The Project Gutenberg eBook of La Légende des siècles tome IV This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La Légende des siècles tome IV Author: Victor Hugo Illustrator: François Flameng Release date: September 21, 2025 [eBook #76907] Language: French Original publication: Paris: Hetzel-Quantin, 1880 Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LÉGENDE DES SIÈCLES TOME IV *** Au lecteur Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées. La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. ŒUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO POÉSIE X TOUS DROITS RÉSERVÉS ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX ŒUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO ILLUSTRÉES DE GRAVURES A L'EAU-FORTE D'APRÈS LES DESSINS DE FRANÇOIS FLAMENG POÉSIE X LA LÉGENDE DES SIÈCLES IV [Illustration] PARIS ÉDITION HETZEL-QUANTIN LIBRAIRIE L. HÉBERT ALEXANDRE HOUSSIAUX, SUCCESSEUR 7, RUE PERRONET, 7 XLV CHANGEMENT D'HORIZON Homère était jadis le poëte; la guerre Était la loi; vieillir était d'un cœur vulgaire; La hâte des vivants et leur unique effort Était l'embrassement tragique de la mort. Ce que les dieux pouvaient donner de mieux à l'homme, C'était un grand linceul libérateur de Rome, Ou quelque saint tombeau pour Sparte et pour ses lois; L'adolescent hagard se ruait aux exploits; C'était à qui ferait plus vite l'ouverture Du sépulcre, et courrait cette altière aventure. La mort avec la gloire, ô sublime présent! Ulysse devinait Achille frémissant; Une fille fendait du haut en bas sa robe, Et tous criaient: Voilà le chef qu'on nous dérobe! Et la virginité sauvage de Scyros Était le masque auguste et fatal des héros; L'homme était pour l'épée un fiancé fidèle. La muse avait toujours un vautour auprès d'elle; Féroce, elle menait aux champs ce déterreur; Elle était la chanteuse énorme de l'horreur, La géante du mal, la déesse tigresse, Le grand nuage noir de l'azur de la Grèce; Elle poussait aux cieux des cris désespérés; Elle disait: Tuez! tuez! tuez! mourez! Des chevaux monstrueux elle mordait les croupes, Et, les cheveux au vent, s'effarait sur les groupes Des hommes dieux étreints par les héros titans; Elle mettait l'enfer dans l'œil des combattants, L'éclair dans le fourreau d'Ajax, et des courroies Dans les pieds des Hectors traînés autour des Troies; Pendant que les soldats touchés du dard sifflant, Pâles, tombaient, avec un ruisseau rouge au flanc, Que les crânes s'ouvraient comme de sombres urnes, Que les lances trouaient son voile aux plis nocturnes, Que les serpents montaient le long de son bras blanc, Que la mêlée entrait dans l'olympe en hurlant, Elle chantait, terrible et tranquille, et sa bouche Fauve bavait du sang dans le clairon farouche; Et les casques, les tours, les tentes, les blessés, Les noirs fourmillements de morts dans les fossés, Les tourbillons de chars et de drapeaux, les piques Et les glaives, volaient dans ses souffles épiques. La muse est aujourd'hui la Paix, ayant les reins Sans cuirasse et le front sous les épis sereins; Le poëte à la mort dit: Meurs, guerre, ombre, envie!-- Et chasse doucement les hommes vers la vie; Et l'on voit de ses vers, goutte à goutte, des pleurs Tomber sur les enfants, les femmes et les fleurs, Et des astres jaillir de ses strophes volantes; Et son chant fait pousser des bourgeons verts aux plantes, Et ses rêves sont faits d'aurore, et, dans l'amour, Sa bouche chante et rit, toute pleine de jour. * En vain, montrant le poing dans tes mornes bravades, Tu menaces encor, noir passé; tu t'évades! C'est fini. Les vivants savent que désormais, S'ils le veulent, les plans hideux que tu formais Crouleront, qu'il fait jour, que la guerre est impie, Et qu'il faut s'entr'aider, car toujours l'homme expie Ses propres lâchetés, ses propres trahisons; Ce que nous serons sort de ce que nous faisons. Moi, proscrit, je travaille à l'éclosion sainte Des temps où l'homme aura plus d'espoir que de crainte Et contemplera l'aube, afin de s'ôter mieux L'enfer du cœur, ayant le ciel devant les yeux. XLVI LA COMÈTE --1759-- Il avait dit:--Tel jour cet astre reviendra. Quelle huée! Ayez pour Vishnou, pour Indra, Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte; Affirmez par le fer, par le feu, par l'insulte, L'idole informe et vague au fond des bleus éthers Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters Échoués dans notre âme obscure sur la grève De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve; Sur les Saint-Baboleyns et sur les Saint-Andrés Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez; Dites que vous avez vu, parmi les mouettes Et les aigles, passer dans l'air des silhouettes De maisons qu'en leurs bras tenaient des chérubins; Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches, On est cerf à jamais errant parmi les branches; Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts; Soyez bonze au Tonkin, mage dans les Chaldées; Croyez que les Lédas sont d'en haut fécondées Et que les cygnes font aux vierges des enfants; Donnez l'Égypte aux bœufs et l'Inde aux éléphants; Affirmez l'oignon Dieu, Vénus, Ève, et leur pomme, Et le soleil cloué sur place par un homme Pour offrir un plus long carnage à des soldats; Inventez des korans, des talmuds, des védas, Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe, C'est bien. Mais n'allez pas calculer une courbe, Compléter le savoir par l'intuition, Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon Passe, astre formidable, à travers les étoiles, N'allez pas mesurer le trou qu'il fait aux toiles Du grand plafond céleste, et rechercher l'emploi Qu'il a dans ce chaos, d'où sort la vaste loi; Laissez errer là-haut la torche funéraire; Ne questionnez point sur son itinéraire Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu; Ne lui demandez pas: Où vas-tu? D'où viens-tu? Ne faites pas, ainsi que l'essaim sur l'Hymète, Rôder le chiffre en foule autour de la comète; Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant, Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant, Ne faites pas lutter l'espace avec le nombre; Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l'ombre; Ne fixez pas sur eux vos yeux; et, ce manteau De lueur où s'abrite un sombre incognito, Ne le soulevez pas, car votre main savante Y trouverait la vie et non pas l'épouvante, Et l'homme ne veut point qu'on touche à sa terreur; Il y tient; le calcul l'irrite; sa fureur Contre quiconque cherche à l'éclairer, commence Au point où la raison ressemble à la démence; Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton Qu'un ascète perdu dans des recherches sombres Après le chiffre, après le rêve, après des ombres, Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens, Regardant le ciel spectre au fond du télescope, Chez les astres voyant, chez les hommes myope! Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux Qui, voyant les secrets d'en haut venir vers eux, Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres L'ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres, Et, sondant l'infini, mer qui veut se voiler, Disent à la science impassible d'aller Voir de près telle ou telle étoile voyageuse, Et de ne revenir, ruisselante plongeuse, De l'abîme qu'avec cette perle, le vrai! D'ailleurs, ce diamant, cet or, ce minerai, Le réel, quel mineur le trouve? Qui donc creuse Et fouille assez avant dans la nature affreuse Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit? Hormis L'autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis, Et le temple doré que la foule contemple, Et l'espèce de ciel qui s'adapte à ce temple, Rien n'est certain. Est-il rien de plus surprenant Qu'un rêveur qui demande au mystère tonnant, A ces bleus firmaments où se croisent les sphères, De lui conter à lui curieux leurs affaires, Et qui veut avec l'ombre et le gouffre profond Entrer en pourparlers pour savoir ce qu'ils font, Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre, Et qui, pour éclairer l'immensité de l'antre Où la Pléiade avec Sirius se confond, Allume sa chandelle et dit: J'ai vu le fond! Un pygmée à ce point peut-il être imbécile? Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile Furent extravagants; mais, parmi les songeurs Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs, En est-il un, parmi les pires, qui promette Le retour de ce monstre éperdu, la comète? La comète est un monde incendié qui court, Furieux, au delà du firmament trop court; Elle a la ressemblance affreuse de l'épée; Est-ce qu'on ne voit pas que c'est une échappée? Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé. Ah! vous ouvrez sa porte! Ah! vous avez sa clé! Comme du haut d'un pont on voit l'eau fuir sous l'arche, Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche; Vous distinguez de loin sa sinistre maison; Ah! vous savez au juste et de quelle façon Elle s'évade et prend la fuite dans l'abîme! Ce qu'ignorait Jésus, ce que le Kéroubime Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez! Les yeux d'une lumière invisible noyés, Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue Dans notre gouffre d'ombre à l'immense inconnue! Vous savez le total quand Dieu jette les dés! Quoi! cet astre est votre astre, et vous lui défendez De s'attarder, d'errer dans quelque route ancienne, Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne! Ah! vous savez le rhythme énorme de la nuit! Il faut que ce volcan échevelé qui fuit, Que cette hydre, terreur du Cancer et de l'Ourse, Se souvienne de vous au milieu de sa course Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous! Quoi! pour avoir, ainsi qu'à l'épouse l'époux, Donné vos nuits à l'âpre algèbre, quoi! pour être Attentif au zénith comme au dogme le prêtre, Quoi! pour avoir pâli sur les nombres hagards Qui d'Hermès et d'Euclide ont troublé les regards, Vous voilà le seigneur des profondes contrées! Vous avez dans la cage horrible vos entrées! Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros, Prendre aux cheveux l'étoile à travers les barreaux! Vous connaissez les mœurs des fauves météores, Vous datez les déclins, vous réglez les aurores, Vous montez l'escalier des firmaments vermeils, Vous allez et venez dans la fosse aux soleils! Quoi! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre! En vertu des bouquins qu'on peut sur les quais lire, Qui sur les parapets s'étalent tout l'été Feuilletés par le vent sans curiosité, Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie, De par Bezout, de par l'X et l'Y grec, magie Dont l'infâme grimoire emplit votre grenier, Vous nain, vous avez fait l'Infini prisonnier! Votre altière hypothèse à vos calculs l'attelle! Vous savez tout! Le temps que met l'aube immortelle A traverser l'azur d'un bout à l'autre bout, Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout, Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures, La possibilité des rencontres obscures, L'empyrée en tous sens par mille feux rayé, Les cercles que peut faire un satan ennuyé En crachant dans le puits de l'abîme, les ondes Du divin tourbillon qui tourmente les mondes Et les secoue ainsi que le vent le sapin, Vous avez tout noté sur votre calepin! Vous êtes le devin d'en haut, le cicérone Du pâle Aldebaran inquiet sur son trône! Vous êtes le montreur d'Allioth, d'Arcturus, D'Orion, des lointains univers apparus, Et de tous les passants de la forêt des astres! Vous en savez plus long que les grands Zoroastres Et qu'Esdras qui hantait les chênes de Membré; Vous êtes le cornac du prodige effaré; La comète est à vous; vous êtes son pontife; Et vous avez lié votre fil à la griffe De cet épouvantable oiseau mystérieux, Et vous l'allez tirer à vous du fond des cieux! Londre, offre ton Bedlam! Paris, ouvre Bicêtre! Tout cela s'écroula sur Halley. Votre ancêtre, O rêveurs! c'est le noir Prométhée, et vos cœurs, Mordus comme le sien par les vautours moqueurs, Saignent, et vous avez au pied la même chaîne; L'homme a pour les chercheurs un Caucase de haine; Empédocle est toujours brûlé par son volcan; Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan, Râlent sur l'éternel pilori des génies Et des fous. Ce Halley, certes, qu'aux gémonies Rome eût traîné, qu'Athène au cloaque eût poussé, Était impie, à moins qu'il ne fût insensé! Jamais homme ici-bas ne s'était vu proscrire Par un si formidable et sombre éclat de rire; Tout l'accabla, les gens légers, les sérieux, Et les grands gestes noirs des prêtres furieux. Quoi! cet homme saurait ce que la bible ignore! La vaste raillerie est un dôme sonore Au-dessus d'une tête, et ce sinistre mur Parle et de mille échos emplit un crâne obscur. C'est ainsi que le rire, infâme et froid visage, Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage. Halley morne s'alla cacher on ne sait où. Avait-il été sage et fut-il vraiment fou? On ne sait. Le certain c'est qu'il courba la tête Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête, Et qu'il baissa les yeux qu'il avait trop levés. Les petits enfants nus courant sur les pavés Le suivaient, et la foule en tumulte accourue Riait quand il passait le soir dans quelque rue, Et l'on disait: C'est lui! chacun voulant punir L'homme qui voit de loin une étoile venir. C'est lui! le fou! Les cris allaient jusqu'aux nuées; Et le pauvre homme errait triste sous les huées. Il mourut. L'ombre est vaste et l'on n'en parla plus. L'homme que tout le monde insulte est un reclus, On l'évite vivant et mort on le rature. Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature; Il fut ce qui s'en va le soir sous l'horizon; On le mit dans un coin quelconque d'un gazon A côté d'une église obscure, vraie ou fausse; Et la blême ironie autour de cette fosse Voleta quelque temps, étant chauve-souris; Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits; Un cercueil bafoué ne vaut pas qu'on s'en vante; Ce qui plaît, c'est de voir saigner la chair vivante; Contre ce qui n'est plus pourquoi s'évertuer, Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer? Que sert d'assassiner de l'ombre et de la cendre? Donc chez les vers de terre on le laissa descendre; La haine s'éteignit comme toute rumeur; On finit par laisser tranquille ce dormeur, Et tu t'en emparas, profonde pourriture; Ce jouet des vivants tomba dans l'ouverture De l'inconnu, silence, ombre où s'épanouit La grande paix sinistre éparse dans la nuit; Et l'herbe, ce linceul, l'oubli, ce crépuscule, Eurent vite effacé ce tombeau ridicule. L'oubli, c'est la fin morne; on oublia le nom, L'homme, tout, ce rêveur, digne du cabanon, Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage Des astres qui n'ont point d'orbite et n'ont point d'âge, Ces soleils à travers les chiffres aperçus; Et la ronce se mit à pousser là-dessus. Un nom, c'est un haillon que les hommes lacèrent, Et cela se disperse au vent. Trente ans passèrent. On vivait. Que faisait la foule? Est-ce qu'on sait? Et depuis bien longtemps personne ne pensait Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l'herbe. Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe, A l'heure où sous le grand suaire tout se tait, Blêmir confusément, puis blanchir, et c'était Dans l'année annoncée et prédite, et la cime Des monts eut un reflet étrange de l'abîme Comme lorsqu'un flambeau rôde derrière un mur, Et la blancheur devint lumière, et dans l'azur La clarté devint pourpre, et l'on vit poindre, éclore, Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore Qui se mit à monter dans le haut firmament Par degrés et sans hâte et formidablement; Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent; Et soudain, comme un spectre entre en une maison, Apparut, par-dessus le farouche horizon, Une flamme emplissant des millions de lieues, Monstrueuse lueur des immensités bleues, Splendide au fond du ciel brusquement éclairci, Et l'astre effrayant dit aux hommes: Me voici! XLVII UN POËTE EST UN MONDE Un poëte est un monde enfermé dans un homme. Plaute en son crâne obscur sentait fourmiller Rome; Mélésigène, aveugle et voyant souverain Dont la nuit obstinée attristait l'œil serein, Avait en lui Calchas, Hector, Patrocle, Achille; Prométhée enchaîné remuait dans Eschyle; Rabelais porte un siècle; et c'est la vérité Qu'en tout temps les penseurs couronnés de clarté Les Shakspeares féconds et les vastes Homères, Tous les poëtes saints, semblables à des mères, Ont senti dans leurs flancs des hommes tressaillir, Tous, l'un le roi Priam et l'autre le roi Lear. Leur fruit croît sous leur front comme au sein de la femme. Ils vont rêver aux lieux déserts; ils ont dans l'âme Un éternel azur qui rayonne et qui rit; Ou bien ils sont troublés, et dans leur sombre esprit Ils entendent rouler des chars pleins de tonnerres. Ils marchent effarés, ces grands visionnaires. Ils ne savent plus rien, tant ils vont devant eux, Archiloque appuyé sur l'iambe boiteux, Euripide écoutant Minos, Phèdre et l'inceste. Molière voit venir à lui le morne Alceste, Arnolphe avec Agnès, l'aube avec le hibou, Et la sagesse en pleurs avec le rire fou. Cervantes pâle et doux cause avec don Quichotte; A l'oreille de Job Satan masqué chuchote; Dante sonde l'abîme en sa pensée ouvert; Horace voit danser les faunes à l'œil vert; Et Marlow suit des yeux au fond des bois l'émeute Du noir sabbat fuyant dans l'ombre avec sa meute. Alors, de cette foule invisible entouré, Pour la création le poëte est sacré. L'herbe est pour lui plus molle et la grotte plus douce; Pan fait plus de silence en marchant sur la mousse; La nature, voyant son grand enfant distrait, Veille sur lui; s'il est un piége en la forêt, La ronce au coin du bois le tire par la manche Et dit: Ne va pas là! Sous ses pieds la pervenche Tressaille; dans le nid, dans le buisson mouvant, Dans la feuille, une voix, vague et mêlée au vent, Murmure:--C'est Shakspeare et Macbeth!--C'est Molière Et don Juan!--C'est Dante et Béatrix!--Le lierre S'écarte, et les halliers, pareils à des griffons, Retirent leur épine, et les chênes profonds, Muets, laissent passer sous l'ombre de leurs dômes Ces grands esprits parlant avec ces grands fantômes. XLVIII LE RETOUR DE L'EMPEREUR Dors! nous t'irons chercher!--Ce jour viendra peut-être! Car nous t'avons pour dieu sans t'avoir eu pour maître; Car notre œil s'est mouillé de ton destin fatal, Et, sous les trois couleurs comme sous l'oriflamme, Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme Qui t'arrache à ton piédestal. Oh! va, nous te ferons de belles funérailles! Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles, Nous en ombragerons ton cercueil respecté. Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie, Et nous t'amènerons la jeune poésie Chantant la jeune liberté. _Ode à la Colonne._--Octobre 1830. LE RETOUR DE L'EMPEREUR I Après la dernière bataille, Quand, formidables et béants, Six cents canons sous la mitraille Eurent écrasé les géants; Dans ces jours où caisson qui roule, Blessés, chevaux, fuyaient en foule, Où l'on vit choir l'aigle indompté, Et, dans le bruit et la fumée, Sous l'écroulement d'une armée, Plier Paris épouvanté; Quand la vieille garde fut morte, Trahi des uns, de tous quitté, Le grand empereur, sans escorte, Rentra dans la grande cité. Dans l'ancien palais Élysée Il s'arrêta, l'âme épuisée; Et, n'attendant plus de secours, Repoussant la guerre civile, Avant de sortir de sa ville, Triste, il la contempla trois jours. Sa tête enfin était courbée. Plus de triomphes! plus de cris! Sa popularité tombée Couvrait sa gloire de débris. Partout l'abandon et la haine! Le soir, quelque passant à peine, S'arrêtant, mais sans approcher, Dans le palais cherchant le maître, A travers la haute fenêtre Regardait son ombre marcher. Durant ces heures solennelles, Tandis qu'il sondait son malheur, L'œil des muettes sentinelles L'interrogeait avec douleur. Soldats toujours prêts pour la lutte, Hélas! ils comptaient de sa chute Chaque symptôme avant-coureur; Et, comme un jour qui se retire, Ils voyaient s'effacer l'empire Dans le regard de l'empereur! Adieu ses légions sans nombre! Adieu ses camps victorieux! Il se sentait poussé vers l'ombre Par un souffle mystérieux. La nuit, sa fièvre était sans trêves; Il voyait flotter dans ses rêves Le spectre d'un rocher lointain. Déjà, l'âme d'angoisses pleine, Il entrevoyait Sainte-Hélène Dans les brumes de son destin. Le jour, en proie à la pensée, L'œil fixé sur le sol sacré, Le front sur la vitre glacée, Il disait: «--Oh! je reviendrai! Je reviendrai! toujours le même, Seul, sans pourpre et sans diadème, Sans bataillons et sans trésors; Je veux, proscrit, chassé, qu'importe? Choisir, pour rentrer, cette porte, Cette porte par où je sors. «Une nuit, dans une tempête, Rapporté par un vent des cieux, Avec des éclairs sur la tête, Je surgirai, vivant, joyeux! Mes vieux compagnons d'aventure Dormiront dans la brume obscure, Et tout à coup à l'orient Ils verront luire, ô délivrance! Mon œil rayonnant pour la France, Pour l'Angleterre flamboyant! «J'apparaîtrai dans les ténèbres A ce Paris qui m'adora; Le jour succède aux nuits funèbres, Et mon peuple se lèvera! Il se lèvera plein de joie, Pourvu que dans l'ombre il me voie Chassant l'étranger, vil troupeau, Pâle, la main de sang trempée, Avec le tronçon d'une épée, Avec le haillon d'un drapeau!» * Sire, vous reviendrez dans votre capitale, Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur, Traîné par huit chevaux sous l'arche triomphale, En habit d'empereur! Par cette même porte, où Dieu vous accompagne, Sire, vous reviendrez sur un sublime char, Glorieux, couronné, saint comme Charlemagne Et grand comme César! Sur votre sceptre d'or, qu'aucun vainqueur ne foule, On verra resplendir votre aigle au bec vermeil, Et sur votre manteau vos abeilles en foule Frissonner au soleil. Paris sur ses cent tours allumera des phares; Paris fera parler toutes ses grandes voix; Les cloches, les tambours, les clairons, les fanfares, Chanteront à la fois. Joyeux comme l'enfant quand l'aube recommence, Ému comme le prêtre au seuil du lieu sacré, Sire, on verra vers vous venir un peuple immense, Tremblant, pâle, effaré; Peuple qui sous vos pieds mettrait les lois de Sparte, Qu'embrase votre esprit, qu'enivre votre nom, Et qui flotte, ébloui, du jeune Bonaparte Au vieux Napoléon. Une nouvelle armée, ardente d'espérance, Dont les exploits déjà sèmeront la terreur, Autour de votre char criera: Vive la France! Et vive l'empereur! En vous voyant passer, ô chef du grand empire! Le peuple et les soldats tomberont à genoux. Mais vous ne pourrez pas vous pencher pour leur dire: Je suis content de vous! Une acclamation douce, tendre et hautaine, Chant des cœurs, cri d'amour où l'extase se joint, Remplira la cité; mais, ô mon capitaine! Vous ne l'entendrez point. De sombres grenadiers, vétérans qu'on admire, Muets, de vos chevaux viendront baiser les pas; Ce spectacle sera touchant et beau; mais, sire, Vous ne le verrez pas. Car, ô géant! couché dans une ombre profonde, Pendant qu'autour de vous, comme autour d'un ami, S'éveilleront Paris, et la France, et le monde, Vous serez endormi! Vous serez endormi, figure auguste et fière, De ce morne sommeil, plein de rêves pesants, Dont Barberousse, assis sur sa chaise de pierre, Dort depuis six cents ans. L'épée au flanc, l'œil clos, la main encore émue Par le dernier baiser de Bertrand éperdu, Dans un lit où jamais le dormeur ne remue Vous serez étendu. Pareil à ces soldats qui, devant cent murailles, Avaient suivi vos pas, vainqueurs, toujours debout, Et qui, touchés un soir par le vent des batailles, Se couchaient tout à coup. Leur attitude grave, altière, armée encore, Ressemblait au sommeil, et non point au trépas; Mais la diane, hélas! cette voix de l'aurore, Ne les réveillait pas. Si bien que, vous voyant glacé, dans son délire, Et tel qu'un dieu muet qui se laisse adorer, Ce peuple, ivre d'amour, venu pour vous sourire, Ne pourra que pleurer. Sire, en ce moment-là, vous aurez pour royaume Tous les fronts, tous les cœurs qui battront sous le ciel; Les nations feront asseoir votre fantôme Au trône universel. Les poëtes divins, élite agenouillée, Vous proclameront grand, vénérable, immortel, Et de votre mémoire, injustement souillée, Redoreront l'autel. Les nuages auront passé dans votre gloire; Rien ne troublera plus son rayonnement pur; Elle se posera sur toute notre histoire Comme un dôme d'azur. Vous serez pour tout homme une âme grande et bonne, Pour la France un proscrit magnanime et serein, Sire, et pour l'étranger, sur la haute colonne, Un colosse d'airain. Vous cependant,--tandis qu'une pompe sacrée Mènera par la ville un cortége inouï, Et que tous croiront voir revivre à votre entrée Un monde évanoui; Tandis qu'on entendra, près du dôme où des ombres Gardent tous les grands noms dont Paris se souvient, Rugir les vieux canons comme des dogues sombres Quand le maître revient; Tandis que votre nom, devant qui tout s'efface, Montera vers les cieux, puissant, illustre et beau,-- Vous sentirez ronger dans l'ombre votre face Par le ver du tombeau! * Sombres événements, hérauts aux noirs messages! Masques dont le Seigneur connaît seul les visages, Que vous parlez parfois un langage effrayant! Oh! n'arrachez-vous pas au livre de Dieu même Ces feuillets ténébreux, pleins d'un vague anathème, Que vous nous jetez en fuyant? Rien n'est complet; à tout il manque quelque chose; L'homme a le pilori, l'ombre a l'apothéose. Ces héros sont trop grands! un même sort les suit. Hélas! tous les Césars et tous les Charlemagnes Ont deux versants, ainsi que les hautes montagnes; D'un côté le soleil, et de l'autre la nuit. Et quel temps fut jamais plus grave et plus sévère! Le Christ déraciné tremble sur le Calvaire. Oh! que d'écroulements! tout chancelle à la fois, Tout plie et rompt, les grands sous la charge des haines, Les rois sous le fardeau du sort, les lois humaines Sous le poids des divines lois! Rien de ces noirs débris ne sort--que toi, pensée! Poésie immortelle à tous les vents bercée! Ainsi, pour s'en aller en toute liberté, Au gré de l'air qui souffle ou de l'eau qui s'épanche, Teinte à peine de sang, la plume chaste et blanche Tombe de l'oiseau mort et du nid dévasté. II Sainte-Hélène!--leçon! chute! exemple! agonie! L'Angleterre, à la haine épuisant son génie, Se mit à dévorer ce grand homme en plein jour; Et l'univers revit ce spectacle homérique: La chaîne, le rocher brûlé du ciel d'Afrique, Et le titan--et le vautour! * Cependant ces tourments, cette auguste infortune, Cette rage punique, implacable rancune, Faisant saigner d'en bas le grand crucifié, Ces affronts qui tombaient sur toute âme hautaine, Comme un vase profond où coule une fontaine, Emplissaient lentement le monde de pitié. Pitié des nobles cœurs! cri de toute la terre! Qui t'irritaient dans l'ombre, ô geôlier d'Angleterre! Car l'admiration, de son feu souverain, Endurcit l'homme vil, amollit la grande âme. Hélas! où pleure un brave, un lâche rit. La flamme Sèche la fange et fond l'airain. * Lui, pourtant, restait fier comme un roi chez son hôte. On l'entendait parler dans son île à voix haute. Il rêvait; il dictait d'illustres testaments; Il repoussait l'oubli dont l'exil s'enveloppe; Et, quand son œil parfois se tournait vers l'Europe, Il en venait encor de grands rayonnements. Un jour,--Lanne assoupi tressaillit sous son dôme; Les quatre aigles pensifs de la place Vendôme Frémirent en voyant passer un noir corbeau. On regarda; la nuit était sur Sainte-Hélène. Un guichetier anglais sous son impure haleine Avait éteint le grand flambeau. * Vingt ans il a dormi dans cette île lointaine! Dans les monts, près d'un saule, au bord d'une fontaine, Sans affront, sans honneur; Vingt ans il a dormi sous une dalle obscure, Seul avec l'océan, seul avec la nature, Seul avec vous, Seigneur! Là, dans la solitude, après tant de tempêtes, Tandis que son esprit revivait dans nos têtes, Que l'Europe indignée exécrait sa prison, Et que les rois, tremblant jusque dans leurs entrailles, Voyaient le tourbillon de toutes ses batailles Gronder confusément encore à l'horizon. Durant les nuits, à l'heure où l'âme dans l'espace N'entend que l'eau qui fuit, le cormoran qui passe, Le flot des flots heurté, L'air balayant les monts que la nuée encombre, Et ce que dit tout bas à l'éternité sombre La sombre immensité; Quand la forêt frissonne au front de la colline; Quand le ciel lentement vers l'océan s'incline; Lorsque, brisant sa vague aux nocturnes rayons, La mer, où vont plongeant des étoiles sans nombre, Semble écumer dans l'ombre Au choc étincelant des constellations; Dans ces heures de paix, les déserts, les vallées, Les vents, les bois, les monts, les sphères étoilées, Chantant un divin chœur, Couvrant d'oubli sa tombe aux bruits humains murée, Ensemble accomplissaient la fonction sacrée De calmer ce grand cœur. III Jadis, quand vous vouliez conquérir une ville, Ratisbonne ou Madrid, Varsovie ou Séville, Vienne l'austère, ou Naple au soleil radieux, Vous fronciez le sourcil, ô figure idéale! Alors tout était dit. La garde impériale Faisait trois pas comme les dieux. Vos batailles, ô roi! comme des mains fatales, L'une après l'autre, ont pris toutes les capitales; Il suffit d'Iéna pour entrer à Berlin, D'Arcole pour entrer à Mantoue, ô grand homme! Lodi mène à Milan, Marengo mène à Rome, La Moskova mène au Kremlin! Paris coûte plus cher! c'est la cité sacrée! C'est la conquête ardue, âpre, démesurée! Le but éblouissant des suprêmes efforts! Pour entrer dans Paris, la ville de mémoire, Sire, il faut revenir de la sombre victoire Qu'on remporte au pays des morts! Il faut avoir forcé toute haine à se taire, Rallié tout grand cœur et tout grand caractère, S'être fait de l'Europe et l'âme et le milieu, Et, debout dans la gloire ainsi que dans un temple, Être pour l'univers, qui de loin vous contemple, Plus qu'un fantôme et presque un dieu! Il faut, soleil du siècle, en éclipser les astres; Il faut, héros accru même par les désastres, Dépasser Lafayette, effacer Mirabeau, Sortir du fond des mers où l'autre ciel commence, Et mêler la grandeur de l'océan immense A la majesté du tombeau! IV Oh! t'abaisser n'est pas facile, France, sommet des nations! Toi que l'idée a pour asile, Mère des révolutions! Aux choses dont tu fais le moule Tout l'univers travaille en foule; Ta chaleur dans ses veines coule; Il t'obéit avec orgueil; Il marche, il forge, il tente, il fonde; Toi, tu penses, grave et féconde...-- La France est la tête du monde, Cyclope dont Paris est l'œil! Te détruire?--audace insensée! Crime! folie! impiété! Ce serait ôter la pensée A la future humanité! Ce serait aveugler les races! Car, dans le chemin que tu traces, Dans le cercle où tu les embrasses, Tous les peuples doivent s'unir; L'esprit des temps à ta voix change; Tout ce qui naît sous toi se range!-- Qui donc ferait ce rêve étrange De décapiter l'avenir? Te bâillonner?--Rois! Dieu lui-même Pourra vous le prouver bientôt, Ce siècle est un profond problème Dont la France seule a le mot. Ce siècle est debout sur la rive, D'une voix terrible ou plaintive, Questionnant quiconque arrive, Tribuns, penseurs,--ou rois, hélas! Il propose à tous, dès l'aurore, L'énigme inexpliquée encore, Et, comme le sphinx, il dévore Celui qui ne le comprend pas! T'insulter?--mais, s'il se rencontre Des rois pour courir ce danger, Vois donc les choses que Dieu montre A ceux qui voudraient t'outrager! Vois, sous l'arche où sont nos histoires, Wagram les mains de poudre noires, Ulm, Essling, Eylau, cent victoires, Défiler au bruit du tambour! Dieu, quand l'Europe te croit morte, Prend l'empereur et te l'apporte, Et fait repasser sous ta porte, Toute ta gloire en un seul jour! T'insulter! t'insulter! ma mère! Mais n'avons-nous pas tous, ô ciel! Parmi nos livres, près d'Homère, Quelque vieux sabre paternel? Nos pères sont morts, France aimée! Mais de leur foule ranimée Peut-être on ferait une armée Comme on en fait un Panthéon! Prêts à surgir au bruit des bombes, Prêts à se lever si tu tombes, Peut-être sont-ils dans leurs tombes Entiers comme Napoléon! * Toi, héros de ces funérailles, Roi! génie! empereur! martyr! Les temps sont clos; dans nos murailles Rentre pour ne plus en sortir! Rentre aussi dans ta gloire entière, Toi qui mêlais d'une main fière, Dans l'airain de ton œuvre altière, Tous les peuples, tous les métaux; Toi qui, dans ta force profonde, Oubliant que la foudre gronde, Voulais donner ta forme au monde Comme Alexandre au mont Athos! Tu voulais, versant notre sève Aux peuples trop lents à mûrir, Faire conquérir par le glaive Ce que l'esprit doit conquérir. Sur Dieu même prenant l'avance, Tu prétendais, vaste espérance! Remplacer Rome par la France Régnant du Tage à la Néva; Mais de tels projets Dieu se venge. Duel effrayant! guerre étrange! Jacob ne luttait qu'avec l'ange, Tu luttais avec Jéhovah! Nul homme en ta marche hardie N'a vaincu ton bras calme et fort; A Moscou, ce fut l'incendie; A Waterloo, ce fut le sort. Que t'importe que l'Angleterre Fasse parler un bloc de pierre Dans ce coin fameux de la terre Où Dieu brisa Napoléon, Et, sans qu'elle-même ose y croire, Fasse attester devant l'histoire Le mensonge d'une victoire Par le fantôme d'un lion? Oh! qu'il tremble, au vent qui s'élève, Sur son piédestal incertain, Ce lion chancelant qui rêve, Debout dans le champ du destin! Nous repasserons dans sa plaine! Laisse-le donc conter sa haine Et répandre son ombre vaine Sur tes braves ensevelis! Quelque jour,--et je l'attends d'elle! Ton aigle, à nos drapeaux fidèle, Le soufflettera d'un coup d'aile En s'en allant vers Austerlitz! LE 15 DÉCEMBRE 1840 ÉCRIT EN REVENANT DES CHAMPS-ÉLYSÉES Ciel glacé, soleil pur.--Oh! brille dans l'histoire, Du funèbre triomphe impérial flambeau! Que le peuple à jamais te garde en sa mémoire, Jour beau comme la gloire, Froid comme le tombeau! XLIX LE TEMPS PRÉSENT LA VÉRITÉ --_Voir page 7._-- La Vérité, lumière effrayée, astre en fuite, Evitant on ne sait quelle obscure poursuite, Après s'être montrée un instant, disparaît. Ainsi qu'une clarté passe en une forêt, Elle s'en est allée au loin dans l'étendue, Et s'est dans l'infini mystérieux perdue, Mêlée à l'ouragan, mêlée à la vapeur, Sombre; et de leur côté les hommes ont eu peur. Peur d'elle, comme elle a peur des hommes peut-être. Son effacement laisse obscure la fenêtre Ouverte dans notre âme et béante au milieu De l'ombre où l'épaisseur du temple cache Dieu. Maintenant il fait nuit, le mensonge est à l'aise. Cependant, par moments, sur la noire falaise, D'où l'on voit l'inconnu sans borne, et les roulis Du firmament tordant les astres dans ses plis, Sommet d'où l'on entend Dieu tourner son registre, Et d'où l'on aperçoit le modelé sinistre Des mondes ignorés, des vagues univers, L'un pour l'autre effrayants parce qu'ils sont divers, Faîte où les visions se confrontent entre elles, Où les réalités, pour nous surnaturelles, Semblent avoir parfois la figure du mal, Du haut de cette cime appelée Idéal, Par instants un chercheur fait l'annonce sacrée, Et dit:--La Vérité, qui guide, échauffe et crée, Haute lueur par qui l'âme s'épanouit, Vivants, va revenir bientôt dans votre nuit; Attendez-la. Soyez prêts à la voir paraître.-- La terre alors se met à rire; alors le prêtre, Alors le juge, alors le reître, alors le roi, Quiconque vit d'erreur, d'imposture et d'effroi, Dracon au nom des lois, Tibère au nom des hommes, Caïphe au nom du ciel, tout ce que les Sodomes Contiennent de plus sage et de plus vertueux, Tous les cœurs nés, ainsi que l'hydre, tortueux, Les frivoles, les purs, les doctes, les obscènes, Tout le bourdonnement de ces mouches malsaines, S'acharne; un homme est fou du moment qu'il est seul. On rit d'abord; le rire a fait plus d'un linceul; Puis on s'indigne:--Il faut qu'un tel forfait s'expie; L'homme osant n'être pas aveugle, est un impie! Quoi! celui-ci prétend qu'il voit de la clarté! Il dit qu'il voit de loin venir la vérité! Il sait l'heure, il connaît l'astre, il a l'insolence D'être une voix chez nous qui sommes le silence, D'être un flambeau chez nous qui sommes la noirceur! Il vit là-haut! il est ce monstre, le penseur! Quoi! sa prunelle est sainte, et serait la première Qu'éblouirait l'auguste et lointaine lumière! L'abîme est noir pour nous et pour lui serait bleu! Si ce n'est pas un fou, ce serait donc un dieu! A bas!--Et cris, fureur, sarcasme, affronts, supplices! Les ignorants naïfs et les savants complices, Tous, car c'est l'homme auquel on ne pardonne point, Arrivent, et chacun avec sa pierre au poing. --Ah! tu viens annoncer la vérité! prédire La fin de la bataille et la fin du délire, La fin des guerres, plus d'échafaud, le grand jour, Le plein midi, la paix, la liberté, l'amour! Ah! tu vois tout cela d'avance! Plus d'envie, L'homme buvant la joie aux sources de la vie, Et la fraternité, de ses larges rameaux Laissant tomber les biens en foule et non les maux. Pour avoir de tels yeux il faut être stupide! A mort!--Et chacun grince, et trépigne, et lapide; Avec tout ce qu'on a sous la main, fouets, bâtons, On frappe, on raille, on tue au hasard, à tâtons, Tant les âmes ont peur de manquer de ténèbres, Et tant les hommes sont facilement funèbres! L'ennemi public meurt. Bien. Tout s'évanouit. Nous allons donc avoir tranquillement la nuit! La sainte cécité publique est rétablie. On boit, on mange, on rampe, on chuchote, on oublie. L'ordre n'est plus troublé par un noir songe-creux; On est des loups contents et des ânes heureux; Le bonze met son masque et le temple son voile; Quant au rêveur marchant en avant de l'étoile, Qui venait déranger Moïse et Mahomet, On ne sait même plus comment il se nommait. Et qu'annonçait-il donc? La vérité? Quel songe! Au fond, la vérité, vivants, c'est un mensonge; La vérité n'est pas. Fermons les yeux. Dormons. Tout à coup, au milieu des psaumes, des sermons, Des hymnes, des chansons, des cris, des ironies, Quelque chose à travers les brumes infinies Semble apparaître au seuil du ciel, et l'on croit voir Un point confus blanchir au fond du gouffre noir, Comme un aigle arrivant dont grandit l'envergure; Et le point lumineux devient une figure, Et la figure croît de moment en moment, Et devient, ô terreur, un éblouissement! C'est elle, c'est l'étoile inouïe et profonde, La Vérité! c'est elle, âme errante du monde, Avec son évidence où nul rayon ne ment, Et son mystère aussi d'où sort un flamboiement; Elle, de tous les yeux le seul que rien n'endorme, Elle, la regardée et la voyante énorme, C'est elle! O Vérité, c'est toi! Divinement, Elle surgit; ainsi qu'un vaste apaisement Son radieux lever s'épand dans l'ombre immense; Menace pour les uns, pour les autres clémence, Elle approche; elle éclaire, à Thèbes, dans Ombos, Dans Rome, dans Paris, dans Londres, des tombeaux. Une ciguë en Grèce, une croix en Judée, Et dit: Terre, c'est moi. Qui donc m'a demandée? Tout était vision sous les ténébreux dômes, J'aperçus dans l'espace étoilé trois fantômes; Les deux premiers très loin et le dernier plus près. Le premier spectre dit:--Mané Thécel Pharès. Son doigt levé montrait l'obscurité maudite; Il ressemblait au sphinx monstrueux qui médite Dans Assur, accroupi parmi les dieux camards. Le second murmura ce mot:--Ides de Mars. Et le troisième esprit cria:--Quatrevingt-treize. Devant mes yeux erraient des lueurs de fournaise; Et, par je ne sais quel étrange changement, Chacun de ces trois mots, au fond du firmament, Était une des trois syllabes redoutables D'un autre mot, écrit par Aron sur les tables, Et que, longtemps avant que Jésus triomphât, Les gouffres répétaient aux gouffres:--Josaphat. [Illustration: MORT DE JEAN CHOUAN. Dessiné par F. Flameng. Gravé par R. de Los Rios. L. HÉBERT, ÉDITEUR Imp. Wittmann.] JEAN CHOUAN Les blancs fuyaient, les bleus mitraillaient la clairière. Un coteau dominait cette plaine, et, derrière Le monticule nu, sans arbre et sans gazon, Les farouches forêts emplissaient l'horizon. En arrière du tertre, abri sûr, rempart sombre, Les blancs se ralliaient, comptant leur petit nombre, Et Jean Chouan parut, ses longs cheveux au vent. --Ah! personne n'est mort, car le chef est vivant! Dirent-ils. Jean Chouan écoutait la mitraille. --Nous manque-t-il quelqu'un?--Non.--Alors qu'on s'en aille! Fuyez tous!--Les enfants, les femmes aux abois L'entouraient, effarés.--Fils, rentrons dans les bois! Dispersons-nous!--Et tous, comme des hirondelles S'évadant dans l'orage immense à tire-d'ailes, Fuirent vers le hallier noyé dans la vapeur; Ils couraient; les vaillants courent quand ils ont peur; C'est un noir désarroi qu'une fuite où se mêle Au vieillard chancelant l'enfant à la mamelle; On craint d'être tué, d'être fait prisonnier! Et Jean Chouan marchait à pas lents, le dernier, Se retournant parfois et faisant sa prière. Tout à coup on entend un cri dans la clairière, Une femme parmi les balles apparaît. Toute la bande était déjà dans la forêt, Jean Chouan restait seul; il s'arrête, il regarde; C'est une femme grosse, elle s'enfuit, hagarde Et pâle, déchirant ses pieds nus aux buissons; Elle est seule; elle crie: A moi, les bons garçons! Jean Chouan rêveur dit: C'est Jeanne-Madeleine. Elle est le point de mire au milieu de la plaine; La mitraille sur elle avec rage s'abat. Il eût fallu que Dieu lui-même se courbât Et la prît par la main et la mît sous son aile, Tant la mort formidable abondait autour d'elle; Elle était perdue.--Ah! criait-elle, au secours! Mais les bois sont tremblants et les fuyards sont sourds. Et les balles pleuvaient sur la pauvre brigande. Alors sur le coteau qui dominait la lande Jean Chouan bondit, fier, tranquille, altier, viril, Debout:--C'est moi qui suis Jean Chouan! cria-t-il. Les bleus dirent:--C'est lui, le chef! Et cette tête, Prenant toute la foudre et toute la tempête, Fit changer à la mort de cible.--Sauve-toi! Cria-t-il, sauve-toi, ma sœur!--Folle d'effroi, Jeanne hâta le pas vers la forêt profonde. Comme un pin sur la neige ou comme un mât sur l'onde, Jean Chouan, qui semblait par la mort ébloui, Se dressait, et les bleus ne voyaient plus que lui. --Je resterai le temps qu'il faudra. Va, ma fille! Va, tu seras encor joyeuse en ta famille, Et tu mettras encor des fleurs à ton corset! Criait-il.--C'était lui maintenant que visait L'ardente fusillade, et sur sa haute taille, Qui semblait presque prête à gagner la bataille, Les balles s'acharnaient, et son puissant dédain Souriait; il levait son sabre nu...--Soudain Par une balle, ainsi l'ours est frappé dans l'antre, Il se sentit trouer de part en part le ventre; Il resta droit et dit:--Soit. _Ave Maria!_ Puis, chancelant, tourné vers le bois, il cria: --Mes amis! mes amis! Jeanne est-elle arrivée? Des voix dans la forêt répondirent:--Sauvée! Jean Chouan murmura: C'est bien! et tomba mort. Paysans! paysans! hélas! vous aviez tort, Mais votre souvenir n'amoindrit pas la France; Vous fûtes grands dans l'âpre et sinistre ignorance; Vous que vos rois, vos loups, vos prêtres, vos halliers Faisaient bandits, souvent vous fûtes chevaliers; A travers l'affreux joug et sous l'erreur infâme Vous avez eu l'éclair mystérieux de l'âme; Des rayons jaillissaient de votre aveuglement; Salut! Moi le banni, je suis pour vous clément; L'exil n'est pas sévère aux pauvres toits de chaumes; Nous sommes des proscrits, vous êtes des fantômes; Frères, nous avons tous combattu; nous voulions L'avenir; vous vouliez le passé, noirs lions; L'effort que nous faisions pour gravir sur la cime, Hélas! vous l'avez fait pour rentrer dans l'abîme; Nous avons tous lutté, diversement martyrs, Tous sans ambitions et tous sans repentirs, Nous pour fermer l'enfer, vous pour rouvrir la tombe; Mais sur vos tristes fronts la blancheur d'en haut tombe, La pitié fraternelle et sublime conduit Les fils de la clarté vers les fils de la nuit, Et je pleure en chantant cet hymne tendre et sombre, Moi, soldat de l'aurore, à toi, héros de l'ombre. APRÈS LA BATAILLE Mon père, ce héros au sourire si doux, Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille, Parcourait à cheval, le soir d'une bataille, Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit. C'était un espagnol de l'armée en déroute Qui se traînait sanglant sur le bord de la route, Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié, Et qui disait:--A boire, à boire par pitié!-- Mon père, ému, tendit à son housard fidèle Une gourde de rhum qui pendait à sa selle, Et dit:--Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé.-- Tout à coup, au moment où le housard baissé Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure, Saisit un pistolet qu'il étreignait encore, Et vise au front mon père en criant: Caramba! Le coup passa si près que le chapeau tomba Et que le cheval fit un écart en arrière. --Donne-lui tout de même à boire, dit mon père. _LES PAROLES DE MON ONCLE_ LA SŒUR DE CHARITÉ J'avais vingt ans, j'étais criblé de coups de lance, On me porta sanglant et pâle à l'ambulance. On me fit un lit d'herbe, on me déshabilla. J'avais sur moi des vers; j'étais, dans ce temps-là, Poëte, comme Horace amoureux de Barine. Les lances qui m'avaient fort piqué la poitrine Avaient aussi troué mes quatrains à Chloris. Tout manquait; on n'est pas soigné comme à Paris Dans ces vieilles forêts du pays de Thuringe; Le chirurgien dit:--Nous n'avons pas de linge. Il lut mes vers et dit:--C'est un païen, je crois. La sœur de charité fit un signe de croix. Et le docteur reprit:--Pas de linge! que faire?-- Ah! cette guerre était grande, et je la préfère A votre paix. Quel temps! je suis un des témoins. J'ai des grades de plus et des cheveux de moins, Le vieux général songe au jeune capitaine, Et l'envie. Ah! l'aurore est charmante, et lointaine!-- Donc je perdais mon sang, j'étais évanoui. J'étais jeune, blessé, mourant, mais vivant; oui, Très vivant! Le docteur disait:--La mort est sûre Si l'on ne parvient pas à bander la blessure; Du linge! ou dans une heure il est mort!--Cependant Il partit. La bataille autour de nous grondant, Pleine de chocs, de meurtre et d'ombre, et des haleines De l'immense agonie éparse dans les plaines, L'appelait de sa voix formidable au secours; On ne donne aux blessés que des instants très courts. J'étais seul, et mon flanc saignait, et mon épaule Ruisselait, et la sœur de Saint-Vincent de Paule, Très jeune, pâle, et rose à travers sa pâleur, Me veillait. Elle dit:--Sauvons-le! quel malheur! S'il mourait, il serait damné, ce pauvre impie!-- Elle arracha sa guimpe et fit de la charpie. Tout entière à ses soins pour le jeune inconnu, Elle ne voyait pas que son sein était nu. Moi, je rouvrais les yeux...--O muses de Sicile, Dire à quoi je pensais, ce serait difficile! LE CIMETIÈRE D'EYLAU A mes frères aînés, écoliers éblouis, Ce qui suit fut conté par mon oncle Louis, Qui me disait à moi, de sa voix la plus tendre: --Joue, enfant!--me jugeant trop petit pour comprendre. J'écoutais cependant, et mon oncle disait: --Une bataille, bah! savez-vous ce que c'est? De la fumée. A l'aube on se lève, à la brune On se couche; et je vais vous en raconter une. Cette bataille-là se nomme Eylau; je crois Que j'étais capitaine et que j'avais la croix; Oui, j'étais capitaine. Après tout, à la guerre, Un homme, c'est de l'ombre, et ça ne compte guère, Et ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Donc, Eylau C'est un pays en Prusse; un bois, des champs, de l'eau, De la glace, et partout l'hiver et la bruine. Le régiment campa près d'un mur en ruine; On voyait des tombeaux autour d'un vieux clocher. Benigssen ne savait qu'une chose, approcher Et fuir; mais l'empereur dédaignait ce manége. Et les plaines étaient toutes blanches de neige. Napoléon passa, sa lorgnette à la main. Les grenadiers disaient: Ce sera pour demain. Des vieillards, des enfants pieds nus, des femmes grosses Se sauvaient; je songeais; je regardais les fosses. Le soir on fit les feux, et le colonel vint; Il dit:--Hugo?--Présent.--Combien d'hommes?--Cent vingt. --Bien. Prenez avec vous la compagnie entière, Et faites-vous tuer.--Où?--Dans le cimetière. Et je lui répondis:--C'est en effet l'endroit. J'avais ma gourde, il but et je bus; un vent froid Soufflait. Il dit:--La mort n'est pas loin. Capitaine, J'aime la vie, et vivre est la chose certaine, Mais rien ne sait mourir comme les bons vivants. Moi, je donne mon cœur, mais ma peau, je la vends. Gloire aux belles! Trinquons. Votre poste est le pire.-- Car notre colonel avait le mot pour rire. Il reprit:--Enjambez le mur et le fossé, Et restez là; ce point est un peu menacé, Ce cimetière étant la clef de la bataille. Gardez-le.--Bien.--Ayez quelques bottes de paille. --On n'en a point.--Dormez par terre.--On dormira. --Votre tambour est-il brave?--Comme Barra. --Bien. Qu'il batte la charge au hasard et dans l'ombre, Il faut avoir le bruit quand on n'a pas le nombre. Et je dis au gamin:--Entends-tu; gamin?--Oui, Mon capitaine, dit l'enfant, presque enfoui Sous le givre et la neige, et riant.--La bataille, Reprit le colonel, sera toute à mitraille; Moi, j'aime l'arme blanche, et je blâme l'abus Qu'on fait des lâchetés féroces de l'obus; Le sabre est un vaillant, la bombe une traîtresse; Mais laissons l'empereur faire. Adieu, le temps presse. Restez ici demain sans broncher. Au revoir. Vous ne vous en irez qu'à six heures du soir.-- Le colonel partit. Je dis:--Par file à droite! Et nous entrâmes tous dans une enceinte étroite; De l'herbe, un mur autour, une église au milieu, Et dans l'ombre, au-dessus des tombes, un bon Dieu. Un cimetière sombre, avec de blanches lames. Cela rappelle un peu la mer. Nous crénelâmes Le mur, et je donnai le mot d'ordre, et je fis Installer l'ambulance au pied du crucifix. --Soupons, dis-je, et dormons.--La neige cachait l'herbe; Nos capotes étaient en loques; c'est superbe, Si l'on veut, mais c'est dur quand le temps est mauvais; Je pris pour oreiller une fosse; j'avais Les pieds transis, ayant des bottes sans semelle; Et bientôt, capitaine et soldats pêle-mêle, Nous ne bougeâmes plus, endormis sur les morts. Cela dort, les soldats; cela n'a ni remords, Ni crainte, ni pitié, n'étant pas responsable; Et, glacé par la neige ou brûlé par le sable, Cela dort; et d'ailleurs, se battre rend joyeux. Je leur criai: Bonsoir! et je fermai les yeux; A la guerre on n'a pas le temps des pantomimes. Le ciel était maussade, il neigeait, nous dormîmes. Nous avions ramassé des outils de labour, Et nous en avions fait un grand feu. Mon tambour L'attisa, puis s'en vint près de moi faire un somme. C'était un grand soldat, fils, que ce petit homme. Le crucifix resta debout, comme un gibet. Bref le feu s'éteignit; et la neige tombait. Combien fut-on de temps à dormir de la sorte? Je veux, si je le sais, que le diable m'emporte! Nous dormions bien. Dormir, c'est essayer la mort. A la guerre c'est bon. J'eus froid, très froid d'abord; Puis je rêvai; je vis en rêve des squelettes Et des spectres, avec de grosses épaulettes; Par degrés, lentement, sans quitter mon chevet, J'eus la sensation que le jour se levait, Mes paupières sentaient de la clarté dans l'ombre; Tout à coup, à travers mon sommeil, un bruit sombre Me secoua, c'était au canon ressemblant; Je m'éveillai; j'avais quelque chose de blanc Sur les yeux; doucement, sans choc, sans violence, La neige nous avait tous couverts en silence D'un suaire, et j'y fis en me dressant un trou; Un boulet, qui nous vint je ne sais trop par où, M'éveilla tout à fait; je lui dis: Passe au large! Et je criai:--Tambour, debout! et bats la charge! Cent vingt têtes alors, ainsi qu'un archipel, Sortirent de la neige; un sergent fit l'appel, Et l'aube se montra, rouge, joyeuse et lente; On eût cru voir sourire une bouche sanglante. Je me mis à penser à ma mère; le vent Semblait me parler bas; à la guerre souvent Dans le lever du jour c'est la mort qui se lève. Je songeais. Tout d'abord nous eûmes une trêve; Les deux coups de canon n'étaient rien qu'un signal, La musique parfois s'envole avant le bal Et fait danser en l'air une ou deux notes vaines. La nuit avait figé notre sang dans nos veines, Mais sentir le combat venir nous réchauffait. L'armée allait sur nous s'appuyer en effet; Nous étions les gardiens du centre, et la poignée D'hommes sur qui la bombe, ainsi qu'une cognée, Va s'acharner; et j'eusse aimé mieux être ailleurs. Je mis mes gens le long du mur; en tirailleurs. Et chacun se berçait de la chance peu sûre D'un bon grade à travers une bonne blessure; A la guerre on se fait tuer pour réussir. Mon lieutenant, garçon qui sortait de Saint-Cyr, Me cria:--Le matin est une aimable chose; Quel rayon de soleil charmant! La neige est rose! Capitaine, tout brille et rit! quel frais azur! Comme ce paysage est blanc, paisible et pur! --Cela va devenir terrible, répondis-je. Et je songeais au Rhin, aux Alpes, à l'Adige, A tous nos fiers combats sinistres d'autrefois. Brusquement la bataille éclata. Six cents voix Énormes, se jetant la flamme à pleines bouches, S'insultèrent du haut des collines farouches, Toute la plaine fut un abîme fumant, Et mon tambour battait la charge éperdument. Aux canons se mêlait une fanfare altière, Et les bombes pleuvaient sur notre cimetière, Comme si l'on cherchait à tuer les tombeaux; On voyait du clocher s'envoler les corbeaux; Je me souviens qu'un coup d'obus troua la terre, Et le mort apparut stupéfait dans sa bière, Comme si le tapage humain le réveillait. Puis un brouillard cacha le soleil. Le boulet Et la bombe faisaient un bruit épouvantable. Berthier, prince d'empire et vice-connétable, Chargea sur notre droite un corps hanovrien Avec trente escadrons, et l'on ne vit plus rien Qu'une brume sans fond, de bombes étoilée; Tant toute la bataille et toute la mêlée Avaient dans le brouillard tragique disparu. Un nuage tombé par terre, horrible, accru Par des vomissements immenses de fumées, Enfants, c'est là-dessous qu'étaient les deux armées; La neige en cette nuit flottait comme un duvet, Et l'on s'exterminait, ma foi, comme on pouvait. On faisait de son mieux. Pensif, dans les décombres, Je voyais mes soldats rôder comme des ombres, Spectres le long du mur rangés en espalier; Et ce champ me faisait un effet singulier, Des cadavres dessous et dessus des fantômes. Quelques hameaux flambaient; au loin brûlaient des chaumes. Puis la brume où du Harz on entendait le cor Trouva moyen de croître et d'épaissir encor, Et nous ne vîmes plus que notre cimetière; A midi nous avions notre mur pour frontière; Comme par une main noire, dans de la nuit, Nous nous sentîmes prendre, et tout s'évanouit. Notre église semblait un rocher dans l'écume. La mitraille voyait fort clair dans cette brume, Nous tenait compagnie, écrasait le chevet De l'église, et la croix de pierre, et nous prouvait Que nous n'étions pas seuls dans cette plaine obscure. Nous avions faim, mais pas de soupe; on se procure Avec peine à manger dans un tel lieu. Voilà Que la grêle de feu tout à coup redoubla. La mitraille, c'est fort gênant; c'est de la pluie; Seulement ce qui tombe et ce qui vous ennuie, Ce sont des grains de flamme et non des gouttes d'eau. Des gens à qui l'on met sur les yeux un bandeau, C'était nous. Tout croulait sous les obus, le cloître, L'église et le clocher, et je voyais décroître Les ombres que j'avais autour de moi debout; Une de temps en temps tombait.--On meurt beaucoup, Dit un sergent pensif comme un loup dans un piége; Puis il reprit, montrant les fosses sous la neige: --Pourquoi nous donne-t-on ce champ déjà meublé?-- Nous luttions. C'est le sort des hommes et du blé D'être fauchés sans voir la faulx. Un petit nombre De fantômes rôdait encor dans la pénombre; Mon gamin de tambour continuait son bruit; Nous tirions par-dessus le mur presque détruit. Mes enfants, vous avez un jardin; la mitraille Était sur nous, gardiens de cette âpre muraille, Comme vous sur les fleurs avec votre arrosoir. «Vous ne vous en irez qu'à six heures du soir.» Je songeais, méditant tout bas cette consigne. Des jets d'éclair mêlés à des plumes de cygne, Des flammèches rayant dans l'ombre les flocons, C'est tout ce que nos yeux pouvaient voir.--Attaquons! Me dit le sergent.--Qui? dis-je, on ne voit personne. --Mais on entend. Les voix parlent; le clairon sonne, Partons, sortons; la mort crache sur nous ici; Nous sommes sous la bombe et l'obus.--Restons-y. J'ajoutai:--C'est sur nous que tombe la bataille. Nous sommes le pivot de l'action.--Je bâille, Dit le sergent.--Le ciel, les champs, tout était noir; Mais quoiqu'en pleine nuit, nous étions loin du soir, Et je me répétais tout bas: Jusqu'à six heures. --Morbleu! nous aurons peu d'occasions meilleures Pour avancer! me dit mon lieutenant. Sur quoi, Un boulet l'emporta. Je n'avais guère foi Au succès; la victoire au fond n'est qu'une garce. Une blême lueur, dans le brouillard éparse, Éclairait vaguement le cimetière. Au loin Rien de distinct, sinon que l'on avait besoin De nous pour recevoir sur nos têtes les bombes. L'empereur nous avait mis là, parmi ces tombes; Mais, seuls, criblés d'obus et rendant coups pour coups, Nous ne devinions pas ce qu'il faisait de nous. Nous étions, au milieu de ce combat, la cible. Tenir bon, et durer le plus longtemps possible, Tâcher de n'être morts qu'à six heures du soir, En attendant, tuer, c'était notre devoir. Nous tirions au hasard, noirs de poudre, farouches; Ne prenant que le temps de mordre les cartouches, Nos soldats combattaient et tombaient sans parler. --Sergent, dis-je, voit-on l'ennemi reculer? --Non.--Que voyez-vous?--Rien.--Ni moi.--C'est le déluge, Mais en feu.--Voyez-vous nos gens?--Non. Si j'en juge Par le nombre de coups qu'à présent nous tirons, Nous sommes bien quarante.--Un grognard à chevrons Qui tiraillait pas loin de moi dit:--On est trente. Tout était neige et nuit; la bise pénétrante Soufflait, et, grelottants, nous regardions pleuvoir Un gouffre de points blancs dans un abîme noir. La bataille pourtant semblait devenir pire. C'est qu'un royaume était mangé par un empire! On devinait derrière un voile un choc affreux; On eût dit des lions se dévorant entre eux; C'était comme un combat des géants de la fable; On entendait le bruit des décharges, semblable A des écroulements énormes; les faubourgs De la ville d'Eylau prenaient feu; les tambours Redoublaient leur musique horrible, et sous la nue Six cents canons faisaient la basse continue; On se massacrait; rien ne semblait décidé; La France jouait là son plus grand coup de dé; Le bon Dieu de là-haut était-il pour ou contre? Quelle ombre! et je tirais de temps en temps ma montre. Par intervalle un cri troublait ce champ muet, Et l'on voyait un corps gisant qui remuait. Nous étions fusillés l'un après l'autre, un râle Immense remplissait cette ombre sépulcrale. Les rois ont les soldats comme vous vos jouets. Je levais mon épée, et je la secouais Au-dessus de ma tête, et je criais: Courage! J'étais sourd et j'étais ivre, tant avec rage Les coups de foudre étaient par d'autres coups suivis; Soudain mon bras pendit, mon bras droit, et je vis Mon épée à mes pieds, qui m'était échappée; J'avais un bras cassé; je ramassai l'épée Avec l'autre, et la pris dans ma main gauche:--Amis! Se faire aussi casser le bras gauche est permis! Criai-je, et je me mis à rire, chose utile, Car le soldat n'est point content qu'on le mutile, Et voir le chef un peu blessé ne déplaît point. Mais quelle heure était-il? Je n'avais plus qu'un poing Et j'en avais besoin pour lever mon épée; Mon autre main battait mon flanc, de sang trempée, Et je ne pouvais plus tirer ma montre. Enfin Mon tambour s'arrêta:--Drôle, as-tu peur?--J'ai faim, Me répondit l'enfant. En ce moment la plaine Eut comme une secousse, et fut brusquement pleine D'un cri qui jusqu'au ciel sinistre s'éleva. Je me sentais faiblir; tout un homme s'en va Par une plaie; un bras cassé, cela ruisselle; Causer avec quelqu'un soutient quand on chancelle; Mon sergent me parla; je dis au hasard: Oui, Car je ne voulais pas tomber évanoui. Soudain le feu cessa, la nuit sembla moins noire. Et l'on criait: Victoire! et je criai: Victoire! J'aperçus des clartés qui s'approchaient de nous. Sanglant, sur une main et sur les deux genoux Je me traînai; je dis:--Voyons où nous en sommes. J'ajoutai:--Debout, tous! Et je comptai mes hommes. --Présent! dit le sergent.--Présent! dit le gamin. Je vis mon colonel venir, l'épée en main. --Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée? --Par vous, dit-il.--La neige étant de sang baignée, Il reprit:--C'est bien vous, Hugo? c'est votre voix? --Oui.--Combien de vivants êtes-vous ici?--Trois. 1851--CHOIX ENTRE DEUX PASSANTS Je vis la Mort, je vis la Honte; toutes deux Marchaient au crépuscule au fond du bois hideux. L'herbe informe était brune et d'un souffle agitée. Et sur un cheval mort la Mort était montée; La Honte cheminait sur un cheval pourri. Des vagues oiseaux noirs on entendait le cri. Et la Honte me dit:--Je m'appelle la Joie. Je vais au bonheur. Viens. L'or, la pourpre, la soie, Les festins, les palais, les prêtres, les bouffons, Le rire triomphal sous les vastes plafonds, Les richesses en hâte ouvrant leurs sacs de piastres, Les parcs, éden nocturne aux grands arbres pleins d'astres, Les femmes accourant avec une aube aux fronts, La fanfare à sa bouche appuyant les clairons, Fière, et faisant sonner la gloire dans le cuivre, Tout cela t'appartient; viens, tu n'as qu'à me suivre. Et je lui répondis:--Ton cheval sent mauvais. La mort me dit:--Mon nom est Devoir; et je vais Au sépulcre, à travers l'angoisse et le prodige. --As-tu derrière toi de la place? lui dis-je. Et depuis lors, tournés vers l'ombre où Dieu paraît, Nous faisons route ensemble au fond de la forêt. ÉCRIT EN EXIL L'heureux n'est pas le vrai, le droit n'est pas le nombre; Un vaincu toujours triste, un vainqueur toujours sombre, Le sort n'a-t-il donc pas d'autre oscillation? Toujours la même roue et le même Ixion! Qui que vous soyez, Dieu vers qui tout me ramène, Si le faible souffrait en vain, si l'âme humaine N'était qu'un grain de cendre aux ouragans jeté, Je serais mécontent de votre immensité; Il faut, dans l'univers fatal et pourtant libre, Aux âmes l'équité comme aux cieux l'équilibre; J'ai besoin de sentir de la justice au fond Du gouffre où l'ombre avec la clarté se confond; J'ai besoin du méchant mal à l'aise, et du crime Retombant sur le monstre et non sur la victime; Un Caïn triomphant importune mes yeux; J'ai besoin, quand le mal est puissant et joyeux, D'un certain grondement là-haut, et de l'entrée Du tonnerre au-dessus de la tête d'Atrée. LA COLÈRE DU BRONZE Et voilà donc l'emploi que vous faites, vivants, De moi l'airain, vous cendre éparse aux quatre vents! Ainsi la certitude est morte! Ainsi la rue Offre en exemple un fourbe à la foule accourue, Et les passants diront du plus vil des bourreaux, D'un voleur, d'un goujat: Ce doit être un héros! La statue est un lâche abus de confiance! Et l'on verra le peuple, ému, plein de croyance, Ayant foi dans le bronze infaillible et serein, Découvrir son grand front pour un faquin d'airain! Vous allumez la braise et vous creusez le moule; Mon bloc fumant se gonfle et tombe, s'enfle et croule; Vous fouillez mon flot rouge avec des crocs de fer Comme font des satans remuant un enfer; Vous attisez avec le zinc incendiaire Mon cratère où bascule et s'épand la chaudière, Et tout mon dur métal devient une eau de feu, Et j'écume, et je dis: Hommes, faites-moi dieu! J'y consens. Et je brûle avec furie et joie. Faites. Dans mon tourment mon triomphe flamboie. Quiconque voit ma pourpre auguste est ébloui. Le noir moule béant, sous la terre enfoui, S'ouvre à moi comme un gouffre obscur au fond d'un antre, Et ma voix sombre gronde et crie: Oui, c'est bien, j'entre, Je serai Washington!...--Je sors, je suis Morny! Ah! sous le ciel sacré, sous l'azur infini, Soyez maudits! Rugir dans la fournaise ardente, Moi le bronze! pour qui? Pour Gutenberg? Pour Dante? Pour Thrasybule? Non. Pour Billault, pour Dupin! J'attends Léonidas, on me jette Scapin. Mais de quoi donc sont faits les hommes? C'est à croire Que l'ordure est pour vous ressemblante à la gloire; Que votre âme est troublée au point de ne plus voir; Et que le bien, le mal, le crime, le devoir, Bayard, Judas, Barbès le preux, Georgey l'impie, Flottent confusément sous votre myopie! Vous hissez sur un faîte abject le facies De Fould, ou le profil abruti de Sieyès, Et vous avez le goût de regarder sans cesse En haut, bien au-dessus de vos fronts, la bassesse. * Savez-vous que je suis le métal souverain? Que j'ai mis sur Corinthe un quadrige d'airain, Et que mes dieux, mes rois, mes victoires ailées, Font de l'ombre sur vous du haut des Propylées? Savez-vous qu'autrefois j'étais sacré? J'avais L'impossibilité d'être vil et mauvais; Et c'est pourquoi, vivants, je valais mieux que l'homme. Je connaissais Athène et j'ignorais Sodome. Les grecs disaient de moi: Le bronze est un héros. J'étais Jupiter, Mars, Pallas, Diane, Éros; On me voyait durer autant qu'un vers d'Eschyle; Et j'étais pour les grecs la chair du grand Achille. Ces populaces, foule aux yeux pleins de clarté, Honoraient ma noirceur et ma virginité; Les portefaix de Sparte et les marchandes d'herbes Ne me regardaient point sans devenir superbes, Et j'étais à tel point l'âme de la cité Que les petits enfants bégayaient: Liberté! Aujourd'hui, sur un socle, en vos places publiques Pour qui le ciel n'a plus que des rayons obliques, Vous mettez la statue énorme d'un pasquin Qui devient un colosse et reste un mannequin, D'un chenapan, d'un gueux qui prend un air d'archonte Et qui se drape avec orgueil dans de la honte. C'est de l'opprobre altier et qui se tient debout. On monte au Panthéon par le trou de l'égout. Les voilà tous, Magnan, puis Delangle, Espinasse, Puis Troplong, ce qui rampe avec ce qui menace, Spectres hideux qu'entoure, en plein air, au soleil, Le brouhaha des voix inutiles, pareil A l'agitation du vent dans les branchages. Et je suis le complice! Et les bardes, les sages, Les vaillants, les martyrs à mourir acharnés, Les grands hommes que j'ai tant de fois incarnés, Ne m'ont pas défendu de cette ignominie D'être pantin après avoir été génie! Vous condamnez l'airain aux avilissements. Comme vous, je trahis et, comme vous, je mens. Je trahis la vertu, je trahis la durée; Je trahis la colère, âpre muse azurée, Qui rend et fait justice, et n'a pas d'autre soin; Et devant Juvénal je suis un faux témoin. Chute et deuil! Je trahis le lever de l'étoile, Qui dans l'ombre, à travers la nuit, son chaste voile, Cherchant à l'horizon des bronzes radieux, Aperçoit des bandits au lieu de voir des dieux! Ma fournaise m'indigne, à mal faire occupée. Ceux qui vendent la loi, ceux qui vendent l'épée, Brumaire avec Leclerc, Décembre avec Morny, Un tas d'ingrédients, faux droits, sceptre impuni, Le vieil autel, le vieux billot, la vieille chaîne, Auxquels on a mêlé la conscience humaine, Tout cela dans la cuve obscure flotte et fond. Et la statue en sort, vile. Le Dieu profond Vous donne les héros, les penseurs, les prophètes, Et le bronze, et voilà, vous, ce que vous en faites. Vous donnez le cachot à Christophe Colomb, A Dante l'exil triste et sa chape de plomb, A Jésus le calvaire et sa risée ingrate, A Morus l'échafaud, la ciguë à Socrate, Le bûcher à Jean Huss, et le bronze aux valets. * Je sais bien qu'on dira: Passez, méprisez-les. Ce sont des gredins. Soit. Mais ce sont des statues. Mais ces indignités sont de splendeur vêtues. Mais on croit tellement le bronze honnête, et sûr Du bon choix des héros qu'il dresse dans l'azur, On est si convaincu que lorsque, sous les arbres, Au milieu des enfants rieurs, parmi les marbres, Sur les degrés d'un temple ou sur l'arche d'un pont, Le bronze montre au peuple un homme, il en répond; Mais tous ces malfaiteurs, mais tous ces misérables, Devenus au passant stupide vénérables, Ont si profondément, de leurs pieds de métal, Pris racine au granit puissant du piédestal; J'ai mis sur leur bassesse une si grande armure, Qu'en vain l'âpre aquilon sur leurs têtes murmure, Ils sont là, fermes, froids, rayonnants, ténébreux, L'heure, goutte du siècle, en vain tombe sur eux; Et vienne la tempête et vienne la nuée, La foudre et son éclair, la trombe et sa huée, Qu'importe! ils sont d'airain; et l'airain jamais vieux Rit des coups d'ongles noirs de l'hiver pluvieux. Novembre a beau venir après juillet; l'année, Cette dent qui mord tout, les respecte, indignée! L'ondée, en les rouillant, les conserve; leurs fronts Se dressent immortels, plus fiers sous plus d'affronts; Sur eux s'abattent neige, averse, givre, orage, Et tout le tourbillon des bises, folle rage, Et la grêle insultante et le soleil rongeur, Et, sans qu'il leur en reste une ombre, une rougeur, Tous les soufflets du temps, ils les ont sur la joue; De sorte que le bronze éternise la boue. Tel homme, à quelque crime effroyable rêvant, Et qu'on flétrira mort, vous l'adorez vivant; Vous le faites statue avant qu'il soit fantôme; Vous ne distinguez pas le géant de l'atome, Vous ne distinguez pas le faux vainqueur du vrai; Un jour Tacite, un jour Salluste et Mézeray Diront: Ce scélérat a trahi la patrie! Et traîneront sa gloire abjecte à la voirie. Vous l'avez déclaré sublime en attendant. Moi sur qui vous mettez plus d'un masque impudent, J'ai l'instinct qui vous manque, hélas! et dans le reître Qui vous semble un héros, souvent je sens un traître. Ah! fourmilière humaine! il vous importe peu Qu'un immonde stylite offense le ciel bleu. Faire de la statue une prostituée! Votre prunelle, au jour de cave habituée, N'a plus d'éclairs, sourit au mal, se plaît à voir L'ombre que du plateau d'un socle blanc ou noir Jette le courtisan, le fripon, le transfuge, Et l'aboiement du chien semble la voix d'un juge. Les seuls dogues grondants protestent vaguement. L'histoire ne peut plus me croire. Un monument La déconcerte, ayant pour auréole un crime. Pourtant j'étais jadis l'avertisseur sublime; Je suis l'apothéose ou bien le châtiment. Mon immobilité vaut mon bouillonnement. Ardent, je suis la lave, et, froid, je suis le bronze. * Quoi! pas même un Néron! pas même un Louis onze! J'eusse rougi du maître, on me livre au laquais! Dans les noirs carrefours, dans les parcs, sur les quais, Je suis Dave ou Frontin, et j'indigne Pétrone! Quoi! pas même un opprobre avec une couronne! Pas même une infamie ayant droit au laurier! Oui, c'est Dupin, Dupin qu'on prend dans son terrier, Et qu'on fait bronze! Il a son temple, il est au centre. Mort, il se tient droit, lui qui vécut à plat ventre! Et lui, c'est moi! L'airain moule, incarne et subit Quiconque a retourné lestement son habit. Oui, voyez, c'est bien lui, lourd fuyard, faux augure; La honte le déforme, et je le transfigure! Plus souillé qu'un haillon qu'on brocante au bazar, J'en suis à regretter la face de César; C'était du moins le monstre, à présent c'est le drôle. Je ressuscite, ô lâche et misérable rôle, Tel affreux gueux, qui n'est pas même un empereur! Je me dresse, assombri, sous ce masque d'horreur, Dans le forum, où nul, hélas! ne délibère. Honteux d'être Séjan, je me voudrais Tibère, Il fut du moins auguste en même temps que vil. Si de face il fut singe, il fut dieu de profil. L'histoire le revêt d'une honte immortelle; Et son abjection sans bornes n'est pas telle Qu'on ne sente Troplong et Baroche au-dessous. Oh! vous me sauverez de ce bagne, gros sous! Vous me délivrerez. Le peuple sur la claie Traînera la statue émiettée en monnaie, Et je serai joyeux que Chodruc et Vadé Me jettent aux ruisseaux, moi le bronze évadé. O penseur, deviens peuple! O bronze, deviens cuivre! Car c'est une façon superbe de revivre, Et rien n'est plus sublime, et rien n'est plus charmant Que de se disperser sur tous à tout moment, Que d'être l'obole humble et de bienfaits remplie, Le denier qui va, vient, court et se multiplie, Et qui, chétif, obscur, trivial, triomphant, Donne au vieillard la vie et la joie à l'enfant. On méprisait ce bronze, et ce cuivre on l'estime. Plutôt qu'être Troplong mieux vaut être un centime, Et, lorsqu'il fut Dupin aux yeux de tout Paris, L'airain s'en débarbouille avec du vert-de-gris. Donc, j'attends. Quelque jour j'aurai cette revanche. Déjà le pavé tremble et le piédestal penche, Car tout a ses retours. Le reflux est de droit. Jamais le genre humain ne reste au même endroit. De la main du hasard l'homme parfois accepte On ne sait quels élus de la fortune inepte; Il en fait des dieux; quitte, et je l'aime ainsi mieux, A faire des liards ensuite avec ces dieux! FRANCE ET AME Je m'étais figuré que lorsque cet Etna, La Révolution, prit feu, s'ouvrit, tonna, Rugit, fendit la terre, et cracha sur le monde Sa lave alors terrible et maintenant féconde, Que, lorsque, vierge altière et proclamant nos droits, L'Idée offrit la guerre au groupe affreux des rois, Lorsqu'apparut, hautaine, à travers les fumées, Cette Diane, en laisse ayant quatorze armées, Que lorsque Danton prit l'Europe corps à corps, Que lorsqu'on entendit les meutes et les cors, Quand la forêt laissa voir dans sa transparence L'âpre chasse donnée aux tyrans par la France, Moi, pensif, regardant Kléber et Mirabeau, Jean-Jacques, ce tison, Voltaire, ce flambeau, Je m'étais, je l'avoue, imaginé qu'en somme L'écroulement des rois c'est le sacre de l'homme, Que nous avions vaincu la matière et la mort, Et que le résultat de cet illustre effort, Le triomphe, l'orgueil, l'honneur, le phénomène, C'était d'avoir grandi jusqu'aux cieux l'âme humaine; C'était d'avoir montré dans l'aube qui sourit L'homme beau par le glaive et plus beau par l'esprit; C'était d'avoir prouvé que cet être qui change Sur son épaule d'homme a des ailes d'archange, Qu'il peut s'épanouir demi-dieu tout à coup, Et que, lorsqu'il lui plaît de se dresser debout, Son immense rayon mystérieux éclaire Toutes les profondeurs de haine et de colère Et leur verse l'aurore et les emplit d'amour; J'avais pensé que c'est pour accroître le jour, Pour embraser le cœur, pour incendier l'âme, Pour tirer de l'esprit humain toute sa flamme, Que nos pères, français plus grands que les romains, Avaient pris et tordu le passé dans leurs mains, Et jeté dans le feu de la forge profonde Ce combustible utile et hideux, le vieux monde; Je m'étais dit que l'homme avait soif, avait faim D'être une âme immortelle, et qu'il avait enfin Su montrer et prouver sa divinité fière Par l'agrandissement subit de la lumière Et par la délivrance auguste des vivants; J'ai dit que ni les rois, ni les flots, ni les vents, Ne pouvaient désormais rien contre un tel prodige; Qu'on avait pour cela passé le Rhin, l'Adige, Le Nil, l'Èbre, et crié sur les monts: Liberté! Oui, j'avais cru pouvoir dire qu'une clarté Sortait de ce grand siècle, et que cette étincelle Rattachait l'âme humaine à l'âme universelle, Qu'ici-bas, où le sceptre est un triste hochet, La solidarité des hommes ébauchait La solidarité des mondes, composée De toute la bonté, de toute la pensée, Et de toute la vie éparse dans les cieux; Oui, je croyais, les yeux fixés sur nos aïeux, Que l'homme avait prouvé superbement son âme. Aussi, lorsqu'à cette heure un allemand proclame Zéro pour but final et me dit:--O néant, Salut!--j'en fais ici l'aveu, je suis béant; Et quand un grave anglais, correct, bien mis, beau linge, Me dit:--Dieu t'a fait homme et moi je te fais singe; Rends-toi digne à présent d'une telle faveur!-- Cette promotion me laisse un peu rêveur. DÉNONCÉ A CELUI QUI CHASSA LES VENDEURS DU TEMPLE La vieille en pleurs disait:--La misère en est cause, Pour mon bon vieux défunt je n'aurai pas grand'chose, Un seul cierge, un seul prêtre, et deux mots d'oraison A la porte. On peut bien entrer dans la maison, Avoir l'autel, avoir les saints, avoir les châsses, Tout le clergé chantant des actions de grâces, Des psaumes, des bedeaux, tout; mais il faut payer, Hélas! et moi qui dois trois termes de loyer, Je n'ai pas de quoi faire enterrer mon pauvre homme.-- Ainsi parlait la veuve, et je songeais à Rome. Quoi! le riche et le pauvre ont des enterrements Différents; l'un a droit aux embellissements, L'autre pas; l'un descend chez les morts, l'autre y tombe, Et l'un n'est pas l'égal de l'autre dans la tombe! Quoi! Dieu n'est pas gratis! Quoi! prêtres, le martyr, Le saint, l'ange, ne veut de sa boîte sortir Que pour de l'or; sinon vous refermez l'armoire Sur le ciel, sur la Vierge et sa robe de moire, Et sur l'enfant Jésus rose et couleur de chair! Quoi! votre crucifix coûte plus ou moins cher, Selon qu'il va devant ou qu'il marche derrière! Prêtres, vous mesurez au cercueil la prière; Longue, si le cadavre est grand; courte, s'il n'est Qu'un méchant pauvre mort,--le prêtre s'y connaît,-- Cloué dans une bière étroite et misérable! Prêtres, le hêtre aux champs, l'aulne, l'ormeau, l'érable, Versent l'ombre pour rien. Mai ne dit pas aux prés: Les fleurs, c'est tant. Voyez mon tarif. Vous paierez Tant pour la violette et tant pour la lavande! Ah! Dieu veut qu'on le donne et non pas qu'on le vende! La mort fut toujours juste et toujours nivela; Reconnaissez au moins cette égalité-là; Respectez le cercueil sans mépriser la bière; Faites le même accueil à la même poussière, Sur le même silence ayez le même chant. Quoi! je cherche un apôtre et je trouve un marchand! C'est d'un comptoir que part l'escalier de la chaire! Que diraient-ils de voir leurs psaumes à l'enchère, Ces hommes qui songeaient, pâles, dans le désert? Ah! ce _De Profundis_ superfin qui ne sert Qu'aux riches, et qu'on met en musique, et qu'on brode, Que Jésus n'aurait pas et qu'obtiendrait Hérode, O terreur! il n'en faut pas tant pour faire Dieu Farouche, et pour changer en ciel noir le ciel bleu! La prière vendue a l'accent du blasphème. Hélas! c'est de la nuit que dans les cœurs on sème; L'ombre, au-dessus de vous, mages qui brocantez, Efface brusquement toutes les vérités. Quoi! vous ne voyez pas l'éclipse formidable! Vous qui savez combien l'abîme est insondable, Vous vous faites vendeurs! Prêtres, l'adossement De l'échoppe suffit pour que le firmament Épaississe au-dessus de l'église ses voiles; La boutique retire au temple les étoiles. LES ENTERREMENTS CIVILS Oh! certes, je sais bien, moi souffrant et rêvant, Que tout cet inconnu qui m'entoure est vivant, Que le néant n'est pas, et que l'Ombre est une Ame; La cendre ne parvient qu'à me prouver la flamme; Faire voir clairement le ciel, l'éternel port, La vie enfin, c'est là le succès de la mort; Oh! certes, je voudrais qu'au ténébreux passage Mon cercueil, esquif sombre, eût pour pilote un sage, Un pontife, un apôtre, un auguste songeur, Un mage, ayant au front l'attente, la rougeur Et l'éblouissement de la profonde aurore; Je voudrais qu'à la fosse où meurt le rien sonore Un sénateur du vrai, du réel, un magnat Du sépulcre, un docteur du ciel, m'accompagnât; Oui, je réclamerais cette sainte prière! Devant la formidable et noire fondrière, Oui, je trouverais bon que pour moi, loin du bruit, Une voix s'élevât et parlât à la nuit! Car c'est l'heure où se fend du haut en bas le voile; C'est dans cette nuit-là que se lève l'étoile! Je le voudrais! et rien ne me serait meilleur Qu'une telle prière après un tel malheur, Ma vie ayant été dure et funèbre, en somme. Mais, ô Toi! dis, réponds, parle. Est-ce que cet homme Qui sait mal, et qui fait exprès de mal savoir, Qui pour un dogme obscur déserte un clair devoir, Qui prêche le miracle et rit du phénomène, Mal penché sur l'angoisse et sur l'énigme humaine, Qui, d'un côté bassesse et de l'autre fureur, Flétrit l'escroc forçat et l'adore empereur, Qui dit au genre humain: Malheur, si tu raisonnes! Qui damne et ment, qui met l'abîme en trois personnes, Qui rêve un univers petit, sinistre et noir, Fait de notre seul globe, et qui ne veut pas voir Luire en tous tes soleils toutes tes évidences, Qui crèverait cet œil, l'astre où tu te condenses, S'il pouvait, et ferait la nuit sur l'horizon, Qui tarife l'autel, l'antienne, l'oraison, Qui, par devant superbe et vendu par derrière, Offre au riche et refuse au pauvre sa prière, Si le pauvre ne peut le payer assez cher; Est-ce que ce vivant à regret, que la chair Indigne, et qui jadis nia l'âme des femmes, Qui préfère à l'hymen, aux purs épithalames, Aux nids, ce suicide affreux, le célibat; Qui voudrait qu'à son gré le firmament tombât, Qui devant Josué soufflette Galilée; Qui dresse un noir bûcher dans ton ombre étoilée, Et tâche d'éclipser l'aube au sommet du mont, Torquemada là-bas, chez nous Laubardemont; Qui, dans l'Inde, en Espagne, au Mexique, aux Cévennes, Saigna l'humanité gisante aux quatre veines; Qui voit la guerre, et chante un te deum dessus; Qui repaierait Judas et reclouerait Jésus, Indulgent à qui règne et sévère à qui souffre, Ayant sous lui l'erreur comme l'onde a le gouffre, Sorte d'homme terrible où l'on peut naufrager; Dis, est-ce que moi, pâle et flottant passager Qui veux la clarté vraie et non la lueur fausse, Je dois faire appeler cet homme sur ma fosse? Est-ce que sur la tombe il est le bienvenu? Est-ce qu'il est celui qu'écoute l'Inconnu? Est-ce que sa voix porte au delà de la terre? Est-ce qu'il a le droit de parler au mystère? Est-ce qu'il est ton prêtre? Est-ce qu'il sait ton nom? Je vois Dieu dans les cieux faire signe que non. VICTORIEUX OU MORT Une telle promesse étant faite à l'abîme, On attend la lueur d'une action sublime Et, s'en croyant déjà vaguement éclairé, Le peuple bat des mains.--Va donc, hélas!--J'irai, Dit-il, et reviendrai vainqueur ou mort. La plaine De tous les grondements de la bataille est pleine; Soldats, sabres au vent! histoire, sois témoin! Dans la vaste fumée il disparaît au loin. Et la journée est longue et la mêlée est noire. Il revient! Cueillez tous des palmes! hurrah! gloire! Le peuple, à saluer les nobles têtes prompt, Accourt.--France! il revient, c'est un laurier au front, Ou, comme Franceschi qu'on rapporta naguère, Couché tout de son long sous son manteau de guerre! C'est un grand nom de plus au livre d'or inscrit...-- Et la victoire pleure, et le sépulcre rit. LE PRISONNIER Cet homme a pour prison l'ignominie immense. On pouvait le tuer, mais on fut sans clémence, Il vit. Il est dans l'âpre et lugubre prison Invisible, toujours debout sur l'horizon, L'opprobre. Cette tour a la hauteur du songe. Sa crypte jusqu'aux lieux ignorés se prolonge, Ses remparts ont de noirs créneaux vertigineux, Si vains qu'on n'y pourrait pendre une corde à nœuds, Si terribles que rien jamais ne vous procure Une échelle appliquée à la muraille obscure. Aucun trousseau de clefs n'ouvre ce qui n'est plus. On est captif. Dans quoi? Dans de l'ombre. Et reclus; Où? Dans son propre gouffre. On a sur soi le voile. C'est fini. Deuil! Jamais on ne verra l'étoile Ni l'azur apparaître au plafond sidéral. Là, rien qui puisse rendre à l'affreux général Cette virginité, la France point trahie. Sa mémoire est déjà de lui-même haïe. Pas d'enceinte à ce bagne épars dans tous les sens, Qui va plus loin que tous les nuages passants, Car l'élargissement du déshonneur imite Un rayonnement d'astre et n'a point de limite. Pour bâtir la prison qui jamais ne finit La loi ne se sert pas d'airain ni de granit; C'est la fange qu'on prend, la fange étant plus dure; Cette bastille-là toujours vit, toujours dure, Pleine d'un crépuscule au pâle hiver pareil, Brume où manque l'honneur comme aux nuits le soleil, Oubliette où l'aurore est éteinte, où médite Ce qui reste d'une âme après qu'elle est maudite. Ce misérable est seul dans cette ombre; son front Est plié, car la honte est basse de plafond, Tant l'informe cerveau du fourbe est peu lucide, Tant est lourd à porter le poids du parricide! Si cet homme eût voulu, la France triomphait. Il porte au cou ce noir carcan: ce qu'il a fait. De la déroute affreuse il fut le vil ministre. Sa conscience nue, indignée et sinistre, Est près de lui, disant: L'abject sort du félon, Ganelon de Judas et toi de Ganelon. Sois le désespéré. Dors si tu peux, je veille.-- Il entend cette voix sans cesse à son oreille. Morne, il n'a même plus cet espoir, un danger. Il faut qu'il reste, il faut qu'il vive, pour songer Aux vieilles légions de France prisonnières, Pour qu'il soit souffleté par toutes nos bannières Frémissantes, la nuit, dans ses rêves hideux. D'ailleurs nos aïeux morts n'auraient au milieu d'eux Pas voulu de ce spectre, et leur grand souffle sombre, Certe, eût chassé d'abîme en abîme cette ombre, Et fouetté, ramené, repris, poussé, traîné Ce fuyard à la fuite à jamais condamné! Car, grâce à lui, l'on peut cracher sur notre gloire, Car c'est par toi, maudit, que nos preux, notre histoire, Nos régiments, de tant de victoires étoilés, Que Wagram, Austerlitz, Lodi, s'en sont allés En prison, sous les yeux de l'anglais et du russe, Le dos zébré du plat du sabre de la Prusse! Inexprimable deuil! Donc cet homme est muré Au fond d'on ne sait quel mépris démesuré; Le regard effrayant du genre humain l'entoure. Il est la trahison comme Cid la bravoure. Sa complice, la Peur, sa sœur, la Lâcheté, Le gardent. Ce rebut vivant, ce rejeté, Sous l'exécration de tous, sur lui vomie, Râle, et ne peut pas plus sortir de l'infamie Que l'écume ne peut sortir de l'Océan. L'opprobre, ayant horreur de lui, dirait: Va-t'en, Les anges justiciers, secouant sur cette âme Leur glaive où la lumière, hélas! s'achève en flamme, Crieraient: Sors d'ici! rentre au néant qui t'attend! Qu'il ne pourrait; aucune ouverture n'étant Possible, ô cieux profonds, hors d'une telle honte! Cet homme est le Forçat! Qu'il descende ou qu'il monte, Que trouve-t-il? En bas l'abjection; en haut L'abjection. Son cœur est brûlé du fer chaud. Le criminel, eût-il plus d'or qu'il n'en existe, Ne corrompra jamais son crime, geôlier triste. Deux verrous ont fermé sa porte pour jamais, L'un qu'on nomme Strasbourg, l'autre qu'on nomme Metz. Ah! cet infâme a mis le pied sur la patrie. Quand une âme ici-bas est à ce point flétrie, Lorsqu'on l'a vue au fond des forfaits se vautrer, L'honneur libre et vivant n'y peut pas plus rentrer Que l'abeille ne vient sur une rose morte. Ah! le Spielberg est noir, la Bastille était forte, Le Saint-Michel rempli de cages était haut, Le vieux château Saint-Ange est un puissant cachot; Mais aucun mur n'égale en épaisseur la honte. Dieu tient ce prisonnier et lui demande compte. Comment a-t-il changé notre armée en troupeau? Qu'a-t-il fait des canons, des soldats, du drapeau, Du clairon réveillant les camps, de l'espérance, De nous tous, et combien a-t-il vendu la France? Oh! quelle ombre de tels coupables ont sur eux! Cave et forêt! rameaux croisés! murs douloureux! Stigmate! abaissement! chute! dédains horribles! Comment fuir de dessous ces branchages terribles? O chiens, qu'avez-vous donc dans les dents? C'est son nom. Il habite la faute, éternel cabanon, Labyrinthe aux replis monstrueux et funèbres Où les ténèbres sont derrière les ténèbres, Geôle où l'on est captif tant qu'on est regardé. Et qui donc maintenant dit qu'il s'est évadé? APRÈS LES FOURCHES CAUDINES Rome avait trop de gloire, ô dieux, vous la punîtes Par le triomphe énorme et lâche des samnites; Et nous vîmes ce deuil, nous qui vivons encor. Cela n'empêche pas l'aurore aux rayons d'or D'éclore et d'apparaître au-dessus des collines. Un champ de course est près des tombes Esquilines, Et parfois, quand la foule y fourmille en tous sens, J'y vais, l'œil vaguement fixé sur les passants. Ce champ mène aux logis de guerre où les cohortes Vont et viennent ainsi que dans les villes fortes; Avril sourit, l'oiseau chante, et, dans le lointain, Derrière les coteaux où reluit le matin, Où les roses des bois entr'ouvrent leurs pétales, On entend murmurer les trompettes fatales; Et je médite, ému. J'étais aujourd'hui là. Je ne sais pas pourquoi le soleil se voila; Les nuages parfois dans le ciel se resserrent. Tout à coup, à cheval et lance au poing, passèrent Des vétérans aux fronts hâlés, aux larges mains; Ils avaient l'ancien air des grands soldats romains; Et les petits enfants accouraient pour les suivre; Trois cavaliers, soufflant dans des buccins de cuivre, Marchaient en tête, et comme, au front de l'escadron, Chacun d'eux embouchait à son tour le clairon, Sans couper la fanfare ils reprenaient haleine. Ces gens de guerre étaient superbes dans la plaine; Ils marchaient de leur pas antique et souverain. Leurs boucliers portaient des méduses d'airain, Et l'on voyait sur eux Gorgone et tous ses masques; Ils défilaient, dressant les cimiers de leurs casques, Dignes d'être éclairés par des soleils levants, Sous des crins de lion qui se tordaient aux vents. Que ces hommes sont beaux! disaient les jeunes filles. Tout souriait, les fleurs embaumaient les charmilles, Le peuple était joyeux, le ciel était doré. Et, songeant que c'étaient des vaincus, j'ai pleuré. PAROLES DANS L'ÉPREUVE Les hommes d'aujourd'hui qui sont nés quand naissait Ce siècle, et quand son aile effrayante poussait, Ou qui, quatrevingt-neuf dorant leur blonde enfance, Ont vu la rude attaque et la fière défense, Et pour musique ont eu les noirs canons béants, Et pour jeux de grimper aux genoux des géants; Ces enfants qui jadis, traînant des cimeterres, Ont vu partir, chantant, les pâles volontaires, Et connu des vivants à qui Danton parlait, Ces hommes ont sucé l'audace avec le lait. La Révolution, leur tendant sa mamelle, Leur fit boire une vie où la tombe se mêle, Et, stoïque, leur mit dans les veines un sang Qui, lorsqu'il faut sortir et couler, y consent. Ils tiennent de l'austère et tragique nourrice L'amour de la blessure et de la cicatrice, Et, pour trembler, pour fuir, pour suivre qui fuirait, L'impossibilité de plier le jarret. Ils pensent que faiblir est chose abominable, Que l'homme est au devoir, et qu'il est convenable Que ceux à qui Dieu fit l'honneur de les choisir Pour vivre dans un temps de risque et de désir, Marchent, et, courant droit au but qui les réclame, Désapprennent les pas en arrière à leur âme. Ils veulent le progrès durement acheté, Ne tiennent en réserve aucune lâcheté, Jettent aux profondeurs leurs jours, leur cœur, leur joie, Ne se rétractent point parce qu'un gouffre aboie, Vont toujours en avant et toujours devant eux; Ils ne sont pas prudents de peur d'être honteux; Et disent que le pont où l'on se précipite, Hardi pour l'abordage, est lâche pour la fuite. Soi-même se scruter d'un regard inclément, Être abnégation, martyre, dévouement, Bouclier pour le faible et pour le destin cible, Aller, ne se garder aucun retour possible, Ne jamais se servir pour s'évader d'en haut, Pour fuir, de ce qui sert pour monter à l'assaut, Telle est la loi; la loi du devoir, du Calvaire, Qui sourit aux vaillants avec son front sévère. Peuple, homme, esprit humain, avance à pas altiers! Parmi tous les écueils et dans tous les sentiers, Dans la société, dans l'art, dans la morale, Partout où resplendit la lueur aurorale, Sans jamais t'arrêter, sans hésiter jamais, Des fanges aux clartés, des gouffres aux sommets, Va! la création, cette usine, ce temple, Cette marche en avant de tout, donne l'exemple! L'heure est un marcheur calme et providentiel; Les fleuves vont aux mers, les oiseaux vont au ciel; L'arbre ne rentre pas dans la terre profonde Parce que le vent souffle et que l'orage gronde; Homme, va! reculer, c'est devant le ciel bleu La grande trahison que tu peux faire à Dieu. Nous donc, fils de ce siècle aux vastes entreprises, Nous qu'emplit le frisson des formidables brises, Et dont l'ouragan sombre agite les cheveux, Poussés vers l'idéal par nos maux, par nos vœux, Nous désirons qu'on ait présent à la mémoire Que nos pères étaient des conquérants de gloire, Des chercheurs d'horizons, des gagneurs d'avenir, Les amants du péril que savait retenir Aux âcres voluptés de ses baisers farouches La grande mort, posant son rire sur leurs bouches; Qu'ils étaient les soldats qui n'ont pas déserté, Les hôtes rugissants de l'antre liberté, Les titans, les lutteurs aux gigantesques tailles, Les fauves promeneurs rôdant dans les batailles! Nous sommes les petits de ces grands lions-là. Leur trace sur leurs pas toujours nous appela; Nous courons; la souffrance est par nous saluée; Nous voyons devant nous, là-bas, dans la nuée, L'âpre avenir à pic, lointain, redouté, doux; Nous nous sentons perdus pour nous, gagné pour tous; Nous arrivons au bord du passage terrible; Le précipice est là, sourd, obscur, morne, horrible; L'épreuve à l'autre bord nous attend; nous allons, Nous ne regardons pas derrière nos talons; Pâles, nous atteignons l'escarpement sublime, Et nous poussons du pied la planche dans l'abîme. L L'ÉLÉGIE DES FLÉAUX LE POËTE. Tu ne l'as pourtant pas mérité, ma patrie! LE CHŒUR. Oh! quel acharnement sur la grande meurtrie! La bataille a passé, chaos sombre et tonnant; Voici la vision des vagues maintenant. Une meute de flots terribles, des montagnes D'eau farouche, l'horreur dans les pâles campagnes, Et l'apparition des torrents forcenés! L'auguste France, en proie aux chocs désordonnés, Semble un titan ayant de l'eau jusqu'aux épaules; Et l'on voit une fuite immense vers les pôles De la pluie et de l'ombre et des brouillards mouvants, Sous la cavalerie effroyable des vents; La mort accourt avec la rumeur d'une foule; Tout un peuple, sous qui l'effondrement s'écroule, Crie et se tord les bras, prêt à couler à fond; Comme un flocon de neige un toit s'efface et fond; Une rivière, hier dans les prés endormie, Gronde, et subitement devient une ennemie; Le fleuve brusque et noir surprend l'homme inquiet, Et trahit les hameaux auxquels il souriait; Tout tombe, égalité des chaumes et des marbres; Les mourants sont par l'eau tordus autour des arbres; Rien n'échappe, et la nuit monte. Profonds sanglots! LE POËTE. Quoi! deux invasions! Après les rois, les flots! LE CHŒUR. Deux inondations! L'onde après les vandales! Ce n'était pas assez d'avoir eu les sandales D'on ne sait quel césar tudesque sur nos fronts; Ce n'était pas assez d'avoir, sous les affronts, Vu nos drapeaux hagards frissonner dans nos villes; Ce n'était pas assez, lorsque les hordes viles Marchaient sur nous, souillant ce que nous adorons, De nous être bouché l'oreille à leurs clairons; Le deuil succède au deuil, le ravage au ravage; L'onde fatale arrive après le roi sauvage; Et voilà de nouveau sous un noir tourbillon L'écrasement des blés, du verger, du sillon! O désastres! ô chute! où sera le refuge Si l'eau fait un tel gouffre et l'homme un tel déluge? Jadis le sort frappa Rome et s'interrompit, La laissant respirer; mais pour nous nul répit. LE POËTE. Deux supplices. Le nord, le sud. L'un après l'autre. LE CHŒUR. Hier nous avions sur nous la bête qui se vautre Cyniquement, au gré des rois épanouis, La guerre, et des troupeaux de canons inouïs Nous jetant l'aboiement de l'abîme; la France Subissait, sous un ciel d'où fuyait l'espérance, Le bombardement lâche et tortueux, crachant L'éclair, et foudroyant le toit, le mur, le champ, La forêt, la cité, l'homme, l'enfant, la femme; L'eau sombre aujourd'hui vient au secours de la flamme; Elle vient achever ce fier pays blessé; Les fléaux avaient hâte, ils ont recommencé; Après l'embrasement, le torrent nous accable; A présent ce n'est plus sous l'obus implacable, C'est dans les flots qu'on voit les villes succomber. Dures heures de nuit que le temps fait tomber Goutte à goutte sur nous de sa morne clepsydre! Hier c'était le dragon, et maintenant c'est l'hydre. LE POËTE. Est-ce fini? Pensif, je dis au gouffre: Après? LE CHŒUR. O France! mourras-tu? Non. Car, si tu mourais Le mal vivrait, l'effroi vivrait; cette fenêtre, L'aube, se fermerait; on verrait la mort naître. L'immense mort de tout. France, l'extinction De Ninive, de Tyr, d'Athènes, de Sion, Rome oubliant son nom, Thèbes perdant sa forme, Ne seraient rien auprès de ton éclipse énorme. Le passé monstrueux se dresserait debout. Ce cadavre crierait:--J'existe. Éteignez tout. Plus de flambeaux. Vivez, spectres. La France est morte!-- Alors, ô cieux profonds! l'ombre ouvrirait sa porte; On verrait revenir toute l'antique horreur, Les larves, l'ancien pape et l'ancien empereur, Tous les forfaits sacrés, toutes les basses gloires, Les sanglants constructeurs des religions noires, Arbuez, l'âme terrible où se réfugia L'affreux dogme sorti de l'antre à Borgia, Bossuet bénissant Montrevel, les bastilles Faisant comme des dents grincer leurs sombres grilles; Ces masques, Loyola, de Maistre, dont l'œil luit, Tomberaient, laissant voir ce visage, la nuit; Alors reparaîtraient Cisneros, Farinace, Louvois, Maupeou, la vieille autorité tenace Sous qui rampe la foule aux confuses rumeurs, Et ces lugubres lois, et ces lugubres mœurs Qui livrent aux bûchers l'Italie et l'Espagne, Jettent au cabanon Colomb, mettent au bagne Des peuples tout entiers, juifs ou bohémiens, Et qui font Louis quinze assassin de Damiens. LE POËTE. On reverrait ce Styx, le passé! mornes rives! LE CHŒUR. Non, France. L'univers a besoin que tu vives. Tu vivras. L'avenir mourrait sous ton linceul. LE POËTE. France, France, sans toi le monde serait seul. LE CHŒUR. Tu vivras. Cependant il ne faut pas qu'on dorme, On sent derrière soi rôder la mort difforme, On dirait qu'ennuyé d'attendre les vivants, Le naufrage hideux, blême et battu des vents, Sort de la mer et vient chercher l'homme sur terre. Une lave nouvelle ouvre un nouveau cratère. LE POËTE. La France est prise en traître une seconde fois. LE CHŒUR. L'eau perfide s'ajoute au guet-apens des rois. D'où vient cette colère odieuse des fleuves? L'eau devient un suaire et tout meurt. Que de veuves! Que d'orphelins! Massacre inepte d'innocents! L'horreur, du sombre amas des nuages pesants, Pleut, comme si le ciel devenait haïssable; La rose est sous la fange et l'épi sous le sable. Le miasme impur flotte où flottait le parfum. Cadavres qui passez, accusez-vous quelqu'un? O berceaux à vau-l'eau, que criez-vous dans l'ombre? Est-ce qu'il se pourrait que les forces sans nombre Dont le balancement remplit l'immensité, Eussent on ne sait quelle étrange volonté? Est-ce que quelque part la nature est maudite? Est-ce qu'un tel malheur, ciel noir, se prémédite? D'un astre qu'on ignore est-ce donc le lever? Et les hommes tremblants se sont mis à rêver. Les écumes au sud, dans le nord les fumées! Tout broyé, fleurs et fruits, moissons, peuples, armées, Sous les chars de la nuit dont l'éclair est l'essieu! Ruine et mort. Qui donc fait tout cela? LE PRÊTRE. C'est Dieu. LE POËTE. Prêtre, que dis-tu là? Dieu serait le coupable! LE CHŒUR. Quoi! de tant de forfaits ce Dieu serait capable! Quoi! Dieu viendrait marcher sur nous comme un géant! LE POËTE. Quoi! prêtres! ce chaos, ce hasard, ce néant Promenant son niveau sur la foule innocente, Ces désastres faisant ensemble leur descente, Ce serait l'action de ce maître hagard! Quoi! cet aveuglement, ce serait son regard! Quoi! la Fatalité serait la Providence! Quoi! dans cette noirceur c'est Dieu qui se condense! C'est là votre façon d'adorer! Taisez-vous! Cela fait frissonner, le blasphème à genoux! Horreur! jusqu'à l'affront pousser l'idolâtrie! Hélas! nous le savons, qu'en la fauve Syrie On aille réveiller Baal, qu'on aille au Nil Fouiller les dieux d'Égypte au fond de leur chenil, Du Moloch de granit au Jupiter de bronze Qu'on rôde, interrogeant le flamine et le bonze, Ceux de Dodone, ceux de Tyr, ceux de Membré, Hélas! on trouvera Dieu toujours adoré, Et l'on constatera toujours, dans tous les cultes, Le même amour prouvé par les mêmes insultes! Synagogue ou wigwam, syringe ou parthénon, Pas un temple ne sait nommer Dieu par son nom; Leur ignorance à voir l'invisible s'obstine. O triste erreur! Védas, croix grecque, croix latine, Koran, talmud, tous font par Dieu même, _a Deo_, Commettre ce forfait qu'on appelle un fléau! Ah! qui que vous soyez, vous qui, dans la mosquée, Accouplant à l'erreur la vérité masquée, Offrant tantôt de l'ombre et tantôt des rayons, Vendez ce Dieu, sachez ceci, nous y croyons! Et nous ne voulons pas qu'on l'outrage! O misère! Quoi! lui le paternel, quoi! lui le nécessaire, Il serait sans raison, sans loi, sans cœur, sans yeux! Il tomberait du ciel, stupide et furieux, Comme un caillou roulant d'un mont, comme une pierre! Et quand l'homme dirait en le voyant à terre: Quel est ce projectile imbécile au milieu De ce ravage atroce? il reconnaîtrait Dieu! LE PRÊTRE. Courbez vos fronts. C'est juste et même salutaire; Il faut bien que le ciel punisse enfin la terre. Le châtiment descend des éternels sommets. LE POËTE. Châtier! punir! Quoi? nos crimes? Soit. J'admets Qu'il se fait ici-bas bien des actions viles; Il est des fronts souillés; il est des cœurs serviles; L'homme est souvent hideux. Soit. Eh bien, supposons L'impossible, entassons l'Ossa des trahisons Sur l'abject Pélion des lâchetés; qu'on rêve, Comme à perte de vue un flot sur une grève, Toute la faute et tout le crime, et le frisson De la honte emplissant le livide horizon; Oui, supposons l'absurde, imposture ou démence, Le culte de l'agneau produisant l'inclémence, Un pontife quelconque, indou, juif ou romain, Essayant d'arrêter Dieu dans l'esprit humain, Et ne comprenant rien au foudroyant mystère Qui fait surgir, après Torquemada, Voltaire; Imaginons, quoi? Tout! Qu'on en vienne à bâtir Dans ce Paris qui fut soldat, qui fut martyr, Devant le Panthéon sublime, une pagode; Qu'on mette Messaline et Tartuffe à la mode; Qu'on fasse le mensonge évêque ou sénateur, Si bien que la bassesse ait droit à la hauteur; Supposons ce qu'on n'a jamais vu, la chimère; Un faussaire escroquant l'empire; notre mère, La France, violée et tombant tout en pleurs Du bivouac des héros dans l'antre des voleurs; Supposons que trahir devienne une devise; Que le juge indigné d'un crime, se ravise Et lui prête serment, puis, sur la loi monté, Fasse de la justice une fidélité A ce crime, toujours infâme, mais auguste; Supposons que le vrai soit faux, le juste injuste. Le scélérat sacré, l'honnête homme puni; Et que le prêtre mente et devienne infini Dans l'opprobre, à ce point de donner pour exemple Le mal, et d'ébranler les colonnes du temple Par de prodigieux Tedeums bénissant La griffe impériale encor rouge de sang! Tout ce que vous voudrez d'attentats, de folies; Soit. Rêvez des horreurs sans mesure accomplies Par n'importe quel roi, n'importe quel sénat! Eh bien, je ne crois pas que cela me donnât Le droit d'amonceler des gouffres de nuées, D'appeler les autans poussant d'aigres huées Au-dessus d'un logis paisible, et de noyer L'humble nouveau-né, joie et rayon du foyer, Qui dans son petit lit chante, rit, jase et cause En tâchant de baiser le bout de son pied rose! Non, je ne pense pas que tous ces forfaits-là, Même en multipliant Judas par Attila, Même en mêlant Bismark et Bonaparte au crime, Pourraient à quelque Dieu que ce soit dans l'abîme Donner, dans l'ombre affreuse où le jour s'engloutit, Le droit de se ruer sur ce pauvre petit, Et de faire, en versant sur lui l'ombre ou la flamme, Rouler le doux berceau dans le sépulcre infâme! LE CHŒUR. Ainsi ces deux fléaux ne sont point, l'un, l'erreur De la science, et l'autre, un crime d'empereur, Des coteaux mal boisés, des villes mal gardées; Non, c'est le châtiment, de quoi? De nos idées, Et des pas en avant que fait le genre humain! LE POËTE. C'est pour venir jeter dans notre dur chemin Cette explication sourde, bigote, athée, Que tu te couronnais d'une mitre argentée, Prêtre, et que d'un camail sacré tu t'empourprais! La France est accablée, et Dieu l'a fait exprès! LE PRÊTRE. Oui. LE POËTE. Quoi! l'assassinat des villes et des plaines, Quoi! la peste exhalant ses infectes haleines, Quoi! le silence affreux mêlé d'un affreux bruit, Quoi! toute cette trombe éparse dans la nuit, Immense, noyant l'homme et la terre féconde, Et délayant la mort pour engloutir un monde, Quoi! ces horribles flots lâchement triomphants, Quoi! ces vieux laboureurs, quoi! ces petits enfants, Ces nouveau-nés cherchant des seins, trouvant des fosses, Quoi! ces mères pleurant leurs fils, ces femmes grosses Qui flottent, l'œil fermé, dans le gouffre écumant, Et dont le ventre mort apparaît par moment Sous le glissement noir de cette transparence, Quoi! toute cette horreur, toute cette souffrance, L'eau jetée au hasard comme on jette les dés, Quoi! la brutalité des fleuves débordés, Ce serait lui! ce Dieu ferait ces catastrophes! Lui qu'adore le rêve obscur des philosophes, Lui devant qui l'on sent tressaillir la forêt, Lui, que l'uléma chante au haut du minaret Et que l'évêque loue en élevant sa crosse, Lui, ce père! il serait cette bête féroce! Ah! si vous disiez vrai, myopes de l'autel, Si ce prodigieux et sublime Immortel Avait de tels accès, et s'il était possible Qu'ainsi qu'un archer sombre il eût l'homme pour cible, S'il pouvait être pris dans ce flagrant délit, S'il chassait les torrents farouches de leur lit, S'il tuait, fou lugubre, en croyant qu'il se venge, Alors la Justice, âpre et formidable archange, Se dresserait devant le pâle Créateur, Questionnerait l'être immense avec hauteur, Et le menacerait, elle, cette éternelle, De fuir et d'emporter l'aurore dans son aile, Et rien ne serait plus sinistre, ô gouffre bleu, Que le balbutiement épouvanté de Dieu! Non! non! non! Je vous plains. J'ai l'horreur infinie De voir comment un dogme avorte en calomnie, Mais je vous absous. L'ombre est dans vos tristes murs; L'obscurité n'est pas la faute des obscurs. Plus qu'ils ne le voudraient les prêtres sont funèbres; Votre âme est la noyée informe des ténèbres Et flotte évanouie au fond des préjugés. Je vous plains. Mettez-vous à genoux, et songez. LE CHŒUR. Et nous, les survivants, secourons ceux qui meurent. Au-dessus des grands deuils les grands devoirs demeurent. Donnons! donnons! Vidons le reste du sac d'or. Les barbares n'ont pas tout pris. Donnons encor! Les rois sont les plus forts et les cieux les tolèrent; Mais qu'importe! faisons rougir ceux qui volèrent Cette France, toujours prête à tout secourir. Soyons le cœur profond que rien ne peut tarir; La France a toujours eu la bonté pour génie; Donnons, et penchons-nous sur la vaste agonie. Donnons! La France, hélas! en est à ne plus voir Que des bras suppliants dans un horizon noir; Cette nuit qu'on nous fait, ce n'est pas notre crime, Et nous la subissons. Soit. Le peuple est sublime Qui n'éteint pas l'amour quand l'ombre emplit le ciel, Et devient ténébreux, mais reste fraternel. Des misères sont là, nos âmes leur sont dues. Ah! que des mains vers nous soient vainement tendues, Cela ne se peut pas! Donnons! donnons! donnons! Qu'au moins le désespoir nous ait pour compagnons; Que pas un affamé ne demeure livide, Et que pas une main ne se referme vide. Donnons. Surtout gardons l'espoir. L'espoir est beau; Nous sommes dans le deuil, mais non dans le tombeau. LE POËTE. Nous sommes un pays désemparé qui flotte, Sans boussole, sans mâts, sans ancre, sans pilote, Sans guide, à la dérive, au gré du vent hautain, Dans l'ondulation obscure du destin; L'abîme, où nous roulons comme une sombre sphère, Murmure, comme s'il cherchait ce qu'il va faire De ce radeau chargé de pâles matelots; Délibération orageuse des flots. Mais, ô peuple, ayons foi. La vie est où nous sommes. Je le redis, la France est un besoin des hommes; Après sa chute comme avant qu'elle tombât, L'immense cœur du monde en sa poitrine bat. Nous vivons. Nous sentons plus que jamais notre âme. Ah! ce que nous a fait le destin est infâme, Et j'en suis indigné, moi qui songe la nuit! Hélas! Strasbourg s'éclipse et Metz s'évanouit, Faut-il donc renoncer au Rhin, notre frontière? Non! nous ne voulons pas. Et la volonté fière, Avec l'accroissement de nos ongles, suffit. Ce que le sort fait mal, toujours Dieu le défit; Espérons. Il serait en effet bien étrange Que le peuple qui va vers l'aurore, et dérange Le vieil ordre du mal rien qu'en se remuant, Aigle, fût désormais captif du chat-huant, Que le libérateur du monde fût esclave, Et que ce vaste Etna vît se figer sa lave Sous des bouches soufflant on ne sait quels venins. Et que ce géant fût garrotté par des nains! Il serait inouï que cette altière France Par qui s'est envolé l'archange Délivrance, Après avoir sonné les sublimes beffrois, Et mis les nations hors du cachot des rois, Et déployé pour tous les peuples sa bannière, Fût de la liberté des autres prisonnière, Et livrée aux geôliers par ceux dont elle a fait La force, en ces grands jours où le droit triomphait! Cela ne sera pas! Quelle que soit l'injure, Quelque affreuse que semble être cette gageure Du funeste Aujourd'hui contre le fier Demain, Nous sommes les vivants profonds du droit humain; Ayons foi. Ces fléaux et ces rois d'un autre âge Passeront. Quels que soient l'affront, le deuil, l'outrage, L'énigme et la noirceur apparente du sort, On cesse de haïr la nuit quand l'aube en sort! Et, France, tu vaincras, ô prêtresse, ô guerrière, Les tyrans par l'épée et Dieu par la prière! Oui, prêtres, nous prions. Je crois, sachez-le bien. Comme le vert palmier craint l'autan libyen, Nous craignons pour nos fils votre enseignement triste; Ah! vous ébranlez tout, prêtres. Mais Dieu résiste. Nous l'avons dans nos cœurs et pas déraciné. Je veux mourir en lui, car en lui je suis né; Et je sens dans mon âme où tout l'aime et le nomme Que c'est du droit de Dieu qu'est fait le droit de l'homme. LE CHŒUR. Une fois que le vrai s'est mis en marche, il va Droit au but, et toujours l'avenir arriva. LE POËTE. Esprit humain, nul vent ne te cassera l'aile, Jamais rien ne pourra troubler le parallèle Entre l'ordre céleste et l'humaine raison; L'aurore frémirait derrière l'horizon Des propositions que lui ferait l'abîme. L'enchaînement sans fin suit une loi sublime; Toute ombre est une fuite, et toujours le moment Superbe, où blanchira le bas du firmament, Vient quand il doit venir, et jamais la Chaldée Ni l'Inde aux yeux rêveurs n'ont vu l'aube attardée; Nul souffle au fond du ciel n'éteint l'éternel feu; L'infini conscient que nous appelons Dieu Soutient tout ce qui penche, entend tout ce qui pleure; Aucun fléau ne peut demeurer passé l'heure; Nulle calamité n'a droit de s'arrêter, Dieu ne permettra pas à la nuit de rester. Dieu ne laissera pas continuer le crime. Croit-on que le soleil manquerait à la cime Qui l'attend, lui le grand visage souriant? Comprendrait-on l'étoile oubliant l'orient? Le devoir de l'obstacle est de se laisser vaincre. Demain nous appartient; rien ne pourra convaincre Le jour qu'il ne doit pas se lever du côté Du droit, de la justice et de la vérité. Dieu supprime le mal, les fléaux, les désastres, Par la fidélité formidable des astres. LE CHŒUR. France, songe au devoir. Sois grande, c'est ta loi. LE POËTE. Et fais de ta mémoire un redoutable emploi En y gardant toujours les villes arrachées. Enseignons à nos fils à creuser des tranchées, A faire comme ont fait les vieux dont nous venons, A charger des fusils, à rouler des canons, A combattre, à mourir, et lisons-leur Homère. Et tu nous souriras, quoique tu sois leur mère, Car tu sais que des fils qui meurent fièrement Sont l'orgueil de leur mère et son contentement. France, ayons l'ennemi présent à la pensée, Comme les grands troyens qui, sur la porte Scée, S'asseyaient et suivaient des yeux les assiégeants. Ces rois heureux autour de nous sont outrageants; Aimons les peuples, mais n'oublions pas les princes. En même temps restons penchés sur ces provinces Qui sanglotent, en proie aux fléaux jamais las. Soyons amers et doux. La question, hélas! Est toute dans ce mot sans fond: les misérables; Ceux-ci sont monstrueux; ceux-là sont vénérables; Réprimons ceux d'en haut; secourons ceux d'en bas; Prodiguons l'aide immense en songeant aux combats. Peuple, il est deux trésors, l'un clarté, l'autre flamme, Qu'il ne faut pas laisser décroître dans notre âme, Et qui sont de nos cœurs chacun une moitié, C'est la sainte colère et la sainte pitié. LI LES HOMMES DE PAIX AUX HOMMES DE GUERRE --O conquérants, guerriers, héros, faiseurs de cendres, Vous les Nemrods, chasseurs géants, les Alexandres, Vous qu'on nomme Alaric, Cyrus, Gengis, Timour, Vous que la mort berça, petits, avec amour, Et qui, grands, et marchant dans les apothéoses, Ainsi qu'avril fait naître autour de lui des roses, Avez fait sous vos pas éclore des tombeaux; Vous que l'homme, par vous dévoré, trouve beaux; Nous qu'il trouve hideux, et qui sommes vos frères, Nous qui sommes les noirs bénisseurs funéraires, Les prêtres, nous avons à vous dire ceci. Écoutez. Notre gîte auguste fut saisi, Comme le vôtre, hélas, par la raison humaine; Nous avions, comme vous, les peuples pour domaine, Et nous rôdions sur eux, puissants, l'œil en arrêt, Vainqueurs, toute la terre étant notre forêt; Et nous disions à Dieu: C'est par nous que tu frappes! Car vous êtes les rois, mais nous sommes les papes; Vous êtes Attila, nous sommes Borgia. Nous avons la madone et la panagia, L'idole, comme, vous, vous avez la bataille; Princes, nous n'avons pas tout à fait votre taille, Nous sommes le danger qui se met à genoux, Vous grondez plus que nous, nous rampons mieux que vous; On sent notre velours, pire que votre griffe; Nous sommes Anitus, Torquemada, Caïphe. Une grande tiare est sur nos fronts étroits. Urbain huit, Sixte quint, Paul trois, Innocent trois, Gerbert, l'âme livrée aux sombres aventures, Dicatus, inventant les quatorze tortures, Judas buvant le sang que Jésus-Christ suait, La ruse, Loyola, la haine, Bossuet, L'autodafé, l'effroi, le cachot, la bastille, C'est nous; et notre pourpre effrayante pétille Par moments, et s'allume, et devient flamboiement. Nous étions, comme vous, des dieux; mais brusquement La révolution nous mit des muselières. La France mania de ses mains familières Nos gueules, et, mordue et souriant, nous prit, Fière, et, sans même avoir de plaie, étant l'esprit, Elle nous a jetés dans une basse-fosse, Moi prêtre, et toi tyran; elle a déclaré fausse Ma caverne la foi, la guerre ton palais; Elle a d'altiers dompteurs, Mirabeau, Rabelais, Molière, Diderot, Rousseau, Danton, Voltaire. Maintenant nous voilà, nous qui tenions la terre, Tenus à notre tour par la France. Eh bien, non! A travers les barreaux de notre cabanon, Frères, nous vous crions une bonne nouvelle: L'orbe du soleil noir revient, et se révèle Par un blêmissement farouche et triomphant; Le passé, pour la terre épouvantable enfant, Pour nous espoir, râlant d'une voix vengeresse, Renaît, et ce cadavre en son berceau se dresse. Son berceau c'est la tombe et son aube est la nuit. La fleur noire du sombre autel s'épanouit Pleine d'ombre, et promet le fruit plein de poussière. Rome fatale vient de lever sa visière, Dit à l'homme: Tais-toi! dit à Dieu: Le jour ment! Et reprend la parole et le rugissement. Encore un peu de temps, ce qui n'est que l'écorce Tombera; le droit mort laissera voir la force; Partout le joug, partout Pierre, partout César; Et l'église tout bas tutoiera le bazar; Les trônes reprendront leurs vastes équilibres, Et les peuples seront esclaves, et nous libres. A faire le gibet nous emploierons la croix. Tout redeviendra guerre et vous serez les rois. Tout redeviendra dogme et nous serons les maîtres. Vous tyrans, étant chefs, nous bourreaux, étant prêtres, Nous aurons de nouveau le monde sous nos pieds. Et la terre verra puissamment copiés Par des spectres nouveaux tous les anciens fantômes; Et nous arrondirons les ténèbres en dômes Au-dessus du grand temple où nous mettrons l'Erreur Ayant le pape à droite, à gauche l'empereur. Dans notre obscurité toute la terre plonge Par degrés. Et déjà, d'un ongle qui s'allonge, Par l'âme de l'enfant nous tenons l'avenir. Chez nous, exterminer fait semblant de bénir; La goutte de sang pleut du goupillon terrible; Votre hache, ô guerriers, ne vaut pas notre bible; Notre foudre est énorme, et votre quantité De tonnerre est vraiment peu de chose à côté. La Saint-Barthélemy sonne une sombre cloche; Et cette cloche sainte aujourd'hui se rapproche, Et cette cloche jette une plus grande voix Que toute la bataille éparse autour des rois; Car c'est derrière nous que le vrai deuil se lève; Nous sommes le linceul, vous n'êtes que le glaive; Vous pouvez tout au plus sur les hommes marcher, Nous, nous leur commençons l'enfer par le bûcher. C'est égal, vous soldats, nous prêtres, tous ensemble Nous vaincrons; nous allons tout ravoir. Déjà tremble La grille qu'on a mise entre le peuple et nous. Satan en a tiré doucement les verrous. Nous allons nous ruer sur les âmes sans nombre, Nous allons ressaisir la terre.-- Ainsi, dans l'ombre, Pendant que nous rêvons et que nous oublions, La cage aux tigres parle à la cage aux lions. LII LES PAUVRES GENS [Illustration: LES PAUVRES GENS. Dessiné par F. Flameng. Gravé par A. Mongin. L. HÉBERT, ÉDITEUR Imp. Wittmann.] LES PAUVRES GENS I Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. Le logis est plein d'ombre, et l'on sent quelque chose Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur. Des filets de pêcheur sont accrochés au mur. Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle Aux planches d'un bahut vaguement étincelle, On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants. Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs, Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent. La haute cheminée où quelques flammes veillent Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit, Une femme à genoux prie, et songe et pâlit. C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume, Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume, Le sinistre océan jette son noir sanglot. II L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot, Il livre au hasard sombre une rude bataille. Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille, Car les petits enfants ont faim. Il part le soir Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir. Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles. La femme est au logis, cousant les vieilles toiles, Remmaillant les filets, préparant l'hameçon, Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson, Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment. Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment. Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit. Dur labeur! tout est noir, tout est froid; rien ne luit. Dans les brisants, parmi les lames en démence, L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense, Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant, Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent, Ce n'est qu'un point; c'est grand deux fois comme la chambre. Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre, Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant, Comme il faut calculer la marée et le vent! Comme il faut combiner sûrement les manœuvres! Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres; Le gouffre roule et tord ses plis démesurés Et fait râler d'horreur les agrès effarés. Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées, Et Jeannie en pleurant l'appelle; et leurs pensées Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur. III Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur L'importune, et, parmi les écueils en décombres, L'océan l'épouvante, et toutes sortes d'ombres Passent dans son esprit, la mer, les matelots Emportés à travers la colère des flots. Et dans sa gaîne, ainsi que le sang dans l'artère, La froide horloge bat, jetant dans le mystère, Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers; Et chaque battement, dans l'énorme univers, Ouvre aux âmes, essaims d'autours et de colombes, D'un côté les berceaux et de l'autre les tombes. Elle songe, elle rêve,--et tant de pauvreté! Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'été. Pas de pain de froment. On mange du pain d'orge. --O Dieu! le vent rugit comme un soufflet de forge, La côte fait le bruit d'une enclume, on croit voir Les constellations fuir dans l'ouragan noir Comme les tourbillons d'étincelles de l'âtre. C'est l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux, Et c'est l'heure où minuit, brigand mystérieux, Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise, Prend un pauvre marin frissonnant et le brise Aux rochers monstrueux apparus brusquement.-- Horreur! l'homme dont l'onde éteint le hurlement, Sent fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge; Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil! Ces mornes visions troublent son cœur, pareil A la nuit. Elle tremble et pleure. IV O pauvres femmes De pêcheurs! c'est affreux de se dire: Mes âmes, Père, amant, frères, fils, tout ce que j'ai de cher, C'est là, dans ce chaos! mon cœur, mon sang, ma chair!-- Ciel! être en proie aux flots, c'est être en proie aux bêtes. Oh! songer que l'eau joue avec toutes ces têtes, Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron, Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon, Dénoue au-dessus d'eux sa longue et folle tresse Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse, Et qu'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font, Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond, A tous ces gouffres d'ombre où ne luit nulle étoile, Ils n'ont qu'un bout de planche avec un bout de toile! Souci lugubre! on court à travers les galets, Le flot monte, on lui parle, on crie: Oh! rends-nous-les! Mais, hélas! que veut-on que dise à la pensée Toujours sombre, la mer toujours bouleversée! Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul! Seul dans cette âpre nuit! seul sous ce noir linceul! Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits.--O mère! Tu dis: S'ils étaient grands! leur père est seul!--Chimère! Plus tard, quand ils seront près du père et partis, Tu diras en pleurant: Oh! s'ils étaient petits! V Elle prend sa lanterne et sa cape.--C'est l'heure D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure, S'il fait jour, si la flamme est au mât du signal. Allons!--Et la voilà qui part. L'air matinal Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche Dans l'espace où le flot des ténèbres s'épanche. Il pleut. Rien n'est plus noir que la pluie au matin; On dirait que le jour tremble et doute, incertain, Et qu'ainsi que l'enfant l'aube pleure de naître. Elle va. L'on ne voit luire aucune fenêtre. Tout à coup à ses yeux qui cherchent le chemin, Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain Une sombre masure apparaît décrépite; Ni lumière, ni feu; la porte au vent palpite; Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux; La bise sur ce toit tord des chaumes hideux, Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve. --Tiens! je ne pensais plus à cette pauvre veuve, Dit-elle; mon mari, l'autre jour, la trouva Malade et seule; il faut voir comment elle va. Elle frappe à la porte, elle écoute; personne Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne. --Malade! Et ses enfants! comme c'est mal nourri! Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari.-- Puis, elle frappe encore. Hé! voisine! Elle appelle. Et la maison se tait toujours.--Ah! Dieu! dit-elle, Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps!-- La porte, cette fois, comme si, par instants, Les objets étaient pris d'une pitié suprême, Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même. VI Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans Du noir logis muet au bord des flots grondants. L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible. Au fond était couchée une forme terrible; Une femme immobile et renversée, ayant Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant; Un cadavre;--autrefois, mère joyeuse et forte;-- Le spectre échevelé de la misère morte; Ce qui reste du pauvre après un long combat. Elle laissait, parmi la paille du grabat, Son bras livide et froid et sa main déjà verte Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité! Près du lit où gisait la mère de famille, Deux tout petits enfants, le garçon et la fille, Dans le même berceau souriaient endormis. La mère, se sentant mourir, leur avait mis Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe, Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe, Ils ne sentissent plus la tiédeur qui décroît, Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid. VII Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble! Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble Que rien n'éveillerait ces orphelins dormant, Pas même le clairon du dernier jugement; Car, étant innocents, ils n'ont pas peur du juge. Et la pluie au dehors gronde comme un déluge. Du vieux toit crevassé, d'où la rafale sort, Une goutte parfois tombe sur ce front mort, Glisse sur cette joue et devient une larme. La vague sonne ainsi qu'une cloche d'alarme. La morte écoute l'ombre avec stupidité. Car le corps, quand l'esprit radieux l'a quitté, A l'air de chercher l'âme et de rappeler l'ange; Il semble qu'on entend ce dialogue étrange Entre la bouche pâle et l'œil triste et hagard: --Qu'as-tu fait de ton souffle?--Et toi, de ton regard? Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères, Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres. Comme au sombre océan arrive tout ruisseau, Le sort donne pour but au festin, au berceau, Aux mères adorant l'enfance épanouie, Aux baisers de la chair dont l'âme est éblouie, Aux chansons, au sourire, à l'amour frais et beau, Le refroidissement lugubre du tombeau! VIII Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte? Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte? Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant? Pourquoi son cœur bat-il? Pourquoi son pas tremblant Se hâte-t-il ainsi? D'où vient qu'en la ruelle Elle court, sans oser regarder derrière elle? Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé Dans l'ombre, sur son lit? Qu'a-t-elle donc volé? IX Quand elle fut rentrée au logis, la falaise Blanchissait; près du lit elle prit une chaise Et s'assit toute pâle; on eût dit qu'elle avait Un remords, et son front tomba sur le chevet, Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche. --Mon pauvre homme! ah! mon Dieu! que va-t-il dire? Il a Déjà tant de souci! Qu'est-ce que j'ai fait là? Cinq enfants sur les bras! ce père qui travaille! Il n'avait pas assez de peine; il faut que j'aille Lui donner celle-là de plus.--C'est lui?--Non. Rien. --J'ai mal fait.--S'il me bat, je dirai: Tu fais bien. --Est-ce lui?--Non.--Tant mieux.--La porte bouge comme Si l'on entrait.--Mais non.--Voilà-t-il pas, pauvre homme, Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant!-- Puis elle demeura pensive et frissonnant, S'enfonçant par degrés dans son angoisse intime, Perdue en son souci comme dans un abîme, N'entendant même plus les bruits extérieurs, Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs, Et l'onde et la marée et le vent en colère. La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire, Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc; Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant, Joyeux, parut au seuil, et dit: C'est la marine! X --C'est toi! cria Jeannie, et contre sa poitrine Elle prit son mari comme on prend un amant, Et lui baisa sa veste avec emportement, Tandis que le marin disait:--Me voici, femme! Et montrait sur son front qu'éclairait l'âtre en flamme Son cœur bon et content que Jeannie éclairait. --Je suis volé, dit-il; la mer, c'est la forêt. --Quel temps a-t-il fait?--Dur.--Et la pêche?--Mauvaise. Mais, vois-tu, je t'embrasse et me voilà bien aise. Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet. Le diable était caché dans le vent qui soufflait. Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre, J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre A cassé. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là?-- Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla. --Moi? dit-elle. Ah! mon Dieu! rien, comme à l'ordinaire, J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre, J'avais peur.--Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal.-- Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal, Elle dit:--A propos, notre voisine est morte. C'est hier qu'elle a dû mourir, enfin, n'importe, Dans la soirée, après que vous fûtes partis. Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits. L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine; L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle à peine. La pauvre bonne femme était dans le besoin. L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin Son bonnet de forçat mouillé par la tempête: --Diable! diable! dit-il, en se grattant la tête, Nous avions cinq enfants, cela va faire sept. Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait De souper quelquefois. Comment allons-nous faire? Bah! tant pis! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds. Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons? C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes. Il faut pour les comprendre avoir fait ses études. Si petits! on ne peut leur dire: Travaillez. Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés, Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte. C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte; Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous, Cela nous grimpera le soir sur les genoux. Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres. Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres Cette petite fille et ce petit garçon, Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche, C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu? Ça te fâche? D'ordinaire, tu cours plus vite que cela. --Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà! LIII LE CRAPAUD Que savons-nous? qui donc connaît le fond des choses? Le couchant rayonnait dans les nuages roses; C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent; Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie, Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie; Grave, il songeait; l'horreur contemplait la splendeur. (Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur? Hélas! le bas-empire est couvert d'Augustules, Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils!) Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils; L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière; Le soir se déployait ainsi qu'une bannière; L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli; Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde; et, plein d'oubli, Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère, Doux, regardait la grande auréole solaire. Peut-être le maudit se sentait-il béni; Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini; Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche; Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux, Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux. Un homme qui passait vit la hideuse bête, Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête; C'était un prêtre ayant un livre qu'il lisait; Puis une femme, avec une fleur au corset, Vint et lui creva l'œil du bout de son ombrelle; Et le prêtre était vieux, et la femme était belle. Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel. --J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel;-- Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie, Peut commencer ainsi le récit de sa vie. On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux, On a sa mère, on est des écoliers joyeux, De petits hommes gais, respirant l'atmosphère A pleins poumons, aimés, libres, contents; que faire Sinon de torturer quelque être malheureux? Le crapaud se traînait au fond du chemin creux. C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent. Fauve, il cherchait la nuit; les enfants l'aperçurent Et crièrent:--Tuons ce vilain animal, Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal!-- Et chacun d'eux, riant,--l'enfant rit quand il tue,-- Se mit à le piquer d'une branche pointue, Élargissant le trou de l'œil crevé, blessant Les blessures, ravis, applaudis du passant; Car les passants riaient; et l'ombre sépulcrale Couvrait ce noir martyr qui n'a pas même un râle, Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait Sur ce pauvre être ayant pour crime d'être laid; Il fuyait; il avait une patte arrachée; Un enfant le frappait d'une pelle ébréchée; Et chaque coup faisait écumer ce proscrit Qui, même quand le jour sur sa tête sourit, Même sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave; Et les enfants disaient: Est-il méchant! il bave! Son front saignait; son œil pendait; dans le genêt Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait; On eût dit qu'il sortait de quelque affreuse serre. Oh! la sombre action, empirer la misère! Ajouter de l'horreur à la difformité! Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté, Il respirait toujours; sans abri, sans asile, Il rampait; on eût dit que la mort, difficile, Le trouvait si hideux qu'elle le refusait; Les enfants le voulaient saisir dans un lacet, Mais il leur échappa, glissant le long des haies; L'ornière était béante, il y traîna ses plaies Et s'y plongea sanglant, brisé, le crâne ouvert, Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert, Lavant la cruauté de l'homme en cette boue; Et les enfants, avec le printemps sur la joue, Blonds, charmants, ne s'étaient jamais tant divertis. Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits Criaient: Viens voir! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre, Allons pour l'achever prendre une grosse pierre! Tous ensemble, sur l'être au hasard exécré, Ils fixaient leurs regards, et le désespéré Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles. --Hélas! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles; Quand nous visons un point de l'horizon humain, Ayons la vie, et non la mort, dans notre main.-- Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase; C'était de la fureur et c'était de l'extase; Un des enfants revint, apportant un pavé, Pesant, mais pour le mal aisément soulevé, Et dit:--Nous allons voir comment cela va faire.-- Or, en ce même instant, juste à ce point de terre, Le hasard amenait un chariot très lourd Traîné par un vieux âne écloppé, maigre et sourd; Cet âne harassé, boiteux et lamentable, Après un jour de marche approchait de l'étable; Il roulait la charrette et portait un panier; Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier; Cette bête marchait, battue, exténuée; Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuée; Il avait dans ses yeux voilés d'une vapeur Cette stupidité qui peut-être est stupeur; Et l'ornière était creuse, et si pleine de boue Et d'un versant si dur, que chaque tour de roue Était comme un lugubre et rauque arrachement; Et l'âne allait geignant et l'ânier blasphémant; La route descendait et poussait la bourrique; L'âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique, Dans une profondeur où l'homme ne va pas. Les enfants, entendant cette roue et ce pas, Se tournèrent bruyants et virent la charrette: --Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête! Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend Et va passer dessus, c'est bien plus amusant. Tous regardaient. Soudain, avançant dans l'ornière Où le monstre attendait sa torture dernière, L'âne vit le crapaud, et, triste,--hélas! penché Sur un plus triste,--lourd, rompu, morne, écorché, Il sembla le flairer avec sa tête basse; Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce; Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang, Résistant à l'ânier qui lui criait: Avance! Maîtrisant du fardeau l'affreuse connivence, Avec sa lassitude acceptant le combat, Tirant le chariot et soulevant le bât, Hagard, il détourna la roue inexorable, Laissant derrière lui vivre ce misérable; Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin. Alors, lâchant la pierre échappée à sa main, Un des enfants--celui qui conte cette histoire-- Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire, Entendit une voix qui lui disait: Sois bon! Bonté de l'idiot! diamant du charbon! Sainte énigme! lumière auguste des ténèbres! Les célestes n'ont rien de plus que les funèbres Si les funèbres, groupe aveugle et châtié, Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitié. O spectacle sacré! l'ombre secourant l'ombre, L'âme obscure venant en aide à l'âme sombre, Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant, Le damné bon faisant rêver l'élu méchant! L'animal avançant lorsque l'homme recule! Dans la sérénité du pâle crépuscule, La brute par moments pense et sent qu'elle est sœur De la mystérieuse et profonde douceur; Il suffit qu'un éclair de grâce brille en elle Pour qu'elle soit égale à l'étoile éternelle; Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las, Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats, Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange, Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton, Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon. Tu cherches, philosophe? O penseur, tu médites? Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites? Crois, pleure, abîme-toi dans l'insondable amour! Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour; Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage, La bonté qui, du monde éclaire le visage, La bonté, ce regard du matin ingénu, La bonté, pur rayon qui chauffe l'inconnu, Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime, Est le trait d'union ineffable et suprême Qui joint, dans l'ombre, hélas! si lugubre souvent, Le grand ignorant, l'âne, à Dieu le grand savant. LIV LA VISION DE DANTE Dante m'est apparu. Voici ce qu'il m'a dit: I Je dormais sous la pierre où l'homme refroidit. Je sentais pénétrer, abattu comme l'arbre, L'oubli dans ma pensée et dans mes os le marbre. Tout en dormant je crus entendre à mon côté Une voix qui parlait dans cette obscurité, Et qui disait des mots étranges et funèbres. Je m'écriai: Qui donc est là dans les ténèbres? Et j'ajoutai, frottant mes yeux noirs et pesants: Combien ai-je dormi? La voix dit: Cinq cents ans; Tu viens de t'éveiller pour finir ton poëme Dans l'an cinquante-trois du siècle dix-neuvième. Et je me réveillai tout à fait; je n'avais Plus rien autour de moi; la tombe aux durs chevets S'était évanouie avec sa voûte sombre, Et j'étais hors du temps, de la forme et du nombre; Debout sans savoir où ni sans savoir sur quoi. Enfin un peu de jour arriva jusqu'à moi, Mes prunelles s'étant à l'ombre habituées; Alors je distinguai deux portes de nuées, L'une au fond, devant moi, l'autre en bas, au-dessous D'un brouillard composé des éléments dissous, Comme un puits qu'on verrait dans les eaux. La première, Splendide, semblait faite avec de la lumière; C'était un trou de feu dans un nuage d'or; Quelqu'un, celui qui parle aux sibylles d'Endor, Pour construire cet arc, splendide météore, Avait pris et courbé les rayons de l'aurore; Du moins je le pensai, non sans frémissement. Cette porte, où luisaient l'astre et le diamant, Brillait au plus profond de l'espace livide Comme un point lumineux et posait sur le vide; On voyait au-dessous le libre éther flotter, Car nul mont n'eût osé s'offrir pour la porter, Et, sous les saints piliers de cette arche vivante, Le Sinaï lui-même eût croulé d'épouvante. L'autre porte à mes pieds montrait son cintre obscur Noir comme une fumée, et ridé comme un mur Vaguement aperçu dans des épaisseurs mornes, Mêlant ses bords confus aux profondeurs sans bornes, Espèce d'antre informe en ténèbres construit, Cratère fait de bronze et couronnant la nuit. Cette porte semblait la bouche des abîmes. Songeant à tous les maux qu'ici-bas nous subîmes, Mon esprit, où la crainte accompagne l'espoir, Du portail rayonnant allait au porche noir, Et, me ressouvenant de ce qu'on fait sur terre, J'entrevis que c'étaient les portes du mystère. Soudain tout s'éclipsa, brusquement obscurci. II Et je sentis mes yeux se fermer, comme si, Dans la brume, à chacun des cils de mes paupières Une main invisible avait lié des pierres. J'étais comme est un prêtre au seuil du saint parvis, Songeant, et, quand mes yeux se rouvrirent, je vis L'ombre; l'ombre hideuse, ignorée, insondable, De l'invisible Rien vision formidable, Sans forme, sans contour, sans plancher, sans plafond, Où dans l'obscurité l'obscurité se fond; Point d'escalier, de pont, de spirale, de rampe; L'ombre sans un regard, l'ombre sans une lampe; Le noir de l'inconnu, d'aucun vent agité; L'ombre, voile effrayant du spectre éternité. Qui n'a point vu cela n'a rien vu de terrible. C'est l'espace béant, l'étendue impossible, Quelque chose d'affreux, de trouble et de perdu Qui fuit dans tous les sens devant l'œil éperdu, La cécité glacée et plus qu'un marbre lourde, Une tranquillité muette, aveugle et sourde, L'horrible intérieur d'un sépulcre infini. Cependant un reflet sur mon cercueil jauni Me fit tressaillir, mais tout restait immobile; Et je vis dans cette ombre une lueur tranquille, Un flamboiement profond, fixe, silencieux, Pareil à la clarté que ferait à nos yeux Derrière un rideau noir une torche allumée. Et nul bruit ne sortait de l'ombre inanimée; Car, sachez-le, vivants, hors du clair firmament, L'affreuse immensité se tait lugubrement. Cette clarté semblait, à la fois vie et flamme, Regarder comme un œil et penser comme une âme; Ce n'était cependant qu'un voile, et l'on sentait Derrière la lueur quelqu'un qui méditait. III Ce flamboiement flottant sur les nuits éternelles Entrait de plus en plus dans mes vagues prunelles; Je compris où j'étais et j'eus un tremblement; Car soudain j'aperçus, dans ce rayonnement Semblable aux visions que voyaient les prophètes, Les sept anges pensifs qui tiennent sept trompettes; La clarté se mêlait à leurs cheveux vermeils, Ils étaient là, debout, les yeux baissés, pareils Aux sept géants qui sont sur le palais Farnèse, Et, comme lorsqu'on est devant une fournaise, Ils étaient noirs, ayant derrière eux la clarté. L'abîme obscur, hagard, funèbre, illimité, Semblait plein de terreur devant cette lumière. J'essayai de prier, mais en vain; la prière Rentra dans mon esprit comme un oiseau qui fuit Et rentre au nid, tremblant, parce qu'il fait trop nuit; Et je restai glacé devant la clarté blême Comme si j'eusse été quelque abîme moi-même. Et je me dis: Voici qu'on va juger quelqu'un. Cette ombre, des forfaits c'est le gouffre commun; Ce feu, c'est la clarté de la face du juge. Et j'eus peur. IV O sentence! ô peine sans refuge! Tomber dans le silence et la brume à jamais! D'abord quelque clarté des lumineux sommets Vous laisse distinguer vos mains désespérées. On tombe, on voit passer des formes effarées, Bouches ouvertes, fronts ruisselants de sueur, Des visages hideux qu'éclaire une lueur. Puis on ne voit plus rien. Tout s'efface et recule, La nuit morne succède au sombre crépuscule. On tombe. On n'est pas seul dans ces limbes d'en bas; On sent frissonner ceux qu'on ne distingue pas; On ne sait si ce sont des hydres ou des hommes; On se sent devenir les larves que nous sommes; On entrevoit l'horreur des lieux inaperçus, Et l'abîme au-dessous, et l'abîme au-dessus. Puis tout est vide! On est le grain que le vent sème. On n'entend pas le cri qu'on a poussé soi-même; On sent les profondeurs qui s'emparent de vous; Les mains ne peuvent plus atteindre les genoux; On lève au ciel les yeux et l'on voit l'ombre horrible; On est dans l'impalpable, on est dans l'invisible; Des souffles par moments passent dans cette nuit. Puis on ne sent plus rien.--Pas un vent, pas un bruit, Pas un souffle; la mort, la nuit; nulle rencontre; Rien, pas même une chute affreuse ne se montre. Et l'on songe à la vie, au soleil, aux amours, Et l'on pense toujours, et l'on tombe toujours! Et le froid du néant lentement vous pénètre! Vivants! tomber, tomber, et tomber, sans connaître Où l'on va, sans savoir où les autres s'en vont! Une chute sans fin dans une nuit sans fond, Voilà l'enfer. V Pendant que je songeais, l'espace Vibra comme un vitrail quand un chariot passe, Et je vis apparaître un ange surprenant. C'était un être ailé, sévère et rayonnant. Comme Jésus du front passait les douze apôtres, Ce bel archange était plus grand que tous les autres, Il avait la hauteur de deux stades romains; Il tenait les morceaux d'un glaive dans ses mains; Il portait sur sa tête ingénue et superbe Ce mot des cieux, ce mot qui contient tout le verbe: --JUSTICE.--On le pouvait lire distinctement, Chaque lettre du mot était un diamant. Justice! O mot profond que les gouffres vénèrent! Quand l'archange parut, les trompettes sonnèrent. Et l'archange cria:--Trépassés! trépassés! Levez-vous, accourez, venez, comparaissez! Voici l'instant où l'aigle aura peur des colombes. O victimes! sortez des nuits, sortez des tombes, Sortez de terre en foule, à la hâte, à la fois! Venez du fond des mers, venez du fond des bois, Venez, celui qui saigne avec celui qui pleure! Car le juge est assis pour punir, et c'est l'heure Où les clairons du ciel sonnent aux quatre vents, Et Dieu veut que les morts lui parlent des vivants. Et quand l'ange eut fini, les ténèbres s'émurent. VI Un bruit, pareil au bruit des mouches qui murmurent Éclata tout à coup dans le gouffre muet, Et je vis quelque chose en bas qui remuait. C'était comme un point noir, puis comme une fumée, Puis comme la poussière où s'avance une armée, Puis comme une île d'ombre au sein des nuits flottant, Et cet amas sinistre et lourd, vers nous montant, Triste, livide, énorme, ayant un air de rage, Venait et grandissait, poussé d'un vent d'orage. Ce bloc était confus comme un brouillard du soir. Quand il fut près de nous, je me penchai pour voir. C'était une nuée et c'était une foule. Cela voguait, courait, roulait comme une houle; Et puis cela faisait un bruit mystérieux. Dans cette ombre on voyait des faces et des yeux. Je leur criai:--Quels sont les noms dont on vous nomme? O spectres, comme vous j'étais jadis un homme, Vous êtes maintenant des spectres comme moi.-- Ils n'entendirent point et passèrent. L'effroi Et la stupeur glaçaient ce noir tourbillon d'ombres. Les uns étaient assis sur d'informes décombres; D'autres, je les voyais quoiqu'un vent les chassât, Terribles, agitaient des vestes de forçat; D'autres étaient au joug liés comme des bêtes; D'autres étaient des corps qui n'avaient pas de têtes; Des femmes sur leur sein montraient les clous du fouet; Des enfants morts tenaient encore leur jouet, Et leur crâne entr'ouvert laissait voir leurs cervelles; D'autres gisaient en tas ainsi que des javelles; D'autres avaient au cou la corde du gibet; D'autres traînaient des fers; un autre se courbait, L'affreux plafond trop bas d'un cachot solitaire Ayant ployé sa tête à jamais vers la terre; Des vieillards, dont le sang coulait à longs ruisseaux, Tiraient avec leurs doigts des balles de leurs os; D'autres touchaient leurs yeux crevés par les mitrailles; D'autres avec leurs mains soutenaient leurs entrailles; Innombrables, meurtris, pâles, échevelés, Tous, dans la nuit farouche affreusement mêlés, Dressaient leur front, et ceux qui n'avaient pas de têtes Élevaient leurs deux poings, et le vent des tempêtes Soufflait, et derrière eux, accroupis, accablés, On voyait un monceau de fantômes voilés, Muets et noirs; c'étaient les veuves et les mères. La rumeur qui sortait de ces ombres amères Ressemblait au bruit sourd que les grands arbres font; Et, devant la clarté qui flamboyait au fond, Joignant leurs mains, tordant leurs bras, ils s'arrêtèrent, Et, comme tous sortaient de la fosse, ils ôtèrent La terre de leur bouche, et crièrent: Seigneur! A ce grand mot qui dit gloire, amour et bonheur L'abîme qui n'a plus, sous la verge inflexible, Le droit de prononcer ce nom inaccessible Poussa dans la nuit triste un long gémissement. VII Ils reprirent: Seigneur! Ce fut un noir moment. Les cris d'enfant surtout venaient à mon oreille; Car, dans cette nuit-là, gouffre où l'équité veille, La voix des innocents sur toute autre prévaut, C'est le cri des enfants qui monte le plus haut, Et le vagissement fait le bruit du tonnerre. --«Seigneur! Seigneur! Seigneur! Justice pour la terre! «Nous sommes les martyrs, nous sommes l'équité, «La loi sainte, l'honneur, la foi, la liberté; «Chassés par les brigands que là-haut on encense, «Nous sommes la vertu, nous sommes l'innocence, «Que Satan forgeron frappe à coups de marteau. «Nous sommes ceux qu'on a liés au vil poteau, «Ceux qu'égorgea le sabre et que perça l'épée; «Nous sommes le sang tiède et la tête coupée; «Nous sommes ceux qu'on jette aux chiens, ceux que la dent «Déchire, ceux qu'on brise et qu'on foule, pendant «Que les vices lascifs et les crimes énormes «Au-dessus de leurs fronts chantent, géants difformes. «Nous crions vers vous, père! O Dieu bon, punissez! «Car vous êtes l'espoir de ceux qu'on a chassés, «Car vous êtes patrie à celui qu'on exile, «Car vous êtes le port, la demeure et l'asile; «Les oiseaux ont le nid et les hommes ont Dieu. «Là-haut le meurtre seul est libre; c'est un jeu «D'égorger les vivants; le droit n'a plus de base, «Et le bien et le mal, comme l'eau dans un vase, «Sont mêlés, et le monde est en proie à la mort. «Au sud on tue, on pend, on extermine; au nord «On élargit le bagne, on élargit les fosses; «On coupe à coups de knout le ventre aux femmes grosses; «Le glaive a reparu, hideux, comme jadis. «Dans Brescia, dans Milan, on a vu des bandits «Écraser du talon le sein des vierges mortes; «Des vieillards aux fronts blancs massacrés sur leurs portes «Imprimaient à leur seuil leurs doigts ensanglantés; «Et les petits enfants, du haut des toits jetés, «Étaient reçus en bas sur les pointes des piques. «Les mines de Tobolsk, les cachots des tropiques, «Cayenne, Lambessa, le Spielberg, les pontons «Sont pleins de nos douleurs! Seigneur, nous en sortons. «Nous nous nommons le peuple, et sommes une plaie. «Le genre humain saignant est traîné sur la claie. «Nous venons de l'exil, nous venons du tombeau, «Et nous vous rapportons l'âme, notre flambeau! «O Dieu juste, il est temps que votre bras nous venge!» --Quels sont vos meurtriers et vos bourreaux? dit l'ange. Et d'une seule voix ils dirent:--Les soldats. VIII Jean à Pathmos, Manou rêvant sur les védas, N'ont rien vu de pareil à ce que je raconte. Comme après un nuage un autre brouillard monte, Je vis alors monter de l'abîme obscurci Un autre amas informe, et l'ange dit: Ici! Et ce groupe arriva, confus comme une ville, Devant la clarté sombre et toujours immobile. C'étaient des millions d'hommes bardés de fer, Comme Bordeaux en vit du temps de Gaïfer, Cavaliers, fantassins, multitudes fatales, Au cri rauque, au pas lourd, aux statures brutales, A l'œil stupide, ayant des chiffres sur le front. Quelques-uns ressemblaient aux hiboux à l'œil rond, D'autres au léopard hurlant dans sa tanière. Ils étaient tous vêtus de la même manière; Ils étaient teints de sang, des cheveux aux talons; Noirs, pressés, ils venaient, sauvages bataillons; Leurs armes m'étonnaient et m'étaient inconnues. Ils surgissaient en foule et par mille avenues. C'étaient des légions et puis des légions, Flot d'hommes inondant ces mornes régions, Chaos, têtes sans nombre au loin diminuées; Les croupes des chevaux se mêlaient aux nuées; Ils traînaient après eux des chariots d'airain Avec le roulement d'un foudre souterrain. Un grand vautour doré les guidait comme un phare. Tant qu'ils étaient au fond de l'ombre, la fanfare, Comme un aigle agitant ses bruyants ailerons, Chantait claire et joyeuse au front des escadrons, Trompettes et tambours sonnaient, et des centaures Frappaient des ronds de cuivre entre leurs mains sonores; Mais, dès qu'ils arrivaient devant le flamboiement, Les clairons effarés se taisaient brusquement, Tout ce bruit s'éteignait. Reculant en désordre, Leurs chevaux se cabraient et cherchaient à les mordre, Et la lance et l'épée échappaient à leur poing. En voyant la lueur qu'ils ne comprenaient point, Ils s'arrêtaient, courbant leurs faces étonnées; Ils avaient ce front bas des bêtes enchaînées Quand, le loup étant pris au piége et garrotté, L'air terrible fait place à l'air épouvanté. O spectacle de voir la force au pied de l'être! De voir s'évanouir le gendarme et le reître, Hommes, glaives, chevaux, clairons, férocité, Tout le sombre ouragan, devant cette clarté! IX L'ange dit:--Qu'êtes-vous? --Nous sommes les armées. Alors, pâles, debout, les ombres ranimées Crièrent, écartant les linceuls de leurs seins: --Malheur! malheur! malheur à tous ces assassins! Et l'ange dit, levant les bras pour les confondre: --Vous avez entendu. Qu'avez-vous à répondre? Et les morts répétaient:--Malheur aux assassins! --Répondez, cria l'ange. Alors ces lourds essaims, Ces soldats plus nombreux que les épis des plaines, Dirent: --Ce n'est pas nous, ce sont nos capitaines. Nous dûmes obéir à leur ordre inhumain; Nous n'étions que le glaive, eux, ils étaient la main. C'est sur eux, non sur nous, que le crime retombe.-- L'ange, vers la lueur calme comme une tombe, Leva, grave et pensif, son œil fixe aux cils blonds, Puis, se tournant, il fit un signe aux aquilons. Les vents ayant soufflé, ces hommes disparurent. X Puis au fond de la nuit les aquilons coururent Et revinrent, poussant une nuée encor. Et ce nuage était plein de fantômes d'or. Il s'ouvrit devant l'ange avec un sourd tonnerre. Je vis des commandants sur leurs chevaux de guerre, L'épée au flanc, la plume au front, l'air irrité, Debout sur la nuée avec autorité, Des flammes dans leurs yeux et du sang dans leurs bouches; Triomphants, quelques-uns très vieux, et plus farouches Que les durs Teutatès et les noirs Irmensuls. Ils tenaient des bâtons comme font les consuls. Et l'ange leur cria:--C'est vous les capitaines? --C'est nous. Que nous veux-tu? --Silence aux voix hautaines! Regardez cet oiseau qui dort, et taisez-vous! Dit l'ange; et, dérangeant sa robe avec courroux, Il leur montra la foudre en son sein endormie. Il reprit:--Vous avez ainsi qu'une ennemie Traité la race humaine; où vous avez passé Tout est mort, l'herbe a crû; vous avez écrasé Les femmes, les enfants, les vieillards aux fronts chauves, Et lâché vos soldats comme des bêtes fauves; Vous avez relevé le glaive et l'échafaud, Brisé la loi d'en bas, bravé la loi d'en haut; Vous êtes devant Dieu; qu'avez-vous à répondre? Comme devant la braise on voit la cire fondre, Ces noirs victorieux tombèrent à genoux, Et, criant et pleurant, dirent: --Ce n'est pas nous! Ce n'est pas nous, Seigneur! Seigneur, ce sont les juges. Après les châtiments, les fléaux, les déluges, Les hommes ont assis sur des siéges sacrés D'autres hommes savants, austères, vénérés, Pour être au milieu d'eux comme la loi vivante. Seigneur, quand nous frappions, tous ces juges qu'on vante Disaient:--Vous faites bien. Tuez. Versez le sang. Ceci, c'est le coupable.--Or c'était l'innocent. Nous ne le savions pas. Nous, troupe au mal poussée, Nous n'étions que le bras, ils étaient la pensée; Nous n'étions que la force, eux, ils étaient l'esprit. Nos meurtres sont leur crime! Et l'archange reprit: --Allez!-- Tout s'effaça comme un flocon d'écume. XI L'ange leva le doigt, et je vis, dans la brume, Monter et croître au fond des brouillards épaissis Une espèce de cirque, et là, muets, assis, Un tas d'hommes vêtus d'hermine et de simarres, Et je vis à leurs pieds du sang en larges mares, Des billots, des gibets, des fers, des piloris. Ces hommes regardaient l'ange d'un air surpris; Comme, en lettres de feu, rayonnait sur sa face Son nom, Justice, entre eux ils disaient à voix basse: --Que veut dire ce mot qu'il porte sur son front? L'ange cria: --Malheur à ceux qui mentiront! Vos noms? parlez!-- Et tous semblaient vouloir se taire. --Vous êtes, dit l'esprit, les juges de la terre. De vous tous qui teniez le livre de la loi Pas un ne me connaît, mais je vous connais, moi. Écoutez. Vous avez trahi le droit auguste, Absous les scélérats, condamné l'homme juste, Et lié l'innocence aux pieds du crime heureux. Quand le massacre, ouvrant ses ongles ténébreux, Planait sur la cité qui lutte et qui s'effraie, Vous avez comme un aigle adoré cette orfraie; Quand les soldats noyaient dans le meurtre les lois, A leurs cris furieux vous mêliez votre voix, Vous mettiez votre bouche à leurs clairons de cuivre; C'est vous qui, de la loi tenant toujours le livre, Des martyrs aux brigands partagiez les habits; C'est vous qui livriez aux tigres les brebis; C'est vous qui des héros traîniez les agonies Du carcan au gibet, du bagne aux gémonies, Juges; et le bourreau d'épouvante vêtu, Voyant qu'on lui disait d'égorger la vertu, Pensait dans son esprit: Ces hommes-là se trompent. Vous vous êtes assis aux festins qui corrompent, Vous avez applaudi le mal, ri du remords, Et vous avez craché sur la face des morts. O juges, ce sont là des choses exécrables. Qu'avez-vous à répondre? Alors ces misérables, Tombant hors de leur siége et se prosternant tous, Tremblant et gémissant, dirent: --Ce n'est pas nous. --Mais qui donc est coupable alors? --Ce sont les princes. La terre est par les rois divisée en provinces. Nous renvoyons aux rois toutes nos actions. Les princes commandaient; nous leur obéissions, Seigneur, car de tout temps les prêtres et les mages Nous ont dit que les rois, ô Dieu, sont vos images. L'ange dit:--Amenez les images de Dieu. Des êtres monstrueux parurent. XII Du milieu De l'abîme on les vit surgir dans l'ombre impure. L'un ressemblait au meurtre et l'autre à la luxure, L'autre à la fraude, l'autre à l'orgueil, celui-ci Au mensonge, et d'horreur je demeurai saisi, Car ils avaient du mal toutes les ressemblances. A travers cette nuit, les brouillards, les silences, Dans ce gouffre sans fond de toutes parts béant, Dans ces immensités qu'emplissait le néant, Ils se dressaient, le sceptre appuyé sur l'épaule; Les uns, Molochs blanchis par les neiges du pôle, D'autres ayant au front un reflet du midi, Tous habillés de pourpre et d'or, l'œil engourdi, L'air superbe, l'épée au flanc, couronne en tête, Globe en main; chacun d'eux était seul sur le faîte D'un trône, comme un roi d'Édom ou d'Issachar, Et chaque trône était porté sur un grand char. Devant chaque fantôme, en la brume glacée, Ayant le vague aspect d'une croix renversée Venait un glaive nu, ferme et droit dans le vent, Qu'aucun bras ne tenait et qui semblait vivant. Les vapeurs au-dessous flottaient basses et lentes. Les chars étaient traînés par des bêtes volantes, Monstres inconnus même au gouffre sans clarté; Attelages impurs! L'un était emporté Par des tigres ailés au pied large, aux yeux mornes, L'autre par des griffons, l'autre par des licornes, L'autre par des vautours à deux têtes, ayant Des diadèmes d'or sur leur front flamboyant. Tous ces monstres poussaient des cris, battaient de l'aile, Tantôt mêlés, tantôt en ligne parallèle. Les trônes approchaient sous ces lugubres cieux; On entendait gémir autour des noirs essieux La clameur de tous ceux qu'avaient broyés leurs roues; Ils venaient, ils fendaient l'ombre comme des proues; Sous un souffle invisible ils semblaient se mouvoir; Rien n'était plus étrange et plus farouche à voir Que ces chars effrayants tourbillonnant dans l'ombre. Dans le gouffre tranquille où l'humanité sombre, Ces trônes de la terre apparaissaient hideux. Le dernier qui venait, horrible au milieu d'eux, Était à chaque marche encombré de squelettes Et de cadavres froids aux bouches violettes, Et le plancher rougi fumait, de sang baigné; Le char qui le portait dans l'ombre était traîné Par un hibou tenant dans sa griffe une hache. Un être aux yeux de loup, homme par la moustache, Au sommet de ce char s'agitait étonné, Et se courbait furtif, livide et couronné. Pas un de ces césars à l'allure guerrière Ne regardait cet homme. A l'écart, et derrière, Vêtu d'un noir manteau qui semblait un linceul, Espèce de lépreux du trône, il venait seul; Il posait les deux mains sur sa face morose Comme pour empêcher qu'on y vît quelque chose; Quand parfois il ôtait ses mains en se baissant, En lettres qui semblaient faites avec du sang On lisait sur son front ces trois mots: Je le jure. Quoiqu'ils fussent encore au fond de l'ombre obscure, Hommes hideux, de traits et d'âge différents, Je les distinguais tous, car ils étaient très grands. Je crus voir les titans de l'antique nature. Mais ces géants brumeux décroissaient à mesure Qu'ils s'éloignaient du point dont ils étaient partis, Et, plus ils approchaient, plus ils étaient petits. Ils rentraient par degrés dans la stature humaine; La clarté les fondait ainsi qu'une ombre vaine; Eux que j'avais crus hauts plus que les Apennins, Quand ils furent tout près de moi, c'étaient des nains. Et l'ange, se dressant dans la brume indécise, Etait penché sur eux comme la tour de Pise. XIII Et les glaives s'étaient éclipsés. L'ange dit: --Qu'êtes-vous? Et le groupe à ses pieds répondit: --Rois, et maîtres de tout, du droit de nos ancêtres. --Rois! vous êtes les rois, vous n'êtes pas les maîtres, Dit l'ange. Allons, venez, c'est l'heure, arrivez tous. Vous voilà donc enfin, princes! D'où sortez-vous? O princes, vous sortez, et je vais vous le dire, Des forfaits, des fureurs, du meurtre et du délire, Des deuils, des faux serments dont l'homme est éperdu Et du sang innocent à grands flots répandu. Vous sortez des palais qu'habite la démence, Des fortins, des charniers, et de la plainte immense Du monde entier criant vers le haut firmament! Rois! l'homme n'est pas fait pour votre amusement. Rois! la terre est un temple et non pas une étable. Le tyran, dans l'orgie, accoudé sur la table, Commande au crime, et Dieu commande au châtiment. Princes, avant que Dieu regarde froidement Tout le sang qui ruisselle autour de vos armures, Les astres tomberont comme des figues mûres Qui tombent d'un figuier secoué par le vent. O rois qui massacrez sous l'œil du Dieu vivant, La voix du genre humain contre vos fronts s'élève. Plus nombreux que les flots gémissant sur la grève, Les morts auprès de Dieu, rois, vous ont précédés. Otez votre couronne, accusés, répondez. Tous ces crimes abjects, mêlés au vice immonde, Les avez-vous commis? Et ces maîtres du monde Tremblèrent comme l'arbre au vol des ouragans, Et l'ange regardait pâlir ces arrogants; Et chacun d'eux, pareil au renard qui s'échappe, Criait: --Ce n'est pas nous! --Et qui donc? --C'est le pape. Seigneur, vous aviez mis parmi nous ce docteur. Il était le semeur, il était le pasteur, Il enseignait d'en haut comme votre vicaire. Nos trônes faisaient cercle autour de cette chaire. Nous écoutions son verbe ainsi que votre voix. Il nous disait: «Je suis celui qui parle aux rois; «Quiconque me résiste et me brave est impie. «Ce qu'ici-bas j'écris, là-haut Dieu le copie. «L'église, mon épouse, éclose au mont Thabor, «A fait de la doctrine une cage aux fils d'or, «Et comme des oiseaux j'y tiens toutes les âmes. «Seul je suis le mystère et seul j'ai les dictames. «Rois, obéissez-moi selon qu'il est écrit. «Quand vous me regardez, vous voyez Jésus-Christ. «Je fais et je défais la loi quand je la touche, «Et l'explication de tout est dans ma bouche; «Je suis l'homme-justice et l'homme-vérité.» Or, quand nous abattions droit, peuple, liberté, Quand nous eûmes tué le tribun et l'apôtre, Nous étions d'un côté, les morts étaient de l'autre, Nous lui dîmes:--Quels sont les bons et les pervers? Et cet homme leva la main, et l'univers Vit descendre, Seigneur, de cette main suprême Sur nous l'apothéose et sur eux l'anathème; Quand nous exterminions l'aïeul aux pas tremblants, Ce vieillard nous criait: Malheur aux cheveux blancs! Quand nous percions l'enfant au ventre de sa mère, Il nous criait, debout au fond du sanctuaire, Devant la mère froide et devant l'enfant mort: L'enfant était coupable et la mère avait tort! Il faisait, pour punir quiconque pense et rêve, Jaillir des crucifix sous les éclairs du glaive! Sa main, plus que nos bras, multipliait les coups. Répondez, Pazzoli, Simoncelli, vous tous! Cet homme interrompait la messe à l'offertoire, Ce prêtre rejetait la gorgée au ciboire, Seigneur, pour faire signe au bourreau de frapper, Et lui montrer du doigt les têtes à couper. Sa ceinture servait de corde à nos potences. Il liait de ses mains l'agneau sous nos sentences; Et quand on nous criait: Grâce! il nous criait: Feu! C'est à lui que le mal revient. Voilà, grand Dieu, Ce qu'il a fait; voilà ce qu'il nous a fait faire. Cet homme était le pôle et l'axe de la sphère; Il est le responsable et nous le dénonçons! Seigneur, nous n'avons fait que suivre ses leçons, Seigneur, nous n'avons fait que suivre son exemple. Nos forfaits sous ses pieds sont nés dans votre temple; Il nous a mis l'enfer dans l'âme au lieu du ciel, Lui seul porte le poids du crime universel! Et l'archange cria: --Faites venir cet homme! Alors les sept clairons dirent: --Pape de Rome! Mastaï! Mastaï! nous t'appelons sept fois. Viens rapporter à Dieu les peuples et les rois, Car l'Éternel t'attend, assis sur les nuées. Toutes les profondeurs frémirent, remuées. Un vieillard blanc et pâle apparut dans la nuit. XIV Debout, morne, il tremblait comme un homme qui fuit, Et des mains le tenaient au collet dans la brume. Vêtu de lin plus blanc qu'un encensoir qui fume, Il avait, spectre blême aux idoles pareil, Les baisers de la foule empreints sur son orteil, Dans sa droite un bâton comme l'antique archonte, Sur son front la tiare, et dans ses yeux la honte. De son cou descendait un long manteau doré, Et dans son poignet gauche il tenait, effaré, Comme un voleur surpris par celui qu'il dérobe, Des clefs qu'il essayait de cacher sous sa robe. Il était effrayant à force de terreur. Quand surgit ce vieillard, on vit dans la lueur L'ombre et le mouvement de quelqu'un qui se penche. A l'apparition de cette robe blanche, Au plus noir de l'abîme un tonnerre gronda. L'archange, tout à coup terrible, regarda, De cet œil flamboyant que vit luire Sodome, L'ombre profonde, et dit: --Connaissez-vous cet homme? Alors, de tous les points de ces immensités, Tous,--car je m'aperçus que tous étaient restés,-- Des flancs de la nuée et du bord des abîmes, De toutes parts, en haut, en bas, tyrans, victimes, Mères, enfants, vieillards, les juges, les jugés, Les égorgeurs mêlés avec les égorgés, Les grands et les petits, les obscurs, les célèbres, Tous ceux que j'avais vus passer dans les ténèbres, Avançant leur front triste, ouvrant leur œil terni, Fourmillement affreux qui peuplait l'infini, Tous ces spectres vivant, parlant, riant naguère, Martyrs, bourreaux, et gens du peuple et gens de guerre, Regardant l'homme blanc d'épouvante ébloui, Élevèrent la main et crièrent: C'est lui. Et pendant qu'ils criaient, sa robe devint rouge. Au fond du gouffre où rien ne tressaille et ne bouge Un écho répéta:--C'est lui!--Les sombres rois Dirent:--C'est lui! c'est lui! c'est lui! voilà sa croix! Les clefs du paradis sont dans ses mains fatales.-- Et l'homme-loup, debout sur les cadavres pâles Dont le sang tiède encor tombait dans l'infini, Cria d'une voix rauque et sourde:--Il m'a béni! Et la lueur soudain grandit, funèbre et pure, Et devint formidable ainsi qu'une figure. Il semblait que ce fût le jour qui se levait. XV L'ange, pareil au lys que la candeur revêt, Dit au vieillard: --Écoute et vois. Le juge est proche. Tu sais pourquoi tu viens et ce qu'on te reproche, Réponds.-- Lui se tourna vers l'ange en frissonnant, Et je vis le spectacle horrible et surprenant D'un homme qui vieillit pendant qu'on le regarde. L'agonie éteignit sa prunelle hagarde, Sa bouche bégaya, son jarret se rompit, Ses cheveux blanchissaient sur son front décrépit, Ses tempes se ridaient comme si les années S'étaient subitement sur sa face acharnées, Ses yeux pleuraient, ses dents claquaient comme au gibet Les genoux d'un squelette, et sa peau se plombait, Et, stupide, il baissait, à chaque instant plus pâle, Sa tête qu'écrasait la tiare papale. L'ange dit: --Comprends-tu, vieillard, ce que tu vois? Il frappa sa poitrine et demeura sans voix. Et je vis, ô terreur! qu'il vieillissait encore. Farouche, il regardait cette lugubre aurore Et la robe de sang dont il était vêtu. L'ange reprit: --Voyons, défends-toi, parle; as-tu, Pour lui jeter ta faute et pour qu'il en réponde, Au-dessus de ta tête un être dans ce monde? Et l'homme répondit: --Je n'ai que vous, mon Dieu! Alors je crus voir luire un rayon du ciel bleu, Des sept anges rêveurs les clairons se baissèrent, Le gouffre, que les nuits insondables enserrent, Frémit comme frémit l'oiseau pris au lacet, Et l'espace entendit une voix qui disait: XVI «Les vivants sous le ciel tremblent, souffrent et pleurent; «La vertu, la raison et la sagesse meurent; «Le crime est couronné. «L'homme récolte ici ce que là-bas il sème. «Mastaï, Mastaï, Pie appelé neuvième, «Approche, infortuné! «Nul ne s'évade. Ici les choses sont connues, «Les os sont transparents et les âmes sont nues; «Ici tout est clartés; «L'ombre de l'homme prend la forme de sa vie, «La justice affamée ici n'est assouvie «Que de réalités. «Quand les princes foulaient aux pieds les multitudes, «Transformaient des pays vivants en solitudes, «Dressaient les échafauds, «Et marchaient sur le peuple, affreux, vainqueurs, superbes, «Comme le moissonneur à grands pas dans les herbes «Marche avec une faulx; «Tandis que l'orphelin pleurait avec la veuve, «Et que l'humanité gémissait comme un fleuve, «Et qu'eux étaient joyeux, «Et qu'ils pillaient le peuple avec leurs économes, «Tandis que tous ces rois versaient le sang des hommes «Comme moi l'eau des cieux; «Tandis que des couteaux ils aiguisaient les pointes «Toi, tu les bénissais; tu tombais les mains jointes «A genoux sous un dais, «Et tu me rendais grâce à moi, souverain maître, «Ne t'imaginant pas que j'existais, ô prêtre, «Et que je t'entendais! «Me voici. Vois ma face; et sache que j'existe. «O malheureux, regarde en toi-même et sois triste. «Une main t'a saisi; «Comme une vision rappelle-toi le monde; «Ceci c'est ma clarté; le reste est nuit profonde; «C'est moi qui suis ici! «Sache que c'était moi qui t'avais mis au faîte. «Le jour où, proclamé roi, pontife et prophète, «Joyeux, tu te courbas, «Tandis qu'on t'enivrait d'un hymne de victoire, «Et que tout l'univers te chantait dans ta gloire, «Je t'ai parlé tout bas; «Je t'ai dit:--Mastaï, je te charge des hommes. «Voici la clef du coffre et le compte des sommes «Qu'il faudra rendre un jour. «Sois le gardien sublime et le grand solitaire. «C'est toi qui veilleras au centre de la terre «Sur le haut de ma tour. «Je t'ai dit:--Mastaï, travaille en ma présence, «Remets de la vertu dans l'âme où l'innocence «Lentement se détruit; «C'est toi qui verseras de l'huile dans ma lampe, «Pour qu'en l'esprit de l'homme où le mal parfois rampe «Il ne soit jamais nuit. «Je t'ai dit:--Mastaï, chasse Satan, s'il entre. «Tous les crimes hideux, rôdant hors de leur antre, «Guettant l'homme éprouvé, «Te trouveront debout sur leur route, ô pontife, «Et fermeront leur gueule et baisseront leur griffe «Devant ton doigt levé. «Or, le monde t'a vu, toi le saint, toi l'auguste, «Dire au crime: courage! et la porte du juste «A tremblé sur ses gonds. «Tu louas les bourreaux vainqueurs, toi mon ministre; «Tu pris sur tes genoux, magicien sinistre, «La tête des dragons. «Devant le créateur, devant les créatures, «Tu mis sur les tyrans, tu mis sur les parjures, «Sur le vol effronté, «Sur le meurtre ivre et fou qui dans le sang se plonge, «Tu mis sur cet amas d'horreur et de mensonge «Mon sceau de vérité. «Chien du troupeau, tu fus un loup comme les autres! «O rois, ses attentats amnistiaient les vôtres; «Si bien, pape romain, «Qu'aujourd'hui, dans le trouble et dans l'inquiétude, «Pas un abri lointain, pas une certitude «Ne reste au genre humain! «Pure étoile éclairant les vivants dans leurs routes, «La vérité brillait au fond des sombres voûtes «Où l'œil de l'homme atteint, «Je t'avais, comme Aron et comme Zoroastre, «Mis si haut que toi seul pouvais souffler sur l'astre; «Prêtre, tu l'as éteint! «J'avais entre tes mains déposé la justice, «De peur que l'homme n'erre et ne se pervertisse «Comme au temps de Japhet, «Des âmes des vivants j'avais fait ton domaine, «Je t'avais confié la conscience humaine. «Réponds, qu'en as-tu fait?» XVII L'homme resta béant, et, sans cri, sans prière Et sans souffle, il tomba les deux mains en arrière Comme s'il eût été poussé par la clarté. Je sentis tressaillir l'obscure éternité. Et, comme je fuyais, dans la nuée ardente Une face apparut et me cria: Mon Dante, Prends ce pape qui fit le mal et non le bien, Mets-le dans ton enfer, je le mets dans le mien. LV LES GRANDES LOIS Je ne me sentais plus vivant; je me retrouve, Je marche, je revois le but sacré. J'éprouve Le vertige divin, joyeux, épouvanté, Des doutes convergeant tous vers la vérité; Pourtant je hais le dogme, un dogme c'est un cloître. Je sens le sombre amour des précipices croître Dans mon sauvage cœur, saignant, blessé, banni, Calme, et de plus en plus épars dans l'infini. Si j'abaisse les yeux, si je regarde l'ombre, Je sens en moi, devant les supplices sans nombre, Les bourreaux, les tyrans, grandir à chaque pas Une indignation qui ne m'endurcit pas, Car s'indigner de tout, c'est tout aimer en somme, Et tout le genre humain est l'abîme de l'homme. Le philosophe plane et rêve sur ces flots De douleurs, de tourments, d'angoisses, de sanglots, Où partout quelque esquif lutte, chavire et sombre; Ainsi qu'une hirondelle au-dessus d'une eau sombre, Dans ce monde qui semble au hasard châtié, L'âme tournoie autour d'un gouffre, la pitié. * Que croire?--La pitié me prend, m'emplit, m'enivre, Me donne le dégoût formidable de vivre, Me porte à des excès étranges, secourir Au hasard, à tâtons, ceux que je vois souffrir, Être indulgent, pensif, tendre, clément, stupide; Si bien que par moments la foule me lapide. C'est bien fait, certe.--Amis, je rentre en tout cela, J'étais absent, j'arrive, et je dis: me voilà! Prendre garde à ce peuple obscur sur qui l'on marche, Aimer mieux me jeter aux flots qu'entrer dans l'arche, N'avoir jamais le mal des autres pour souhait, Plaindre la haine, même en celui qui nous hait, Je reviens à mon œuvre. Et j'offre à cette bouche Qui s'ouvre obscurément dans toute âme farouche, Aux noirs désespérés errant sans feu ni lieu, Un peu de vie à boire, et ce verre d'eau, Dieu. Écoute;--nous vivrons, nous saignerons, nous sommes Faits pour souffrir parmi les femmes et les hommes; Et nous apercevrons devant nos yeux, vois-tu, Comme des monts, travail, honneur, devoir, vertu, Et nous gravirons l'une après l'autre ces cimes; Quand nous serons en bas, loin des sommets sublimes, Nous dresserons nos fronts; mais, en haut, nos genoux Ploieront; les passions viendront rugir en nous, Et nous leur servirons d'antres et de repaires; Nous pleurerons nos fils, nous pleurerons nos pères, Nous verrons le cercueil germer dans le berceau; Dans nos soifs, nous boirons à Dieu, comme au ruisseau; Nous deviendrons, après nos deuils et nos attentes, Des âmes sur le bord du tombeau palpitantes, Car, pour l'homme ici-bas marqué d'un divin sceau, Vivre, pleurer, souffrir, c'est devenir oiseau, Et toutes les douleurs sont les plumes de l'aile; Nous suivrons la puissance, au néant parallèle, Ou, plus sages, l'amour qui fuit au fond des bois; Nous aurons nos espoirs, nos terreurs, nos abois; Nous nous emplirons d'ombre ou d'azur la prunelle... Et nous nous en irons vers l'étoile éternelle! IRE, NON AMBIRE Sachons mener à bout, sans égoïsme vain, Notre travail humain sous le travail divin; Si l'orgueil vient, broyons du pied cette couleuvre; L'homme est l'outil, Dieu seul est l'ouvrier de l'œuvre, Donc servons pour servir, avec simplicité. Sans avoir pris de grade à l'université Et sans être nommé recteur par le ministre, Le blond soleil dissout l'ignorance sinistre. Éclairons comme lui, non pour nous, mais pour tous, Et faisons gravement ce que Dieu fait pour nous. Je crois; cela vaut-il qu'on m'adore? Je pense; Cela mérite-t-il aucune récompense? Je vois; mais c'est déjà posséder tout que voir! Hommes, jusqu'au martyre acceptons le devoir; Souffrons, aimons; soyons l'apôtre, soyons l'ange; Et ne demandons rien, pas même une louange. La nature adoucit l'homme par ses rayons; Elle brille dans l'aigle et dans les alcyons, Dans l'onde où boit l'oiseau, dans l'herbe où l'agneau bêle, Et ne tend pas la main quand on dit: qu'elle est belle! Mai, sans être payé, combat l'hiver qui fuit; Le lys n'a pas besoin qu'on le décore, il luit; La lavande embaumée où l'abeille se pose Ne lui vend pas le miel; quand il produit la rose, Le rosier fait gratis cette action d'éclat; L'astre a-t-il attendu jamais qu'on l'appelât Et que quelque Lindor chantât une romance, Pour venir de sa flamme éblouir l'ombre immense? Dieu fait les questions pour que l'enfant réponde. --Les deux bêtes les plus gracieuses du monde, Le chat et la souris, se haïssent. Pourquoi? Explique-moi cela, Jeanne.--Non sans effroi Devant l'énormité de l'ombre et du mystère, Jeanne se mit à rire.--Eh bien?--Petit grand-père, Je ne sais pas. Jouons.--Et Jeanne repartit: --Vois-tu, le chat c'est gros, la souris c'est petit. --Eh bien?--Et Jeanne alors, en se grattant la tête, Reprit:--Si la souris était la grosse bête, A moins que le bon Dieu là-haut ne se fâchât, Ce serait la souris qui mangerait le chat. Par-dessus le marché je dois être ravi. Quoi! des vivisecteurs, à la fois, à l'envi, Des chimistes, anglais, allemands, tous ensemble, Loupe et scalpel en main, m'affirment qu'il leur semble Certain, démontré presque et probable à peu près Qu'entre l'homme d'Athène et le loup des forêts, Qu'entre un essaim d'égout et le peuple de France, Le total fait, il n'est aucune différence; Qu'on trouve, en les traitant par les mêmes réchauds, La même quantité de phosphate de chaux Dans le plus affreux chien que dans le plus grand homme; Que par conséquent Sparte est égale à Sodome; Que mon droit pèse autant qu'un souffle aérien, Et que, fussé-je Eschyle ou Christ, je ne suis rien, Rien, l'éclair, la vapeur de la locomotive. Je dois être enchanté de cette perspective; Sinon, je suis vraiment bien difficile. Ah çà! Consultez Don Quichotte ou bien Sancho Pança, Depuis quand un marcheur, qui pour sa longue route N'a rien, est-il tenu d'aimer la banqueroute? Depuis quand, grand, petit, satrape ou chevrier, L'homme qui cherche femme et veut se marier, L'espérant belle, est-il heureux de l'avoir laide? Exigerez-vous donc que les juifs de Tolède Soient contents d'être cuits tout vivants dans des fours, Et qu'on me voie errer parmi les carrefours, Triomphant, plein de joie et d'extase électrique, Parce que vous m'aurez promis des coups de trique? Examinons. * Sortir de l'immortalité; Être un orang-outang qui, par ancienneté Ou par faveur, obtient le grade de jocrisse; Avoir l'énorme nuit des bêtes pour nourrice; Être de l'ombre après avoir été du bruit; Suivre d'Argens, qui suit la Beaumelle, qui suit Locke, qui suit Pyrrhon, qui suivait Épicure; Me remettre à tourner dans cette roue obscure; Recommencer la vieille aventure d'Isis; Épousseter ce tas de systèmes moisis Qui tuaient le scrupule et mettaient au service De Borgia le crime et de Néron le vice; Nier la dignité des hommes au profit Des despotes à qui le vil troupeau suffit; Ne point savoir si rien de ce qu'on pense existe, Et pourtant affirmer la négation triste; Croire qu'aucun soleil n'a jamais vraiment lui; Entre deux doutes prendre avec amour celui Qui m'abaisse et m'emplit de cendre et non de flamme, Et vouloir être brute ayant le choix d'être âme! Avoir dans l'infini besoin d'être zéro! Eh bien non. * Non! Je puis tirer un numéro, Dites-vous, dans ce sac, la nature profonde, Dans cette loterie insondable, le monde, Où rien n'a commencé puisque rien ne finit, Où tout est vie et gouffre, où l'étoile au zénith Luit comme une paillette aux plis d'une basquine; Eh bien, je ne suis point charmé d'avoir ce quine: Gorille. Et j'aime mieux rester tout bêtement L'homme, et sentir en moi vivre le firmament. Quand vous venez me dire:--Un creuset, c'est tout l'homme; Le destin est un feu, la fumée est la somme; Tout aboutit au même abîme universel; La vertu, c'est du sucre et le crime est du sel; Au fond, nulle action n'est mauvaise ni bonne; Le droit, c'est un journal et l'on s'y désabonne; Aujourd'hui pour, demain contre; pas de mépris Aux méchants, pas de culte aux bons!--je suis surpris, J'entends des cris en moi. Quoi! c'est votre programme! L'homme est dans un flot sombre une inutile rame! Quoi! ni devoir ni droit! rien n'est vrai, rien n'est faux! Quoi! saluer Bismark sous les arcs triomphaux! Avoir été la France et devenir province! Quand Poërio meurt dans le bagne du prince, Trouver sage le prince et fou Poërio! Vrai, je suis peu tenté par ce scenario. * A vous en croire, l'homme au fond est sur la terre Juste autant que le bœuf, l'onagre et la panthère; Dans le premier venu des tigres l'homme est né; L'homme est un léopard, mais perfectionné; L'homme est parmi les ours la brute aristocrate! * Certe, Aristote est grand, mais j'aime mieux Socrate. Ah! la science est belle et sublime, et je hais Quiconque met obstacle à ses profonds souhaits; Elle prend dans le piége auguste de ses règles Les vérités au vol comme on prendrait des aigles; Elle sonde le fait, le chiffre, l'élément; Elle est vaste à ce point qu'il semble par moment Que son puissant compas fait le tour de l'espace. Mais pourtant quelque chose en l'homme la dépasse, C'est la vertu. Quelqu'un est plus grand qu'elle, et va Où jamais le calcul le plus haut n'arriva, Quelqu'un sait mieux trouver l'or que roule le fleuve, Quelqu'un voit mieux, quelqu'un prouve plus que la preuve, C'est toi, Zénon, qui luis; c'est toi, Baudin, qui meurs! Par la sérénité superbe de ses mœurs Sparte fait plus qu'aucun docteur par sa doctrine. Quoi! c'est zéro ce cœur qui bat dans ma poitrine! Quoi! la chimie est tout! Quand j'ai mon résidu, Un peu de cendre, un peu d'ombre, rien ne m'est dû! La statique prouvant, non le droit, mais la force, Le droit n'est pas! John Brown, Spartacus, Wilberforce, Demeurent interdits si Biot ne les secourt! Quoi! devant Gay-Lussac Mazzini reste court! Garibaldi ne sait que dire à Lamettrie! Quoi! tout, hormis l'algèbre et la géométrie, Tout, excepté Poinsot, tout, excepté Bezout, Excepté deux et deux font quatre, se dissout! Quoi! le martyre est vain! l'héroïsme est stupide! Brutus, brute! On te jette au gouffre, on te lapide. Pour avoir défendu, quoi? ton pays? niais! Tibère est fort, donc juste; et tu calomniais Tibère. Le scalpel fouille tout fibre à fibre Sans rien voir qui ressemble à ceci, l'homme libre; Donc l'homme libre, ami, n'est pas. L'homme est du vent * Vous m'offrez de ramper ver de terre savant; Eh bien, non. J'aime mieux l'ignorance étoilée De Platon, de Pindare, âme et clarté d'Élée, Et de ce Dante errant qui baisse factieux Son œil farouche où tremble une lueur des cieux. L'homme est par eux aussi lumineux qu'il puisse être. J'ai lu monsieur Leuret, le sage de Bicêtre, Et je n'ignore pas qu'un poëte est un fou; Je sais que Planche crie à Milton: casse-cou! Qu'avoir fait l'Iliade est auprès de Nonotte, Et du bon abbé Gaume, une mauvaise note, Et qu'au nom du bon sens, du bon goût et de l'art, Shakspeare est dédaigné par monsieur Baculard; Je sais cela, j'en suis tremblant, et pourtant j'ose Trouver dans tout ce tas de songeurs quelque chose; Je vois ce qu'ils ont vu, je crois ce qu'ils ont cru; Le visage du vrai là-haut m'est apparu, Splendide, et ma prunelle en demeure éblouie. Ils ont affirmé l'âme; et tous mes sens, l'ouïe, Les yeux, rendent chez moi témoignage pour eux. Sans doute il est bien doux d'être fort malheureux Et de traîner des fers pendant beaucoup d'années, Et de se dire: Après les dures destinées, Après avoir souffert, après avoir pleuré, Après avoir été de griffes effleuré Et souffleté par l'aile obscure de l'envie, Après avoir été juste toute ma vie, Après avoir au front porté comme un cimier La probité, j'aurai l'honneur d'être fumier, Et je serai l'égal dans le sépulcre infâme De Nisard comme esprit et de Judas comme âme. Là s'efface l'immense et vaine vision; Et tous les hommes, ceux de Tyr, ceux de Sion, Ceux de Gomorrhe, ceux de Paris, ceux de Rome, Marc-Aurèle, du sang des peuples économe, Nemrod, tigre accablant la terre de ses bonds, Ceux qu'on nomme méchants, ceux qu'on appelle bons, Tous, l'homme de douceur, l'homme de violence, Et le juge effrayant qui vendit la balance, Quoi que chacun ait fait, mêlant les pas aux voix, Tous dans la vaste nuit reçoivent à la fois Cette absolution sinistre, la poussière. La mort, spectre masqué, n'a rien sous sa visière. Le gouffre, où le destin se résout et s'absout, Arrive à l'innocence effroyable de tout; Le bourreau vaut autant que le martyr; l'asile S'ouvre à Sforce joyeux comme à Dante imbécile; Avec Caligula Jésus est acquitté; La justice pourrit avec l'iniquité; Et Thersite, Caton, Davus gai, Bacchus sombre, Font le même néant pêle-mêle dans l'ombre. Matière, éclipse, songe, oubli. Tout est passé. Eh bien, soyez surpris, oui, je suis insensé Jusqu'à ne point vouloir de cette offre. Elle est belle, Certes. Oui, les vivants, vague troupeau qui bêle, Mordus toute la route et jusqu'à l'abattoir, Saignent, et je suis un de ceux que le ciel noir Frappe et n'empêche pas de lutter; nous subîmes Toute la vaste pluie engouffrée aux abîmes, Le sort nous meurtrit tous sans jamais dire assez, Et je dois convenir que vous me proposez Pour consolation et salaire une place Dans le cloaque avec tous les rois, populace, A côté du faussaire, et, près de l'assassin, La pourriture avec Baroche pour voisin. Eh bien non, j'aime mieux, après tant de désastres, Être avec ce rêveur d'Homère dans les astres. J'aime mieux croire au bien, au juste, but final, Avec Tacite, avec Dante, avec Juvénal. La certitude d'être un miasme me laisse Vraiment froid, et je pousse à ce point la faiblesse Que je n'ai nulle joie à penser que je vais Être on ne sait plus quoi d'obscur qui sent mauvais! Troppmann ne me fait point plaisir quand il m'avoue Que je serai sa fange et qu'il sera ma boue; Il faut me pardonner ma pauvreté d'esprit, Mais je ne puis trouver Dupin égal au Christ, Deutz égal à Bayard, et j'entends le tonnerre Gronder si je mets Hoche auprès de Lacenaire. Non, je ne jette point dans le même panier Ferdinand sept geôlier et Riégo prisonnier. Je voudrais démolir les deux tours d'injustice, Celle où Latude expire, et l'aveugle bâtisse Des rhéteurs confondant Caïn avec Abel, Renverser la Bastille et détruire Babel. Quoi donc! boire, manger, jouir, voilons nos faces, C'est tout? Alors, pourvu que tu te satisfasses Et que je me contente, et que, rois, histrions, Scribes, juges, soldats, prêtres, nous digérions Nos crimes devenus nos festins et nos joies, Pourvu que, fiers et fous, vautours parmi les oies, Nous ayons sous nos pieds les peuples, rions d'eux Et de nous, cela seul est réel; et, hideux, Nous sommes sages, tout étant vide; alors, hommes, Quoi qu'il fasse, celui qui, dans l'ombre où nous sommes, Veut jouir, qui trahit pour jouir, qui meurtrit Sa patrie, et qui vend sa ville, a de l'esprit. Et celui qui, romain, meurt dans l'exil pour Rome, Et qui, français, défend la France, est un pauvre homme; Telle est la vérité que vos calculs nous font. Ah! si c'est là le but, ah! si c'est là le fond, Si c'est la vérité seule vraie, affirmée Par Walpole, et par toi, sénateur Mérimée, Je la déclare fausse, ô sacrés firmaments! Et je crache dessus, et je lui dis: Tu mens! A cette vérité qui, vile, atroce, obscène, Donne tort à Barbès et raison à Bazaine! Non! non! non! je l'ai dit et le dirai cent fois, Ce n'est point pour cela qu'on a brisé les rois Et fait entrer le jour dans les profonds repaires! Non! non! non! ce n'est point pour cela que nos pères Ont fait cette conquête altière, l'avenir! Qu'ils poussaient leurs chevaux et les faisaient hennir De Memphis à Berlin, de l'Èbre à la Thuringe! Non! j'ai les droits de l'homme et non les droits du singe. Je comprends qu'on se penche avec fraternité Vers les êtres qui sont hors de l'humanité, Qu'on éclaire leur nuit; mais qu'on s'y précipite, Non. Je veux, de ce gouffre où la bête palpite, Faire monter, labeur superbe et hasardeux, Les monstres jusqu'à nous, et non tomber près d'eux, Je veux être pour eux non l'égal, mais l'archange, Et leur donner mon âme et non prendre leur fange. * Êtes-vous la science après tout? question. Non, vous ne l'êtes pas. Vous doutez. Montyon Donne un prix de vertu, Troplong un prix de crime; Garibaldi délivre et Bonaparte opprime; Où vont-ils? au néant? à Dieu? Tout le destin, Si l'on vous en croit, flotte et ment, rien n'est certain; L'énigme n'offre au loin que des plages désertes; Vous êtes les premiers à tout ignorer; certes, Votre doute est complet et vous le confessez; Vous ne voyez qu'un mur fermé de noirs fossés, C'est vous qui l'avouez; et nul ne peut conclure Du présent l'avenir, du front la chevelure; Nul ne voit l'autre aspect du destin, le trépas; Nul ne sait rien. Alors j'ai le choix, n'est-ce pas? J'ai mon goût, vous le vôtre; après tant de souffrance; Le désespoir vous plaît, moi je prends l'espérance; Et puisque selon vous rien n'est clair, rien n'est sûr, Vous choisissez la cendre et je choisis l'azur. * Je veux être ici-bas libre, ailleurs responsable, Je suis plus qu'un brin d'herbe et plus qu'un grain de sable; Je me sens à jamais pensif, ailé, vivant. * Ce n'est point vers la nuit que je crie en avant! Mourir n'est pas finir, c'est le matin suprême. Non! je ne donne pas à la mort ceux que j'aime! Je les garde, je veux le firmament pour eux, Pour moi, pour tous, et l'aube attend les ténébreux; L'amour en nous, passants qu'un rayon lointain dore, Est le commencement auguste de l'aurore; Mon cœur, s'il n'a ce jour divin, se sent banni, Et, pour avoir le temps d'aimer, veut l'infini; Car la vie est passée avant qu'on ait pu vivre. C'est l'azur qui me plaît, c'est l'azur qui m'enivre, L'azur sans nuit, sans mort, sans noirceur, sans défaut; C'est l'empyrée immense et profond qu'il me faut, La terre n'offrant rien de ce que je réclame, L'heure humaine étant courte et sombre, et, pour une âme Qui vous aime, parents, enfants, toi ma beauté, Le ciel ayant à peine assez d'éternité! Le géant Soleil parle à la naine Étincelle: --O néant, feu follet, ver que l'ombre recèle, Lueur qui disparaît sitôt qu'elle a flotté, Contemple-moi! je suis l'abîme de clarté. Vois, dans mon flamboiement les mondes vont et viennent; Mes rayons sont les fils effrayants qui les tiennent; Sans moi le firmament ne serait qu'un linceul; Je ne suis pas bien sûr de ne pas être seul; Toute l'immensité, depuis l'aube première. Me regarde effarée, ivre de ma lumière.-- Ainsi parla le gouffre éblouissant du feu. L'atome écouta l'astre, et lui répondit: Dieu. LVI RUPTURE AVEC CE QUI AMOINDRIT Trêve à toutes ces vaines choses! Vous êtes dans l'ombre, sortons. Sans vous brouiller avec les roses, Evadez-vous des Jeannetons. Enfuyez-vous de ces drôlesses. Derrière ces bonheurs changeants Se dressent de pâles vieillesses Qui menacent les jeunes gens. Crains Manon qui te tend son verre; Crains le grenier où l'on est bien. Perse, à l'alcôve de Néère, Préférait l'autan libyen. Ami, ta vie est mansardée; A ce petit ciel bas, plafond De la volupté sans idée, Les âmes se heurtent le front. Le temps déforme la jeunesse Comme un vieux décor d'opéra. Gare à vous! c'est par l'ivrognesse Que la bacchante finira. L'églogue serait indignée, Dans vos noirs galetas sans jour, De voir des toiles d'araignée Au bout des ailes de l'Amour. Le houx sacré, frère du lierre, Que cueillait Plaute au fond des bois, A Margoton trop familière Eût dans l'ombre piqué les doigts. L'antique muse tiburtine Baisait les fleurs, le jasmin pur, Le lys, et n'était libertine Qu'avec les rayons, dans l'azur. Vous avez autre chose à faire Que d'engloutir votre raison Dans la chanson qu'Anna préfère Et dans le vin que boit Suzon. Il est temps d'avoir d'autres fièvres Que de voir se coiffer, le soir, Lise, une épingle entre les lèvres, Éblouissement d'un miroir. Frère, l'heure folle est passée. Debout, frère! il est peu séant D'attarder l'œil de sa pensée A la figure du néant. Laisse là Fanchon et Fanchette! Fermons les jours faux et charmants. L'honneur d'être un homme s'achète Par ces graves renoncements. Les amourettes énervantes Fatiguent, sans les émouvoir, Les âmes, ces grandes servantes De la justice et du devoir. Viens aux champs! les champs sont sévères Et pensifs plus que tu ne crois; Les monts font songer aux calvaires, Les arbres font songer aux croix. Oublions les soupers, les veilles, Le vin, le brelan, l'écarté! Viens noyer ton cœur aux merveilles De l'immense sérénité! Fuyez; prenez votre volée. Un peu plus et nous traînerons Notre rauque idylle éculée Dans le ruisseau des Porcherons. Ouvrez les ailes de vos âmes; Enfoncez le toit s'il le faut; Les révélations, les flammes, Et les ouragans sont là-haut. Levez vos cœurs, levez vos têtes. Allez où l'on a sur le front Le vaste espace, les tempêtes, Les étoiles, et pas d'affront. Vous êtes faits comme les lyres, Et pleins d'altiers frémissements; De profonds et vagues sourires Vous appellent aux firmaments. Viens, nous lirons les livres sombres Des penseurs et des combattants, Pendant que Dieu fera des ombres Et des clartés dans le printemps. Nous scruterons les maux, les guerres, Et le creux fatal qu'a laissé Le pied tragique de nos pères Dans l'âpre fange du passé. Nous examinerons les songes, L'autel, les korans, les clergés, Les sceptres mêlés aux mensonges, Les dieux mêlés aux préjugés. Molière, au fourbe ôtant sa guimpe, Mina Bossuet comme il put; Pascal frappa; Swift à l'Olympe Offrit ce miroir, Lilliput. Nous regarderons sur la terre Ce tas d'erreurs que Beaumarchais, Rabelais, Diderot, Voltaire, Ont remué de leurs crochets. Nous saluerons ces Diogènes De la raison et du bon sens; Nous entendrons tomber les chaînes Derrière ces divins passants. O France, grâce à ces sceptiques, Tu voyais le fond; tu trouvais Des ordures sous les portiques Et sous les dogmes des forfaits. Ces puissants balayeurs d'étable Ont fait un lion d'un baudet; Dans leur cynisme redoutable Un tonnerre profond grondait. Sur l'homme dans l'ignominie Ils jetaient leur rude gaîté, Sachant que c'est à l'ironie Que commence la liberté. Dieu fait précéder, quand il change En victime, hélas, le bourreau, L'effrayant glaive de l'archange Par le rasoir de Figaro. La comédie amère et saine Fait entrer Méduse en sortant; Quand Beaumarchais est sur la scène, Danton dans la coulisse attend. Les railleurs sous leur joug lugubre Consolent les âges de fer; Leur éclat de rire salubre Déconcerte l'antique enfer. Ils ont fait l'interrogatoire Farouche, à travers le bâillon, Des religions par l'histoire, De la pourpre par le haillon. Durs au bigot, fatals au cuistre, Ils promènent à petit bruit Une lueur gaie et sinistre Dans le grand bagne de la nuit. Escobar est le chat qui rôde Et fuit, mais Voltaire est le lynx. Ils font, sans pitié pour la fraude, Rire la Gaule au nez du sphinx. Ces douteurs ont frayé nos routes, Et sont si grands sous le ciel bleu Qu'à cette heure, grâce à leurs doutes, On peut enfin affirmer Dieu! Leur rouge lanterne nous mène. Ces contemplateurs du pavé, En fouillant la guenille humaine, Cherchaient le peuple, et l'ont trouvé. Ils ont, dans la nuit où nous sommes, Retrouvé la raison, les droits, L'égalité volée aux hommes, En vidant les poches des rois. Ils ont fait, moqueurs nécessaires, Et plus exacts que Mézeray, De la torsion des misères Tomber goutte à goutte le vrai. Ils ont nié la vieille bible; Ces guérisseurs, ces factieux Ont fait cette chose terrible: L'ouverture de tous les yeux. Ils ont, sur la cime vermeille, Montré l'aurore au genre humain; Ils ont été la grande veille Du formidable lendemain. La révolution française C'est le salut, d'horreur mêlé. De la tête de Louis seize, Hélas! la lumière a coulé. LVII LES PETITS GUERRE CIVILE La foule était tragique et terrible; on criait: A mort! Autour d'un homme altier, point inquiet, Grave, et qui paraissait lui-même inexorable, Le peuple se pressait: A mort le misérable! Et lui, semblait trouver toute simple la mort. La partie est perdue, on n'est pas le plus fort, On meurt, soit. Au milieu de la foule accourue, Les vainqueurs le traînaient de chez lui dans la rue. --A mort l'homme!--On l'avait saisi dans son logis; Ses vêtements étaient de carnage rougis; Cet homme était de ceux qui font l'aveugle guerre Des rois contre le peuple, et ne distinguent guère Scévola de Brutus, ni Barbès de Blanqui; Il avait tout le jour tué n'importe qui; Incapable de craindre, incapable d'absoudre, Il marchait, laissant voir ses mains noires de poudre. Une femme le prit au collet:--A genoux! C'est un sergent de ville. Il a tiré sur nous! --C'est vrai, dit l'homme.--A bas! à mort! qu'on le fusille! Dit le peuple.--Ici! Non! Plus loin! A la Bastille! A l'arsenal! Allons! Viens! Marche!--Où vous voudrez, Dit le prisonnier.--Tous, hagards, les rangs serrés, Chargèrent leurs fusils.--Mort au sergent de ville! Tuons-le comme un loup!--Et l'homme dit, tranquille: --C'est bien, je suis le loup, mais vous êtes les chiens. --Il nous insulte! A mort!--Les pâles citoyens Croisaient leurs poings crispés sur le captif farouche; L'ombre était sur son front et le fiel dans sa bouche; Cent voix criaient:--A mort! A bas! Plus d'empereur!-- On voyait dans ses yeux un reste de fureur Remuer vaguement comme une hydre échouée; Il marchait poursuivi par l'énorme huée, Et, calme, il enjambait, plein d'un superbe ennui, Des cadavres gisants, peut-être faits par lui. Le peuple est effrayant lorsqu'il devient tempête; L'homme sous plus d'affronts levait plus haut la tête; Il était plus que pris, il était envahi. Dieu! comme il haïssait! comme il était haï! Comme il les eût, vainqueur, fusillés tous!--Qu'il meure! Il nous criblait encor de balles tout à l'heure! A bas cet espion, ce traître, ce maudit! A mort! c'est un brigand!--Soudain on entendit Une petite voix qui disait:--C'est mon père! Et quelque chose fit l'effet d'une lumière. Un enfant apparut. Un enfant de six ans. Ses deux bras se dressaient suppliants, menaçants. Tous criaient:--Fusillez le mouchard! Qu'on l'assomme! Et l'enfant se jeta dans les jambes de l'homme, Et dit, ayant au front le rayon baptismal: --Père, je ne veux pas qu'on te fasse de mal! Et cet enfant sortait de la même demeure. Les clameurs grossissaient:--A bas l'homme! Qu'il meure! A bas! finissons-en avec cet assassin! Mort!--Au loin le canon répondait au tocsin. Toute la rue était pleine d'hommes sinistres. --A bas les rois! A bas les prêtres, les ministres, Les mouchards! Tuons tout! c'est un tas de bandits! Et l'enfant leur cria:--Mais puisque je vous dis Que c'est mon père!--Il est joli, dit une femme, Bel enfant!--On voyait dans ses yeux bleus une âme; Il était tout en pleurs, pâle, point mal vêtu. Une autre femme dit:--Petit, quel âge as-tu? Et l'enfant répondit:--Ne tuez pas mon père! Quelques regards pensifs étaient fixés à terre, Les poings ne tenaient plus l'homme si durement. Un des plus furieux, entre tous inclément, Dit à l'enfant:--Va-t'en!--Où?--Chez toi.--Pourquoi faire? --Chez ta mère.--Sa mère est morte, dit le père. --Il n'a donc plus que vous?--Qu'est-ce que cela fait? Dit le vaincu. Stoïque et calme, il réchauffait Les deux petites mains dans sa rude poitrine, Et disait à l'enfant:--Tu sais bien, Catherine? --Notre voisine?--Oui.--Va chez elle.--Avec toi? --J'irai plus tard.--Sans toi je ne veux pas.--Pourquoi? --Parce qu'on te ferait du mal.--Alors le père Parla tout bas au chef de cette sombre guerre: --Lâchez-moi le collet. Prenez-moi par la main, Doucement. Je vais dire à l'enfant: A demain! Vous me fusillerez au détour de la rue, Ailleurs, où vous voudrez.--Et, d'une voix bourrue: --Soit, dit le chef, lâchant le captif à moitié. Le père dit:--Tu vois. C'est de bonne amitié. Je me promène avec ces messieurs. Sois bien sage, Rentre.--Et l'enfant tendit au père son visage, Et s'en alla, content, rassuré, sans effroi. --Nous sommes à notre aise à présent, tuez-moi, Dit le père aux vainqueurs; où voulez-vous que j'aille?-- Alors, dans cette foule où grondait la bataille, On entendit passer un immense frisson, Et le peuple cria: Rentre dans ta maison! PETIT PAUL Sa mère en le mettant au monde s'en alla. Sombre distraction du sort. Pourquoi cela? Pourquoi tuer la mère en laissant l'enfant vivre? Pourquoi par la marâtre, ô deuil! la faire suivre? Car le père était jeune, il se remaria. Un an, c'est bien petit pour être paria; Et le bel enfant rose avait eu tort de naître. Alors un vieux bonhomme accepta ce pauvre être; C'était l'aïeul. Parfois ce qui n'est plus défend Ce qui sera. L'aïeul prit dans ses bras l'enfant Et devint mère. Chose étrange, et naturelle. Sauver ce qu'une morte a laissé derrière elle, On est vieux, on n'est plus bon qu'à cela; tâcher D'être le doux passant, celui que vont chercher, D'instinct, les accablés et les souffrants sans nombre, Et les petites mains qui se tendent dans l'ombre; Il faut bien que quelqu'un soit là pour le devoir; Il faut bien que quelqu'un soit bon sous le ciel noir, De peur que la pitié dans les cœurs ne tarisse; Il faut que quelqu'un mène à l'enfant sans nourrice La chèvre aux fauves yeux qui rôde au flanc des monts; Il faut quelqu'un de grand qui fasse dire: Aimons! Qui couvre de douceur la vie impénétrable, Qui soit vieux, qui soit jeune, et qui soit vénérable; C'est pour cela que Dieu, ce maître du linceul, Remplace quelquefois la mère par l'aïeul, Et fait, jugeant l'hiver seul capable de flamme, Dans l'âme d'un vieillard éclore un cœur de femme. Donc l'humble petit Paul naquit, fut orphelin, Eut son grand œil bleu d'ombre et de lumière plein, Balbutia les mots de la langue ingénue, Eut la fraîche impudeur de l'innocence nue, Fut cet ange qu'est l'homme avant d'être complet; Et l'aïeul, par les ans pâli, le contemplait Comme on contemple un ciel qui lentement se dore. Oh! comme ce couchant adorait cette aurore! Le grand-père emporta l'enfant dans sa maison, Aux champs, d'où l'on voyait un si vaste horizon Qu'un petit enfant seul pouvait l'emplir. Les plaines Étaient vertes, avec toutes sortes d'haleines Qui sortaient des forêts et des eaux; la maison Avait un grand jardin, et cette floraison, Ces prés, tous ces parfums et toute cette vie Caressèrent l'enfant; les fleurs n'ont pas d'envie. Dans ce jardin, croissaient le pommier, le pêcher, La ronce; on écartait les branches pour marcher; Des transparences d'eau frémissaient sous les saules; On voyait des blancheurs qui semblaient des épaules, Comme si quelque nymphe eût été là; les nids Murmuraient l'hymne obscur de ceux qui sont bénis; Les voix qu'on entendait étaient calmes et douces; Les sources chuchotaient doucement dans les mousses; A tout ce qui gazouille, à tout ce qui se tait, Le remuement confus des feuilles s'ajoutait; Le paradis, ce chant de la lumière gaie, Que le ciel chante, en bas la terre le bégaie; En été, quand l'azur rayonne, ô pur jardin! Paul étant presque un ange, il fut presque un éden; Et l'enfant fut aimé dans cette solitude, Hélas! et c'est ainsi qu'il en prit l'habitude. Un jardin, c'est fort beau, n'est-ce pas? Mettez-y Un marmot; ajoutez un vieillard; c'est ainsi Que Dieu fait. Combinant ce que le cœur souhaite Avec ce que les yeux désirent, ce poëte Complète, car au fond la nature c'est l'art, Les roses par l'enfant, l'enfant par le vieillard. L'enfant voisine avec les fleurs, c'est de son âge; Et l'aïeul vient, sachant qu'il est du voisinage; Et comme c'est exquis de rire au mois d'avril! Un nouveau-né vermeil, et nu jusqu'au nombril, Couché sur l'herbe en fleurs c'est aimable, ô Virgile! Hélas! c'est tellement divin que c'est fragile! Paul est d'abord bien frêle et bien chétif. Qui sait? Vivra-t-il? Un vent noir, lorsqu'il naquit, passait, Souffle traître; et sait-on si cette bise amère Ne viendra pas chercher l'enfant après la mère? Il faut allaiter Paul; une chèvre y consent. Paul est frère de lait du chevreau bondissant; Puisque le chevreau saute, il sied que l'homme marche, Et l'enfant veut marcher. Et l'aïeul patriarche Dit: C'est juste! marchons. Oh! les enfants, cela Tremble, un meuble est Charybde, une pierre est Scylla, Leur front penche, leur pied fléchit, leur genou ploie, Mais ce frémissement n'ôte rien à leur joie. Frémir n'empêche pas la branche de fleurir. Un an, c'est l'âge fier; croître, c'est conquérir; Paul fait son premier pas, il veut en faire d'autres. (Mères, vous le voyez en regardant les vôtres.) Frais spectacle! l'enfant est suivi par l'aïeul. --Prends garde de tomber. C'est cela. Va tout seul.-- Paul est brave, il se risque, hésite, appelle, espère, Et tout à coup se met en route, et le grand-père L'entoure de ses mains que les ans font trembler, Et, chancelant lui-même, il l'aide à chanceler. Et cela s'achevait par un éclat de rire. Oh! pas plus qu'on ne peut peindre un astre, ou décrire La forêt éblouie au soleil se chauffant, Nul n'ira jusqu'au fond du rire d'un enfant; C'est l'amour, l'innocence auguste, épanouie, C'est la témérité de la grâce inouïe, La gloire d'être pur, l'orgueil d'être debout, La paix, on ne sait quoi d'ignorant qui sait tout. Ce rire, c'est le ciel prouvé, c'est Dieu visible. L'aïeul, grave figure à mettre en une bible, Mage que sur l'Horeb Moïse eût tutoyé, N'était rien qu'un bon vieux grand-père extasié; Il ne résistait pas au charme, et, sans défense, Honorait, consultait et vénérait l'enfance; Il regardait le jour se faire en ce cerveau. Paul avait chaque mois un bégaiement nouveau, Effort de la pensée à travers la parole, Sorte d'ascension lente du mot qui vole, Puis tombe, et se relève avec un gai frisson, Et ne peut être idée et s'achève en chanson. Paul assemblait des sons, leur donnait la volée, Scandait on ne sait quelle obscure strophe ailée, Jasait, causait, glosait, sans se taire un instant, Et la maison était ravie en l'écoutant. Il chantait, tout riait, et la paix était faite; On eût dit qu'il donnait le signal de la fête; Et les arbres parlaient de cet enfant entre eux; Et Paul était heureux; c'est charmant d'être heureux! Avec l'autorité profonde de la joie Paul régnait; son grand-père était sa douce proie; L'aïeul obéissait, comme il sied.--Père, attends. Il attendait.--Non. Viens.--Il venait. Le printemps A sur le vieil hiver tous les droits du jeune âge. Comme ils faisaient ensemble un bon petit ménage, Ce petit-fils tyran, ce grand-père opprimé! Comme janvier cherchait à plaire au mois de mai! Comme, au milieu des nids chantant à leurs oreilles, Erraient gaîment ces deux naïvetés pareilles, Dont l'une avait deux ans et l'autre quatrevingt! Un jour l'un oublia, mais l'autre se souvint; Ce fut l'enfant. La nuit pour eux n'était point noire. L'aïeul faisait penser Paul, qui le faisait croire. On eût dit qu'échangeant leur âme en ce beau lieu, Chacun montrait à l'autre un des côtés de Dieu. Ils mêlaient tout, le jour leurs jeux, la nuit leurs sommes. Oh! quel céleste amour entre ces deux bonshommes! Ils n'avaient qu'une chambre, ils ne se quittaient pas; Le premier alphabet, comme le premier pas, Quelles occasions divines de s'entendre! Le grand-père n'avait pas d'accent assez tendre Pour faire épeler l'ange attentif et charmé, Et pour dire: O mon doux petit Paul bien-aimé! Dialogues exquis! murmures ineffables! Ainsi les oiseaux bleus gazouillent dans les fables. --Prends garde, c'est de l'eau. Pas si loin. Pas si près. Vois, Paul, tu t'es mouillé les pieds.--Pas fait exprès. --Prends garde aux cailloux.--Oui, grand-père.--Va dans l'herbe. Et le ciel était pur, pacifique et superbe, Et le soleil était splendide et triomphant Au-dessus du vieillard baisant au front l'enfant. Le père, ailleurs, vivait avec son autre femme. C'est en vain qu'une morte en sa tombe réclame, Quand une nouvelle âme entre dans la maison. De sa seconde femme il avait un garçon, Et Paul n'en savait rien. Qu'importe! Heureux, prospère, Gai, tranquille, il avait pour lui seul son grand-père! Le reste existait-il? Le grand-père mourut. * Quand Sem dit à Rachel, quand Booz dit à Ruth: Pleurez, je vais mourir! Rachel et Ruth pleurèrent; Mais le petit enfant ne sait pas; ses yeux errent, Son front songe. L'aïeul, parfois, se sentant las, Avait dit:--Paul! je vais mourir. Bientôt, hélas! Tu ne le verras plus, ton pauvre vieux grand-père Qui t'aimait.--Rien n'éteint cette douce lumière, L'ignorance, et l'enfant, plein de joie et de chants, Continuait de rire. Une église des champs, Pauvre comme les toits que son clocher protége, S'ouvrit. Je me souviens que j'étais du cortége. Le prêtre, murmurant une vague oraison, Les amis, les parents, vinrent dans la maison Chercher le doux aïeul pour l'aller mettre en terre; La plaine fut riante autour de ce mystère; On dirait que les fleurs aiment ces noirs convois; De bonnes vieilles gens priaient, mêlant leurs voix; On suivit un chemin, creux comme une tranchée; Au bord de ce chemin, une vache couchée Regardait les passants avec maternité; Les paysans avaient leurs bourgerons d'été; Et le petit marchait derrière l'humble bière. On porta le vieillard au prochain cimetière, Enclos désert, muré d'un mur croulant, auprès De l'église, âpre et nu, point orné de cyprès, Ni de tombeaux hautains, ni d'inscriptions fausses; On entrait dans ce champ plein de croix et de fosses, Lieu sévère où la mort dort si Dieu le permet, Par une grille en bois que la nuit on fermait; Aux barreaux s'ajoutait le croisement d'un lierre; Le petit enfant, chose obscure et singulière, Considéra l'entrée avec attention. Le sort pour les enfants est une vision; Et la vie à leurs yeux apparaît comme un rêve. Hélas! la nuit descend sur l'astre qui se lève. Paul n'avait que trois ans. --Vilain petit satan! Méchant enfant! Le voir m'exaspère! Va-t'en! Va-t'en! je te battrais! Il est insupportable. Je suis trop bonne encor de le souffrir à table. Il m'a taché ma robe, il a bu tout le lait. A la cave! Au pain sec! Et puis il est si laid!-- A qui donc parle-t-on? A Paul. Pauvre doux être! Hélas! après avoir vu l'aïeul disparaître, Paul vit dans la maison entrer un inconnu, C'était son père; puis une femme au sein nu, Allaitant un enfant; l'enfant était son frère. La femme l'abhorra sur-le-champ. Une mère C'est le sphinx; c'est le cœur inexorable et doux, Blanc du côté sacré, noir du côté jaloux, Tendre pour son enfant, dur pour l'enfant d'une autre. Souffrir, sachant pourquoi, martyr, prophète, apôtre, C'est bien; mais un enfant, fantôme aux cheveux d'or, Être déjà proscrit n'étant pas homme encor! L'épine de la ronce après l'ombre du chêne! Quel changement! l'amour remplacé par la haine! Paul ne comprenait plus. Quand il rentrait le soir, Sa chambre lui semblait quelque chose de noir; Il pleura bien longtemps. Il pleura pour personne. Il eut le sombre effroi du roseau qui frissonne. Ses yeux en s'éveillant regardaient étonnés. Ah! ces pauvres petits, pourquoi donc sont-ils nés? La maison lui semblait sans jour et sans fenêtre, Et l'aurore n'avait plus l'air de le connaître. Quand il venait:--Va-t'en! Délivrez-moi de ça! Criait la mère. Et Paul lentement s'enfonça Dans de l'ombre. Ce fut comme un berceau qu'on noie. L'enfant, qui faisait tout joyeux, perdit la joie; Sa détresse attristait les oiseaux et les fleurs; Et le doux boute-en-train devint souffre-douleurs. --Il m'ennuie! il est sale! il se traîne! il se vautre!-- On lui prit ses joujoux pour les donner à l'autre. Le père laissait faire, étant très amoureux. Après avoir été l'ange, être le lépreux! La femme, en voyant Paul, disait: Qu'il disparaisse! Et l'imprécation s'achevait en caresse. Pas pour lui. --Viens, toi! Viens, l'amour! viens, mon bonheur! J'ai volé le plus beau de vos anges, Seigneur, Et j'ai pris un morceau du ciel pour faire un lange. Seigneur, il est l'enfant, mais il est resté l'ange. Je tiens le paradis du bon Dieu dans mes bras. Voyez comme il est beau! Je t'aime. Tu seras Un homme. Il est déjà très lourd. Mais c'est qu'il pèse Presque autant qu'un garçon qui marcherait! Je baise Tes pieds, et c'est de toi que me vient la clarté!-- Et Paul se souvenait, avec la quantité De mémoire qu'auraient les agneaux et les roses, Qu'il s'était entendu dire les mêmes choses. Il prenait dans un coin, à terre, ses repas. Il était devenu muet, ne parlait pas, Ne pleurait plus. L'enfance est parfois sombre et forte. Souvent il regardait lugubrement la porte. Un soir on le chercha partout dans la maison; On ne le trouva point; c'était l'hiver, saison Qui nous hait, où la nuit est traître comme un piége; Dehors des petits pas s'effaçaient dans la neige... On retrouva l'enfant le lendemain matin. On se souvint de cris perdus dans le lointain; Quelqu'un même avait ri, croyant, dans les nuées, Entendre, à travers l'ombre où flottent des huées, On ne sait quelle voix du vent crier: Papa! Papa! Tout le village, ému, s'en occupa, Et l'on chercha; l'enfant était au cimetière. Calme comme la nuit, blême comme la pierre, Il était étendu devant l'entrée, et froid; Comment avait-il pu jusqu'à ce triste endroit Venir, seul dans la plaine où pas un feu ne brille? Une de ses deux mains tenait encor la grille; On voyait qu'il avait essayé de l'ouvrir. Il sentait là quelqu'un pouvant le secourir; Il avait appelé dans l'ombre solitaire, Longtemps; puis il était tombé mort sur la terre, A quelques pas du vieux grand-père, son ami. N'ayant pu l'éveiller, il s'était endormi. FONCTION DE L'ENFANT Les hommes ont la force, et tout devant eux croule; Ils sont le peuple, ils sont l'armée, ils sont la foule; Ils ont aux yeux la flamme, ils ont au poing le fer; Ils font les dieux; ils sont les dieux; ils sont l'enfer; Ils sont l'ombre et la guerre; on les entend bruire, Rugir et triompher; ils peuvent tout détruire, Et, plus hauts et plus sourds que le sphinx nubien, Fouler aux pieds le vrai, le faux, le mal, le bien, Les uns au nom des droits, d'autres au nom des bibles; Ils sont victorieux, formidables, terribles;-- Mais les petits enfants viennent à leur secours. L'enfant ne suit pas l'homme; ayant les pas trop courts, Heureusement; il rit quand nous pleurons, il pleure Quand nous rions; son aile en tremblant nous effleure, Et rien qu'en nous touchant nous transforme, et, sans bruit, Met du jour dans nos cœurs pleins d'orage et de nuit. Notre hautaine voix n'est qu'un clairon superbe; C'est dans la bouche rose et tendre qu'est le verbe; Elle seule peut vaincre, avertir, consoler; Dans l'enfant qui bégaie on entend Dieu parler; L'enfant parfois défend son père, et, dans la ville Frémissante de haine et de guerre civile, Il le sauve; et le peuple, apaisé, rayonnant, Dit: Lequel doit la vie à l'autre maintenant? Il suffit quelquefois de ce doux petit être, Plus brave qu'un soldat et plus pensif qu'un prêtre, Pour rallumer soudain, sous son vol d'alcyon, Dans une populace un cœur de nation, Pour que la multitude aveugle ait des prunelles, Pour qu'on voie accourir des sphères éternelles La raison, la pitié, l'amour, la vérité, Et pour que, sur les flots d'un noir peuple irrité, La Justice, euménide effrayante et sans voile, Se dresse, ayant au front le pardon, cette étoile! Il arrive parfois, dans les temps convulsifs, Quand tout un peuple écume et bat les durs récifs, Qu'un enfant brusquement, dans cette haine amère, Blond, pâle, accourt, surgit, voit son père ou sa mère, Fait un pas, pousse un cri, tend les bras, et, soudain, Vainqueurs pleins de courroux, vaincus pleins de dédain, Hésitent, sont hagards, comprennent qu'ils se trompent, Sentent une secousse obscure, et s'interrompent, Les vainqueurs de tuer, les vaincus de mourir; Cette fragilité, faite pour tout souffrir, Vient nous protéger tous, eux, dans leur ombre noire, Contre leur chute, et nous contre notre victoire; Les hommes stupéfaits sont bons; l'enfant le veut. Sainte intervention! Cette tête s'émeut Au moindre vent, elle est frissonnante, elle tremble, Cette joue est vermeille et délicate, il semble Que des souffles d'avril elle attend le baiser, Un papillon viendrait sur ce front se poser, C'est charmant; tout à coup cela devient auguste Et terrible; arrêtez! l'innocent, c'est le juste! Éblouissement! l'ombre est vaincue; on dirait Qu'au ciel une nuée entr'ouverte apparaît Et jette sur la terre une lueur énorme; Tout s'éclaire; le bien, le vrai, reprend sa forme; Et les cœurs terrassés sentent subitement Se calmer ce qui mord, se taire ce qui ment, Et s'effacer la haine et la nuit se dissoudre. On croit voir une fleur d'où sort un coup de foudre. QUESTION SOCIALE O détresse du faible! ô naufrage insondable! Un jour j'ai vu passer un enfant formidable, Une fille; elle avait cinq ans; elle marchait Au hasard, elle était dans l'âge du hochet, Du bonbon, des baisers, et n'avait pas de joie; Elle avait l'air stupide et profond de la proie Sous la griffe et d'Atlas que le monde étouffait, Et semblait dire à Dieu: Qu'est-ce que je t'ai fait? Dieu. Non. Elle ignorait ce mot. Le penseur creuse, L'enfant souffre. Elle était en haillons, pâle, affreuse, Jolie, et destinée aux sinistres attraits; Elle allait au milieu de nous, passants distraits, Toute petite avec un grand regard farouche. Le pli d'angoisse était aux deux coins de sa bouche; Tout son être exprimait Rien, l'absence d'appui, La faim, la soif, l'horreur, l'ombre, et l'immense ennui. Quoi! l'éternel malheur pèse sur l'éphémère! On entendait quelqu'un rire, c'était sa mère; Cette femme, une fille au fond d'un cabaret, N'avait pas même l'air de savoir qu'on errait Dehors, là, dans la rue, en grelottant, sans gîte, Sous le givre et la pluie, et qu'on était petite, Et que ce pauvre enfant tragique était le sien. Cette mère, pas plus qu'on ne remarque un chien, N'apercevait cet être et sa sombre guenille. Sorte de rose infâme ignorant sa chenille. Elle-même jadis avait été cela. Maintenant, Margoton changée en Paméla, Elle offrait aux passants des faveurs mal venues, Chantante; elles étaient toutes deux demi-nues, L'une pour les affronts, l'autre pour les douleurs; La mère, gaie, avait au front d'horribles fleurs; Il arrivait parfois, vers le soir, à la brune, Que la mère et l'enfant se rencontraient, et l'une Regardait son passé, l'autre son avenir. Voir l'une commencer et voir l'autre finir! O misère! L'enfant se taisait, grave, amère. Cette femme, après tout, était-elle sa mère? Oui. Non. Ceux qui mêlaient autour d'elles leurs pas En parlaient au hasard et ne le savaient pas. L'infortune est de l'ombre, et peut-être cet ange N'avait-il même pas une mère de fange, Hélas! et l'humble enfant, seul sous le firmament, Marchait terrible avec un air d'étonnement. Elle ne paraissait ni vivante ni morte. --Mais qu'a donc cet enfant à songer de la sorte? Disait-on autour d'elle.--Est-ce qu'on la connaît? Non. Les gens lui donnaient du pain qu'elle prenait Sans rien dire; elle allait devant elle indignée. Pour moi, rêveur, sa main tenait une poignée D'invisibles éclairs montant de bas en haut; Ses yeux, comme on regarde un plafond de cachot, Regardaient le grand ciel où l'aube ne sait naître Que pour s'éteindre, et tout l'ensemble de cet être Était on ne sait quoi d'âpre, de bégayant, Et d'obscur, d'où sortait un reproche effrayant; La ville avec ses tours, ses temples et ses bouges, Devant son front hagard et ses prunelles rouges S'étalait, vision inutile, et jamais Elle n'avait daigné remarquer ces sommets Qu'on nomme Panthéon, Étoile, Notre-Dame; On eût dit que sur terre elle n'avait plus d'âme, Qu'elle ignorait nos voix, qu'elle était de la nuit Ayant la forme humaine et marchant dans ce bruit; Et rien n'était plus noir que ce petit fantôme. La quantité d'enfer qui tient dans un atome Étonne le penseur, et je considérais Cette larve, pareille aux lueurs des forêts, Blême, désespérée avant même de vivre, Qui, sans pleurs et sans cris, d'ombre et de terreur ivre, Rêvait, et s'en allait, les pieds dans le ruisseau, Némésis de cinq ans, Méduse du berceau. LVIII VINGTIÈME SIÈCLE I PLEINE MER * L'abîme; on ne sait quoi de terrible qui gronde; Le vent; l'obscurité vaste comme le monde; Partout les flots; partout où l'œil peut s'enfoncer, La rafale qu'on voit aller, venir, passer; L'onde, linceul; le ciel, ouverture de tombe; Les ténèbres sans l'arche et l'eau sans la colombe, Les nuages ayant l'aspect d'une forêt. Un esprit qui viendrait planer là, ne pourrait Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne, Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne, Faite de cécité, de stupeur et de bruit, Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit. L'œil distingue, au milieu du gouffre où l'air sanglote Quelque chose d'informe et de hideux qui flotte, Un grand cachalot mort à carcasse de fer, On ne sait quel cadavre à vau-l'eau dans la mer; Œuf de titan dont l'homme aurait fait un navire. Cela vogue, cela nage, cela chavire; Cela fut un vaisseau; l'écume aux blancs amas Cache et montre à grand bruit les tronçons de sept mâts. Le colosse, échoué sur le ventre, fuit, plonge, S'engloutit, reparaît, se meut comme le songe, Chaos d'agrès rompus, de poutres, de haubans; Le grand mât vaincu semble un spectre aux bras tombants. L'onde passe à travers ce débris; l'eau s'engage Et déferle en hurlant le long du bastingage, Et tourmente des bouts de corde à des crampons Dans le ruissellement formidable des ponts; La houle éperdument furieuse saccage Aux deux flancs du vaisseau les cintres d'une cage Où jadis une roue effrayante a tourné. Personne; le néant, froid, muet, étonné; D'affreux canons rouillés tendant leurs cous funestes; L'entre-pont a des trous où se dressent les restes De cinq tubes pareils à des clairons géants, Pleins jadis d'une foudre, et qui, tordus, béants, Ployés, éteints, n'ont plus, sur l'eau qui les balance, Qu'un noir vomissement de nuit et de silence; Le flux et le reflux, comme avec un rabot, Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot, Et dans la lame on voit se débattre l'échine D'une mystérieuse et difforme machine. Cette masse sous l'eau rôde, fantôme obscur. Des putréfactions fermentent, à coup sûr, Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre; Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer; dans l'ombre, Dessous, des millions de poissons carnassiers. Tout à l'entour, les flots, ces liquides aciers, Mêlent leurs tournoiements monstrueux et livides. Des espaces déserts sous des espaces vides. O triste mer! sépulcre où tout semble vivant! Ces deux athlètes faits de furie et de vent, Le tangage qui bave et le roulis qui fume, Luttant sur ce radeau funèbre dans la brume, Sans trêve, à chaque instant arrachent quelque éclat De la quille ou du pont dans leur noir pugilat. Par moments, au zénith un nuage se troue, Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue, Une lueur, qui tremble au souffle de l'autan, Blême, éclaire à demi ce mot: LÉVIATHAN. Puis l'apparition se perd dans l'eau profonde; Tout fuit. Léviathan; c'est là tout le vieux monde, Apre et démesuré dans sa fauve laideur; Léviathan, c'est là tout le passé: grandeur, Horreur. * Le dernier siècle a vu sur la Tamise Croître un monstre à qui l'eau sans bornes fut promise, Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier Levant les yeux dans l'ombre au pied de son chantier. Effroyable, à sept mâts mêlant cinq cheminées Qui hennissaient au choc des vagues effrénées, Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants, Dix mille hommes, fourmis éparses dans ses flancs, Ce titan se rua, joyeux, dans la tempête; Du dôme de Saint-Paul son mât passait le faîte; Le sombre esprit humain, debout sur son tillac, Stupéfiait la mer qui n'était plus qu'un lac; Le vieillard Océan, qu'effarouche la sonde, Inquiet, à travers le verre de son onde, Regardait le vaisseau de l'homme grossissant; Ce vaisseau fut sur l'onde un terrible passant; Les vagues frémissaient de l'avoir sur leurs croupes; Ses sabords mugissaient; en guise de chaloupes, Deux navires pendaient à ses portemanteaux; Son armure était faite avec tous les métaux; Un prodigieux câble ourlait sa grande voile; Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile, Il jetait un tel râle à l'air épouvanté Que toute l'eau tremblait, et que l'immensité Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore. La nuit, il passait rouge ainsi qu'un météore; Sa voilure, où l'oreille entendait le débat Des souffles, subissant ce gréement comme un bât, Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures, Étaient une prison de vents et de murmures; Son ancre avait le poids d'une tour; ses parois Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop étroits; Son ombre humiliait au loin toutes les proues; Un télégraphe était son porte-voix; ses roues Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux; Les flots se le passaient comme des piédestaux Où, calme, ondulerait un triomphal colosse; L'abîme s'abrégeait sous sa lourdeur véloce; Pas de lointain pays qui pour lui ne fût près; Madère apercevait ses mâts, trois jours après L'Hékla l'entrevoyait dans la lueur polaire. La bataille montait sur lui dans sa colère. La guerre était sacrée et sainte en ce temps-là; Rien n'égalait Nemrod si ce n'est Attila; Et les hommes, depuis les premiers jours du monde, Sentant peser sur eux la misère inféconde, Les pestes, les fléaux lugubres et railleurs, Cherchant quelque moyen d'amoindrir leurs douleurs, Pour établir entre eux de justes équilibres, Pour être plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres, Plus dignes du ciel pur qui les daigne éclairer, Avaient imaginé de s'entre-dévorer. Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur œuvre. Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre, Il couvrait l'océan de ses ailes de feu; La terre s'effrayait quand sur l'horizon bleu Rampait l'allongement hideux de sa fumée, Car c'était une ville et c'était une armée; Ses pavois fourmillaient de mortiers et d'affûts, Et d'un hérissement de bataillons confus; Ses grappins menaçaient; et, pour les abordages, On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages Monstrueux, qui semblaient des boas endormis; Invincible, en ces temps de frères ennemis, Seul, de toute une flotte il affrontait l'émeute, Ainsi qu'un éléphant au milieu d'une meute; La bordée à ses pieds fumait comme un encens, Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants, Il allait broyant tout dans l'obscure mêlée, Et, quand, épouvantable, il lâchait sa volée, On voyait flamboyer son colossal beaupré, Par deux mille canons brusquement empourpré. Il méprisait l'autan, le flux, l'éclair, la brume. A son avant tournait, dans un chaos d'écume, Une espèce de vrille à trouer l'infini. Le Malström s'apaisait sous sa quille aplani. Sa vie intérieure était un incendie, Flamme au gré du pilote apaisée ou grandie; Dans l'antre d'où sortait son vaste mouvement, Au fond d'une fournaise on voyait vaguement Des êtres ténébreux marcher dans des nuées D'étincelles, parmi les braises remuées; Et pour âme il avait dans sa cale un enfer. Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime, A des spectres posés en travers de l'abîme; Ainsi qu'on voit l'Etna l'on voyait le steamer; Il était la montagne errante de la mer. Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes, Ont passé; l'océan, vaste entre les deux mondes, A rugi, de brouillard et d'orage obscurci; La mer a ses écueils cachés, le temps aussi; Et maintenant, parmi les profondeurs farouches, Sous les vautours, qui sont de l'abîme les mouches, Sous le nuage, au gré des souffles, dans l'oubli De l'infini, dont l'ombre affreuse est le repli, Sans que jamais le vent autour d'elle s'endorme, Au milieu des flots noirs roule l'épave énorme! * L'ancien monde, l'ensemble étrange et surprenant De faits sociaux, morts et pourris maintenant, D'où sortit ce navire aujourd'hui sous l'écume, L'ancien monde aussi, lui, plongé dans l'amertume, Avait tous les fléaux pour vents et pour typhons. Construction d'airain aux étages profonds, Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infâme, Plein de fumée, et mû par une hydre de flamme, La Haine, il ressemblait à ce sombre vaisseau. Le mal l'avait marqué de son funèbre sceau. Ce monde, enveloppé d'une brume éternelle, Était fatal: l'Espoir avait plié son aile; Pas d'unité, divorce et joug; diversité De langue, de raison, de code, de cité; Nul lien; nul faisceau; le progrès solitaire, Comme un serpent coupé, se tordait sur la terre, Sans pouvoir réunir les tronçons de l'effort; L'esclavage, parquant les peuples pour la mort, Les enfermait au fond d'un cirque de frontières Où les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires; L'Adam slave luttait contre l'Adam germain; Un genre humain en France; un autre genre humain En Amérique, un autre à Londre, un autre à Rome; L'homme au delà d'un pont ne connaissait plus l'homme; Les vivants, d'ignorance et de vices chargés, Se traînaient; en travers de tout, les préjugés, Les superstitions étaient d'âpres enceintes Terribles d'autant plus qu'elles étaient plus saintes; Quel créneau soupçonneux et noir qu'un alcoran! Un texte avait le glaive au poing comme un tyran; La loi d'un peuple était chez l'autre peuple un crime; Lire était un fossé, croire était un abîme; Les rois étaient des tours; les dieux étaient des murs; Nul moyen de franchir tant d'obstacles obscurs; Sitôt qu'on voulait croître, on rencontrait la barre D'une mode sauvage ou d'un dogme barbare; Et, quant à l'avenir, défense d'aller là. * Le vent de l'infini sur ce monde souffla. Il a sombré. Du fond des cieux inaccessibles, Les vivants de l'éther, les êtres invisibles Confusément épars sous l'obscur firmament A cette heure, pensifs, regardent fixement Sa disparition dans la nuit redoutable. Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable? Cela fut. C'est passé. Cela n'est plus ici. * Ce monde est mort. Mais quoi! l'homme est-il mort aussi? Cette forme de lui disparaissant, l'a-t-elle Lui-même remporté dans l'énigme éternelle? L'océan est désert. Pas une voile au loin. Ce n'est plus que du flot que le flot est témoin. Pas un esquif vivant sur l'onde où la mouette Voit du Léviathan rôder la silhouette. Est-ce que l'homme, ainsi qu'un feuillage jauni, S'en est allé dans l'ombre? est-ce que c'est fini? Seul, le flux et reflux va, vient, passe et repasse. Et l'œil, pour retrouver l'homme absent de l'espace, Regarde en vain là-bas. Rien. Regardez là-haut. II PLEIN CIEL * Loin dans les profondeurs, hors des nuits, hors du flot, Dans un écartement de nuages, qui laisse Voir au-dessus des mers la céleste allégresse, Un point vague et confus apparaît; dans le vent, Dans l'espace, ce point se meut; il est vivant; Il va, descend, remonte; il fait ce qu'il veut faire; Il approche, il prend forme, il vient; c'est une sphère; C'est un inexprimable et surprenant vaisseau, Globe comme le monde, et comme l'aigle oiseau; C'est un navire en marche. Où? Dans l'éther sublime Rêve! on croit voir planer un morceau d'une cime; Le haut d'une montagne a, sous l'orbe étoilé, Pris des ailes et s'est tout à coup envolé? Quelque heure immense étant dans les destins sonnée, La nue errante s'est en vaisseau façonnée? La Fable apparaît-elle à nos yeux décevants? L'antique Éole a-t-il jeté son outre aux vents; De sorte qu'en ce gouffre où les orages naissent, Les vents, subitement domptés, la reconnaissent? Est-ce l'aimant qui s'est fait aider par l'éclair Pour bâtir un esquif céleste avec de l'air? Du haut des clairs azurs vient-il une visite? Est-ce un transfiguré qui part et ressuscite, Qui monte, délivré de la terre, emporté Sur un char volant fait d'extase et de clarté, Et se rapproche un peu par instants pour qu'on voie, Du fond du monde noir, la fuite de sa joie? Ce n'est pas un morceau d'une cime; ce n'est Ni l'outre où tout le vent de la Fable tenait, Ni le jeu de l'éclair; ce n'est pas un fantôme Venu des profondeurs aurorales du dôme; Ni le rayonnement d'un ange qui s'en va, Hors de quelque tombeau béant, vers Jéhovah; Ni rien de ce qu'en songe ou dans la fièvre on nomme. Qu'est-ce que ce navire impossible? C'est l'homme. C'est la grande révolte obéissante à Dieu! La sainte fausse clef du fatal gouffre bleu! C'est Isis qui déchire éperdument son voile! C'est du métal, du bois, du chanvre et de la toile, C'est de la pesanteur délivrée, et volant; C'est la force alliée à l'homme étincelant, Fière, arrachant l'argile à sa chaîne éternelle; C'est la matière, heureuse, altière, ayant en elle De l'ouragan humain, et planant à travers L'immense étonnement des cieux enfin ouverts! Audace humaine! effort du captif! sainte rage! Effraction enfin plus forte que la cage! Que faut-il à cet être, atome au large front, Pour vaincre ce qui n'a ni fin, ni bord, ni fond, Pour dompter le vent, trombe, et l'écume, avalanche? Dans le ciel une toile et sur mer une planche. * Jadis des quatre vents la fureur triomphait; De ces quatre chevaux échappés l'homme a fait L'attelage de son quadrige; Génie, il les tient tous dans sa main, fier cocher Du char aérien que l'éther voit marcher; Miracle, il gouverne un prodige. Char merveilleux! son nom est Délivrance. Il court. Près de lui le ramier est lent, le flocon lourd; Le daim, l'épervier, la panthère Sont encor là, qu'au loin son ombre a déjà fui; Et la locomotive est reptile, et, sous lui, L'hydre de flamme est ver de terre. Une musique, un chant, sort de son tourbillon. Ses cordages vibrants et remplis d'aquilon Semblent, dans le vide où tout sombre, Une lyre à travers laquelle par moment Passe quelque âme en fuite au fond du firmament Et mêlée aux souffles de l'ombre. Car l'air, c'est l'hymne épars; l'air, parmi les récifs Des nuages roulant en groupes convulsifs, Jette mille voix étouffées; Les fluides, l'azur, l'effluve, l'élément Sont toute une harmonie où flottent vaguement On ne sait quels sombres Orphées. Superbe, il plane avec un hymne en ses agrès; Et l'on croit voir passer la strophe du progrès. Il est la nef, il est le phare! L'homme enfin prend son sceptre et jette son bâton. Et l'on voit s'envoler le calcul de Newton Monté sur l'ode de Pindare. Le char haletant plonge et s'enfonce dans l'air, Dans l'éblouissement impénétrable et clair, Dans l'éther sans tache et sans ride; Il se perd sous le bleu des cieux démesurés; Les esprits de l'azur contemplent effarés Cet engloutissement splendide. Il passe, il n'est plus là; qu'est-il donc devenu? Il est dans l'invisible, il est dans l'inconnu; Il baigne l'homme dans le songe, Dans le fait, dans le vrai profond, dans la clarté, Dans l'océan d'en haut plein d'une vérité Dont le prêtre a fait un mensonge. Le jour se lève, il va; le jour s'évanouit, Il va; fait pour le jour, il accepte la nuit. Voici l'heure des feux sans nombre; L'heure où, vu du nadir, ce globe semble, ayant Son large cône obscur sous lui se déployant, Une énorme comète d'ombre. La brume redoutable emplit au loin les airs. Ainsi qu'au crépuscule on voit, le long des mers, Le pêcheur, vague comme un rêve, Traînant, dernier effort d'un long jour de sueurs, Sa nasse où les poissons font de pâles lueurs, Aller et venir sur la grève, La Nuit tire du fond des gouffres inconnus Son filet où luit Mars, où rayonne Vénus, Et, pendant que les heures sonnent, Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs, Et dans ses mailles d'ombre et dans ses réseaux noirs Les constellations frissonnent. L'aéroscaphe suit son chemin; il n'a peur Ni des piéges du soir, ni de l'âcre vapeur, Ni du ciel morne où rien ne bouge, Où les éclairs, luttant au fond de l'ombre entre eux, Ouvrent subitement dans le nuage affreux Des cavernes de cuivre rouge. Il invente une route obscure dans les nuits; Le silence hideux de ces lieux inouïs N'arrête point ce globe en marche; Il passe, portant l'homme et l'univers en lui; Paix! gloire! et, comme l'eau jadis, l'air aujourd'hui Au-dessus de ses flots voit l'arche. Le saint navire court par le vent emporté Avec la certitude et la rapidité Du javelot cherchant la cible; Rien n'en tombe, et pourtant il chemine en semant; Sa rondeur, qu'on distingue en haut confusément, Semble un ventre d'oiseau terrible. Il vogue; les brouillards sous lui flottent dissous; Ses pilotes penchés regardent, au-dessous Des nuages où l'ancre traîne, Si, dans l'ombre, où la terre avec l'air se confond, Le sommet du mont Blanc ou quelque autre bas-fond Ne vient pas heurter sa carène. * La vie est sur le pont du navire éclatant. Le rayon l'envoya, la lumière l'attend. L'homme y fourmille, l'homme invincible y flamboie; Point d'armes; un fier bruit de puissance et de joie; Le cri vertigineux de l'exploration! Il court, ombre, clarté, chimère, vision! Regardez-le pendant qu'il passe, il va si vite! Comme autour d'un soleil un système gravite, Une sphère de cuivre énorme fait marcher Quatre globes où pend un immense plancher; Elle respire et fuit dans les vents qui la bercent; Un large et blanc hunier horizontal, que percent Des trappes, se fermant, s'ouvrant au gré du frein, Fait un grand diaphragme à ce poumon d'airain; Il s'impose à la nue ainsi qu'à l'onde un liége; La toile d'araignée humaine, un vaste piége De cordes et de nœuds, un enchevêtrement De soupapes que meut un câble où court l'aimant, Une embûche de treuils, de cabestans, de moufles, Prend au passage et fait travailler tous les souffles; L'esquif plane, encombré d'hommes et de ballots, Parmi les arcs-en-ciel, les azurs, les halos, Et sa course, écheveau qui sans fin se dévide, A pour point d'appui l'air et pour moteur le vide; Sous le plancher s'étage un chaos régulier De ponts flottants que lie un tremblant escalier; Ce navire est un Louvre errant avec son faste; Un fil le porte; il fuit, léger, fier, et si vaste, Si colossal, au vent du grand abîme clair, Que le Léviathan, rampant dans l'âpre mer, A l'air de sa chaloupe aux ténèbres tombée, Et semble, sous le vol d'un aigle, un scarabée Se tordant dans le flot qui l'emporte, tandis Que l'immense oiseau plane au fond d'un paradis. Si l'on pouvait rouvrir les yeux que le ver ronge, Oh! ce vaisseau, construit par le chiffre et le songe, Éblouirait Shakspeare et ravirait Euler! Il voyage, Délos gigantesque de l'air, Et rien ne le repousse et rien ne le refuse; Et l'on entend parler sa grande voix confuse. Par moments la tempête accourt, le ciel pâlit, L'autan, bouleversant les flots de l'air, emplit L'espace d'une écume affreuse de nuages; Mais qu'importe à l'esquif de la mer sans rivages? Seulement, sur son aile il se dresse en marchant; Il devient formidable à l'abîme méchant, Et dompte en frémissant la trombe qui se creuse. On le dirait conduit dans l'horreur ténébreuse Par l'âme des Leibniz, des Fultons, des Képlers; Et l'on croit voir, parmi le chaos plein d'éclairs, De détonations, d'ombre et de jets de soufre, Le sombre emportement d'un monde dans un gouffre. * Qu'importe le moment! qu'importe la saison! La brume peut cacher dans le blême horizon Les Saturnes et les Mercures; La bise, conduisant la pluie aux crins épars, Dans les nuages lourds grondant de toutes parts, Peut tordre des hydres obscures; Qu'importe! il va. Tout souffle est bon; simoun, mistral! La terre a disparu dans le puits sidéral. Il entre au mystère nocturne, Au-dessus de la grêle et de l'ouragan fou, Laissant le globe en bas dans l'ombre, on ne sait où, Sous le renversement de l'urne. Intrépide, il bondit sur les ondes du vent; Il se rue, aile ouverte et la proue en avant, Il monte, il monte, il monte encore, Au delà de la zone où tout s'évanouit, Comme s'il s'en allait dans la profonde nuit A la poursuite de l'aurore! Calme, il monte où jamais nuage n'est monté; Il plane à la hauteur de la sérénité, Devant la vision des sphères; Elles sont là, faisant le mystère éclatant, Chacune feu d'un gouffre, et toutes constatant Les énigmes par les lumières. Andromède étincelle, Orion resplendit; L'essaim prodigieux des Pléiades grandit; Sirius ouvre son cratère; Arcturus, oiseau d'or, scintille dans son nid; Le Scorpion hideux fait cabrer au zénith Le poitrail bleu du Sagittaire. L'aéroscaphe voit, comme en face de lui, Là-haut, Aldebaran par Céphée ébloui, Persée, escarboucle des cimes, Le chariot polaire aux flamboyants essieux, Et, plus loin, la lueur lactée, ô sombres cieux, La fourmilière des abîmes! Vers l'apparition terrible des soleils, Il monte; dans l'horreur des espaces vermeils, Il s'oriente, ouvrant ses voiles; On croirait, dans l'éther où de loin on l'entend, Que ce vaisseau puissant et superbe, en chantant, Part pour une de ces étoiles; Tant cette nef, rompant tous les terrestres nœuds, Volante, et franchissant le ciel vertigineux, Rêve des blêmes Zoroastres, Comme effrénée au souffle insensé de la nuit, Se jette, plonge, enfonce et tombe et roule et fuit Dans le précipice des astres! * Où donc s'arrêtera l'homme séditieux? L'espace voit, d'un œil par moment soucieux, L'empreinte du talon de l'homme dans les nues; Il tient l'extrémité des choses inconnues; Il épouse l'abîme à son argile uni; Le voilà maintenant marcheur de l'infini. Où s'arrêtera-t-il, le puissant réfractaire? Jusqu'à quelle distance ira-t-il de la terre? Jusqu'à quelle distance ira-t-il du destin? L'âpre Fatalité se perd dans le lointain; Toute l'antique histoire affreuse et déformée Sur l'horizon nouveau fuit comme une fumée. Les temps sont venus. L'homme a pris possession De l'air, comme du flot la grèbe et l'alcyon. Devant nos rêves fiers, devant nos utopies Ayant des yeux croyants et des ailes impies, Devant tous nos efforts pensifs et haletants, L'obscurité sans fond fermait ses deux battants; Le vrai champ enfin s'offre aux puissantes algèbres; L'homme vainqueur, tirant le verrou des ténèbres, Dédaigne l'océan, le vieil infini mort. La porte noire cède et s'entre-bâille. Il sort! O profondeurs! faut-il encor l'appeler l'homme? L'homme est d'abord monté sur la bête de somme; Puis sur le chariot que portent des essieux; Puis sur la frêle barque au mât ambitieux; Puis quand il a fallu vaincre l'écueil, la lame, L'onde et l'ouragan, l'homme est monté sur la flamme; A présent l'immortel aspire à l'éternel; Il montait sur la mer, il monte sur le ciel. L'homme force le sphinx à lui tenir la lampe. Jeune, il jette le sac du vieil Adam qui rampe, Et part, et risque aux cieux, qu'éclaire son flambeau, Un pas semblable à ceux qu'on fait dans le tombeau; Et peut-être voici qu'enfin la traversée Effrayante, d'un astre à l'autre, est commencée! * Stupeur! se pourrait-il que l'homme s'élançât? O nuit! se pourrait-il que l'homme, ancien forçat, Que l'esprit humain, vieux reptile, Devînt ange, et, brisant le carcan qui le mord, Fût soudain de plain-pied avec les cieux? La mort Va donc devenir inutile! Oh! franchir l'éther! songe épouvantable et beau! Doubler le promontoire énorme du tombeau! Qui sait?--toute aile est magnanime, L'homme est ailé,--peut-être, ô merveilleux retour! Un Christophe Colomb de l'ombre, quelque jour, Un Gama du cap de l'abîme, Un Jason de l'azur, depuis longtemps parti, De la terre oublié, par le ciel englouti, Tout à coup sur l'humaine rive Reparaîtra, monté sur cet alérion, Et, montrant Sirius, Allioth, Orion, Tout pâle, dira: J'en arrive! Ciel! ainsi, comme on voit aux voûtes des celliers Les noirceurs qu'en rôdant tracent les chandeliers, On pourrait, sous les bleus pilastres, Deviner qu'un enfant de la terre a passé, A ce que le flambeau de l'homme aurait laissé De fumée au plafond des astres! * Pas si loin! pas si haut! redescendons. Restons L'homme, restons Adam; mais non l'homme à tâtons, Mais non l'Adam tombé! Tout autre rêve altère L'espèce d'idéal qui convient à la terre. Contentons-nous du mot: meilleur! écrit partout. Oui, l'aube s'est levée. Oh! ce fut tout à coup Comme une éruption de folie et de joie, Quand, après six mille ans dans la fatale voie, Défaite brusquement par l'invisible main, La pesanteur, liée au pied du genre humain, Se brisa; cette chaîne était toutes les chaînes! Tout s'envola dans l'homme, et les fureurs, les haines, Les chimères, la force évanouie enfin, L'ignorance et l'erreur, la misère et la faim, Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guèbres. Le mensonge, le dol, les brumes, les ténèbres, Tombèrent dans la poudre avec l'antique sort, Comme le vêtement du bagne dont on sort. Et c'est ainsi que l'ère annoncée est venue, Cette ère qu'à travers les temps, épaisse nue, Thalès apercevait au loin devant ses yeux; Et Platon, lorsque, ému, des sphères dans les cieux Il écoutait les chants et contemplait les danses. Les êtres inconnus et bons, les providences Présentes dans l'azur où l'œil ne les voit pas, Les anges qui de l'homme observent tous les pas, Leur tâche sainte étant de diriger les âmes Et d'attiser, avec toutes les belles flammes, La conscience au fond des cerveaux ténébreux, Ces amis des vivants, toujours penchés sur eux, Ont cessé de frémir et d'être, en la tourmente Et dans les sombres nuits, la voix qui se lamente. Voici qu'on voit bleuir l'idéale Sion. Ils n'ont plus l'œil fixé sur l'apparition Du vainqueur, du soldat, du fauve chasseur d'hommes. Les vagues flamboiements épars sur les Sodomes, Précurseurs du grand feu dévorant, les lueurs Que jette le sourcil tragique des tueurs, Les guerres, s'arrachant avec leur griffe immonde Les frontières, haillon difforme du vieux monde, Les battements de cœur des mères aux abois, L'embuscade ou le vol guettant au fond des bois, Le cri de la chouette et de la sentinelle, Les fléaux, ne sont plus leur alarme éternelle. Le deuil n'est plus mêlé dans tout ce qu'on entend; Leur oreille n'est plus tendue à chaque instant Vers le gémissement indigné de la tombe; La moisson rit aux champs où râlait l'hécatombe; L'azur ne les voit plus pleurer les nouveau-nés, Dans tous les innocents pressentir des damnés, Et la pitié n'est plus leur unique attitude; Ils ne regardent plus la morne servitude Tresser sa maille obscure à l'osier des berceaux. L'homme aux fers, pénétré du frisson des roseaux, Est remplacé par l'homme attendri, fort et calme; La fonction du sceptre est faite par la palme; Voici qu'enfin, ô gloire! exaucés dans leur vœu, Ces êtres, dieux pour nous, créatures pour Dieu, Sont heureux, l'homme est bon, et sont fiers, l'homme est juste. Les esprits purs, essaim de l'empyrée auguste, Devant ce globe obscur qui devient lumineux, Ne sentent plus saigner l'amour qu'ils ont en eux; Une clarté paraît dans leur beau regard sombre; Et l'archange commence à sourire dans l'ombre. * Où va-t-il, ce navire? Il va, de jour vêtu, A l'avenir divin et pur, à la vertu, A la science qu'on voit luire, A la mort des fléaux, à l'oubli généreux, A l'abondance, au calme, au rire, à l'homme heureux; Il va, ce glorieux navire, Au droit, à la raison, à la fraternité, A la religieuse et sainte vérité Sans impostures et sans voiles, A l'amour, sur les cœurs serrant son doux lien, Au juste, au grand, au bon, au beau...--Vous voyez bien Qu'en effet il monte aux étoiles! Il porte l'homme à l'homme, et l'esprit à l'esprit. Il civilise, ô gloire! Il ruine, il flétrit Tout l'affreux passé qui s'effare; Il abolit la loi de fer, la loi de sang, Les glaives, les carcans, l'esclavage, en passant Dans les cieux comme une fanfare. Il ramène au vrai ceux que le faux repoussa; Il fait briller la foi dans l'œil de Spinosa Et l'espoir sur le front de Hobbe; Il plane, rassurant, réchauffant, épanchant Sur ce qui fut lugubre et ce qui fut méchant Toute la clémence de l'aube. Les vieux champs de bataille étaient là dans la nuit; Il passe, et maintenant voilà le jour qui luit Sur ces grands charniers de l'histoire Où les siècles, penchant leur œil triste et profond, Venaient regarder l'ombre effroyable que font Les deux ailes de la victoire. Derrière lui, César redevient homme; Eden S'élargit sur l'Érèbe, épanoui soudain; Les ronces de lys sont couvertes; Tout revient, tout renaît; ce que la mort courbait Refleurit dans la vie, et le bois du gibet Jette, effrayé, des branches vertes. Le nuage, l'aurore aux candides fraîcheurs, L'aile de la colombe, et toutes les blancheurs, Composent là-haut sa magie; Derrière lui, pendant qu'il fuit vers la clarté, Dans l'antique noirceur de la fatalité Des lueurs de l'enfer rougie, Dans ce brumeux chaos qui fut le monde ancien, Où l'allah turc s'accoude au sphinx égyptien, Dans la séculaire géhenne, Dans la Gomorrhe infâme où flambe un lac fumant, Dans la forêt du mal qu'éclairent vaguement Les deux yeux fixes de la Haine, Tombent, sèchent, ainsi que des feuillages morts, Et s'en vont la douleur, le péché, le remords, La perversité lamentable, Tout l'ancien joug, de rêve et de crime forgé, Nemrod, Aron, la guerre avec le préjugé, La boucherie avec l'étable! Tous les spoliateurs et tous les corrupteurs S'en vont; et les faux jours sur les fausses hauteurs; Et le taureau d'airain qui beugle, La hache, le billot, le bûcher dévorant, Et le docteur versant l'erreur à l'ignorant, Vil bâton qui trompait l'aveugle! Et tous ceux qui faisaient, au lieu de repentirs, Un rire au prince avec les larmes des martyrs, Et tous ces flatteurs des épées Qui louaient le sultan, le maître universel, Et, pour assaisonner l'hymne, prenaient du sel Dans le sac aux têtes coupées! Les pestes, les forfaits, les cimiers fulgurants, S'effacent, et la route où marchaient les tyrans, Bélial roi, Dagon ministre, Et l'épine, et la haie horrible du chemin Où l'homme, du vieux monde et du vieux vice humain Entend bêler le bouc sinistre. On voit luire partout les esprits sidéraux; On voit la fin du monstre et la fin du héros, Et de l'athée et de l'augure, La fin du conquérant, la fin du paria; Et l'on voit lentement sortir Beccaria De Dracon qui se transfigure. On voit l'agneau sortir du dragon fabuleux, La vierge de l'opprobre, et Marie aux yeux bleus De la Vénus prostituée; Le blasphème devient le psaume ardent et pur, L'hymne prend, pour s'en faire autant d'ailes d'azur, Tous les haillons de la huée. Tout est sauvé! La fleur, le printemps aromal, L'éclosion du bien, l'écroulement du mal, Fêtent dans sa course enchantée Ce beau globe éclaireur, ce grand char curieux, Qu'Empédocle, du fond des gouffres, suit des yeux, Et, du haut des monts, Prométhée! Le jour s'est fait dans l'antre où l'horreur s'accroupit. En expirant, l'antique univers décrépit, Larve à la prunelle ternie, Gisant, et regardant le ciel noir s'étoiler, A laissé cette sphère heureuse s'envoler Des lèvres de son agonie. * Oh! ce navire fait le voyage sacré! C'est l'ascension bleue à son premier degré; Hors de l'antique et vil décombre, Hors de la pesanteur, c'est l'avenir fondé; C'est le destin de l'homme à la fin évadé, Qui lève l'ancre et sort de l'ombre! Ce navire là-haut conclut le grand hymen, Il mêle presque à Dieu l'âme du genre humain. Il voit l'insondable, il y touche; Il est le vaste élan du progrès vers le ciel; Il est l'entrée altière et sainte du réel Dans l'antique idéal farouche. Oh! chacun de ses pas conquiert l'illimité! Il est la joie; il est la paix; l'humanité A trouvé son organe immense; Il vogue, usurpateur sacré, vainqueur béni, Reculant chaque jour plus loin dans l'infini Le point sombre où l'homme commence. Il laboure l'abîme; il ouvre ces sillons Où croissaient l'ouragan, l'hiver, les tourbillons, Les sifflements et les huées; Grâce à lui, la concorde est la gerbe des cieux; Il va, fécondateur du ciel mystérieux, Charrue auguste des nuées. Il fait germer la vie humaine dans ces champs Où Dieu n'avait encor semé que des couchants Et moissonné que des aurores; Il entend, sous son vol qui fend les airs sereins, Croître et frémir partout les peuples souverains, Ces immenses épis sonores! Nef magique et suprême! elle a, rien qu'en marchant, Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant, Rajeuni les races flétries, Établi l'ordre vrai, montré le chemin sûr, Dieu juste! et fait entrer dans l'homme tant d'azur Qu'elle a supprimé les patries! Faisant à l'homme avec le ciel une cité, Une pensée avec toute l'immensité, Elle abolit les vieilles règles; Elle abaisse les monts, elle annule les tours; Splendide, elle introduit les peuples, marcheurs lourds, Dans la communion des aigles. Elle a cette divine et chaste fonction De composer là-haut l'unique nation, A la fois dernière et première, De promener l'essor dans le rayonnement, Et de faire planer, ivre de firmament, La liberté dans la lumière. LIX O Dieu, dont l'œuvre va plus loin que notre rêve, Créateur qui n'as pas de relâche et de trêve! Œil sans paupière et sans sommeils! Eternel jet de vie! âme jamais fermée! Gouffre mystérieux d'où sort une fumée D'hommes, d'êtres et de soleils! Humanités dans tous les espaces semées, Liguez-vous; dressez-vous, innombrables armées, Et déclarez la guerre à Dieu; Soit. Luttez, attaquez cet être inabordable, Cet infini si doux qu'il en est formidable, Et si profond qu'il en est bleu. Mesurez-vous, vous l'ombre, à lui la plénitude. Vous aurez, ô passants, légions, multitude, Assiégeants de l'immense tour, Essaim tourbillonnant autour du grand pilastre, Vivants, avant qu'il ait usé son premier astre, Dépensé votre dernier jour! LX HORS DES TEMPS LA TROMPETTE DU JUGEMENT * Je vis dans la nuée un clairon monstrueux. Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux, Calme, attendre le souffle immense de l'archange. Ce qui jamais ne meurt, ce qui jamais ne change, L'entourait. A travers un frisson, on sentait Que ce buccin fatal, qui rêve et qui se tait, Quelque part, dans l'endroit où l'on crée, où l'on sème, Avait été forgé par quelqu'un de suprême Avec de l'équité condensée en airain. Il était là, lugubre, effroyable, serein. Il gisait sur la brume insondable qui tremble, Hors du monde, au delà de tout ce qui ressemble A la forme de quoi que ce soit. Il vivait. Il semblait un réveil songeant près d'un chevet. Oh! quelle nuit! là, rien n'a de contour ni d'âge; Et le nuage est spectre, et le spectre est nuage. * Et c'était le clairon de l'abîme. Une voix Un jour en sortira qu'on entendra sept fois. En attendant, glacé, mais écoutant, il pense; Couvant le châtiment, couvant la récompense; Et toute l'épouvante éparse au ciel est sœur De cet impénétrable et morne avertisseur. Je le considérais dans les vapeurs funèbres Comme on verrait se taire un coq dans les ténèbres. Pas un murmure autour du clairon souverain. Et la terre sentait le froid de son airain, Quoique, là, d'aucun monde on ne vît les frontières. Et l'immobilité de tous les cimetières, Et le sommeil de tous les tombeaux, et la paix De tous les morts couchés dans la fosse, étaient faits Du silence inouï qu'il avait dans la bouche; Ce lourd silence était pour l'affreux mort farouche L'impossibilité de faire faire un pli Au suaire cousu sur son front par l'oubli. Ce silence tenait en suspens l'anathème. On comprenait que tant que ce clairon suprême Se tairait, le sépulcre, obscur, roidi, béant, Garderait l'attitude horrible du néant, Que la momie aurait toujours sa bandelette, Que l'homme irait tombant du cadavre au squelette, Et que ce fier banquet radieux, ce festin Que les vivants gloutons appellent le destin, Toute la joie errante en tourbillons de fêtes, Toutes les passions de la chair satisfaites, Gloire, orgueil, les héros ivres, les tyrans soûls, Continueraient d'avoir pour but, et pour dessous, La pourriture, orgie offerte aux vers convives; Mais qu'à l'heure où soudain, dans l'espace sans rives, Cette trompette vaste et sombre sonnerait, On verrait, comme un tas d'oiseaux d'une forêt, Toutes les âmes, cygne, aigle, éperviers, colombes, Frémissantes, sortir du tremblement des tombes, Et tous les spectres faire un bruit de grandes eaux, Et se dresser, et prendre à la hâte leurs os, Tandis qu'au fond, au fond du gouffre, au fond du rêve, Blanchissant l'absolu, comme un jour qui se lève, Le front mystérieux du juge apparaîtrait. * Ce clairon avait l'air de savoir le secret. On sentait que le râle énorme de ce cuivre Serait tel qu'il ferait bondir, vibrer, revivre L'ombre, le plomb, le marbre, et qu'à ce fatal glas, Toutes les surdités voleraient en éclats; Que l'oubli sombre avec sa perte de mémoire, Se lèverait au son de la trompette noire; Que dans cette clameur étrange, en même temps Qu'on entendrait frémir tous les cieux palpitants, On entendrait crier toutes les consciences; Que le sceptique au fond de ses insouciances, Que le voluptueux, l'athée et le douteur, Et le maître tombé de toute sa hauteur, Sentiraient ce fracas traverser leurs vertèbres; Que ce déchirement céleste des ténèbres Ferait dresser quiconque est soumis à l'arrêt; Que qui n'entendit pas le remords, l'entendrait; Et qu'il réveillerait, comme un choc à la porte, L'oreille la plus dure et l'âme la plus morte, Même ceux qui, livrés au rire, aux vains combats, Aux vils plaisirs, n'ont point tenu compte ici-bas Des avertissements de l'ombre et du mystère, Même ceux que n'a point réveillés sur la terre Le tonnerre, ce coup de cloche de la nuit! Oh! dans l'esprit de l'homme où tout vacille et fuit, Où le verbe n'a pas un mot qui ne bégaye, Où l'aurore apparaît, hélas! comme une plaie, Dans cet esprit, tremblant dès qu'il ose augurer, Oh! comment concevoir, comment se figurer Cette vibration communiquée aux tombes, Cette sommation aux blêmes catacombes Du ciel ouvrant sa porte et du gouffre ayant faim, Le prodigieux bruit de Dieu disant: Enfin! Oui, c'est vrai,--c'est du moins jusque-là que l'œil plonge,-- C'est l'avenir,--du moins tel qu'on le voit en songe;-- Quand le monde atteindra son but, quand les instants, Les jours, les mois, les ans, auront rempli le temps, Quand tombera du ciel l'heure immense et nocturne, Cette goutte qui doit faire déborder l'urne, Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc, Long, pâle, glissera, formidable et tremblant, Sur ces haltes de nuit qu'on nomme cimetières; Les tentes frémiront, quoiqu'elles soient des pierres, Dans tous ces sombres camps endormis; et, sortant Tout à coup de la brume où l'univers l'attend, Ce clairon, au-dessus des êtres et des choses, Au-dessus des forfaits et des apothéoses, Des ombres et des os, des esprits et des corps, Sonnera la diane effrayante des morts. O lever en sursaut des larves pêle-mêle! Oh! la Nuit réveillant la Mort, sa sœur jumelle! Pensif, je regardais l'incorruptible airain. * Les volontés sans loi, les passions sans frein, Toutes les actions de tous les êtres, haines, Amours, vertus, fureurs, hymnes, cris, plaisirs, peines, Avaient laissé, dans l'ombre où rien ne remuait, Leur pâle empreinte autour de ce bronze muet; Une obscure Babel y tordait sa spirale. Sa dimension vague, ineffable, spectrale, Sortant de l'éternel, entrait dans l'absolu. Pour pouvoir mesurer ce tube, il eût fallu Prendre la toise au fond du rêve, et la coudée Dans la profondeur trouble et sombre de l'idée; Un de ses bouts touchait le bien, l'autre le mal; Et sa longueur allait de l'homme à l'animal, Quoiqu'on ne vît point là d'animal et point d'homme; Couché sur terre, il eût joint Éden à Sodome. Son embouchure, gouffre où plongeait mon regard, Cercle de l'Inconnu ténébreux et hagard, Pleine de cette horreur que le mystère exhale, M'apparaissait ainsi qu'une offre colossale D'entrer dans l'ombre où Dieu même est évanoui. Cette gueule, avec l'air d'un redoutable ennui, Morne, s'élargissait sur l'homme et la nature, Et cette épouvantable et muette ouverture Semblait le bâillement noir de l'éternité. * Au fond de l'immanent et de l'illimité, Parfois, dans les lointains sans nom de l'Invisible, Quelque chose tremblait de vaguement terrible, Et brillait et passait, inexprimable éclair. Toutes les profondeurs des mondes avaient l'air De méditer, dans l'ombre où l'ombre se répète, L'heure où l'on entendrait de cette âpre trompette Un appel aussi long que l'infini jaillir. L'immuable semblait d'avance en tressaillir. Des porches de l'abîme, antres hideux, cavernes Que nous nommons enfers, puits, gehennams, avernes, Bouches d'obscurité qui ne prononcent rien, Du vide où ne flottait nul souffle aérien, Du silence où l'haleine osait à peine éclore, Ceci se dégageait pour l'âme: Pas encore. Par instants, dans ce lieu triste comme le soir, Comme on entend le bruit de quelqu'un qui vient voir, On entendait le pas boiteux de la justice; Puis cela s'effaçait. Des vermines, le vice, Le crime, s'approchaient, et, fourmillement noir, Fuyaient. Le clairon sombre ouvrait son entonnoir. Un groupe d'ouragans dormait dans ce cratère. Comme cet organum des gouffres doit se taire Jusqu'au jour monstrueux où nous écarterons Les clous de notre bière au-dessus de nos fronts, Nul bras ne le touchait dans l'invisible sphère; Chaque race avait fait sa couche de poussière Dans l'orbe sépulcral de son évasement; Sur cette poudre l'œil lisait confusément Ce mot: RIEZ, écrit par le doigt d'Épicure; Et l'on voyait, au fond de la rondeur obscure, La toile d'araignée horrible de Satan. Des astres qui passaient murmuraient: «Souviens-t'en! Prie!» et la nuit portait cette parole à l'ombre. Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre. * Une sinistre main sortait de l'infini. Vers la trompette, effroi de tout crime impuni, Qui doit faire à la mort un jour lever la tête, Elle pendait énorme, ouverte, et comme prête A saisir ce clairon qui se tait dans la nuit, Et qu'emplit le sommeil formidable du bruit. La main, dans la nuée et hors de l'Invisible, S'allongeait. A quel être était-elle? Impossible De le dire, en ce morne et brumeux firmament. L'œil dans l'obscurité ne voyait clairement Que les cinq doigts béants de cette main terrible; Tant l'être, quel qu'il fût, debout dans l'ombre horrible, --Sans doute quelque archange ou quelque séraphin Immobile, attendant le signe de la fin,-- Plongeait profondément, sous les ténébreux voiles, Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles! LXI ABIME L'HOMME. Je suis l'esprit, vivant au sein des choses mortes. Je sais forger les clefs quand on ferme les portes; Je fais vers le désert reculer le lion; Je m'appelle Bacchus, Noé, Deucalion; Je m'appelle Shakspeare, Annibal, César, Dante; Je suis le conquérant; je tiens l'épée ardente, Et j'entre, épouvantant l'ombre que je poursuis, Dans toutes les terreurs et dans toutes les nuits. Je suis Platon, je vois; je suis Newton, je trouve. Du hibou je fais naître Athène, et de la louve Rome; et l'aigle m'a dit: Toi, marche le premier! J'ai Christ dans mon sépulcre et Job sur mon fumier. Je vis! dans mes deux mains je porte en équilibre L'âme et la chair; je suis l'homme enfin, maître et libre Je suis l'antique Adam! j'aime, je sais, je sens; J'ai pris l'arbre de vie entre mes poings puissants; Joyeux, je le secoue au-dessus de ma tête, Et, comme si j'étais le vent de la tempête, J'agite ses rameaux d'oranges d'or chargés, Et je crie:--Accourez, peuples! prenez, mangez! Et je fais sur leurs fronts tomber toutes les pommes; Car, science, pour moi, pour mes fils, pour les hommes, Ta sève à flots descend des cieux pleins de bonté, Car la Vie est ton fruit, racine Éternité! Et tout germe, et tout croît, et, fournaise agrandie, Comme en une forêt court le rouge incendie, Le beau Progrès vermeil, l'œil sur l'azur fixé, Marche, et tout en marchant dévore le passé. Je veux, tout obéit, la matière inflexible Cède; je suis égal presque au grand Invisible; Coteaux, je fais le vin comme lui fait le miel; Je lâche comme lui des globes dans le ciel; Je me fais un palais de ce qui fut ma geôle; J'attache un fil vivant d'un pôle à l'autre pôle; Je fais voler l'esprit sur l'aile de l'éclair; Je tends l'arc de Nemrod, le divin arc de fer, Et la flèche qui siffle et la flèche qui vole Et que j'envoie au bout du monde, est ma parole. Je fais causer le Rhin, le Gange et l'Orégon Comme trois voyageurs dans le même wagon. La distance n'est plus. Du vieux géant Espace J'ai fait un nain. Je vais, et, devant mon audace, Les noirs titans jaloux lèvent leur front flétri; Prométhée, au Caucase enchaîné, pousse un cri, Tout étonné de voir Franklin voler la foudre; Fulton, qu'un Jupiter eût mis jadis en poudre, Monte Léviathan et traverse la mer; Galvani, calme, étreint la mort au rire amer; Volta prend dans ses mains le glaive de l'archange Et le dissout; le monde à ma voix tremble et change; Caïn meurt, l'avenir ressemble au jeune Abel; Je reconquiers Éden et j'achève Babel. Rien sans moi. La nature ébauche; je termine. Terre, je suis ton roi. LA TERRE. Tu n'es que ma vermine. Le sommeil, lourd besoin, la fièvre, feu subtil, Le ventre abject, la faim, la soif, l'estomac vil, T'accablent, noir passant, d'infirmités sans nombre, Et, vieux, tu n'es qu'un spectre, et, mort, tu n'es qu'une ombre, Tu t'en vas dans la cendre! Et moi je reste au jour; J'ai toujours le printemps, l'aube, les fleurs, l'amour; Je suis plus jeune après des millions d'années. J'emplis d'instincts rêveurs les bêtes étonnées. Du gland je tire un chêne et le fruit du pepin. Je me verse, urne sombre, au brin d'herbe, au sapin, Au cep d'où sort la grappe, aux blés qui font les gerbes. Se tenant par la main, comme des sœurs superbes, Sur ma face où s'épand l'ombre, où le rayon luit, Les douze heures du jour, les douze heures de nuit Dansent incessamment une ronde sacrée. Je suis source et chaos; j'ensevelis, je crée. Quand le matin naquit dans l'azur, j'étais là. Vésuve est mon usine, et ma forge est l'Hékla; Je rougis de l'Etna les hautes cheminées. En remuant Cuzco, j'émeus les Pyrénées. J'ai pour esclave un astre; alors que vient le soir Sur un de mes côtés jetant un voile noir, J'ai ma lampe, la lune au front humain m'éclaire; Et si quelque assassin, dans un bois séculaire, Vers l'ombre la plus sûre et le plus âpre lieu S'enfuit, je le poursuis de ce masque de feu. Je peuple l'air, la flamme et l'onde; et mon haleine Fait comme l'oiseau-mouche éclore la baleine; Comme je fais le ver, j'enfante les typhons. Globe vivant, je suis vêtu des flots profonds, Des forêts et des monts ainsi que d'une armure. SATURNE. Qu'est-ce que cette voix chétive qui murmure? Terre, à quoi bon tourner dans ton champ si borné, Grain de sable, d'un grain de cendre accompagné? Moi dans l'immense azur je trace un cercle énorme; L'espace avec terreur voit ma beauté difforme; Mon anneau, qui des nuits empourpre la pâleur, Comme les boules d'or que croise le jongleur Lance, mêle et retient sept lunes colossales. LE SOLEIL. Silence au fond des cieux, planètes, mes vassales! Paix! Je suis le pasteur, vous êtes le bétail. Comme deux chars de front passent sous un portail, Dans mon moindre volcan Saturne avec la Terre Entreraient sans toucher aux parois du cratère. Chaos! je suis la loi. Fange! je suis le feu. Contemplez-moi! Je suis la vie et le milieu, Le Soleil, l'éternel orage de lumière. SIRIUS. J'entends parler l'atome. Allons, Soleil, poussière, Tais-toi! Tais-toi, fantôme, espèce de clarté! Pâtres dont le troupeau fuit dans l'immensité, Globes obscurs, je suis moins hautain que vous n'êtes. Te voilà-t-il pas fier, ô gardeur de planètes, Pour sept ou huit moutons que tu pais dans l'azur! Moi, j'emporte en mon orbe auguste, vaste et pur, Mille sphères de feu dont la moindre a cent lunes. Le sais-tu seulement, larve qui m'importunes? Que me sert de briller auprès de ce néant? L'astre nain ne voit pas même l'astre géant. ALDEBARAN. Sirius dort; je vis! C'est à peine s'il bouge. J'ai trois soleils, l'un blanc, l'autre vert, l'autre rouge; Centre d'un tourbillon de mondes effrénés, Ils tournent, d'une chaîne invisible enchaînés, Si vite, qu'on croit voir passer une flamme ivre, Et que la foudre a dit: Je renonce à les suivre! ARCTURUS. Moi, j'ai quatre soleils tournants, quadruple enfer, Et leurs quatre rayons ne font qu'un seul éclair. LA COMÈTE. Place à l'oiseau comète, effroi des nuits profondes! Je passe. Frissonnez! Chacun de vous, ô mondes, O soleils! n'est pour moi qu'un grain de sénevé! SEPTENTRION. Un bras mystérieux me tient toujours levé; Je suis le chandelier à sept branches du pôle. Comme des fantassins le glaive sur l'épaule, Mes feux veillent au bord du vide où tout finit; Les univers semés du nadir au zénith, Sous tous les équateurs et sous tous les tropiques, Disent entre eux:--On voit la pointe de leurs piques; Ce sont les noirs gardiens du pôle monstrueux.-- L'éther ténébreux, plein de globes tortueux, Ne sait pas qui je suis, et dans la nuit vermeille Il me guette, pendant que moi, clarté, je veille. Il me voit m'avancer, moi l'immense éclaireur, Se dresse, et, frémissant, écoute avec horreur S'il n'entend pas marcher mes chevaux invisibles. Il me jette des noms sauvages et terribles, Et voit en moi la bête errante dans les cieux. Or nous sommes le nord, les lumières, les yeux, Sept yeux vivants, ayant des soleils pour prunelles, Les éternels flambeaux des ombres éternelles. Je suis Septentrion qui sur vous apparaît. Sirius avec tous ses globes ne serait Pas même une étincelle en ma moindre fournaise. Entre deux de mes feux cent mondes sont à l'aise. J'habite sur la nuit les radieux sommets. Les comètes de braise elles-mêmes jamais N'oseraient effleurer des flammes de leurs queues Le chariot roulant dans les profondeurs bleues. Cet astre qui parlait je ne l'aperçois pas. Les étoiles des cieux vont et viennent là-bas, Traînant leurs sphères d'or et leurs lunes fidèles, Et, si je me mettais en marche au milieu d'elles Dans les champs de l'éther à ma splendeur soumis, Ma roue écraserait tous ces soleils fourmis! LE ZODIAQUE. Qu'est-ce donc que ta roue à côté de la mienne? De quelque point du ciel que ta lumière vienne, Elle se heurte à moi qui suis le cabestan De l'abîme, et qui dis aux soleils: Toi, va-t'en! Toi, reviens. C'est ton tour. Toi, sors. Je te renvoie! Car je n'existe pas seulement pour qu'on voie A jamais, dans l'azur farouche et flamboyant, Le Taureau, le Bélier, et le Lion fuyant Devant ce monstrueux chasseur, le Sagittaire, Je plonge un seau profond dans le puits du mystère, Et je suis le rouage énorme d'où descend L'ordre invisible au fond du gouffre éblouissant. Ciel sacré, si des yeux pouvaient avoir entrée Dans ton prodige, et dans l'horreur démesurée, Peut-être, en l'engrenage où je suis, verrait-on, Comme l'Ixion noir d'un divin Phlégéton, Quelque effrayant damné, quelque immense âme en peine, Recommençant sans cesse une ascension vaine, Et pour l'astre qui vient quittant l'astre qui fuit, Monter les échelons sinistres de la nuit! LA VOIE LACTÉE. Millions, millions, et millions d'étoiles! Je suis, dans l'ombre affreuse et sous les sacrés voiles, La splendide forêt des constellations. C'est moi qui suis l'amas des yeux et des rayons, L'épaisseur inouïe et morne des lumières. Encor tout débordant des effluves premières, Mon éclatant abîme est votre source à tous. O les astres d'en bas, je suis si loin de vous Que mon vaste archipel de splendeurs immobiles, Que mon tas de soleils n'est, pour vos yeux débiles, Au fond du ciel, désert lugubre où meurt le bruit, Qu'un peu de cendre rouge éparse dans la nuit! Mais, ô globes rampants et lourds, quelle épouvante Pour qui pénétrerait dans ma lueur vivante, Pour qui verrait de près mon nuage vermeil! Chaque point est un astre et chaque astre un soleil. Autant d'astres, autant d'immensités étranges, Diverses, s'approchant des démons ou des anges, Dont les planètes font autant de nations; Un groupe d'univers, en proie aux passions, Tourne autour de chacun de mes soleils de flammes; Dans chaque humanité sont des cœurs et des âmes, Miroirs profonds ouverts à l'œil universel, Dans chaque cœur l'amour, dans chaque âme le ciel! Tout cela naît, meurt, croît, décroît, se multiplie. La lumière en regorge et l'ombre en est remplie. Dans le gouffre sous moi, de mon aube éblouis, Globes, grains de lumière au loin épanouis, Toi, zodiaque, vous, comètes éperdues, Tremblants, vous traversez les blêmes étendues, Et vos bruits sont pareils à de vagues clairons, Et j'ai plus de soleils que vous de moucherons. Mon immensité vit, radieuse et féconde. J'ignore par moments si le reste du monde, Errant dans quelque coin du morne firmament, Ne s'évanouit pas dans mon rayonnement. LES NÉBULEUSES. A qui parles-tu donc, flocon lointain qui passes? A peine entendons-nous ta voix dans les espaces. Nous ne te distinguons que comme un nimbe obscur Au coin le plus perdu du plus nocturne azur. Laisse-nous luire en paix, nous, blancheurs des ténèbres, Mondes spectres éclos dans les chaos funèbres, N'ayant ni pôle austral ni pôle boréal; Nous, les réalités vivant dans l'idéal, Les univers, d'où sort l'immense essaim des rêves, Dispersés dans l'éther, cet océan sans grèves Dont le flot à son bord n'est jamais revenu; Nous les créations, îles de l'inconnu! L'INFINI. L'être multiple vit dans mon unité sombre. DIEU. Je n'aurais qu'à souffler, et tout serait de l'ombre. NOTES DE LA LÉGENDE DES SIÈCLES NOTES _La Légende des Siècles_, publiée d'abord en deux Séries successives, à dix-huit ans d'intervalle, avec le complément d'un dernier volume, avait pris, dans chaque série, l'humanité à ses commencements. L'œuvre une fois achevée, l'auteur a dû rassembler et refondre en un seul tout les deux séries et les cinq volumes, en unifiant dans cet ensemble l'ordre chronologique, dérangé seulement et varié, comme il convient, par l'ordre philosophique. Il a paru néanmoins intéressant et utile de rappeler quelles ont été la composition et l'ordonnance des trois parties publiées isolément. La reproduction, qui va suivre, des Tables de ces trois parties donnera, pour chaque pièce, la place qu'elle occupe dans le nouvel ensemble, et formera ainsi la Table de concordance. PREMIÈRE SÉRIE 1859 La Première Série, publiée en deux volumes (chez Michel Lévy.--Hetzel), avait ce sous-titre: HISTOIRE.--LES PETITES ÉPOPÉES. TOME PREMIER ÉDITION DÉFINITIVE. Tome. Page. DÉDICACE I 1 PRÉFACE I 3 I D'ÈVE A JÉSUS I. LE SACRE DE LA FEMME I 37 II. LA CONSCIENCE I 47 III. PUISSANCE ÉGALE BONTÉ I 51 IV. LES LIONS I 55 V. LE TEMPLE I 63 VI. BOOZ ENDORMI I 65 VII. DIEU INVISIBLE AU PHILOSOPHE I 71 VIII. PREMIÈRE RENCONTRE DU CHRIST AVEC LE TOMBEAU I 73 II DÉCADENCE DE ROME AU LION D'ANDROCLÈS I 247 III L'ISLAM I. L'AN NEUF DE L'HÉGIRE I 253 II. MAHOMET I 261 III. LE CÈDRE I 263 IV LE CYCLE HÉROIQUE CHRÉTIEN I. LE PARRICIDE I 271 II. LE MARIAGE DE ROLAND I 277 III. AYMERILLOT I 285 IV. BIVAR I 299 V. LE JOUR DES ROIS I 303 V LES CHEVALIERS ERRANTS I. LE PETIT ROI DE GALICE II 43 II. EVIRADNUS II 75 VI LES TRONES D'ORIENT I. ZIM-ZIZIMI II 133 II. 1453 II 151 III. SULTAN MOURAD II 153 TOME II VII L'ITALIE.--RATBERT I. LES CONSEILLERS PROBES ET LIBRES II 207 II. LA DÉFIANCE D'ONFROY II 219 III. LA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICE II 225 VIII SEIZIÈME SIÈCLE.--RENAISSANCE. PAGANISME LE SATYRE III 3 IX LA ROSE DE L'INFANTE LA ROSE DE L'INFANTE III 53 X L'INQUISITION LES RAISONS DU MOMOTOMBO III 65 XI LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER III 71 XII DIX-SEPTIÈME SIÈCLE LES MERCENAIRES LE RÉGIMENT DU BARON MADRUCE III 89 XIII MAINTENANT I. APRÈS LA BATAILLE IV 63 II. LE CRAPAUD IV 165 III. LES PAUVRES GENS IV 149 IV. PAROLES DANS L'ÉPREUVE IV 115 XIV VINGTIÈME SIÈCLE I. PLEINE MER IV 281 II. PLEIN CIEL IV 291 XV HORS DES TEMPS LA TROMPETTE DU JUGEMENT IV 321 NOUVELLE SÉRIE 1877 La Nouvelle Série (deux volumes, chez Calmann Lévy) avait pour toute préface ces trois lignes: Le complément de la _Légende des Siècles_ sera prochainement publié, à moins que la fin de l'auteur n'arrive avant la fin du livre. V. H. Paris, 25 février 1877. TOME PREMIER ÉDITION DÉFINITIVE. Tome. Page. LA VISION D'OU EST SORTI CE LIVRE I 13 I LA TERRE HYMNE I 29 II SUPRÉMATIE SUPRÉMATIE I 79 III ENTRE GÉANTS ET DIEUX LE GÉANT, AUX DIEUX I 89 LES TEMPS PANIQUES I 97 LE TITAN I 103 IV LA VILLE DISPARUE LA VILLE DISPARUE I 125 V APRÈS LES DIEUX, LES ROIS I DE MESA A ATTILA INSCRIPTION I 131 CASSANDRE I 133 LES TROIS CENTS I 137 LE DÉTROIT DE L'EURIPE I 149 LA CHANSON DE SOPHOCLE A SALAMINE I 155 LES BANNIS I 157 AIDE OFFERTE A MAJORIEN, PRÉTENDANT A L'EMPIRE I 161 V APRÈS LES DIEUX, LES ROIS II DE RAMIRE A COSME DE MÉDICIS L'HYDRE I 169 LE ROMANCERO DU CID I 173 LE ROI DE PERSE I 215 LES DEUX MENDIANTS I 217 MONTFAUCON I 219 LES REITRES.--Chanson barbare I 229 LE COMTE FÉLIBIEN I 233 VI ENTRE LIONS ET ROIS QUELQU'UN MET LE HOLA I 241 VII LE CID EXILÉ LE CID EXILÉ I 319 VIII WELF, CASTELLAN D'OSBOR WELF, CASTELLAN D'OSBOR II 26 IX AVERTISSEMENTS ET CHATIMENTS LE TRAVAIL DES CAPTIFS II 177 HOMO DUPLEX II 181 VERSET DU KORAN II 183 L'AIGLE DU CASQUE II 185 X LES SEPT MERVEILLES DU MONDE LES SEPT MERVEILLES DU MONDE I 337 TOME II XI L'ÉPOPÉE DU VER L'ÉPOPÉE DU VER II 3 XII LE POËTE AU VER DE TERRE LE POËTE AU VER DE TERRE II 35 XIII CLARTÉ D'AMES CLARTÉ D'AMES III 41 XIV LES CHUTES FLEUVES ET POËTES III 47 XV LE CYCLE PYRÉNÉEN GAIFFER-JORGE, DUC D'AQUITAINE II 341 MASFERRER II 347 LA PATERNITÉ II 375 XVI LA COMÈTE LA COMÈTE IV 9 XVII CHANGEMENT D'HORIZON CHANGEMENT D'HORIZON IV 3 XVIII LE GROUPE DES IDYLLES LE GROUPE DES IDYLLES III 175 XIX TOUT LE PASSÉ ET TOUT L'AVENIR TOUT LE PASSÉ ET TOUT L'AVENIR III 307 XX Un poëte est un monde enfermé dans un homme IV 21 XXI LE TEMPS PRÉSENT La Vérité, lumière effrayée, astre en fuite IV 51 Tout était vision sous les ténébreux dômes IV 57 JEAN CHOUAN IV 59 LE CIMETIÈRE D'EYLAU IV 67 1851.--CHOIX ENTRE DEUX PASSANTS IV 79 ÉCRIT EN EXIL IV 81 LA COLÈRE DU BRONZE IV 83 FRANCE ET AME IV 93 DÉNONCÉ A CELUI QUI CHASSA LES VENDEURS IV 97 LES ENTERREMENTS CIVILS IV 101 LE PRISONNIER IV 107 APRÈS LES FOURCHES CAUDINES IV 113 XXII L'ÉLÉGIE DES FLÉAUX L'ÉLÉGIE DES FLÉAUX IV 121 XXIII LES PETITS GUERRE CIVILE IV 255 PETIT PAUL IV 259 FONCTION DE L'ENFANT IV 271 QUESTION SOCIALE IV 275 XXIV LA-HAUT LA-HAUT III 169 XXV LES MONTAGNES DÉSINTÉRESSEMENT III 261 XXVI LE TEMPLE LE TEMPLE III 299 XXVII A L'HOMME A L'HOMME III 291 XXVIII ABIME ABIME IV 333 TOME CINQUIÈME ET DERNIER 1883 Le volume complémentaire a été publié chez Calmann Lévy. ÉDITION DÉFINITIVE. Tome. Page. * Je ne me sentais plus vivant; je me retrouve IV 215 I LES GRANDES LOIS Ecoute;--nous vivrons, nous saignerons IV 219 IRE, NON AMBIRE IV 221 Par-dessus le marché je dois être ravi IV 225 Le géant Soleil parle à la naine Étincelle IV 239 II VOIX BASSES DANS LES TÉNÈBRES IV 141 III Je me penchai. J'étais dans le lieu ténébreux III 37 IV MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES III 79 V L'ÉCHAFAUD III 83 VI INFERI INFERI III 115 VII LES QUATRE JOURS DE ELCII LES QUATRE JOURS D'ELCIIS II 293 VIII LES PAYSANS AU BORD DE LA MER LES PAYSANS AU BORD DE LA MER III 215 IX Un homme aux yeux profonds passait III 227 Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles III 231 Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore III 233 LE LAPIDÉ III 235 X LE BEY OUTRAGÉ II 167 XI LA CHANSON DES DOREURS DE PROUES II 169 XII TÉNÈBRES TÉNÈBRES II 155 XIII L'AMOUR Quoi! le libérateur qui par degrés desserre III 243 Regardez-les jouer sur le sable accroupis III 247 Il faut boire et frapper la terre d'un pied libre III 249 EN GRÈCE III 253 XIV RUPTURE AVEC CE QUI AMOINDRIT IV 243 XV LES PAROLES DE MON ONCLE.--La sœur de charité IV 65 XVI VICTORIEUX OU MORT IV 105 XVII LE CERCLE DES TYRANS LIBERTÉ III 123 LES MANGEURS III 141 Archiloque l'atteste, Athènes l'entendit III 127 UN VOLEUR A UN ROI III 133 Qu'est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises III 129 Je marchais au hasard, devant moi, n'importe où III 131 AUX ROIS III 145 XVIII PAROLES DE GÉANT I 93 XIX Quand le Cid fut entré dans le Généralife I 171 XX LA VISION DE DANTE LA VISION DE DANTE IV 175 XXI Dieu fait les questions pour que l'enfant réponde IV 223 XXII OCÉAN OCÉAN III 207 XXIII O Dieu, dont l'œuvre va plus loin que notre rêve IV 317 LE RETOUR DE L'EMPEREUR _Le Retour de l'empereur_ (Delloye, éditeur) a été publié, en 1840, dans une plaquette séparée. LE RETOUR DE L'EMPEREUR IV 27 TABLE DU TOME QUATRIÈME Pages. XLV CHANGEMENT D'HORIZON CHANGEMENT D'HORIZON 3 XLVI LA COMÈTE LA COMÈTE 9 XLVII UN POËTE EST UN MONDE Un poëte est un monde enfermé dans un homme 21 XLVIII LE RETOUR DE L'EMPEREUR LE RETOUR DE L'EMPEREUR 27 LE 15 DÉCEMBRE 1840 47 XLIX LE TEMPS PRÉSENT LA VÉRITÉ 51 Tout était vision sous les ténébreux dômes 57 JEAN CHOUAN 59 APRÈS LA BATAILLE 63 LA SŒUR DE CHARITÉ 65 LE CIMETIÈRE D'EYLAU 67 1851.--CHOIX ENTRE DEUX PASSANTS 79 ÉCRIT EN EXIL 81 LA COLÈRE DU BRONZE 83 FRANCE ET AME 93 DÉNONCÉ A CELUI QUI CHASSA LES VENDEURS DU TEMPLE 97 LES ENTERREMENTS CIVILS 101 VICTORIEUX OU MORT 105 LE PRISONNIER 107 APRÈS LES FOURCHES CAUDINES 113 PAROLES DANS L'ÉPREUVE 115 L L'ÉLÉGIE DES FLÉAUX L'ÉLÉGIE DES FLÉAUX 121 LI LES HOMMES DE PAIX AUX HOMMES DE GUERRE LES HOMMES DE PAIX AUX HOMMES DE GUERRE 141 LII LES PAUVRES GENS LES PAUVRES GENS 149 LIII LE CRAPAUD LE CRAPAUD 165 LIV LA VISION DE DANTE LA VISION DE DANTE 175 LV LES GRANDES LOIS Je ne me sentais plus vivant; je me retrouve 215 Écoute;--nous vivrons, nous saignerons 219 IRE, NON AMBIRE 221 Dieu fait les questions pour que l'enfant réponde 223 Par-dessus le marché je dois être ravi 225 Le géant soleil parle à la naine étincelle 239 LVI RUPTURE AVEC CE QUI AMOINDRIT RUPTURE AVEC CE QUI AMOINDRIT 243 LVII LES PETITS GUERRE CIVILE 255 PETIT PAUL 259 FONCTION DE L'ENFANT 271 QUESTION SOCIALE 275 LVIII VINGTIÈME SIÈCLE PLEINE MER 281 PLEIN CIEL 291 LIX O Dieu, dont l'œuvre va plus loin que notre rêve 317 LX HORS DES TEMPS LA TROMPETTE DU JUGEMENT 321 LXI ABIME ABIME 333 NOTES DE _LA LÉGENDE DES SIÈCLES_ 345 Saint-Denis.--Imp. J. Dardaillon.--4-26. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LÉGENDE DES SIÈCLES TOME IV *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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