la mise en bouteilles, notre oncle Polémon s'est rendu à
cet appel au milieu d'atroces coliques, l'infortuné vieillard!--et ceci
en nous léguant quelques drachmes. Mais, pardon:--vous fumez peut-être?
cher étranger?... Voulez-vous un de ces cigares?... Ils sont, vraiment,
passables, et de belle mine. Toujours importation d'Amérique!... c'est
en feuilles de papier trempé dans une décoction de nicotine épurée,
provenue des meilleurs bouts de cigares de la Havane; on en vend de deux
à trois millions par mois, vous savez, rien qu'en France:--ceux-ci sont
de première marque, au dire même de la régie...

Pour le coup, M. C** croyant démêler, en ces derniers mots, une vague
intention d'ironie à l'adresse du Progrès, crut devoir prendre un peu de
son air officiel.

--Merci, dit-il. Mais,--s'il est vrai que quelques abus se soient,
hélas, glissés dans l'Industrie moderne,--en s'adressant bien, l'on
trouve du vrai, toujours! D'ailleurs, à votre âge, qu'importent les
vains plaisirs de la table? Ici, surtout, au milieu de cette nature
vivante, de ces magnifiques et vivaces arbres, par exemple, dont les
ramures séculaires... l'odeur salubre...

--Plaît-il, cher étranger? répondit Daphnis en ouvrant de grands
yeux:--quoi... vous ignorez donc? Mais, ces superbes chênes, ces hauts
mélèzes, qui ont abrité tant de royales amours, ayant subi, durant
certaine nuit d'un récent hiver, cinq ou six degrés de froid de plus que
n'en pouvaient supporter leurs racines,--(ceci au rapport même des
inspecteurs des Eaux et Forêts de l'Etat)--sont morts, en réalité. Vous
pouvez voir l'entaille officielle qui les marque pour être abattus
l'année prochaine. Ils finiront dans des cheminées de ministères. Ces
feuillées sont les dernières et ne proviennent plus que de la vitesse
acquise: ce n'est qu'une brillante agonie. Il suffit à un connaisseur de
jeter un coup d'oeil sur leur écorce pour savoir que la sève ne monte
plus. En sorte que, sous l'apparence vivante de leurs ombrages, nous
nous trouvons, en réalité, entourés d'innombrables spectres végétaux, de
fantômes d'arbres!... Les anciens arbres nous quittent! Place aux
jeunes.

Un nuage passa sur le front, cependant mathématique, de M. C**:--à
travers les hauts branchages, au dehors, une petite ondée froide
cliquetait.

--En effet, je crois, à présent, me souvenir... murmura-t-il;--mais
n'exagérons rien!... et n'examinons rien de trop près, si nous voulons
distinguer quelque chose... Il vous reste cette exubérante nature
estivale...

--Comment! se récria de nouveau Daphnis,--comment, cher étranger, vous
trouvez «naturel» un été où nous passons nos après-midi, ma pauvre Chloé
et moi, à grelotter l'un auprès de l'autre?

--L'été n'est pas des plus chauds, en effet, cette année, reprit M. C**;
eh bien, levez vos regards plus haut, jeunes gens! il vous reste la vue
de ce vaste ciel intact et pur...

--Un ciel intact et pur... où se croisent, toute la journée, des essaims
de ballons pleins de messieurs éclairés... ce n'est plus un ciel...
naturel, cher étranger!

--Mais... la nuit, à la clarté des astres, au chant du rossignol, vous
pouvez oublier...

--C'est que, murmura Daphnis, d'interminables rais électriques, partis
du polygone, traversent l'ombre de leurs immenses balais de brouillard
clair: cela modifie, à chaque instant, la clarté des étoiles et frelate
la belle lueur lunaire sur les bois!... La nuit n'est plus... naturelle.

--Quant aux rossignols, soupira Chloé, les sifflets continuels des
trains de Melun les ont épouvantés; ils ne chantent plus, bel étranger!

--Oh! jeunes gens! s'écria M. C**, vous êtes, aussi, bien...
pointilleux!--Si vous aimez tant le _Naturel_, que ne vous êtes-vous
fixés au bord de la mer?... comme jadis?... Le bruit des hautes
vagues... les jours d'orage...

--La mer, cher étranger? dit Daphnis: c'est que nous n'ignorons pas
qu'un gros câble en aniaise, d'un bout à l'autre, l'immensité bien
surfaite.--Il suffit, vous le savez, d'y verser un ou deux barils
d'huile pour en apaiser les plus hautes vagues à près d'une lieue de
ronde. Quant aux éclairs de ses «orages», du moment où, du centre d'un
cerf-volant, on peut les faire descendre dans une bouteille,--la mer,
aujourd'hui, ne nous paraît plus si... naturelle.

--En tout cas, dit M. C**, les montagnes restent, pour les âmes élevées,
un séjour où le calme...

--Les montagnes? répondit Daphnis, lesquelles? Les Alpes, par exemple?
Le mont Cenis?... Avec son chemin de fer qui le traverse, de part en
part, comme un rat,--et qui, de sa vapeur, enfume, comme un fétide
encensoir ambulant, les plateaux jadis verdoyants et habitables?... Les
trains express parcourent, du haut en bas, les montagnes, avec des roues
à crans d'arrêt. Ce n'est plus... naturel, ces montagnes-là!

Il y eut un moment de silence.

--Alors, reprit bientôt M. C**, résolu à voir jusqu'où tiendraient les
paradoxes de ces deux élégiaques amants de la Nature, alors, jeune
homme, que comptez-vous faire?

--Mais... y renoncer! s'écria Daphnis: suivre le mouvement! Et, pour
vivre, faire,--par exemple... de... la politique, si vous voulez. Cela
rapporte beaucoup.

A ce propos, M. C** tressaillit et, réprimant un éclat de rire, les
regarda tous deux.

--Ah! dit-il; vraiment?... Et, si je ne suis pas indiscret, que
voudriez-vous être, en politique, monsieur Daphnis?

--Oh! dit tranquillement Chloé, toujours d'une exquise voix doctorale et
terre à terre, puisque Daphnis représente, en soi, le parti des ruraux
mécontents, bel étranger, je lui ai conseillé de se porter, à tout
hasard, en candidat exotique, dans la circonscription la plus «arriérée»
de ce pays. Cela se trouve. Or, que faut-il, de nos jours, aux yeux de
la majorité des électeurs, pour mériter la médaille législative? Savoir
se garder, tout d'abord, d'écrire--ou d'avoir écrit--le moindre beau
livre; savoir se priver d'être doué, en aucun art, d'un immense talent;
affecter de mépriser comme frivole tout ce qui touche aux productions de
pure Intelligence: c'est-à-dire n'en parler jamais qu'avec un sourire
protecteur, distrait et placide; savoir, habilement, donner de soi
l'impression d'une saine médiocrité; pouvoir tuer le temps, chaque jour,
entre trois cents collègues, soit à voter de commande,--soit à se
prouver, les uns aux autres, que l'on n'est, au fond, que de moroses
hâbleurs, dénués, sauf rares exceptions, de tout désintéressement;--et,
le soir, en mâchonnant un cure-dents, regarder la foule, d'un oeil
atone, en murmurant: «Bah! Tout s'arrange! tout s'arrange!» Voilà,
n'est-il pas vrai, les préalables conditions requises pour être jugé
possible.--Une fois élu, l'on éprouve neuf mille francs d'appointements
(et le reste), car on ne se paye pas de mots, à la Chambre!--l'on
s'appelle l'«Etat»... et l'on décerne, entre temps, un ou deux brillants
bureaux de tabac à sa chère petite Chloé!... Tout cela n'est pas inepte,
je trouve: c'est un _métier_ facile. Pourquoi n'essaierais-tu pas,
Daphnis?

--Eh! dit Daphnis, je ne dis pas non. C'est une question de frais
d'affiches et de démarches dont l'on pourrait, à la rigueur, surmonter
l'écoeurement.--Après tout, s'il ne s'agissait que d'avoir une «opinion»
pour enlever la chose,--tenez, cher étranger, mettons-les toutes en
votre chapeau rond--et tirez au hasard!--Vous devez avoir la main
heureuse, je sens cela; vous amenez la meilleure d'entre elles, je
parie,--celle qui sera, comme on dit, l'épingle du jeu.--D'ailleurs,
m'est avis que si, plus tard, une autre me devenait plus plaisante, me
souriait davantage,--peuh! au taux où elles sont, en cette époque, pour
ce qu'elles pèsent et produisent, je ne me donnerais même pas la peine
d'en changer.--Les «opinions», en ce siècle, ne sont plus... naturelles,
voyez-vous.

M. C**, en homme affable, en esprit éclairé, condescendit à sourire de
ces innocents paradoxes qu'excusait, à ses yeux, l'âge de ces précoces
originaux.

--Au fait, monsieur Daphnis, dit-il, vous pourriez représenter le parti
du Cynisme-loyal, et, à ce titre, réunir bien des suffrages.

--Sans compter, reprit Chloé, que--si je dois en croire, bel étranger,
le bout du journal qui enveloppait le fromage, ce matin,--plusieurs
localités chercheraient à faire équilibre (en inventant _quelqu'un_
jusqu'à présent d'introuvable) à la gênante influence de certain
«général» devenu l'engouement public, le député à la mode, et dont la
politique...

--Un _général_, dites-vous, Chloé?... interrompit Daphnis avec
étonnement:--un général... qui fait de la politique... et qui est
député... Ce n'est donc pas un général... naturel?

--Non! dit M. C**, plus grave malgré lui, cette fois.--Mais, concluons,
mes jeunes amis. Votre franchise d'adolescents un peu bizarres, mais
aimables, a gagné ma sympathie, et je dois, à mon tour, me faire
connaître. Je suis l'actuel chef de l'Etat français, dont vous me
semblez de trop ironiques citoyens;--et je prends bonne note, monsieur
Daphnis, de votre prochaine candidature.

Entr'ouvrant son frac, M. C** laissa voir, entre son gilet et sa belle
chemise blanche, empesée et rectangulaire, cette aune de large ruban de
moire rouge qui va si bien à ses portraits et qui ne laisse aucun doute
sur les augustes fonctions de qui le porte: cela remplace la couronne,
sans choquer.

--Tiens! le roi! s'écrièrent, à la fois, Daphnis et Chloé, se levant,
pleins de stupeur et de vague respect.

--Jeunes gens, il n'y a plus de roi! dit, avec froideur, M. C**;
cependant, j'ai les pouvoirs d'un roi... quoique...

--J'entends! murmura Daphnis avec une sorte de condoléance: vous n'êtes
pas, non plus, un roi... naturel?

--J'ai, du moins, l'honneur de présider une république naturelle!
répondit (plus sec) M. C**, en se levant.

Daphnis toussa légèrement, à ces mots, mais sans interrompre, par
déférence, n'étant pas encore «député».

--Comme tel, ajouta M. C**, je vous octroie,--en retour de votre
hospitalité gracieuse, et par exception,--licence pleine et entière
d'occuper,--sans être inquiétés par nos gardes, et ceci durant les
vacances de l'exercice 1888,--ce val désert, sis en l'une des
principales forêts de l'Etat.--Puissé-je, l'heure venue, vous devenir
plus utile, jeunes attardés d'une légende, qu'hélas! le Progrès, je le
vois, surannise!...

--Que béni soit le jour... commença Daphnis.

Et le «roi» salua les deux «bergers» et se retira, d'un pas égal, entre
les grands arbres défunts, vers le vieux palais lointain,--laissant le
pseudo-couple de Longus quelque peu saisi de l'aventure.

Rentré en la royale demeure, où, provisoirement, M. C** occupe, je
crois, les appartements de saint Louis (les moins inhabitables,
d'ailleurs, de cette bâtisse ancienne qui n'a plus de raison d'être que
comme rendez-vous de chasse ou villégiature pittoresque), l'honorable
président du régime actuel, en fumant un _vrai_ cigare dans l'oratoire
du vainqueur d'Al-Mansourah, de Taillebourg et de Saintes, ne pouvait
s'empêcher de reconnaître, en soi-même, qu'au fond l'amour des choses
_trop_ naturelles n'est plus qu'une sorte de rêve des moins réalisables,
bon à défrayer, tout au plus, le verbiage des gens en retard,--et que
DAPHNIS et CHLOÉ, pour mener, aujourd'hui, leur train du passé, leur
simple existence champêtre, pour se nourrir, enfin, de _vrai_ lait, de
_vrai_ pain, de _vrai_ beurre, de _vrai_ fromage, de _vrai_ vin, dans de
_vrais_ bois, sous un _vrai_ ciel, en une _vraie_ chaumière, et liés
d'un amour sans arrière-pensée, auraient dû commencer par mettre leur
dite chaumière sur un pied d'environ vingt-cinq mille livres de
rente,--attendu que le premier des bienfaits dont nous soyons,
positivement, redevables à la Science, est d'avoir placé les choses
simples essentielles et «naturelles» de la vie, HORS DE LA PORTÉE DES
PAUVRES.




LE CHANT DU COQ

_A Monsieur le Docteur Albert Robin._

        Et continuo, _cantavit gallus_.

        EVANGILES.


Le château fortifié du préfet romain Ponce Pilate était situé sur la
pente du Moria: celui du tétrarque Hérode s'élevait, éblouissant, au
milieu de jets d'eaux vives et de portiques, sur le mont Sion non loin
des jardins de l'ancien Grand Prêtre Annas, beau-père de ce «Joseph»,
surnommé Caïphe, soixante-huitième successeur d'Aaron, dont le lourd
palais sacerdotal se dressait, également, au faîte de la ville de David.

Or, le 13 du mois de nisan (14 avril) de l'an de Rome 782 (an 33 et un
_temps_ de J.-C.), un détachement de la cohorte d'occupation--savoir
cinq cent cinquante-cinq hommes, prêtés au Grand Prêtre, en cas de
sédition populaire, par le préfet--cerna silencieusement, sur les dix
heures et demie du soir, les abords montueux des Oliviers.

A l'entrée de ce sentier, que coupait, plus haut, l'inégal ruisseau du
Cédron, le chef des piquiers du Temple, Hannalus[3] causait, sans doute,
avec les centurions; il attendait ces agents d'Israël auxquels seuls il
devait faire livrer passage, en vue de l'arrestation d'un factieux en
vogue, de ce magicien de Nazareth, du fameux Jésus, que l'on savait
s'être «réfugié» là, cette nuit.

  [3] Quelques rabbins ont écrit _Ananus_ (voyez _Rouleaux des
    commentaires talmudiques du Consistoire de Varsovie_, 1827).

Bientôt, sous le clair de lune pascal[4], apparut, dévalant du faubourg
d'Ophel, un gros de policiers pourvus de bâtons, d'épées et de cordes:
ils étaient commandés par les deux émissaires du Grand Conseil, Achazias
et Ananias--qu'assistait un porte-lanterne, Malchus, homme de confiance
de Caïphe.--La troupe avait pour guide le plus récent disciple de ce
Jésus, un homme originaire de cette petite ville de Karioth, sise dans
la tribu de Juda, sur les bords de la mer Morte, à la limite occidentale
de Gomorrhe l'ensevelie--(bien qu'il y eût aussi, aux frontières, un
certain autre bourg moabite, appelé Kérioth, qui étageait ses quelques
feux non loin de l'étang du Dragon).

  [4] La Pâque juive ne pouvait être célébrée qu'à la pleine lune:--ce
    qui annule, astronomiquement, l'hypothèse de l'éclipse totale du
    soleil, avancée par quelques-uns pour essayer de justifier comme
    _naturelles_ les Ténèbres prouvées du Vendredi-Saint.

L'homme en question était le seul disciple _juif_; les onze autres
étaient _galiléens_.

Le Maître lui avait lavé les pieds avant de consacrer la Pâque avec les
disciples.

Hannalus était ce même _sar_, ou chef, des gardes préposés aux nocturnes
inspections des bâtiments du Temple. Quarante-deux années plus tard,
lors du sac de Jérusalem, il fut traîné à Rome, chargé de chaînes,
malgré ses soixante-quinze ans, et jeté aux pieds meurtriers de
l'empereur Claude. Pour Achazias et Ananias,--faux témoins l'heure
suivante,--le Talmud, sans nul détour, les déclare «délateurs à la solde
du sanhédrin, comme ayant mission d'épier les pas, actes et paroles de
Jésus». Quant à leur guide, son prophétique surnom signifie, en araméen,
en syriaque et en samaritain, non seulement son lieu de naissance, mais,
selon qu'on le prononce, il veut également dire l'_Usurier_, l'_Homme de
mensonge_, le _Trahisseur_, la _Mauvaise récompense_[5], le _Ceinture de
cuir_ (porte-bourse), et, surtout, _Le Pendu_: le surnom résume la
destinée.

  [5] Ou, plutôt: «C'est là sa récompense.» (S. Jérôme.)

Le groupe, donc, redescendit peu après, emmenant un homme de très haute
taille, dont les mains étaient liées. Jésus, en effet, était d'une
stature fort élevée entre celles des humains,--car, lors de la
Découverte de la Vraie Croix par l'impératrice sainte Hélène[6], l'on
mesura l'intervalle entre les trous creusés par les clous des mains,
ainsi que la distance entre ceux des pieds et le point d'intersection
central des deux traverses: ces traces attestaient un patient d'une
grandeur corporelle pouvant dépasser six pieds modernes.

  [6] Voir la _Vie de sainte Hélène: Invention de la Sainte Croix_, et
    les auteurs sacrés qui ont traité du Bois de la Croix: (S. Bernard,
    S. Chrysostome), etc.--Voir aussi Ernest Hello, _Physionomies de
    Saints_.--Et _La Bonne Nouvelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ_,
    tome V. (Publiée par Bray et Retaux. Auteur anonyme.)

Les légionnaires du préside Ponce Pilate escortèrent l'escouade et le
divin Prisonnier jusqu'à l'opulente demeure d'Annas, puis regagnèrent le
fort Antonia. L'ancien Grand Prêtre, n'ayant plus qualité pour statuer,
dut renvoyer la cause devant le Sénat des soixante-dix, que présidait
son gendre;--ce collège, au mépris encore de la Loi, venait de
s'assembler sous les lampes de minuit chez Caïphe, dans la salle du
Conseil.

--La Loi!... ne prescrivait-elle pas, aussi, que le Pontificat majeur ne
pouvait être conféré qu'à vie?... Ah! qu'importait? Aujourd'hui, les
Docteurs, sciemment oublieux du texte éternel, déposaient et
remplaçaient, parfois dans le même semestre, au souffle d'influences de
toute nature, les Grands Prêtres de Dieu.--De là l'ironie sombre de
l'évangéliste saint Jean: «Caïphe était Grand Prêtre _cette
année-là_[7].»

  [7] Voir le docteur Sepp, _Vie de Jésus_, tome III.

Or, Simon-Pierre et saint Jean, depuis les Oliviers, avaient suivi, dans
les illicites détours de cette marche, ceux qui s'étaient saisis du Fils
de l'Homme. A l'arrivée au tribunal de Sion, l'évangéliste, qui était
connu chez le Grand Prêtre, pria, par trouble, la gardienne du portail
de laisser Simon-Pierre pénétrer dans la tour carrée ou atrium du
Palais; puis, y quittant l'apôtre, courut prévenir Marie, la Vierge
veuve, chez qui devait s'être rendu saint Jacques, fils de Cléophas,
frère de saint Joseph; saint Jacques était l'un de ces orphelins
recueillis, selon la Loi, sous le toit de leur oncle défunt, et qui,
élevés avec Jésus, presque, même, de son âge, furent appelés, depuis,
ses _frères_ d'après la coutume juive.--A dater de cette heure-là, saint
Jean ne quitta plus la Sainte Mère,--qui, onze heures plus tard, devait
devenir la sienne.

Au centre des portiques, en face des degrés de marbre jauni qui
conduisaient au porche de cèdre de cette salle du premier étage où fut
«jugé» le Sauveur, les gens de Caïphe, mêlés de gardiens, de soldats
juifs, se trouvaient assis ou groupés, autour d'un épais brasier de
charbon, car, en Orient, les nuits d'avril distillent de malsaines
bruines, de glaciales rosées;--Pierre vint aussi parmi eux se
chauffer;--ceci d'instinct, les pensées confuses, déconcertées, le
regard trouble: la flamme éclairait sa face... Il considérait cette
porte fermée.

Et de l'au-delà de cette porte, il entendait--l'on entendait dans
l'atrium--les rumeurs, les sonores vociférations de l'assemblée. Les
prêtres de la Chambre-Inférieure, déclarés uniquement aptes aux
sacrifices, excitaient les satellites du Seuil à frapper Celui... qu'ils
accusaient;--les Scribes,--docteurs de la Loi,--ne parlaient, avec des
clameurs et d'obligatoires grincements de dents, que d'appliquer cette
Loi--qu'ils enfreignaient à cet instant même, puisque le Nasi, souverain
juge pouvant seul décréter la mort, n'avait pas été convoqué, par
défiance;--les Anciens, enfin, les Archiprêtres de la Chambre-Haute,
créatures d'Annas (qui, dérision! avait fait nommer successivement
Grands Prêtres ses cinq enfants, sans compter, même, ce gendre),
imposaient silence à Joseph de Haramathaïm et au pharisien Nicodémas (en
hébreu, Bonaï ben Goriôn), bien que le Gamaliel d'alors, tenant tête au
_sagan_ Annas, exigeât la libre défense.

Tout à coup, sur l'interrogat précis de Caïphe, l'on entendit la réponse
éternelle: «Vous L'AVEZ DIT!» Elle tomba, tranquille, dans le grand
silence.--Puis, aussitôt, les cris: «A mort[8]!...» et le bruissement
des vêtements déchirés[9].

  [8] Car il _fallait_ que, cette nuit même, la condamnation fût
    prononcée par le dernier sanhédrin d'Israël.--Le _mois_, le _jour_,
    l'_heure même_, du sacrifice, n'étaient-ils pas prédits depuis bien
    longtemps?--Le _mois_?... On peut lire dans le traite du Talmud,
    _Rosch Haschana_ (fol. 14, vers 2): «Ce fut au mois de nisan
    qu'Israël, autrefois, fut délivré de l'Egypte); _de même, au mois de
    nisan, il sera de nouveau délivré_.»--Le _Jour_?... On peut lire
    dans le livre du rabbin Nephtâli intitulé _Emeck Hamméleck_ (fol.
    141, ch. XXXII, verset 2): «Nous avons une tradition _précise_ qui
    nous enseigne que la Rédemption s'accomplira _la veille de la Pâque,
    à l'entrée du Sabbat_.»--L'_Heure_?... Elle est contenue dans le
    texte qui précède, puisque c'est le vendredi,--14 de nisan toujours,
    cette année-là,--que commençait, _à partir de notre troisième
    heure_, le sabbat de la Pâque juive.

  [9] S'autorisant d'un texte du Lévitique (XXI, 10), on a reproché au
    Grand Prêtre Caïphe d'avoir transgressé la loi mosaïque en déchirant
    son vêtement.--Saint Léon le Grand dit même, à ce sujet, qu'il
    déchira _son honneur sacerdotal avec ses vêtements, en oubliant la
    Loi qui les lui conférait_.--Il y a, toutefois (au dire des
    rabbins), un texte du Talmud qui prescrivait au Grand Prêtre, au cas
    d'un sacrilège en Justice, de déchirer ses vêtements _de bas en
    haut_:--et les sanhédrites de haut en bas. Addition bien osée au
    texte formel de Moïse.

Maintenant en cette cour du palais prédestiné, autour du brasier, dont
les lueurs pâlissaient avec le petit jour,--à quelques pas, sous cette
porte terrible qu'il regardait encore, Simon-Pierre, pour se délivrer
des questions dont le pressaient, depuis quelques instants, servantes et
soldats, cherchant, enfin, à demeurer libre et, par ainsi, pouvoir,--ô
candeur de l'homme!--_se rendre utile_(!!)--en était arrivé, de la
dénégation d'abord vénielle, puis d'un reniement plus grave, à cette
éperdue parole: «Je jure que je ne connais pas _cet homme_!»

Et, en cet instant, selon la prophétie du Sauveur, _le Coq chanta_.

Longtemps après la destruction de Jérusalem, au cours de l'un des
premiers siècles de l'Eglise, il s'éleva, paraît-il, au sujet de _ces
trois mots_,--s'il faut en croire une tradition latine provenue de vieux
cloîtres,--une controverse des plus étranges entre des Juifs de Rome et
quelques zélateurs chrétiens qui s'efforçaient de les catéchiser.

--Un _coq_ chanta? dites-vous... s'écrièrent les Juifs, avec des
sourires;--ils ignoraient donc notre Loi, ceux qui ont écrit cela!
Vous-mêmes, la connaissez-vous? Sachez que l'on n'eût pas trouvé un coq
vivant dans tout Jérusalem. Celui qui eût introduit, dans la cité de
Sion, l'un, vivant, de ces animaux,--surtout la veille de ce jour de la
Pâque où l'on immolait, sur les parvis du Temple, des milliers
d'holocaustes,--eût encouru, comme sacrilège, la lapidation. Car la Loi
motivait sa rigueur sur ceci, que le coq, prenant sa vie sur les fumiers
qu'il pique et fouille de son bec, en fait sortir mille impures
bestioles que le vent des hauteurs dissémine et qui peuvent, en se
répandant--et pullulant--par les airs, aller altérer les viandes
consacrées à Dieu. Or, comme, de mémoire d'Israélite, aucune mouche,
même, ne vola jamais autour de la chair des victimes expiatoires[10],
comment croire un Evangile dicté, selon vous, par l'Esprit-Saint,--et,
cependant, où nous relevons une aussi grossière impossibilité!

  [10] Rien d'étonnant que, par cette froide température d'avril et à la
    hauteur du mont Moria, nulle mouche ne se montrât dans les airs.

Cette objection, très inattendue, ayant interdit quelque peu les
chrétiens,--et, ceux-ci réaffirmant, pour toute réponse, l'infaillible
vérité des Saints Livres,--l'on fit venir, pour les confondre
définitivement sur ce point mystérieux, un rabbin très âgé, depuis
longtemps captif, dont tous vénéraient la science profonde et
l'intégrité.

--Ah! répondit tristement le vieil exilé, depuis la ruine de la maison
de leurs pères, les enfants d'Israël ont-ils donc oublié les rites du
service de la Maison du Seigneur!... Quoi! _l'on n'eût pas
trouvé_,--dites-vous, _de coq vivant dans Jérusalem?_ Vous vous trompez!
Il y en avait UN! Et c'est bien de celui-là que ce Jésus, de Nazareth,
doit avoir voulu parler,--puisque ce texte précise «LE» COQ, et non pas
«_un_» coq. Vous oubliez le grand Coq solitaire du Temple, le veilleur
sacré, nourri des grains que lui jetaient les vierges, et dont la voix
s'entendait au delà du Jourdain. Son cri matinal, mêlé au grondant
fracas des portes de l'édifice rouvertes à chaque aurore, retentissait
jusque dans Jéricho!... Plus sonore que les sabliers, il annonçait les
heures du soir avec la ponctualité des étoiles!--Et la fonction de cet
oiseau, crieur exact des instants du Ciel, était d'avertir le Préfet du
Temple et les lévites armés,--dont ses appels dissipèrent souvent la
somnolence,--du quadruple moment des rondes de nuit.

C'était l'AVERTISSEUR.




PROPOS D'AU DELA




L'ÉLU DES RÊVES


En novembre 1887, le jeune poète Alexis Dufrêne habitait, depuis peu de
jours, un garni de la rue de La Harpe, au cinquième étage d'une très
vieille maison devenue logis d'étudiants.

Ce soir-là, pour fêter ses vingt et un ans, il avait réuni, devant un
vaste bol de punch, deux ex-compagnons de classes, à peu près de son
âge: le peintre J. Bréart et le musicien Eusèbe Nédonchel.

Les cigarettes avaient rendu nébuleux l'air de la chambre,
qu'assainissait, toutefois, un bon feu clair. La causerie, assez joyeuse
d'abord, s'était aggravée aux approches de minuit. L'on agitait,
maintenant, d'abstraites questions d'art, d'«esthétique»; Alexis les
écoutait, distraitement, laissant dire, étant persuadé que les artistes
qui prennent le pli des théories ne se destinent qu'à vieillir, évités,
en balbutiant, pour tout bien, des critiques au moins négligeables. (Il
dédaignait, comme chose inutile, _même de le dire_, attendu qu'il faut
de la poussière sur les routes,--bref, qu'au fond, chacun ne fait que ce
qu'il doit faire, et ne trouve que ce qu'il a RÉELLEMENT cherché.)

Des bougies, sur la cheminée, éclairaient la pièce. On entrevoyait,
contre le chevet du lit, une petite porte, sans doute condamnée depuis
longtemps... Presque toutes les chambres d'hôtel ont de ces
communications. Celle-ci venait de s'entre-bâiller toute seule depuis
quelques instants; la targette rouillée s'était détachée d'elle-même,
pendante encore à une vis. On distinguait une faible lueur, au joint des
ais,--et, durant les accalmies de la discussion, de rauques soupirs,
anhélants et pressés,--geints de l'au-delà de cette porte,--parvenaient
aux jeunes causeurs.

--Ah ça!--dit, à la longue, le peintre Bréart, en baissant la
voix,--qu'est-ce qu'il y a là, de l'autre côté?

--Si nous allions voir? murmura Nédonchel.

Tous deux s'étaient levés; mais Alexis, plus prompt, alla se poster
contre le battant, s'y adossa, les bras croisés, et, d'un air de lyrisme
calme, qui en imposa soudain à ses deux amis:

--_Ah! je le pressens et le devine, moi, ce qu'il y a derrière cette
porte!_ s'écria-t-il.--_Certes, ce doit être tel vieux roi de quelque
Etat perdu de l'Orient, un dépossédé que les hasards de l'exil et la
risée des gens du siècle auront conduit en ce taudion. Je songe qu'il
est là, trônant sur un lit de camp, les yeux pleins de mélancolie et de
fureur; auprès de lui gît quelque sacoche remplie de diamants et d'or,
et, pensif, étreignant un sceptre emporté de nuit, il se laisse
indifféremment agoniser. De là ces profonds soupirs!...--Eh bien!
pourquoi troubler sa suprême songerie? Je pense que nous devons
respecter sa solitude auguste et visionnaire. Laissez-moi m'endormir,
fier d'un tel voisin! C'est là de quoi rêver de beaux rêves._

Bréart et Nédonchel avaient écouté, bouche béante, ce discours. Revenus
de leur saisissement, ils se regardèrent, et, rassurés par le placide
sourire d'Alexis:

--Non! s'écria Nédonchel, ma parole, j'ai cru... qu'il parlait
sérieusement!

--J'en suis encore effaré moi-même, ajouta J. Bréart;--mais, à présent,
soyons positifs.--Il faut aller voir! Tiens? Entends-tu?... Quelqu'un de
très malade, à coup sûr! quelque pauvre diable!

--Hommes de peu de foi! répondit Alexis Dufrêne en livrant passage après
un haussement d'épaules: Ah! vous voulez _vérifier_? Vous voulez _voir_?
Vous voulez _de la réalité_?... Eh bien! allez!... Seulement, retenez
cela:--si vous franchissez ce seuil, _vous n'aurez jamais de talent_.

Ce disant, il redescendit vers la cheminée, s'assit en son fauteuil et
se mit à tisonner.

Eusèbe Nédonchel et J. Bréart, après un hochement de tête, ouvrirent la
porte toute grande: elle donnait sur le dernier coin de palier d'un
étroit et misérable escalier dit de service: en face d'eux, trois degrés
aboutissaient à l'huis à demi béant d'un galetas--d'où provenaient la
lueur et les plaintifs soupirs.

Ayant frappé sans réponse, ils entrèrent.

En ce réduit mansardé, d'une fétidité singulière, aux tuiles disjointes
en leurs plâtras, une veilleuse près de grésiller, brillait, pauvre
étoile, sur le rebord d'une sorte d'âtre sans feu ni cendres.

Une chaise dépaillée, une ombre de table, une écuelle, sous un jour de
souffrance, dit à tabatière, creusé dans la toiture;--et dans un
enfoncement, au plus sombre du bouge, un grabat sur lequel un très vieux
homme, en loques de mendiant, à la face hébétée et blanche--en laquelle
transparaissait déjà la Tête de mort,--semblait râler, les yeux
fixes,--étreignant en sa main droite pendante un crochet de chiffonnier.
C'était l'atroce misère, la veille de la fosse commune. Rien à faire.
L'heure de délivrance allait tinter.

Horrifiés à ce spectacle, les deux jeunes gens reculèrent:--ayant tiré
la porte, sans une parole, ils rentrèrent chez Alexis, les yeux agrandis
et se bouchant le nez.

--Un peu dédoré, ton monarque! murmura bientôt J. Bréart.

--Légèrement défraîchi, ton prince! appuya Nédonchel.

Ils lui retracèrent ce qu'ils avaient vu.

Les ayant écoutés en silence, Alexis secoua, de l'ongle de son petit
doigt, la cendre de sa cigarette.

--Oui, dit-il avec un soupir: voilà; c'est bien ce que je disais, vous
n'aurez jamais de talent.

--Ah! mais, tu es absurde, à la fin! s'écria Bréart. Comment! à deux pas
d'un mort, autant dire, tu fais le prophète en chambre? Il s'agit bien
de talent!

--Et quel rapport? grommela Nédonchel.

--Séparons-nous, il est tard! dit Alexis. Je me charge de prévenir en
bas demain matin.

On but un dernier verre; puis, après une banale poignée de main, les
deux juvéniles artistes descendirent en se chuchotant maints quolibets
d'un ordre funèbre, à l'adresse du poète et de son roi détrôné.

Alexis écouta le heurt du portail. S'étant approché de la fenêtre, il
entendit monter de la rue jusqu'à lui les rires, un peu assombris
toutefois, de J. Bréart et de Nédonchel. Quand leurs pas et leurs voix
se furent perdus aux lointains, il revint s'enfermer d'un tour de clef.

--Les trouble-fête! les niais! murmura le poète. De quelle utilité, pour
ce moribond, ces deux farceurs ont-ils été?... D'aucune. C'était bien la
peine de se moquer de mon rêve, pour aller s'effrayer d'une ombre, et
revenir, du Réel, en se bouchant le nez!... Voilà ce que c'est que de
n'avoir aucun talent!...--Au dédain de cet Imaginaire, qui, seul, est
réel _pour tout artiste sachant commander à la vie de s'y conformer_,
ils ont préféré s'en remettre à leurs sens en se figurant qu'on peut
_voir ce qu'il y a_!--Enfin, puisqu'ils m'ont créé un «devoir»,--allons.

Ce disant, il remplit un verre de punch, en manière de cordial, pour
l'offrir, s'il en était temps encore, à son mystérieux voisin. Puis,
rouvrant la petite porte, il entra dans le taudion.

Sans hésiter, il s'approcha du malheureux, et, se penchant, avec un
accent d'intérêt et de bonté:

--Eh bien! _sire_, dit-il,--voyons, voyons!... Cela ne va donc pas?

A cette parole, le vieux Pauvre tressaillit comme d'un frisson
mortel;--mais, à la stupeur d'Alexis, il trouva la force de se soulever,
de s'accouder, de regarder son visiteur en silence, avec une froide
solennité. Le poète lui tendit le verre, qu'il repoussa de son doigt.

--Ah! c'est vous, jeune homme! articula d'une voix très basse le
vieillard à demi expirant et entrecoupant ses paroles:--je vous ai
entendu. Là... je reconnais... votre voix. Vous avez parlé--d'un roi,
d'un homme d'exil... Moi aussi... je suis un songeur... J'ai passé ma
vie en rêves!... Vous m'avez fait du bien, tout à l'heure... Vous m'avez
fourni le dernier! Les rêves!... C'est si beau... Mais... en errant par
les rues, toutes les nuits, dans une capitale... on trouve parfois... de
quoi presque les réaliser!... L'habitude seule fait qu'on dédaigne...
cela!--Pourtant... si l'on est sobre, attentif, bon placeur de
trouvailles... on devient... riche--avec les années!... Regardez!

Et, d'un pénible effort, du bout de son crochet tranchant, qui sembla
rayonner comme un sceptre entre ses phalanges décharnées, il fendit la
toile de son grabat.

Des billets, en liasses pressées, des pierreries, des rouleaux d'or
apparurent.

A leur vue, il eut, au fond des yeux, comme la brusque flamme d'une
lampe qui va s'éteindre.

--Ah! que de fois... au petit matin... rentrant ici... que de fois--en
touchant, en palpant ce trésor sur cette lamentable paillasse, j'ai vécu
des minutes merveilleuses!... Pouvant incorporer mes rêves, je les
possédais comme réels...

La mort oppressait l'effrayant pauvre: il parut se hâter.

--Puisque vous en êtes digne, je vous fais mon héritier. Seulement, ne
voyez plus vos deux amis; ils s'appellent du temps perdu.--Maintenant...
au revoir!... Il y a là près d'un demi million... Quand vous m'aurez
fermé les yeux, prenez cela, mon fils!... et continuez mes
rêves!...--Moi,--je... m'éveille.

Un tressaut le secoua; son corps se raidit; il retomba rigide.

                                   *

                                 *   *

Aujourd'hui le poète Alexis Dufrêne, ayant su quintupler en quelques
mois son héritage en opérations financières des plus solides, habite
dans l'Inde, en plein Népaul, un château-palais, sis au centre d'une
propriété des _Mille et une Nuits_. Oublieux, même de ses deux amis, il
y mène une existence de radjah.

J. Bréart et Eusèbe Nédonchel sont toujours à Paris. Tous deux, en
nobles «esthéticiens», s'attardent, chaque soir, au fond de ces tavernes
hantées de nos jeunes écrivains futurs, auxquels ils s'efforcent, à
coups de théories, de démontrer «_qu'il faut toujours voir les
choses_... TELLES QU'ELLES SONT.»




MAITRE PIED

_A Monsieur Guy de Maupassant._


Bien résolu, cette fois, en vue de faire fortune, à devenir ce que le
monde appelle un homme terre à terre, je sentis le besoin d'un Mentor.
Et quel choisir, d'un conseil à la fois plus substantiel et plus subtil,
que l'ex-notaire de ma famille, Me Pied, le juriste réputé le plus
pratique de Normandie?... Je me rappelais l'avoir contemplé en des
soirées de jadis, dans cette grosse ville de province où mes
inscriptions prises furent suivies de si peu d'exactitude au cours de
droit;--j'évoquais en pensée sa face froide aux lunettes d'or, son
regard toujours baigné d'une sage indifférence, son menton de prognat,
la matité de sa parole précise, son flegme taciturne, son front fuyant
et pâle, et plus je songeais, plus je sentais que sa consulte me serait,
dans l'espèce, d'un souverain secours.

Toutefois, une assez contrariante circonstance tempérait quelque peu, je
l'avoue, l'élan qui me portait à rechercher son intime et familière
fréquentation:--les gazettes de ces récents mois m'avaient appris qu'il
s'était fait condamner à perpétuité. Mon ombrageux naturel m'induisant
aux désillusions trop promptes, la gravité de cette soudaine mauvaise
note, la qualité de l'impair qu'elle supposait, auraient sensiblement
amoindri, je crois, l'estime--jusque-là presque aveugle où je tenais la
supériorité pratique de Me Pied,--n'eussent été deux détails du procès,
lesquels m'avaient donné à réfléchir:

1º Le caractère--inexplicable chez lui, selon moi, de son «crime»;

2º Ce fait que, veuf et venant de céder son étude au comptant depuis
moins d'un semestre, il était advenu qu'au cours des assises, les plus
retors de nos limiers judiciaires avaient fini par s'avouer hors d'état
de lui découvrir la propriété d'une pièce de cinq francs,--tellement il
avait su placer, à l'étranger, d'une façon secrète et sûre, le large
demi-million qu'on lui savait.

                                   *

                                 *   *

Ah! cette cause célèbre!... Comment, au lu des débats, du réquisitoire
et du verdict, persister à me croire éveillé?... Il en ressortait, en
effet, l'énigmatique résumé suivant.--En Bretagne, l'Avril passé, Me
Pied, par un hasard de villégiature, s'était trouvé, depuis deux jours,
l'hôte de notre vieux et cher baron des Gauds-d'Argental, un de ses plus
anciens clients, un ami. Le second soir, une discussion de dessert
s'étant élevée, Pied,--si réservé d'habitude, avait tout d'un coup
stupéfait les convives en se révélant comme grand mangeur de prêtres et
de rois. On s'était échauffé et, par instants, il avait donné à ses
auditeurs interdits l'impression d'un Robespierre... Puis, il s'était
retiré dans sa chambre après avoir notifié pour le lendemain matin son
départ--devenu nécessaire d'ailleurs... Or, en vérité, c'est ici que les
choses tournent à l'invraisemblable!... Au milieu de la nuit, se
relevant en sursaut, Pied,--comme en proie à quelque maladive crise de
perversité, de frénésie rancunière, de démence vindicative, _absolument
inconcevable_ chez l'homme que tous avaient, jusqu'alors, connu en
lui,--s'était dirigé, brandissant un flambeau, vers la grange encombrée
de fourrages qui attenait à l'habitation.

Des gens de ferme l'avaient VU METTRE LE FEU!--En un moment, la toiture
éclata sous les flammes.--Heureusement, la proximité d'un puits réduisit
le sinistre à de simples pertes matérielles.--Sur des rapports de
témoins, la gendarmerie accourue avait arrêté l'incendiaire.--A
l'instruction, Me Pied nia d'abord, jouant l'égarement, puis excipa
d'accès de somnambulisme auxquels il était sujet.--Mais le plus étrange
fut son attitude aux assises, où cyniquement il osa soutenir «_qu'après
tout, ce n'était pas un bien grand forfait d'avoir porté la torche dans
la pigeonnière d'un sénile et arriéré talon rouge qui prétendait imposer
à son siècle des idées politiques et religieuses déjà démodées sous
Louis le Gros_.»

Cette sortie lui valut l'examen médical. Les docteurs l'ayant déclaré
pleinement responsable et de sang-froid, le procès suivit son
cours.--Peuh! l'on s'attendait à quelque trois ou cinq ans. Soudain,
voici qu'au moment du délibéré, le prévenu, travaillé sans doute par une
rechute, se mit à fredonner ces vers,--de plus en plus contradictoires
non seulement avec tout son passé, mais avec l'expression distraite et
sceptique de sa figure:

    Oui, je voudrais sans Dieu ni maîtres,
      Usant de légitimes droits,
    Des boyaux du dernier des prêtres
      Etrangler le dernier des rois.

Pour le coup, les plus rassis de ses intimes ébauchèrent une grimace: le
défenseur, abasourdi, réclama, devant l'évidente _indisposition_ de son
client, l'indulgence de la cour.--Vains efforts! Le jury breton, composé
de bien-pensants, sortit exaspéré pour ne rentrer, une minute après, que
sur des conclusions entraînant l'application du maximum,--et tout fut
dit.

Grâce à d'officielles influences, dont ses secrets mandataires surent
voiler les concussions, il lui fut accordé, de haut lieu, de subir
jusqu'à nouvel ordre sa peine (et ceci pour raisons de santé) en un
pénitencier du Centre--où les douceurs salariées de l'infirmerie le
reçurent:--depuis quatre mois, il y attendait les amnisties d'usage.

Malgré l'arrêt glaçant qui sanctionnait cette histoire, je
persistais--fort de l'impression laissée en mes esprits par son
déconcertant héros--à la trouver assez... mystérieuse.

Mais, à quoi bon, désormais, perdre le temps à l'approfondir? Pied
n'était plus qu'un homme à la mer.

L'essentiel était de savoir s'il avait recouvré, dans le calme de sa
captivité, son fonds de mérite et de clairvoyance. Que m'importait le
reste? La détention lui créant des loisirs, n'était-ce pas le moment de
l'aller sonder et d'en apprendre, si possible, l'infaillible «_Sésame,
ouvre-toi!_» de la réussite, en affaires positives, le «mot qui suffit»
à se guider vers la Fortune?--M'étant donc fait recommander au ministre
par une danseuse de mes amies, j'obtins de celui-ci, pour le directeur
de la maison d'arrêt de C***, une lettre à faire battre aux champs
devant mon domestique; et, sur les trois heures de relevée, l'autre
lundi, j'arrivai, valise au poing, à C***. Une fois le seuil franchi de
son énorme prison, je remis ma lettre.--Le directeur lui-même vint me
prendre, avec affabilité: on traversa les cours.--Dans un angle du
préau, cerné de massives murailles, un poêle, entouré de bancs,
chauffait un abri de planches, un poste de surveillants. Le directeur
m'y conduisit et m'y laissa seul, m'ayant prié d'attendre que le détenu
me fût amené.

Bientôt parut, entre deux gardiens et vêtu de la bure grise des
prisonniers, l'ex-notaire. Rien de changé, en sa rectiligne personne!...
Une fois seuls, nous nous saluâmes; il m'indiqua l'un des bancs; je
m'assis, et, m'ayant imité, il m'offrit un havane, en me disant:

--Vous êtes le seul qui soyez venu me visiter. En quoi puis-je vous être
utile?

Devant pareil accueil, et fort de mon extrême jeunesse, je lui
signifiai, sans ambages ni détours, à coeur ouvert, ma soif de conquérir
une aisance dorée. Je lui avouai la foi que la lucidité de ses vues en
affaires me suggérait toujours, et le grand espoir que, malgré sa
mésaventure, j'avais fondé sur sa direction. Jusqu'à ce jour, mes goûts
intellectuels m'avaient entraîné vers le culte des Lettres: écrire un
beau livre me semblait encore un moyen de me créer une influence sociale
et de parvenir, par suite, à la dignité du pain viager, la seule
sérieuse en ce siècle... M'étais-je fourvoyé? Devais-je continuer? et
dans quelle ligne?

--Cela dépend, répondit-il.--Si votre cerveau ne sécrète que du Beau
convenu, si vous êtes né bon démarqueur, doué d'une _écriture_ souple,
d'une médiocrité... distinguée... Au fait, avez-vous publié quelque
chose?

Je tirai, de la poche de ma houppelande, mon unique volume, un recueil
de vers intitulé: _Loisirs d'un Contribuable_.

Il le prit et, sous l'horrible jour du préau, se mit à le parcourir.
Nous fumions en silence. Au bout de cinq minutes, il me le rendit avec
une inoubliable expression de dédaigneuse tristesse.

--Le titre m'avait fait espérer mieux, dit-il, et j'en déplore l'ironie.
Ces pages décèlent un souci constant de Beau pur,--et de qualité
désintéressée; on y sent frémir, sous le voile de vos vingt-cinq ans, le
_Mens divinior_, le goût du rare, la recherche d'intégrité dans
l'expression, l'éclair créateur.--Or, vous êtes pauvre; voici donc votre
inévitable avenir:--dilution forcée de vous-même en menues productions
obligatoires, impossibilité d'écrire oeuvre vraie et puissante, mépris
final de tous et de vous-même; vieillesse précoce et sans ressources;
agonie sans les yeux au ciel de vos «Confrères», grabat d'hôpital ou de
garni pour l'ultime soupir--et, sauf la sépulture par souscription, la
probable fosse commune de tous les Mozart du monde.--Puis, une statue,
peut-être, en un square, où votre ombre de bronze, sempiternellement
entourée de bonnes d'enfants, semblera bénir le larbinisme humain, dont
les demi-sourires poursuivront votre mémoire et dont vous aurez été le
dindon.

A ces âcres paroles, je sentis une lueur me passer dans les yeux.

--Diantre! grommelai-je, mais... si l'Art puissant, voyant et viril,
conduit à cette fin sombre,--et si la science pratique de la vie
conduit... où vous êtes,--que choisir?

Cette fois, Pied fit un haut-le-corps et son visage glacé s'anima comme
d'une surprise.

--Quoi! s'écria-t-il,--vous n'avez rien deviné, à mon sujet, de plus que
les autres--et, ce nonobstant, vous êtes venu ici _d'instinct_?... Ma
foi, cela mérite une confidence, _rien, d'ailleurs, ne pouvant plus me
nuire_: Et, me regardant au blanc des yeux, il reprit d'une voix plus
basse:

--Ainsi vous, qu'une... fée... a doté de la faculté maîtresse, le flair,
vous avez pu supposer qu'un homme aussi pondéré que moi pouvait s'être
laissé entraîner à des... absences?... Ah! poète! En quelle année
pensez-vous donc vivre? En 1452? En 1865?... Mais, nous mangeons un
siècle par an, ce jourd'hui, mon cher novateur!--et vous êtes en
retard.--Sachez-le donc bien: de nos jours, ce n'est pas d'être au
bagne, même à perpétuité, qui compromet l'avenir; ce serait bien plutôt
d'avoir écrit un livre empreint de _votre_ genre de Beau idéal. Cela,
nul ne s'en relève,--le monde pardonnant tout,--excepté l'âme. Poète, je
suis ici parce que je sais ce que je veux et ce que je fais, et qu'ayant
un but fixe, je sais me conformer au meilleur moyen de l'atteindre vite
et d'un pas infaillible. Je suis au bagne parce que,--chacun ayant ses
petites faiblesses,--j'ai soif de considération vraie! officielle!
cotée!

«Certes il est d'autres façons de l'obtenir, mais j'ai dû choisir la
plus brève et la plus sûre.--Oui, parce que j'ai soif du pouvoir en un
mot?--Vos prunelles se dilatent? Voyons! un peu de calme: rappelez-vous,
et comparez. Socialement, qui étais-je hier? J'étais maître Pied, ancien
notaire, trente mille francs de rente. Certes, c'était fort bien déjà;
mon nom m'ouvrait toutes les portes; il est bref, terre à terre,
témoigne d'une race prudente et ne porte ombrage à personne; il est donc
bien évident qu'aujourd'hui ce nom,--mis en relief par un acte
d'importance,--pouvait me conduire à tout.

«Mais quel acte accomplir? C'était là le problème. A quel titre eussé-je
brigué, par exemple, les cinquante ou cent mille suffrages qui poussent
à la Chambre et, par suite, si l'on sait son monde, au banc ministériel?
Remarquez bien qu'il me le fallait banal, cet acte, ce moyen,--(car je
répugne à l'extraordinaire),--banal, mais d'une valeur pratique,
s'étayant sur des précédents hors de conteste.

«Eh bien, un très attentif examen des affiches électorales de ces quinze
dernières années me convainquit, bientôt, de cette vérité--devant
l'évidence de laquelle s'inclinerait M. de la Palisse,--qu'entre les
candidats dûment élus et validés, ceux qui se bornèrent à faire valoir,
sur les murailles, les simples titres politiques (lesquels en valent
bien d'autres), D'ANCIENS FORÇATS, D'INCENDIAIRES ET D'ÉCHAPPÉS DE BAGNE
(en ajoutant «sous le feu des sentinelles», ce qui, attestant la
vigilance de l'Etat, n'est jamais démenti) furent ceux qui,--j'en ai la
liste--obtinrent, pour la plupart, de l'enthousiasme populaire, des
ballots de bulletins.

«A cette découverte, je résolus de m'appeler Pied... tenez, tout
bonnement comme on s'appelle Pyat.

«En effet,--si l'on ne bute pas contre un de ces cas d'engouement, où
tout un peuple vote quand même pour l'homme en qui s'incarne l'idée du
jour, et devant lesquels il n'y a rien à faire,--ces titres à la
législature sont les plus irrésistibles aux yeux des masses
radicales,--pour peu, surtout, qu'on les espace par des bouts de phrase
tels que: «martyr de la cause sociale, ayant bravé le jury, insulté et
nargué les juges, fait acte d'homme «_à poigne_»; et j'atteste qu'aucune
capacité ne vaut ces titres, et ne prévaudrait contre eux.--S'étant
raréfiés, toutefois, cette année, faute de sérieux titulaires, celui
qui, COMME MOI, peut les rénover, offre donc d'indiscutables chances
d'apparaître comme l'homme attendu. Bref, mon évasion, dût-elle me
revenir à quelque cinquante mille francs, l'affaire pour moi demeure
excellente.

«Ah! qu'il doit être amusant de faire des lois--qui seront appliquées
par ces mêmes juges vous ayant condamné aux travaux forcés!--Quand je
pense à ce cher baron d'Argental! M'a-t-il assez pris pour le spectre
rouge,--moi, qui, si je cédais à l'enfantillage de me parquer dans une
opinion, serais, sans doute, Jérômiste! Un jour, je lui dirai combien il
m'en a coûté d'accomplir le nécessaire sous son digne toit... _Mais
l'instant de mon «Vive la Pologne!...» étant sonné, je devais tout
sacrifier à l'occasion._ Mon plan l'exigeait,--et je me sens, ce soir,
le but si bien en main, qu'entre ce chausson de lisière, que j'achève,
et le portefeuille, je ne fais d'autre différence que celle de la fleur
au fruit.

«Laissons cela. C'est assez parler de moi, mon avenir étant magnifique
et tout tracé. Causons du vôtre. Maniez-moi, désormais, de l'or et non
des mots. Plus de Beau idéal, plus d'Art, plus d'âme, plus de
fumisteries!--ou gare le grabat, la voirie, et les bonnes d'enfants sous
votre bronze.

«Dès demain, louez-moi, dans Paris, un bureau, trois chaises, un
fauteuil, deux bancs pour l'antichambre, un domestique en livrée neutre
et sévère, et que sur votre porte soit clouée une large plaque de cuivre
avec ce mot: BANQUIER. Ce titre est d'un si intrinsèque prestige, il est
à ce point magique, voyez-vous, que si tel mendiant, tel famélique
loqueteux, osait l'inscrire au fronton de son échoppe, le passant, qui
viendrait de lui jeter deux sous, lui confierait peut-être sa fortune.
La leçon subie d'une faillite de quinze cents millions confiés au
premier venu n'est-elle pas oubliée déjà? Les deux milliards qui
viennent de s'évaporer entre les deux Amériques ont-ils appris quelque
chose? Rien. Rien. Rien.

«Pénétrez-vous de cette vérité, en y conformant vos actes,--mais en
criant au paradoxe, si des clients vous la redisaient! Vous n'avez point
d'or? Feignez d'en manier! L'or est comme les femmes, il vient vite à
qui s'en occupe toujours. Quant aux «artistes», peignez-vous la tête de
leur souvenir.--Fuyez les humbles et les tristes, et les Pauvres: ils
sont contraires à la lumière de l'or.

«Bref, rappelez-vous chaque matin le mot du vieux Laffitte mourant, et
disant à ses fils: «Comment j'ai fait pour gagner mes millions?... EN NE
FRÉQUENTANT JAMAIS QUE DES GENS HEUREUX!» Sur ce, bonsoir, jeune
homme!... Une fois au pouvoir exécutif, si je vois que vous avez renoncé
aux rêves et suivi mon conseil, eh bien, en retour de votre confiance et
de votre visite, la veille de quelque conversion, je vous ferai signe.
C'est reçu.»

Ce disant, Pied m'ayant salué, sortit.--Là-bas deux surveillants le
réintégrèrent dans la prison.--Je m'enfuis.

                                   *

                                 *   *

Je dus m'aliter quelques jours à l'hôtel, cet entretien m'ayant très
fortement impressionné.

De retour à Paris, ce 27 janvier 1889, que vois-je sur tous les murs?
Les affiches électorales du citoyen Pied! Son évasion officielle!... Ah!
comme il fait valoir ses titres! Quelles géniales fautes de français!
Son triomphe est assuré.--Et cette image où, dans une barque, sous le
feu des batteries d'un fort lointain, le voici voguant vers un soleil
levant au ras des flots, ayant derrière lui deux femmes en tuniques
blanches, l'une couronnée d'épis, l'autre tenant un glaive!--Je cours
bien vite aux urnes voter pour lui, talonné de près, je l'espère, par
ceux les plus éclairés de mes lecteurs. Me Pied n'a-t-il pas, sur tous
les Honorables qu'il a réellement égalés, l'immense supériorité _d'avoir
su, au moins, ce qu'il faisait_?

Mais, j'y songe! Pourvu que ce candidat modèle ne se heurte pas,
inopinément, contre l'un de ces engouements de la foule pour un inconnu
qui passe...--engouements mystérieux devant lesquels prévisions,
calculs, sentences, deviennent de la fumée sous une rafale,--et qui
semblent allumer, tout à coup, au front de ce passant, comme la lueur
d'un destin[11]!

  [11] Ici se terminait la première version de ce conte; sur une copie
    postérieure, Villiers de l'Isle Adam ajoutait les lignes suivantes:

    «Heureusement, je n'aperçois, sur les murs, que les affiches d'un
    certain boulanger nommé Jacques--et je ne présume pas que ce
    compétiteur puisse l'emporter _sur un homme d'une valeur aussi
    convenue_ que notre digne et si clairvoyant incendiaire.»




L'AMOUR SUBLIME


M. Evariste Rousseau-Latouche, député de l'un de nos départements les
plus éclairés, siégeait au centre gauche de notre Parlement.

Au physique, c'était un de ces hommes qui ont toujours eu l'air d'un
oncle.

Quarante-cinq ans, environ; l'encolure un peu molle, résistante
pourtant; la chair des joues offrait quelques menues bouffissures, l'âge
ayant ses droits; mais il en humectait chaque matin, de crèmes diverses,
la couperose. Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La lèvre
inférieure franche, rouge, un peu épaisse: la supérieure très fine et
formant la ligne quatrième de la carrure du menton. La voix bien
timbrée, précise. Brun encore, mais ceci grâce à ces innocentes
«applications» de teinture qui sont de mode.

C'était le type de l'homme de nos jours, exempt de superstitions, ouvert
à tous les aspects de l'esprit, peu dupe des grands mots, cubique en ses
projets financiers, industriels ou politiques.

En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique d'Allepraine, la
tutrice de cette orpheline de dix-sept ans la lui ayant accordée à cause
de l'extérieur, à la fois sérieux et engageant, de cet honnête
homme;--et puis les situations se convenaient...

Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins. Il ne s'était
enrichi que par le travail--et, aussi, grâce à quelque peu de
savoir-faire,--sans parler de certaines circonstances dont il est
convenu que les sots seuls négligent de profiter; tout le monde
l'estimait donc, de l'estime actuelle.

Au moral, il avait les idées françaises d'aujourd'hui, les idées, ayant
cours,--excepté en quelques négligeables esprits. Ses convictions se
résumaient en celles-ci:

1º Qu'en fait de religions, tous les cultes imaginables ayant eu leurs
fervents et leurs martyrs, le Christianisme, en ses nuances diverses, ne
devait plus être considéré que comme un mode analogue de cette
«mysticité» qui s'efface d'elle-même--brume traversée par le soleil
levant de la Science;

2º Qu'en fait de politique, le régime royal en France (et ailleurs),
ayant fait son temps, s'annule également, de soi-même;

3º Qu'en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement, se laisser
vivre selon les règles salubres de l'honnêteté (ceci autant que
possible),--sans être hostile au Bien, c'est-à-dire au Progrès;

4º Qu'en fait d'attitude sociale, le mieux est de laisser, en souriant,
pérorer les gens en retard, dont le cerveau n'est pas d'une pondération
calme et dont les derniers groupes tendent à disparaître comme les
Peaux-Rouges.

Bref, c'était un être éminemment sympathique, ainsi que le sont, de nos
jours, presque tous ceux qui--les mains vides, mais ouvertes--sont doués
d'assez d'empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer, non seulement
sans rire, mais avec une sincérité d'accent convaincante, le mot
_Fraternité_,--c'est-à-dire le mot le plus lucratif de notre époque.

Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d'Allepraine, en tant que
nature, différait de son mari.

C'était une personne atteinte d'âme,--un être d'_au delà_ joint à un
être de terre. Elle était d'un genre de beauté à la fois grave, exquis
et durable. Il ressortait de sa personne une sympathie pénétrante, mais
qui humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux bleus
éclairait, d'intérieurement, sa transparente pâleur; et la grâce de son
affabilité charmait,--bien qu'un peu glacée, à cause des gens dont le
sourire trop volontiers s'affine.

En dépit des trente ans dont elle approchait, elle pouvait inspirer les
sentiments d'un amour auguste, d'une passion noble et profonde. Quelque
surpris que fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il
était difficile de ne pas se sentir moins qu'elle en sa présence,--et de
ne pas rendre hommage à la simplicité si tranquillement élevée de cet
être d'exception perdu en un milieu d'individus affairés. Dans les
soirées elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si étrangère à
son entourage, que les femmes la déclaraient «supérieure» avec un
demi-sourire qui servait la transition pour parler de choses plus gaies.

Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires. Ainsi, musicienne,
elle n'aimait exclusivement et sans jamais une concession, que cette
musique dont l'aile porte les intelligences bien nées vers ces régions
suprêmes de l'Esprit qu'illumine la persistante notion de Dieu,--d'une
espérable immortalité en cette incréée «Lumière» où toute souffrance
mortelle est oubliée.

Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité d'un
style pur. Peu mondaine, malgré les exigences de sa position, c'était à
peine si elle acceptait de figurer en d'inévitables ou officielles
fêtes. Taciturne, elle préférait l'isolement, chez elle, dans sa
chambre, où sa manière de tuer le temps consistait, le plus souvent, à
prier, en chrétienne simple, pénétrée d'espérance. Privée d'enfants, ses
meilleures distractions étaient de porter, elle-même, à des pauvres,
quelque argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et en
calculant de son mieux ces dépenses; car Evariste, sans précisément
l'entraver ici, serrait devant toutes exagérations, et non sans sagesse,
les cordons de la bourse.

M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en esprit éclectique, aux
vues larges, comprenant toutes les aberrations des êtres non parvenus
encore à sa sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très
excusable, en sa chère Frédérique, cette «mysticité» qu'il qualifiait de
féminine, mais, secrètement, n'en était point fâché. Ceci pour plusieurs
motifs concluants.

D'abord, parce que, si ce genre de goûts témoignait, en elle, d'une race
«noble», le mieux est, aujourd'hui, d'absoudre, avec une indulgence
discrète (une déférence, même), ces particularités d'atavisme destinées
à s'atténuer avec les générations. On ne peut extirper, sans danger, ces
espèces de taches de naissance,--qui, d'ailleurs, donnent du piquant à
une femme. Puis,--tout en reconnaissant, en soi-même, la fondamentale
frivolité de pareilles inclinations, on doit ne pas oublier qu'en de
certains milieux influents encore, et dont les préjugés sont par
conséquent ménageables, on peut être fier, négligemment, de laisser
constater, en sa femme, ces travers sacrés, flatteurs même, et qu'ainsi
l'on utilise. C'est une parure distinguée.

Ensuite, cela présente--en attendant qu'il soit trouvé mieux--des
garanties d'honnêteté conjugale des plus appréciables, aux yeux surtout
d'un homme d'Etat, absorbé par des labeurs d'affaires, de législature,
etc.,--qui, enfin, «n'a pas le temps» de veiller avec soin sur son
foyer. En somme donc, ces diverses tendances d'un tempérament imaginatif
constituant, à son estime, en sa chère femme, une sorte de préservatif
organique, une égide naturelle contre les nombreuses tentations si
fréquentes de l'existence moderne, Evariste,--bien qu'hostile, en
principe, à leur essence,--avait fait, en bon opportuniste, la part du
feu. Que lui importait, après tout? Ne vivons-nous pas en un siècle de
pensée libre? Eh bien! du moment où cela non seulement ne le gênait pas,
mais--redisons-le--lui pouvait être utile, flatteur même, entre temps,
pourquoi ce clairvoyant époux eût-il risqué sa quiétude, en essayant,
sans profit, de guérir sa femme de cette maladie incurable et natale
qu'on appelle l'âme?... Tout pesé, ce vice de conformation ne lui
semblait pas absolument rédhibitoire.

Presque toute l'année, les Rousseau-Latouche habitaient leur belle
maison de l'avenue des Ternes. L'été, aux vacances de la Chambre,
Evariste emmenait sa femme en une délicieuse maison de campagne, aux
environ de Sceaux. Comme on n'y recevait pas, les soirées étaient,
parfois, un peu longues; mais on se levait de meilleure heure. Un peu de
solitude, cela retrempe et rassoit l'esprit.

De grands jardins, un bouquet de bois, de belles attenances, entouraient
cette propriété d'agrément. N'étant pas insensible aux charmes de la
nature, M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures, en veston de
coutil à boutonnière enrubannée et le chef abrité d'un panama contre les
feux de l'aurore, ne se refusait pas, tout comme un simple mortel, à
parcourir, le sécateur officiel en main, ses allées bordurées de
rosiers, d'arbres fruitiers et de melonnières. Puis, jusqu'à l'heure du
déjeuner, il s'enfermait en son cabinet, y dépouillait sa
correspondance, lisait, en ses journaux, les échos du jour, et songeait
mûrement à des projets de loi--qu'il s'efforçait même de trouver
urgents, étant un homme de bonne volonté.

Pendant la journée, madame s'occupait des nécessiteux que le curé de la
localité lui avait recommandés:--ce qui, avec un peu de musique et de
lecture, suffisait à combler les six semaines que l'on passait en cet
exil.

Vers la fin de juillet, l'an dernier, les Rousseau-Latouche reçurent, à
l'improviste, la visite exceptionnelle d'un jeune parent venu de
Jumièges, la vieille ville, et venu pour voir Paris--sans autre motif.
Peut-être s'y fixerait-il, selon des circonstances--si difficiles à
prévoir aujourd'hui.

M. Bénédict d'Allepraine se trouvait être le cousin germain de
Frédérique. Il était plus jeune qu'elle d'environ six années. Ils
avaient joué ensemble, autrefois, chez leurs parents; et, sans s'être
revus depuis l'adolescence, ils avaient toujours trouvé, dans leurs
lettres de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant l'un à
l'autre. C'était un jeune homme assez beau, peu parleur, d'une douceur
tout à fait grave et charmante, de grande distinction d'esprit et de
manières parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât (mais avec
sympathie) un peu «provinciales».

Or, par une coïncidence vraiment singulière, étant surtout donnée la
rareté de ces sortes de caractères, la nature intellectuelle de Bénédict
d'Allepraine se trouvait être pareille à celle de Frédérique. Oui, le
tour essentiellement pensif de son esprit l'avait malheureusement
conduit à certain dédain des choses terre à terre et à l'amour exclusif
des choses d'en haut: ceci au point que sa fortune, bien que des plus
modestes, lui suffisait, et qu'il ne s'ingéniait en rien pour
l'augmenter, ce qui confinait à l'imprévoyance.

Ce n'était pas qu'il fût né poète; il l'était plutôt _devenu_, par un
ensemble de raisonnements logiques et, disons-le tout bas, des plus
solides, à la vue de toutes les feuilles sèches dont se payent, jusqu'à
la mort, la plupart des individus soi-disant positifs. S'il acceptait de
«croire» un peu par force, aux réalités relatives dont nous relevons
tous, bon ou mal gré nous, c'était avec un enjouement qui laissait
deviner la mince estime qu'il professait pour la tyrannie bien
momentanée de ces choses. Bref, il s'était, de très bonne heure--et ceci
grâce à des instincts natals--détaché de bien des ambitions, de bien des
désirs, et ne reconnaissait, pour méritant le titre de sérieux, que ce
qui correspondait aux goûts sagement divins de son âme.

Hâtons-nous d'ajouter que, dans ses relations, c'était un coeur d'une
droiture excessive, incapable d'un adultère, d'une lâcheté, d'une
indélicatesse, et que cette qualité, comme le rayon d'une étoile,
transparaissait de sa personne. Quelque réfractaire qu'il se jugeât
quant à l'action violente, s'il eût découvert, au monde, telle belle
cause à défendre qui ne fût illusoire qu'à, demi, certes il se fût donné
la peine d'être ce que les passants appellent un homme, et de façon,
même, probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant,
l'incapacité de ceux qui l'eussent raillé sur les nuages de ses idées
généreuses; mais, cette belle cause, il ne l'entrevoyait guère au milieu
du farouche conflit d'intérêts qui, de nos jours, étouffe d'avance, sous
le ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi que ce soit
d'élevé, de désintéressé, de digne d'être.--S'isolant donc en soi-même,
avec une grande mélancolie, c'était comme s'il se fût fait naturaliser
d'un autre monde.

Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche; on
s'ennuyait, parfois; ce jeune homme représentait, au moins pour
Evariste, quelques heures plus agréables, une distraction. Puis, il
était de la famille, M. d'Allepraine dut céder à l'invitation formelle
de passer les vacances avec eux.

En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s'étant reconnus _du même
pays_, se mirent, naturellement, à s'aimer d'un amour idéal, aussi
chaste que profond, et que sa candeur même légitimait presque
absolument. Certes ils n'étaient pas sans tristesse; mais leur sentiment
était plus haut que ce qui leur causait cette tristesse.--Oh! cependant,
ne pas s'être épousés! Quel éternel soupir! Quel morne serrement de
coeur!

L'épreuve était lourde.--Sans doute ils expiaient quelque ancestral
crime! Il fallait subir, sans faiblesse, la douleur que Dieu leur
accordait, douleur si rude qu'ils pouvaient se croire des élus.

Rousseau-Latouche, en homme de tact, s'aperçut très vite de ce nébuleux
sentiment dont leurs organismes moins équilibrés que le sien, les
rendaient victimes. Comment l'eussent-ils dissimulé? C'était lisible en
leur innocence même--en la réserve qu'ils se témoignaient.

Evariste,--nous l'avons donné à entendre,--était un de ces hommes qui
s'expliquent les choses sans jamais s'emporter, son calme énergique lui
conférant le don d'_étiqueter_ toujours, d'une manière sérielle, un fait
quelconque, sans l'isoler de son ambiance,--et, par conséquent, de le
dominer, en l'utilisant même, s'il se pouvait,--dans la mesure du
convenable, bien entendu.

Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat, fut de congédier
Bénédict sous un prétexte poli, le second fut tout autre, après
réflexion:--toute autre!

Étant données, en effet, ces deux natures «phénoménales», il fallait
bien se garder, au contraire, de renforcer, en le contrecarrant, en
ayant même l'air de le remarquer, cette sorte d'«angélisme» futile, ce
cousinage idéal dont il redevait à lui-même de dédaigner d'être jaloux,
du moment où il en tenait solidement l'objet réel. Leur honnêteté, qu'il
sentait impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait qu'être
flatté, dans sa vanité d'homme de quarante-cinq ans, d'avoir pour femme
une personne, qu'un jeune homme aimait--et aimerait--_en vain_! La
_qualité_ de leur inclination réciproque, il la comprenait exactement.
C'était une sorte d'affectif, de morbide et vague penchant, éclos de
trop mystiques aspirations et sans plus de consistance matérielle que le
vertige résulté d'un duo de musique allemande, chanté avec
une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui,
Rousseau-Latouche, d'un peu de circonspection pour circonscrire ce
prétendu «amour» dans ces mêmes nuages d'où il émanait, et paralyser,
d'avance, en lui, toutes échappées vers nos pâles mais importantes
réalités. Il était bon de temporiser. Rien d'alarmant, en cette fumée
juvénile, qui se dégageait--d'un couple de cerveaux ébriolés par une
manière de tour de valse,--dans l'azur, et qui se disséminerait de
soi-même au vent des désillusions de chaque jour.

Tous deux étaient, à n'en pas douter, d'une intégrité de conscience
aussi évidente que la transparence du cristal de roche; ils étaient
incapables d'un abus de confiance, d'une déshonnête chute en nos
grossièretés sensuelles,--enfin d'un adultère, pourvu, bien entendu, que
le Hasard ne vînt pas les tenter outre mesure. Son mariage leur était
aussi désespérant que sacré,--car leur nature était de prendre au
sérieux ces sortes de choses au point qu'ils eussent rougi de
s'embrasser en cachette comme d'une insulte mutuelle! Dès lors, tous
deux ne méritaient, au fond--(avec son estime!)--qu'un doux sourire. Il
était l'homme,--eux étaient des enfants,--des «bébés» ivres
d'intangible!--Conclusion: la ligne de conduite que lui dictaient la
plus élémentaire prudence et le sentiment de sa rationnelle supériorité,
devait être de fermer les yeux, de ne rien brusquer, de laisser, enfin,
s'user, faute d'aliment physique, ce platonique «amour»
qui,--supposait-il,--si nulle absolvable occasion, nulle circonstance...
irrésistible... ne leur était offerte, pour ainsi _de force_, n'avait
rien de vraiment sérieux,--et qu'au surplus les souffles hivernaux de la
rentrée à Paris (en admettant, par impossible, qu'il durât jusque-là)
dissiperaient comme un mirage. Il n'en resterait entre eux trois qu'un
innocent souvenir de villégiature,--agréable, même, à tout prendre.

Cependant, les soirs,--dans les promenades aux jardins,--au déjeuner, au
dîner, surtout dans le salon, lorsqu'on s'y attardait en
causerie,--quelle que fût la retenue froide qu'ils se témoignaient,
Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne parler que
d'«idéalités» de _surexistence par delà le trépas_, d'unions futures, de
nuptiales fusions célestes,--ou de choses d'un art très élevé,--choses
qui, pour M. Rousseau-Latouche, n'étaient, au fond, que des rêveries,
des jeux d'esprit, du clinquant.

En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener la conversation sur un
terrain plus solide,--le terrain politique par exemple:--on l'écoutait,
certes, avec la déférence qui lui était due; mais, s'il s'agissait de
lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop peu versés en ces
questions graves, et aussi d'une intelligence trop insuffisamment
pratique, pour se permettre de risquer un avis en cette matière.--De
sorte que, par d'insensibles fissures, la conversation glissait entre
les mains (cependant bien serrées) du conversateur, et s'enfuyait en
rêves mystiques. Bref, ils avaient l'air de fiancés que séparait un
tuteur opiniâtre, et qui, à force d'ennuis, devenus insoucieux de se
posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs malles devant lui,
Rousseau-Latouche, député du centre, pour les sphères éthérées.

C'était l'absurde s'installant dans la vie réelle.

Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels Evariste, tout en
n'ayant qu'à se louer de sa femme et de Bénédict au point de vue des
convenances, en était tout doucement arrivé à se sentir comme _étranger_
chez lui. Il ne pouvait s'expliquer ce phénomène, trouvant au-dessous de
sa dignité de prendre au sérieux l'impalpable. Bien souvent il avait eu,
de nouveau, la violente démangeaison de congédier Bénédict,--poliment,
mais en ayant soin d'isoler Frédérique de cette scène d'adieux qui,
présumait-il, ne se fût point terminée sans tiédeur. Et toujours le
motif qui l'avait maintenu dans l'espèce de neutralité modérée dont il
avait préféré l'option dès le principe, n'était autre que la dédaigneuse
pitié qu'il ressentait, disons-nous, pour cet immatériel amour, et qu'il
eût eu l'air de reconnaître, comme VALABLE, en s'effarouchant. Oui,
c'était un homme trop soucieux de sa dignité morale pour accéder à cette
concession risible.

A de certains moments, il en venait à _regretter_ de ne pouvoir,
vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé sur la moindre
inconséquence de leur part. C'est qu'il avait affaire non pas à des
amoureux de la vie, mais à des amants de la Vie. A la fin, ceci l'énerva
jusqu'à refroidir l'amour que Frédérique lui avait inspiré si longtemps.
Les êtres _trop_ équilibrés ne pardonnent pas volontiers l'âme, lorsque,
par des riens inintelligibles pour eux (mais très sensibles), elle les
humilie de son inviolable présence. L'âme prend, alors, à leurs yeux,
les proportions d'un grief: et, même amoureux, cela les dégoûte bientôt
de tout corps affligé de cette infirmité.

C'est pourquoi l'idée vint à Evariste,--l'idée étrange et cependant
_naturelle_!--de les humilier à son tour, de leur montrer, de leur
PROUVER qu'ils étaient, «au fond», des êtres de chair et d'os comme lui,
et comme «tout le monde»!... Et que, sous les dehors de leurs belles
phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi creuses qu'idéales, se
cachaient les sens purement _humains_ d'une passion _très banale_!... Et
que ce n'était pas la peine de le prendre de si haut avec les choses
terrestres, quand après tout l'on n'en faisait fi qu'en paroles!

Il se mit donc--sans trop se rendre compte de la vilenie compassée d'un
tel procédé--à leur tendre des pièges! à les laisser seuls, aux jardins,
par exemple,--alors qu'il les observait de loin, muni d'une forte
jumelle marine.--(Oh! certes, dès le premier baiser, par exemple, il
serait survenu, et leur eût, en souriant, fait constater leur hypocrite
faiblesse!)... Malheureusement pour lui, Frédérique et Bénédict ne
donnèrent, en ces occasions, aucune prise à ses remontrances, ne
réalisèrent pas son singulier _espoir_. Ils se parlèrent peu, et se
séparèrent bientôt, sans affectation, par simple convenance. Frédérique
devant aller rendre ses visites à des pauvres, Bénédict lui remettait un
peu d'or, pour l'aider en ces futilités toutes féminines. De là les
quelques paroles entre eux échangées. Evariste les trouvait au moins
imbéciles.

Le fait est qu'aux yeux d'un jeune homme ordinaire, de ce que l'on
appelle un Parisien, Bénédict eût passé pour un simple sot et Frédérique
pour une coquette s'amusant d'un provincial. Rien de plus. Cependant le
lien qui les unissait, pour vague qu'il fût, était, positivement, plus
solide que... s'ils eussent été coupables. Evariste, qui tout d'abord
s'était épuisé, en manifestations tendres, pour Frédérique (la sentant
comme s'échapper), avait renoncé à la lutte devant le dévoué sourire de
sa femme. Il semblait n'en être plus, à présent, que le propriétaire;
une dédaigneuse aversion pour cette malheureuse insensée s'aigrissait en
son raisonnable coeur centre-gauche. Cette énigmatique passion que
Bénédict et Frédérique paraissaient n'éprouver que sous condition
perpétuelle d'un sublime Futur, il finissait par la reconnaître pour la
plus vivace de toutes, pour l'indéracinable, celle sur quoi s'émoussent
tous les sarcasmes. Il sonda le mal d'un coup d'oeil: le divorce était
l'unique issue!--Il fallait le rendre inévitable, le _forcer_,--car
Frédérique, en bonne chrétienne, s'y fût refusée à l'amiable, le divorce
étant défendu.--L'indifférente résignation qu'elle avait mise à
supporter les cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d'avance,
outre mesure, et celui-ci ne s'illusionnait pas à cet égard.

En ces conjectures, le mieux d'en finir était le plus tôt: la situation
devenant intolérable.

L'épisode avait duré cinq semaines; c'était trop! Il en avait par-dessus
les oreilles! Ayant négligé, à force de souci, ses lotions normales de
teinture, sa barbe et ses cheveux étaient _devenus_ réellement gris. Il
fallait agir sans le moindre retard, car l'excellent homme comptait se
marier en toute hâte, aussitôt, s'il se pouvait, après le prononcé du
Tribunal.

Soudainement, il annonça donc le prochain retour à Paris, et
simula,--comme dans les romans et pièces de théâtre les plus
rudimentaires,--un départ de deux ou trois jours: il allait, disait-il,
jeter un coup d'oeil sur l'état de son hôtel en l'avenue des Ternes.

M. Rousseau-Latouche avait, tout justement, pour ami d'enfance, non
point le commissaire de police de Sceaux, mais un commissaire de police
des environs, qu'il avait fait nommer à ce poste.

Il alla donc le trouver et s'ouvrit à lui, ne lui taisant rien, lui
précisant les choses telles qu'elles étaient, avec une clarté
d'élocution dont il manquait à la Chambre, mais qu'il trouvait quand il
s'agissait d'élucider ses affaires personnelles.--Tout fut raconté à
dîner, en tête à tête.

Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire se rendît
un compte exact de la situation, qu'il finit par entrevoir, à la longue,
grâce à la sagacité spéciale qui est inhérente à cette profession.

On arriva donc, en tapinois, le _lendemain_ «du départ», afin de ne rien
brusquer, d'endormir tous soupçons. Deux heures après le dernier train
du soir, on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles d'Evariste,
dont toutes les mesures étaient prises.

Il faisait une nuit d'automne, superbe, douce, bien étoilée.

On monta l'escalier, sans faire le moindre bruit. Il était près d'une
heure du matin: le point capital était de les surprendre comme on dit,
_flagrante delicto_.

La porte du salon n'était pas fermée, on parlait à l'intérieur. Le
commissaire, avec des précautions extrêmes, ouvrit sans que la serrure
grinçât. Quel spectacle écoeurant s'offrit alors, à leurs yeux hagards!

Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun les mains jointes
sur le balcon d'une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus qu'en plein midi,
contemplaient, l'un vers l'autre, l'auguste nuit de lumière, avec des
regards d'espérance, et récitaient ensemble, à l'unisson, leur prière du
soir, d'une voix lente, mais dont la terrible simplicité d'accent
semblait devoir glacer le sourire des gens les plus éclairés.

A ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme saisi d'une sorte
d'hébétement grave: sur le moment, il eut, même, comme un vertige et
craignit pour sa raison!--Son ami, le froid commissaire de police,
reçut, entre ses bras, cet homme d'Etat chancelant, et d'un ton de
commisération profonde lui dit alors naïvement à l'oreille ce peu de
mots:

--Pauvre ami! Pas MÊME... _trompé_!...

La légende nous affirme (hâtons-nous de l'ajouter) qu'il se servit d'une
expression plus technique, chère à Molière.

Le fait est que pour l'honorable M. Rousseau-Latouche, ç'avait été jouer
de malheur d'être tombé sur deux êtres aussi... _intraitables_!




LE MEILLEUR AMOUR


Entre les êtres destinés non pas au bonheur convenu, mais au réel
bonheur, nous devons compter un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On
peut dire qu'il naquit sous une étoile heureuse, et que peu d'hommes, en
leur amour, furent plus favorisés que lui. Cependant, combien simple fut
son histoire!

Ce fut en 1882, à la brune d'un beau soir de septembre, qu'Yvaine et
Guilhem se rencontrèrent dans la campagne de Rennes, près d'une barrière
de prairie. Yvaine, fort jolie, avait seize ans; c'était la fille unique
d'une métayère presque pauvre; elles habitaient le gros bourg de
Boisfleury, près de la ville.

Ce soir-là, suivie de deux génisses et d'une demi-douzaine de brebis,
tout son troupeau, elle rentrait.

Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d'un garde-chasse du
baron de Quélern: il rentrait aussi, son gibier en gibecière. Tous deux,
s'étant regardés, s'étonnèrent de ne pas s'être vus plus tôt, car le
bourg n'était pas à plus de deux lieues de la chaumière du garde. Autour
d'eux, les champs de luzerne, les avoines fauchées, encore mêlées de
fleurs, et, venues du lointain, les senteurs des bois embaumaient l'air
vespéral. Ils se dirent quelques paroles.

Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu'elle avait au corsage. Guilhem lui
fit présent d'une belle perdrix rouge, et l'on se sépara sur un
rendez-vous que la jeune fille accorda sans hésiter, car on avait parlé
mariage--et Guilhem, tout de suite, lui avait plu.

Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury, dans un sentier
que l'automne parsemait déjà de feuilles dorées;--ce fut la main dans la
main qu'ils échangèrent de naïves confidences, sans même penser qu'ils
s'aimaient.--Puis, tous les jours, jusqu'à la fin d'octobre, Guilhem la
revit, se passionnant pour elle.

C'était un grave coeur plein de croyances, dont les sentiments étaient à
la fois purs, ardents et stables. Yvaine était joueuse, engageante et
d'un babil d'oiseau; peut-être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent
avec d'innocents baisers, de doux projets de ménage.

Et c'était une longue étreinte silencieuse, lorsqu'ils se quittaient.

Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour son père, le vieux garde
attribuait l'air nouvellement soucieux de son fils aux seules approches
du moment de la conscription--ce qui entrait pour une part, aussi, dans
la vérité.--L'ancien sergent lui donnait, à souper, des conseils pour
réussir au régiment.

                                   *

                                 *   *

Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec foi--sans remarquer
qu'Yvaine, étant seulement très jolie, mais sans une lueur de beauté, ne
pouvait être qu'incapable de sentiments bien solides.

Amoureuse, peut-être; amante, sa nature s'y refusait. Certes, elle se
fût peu défendue, s'il eût voulu, d'avance, en obtenir des privautés
conjugales plus sérieuses que des baisers et des étreintes; mais, en ce
croyant, une sorte d'effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre
des désirs, l'emportement de la passion, de tels entraînements, trop
oublieux de l'honneur, sentaient le sacrilège, et ceci les réfrénait.
Yvaine, de tempérament plus frivole, regrettait, au fond de ses idées,
qu'il eût si fort cette qualité du respect;--et même son inclination
pour lui s'en attiédit un peu. Elle avait envie de rire, parfois, de ce
trop grave amour--qu'elle comprenait à l'étourdie, et selon d'étroites
sensations; bref, elle eût bien préféré que Guilhem fût «plus amusant»;
mais un mari (se disait-elle), ce doit sans doute être comme cela,
_d'abord_.

Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au service militaire, elle
ressentait pour lui plutôt de l'amitié que de l'amour. Cependant, ils
échangèrent la bague; elle l'attendrait. Cinq ans de fidélité!
N'était-ce pas compter sur un rêve que d'y croire, l'ayant bien
regardée? Pourtant l'idée ne vint même pas à Guilhem qu'elle pût manquer
à sa parole.

Le matin de son départ, au moment de s'éloigner vers la ville, il lui
dit, la tenant embrassée: «Va, je reviendrai sous-lieutenant, avec la
croix.--Ah! mon Guilhem, lui répondit-elle (avec un accent si sincère
qu'elle en fut dupe elle-même sur le moment), si tu te faisais tuer à la
guerre, je te jure que je me ferais religieuse!» Il eut un
tressaillement: c'était la promesse inespérée! Dans un élan de tendresse
profonde, il lui ferma les paupières d'un long baiser... C'était scellé!
Ils étaient mari et femme. On s'écrirait toutes les semaines.--La
vérité, c'est qu'Yvaine l'avait entrevu en uniforme d'officier, ce qui
l'avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en pleurs, n'ayant l'un
de l'autre qu'une petite photographie, tirée par un artiste de passage,
au prix d'un franc.

Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d'Afrique et dirigé sur la
province d'Alger.

                                   *

                                 *   *

Les premières lettres furent pour tous deux une joie charmante, presque
aussi douce que les premiers rendez-vous. L'éloignement avait rendu
Guilhem, pour la jeune fille, une sorte de «chose défendue» dont on la
privait, et qu'elle désirait par cela même.

Puis, il y avait le devoir, maintenant qu'on s'était bien promis l'un à
l'autre.

En six mois, cependant, les pâlissements de l'absence altérèrent un peu
la constance déjà longue d'Yvaine. Elle soupirait et s'ennuyait de cette
monotonie, de cette solitude. Sa parole jurée lui pesait parfois comme
une chaîne. Elle en était revenue à l'amitié. Ses lettres, sa seule
distraction, demeuraient toutefois les mêmes, ayant pris le pli des
phrases tendres. Celles de Guilhem témoignaient qu'il ne vivait de plus
en plus que d'elle--et d'espoir. Mais quatre ans et demi encore!...
Naïve, elle bâillait, parfois, en y songeant. Sur ces entrefaites, le
père de Guilhem, le vieux garde Kerlis, mourut, laissant un pécule des
plus modestes, que Guilhem plaça, par correspondance, pour jusqu'à son
retour.

Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille, ayant disparu,
celles-ci respirèrent plus à l'aise. La mère Blein, des plus accortes et
jolie encore, devint de moeurs un peu libres.

Si bien qu'un jour, moins de dix mois après le départ de Guilhem, il
arriva comme si un absurde coup de vent eût passé tout à coup.

Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s'en laissa dire par
un jeune élève de marine, venu en congé, qui la séduisit à l'improviste
et dut, après deux jours, la laisser seule.

Elle comprit alors trop tard qu'elle avait commis, _en riant trop_,
l'irréparable.--Allons, c'était fini! Que faire? S'étourdir? Elle sentit
que la vie allait l'entraîner.

Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui l'installa, sans luxe
d'ailleurs. Bientôt, devenue fille galante, elle mena l'existence de
gros plaisirs qu'offre la province aux personnes désireuses de
«s'amuser».

Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait gardé, au fond du
coeur, un faible pour le passé lointain qu'elle avait trahi si
follement. Les lettres douces et réchauffantes qu'elle recevait toujours
formaient un tel contraste avec le ton dont les «autres» lui
parlaient!... Ne sachant d'elle que ce qu'elle lui en apprenait, le
soldat continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir. Il est des
soupirs qui éclairent: elle l'appréciait davantage, à présent!... De
sorte que, sans bien se rendre compte de ce qu'elle osait, elle lui
répondait avec la candeur d'autrefois, qu'elle retrouvait en lui
écrivant--lui laissant croire, par un jeu triste et pour gagner du
temps, qu'elle était toujours celle qu'il avait connue.

Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien. Comment y renoncer?
Pourquoi le rendre si vite malheureux? Ne saurait-il pas toujours assez
tôt? Elle devait s'efforcer de faire durer l'illusion de Guilhem jusqu'à
la fin, s'il était possible. «Il a encore trois années!» se
disait-elle;--et cela l'enhardissait. Et puis, elle ne pouvait s'en
empêcher. C'était son seul et poignant bonheur.--«Tant mieux, s'il vient
me tuer, quand il apprendra mon inconduite!... pensait-elle. Soyons
_heureux_ d'ici là!»--Ce qui ne l'empêchait pas, lancée comme elle
était, de continuer, dans les intervalles, son train de fille qui
s'étourdit et se donne «du bon temps» avec les étudiants et les
officiers.

Tout à coup, plus de lettres. C'était la cinquième année, aux premiers
mois seulement.

Ce silence brusque la remplit d'une angoisse violente. Saurait-il?
A-t-il appris? Elle en fut d'autant plus consternée qu'au moment où ce
silence compta plusieurs semaines, elle se trouvait à l'hospice,
officiellement soignée, pour un mal abominable, gagné au cours de sa vie
joyeuse, et qui la défigurait. Voici ce qui s'était passé:

Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort de son grave amour
et sûr de sa fiancée, s'était bientôt fait remarquer comme soldat
solide, studieux, exemplaire. Il lui semblait, chaque jour, qu'il
gagnait Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa conduite irréprochable.
Ne vivant que des lettres qu'il recevait de France, et qui lui
remplissaient le coeur, Yvaine était là, pour lui! L'absence la
multipliait, sous le beau ciel oriental, et la mélancolie du désir l'y
faisait apparaître encore plus charmante, plus délicieuse que dans les
champs bretons. La joie, certaine pour lui, de l'avoir pour femme,--il
l'éprouvait ainsi, d'avance, et chaque jour l'en rapprochait.

Lorsqu'il passa maréchal des logis avec la médaille militaire, son fier
contentement se doubla de l'écrire à sa digne et chère petite femme!...
Ah! comme, en son être, les mots foi, patrie, honneur, foyer,
conservaient toutes leurs vibrations virginales,--grâce à ce pur
sentiment qu'il avait emporté du pays!... Au point d'inaltérable
confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant les phrases où parfois
un mot trouble eût dû l'étonner, faisait la demande et la réponse--et
justifiait tout.

Étant supposé qu'il eût soudainement appris de quelqu'un la réalité et
qu'à force de preuves l'évidence eût fait chanceler sa foi, quel noir
dégoût, quel poison, quelle horreur de vivre! Quel effondrement! Certes,
celui qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte «d'être dans le
vrai», n'eût-il pas été, dans son zèle aussi niais que maudissable, bien
moins un ami qu'un meurtrier? Les braves lettres de son honnête et
sainte petite Yvaine, n'était-ce pas pour lui le réel bonheur au milieu
de cette séparation forcée, mais saturée d'espérance, qui était, au
fond, la plus grande chance de sa vie? N'était-ce pas même le seul
bonheur possible, entre eux, que cette ombre?

En admettant que son numéro l'eût exempté du service et qu'il eût
épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence! Après les ivresses
brèves, lorsqu'il se serait aperçu de la futile, oisive, inconsistante,
coquette et dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets il eût
versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le foyer conjugal!...

Quel ennui bientôt! quelle vieillesse redoutable! quelle solitude à
deux, si toutefois une légèreté de sa femme n'eût pas amené quelque
tragique dénouement!

Eh bien! au lieu de ce résultat _positif_ du bonheur soi-disant réalisé,
sa bonne étoile d'homme prédestiné à n'être que _réellement_ heureux
l'avait comblé de ces quatre ans et demi de félicité sans nuage, faite
d'espoir bien fondé, d'absence illusoire, de réconfortants souvenirs
chaque jour revécus! Et cela grâce à la duplicité mêlée d'effroi, grâce,
enfin, à la duplicité pardonnable de celle qu'il ne pouvait
soupçonner!... _Pardonnable?_ avons-nous dit. Certes, comment, en effet,
juger «coupables» ou «innocentes» ces sortes de natures?

Autant prétendre les alouettes criminelles parce qu'elles ne peuvent
résister au miroir!

Et si l'on objecte que ce bonheur n'était que le fruit d'un mensonge,
nous répondrons: cela prouve que, pour ceux qui en sont dignes, un Dieu
fait toujours naître le bien du mal. D'ailleurs, dans ce bas monde, quel
est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque mensonge?

Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième année, Guilhem fut
réveillé par le clairon. C'était une révolte d'Arabes. Il sauta en
selle; on chargea.

L'escarmouche fut chaude; mais, moins d'une heure après, le mouvement
séditieux était réprimé.

Comme l'on revenait au campement, sous la clarté des étoiles, deux ou
trois coups de feu lointains, attardés, retentirent; des balles
sifflèrent--et, soudain, se glissant du milieu des alfas, entre les
chevaux, une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à venger un
mort.

En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci levait son sabre,
l'Arabe étendit son flissah. De bas en haut, l'arme traversa la poitrine
de Guilhem, qui s'inclina, mourant, sur l'encolure de son cheval,
pendant que l'indigène disparaissait sous une étendue de dattiers, au
long de la route.

On l'étendit sur une civière; mais il fit signe de s'arrêter; il
n'arriverait pas vivant. C'était fini.

La pleine lune, au grand ciel africain, éclairait le groupe militaire.

Le voyant, d'instants en instants, s'éteindre, tous ceux qui
l'entouraient, l'estimaient et l'aimaient, sentaient leurs yeux se
mouiller et le contemplaient, tête nue.

Il tira de sa poitrine la petite photographie de la fiancée vénérée,
qu'il ne devait plus revoir, _mais qui lui avait juré, s'il était tué à
la guerre, de se consacrer à Dieu_.

Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas, _qu'en
soi-même_, et que, par miracle, sa foi l'avait protégé contre tout
scandale extérieur, emportant ses nobles et pures croyances préservées,
il fit le signe de la croix. Alors, le visage rayonnant d'une joie
extatique, tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l'image de sa
chère et sainte femme, il expira doucement, d'un air d'élu.




LES FILLES DE MILTON


La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans
qu'un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement,
avec des yeux pénétrés d'une douce et poignante mélancolie, puis d'une
voix languissante:

--Ma mère, enfin, lorsqu'un homme devenu débile et d'un esprit fatigué,
d'une intraitable humeur, n'est plus en état d'être utile aux siens ni à
personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait sourire les
passants, paraît s'augmenter aux approches d'une seconde
enfance,--est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu... de
lui faire miséricorde... jusqu'à le rappeler le plus tôt possible vers
la lumière... vers la vie éternelle?

La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.

--C'est qu'en vérité me viennent des songeries... dangereuses! continua
Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que je
me contiens mal de m'enfuir d'ici, parfois--pour bientôt revenir vous
porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du pain! Qu'importe le
prix dont je les aurais payés!

--Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi, dans l'épreuve,
et ne murmurer jamais: voilà tout ce qu'il faut.

--Mais... j'ai vingt ans, moi! Tu l'oublies peut-être un peu, mère.

--Demain... tu auras mon âge. Tu verras... si tu y parviens.

--Ce soir n'est pas demain.

--Tais-toi.

Un silence.

--Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur... espère, ma fille.

A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout,
glacée et sévère.

--Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre ces murs couleur de
sang! Quel d'entre eux voudrait pour femme de la fille d'un vieux rimeur
sans pain, qui vota pour la mort de son roi? Je n'espère pas même... un
pauvre ministre de Dieu... que le péril d'encourir la froideur du
dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main...

--Ton père a fait son devoir selon sa conscience!

--Les hommes austères devraient se passer d'enfants! murmura la jeune
fille.

--Déborah!... tu es cruelle pour d'autres que pour lui!

--Oh! pardon, ma mère!

Elle frappa de son poing léger la table nue.

--C'est qu'aussi, à la fin, c'est horrible, cela! Toujours des rêves!...
des cieux!... des anges, des démons qui ressemblent à des formes de
nuages! Le ton dont ils parlent tout harnachés de leurs grelots de rimes
sonores, fait douter de la réalité qu'ils représentent: elle se tait,
l'agissante réalité. C'était bien la peine de devenir aveugle, pour voir
au fond de l'obscurité éternelle passer tant de creux fantômes. La foi
se nie dans une phrase trop bien cadencée, et qui attire l'attention sur
elle en détournant l'esprit de ce qu'elle énonce. On dit: «Je crois!» et
c'est fini. Peindre le ciel et l'enfer! Et le Paradis terrestre! Et
l'histoire de l'infortuné couple d'êtres dont nous descendons tous! O
tintement insupportable de mots vides! Creux travail! Et il faut, nous,
ma soeur et moi, s'atteler à la besogne! écrire, muettes, ces
divagations déraisonnables! Attendre, des fois, une heure, des vers
qu'il faut souvent raturer... Et quand nous dormons sur le papier, nous
réveiller à jeun, parfois,--et faire aller la plume... et toujours et
encore mettre du noir sur du blanc... et jeter là dedans notre jeunesse
annulée... alors qu'il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des
tables bien servies et de beaux jeunes hommes,--qui vous feraient un
accueil charmant!

Elle se tut.

--Mauvaises pensées! Résigne-toi!

--Des mots! Tu as faim, j'ai faim!... Voilà la vérité.

--Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous
savoir dans une détresse dont il est la cause.

--Allons! Deux choses le nourrissent: l'orgueil et la foi. Les poètes
sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des
leurs et des peines qu'ils font supporter à ce qui les entoure. Rien ne
les atteint! ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire qu'il
s'imagine que ce «Paradis perdu» dominera les mémoires dans la
Postérité! Dérision! Le libraire n'en donnera pas ce qu'a coûté le
papier,--qu'il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en
haillons; mais il est aveugle, et c'est de ses rimes, non de ses filles,
qu'il est fier!... Et bourru jusqu'à nous battre! Non: c'est trop, je
n'obéirai plus!

--Que veux-tu qu'il fasse?

--Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom, s'expatrier, vivre! Ma
soeur est jolie, et je suis belle. Eh bien, après?

--Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!

--L'honneur des filles d'un vieux régicide?... D'un homme qui a
participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot,--l'honneur! Tu
plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l'honnêteté, voilà tout... On
hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent... Nous
ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur», devant ceux qui ont
qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.

--Tu parles comme il parlerait, s'il pensait comme toi. Mais il est des
hommes qui souriraient de ce que tu dis.

--Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs: ce qui me dispenserait
d'essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d'être fière
de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés,--et c'est fini.

--J'ai l'idée que nous pourrions peut-être emprunter quelque argent, si
peu que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui avons rien demandé, jamais,
à celui-là.

--Oui, je crois qu'il cherche à ne plus nous connaître, et qu'il n'ose
pas être assez lâche, sans quelque motif. Il nous prêterait, sûr de
n'être pas remboursé, et s'en autoriserait pour ne plus nous voir. Tu as
raison. Veux-tu que j'aille, seule ou avec toi? Ne plus nous
reconnaître! Il achèterait bien ce droit-là... deux écus, je pense.

La vieille, regardant par la fenêtre:

--Voilà, justement, M. Lindson;--on pourrait.

--J'y vais.

Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd fagot.

--Là!

Emma Milton courut à la huche, l'ouvrit, fureta derrière les assiettes
de terre, et la referma, frappant les deux battants avec violence.

--Comment? Rien?... Où est le pain?

Silence.

--...

--Ta soeur est allée chercher quelque chose...

--Ah! Est-ce que le libraire a donné?

--Non, c'est M. Lindson auquel elle est allée emprunter.

--Oui: mais ce n'est pas sûr qu'il donne.

Rentre Déborah.

--Deux shillings!

La vieille se cache la figure.

Après un instant:

--C'est Dieu qui nous les donne: remercions-le de sa miséricorde et
résignons-nous: il nous en donnera d'autres demain.

--C'est presque une aumône, dit Emma.

--Non, dit Déborah, c'est moins... je te dirai cela.

--Donne toujours, je cours chercher à manger.

Elle sort.

                   *       *       *       *       *

Milton parut.

Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son visage aux lignes
sévères, blêmi par les chagrins, son vaste front aux trois rides longues
et droites, ses yeux fixes et sans lumière, la noblesse mystique du tour
de son visage, ses grands cheveux aux longues mèches blanches partagées
au milieu... Un vieux pourpoint de velours marron et des chausses de
même,--et son grand col d'un blanc sali, noué par deux glands, ses
souliers à boucles et son chapeau puritain datant des jours de
Cromwell...

Il entra.

--Vous êtes là, n'est-ce pas? dit-il.

On ne lui répondit pas, tout d'abord.

--Oui, mon ami, dit la vieille femme.

Déborah eut un mouvement d'épaules, Emma sourit.

--Voici, mais écrivez lisiblement, ou je... Surtout ne changez pas les
mots qui me sont venus,--et n'interrompez pas, si je ne m'arrête... Vous
avez la manie de me souffler des mots qui me semblent justes, quand vous
me les dites, parce qu'ils m'étonnent..., et qui sonnent creux lorsque
vous relisez!... Le mot qui ne semble pas juste, isolément, est souvent
le plus exact, s'il vient d'ensemble: car il n'y a pas de mots, en
réalité: le seul poète est celui qui ne peut qu'aboyer magnifiquement sa
pensée... la rugir parfois,--la tonner souvent... Mais on ne l'entend
jamais que dans des rafales... Tant pis pour ceux qui n'entendent pas la
langue du pays d'où souffle en mes vers le vent de l'éternité...

«... Et pour donner à démarquer le ronronnement du vers, les images, les
expressions, les tours d'intelligence, le mouvement de la pensée,--cela
se prend comme rien, sans le savoir! Et avec un peu de main, on ne copie
pas, on singe. On fait servir cela à n'importe quelle niaiserie... qui
passera oubliée, mais qui, aujourd'hui, empêche l'attention sur l'oeuvre
d'où procède cette bulle vide... et seule payée,--car le monde creux ne
paie et n'estime que le vide... Qu'importe! la pensée seule vivra: les
mots changent et se démodent vite; la pensée seule vivra,--car au fond
des choses il n'y a ni mots ni phrases, ni rien autre chose que ce qui
anime ces voiles! La pensée seule apparaîtra... l'impression de l'oeuvre
seule restera!... Entre ces prétendus poètes, je suis comme un vivant
parmi les morts, un homme parmi des singes, un lion dévoré par des rats.
Jésus-Christ m'a montré la route: je sais comment les hommes accueillent
un Dieu. J'aurai le sort des prophètes. Je me résigne à ce que l'homme
se moque, à mon sujet, de ma pauvreté... Car si j'étais riche,--ah! quel
grand poète ils me trouveraient, l'émule, au moins, de M. Tom Craik,
l'auteur des... l'immortel nom m'échappe...

«Allons! Comme j'ai mal à l'estomac, mon Dieu! Mais, c'est peut-être un
peu--la faim? Allons, ce n'est rien. D'ailleurs, vous devez être à jeun,
mes filles, vous aussi? Car, si je me rappelle, il n'y a plus rien?
Donc, rendons gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé... Ce ridicule est
moins pénible que l'indigestion de ceux dont l'espièglerie misérable
nous vole le nécessaire... Écrivez. Pourquoi ne dites-vous rien?
Êtes-vous là seulement?

«Nous les plaignons d'avoir été assez bêtes pour se donner un mauvais
estomac à force de rire de notre jeûne: chacun son lot: ce sont des gens
qui ne trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus divertissant
que d'escamoter le pain de leurs frères,--pour ricaner de les voir
maigrir, faute d'aliments. Ils n'oublient qu'une chose, c'est qu'il est
aussi ridicule de mourir d'indigestion que de faim, d'embonpoint que de
maigreur,--et qu'ils mourront sans rire, même de nous.

«Ma fille, tiens, je t'en prie, je t'en supplie,--ne me fais pas parler
davantage d'autre chose que de... Obéis-moi! Je suis ton père! tiens, me
voici à tes genoux!

--Mon père! voyez quelle exaltation! Ce que vous faites est-il
raisonnable? Devant un pareil acte, comment penser que vous jouissez du
bon sens nécessaire pour dicter des choses lisibles, comme du temps où
vous écriviez?... Croyez-vous! C'est dans l'intérêt de votre gloire que
nous vous supplions de vous mettre au lit, de vous reposer.

--Ah! cruelle enfant! Sois... non, je ne veux pas maudire personne, pas
même celle qui... Sache que c'est le souffle de Dieu! O murmures du
souffle de Dieu! O misère de l'humilité divine! Il faut le bon vouloir
de ces péronnelles pour qu'on entende murmurer en des vers le souffle de
Dieu!... Vois, vieillard, comme ton oeuvre...

Les filles n'étaient pas toujours rebelles à l'irascible vieillard.

Alors, à tâtons, dans l'obscurité, il atteignit le dossier d'un siège,
auprès de la table, s'assit, s'accouda, fermant les paupières.

... Et voici que la voix de Milton, lente et sublime... Il disait:

«Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première...»

Et ce fut un texte inconnu des générations.

C'était une éruption d'images où des pensées se symbolisaient en grands
éclairs,--et la voix oublieuse de l'heure de la nuit sonnait, vibrante,
profonde, mélodieuse! Un ange passa dans l'inspiration, car il semblait
que l'on distinguât des frémissements d'ailes dans les mots sacrés qu'il
proférait. Et les cimes des arbres de l'Eden s'illuminaient d'aurores
perdues, et le chant matinal d'Ève, priant auprès des premières
fontaines, devant l'Adam candide et grave, qui adorait, en silence,--et
les reflets bleus du dragon s'enroulant autour de l'arbre défendu, et
l'impression de la première tentatrice de notre race,--oh! cela chantait
dans la transfiguration du vieux voyant...

A ces accents dont le souffle venait d'au delà de la terre, les trois
femmes, en des toilettes de nuit, dans le désordre du premier sommeil
quitté, l'une tenant une lampe qu'elles protégeaient de leurs mains
contre le vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où, dans
la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant des choses divines.

Les tiroirs.

La table.

A voix basse:

--Pas de papier! Quelle plume!... Elle n'a plus qu'un bec!

--Mon père, nous sommes là! Nous cherchons à écrire, mais vous allez
trop vite... et l'on ne peut suivre... Ce que vous dites a l'air très
bon, cette fois, je dois l'avouer... Si vous voulez bien recommencer,
sans vous emporter ainsi, et parler lentement... peut-être...

Après un grand silence et un grand frisson, Milton répondit à voix
basse, avec un soupir:

--Ah! il est trop tard, j'ai oublié.




ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU


LE DUC, _seul_.--Oublié déjà des hommes, gît, maintenant, en poussière,
à l'ombre de la Croix, le royal banni, dans le caveau deux fois funèbre
de Goritz. Là repose un homme qui a souffert et qui, sans une tache de
sang sur ses mains, jointes en son symbolique linceul, a comparu, sacré
seulement par l'agonie douloureuse et par la Mort, dans la lumière
divine. Son noble suaire, il le préféra, pour garder pure sa parole, au
souverain manteau de ses devanciers. Il dort, béni de ses serviteurs, en
cette commune foi que n'ont troublée ni les épreuves, ni les années, ni
la tombe, ni l'exil. C'est bien. Dormez, sire. Gloire à Dieu!

LE CHEVALIER, _entrant_.--Bonsoir, Monsieur le duc.--Encore cette
mélancolie?

LE DUC.--Elle me surprend moi-même, car voici déjà très longtemps que le
roi est mort.

LE CHEVALIER.--Ah! tout ce que vous voudrez; mais nous sommes jeunes!...
Entre nous, vivent les habits de deuil qui font ressortir la joie d'un
beau souper tout en lumière, sous les candélabres vermeils!... soupers
d'un régent enfin légitime. J'aimais le roi: j'ai pleuré sa noble mort.
Mais... il est mort. Voyez comme les Champs-Élysées sont beaux, ce soir!
A quand le luxe d'une cour spirituelle, intéressante, nouvelle?
L'industrie en sera plus vaillante, les femmes plus rieuses, le
numéraire plus fluide. Les lys refleuriront: en attendant Dieu n'empêche
pas les roses, au contraire. Entre nous, j'estime que vous voilà sauvés.
On respire. Nous pensons qu'en n'effarouchant point cette bourgeoisie,
nous neutraliserons de niaises défiances. Affaire de trois ou de cinq
ans. Deux législatures, et nous y sommes, sans autres coups de fusil.
Plus tôt, peut-être. Ah! la bonne revision qu'a la Chambre! Maintenant
on a le temps, l'or, la sincérité, l'hérédité. De plus, on est moderne,
donc possible. Entre nous on ressemblait, jusqu'à ce jour, à ces
derviches tourneurs qui s'entraînent sur un air mystérieux, suranné,
monotone. Le chef disparaît, la sarabande s'arrête et se retourne
apercevant la foule qui contemplait, en souriant, depuis un demi-siècle,
ce spectacle que nous lui donnions gratis.

«Nous voici bien réveillés et prêts à l'action; notre étoile sort,
enfin, des nuages; Allons! ne nous attardons pas en vaines doléances qui
ne ressusciteraient personne! Vivons avec les vivants. Après le droit
divin, le droit humain. Cinq dynasties ont passé; salut à la
sixième!--Depuis dix siècles nous avons fait succéder au cri de deuil le
cri d'espérance:--Vive donc le roi! seulement, le roi raisonnable d'une
vraie république, puissante et brillante! Pourquoi ce front soucieux?

LE DUC.--Que de plus dispos que moi demeurent dans la mêlée!

LE CHEVALIER.--Plaît-il?

LE DUC.--On laisse au soldat blessé le temps d'arrêt nécessaire pour
qu'il recueille ses forces.

LE CHEVALIER.--Il est des heures où resserrer seulement les rangs doit
suffire à soutenir les blessés. Se désintéresser du combat dans ces
instants, c'est favoriser l'ennemi.--Duc, le devoir est de se rallier au
prince nouveau.

LE DUC.--Je pensais connaître mon devoir, avec preuves à l'appui.

LE CHEVALIER.--Cependant, vous hésitez lorsqu'il s'agit de...
restreindre la part du feu.

LE DUC.--Que voulez-vous, Chevalier! Quelques-uns ne peuvent s'habituer
en vingt-quatre heures, à tel nouveau régime d'esprit et de croyances,
qui, étranger la veille, semble utile aujourd'hui, jusqu'à provoquer
l'enthousiasme. Ce zèle nous inquiète plus qu'il ne nous rassure. Bien
que nous inclinant avec déférence devant l'hérédité, le décret que
plusieurs de nos mandataires ont dicté à Goritz ne nous persuade pas,
d'emblée, que le récent principe enté sur l'ancien soit de vertu propre
à restreindre bien sérieusement la... part du feu, comme vous dites.

LE CHEVALIER.--Eh! ne serait-ce que d'un rien, la tâche en vaudrait la
peine, ici.

LE DUC.--Gardez cette sincère opinion pour le dessert de vos soupers.

LE CHEVALIER.--La vôtre serait, alors?

LE DUC.--Que l'ennemi même est moins à craindre qu'un douteux ami.

LE CHEVALIER.--De quel droit médire ainsi d'un prince encore inconnu?

LE DUC.--Inconnu? Jamais prince ne le fut tout à fait de ses partisans.
Au surplus, je n'ai prétendu vous faire part que de l'impression d'une
conscience plutôt anxieuse que malveillante.

LE CHEVALIER.--Qu'elle se rassure! Il est des garanties d'intérêt et de
nécessité; nos chefs les ont pesées, ayant acquis cette capacité,
doublée par l'expérience, dont les résultats déjà...

LE DUC.--... sont d'avoir conduit un roi de France au sépulcre après
cinquante-trois ans d'exil.

LE CHEVALIER.--Qui pouvait faire mieux?

LE DUC.--Ou pis?

LE CHEVALIER.--Ah! sortons d'abord de la République! Nous discuterons
après!

LE DUC.--On hésite, vous dis-je, à sortir, même de Charybde, lorsque
c'est à seule condition de mettre le cap sur Scylla.

LE CHEVALIER.--Quelles brusques réformes désirez-vous donc? Il est des
transitions indispensables! Entre la lourde nuit et l'aurore, il y a le
crépuscule!

LE DUC.--Nous avons connu l'aurore et le jour,--et... il se fait tard.

LE CHEVALIER.--Mais vous êtes,--nous sommes chrétiens! L'Espérance est
le premier devoir des hommes de foi!...

LE DUC.--Prenez garde.--La foi s'appuie sur... la tradition...

LE CHEVALIER.--Ah! Monsieur le Duc, nul ne doit plus invoquer, ici, la
tradition!--«_A quoi juger de l'arbre? A ses fruits._» Or, n'attendant
même pas qu'il ait revêtu son feuillage pour le condamner, ne préjugeons
pas, en téméraires, au nom (voulez-vous dire) de l'_espèce_ dont son
germe serait pénétré,--car il se trouve, par un véritable miracle, _que
l'espèce est double_ _désormais de cet arbre mystérieux_! Sa production
future est donc tout à fait irrévélée. En supposant même que l'un des
deux germes fût, hier, ainsi aveuglément condamnable, la vertu de
l'autre, venant se greffer sur lui, le devoir devient, tout d'abord, de
n'attendre que les meilleurs fruits de tous les deux, n'ayant pas
l'expérience de leur avenir.--Souvenons-nous attentivement!--Est-ce un
simple siège fleurdelisé d'or ou bien le trône de France que ce jeune
homme, à la fois Orléans et Bourbon, est venu revendiquer à Frohsdorff,
et, sujet soumis, demander à son roi? Strictement, le trône lui était
transmissible sans cette grave, généreuse et humble démarche. S'il vous
plaît de n'y constater qu'un acte d'adresse, il est permis de remarquer
que cette adresse, loin d'être défendue, était salutaire pour tous. A
présent, de quoi donc hérite, au profond de son être, l'héritier d'une
dynastie sinon du principe vivant qui, seul, constitue le droit de cette
dynastie? C'est là l'héritage dont monseigneur le Comte de Paris s'est
fait, quand même, le légataire. Et le voici en possession. En présence
du fait accompli nous ne devons plus voir, en lui, que le dauphin de
France, _devenu_ absolument chef de nom et d'armes de la Maison même de
l'Etat. Si vous commencez par manquer de confiance en lui, de quel
exemple lui serez-vous?... De quel droit en attendrez-vous le salut?
Triste gage de concorde offert à la nation que le spectacle, déjà, d'une
hésitation pareille! Quels que soient les prétextes de votre réserve,
oublieux vous-même de cette vertu dont le souverain sacré peut augmenter
ou transfigurer, en son divin éclair, l'âme d'un prince, en supposant
qu'il en soit besoin?... pourquoi mêler à tout hasard les vaines fumées
du doute à la lumière de son avènement? Non. Le devoir est de se
rappeler qu'un roi de France, au moment où il le devient, entend, tout à
coup, l'auguste sens des vieilles paroles au nom desquelles, seulement,
nous fléchissons le genou devant la majesté de leur élu!... Et que nulle
douleur ne puisse nous égarer au point d'en douter jamais.

LE DUC.--Casuiste, l'onction manque. Toutefois, il y a du vrai dans
votre sagace homélie.

LE CHEVALIER.--Il y a la confiance, quand même, dans le
principe!...--Aidons le roi, vous dis-je. C'est déjà très heureux d'en
avoir un de possible par le temps qui court.

LE DUC.--Monsieur le chevalier,--nous sommes, entendez-vous, le respect,
le devoir et le dévouement. Il ne s'agit que de nous les
inspirer!...--Si nos convictions avaient pour base l'intérêt seul, nos
sentiments seraient de même qualité que ceux du vulgaire; le respect ne
serait qu'une attitude; le devoir, qu'une conviction; le dévouement,
qu'un feu de paille. Or, nous sommes des hommes de foi, ne suivant que
des hommes de foi. Notre valeur politique, notre militante influence,
notre bonne disposition constante dépendent, nous le disons toujours,
des vues, des croyances et de la conduite morale de qui tient l'autorité
dans notre pays.--Au premier ordre, nous saurons bien ce que... nous
aurons à faire.

LE CHEVALIER.--Ce que nous aurons à faire? Obéir!

LE DUC.--Un instant.--Avant d'être royaliste, je suis chrétien.

LE CHEVALIER.--Avant d'être chrétien, je suis homme!

LE DUC.--Alors, soyez républicain: ce n'est pas la peine de changer.

LE CHEVALIER.--Eh! Quel roi serait assez simple pour attenter au crédit
de ce qui le sacre!... La Religion doit, seulement, s'éclairer _autour_
du dogme: c'est l'arrière-pensée de tous! Que l'on en convienne oui ou
non, nous vivons dans un siècle de lumières.

LE DUC.--Je suis de ces obscurantistes qui pensent que le christianisme
n'a de leçons à recevoir de personne. Aucune épreuve--ni l'indifférence,
ni les détresses,--ni les nuls soucis de ceux-là qui donnent la mesure
de leurs âmes en un clignement d'oeil aussi vide que mensonger,--ne nous
fera troquer jamais notre foi, ce droit d'aînesse, pour tous les plats
de lentilles du Progrès.--Cette réserve bien établie, nous croyons à
l'oeuvre de la délivrance, de clémence, de bien-être et d'équité que
l'effort humain fonde, _providentiellement_, de jour en jour, et dont on
déshonore l'esprit.

LE CHEVALIER.--Mais nous sommes partisans de tous les nobles élans de
l'intelligence, comme de toutes les sages libertés!...--Ah ça! vous
n'espérez pourtant pas ressusciter le drapeau blanc, j'imagine?

LE DUC.--Non. La bande blanche du drapeau tricolore ne flottera plus
qu'à titre de souvenir sur les armées de France. Puisque le feu maître a
poussé l'amour pour son royal étendard jusqu'à l'emporter avec lui dans
la tombe et s'endormir dans ses plis, qui donc,--à moins d'être aveuglé,
jusqu'à la démence, par une piété qui toucherait au sacrilège,--oserait
briser les planches funèbres, pour lui ravir ce linceul? En vérité,
celui-là trouverait plus d'exécuteurs que de partisans. En quelles mains
sacrées le grand drapeau d'autrefois pourrait-il briller encore,
hélas!... Et si l'on songe à la droiture, à l'honneur, à l'intégrité
qu'il enveloppe en sa blancheur sainte, quel réveil pourrait être plus
digne de son inoubliable gloire qu'un tel sommeil?... Non, non.--Qu'il
dorme,--à l'entour de Celui qui l'a porté!

LE CHEVALIER.--Notre oriflamme a souvent changé de nuance, depuis cette
journée de Rosebecque, où, pour la première fois, rouge avec ses fleurs
de lys, il flamboya, tout à coup, sur sa lance d'or, dans la mêlée
ardente, au grand soleil et décidant la victoire,--déployé par... par un
chevalier d'alors, au-devant du jeune roi de France. Le principe qu'il
comporte à travers les âges est donc, à vrai dire, indépendant de sa
couleur... et il faut bien un drapeau à la patrie.

LE DUC.--Oh! la patrie, vous le savez, et le drapeau qui en représente
ou dirige le développement au fort de l'Humanité, sont deux choses
distinctes, sinon pour l'étranger, du moins pour nous. Il est évident
que s'il s'agit de défendre la commune mère, elle sait,--et nous lui
prouverons encore,--que nous l'aimons assez pour lui sacrifier même nos
préférences et que le premier venu d'entre ses drapeaux nous suffit, en
ces instants-là, pour nous rallier tous à son symbole héroïque.

«Mais si, entre nous seuls, il s'agit de sauvegarder la grandeur, la
vitalité même de son être contre un esprit d'indifférence, d'hébétude,
d'ironie vide et d'avilissement, à chacun selon sa conscience, alors le
droit de faire prévaloir son emblème!... Qu'importe le nombre, le
triomphe même ou la défaite à ceux qui _croient_ leur cause meilleure?
Ceci ne les regarde plus. _Sursum corda!_ C'est l'affaire de Dieu.--Si
donc le drapeau qui vous annonce est, réellement, un signe conciliateur,
il sera vite jugé d'après les actes accomplis à son ombre. D'ici là,
courtoise et mutuelle neutralité.

LE CHEVALIER.--Sans nous, vous n'auriez plus pour symbole qu'une hampe
nue. Pourquoi la garder veuve sous l'influence de vaines
appréhensions?... Ne serait-ce pas, plutôt, que vous cédez, peut-être, à
la décision troublée d'une étrangère?

LE DUC.--Chevalier, les étrangers de la Maison de celle dont vous parlez
accompagnent nos rois sur l'échafaud ou les suivent à l'exil durant
toute une existence. Et lorsqu'elles n'ont connu de la majesté royale
que les vêtements de deuil et que, pour prix d'un demi-siècle de
courage, de foi, de grandeur et d'abnégation fidèle, il ne leur reste
qu'un foyer désert et un tombeau, l'on est bien sévère si l'on trouve à
reprendre sur leur compte.

LE CHEVALIER.--La reine, voulais-je dire, a cédé elle-même, sans doute,
à de trop fidèles partisans du roi défunt. Depuis quand les souverains
ne doivent-ils pas oublier jusqu'aux ressentiments devant la Raison
d'Etat? Leur devoir est de lui sacrifier jusqu'à leur douleur.

LE DUC, _pensif_.--Oui, tombe remplie, château désert! Désert surtout,
pour celle qui, maintenant seule, l'habite encore! Qui donc a-t-elle
perdu? Un jour, autrefois! en Italie, où cette adolescente prédestinée
vivait au milieu d'une cour brillante, on lui apprit que quelqu'un lui
demandait sa main. Et lorsqu'on ajouta que ce futur fiancé, né sur les
marches de l'un des plus grands trônes du monde, avait été chassé, tout
enfant, du sol natal, et que cet enfant d'exil, jeune homme, était
toujours proscrit, et que sa royale fortune était tout entière dans son
coeur, dans sa foi, dans son âme,--et que des souvenirs terribles
menaçaient encore celle qui recevrait de lui l'anneau nuptial--alors la
jeune fille sourit et dit: «Je serai digne d'être sa compagne.» Ainsi se
célébrèrent leurs noces lointaines.

«Et depuis lors, ils vécurent ainsi, toujours les regards pleins de la
nostalgie du pays perdu et fixés sur cette terre qu'ils croyaient avoir
le droit d'habiter et qu'ils ne pouvaient jamais pressentir jusqu'au
delà de l'horizon. Et cet homme qui avait le droit de considérer ce pays
comme le sien, cette terre aimée comme la sienne, était condamné à ne
les connaître que... d'après des récits! était frustré de cette patrie,
devenue pour lui comme légendaire et que tous deux n'entrevoyaient que
dans leurs rêves.

«Et cependant, ce pays changeait. En 1848, une révolution; en 1852, une
restauration impériale; en 1870, une défaite, la patrie sanglante, une
révolution nouvelle...

«Et cependant, toujours l'exil.

«Elle voulut, du moins, que cet homme, dont ne voulait pas sa patrie,
eût un foyer paisible, chrétien, noble, charitable et conjugal. Comme
la jeune fille l'avait rêvé, elle fut la compagne douce,
résignée,--toujours souriante, même au chevet mortel,--de ce banni! Et,
au milieu de toutes ses tristesses, une tristesse plus poignante encore
lui était réservée! A ce dernier représentant d'une si haute race elle
n'eut même pas la joie de donner un héritier.

--Elle est pourtant quelque chose, cette femme! Elle est veuve d'un bon
et loyal compagnon! Ce qui reste de lui et de son âme est sous ces
voiles de deuil,--et n'est pas ailleurs!--Elle est celle qui était créée
pour cette union. L'auréole qui se dégage de la mélancolie de son visage
est le reflet de cette vie; et c'est dans ses yeux attristés que
seulement nous pouvons avoir la sensation de toute cette longue
épreuve.--Dans le souvenir de celui qui a disparu, elle est pour une
moitié. Elle a été le double de cette âme, elle y a mêlé de la sienne.
Elle est celle qui accepta tant d'effacement avec ce respect intime qui
a su mettre un peu de joie au foyer proscrit.--A quel titre, de quel
droit demander à présent à cette veuve douloureuse d'avoir en vue la
raison d'Etat? Elle a bien gagné, pour prix de son amère journée, de se
renfermer, vénérable, en sa douleur et de ne plus rien voir des choses
extérieures ni des contingences humaines. Nous lui devons, tête nue en
parlant d'elle, l'hommage respectueux et filial,--et nous n'avons
d'autre droit que de lui prendre un peu de sa tristesse, si nous sommes
dignes de la comprendre.

LE CHEVALIER, _froid_.--L'excès de sentimentalisme n'est point de mise
en politique sérieuse et moderne.--Nettifions. Vous quittez la partie au
moment où toutes nos forces sont nécessaires.--Soit! Mais les Alcestes
de nos jours sont, vous le savez, des esprits chagrins dont on se passe.
Et lorsqu'ils se rallient, à leur tour, après l'action, on se souvient
de leur hésitation initiale. Le tronc sera debout sans leur secours.

LE DUC.--Les Alcestes vous répondent, au sujet du trône de France: Celui
qui vient de mourir n'en voulait que l'honneur; si vous n'en voulez que
le profit, vous ne régnerez pas. Car vous ne représenterez qu'une moitié
de foi et qu'une demi-raison, ce dont la nation est un peu fatiguée. La
foule est indifférente, alors qu'en fait de prestige on ne lui offre que
celui-là.

LE CHEVALIER.--Duc, vous vous illusionnez: le souci de la lutte pour
l'existence matérielle prime aujourd'hui tous les autres, aux yeux
clairvoyants du peuple. Il lui subordonne même celui de sa
pseudo-république; or, qui sommes-nous? _Ceux-là sous le régime desquels
TOUS ont à gagner le plus._--Il ne s'agit que de le faire comprendre, et
le reste s'ensuivra, d'une marche lente et sûre. La splendeur du
résultat ne peut sortir que de tels commencements.--Prophète en retard,
de trop grands sentiments, vous dis-je, ne sont plus de mode.

LE DUC.--Je ne savais pas que viendrait un temps où, selon vous, il s'en
trouverait de trop grands pour l'âme d'un roi de France... et des
Français...--Les grands sentiments, chevalier! mais ils ne furent jamais
à la mode! Ils furent toujours le partage exclusif d'un très petit
nombre d'hommes, illustrés par l'envieux sarcasme des autres. De là
l'Histoire, sans quoi nul n'eût pris la peine d'enregistrer des
banalités. La niaiserie ni la froideur en vogue d'aucun siècle ne
sauraient les empêcher jamais de se produire.

«Le plaisant de notre entretien est que, si l'actuel roi de France
l'était de fait et qu'il vous entendît lui prêter un esprit de réussite
fondé sur de trop médiocres et trop subtils compromis, le _devoir de
tous serait d'espérer, vraiment, que, de nous deux, ce serait vous qu'il
désavouerait_.

LE CHEVALIER, _pensif_.--Oui... vous êtes un courtisan... du Danube!

LE DUC.--Je suis amer, mais salubre. Est-ce là tout ce que vous aviez à
me dire?

LE CHEVALIER.--Avant de nous quitter, au nom de ce sang que nous portons
dans nos veines et qui durant de si longs siècles a toujours coulé, sans
s'épargner jamais, pour une même cause, je vous révélerai ma pensée, à
mon tour: elle flambe clair tout comme la vôtre.

«Monsieur le Duc, votre âme, si elle est fermée à la clémence, n'est
point de la taille de vos paroles. Vous êtes plus royaliste que ne le
fut... qui de droit! Vous ne faites pas votre devoir; nous conclurons à
l'épée, si vous voulez, mais écoutez d'abord ma pensée sincère, car vous
parlez en juge, alors que tous ont besoin d'absolution, ici.--Tôt ou
tard, à défaut de roi (si, par impossible, grâce à l'inaction des vôtres
ou à leur tiédeur, nous ne parvenons pas, avant l'imminente guerre, à
faire entendre raison à la foule française), à défaut, dis-je, de roi,
votre conscience vous criera:--«Vous avez abandonné votre chef, votre
légitime prince pour des scrupules de factions usées, passées et mortes;
vous n'avez pas servi la cause qui, par vous et avec notre bonne
volonté, pouvait devenir la meilleure et faire refluer la basse marée
qui nous submerge.--Ce jeune roi, froid mais innocent, c'était à nous
tous d'être son règne, sa révélation, ses grands hommes, la persuasion
de la patrie, son éloquence devant ses adversaires. Il ne représentait
que l'ensemble de nos efforts qu'il a, quand même, le droit,--le
devoir!--d'attendre des derniers gentilshommes. Vous avez donc préféré
la nuit noire et le néant de ces rêves irréalisables à l'unique étoile
dont il fallait regarder la lumière: si elle s'obscurcit dans les cieux
avant que la puissante nef ait reconnu sa route, ce sera grâce à vos
yeux détournés de ce dernier rayon. Sous prétexte de regretter
stérilement le mieux, vous vous êtes rendu responsable du pire.

(_Un silence._)

Est-ce au nom du passé familial que vous hésitez?... Sur ce terrain, qui
donc sera sans tache ou sans défaillance, après tout? _Quis
sustinebit?_... Et n'est-ce donc pas un fait notoire que le prince cesse
où commence le roi?... Mais croyez donc en lui, pour qu'il croie en
lui-même? Un prince en qui nul n'aurait foi, fût-il le plus cordial, le
plus généreux et le plus brave des êtres, victime de ce doute
environnant, deviendrait fatalement inutile à tous et à lui-même. Qui
doute de l'avenir le rend quand même douteux. Le soupçon diminue, la
confiance grandit celui qui sait l'inspirer. Il s'augmente de la foi que
l'on a en lui. Celui que tous croient le plus digne, ah! de gré ou de
force,--malgré lui-même, finit tôt ou tard par mériter cette confiance,
à moins d'être un simple scélérat.--Si vous lui refusez ce crédit, vous
êtes coupable de ce que pourra lui mal conseiller votre abandon. Quoi!
vous l'amoindrissez de toutes les forces qu'il puiserait en votre foi
et, par vos soupçons dont l'obscure énergie le hante et l'affaiblit au
plus intime de son être, _vous l'empêchez vous-même d'être celui que
vous voudriez qu'il fût_!... Est-ce afin de lui reprocher un jour?...

«Non, je l'espère. Mais puisque vous êtes un homme de traditions et de
hautes croyances, puisque vous ne voulez que du droit divin et ne vous
fier qu'à celui-là, comment osez-vous déclarer d'avance que
l'incontestable représentant de ce droit, investi selon l'ordre
d'hérédité, de rang suprême, NE SERA PAS pénétré de cette grâce
supérieure que Dieu ne saurait refuser à ceux qu'il a faits ses élus? Ce
Dieu, pour vous convaincre, avait-il à le doter de cette onction avant
l'heure?... Chrétien, chrétien, vous ne pouvez sans blasphémer,
entendez-vous, AFFIRMER _que celui-là_ SERA _privé de cette grâce qui
tient, selon vous, de Dieu même, son investiture_.

Le roi n'a pas à déclarer ce qu'il fera, n'a pas à livrer ses projets à
l'appréciation de l'ennemi. Est-ce qu'un général, digne de conduire une
armée, sait exactement lui-même, la veille du combat, ce que les
brusques et inconnus mouvements de l'adversaire lui dicteront demain sur
le champ de bataille?... Non seulement on n'a pas à répondre, mais il
est impossible de répondre. Cependant, je ne dois point manquer à la
déférence profonde que tous doivent à votre pensée noble et fidèle.
Encore sous le poids d'un demi-siècle d'amertumes, si vous ne vous
reprenez pas aisément à l'Espérance, nul ne saurait avoir, sans déroger,
le triste courage de vous reprocher quelque inquiétude. Aussi sombre que
soit votre mélancolie, vous ne compromettrez jamais, par le désaveu,
l'éternelle cause royale, nous ne l'ignorons pas. Vous vous dites que,
puisque le vieux signe de ralliement ne flottera plus devant nos yeux,
il serait plus conforme à votre douleur de vous tenir quelque temps à
l'écart en esprit d'un deuil légitime. Dédaigneux de tout blâme, vous
trouvez loisible, en conscience, de considérer comme un devoir de vous
récuser, vous et les vôtres.

«Eh bien, je l'admettrais moi-même! Oui, je pourrais admettre cette
fidélité d'outre-tombe, si le nouvel élu, triomphant, n'avait aucun
besoin de vos services. Il n'aurait rien à vous demander, vous rien à
recevoir de lui.

«Mais voici qu'il est en exil! Voici que notre cause semble vaincue,
perdue au dire d'un grand nombre. Comment donc fuirez-vous le champ de
bataille? Pouvez-vous être de ceux-là qui abandonnent leurs alliés à
l'heure des défaites? Non, je refuse de le penser. Il ne vous plaira pas
qu'on vous soupçonne de ceci! Plus le triomphe semble lointain, la
victoire malaisée, plus vous devez accompagner de voeux ostensibles,
d'une action militante, efficace, opiniâtre, celui qui représente... ce
qui reste de cette cause. Si vous n'avez pas encore d'élan vers lui, il
sait que, les premiers, vous en souffrez, et que, tôt ou tard, les
coeurs battront à l'unisson! Réveillez-vous! Et que ce soit l'heure de
l'adhésion profonde, oublieuse à jamais, unie à toujours.

_Sursum corda!_

(_Un silence._)

--Mon cher duc, voici des paroles bien sérieuses. Je suis d'avis de
briser là, sans autre cérémonie qu'un muet serrement de main. Quand vous
aurez dominé votre excessif découragement, venez à nous. Venez. Vous
êtes attendu. Il est de radieuses princesses qui vous accueilleront,
d'abord, peut-être, d'une moue sévère, mais elle s'éclaircira bientôt
d'un sourire! Il est d'intrépides princes dont la froideur brillante ne
tiendra pas plus aux réchauffants rayons de votre sincère confiance que
la neige au soleil, sur les monts altiers. De cet ensemble de
rayonnements jailliront des prismes de lumières aux couleurs
victorieuses. Venez! avec la moitié seulement de ce dévouement dont nous
avons souffert pour le roi défunt, aujourd'hui l'on soulèverait des
montagnes... Laissons-nous donc aller à la loyauté de la nouvelle
espérance! Si vous êtes austère, à votre guise! Et que Dieu nous garde
tous, même les frivoles tels que moi!

LE DUC, _s'inclinant_.--Adieu, Monsieur.

(_Il s'éloigne._)

LE CHEVALIER, _seul_.--Tour d'ivoire, va! ma foi, bonsoir. Ah! qui nous
délivrera des gens sublimes!...

Bien, je sais ce qu'il nous reste à décider, maintenant... du courage.

(_Il frissonne un peu._)

Tiens! il fait froid ce soir!

(_Il fait signe à une voiture qui passe._)

Ancienne place Royale!

(_Le cocher murmure quelques mots indistincts pendant que le chevalier
entre dans la voiture._)

Oui, mon ami, place Royale! C'est un peu loin... mais nous y arriverons
tout de même!




FRAGMENT DE ROMAN


Madame,

Vous m'avez fait l'honneur de m'adresser quelques paroles. Une
circonstance, que je viens vous apprendre, les a suivies.

Ce soir, vous étiez debout, sur la grève. Devant le reflux. La nuit,
très claire, me laissait vous apercevoir d'assez loin,--et, grâce à des
yeux de sauvage (pardonnez un tel aveu), je distinguais, soyez assez
bonne pour l'admirer, jusqu'aux roses que vous teniez, d'une main
distraite, le long de votre robe de deuil.

Vous écoutiez tout ce bruit.

N'imaginant pas d'ennui comparable au mien, à l'exception peut-être de
celui que vous paraissez endurer, madame, je me disais, tout en faisant
glisser du sable entre mes doigts pour me donner une contenance:

Si le vent arrachait les roses et s'en allait les semer, là-bas, sur la
ligne d'écume d'or, lumineuse, où se lève Vénus? Quelle distraction
inespérée! Certes, j'irais battant les flots, vers Vénus, les reprendre,
non sans quelque solennité, dans la lumière et l'écume.

Au retour, il est vrai, je ne trouverais, sans doute, âme qui vive.
Cette dame serait rentrée dans la ville, car il est tard;--et, seul,
déconcerté, ruisselant, pareil à ces innocents, de race immortelle, qui
veulent toujours faire les empressés, je serai là, debout sur les
rochers, dans la nuit, tenant à la main les roses vaines.

Aussi, ajoutai-je après réflexions suffisantes, préférons, en homme
sérieux, quelques flacons de champagne à quelques gorgées d'océan. Les
roses sont des fleurs convenues: elles me seraient indifférentes sans
leur beauté actuelle, qu'elles doivent, en grande partie, à la pâleur de
la main qui jette son ombre sur elles: le vent est plus raisonnable que
moi; quant aux rêves, il faudra que j'apprenne à fumer des cigarettes.

Avant de continuer, madame, je dois au profond respect et à la grande
sympathie que vous commandez, de vous dire que, partagé entre la crainte
de paraître (mille pardons!) un homme «amoureux» (autant dire un
bateleur) et la crainte de m'exprimer trop froidement, ce qui serait de
l'inconvenance, je suis gêné dans le tour de cette lettre. En deux mots,
j'ai formé, par égoïsme, le dessein d'essayer de vous distraire, avec
votre assentiment: ce qui me rendrait le service de m'intéresser
moi-même.--A quel titre? J'ai maintenu ce jourd'hui, dans l'onde,
certain être vivant, qui est de vos amis, et je considère ma
présentation par lui comme de qualité bien supérieure, à vos yeux, à
toute autre. Aussi, comme il se secouait avec importance, après cela! Il
avait l'air du Hollandais touchant terre après les sept années.

Chose risible de se faire patronner par un indifférent, sous couleur de
régularité! Sans compter qu'il arrive assez souvent que celui qui
présente est moins connu que celui qui est présenté, car nous vivons
dans le malentendu éternel. Entre esprits bien élevés, je trouve (et
vous devez être un peu de cet avis, madame) que l'on n'est jamais mieux
présenté que par soi-même... à moins de jouer de bonheur, comme moi.

Ainsi, daignez lire avant de condamner. Je crains que Grimace,
toutefois, avec cet esprit de précipitation qui paraît le distinguer, ne
m'ait défini que sommairement; voici donc, en deux mots, qui je suis. Je
m'appelle M. d'Anthas, René, premier prix d'excellence au lycée Henri
IV, pour vous servir, madame. J'ai, de plus, l'habit noir le mieux coupé
qui se puisse voir ici: c'est un cri général d'admiration au casino
quand je le revêts. Mon maître d'hôtel est comme pétrifié de mon
exactitude à régler les notes qu'il me présente, sans que j'élève la
moindre observation sur sa filouterie insigne. Il tombe, à ce sujet,
dans des rêveries sans fin.--Pour ce qui est de mon honorabilité, j'ai
su déjouer, jusqu'à ce jour, la vigilance méticuleuse des hommes de loi.
Signe particulier: je regarde peu le ciel, attendu que l'étoile dont je
puis aimer la lumière n'apparaîtra que plus tard: son rayon est en
marche vers le monde; mais si éloigné encore qu'il y a lieu de parier
que son premier éclat ne brillera que sur des ruines.--D'ailleurs, j'ai
bon appétit. Quand un monsieur veut me plaisanter, comme je suis très
violent, je me bats tout de suite avec lui, et les trois quarts du temps
j'ai la main des plus malheureuses. Je lis beaucoup.--Je dis rarement ce
que je pense, préférant me taire, crainte de passer pour un
original.--C'est tout. Vous voyez, madame, que je suis à peu près comme
un autre.

Je reviens, maintenant, à cette circonstance dont je vous parlais, et
qui s'est présentée ce soir sur la grève pendant que vous faisiez à
l'infini l'honneur d'y songer vaguement, en considérant l'un de ses
phénomènes.

Quelqu'un vous appela. Le vent de mer me porta votre nom.--Je crois que
je le reconnus.--Vous vous êtes détournée; vos sourcils, votre air, vos
yeux distraits, tenaient de la nuit. Vous avez regardé l'eau magnifique,
et le lointain, comme à regret de les quitter; puis l'ombre, devant
vous: là, tout ce tumulte s'éteignait dans les échos. «Quelle voix me
continuera ceci?...» pensiez-vous. Et vous étiez oppressée...

Le vent, éternel soupir aussi, passa autour de votre visage; puis il
vint me frôler les cheveux et me toucher le front d'un souffle triste et
sacré; j'eus l'impression du Destin.

A ce moment, je crois que nos yeux se sont fermés: quand j'ai regardé la
plage, vous n'étiez plus là: vous montiez sans doute, appuyée au bras de
la personne qui vous avait appelée, les pavés qui mènent à l'auberge de
hasard.

Moi aussi, je suis rentré, alors. Et, depuis, je regarde les bougies
brûler sur la table.

J'ai l'obsession d'un projet.

Je voudrais analyser le hasard de ce moment perdu; il me semble que je
puis définir ce qu'il y a d'oublié, à votre insu, madame, dans le regard
sans courage que vous avez jeté sur l'eau et sur la nuit; enfin, je suis
presque persuadé que je saurais vous expliquer à vous-même ce qu'il y a
de profond, de terrible même, dans le très vague soupir qui a gonflé, un
instant, votre coeur et vous a fait brusquement fermer les yeux, comme
si vous eussiez eu l'impression de la mort.

--Je désire, dis-je, fixer ce moment en écrivant sur sa nature un
commentaire inattendu, et l'arrêter ainsi dans son vol vers le passé.

Cependant, madame, puis-je prendre sur moi, sans m'être assuré, tout
d'abord, de votre bon vouloir, de vous adresser pareille méditation?

Si ce dessein vous déplaît, brûlez simplement cette lettre d'un coeur
ami et pardonnez l'innocente attention d'un voyageur qui essayait de
vous créer un passe-temps.

Si, au contraire, vous pensez ainsi que moi sur ce point, madame, et si
vous ne voyez rien d'excessif dans cette idée toute simple, nous
supposerons le conte suivant (qui est, d'ailleurs, une réalité). Nous le
supposerons, comme l'on met un loup de velours noir et un domino, dans
certaines soirées de la saison d'hiver, en un mot, _par curiosité_.

(De cette manière, nous aurons, l'une et l'autre, la liberté de parole
qui sera si nécessaire, pour peu que vous poussiez la gracieuseté
jusqu'à répondre, et vous prêter à ce jeu.)

Voici la supposition:

Vous êtes une reine persane;--je suis un prince lointain, que vos armées
ont surpris et fait captif.

Familier, je porte à la cheville votre bracelet d'argent.--Ce soir,
comme vos femmes venaient d'allumer les flambeaux, vous m'avez fait un
signe.

J'ai dressé devant vous la grande plaque d'airain poli, votre miroir.
Autour de lui sont entrelacées des branches d'ébène, sculptées de faces
d'Esprits.

Accoudé au sommet, sur le front le plus affreux, moi, je rêve aux arbres
titaniens sur mes vallées, à mes chariots dispersés, à la lune, à la
rébellion future.

Vous, les coudes plongés dans les coussins, fatiguée et taciturne, et
des pierreries éparses sur les peaux de lion à vos pieds, vous allez
regarder et suivre au fond du miroir votre propre rêverie, pour tuer le
temps.

Les musiciens se sont tus dans le palais. Des lances brillent, derrière
les tentures, défendant l'entrée de la salle.

Le miroir est là, seul, violent, sincère, libre et magique! S'il vous
ennuie, vous ferez un signe encore. Je le repousserai dans l'ombre et me
recroiserai les bras.

Recevez, madame, mes hommages les plus respectueux.

RENÉ D'ANTHAS.




FRAGMENTS INÉDITS




ISABEAU DE BAVIÈRE


La France était occupée au Nord par l'Anglais, qui menaçait de plus en
plus d'en faire la conquête. Les villes de Bourg, de Calais, et autres
encore, étaient tombées en son pouvoir. Les coffres du royaume étaient
vides, malgré les trésors amassés par Philippe le Hardi, duc de
Bourgogne, qui, après la fameuse bataille de Nicopolis, était venu
enfouir d'immenses richesses au château de Vincennes; les dépenses des
fêtes de la cour avaient tout épuisé.

Pour faire face à ce désarroi de finances et au péril national de
l'envahissement anglais, il y avait sur le trône un roi frappé de
démence: Charles VI, fils de Charles V, dit le Sage. L'armée diminuait,
n'ayant plus de solde suffisante. Les six mille archers bourguignons de
Jean sans Peur avaient été licenciés.

Ce que les déportements et le luxe des seigneurs n'engloutissaient pas
était distribué aux couvents, car le libertinage des grands était doublé
d'une dévotion inconcevable. Loin de songer à repousser l'ennemi, on
songeait à vivre en liesse. Le peuple, taillable et corvéable à merci,
était écrasé de tels impôts qu'il redevait encore avant d'avoir gagné sa
stricte vie et que l'air respirable, la poussière d'un chemin soulevée
par le passage d'un troupeau, étaient frappés d'un droit de péage. Tout
n'était pour le serf que taille, alleux et chevances. Les factions les
plus désastreuses pour le pays divisaient les gens de guerre et les
capitaines du royaume.

Tantôt c'était le duc Jean sans Peur, qui, ayant hérité de la haine
paternelle de Philippe le Hardi contre les princes de l'Orléanais,
croyait, de plus, avoir des motifs personnels de vengeance contre le duc
Louis d'Orléans.

Celui-ci ayant été distingué de la duchesse de Bourgogne, femme de Jean
sans Peur, leur querelle devint terrible.

Tantôt, c'était le connétable Bernard d'Armagnac qui, profitant de la
folie du roi pour exercer une autorité sanglante et souveraine dans
Paris, tenait la campagne contre Jean sans Peur.

Le duc de Bourgogne, cependant, pouvait seul disputer aux Anglais la
terre de France et les chasser. Il était populaire. Un jour, le danger
devenant de plus en plus menaçant, il y eut une réconciliation apparente
ayant pour mobile l'intérêt et le salut du pays, entre le duc et Louis
d'Orléans. Ce fut une solennité. Le peuple criait: Montjoie!...
Notre-Dame était pavoisée. La réconciliation dura quelques jours, mais
sans amener de résultats pour nos armes. Car un nouveau malheur était
arrivé. Le duc de Bourgogne, pareil aux autres princes, dans
l'atmosphère que l'on respirait alors à Paris, s'était comme efféminé et
amolli.

En effet, l'ennemi le plus dangereux et le plus réel du royaume de
France, ce n'était pas l'Anglais, qui devait être repoussé plus tard par
Jeanne d'Arc, ce n'était pas la ruine du Trésor, ni les armées
disséminées, ni les querelles entre les princes, ni la démence du
roi!... L'ennemi, c'était la reine de France, une étrangère, Isabeau,
fille d'Etienne II, duc de Bavière, femme de Charles VI, et qui avait
été nommée régente depuis l'aliénation du roi.

Isabeau de Bavière était née en l'an de grâce 1368.

Elle était venue en France, à l'âge de quatorze ans, et avait épousé, le
17 juillet 1385, ce déplorable monarque. Elle avait alors près de
dix-huit ans.

A partir de son avènement au trône, ce ne furent plus que carrousels,
que fêtes, jeux, tournois, cours d'amour, duels, chasses et
magnificences extraordinaires; l'adultère passait à l'état de mode
insoucieuse; l'oubli de la patrie s'ensuivait. Le roi, sombre, ayant été
brûlé grièvement dans un bal où le feu avait pris à son costume, vivait
retiré, avec son connétable et quelques gens de guerre, entre autres
Tanneguy du Châtel, qui n'était alors qu'un de ses écuyers et qui devait
un jour s'illustrer par deux actions historiques des plus marquantes:
l'enlèvement et le salut du dauphin Charles VII au milieu des flammes,
lors de la journée des Ecorcheurs, et l'assassinat du duc de Bourgogne,
qu'il dépêcha, de quatre coups de hache, dans une entrevue avec le
dauphin.

Isabeau de Bavière ne haïssait point l'Anglais; elle traita même avec
lui, honteusement, en maintes occasions; sa seule politique était
l'amour du plaisir, la soif des excès violents et inconnus.

Les historiens sont d'accord sur sa beauté exceptionnelle.

Rousse comme l'or brûlé, pâle avec un teint d'orage, douée d'une beauté
languide et fatale dont les séductions attiraient comme le danger,
Isabeau ne se refusa même pas d'employer encore les ressources des
baumes et des philtres: elle avait en amour la science des courtisanes
grecques et des impératrices romaines. C'était une grande ennuyée, une
cruelle épuisée, incapable de supporter le poids de la couronne de
France sur son voluptueux front, mais plutôt faite pour présider des
cours d'amour au fond d'un château et pour donner à toute une province
des modes merveilleuses.

Svelte, elle excellait à monter les chevaux indomptés, intrépide à
entrer dans sa capitale, au milieu du carnage des surprises nocturnes,
bravant les arquebusades et l'incendie. Criminelle par nature, le crime
lui seyait aussi bien que la queue de dragon aux sirènes. Avec ses
amants, elle renforçait l'oubli que doit donner le baiser d'une femme,
du sentiment de la mort prochaine que coûtait la possession de sa
personne.

Si le côté politique de son histoire est révoltant, comme on vient de le
voir, le côté joyeux de sa vie n'est pas moins sombre. Mais les satans
ont des attraits brûlants et dorés comme l'enfer. De là, les passions
mortelles qu'elle suscita.

Le vidame de Maulle, Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Villiers de
l'Isle-Adam, Lourdin de Saligny, le chevalier de Bois-Bourdon, et
quelques autres plus ignorés, furent du nombre de ceux qu'elle aima;
chacun d'eux eut une fin sinistre.

Le vidame de Maulle mourut en exil, mis au ban du royaume.

Louis d'Orléans fut assassiné, rue Barbette, par un chevalier
d'aventures, Raoul d'Hocquetonville, qui lui fendit la tête d'un coup de
masse d'armes.

Jean sans Peur tomba, au pont de Montereau, sous la hache de Tanneguy du
Châtel.

Villiers de l'Isle-Adam, qui, pour elle, avait pris Paris en une nuit
par un coup de maître sans autre exemple dans l'histoire, fut assassiné
à Bruges dans une sédition populaire.

Lourdin de Saligny fut poignardé en Flandre, où l'avait interné la
jalousie du duc de Bourgogne.

Le chevalier de Bois-Bourdon périt d'une manière très affreuse et tout à
fait cruelle, comme on le verra tout à l'heure.

Quelques traits de son histoire donneront une idée du caractère étrange
de cette femme[12].

  [12] Au paragraphe suivant débute, sans variantes notables, le conte:
    _La reine Ysabeau_. OEuvres complètes, _Contes cruels_, tome II,
    _Mercure de France_.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Telle était cette jalouse créature que ses scandales et ses attraits ont
illustrée, et dont l'histoire est écrite avec du sang et du feu.

                                   *

                                 *   *

L'un de ceux qui succédèrent au vidame de Maulle fut, comme nous l'avons
dit, le chevalier de Bois-Bourdon.

C'était un jeune seigneur des mieux faits de la cour. A vingt-trois ans,
il était célèbre par ses triomphales fantaisies, tant de luxe que
d'amours. Ses duels, toujours heureux, le faisaient admirer des pages,
féliciter par les femmes et craindre de ses pairs. La reine, ayant
remarqué ce jeune seigneur, le nomma gouverneur de Vincennes et s'y
renferma avec lui.

On se rappelle les circonstances particulières de l'événement arrivé au
roi Charles VI, en traversant la forêt du Mans, où il avait été pris de
démence. Un fantôme, en vêtements blancs (aposté peut-être par Isabeau
dans le but de déterminer, par une crise superstitieuse, une insanité
que ses philtres avaient préparée de longue main), un fantôme,
disons-nous, lui était apparu brusquement, avait saisi la bride de son
destrier, en criant: «Retourne, roi Charles, tu es trahi!» Ce qui,
effectivement, avait jeté le roi dans un accès de folie furieuse. Ayant
tiré son épée et mis à mal deux hommes de sa suite en criant:
«trahison!» l'on fut obligé de s'en rendre maître par la force. Depuis
lors, une sénilité hâtive l'avait accablé; il vivait, un peu hébété,
dans son Louvre, en compagnie d'une demoiselle nommée Odette de
Champdhiver, qui veillait sur la faiblesse du monarque et cherchait à le
distraire, soit en inventant des jeux,--les cartes, par exemple,--soit
en le charmant par ses chants et sa bonne grâce. De là, la liberté
laissée à la reine.

A cette époque, bien que la régence lui eût été dévolue avec
l'assistance, toutefois, de son beau-frère Louis, duc d'Orléans, et de
son cousin Jean, duc de Bourgogne, comte de Nevers, surnommé, comme il a
été dit, _Jean sans Peur_, la guerre entre Isabeau de Bavière et le
comte Bernard d'Armagnac, connétable de France et féal du roi, n'était
pas ouvertement décidée. L'amour du chevalier de Bois-Bourdon fut la
torche qui l'alluma.

Un matin, en effet, comme le jeune chevalier revenait de Vincennes,
joyeux et au galop, le sourire des joies éperdues aux lèvres, il croisa
une petite troupe qu'il ne reconnut pas tout d'abord.

C'était Charles VI, le connétable et plusieurs seigneurs et soldats de
la cour de Paris. Le roi faisait une promenade.

Soit étourderie, soit impertinence de rival, Bois-Bourdon ne revint
point sur ses pas; il ne salua pas.

Le comte d'Armagnac lui cria de faire halte. Il continua vers Paris.

--Arrêtez ce jeune homme! dit simplement le connétable à deux soldats et
à son prévôt Tanneguy du Châtel.

En entendant le galop des deux cavaliers derrière lui, Bourdon se
détourna, fondit sur eux, désarçonna le premier, tua le second d'un coup
d'épée, et, saluant le comte d'Armagnac, poussa l'insolence jusqu'à le
défier lui-même.

Le connétable était un homme de guerre des plus habiles aux maniements
de toutes les armes; il sourit, mit pied à terre, sa masse à la main. A
vingt pas du jeune homme, il s'arrêta:

--Rendez-vous, messire, dit-il.

Un éclat de rire de Bois-Bourdon lui répondit.

Mais ce rire ne s'acheva pas. La masse d'armes du comte d'Armagnac,
lancée par lui comme la pierre d'une fronde, était venue frapper au
front le cheval du jeune homme: le cheval, tué sur le coup, avait jeté
son cavalier évanoui sur le chemin.

On se saisit de Bois-Bourdon. On le fouilla. Une lettre de la reine fut
trouvée entre son coeur et son pourpoint. Cette lettre, parfumée et
tendre, produisit sur le roi Charles un effet terrible, malgré sa folie.

Bois-Bourdon fut enfermé au Châtelet, mis à la question le soir même; il
y mourut, sans rien avouer, courageusement, car il aimait la reine. On
l'ensevelit dans un sac de cuir sur lequel fut écrite cette légende:
«Laissez passer la justice du roi», et on le jeta à la Seine.--La lettre
fut publiée à son de trompe dans Paris.

Lorsque la reine apprit ce meurtre, et que c'était au comte d'Armagnac
qu'elle devait cette aventure, comme elle était fidèle à ses fidèles,
elle jura de venger la mort de son ami de la manière la plus horrible;
et, comme on va le voir, elle tint parole.

                                   *

                                 *   *

Le connétable, connaissant à quelle sombre ennemie il avait affaire et
profitant de la lueur de raison qu'avait eue le roi, fit immédiatement
enlever Isabeau comme sa prisonnière et obtint de Charles VI un décret
qui internait au château de Tours sa royale captive. Mais elle en fut
bientôt enlevée par Jean sans Peur, qui la transporta à Troyes, où elle
prit le titre de _reine par la grâce de Dieu_. Ce fut là qu'elle reçut
un jour la visite d'un seigneur de l'Isle de France, le baron Jean de
Villiers de l'Isle-Adam, gouverneur de Pontoise. C'était un jeune homme
redoutable et qui, sous un aspect frivole, cachait un coeur d'acier.

Sa ville, une nuit, avait été surprise par les Anglais. Il en avait
fendu la porte à coups de hache pour que ses bourgeois pussent échapper
à la tuerie. Lui-même, sautant à cheval et à moitié vêtu, s'était élancé
vers la Touraine, cherchant des hommes d'armes pour revenir. Mais il ne
put reprendre Pontoise et en massacrer la garnison anglaise que quelques
mois après.

Le connétable, en apprenant le coup de main inattendu des Anglais sur
Pontoise, avait eu la mauvaise foi de dire que le baron de l'Isle-Adam
avait dû vendre sa ville; et le soupçon de cette infamie avait, grâce à
cette parole, plané sur lui, l'Isle-Adam.

Armagnac, qui profitait de la faiblesse du roi pour publier les lettres
de galanterie d'une femme et d'une reine, avait imaginé cette calomnie
pour dissimuler sa propre conduite.

Le fils du comte d'Armagnac qui a traité directement avec l'Anglais et
vendu plusieurs villes, fut déshonoré historiquement par un procès à ce
sujet, et le roi de France Charles VII porta publiquement, au contraire,
le deuil de Villiers de l'Isle-Adam à la mort de ce maréchal.

A cette époque, Villiers dédaigna de se défendre autrement que par les
armes d'abord, et en reprenant sa ville ensuite. Il se rangea du parti
de Jean sans Peur, qui était celui d'Isabeau, et jura «de ne point _se
coucher dans un lit_ tant qu'il n'aurait point tracé avec son épée, sur
la poitrine du connétable Bernard d'Armagnac, la croix rouge de
Bourgogne.»

Ce fut dans ces dispositions d'esprit qu'il vint à Troyes, près
d'Isabeau de Bavière, encore en deuil de son cher cavalier mort pour
elle.

L'Isle-Adam, ébloui par l'éclat de cette beauté sans rivale, fondit sa
vengeance et son amour dans un seul sentiment. Ce n'était pas un homme
capable de perdre le temps en paroles;--son serment pouvait, à cet
égard, le lui rendre affreusement difficile à garder tout à fait. Le
soir de son arrivée à Troyes, au souper royal, il s'assura le concours
de quelques amis, les sires de Chaville, d'Harcourt et de Chastelux,
entre autres, réunit un millier de lances et marcha sur Paris,
accompagné d'Isabeau elle-même, à cheval près de lui; la petite troupe
se hâtait, dans le vent nocturne.

Le comte d'Armagnac, à force d'exactions et de cruautés, s'était fait
exécrer de la population; le fils du gardien de la porte Saint-Antoine,
Perrinet Leclerc, qui avait été frappé de vingt et un coups de fourreau
d'épée, par ses ordres (quoique bourgeois), ouvrit la porte des fossés à
Villiers de l'Isle-Adam, sur un signal convenu.

La reine et le grand baron, suivis des capitaines et de leurs soldats,
entrèrent dans Paris. Et alors commença, aux cris de _vive Bourgogne!
vive Isabeau!_ un massacre vengeur et formidable qui dura trois jours,
aux lueurs des incendies.

Villiers de l'Isle-Adam se précipita vers l'hôtel Saint-Pol, surprit la
garnison, la dispersa, fit prisonnier le roi Charles VI, qu'il mit en
lieu de sûreté; puis chercha le connétable qui se cachait.

Il courut dans Paris avec ses cavaliers, mettant à prix la tête du comte
d'Armagnac, et tuant ceux qui ne criaient pas: Vive la reine!

L'Isle-Adam découvrit bientôt le connétable et, l'ayant blessé
mortellement dans la lutte, exécuta son serment à la lettre. Il lui
traça la croix de Bourgogne sur la poitrine d'un coup d'épée.

Le lendemain, à l'arrivée de Jean sans Peur, l'Isle-Adam ayant été fait
maréchal de France, et Paris étant pacifié, il y a lieu de penser que le
baron obtint d'Isabeau la permission de se «mettre en ung lit».

La reine eut bien des aventures galantes et inconnues. Celles-ci sont
les principales.

Elle fut surnommée «la grande gaupe» par tout le populaire. Elle avait
donné à la France le dauphin Charles VII, qui grandissait. Cependant la
beauté merveilleuse d'Isabeau ne subit aucune atteinte du temps pendant
de longues années. Cette beauté survécut même à ses amours.

Isabeau de Bavière mourut cependant presque abandonnée, vers l'âge de
cinquante ans, et universellement méprisée.

(_Septembre 1876._)




TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE[13]

  [13] 14 octobre 1885.


Au milieu des préoccupations de cette heure grave, au moment où les
regards sont presque tous fixés sur les urnes électorales, il est
certain que nous ne devons prendre sur nous de rappeler les faits
suivants à l'attention publique qu'à simple titre de délassement
d'esprit.

Plusieurs journaux importants l'ont déclaré: s'il faut en croire les
prévisions les plus compétentes, et d'après la nomenclature
exceptionnelle des causes criminelles actuellement en instruction sur le
territoire français, les assises de cet hiver nous ménagent, presque
_sûrement_, une CINQUANTAINE de sentences capitales, sur trente
desquelles, au bas mot, M. l'exécuteur, paraît-il, peut tabler haut la
main. Presque toutes ces causes étant, en effet, d'une hideur peu
commune, la mansuétude présidentielle se verra, cette fois, très
probablement débordée par le cri de la vindicte sociale, et renoncera,
tristement, à s'exercer sur cette collection de monstrueux condamnés.

En ces conjonctures, quelles que soient nos plus immédiates inquiétudes,
se pourrait-il bien qu'il parût, à nos lecteurs, hors de propos de leur
soumettre quelques réflexions touchant ces exterminations prochaines?

Alors, surtout, que nous nous proposons, non pas de gloser sur des
débats à venir, mais seulement _sur un point_ oublié dans le cérémonial
tragique du supplice de la guillotine.

On ne saurait s'y prendre trop à l'avance, parce que ce genre de
questions peut, d'ores et déjà, sembler d'un intérêt général.

Plusieurs éminents journalistes vont réclamer, ces jours-ci, nous
dit-on, le rétablissement des _marches de l'échafaud_.

Nous l'avons, ailleurs, spécifié: l'instrument justicier[14] ne doit
frapper un de nos semblables qu'au niveau des têtes de la foule, qu'à
hauteur d'humanité. Le couteau-légal ne doit fonctionner que d'ensemble
avec sa plate forme réglementaire, éliminée, depuis ces dernières
années, _on ne sait par qui ni pourquoi, ni de quel droit_. Si la
solennité des degrés de l'échafaud paraît d'une mise en scène surannée à
quelques sceptiques en retard sur le véritable esprit des temps
modernes, pourquoi ne trouvent-ils pas également démodées les robes
rouges et les hermines de la cour d'assises? Comment tout le reste du
cérémonial ne leur semble-t-il pas une pure fantasmagorie?

  [14] L'Instant de Dieu (_Derniers contes, Mercure, 1909_).

On ne peut supprimer un anneau dans la chaîne des symboles de la Loi
sans infirmer les autres et faire douter de leur sérieux. Or, tout le
monde s'écoeure, depuis longtemps, des impressions de boucherie que
cause cette guillotine absurdement embusquée au ras du sol et dont la
sournoiserie triviale est aussi peu digne de la Loi que de la Nation.

Cependant, l'on a regardé comme inopportune, paraît-il, la réclamation
présentée à ce sujet par divers notables écrivains de la presse
française,--et l'on a prétendu, même, _que cette question ne la
regardait pas_.

Nous ne voulons répondre à cette fin de non-recevoir que par l'exposé du
raisonnement suivant[15], dont l'évidence est, à nos yeux, tout à fait
indiscutable.

  [15] Développé dans le _Réalisme dans la peine de mort_ (_Chez les
    Passants_, Georges Crès, 1914; pp. 93, 94, 95 et 96.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si donc la presse est, à ce point, prépondérante en ce qui, moralement,
touche à l'application de la peine de mort, comment n'aurait-elle pas
qualité pour se préoccuper du mode physique de l'application de cette
peine! Il nous semble qu'elle a le droit d'être écoutée, ici, attendu
qu'elle peut, ici du moins, conclure en connaissance d'une cause qu'elle
eut souvent le loisir d'étudier de près.

C'est pourquoi, si les marches de l'échafaud sont jugées _convenables_
par la presse, c'est qu'au fond l'opinion publique, aussi, les juge
_convenables_, pour ne pas dire plus: et que, par conséquent, cette
revendication doit être prise au sérieux, quand la presse vient à la
formuler.

Si donc trente têtes humaines,--ou davantage,--doivent être tranchées,
cet hiver, sur le sol français, quelque coupables que soient ces têtes,
nous pensons qu'elles ont droit à tomber à hauteur d'hommes et non pas à
hauteur de pourceaux.

Quelque _positif_ que puisse être le raisonnement,--si, toutefois, il y
eut raisonnement,--en vertu duquel tel ou tel personnage a pris sur lui
de soustraire les marches légales de l'échafaud, nous prétendons que
cette guillotine de basse-cour est choquante pour la Loi, pour la
Nation, pour notre humanité.

Oui, nous sommes certains d'exprimer le voeu de la majorité des esprits
à ce sujet, et non celui de quelques anodins sceptiques. Au surplus, les
nouvelles Chambres, au cours de la session prochaine, vont être
définitivement saisies de cette motion, et nous n'hésitons pas à
répondre d'une presque unanimité de votes pour que cette plate-forme et
ces marches de l'Echafaud,--abrogées par l'arbitraire d'on ne sait quel
Prudhomme--soient restituées au plus vite à la dignité de la Loi.




A PROPOS D'UN LIVRE[16]

  [16] 1er décembre 1863.


Selon quelques esprits diserts, le _sujet_ d'une oeuvre d'art ne doit
influer ni sur le verdict touchant la valeur esthétique de l'oeuvre, ni
sur l'opinion morale que l'on peut désirer se faire touchant la
personnalité de l'auteur. L'idée qui fait corps avec le travail et la
poésie de cette oeuvre peut être, au point de vue de l'art,
indifféremment choisie dans les catégories du juste ou de l'injuste, du
bien ou du mal, du moral ou de l'immoral; ce n'est jamais, pour l'art,
qu'une _occasion_, qu'un moyen, dans le sens abstrait du mot, de se
manifester.

L'art s'efforce librement vers la beauté, vers l'absolu de la
philosophique et pure beauté, qui, suivant une expression tout
hégélienne, serait: «comme l'eau claire, sans odeur, ni couleur, ni
saveur particulière.» Il compose un royaume où toute chose est appelée à
la transfiguration. Et, si l'artiste est assez puissant pour aller
racheter la grande poésie même jusque dans les régions défendues par la
morale, et que, sous une sensation d'éternité, il l'en dégage, tout
irradiée de solennelles et profondes épouvantes, l'impur n'est plus ce
qu'il nous apparaît, dans sa réalité: on ne _doit_ plus le voir! Le
génie est devenu sa rédemption: il s'est transfiguré sous le sceptre de
diamant du magicien sacré: sujet de l'intelligence idéale, il ne relève
plus de la conscience hypocrite, changeante et diverse, des hommes.

Ainsi, que le sujet d'un poème soit emprunté, par un artiste, aux
données de la philosophie, de la politique, de l'utilité, de la
concupiscence, de l'histoire, de la religion, de la guerre, etc.,--comme
le _Faust_, par exemple, les _Iambes_, les _Géorgiques_, les _Fleurs du
mal_, la _Légende des siècles_, le _Paradis perdu_ et le _Purgatoire_,
l'_Iliade_, etc., je cite pour des Français,--ces données, comme toutes
celles qui en dérivent, sont indistinctement offertes, dans les
pénombres mystérieuses et inquiètes de la rêverie[17], au bon plaisir du
poète, sans qu'il y ait, à ses yeux, plus de mérite ou de grandeur à
traiter l'une plutôt que l'autre, tous ces sujets comportant la même
respectabilité comme la même indifférence au point de vue et dans la
mesure de l'art: si le poème est pénétré d'un sentiment de majesté,
d'indulgence et de beauté souveraine, le sujet choisi doit disparaître
dans ce sentiment et, par suite, n'entrer pour rien dans la décision
d'un homme de goût.

  [17] L'expression anglaise _pensiveness_ est plus exacte que le terme
    banal imposé par notre langue (note de Villiers de l'Isle-Adam).

C'est un point sur lequel,--malgré son évidence apparente,--on ne
saurait trop insister, car nous sommes prévenus contre ce qui nous
semble de nature à révolter les tendances de notre morale et de notre
conscience, et lorsque l'art se dévoue à traiter les actions déréglées,
l'habitude de la sensation influe sur notre jugement à notre insu; nous
avons à nous défier des conventions inférieures et des préjugés
contingents de la vie usuelle. Agissons, par l'idée du devoir, dans la
société, comme des citoyens: agissons, également d'après l'idée
essentielle du devoir, dans le rêve, comme des penseurs. La synthèse
idéale de ces deux existences est située, sans doute, au milieu de la
Mort, c'est-à-dire au delà de toute spéculation actuelle.

Pourquoi le titre d'un poème aurait-il ce pouvoir de refroidir, par
avance, nos dispositions à l'estime de sa beauté? N'est-ce point,
d'ailleurs, presque toujours dans les épisodes, les idées incidentes et
les ciselures étrangères au sujet pris en lui-même de tel chef-d'oeuvre
reconnu, que consistent ses véritables beautés artistiques? Pourquoi
même,--j'oserai le dire,--nous laissons-nous prémunir si facilement, par
nos instincts d'injustice, d'égoïsme et de fierté, contre le caractère
civique d'un artiste de génie, lorsque les sujets qu'il accepte de
célébrer sont pris, à l'ordinaire, par exemple, dans le domaine du
dissolu? Le plus épais bon sens devrait comprendre que l'on n'écrit de
beaux vers qu'à force de persistance et de labeurs nécessités par
l'apprentissage et la technique de l'art. Où donc un grand poète
prendrait-il encore du temps pour être citoyen si condamnable? Qui nous
autorise à mal présupposer de l'homme, parce que,--affligé comme nous,
sans aucun doute, de quelque difformité sociale ou morale,--il se
réfugie dans la Pensée sublime, pour essayer d'en corriger le côté
choquant, d'en rêver l'absolution et d'en opérer le rachat? La
notoriété, pour le poète, doit être une question bien secondaire, pour
ne pas dire absolument nulle, lorsqu'il se préoccupe de son oeuvre: il
écrit pour se justifier devant lui-même et pour agrandir sa miséricorde
envers les choses sensibles.

Donc, il faut, avant tout, considérer seulement la profondeur du
_Talent_, en général, et, quant au reste, il ne doit pas importer dans
un chef-d'oeuvre. Il est certain que la bonne volonté religieuse de
Dante, par exemple, ne l'eût pas sauvé de l'oubli s'il eût manqué de
poésie et d'art dans ses poèmes. Bien au contraire, s'il se fût prévalu
(le cas échéant) des tendances morales et pratiques de son oeuvre pour
en atténuer les imperfections esthétiques, le simple sens commun nous
avertit que c'eût été, de sa part, une action déshonnête et scandaleuse.
En effet, s'autoriser de l'intérêt tout social que la multitude accorde
à telle idée de religion, de politique, etc., prise en elle-même et sans
le secours de la vie extérieure, et transporter cet intérêt dans le
domaine de l'Art pour s'en servir comme d'un adjuvant à la valeur propre
d'un travail poétique, c'est baser la Poésie sur une émotion étrangère à
elle-même et, risible artiste, lui manquer de respect en lui offrant des
secours dont elle n'a que faire. C'est dire: «Vous le voyez! je suis une
âme sensible; ayez, _par conséquent_, de la bienveillance pour mes vers,
à cause de la droiture et de la bénignité qu'ils expriment et qui
correspondent,--j'en suis sûr,--aux qualités que vous avez, mon cher
lecteur.» C'est la rougeur au front que j'écris ces lignes; rien que d'y
penser donne le malaise et le froid le plus gênant.

Eh bien! si nous considérons, par exemple, les FLEURS DU MAL sous ce
critérium, nous ne devons pas varier notre justice.--Sachons lire! M.
Charles Baudelaire ne tire pas secours de son sujet pris dans les
notions convenues! Il regarde, et les impudicités se débattent (ironie
féroce!) sous les étreintes de son idéal, comme les vers de terre sous
les antennes du scolopendre.

Un autre préjugé,--le mot, cette fois, paraît avoir un sens,--assez en
vogue, au dire d'une majorité sensée,--c'est celui de l'_inspiration_.

L'inspiration n'est autre chose que le libre développement d'une
aptitude innée vers le beau idéal; c'est une bosse qui grossit; pour
être sur une montagne, il faut être parti de terre et avoir monté
péniblement la montagne; de même, pour être élevé réellement, il faut
avoir gravi un à un les degrés dont cette élévation n'est que la somme.
Le Génie, c'est l'application passionnelle, la résultante d'une
organisation saine et laborieuse, la pleine possession de soi-même. Eh!
que voudrait-on qu'il fût de plus que cela? Si tel homme naissait génie,
avec la science infuse, comme les petits bramahs, ce serait une
monstruosité, une privation de tout mérite, une animalité déplorable.
L'abeille, le castor, la fourmi, etc., font des choses merveilleuses,
mais ils ne font que cela et n'ont jamais fait autre chose: ils naissent
avec le summum de leur développement moral; ils n'hésitent pas. Le
géomètre ne saurait introduire une seule case de plus dans une ruche
d'abeilles, et la forme de cette ruche est celle même qui, dans le
moindre espace, peut contenir le plus de cases, etc. L'animal est exact:
sa naissance lui confère avec la vie cette fatalité; l'homme, au
contraire, est essentiellement indéterminé: il hésite, d'une manière
toujours ascensionnelle, toujours approximative, vers son idéal[18]! Ce
qui fait le fond de ses plus sublimes espérances, ce qui allume sur son
front la lueur de l'immortalité, c'est précisément le sentiment de cette
gravitation. En un mot, l'homme sent qu'il n'est pas fini!

  [18] L'idéal, suivant Gottlieb Fichte, est: «ce qui _doit_ toujours
    être réalisé, mais en même temps ce qui ne _peut_ jamais l'être,
    sous peine de cesser d'être ce qu'il _doit_ être, c'est-à-dire de
    cesser d'être l'idéal.» (Note de Villiers de l'Isle-Adam.)

Vis-à-vis de ces pensées, on conçoit que «l'inspiration» est une parole
qui sent son bourgeois moderne de plusieurs milles. On est si
instinctivement convaincu de sa nullité qu'on n'ose la prononcer que
tempérée par un demi-sourire, c'est-à-dire presque comme une insulte et
avec un air de protection bienveillante. L'artiste devient sous ce mot
une sorte de sibylle sur le trépied, quasi inconsciente de la
signification de ses chants, ou, pour mieux dire, une machine de
Vaucanson. Il suffirait au premier venu de crier à tout hasard: «_Deus!
ecce Deus!_» pour réduire à l'humilité les fatigues sacrées et les longs
travaux d'un véritable poète; et quand l'expérience prouve la
supercherie de l'Inspiré, ceux qui croyaient en lui nomment cette
découverte: «la désillusion.» Le vulgaire voudrait voir les gens nés
coiffés de divinité. Chose étrange! L'homme de génie lui-même n'aime
souvent pas à être sincère sur ce point. Il se complaît quelquefois dans
l'ovation faite aux puissances supérieures dont il veut bien paraître le
représentant et le mandataire, il s'applaudit de cette distinction sans
s'apercevoir qu'elle lui assigne une place au-dessous des gens
ordinaires et inférieurs, qui ont au moins le mérite de leur
développement, si peu qu'il soit. Mais comme il rit dans sa barbe de sa
petite comédie!

Est-ce que la Pensée commet de ces injustices? Il en est, d'habitude,
des fanatiques de l'Inspiration quand même comme de ceux qui disent:
«Voilà de beaux vers: mais où est l'_idée_? Quel est le but de
l'auteur?» sans songer que leurs paroles contiennent leur propre
négation. Car, si les vers sont beaux, ils contiennent au moins l'_idée_
de la beauté: ce qui est déjà quelque chose au point de vue de l'art, à
ce qu'il semble! et, pour le surplus, on peut ajouter ce mot de
Franklin: «Il est bien difficile à un sac vide de se tenir debout.»

Voilà donc, pour un grand nombre d'esprits éclairés, la première formule
générale de l'Art considéré en lui-même. Je suis loin d'accepter sans
réserves d'aussi spécieuses affirmations; mais ce n'est pas ici le
moment de les discuter. J'expose, je n'impose pas. Il fallait signaler
ce critérium et l'élucider de cette manière pour aborder
consciencieusement la critique du livre de M. Mendès, car ce livre[19]
est écrit,--sauf erreur,--à ce point de vue, et rien qu'à ce point de
vue.

  [19] _Philomèla_, livre lyrique (Paris, 1863).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




SUR UNE PIÈCE D'AUGIER


Deux amants.

Survient le grand séparateur social,--le père,--que l'on appelle, je
crois, _père noble_, en termes consacrés, chez les marionnettes.

Faut-il continuer?

Non, évidemment.

Ainsi, laissons de côté cette intrigue[20].

  [20] Paul Forestier d'E. Augier (1868).

                                   *

                                 *   *

Les vers de cette comédie étant écrits suivant une esthétique qui me
semble une des espiègleries les plus amusantes de notre grand siècle, je
m'abstiendrai de toute appréciation à leur égard. Le Public _pleure_ en
les entendant; c'est tout ce qu'il faut,--et c'est là le gage parfait,
selon l'opinion moderne, de la beauté d'une oeuvre. Ayant le malheur
d'avoir une confiance médiocre en l'infaillibilité des glandes
lacrymales et des digestions pénibles, touchant l'Art éternel, les
sanglots étouffés qui partent des baignoires, les foulards interrupteurs
et autres critériums actuels du sublime, m'ont toujours--(qu'on me
plaigne!)--fait lever le coeur. Ainsi laissons cela de nouveau.

                                   *

                                 *   *

Quant à la pièce, elle contient, vraiment, plusieurs scènes
admirablement jouées, et deux ou trois décalques photographiques de la
simple nature.

La Nature avant tout. Il est bon que le spectateur voyant un homme
passer dix minutes à dire: «_Donnez-moi mon paletot_», ou: «_Je boucle
ma valise_», s'écrie: «Comme c'est naturel! Vivent les POÈTES!» Ainsi
oublions, derechef, toute discussion stérile sur un principe aussi
flatteur.

Une seule scène est d'un écrivain, dans ce mélodrame: c'est la grande
scène du troisième acte.

Quant au reste de l'action, j'ai eu l'honneur de n'y rien comprendre, et
il est inutile de faire partager au lecteur cette manière de voir.--La
chose m'a paru un triste mélange de criailleries, de banalités et de
puérilités inconcevables. Mais je livre cette appréciation avec la plus
grande humilité; je suis un fort mauvais juge de ces sortes de pièces.
Etant donné leur horizon, je ne distingue plus, au bout de dix minutes,
les personnages les uns des autres; et il y a des moments où je confonds
M. Got avec Madame Lafontaine.

                                   *

                                 *   *

Une seule impression domine certains esprits au dénouement de la pièce.
C'est celle que cause le vénérable père noble.

Le drôle ferait rougir d'être au monde.

Je ne connais pas de dégoût comparable à celui que m'inspirent ses
cheveux blancs. C'est vraiment le monstre, le bourreau oiseux, l'Ennemi,
celui qui mérite la mort et le haussement d'épaules.

Quelle infernale et suffisante caricature! Comme il parle de Dieu, de
vertu, d'honnêteté, de dévouement, des lois sociales!... Comme il
attendrit la foule!

Un jour, quand on sera revenu des discussions théâtrales avec ces types,
lorsqu'on verra clair au fond de cette sorte de gens honorables,--on
sera bien étonné; au lieu de sangloter sur leurs sages maximes, si émues
et si judicieuses, on leur préférera celles de Desrues, l'empoisonneur,
comme plus efficaces et plus humaines.




VERS




GOG


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ce fut donc au logis de cet homme qu'un soir
    Quelqu'un frappa.

                    Ce juif ouvrit--et l'on put voir
    Briller les piques dans le sentier.

                                        --«La milice,
    «Pensa-t-il, mène encore quelque esclave au supplice.»
    Le couchant s'allumait dans les cieux meurtriers
    Et rougissait au loin les maigres oliviers,
    Baignant le Golgotha de sang et de lumière.
    Une troupe d'enfants cheminait la première:
    Ils criaient! Ils voulaient voir prendre les voleurs;
    Puis venaient des soldats; puis des femmes, en pleurs.
    Seul, dans l'herbe pierreuse, au versant des ravines,
    Chargé d'une croix lourde, et le front ceint d'épines,
    Un homme apparaissait tombé sur les deux mains.
    Autour de lui riaient les cavaliers romains,
    Et le centurion qui commandait l'escorte,
    La lance au poing, cria, debout, devant la porte:
    «Simon! viens nous aider à relever la croix
    «Du roi des juifs, tombé pour la troisième fois!
    «La côte est rude; un coup d'épaule! Il faut qu'il meure
    «Et soit mis au sépulcre avant la sixième heure!»
    Un grincement de dents retentit, bref et dur,
    Dans l'angle que faisait la porte avec le mur.
    Simon, sans s'émouvoir de ce bruit, dit:

                                            --«Silence,
    Gog!»
        Le soldat reprit, appuyé sur sa lance:
    «--Est-ce que tu n'es pas un portefaix?»

                                            --«Je suis
    «Cela précisément! dit l'homme: et je te suis.»

1879.




AVE, MATER VICTA

        Et ils placèrent des gardes autour du Tombeau.

        (Nouveau Testament.)


    Comme le juste, en croix sur le mont solitaire,
          Tomba trois fois sur les genoux
    Avant de se dresser et de saisir la Terre
          Entre ses bras puissants et doux,
    Patrie au flanc blessé, tu bénis dans l'aurore
          Tes fils tombés sans voir ton jour;
    De leur dernier baiser ton vieux sol, rouge encore,
          Fume de lumière et d'amour!...

    Gloire à toi, grand Pays où l'Avenir se fonde!
    Tes destins sont plus hauts que ton adversité:
    Tu tiens l'ardent flambeau dont s'éclaire le monde,
    Celui qui meurt pour toi meurt pour l'Humanité!

    Toi qui donnas ton sang, ton or et tes merveilles
          Sans récompense et sans repos,
    Ils t'ont mise au sépulcre, ô France, et tu sommeilles!...
          Nul n'a vengé tes saints drapeaux!
    Mais on épie en vain les sursauts de ta pierre,
          Tu la rompras de ton essor!...
    Quand l'ombre veut tenir au tombeau la Lumière,
          Pâques sonne ses cloches d'or!

    Nous reforgeons sans trêve, au mépris des alarmes,
          Ton vieux glaive aux bons lendemains.
    Vois tes enfants nouveaux, froids sous leurs jeunes armes,
          Impatients des clairs chemins!...
    Le soc, depuis longtemps, chasse l'airain des bombes.
          Les champs sont prêts pour le soleil:
    Si d'âpres voix, au loin, disent que tu succombes,
          Couvrons-les d'un cri de réveil.

    Ressuscite!... La foi t'anime, auguste France!
          Debout! Ton astre est immortel!...
    Mais déjà tu renais! C'est l'aube d'espérance!...
          Plus de fleurs de deuil sur l'Autel!
    Le souci du devoir bannit dans les ténèbres
          Les noirs souvenirs de la nuit.
    Adieu, tambours voilés! Adieu, lauriers funèbres.
          Le clairon sonne, le jour luit!

    Gloire à toi! grand Pays où l'Avenir se fonde!
    Tes destins sont plus hauts que ton adversité:
    Tu tiens l'ardent flambeau dont s'éclaire le monde.
    Celui qui meurt pour toi, meurt pour l'Humanité!

1877.




TARENTELLE


    Une flûte dit: C'est l'été!
    Viens, la joie émeut nos poitrines;
    Mets ton poing blanc sur le côté
    Comme font les Transtévérines

    Epis et bleuets à demain!
        Donne ta main.
    Tout souci n'est que bagatelle!
    Moissonneurs, dansons en chemin
        La Tarentelle

    Sur les gerbes penchée encor?
    --Fleur des sillons, faneuse brune,
    Les champs fument dans le ciel d'or.
    Jette ta faucille importune!

    Sur ton coude, d'un coup charmant
    Que le tambourin roule et sonne!
    Laisse tes nattes follement
    Jouer autour de ta personne...




JE M'ENVOLERAI


    Je m'envolerai dans les profondeurs!
    Je fuirai la vie et ses lois moroses!
    Et je cueillerai d'immortelles roses
        Loin de vos hideurs.

    Je m'élancerai vers vous, ô silences!
    L'oubli loin d'ici m'attend, vaste mer,
    --Pour mon coeur percé de vieux coups de lances,
        Plus rien n'est amer.

    Je m'envolerai, moi l'oiseau sauvage,
    Vers tant de pays ignorés de tous,
    Car l'indifférence est le seul hommage
        Dont je suis jaloux.




NOTE BIBLIOGRAPHIQUE


=Nouveaux Contes Cruels.=--Sur les huit contes de la première édition
(1888, Librairie illustrée), sept parurent cette même année 1888: =la
Torture par l'espérance=, =les Amies de pension=, =l'Enjeu=, =Soeur
Natalia=, =l'Incomprise=, dans le _Gil Blas_; =l'Amour du naturel=, dans
le _Figaro_; =le Chant du Coq=, dans _la Revue Libre_.

Villiers de l'Isle-Adam, redoutant que son éditeur n'accompagnât le
volume d'illustrations, dans le dessein de justifier sa firme, spécifia
qu'il refuserait toute gravure. Deux ans auparavant, il avait, en effet,
éprouvé un violent mécontentement, lors de la mise en vente d'un autre
recueil de contes, _l'Amour suprême_, lequel avait été «orné» de têtes
de chapitre vulgaires. On ne lira pas sans intérêt la curieuse
protestation rédigée, à ce propos, par Villiers. Elle touche à plusieurs
sujets. La voici:

  M. B***, éditeur, place des Vosges, doit faire paraître aujourd'hui
  lundi, un de mes livres, intitulé =l'Amour suprême=.

  Je m'oppose à la mise en vente de ce livre, et j'en réclame la saisie
  chez M. B*** pour les motifs suivants:

  1º Ce volume (ainsi que je suis en mesure de le prouver au tribunal)
  contient trois nouvelles de plus que celles consenties par moi. Je ne
  sais en vertu de quel droit M. B*** s'en est accordé la propriété
  (C'est un jeune homme, et qui vient d'acheter la maison d'édition où
  il s'est installé).

  2º Diverses illustrations ont été faites en ce livre, sans m'avoir été
  soumises et même contre mon gré. Presque toutes sont de nature à nuire
  pour plusieurs raisons sérieuses (celle, par exemple, d'escompter tout
  l'intérêt que peut offrir _l'«inconnu» d'une nouvelle, en le
  présentant =immédiatement=, en un dessin, sous les yeux du
  lecteur_,--lequel dès lors, perdant toute curiosité possible, ne
  s'intéresse plus);--etc., etc.,--plusieurs mêmes _travestissent_ les
  nouvelles qu'ils semblent commenter, et d'une façon ridicule.

  3º _Aucun bon à tirer d'=aucune= nouvelle_ n'a été donné par moi.
  Aucune _deuxième_ épreuve ne m'a été soumise,--et l'on a tiré,
  imprimé, illustré, etc., =sans me communiquer même une seule épreuve
  des trois Nouvelles=, que l'on s'est appropriées sans droit.

  4º Les fautes d'impression, depuis la _première_ ligne du livre
  jusqu'à la dernière, sont telles que cela finit par nuire même à la
  considération littéraire d'un auteur. C'est simplement une dérision.

  5º En ne me communiquant pas d'épreuves de plusieurs Nouvelles, en
  lésant ainsi mon droit et mon devoir d'auteur, M. B*** m'a également
  privé de mon droit de dédicace de ces nouvelles, de telle sorte que,
  les ayant promises, il se trouve qu'il me fait manquer à ma parole, en
  me pillant et en m'imprimant sans mon consentement.

  6º M. B***, par des lettres successives que j'ai collectionnées, ne
  m'a jamais donné plus de 24 heures pour corriger les premières
  épreuves des quatre nouvelles sur treize qu'il m'a envoyées; il me
  menaçait dans ses lettres de donner le bon à tirer pour une heure de
  retard, alors que j'ai droit de donner ce bon à tirer et que
  l'imprimeur qui lui a obéi (savoir M. M***) est, lui-même, responsable
  d'avoir agi, comme l'éditeur, au mépris des lois de la presse les plus
  élémentaires.--J'intente donc une action contre l'un et l'autre, et,
  pour me couvrir, tout d'abord, du dol qui m'est causé par la mise en
  vente de ce livre, je le saisis simplement.--_Comte de Villiers de
  l'Isle-Adam._

=Nouveaux Contes Cruels et Propos d'Au Delà.=--Cinq derniers contes et
des pages inédites, réunis sous le titre de _Propos d'Au Delà_ que
Villiers réservait, dès 1887, parmi ses oeuvres à paraître, complétèrent
cette réédition (Calman Lévy, 1893). Le _Gil Blas_ avait donné =l'Elu
des rêves=, en 1888; _l'Universal Review_, =l'Amour sublime=, le 18
avril 1889; le _Figaro_, =le Meilleur Amour=, dans son supplément
littéraire du 10 août 1889, quelques jours avant la mort de Villiers de
l'Isle-Adam. Il faut relire dans les _Promenades Littéraires_, les
lignes émouvantes tracées par Remy de Gourmont, sur les instants qui
précédèrent l'heure suprême. A Saint-Jean-de-Dieu, Villiers énumère des
projets, s'inquiète de changements apportés par le secrétariat du
«Supplément littéraire», à son manuscrit du «Meilleur Amour»; et il
parlait «bas, las, déjà étreint par la mort...»

Les autres Contes étaient posthumes. Les feuilles finales appartenaient
à un roman, auquel Mme J. Gautier et Villiers projetèrent de collaborer,
sous forme de correspondance; mais il n'y eut jamais que cette première
lettre.

C'est Remy de Gourmont qui reconstitua =les Filles de Milton=. Il fit
suivre le conte inédit de la note suivante (_Echo de Paris_, 17 février
1891):

  Manuscrit inédit de Villiers de l'Isle-Adam. Cinq feuillets in-fº,
  dont les deux derniers écrits sur les deux faces. C'est un brouillon
  tout de premier jet, qui ne porte aucune trace de corrections
  postérieures. Il doit dater du printemps 1888. Du moins, à cette
  époque, Villiers se préoccupait de plus amples renseignements sur
  Milton et sur sa famille. La copie est rigoureusement textuelle; des
  lignes de points séparent différents fragments qui n'ont pas entre eux
  de lien bien logique.--_R. de Gourmont._

=Fragments.=--_Isabeau de Bavière._ Ecrites à la même date que
_Hypermnestra_ et _Lady Hamilton_ (_Chez les Passants_; collection «les
Proses», _Georges Crès_, 1914), et pour cette même série des «Grandes
Amoureuses» de l'éditeur A. Lacroix, Villiers a extrait de ces pages le
«Conte cruel», _la Reine Ysabeau_. Elles attestent ses recherches en vue
du _Mémoire_ destiné à disculper Jean de Villiers, au cours du procès
intenté, en 1876, aux auteurs de «Perrinet Leclerc», et la préparation
du livre: _Documents sur les règnes de Charles VI et Charles VII_,
annoncé pendant de nombreuses années.

Les notes sur _Philomela_ et _Paul Forestier_ furent insérées dans la
_Revue nouvelle_ (1er décembre 1863) et dans la _Revue des Lettres et
des Arts_ (2 février 1868), dont Villiers de l'Isle-Adam était rédacteur
en chef. La représentation de la pièce d'Emile Augier avait eu lieu sur
la scène du Théâtre français, le 25 janvier 1868. _Gog_ est le fragment
d'un poème, non retrouvé, porté au verso du faux-titre de l'édition
originale du _Nouveau Monde_; de cette époque, également, _Ave, mater_,
imprimé avec le sous-titre: «Hymne français», par un petit journal
d'alors, le _Parnasse_ (1er juillet 1877); le manuscrit de _Tarentelle_
recèle l'indication: «A collationner».

On pourrait, en complément à cette bibliographie fragmentaire, ajouter
un article de Villiers sur le général Margueritte. _La Mort d'un héros_
(_Figaro_, 12 avril 1884) retrace la carrière du général:

  A Fresnes-en-Woevre, chef-lieu du canton où est né le général
  Margueritte, la statue du glorieux soldat, _le plus jeune général de
  l'armée française_, tombé à Sedan, sera inaugurée en juillet prochain.
  Sur la demande du commandant Rogier, la souscription, autorisée par
  l'Etat qui a fourni le métal de ce monument, et subventionnée par la
  foule, a été couverte avec un pieux enthousiasme. Arabes et Français
  se sont souvenus, ensemble cette fois, du bon organisateur, du chef
  loyal et intrépide. Le bronze a été commandé au sculpteur Lefeuvre. Il
  représente le général Margueritte au moment de la blessure, tendant
  l'épée vers l'ennemi, et soutenu par un chasseur d'Afrique dont le
  bras lui entoure la taille, dont le genou lui maintient la jambe.

  Le groupe est d'une mâle et grave beauté. Le piédestal, haut de six
  mètres, taillé dans le marbre des Vosges, retracera dans ses
  bas-reliefs des épisodes de la vie militaire, terminée à quarante-neuf
  ans, de ce défenseur du sol français.

A grands traits, Villiers marque les états de service du général
Margueritte, puis vient le récit de sa mort, d'après un manuscrit
(publié depuis, en brochure), de son fils, M. Paul Margueritte, «qui a
su consacrer à la mémoire de son père des pages d'un style à la fois
simple, précis et touchant». Et Villiers termine:

  Le lendemain, les plus grands honneurs furent rendus à sa dépouille
  mortelle par le duc d'Ossona, le général Thiebaud et les officiers de
  l'armée belge présents à Beauraing.

  Margueritte avait adopté, pour sa vie, une devise austère, digne de sa
  belle âme et qui impressionne comme un appel de l'exil: _Duc in
  altum!_ Vers la haute mer.

  Plus tard, par les soins de la veuve et des enfants qui eurent souci
  de son dernier sommeil, son cercueil fut transporté en Algérie, terre
  de sa bonne oeuvre et de sa première blessure.

  Maintenant, il dort là, sur le versant d'une colline brûlée, le jour
  par le soleil--et dont le silence n'est troublé, la nuit, que par le
  rugissement lointain des lions.




TABLE


    NOUVEAUX CONTES CRUELS

  LES AMIES DE PENSION.                7
  LA TORTURE PAR L'ESPÉRANCE.         22
  SYLVABEL.                           36
  L'ENJEU.                            50
  L'INCOMPRISE.                       64
  SOEUR NATALIA.                      77
  L'AMOUR DU NATUREL.                 85
  LE CHANT DU COQ.                   108

    PROPOS D'AU DELA

  L'ÉLU DES RÊVES.                   125
  MAITRE PIED.                       137
  L'AMOUR SUBLIME.                   157
  LE MEILLEUR AMOUR.                 186
  LES FILLES DE MILTON.              202
  ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU.      219
  FRAGMENT DE ROMAN.                 250

    FRAGMENTS INÉDITS

  ISABEAU DE BAVIÈRE.                263
  TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE.       282
  A PROPOS D'UN LIVRE.               288
  SUR UNE PIÈCE.                     301

  VERS:

  _Gog._                             305
  _Ave, mater victa._                307
  _Tarentelle._                      309
  _Je m'envolerai._                  310

  NOTE BIBLIOGRAPHIQUE               313


Poitiers.--Société française d'Imprimerie.




NOTE DU TRANSCRIPTEUR

On a représenté entre signes =égale= les mots imprimés en gras dans
l'original, et entre signes _souligné_ les passages signalés par une
typographie en italique (ou en caractères droits à l'intérieur d'un
texte en italique).





End of the Project Gutenberg EBook of Nouveaux contes cruels et propos d'au
delà, by Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES CRUELS ET ***

***** This file should be named 63285-8.txt or 63285-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/6/3/2/8/63285/

Produced by Clarity, Thummel and the Online Distributed
Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.