Sainte Jeanne de Chantal

By Victor Giraud

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Title: Sainte Jeanne de Chantal

Author: Victor Giraud

Release date: January 24, 2025 [eBook #75198]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion, 1929

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SAINTE JEANNE DE CHANTAL ***






  LES GRANDS CŒURS

  VICTOR GIRAUD

  SAINTE JEANNE
  DE CHANTAL

        «Un cas humain représenté au vif.»
        (AMYOT.)

        «Je vous vois avec votre cœur vigoureux qui aime et qui veut
        puissamment, et je lui en sais bon gré: car ces cœurs à demi
        morts, à quoi sont-ils bons?»
        (Lettre de SAINT FRANÇOIS DE SALES à SAINTE JEANNE DE CHANTAL.)


  E. FLAMMARION, ÉDITEUR




LES GRANDS CŒURS


VOLUMES PARUS:

  RENÉ BAZIN                                                   PIE X
    de l’Académie française.
  MARIE GASQUET                                  SAINTE JEANNE D’ARC
  HENRI GHÉON                                    LE SAINT CURÉ D’ARS
  VICTOR GIRAUD                             SAINTE JEANNE DE CHANTAL
  GEORGES GOYAU                                        SAINT BERNARD
    de l’Académie française.
  HENRI-ROBERT                                             LOUIS XVI
    de l’Académie française.
    --                                                   MALESHERBES
  FRANCIS JAMMES                                           LAVIGERIE
  Mgr JULIEN                                 SAINT FRANÇOIS DE SALES
    Évêque d’Arras. Membre de l’Institut.
  CHARLES LE GOFFIC                               LA TOUR D’AUVERGNE
  M.-D. ROLAND-GOSSELIN, O. P.                              ARISTOTE
  GÉNÉRAL WEYGAND                                            TURENNE
  COLETTE YVER                                          SAINT PIERRE
  RENÉE ZELLER                                            LACORDAIRE

La Collection «Les Grands Cœurs» publiera des ouvrages de Mgr Grente,
évêque du Mans; M. Pierre de Nolhac, de l’Académie française; Duc de la
Force, de l’Académie française; R. P. Sertillanges, de l’Institut; R. P.
Janvier, A. Chérel, René Johannet, Édouard Schneider, José Vincent, etc.




        C’est le propre des grands cœurs de découvrir le principal
        besoin des temps où ils vivent et de s’y consacrer.

        P. Lacordaire.




    Il a été tiré de cet ouvrage:
    dix exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés de 1 à 10,
    et soixante-quinze exemplaires sur papier teinté
    vélin pur fil Lafuma
    numérotés de 11 à 85.




    _Nihil obstat:_
    Lutetiæ Parisiorum
    die XXVI junii anno MCMXXIX
    YVO DE LA BRIÈRE,
    cens. dep.


    _Imprimatur:_
    Lutetiæ Parisiorum
    die 16a novembris 1929
    V. DUPIN,
    v. g.


Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous
les pays.

Copyright 1929, by ERNEST FLAMMARION.




A MA FEMME




CHAPITRE PREMIER

JEUNE FILLE D’AUTREFOIS[1]

  [1] Ce petit livre doit beaucoup à ses devanciers: au volume récent,
    sagace et bien informé de M. le vicomte du Jeu (Perrin), à la
    copieuse biographie classique de Mgr Bougaud (Poussielgue), au livre
    si vivant, si fin et si pénétrant de l’abbé Bremond (Gabalda), aux
    travaux de MM. Henry Bordeaux et F. Strowski (Plon). Et, bien
    entendu, on s’est reporté aux sources proprement dites, à la
    délicieuse Vie de sainte Chantal par sa secrétaire, la mère de
    Chaugy, aux œuvres et aux lettres de la Sainte, à la correspondance
    de saint François de Sales, dans les admirables éditions qu’en ont
    procurées les visitandines du premier monastère d’Annecy.


Elle est née à Dijon, comme saint Bernard et comme Bossuet. Comme eux de
vieille souche bourguignonne, elle est bien de cette race où le sang est
chaud, dru, généreux, où l’ardeur idéaliste s’accompagne toujours d’un
ferme bon sens, d’une forte attache aux réalités de la vie et du sol,
d’un magnifique besoin d’action. Par son père, le président Frémyot,
elle appartient à une famille de parlementaires où le loyalisme
monarchique et catholique est une vivante et constante tradition. Par sa
mère, Marguerite de Berbisey,--les Berbisey se sont alliés à la famille
de saint Bernard,--elle a comme recueilli une parcelle de l’héritage
moral de l’homme étonnant qui fut en son temps le fondé de pouvoirs de
la papauté. «Bon sang ne peut mentir», disait-elle; et ce n’est pas elle
qui eût fait mentir le proverbe.

Comme les Pascal, comme les Bossuet, comme nombre de familles de
l’ancienne France, les Frémyot ont progressivement franchi «l’étape».
Sortis probablement du peuple, ils s’élèvent peu à peu jusqu’aux plus
hautes magistratures provinciales. Le bisaïeul du président Frémyot
était un simple officier de la maison du Téméraire; son grand-père fut
clerc et auditeur des comptes; son père, conseiller au Parlement de
Bourgogne; lui-même fut successivement conseiller maître à la Chambre
des Comptes, avocat général, président à mortier du Parlement, maire de
Dijon. De génération en génération, on le voit, ces Frémyot montent et
se poussent. Leur activité, leur intelligence, leur esprit d’ordre, leur
sens des affaires ont assuré leur fortune, donné l’essor à leurs
légitimes ambitions. Robustes et fervents chrétiens, d’ailleurs, ils
n’entendent pas plaisanterie sur le chapitre de la religion; ils n’ont
aucune complaisance pour les hérétiques. Mme de Chantal pourra dire avec
vérité qu’elle «rendait tous les jours grâces à Dieu de ce que jamais
aucun de sa race, à ce que l’on ait su, n’a été que très bon
catholique». Et c’est elle, sans doute, qui a conté à sa confidente, la
charmante mère de Chaugy, la savoureuse et symbolique anecdote que
voici:

Son grand-père, le conseiller Jean Frémyot, à l’âge de soixante-quinze
ans, «eut révélation du jour et de l’heure de son décès». La veille, il
alla dire adieu à ses parents et amis, «leur disant, avec une sainte
simplicité, qu’il était sur son départ pour aller au voyage éternel».
Mais il était trop faible pour monter sur sa petite mule. Alors, «cette
bête, comme si elle eût connu la nécessité de son maître, étend ses
quatre jambes, s’abaisse jusque quasi à toucher la terre avec son
ventre, et demeure dans cette posture jusqu’à ce que ce bon vieillard
fût bien agencé sur sa selle, que tout doucement elle se releva tirant
ses pieds l’un après l’autre, et au retour de ce petit voyage, elle se
mit dans la même posture pour laisser descendre commodément son bon
maître.» Celui-ci, rentré chez lui, se mit au lit, passa la nuit en
prières, et, le matin venu, après s’être confessé, avoir communié, reçu
l’extrême-onction, se fit dire une messe qu’il entendit pieusement de
son lit. Au moment où le prêtre levait le calice, il expira comme il
l’avait prédit, «disant, en latin, ce verset de David: _Quando
consolaberis me?_ O Dieu! quand me consolerez-vous?»

Plus anciennement connus que les Frémyot, les Berbisey se sont élevés
comme eux aux premières charges du Parlement de Bourgogne. Là aussi les
traditions de foi et de vertus chrétiennes sont restées très vivaces. De
Marguerite de Berbisey, la mère de sainte Chantal, morte au bout de
quatre ans de mariage, nous ne savons qu’une chose, c’est qu’elle fut
«regrettée de tous et surtout des pauvres, qui l’accompagnèrent à sa
dernière demeure, en pleurant et en l’appelant tout haut leur
bienfaitrice».

Resté veuf à trente-six ans avec deux filles et un fils en bas âge,
Bénigne Frémyot partagea son temps entre ses occupations
professionnelles et l’éducation de ses enfants. Sa plus jeune sœur,
veuve, elle aussi, vint habiter avec lui et tenir sa maison. Ce foyer
ainsi reconstitué ne paraît pas avoir été trop austère. Dans ce pays de
vie plantureuse et facile on n’est pas très morose, et le monde
parlementaire en particulier a presque toujours su fort bien concilier
la gravité des idées et des mœurs avec les libres agréments de la vie
sociale.

Le président Frémyot n’aimait pas les protestants, et dès sa jeunesse il
ne perdait pas une occasion de combattre leur influence. Soir et matin,
il réunissait ses enfants et, dans des entretiens familiers, il veillait
à leur instruction religieuse, les mettant en garde contre l’hérésie,
réchauffant et entretenant leur foi dans la véritable Église. Ces leçons
n’ont point été perdues.

C’était une haute et forte personnalité que celle du président Frémyot.
La netteté de son esprit, la droiture de son jugement, l’élévation et
l’énergie de son caractère s’étaient de bonne heure imposées à tous ses
collègues, et telle était son autorité, comme avocat général, que la
cour ne manquait jamais de se rallier à ses conclusions. Il est à
croire qu’il approuva vigoureusement la généreuse attitude du
lieutenant-général de la province, Léonor de Chabot-Charny qui, sous
l’influence de Pierre Jeannin, avocat-conseil de la ville, au moment de
la Saint-Barthélemy, refusa d’exécuter les ordres sanguinaires qu’il
avait reçus. Bien que l’heureuse ville de Dijon, derrière ses fortes
murailles, fût à l’abri des coups de main, le zèle catholique et le
patriotisme de Bénigne Frémyot s’attristaient des maux sans nombre que
les funestes guerres religieuses déchaînaient sur tout le pays. Les
bandes de Coligny, surtout leurs alliés, les reîtres et lansquenets
venus d’Allemagne, à plus d’une reprise parcourent la Bourgogne,
pillant, brûlant, violant, massacrant, en dignes successeurs des hordes
d’Attila. Partout des scènes de meurtre et de désolation: les hommes se
jetant à l’eau ou sautant par-dessus les murs, les femmes «se sauvant
toutes nues en chemise par les chemins avec leurs petits enfants»; plus
de quatre cents villages brûlés en 1569; nouvelle invasion dévastatrice
en 1576: il semblait que ces effroyables misères ne dussent jamais
prendre fin.

Vingt ans encore les guerres civiles vont déchirer la France. Sous
l’impopulaire Henri III, la Bourgogne, longtemps fidèle à son roi,
adhère bruyamment à la Ligue: en 1588, le Parlement enregistre
solennellement l’édit. Persécuté, honni pour son obstiné loyalisme, M.
Frémyot se retire à Flavigny avec les rares parlementaires,--un Bossuet,
note l’abbé Bremond, était du nombre,--auxquels il a fait partager ses
convictions; et là, muni des pleins pouvoirs du roi, il oppose un
Parlement légal au Parlement rebelle. Menacé par les ligueurs de
recevoir «dedans un sac» la tête de son fils, leur prisonnier, il
adresse au lieutenant-général une lettre très digne sans raideur et très
ferme, empreinte du plus noble stoïcisme, et qu’on nous a heureusement
conservée: «Ni les tourments que l’on pourrait me donner, y disait-il,
ni ceux que l’on fera à mon fils, que je sentirai plus que les miens, ne
me pourraient ébranler à faire chose contre mon honneur et le devoir
d’un homme de bien. J’aime mieux mourir tôt, ayant la réputation
entière, que vivre longuement sans réputation.» Ce langage cornélien dut
toucher le lieutenant-général: les ligueurs se contentèrent d’une «très
grosse rançon».

Henri III meurt assassiné: le roi légitime est un huguenot. Grave crise
de conscience pour le président Frémyot: «en une nuit, il devint tout
blanc du côté sur lequel il s’était couché». Mais son parti est pris: il
n’abjurera pas sa foi monarchique. A Flavigny, à Semur, il organise la
résistance à la Ligue: il paie de ses deniers les soldats du roi de
France, lui recrute partout des partisans, leur fait prêter serment, «à
la condition qu’il se ferait catholique», sacrifiant tout, son temps, sa
santé, sa situation, sa fortune, à la cause qu’il avait embrassée.
Quand, le 20 juin 1595, Henri IV, converti, sacré roi de France,
vainqueur des Espagnols à Fontaine-Française et rentré dans sa bonne
ville de Dijon enfin soumise, se fit présenter le petit parlement de
Semur qu’il avait immédiatement convoqué, ce dut être pour M. Frémyot
une grande joie. Il n’abusa pas de sa victoire. Henri IV lui «départit
ses caresses royales avec profusion» et voulut faire de ce juste un
premier Président: il refusa et se fit accorder simplement la grâce d’un
de ses plus mortels ennemis que le roi allait envoyer au supplice.
«Sire, lui déclara-t-il un jour, je vous confesse que si Votre Majesté
n’eût crié de bon cœur: Vive l’Église romaine! je n’aurais jamais crié:
Vive le roi Henri IV!» Henri IV, qui aimait cette chrétienne franchise,
eût été heureux d’avoir sous la main à Paris le président Frémyot.
Celui-ci ne voulut pas quitter Dijon. Son expérience de la vie et des
hommes, tous les deuils qui l’avaient accablé l’avaient sans doute
détaché du monde: il voulait se faire prêtre; il ne le put, ayant été
marié deux fois, et la seconde avec une veuve. Redevenu très populaire,
comblé de faveurs et de bénéfices par le roi, nommé par le Parlement,
puis confirmé par le peuple, maire de Dijon, il fut, quinze années
durant, dans sa province natale, l’un de ceux qui, par leur zèle et leur
dévouement, collaborèrent le plus activement à l’œuvre réparatrice que
l’autorité royale avait entreprise.

De ce grand chrétien, de ce père héroïque et sage qu’elle aimait et
respectait profondément, Jeanne de Chantal sera la digne fille. Elle
avait une sœur aînée, Marguerite, d’un an plus âgée qu’elle, et un frère
cadet, André, plus tard archevêque de Bourges, dont la naissance coûta
la vie à sa mère. Elle était née le 23 janvier 1572,--l’année de la
Saint-Barthélemy,--tout près du Palais, dans le vaste hôtel, aujourd’hui
détruit, des Frémyot. Elle fut baptisée le jour même et appelée Jeanne,
du nom de saint Jean l’Aumônier, dont c’était la fête. L’éducation à la
fois virile et tendre qu’elle reçut de son père et de sa tante suppléa,
dans la mesure du possible, à l’absence d’une direction maternelle, et
il en fut pour elle, nous dit-on, «non guère moins que si elle eût été
au sein de sa défunte mère». C’était une enfant vive et pieuse, et les
mots d’enfant qu’on nous cite d’elle nous donnent à croire qu’elle avait
de bonne heure hérité du peu de sympathie de son père pour les
protestants. Il ne semble pas qu’on ait beaucoup poussé son instruction:
son intelligence, ses lectures, ses observations personnelles feront le
reste. «Elle apprenait, nous dit la mère de Chaugy, avec une grande
souplesse et vivacité d’esprit tout ce qu’on lui enseignait, et on
l’instruisait de tout ce qui est convenable à une demoiselle de sa
condition et de son bon esprit: à lire, écrire, danser, sonner des
instruments, chanter en musique, faire des ouvrages, etc., etc.»

Et, bien entendu, dans ce milieu très profondément religieux, on
cultivait et on encourageait ses précoces dispositions à la piété. Elle
avait une dévotion toute particulière pour la Vierge, «se nommant
elle-même son enfant». Elle pleurait à la vue d’un malheureux. «Si je
n’aimais pas les pauvres, disait-elle, il me semble que je n’aimerais
plus le bon Dieu.» Et de sa confirmation date un désir «qui ne la quitte
plus, de faire de grandes choses pour Dieu, et même de souffrir le
martyre».

N’allons pas croire, cependant, que d’austères pensées de cloître
hantaient déjà cette vive jeunesse. Dans ces vieilles familles
bourguignonnes de magistrats humanistes et bons vivants on savait
concilier les devoirs et les plaisirs, Dieu et le monde. Un mot, un
simple mot de la mère de Chantal nous ouvre à cet égard les plus
aimables perspectives. «Moi, dit-elle, _qui ai été fille à toute folie_,
quand je donnais aux étourneaux que je nourrissais un petit morceau de
sucre, je me faisais suivre en haut et en bas, partout où je voulais.»
Je la vois, pleine de vie, de santé et de bonne humeur, jolie d’ailleurs
et le sachant peut-être, rieuse et même un peu espiègle, aimant toutes
les belles et bonnes choses de la nature et de la vie, délicieusement
primesautière, charmante en un mot et «traînant tous les cœurs après
soi»: car j’imagine que ce n’étaient pas les seuls étourneaux qui la
suivaient «en haut et en bas, partout où elle voulait». Et elle me fait
un peu songer à Jacqueline Pascal enfant.

En 1587, sa sœur aînée, Marguerite, épousait, à seize ans, Jean-Jacques
de Neuchaize, seigneur des Francs, âgé de quarante. Les Neuchaize
étaient de bons gentilshommes du Poitou, apparentés aux Saulx-Tavanes,
une des plus grandes familles de Bourgogne: par ce brillant mariage, les
Frémyot gravissaient un nouvel échelon de la hiérarchie sociale. Le
jeune ménage retourna peu après en Poitou, emmenant Jeanne, qui devait
s’entendre à merveille avec sa sœur et qui, probablement, son père étant
sur le point de se remarier, ne se souciait guère de rester seule avec
une belle-mère. M. Frémyot «souhaitait fort de la garder auprès de soi»,
mais «il s’en dépouilla néanmoins pour le contentement de sa fille
aînée». Peut-être aussi, songeant à son prochain remariage, aux troubles
croissants qui menaçaient de désoler la Bourgogne, jugeait-il plus sage
et plus prudent d’éloigner quelque temps la jeune fille. Cet éloignement
devait durer cinq ans.

Chez le baron des Francs servait «une vieille demoiselle», une
gouvernante sans doute, un peu sorcière, à ce qu’il paraît, et qui
«n’oublia rien pour flétrir par ses artifices cette belle fleur
croissante». Jeanne, sauvegardée par sa piété, sut se dérober à toutes
ces manœuvres corruptrices, et elle finit par obtenir de son beau-frère
qu’il congédiât «cette mauvaise créature». M. des Francs aurait voulu
marier sa jeune belle-sœur dont le sérieux et la grâce avenante
séduisaient tout le monde. Elle repoussa deux demandes de mariage en
apparence très avantageuses, l’une avec un gentilhomme huguenot qui
d’abord avait essayé de donner le change sur ses opinions, mais dont
elle devina les véritables sentiments, l’autre avec un aventurier qui
avait fort habilement réussi à en imposer à toute sorte de gens, mais
contre lequel un sûr instinct l’avait bien vite mise en garde.

Le Poitou n’avait pas été épargné par la fureur iconoclaste des
protestants. Partout des monastères, des églises, des chapelles ruinées,
profanées ou brûlées. La ferveur religieuse de Jeanne s’attristait
profondément à la vue de toutes ces ruines, dont, sa vie durant, elle
garda le vivace et douloureux souvenir. «Elle avait, disait-elle
souvent, un tel regret de voir ces églises en ce piteux état, qu’elle ne
pouvait s’empêcher de pleurer en les voyant et que _parfois elle n’osait
ôter son masque_, parce que l’on connaissait qu’elle avait pleuré; et
l’on faisait des enquêtes, quel mécontentement elle pouvait avoir chez
Monsieur son beau-frère.» Bien qu’elle ne se dérobât pas au monde, à
«toutes les honnêtes libertés et divertissements permis aux demoiselles
de sa condition», il semble, à en juger par un portrait que nous avons
d’elle, qu’elle ait scrupuleusement évité dans sa mise les excentricités
provocantes des modes d’alors: la modestie et la simplicité de ses
toilettes rehaussaient encore le charme original et très prenant de
toute sa personne.

Jeanne allait avoir vingt ans. A Semur, où il bataillait contre les
ligueurs, M. Frémyot devait trouver son foyer bien désert: sa seconde
femme était morte en donnant le jour à un fils qui ne vécut pas; son
fils André poursuivait à Paris ses études. Profitant de l’interruption
des opérations militaires, il fit revenir auprès de lui sa seconde
fille. Les deux sœurs eurent quelque peine à se quitter, au témoignage
de la mère de Chaugy. «Elles se séparèrent, nous dit cette dernière,
avec de grands ressentiments, ayant vécu ensemble dans une si grande
union et bonne intelligence, qu’elles n’avaient jamais eu une parole de
travers ni de conteste; aussi notre bienheureuse Mère la regardant comme
sa sœur aînée, lui obéissait ainsi qu’elle eût fait à sa propre mère.»
Peut-être s’entendait-elle moins bien avec son beau-frère, dont les vues
ne concordaient pas toujours avec les siennes.

De retour en Bourgogne, «elle fut beaucoup recherchée en mariage». Il ne
semble pas qu’elle ait alors songé à se faire religieuse; mais, si l’on
en croit le décret de canonisation, elle n’avait point la vocation
conjugale et elle aurait voulu rester fille. En ce temps-là, on ne se
préoccupait guère de consulter les enfants sur leurs goûts personnels.
Le président Frémyot avait en vue, pour sa fille, un parti fort
brillant. Il avait distingué un jeune gentilhomme, le baron Christophe
de Rabutin-Chantal, et l’avait fait nommer capitaine de la garnison de
Semur. C’était le fils d’un vieux soldat des armées royales, le baron
Guy de Chantal, dont la vie accidentée et romanesque avait été traversée
de tragiques aventures. La famille des Rabutin était très ancienne. Par
sa mère, le baron Christophe était le dernier descendant de la famille
de saint Bernard. Il était aimable, fin, poète à ses heures, très doux
et fort séduisant; très brave avec cela; il était sorti victorieux de
dix-huit duels, mais sans avoir, dit Bussy, «jamais tué personne». Le
portrait qu’on croit avoir de lui au musée de Versailles évoque l’image
d’un charmant et beau cavalier. Le choix du président Frémyot était
heureux, et Jeanne n’eut pas beaucoup de peine à s’abandonner à la
volonté paternelle. Elle aima de tout son jeune cœur «ce brave seigneur»
qui lui rendait pleinement sa tendresse. Elle était, dit un manuscrit,
«d’une taille au-dessus de la médiocre. Ses yeux étaient noirs et vifs,
le teint uni et fort blanc. Elle avait les lèvres vermeilles et le
sourire charmant; la physionomie majestueuse tempérée par un grand air
de douceur.» «Elle était, écrit de son côté la mère de Chaugy, de riche
taille, d’un port généreux et majestueux, sa face ornée de grâces, et
d’une beauté naturelle fort attrayante, sans artifice et sans mollesse;
son humeur vive et gaie, son esprit clair, prompt et net, son jugement
solide; il n’y avait rien en elle de changeant ni de léger. Bref, elle
était telle qu’on la surnomma la Dame parfaite; et ce fut avec regret
universel qu’on la vit sortir de Dijon [ou plutôt de Semur] pour aller
demeurer à Bourbilly, qui est le château où résidait d’ordinaire le
baron de Chantal.» En un mot, la solidité dans la grâce: comment
Chantal, même s’il avait été, comme le prétend Bussy, «fort galant» dans
sa prime jeunesse, n’aurait-il pas été le plus épris des maris?

Le mariage,--«l’un des plus accomplis qui aient été vus»,--fut célébré
dans la chapelle de Bourbilly, le 28 décembre 1592. En des temps moins
troublés, il l’eût été sans doute à Dijon, au milieu d’une nombreuse
assistance. Seuls les Neuchaize et quelques parents et amis y
assistaient. Se marier en pleine guerre civile, c’était un bel acte de
foi dans l’avenir, mais on était brave chez les Frémyot, comme chez les
Chantal, et dans ce généreux pays de Bourgogne on ignorait la peur de
vivre.




CHAPITRE II

LA CHATELAINE DE BOURBILLY


A quelques kilomètres de Semur, dans un verdoyant vallon que traverse
une petite rivière, le Senain, s’élevait le vieux château de Bourbilly,
vaste masse carrée flanquée de tours, défendue par de hautes murailles,
entourée de fossés, et à laquelle on accédait par un pont-levis. Des
salles immenses et glaciales, que chauffaient de hautes cheminées
sculptées, et où s’étalait à profusion l’écusson des Rabutin. C’est là
que la jeune baronne est appelée à vivre. Le domaine était riche, et Mme
de Sévigné l’estimera plus tard cent mille écus; mais le malheur des
temps, l’incurie des Rabutin qui «brûlaient la chandelle par les deux
bouts», l’un à Monthelon, l’autre à Bourbilly, avaient fort compromis
«les affaires de la maison». En mariant son fils à la riche héritière
des Frémyot, le vieux baron Guy, spéculant sans doute sur le goût du
président pour la noblesse, avait surtout voulu les rétablir. Le baron
Christophe avouait 8.000 écus de dettes: il en avait 15.000. C’était
presque toute la dot de Jeanne.

Celle-ci ne s’était point mariée pour prendre sur elle «tout le soin de
sa maison». Elle était jeune, aimable et aimée, un peu insouciante
peut-être, et, comme il était naturel, elle aurait voulu jouir un peu de
sa jeunesse et de la vie. L’administration d’une maison «où il n’y avait
pas peu de besogne» n’était point son fait. «_Elle y eut une extrême
répugnance_, car elle n’avait jamais su ce que c’était que soucis, sinon
par ouï-dire; et _il lui fâchait extrêmement de sacrifier sa liberté
innocente_ aux tracas embarrassants du soin d’un ménage.» Mais on ne
résiste pas aux tendres et sages exhortations d’un mari dont on veut
mériter la confiance. Christophe de Chantal allégua l’exemple de sa
propre mère. C’était une sainte femme, ménagère accomplie, qui avait dû
avoir quelque mérite à vivre en bonne intelligence avec son violent et
capricieux mari: l’héroïsme chrétien avec lequel elle avait supporté et
longtemps dissimulé les atroces douleurs d’un cancer au sein semble un
chapitre de la vie des martyrs. La jeune femme était une âme de la même
famille. Elle «fut si touchée du récit de la vertu de cette belle-mère,
que, dans le regret de n’avoir pas joui de sa conduite et de sa douce
présence, elle se résolut, dès ce jour-là même, de se rendre son
imitatrice, et, sans plus disputer, se chargea des affaires et des soins
de la maison».

Et avec cette générosité, cette fermeté de décision qui la
caractérisent, elle se met aussitôt à l’œuvre, «ceignant ses reins de
force et fortifiant son bras». Tous les matins elle fait dire la messe à
la chapelle du château, et, le dimanche, pour l’édification du
voisinage, elle se rend à la paroisse, bien qu’elle soit éloignée d’une
demi-lieue: elle veille à ce que tous les gens de sa maison assistent,
autant que possible, à l’office matinal; la prière du matin et du soir
est faite en commun; elle-même se charge des instructions pour les
domestiques. Elle proscrit ou brûle tous les «mauvais livres» qu’elle a
trouvés à Bourbilly, et fait sa lecture habituelle de la _Vie des
Saints_ ou des _Annales de France_. Levée tous les jours de grand matin,
elle a vaqué aux soins du ménage, donné ses ordres, envoyé ses gens au
travail quand se lève M. de Chantal «qui aime fort à dormir la grasse
matinée». Elle a l’œil à tout, visite à cheval les fermes les plus
éloignées, dirige et surveille tout, travaux et serviteurs, se fait
rendre des comptes minutieux, prêchant d’exemple, jamais inactive, à
l’ordinaire cousant ou filant parmi ses domestiques, toujours vêtue de
laine, sauf quand quelque visite ou réception lui donnait l’occasion de
revêtir ses beaux atours de jeune mariée. Au bout de quelque temps de ce
régime, les créanciers étaient payés, le domaine avait repris son
ancienne valeur, et la ruche laborieuse redevenait la belle ruche
d’autrefois, féconde en miel et en bonnes œuvres.

Cette exemplaire vertu chrétienne n’était point une vertu morose. On
recevait, on chassait à Bourbilly. La jeune châtelaine savait se faire
obéir, mais elle savait encore mieux se faire aimer. «Elle n’était point
crieuse, ni maussade parmi ses domestiques»: en dix-huit ans, «elle n’a
presque point changé de serviteurs ni de servantes, excepté deux qu’elle
congédia pour ne les pouvoir faire amender». Il n’est pas vrai, comme on
se l’imagine dans nos fausses démocraties, que les humbles n’aiment
point l’autorité. Le peuple aime à être bien commandé; il déteste
l’anarchie et le caprice; il n’a que du mépris pour ceux qui flattent
ses bas instincts; il est tout naturellement l’ami d’une règle
intelligente et qui se tempère de bonté. Comme tous ceux qui ont l’âme
d’un vrai chef, Jeanne de Chantal savait, par sa fermeté, sa netteté
d’esprit et sa douceur, se concilier les volontés les plus rebelles. On
l’aimait pour son entrain, sa gaîté, sa haute raison souriante et bonne.
Rien en elle de compassé, de figé, de tendu. Elle n’avait point, avec
l’âge, dépouillé sa grâce mutine d’enfant espiègle «à toute folie», et
son profond sentiment du devoir s’accommodait fort bien des vifs élans
d’une verve malicieuse et parfois bien ingénieusement spirituelle.
Écoutez-la longtemps après conter à ses religieuses, avec un sourire
encore amusé, comment elle s’y prenait pour faire lever M. de Chantal:
«Lorsqu’il commençait d’être tard, et que j’étais revenue dans la
chambre, y faisant assez de bruit pour l’éveiller, afin qu’on dît la
messe à la chapelle pour faire après les affaires qui restaient,
l’impatience me venait. J’allais tirer les rideaux du lit en lui criant
qu’il était tard, qu’il se levât, que le chapelain allait commencer la
messe; enfin, je prenais une bougie allumée et la lui mettais sous les
yeux et le tourmentais tant qu’enfin je le faisais quitter son sommeil
et sortir du lit.»

Une autre fois, en l’absence de son mari, elle reçoit la visite d’un ami
de ce dernier, qui depuis longtemps lui faisait la cour. Le soir arrive;
l’ami ne s’en va pas et pousse sa pointe. Sans s’effaroucher, la fine
baronne s’excuse de ne pouvoir lui tenir compagnie; elle lui dit «qu’il
fallait qu’elle allât pour quelque affaire chez une demoiselle sa
voisine, qu’elle laissait des gens au logis pour le servir ce soir-là et
là-dessus monte à cheval pour aller coucher ailleurs». Grande confusion
du galant qui repart aussitôt.--La voyez-vous, à ce souvenir, rire
encore sous cape? Je vous dis qu’il y avait en Jeanne de Chantal quelque
chose de l’Elmire de Molière. Il n’y a qu’une Française pour être ainsi
vertueuse, avec tant d’esprit, de finesse et d’à propos.

Dans cette vie si active et si remplie, les grands devoirs chrétiens de
la charité occupent une place privilégiée. Je ne sais rien de plus
touchant que l’amour de Mme de Chantal pour les pauvres, sa sollicitude
toute maternelle pour les souffrants et les déshérités de la vie. Elle
est vraiment la providence de ce coin de terre où Dieu l’a appelée à
vivre. Visites multipliées aux malades, soins donnés à tous ceux qui
souffrent, soins minutieux et qui ne craignent pas de descendre aux plus
répugnants détails, aumônes, distribution de vivres et de remèdes, et
ces mille prévenances délicates, ces paroles gracieuses et
compatissantes, ces jolis gestes de l’âme qui sont un don de toute la
personne, et qui, plus que tout le reste, vont au cœur des humbles, la
châtelaine de Bourbilly se dépense sans compter pour soulager les
misères autour d’elle. «Il y avait plaisir, disait-on, à être malade,
pour avoir les visites de la sainte baronne.» Un soir, on l’appelle
auprès d’une femme en couches, dont l’état semble désespéré. Elle
accourt, passe une partie de la nuit auprès de la malade, à laquelle
elle prodigue ses soins. Enfin, elle consent à se retirer pour prendre
un peu de repos. Peu après son départ, un mieux sensible se produit, et
l’accouchement a lieu comme par miracle. Transporté de joie, le père, en
sortant, aperçoit par terre, à sa porte, à genoux et en prières, la
baronne qu’on croyait partie.

En ces temps de guerres civiles, la misère était grande dans les
campagnes françaises. Il suffisait d’un hiver rigoureux, d’une mauvaise
récolte pour plonger dans la désolation toute une province. En ces
occurrences la charité de Mme de Chantal opérait des prodiges. Dans une
grande chambre du château où elle avait fait dresser des lits, elle
recueillait les malades, les jeunes mères avec leurs nouveau-nés. A
leurs familles, aux pauvres honteux elle faisait porter secrètement du
pain tous les jours. Elle faisait construire un très vaste «four des
pauvres» qu’on chauffait quatre fois par semaine. Chaque jour, à tous
ceux qui se présentaient, elle distribuait elle-même du potage et du
pain, remplissant les écuelles, puisant dans les corbeilles, renvoyant
chacun avec une bonne parole. De six ou sept lieues à la ronde, les
pauvres accouraient. On les faisait entrer par une porte et sortir par
l’autre. Souvent quelques-uns, leur aumône reçue, faisaient le tour du
château, puis revenaient. Elle s’en apercevait, souriait sans doute,
mais ne disait rien, songeant qu’elle était elle aussi une mendiante
spirituelle, et que Dieu ne la repoussait pas. A deux reprises, la
provision de grains étant sur le point d’être épuisée, «elle se confia à
Dieu, lequel pourvut à son besoin, et la farine de froment et le peu de
seigle furent multipliés six mois durant que la famine continua». Mais
elle, par humilité, déclarait «qu’elle avait toujours attribué cette
grâce à la grande vertu et dévotion d’une sienne servante, nommée dame
Jeanne, aux prières de laquelle elle se confiait grandement».

La vraie charité chrétienne ne va pas sans une extrême indulgence à
l’égard des faiblesses humaines. Mme de Chantal s’ingéniait de mille
manières à tempérer les sévérités de son mari et presque toujours elle
obtenait gain de cause: «Si je suis trop prompt, lui disait-il, vous
êtes trop charitable.» Elle faisait sortir la nuit de leur humide prison
les paysans que le baron y avait fait enfermer, et les envoyait coucher
dans un lit; «et le lendemain, de grand matin, pour ne pas déplaire à
son mari, elle remettait le prisonnier dans la prison, et en allant
donner le bonjour à M. de Chantal, elle lui demandait si aimablement
congé d’ouvrir à ces pauvres gens, et les mettre en liberté, que quasi
toujours elle l’obtenait.» Toujours un peu de malice et d’espièglerie
mêlées à la plus active bonté.

Les deux époux avaient l’un pour l’autre la plus vive, la plus confiante
tendresse. Mme de Chantal s’est reproché plus tard, d’«oublier ses
dévotions» quand son mari était auprès d’elle, et de «faire quasi
aboutir toutes ses pensées et ses prières pour la conservation et retour
de M. de Chantal». Peut-être y a-t-il là quelque excès de scrupule
rétrospectif. Il semble bien que, durant tout le temps de son mariage,
avec ce parfait équilibre d’âme qu’elle portait en toutes choses, elle
ait su fort bien concilier ses devoirs de très pieuse chrétienne et ses
devoirs d’épouse, de maîtresse de maison et même de femme du monde, et
qu’elle n’ait pas eu à souffrir d’une sorte de conflit intérieur. Mais
il paraît certain aussi que, quand Chantal était absent, il se faisait
en elle comme une grande recrudescence de piété. «Dès que je ne voyais
pas M. de Chantal, disait-elle, je sentais en mon cœur de grands
attraits d’être toute à Dieu.» Et le malicieux Bussy écrit de son côté:
«Quand M. de Chantal était à l’armée ou à la cour, elle donnait tout à
Dieu; quand il retournait auprès d’elle, elle se donnait toute à lui.»

Le baron Christophe était souvent absent. A peine marié depuis trois
mois, il avait dû reprendre son service auprès du roi Henri et partager
sa vie guerrière. Quand le roi entra à Dijon, il faisait partie de son
escorte. Quelques jours après, au combat de Fontaine-Française, sa très
brillante conduite lui valut les chaudes félicitations d’Henri IV. Il
avait été blessé, mais fut vite rétabli, et il assista, sans doute avec
sa femme, à la triomphale entrée du Béarnais victorieux dans la vieille
cité bourguignonne et à l’émouvante réception du président Frémyot. Une
belle carrière s’ouvrait devant lui. Il la suivit quelque temps,
peut-être avec l’espoir de conquérir le bâton de maréchal. Mais en 1600,
pour des raisons restées obscures, il prend le parti de se retirer
définitivement dans son château de Bourbilly. Comme il était poète, il
fit «une chanson d’adieu aux dames de la cour». La mère de Chaugy qui
l’a vue nous assure qu’«il protestait au dernier couplet que la seule
pensée des vertus de sa chère moitié gravait dans son âme le mépris des
vanités et grandeurs de la cour». Peut-être «les tendresses
extraordinaires» qu’il avait pour sa femme et une préoccupation
religieuse croissante suffisent-elles à expliquer cette retraite
prématurée qui dut profondément réjouir Mme de Chantal, toujours
tremblante pour la vie d’un époux très cher. Elle ne se doutait pas des
tristesses qui allaient suivre.

Si heureuse qu’elle eût été d’ailleurs, la douleur ne lui était point
chose étrangère. Peu après son mariage, elle avait perdu presque
subitement sa sœur Marguerite qu’elle aimait tendrement, et dont le
mari, grièvement blessé à Fontaine-Française, ne tarda pas à la suivre.
Ses deux premiers enfants moururent en bas âge, et quand on la connaît
un peu, on n’a pas de peine à imaginer son profond chagrin. Quatre
autres enfants, un fils et trois filles, lui naquirent, et ses joies
maternelles furent une diversion aux soucis que lui causaient les
fréquents départs de son mari. Quand celui-ci lui revint, à l’automne de
l’année 1600, il était fort malade: il passa cinq ou six mois au lit ou
à la chambre. Éplorée, inquiète et faisant pourtant bon visage, sa femme
lui prodigua les soins les plus tendres. «Elle passait, nous dit Bussy,
les jours au chevet de son lit et les nuits à la chapelle.» Des pensées
funèbres se présentaient souvent à l’esprit du malade. «Il voulait
qu’ils se fissent une promesse réciproque, que le premier libre par la
mort de l’autre consacrât le reste de ses jours au service de Dieu.»
Mais elle «ne pouvait ouïr parler de division, et détournait ce propos
de mort, dès qu’il était entamé.»

Enfin, ce terrible hiver de famine et de maladie passé, M. de Chantal se
rétablit à vue d’œil. La vie ordinaire de réunions et de chasses
reprenait son cours. La baronne, heureuse d’avoir son mari tout à elle,
revenait à la joie: un quatrième enfant, une fille, lui était née. Elle
était encore au lit, n’étant accouchée que depuis quinze jours, quand on
lui annonce que, dans un accident de chasse, son mari a été blessé à la
cuisse. «Ah! dit-elle, on me dore la pilule.» Elle se lève
précipitamment, et accourt auprès du blessé. «Ma mie, lui dit-il,
l’arrêt du ciel est juste; il le faut aimer, il faut mourir.--Non, non,
dit-elle, il faut chercher guérison.--Ce sera en vain», dit le malade.
_Elle voulut dire quelques paroles sur l’imprudence de celui qui avait
fait ce funeste coup_: «Ah! lui dit le malade! honorons la céleste
Providence, regardons ce coup de plus haut!» Et il se confesse, rappelle
au sentiment du devoir chrétien l’imprudent qui, désespéré, voulait se
tuer, et auquel il pardonne généreusement, réconfortant sa femme,
l’exhortant au pardon et à la résignation. La douleur de la malheureuse
baronne était si grande «qu’elle ne put jamais faire venir son cœur
jusqu’à prononcer le _oui_ de cette résignation, mais se dérobait de la
chambre du malade, et allait crier tout haut en certain lieu écarté:
«Seigneur, prenez tout ce que j’ai au monde, parents, biens et enfants,
mais laissez-moi ce cher époux que vous m’avez donné.» Tout fut inutile:
la blessure était grave; elle fut peut-être mal soignée par des médecins
que troublaient et intimidaient les objurgations passionnées de Mme de
Chantal. La plaie s’infecta et au bout de huit jours, le baron
Christophe mourait, «avec une fermeté, dit Bussy, et une résignation aux
volontés de Dieu dignes du mari d’une sainte». Il avait trente-cinq ans:
il n’avait été marié que huit ans.




CHAPITRE III

UNE VEUVE CHRÉTIENNE


Le désespoir de la pauvre veuve fut terrible. Elle avait vingt-huit ans;
elle avait été parfaitement heureuse, et elle aimait de toute son âme
ardente et profonde ce charmant, ce délicieux mari qu’avait été Chantal.
«Elle rendit, nous dit-on, les devoirs funèbres à son cher défunt avec
beaucoup d’honneur et de courage, mais avec des déluges de larmes
incomparables.» Elle dut aller jusqu’au fond de cet abîme de douleur qui
est la réalité tragique de la sombre destinée humaine. «Elle passait,
écrit Bussy, les nuits à genoux à prier et à pleurer, de sorte qu’on fut
obligé de veiller pour la faire au moins tenir au lit.» Au bout de trois
ou quatre mois, «elle était devenue comme un squelette», et l’on
commençait à craindre pour sa vie.

Elle était dans un état de trouble profond. En la frappant, Dieu lui
avait fait violemment sentir tout le «néant de cette vie» et lui avait
inspiré, ou plutôt avait réveillé en elle le désir, déjà ancien, de se
consacrer toute à lui. Elle fait vœu de chasteté, et d’abord se contente
de «vivre chrétiennement dans sa viduité en élevant vertueusement ses
enfants». Mais bientôt elle est en proie à des tentations si
violentes,--tentations qui n’avaient pas attendu son veuvage pour se
manifester, mais dont la vraie nature nous échappe[2],--que, «dans la
fureur de cette tempête», elle fut sur le point de périr et «se
dessécha» d’une manière pitoyable. En même temps, elle éprouvait pour le
service de Dieu un tel attrait que, dit-elle, «j’eusse voulu quitter
tout et m’en aller dans un désert pour le faire plus entièrement et
parfaitement, et hors de tous les obstacles extérieurs, et je crois que
_si le lien de mes quatre petits enfants ne m’eût retenue_ par
obligation de conscience, _je m’en fusse enfuie_, inconnue, dans la
Terre Sainte, pour y finir mes jours.» Elle avait un immense désir de
connaître la volonté de Dieu et de la suivre, et ce désir, qui
s’exhalait «par une certaine clameur intérieure», la «consumait et
dévorait au dedans». Les tentations redoublaient, rendues plus
intolérables encore par l’attrait divin qui les accompagnait. Et dans
cette crise redoutable où les sentiments les plus divers, exaspérés par
la douleur, se livraient un mortel assaut, elle languissait, maudissant
les visites, se plaignant qu’«on ne la laissât pas pleurer à son aise,
et qu’en croyant la soulager, on la martyrisât», ayant pour unique
plaisir «de s’aller promener seule dans un petit bois, pour répandre à
souhait son cœur et ses larmes devant Dieu».

  [2] Il semble pourtant qu’il s’agit surtout de tentations contre la
    foi, si du moins nous interprétons bien quelques mots d’elle, que
    nous rapporte la mère de Chaugy (_Mémoires_, p. 55). Plus tard,
    après le départ de saint François de Sales, elle est «saisie d’une
    nouvelle tempête et affliction d’esprit». «Je souffrais, dit-elle,
    ce me semble, un martyre qui dura environ trente-six heures, durant
    lesquelles je ne pris ni sommeil ni nourriture, et dans le susdit
    temps, je fus délivrée de toutes mes autres tentations, et _avais
    une grande clarté aux choses de la sainte foi: je m’en émerveillais,
    car c’était ma plus grande peine_.»--A la mère de Blonay, elle
    déclara un jour (_Mémoires_, p. 445) «qu’elle avait été attaquée de
    toute sorte de tentations, excepté de celles contre la pureté».

Aux ardentes prières, aux actes de la piété la plus fervente, elle joint
tous les scrupules et toutes les rigueurs de l’ascétisme chrétien. Elle
distribue aux pauvres et aux églises les vêtements de son mari et les
siens propres, congédie «avec d’honnêtes récompenses» la plupart de ses
serviteurs, se réduit au train de vie le plus modeste, s’interdit toute
distraction, consacrant tout son temps à la prière, à la lecture et aux
bonnes œuvres. Elle jeûne, se donne la discipline, se couvre d’un
cilice. Et quoiqu’elle «n’eût jamais ouï parler de directeur, de maître
spirituel», voilà qu’elle est prise d’un intense désir d’en posséder un,
«parlant à Dieu comme si elle l’eût vu de ses yeux corporels», le
conjurant de «lui donner un homme qui fût vraiment saint». «Je vous
promets et jure en votre face, s’écriait-elle, que je ferai tout ce
qu’il me dira de votre part.»

Or, un jour qu’elle «allait aux champs, à cheval, priant toujours
Notre-Seigneur au fond de son cœur de lui montrer ce guide fidèle qui la
devait conduire à lui, passant par un grand chemin au-dessous d’un pré,
dans une belle et grande plaine, elle vit, tout à coup, au bas d’une
petite colline, non guère loin d’elle, un homme de la vraie taille et
ressemblance de notre Bienheureux Père François de Sales, évêque de
Genève, vêtu d’une soutane noire, du rochet et le bonnet en tête, tout
comme il était la première fois qu’elle le vit dans Dijon.» Et en même
temps qu’elle se sentait l’âme inondée de joie et de certitude, elle
entendit une voix qui lui disait: «Voilà l’homme bien-aimé de Dieu et
des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience.» La
vision, «disparue aux yeux du corps», resta si présente aux yeux de son
âme que, trente-cinq ans après, elle déclarait la retrouver en
elle-même, aussi nette, aussi vivante qu’au premier jour.

D’autres visions suivirent. Un jour, dans l’église de Monthelon, il lui
fut révélé «que l’amour céleste voulait consumer en elle tout ce qui lui
était propre, et qu’elle aurait des travaux intérieurs et extérieurs en
grand nombre». «Une autre fois, écrit-elle, dans la chapelle de
Bourbilly, Dieu me montra une troupe innombrable de filles et de veuves
qui venaient à moi et m’environnaient, et il me fut dit: «Mon vrai
serviteur et vous, aurez cette génération: ce me sera une troupe élue,
mais je veux qu’elle soit sainte.» Le sens de tous ces appels lui
échappait; et les tentations continuant toujours, «elle flottait de la
joie à la douleur»; elle déclarait plus tard «que jamais elle n’aurait
soupçonné qu’on pût à la fois être si heureuse et tant souffrir».

Et vers le temps où Mme de Chantal avait eu la vision anticipée de celui
qui allait être son guide spirituel, voici que Dieu, écrit la mère de
Chaugy, «découvrait à notre Bienheureux Père, en un ravissement, dans la
chapelle du château de Sales, les principes de notre Congrégation, et
lui fit voir en esprit celle qu’il avait choisie pour première pierre
fondamentale d’icelle». Quand pour la première fois les deux saints se
virent, ils se reconnurent.

La première année de veuvage étant expirée, M. Frémyot, pour donner
quelque diversion à la douleur de sa fille, la fit venir auprès de lui à
Dijon. Là, bien des larmes furent encore versées: Mme de Chantal n’osait
pas révéler à son père,--qu’elle aimait pourtant tendrement, mais dont
elle redoutait peut-être le rude bon sens autoritaire et l’inexpérience
mystique,--le véritable état de son âme, son aversion du monde et son
ardent désir d’être toute à Dieu. Dans les familles les plus unies, les
représentants de deux générations successives ont bien rarement pensé et
senti de la même manière. Dans son impatience d’une direction
spirituelle, Mme de Chantal se mit alors entre les mains d’un religieux
«docte et vertueux», mais farouchement étroit, dur et despotique, peu
expert au maniement des âmes. «Il chargea son esprit de quantité de
prières, méditations, spéculations, actions, méthodes, pratiques et
observances diverses, de considérations et ratiocinations extrêmement
laborieuses. Il lui ordonna aussi des prières au milieu de la nuit, des
jeûnes, disciplines et autres macérations en quantité.» Chose plus
bizarre peut-être encore, il «l’attacha à sa direction par quatre vœux:
le premier, qu’elle lui obéirait; le second, qu’elle ne le changerait
jamais; le troisième, de lui garder la fidélité du secret en ce qu’il
lui dirait; le quatrième, de ne conférer de son intérieur qu’avec lui».
Victime obéissante, la pauvre veuve n’éprouvait que déception et dégoût;
elle «voyait clairement que ce n’était pas celui qui lui avait été
montré»; mais elle se soumettait docilement à tout, attribuant ses
répugnances à «son peu de vertu». Deux ans et quelques mois elle subit
cet absurde «martyre»; son âme «comme empigée», abreuvée d’amertume et
d’inquiétude, se débattait dans l’obscurité et la contrainte.

Elle n’était pas au bout de ses épreuves. Pendant l’été de 1602, elle
venait à peine de rentrer à Bourbilly, où ses intérêts l’appelaient,
quand elle reçut une lettre de son beau-père, lui enjoignant de venir
demeurer auprès de lui, dans son vieux château rustique de Monthelon,
menaçant, si on ne lui obéissait pas, de se remarier et de déshériter
ses petits-enfants. Le vieux gentilhomme avait soixante-quinze ans.
C’était un «homme sévère et chagrin». Orgueilleux et violent, comme tous
les Rabutin, entiché de son nom, il était la terreur de tout son
entourage. Ses mœurs étaient loin d’être exemplaires. Il avait installé
à Monthelon une maîtresse-servante dont il avait eu cinq enfants, et qui
faisait la loi au château. C’était une de ces natures grossières,
criardes, avides et tracassières dont le contact devrait être
insupportable à toute âme bien née. Jeanne de Chantal n’ignorait
probablement rien de cette situation. On juge de sa désolation en lisant
la lettre du vieux baron. «Joignant son cœur à cette croix», elle
accepta pourtant de se rendre à l’impérieux désir de son beau-père,
d’abord dans l’intérêt de ses propres enfants, puis, et sans doute en
souvenir de son mari et de la sainte belle-mère qu’elle n’avait pas
connue, enfin, dans une pensée d’humilité et de mortification
personnelle, et avec le désir et l’espoir de faire quelque bien là où
Dieu l’appelait, d’amener le rude vieillard à une vie plus régulière et
de l’acheminer à une fin vraiment chrétienne. Et elle partit pour
Monthelon avec ses quatre enfants, en plein hiver, vers la fin de 1602.

Avant de quitter Bourbilly, où elle avait été si heureuse et où elle ne
devait plus revenir qu’en passant, elle avait multiplié dans toute la
région les bienfaits et les actes de charité. Elle fit distribuer aux
pauvres tous les grains et toutes les provisions qui se trouvaient au
château. Quand elle partit, «il y avait un grand nombre de pauvres, tant
veuves, orphelins qu’autres, qui pleuraient et gémissaient d’une manière
pitoyable, suivant son carrosse, et disant qu’ils perdaient leur bonne
mère». Le «purgatoire» vers lequel elle se rendait devait durer sept ans
et demi.

Monthelon est à trois lieues d’Autun. Le manoir, simple ferme
aujourd’hui, qui faisait soupirer plus tard Mme de Sévigné, a moins
grand air que Bourbilly. Au milieu de vastes prairies, des tours rondes,
encadrant une galerie qui ouvre sur une cour. La vie qu’allait y mener
cette jeune veuve de trente ans, et dont, par avance, elle se promettait
peu de joies humaines, dépassera encore ses peu optimistes prévisions.
Mal accueillie par la toute-puissante maîtresse, qui n’avait pas dû
conseiller et approuver sa venue, elle se heurta bien vite à une
hostilité de tous les instants. Médisances, faux rapports, allusions
blessantes, aigreurs, reproches, «injures» même, on n’épargna rien pour
rendre intolérable à la pauvre baronne le séjour de Monthelon et pour
lui aliéner l’affection de son trop crédule et faible beau-père.
«Naturellement vive et impérieuse», comme toutes les personnalités
supérieures, Jeanne de Chantal eut beaucoup à souffrir de toutes ces
misères. En admirable maîtresse de maison qu’elle était, elle vit avec
peine le désordre et le gaspillage qui régnaient au château, et elle
essaya tout d’abord d’y porter remède. Des scènes pénibles furent sa
récompense. Désavouée par son indigne beau-père, elle se résigna au rôle
effacé où on voulait la confiner. On assurait sa nourriture et «son
petit train»; «le reste de l’entretien se prenait sur les revenus de
Bourbilly». «Elle n’eût osé faire donner un verre de vin à un messager»
sans la permission de l’autre. Elle poussait l’abnégation jusqu’à
supporter que l’on traitât les enfants de cette créature sur le même
pied que les siens propres, «leur apprenant à lire, les peignant et les
habillant de ses propres mains». Jamais une plainte ni un signe
d’impatience. Tout son temps libre, elle le réservait aux pauvres, pour
lesquels elle travaillait sans cesse. Dans une chambre écartée, elle
avait organisé une abondante pharmacie; et de toutes parts, pauvres et
malades accouraient vers elle.

Cette vertu n’allait pas sans révoltes intérieures d’une nature ardente,
plus disposée à dominer qu’à s’humilier. La religion pacifiait tout
cela, ramenait dans l’âme et sur les traits du visage la douceur et la
sérénité. En 1603, Mme de Chantal s’était fait affilier à la
congrégation des Franciscains, «afin de participer aux biens qui se font
en icelle». Elle avait obtenu de son beau-père que la messe de fondation
de Bourbilly fût transférée à Monthelon, et qu’on la lui dît tous les
jours. Pendant le carême, elle se levait de grand matin, montait à
cheval, et allait entendre le sermon à Autun, puis, à jeun, remontait à
cheval, et passant par de petites rues pour n’être ni vue, ni arrêtée,
elle repartait au grand trot pour Monthelon, où elle arrivait à l’heure
où le vieillard, qui l’aimait à sa manière et tenait à sa présence,
avait coutume de se mettre à table. «Elle se contentait, nous dit sa
biographe, d’ouïr la parole de Dieu et la cacher en son cœur, pour la
réduire en pratique.» Tant de ferveur, de patience, de courage et
d’humble résignation n’allait pas tarder à recevoir leur mystique
récompense.




CHAPITRE IV

A L’ÉCOLE DE LA SAINTETÉ


Il était d’usage, à Dijon, que le «corps de ville» fît appel à quelque
prédicateur réputé pour prêcher le carême et l’avent. Or, le 3 août
1603, sur proposition du maire, on décida de s’adresser pour l’année
suivante à «messire François de Sales, prince-évêque de Genève»,
«personnage de grande doctrine en la théologie», et dont le renom ne
faisait que croître. Celui-ci, en dépit de toutes les difficultés qui
semblaient se conjurer pour mettre obstacle à ce dessein, se sentit
«l’âme tirée par Dieu» et «secrètement forcé» de répondre à cet appel
qui semble «l’avoir fort surpris», et, par une lettre charmante qui nous
a été conservée, il accepta de venir prêcher à Dijon, non pas l’avent,
mais le prochain carême. L’affaire fut conclue, et, au début du mois de
mars 1604, M. de Sales s’acheminait vers la vieille cité bourguignonne.

De son côté, M. Frémyot engageait sa fille à venir à Dijon passer le
temps du carême et entendre un orateur dont on disait tant de bien. Mme
de Chantal fit agréer ce projet à son terrible beau-père et elle se mit
en route avec ses enfants pour la maison paternelle, heureuse de s’y
retrouver et, à son insu, marchant vers son destin.

Elle n’arriva que le premier vendredi de carême (5 mars 1604), et, le
jour même, elle se rendit à la Sainte-Chapelle pour entendre le sermon.
Quand François de Sales monta en chaire, elle «connut, au premier regard
qu’elle jeta sur lui»,--on devine avec quel émoi!--«que c’était celui-là
même que Dieu lui avait montré pour directeur».

L’évêque de Genève avait trente-six ans. Il était grand, d’aspect
robuste, le visage plein, allongé par la barbe, la lèvre fine, prête au
sourire, le regard pénétrant et bon, le front haut, puissant, largement
découvert. Ce qu’aucun de ses portraits n’a pu rendre, c’est, quand il
priait, prêchait ou officiait, l’espèce de splendeur diffuse qui
irradiait de tout son être. Sa physionomie offrait un singulier mélange
de bonhomie et d’autorité, de finesse enjouée et de gravité, de majesté
même. Sa voix avait un charme de douceur incomparable. Son débit grave
et un peu lent, la simplicité noble de ses gestes, la souriante
familiarité, l’accent intime, la flamme secrète de sa parole, tout cela
enlevait, conquérait les cœurs. C’était une âme, une âme sainte, une âme
«céleste», qui s’adressait à d’autres âmes, plus humbles, et qui peu à
peu les élevait jusqu’à elle. A Paris, où, deux années auparavant, il
avait prêché plus de cent fois, il avait connu de grands succès, et la
chapelle royale n’avait pu contenir tous les auditeurs. A Dijon, il
devait retrouver des triomphes analogues: avec une humilité parfaite il
en rapportait tout le mérite, comme tout le fruit, à Dieu.

En cette journée mémorable du 5 mars 1604, quel fut le sujet de son
discours? Nous l’ignorons,--car les quatre ou cinq brefs sommaires en
latin qui nous ont été conservés sont relatifs à d’autres sermons de ce
même carême;--mais nous ne pouvons douter que l’impression produite sur
Mme de Chantal ne fût très vive. «J’admirais tout ce qu’il faisait et
disait, a-t-elle déclaré, et le regardais comme un ange du Seigneur.»
«Tous les jours, elle faisait mettre son siège à l’opposite de la chaire
du prédicateur, pour le voir et ouïr plus à souhait.» Et lui, tout
absorbé qu’il fût par son sermon, avait bien remarqué cette pieuse
auditrice, et reconnu en elle «celle que Dieu lui avait autrefois
montrée». Voulant savoir qui elle était, il s’adressa au propre frère de
la baronne, l’archevêque de Bourges, avec lequel il avait eu, au sujet
de biens ecclésiastiques, conférés par le Roi, une contestation, vite
apaisée d’ailleurs: «Dites-moi, je vous supplie, demanda-t-il, quelle
est cette jeune dame, _claire-brune_, vêtue en veuve, qui se met à mon
opposite au sermon, et qui écoute si attentivement la parole de vérité?»

Il n’allait pas tarder à la connaître de plus près. L’évêque de Genève
était descendu chez un ami intime du président Frémyot, M. de Villers,
avocat du roi. Il vint souvent dîner chez M. Frémyot et chez son fils.
Là, et chez d’autres amis communs, il rencontrait Mme de Chantal qui «le
suivait partout, tant qu’elle pouvait». Il se plaisait chez les Frémyot,
qui tous lui faisaient fête à qui mieux mieux. Il aimait «d’une
affection totalement filiale» le président, dont il admirait et
consultait «la belle bibliothèque», et qui, de son côté, «ne pouvait
assez hautement louer sa sainte, utile et très agréable conversation».
Et surtout il se sentait tout particulièrement attiré vers cette âme,
qu’il devinait unique, de jeune femme, sur laquelle il avait sans doute
déjà des vues, et qu’il étudiait avec sa perspicacité coutumière. Un
jour il lui demanda si elle songeait à se remarier, et sur sa réponse
négative: «Eh bien! dit-il, il faudrait mettre à bas l’enseigne.»
Innocente coquetterie ou simple habitude mondaine, «elle portait encore
certaines parures et gentillesses permises aux dames de qualité après
leur second deuil». Dès le lendemain, les «gentillesses» disparurent, au
grand contentement de l’évêque. Mais le sacrifice, à son gré, n’avait
pas été complet. En dînant, il remarqua encore «des petites dentelles de
soie à son attifet de crêpe»: «Madame, observa-t-il, si ces dentelles
n’étaient pas là, laisseriez-vous d’être propre?» Le soir même, en se
déshabillant, elle les décousit elle-même. Un autre jour, «voyant des
glands au cordon de son collet», il lui dit: «Madame, votre collet
laisserait-il d’être bien attaché, si cette invention n’était pas au
bout du cordon?» Sur-le-champ, elle prit ses ciseaux et coupa les
glands. L’épreuve, cette fois, était décisive.

Bien qu’elle «mourût d’envie» de se confier à un aussi saint personnage,
elle n’osait le faire à cause des engagements que son autre directeur
lui avait fait souscrire. Celui-ci, s’étant absenté quelque temps, de
peur qu’elle ne lui échappât, avait placé auprès d’elle, comme
surveillante, une de ses filles spirituelles qui avait pour mission de
ne la point quitter d’une semelle. Le mercredi saint, Mme de Chantal
subit «une si furieuse attaque de tentation» qu’elle dut aller chercher
quelque calme auprès de M. de Sales. Elle avait réussi à écarter sa
surveillante, et tandis qu’elle découvrait son âme à moitié,--car ses
scrupules ne l’abandonnaient pas,--son frère, l’archevêque de Bourges,
gardait la porte de la salle, pour que personne ne pût entrer. Scène
d’un haut comique dans sa gravité, et que la rieuse Jeanne devait plus
tard, j’imagine, conter avec un demi-sourire. De cet entretien «elle
sortit tellement rassérénée qu’il lui semblait qu’un ange lui avait
parlé». La semaine suivante, elle exprima au pieux évêque son grand
désir de recevoir les sacrements par lui. Il y fit, «pour l’éprouver»,
quelque difficulté; mais enfin il y consentit, «et Dieu lui donna dans
cette confession de si grands sentiments et lumières pour le bien et la
conduite de sa pénitente, et _sentit loger cette âme si intimement dans
la sienne_, que lui-même entrait en profonde considération, ainsi qu’il
dit par après». Cependant, elle n’osait pas encore se dégager de son
jaloux directeur; et François de Sales, toujours prudent et discret, la
rassurait, la calmait, s’accommodant d’un partage qui conciliait tout,
et où elle crut tout d’abord «trouver son compte».

Partout où il passait, l’évêque de Genève excitait l’admiration et la
gratitude universelles par son ardent, son inlassable amour des âmes. Il
se faisait tout à tous. A Dijon, non content de confesser et de prêcher
le carême à la Sainte-Chapelle, il avait réuni aux Ursulines les dames
pieuses de la ville et il leur faisait des instructions familières sur
la vie dévote. Mme de Chantal ne manquait point de s’y rendre. Du
premier coup, elle l’avait deviné, aimé et vénéré. «_Dès le
commencement_ que j’eus l’honneur de le connaître, a-t-elle dit, je
l’admirais comme un oracle, _je l’appelais saint du fond de mon cœur_ et
le tenais pour tel.» Et ailleurs: «Son maintien si digne et si saint me
touchait à ce point que _je ne pouvais retirer mes yeux de dessus lui_.
Ses paroles ne m’édifiaient pas moins: il parlait peu, mais d’une
manière si sage, si douce, si propre à satisfaire ceux qui le
consultaient, que _je n’estimais aucun bonheur comparable à celui d’être
auprès de lui_, d’entendre les paroles de sagesse qui sortaient de sa
bouche, et pour cela, comme pour voir la sainteté de ses actions, _je me
serais estimée trop heureuse d’être la dernière de ses domestiques_.»

Le jeudi saint, le jeune archevêque de Bourges disait sa première messe;
l’évêque de Genève l’assistait, et comme tous les autres prêtres, devait
communier de sa main. «Il se mit à genoux au bas du marchepied, et se
traîna en cette posture jusqu’à l’endroit du milieu de l’autel pour
recevoir la sainte communion avec tant de dévotion, qu’il tira les
larmes de tout le peuple. Il semblait rayonner de toute la tête, surtout
au moment où le jeune Frémyot, le cœur ému et les yeux en larmes, déposa
la sainte hostie sur les lèvres du saint évêque.» Mme de Chantal fut
témoin du prodige, qu’elle signala à l’une de ses cousines, et l’on juge
de son émotion quand, le même jour, ayant déclaré qu’elle comptait se
rendre en pèlerinage à Saint-Claude, elle entendit François de Sales lui
proposer de s’y retrouver: elle «sentit une grande joie de cette
espérance».

Il quitta Dijon le mardi de Quasimodo. Le peuple «qui était fort content
de lui» s’assembla en foule dans la cour de l’abbaye de Saint-Étienne,
qu’occupait l’archevêque de Bourges et lui prodigua les témoignages les
plus touchants de la plus respectueuse gratitude. On ne voulait pas le
laisser partir; on sollicitait sa bénédiction; on proposait même de le
porter à bras d’hommes jusqu’à Annecy. Le maire et les échevins vinrent
le remercier de sa peine et de son zèle, et lui offrirent divers beaux
présents, qu’il refusa, «ayant fait vœu contraire». «Je ne veux que vos
cœurs», protestait-il. Il les emportait avec lui. «Je ne rencontrai
jamais, écrivait-il un peu plus tard, un si bon et si gracieux peuple,
ni si doux à recevoir les saintes impressions.» La voiture put enfin
s’ébranler. On le reconduisit avec honneur jusqu’à Saint-Jean de Losne.

La veille, il était venu faire ses adieux à la famille du président
Frémyot. «Madame, dit-il à Jeanne de Chantal, Dieu me force de vous
parler en confiance. Sa bonté me fait cette grâce que, dès que j’ai le
visage tourné du côté de l’autel pour célébrer la sainte messe, je n’ai
plus de pensées de distraction; _mais depuis quelque temps vous me venez
toujours autour de l’esprit, non pas pour me distraire, ains pour me
plus attacher à Dieu_; je ne sais ce qu’il me veut faire entendre par
là.» Et au premier relais, il lui envoya ce court billet: «Dieu, ce me
semble, m’a donné à vous. Je m’en assure toutes les heures plus fort.
C’est tout ce que je vous puis dire; recommandez-moi à votre bon ange.»
Le pacte d’amitié mystique était scellé entre eux.

La veille de la Pentecôte, Mme de Chantal fut prise d’une mortelle
angoisse: pour suivre la volonté de Dieu, devait-elle «se ranger
totalement sous la conduite du saint Évêque», ou bien revenir à son
ancien directeur? De guerre lasse, elle fait appel à son confesseur, le
Père de Villars, recteur des Jésuites, «homme profond en science, et
d’une éminente piété et religion», lequel lui affirme «avec des
sentiments de Dieu extraordinaires» que sans hésitation possible elle
devait accepter la direction de Monseigneur de Genève. Rassurée par ces
discours, elle fut bientôt reprise de scrupules. Son premier directeur
était revenu: sans la blâmer de ce qu’elle avait fait, et même en
l’autorisant à écrire à François de Sales, il insistait sur la nécessité
d’un directeur unique et la pressait de renouveler ses vœux. Le saint
évêque, comme s’il hésitait un peu à contracter les derniers
engagements, à moins que ce ne fût par discrétion, prudence, désir de ne
rien brusquer et de mieux connaître la vraie volonté divine, le saint
évêque écrivait de fort belles lettres, charmantes et affectueuses,
demandant le nom et l’âge des enfants «qu’il tient pour siens devant
Dieu», mais se tenant dans les généralités, ne disant ni oui ni non, et
se gardant bien de trancher dans le vif. Enfin il déclara qu’il fallait
se revoir, d’abord à Thonon, puis à Saint-Claude, où sa mère avait fait
vœu de se rendre en pèlerinage. Jeanne de Chantal n’eut que le temps
d’aller à Fontaine-lez-Dijon prier saint Bernard, pour lequel elle avait
une dévotion particulière et, rassérénée par le souvenir d’une vision
qu’elle avait eue naguère, accompagnée de la présidente Brulart et de
l’abbesse du Puy d’Orbe, elle partit pour Saint-Claude «avec une grande
allégresse intérieure».

Elle arriva le 21 août dans la charmante petite ville qu’encadre de
façon si pittoresque tout un cirque de verdoyantes montagnes. François
de Sales, de son côté, y arrivait avec sa mère, Mme de Boisy, et sa
jeune sœur, Jeanne de Sales. Les salutations et présentations faites,
l’évêque laisse les quatre autres femmes ensemble et, prenant Jeanne de
Chantal à part, «il lui fait raconter tout ce qui s’était passé en elle,
ce qu’elle fit avec une si grande clarté, simplicité et candeur, qu’elle
n’oublia rien». Lui écoute attentivement, mais ne répond rien, et ils se
séparent. Le lendemain matin, il va la trouver. «Il paraissait tout las
et abattu: «Asseyons-nous, lui dit-il, _je suis tout las et n’ai point
dormi, j’ai travaillé toute la nuit à votre affaire_. Il est fort vrai
que c’est la volonté de Dieu que je me charge de votre conduite
spirituelle, et que vous suiviez mes avis.» Un instant de silence; puis,
levant les yeux au ciel: «Madame, vous le dirai-je? Il le faut dire,
puisque c’est la volonté de Dieu. Tous ces quatre vœux précédents ne
valent rien qu’à détruire la paix d’une conscience. Ne vous étonnez pas
si j’ai tant retardé à vous donner une résolution: je voulais bien
connaître la volonté de Dieu, et qu’il n’y eût rien de fait en cette
affaire que ce que sa main ferait.»--«J’écoutais, a dit Jeanne, le saint
prélat, comme si une voix du ciel m’eût parlé; _il semblait être dans un
ravissement, tant il était recueilli, et allait quérir ses paroles l’une
après l’autre, comme ayant peine à parler._» Le même jour, à la messe,
tandis qu’elle renouvelait ses vœux d’obéissance, de pauvreté et de
chasteté, lui-même, «élevant le très saint sacrement de l’autel, à la
vue de la divine Majesté, de la très sainte Vierge Notre-Dame, de son
bon ange, et de celui de ladite Jeanne-Françoise Frémyot, sa très chère
fille, et de toute la cour céleste», «réitérait et confirmait son vœu
solennel de perpétuelle chasteté», et il «promettait de conduire, aider,
servir et avancer ladite Jeanne-Françoise Frémyot, sa fille, le plus
soigneusement, fidèlement et saintement qu’il saurait en l’amour de Dieu
et perfection de son âme». Et il remettait à sa fille spirituelle l’acte
écrit qu’enregistraient ces déclarations solennelles. Le même jour, elle
commençait sa confession générale, qui fut terminée le 25. Il lui donna
une règle de vie; et le 28, elle retournait à Dijon, heureuse d’être
enfin affranchie de cette «captivité intérieure» où son âme était tenue
jusqu’alors.

Rentrée à Dijon, elle s’empresse d’aller en pèlerinage à l’église de
Notre-Dame de l’Étang où, quelques mois auparavant, elle avait
accompagné François de Sales, et, «en présence de la glorieuse Vierge
Marie», elle y renouvelle ses vœux, et en dresse l’acte qu’elle signe de
son sang sur l’autel. Ses troubles étaient revenus: inquiétude au sujet
de son premier directeur, «tentations de la foi». Il fallut que l’évêque
de Genève lui écrivît une longue et admirable lettre pour la rassurer,
la prémunir et la calmer. Ce tendre et ce doux n’est point un directeur
«mollet»: il libère, mais il mortifie: «Il sera bon d’appliquer
quelquefois cinquante ou soixante coups de discipline, ou trente, selon
que vous serez disposée. C’est grand cas comme cette recette s’est
trouvée bonne en une âme que je connais... Mais de ce troisième remède,
il en faut user modérément, et selon le profit que vous en verrez
réussir par l’expérience de quelques jours.» Et il entre dans le détail
des exercices de piété, des devoirs quotidiens, des règles à suivre pour
l’éducation des enfants. Mais si rigoureuse que puisse, tout au fond,
nous paraître sa direction, elle n’est point rude, inhumaine et
contraignante; elle est toute parfumée de tendresse. Sa grande règle,
qu’il écrit «en grosses lettres» est la suivante: «_Il faut tout faire
par amour et rien par force; il faut plus aimer l’obéissance que
craindre la désobéissance._» Et pour apaiser tous les scrupules de sa
pénitente, écoutez de quel ton il lui parle et l’encourage: «Ma très
chère sœur, sachez que dès le commencement que vous conférâtes avec moi
de votre intérieur, Dieu me donna un grand amour de votre esprit. Quand
vous vous déclarâtes à moi plus particulièrement, ce fut un lien
admirable à mon âme _pour chérir de plus en plus la vôtre_, ce qui me
fit vous écrire que Dieu m’avait donné à vous, ne croyant pas _qu’il se
pût plus rien ajouter à l’affection que je sentais en mon esprit_, et
surtout en priant Dieu pour vous... Chaque affection a sa particulière
différence d’avec les autres. _Celle que je vous ai a une certaine
particularité qui me console infiniment_, et, pour dire tout, qui m’est
extrêmement profitable... _Je n’en voulais pas tant dire, mais un mot
tire l’autre_, et puis je pense que vous le ménagerez bien.» Et à propos
de l’Église qui «ne nous enseigne point de prier pour nous en
particulier, mais toujours pour nous et nos frères chrétiens»: «Il ne
m’était jamais arrivé, dit-il, sous cette forme de pensée générale, de
porter mon esprit à aucune personne particulière: depuis que je suis
sorti de Dijon, sous cette parole de _nous_, plusieurs personnes qui se
sont recommandées à moi me viennent en mémoire; _mais vous, presque
ordinairement la première_, et quand ce n’est pas la première, _qui est
rarement, c’est la dernière pour m’y arrêter davantage_. Se peut-il dire
que cela? Mais, à l’honneur de Dieu, que ceci ne se communique point à
personne; _car j’en dis un petit trop, quoiqu’avec toute vérité et
pureté_.»

Il faudrait, pour commenter une telle page, où l’amitié la plus tendre
et la plus chastement spirituelle s’enveloppe de tant de pudeur et la
ferveur religieuse de tant de poésie, une plume aussi ingénieusement
délicate que celle du saint évêque de Genève. Et l’on conçoit que Mme de
Chantal ait pu dire: «Je l’avais en telle vénération que, quand je
recevais de ses lettres, je les ouvrais et les lisais à genoux, et les
baisais par révérence et dévotion, et recevais ce qu’il me disait, comme
provenant de l’esprit de Dieu.»

En même temps qu’à Mme de Chantal, il écrivait à son frère, l’archevêque
de Bourges, qui lui avait demandé des conseils sur la prédication, à son
père, le président Frémyot qui lui demandait des conseils de direction.
«Je vous supplie, disait-il à ce dernier, d’ôter le plus de vos
affections de ce monde que vous pouvez, et, à mesure que vous les
arracherez, de les transplanter au Ciel.» Voulait-il déjà préparer le
vieillard aux séparations qui allaient suivre et que déjà il prévoyait?
En tout cas, M. Frémyot devait plus tard se rappeler ces pressantes
exhortations.

Ainsi intimement associée à la vie intérieure de François de Sales, Mme
de Chantal n’a pourtant pas, du premier coup, trouvé la paix de l’âme à
laquelle elle aspire. Elle se demande encore si le choix qu’elle a fait
de son saint directeur est le bon. Ses tentations, surtout contre la foi
et contre l’Église, redoublent. Éprise de perfection comme elle l’est,
mais trop ardente, trop impatiente, elle voudrait brûler les étapes et
s’élever sans coup férir, d’un premier élan, jusqu’au sommet de la vie
mystique. Et elle retombe sur elle-même: elle a des défaillances, des
chutes dans le noir, des aridités, des sécheresses, des amertumes; les
sources de la sensibilité religieuse semblent taries en elle. Elle
souffre, elle dépérit, même physiquement, et elle s’applique à la lettre
la divine parole: «Mon âme est triste jusqu’à la mort.» Dans cette
nouvelle crise, l’évêque de Genève la soutient, l’éclaire de ses
conseils, de son expérience, de sa tendresse fraternelle. Il la rassure,
la calme, lui prêche la patience, qui «est d’autant plus parfaite
qu’elle est moins mêlée d’inquiétude et d’empressement»; il lui indique
les meilleurs moyens de repousser l’assaut de «l’ennemi»; il la conjure
d’«acquiescer entièrement» à la volonté de Dieu: «il veut que vous le
serviez sans goût, sans sentiment, avec des répugnances et convulsions
d’esprit»; il lui prodigue les témoignages de la plus touchante
affection. «Et courage, _ma chère âme_, s’écrie-t-il... Voyez-vous, _ma
fille, mon âme_,... ne craignez nullement, je vous supplie, de me donner
aucune peine; car je proteste que ce m’est une extrême consolation
d’être pressé de vous rendre quelque service...» Enfin, ils décidèrent
de se revoir encore, à Sales cette fois, aux fêtes de la Pentecôte de
1605.

Mme de Chantal y arrive le 21 mai. Elle avait obtenu «assez
difficilement» de son père et de son beau-père «la permission» de faire
ce voyage. Le saint était allé au-devant d’elle, et dans une grange où,
trois heures durant, il s’était arrêté pour l’attendre, «il avait eu de
hautes pensées sur sa venue». Il lui fit faire une confession générale,
lui fit renouveler ses vœux. Il était «ravi de joie» des dispositions où
il la voyait. A la fin, ce dialogue s’engagea entre eux, que la mère de
Chaugy nous a heureusement conservé: «C’est donc tout de bon que vous
voulez servir à Jésus-Christ?--Tout de bon, dit-elle.--Donc, vous vous
dédiez toute au pur amour.--Toute, répliqua-t-elle, afin qu’il me
consume et qu’il me transforme en soi.--Est-ce sans réserve que vous
vous y consacrez?--Oui, sans réserve, je m’y consacre.--Méprisez-vous
donc tout le monde comme fiente et ordure, pour avoir Jésus-Christ et sa
bonne grâce?--Je le méprise, dit-elle, de toute mon âme; et il m’est en
horreur.--Pour conclusion, ma fille, vous ne voulez donc que Dieu?--Non,
répliqua-t-elle, je ne veux que lui, pour le temps et l’éternité.»

Ces quelques jours passés dans une entière intimité d’âme furent, pour
l’un et pour l’autre, «de grandes bénédictions». Souvent Jeanne de
Chantal avait eu le vif désir de se faire religieuse. «O mon Dieu, mon
Père, disait-elle, hé! ne m’arracherez-vous point au monde et à
moi-même?» L’évêque de Genève calmait de son mieux cette ferveur.
Manifestement, il avait des vues, et depuis longtemps, sur sa fille
spirituelle. Mais, suivant son habitude, il les laissait mûrir et se
préciser; il avait horreur d’agir avec précipitation; une vocation ne
lui paraissait sérieuse que si elle subissait victorieusement l’épreuve
du temps. «Il y a quelques années, déclara-t-il un jour à sa pénitente,
que Dieu m’a communiqué quelque chose pour une manière de vie; mais je
ne vous le veux dire d’un an.» Il ne s’expliqua pas davantage, et elle
s’abstint toujours de l’interroger. Mais un autre jour qu’elle exprimait
vivement son ardent désir de quitter le monde, il lui fit une réponse
tardive, grave et sérieuse: «Oui, dit-il, un jour vous quitterez toutes
choses, vous viendrez à moi, et je vous mettrai dans un total
dépouillement et nudité de tout pour Dieu.» Mais il n’estimait pas le
moment venu. «Il me renvoya, disait-elle plus tard, avec cette
recommandation, de ne penser qu’à demeurer dans ma condition viduale.»
Et elle, toujours docile, se soumettait entièrement à cette auguste
volonté.

Non content de lui tracer tout un programme de vie, il ne perdait pas
une occasion de la mortifier dans ses goûts et dans ses habitudes. Elle
n’aimait pas de certains mets: olives, limaces fricassées; il lui en
servait, «de quoi son estomac se souleva». Ayant appris qu’elle appelait
sa femme de chambre de grand matin, quand elle se levait pour faire son
oraison, il l’en blâma sévèrement, ne voulant pas que sa dévotion fût
importune à personne. Et elle suivit si bien ses avis que ses
domestiques disaient d’elle: «Le premier conducteur de Madame ne la
faisait prier que trois fois le jour, et nous en étions tous ennuyés;
mais Monseigneur de Genève la fait prier à toutes les heures du jour, et
cela n’incommode personne.»

Après dix jours de grandes joies spirituelles passés au château de
Sales, elle revint à Monthelon où bien des tracas d’affaires
l’attendaient. Elle partageait à peu près également son temps entre son
père et son beau-père. Dès lors, «on vit reluire en elle une sainte
liberté d’esprit toute nouvelle, accompagnée de grandes suavités».
Conformément aux prescriptions de l’évêque de Genève, elle régla sa vie
avec un soin minutieux. Levée à cinq heures du matin, et l’été même,
plus tôt encore, au premier coup de son réveil, sans le secours de
personne, elle allumait sa chandelle, quand il le fallait, entrait dans
son oratoire et faisait une heure d’oraison mentale, puis ses prières
quotidiennes. Après quoi, elle se peignait et s’habillait seule et sans
feu, quelque froid qu’il fît. Quand ses enfants étaient levés, elle
présidait à leurs prières, à leurs exercices de piété. Puis elle allait
donner le bonjour à son beau-père et l’aider à s’habiller, «quand il le
voulait souffrir, car il n’en était pas toujours d’humeur». Tous les
jours elle entendait la messe. A table, elle veillait à ce que les
conversations fussent toujours édifiantes. Après le repas, elle se
faisait apporter son ouvrage. Tous les jours, elle apprenait à lire à
ses enfants, à ceux de la maîtresse-servante, leur faisait le
catéchisme, lisait elle-même une demi-heure. Avant le souper, une
méditation pieuse, le chapelet; après, «quand il n’y avait pas
compagnie, et que son beau-père l’agréait», devant toute la famille
réunie, elle lisait «quelque bonne instruction». Puis elle se retirait
dans sa chambre avec ses enfants et «sa petite suite», présidait aux
prières en commun, donnait de l’eau bénite, et la bénédiction à ses
enfants, les faisait coucher, et, avant de se coucher elle-même, restait
encore une demi-heure en prières, et lisait quelques-uns des avis de son
saint directeur et le «point de méditation» du lendemain. Dieu humanisé,
tel était l’objet perpétuel de sa méditation pieuse: elle faisait de
l’exposition des Évangiles, par un certain Père Ludolphe, sa lecture
quotidienne. «Sa plus chère récréation, nous dit-on, était de chanter
des chansons spirituelles: surtout elle aimait les Psaumes de David mis
en vers par M. Philippe Desportes, abbé de Tiron. Elle avait toujours ce
livre avec elle, même quand elle allait par les champs; _elle le faisait
pendre dans un petit sac à l’arçon de sa selle, afin de chanter et louer
Dieu le long du chemin_.»

A ces pieuses pratiques elle joignait toute sorte de mortifications
corporelles et spirituelles. Elle se servait elle-même, et ses femmes de
chambre ne pouvaient l’empêcher de faire son lit et de balayer son
cabinet. Se souvenant sans doute des premières observations de François
de Sales, elle bannit de sa mise toute coquetterie. «Elle prit une
coiffure sans façon, des nages noires; un bandeau de crêpe et une coiffe
de taffetas noir; son collet fort petit, _joignant au cou_, de toile
épaisse sans empois, et _des manchettes basses_, larges de deux doigts;
sa robe d’étamine si simple, qu’elle ne voulut pas seulement y souffrir
un galon; sa jupe de sergette noire, et ne voulut jamais user de bas de
soie.» Enfin, suprême sacrifice, et qui dut lui coûter: elle avait de
très beaux cheveux, et elle les avait autrefois frisés et poudrés:
«_elle y avait de l’attache_»; pour se punir de cette vanité, elle les
coupa et les jeta au feu. L’évêque de Genève n’aurait guère pu
reconnaître cette élégante et jolie veuve _claire-brune_, qui avait
naguère attiré son attention.

A cause de sa délicate complexion, on lui interdisait les grands jeûnes.
Elle s’ingéniait à se faire servir et elle mangeait de préférence les
mets qu’elle n’aimait pas, «tournant son goût à toutes mains», et sans
qu’on s’en aperçût autour d’elle, elle faisait réserver pour ses pauvres
les viandes délicates ou recherchées qui garnissaient son assiette. Elle
jeûnait le vendredi et le samedi; elle faisait un fréquent usage de la
discipline et de la ceinture. Elle qui eût été aisément si vive et si
autoritaire, elle se domptait au point de n’être que douceur. La
maîtresse-servante, qui la jalousait sans doute, et que tant de
perfection chrétienne devait irriter et exaspérer au dernier degré,
multipliait les «aigreurs» à son égard et «lui faisait mille niches»: la
pauvre baronne souffrait ces mauvais procédés avec une patience
inaltérable, rendait le bien pour le mal, prenant même contre ceux qui
la détestaient la défense de l’odieuse créature, acceptant cette croix
et s’efforçant d’en tirer moralement profit.

Sa charité pour les pauvres, les malades, les infirmes était
inépuisable. Il faut lire dans les _Mémoires_ de la mère de Chaugy le
détail, émouvant comme les plus belles pages de la vie des saints, de
cette prodigieuse activité charitable. Les plaies les plus affreuses,
les maladies les plus repoussantes, les soins les plus répugnants, rien
ne rebute cette humble héroïne du devoir chrétien. De ses mains
délicates, elle lave, elle panse, «ôtant le pus et la chair pourrie,
faisant quelquefois cette charité à genoux». «Des personnes qui étaient
alors à son service nous ont assuré qu’elles lui avaient vu souvent
baiser les plaies des pauvres, et appliquer ses bénites lèvres sur des
plaies si horribles qu’elles frémissaient d’y appliquer leurs regards.
_Tous les jours_ elle allait faire le lit et nettoyer les immondices des
malades du village... Tous les dimanches et fêtes, un peu après le
dîner, elle prenait congé de son beau-père, et allait à pied, avec deux
de ses servantes, par les maisons de la paroisse, visiter les malades»,
lisant et chantant les Psaumes traduits par Desportes. C’est elle qui se
réservait le soin de laver et d’ensevelir tous les morts de la paroisse.
C’est elle-même qui prenait les haillons des misérables qui venaient à
elle, qui les faisait bouillir dans l’eau pour en ôter la vermine, qui
les recousait et les rapiéçait. On ne pouvait lui causer de plus grande
joie que de lui amener des malheureux abandonnés sur les grands chemins.

Un jour, on lui amène un pauvre garçon «tout ladre» (lépreux) et atteint
de «haute rache» (teigne). Elle le met dans un lit, le tond, le nettoie,
va elle-même brûler ses cheveux, lui donne à manger, plusieurs mois
durant, lui prodigue les soins les plus minutieux, «ne se bouchant
jamais le nez», l’instruisant, le veillant, vers la fin, des nuits
entières, et quand il meurt, très chrétiennement, l’embrassant et le
bénissant avec de douces paroles, puis le lavant et l’ensevelissant, en
dépit des paroles de blâme que lui adresse son entourage.

Un autre jour, c’est une pauvre femme, délaissée de son mari, et dont un
cancer ronge le visage: «c’était une chose effroyable à voir et
insupportable à sentir». Trois fois par jour, pendant près de trois ans
et demi, Mme de Chantal va la panser. De tous côtés on essaie de la
détourner de ce charitable office. Son père lui écrit: «En vertu de
toute l’autorité et le pouvoir qu’un père a sur sa fille, je vous
défends de ne plus toucher cette femme chancreuse; que si vous ne vous
souciez pas de vous-même, ayez pitié de ces quatre beaux enfants que
Dieu vous a laissés et desquels il vous fera rendre compte.» Elle obéit,
mais elle continue à préparer les pansements et à les porter à la
malheureuse, «s’abstenant seulement de la toucher». Au moment de la
mort, elle s’ingénie à la faire communier, et elle lui procure une fin
douce et chrétienne.--Dans tout le pays sa charité l’a rendue célèbre.
On vient à elle de toutes parts; on ne l’appelle plus, d’un beau nom qui
s’est perpétué, que _notre bonne Dame_.

Pendant l’été de 1606, elle se trouvait à Bourbilly pour présider à ses
vendanges. Une violente épidémie de dysenterie s’étant déclarée dans la
région, elle se consacre entièrement au service des malades. Tous les
matins, avant l’aurore, elle a déjà fait son heure d’oraison mentale, et
elle va porter des remèdes dans le village, et, en dépit de ses
«répugnances», «nettoyer les immondices». Après quoi, elle entend la
messe, prend un peu de repos et de nourriture, et se remet en route pour
porter des secours aux maisons plus éloignées. Le soir venu, nouvelle
visite aux malades du village: puis on lui rend compte de tout ce qui
s’est fait dans la journée: elle a l’œil à tout, «et jamais ses
dévotions ne la rendirent moins vigilante à conserver et accroître les
biens de ses enfants». Le soir, retirée dans son oratoire, on vient
souvent l’appeler pour assister des moribonds, et elle passe une partie
de la nuit à genoux auprès d’eux, priant pour eux ou les exhortant. En
sept semaines, il ne se passe pas un jour qu’elle n’eût à laver et à
ensevelir deux et parfois trois ou quatre cadavres. Enfin, à bout de
forces, elle tomba elle-même gravement malade. On la crut et elle se
crut perdue: «Dans cette pensée, elle se força d’écrire à son beau-père
pour lui demander pardon et lui recommander ses orphelins.» Ce fut
partout un émoi et une désolation indicibles: tout le monde l’aimait et
la vénérait comme une sainte. Une nuit, elle eut l’idée de faire un vœu
à la Sainte Vierge: la guérison fut si prompte que, le lendemain matin,
ayant mis rapidement ordre à ses affaires, elle put monter à cheval et
repartir au grand trot pour Monthelon, où son beau-père et ses enfants
se lamentaient et où elle fut reçue «avec une grande jubilation, et
comme une personne ressuscitée». Elle ramenait avec elle une pauvresse
et son enfant ramassés sur la route: le vieux baron l’autorisa à les
garder à la maison.

Il semble que ce fut peu après son retour de Sales que, dans son ardent
désir d’être toute à Dieu et de mettre entre le monde et elle une
barrière définitive et infranchissable, elle eut l’idée, que blâma plus
tard le pieux évêque, de s’infliger une mortification suprême. Un jour,
devant son crucifix, avec un fer rouge, elle se grava sur la poitrine le
nom de _Jésus_, «et cela si profondément, qu’elle ne pouvait étancher le
sang qui sortait de cette plaie». De son sang, elle écrivit de «nouveaux
vœux et promesses à Dieu». Elle était désormais, s’il en était besoin,
bien protégée contre elle-même.

De plus en plus elle aspirait à la vie religieuse. Saint François de
Sales ne voulait pas encore se prononcer; il inclinait même au _non_.
«Et qu’ai-je appris jusques à présent? disait-il. Qu’un jour, ma fille,
vous devez tout quitter; c’est-à-dire, afin que vous n’entendiez pas
autrement que moi, j’ai appris que je vous dois un jour conseiller de
tout quitter. Je dis tout; mais que ce soit pour entrer en religion,
c’est grand cas, il ne m’est encore point arrivé d’en être d’avis.» Dieu
sans doute l’éclairerait un jour. Pour l’instant, il conseille la
résignation, le calme, la soumission au devoir présent. Mais il suit, il
encourage, il soutient dans son ascension cette âme éprise de
perfection, qu’il admire et qu’il aime de plus en plus. Affection
«blanche plus que la neige, pure plus que le soleil», profonde pourtant,
et qui, pour s’exprimer, prodigue les effusions les plus tendres, les
mots les plus caressants: «Non, il ne sera jamais possible que chose
aucune me sépare de votre âme; le lien est trop fort. La mort même
n’aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu’il est d’une étoffe
qui dure éternellement.» «Ma chère fille, ma très chère fille, à qui je
suis ce que sa divine Majesté veut que je sois et qui ne se peut
dire...» «Que mon âme aime la vôtre!» Mme de Chantal ayant détruit, par
humilité, et peut-être aussi par un sentiment bien naturel de pudeur
féminine, la plupart de ses lettres à l’évêque de Genève, nous nous
représentons moins exactement son affection pour lui; mais nous la
devinons et, à travers les lettres du saint, nous en percevons l’écho.
Elle file une pièce de serge qu’elle fait teindre en violet et qu’elle
lui envoie pour ses étrennes, afin qu’il s’en fasse faire une soutane;
elle se préoccupe de sa santé, et en termes qui durent être très
pressants, puisqu’il lui promet de se ménager; elle souhaite de mourir
avant lui. Elle accepte tout de lui avec une docilité admirable, sans
doute parce qu’elle voit en lui l’agent de transmission de la volonté
divine, mais aussi, comme eût dit Montaigne, «parce que c’était lui,
parce que c’était moi». Et lui, cet «amoureux des âmes», il est si sûr
de cette âme-là, qu’il lui confie tout, ses travaux «sans mesure», ses
fatigues, ses lassitudes physiques et morales, ses peines et ses joies
de convertisseur, et même, sinon ses succès, tout au moins ses intimes
émotions de prédicateur. Et il s’étonne lui-même de ces confidences: «A
quel propos dis-je ceci? Je ne sais, sinon que je n’ai pu m’empêcher de
vous le dire.» Et encore: «O mon Dieu, à qui dirais-je ces choses, sinon
à ma chère fille?» Un jour, il a été «dix semaines entières» sans
recevoir «un seul brin de ses nouvelles»: il s’alarme, et «sa belle
patience perd presque contenance dedans son cœur». Enfin, un paquet de
lettres arrive: «Oh! qu’il fut le bienvenu, et que je le caressai!» Car
«sa conscience se tiendrait pour fort coupable, si elle ne correspondait
au cœur d’une _fille si uniquement aimée_».

Et cette âme lui est si chère qu’il rêve de la voir s’élever au plus
haut sommet de la perfection chrétienne. Elle était toujours charmante,
et plus d’un songeait pour elle au remariage. Le saint l’apprend, et il
s’inquiète, sans doute à tort, et il gronde un peu: «Eh bien! il s’est
passé _un peu de vanité, un peu de complaisance_, un peu de je ne sais
quoi: or, cela n’est rien. Ferme, courage; nos colonnes sont, ce me
semble, bien fondées; un peu de vent ne les aura pas ébranlées. C’est
bien dit, ma fille, _il faut couper court et trancher net en ces
occasions, il ne faut point amuser les chalands_; puisque nous n’avons
point la marchandise qu’ils demandent, il le leur faut dire
détroussément, afin qu’ils aillent ailleurs. Et vraiment ce sont des
braves gens: ne voient-ils pas que nous avons ôté l’enseigne et que nous
avons rompu le trafic que nous pouvions avoir avec le monde? Il est
vrai, notre corps n’est plus nôtre...» Conseils peut-être superflus: Mme
de Chantal ne songeait guère, semble-t-il, à se remarier et à «amuser
les chalands». Mais la pensée de son mari lui était toujours présente,
et elle n’avait pu se résoudre à revoir le meurtrier involontaire. Le
saint évêque lui conseille de ne pas rechercher l’occasion d’une
rencontre; mais si cette occasion se présente, il «veut» qu’elle «y
porte un cœur doux, gracieux et compatissant»; il sait bien que ce cœur
«se remuera et renversera», que «son sang bouillonnera». Mais il la
croit capable de cette nécessaire victoire sur elle-même. Il faut «aimer
toutes choses. Oui, ajoute-t-il, la mort même de votre mari; oui, celle
de vos père, enfants et plus proches; oui, la vôtre, en la mort et en
l’amour de notre doux Sauveur.» Jeanne de Chantal obéit à la lettre: et
elle poussa l’héroïsme chrétien jusqu’à être la marraine d’un enfant du
malheureux Louis d’Anzely, et cela, sur l’ordre exprès de François de
Sales. Celui-ci n’était pas de ceux qui, comme l’a dit si joliment
l’abbé Bremond, «abaissent le Thabor». Il savait rudoyer à l’occasion:
«Ne soyez pas si jalouse de votre esprit, écrivait-il un jour. Eh bien!
sur des nouvelles scabreuses il ressent du trouble? Ce n’est pas grande
merveille qu’un esprit _d’une pauvre petite veuve soit faible et
misérable_. Mais que voudriez-vous qu’il fût? Quelque esprit
clairvoyant, fort, constant et subsistant? Agréez que votre esprit soit
assortissant à votre condition: _un esprit de veuve, c’est-à-dire vil et
abject de toute abjection, hormis celle de l’offense de Dieu_.» Il est
vrai qu’il s’empresse bien vite d’ajouter: «_Suis-je point trop dur, ma
fille?_» Et ce mot, où l’on sent passer comme un frémissement d’humanité
et de délicate tendresse, faisait sans doute tout accepter.

Cependant, de part et d’autre, la grâce agissait; les idées se
précisaient; les vocations s’affermissaient. Définitivement éclairé d’en
haut, le saint jugea le moment venu de «prendre une résolution finale»;
mais auparavant, il estima «qu’il fallait encore se voir». Et au mois de
mai 1607, Mme de Chantal se mit en route pour Annecy, la «petite
villette» du bon prélat, «sans aucun désir que d’embrasser fidèlement ce
que Dieu lui ordonnerait par son entremise». «J’arrivai, a-t-elle
raconté, vers ce saint Père quatre ou cinq jours avant la Pentecôte,
pendant lequel temps il me parla beaucoup, me fit rendre compte de tout
ce qui s’était passé et se passait en mon âme, sans rien me déclarer de
ses desseins, mais seulement me disait de bien prier Dieu, et me
remettre entièrement entre ses bénites mains; ce que je tâchais de faire
incessamment.»

Le lundi de la Pentecôte, «l’ayant retirée après la sainte messe, avec
un visage grave et sérieux, et _une façon de personne tout engloutie en
Dieu_, il lui dit: «Eh bien! ma fille, je suis résolu de ce que je veux
faire de vous.--Et moi, dit-elle, Monseigneur et mon Père, je suis
résolue d’obéir.» Sur cela, elle se mit à genoux. Le Bienheureux l’y
laissa, et se tint debout à deux pas d’elle: «Oui-dà, lui répondit-il;
or sus, il faut entrer à Sainte-Claire.--Mon Père, dit-elle, je suis
toute prête.--Non, dit-il, vous n’êtes pas assez robuste, il faut être
sœur de l’hôpital de Beaune.--Tout ce qu’il vous plaira.--Ce n’est pas
encore ce que je veux, dit-il, il faut être carmélite.--Je suis prête
d’obéir», répondit-elle. Ensuite, il lui proposa diverses autres
conditions pour l’éprouver, et il trouva que c’était une cire amollie
par la chaleur divine, et disposée à recevoir toutes les formes d’une
vie religieuse telle qu’il lui plairait de lui imposer. Enfin, il lui
dit que ce n’était point en toutes ces manières de vie, dont il lui
avait parlé, que Dieu la voulait, et là-dessus lui déclara très
amplement le dessein qu’il avait de notre cher Institut. «A cette
proposition, dit notre Bienheureuse Mère, _je sentis soudain une grande
correspondance intérieure_, avec une douce satisfaction et lumière, qui
m’assurait que cela était la volonté de Dieu, ce que je n’avais point
senti aux autres propositions, quoique mon âme y fût entièrement
soumise.»

La belle scène! Et comme, à travers la directe et vivante prose de la
mère de Chaugy, on voit nettement se dresser devant les yeux de notre
âme, dans la vérité simple et grave de leur attitude morale, les deux
saints personnages! Elle, à genoux, abîmée dans sa prière, dépouillée de
toute volonté particulière, cire molle entre les mains de Dieu et de son
bien-aimé directeur. Et lui, debout, à deux pas d’elle, le regard
éperdu, le visage éclairé par l’émotion intérieure, de sa voix basse,
douce et lente, il la soumet à une dernière épreuve. Puis, quand il la
voit pleinement soumise, prête à tout pour suivre la volonté divine, il
lui dévoile tout son dessein. Il a bien compris, l’admirable manieur
d’âmes, qu’une personnalité de cette envergure n’est pas faite pour
s’asservir à une règle qu’elle n’a pas établie. «C’est merveille, ma
fille, lui écrivait-il un jour, comme mon esprit est ferme en cet avis
de ne point semer au champ de notre voisin, pendant que le nôtre en a
besoin.» Quand on est une Jeanne de Chantal, on n’entre pas dans un
ordre fondé par une autre, fût-ce par une sainte Thérèse; on en fonde un
soi-même, qui portera notre marque et qui conviendra aux âmes qui nous
ressemblent.

La décision prise, il restait à la mettre à exécution. Si fermement
attaché qu’il y fût, François de Sales y voyait toute sorte de
difficultés. «Je n’y vois goutte pour les démêler, disait-il; mais je
m’assure que la divine Providence le fera par des moyens inconnus aux
créatures.» Comment faire, notamment, pour «arracher d’entre ses
proches», un père et un beau-père fort âgés, et quatre enfants encore
bien jeunes, une mère et une fille aussi tendrement aimée, aussi
scrupuleuse à remplir tous ses devoirs que l’était Jeanne de Chantal? Et
comment enfin installer, pour ses débuts, à Annecy même, sous la main de
son fondateur, la congrégation nouvelle? La pieuse baronne partageait à
cet égard toutes les perplexités de l’évêque; et tous deux pensaient
qu’il leur faudrait bien attendre au moins six ou sept ans pour réaliser
leur dessein.

«La céleste Providence» en décida autrement. La mère de François de
Sales, Mme de Boisy, qui «avait une âme généreuse et noble, mais pure,
innocente et simple», aimait très tendrement Mme de Chantal: elle rêvait
d’un mariage entre la fille aînée de la baronne, Marie-Aimée, et son
propre fils, le jeune baron de Thorens. Interprétant suivant son intime
désir un mot aimable, mais sans conséquence, échappé à la charmante
veuve, elle persécuta l’évêque, pour que celui-ci, en dépit de sa
«répugnance», mît sans tarder «le discours sur le tapis». Grand fut
l’étonnement de Mme de Chantal qui, tout de suite, entrevit «des
difficultés impossibles à vaincre pour ce mariage», prévoyant «combien
il fâcherait aux deux grands-pères de cette petite de la voir sortir de
France». Était-ce là l’unique raison de sa prudente réserve? Les de
Sales étaient peu fortunés, de petite, quoique ancienne noblesse, et les
deux grands-pères, et Jeanne de Chantal elle-même pouvaient trouver que
Bernard de Sales était pour une Rabutin-Chantal un médiocre parti. La
bonne Mme de Boisy était très pressante. Droite et adroite comme
toujours, Mme de Chantal, sans désobliger personne, sut se dérober aux
formels engagements.

Quand elle regagna la Bourgogne, il était convenu qu’elle prendrait avec
elle la plus jeune sœur de l’évêque de Genève, Jeanne de Sales qui,
pensionnaire depuis deux ans à l’abbaye du Puy d’Orbe, ne se sentait pas
attirée par la vie religieuse. Peu après son arrivée à Thôtes, chez le
président Frémyot, Jeanne de Sales tombait malade et mourait entre les
bras de Mme de Chantal, à qui elle était «infiniment chère», et dont la
désolation fut extrême: la future sainte était allée jusqu’à offrir à
Dieu sa propre vie et celle de quelqu’un de ses enfants en échange de
celle de la petite morte, ce dont François de Sales, tout affligé qu’il
fût et meurtri dans son «cœur de chair», car il s’avouait «tant homme
que rien plus», ne laissa pas de la blâmer affectueusement. «Je vous
vois _avec votre cœur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment_, lui
écrivait-il à ce sujet, et je lui en sais bon gré, car ces cœurs à demi
morts, à quoi sont-ils bons?» Mais il croyait devoir calmer, pacifier,
assagir cette âme naturellement excessive. Ses saintes exhortations
portaient leur fruit. Au reçu de sa lettre, Mme de Chantal écrivait sur
son livret ces belles paroles, qu’elle relisait tous les jours, soir et
matin: «O Seigneur Jésus! je ne veux plus de choix! touchez quelle corde
de mon luth qu’il vous plaira, à jamais et pour jamais il ne sonnera que
cette seule harmonie. Oui, volonté soit faite sur père, sur enfants, sur
toutes choses et sur moi-même.»

Un sacrifice moins rude que ceux qu’elle avait si généreusement offerts
allait lui être demandé. Devant le cadavre de cette enfant de quinze ans
qui venait d’expirer, elle avait, «à la chaude», fait le vœu de donner à
la maison de Sales une de ses filles en échange. Sur-le-champ elle se
sentit consolée, et en même temps,--car chez elle le sens pratique ne
perd jamais ses droits,--elle vit là «le moyen que la Providence avait
choisi pour faciliter sa retraite en Savoie et lui servir de planche et
de prétexte». Peu après, elle s’en ouvrit donc à son père. Celui-ci,
fort surpris, fit d’abord beaucoup d’objections; mais elle «tint si
ferme sur le point de sa conscience qui était engagée», qu’il finit par
consentir, et même, sur la prière de sa fille, par écrire à l’évêque de
Genève pour lui dire toute sa profonde satisfaction de cette alliance.
«Mais il faut que je confesse, Monseigneur, ajoutait-il, que jamais
d’autres forces que celles que Dieu a données à la baronne de Chantal,
ma fille, n’eussent su tirer cette petite de dessus mes genoux, d’entre
mes bras, ni de devant mes yeux.» La fine baronne était arrivée à ses
fins.

Il lui restait à faire le siège des parents du côté paternel qui, ne
connaissant pas François de Sales, ne pouvaient admettre qu’on se mariât
hors de France et si loin. A force d’adresse et de patience, elle obtint
leur agrément. Moins de deux mois après, nous le voyons par une habile
et charmante lettre de l’évêque de Genève au vieux baron de Chantal,
celui-ci était conquis. On ne résistait pas à l’admirable femme. A
Annecy, tout le monde était ravi de ce projet d’union. «Ma mère ne pense
qu’à cela, toute la fraternité y conspire», écrivait «notre bon et saint
évêque», comme l’appelait, à la grande confusion de l’intéressé, Mme de
Chantal; lui-même se déclarait tout prêt à reporter sur «cette autre
encore plus petite sœur»,--Marie-Aimée n’avait que dix ans,--toute
«l’amitié non seulement fraternelle, mais encore paternelle» qu’il
portait à la chère disparue; et ses lettres sont pleines de mots très
délicatement tendres à l’adresse de «notre Marie-Aimée et très aimée».
Évidemment, il se félicite, humainement et mystiquement, de ce nouveau
lien qui va l’unir à «sa fille, sa fille très chère et très aimée»:
comme elle, dans toute cette suite d’événements, il adore «la sainte
main» de la Providence.

L’année suivante, vers la fin d’août 1608, François de Sales, accompagné
de son frère, le jeune baron de Thorens, se rend en Bourgogne pour
présenter aux deux familles le futur mari de la petite Marie-Aimée. Sa
bonne grâce, sa sagesse enchantèrent tout le monde, et le vieux
gentilhomme ne fut pas le moins «ravi de joie». Le président Frémyot dut
revoir avec grand plaisir le saint personnage dont il appréciait tout le
mérite, et qui, après sa petite-fille,--il l’ignorait encore,--allait
lui enlever sa fille. Quelques mois plus tard, au début de janvier 1609,
le contrat fut signé à Thôtes, dans la maison de campagne du président,
à la grande satisfaction générale, et à celle de Mme de Chantal en
particulier. Mais «l’insolente coquine» qui régnait à Monthelon ne
désarmait pas: furieuse d’un mariage qui contrariait ses visées
personnelles, elle indisposa le vieux baron contre sa belle-fille; et
celle-ci, pour se défendre auprès de son propre père des faux rapports
qui lui avaient été adressés, dut «lui découvrir quelque chose de ce
qu’elle souffrait là-dedans depuis environ sept ans». M. Frémyot, qui ne
se doutait de rien, et à qui sa fille «n’avait jamais donné le moindre
signe de sa longue souffrance», bouleversé par ces révélations, ne put
dormir de la nuit et le lendemain, dès l’aube, il envoyait à sa fille
une lettre très tendre où, lui reprochant un peu son long et trop
vertueux silence, il déclarait «qu’absolument il voulait la tirer de
là». Toujours prudente et charitable, mais non moins habile que
charitable, Mme de Chantal ne jugea pas opportun d’en venir à cette
extrémité; mais elle profita de la situation pour faire agréer son
dessein de se rendre avec deux de ses filles à Annecy, afin d’y suivre
le carême prêché par l’évêque de Genève et d’y présenter la petite
fiancée à sa nouvelle famille.

On partit donc à cheval, et, par les mauvais chemins d’alors, on se mit
gaiement en route pour la vieille petite ville savoyarde. La rieuse et
vive Françoise, la seconde fille de Mme de Chantal, était de la partie.
Partout où elles passaient, les trois charmantes Bourguignonnes
faisaient sensation. A Annecy de même. «On les trouvait si aimables, si
bien nourries et si modestes, que l’on se pressait dans les églises et
dans les maisons pour les voir.» Mme de Boisy raffola vite de sa future
belle-fille, et aurait voulu dès lors la garder auprès d’elle. Mme de
Chantal, suivant son habitude, conquérait tous les cœurs. Comme pendant
son précédent séjour, les dames de la ville s’empressaient auprès
d’elle, lui demandaient directions et conseils: tant de grâce, unie à
tant de piété, les ravissait; cette vivacité toute française, ce bon
goût, ce bon sens, cet esprit de mesure jusque dans les rigueurs de
l’ascétisme, tout cela séduisait au plus haut point ces âmes plus lentes
de montagnardes. Les pénitentes ou les familières de François de
Sales,--une Mme de Charmoisy, une Marie-Jacqueline Favre, combien
d’autres encore!--étaient éperdues d’admiration pour cette riche et
haute nature où la sainteté se faisait si simple, si cordiale et si
humaine. Elles aspiraient à suivre, à imiter de leur mieux cette
perfection si finement aimable. Elle, n’usait de son ascendant, de ses
beaux dons de séduction que pour prêcher avec une efficace discrétion,
et par l’exemple plus que par les discours, la vraie «vie dévote», la
charité, la bonne humeur, la modestie dans les propos et dans les
toilettes. Pour écrire l’_Introduction_ que François de Sales publiait
vers le même temps, il est peu douteux qu’il s’était plus d’une fois
inspiré d’elle.

Ces quelques semaines passées à Annecy, sous la direction et comme à
l’ombre du saint évêque de Genève furent à Mme de Chantal un délicieux
avant-goût de la vie religieuse à laquelle elle aspirait: elle ne
manquait aucun de ses sermons, aucune de ses instructions, recueillait
ses avis et ses directions pour leur œuvre future, renouvelait ses vœux
entre les mains de son «bienheureux Père», et, bien entendu,
s’astreignait à toutes les pratiques et exercices de dévotion que sa
piété lui suggérait. De retour à Dijon où son père l’accueillit «avec
une joie non pareille», et où elle séjourna plusieurs mois, elle édifia
tout le monde par l’éclat rayonnant de sa vertu. Le président Frémyot ne
se lassait pas d’entendre parler de François de Sales, qu’il «honorait
comme un saint». «C’est ma délicieuse suavité lui écrivait-il, de
m’entretenir avec ma fille de Chantal, car elle ne nourrit mon âme que
du miel céleste qu’elle a cueilli auprès de vous.»

Les deux futurs saints s’écrivaient le plus souvent possible, et, si
l’on en juge par les lettres de l’évêque de Genève, avec une tendresse
et une confiance croissantes. Sans sortir de son rôle de directeur, et
tout en maintenant au premier plan les conseils de spiritualité,
François de Sales se laisse aller aux confidences, au plaisir de causer,
de se détendre, d’associer à toute sa vie l’amie incomparable que Dieu
lui a envoyée: «Vous me venez presque toujours à la traverse en ces
exercices divins, lui écrivait-il un jour, sans néanmoins les traverser
ni divertir, grâce à ce bon Dieu. Fais-je bien, ma chère fille, de vous
dire mes pensées? _Je pense qu’au moins ne fais-je pas mal_, et que vous
les prendrez pour telles qu’elles sont.» Une autre fois: «Mon Dieu, ma
bonne fille, que vos lettres me consolent et qu’elles me représentent
vivement votre cœur et confiance en mon endroit, _mais avec une si pure
pureté_, que je suis forcé de croire que cela vient de la même main de
Dieu.» Et l’on sent que les mots lui manquent pour exprimer ce qu’il y a
véritablement d’unique et de sacré dans cette affection que Dieu lui a
mise au cœur: «Courage, courage, Jésus est nôtre: qu’à jamais nos cœurs
soient à lui. Il m’a rendu, ma chère fille, et me rend tous les jours
plus, ce me semble, au moins _plus sensiblement, plus suavement, du tout
en tout et sans réserve, uniquement, inviolablement vôtre_; mais vôtre
en lui et par lui, à qui soit honneur et gloire aux siècles des siècles,
et à sa sainte Mère.»--A quelques jours de là: «Vous ne sauriez croire
combien mon cœur s’affermit en nos résolutions, et comme toutes choses
concourent à cet affermissement. Je m’en sens une suavité
extraordinaire, comme aussi de l’amour que je vous porte; _car j’aime
cet amour incomparablement. Il est fort, impliable et sans réserve, mais
doux, facile, tout pur, tout tranquille; bref, si je ne me trompe, tout
en Dieu. Pourquoi donc ne l’aimerais-je pas? Mais où vais-je? Si ne
rayerai-je pas ces paroles; elles sont trop véritables et hors de
danger_. Dieu, qui voit les intimes replis de mon cœur, sait qu’il n’y a
rien en ceci que pour lui et selon lui, sans lequel je veux, moyennant
sa grâce, n’être rien à personne et que nul ne me soit rien; mais, en
lui, je veux non seulement garder, mais je veux nourrir, et bien
tendrement, cette unique affection. Mais, je le confesse, mon esprit
n’avait pas congé de s’épancher comme cela; _il s’est échappé_; il lui
faut pardonner pour cette fois, à la charge qu’il n’en dira plus mot.»

Cette sainte affection, à la différence des affections purement
humaines, n’abolit pas les autres tendresses; elle les épure, et les
élève, voilà tout. Saint François de Sales a aimé d’autres âmes de
femmes, que celle de Jeanne de Chantal, et celle-ci n’a pas été jalouse.
Pareillement, l’amitié très tendre qu’elle professe pour l’évêque de
Genève n’a nui à aucune de ses autres affections de femme. La mort n’a
point effacé l’amour qu’elle portait à son mari; elle parle de lui si
souvent qu’elle a peur d’être indiscrète, et il faut que François de
Sales la rassure à ce sujet, et lui demande simplement, quand elle
parlera du baron de Chantal, de le faire «avec sentiment d’un amour non
point affaibli par le temps, mais bien affranchi et épuré par l’amour
supérieur».

Cet amour supérieur transfigure si bien tous les sentiments de la
commune humanité que le saint évêque de Genève n’éprouve aucun scrupule
à exprimer en toute simplicité ceux que lui inspire sa fille
spirituelle. «Mon désir de vous aimer et d’être aimé de vous n’a point
d’autre mesure que l’éternité», lui écrit-il. Et encore: «A Dieu, ma
chère fille, que mon âme aime et chérit incomparablement, absolument,
uniquement en Celui qui, pour nous aimer et se rendre notre amour, s’est
rendu à la mort.» Quand le voyage à Annecy est décidé: «Mon Dieu,
s’écrie-t-il, que vous serez la bienvenue, ma chère fille, et comme il
m’est avis que mon âme embrasse la vôtre chèrement!» Un autre jour: «O
Dieu, pourquoi vous dis-je tout ceci, sinon parce que mon cœur se met
toujours au large et s’épanche sans borne quand il est avec le vôtre?»
«Je vous dis tout», lui déclare-t-il encore. «Je voudrais que je ne
fisse rien sans que vous le sussiez.» Lui, si humble, un jour qu’il est
assez content d’un de ses sermons, il va jusqu’à lui avouer: «Il me
semble que j’ai dit de belles choses.» Il est vrai qu’il s’empresse
aussitôt d’ajouter avec sa bonhomie charmante: «Fallait-il pas que je
vous disse cela? Mais non, ce n’est pas par vantance; oh! ce n’est que
par liberté.» Liberté qui s’impose parfois des limites, mais comme à
regret. Un jour, il écrit tout naïvement: «Oui, mon âme, ma fille...» A
la réflexion, le premier vocatif lui paraît un peu fort, et il efface:
«mon âme». Mais il se repent, et il écrit en marge: «_Je raye ce mot non
pas de mon cœur, mais du papier._» Ne voyez-vous pas le sourire ému de
Mme de Chantal en lisant cette lettre? Nul doute,--et si nous possédions
ses lettres détruites, nous le saurions mieux encore,--nul doute qu’elle
ne correspondît pleinement à cette pure et touchante tendresse. Quand
mourut Mme de Boisy, François de Sales écrit à «sa fille bien-aimée» une
fort belle lettre: «Car c’est à vous, à qui je parle, lui disait-il; à
vous, à qui j’ai donné la place de cette mère en mon mémorial de la
messe, _sans vous ôter celle que vous aviez, car je n’ai su le faire_,
tant vous tenez ferme à ce que vous tenez en mon cœur; et par ainsi
_vous y êtes la première et la dernière_.» Quel plus éloquent témoignage
d’amour tout spirituel aurait-il pu donner?

Pendant les mois qui suivirent son retour d’Annecy, Mme de Chantal avait
grandement besoin d’être soutenue et réconfortée par les conseils et la
tendre sollicitude du saint évêque de Genève. Le président Frémyot
ignorait toujours les engagements sacrés qu’elle avait souscrits. On
attendait, pour les lui révéler, une occasion favorable, et, comme il
arrive si souvent en pareil cas, on ajournait perpétuellement, dans la
crainte du coup qu’on allait lui porter. Lui, de son côté, peut-être
pour l’arracher au triste milieu de Monthelon, aurait souhaité que sa
fille se remariât. Un beau parti s’était présenté: un grand seigneur,
ami du président, veuf, «extrêmement riche», et dont les enfants
auraient pu épouser ceux de la baronne. «Cent et cent fois» rebuté, mais
soutenu par les deux familles, il ne se décourageait pas. M. Frémyot
«s’offensait» de ces refus, que toute la parenté blâmait sans
indulgence. La pauvre veuve «souffrait un martyre», auprès duquel les
persécutions dont elle avait été l’objet à Monthelon lui «semblaient des
roses». Non qu’elle fût tentée de céder; mais faire de la peine à autrui
lui était une douleur, et, scrupuleuse comme elle était, elle craignait
«que tant de voix charmeresses ne fissent endormir son cœur en quelques
complaisances mondaines». «Tant que je pouvais, dit-elle, je me tenais
serrée à l’arbre de la Sainte Croix». Son «ferme courage» allait encore
être soumis à une autre épreuve.

L’époque fixée pour le mariage de Marie-Aimée et pour l’exode à Annecy
approchait, et il était temps de mettre enfin le président au courant de
ce qui avait été projeté. Tous les jours, Mme de Chantal se rendait
auprès de son père, épiant l’heure propice, et tous les jours elle
remettait sa résolution. Enfin, le jour de la saint Jean, voyant M.
Frémyot seul, elle se décida. L’idée de la douleur qu’elle allait causer
la torturait. Elle se mit à genoux, invoqua du plus profond de son cœur
le secours divin, et elle entra dans la chambre paternelle. Faisant
venir fort habilement les choses de très loin, elle commença par dire
«qu’il lui fâchait fort d’élever ses filles chez son beau-père, parce
que cette maison n’était pas conduite comme elle eût désiré». La réponse
ne se fit pas attendre. La fille aînée allait se marier et on la
confierait à Mme de Boisy. Les deux cadettes étaient d’âge à entrer chez
les Ursulines, où elles étudieraient leur vocation. Quant à
Celse-Bénigne, le président s’en était déjà chargé, et sous la direction
de l’ancien précepteur de son oncle André, le bon abbé Robert, il
poursuivait ses études. Alors, prenant son courage à deux mains, et,
«avec grand battement de cœur», la baronne déclara: «Monsieur, mon très
bon père, ne trouvez pas mauvais si je vous dis que par cette bonne
disposition je me vois libre pour suivre la divine vocation de Dieu qui
m’appelle, il y a longtemps, à me retirer du monde, et à me consacrer
entièrement au divin service.»

A ces mots, le vieillard,--il avait soixante et onze ans,--fondit en
larmes. En entendant les «remontrances si paternellement tendres» qu’il
lui adressa, Mme de Chantal était au supplice et, sans l’aide de Dieu,
elle eût senti son courage faiblir. Pour apaiser cette grande douleur,
elle déclara «qu’il n’y avait encore rien de fait», qu’elle avait cru
devoir s’ouvrir de cette «inspiration» à son bon père, comme elle s’en
était ouverte à Monseigneur de Genève, lequel lui avait dit «qu’elle
était d’en haut» et «qu’il fallait prendre garde à la conscience». «A
cela, ce bon père se ramassa un peu auprès de Notre-Seigneur», puis il
dit: «Il faut confesser que Monseigneur de Genève a l’esprit de Dieu;
d’une chose, je vous prie, que vous ne résolviez rien avec lui que je ne
lui aie parlé.» Elle promit tout, ajoutant que «n’ayant point d’attache»
à ses propres sentiments, elle s’en remettrait à leur décision commune.
M. Frémyot fut «ravi d’aise» de l’entendre parler ainsi, «et ils
demeurèrent aussi satisfaits que devant». Elle était d’ailleurs tout
heureuse du tour qu’avait pris ce premier et décisif entretien.

Peu après, elle retourna à Monthelon; et là, «sans faire semblant de
rien», elle mit ordre à toutes ses affaires et redoubla d’attentions
pour se concilier ceux qu’elle présumait devoir s’opposer à ses projets.
En même temps, elle faisait prier de toutes parts, et en compagnie de
plusieurs personnes dévotes, elle s’entraînait à divers exercices de vie
religieuse. Son père et son frère, l’archevêque de Bourges, étaient
allés passer leurs vacances à Thôtes; elle s’y rendit, peut-être dans
l’espoir de les gagner définitivement à sa cause. «Monseigneur de
Bourges, qui l’aimait uniquement, lui dit sans préface que jamais, au
grand jamais elle ne devait penser à se retirer d’avec eux.» Le
président Frémyot l’entretint plus à loisir et «avec des tendresses
paternelles incomparables» lui dit que, toutes réflexions faites, il
estimait qu’elle devait «se contenter de la liberté qu’on lui laissait
de vivre tant dévotement qu’il lui plairait» dans sa condition viduale.
Elle, «sans faire de l’étonnée ni de la pressante», répondait «avec une
humble soumission» que, tout en «exposant ses inspirations à ceux qui en
devaient juger», elle ne demandait qu’à obéir. Son père «ajustait à son
désir» toute sorte de raisons tirées de l’Écriture et lui prodiguait des
tendresses sensibles et des paroles affectives plus qu’il n’en avait
jamais eu»; elle-même éprouvait «de grandes tendretés d’amour pour son
père et pour ses enfants». Mais, redoublant de prières, elle reconnut,
«par une lumière surnaturelle», que tout cela n’était que «malice du
diable»; et, se redisant sans cesse: «Si je plaisais aux hommes, je ne
serais pas servante de Jésus-Christ», elle se sentait, «en sa partie
supérieure», prise d’un si ardent désir de Dieu, qu’elle ne parvenait
plus à dissimuler. Son père s’en apercevant, pria l’archevêque de
Bourges de la «divertir de ses desseins»; mais elle, plus libre avec un
frère qu’avec un père, lui déclara qu’elle «ne pouvait pas _trahir son
âme_» et donner pour une simple imagination l’inspiration divine; que
d’ailleurs elle ne recherchait que la volonté de Dieu, et que, quand
cette volonté lui serait dévoilée par l’évêque de Genève, elle s’y
soumettrait docilement, quelle qu’elle fût. Monseigneur Frémyot fut très
frappé de ce discours; il communiqua ses impressions à son père. Et,
d’un commun accord, on ne revint plus sur cette question, et l’on
attendit la prochaine arrivée de François de Sales.

Celui-ci, accompagné de son jeune frère, dont il devait bénir le
mariage, arriva à Monthelon vers le 10 octobre 1609. Le 13, devant toute
la famille réunie, la bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes époux:
Marie-Aimée n’avait que douze ans. Ces mariages si précoces entre
enfants, qui vivaient ensuite longuement séparés, étaient, comme l’on
sait, fréquents alors dans la haute société. A cette fête familiale «on
se réjouit modérément, et la présence du saint prélat et de Mme de
Chantal inspirèrent tant de respect que, contre l’usage, tout y fut
honnête et modeste». Le surlendemain, une longue conférence eut lieu
entre le président Frémyot, son fils André et l’évêque de Genève.
Pendant ce temps-là, Mme de Chantal priait Dieu «à chaudes larmes» pour
qu’il attendrît le cœur de ses proches. La conférence achevée, on la fit
appeler, et avec un grand courage, elle alla «comparaître devant ses
juges». A toutes les questions qu’on lui posa elle répondit avec une
fermeté, une netteté qui remplissaient d’admiration François de Sales,
lequel, «se tenant fort recueilli en soi-même», «ne sonnait mot». Elle
exposa «l’état auquel elle avait mis le bien de ses enfants, et comme
elle les laisserait sans procès, sans brouilleries et sans dettes». Fier
de sa fille, le président ne put s’empêcher de dire: «Cette femme a
considéré tous les sentiers de sa maison, et n’a point mangé son pain en
oisiveté.» Elle retraça toute l’histoire de sa vocation, et elle conclut
«que, lorsque, comme elle, ils ne regarderaient que Dieu seul, ils
trouveraient des abîmes de raisons pour approuver son dessein». En un
mot, elle eut réponse à tout, et il fallut bien «se ranger aux volontés
de Dieu».

Restait la grande question de savoir où s’établirait la congrégation
nouvelle. M. Frémyot penchait pour Dijon, son fils pour Autun ou
Bourges. Mme de Chantal reprit alors la parole et se dit «obligée»
d’accompagner à Annecy «sa petite baronne si jeunette»; la liberté dont
elle jouirait au début lui permettrait de veiller aux intérêts de tous
ses enfants; aussi bien, elle emmènerait ses deux dernières filles et
les élèverait auprès d’elle. Ce plan fut agréé. Ce que voyant, François
de Sales intervint et, esquissant tout son projet, il affirma que, «pour
quelques années», il serait loisible à la fondatrice de l’ordre futur de
faire tous les voyages en Bourgogne qu’elle jugerait nécessaires. Cette
promesse «ravit d’aise» le président et son fils. Appréciant comme il
convenait «l’esprit tout divin» qui animait le saint évêque, «ils
donnèrent un absolu consentement à ses propositions, et se séparèrent,
bénissant Dieu d’une si sainte entreprise».

Le lendemain, «voulant battre le fer tandis qu’il était chaud», Mme de
Chantal demanda qu’on lui fixât la date de sa «retraite». On décida
qu’au bout de six semaines ou deux mois «elle pourrait se retirer». Très
heureuse de cette décision, elle pria son père d’informer son beau-père.
Celui-ci, qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui aimait à sa
manière cette grave et charmante belle-fille, poussa les hauts cris,
versa d’abondantes larmes et ne voulut rien entendre. Très touché et
cédant sans doute au désir très humain de se séparer de sa fille le plus
tard possible, M. Frémyot vint dire à cette dernière qu’on ne pouvait
causer une telle peine au vieux gentilhomme et qu’il lui faudrait
«absolument» retarder son départ d’un an ou deux. Mme de Chantal
répondit que les ordres de Dieu n’admettaient point de délai, et qu’elle
«prendrait soin de gagner son beau-père»: «ce qu’elle fit, nous dit-on,
fort sagement et heureusement». A cette ferme et lucide volonté, à cette
sagesse illuminée de piété, alliée à tant de tact et de bonne grâce, nul
ne savait résister.

Le dimanche suivant, par les soins de Mme de Chantal, tous les gens de
la maison et beaucoup du voisinage se confessèrent à l’évêque de Genève
et communièrent de sa main. Ce fut lui qui dit la messe paroissiale, et
l’allocution qu’il prononça à cette occasion fut si touchante qu’elle
détermina une conversion retentissante. Ce même jour, sur le conseil du
saint, une jeune fille d’excellente famille, Jeanne-Charlotte de
Bréchard, se résolut à «courir même fortune que Mme de Chantal», son
amie. Et quelques jours après, tout étant réglé à la satisfaction
générale, l’évêque de Genève repartait pour la Savoie, avec son jeune
frère. Le président Frémyot, son fils et sa fille les accompagnèrent
jusqu’à Beaune. A l’hôpital où il dit la messe, saint François de Sales
visita et bénit les malades; et là, «entre les pauvres de
Notre-Seigneur», on se sépara.

La réunion définitive, fixée d’abord à Noël, ne put avoir lieu qu’au
printemps suivant. A la veille de ce voyage, un double deuil simultané
vint frapper au cœur, dans leurs plus chères affections, le saint évêque
et «sa fille bien-aimée». Celle-ci perdit assez subitement sa dernière
fille, Charlotte, âgée de dix ans, qui annonçait les plus heureuses
dispositions, et qu’elle aimait d’une tendresse toute particulière. Nous
imaginons aisément la douleur de cette «vraie mère». Quand François de
Sales en reçut la nouvelle, il venait lui-même de perdre sa mère: nous
avons la lettre très chrétiennement résignée, mais fort humainement
douloureuse qu’il écrivit à cette occasion à Mme de Chantal: «Au
demourant, encore faut-il vous dire que j’eus le courage de lui donner
la dernière bénédiction, lui fermer les yeux et la bouche et lui donner
le dernier baiser de paix à l’instant de son trépas. _Après quoi, le
cœur m’enfla fort, et pleurai sur cette bonne mère plus que je n’avais
fait dès que je suis d’Église_; mais ce fut sans amertume spirituelle,
grâces à Dieu.» Quel écho ces paroles durent trouver dans le cœur
meurtri de son amie qui voyait disparaître une femme excellente, sur
laquelle elle comptait pour servir de seconde mère à sa petite baronne!
Raison de plus pour partir avec elle et ne la point quitter.

Le départ de Monthelon fut fixé «au jour des brandons», c’est-à-dire au
premier dimanche de carême 1610. Le jeune baron de Thorens était venu
chercher sa femme et sa belle-mère. De toutes parts les gens du pays,
éplorés, étaient accourus pour dire adieu à «leur bonne dame». Des
scènes émouvantes eurent lieu, que la mère de Chaugy nous a vivement
décrites. «Les pauvres faisaient un escadron si lamentable, qu’ils
arrachaient des larmes des plus assurés, criant à haute voix; aussi,
certes, chacun d’eux perdait sa bonne et charitable mère; ceux du logis
faisaient des cris si hauts, que des capucins, qui étaient présents,
avaient prou à faire aller de part et d’autre, tâcher à les faire taire,
afin que l’on se puisse ouïr. Il vint, en ces entrefaites, un enfant
d’un pauvre, qui dit de son propre mouvement, et en pleurant bien fort,
s’adressant à ceux qui avaient été contraires à cette digne Mère: «La
lumière vous est ôtée, parce que vous avez voulu l’éteindre; faites
pénitence.» Quand parut le vieux baron de Chantal, l’émotion redoubla:
il versait d’abondantes larmes, «il pâmait presque». Sa belle-fille se
jeta à ses genoux, lui demandant pardon des mécontentements qu’elle
avait pu lui donner, lui recommandant son petit-fils. Le vieillard ne
put répondre que par des sanglots. Tout le monde pleurait. Et elle,
sereine et douce, dit adieu à tous, «les caressant tous les uns après
les autres», avec des paroles d’affection et de piété. «_Spécialement
elle embrassa les pauvres_, les conjurant fort de bien prier
Notre-Seigneur pour elle.» Après quoi, elle monta en carrosse avec son
gendre, ses deux filles et Mlle de Bréchard, accompagnée jusqu’à Autun
d’une grande foule, de tous ces humbles qu’elle avait aimés, secourus,
soulagés, et qui garderont pieusement et fidèlement son vivant souvenir.

A Autun où elle dîna, elle visita tous les lieux de dévotion de la
ville, fit ses adieux au couvent des capucins,--l’un d’entre eux reçut
d’elle la mission de préparer son beau-père à la mort,--et à l’hôpital,
où elle laissa des aumônes; et deux jours après, elle arrivait à Dijon.

Là, elle resta quelques jours avec les siens, les réconfortant et les
consolant par sa présence, visitant tous les sanctuaires de la ville et
des environs et y priant longuement. Le 29 mars, jour fixé pour son
départ, tous ses proches se réunirent dans la maison du président
Frémyot. Celui-ci, de peur d’augmenter l’émotion générale par la vue de
ses larmes qu’il ne pouvait pas retenir, s’était retiré dans son
cabinet. Mme de Chantal embrassa tous ses parents l’un après l’autre:
tous pleuraient amèrement; elle seule ne pleurait pas, mais son visage
trahissait sa douleur. Quand vint le tour de son fils, le charmant
Celse-Bénigne, âgé de quinze ans, et qu’elle «aimait amoureusement»,
celui-ci se jeta à ses pieds et lui tint un discours émouvant, auquel
elle eut la force de répondre avec toute sa maternelle tendresse. Au
moment où elle allait se rendre chez son père, dans un mouvement de
gracieux enfantillage, il alla se coucher sur le seuil de la porte,
disant que, puisqu’il ne pouvait la retenir, il faudrait qu’elle lui
passât sur le corps. La pauvre mère, le cœur prêt à éclater, s’arrêta et
versa quelques larmes.--«Madame, eh quoi! lui dit l’importun abbé
Robert, les larmes d’un jeune homme pourraient-elles faire brèche à
votre constance?» Mais, elle, souriant à travers ses pleurs: «Nullement;
mais que voulez-vous? je suis mère!...» Et elle passa. Une grande pitié
la saisit quand elle vit venir à elle son père tout en larmes, et elle
dut faire appel à tout son courage et à l’assistance divine pour ne pas
défaillir. Ils s’entretinrent longuement, pleurant beaucoup, comme s’ils
avaient le pressentiment qu’ils ne devaient plus se revoir. Enfin elle
se mit à genoux et demanda la bénédiction paternelle. Lui, «levant ses
mains, ses yeux et son cœur au ciel», prononça ces paroles: «Il ne
m’appartient pas, ô mon Dieu, de trouver à redire à ce que votre
Providence a conclu en son décret éternel; j’y acquiesce de tout mon
cœur, et consacre de mes propres mains, sur l’autel de votre volonté,
cette unique fille, qui m’est aussi chère qu’Isaac était à votre
serviteur Abraham.» Puis il releva son enfant, et, chrétien stoïque
jusqu’au bout, en lui donnant le dernier baiser de paix, il lui dit:
«Allez donc, ma chère fille, où Dieu vous appelle, et arrêtons tous deux
le cours de nos justes larmes, pour faire plus d’hommage à la divine
volonté, et encore _afin que le monde ne pense point que notre constance
soit ébranlée_.»

Après quoi, la pieuse caravane se mit en route. Mme de Chantal se
sentait si heureuse qu’au sortir des portes de Dijon, elle chanta, avec
Mme de Bréchard, les psaumes de la délivrance. Sur la route, elle
s’enquérait des malades et leur prodiguait ses soins, en se recommandant
à leurs prières. On passa par Genève, mais sans se faire connaître.
Quand l’approche de la petite troupe fut signalée, saint François de
Sales et vingt-cinq seigneurs et dames montèrent à cheval et allèrent
au-devant de «celle qui venait vraiment au nom de Notre-Seigneur».
Émouvante et symbolique coïncidence, la fondatrice de la Visitation
faisait son entrée dans Annecy le jour des Rameaux, 4 avril 1610.




CHAPITRE V

LE DÉTACHEMENT DE L’AMOUR DIVIN


Mme de Chantal apportait à saint François de Sales une très belle lettre
du président Frémyot. Le grand vieillard s’y peignait tout entier, avec
ce mélange mélancolique de tendresse, de virile résignation chrétienne,
de dignité fière qui l’apparente de très près aux héros de Corneille.
«Monseigneur, y disait-il, ce papier devrait être marqué de plus de
larmes que de lettres, puisque ma fille, en laquelle, pour ce monde,
j’avais mis la meilleure partie de ma consolation et du repos de ma
misérable vieillesse, s’en va et me laisse père sans enfants.»
Toutefois, à l’exemple de l’évêque, que la mort de sa mère a trouvé si
saintement résigné, «il se résout et conforme à ce qui plaît à Dieu; et
puisqu’il veut avoir ma fille, ajoute-t-il, je veux bien montrer que
j’aime mieux son contentement avec le repos de sa conscience, que mes
propres affections. Elle s’en va donc consacrer à Dieu, _mais c’est à la
charge qu’elle n’oubliera pas son père, qui l’a si chèrement et
tendrement aimée._» Elle emmène comme gages ses deux filles. «Pour son
fils, j’en aurai le soin qu’un bon père doit aux siens; et tant que Dieu
aura agréable de me laisser en cette vallée de pleurs et de misères, _je
le ferai instituer en tout honneur et vertu_.» Ah! que c’est bien là le
langage qui convient au père de Jeanne de Chantal!

Cette vive et généreuse Bourguignonne n’a pas dû être insensible au
charme du joli coin de Savoie qui va être le berceau de sa congrégation
naissante. Étalée au bord du lac enchanteur, qu’encadrent au loin de
hautes roches lumineuses, adossée à de verdoyantes collines, avec son
mur d’enceinte, ses multiples canaux, ses rues à arcades, ses maisons à
galeries de bois, son vieux et massif château aux puissantes tours
crénelées qui la surplombe, la petite ville, résidence du duc de
Nemours, avait un aspect mi-italien, mi-français qui lui donnait la
physionomie la plus avenante du monde. Mme de Chantal s’attacha vite à
son «petit Nessy».

La semaine sainte s’y passa en exercices de piété et en conférences. Les
fêtes de Pâques terminées, Mme de Chantal se rendit avec ses filles au
château de Thorens pour y procéder à l’installation du jeune ménage.
Après quoi, elle revint à Annecy, où François de Sales l’attendait pour
lui préparer un «havre de grâce et de consolation». Il aurait voulu
«commencer la congrégation» le jour de la Pentecôte. Des difficultés
s’étant présentées, on dut ajourner. L’évêque avait acheté moitié à
crédit une petite maison bien modeste, presque au bord du lac, dans un
faubourg de la ville. Une cour d’un côté; un verger de l’autre, séparé
de la maison par une route, mais communiquant avec elle par une galerie
en bois, couverte, et qui formait comme un pont au-dessus du chemin. Il
était tout heureux de son acquisition, et d’avoir «trouvé une ruche pour
ses pauvres abeilles, ou plutôt une cage pour ses petites colombes».
Bien vite, on aménagea la maison, et on y dressa un oratoire; le saint,
de son côté, jetait les bases d’un règlement spirituel. Mme de Chantal
avait renoncé, en faveur de ses enfants, à tous ses biens, même à son
douaire, se contentant d’une petite pension viagère que lui servait
l’archevêque de Bourges. Elle n’avait gardé que «dix écus qu’elle avait
dans sa bourse et qu’elle ne songea pas à en ôter». Enfin, le 6 juin,
jour de la sainte Trinité et fête de saint Claude, la «délivrance du
monde» fut un fait accompli.

La petite maison du faubourg de la Perrière n’abrita tout d’abord que
trois religieuses: Mme de Chantal, Mlle de Bréchard et Mlle Favre. Une
humble fille pieuse et bonne, Anne-Jacqueline Coste, servait de
tourière. Après une communion fervente, les trois visitandines, en
compagnie des filles spirituelles de l’évêque, visitèrent les églises de
la ville, puis, vers sept heures du soir, elles allèrent recevoir la
bénédiction du saint qui leur adressa quelques paroles émues et remit à
la mère de Chantal un abrégé des constitutions de l’ordre, écrit de sa
propre main. Bien qu’on eût essayé de tenir secrets le jour et l’heure
de cette «retraite», une grande foule s’était assemblée, sur le passage
des futures religieuses qui étaient conduites par trois des frères de
l’évêque à leur demeure définitive; tout le reste de la noblesse et du
peuple suivait. Il fallut fendre toute cette presse pour entrer dans la
petite chapelle où s’étaient réunies nombre de dames de la ville qui
voulaient embrasser encore une fois celles qui les quittaient. Enfin, la
nuit venue, les trois femmes, restées seules, se mirent à genoux pour
rendre grâces à Dieu; puis elles s’embrassèrent de tout leur cœur, les
deux plus jeunes promettant à leur fondatrice une filiale obéissance et
se jurant entre elles «une éternelle et sainte dilection».

Après la prière et «le salut à ses deux chères premières filles», la
mère de Chantal leur lut les règlements que l’évêque lui avait remis et
qui, depuis, ne quittèrent point sa poche et firent l’objet de ses
constantes méditations. Il était assez tard: les trois religieuses
firent leur examen, dirent les litanies de la Sainte Vierge, et
quittèrent avec une joie indicible leur modeste habit du monde, l’une
d’elles, la mère de Bréchard foulant aux pieds avec ferveur certains
«attifets» qu’elle avait conservés. Dès ce premier soir, elles
commencèrent à observer le grand silence. Jamais Mlle de Bréchard et
Mlle Favre n’avaient dormi d’un aussi doux sommeil que cette première
nuit de leur retraite. Il en fut tout autrement de la mère de Chantal,
qui dormit fort peu cette nuit-là. D’abord le sentiment de la divine
présence, la joie profonde et reconnaissante qu’elle éprouvait la
tinrent éveillée. Puis, vers deux heures du matin, au moment où elle
s’endormait, son «ennemi» qui, la veille, lui avait déjà livré un assaut
formidable, revint à la charge, lui représentant toutes les difficultés
de sa tâche. Deux heures durant, elle fut en proie aux troubles les plus
douloureux. Enfin, Dieu, auquel elle s’abandonnait pleinement, lui
rendit, avec «de grandes lumières», «sa sainte, joyeuse et amoureuse
paix». Cinq heures sonnèrent: la mère de Chantal se leva la première et
alla réveiller «ses deux filles». Chacune se revêtit avec une joie
extrême de son habit de noviciat, qui n’était qu’un habit commun, «mais
ravalé à l’extrémité de la modestie et humilité chrétienne». Après
s’être donné le baiser de paix, elles allèrent dans leur petit chœur
faire leur oraison mentale. A la douce joie qu’elles éprouvaient, au
courage surhumain dont elles se sentaient animées, elles sentaient bien
que la divine Bonté avait répondu à leur appel.

A huit heures, François de Sales vint dire la messe et donner la
communion à la communauté naissante. Après la messe, «il leur donna la
clôture pour toute cette première année de leur noviciat». Elles
quittèrent leur nom de dames, donnèrent à Mme de Chantal le nom de Mère
et prirent entre elles le nom de sœur. Elles se mirent aussitôt à
étudier le petit Office de la Vierge que, quelques jours après, elles
purent dire en public. La mère de Chantal s’exerçait fort péniblement à
bien prononcer le latin; elle y avait, paraît-il, une difficulté
extrême. Tous les jours, M. de Boisy, frère de François de Sales, et
futur évêque de Genève, venait apprendre aux trois visitandines les
cérémonies de l’office, tel qu’il s’est depuis perpétué; l’évêque
lui-même mit la main aux chants que devaient adopter «ses petites
colombes», et qu’il ne trouvait jamais assez simples. On n’avait fait,
dans la petite maison de la galerie, aucune espèce de provision: des
dons, des aumônes y suppléèrent; un petit baril de vin dura plus d’un
an. En dépit des privations, des accidents de santé, les «cloîtrières»,
comblées de grâces divines, se trouvaient parfaitement heureuses et
auraient voulu prolonger indéfiniment l’adorable idylle. Ce temps de
noviciat, ce fut vraiment la lune de miel de la congrégation naissante.
Saint François de Sales aimait dire que «si on eût voulu dépeindre au
naïf la véritable pauvreté évangélique, et le total oubli des choses de
la terre, à cela joindre une protection visible de la Providence
céleste, il n’y avait qu’à regarder la première naissance de la maison
de la Visitation de Sainte-Marie».

Cependant, de divers côtés, de Bourgogne et de Savoie, en particulier,
des vocations nouvelles surgissaient. Bientôt la petite maison du
faubourg de la Perrière abrita dix novices. La plupart étaient de
complexion fort délicate; l’une d’elles même ne devait pas tarder à
mourir. On murmurait de ces admissions: «Que voulez-vous? disait
l’évêque de Genève, je suis partisan des infirmes.» Il savait bien, le
saint évêque, que Jésus-Christ n’était pas venu uniquement pour les
privilégiés de la vigueur physique et de la santé.

Telle était aussi la persuasion intime de la mère de Chantal, qui,
pendant ces premières années de vie religieuse, fut très souvent malade.
François de Sales estimait que cet état était particulièrement favorable
à «la sainteté, à laquelle, disait-il, les tribulations et maladies sont
fort propres pour donner de l’avancement, à cause de tant de solides
résignations qu’il faut faire ès mains de Notre-Seigneur». A ces progrès
spirituels il travaillait lui-même, par ses entretiens, ses conseils,
ses exhortations, par tout le minutieux détail d’une direction très
vigilante et, à l’ordinaire, très tendre, mais qui, lorsqu’il le
fallait, savait être sévère. Un jour, pour un acte de désobéissance, ou
plutôt de faiblesse qui peut nous sembler bien insignifiant,--il
s’agissait de quelques pièces d’or réservées pour les pauvres, et que la
mère de Chantal avait autorisé ses religieuses à utiliser pour
l’ornement de la chapelle,--il lui exprima son déplaisir «d’une façon
grave et d’une voix puissante», et la laissa pleurer longuement avant de
la consoler. Cette âme lui était si chère, qu’il la voulait parfaite. Le
plus souvent possible il va voir «sa toute chère fille», s’intéresse à
tous les menus faits de sa vie, la console et la réconforte quand meurt
son père ou quand elle s’inquiète trop vivement de son fils. Quand il ne
peut aller la voir, il lui écrit de courts billets, tout parfumés de la
plus chaude et de la plus pure tendresse: «Bonsoir, la fille de mon
cœur, ou plutôt ma fille et mon cœur...» «Bonsoir, mon cher courage, mon
enfant. Oui, ma fille, vous êtes le courage de mon cœur et le cœur de
mon courage en ce doux et triomphant Sauveur qui l’a ainsi voulu...» A
la lettre, ils n’ont qu’un seul cœur, qu’une seule âme, toute consumée
de l’amour divin.

Au bout d’un an, le 6 juin, fête de saint Claude, fut fixé pour la
profession. Saint François de Sales régla tous les détails de la
cérémonie. Une grave question fut celle du voile. La mère de Chantal
proposa un voile blanc doublé d’un voile noir, puis un voile de crêpe:
l’évêque trouva cela «trop délicat et trop riche» et choisit l’étamine.
Comme on n’avait pas de quoi acheter des voiles neufs, on en tailla dans
une ancienne robe de la mère de Chantal. On ajusta l’un des voiles sur
la tête de la mère de Bréchard, et, entre plusieurs «façons», François
de Sales adopta «la plus simple et moins façonnée»; lui-même, «prenant
des ciseaux, arrondit le voile par derrière comme il est à présent».
Après quoi, l’on procéda à l’ornement de l’autel, qui fut des plus
modestes: de simples draps blancs sur lesquels on avait piqué de petits
bouquets de fleurs rustiques servaient de tapisseries.

Le matin du 6 juin, l’évêque vint confesser ses trois chères filles et
leur adresser ses exhortations paternelles. «Son visage était en feu. On
voyait reluire sur sa belle figure une suave joie mêlée d’une
majestueuse gravité tout extraordinaire.» La mère de Chantal, sa
confession faite, renouvelle ses vœux en ces termes: «Je renouvelle et
reconfirme mes vœux de perpétuelle chasteté et obéissance à votre divine
Majesté, en la personne de Messire François de Sales, votre bien-aimé et
très digne évêque de Genève, mon unique Seigneur et très cher Père en ce
monde. Mon Dieu, mon Sauveur, je m’abandonne très irrévocablement et
sans réserve à votre divine Majesté, en la présence de Messire François
et m’employez à tout ce qu’il vous plaira, par l’entremise de ce grand
Père de mon âme que vous m’avez donné, et m’octroyez la grâce de parfait
amour à l’obéissance.» Après l’évangile, saint François de Sales, en
habits pontificaux, monte en chaire et prononce une touchante
allocution: «Nous verrons, dit-il, que ces trois petites âmes que la
Providence de Dieu a semées dans ce petit coin de terre, se
multiplieront sans nombre, et que la miséricorde divine les bénira d’une
grande prospérité et sera glorifiée en elles.» Assises par terre dans le
sanctuaire, les trois religieuses écoutent la parole sacrée avec un
ravissement qui se peint sur leur visage. Puis, elles s’agenouillent sur
le marchepied de l’autel; on chante le _Veni Creator_, et les cérémonies
de la profession commencent.

Les cérémonies rituelles, saint François de Sales les a acceptées, mais
en les adaptant à son dessein particulier, à la grande pensée d’amour
qui est son génie même; il a rédigé lui-même les prières. Il prie
d’abord un moment; puis les trois religieuses, successivement, les mains
étendues, d’une voix grave et tremblante d’émotion, prononcent l’acte de
profession. Après quoi, elles s’agenouillent aux pieds du saint évêque
qui leur met au cou une petite croix d’argent et qui, dépliant les
voiles, les dispose sur leurs têtes, en disant: «Ceci vous sera un voile
sur vos yeux, contre tous les regards des hommes, et un signe sacré,
afin que vous ne receviez jamais aucun signe d’amour que celui de
Jésus-Christ.»

Puis, toutes trois se courbent le visage contre terre; on les recouvre
d’un drap de mort: on prononce sur elles les douloureuses paroles de
Job; et tandis que l’assistance récite le _De profundis_, l’évêque les
asperge d’eau bénite comme il ferait d’un cadavre. Elles se relèvent
alors; et tandis que des chants joyeux se font entendre, François de
Sales place dans leurs mains un crucifix. «Mon bien-aimé est tout mien,
dit la mère de Chantal, et je suis toute sienne. Je ne pourrai jamais
l’abandonner pour regarder aucun homme; car à lui je suis tout unie par
charité, et sa bonté surpasse tous les amours du monde. O mon Dieu,
détournez mes yeux de la vanité, et que nulle injustice ne me domine!»
Cela fait, on lui donne un cierge allumé, et elle ajoute: «O Seigneur,
votre parole est une lampe à mes pieds et une lumière dans mon chemin.
Votre lumière a brillé sur moi, et vous avez donné liesse à mon cœur.»
La cérémonie est achevée: les sœurs se retirent dans le chœur des
religieuses. En y entrant, la mère de Chantal s’écrie spontanément:
«C’est ici le lieu de mon repos; j’y habiterai à jamais», et cette
parole fut depuis ajoutée aux formules de la profession. Quelques-uns
des assistants furent autorisés par l’évêque à saluer, mais très
brièvement, les nouvelles religieuses, et on les laissa «en paix
savourer le don de Dieu».

La clôture étant levée, la question se posait maintenant pour la mère de
Chantal d’aller en Bourgogne pour régler la succession paternelle et
mettre ordre aux affaires de ses enfants. Elle partit le 23 août,
accompagnée de la mère Favre et de son gendre, bénie du saint évêque,
entre les mains duquel elle avait prononcé le vœu de pauvreté. Elle
avait auparavant reçu l’oblation de deux nouvelles religieuses, la mère
Roget et la mère de Châtel, et elle laissait, pour diriger la petite
communauté, la mère de Bréchard. Son absence dura quatre mois. A Dijon,
à Monthelon, à Bourbilly, elle fut accueillie à bras ouverts par tous
ceux qui la connaissaient: elle ne sortait guère que pour aller aux
églises, mais elle recevait et voyait beaucoup de monde, qu’elle
édifiait par sa piété, sa vertu, son avenante et fine bonté, et qu’elle
émerveillait aussi par son sens des affaires et l’alerte souplesse de
son esprit. Elle mit son fils au collège des Godrans, à Dijon, elle le
confia à son oncle, Claude Frémyot, président aux Comptes. A Dijon et à
Monthelon elle eut fort à se défendre contre les instances de ses
parents qui, sous toute sorte de prétextes, auraient voulu qu’elle
rentrât dans le siècle, ou tout au moins qu’elle prolongeât son séjour
parmi eux. Soutenue par les conseils de saint François de Sales qui ne
se lassait pas d’écrire à celle qu’il appelait «ma chère fille toute
mienne», elle se dérobait avec une douce obstination et, ses affaires
une fois réglées, elle repartait pour Annecy, où elle arrivait la veille
de Noël.

Bien qu’elle fût très lasse de son long voyage fait à cheval et en plein
hiver, elle voulut, après avoir longuement conféré avec l’évêque,
officier à l’office de la nuit, où elle assista tout au long. La joie et
la dévotion des autres religieuses étaient grandes. Elles avaient été
fort éprouvées en son absence: elles avaient presque toutes été malades,
et l’une d’elles, la mère Péronne de Châtel, avait été sur le point de
mourir, donnant aux sœurs qui la soignaient avec un dévouement
inlassable d’admirables exemples de vertu chrétienne, de courage et de
résignation. «Comblées de beaucoup de grâces surnaturelles», heureuses
d’avoir pu sauver leur chère sœur Péronne, elles attendaient avec
quelque impatience le retour de la mère de Chantal. Celle-ci, joignant à
tous ses autres vœux celui «de faire toujours ce qu’elle connaîtrait
être le plus parfait et agréable à Dieu», tint, le dernier jour de
l’année, le premier chapitre annuel: elle-même fut nommée supérieure; la
sœur Favre assistante, et les autres «officières» reçurent leurs
attributions respectives. Cela fait, la mère Favre se mit à genoux et
dit: «Ma Mère, nous demandons l’obédience pour visiter les malades.» Le
lendemain, 1er janvier 1612, après les grâces du dîner, la Mère de
Chantal désigna telle et telle religieuse pour aller visiter les
pauvres; elle-même, accompagnée de la mère Favre, fit ce jour même les
premières visites. Elle se retrouvait, plus compatissante encore s’il
est possible, l’admirable servante des pauvres et des malades qu’elle
avait été naguère à Monthelon et à Bourbilly, descendant aux soins les
plus répugnants, toujours aimable, «avec un visage doux, recueilli en
Dieu, affable et joyeux». Et elle allait par la ville, «le voile baissé
sur le visage», édifiant tous les passants, accompagnée d’une ou deux
religieuses, l’une portant des vivres et des remèdes, l’autre du linge
et des vêtements chauds. «J’ai toujours cru, disait-elle, qu’en la
personne de ces pauvres, j’essuie les plaies de Jésus-Christ.» Et «cet
exercice de charité était son occupation quotidienne et les délices de
sa ferveur».

Ces exercices de charité n’eurent qu’un temps: au bout de quelques
années, sur les instances du cardinal de Marquemont, archevêque de Lyon,
la clôture fut rétablie et les religieuses de la Visitation rendues à la
vie purement contemplative. Peut-être était-ce là le génie secret, la
vocation intime de la congrégation nouvelle, et c’est bien dans ce sens
qu’elle s’est ultérieurement développée. Mais il semble pourtant que
saint François de Sales tout d’abord n’ait pas conçu les choses ainsi.
Il serait assurément un peu excessif de prétendre, comme on l’a fait,
qu’il ait eu l’idée d’un ordre féminin qui fût comme le prototype des
futures sœurs de Saint Vincent de Paul. Mais il attachait une grande
importance aux œuvres, et il avait d’abord voulu mettre «ses chères
filles» sous le patronage de sainte Marthe. Puis il avait changé d’avis,
et, conformément au vœu secret de Mme de Chantal, il les avait
consacrées à la Sainte Vierge et décidé qu’elles s’appelleraient les
filles de la Visitation Sainte Marie: «la Visitation», ce mot lui
paraissait symboliser à la fois la visite des pauvres et des malades et
les sentiments de la Sainte Vierge quand, s’arrachant à la solitude,
elle alla voir sainte Élisabeth. Le double aspect de sa conception
primitive, la tendance mystique, la principale apparemment, et la
tendance active, se trouvaient ainsi exprimées. Il avait rêvé d’une
congrégation fort différente de celles qui existaient jusqu’alors, d’une
congrégation ouverte à toute sorte de catégories sociales, hospitalière
aux «infirmes», et où la vie contemplative et la vie active
s’harmoniseraient dans un juste équilibre. «Sans beaucoup d’austérités
corporelles, écrivait-il, elles pratiquent toutes les vertus
essentielles de la dévotion. Elles disent l’office de Notre-Dame, font
l’oraison mentale. Elles ont le travail, le silence, l’obéissance,
l’humilité, l’exception de toute propriété, et, autant qu’en monastère
du monde, leur vie est amoureuse, intérieure, paisible et de grande
édification; après leur profession, elles iront servir les malades, Dieu
aidant, avec une grande humilité.» Pas de vœux solennels, une simple
demi-clôture, qui interdirait l’entrée du couvent aux profanes, mais
n’empêcherait pas les sœurs de sortir. «Mon dessein avait toujours été,
disait saint François de Sales, d’unir ces deux choses,--vie intérieure
et œuvres de charité,--par un tempérament si juste qu’au lieu de se
détruire, elles s’aidassent mutuellement et que les sœurs, _en
travaillant à leur propre sanctification, procurassent en même temps le
soulagement et le salut du prochain_. Leur prescrire aujourd’hui la
clôture, _ce serait détruire une partie essentielle de l’Institut_.»

Mais comme tous les vrais hommes d’action, l’évêque de Genève ne
s’obstinait pas dans ses idées personnelles; il les lançait dans la vie,
laissant à la réalité le soin de les vérifier, de les éprouver, de les
démentir ou de les modifier, bref, de les faire vivre, si elles étaient
viables, de les ruiner, si elles ne l’étaient pas. Les objections,
l’autorité surtout du cardinal de Marquemont, qui semble avoir été un
esprit fort étroit, autoritaire et très fermé aux nouveautés, peut-être
aussi les aspirations intimes de quelques-unes des premières
visitandines l’ayant amené à capituler, à revenir sur un point qu’il
jugeait «essentiel», il le fit «sans un brin de répugnance». Si, dans
son for intérieur, il a pu regretter parfois son premier rêve, sa haute
idée d’un centre féminin d’amour divin qui rayonnerait et s’épanouirait
dans la société laïque en œuvres vives de charité et de bienfaisance, il
dut se dire qu’un autre réaliserait son idéal, et triompherait des
obstacles auxquels il s’était lui-même heurté. «Je ne sais pourquoi,
déclarait-il en souriant, on m’appelle fondateur d’ordre: car je n’ai
pas fait ce que je voulais, et j’ai fait ce que je ne voulais pas.» Il a
sacrifié Marthe à Marie, mais en pensant comme le divin Maître que Marie
avait pris la meilleure part.

Aux directions qu’elle recevait du saint évêque, la mère de Chantal
obéissait avec une si scrupuleuse docilité que, la transformation de la
Visitation une fois accomplie, elle ne nous laisse jamais percevoir
l’écho, même affaibli, de ses préférences personnelles. On peut
conjecturer cependant qu’elle a dû soutenir et encourager l’évêque de
Genève dans ses longues résistances, et que, parmi les devoirs de sa
charge, les œuvres charitables étaient celles qui coûtaient peut-être le
moins à l’ardente bonté de son cœur. Elle avait littéralement le génie
de la charité. Il faut lire dans les _Mémoires_ de la mère de Chaugy les
détails saintement réalistes qu’elle nous donne sur l’activité déployée
par l’admirable femme pour soulager les maux de l’âme et du corps qui
lui étaient signalés. Il y a notamment une histoire de pauvre fille
perdue qu’elle a sauvée d’une effroyable misère physique et morale et
qu’on ne saurait lire sans se sentir ému jusqu’aux larmes. Les plaies
les plus hideuses, les ordures et les odeurs les plus repoussantes, les
maladies les plus contagieuses, rien ne la rebute: son héroïsme, son
amour du Christ miséricordieux lui fait braver toutes les prescriptions
de la délicatesse ou de l’hygiène la plus élémentaire. Elle a rempli
plus d’une page du livre d’or de la charité chrétienne.

Au mois de mai ou de juin 1613 mourait à son tour, âgé de quatre-vingt
quatre ans, le vieux baron Guy de Chantal. Assisté du franciscain auquel
sa belle-fille l’avait confié, il fit une fin repentante et chrétienne;
mais il laissait une succession fort embrouillée; et sur le conseil de
saint François de Sales, la mère de Chantal crut devoir repartir en
Bourgogne pour régler la situation au mieux des intérêts de ses enfants.
Son fils, le charmant Celse-Bénigne, vint la chercher à Annecy. «Que je
suis marri de ne pouvoir être témoin des caresses qu’il recevra d’une
mère insensible à tout ce qui est l’amour naturel!» écrivait en souriant
l’évêque de Genève, lequel recommandait bien à «sa fille» de n’être pas
«si cruelle» et de laisser parler librement la nature, «car l’amitié,
disait-il, descend plus qu’elle ne monte». Françoise fut confiée à sa
sœur Marie-Aimée, et Mme de Chantal, accompagnée de son fils, de son
gendre, et de la sœur de Châtel, se mit en route pour Monthelon. La
maîtresse-servante était là encore, inquiète sans doute du sort qui lui
était réservé. La sainte l’embrassa, l’entretint fort aimablement, la
récompensa largement des services qu’elle avait pu rendre; elle devait
emmener même à Annecy une de ses filles pour l’y marier fort
avantageusement. Depuis plusieurs années, on avait négligé de faire
rentrer rentes et fermages. Installée dès le matin après la messe et ses
exercices spirituels, dans la grande salle du château, la baronne
examinait tous les comptes, discutant avec les paysans, qui admiraient
sa «douce force», son équité, sa générosité, et, si astucieux, âpres au
gain et parfois violents qu’ils fussent, finissaient par se rendre à ses
raisons. Elle se rendit à Bourbilly, qui échut à Celse-Bénigne, fit
vendre une partie des meubles, ne conservant, ainsi qu’à Monthelon, qui
revint à Françoise, que quelques chambres garnies. Marie-Aimée reçut sa
part en argent. Et quand tous les comptes furent réglés, les dettes
payées, de bons fermiers et régisseurs installés partout, elle put, au
bout de six semaines, repartir pour Annecy. Elle eut du reste bien soin
de se faire adresser régulièrement, jusqu’à la majorité de ses enfants,
le compte des dépenses et revenus des divers domaines, et de loin elle
administra si bien la fortune de sa famille, qu’elle la doubla en
quelques années.

A son retour à Annecy, elle tomba très gravement malade. Miraculeusement
sauvée par saint François de Sales qui lui appliqua les reliques de
saint Blaise, elle reprit en mains toute la conduite de sa maison. La
communauté s’accroissant, on avait dû quitter, l’année précédente, la
petite maison de la Galerie, devenue trop étroite et qui d’ailleurs
était assez malsaine, pour une maison plus grande située à l’intérieur
de la ville. Celle-ci devenant trop petite à son tour, on résolut de
construire un véritable monastère. La duchesse de Mantoue, fille du duc
de Savoie, accepta d’en être la protectrice; le duc et son fils
favorisèrent de leur mieux la fondation nouvelle, laquelle rencontra
beaucoup d’obstacles et se heurta à toute sorte d’oppositions locales.
Les travaux n’en furent pas moins activement poussés, et à la fin de
1614, vingt-six visitandines,--dix-huit professes, et huit
novices,--purent s’installer dans leur définitive demeure. Le premier
monastère d’Annecy, qui porte le nom de la _Sainte Source_, conserve
depuis trois siècles l’esprit et les traditions de la Visitation
naissante et par sa douce influence il a puissamment contribué à les
perpétuer sans altération dans toutes les maisons de l’ordre.

Cependant la réputation de la congrégation nouvelle commençait à se
répandre au dehors. Un essai malheureux d’une fondation rivale, la
congrégation de la Présentation, ayant eu lieu à Lyon, l’archevêque, Mgr
de Marquemont écrivit à saint François de Sales pour lui demander des
religieuses qui l’aideraient à fonder une maison sur le modèle de celle
d’Annecy. L’évêque de Genève y consentit avec joie, mais il tint à
envoyer à son confrère «la crème de sa congrégation», la mère de
Chantal, «la plus aimée mère qui soit au monde», les mères
Marie-Jacqueline Favre, Marie-Péronne de Châtel, Marie-Aimée de Blonay,
Marie-Élisabeth de Gouffier. Elles étaient toutes, surtout la mère de
Chantal, désolées de le quitter; il les accompagna jusqu’au delà des
portes de la ville, leur prodiguant les plus tendres bénédictions qui
les faisaient fondre en larmes. Ce fut le 26 janvier 1615 qu’elles
partirent d’Annecy sous la conduite du vicaire général de Lyon, qui
était venu les chercher en carrosse.

Les débuts de la Visitation de Lyon auraient été assez faciles, si Mgr
de Marquemont n’avait pas voulu modifier l’organisation qu’avait fait
adopter saint François de Sales. Il interdit la visite des pauvres,
prescrivit la clôture, exigea des vœux solennels et insista pour que la
Visitation, qu’il voulait débaptiser, et appeler la Présentation, de
simple «congrégation» qu’elle était jusqu’alors, fût constituée à l’état
d’ordre religieux véritable,--de «religion», comme on disait alors,--sur
le modèle des ordres féminins existants. Entre le dogmatique archevêque
de Lyon et le doux, le conciliant évêque de Genève, il y eut de nombreux
échanges de visites, de lettres, de mémoires. Sur la plupart des points
en discussion, saint François de Sales finit par céder, et, en 1617,
l’ordre nouveau put recevoir son régime définitif.

Au bout de neuf mois, saint François de Sales avait rappelé la mère de
Chantal auprès de lui. De Moulins, de Grenoble et de Bourges on lui
écrivait pour réclamer des visitandines. «Nos basses et petites
violettes sont désirées en plusieurs jardins, écrivait-il. Revenez donc,
ma chère mère, pour tirer d’ici ces plantes de bénédictions et les
transplanter ailleurs.» Il avait d’ailleurs besoin d’elle pour l’aider à
rédiger les règles et constitutions de l’institut, pour diriger et
dresser les novices qui, de plus en plus nombreuses, se présentaient au
monastère d’Annecy. Souffrante, presque toujours au lit, elle n’en
déploie pas moins une activité considérable, veillant à tout, songeant à
tout, voyant les choses de très haut et, en même temps, descendant au
dernier détail. C’est un chef, mais le plus attentif, le plus dévoué, le
plus tendre des chefs. Les lettres qu’elle écrit, en courant, et presque
toujours, «à perte d’haleine», à ses religieuses, n’ont peut-être rien
de très littéraire; elles n’ont pas, en tout cas, la grâce fleurie et le
«vermeil riant» de celles de saint François de Sales. Mais elles sont
bien mieux que «littéraires»: elles ont le mouvement et elles ont la
vie. Fond et forme, cela court droit au but. Et quelle chaude cordialité
elles respirent! On y sent une âme qui se donne, un cœur débordant
d’affection spirituelle et humaine tout ensemble. Comme elle les aime,
ses chères religieuses, en Dieu, assurément, mais aussi, pour
elles-mêmes, individuellement! Pour leur exprimer sa tendresse, les mots
câlins, délicieux, comme en savent trouver les mères, se pressent sous
sa plume. A la mère Favre: «Adieu, bonsoir, ma chère toute unique Sœur
toute parfaitement aimée, ma petite.» «Ma chère sœur, ma mie.» A la mère
de Bréchard: «Certes, si je vous tenais, je vous embrasserais _bien
serrée_ pour vous mortifier.» A la même: «Je ne pensais pas vous tant
écrire; mais c’est notre coutume quand nous nous parlons, nous ne savons
finir, aussi êtes-vous, ma très chère Sœur que j’aime uniquement.» «Mes
filles chèrement aimées», «ma fille toute chère», «ma vraie fille tout
uniquement chère», voilà quelques-unes de ses formules. Et comme l’on
sent que ce ne sont pas simples formules, et qu’elle voudrait faire dire
aux mots plus de choses qu’ils n’en peuvent exprimer! Cette femme au
grand cœur se trahit dans ses effusions verbales: elle aime à aimer et à
être aimée: son grand moyen de domination et de séduction, c’est son
immense amour des âmes.

Parmi tous ces êtres qu’elle chérit, il en est un qu’il faut mettre à
part, parce qu’il est «tout son bien spirituel en Jésus-Christ», c’est
l’évêque de Genève. En quels termes émus, profonds, tendrement
recueillis elle parle de lui ou s’adresse à lui! Il est «l’unique trésor
de son cœur». «Mon très cher Seigneur, écrit-elle à la sœur de Bréchard,
vous dira toutes nos nouvelles, et vous continuerez à baiser sa chère
bénite main _que j’aime tant_, toutes les fois qu’il ira chez vous.
Hélas! qu’est-ce qu’il y a au monde de comparable à ce tant digne Père?
_Vous êtes bien heureuse de le voir de vos yeux_, et je me console en ce
bonheur, attendant que j’en jouisse moi-même.» Une autre fois: «Ma très
chère amie, je vais tous les jours plus découvrant l’incomparable grâce
que Notre-Seigneur nous a faite de nous avoir rangées, soumises et
remises à ce trésor de sainteté, mon très digne, très unique et très
aimé Père. Je vous prie, ne cessons jamais d’en remercier, louer et
aimer cette souveraine bonté. Oh! quelle grâce! Dieu nous en fasse jouir
longuement et saintement! Vrai Dieu, ma mie! comme je la ressens et
l’estime! mais aussi comme je chéris ce seigneur! _Qui le comprendra?_»
Et encore: «Enfin vous avez trouvé que le cœur de mon Père est un cœur
qui n’a point d’égal que soi-même en amour plus que paternel... De vrai,
ce Seigneur est tout admirable en sa bonté, en sa confiance; mais, comme
vous me dites, l’on ne peut écrire à ce sujet.» Quand elle lui écrit
directement à lui-même,--car on nous a heureusement conservé
quelques-unes de ses lettres,--la chaleur de sa tendresse, la ferveur de
sa reconnaissante admiration percent à toutes les lignes: «Notre bon
Sauveur vous comble de ses très douces bénédictions, lui mandait-elle un
jour, je dis toute votre chère âme, mon tout bon et très honoré
Seigneur, _que j’aime de toutes mes forces_!» «Bonsoir, mon très cher
Père, _tout uniquement et chèrement bien-aimé_.» Tendresse singulière où
presque tous les sentiments que peut éprouver un cœur féminin se sont
donné rendez-vous, mais transposés dans l’ordre surnaturel. Comme une
mère, comme une sœur, comme une fille, comme la plus dévouée et la plus
tendre des amies, elle veille sur sa santé et sur son travail; elle le
supplie de ne pas trop se surmener et se mortifier, de ménager ses
forces pour son œuvre, pour la composition de ce _Traité de l’amour de
Dieu_ qui lui tient au cœur plus que tout le reste et dont elle attend
un bien extraordinaire; elle recommande avec instance qu’on le dérange
et qu’on l’importune le moins possible; elle-même s’interdit de lui
écrire ou de l’entretenir aussi souvent et aussi longuement qu’elle le
souhaiterait. Comme il ne cesse de le lui rappeler, ils vivent tous deux
de la même vie intérieure: leurs deux âmes sont fondues dans «l’unité»
de l’amour divin.

Sa vie nouvelle, ses nouveaux devoirs ne font pas oublier à sainte
Jeanne de Chantal qu’elle est mère, mère très attentive, très inquiète
et très tendre. Celse-Bénigne et Françoise lui donneront bien des
préoccupations; Marie-Aimée ne lui donnera que des joies. Fort jolie,
aimable et douce, extrêmement pieuse, la «petite baronne» de Thorens
ressemblait à sa mère. L’évêque de Genève, qui l’aimait fort, et qui la
considérait comme «une âme choisie», lui servait de père spirituel.
Quand son mari, colonel d’un régiment du duc de Savoie, partait pour
l’armée, elle venait au monastère d’Annecy, où elle avait sa petite
cellule. «Tous les matins, raconte la mère de Chaugy, lorsque l’on
sonnait l’oraison, elle se mettait sur le seuil de la porte de sa
chambre pour donner le bonjour à sa chère mère. Mais comme c’était le
temps où il était défendu de parler, celle-ci, sans dire un mot, le lui
rendait en silence par un regard aimable et un petit enclin de tête.»

En 1617, la guerre ayant éclaté entre le duc de Savoie et l’Espagne,
Thorens dut rejoindre son régiment. Il avait quitté sa jeune femme avec
larmes, en proie à de sombres pressentiments. Au bout de trois semaines,
il était emporté par une fièvre pestilentielle. Grande désolation à
Annecy. «Grandement ému», saint François de Sales se rendit au monastère
pour y porter la funèbre nouvelle. Il demanda la mère de Chantal.
Celle-ci, qui aimait son gendre comme un fils, atterrée et tremblante,
ne put prendre sur elle d’avertir sa fille. Mais elle eut pourtant la
force, devant la pauvre jeune femme, de contenir son émotion, d’affecter
un visage serein, se contentant, au cours de la conversation, de prêcher
discrètement, et sans préméditation apparente, l’entier abandon à la
volonté divine. Le lendemain matin, en confession, aux discours pleins
de ménagement que lui tint le saint évêque, Marie-Aimée devina, plus
qu’on ne lui révéla, l’atroce vérité. Aux sanglots qu’elle poussa, la
mère de Chantal, qui était à la porte, accourut pour la soutenir. Mais
la douleur fut la plus forte et elle-même tomba évanouie à son tour. A
genoux, tout en larmes, saint François de Sales se préparait au divin
sacrifice qu’il allait offrir pour le cher disparu.

Revenues à elles, les deux malheureuses femmes entendirent la messe dans
la sacristie. Les gémissements, les paroles entrecoupées de Marie-Aimée
faisaient peine à entendre. A la communion, soutenue par sa mère, elle
s’approcha de la sainte table, et fit secrètement un vœu de chasteté
perpétuelle. Plus calme désormais, sa douleur ne s’apaisait pas. Elle
redoubla de piété, d’austérité, vécut comme une véritable religieuse.
Elle était enceinte. Le fils dont elle accoucha avant terme ne vécut que
pour recevoir le baptême des mains de sainte Chantal. La pauvre jeune
veuve, qui se sentait mourir, dicta son testament, et, au milieu des
pleurs de tous les siens, «demanda en toute humilité de prendre le saint
habit de la Visitation». On lui mit l’habit de novice; saint François de
Sales lui donna l’extrême-onction, reçut ses vœux solennels et lui mit
le voile noir et la croix d’argent. Elle souffrait beaucoup, prononçait
les paroles les plus touchantes, consolait sa mère dont la douleur était
déchirante. Enfin elle expira, en prononçant par trois fois le nom de
Jésus. Elle n’avait pas vingt ans. Sainte Chantal eut encore la force de
lui fermer l’un des deux yeux, tandis que l’évêque lui fermait l’autre;
puis elle tomba évanouie. Saint François de Sales ne put en supporter
davantage. Il se fit conduire à Belley, auprès de son ami Mgr Camus.
Celui-ci, gagné par son émotion, pleura avec lui, le réconforta de son
mieux. Un peu rasséréné, le saint repartit pour Annecy, et bien vite se
rendit au couvent.

Très abattue, la mère de Chantal se rongeait d’inquiétude; elle
craignait de n’avoir pas baptisé selon les règles son petit-fils.
Rassurée par son grand ami, elle tomba dans un morne silence. Absorbée
par une douloureuse idée fixe, perpétuellement absente, elle filait sa
quenouille sans rien dire. Bien que «son esprit demeurât tout plein de
douceur et de suavité dans la soumission à la volonté divine», bien
qu’elle pût dire «de toute son âme, en paix et en douceur»: «Dieu soit
loué de nous avoir donné une telle enfant, et de l’avoir attirée à soi
si heureusement», elle ne pouvait s’empêcher de déclarer: «Je vois et je
sens combien cette fille était véritablement l’enfant parfaitement aimée
de mon cœur, combien elle le sera toujours, et avec justice, ce me
semble.» Et, toujours scrupuleuse, elle ajoutait: «Il me semble que je
devrais me retrancher de tant parler de feu notre pauvre petite; car le
contentement que j’y prends me laisse toujours de l’attendrissement, mon
père, mon unique père, et tout ce que vous savez que vous m’êtes.» De
retranchement en retranchement, elle tomba gravement malade. On crut
qu’elle allait mourir. Saint François de Sales l’administra et plaça sur
ses lèvres des reliques de saint Charles Borromée, qu’on venait de
canoniser. Instantanément guérie, elle put reprendre, au bout de
quelques jours, le cours de ses occupations ordinaires. Comme toutes
«les âmes vraiment royales», elle avait converti sa douleur en sainteté.

Une autre fille lui restait, Marie-Françoise, qu’on appelait Françon
dans l’intimité. Françon ne ressemblait guère à Marie-Aimée. Françon
était une Rabutin: le sang chaud, l’humeur indépendante, hautaine et
caustique de sa race revivaient en elle. Elle séduisait et elle
inquiétait tout ensemble: elle inquiétait surtout sa mère, qui disait
d’elle: «Elle me sert d’épine.» «Elle était, dit un contemporain, gaie,
enjouée, bien faite, toute d’esprit et de feu; un air grand, des
manières agréables; elle n’avait pas ces traits fins et délicats qui
charment, mais elle avait je ne sais quoi de noble et de bien fait qu’on
admire. Enfin, elle avait de quoi éblouir les autres et s’aveugler
elle-même.» Sa mère aurait souhaité faire d’elle une visitandine. Elle
l’avait emmenée dans son couvent, où elle lui avait aménagé une cellule
à côté de la sienne: les religieuses, les jeunes novices surtout, ses
compagnes de jeu, raffolaient de cette espiègle enfant dont les rires
sonores, les oiseaux, les écureuils remplissaient la sainte maison d’une
jeune et franche gaîté! Choyée par tout le monde, même par François de
Sales, qui était son confesseur et son directeur de conscience, Françon
n’était point malheureuse. «Chaque matin, nous dit-on, elle se levait de
bonne heure et allait _en sautillant_ devant l’avant-chœur au-devant de
sa sainte mère, qui descendait à l’oraison. La bienheureuse, d’un air
gracieux, la caressait un peu, et lui donnait sa bénédiction en silence;
puis la jeune enfant s’en allait satisfaite.» Elle avait, à la
rencontre, de vifs accès de piété et des élans d’ascétisme: à quinze
ans, ayant la fièvre, elle se faisait apporter des orties pour se donner
la discipline. Mais, avec l’âge, cette belle ferveur tomba, et François
de Sales, tout le premier, dut bien se rendre compte que Françon n’était
point faite pour le cloître. Elle vit le monde, l’aima et en fut aimée.
La toilette, les conversations et les distractions mondaines, la lecture
des romans, tout cela lui fit un peu oublier qu’elle était la fille
d’une sainte. Au sortir du couvent, elle allait dans une maison amie
compléter sa parure. «Françon, lui disait en souriant l’évêque de
Genève, je suis bien assuré que ce n’est pas votre mère qui vous a ainsi
habillée»; et quand il lui voyait la gorge trop découverte, il lui
donnait des épingles pour fermer son mouchoir. «Sa jeunesse lui fait du
bruit», eût-il dit volontiers d’elle, comme Mme de Sévigné dira plus
tard de son propre fils; et, trop habile manieur d’âmes pour ne pas
proportionner ses exigences à «la faiblesse présente» de sa «bien-aimée
fille Françoise», il se bornait à lui demander de dire chaque jour un
_Ave Maria_ «de bon cœur»: ce qu’elle fit d’ailleurs très exactement.

Sa mère songeait à la marier. François de Sales s’entremit pour lui
faire épouser un de ses jeunes amis, M. de Foras, qui lui paraissait
présenter toutes les qualités requises. L’affaire n’aboutit pas: Françon
trouva-t-elle le gentilhomme savoyard trop provincial ou trop pauvre? En
tout cas, elle n’eut qu’à se féliciter de l’avoir rebuté, car, peu
après, le prétendant évincé s’avisa d’épouser une jeune veuve contre la
volonté de ses parents, et cette aventure, qui fit grand bruit, le
conduisit en prison. L’année suivante, un autre parti se présenta, qui
eut tout de suite l’agrément de Mme de Chantal. Antoine de Toulonjon,
d’une grande famille de Bourgogne, avait quarante-huit ans. C’était un
beau soldat, fort bien vu à la cour, riche avec cela, de manières
agréables et nobles: il faisait oublier son âge, si l’on en juge par
cette lettre de la sainte à sa fille: «Certes, je suis bien contente que
ce soient vos parents et moi qui ayons fait ce mariage sans vous. C’est
ainsi que se gouvernent les sages. Au reste, votre frère, qui a bon
jugement, est ravi de cette alliance. M. de Toulonjon, il est vrai, a
quelque quinze ans plus que vous; mais, mon enfant, vous serez bien plus
heureuse avec lui que d’avoir un jeune fou, étourdi, débauché, comme
sont les jeunes gens d’aujourd’hui. Vous épouserez un homme qui n’est
rien de tout cela, qui n’est point joueur, qui a passé sa vie avec
honneur à la cour et à la guerre, qui a de grands appointements du roi.
Vous n’auriez pas le bon jugement que je vous crois si vous ne le
receviez avec cordialité et franchise. Je vous en prie, ma fille,
faites-le de bonne grâce, et soyez assurée que Dieu a pensé à vous.» Mme
de Chantal tenait fort à ce mariage, mais elle «craignait l’irrésolution
de sa fille», ou plutôt encore son humeur indépendante et capricieuse.
«Pour Dieu, ma mie, lui écrivait-elle, ne vous laissez préoccuper par
aucune sorte de niaiseries, ni vaines appréhensions et considérations;
laissez-vous faire, car votre bonheur nous est plus cher qu’à
vous-même.» Françon se laissa faire. En dépit des vingt-sept ans qu’il
avait bel et bien de plus qu’elle, M. de Toulonjon sut lui plaire sans
doute. Très épris apparemment, il ne négligea rien de ce qui pouvait
être agréable à la jeune fille, prodigua les bijoux et les cadeaux, et
il fallut que la mère rappelât sa fille à la simplicité, lui conseillât
de «ménager discrètement et sagement», et exprimât très fermement le
désir qu’on «épousât sans bruit». «Il irait de ma réputation encore,
déclarait-elle; car, étant ma fille, vous êtes plus obligée à la
discrétion et modestie.»

Le mariage eut lieu à Paris le 12 juin 1620. Comme la plupart des
destinées humaines, il ne fut pas exempt d’épreuves,--de sept enfants,
deux seulement survécurent,--mais il fut heureux. Toulonjon était
souvent à la guerre, et sa femme vivait alors dans l’austère château
d’Alone; mais elle parut quelquefois à la cour, et elle y eut des succès
qui ne laissèrent pas d’inquiéter Mme de Chantal. Sans lui obéir
toujours, Françoise aimait pourtant bien sa sainte mère et la vénérait
profondément. En 1622, cette dernière était venue à Alone au moment où
l’on venait de recevoir les plus mauvaises nouvelles de Toulonjon, très
grièvement blessé au siège de Négreplisse: folle de terreur, cette
mauvaise tête de Françon se traîna à genoux au-devant d’elle, la
suppliant d’intercéder par ses prières, pour que Dieu lui conservât son
mari. Toulonjon guérit en effet et put reprendre le cours de sa vie
guerrière et des vaillants services qui lui valurent la faveur royale.
Et Françon recommence de plus belle à désoler et, parfois, à scandaliser
sa mère. Elle se plaint d’avoir trop d’enfants; elle se plaint que son
oncle, l’archevêque de Bourges, veuille laisser toute sa fortune à son
frère Celse-Bénigne; quand Celse-Bénigne meurt à l’île de Ré, elle
proteste, au détriment de sa «pauvre petite» nièce,--la future Mme de
Sévigné,--contre le règlement de la succession; et quand elle s’attire
de sa mère, par son âpreté chicanière, de vertes répliques, elle boude.

Enfin, la trentaine passée, après une retraite faite à la Visitation
d’Autun, elle s’amende: les rapports entre la mère et la fille
deviennent plus tendres et plus confiants. Quand Toulonjon meurt à
Pignerol en 1633, la chaude et pieuse tendresse maternelle devient pour
la jeune veuve l’unique refuge. Elle passe tout un hiver à Annecy, puis
regagne son manoir d’Alone. C’est là, dans la retraite, que s’écoula
tout le reste de sa vie, qui fut longue et aussi austère que le début en
avait été brillant et agité: l’éducation de ses deux enfants, le soin
parcimonieux donné à ses affaires, les bonnes œuvres absorbèrent tout
son temps. La vertu sympathique et rayonnante de sa mère semble lui
avoir toujours un peu manqué.

Si préoccupée qu’elle fût parfois de sa fille, sainte Chantal l’était
encore davantage de son fils. Celui-ci, Celse-Bénigne, était charmant.
Il séduisait littéralement tous ceux qui rapprochaient: son grand-père,
le président Frémyot, son oncle, l’archevêque de Bourges, raffolaient de
lui et lui passaient jusqu’à ses défauts; je soupçonne même sa mère,
qui, certes, ne s’aveuglait pas sur son compte, d’avoir eu pour lui,
tout au fond du cœur, une secrète préférence. Beau cavalier, plein
d’allant, de grâce et de mordant,--comme tous les Rabutin,--spirituel et
hardi, d’une bravoure à toute épreuve, il était allé de trop bonne heure
à la cour du jeune roi Louis XIII, et il y avait eu les succès les plus
flatteurs. Il plaisait au roi; il plaisait aux femmes; on ne comptait
plus ses duels et ses bonnes fortunes. Mme de Chantal gémissait au fond
de son couvent. «L’âme de votre cousin, écrivait-elle à son neveu, me
donne une affliction de désolation et en suis si infiniment touchée que
je ne sais où me tourner, sinon du côté de la divine Providence, et là,
abîmer toutes mes volontés, renonçant même entre ses mains le salut et
l’honneur de _cet enfant à demi perdu_. Oh! douleur et affliction
incomparables, mon très cher neveu! Il n’y en a quasi point d’égale. Si
je n’étais arrêtée d’une violente fièvre quarte, je fusse déjà partie
pour l’aller ôter de là où il est. Je lui mande qu’il me vienne
trouver... Je ne puis passer outre, tant les larmes m’aveuglent, et la
douleur de toutes parts me saisit.» Celse-Bénigne vint à Annecy en 1618,
et, suivant son habitude, enjôla tout le monde, jusqu’aux visitandines.
Sa mère aurait voulu le garder auprès d’elle et le faire entrer au
service du duc de Nemours. François de Sales s’y employa de son mieux,
mais sans succès. «La maison du prince était un monastère», et elle dut
sembler bien provinciale et bien morose au brillant échappé de la cour
de France. «Il est bon, disait sa mère et a de bons mouvements, mais la
jeunesse l’emporte.» Elle l’emporta loin d’Annecy.

Il rentre donc à Paris, et la vie de fêtes, de plaisirs, de
duels recommence de plus belle. Celse-Bénigne a pour amis
Montmorency-Bouteville, Chalais, Toiras, les plus turbulents d’entre
tous ces jeunes gens qui entourent le roi, et qui se moquent avec
insolence des sévères prescriptions du tout-puissant cardinal. Il va
combattre, avec sa bravoure habituelle, les huguenots assiégés dans
Montauban. Mme de Chantal craint pour sa vie, mais elle craint plus
encore pour son âme, qu’elle recommande instamment aux prières de ses
religieuses: elle voudrait fixer ce mauvais sujet qui lui est une croix
perpétuelle, et elle songe à le marier. Plusieurs années durant, elle
multiplie les recherches et les démarches infructueuses. Enfin, en 1623,
elle réussit à lui faire épouser Marie de Coulanges, la fille d’un
conseiller d’État, secrétaire des finances. La jeune fille était riche,
aimable, pieuse, extrêmement douce: Mme de Chantal l’aima de tout son
cœur; mais, si enchantée qu’elle fût de ce mariage, elle ne voulut pas y
assister, quoiqu’on l’en priât instamment, afin de ne pas donner
l’exemple d’une dérogation, même légitime, aux règles de la vie
religieuse.

Cette trop courte union fut très heureuse. Mais l’incorrigible
Celse-Bénigne ne tarda pas à faire des siennes. Le jour de Pâques, il
quitta l’église pour aller assister Bouteville dans une affaire
d’honneur. Les édits contre le duel étaient très sévères. Les
prédicateurs fulminèrent contre les duellistes, et le Parlement de Paris
les condamna à être pendus. Chantal dut se réfugier à Alone, plongeant
tous les siens dans l’inquiétude et l’affliction. L’orage passé, il put
reparaître sans danger à la cour. Mais le terrible cardinal ne souffrait
pas qu’on le raillât ou qu’on lui désobéît. Chalais, Bouteville
montèrent sur l’échafaud. A l’attitude du roi, Celse-Bénigne sentait que
la disgrâce était proche. Pour l’éviter, il alla rejoindre son ami
Toiras qui s’était enfermé dans l’île de Ré pour repousser l’attaque de
la puissante flotte anglaise que les protestants de La Rochelle avaient
appelée à leur secours. Le 22 juillet 1627, dans un sanglant combat,
après des prodiges de valeur, il tomba, percé de vingt-sept coups de
piques: il avait trente et un ans.

Il fallait apprendre la douloureuse nouvelle à la mère de Chantal qui ne
cessait de trembler pour la vie et pour l’âme de son fils: elle lui
avait écrit de très belles lettres qui l’avaient préparé à une fin très
chrétienne; de toutes parts, elle faisait prier pour lui. Un jour, après
la messe, l’évêque de Genève, Jean-François de Sales, frère et
successeur de saint François, la fait appeler au parloir: «Ma Mère, lui
dit-il, nous avons des nouvelles de guerre à vous dire; il s’est donné
un rude choc en l’île de Ré; le baron de Chantal, avant que d’y aller, a
ouï messe, s’est confessé et communié.--Et enfin, Monseigneur, dit cette
digne mère, il est mort!» Le bon prélat se mit à pleurer, sans pouvoir
répondre une seule parole, et ce fut un gémissement universel dans le
parloir.» Seule tranquille parmi tous ces sanglots, à genoux, les mains
jointes, les yeux levés au ciel, sainte Chantal pleurait doucement, et
elle disait (ce sont ses propres paroles, que la mère de Chantal a
immédiatement transcrites): «Mon Seigneur et mon Dieu, souffrez que je
parle pour donner un peu d’essor à ma douleur; et que dirai-je, mon
Dieu, sinon vous rendre grâces de l’honneur que vous avez fait à cet
unique fils de le prendre lorsqu’il combattait pour l’Église romaine?»
Puis elle prit un crucifix et baisant les deux mains clouées sur la
croix: «Mon Rédempteur, dit-elle, je reçois vos coups avec toute la
soumission de mon âme, et vous prie de recevoir cet enfant entre les
bras de votre infinie miséricorde.» «O mon cher fils, ajouta-t-elle, que
vous êtes heureux d’avoir scellé par votre sang la fidélité que vos
aïeux ont toujours eue pour l’Église romaine! En cela je m’estime bien
heureuse, et rends grâce à Dieu d’avoir été votre mère.» Et enfin elle
se tourna vers la mère de Châtel, et elles dirent ensemble un _De
Profundis_.

Après quoi, étant sortie du parloir, elle alla prier longuement devant
le Saint-Sacrement, «jusqu’à ce que la supérieure la priât d’aller
prendre un peu de nourriture: ce qu’elle fit, se levant de sa prière
toute tranquille et toute résignée. Elle se mit à la suite des exercices
religieux et à poursuivre les affaires commencées, comme si de rien
n’eût été.» Mais, si résignée qu’elle fût, si heureuse même que son fils
ne fût pas mort en duel, mais au service de l’Église, la nature
reprenait ses droits. Son silence et son accablement «faisaient peur
pour sa vie». En récréation, les yeux fermés, elle filait sa quenouille
sans dire un mot, comme absente. Elle avait peine, disait-elle, à monter
toute seule «où Dieu la tirait»; et elle mit quelque temps à retrouver
son équilibre intérieur et l’entière sérénité de son âme. Elle n’y
parvint qu’en prenant encore sur elle la douleur des autres, celle de
son frère l’archevêque, celle de sa belle-fille, et en leur prodiguant
les consolations de son ardente foi chrétienne.

Et elle n’était pas au bout de ses tristesses. Cinq ans après son mari,
la jeune veuve de Celse-Bénigne mourait à son tour, laissant une «pauvre
petite fille» qui allait être Mme de Sévigné. La mère de Chantal fut
profondément affectée de cette mort: elle «aimait tendrement» sa
belle-fille. «Voilà comment, écrivait-elle douloureusement, Dieu nous
tire pièce à pièce tout ce qui nous est plus cher ici-bas.» Un mois
après, elle apprenait la mort de son gendre, M. de Toulonjon, qu’elle
aimait beaucoup lui aussi. Elle pâlit affreusement: «Voilà bien des
morts, dit-elle, ou plutôt bien des pèlerins qui se hâtent de gagner le
logis éternel.» De ses six enfants, de sa bru, de ses gendres, il ne lui
restait plus que Françoise, et trois petits-enfants en bas âge. Elle
avait perdu sa sœur, son mari, son père, son incomparable guide et ami
saint François de Sales. Elle demeurait seule, à soixante ans, vestale
douloureuse et sainte, pour veiller sur toutes ces tombes. Dieu frappait
à coups redoublés sur cette âme héroïque et tendre, comme s’il voulait
la détacher entièrement de la terre et «l’attirer davantage à lui». Les
enseignements et l’exemple du saint évêque de Genève avaient bien
produit leur fruit. Et si parfois elle avait eu quelques doutes ou
quelques scrupules,--et elle en a eu,--touchant le meilleur emploi de sa
vie et sur la difficulté de concilier ses devoirs de mère et les
impérieuses exigences de sa vocation religieuse, elle pouvait, au soir
de son existence, se rendre ce témoignage que lui rendit un jour
Celse-Bénigne,--ce charmant Celse-Bénigne qui, jadis, avait voulu
l’écarter du cloître: «J’admire, lui écrivait donc ce dernier au
lendemain de son mariage, j’admire la conduite de Dieu sur nous. Quand
vous seriez demeurée au monde selon nos souhaits, et que vous auriez
pris les soins de nous avancer que votre amour maternel et votre
non-pareille prudence auraient su vous faire inventer, vous n’auriez pas
pensé à me loger mieux que je ne suis, Dieu m’ayant donné en mon mariage
tous les avantages souhaitables à ceux de ma condition, de mon âge et de
mon humeur.»

Le fait est que la mère de Chantal avait su tout concilier et mener de
front les multiples obligations de sa double vie. Si vives et
absorbantes qu’aient été ses préoccupations familiales, elles n’ont
jamais nui aux minutieuses charges qu’elle assume; et, réciproquement,
sa dévorante activité de fondatrice et d’organisatrice ne l’empêche
nullement de se dépenser en lettres, conseils, démarches de toute sorte
pour le bien-être ou le bonheur de ses enfants. Souvent malade et,
néanmoins, toujours prodigieusement active, on est émerveillé de tout ce
qu’elle a pu faire tenir d’œuvres et d’initiatives dans la courte
enceinte d’une pauvre vie humaine.

A peine relevée de la maladie qui avait suivi la mort de sa fille
Marie-Aimée, elle est appelée à Grenoble par saint François de Sales
pour y fonder, comme à Lyon et à Moulins, une nouvelle maison de la
Visitation. Les voies lui avaient été préparées par une fervente
chrétienne, la présidente Le Blanc, dont la «sainte ardeur» était son
œuvre. «Je vous prie, lui écrivait saint François, ma très chère mère,
de préparer doucement nos petites avettes, pour faire une sortie au
premier beau jour et venir travailler dans la nouvelle ruche pour
laquelle le Ciel prépare bien de la rosée.» Les débuts du nouveau
monastère furent beaucoup moins rudes que ceux du monastère de Moulins,
où la mère de Bréchard, la fondatrice, avait éprouvé de terribles
difficultés. Il suffit de quelques jours à la mère de Chantal pour tout
régler à la satisfaction générale. Après avoir assisté, le 8 avril 1618,
à la consécration solennelle de la maison nouvelle, reçu quelques
novices, établi la mère Marie-Péronne de Châtel comme supérieure, elle
put repartir pour Annecy, où son «bien-aimé Père» l’attendait avec
quelque impatience.

Celui-ci, en effet, venait de recevoir le bref du pape Paul V qui le
déléguait pour ériger la congrégation de la Visitation en ordre
religieux, sous la règle de saint Augustin. Assisté de la mère de
Chantal, il examina longuement et minutieusement les constitutions de
l’institut, en arrêta le texte définitif, déclarant qu’elles «devaient
être à perpétuité inviolablement observées et gardées», et, le 16
octobre, dans une cérémonie solennelle, la congrégation de Sainte Marie
était élevée à la dignité d’un ordre religieux, contrairement aux
intentions premières de ses saints fondateurs.

Le lendemain même, la mère de Chantal partait pour Bourges, où son frère
l’archevêque avait tout disposé pour l’érection d’un cinquième
monastère. Elle s’arrêta à Lyon, à Moulins, où elle crut devoir modérer
la ferveur ascétique de la mère de Bréchard. A Bourges, on lui fit fête,
et bien que la négligence des serviteurs de Mgr Frémyot lui «donnât
souvent matière d’exercer la pauvreté», elle trouvait qu’elle était
servie avec trop d’appareil: saint François de Sales dut calmer ses
scrupules à cet égard. A Paris, où il était alors, «plusieurs bonnes
âmes désiraient un établissement de Sainte Marie»: tout en prévoyant
«des difficultés innombrables», il crut qu’«il fallait seconder leurs
désirs», et il priait «sa très chère Mère» de venir le rejoindre.
L’archevêque de Bourges aurait voulu garder sa sœur auprès de lui
plusieurs années: il s’opposa de tout son pouvoir au départ pour Paris,
et, le jour fixé pour ce départ, il vint dire à la mère de Chantal
«qu’il avait partout défendu qu’on lui donnât aucun équipage». Mais
elle, sans se troubler, et avec cette vivacité spirituelle et ferme qui
ne l’abandonnait jamais: «Monseigneur, lui dit-elle, cela n’importe s’il
n’y a point d’équipage, l’obéissance a de bonnes jambes, nous irons fort
bien à pied.» Retourné par cette réponse, l’archevêque lui prêta son
carrosse pour la conduire jusqu’à Paris. Et, joyeuse d’obéir, laissant
comme supérieure à Bourges la mère Anne-Marie Rosset, elle s’achemina
vers Paris avec quatre professes et une novice, n’ayant que dix-neuf
_testons_ dans sa bourse.

Elle arriva à Paris, qu’elle ne connaissait pas encore, la veille de
Quasimodo 1619. Avec raison l’évêque de Genève attachait une extrême
importance à la fondation d’un nouveau monastère de la Visitation dans
la grande ville bruissante et affairée, déjà ouverte aux quatre vents de
l’esprit, et où se dépensait généreusement l’activité de vaillants
ouvriers d’une renaissance religieuse: Bourdoise, Bérulle, Condren, M.
Olier, M. Vincent. Mais la fondation n’alla pas toute seule: railleries
mondaines, calomnies et médisances, méprises et étroitesses
ecclésiastiques, jalousies de certaines communautés religieuses, on
n’épargna rien pour décourager saint François de Sales et sainte Chantal
de leur projet: par leur sang-froid, par leur humilité, par leur douceur
patiente et souriante, ils finirent par désarmer toutes les hostilités.
Au bout de quelques semaines, l’orage s’apaisa: le cardinal de Retz
donna son consentement; et, le lendemain, 1er mai 1619, l’évêque de
Genève présida la cérémonie d’établissement, fit un sermon, exposa le
Saint-Sacrement, établit la clôture et confia à M. Vincent, dont l’appui
sans doute n’avait pas dû lui manquer, la direction spirituelle du
nouveau monastère. Quatre mois après, le 13 septembre, il repartait pour
Annecy: la mère de Chantal, qu’il avait mise en rapports avec la mère
Angélique, devait rester trois ans sans le revoir, et il n’allait la
revoir que pour mourir.

Les épreuves allaient fondre sur la communauté nouvelle. La maison où
l’on s’était logé, au faubourg Saint-Michel, était trop petite,
incommode, placée entre deux bruyants tripots, et il fallait songer la
remplacer. Grave problème pour des religieuses qu’on croyait riches et
qui, les aumônes venant à manquer, connurent l’extrême pauvreté: la mère
de Chantal n’avait pas même de linge pour en changer. Ses compagnes
étant tombées malades, elle était seule, avec deux novices, pour suffire
à tout; et elle suffit à tout, apprêtant la cuisine, servant à
l’infirmerie, et «chantant l’office avec ses deux novices l’une voix si
forte et soutenante, que l’on eût jugé qu’il y avait bon nombre de voix
au chœur». On commençait à respirer quand la peste éclata à Paris: tout
le monde voulut fuir le fléau. La ville n’était plus qu’un désert;
l’herbe poussait haute dans les rues. Abandonnée de tous, ne sachant
comment nourrir ses filles, la pauvre mère de Chantal allait dire son
_Pater_ avec larmes devant le Saint-Sacrement, implorant le pain
quotidien. L’hiver venu, la misère redoubla: on n’avait pas de sièges,
et il fallait s’asseoir par terre; on n’avait ni bois, ni couvertures:
plusieurs religieuses, réduites à coucher au grenier sur des fagots, se
réveillaient au matin couvertes de neige. Par son entrain, sa gaîté, sa
confiance dans la Providence, son humilité, et, pour dire le mot, sa
sainteté, la mère de Chantal soutenait tous les courages, et, dans ce
complet dénuement, les nobles femmes s’estimaient parfaitement
heureuses.

Tant de vertus méritaient leur récompense. La réputation de la mère de
Chantal s’étendait; des novices appartenant aux meilleures familles et
aux plus fortunées se présentaient. Avec la dot de l’une d’elles, la
sœur Hélène-Angélique Lhuillier, on put acquérir les écuries de l’hôtel
Zamet, qu’on transforma en un monastère. Mais en songeant aux
tribulations qui avaient précédé cette acquisition, la Sainte déclarait
«qu’elle avait plus acheté la maison de Paris par larmes et prières que
par argent».

Les fondations se multipliaient: à Montferrand, à Nevers, à Valence, à
Orléans; et chaque fondation nouvelle était, pour la mère de Chantal, un
nouveau sujet de préoccupations. De toutes parts on s’adresse à elle
pour les détails d’organisation pratique, pour la conduite à suivre en
telle ou telle délicate conjoncture, pour la direction spirituelle:
toujours d’accord avec saint François de Sales, elle veille à tout, et
elle a réponse à tout. Et ses conseils, ses prescriptions même les plus
rapides sont toujours enveloppées de bonne grâce, de la plus tendre
affection. Elle veut que chaque supérieure «se rende communicative,
attrayante et gracieuse envers ses filles»; «il faut, ajoute-t-elle,
qu’elles retrouvent en nous ce qu’elles ont laissé, que nous leur soyons
mère, amie, sœur, toutes choses; car si elles n’ont de l’amitié et
cordialité de nous, et les unes avec les autres, elles seront sans
soutien extérieur.» Elle-même prêche d’exemple: toute «tracassée»
qu’elle soit, «accablée d’affaires et d’écritures», elle n’oublie
personne, et les plus humbles de ses religieuses ont leur part dans les
salutations, affectueux souvenirs dont elle émaille ses lettres. Son
cœur de mère s’est élargi, à mesure qu’augmente le nombre de ses
enfants.

Vers la fin de 1621, se sentant moins utile à Paris qu’ailleurs, elle
songe à quitter la maison dont la fondation lui a coûté tant de peine.
Une maladie la retient trois mois à son poste. Rétablie, elle fait
procéder à l’élection d’une supérieure et, en dépit des instances dont
elle est l’objet de la part des trente-quatre religieuses qu’elle
laisse, en dépit du froid rigoureux, elle se résout à partir. Il y eut
une scène d’émouvants adieux. Tout le monde pleurait. La mère de Chantal
prononça de fortes, tendres et pieuses paroles qui nous ont été
conservées. «Adieu, mes chères filles, dit-elle en terminant, je vous
laisse sans vous laisser; je vous donne de très bon cœur ma bénédiction,
au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.» Et elle embrassa toutes les
sœurs qui l’accompagnèrent jusqu’à la porte, où deux carrosses
l’attendaient.

Elle se rendit tout d’abord à Maubuisson où l’attendait la mère
Angélique. Celle-ci, après avoir réformé le monastère de Port-Royal,
dont elle était abbesse, entreprenait la réforme du couvent de
Maubuisson. Elle s’était profondément attachée à saint François de Sales
et à la mère de Chantal, qu’elle vénérait comme de saints personnages.
L’évêque de Genève, qui l’aimait beaucoup et lui a écrit de très belles
lettres, disait d’elle «qu’elle n’avait point le cœur, l’esprit ni le
courage de son sexe, tellement il lui trouvait une âme généreuse et
relevée au service de Dieu». Elle aurait voulu quitter son abbaye et
entrer à la Visitation. Mme de Chantal, qui avait pour elle une vive
affection, appuyait fort ce dessein. Saint François de Sales hésitait
beaucoup; finalement, il proposa d’en référer à Rome; mais comme il
mourut sur ces entrefaites, l’affaire en resta là. La mère Angélique
demeura la grande abbesse de Port-Royal, et Saint-Cyran succéda à saint
François de Sales dans la direction de cette «âme d’insigne et
extraordinaire vertu».

En quittant Maubuisson, la mère de Chantal et ses cinq compagnes
allèrent en pèlerinage à Pontoise, sur le tombeau de la bienheureuse
Marie de l’Incarnation. De là, elles se rendirent à Orléans, puis à
Bourges, à Nevers, à Moulins. Partout où la sainte passait, elle usait
de son autorité temporelle et spirituelle pour réformer les abus ou les
imperfections qui s’étaient glissés dans la vie matérielle ou religieuse
des divers monastères, pour rappeler à la stricte observance de la
règle, pour ranimer la piété, exalter les courages. A tout le monde elle
communiquait son zèle. Et enfin elle se rendit à Alone, auprès de sa
fille Françoise, où elle attendit les sœurs que saint François de Sales
devait lui envoyer d’Annecy et qui devaient l’aider à fonder une maison
à Dijon.

A Dijon, chose curieuse, les esprits étaient très partagés touchant
l’opportunité d’accueillir les filles de la Visitation. Tandis que, dans
les milieux populaires, où le nom et la réputation de la fille du
président Frémyot étaient très répandus, on souhaitait passionnément
leur venue, le Parlement et, en tête, son premier président Brûlart,
faisait une sourde et parfois violente opposition. Deux humbles filles,
Marie Bertot et Claire Parise, allèrent à Paris, virent le roi,
obtinrent de lui des lettres patentes, et, cautionnées par une riche
veuve, la présidente Le Grand, firent lever les derniers obstacles. Au
mois d’avril 1622, quand, très émue, sainte Jeanne de Chantal arriva
dans la vieille ville où, cinquante ans plus tôt, elle était née, le
menu peuple lui fit une réception triomphale. Marchands et artisans
avaient d’eux-mêmes fermé leurs boutiques et s’étaient répandus dans les
rues, manifestant une joie extraordinaire. «On n’entendait ni l’on ne
sentait rouler le carrosse, et semblait que ces bonnes gens le
portassent à bras; aussi demeura-t-on beaucoup de temps à faire bien peu
de chemin, n’étant pas possible de fendre la presse.» Enfin, l’on arriva
dans la petite maison louée qui devait servir de monastère: «Ce nouveau
monastère, dit Jeanne en y entrant, est destiné à honorer la vie cachée
de Jésus, Marie, Joseph, dans la maison de Nazareth.» Nombre de
personnes de la ville vinrent lui rendre leurs devoirs. Sur le soir,
plus de deux cents villageois et villageoises des environs vinrent lui
souhaiter la bienvenue. Elle fut si touchée de cette démarche qu’elle
fit venir les sœurs dans une grande cour et,--geste charmant qui la
peint tout entière,--elle les fit dévoiler pour accueillir plus
cordialement ces rustiques visiteurs. Elle les «caressa fort», leur
adressa quelques pieuses paroles, et dut leur donner sa bénédiction,
«car ils se mirent à genoux et ne voulurent point se lever qu’elle ne la
leur eût baillée». Le lendemain, le grand vicaire de Mgr Zamet, évêque
de Langres, vint faire l’établissement. La mère de Chantal venait de
réaliser l’un de ses plus chers désirs.

Bientôt les novices se présentèrent: Claire Parise, qui avait si bien su
déjouer les manœuvres hostiles du Parlement; la présidente Le Grand,
dont les soixante-quinze ans étaient affamés d’austérités et
d’humiliations; Jeanne-Marguerite de Berbisey, une riche parente de la
mère de Chantal. Celle-ci n’était arrivée à Dijon qu’avec quatorze
livres, fruit de ses économies; elle avait refusé l’argent que lui avait
offert sa fille Françoise. Aumônes et dons affluèrent: au bout de six
mois, elle avait acheté et meublé une maison spacieuse, bâti l’église,
le chœur et la sacristie, commencé les parloirs. Douze novices, pleines
de ferveur, avaient été recrutées. A ce moment-là, saint François de
Sales, qui comptait se rendre à Avignon, lui donna rendez-vous à Lyon.
Elle fit venir de Montferrand pour la remplacer la mère Favre, et le 28
octobre 1622, elle partait pour Lyon.

La pieuse et tendre amitié qui l’unissait à l’évêque de Genève n’avait
subi aucune éclipse, et l’absence, qui est fatale à tant d’amitiés
terrestres, n’avait fait que la consolider encore. Comme toutes les
vraies amitiés, elle était fondée sur la communauté des aspirations
morales, mais, plus encore peut-être, sur des oppositions de tempérament
et de caractère. Ces deux riches et profondes natures s’attiraient par
leurs contrastes mêmes. L’un, doux, calme, lent, circonspect, très
volontaire, énergique et ferme sous ses apparences ondoyantes; l’autre,
vive, ardente, franche et directe, très tendrement et finement femme
sous ses apparences viriles. La psychologie de cette amitié, c’est
peut-être saint François de Sales qui en a donné la plus juste formule
dans une jolie lettre qu’il écrivait à sainte Chantal vers la fin de sa
vie: «Il n’y a point d’âmes au monde, comme je pense, lui disait-il, qui
chérissent plus cordialement, tendrement, et, pour le dire tout à la
bonne foi, plus amoureusement que moi; car il a plu à Dieu de faire mon
cœur ainsi. Mais néanmoins, _j’aime les âmes indépendantes, vigoureuses
et qui ne sont pas femelles_; car cette si grande tendreté brouille le
cœur, l’inquiète et le distrait de l’oraison amoureuse envers Dieu,
empêche l’entière résignation et la parfaite mort de l’amour-propre. Ce
qui n’est point Dieu n’est rien pour nous. Comme se peut-il faire que je
sente ces choses, _moi qui suis le plus affectif du monde_, comme vous
savez, ma très chère Mère? En vérité, je le sens pourtant; mais _c’est
merveille comme j’accommode tout cela ensemble_, car il m’est avis que
_je n’aime rien du tout que Dieu_ et toutes les âmes pour Dieu.» Sainte
Chantal réalisait pleinement tout son idéal d’amitié.

«N’aimer rien du tout que Dieu»: saint François de Sales n’en était pas
arrivé là du premier coup; mais de très bonne heure il avait conçu que
tel devait être l’objet de la vie chrétienne; et ce détachement complet
de soi-même et des créatures, ce parfait dépouillement intérieur, cette
«nudité» de l’âme devant Dieu, c’est ce qu’il ne cesse de prêcher dans
ses lettres de direction et ce qu’il a pratiqué lui-même avec une
admirable constance. Au prix de quels sacrifices intimes? Il nous l’a
soigneusement caché. Mais on peut bien conjecturer qu’une âme
profondément «affective» comme la sienne ne s’est pas détachée en un
jour, ni sans douleur, de certaines créatures. «Je le veux bien,
Seigneur, s’écriait-il un jour, tirez, tirez hardiment tout ce qui revêt
mon cœur. _O Seigneur, non, je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même._
O moi-même, je te quitte pour jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me
commande de te reprendre.»

Dans cette «voie royale», guidée par lui, sainte Chantal l’avait
scrupuleusement suivi. «Je suis bien aise, lui écrivait-elle en 1616, de
ce que vous garderez votre solitude, parce qu’elle sera encore employée
au service de votre cher esprit. Je n’ai pu dire _notre_, car il me
semble n’y avoir plus de part, _tant je me trouve dénuée et dépouillée
de tout ce qui m’était le plus précieux_.» Et elle ajoute,
douloureusement: «Mon Dieu! mon vrai Père, _que le rasoir a pénétré
avant!_ Pourrai-je demeurer longtemps dans ce sentiment? Au moins notre
bon Dieu me tiendra dans les résolutions, s’il lui plaît, comme je le
désire... O Dieu! qu’il est aisé de quitter ce qui est autour de nous!
mais quitter sa peau, sa chair, ses os, et pénétrer dans l’intime de la
moelle, _qui est, ce me semble, ce que nous avons fait_, c’est une chose
grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu.»

Elle a persévéré, l’héroïque femme. Longuement séparée de «son unique
Père», ne recevant de lui que des lettres ou trop rares, ou trop brèves,
elle a accepté sans se plaindre ce progressif détachement mutuel, cette
mort apparente de leur amitié. De loin en loin, cependant, cet héroïsme
s’attendrit, s’émeut, se reprend, la femme reparaît sous la sainte, avec
son désir d’affection humaine, son besoin d’une présence réelle: on sent
que le feu sacré n’a fait que couver sous la cendre. «Que vous êtes
heureux, écrit-elle à M. Michel Favre, le confesseur de saint François,
_que vous êtes heureux au-dessus de tout le reste du monde_, de voir
toujours les actions de ce vrai imitateur du Fils de Dieu, notre Sauveur
et souverain Maître; mais faites-en bien votre profit... Et si vous avez
l’_incomparable bonheur_ de le suivre, ayez soin, je vous prie, de m’en
mander souvent des nouvelles et de le faire soulager tant que vous
pourrez, le conjurant par soi-même et _par tout ce que Dieu a voulu que
je lui sois_, de faire tout ce qui sera possible pour conserver sa
santé.» Et au saint lui-même: «Il faut encore dire tout ceci: c’est que
_cette unité n’empêche pas que tout le reste de l’âme ressente
quelquefois une inclination et penchement du côté du retour vers vous_;
et ne sens ni inclination ni affection _qu’à cela_; toutefois, je ne m’y
amuse nullement, ni n’en ai aucune inquiétude, grâce à Dieu, à cause de
cette unité en la pointe de l’esprit. Mais quand, par manière d’élire,
_l’incomparable bonheur de me voir à vos pieds_ et recevoir votre sainte
bénédiction se passe dans mon esprit, _incontinent je m’attendris et les
larmes sont émues, me semblant que je fondrai en icelles quand Dieu me
fera cette miséricorde_. Mais je me divertis tout promptement, et il
m’est impossible de rien souhaiter pour cela, laissant purement _à Dieu
et à vous_ la disposition de tout ce qui me regarde.» Que ce chaste
mélange de scrupules mystiques et de tendresse humaine est donc
touchant! Et enfin ce beau cri d’humanité: «Vous n’avez point de
nouvelles à m’écrire, dites-vous? _Eh! n’avez-vous point quelques mots à
tirer de votre cœur? car il y a si longtemps que vous ne m’en avez rien
dit!_ Bon Jésus! quelle consolation d’en parler un jour cœur à cœur!»
Cette consolation devait lui être refusée.

Le 9 novembre 1622, saint François de Sales partait pour Avignon. Il
avait comme un pressentiment, qui lui fut confirmé sur sa route, de sa
fin prochaine. «Adieu, mes filles, jusqu’à l’éternité», dit-il en les
quittant aux visitandines d’Annecy. Il s’arrêta à Belley où s’était
fondé, deux mois auparavant, le treizième monastère de la Visitation. A
Lyon, il ne put voir que quelques instants la mère de Chantal; il la
pria d’aller visiter les monastères de Saint-Étienne et de Montferrand
et remit à son prochain passage à Lyon le moment des longs entretiens
«cœur à cœur». Quand il fut de retour, assiégé par mille audiences, il
eut toutes les peines du monde à se ménager un peu de liberté pour
conférer avec «sa très bonne et très chère Mère». «Ma Mère, lui dit-il
enfin, nous aurons quelques heures libres; qui commencera de nous deux à
dire ce qu’il a à dire?--Moi, s’il vous plaît, mon Père, répondit-elle
avec vivacité, mon cœur a grand besoin d’être revu par vous.--Eh quoi!
ma Mère, reprit-il avec une douce gravité, avez-vous encore des désirs
empressés et du choix? Je vous croyais trouver tout angélique.» Puis,
sachant bien qu’il allait décevoir une âme qui lui était pourtant si
chère, mais qu’il voulait préparer au suprême sacrifice: «Ma Mère, nous
parlerons de nous-mêmes à Annecy; maintenant, achevons les affaires de
notre Congrégation. Oh! que je l’aime, notre petit institut, parce que
Dieu est beaucoup aimé en iceluy!» Sans répliquer, sainte Chantal mit de
côté le mémoire qu’elle avait préparé pour exposer l’état de son âme, et
prit celui qui concernait les affaires de l’institut; et, quatre heures
durant, les deux saints réglèrent ensemble les questions qui étaient
encore en suspens. Après quoi, l’évêque de Genève «ordonna» à la mère de
Chantal d’aller visiter les monastères de Grenoble, de Valence et de
Belley; il la pria aussi de passer à Chambéry et à Remilly, et lui donna
rendez-vous à Annecy. Le lendemain matin, elle partait, après avoir reçu
sa dernière bénédiction.

En route, «il lui prit une grande tristesse et serrement de cœur de ce
que son Père ne lui avait pas voulu permettre de lui parler de son
intérieur; mais, sans vouloir réfléchir sur elle-même ni gloser sur ce
qu’avait fait son supérieur, elle fit un acte d’abandonnement
d’elle-même à la divine volonté, et prenant son livre des Psaumes, elle
se mit à chanter dans la litière le psaume 26»: _Quoniam pater meus et
mater mea dereliquerunt me; Dominus autem assumpsit me_, «Mon père et ma
mère m’ont abandonné, mais le Seigneur m’a pris sous sa protection»; et
le calme revint dans son âme endolorie.

A Grenoble, étant en oraison le jour des Saints Innocents et priant pour
son bienheureux Père, elle entendit «une voix très distincte» qui lui
dit: _Il n’est plus._ Repoussant l’idée qu’il pouvait être mort, et
prenant ce mot dans un sens tout mystique, elle partit de Grenoble
«toute joyeuse» et arriva à Belley deux jours avant les Rois. M. Michel
Favre qui l’accompagnait, veillait à ce que personne ne lui apprît la
funèbre nouvelle. Enfin, le jour des Rois, elle se dit «en peine que
l’on n’eût point de nouvelles de Monseigneur». M. Michel Favre lui ayant
dit que Monseigneur était tombé malade, elle déclara vivement que dès le
lendemain elle allait repartir pour Lyon. Alors, M. Michel, lui tendant
une lettre de l’évêque, frère et successeur de saint François de Sales:
«Ma Mère, lui dit-il, il faut vouloir ce que Dieu veut; prenez la peine
de voir cette lettre.» Mais laissons-la nous raconter elle-même comment
elle reçut ce terrible coup:

«Lorsque M. Michel me mit en main la lettre de Mgr de Genève, le cœur me
battait extrêmement; je me retirai toute en Dieu et en sa volonté, me
doutant bien qu’il y avait quelque chose de douloureux dans cette
lettre. En ce peu d’espace que je me tins retirée, j’eus l’intelligence
de la parole qui m’avait été dite à Grenoble: _Il n’est plus_: vérité
dont je fus toute éclairée en lisant cette bénite lettre. Je me jetais à
genoux, adorant la divine Providence et embrassant au mieux qu’il me fut
possible la très sainte volonté de Dieu, et, en icelle, mon incomparable
affliction. Je pleurais abondamment le reste du jour, et toute la nuit
jusqu’après la sainte communion, mais fort doucement, et avec une grande
paix et tranquillité dans cette volonté divine, et dans la gloire dont
jouit ce Bienheureux. Car Dieu m’en donna beaucoup de sentiments avec
des lumières fort claires, des dons et grâces que la divine Majesté lui
avait conférés, et des grands désirs de vivre meshuy (désormais) selon
ce que j’ai reçu de cet homme de Dieu.»

On essaya, sans grand succès, de lui faire prendre quelque nourriture.
Le soir, elle se rendit, comme de coutume, à la récréation, «mais sans
pouvoir dire un mot»: son silence, ses larmes, son maintien tristement
résigné, tout manifestait «sa très âpre douleur». Puis elle se retira,
dit matines, se fit lire un chapitre de l’_Imitation_, et se coucha,
«voulant être seule pour se consoler avec Notre-Seigneur». Une sœur qui,
au passage du saint évêque à Belley, lui avait prédit sa mort, vint
passer la nuit auprès d’elle, à genoux, devant son lit, et toutes deux
s’entretinrent des vertus de celui qu’elles pleuraient. Le lendemain
matin, la mère de Chantal se leva avec la communauté, et après avoir
communié, «d’un esprit tranquille, quoique affligé», elle écrivit
quelques lettres, où elle exhalait à la fois sa chrétienne résignation
et sa profonde douleur. Au nouvel évêque de Genève: «Oui, Monseigneur,
j’adore de tout mon cœur la divine volonté en la mort de cet
incomparable Père; mais, ô Dieu! non pas sans une extrême douleur, dans
laquelle je veux ainsi aimer et révérer les décrets de son éternelle
Providence sur moi qui mérite si bien ce châtiment... Oh! mon bon et
cher Seigneur, ce sera désormais et plus que jamais que je ne chercherai
rien en la terre, sinon mon Dieu dans lequel je me veux abîmer sans
réserve.» A la mère de Blonay, supérieure à Lyon: «Bénie soit-elle à
jamais cette douce volonté de mon Dieu, nonobstant l’amertume répandue
en toutes les parties de mon âme, excepté en la fine pointe où elle ne
peut vouloir ni aimer que les effets de son bon plaisir! J’entends que
messieurs de Lyon font difficulté de nous donner ce saint corps; je sais
bon gré à leur dévotion; _mais nous mourrons à la poursuite de ce
trésor..._ Donc, ma fille, qu’il ne vous reste ni force ni courage que
vous ne l’employiez pour nous le faire venir: mais cela sans différer,
je vous en conjure, _et, si je l’ose, je vous le commande_, selon le
pouvoir que Dieu m’a donné sur vous...»

Messieurs de Lyon qui avaient été témoins de la longue, douloureuse et
chrétienne agonie du saint, et qui avaient admiré qu’il fût doux envers
la mort comme il l’était envers tout le monde, finirent par déférer au
désir de sainte Chantal et au vœu de saint François de Sales lui-même.
Le corps du défunt fut envoyé à Annecy: partout où il passait, les plus
grands honneurs lui étaient rendus. A Annecy, le 22 janvier, après une
cérémonie à l’église, il fut transporté dans la chapelle de la
Visitation où la mère de Chantal et ses religieuses, versant des larmes
avec des prières, le reçurent dans les sentiments d’ardente et tendre
piété qu’il aurait lui-même souhaités. En attendant qu’on lui dressât un
tombeau digne de lui, on déposa le cercueil dans le sanctuaire, tout
près de la grille du chœur des religieuses,--c’est là qu’il voulait être
enterré,--et on le couvrit, non pas d’un lugubre drap mortuaire, mais du
voile blanc des vierges, sur lequel, en lettres d’or, avaient été brodés
les deux noms de Jésus et de Marie.

Et peu après, s’étant ménagé un jour de liberté, la mère de Chantal vint
s’agenouiller auprès du corps de son unique Père; et là, «lui parlant
comme si elle l’eût vu de ses yeux», elle lui rendit compte de son
intérieur, comme à Lyon elle s’était promis de le faire. Suprême
dialogue de deux âmes saintes que la mort n’a pu séparer. Quand la mère
de Chantal vint retrouver les autres sœurs, elle était radieuse et comme
transfigurée.




CHAPITRE VI

L’HÉRITAGE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES


«Mon Père, je ne doute pas que vous ne soyez un jour canonisé, et
j’espère y travailler moi-même», avait dit la mère de Chantal à saint
François de Sales lors de leur dernier entretien. Et le saint évêque
avait protesté avec son humilité coutumière. Mais elle qui, du premier
jour où elle le vit, l’avait «appelé saint du fond de son cœur», dès
qu’il n’est plus, se met aussitôt à l’œuvre pour hâter l’heure,--qu’elle
ne verra pas,--de la canonisation officielle. Elle «ramasse les saintes
paroles et lettres de son bienheureux Père»; elle recueille et fait
recueillir tous les témoignages concernant sa biographie, ses travaux,
ses vertus, les miracles qu’il a accomplis; elle prépare une première
édition de ses œuvres; elle fait écrire sa _Vie_ par son propre neveu,
Charles-Auguste de Sales, et le Père de la Rivière; elle les documente,
les assiste de ses conseils et de ses prières, revoit et discute leurs
moindres pages; elle tient en haleine tous ceux qui, de près ou de loin,
peuvent servir la cause à laquelle elle s’est consacrée. A Dom Goulu
qui, préparant une _Vie_ du Saint, qu’il fit paraître en 1624, s’était
adressé à elle pour se faire renseigner de première main, elle écrit une
longue et très belle lettre, que Sainte-Beuve admirait fort et qui
forme, selon lui, le meilleur panégyrique qu’on ait jamais prononcé du
pieux évêque de Genève. «On n’a jamais mieux fait, écrit-il, le portrait
d’un esprit, ni rendu aussi sensiblement des choses qui semblent
inexprimables. Lumière, suavité, netteté, vigueur, discernement et
dextérité céleste, ordonnance et économie des vertus dans cette âme,
tout s’y présente et s’y peint d’un trait ferme et distinct.» Enfin,
quand en 1627, Rome eut nommé trois commissaires apostoliques,--au
nombre desquels était l’archevêque de Bourges, Mgr André Frémyot,--pour
procéder à de minutieuses enquêtes sur la vie et les miracles de saint
François de Sales, la mère de Chantal fit une longue déposition qu’on
nous a heureusement fait connaître, et qui est un modèle de précision,
de clarté, de sobre éloquence et de rigoureuse exactitude. Nul doute que
cette déposition n’ait fortement pesé dans la balance au moment du
procès de béatification. Sans sainte Jeanne de Chantal, saint François
de Sales aurait assurément été canonisé un jour ou l’autre: elle a sans
contredit fait avancer l’heure où pleine justice a été rendue à «son
unique Père».

«Il ne me reste en cette vie, déclarait-elle, que le désir ardent de
voir nos monastères en la parfaite et très amoureuse observance des
choses que ce très heureux et très saint Père nous a laissées.» Or saint
François de Sales n’avait laissé que des notes et des matériaux épars en
vue d’un règlement définitif qu’il n’avait pas eu le loisir d’élaborer.
En s’aidant de ses souvenirs personnels, des souvenirs et des avis des
Mères qui avaient le mieux connu l’évêque de Genève, enfin et surtout
des papiers de ce dernier, la mère de Chantal rédigea un _Coutumier_
qui, de l’avis de toutes les religieuses, exprimait dans la perfection
l’esprit et les directions de leur saint fondateur. Ce fut la charte
fondamentale de l’institut, et tous les monastères de l’ordre se firent
un devoir de l’adopter et d’en suivre scrupuleusement les dispositions.
Mais ce code ne pouvait pas prévoir tous les cas, fournir une solution à
toutes les difficultés qui se présentaient. Au fur et à mesure que des
questions nouvelles se posaient, les sœurs interrogeaient celle qui se
considérait simplement «comme la sœur aînée de la famille, qui a plus
pratiqué et communiqué avec le Père que les autres». Celle-ci se prêtait
avec plaisir à leurs demandes d’explications. «Mes filles, aimait-elle à
dire, je ne suis pas grande prédicatrice, comme vous savez; je ne sais
presque parler qu’en répondant.» Mais elle répondait fort bien, et son
bon sens, sa riche expérience de la vie et des âmes, son ardente piété,
sa longue et docile intimité avec saint François lui dictaient les
réponses appropriées. On recueillait à son insu ses propos et ses
conseils: à la fin, cela forma tout un _Commentaire des règles de la
Visitation_; on fit violence à son humilité; on la força à revoir, à
ordonner, à mettre en forme ces réponses un peu décousues. L’œuvre
législative des deux fondateurs de la Visitation était désormais
complète; et elle était si solide que, depuis trois siècles, elle n’a
pas eu besoin de retouches.

Ces règles qu’elle avait élaborées et formulées avec tant de soin et une
si scrupuleuse conscience, la mère de Chantal n’admettait pas, sous
quelque prétexte que ce fût, qu’on les transgressât. «J’ai tant dans mon
cœur, écrivait-elle, que l’on observe les règles ponctuellement, que je
donnerais de grande affection ma vie pour en obtenir la grâce à toutes
nos sœurs.» Et ses lettres sont pleines des plus vives objurgations à
cet égard. Elle, si douce, si bonne, si tendre, elle se révèle, toutes
les fois que l’intérêt de la règle est en jeu, la plus rigide, la plus
impérieusement sévère des directrices et fondatrices d’ordres. Ce n’est
pas seulement son œuvre qu’elle défend,--les préoccupations personnelles
sont depuis longtemps mortes en elle,--c’est celle du grand saint dont
elle a été la confidente; c’est la cause des innombrables âmes qui lui
doivent et lui devront leur salut; c’est la cause même de Dieu. Et, bien
entendu, elle prêchera d’exemple. Les règles de la Visitation veulent
que tous les trois ans la supérieure en titre soit solennellement
déposée; elle peut être réélue, mais elle ne peut conserver le pouvoir
que pendant six années consécutives. Jusqu’ici, conformément à
l’expresse volonté de saint François de Sales, on n’avait pas appliqué
la règle à la mère de Chantal, et sans déposition préalable, de trois
ans en trois ans, elle avait été constamment réélue. Avant même que le
_Coutumier_ fût rédigé, le 27 mai 1623, à la grande surprise générale,
en présence de toutes les sœurs assemblées et du prévôt de Sales, elle
se démit de ses fonctions et avec une résolution et une humilité
incomparables, elle alla se mettre au dernier rang. On dut accepter
cette déposition; la sœur assistante prit en mains le pouvoir, et
l’élection fut renvoyée au jeudi 1er juin. Mais les sœurs «tinrent
conseil entre elles, sans en rien dire» à l’intéressée, qui, le jour de
l’élection, fut toute surprise d’être élue à l’unanimité supérieure
perpétuelle. Elle refusa énergiquement cet honneur. En vain elle
s’évertua à convaincre les sœurs de la faute qu’elles avaient commise:
«il n’y eut pas moyen, avoue-t-elle, de leur persuader qu’il y en eût;
qu’au contraire elles étaient honteuses de ne pas s’être opposées
sur-le-champ; que je n’étais point comme les autres supérieures;
qu’elles me reconnaissaient pour ceci et pour cela: des belles
lanternes...» De guerre lasse, elle n’accepta la charge, «selon la
règle», que pour trois ans. Mais ces trois années devaient «faire coup»
dans l’histoire de l’ordre.

Un peu plus tard, à la Visitation de Grenoble, la mère de Châtel, qui
avait, six ans de suite, rempli les fonctions de supérieure, est réélue,
malgré elle, à l’unanimité, pour trois ans encore. A cette nouvelle, et
en dépit des supplications dont elle est l’objet, la mère de Chantal,
inflexible, exige l’annulation solennelle de l’élection et fait agir sur
l’évêque pour l’y décider. Celui-ci ne s’étant pas laissé convaincre,
elle part pour Grenoble, voit l’évêque, obtient de lui tout ce qu’elle
veut, fait casser l’élection et procéder à une élection nouvelle, et
aménage si bien toutes choses, qu’au bout de trois semaines elle peut
partir pour Chambéry, laissant tout le couvent pacifié et heureux. La
mère de Châtel qui, dans toute cette affaire, s’est montrée d’un
désintéressement et d’une humilité admirables et a constamment soutenu
sa sainte amie, a été envoyée à Aix pour présider à une fondation
nouvelle.

En deux autres circonstances, la mère de Chantal eut à déployer, pour
réformer d’évidents abus, une énergie inusitée. A Moulins, une
religieuse veut se prévaloir de la dot considérable qu’elle a apportée
au couvent pour y continuer sa vie mondaine; elle résiste à la
supérieure qu’elle calomnie sans vergogne, donne à tous le plus
déplorable exemple. D’Annecy, la mère de Chantal écrit à l’évêque
d’Autun pour éclairer sa religion, à la supérieure pour la réconforter,
la conseiller et la soutenir, à la religieuse coupable pour la
réprimander et la ramener dans le droit chemin: lettres admirables, où
la sévérité s’allie à la douleur et à la tendresse: «Ma très chère
fille, puisque vous avez fait passer vos imperfections et misères
jusqu’à la connaissance des sœurs, je ne puis plus me taire et
m’empêcher de vous plaindre de votre détraquement tout à fait scandaleux
dans la maison... Mais je vois bien que cette félonie veut être matée.
Croyez que, si j’étais auprès de vous, à mon avis et aidée de la grâce
de Dieu, je vous rangerais à la soumission et vous empêcherais bien de
tenir le dessus comme vous faites.» «Il faut que je vous avoue la
vérité, que vous me faites jeter bien des larmes... Je ne vous écris pas
davantage à cause de ma douleur de tête. Faites profit de ceci, ma
fille, et croyez que c’est d’un cœur de mère que je vous le dis. Je fais
beaucoup prier pour vous, et prie beaucoup moi-même, car j’ai pitié de
l’état où vous êtes.»

Une autre religieuse, supérieure celle-là d’un des monastères de
l’ordre, a rompu la clôture et s’est rendue «avec deux carrosses» aux
eaux de Bourbon où elle a «tenu maison ouverte». Malade et hors d’état
de voyager, la mère de Chantal écrit à la coupable pour se faire
exactement renseigner et pour la rappeler à l’ordre: «Au reste, ma chère
fille, je ne puis m’empêcher de vous dire, selon ma confiance ordinaire,
que je vous admire, vu que vous faites profession d’avoir une si
particulière confiance envers moi, comme quoi vous faites des coups si
importants à l’institut, sans m’en rien dire qu’après qu’ils sont
faits... Ce n’est pas que je veuille que vous vous assujettissiez à me
les communiquer; mais c’est pour vous faire voir que je ne suis pas
encore si grue que je ne connaisse bien que vous ne me demandez mon avis
qu’en de petites choses, pour m’entretenir, et qu’ès importantes où je
pourrais dire ce qui vous serait utile, vous les faites comme bon vous
semble, et après, vous me les demandez... Pardonnez-moi, ma chère fille,
si je vous parle ainsi, je ne puis pas m’empêcher de dire la vérité à
toutes celles de l’institut, tant que je vivrai. Qu’on le prenne bien ou
mal, je n’y saurais que faire.» Ces lettres «de bonne encre» n’ayant pas
été suffisantes pour rappeler à son devoir la supérieure égarée, la mère
de Chantal écrit sans se lasser à l’évêque pour le supplier de faire un
exemple. On lui donne enfin satisfaction: la supérieure insubordonnée
est canoniquement déposée, transférée dans un autre monastère, et les
religieuses qu’elle a séduites dispersées dans d’autres couvents. De
sincères et touchants repentirs furent d’ailleurs la suite de ces
exécutions énergiques.

Devons-nous penser là-dessus que la mère de Chantal fût une de ces
femmes que leur goût inné de commandement entraîne aisément à des coups
d’autorité? Une phrase assez énigmatique et peut-être un peu imprudente
de la mère de Chaugy pourrait nous le faire croire: «Comme
naturellement, écrit-elle, notre bienheureuse Mère avait un grand
courage et, comme dit notre Bienheureux, _l’humeur impérieuse plutôt que
tendante à l’impériosité_, il fallut que la grâce puissante abattît en
elle ce qui était de la nature, et, certes, _il lui coûta beaucoup_.»
Mais, d’autre part,--et l’abbé Bremond a eu grandement raison d’appuyer
sur ce trait,--il y a un mot d’elle à saint Vincent de Paul qui nous
éclaire sur les dispositions profondes et permanentes de son âme: «J’ai
un surcroît d’ennui pour ma charge, lui écrivait-elle un jour, _car mon
esprit hait grandement l’action_, et _me forçant pour agir dans la
nécessité_, mon corps et mon esprit en demeurent abattus.»--La mère de
Chantal haïr l’action, dira-t-on, elle dont la vie de fondatrice,--les
deux mille lettres que nous avons d’elle nous le prouvent assez,--a été
une action perpétuelle, une action comparable en somme à celle des plus
grands hommes d’État!--Mais oui! Et pourquoi pas? Résignons-nous donc,
une bonne fois, à ne pas trop simplifier--et mutiler--l’humaine réalité.
La vérité, ce me semble, est celle-ci. Dans cette riche et complexe
nature, admirablement équilibrée,--les médecins qui firent l’autopsie
déclarèrent «n’avoir jamais vu un cerveau si sain ni une tête si bien
faite, et qu’il ne fallait pas s’émerveiller si elle avait le jugement
si bon et l’esprit si bien composé»,--des tendances diverses et presque
contradictoires se faisaient jour, se combattaient peut-être et
finissaient par composer une souple et vivante harmonie. Elle était
certes armée pour l’action, la lutte, la prompte et ferme décision,
bref, pour le commandement. Mais, tout au fond d’elle-même, je crois
discerner surtout un infini besoin de tendresse, de paix intérieure,
d’humilité, de détachement intime, de contemplation mystique. C’est ce
besoin qui l’a inclinée à la vie religieuse, et que la vie religieuse
n’a fait qu’accroître et développer. Elle eût aspiré à n’être que la
plus humble moniale, perdue et abîmée en Dieu, dégagée de toute
responsabilité, uniquement vouée à la stricte obéissance, à la
méditation, à la prière. Seulement, elle avait un impérieux sentiment du
devoir. Destinée par saint François de Sales, et par son propre génie, à
diriger les autres, elle obéit docilement; elle «se força pour agir»;
pour ne pas tromper la confiance qu’on mettait en elle, pour être à la
hauteur de la tâche qui lui était imposée, elle fit appel aux facultés
d’action qu’elle eût volontiers laissé sommeiller éternellement en elle;
elle sacrifia à l’œuvre commune, à l’œuvre divine toute une partie
d’elle-même, ne se réservant que le minimum de vie intérieure qui lui
était strictement indispensable pour retremper ses forces et se préparer
à de nouveaux travaux.

Et ce fut, presque contre son gré, une admirable femme d’action, une
merveilleuse organisatrice et directrice d’âmes. Du fond de son couvent
d’Annecy, elle dirige, instruit, conseille, redresse, édifie toute son
armée, de plus en plus nombreuse, de visitandines: à la mort de saint
François de Sales, treize monastères étaient déjà fondés; vingt ans plus
tard, à la mort de sainte Jeanne de Chantal, on en compte
quatre-vingt-dix. Elle connaît, directement ou indirectement, toutes ses
religieuses, retient leurs noms, leur physionomie morale, et, non
contente de les envelopper toutes dans la même tendresse collective,
elle les aime individuellement, et, à l’occasion, ne manque jamais de
prononcer le mot qui convient, et qu’elles attendent, «à l’oreille de
leur cœur». Surchargée d’affaires, grandes et petites, de préoccupations
de toute sorte, souvent malade, ce dont elle bénit Dieu, qui lui fait
ainsi comprendre et accueillir les santés fragiles, assaillie de mille
peines intérieures, elle trouve le moyen d’entretenir, surtout avec ses
religieuses, mais avec bien d’autres personnages, une énorme
correspondance, que nous sommes très loin sans doute d’avoir tout
entière. N’y pouvant suffire toute seule, elle a de bonne heure recours
à des secrétaires. L’une d’elles, la plus intime, la mère de Chaugy, ne
se lasse pas d’admirer «ce grand don, pour toute sorte d’affaires,
quelles qu’elles fussent, et cela, avec une telle promptitude,
ajoute-t-elle, que quelquefois nous étions trois qu’elle faisait écrire,
en même temps, des choses diverses. Elle dictait des lettres très
importantes, avec autant de facilité qu’elle parlait d’autres choses; et
après, si la secrétaire y avait manqué tant soit peu ou ajouté du sien,
elle disait: «Ce n’est pas ici mon style, mais le vôtre est meilleur.»
D’autres fois, quand elle trouvait le style de sa secrétaire «trop sec»,
vite elle prenait la plume, et ajoutait un petit mot de gentillesse et
d’affection. Et chacune de ces lettres, dans leur brièveté précise,
lumineuse et allante, révèle un esprit clair, vigoureux, courant droit à
l’essentiel, une imagination robuste et drue qui se contient et s’arrête
aux faits concrets, aux détails positifs, mais qui, sans y tâcher, sans
se piquer de littérature, trouve aisément le mot juste et même
pittoresque, la formule saisissante et parlante, par-dessus tout un cœur
chaud, ardent, généreux, qui se donne inlassablement et ne réserve rien
de lui-même. On conçoit aisément, en lisant cette correspondance, la
prise extraordinaire qu’une pareille femme a dû avoir sur les âmes.

Écrire, d’ailleurs, ne lui suffit pas: elle sait fort bien que si
précise, détaillée, affectueuse que soit une lettre, on n’y saurait tout
dire, ni tout faire entendre; elle sait que, pour s’attacher des êtres
humains et leur insuffler un même esprit, rien ne vaut la présence
réelle, le contact personnel, la parole directe et vivante. Toutes les
fois qu’elle le peut, sans nuire à ses multiples obligations, elle monte
à cheval ou, quand, à cinquante-quatre ans, sentant qu’elle «s’affaiblit
trop», elle est obligée de renoncer à ce mode de voyage, elle part en
litière ou en carrosse, et elle va visiter tel ou tel de ses couvents où
l’on réclame sa présence, présider à une fondation nouvelle, régler sur
place des questions qui s’éternisent. Et partout où elle passe, elle
séduit, elle persuade, elle relève, elle apaise; elle laisse les cœurs
plus ardents au bien, les volontés plus fortes, les âmes plus saintes.
«Ce visage toujours enflammé, toujours doux, toujours recueilli» laisse
à tous ceux qui l’ont vu une impression ineffaçable.

Partout où elle passe aussi, précédée par sa réputation croissante de
sainteté, elle est reçue, à sa grande confusion, avec les plus grands
honneurs, et chacun s’empresse pour la voir, pour l’entendre, pour lui
demander une bénédiction, qu’elle se juge indigne de donner: princes,
princesses, seigneurs et grandes dames ne sont pas les derniers à lui
rendre visite, à la consulter sur leurs intérêts temporels et
spirituels. En 1626, elle est appelée par le duc et la duchesse de
Lorraine pour fonder à Pont-à-Mousson une de ses maisons. Elle s’arrête
quelques jours à Besançon où, en dépit d’innombrables difficultés, un
monastère sera définitivement établi quatre ans plus tard; et là, le
chapitre lui fait l’insigne faveur et la très grande joie de lui montrer
le Saint Suaire. De Pont-à-Mousson, les trois années de sa «supériorité»
venant à expiration, elle envoie à l’évêque de Genève sa déposition que
les sœurs d’Annecy, cette fois, sont bien obligées d’accepter: la mère
de Châtel est élue à sa place; et la mère de Chantal, tout heureuse
d’être enfin déposée et d’être remplacée par une religieuse dont elle
connaît les éminentes qualités et que «son cœur chérit comme lui-même»,
peut, en rentrant à Annecy, s’arrêter en diverses villes où sa présence
était très vivement souhaitée: elle ne s’est démise de sa charge que
pour mieux et plus librement agir.

Le monastère d’Orléans, apprenant qu’elle n’est plus supérieure
d’Annecy, l’a élue supérieure. Pour se conformer à la volonté de saint
François de Sales, elle refuse, mais par obéissance, elle ira, après un
court séjour à Annecy, passer trois mois à Orléans pour y faire l’office
de supérieure intérimaire. Sur sa route, elle s’arrête à Crémieux où
elle préside à une fondation nouvelle, à Paray-le-Monial, à Autun, où on
lui ménage une entrée triomphale: chacun voulait voir «la sainte» qui,
confuse et rougissante, essayait de se dérober à toutes ces
démonstrations mais qui, comme son divin Maître, laissait venir à elle
les petits enfants; elle levait son voile pour qu’ils pussent voir son
visage, et leur prodiguait caresses et douces paroles.

D’Orléans, la mère de Chantal se rendit à Paris. La mère Anne de
Beaumont y avait fondé un second monastère, au prix des plus grands
sacrifices: ses vertus, ses succès, ses hautes relations avaient excité
contre elle mille jalousies. Pour tout apaiser la mère de Chantal lui
donna l’ordre de partir pour Annecy: cet ordre lui «brisa le cœur»; mais
c’était «une âme vertueuse», elle obéit avec une extrême humilité et une
«très grande promptitude». La mère Favre la remplaça, et tout rentra
dans l’ordre.

Cette année 1628 devait être employée par sainte Chantal à visiter ses
divers monastères: on en comptait déjà trente. La peste qui désola la
France l’empêcha de réaliser tout son dessein. Les ravages du terrible
fléau furent effroyables. A Lyon, il fit, assure-t-on, 80.000 victimes.
On fuyait les villes contaminées; on laissait les malades sans secours,
les morts sans sépulture; les rues étaient encombrées de cadavres. L’air
était empoisonné et propageait la contagion. Partout des scènes de
deuil, d’abattement, de panique et de désolation: on abandonnait les
travaux des champs et la famine venait joindre ses habituelles misères à
celles de la sinistre maladie. Derrière leurs clôtures, qu’elles se
refusaient le plus souvent à quitter, les pauvres sœurs de la
Visitation, délaissées de tous, sans secours, souffraient du froid, de
la faim et payaient largement leur tribut au fléau. A Lyon, au monastère
de l’Antiquaille, dès les premiers jours, la moitié des sœurs
succombèrent. Le monastère de Bellecour avait été épargné: la supérieure
demanda qu’on lui envoyât les pestiférées, qui seraient soignées jusqu’à
la mort: on refusa. Enfin, le mal empirant, il fallut bien se rendre aux
instantes prières de la mère de Blonay: les religieuses survivantes
partirent pour Bellecour, traversant à pied la ville déserte, le voile
baissé, heurtant des cadavres. Les sœurs de Bellecour les accueillirent
avec un tendre empressement, sans se préoccuper de la contagion, et tant
que les deux communautés furent réunies, elles n’eurent pas une seule
mort à déplorer.

A Autun, à Moulins, à Paray, à Montferrand, à Valence, à Grenoble, à
Nevers, à Crémieux, à Crest, la peste aussi fit rage. Partout, dans tous
les couvents de la Visitation se multipliaient les beaux exemples de la
plus chrétienne résignation, du plus noble dévouement, de la plus
héroïque charité. Mais partout la misère était grande, et la mort
frappait à coups redoublés. Atteinte au cœur par toutes ces nouvelles,
la mère de Chantal aurait voulu être partout à la fois. «Nos pauvres
sœurs sont en de telles nécessités, écrit-elle, que, quand je vois cela,
je me voudrais vendre, si je pouvais, pour les aider.» Elle leur écrit
lettres sur lettres pour les réconforter, les encourager, les consoler.
Elle organise les secours. De Paris, elle envoie du blé, des souliers,
des robes, des remèdes, et jusqu’à du bétail. Elle demande des
consultations de médecins, rédige des circulaires indiquant les
meilleurs moyens de se préserver de la contagion ou d’y remédier. Elle
se prodigue sans compter, se lamente de ne pouvoir mieux faire, met tout
en œuvre pour venir en aide à ses pauvres filles si cruellement
éprouvées. Que n’eût-elle pas fait, si on l’eût laissée entièrement
libre de suivre l’inspiration de son cœur?

Mais voici qu’elle reçoit à Paris de l’évêque de Genève l’ordre de
revenir à Annecy par le plus court chemin, avec défense de s’arrêter
dans aucune ville atteinte du fléau. Elle obéit à contre-cœur, «bien
marrie de ne pouvoir aller soigner ses filles», quêtant sur sa route
«pour les pauvres Visitations pestiférées», leur écrivant de longues
lettres pour relever leur courage et leur exprimer la «mortification»
qu’elle ressent de ne pas les voir. A son passage près d’Autun, la mère
de Chastelluz obtient la permission d’aller lui parler de loin en pleine
campagne. Ce que voyant, la mère de Chantal «invoqua le secours de
Notre-Seigneur, demeura un peu en oraison, puis, faisant le signe de
croix: «Assemblons-nous, dit-elle, au nom de Dieu, il sera au milieu de
nous, et nous défendra du mal.» Cela dit, elle va à grands pas vers la
chère supérieure, qui n’osait s’approcher, l’embrassa tendrement et la
fit monter en carrosse et s’asseoir proche d’elle.» Mme de Toulonjon,
qui redoutait la contagion pour sa fille de six ans, disait:
«Véritablement, si je n’étais assurée en mon âme que ma mère est une
sainte, je transirais d’appréhension.»

Elle n’était pas la seule à croire à la sainteté de la mère de Chantal.
A Châlon, où elle séjourna quelques jours chez l’évêque, son neveu, les
Ursulines «lui coupèrent une partie de la queue de son voile», et son
humilité était telle que le soir, en se déshabillant, «elle pleura
tendrement», confuse d’«une chose si déraisonnable». De toutes parts on
venait la consulter: «elle se tenait si proche contre une muraille,
qu’on ne pouvait passer derrière elle pour couper ses habits, et malgré
cela, elle ne put empêcher que, tant de la robe que du voile, on ne lui
en coupât tous les jours quelque pièce».

Elle fut de retour à Annecy le 30 octobre 1628. Jusqu’alors, la peste
n’avait pas encore pénétré en Savoie. L’hiver terminé, elle fit son
apparition à Belley, à Chambéry, à Rumilly, et enfin à Annecy, peu après
Pâques. Quelques jours après, le 31 mai 1629, les visitandines d’Annecy
élisaient de nouveau comme supérieure la mère de Chantal. De tous côtés,
on aurait voulu soustraire cette dernière aux dangers qui la menaçaient,
et des interventions princières se produisirent pour lui faire quitter
«son petit Nessi». C’était bien mal la connaître! Elle se refusa
obstinément à «abandonner son troupeau». «Se voyant environnée de toutes
parts de la mort», elle écrit à la mère de Blonay une lettre où elle lui
exprime sa pensée suprême sur le meilleur moyen de conserver et de
perpétuer, après elle, le véritable esprit de l’institut: exacte
observance des règles; étroite union spirituelle avec le monastère
d’Annecy; pas de supérieure générale «sous l’autorité de laquelle l’on
met les maisons, _cela me serait_, déclare-t-elle, _en abomination d’y
penser_», mais «une Mère commune qui après moi fasse ce que Dieu a voulu
que j’aie fait». Ainsi rassurée sur l’avenir de son œuvre, de tout son
grand cœur elle se donne à son devoir présent. La misère était grande à
Annecy. Aux pauvres qui assiègent le couvent, la sainte fait donner sans
compter tout ce qu’on lui a donné à elle-même; de l’argent, des remèdes,
du blé; les provisions épuisées se renouvellent comme par miracle. Pour
augmenter la part des malheureux, elle diminue celle des sœurs; elle
leur persuade aisément de se contenter de gros pain noir. Désolée de ne
pouvoir, comme autrefois, à cause de la clôture, elle et ses filles,
assister les malades, elle anime de son zèle, de son ardente charité, de
sa vibrante parole tous ceux, prêtres ou magistrats qui viennent, au
parloir du couvent, se retremper auprès d’elle. Tous les matins,
l’évêque de Genève, dont la conduite fut admirable, «venait prendre
ordre vers elle de ce qu’il avait à faire tout le jour»: «O ma digne
Mère, lui disait-il avec des larmes de joie, vous êtes mon Moïse, je
suis votre Josué; tandis que vous tenez vos mains élevées au ciel, je
bataille avec nos gens contre la calamité de mon cher peuple.» «Les
discours embrasés de cette grande sainte, déclarait plus tard, au procès
de canonisation, le premier syndic de la ville, me remplissaient
d’enthousiasme.» Et, par toute son attitude de courageuse résignation et
de religieuse confiance, elle maintenait les sœurs «dans leur
tranquillité ordinaire, sans qu’il ait jamais paru dans la communauté ni
effroi, ni trouble, ni crainte». Sous sa direction et à son exemple, les
religieuses s’imposaient des mortifications extraordinaires: jeûnes,
macérations, disciplines, processions autour du cloître pieds nus et la
corde au cou. Et c’était, nous dit-on, un émouvant spectacle que de voir
la mère de Chantal, «le visage à la fois triste et enflammé, les yeux
baignés de larmes, se traînant à genoux nus, la corde au cou et criant:
«Grâce, grâce, mon Dieu, pardonnez aux pécheurs!»

Si soumise qu’elle fût aux décisions de ses supérieurs, un regret la
hantait toujours que la conception primitive de la Visitation, celle qui
associait la vie active et charitable de Marthe à la vie contemplative
de Marie, n’eût pas été réalisée. Qu’elle s’en soit souvent ouverte,
dans ses lettres et ses entretiens, à saint Vincent de Paul, nous n’en
pouvons guère douter. Si quelqu’un avait pu lui remplacer saint François
de Sales, c’eût été M. Vincent, que, dans l’une des trop rares lettres
qui nous aient été conservées d’elle à ce saint personnage, elle appelle
«mon très unique Père». Si M. Vincent n’avait pas été converti d’avance
aux vues de la mère de Chantal, il l’eût été par le spectacle des
misères sans nom que, de 1628 à 1631, la peste avait engendrées. Quatre
ans plus tard, l’Institut des Filles de la Charité était fondé, et, pour
bien marquer la part de la sainte dans cette fondation mémorable, saint
Vincent de Paul aimait à dire que la congrégation nouvelle était
l’héritage de Mme de Chantal.

Ainsi s’accomplissait aussi un vœu secret de saint François de Sales.
Devançant la décision pontificale, la voix populaire attribuait à ce
dernier une foule de miracles et réclamait une canonisation officielle.
Une première enquête autorisée par Rome avait eu lieu en 1627. Il
fallut, pour la poursuivre et l’achever, attendre que la peste eût cessé
ses ravages. Le 4 août 1632, en présence des sœurs de la Visitation et
d’un certain nombre de notables, les juges ecclésiastiques firent ouvrir
le tombeau. Le corps était dans un parfait état de conservation et
dégageait une odeur délicieuse, celle-là même que, depuis la mort, on
avait bien des fois respirée dans le monastère. Et pendant que sainte
Chantal, à genoux contre la grille, éperdue et comme en extase,
contemplait ces restes sacrés, la foule, forçant les portes, envahissait
l’église et faisait toucher toute sorte d’objets au corps du saint. Le
soir, quand tout le monde fut retiré, la mère de Chantal alla avec toute
la communauté «vénérer ce saint corps, et fut longuement en oraison
devant icelui, avec un visage si enflammé, et une façon et action si
rabaissées, que l’on n’eût su discerner ce qui la tirait hors
d’elle-même, ou l’amour ou l’humilité et anéantissement». Prenant pour
elle-même une défense faite par les commissaires, elle s’abstint de
baiser la main de son Père. Mais le lendemain, en ayant obtenu la
permission, «elle baissa la tête, et fit poser cette sainte main sur
icelle; et ce Bienheureux, comme s’il eût été en vie, étendit la main
sur la tête de son unique fille, et la lui serra, comme lui faisant une
paternelle caresse».

Leur œuvre commune allait prospérant chaque jour davantage. De 1630 à
1640, quarante-quatre couvents de la Visitation sont fondés un peu
partout: Beaune, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Metz, Melun, Angers, Poitiers,
Tours, Bordeaux, Amiens,--combien d’autres villes encore!--voient
successivement dans leurs murs les filles de sainte Chantal organiser
des foyers de vie spirituelle. L’ordre même commence à essaimer hors de
France: Nancy, Fribourg, Pignerol, Nice, Turin font appel tour à tour à
celle qui se refusait à être appelée la fondatrice de tant de pieuses
maisons et dont la réputation devenait européenne. Et par elle l’esprit
de ferveur, d’humilité, d’obéissance et de détachement qui était celui
de saint François de Sales se maintenait intact dans toutes les
communautés nouvelles. L’ordre se recrutait dans toutes les classes: il
accueillait des pauvres et des infirmes, même des filles repenties; il
ne se contentait pas de prier et d’expier pour les péchés du monde; il
ouvrait des pensionnats féminins. La mère de Chantal était à la fois
heureuse et inquiète de cette prodigieuse fructification; elle aurait
voulu que l’institut «s’étendît du côté de la racine plutôt que du côté
des branches»: mais elle était bien obligée de se prêter à son temps et
aux impérieux besoins des âmes; et toujours docile à la volonté divine,
elle trouvait le moyen, quelque absorbantes et diverses que fussent ses
occupations croissantes, de suffire à toutes ses obligations, de ne rien
laisser en souffrance, d’avoir bien en main toute «sa troupe», si
dispersée qu’elle fût dans l’espace, et de la pénétrer de sa pensée
profonde.

De toutes parts, et de tous les mondes on s’adressait à elle. Reines et
princesses, bourgeoises et nobles dames, religieuses et laïques, prêtres
même se soumettaient à sa direction, venaient la consulter sur «leur
intérieur». Au nombre de ses «dirigés», elle compta son propre frère,
Mgr André Frémyot, l’archevêque de Bourges. Celui-ci, honnête chrétien
plus que grand chrétien, ne ressemblait guère à sa sœur. Il n’avait pas
hérité du stoïcisme de leur père. C’était un prélat aimable, lettré et
mondain, qui ne s’attardait guère dans son palais archiépiscopal et qui
préférait la résidence à la cour: il aimait la vie large et facile, les
réceptions, les compagnies élégantes, et les rigueurs de l’ascétisme
n’étaient point son fait. Mme de Chantal lui aurait souhaité une vie
plus sainte et plus mortifiée. A la suite d’une maladie qui avait failli
l’emporter en 1624, et où il avait fait vœu, s’il guérissait, de
réformer son genre d’existence, il s’adressa à sa sœur qui lui traça
tout un programme de vie spirituelle: il fit de son mieux pour le
suivre, et fort des conseils de la sainte femme, il y réussit quelque
temps; mais il était faible, et il se laissait reprendre à toutes les
sollicitations qui venaient «le distraire de la dévotion intérieure». Il
ne sut pas pratiquer le détachement absolu qu’on lui prêchait et dont on
lui donnait l’exemple. Si respectueuse qu’elle fût de l’autorité d’un
frère qu’elle appelait «son très honoré Seigneur», la mère de Chantal
devait trouver qu’il n’avait pas très bien profité de ses leçons.

Il en fut tout autrement d’un certain nombre d’âmes qui l’approchèrent,
et qui, pour la plupart, subirent profondément son généreux ascendant.
Telles furent, parmi les hommes, l’excellent et candide Michel Favre,
qui fut le confesseur de saint François de Sales et de sainte Jeanne de
Chantal, douce âme innocente et simple qui comprenait et admirait
pleinement le génie et la vertu de sa pénitente; le commandeur de
Sillery, qui, frère d’un chancelier, avait été ambassadeur du Roi en
Espagne et à Rome, et qui, disgracié par Richelieu, s’étant mis à
l’école de saint François de Sales et de la mère de Chantal, travailla
très activement à la béatification et aux publications posthumes du
premier et rendit à la seconde, dans les ordres les plus divers, les
plus grands, les plus signalés services. Elle les aimait très tendrement
tous les deux, et leur mort lui fit verser bien des larmes. Si détachée
qu’elle fût de la vie terrestre, elle ne pouvait se consoler de la perte
de ceux qui lui étaient chers.

Ses amitiés et ses directions féminines étaient innombrables. Elle a
aimé en Dieu toutes «ses filles», et en toutes elle a fait passer un peu
de son âme, de sa mystique ardeur. Mais, comme il est naturel,
quelques-unes d’entre elles ont été plus près de son cœur que les
autres. D’abord, celles qui avaient été ses premières collaboratrices,
et auxquelles l’unissaient tant de communs souvenirs de difficultés
vaincues, d’épreuves saintement supportées, la mère Favre, la mère de
Châtel, la mère de Bréchard. Celle-ci, que la sainte appelait un jour
«sa pauvre vieille, mais toute chère et bien aimée fille», était comme
elle une âme ardente, héroïque et pure. Bourguignonnes toutes deux et un
peu parentes, elles savaient qu’en toute occurrence elles pouvaient
compter l’une sur l’autre. Personnalité plus effacée que la mère de
Chantal, qui l’avait à plusieurs reprises déléguée pour fonder de
nouvelles maisons, la mère de Bréchard a laissé dans l’ordre une telle
réputation de vertu que son procès de canonisation a été commencé en
même temps que celui de sa grande amie. Huit ans après sa mort, son
corps a été trouvé intact, souple et frais comme un corps vivant,
exhalant les plus exquises odeurs. Quand on lui fit entendre qu’elle
allait mourir, elle embrassa la supérieure qui lui annonçait cette
joyeuse nouvelle, infiniment heureuse d’«aller voir bientôt son Dieu».
Elle s’éteignit au monastère de Riom, le 18 novembre 1637: elle avait
cinquante-sept ans.--A son lit de mort, la mère de Châtel eut la grande
joie d’être assistée par «sa mère, sa bonne mère» de Chantal. Rien ne
faisait prévoir sa fin; mais elle-même sentait qu’elle n’avait plus
beaucoup de jours à passer sur la terre, et, dans cette espérance, elle
mit très activement ordre à toutes ses affaires, se fit longuement
interroger par la mère de Chaugy sur les origines et la fondatrice de la
Visitation, dont elle avait été la confidente et, à certains moments, la
tendre et sage directrice; puis elle s’alita et, après une longue agonie
dont la mère de Chantal nous a laissé l’édifiant détail dans une lettre
circulaire adressée aux supérieures de la Visitation, «cette bénite âme
s’envola hors de ce chétif monde, n’étant âgée que de cinquante et un
ans et quatre jours». Toute sa vie, elle avait été «gratifiée de grands
dons intérieurs et de hautes oraisons»; sa sincérité, sa droiture, sa
candeur étaient très aimées de saint François de Sales. «C’était, écrit
sainte Chantal, l’une de mes douces consolations de penser que je
laissais après moi cette vraie Mère dans cette chère maison et dans
l’institut. Elle m’était plus chère que mes yeux et que ma propre
vie.»--Non moins chère au cœur de la mère de Chantal était la mère
Favre; son «grand cœur», sa «générosité royale», son admirable courage
et ses épreuves intérieures faisaient d’elle comme un double de la
sainte. Celle-ci lui confiait les plus délicates missions, et l’avait
employée à de nombreuses fondations. Quand sa santé la força de revenir
en Savoie, la mère de Chantal écrivait: «Mon Dieu! quelle consolation en
la pensée de revoir, d’embrasser et de jouir à souhait de l’aimable
présence de mon unique grande fille, si parfaitement et intimement
chérie de mon cœur... _Tout m’en rit en cette espérance._» On lui avait
prescrit les eaux; elle se refusa énergiquement à rompre la clôture.
C’était choisir la mort: et, en effet, elle mourut à Chambéry dans
d’atroces crises de foie: elle n’avait que quarante-huit ans.

En six mois, la mère de Chantal venait de perdre coup sur coup ses trois
plus intimes amies, celles qui l’avaient le mieux aidée à supporter le
poids de l’œuvre immense qu’elle avait entreprise, et qu’elle avait le
mieux pénétrées de sa pensée. Elle se sentait vieille, seule et faible,
en proie aux plus grands troubles intérieurs. Elle écrivait en pleurant
à l’une des supérieures de son ordre «que sa chétive vieillesse était
bien dépouillée; que ses chères premières compagnes s’en allaient au
ciel, et la laissaient en terre pleine de misères, qu’elles étaient des
fruits mûrs prêts à être servis à la table du Roi céleste; mais qu’elle
était demeurée sur la branche, parce qu’elle était encore toute verte,
ou peut-être pourrie ou vermoulue.» Touchante humilité de la part d’une
telle femme.

Mais à un cœur si tendre d’autres tendresses féminines ne pouvaient
manquer. Parmi celles qui vinrent ensoleiller la fin de cette noble vie,
il faut mettre à part la mère de Chaugy et la duchesse de Montmorency.
Jacqueline de Chaugy était la nièce d’Antoine de Toulonjon. Peu faite
pour vivre avec une mère autoritaire, elle avait été élevée, comme le
sera plus tard Mme de Sévigné, par une grand-mère et un oncle abbé, qui
lui apprit le latin. Très cultivée, vive et charmante, quand, en 1628,
Mme de Chantal la vit pour la première fois, elle était fort désemparée.
Une déception sentimentale l’avait jetée au cloître, mais elle n’avait
pas tardé à quitter le couvent, prise d’une sorte d’horreur de la vie
religieuse. Elle consentit à accompagner à Annecy, mais uniquement pour
se distraire, la mère de Chantal, dont la bonne grâce l’avait vite
séduite. Au bout de peu de temps, elle demanda d’elle-même à entrer au
noviciat. Il fallut assouplir, discipliner, morigéner un peu cette vive
et fière nature; et la mère de Chantal, qui «aimait son âme», et qui, je
crois, se reconnaissait un peu en elle, y employa tout son art, tout son
tact, toute sa haute sagesse et toute sa maternelle affection. Elle fit
d’elle sa secrétaire préférée et la dépositaire de sa pensée. Sœur
Françoise-Madeleine de Chaugy devint ainsi l’historiographe de sainte
Chantal et des premiers temps de la Visitation; nommée supérieure du
monastère d’Annecy, ce fut elle qui fit aboutir en 1661 la béatification
de saint François de Sales. La prédilection de la mère de Chantal avait
été bien placée.

Elle aima aussi de tout son cœur la duchesse de Montmorency. Celle-ci,
d’origine italienne, avait épousé à quatorze ans Henri de Montmorency,
filleul de Henri IV, l’un des plus braves et des plus séduisants
seigneurs de la cour. Elle adorait son mari et lui passait toutes ses
folies. Impliqué dans la révolte de Gaston d’Orléans contre l’autorité
toute-puissante de Richelieu, le duc paya de sa tête, en 1632, sa
téméraire entreprise, et sa pauvre veuve fut exilée à Moulins. Très
pieuse et, dans son désespoir, se sentant de plus en plus attirée vers
la vie religieuse, la duchesse désirait passionnément faire la
connaissance de la mère de Chantal. Après quelques lettres échangées,
les relations directes entre les deux femmes s’ébauchèrent en 1635.
Elles étaient admirablement faites pour se comprendre. «Entre toutes les
amitiés que Dieu m’a données, écrivait Mme de Chantal, il n’y en a point
que j’estime et désire que Dieu me conserve tant que la vôtre toute
précieuse.» La duchesse aurait voulu recevoir le voile des visitandines
des mains de sa grande amie; elle n’eut pas cette joie, mais ce fut elle
qui ferma les yeux de la sainte femme qu’elle avait tant aimée.

En 1632, la mère de Chantal a soixante ans. Pendant tout le temps que la
peste a sévi, en qualité de supérieure du monastère d’Annecy, elle a
présidé aux destinées de la Visitation; elle a vu s’ouvrir le tombeau du
saint fondateur de son ordre et été témoin de quelques-uns de ses
miracles; elle a la ferme assurance qu’il sera canonisé un jour. Son
«triennal» est achevé; elle croit que sa fin est proche, et elle
voudrait se préparer à la mort. Le 22 mai, en présence des sœurs réunies
dans le chœur, elle se met à genoux, «fait sa coulpe» de toutes les
fautes commises pendant son administration, et, déposant son pouvoir,
avec une merveilleuse humilité, elle va se mettre à la dernière place.
En vain elle supplie ses filles de ne plus lui confier aucune charge:
elle est réélue le 27 mai. «Voyez-vous, ma fille, déclarait-elle à une
religieuse, tous mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur, répugnent
à cette charge, et je l’accepte seulement pour le bon plaisir de Dieu;
car, hélas! ma fille, je suis sur la fin de ma vie, et j’ai besoin de
penser à moi.» Elle n’en fut pas moins, pendant ces trois nouvelles
années de direction, la supérieure accomplie et prodigieusement
active qu’elle avait toujours été: les deuils qui l’affligent
profondément,--celui de sa belle-fille Marie de Coulanges, celui de son
gendre Toulonjon, celui de M. Michel Favre,--et les préoccupations qui
en sont la suite assombrissent sa vie sans nuire aux multiples devoirs
quotidiens qu’elle assume. Les nouvelles maisons qui se fondent
augmentent ses soucis, accroissent sa correspondance: jamais elle ne
perd pied ni courage. Depuis longtemps il était question d’établir un
second monastère à Annecy. S’y étant enfin décidée, la mère de Chantal
voit se conjurer contre elle toute sorte de difficultés, d’objections et
même de calomnies locales. Elle poursuit sans se troubler son dessein et
surmonte tous les obstacles. Quand le 19 mai 1635, toute joyeuse d’être
enfin délivrée du lourd fardeau qui pesait sur ses épaules, elle déposa
le pouvoir et fit publiquement sa coulpe des fautes qu’elle avait
commises pendant le temps de son administration, Mgr de Genève put lui
dire avec vérité que «grâce à Dieu, il ne s’était pas aperçu qu’il n’y
eût rien dans la maison qui n’allât bien».

Une grave question se posait, qui préoccupait beaucoup d’évêques et de
pieux ecclésiastiques, saint Vincent de Paul, entre autres. L’ordre de
la Visitation s’étant développé au delà de toute espérance, n’était-il
pas à craindre que, la mère de Chantal une fois morte, l’union que sa
forte personnalité maintenait entre tous les monastères vînt à se
relâcher, et n’y avait-il pas lieu, comme pour tous les autres ordres,
de les grouper sous l’autorité d’une supérieure générale? Il fut décidé
que la question serait discutée lors de l’assemblée générale du clergé
qui devait se tenir à Paris en 1635. L’évêque de Genève, Mgr
Jean-François de Sales, résolut d’y envoyer la mère de Chantal; et quand
celle-ci eut été déposée, l’évêque d’ailleurs étant mort dans
l’intervalle, elle se mit en route vers la fin de juin, s’arrêta un peu
à Moulins, et arriva à Paris le 25 juillet.

Au parloir du premier monastère de Paris eut lieu la conférence
projetée. Humble et les yeux baissés, la mère de Chantal laissa parler
tout le monde; puis, prenant la parole, elle déclare que la volonté
expresse de saint François de Sales, docile interprète de la volonté
divine, était qu’il n’y eût pas de supérieure générale, que, pour
conserver l’esprit de la Visitation et l’union entre les divers
monastères, il avait recours non à l’autorité, mais à la charité, et que
donc «il fallait demeurer comme l’on était». Il y avait dans sa parole
un tel accent, une netteté si persuasive, que chacun se rallia à son
opinion: il fut simplement décidé «que le monastère d’Annecy serait
toujours reconnu pour l’origine des autres, et que, par une charitable
révérence et dépendance, les autres s’adresseraient toujours à lui pour
recevoir ses conseils dans leurs besoins, et se tiendraient en tout
conformes aux observances qui s’y gardent».

Ayant obtenu la permission de passer l’hiver à Paris et de faire une
visite générale des maisons de son ordre, qui toutes sollicitaient sa
venue, la mère de Chantal se mit en route au mois de septembre et se
rend successivement à Montargis, à Blois, à Orléans et à Tours. Elle
aurait voulu pousser jusqu’en Bretagne: la maladie et l’hiver la
contraignirent de rentrer à Paris. Le printemps venu, accompagnée de son
confesseur, de la mère Favre et de la sœur de Chaugy, elle reprend ses
voyages interrompus. A Troyes, où elle fut accueillie avec des
transports de joie extraordinaires, elle revit, au monastère du Carmel,
sa vieille amie, la mère Marie de la Trinité, et ce fut, entre ces deux
saintes âmes très tendres, un échange de mystiques effusions. De là elle
se rendit à Dijon, à Autun, à Mâcon, à Lyon, à Valence, au
Pont-Saint-Esprit, à Avignon, à Arles, à Aix, à Marseille, à
Montpellier, à Nîmes, à Grenoble. Là elle trouva une lettre de l’évêque
de Genève qui, la sachant fatiguée par tous ces déplacements, la
rappelait à Annecy.

Dans toutes les villes où elle s’arrêtait, elle était reçue avec des
démonstrations d’allégresse et de vénération auxquelles son humilité ne
pouvait se dérober. Les religieuses, le clergé, les autorités, le peuple
lui faisaient fête: on recueillait ses moindres paroles; on la suppliait
d’entrer dans les maisons où il y avait des malades; on conservait comme
des reliques les objets qu’elle avait touchés; on lui coupait des
fragments de son voile ou de ses vêtements. «Voici la sainte! voici la
sainte!» s’écriait-on sur son passage. Et aux beaux discours qu’on lui
adressait, elle rougissait comme une jeune fille, se trouvant au
supplice d’entendre prononcer son éloge. Bien vite, elle courait
s’enfermer au monastère. Et là, sans négliger aucun de ses devoirs de
piété, elle se faisait toute à tous, prodiguant conseils,
encouragements, recueillant les confidences, redressant quelquefois,
examinant les questions d’organisation pratique, aussi bien que les plus
hautes questions de spiritualité, prêchant par l’exemple plus que par
les discours l’humilité, l’obéissance, le détachement, la pauvreté,
répandant à flots, si l’on peut dire, l’esprit de la Visitation, et
laissant partout des traces fulgurantes et durables de son passage.

N’ayant pu visiter tous les monastères de Provence, elle en avait
convoqué les supérieures à Aix. Là, deux semaines durant, elle régla, de
concert avec elles, toutes les questions, petites ou grandes, qui
étaient en suspens; surtout elle les anima toutes de son esprit, les
faisant bénéficier de son expérience, leur communiquant la flamme sacrée
qui brûlait en elle, versant son âme dans la leur, et leur laissant de
sa maternelle tendresse, de son génie, de sa sainteté un souvenir
impérissable. Quand il fallut se séparer, bien des larmes coulèrent: ces
quelques jours d’intimité avec leur sainte fondatrice avaient été pour
«ses filles» la révélation du parfait bonheur.

Cette activité, ce lumineux bon sens, cette sainteté cachaient de grands
troubles intimes et une agonie morale qui devait se prolonger neuf
longues années,--dernière et suprême épreuve infligée par Dieu à son
héroïque servante. On éprouve quelques scrupules à évoquer, même
brièvement et d’une plume incompétente, l’état d’une pareille
conscience. Il le faut cependant, pour n’être pas trop incomplet. C’est
vers 1632 que commença pour sainte Chantal ce «martyre d’amour» qui ne
devait cesser qu’un mois avant sa mort. Elle était assaillie de
tentations terribles. Sauf les pensées d’impureté, il n’était pas
d’idées, d’imaginations condamnables qui ne se présentassent à son
esprit, et qu’elle ne parvenait pas à repousser. Tous les péchés dont on
l’entretenait, il lui semblait qu’elle allait s’en rendre coupable. Elle
prenait en dégoût tous ses exercices religieux et les devoirs de sa
charge. Elle avait horreur d’elle-même et du lamentable état de son âme.
Elle se sentait abandonnée de Dieu, réprouvée par Dieu. De loin en loin
de douloureux aveux lui échappaient sur ses intimes angoisses, et ses
larmes, ses profonds soupirs la trahissaient malgré elle. Elle aspirait
éperdûment à la mort. Elle ne retrouvait un peu de tranquillité qu’en
s’abandonnant humblement aux directions et aux sages conseils de la mère
de Châtel. Mais bientôt, cet appui allait encore lui manquer, et la
mort, en lui enlevant coup sur coup ses trois plus intimes amies, allait
redoubler sa peine et aggraver sa solitude morale. Chose singulière, il
se faisait en elle un véritable dédoublement de sa personnalité. A
l’ordinaire, rien ne transparaissait au dehors de ses tourments
intérieurs, du secret désespoir qui l’étreignait, et sa sérénité, sa
gaîté même, la ferme lucidité de sa haute raison demeuraient
inaltérables. On admirait le robuste équilibre, la parfaite santé morale
de cette conductrice d’âmes sans se douter de l’inquiétude, du trouble
et des sombres tristesses que recouvrait sa religieuse ardeur.

La mère de Châtel lui avait succédé comme supérieure du premier
monastère d’Annecy. Elle morte, il fallut la remplacer. En vain la mère
de Chantal supplia les sœurs de ne pas lui imposer cette nouvelle
charge: elle fut élue une fois encore. Elle pleura: mais, se
ressaisissant bien vite, elle se soumit avec son habituelle docilité à
la divine volonté. On nous a conservé le texte des paroles qu’elle
adressa à ses filles en cette mémorable circonstance; elle s’y peint
tout entière:

  «Puisque Dieu, dit-elle, m’a encore commis le soin particulier de
  vous, je me résous, moyennant la divine assistance, de ne rien laisser
  en arrière pour votre avancement en la voie de Dieu. Oui, je crois que
  c’est Dieu qui m’a donné cette charge; car j’ai grandement prié en
  cette occasion; sa bonté sait que ce n’était pas par inclination, et
  que je n’y vois que sa seule et pure volonté. Mais, mes très chères
  sœurs, je ne vous le cèle pas, je vous le dis ouvertement, _ce sera
  mon dernier triennal_, pendant lequel, Dieu aidant, _je me consacrerai
  à votre service_; je vous consacre mon âme à cet effet, et
  j’emploierai les forces de mon corps et le peu d’esprit que Dieu m’a
  donné pour vous aider et vous servir. Je ne prétendais de tant vivre,
  ni que mon pèlerinage fût tant prolongé çà bas; personne ne le
  croyait; mais, puisqu’il plaît à Dieu qu’en la fin de ma vie je fasse
  encore ce triennal, _je mettrai ma dernière main à cette vigne_ et
  consumerai toute ma force et ma substance à la faire fructifier. Je ne
  sais pas, mes chères sœurs, si Dieu me laissera vous servir pendant
  tout ce triennal, car ma vie en ce vieux âge est fort incertaine; mais
  soit que Dieu me tire au commencement, au milieu ou à la fin, cela
  m’est du tout indifférent: soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera
  bon. Toutefois, sa bonté me donne espérance qu’après ce triennal il
  m’accordera quelques mois ou quelques années de repos, selon ce qu’il
  lui plaira, _pour penser à moi. Car, hélas! mes sœurs, il y a
  vingt-sept ans que je pense aux autres, et n’ai presque pas le loisir
  de penser à moi._ Dieu disposera de mes ans, de ma vie et de ma mort
  selon sa sainte volonté, et je ne m’en mets pas en peine; mais je vous
  dis, mes sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez _plus veillante
  sur vous que jamais_; car j’ai ce sentiment au cœur _qu’il faut que ce
  triennal porte coup_, et que sur la fin de ma vie vous me donniez ce
  consentement de vous voir coopérer davantage aux desseins de Dieu sur
  vous, et à mon petit service, ce qui vous est tout dédié.»

On s’en voudrait d’affaiblir par le moindre commentaire ces paroles si
virilement chrétiennes, et en même temps si profondément humaines, si
féminines même. On devine comment elles furent accueillies par celles
qui les entendirent et quelle ferveur de piété et d’émulation elles
provoquèrent dans l’ordre tout entier. Ainsi que l’avait annoncé la mère
de Chantal, ce dernier triennal a «porté coup».

Elle-même se multipliait pour suffire à toutes ses tâches. La reine Anne
d’Autriche, enceinte du futur Louis XIV, lui demandait de faire prier
tout l’institut pour que Dieu lui donnât un fils, et, en bonne
Française, elle s’empressa de déférer à ce désir. De nouveaux couvents
se fondaient, et chaque fois, l’on s’adressait à elle pour tous les
détails d’organisation que comportait toujours une fondation nouvelle;
elle répondait à tout avec sa précision, sa brièveté, sa prudence
habituelles; et, si surchargée et pressée qu’elle fût, elle ne manquait
pas de joindre à ses conseils et à ses directions un mot de piété et
d’affection; sa correspondance allait croissant, et ce n’était pas trop
de ses trois secrétaires pour l’aider à en venir à bout. En un mot, elle
était l’âme vivante de cette vaste famille religieuse dont les membres,
dispersés un peu partout sur le sol français, suisse et italien,
recevaient d’elle l’impulsion première et la pensée directrice.

Depuis longtemps, il était question de fonder un monastère de la
Visitation à Turin; mais les circonstances jusqu’alors ne s’y étaient
point prêtées. Le roi Victor-Amédée et tous les siens désiraient
vivement que la mère de Chantal en personne vînt faire cette fondation.
En 1638, leur insistance fut telle que l’évêque de Genève consentit à
laisser partir la vieille religieuse pour ce long et difficile voyage.
Elle s’arrêta à Rumilly, à Chambéry, au val d’Aoste, et arriva enfin à
Turin le 30 septembre. Sur sa route, elle était l’objet de la vénération
universelle. On sonnait les cloches, on ornait les églises, on tirait le
canon; le peuple en foule allait au-devant d’elle et, s’agenouillant sur
son passage, lui demandait sa bénédiction; évêques et archevêques lui
rendaient les plus grands honneurs, lui demandaient conseil, lui
soumettaient leur conscience. A Turin, il fallut sept mois pour aplanir
les difficultés qui, depuis de longues années, arrêtaient la fondation
projetée et pour mettre sur pied le nouveau monastère. Avec son habileté
et sa fermeté coutumières la mère de Chantal y parvint, et quand, au
mois d’avril 1639, des menaces de guerre ayant surgi, elle dut, pour
obéir aux ordres de l’évêque de Genève, quitter Turin et regagner
Annecy, elle laissait un couvent de visitandines bien constitué, tout
fier de l’avoir eue comme fondatrice, et très profondément pénétré de
l’esprit de l’ordre. Turin, Pignerol furent pris par les Français
luttant contre les Espagnols; la mère de Chantal tremblait fort pour ses
filles: elle apprit avec grande joie que les deux monastères avaient été
épargnés. Revenue à Annecy en passant par Embrun où elle laissa le
souvenir d’une âme perpétuellement en contact avec le divin, elle
s’occupa très activement d’établir dans la petite ville une maison de
lazaristes. C’était là un de ses rêves; et elle eût été parfaitement
heureuse de le réaliser, si, en même temps, elle n’avait appris la fin
très chrétienne de son frère l’archevêque de Bourges. Elle le pleura
amèrement, en se disant qu’elle ne tarderait pas à aller le rejoindre,
ainsi que tous les chers morts qu’elle portait enterrés dans son cœur.
C’est le triste lot des vies qui se prolongent de voir se multiplier les
tombes autour d’elles.

Ainsi se terminait son dernier triennal. Prenant les devants, elle
supplia l’évêque de Genève d’intervenir pour que plus jamais on ne
l’élût supérieure. On se rendit à ses prières. Et le 11 mai 1641,--elle
avait soixante-neuf ans,--elle réunit le chapitre, déposa pour toujours
le pouvoir dont on l’avait revêtue, et avec une humilité et une ardeur
de conviction admirables, elle fit sa coulpe de toutes les fautes
qu’elle avait commises à l’égard des unes et des autres. Puis, se
relevant, ce qu’elle n’avait jamais fait, elle vint embrasser
maternellement toutes les religieuses l’une après l’autre, leur disant
un dernier adieu en qualité de supérieure, et leur interdisant de
prononcer la moindre parole d’attendrissement. Elle ne cesserait jamais
de les aimer, ajoutait-elle, car elle éprouvait pour elles «l’affection
tendre des pauvres vieilles grand’mères pour leurs petits-enfants».
Enfin elle leur recommanda, en termes brefs, substantiels et chaleureux,
la mère de Blonay, que la plupart d’entre elles n’avaient jamais vue.

Quelques jours après, la mère de Blonay était élue supérieure à la
presque unanimité. Profondément heureuse de ce choix, la mère de Chantal
remercia avec effusion les sœurs du témoignage de confiance qu’elles lui
avaient donné. Enfin elle allait pouvoir penser à elle-même et se
préparer à la mort sous la direction d’une religieuse très aimée, qui
avait été l’une de ses premières collaboratrices, et qui allait lui
remplacer ses trois vieilles amies disparues. Femme supérieure, «la
crème de la Visitation», au dire de saint François de Sales, qui, de
bonne heure, l’avait distinguée, la mère de Blonay était supérieure à
Bourg. «Venez donc, au nom de Notre-Seigneur, lui écrivait la mère de
Chantal, régir notre chère maison, et _en particulier ma pauvre âme_. Je
vous supplie de partir de Bourg aussitôt que la nouvelle élection sera
faite. Ne retardez point ma satisfaction. Il me semble que tous les
ennuis, que mes misères intérieures et ma vieillesse me donnent seront
chassés par cette bénite et tant attendue venue.» A cette perspective
elle ne se sentait pas d’aise; elle instruisait les sœurs de leurs
devoirs à l’égard des supérieures nouvellement élues, leur disait tout
le bien possible de leur future supérieure, dont elle leur avait peu
parlé auparavant, pour ne pas exercer de pression sur elles; elle
faisait préparer elle-même son lit et sa chambre; elle ne se lassait
point de recommander aux religieuses, «aux récréations et ailleurs», de
bien aimer leur nouvelle Mère et de lui obéir; de s’aimer bien
tendrement les unes les autres; et quand elle les rencontrait, elle leur
disait «avec un visage enflammé»: «Mes chères Sœurs, amour, amour,
amour!»

A l’arrivée de la mère de Blonay, elle courut à la porte «avec une
allégresse et vitesse incroyables»; et se jetant à genoux devant elle,
elle l’embrassa tendrement, disant: «Voici ma Mère, ma fille, ma sœur,
mon propre cœur et mon âme.» Sa «chère cadette» était tombée à genoux
elle aussi. Elles se relevèrent, et, avant de saluer la communauté, la
mère de Chantal voulut qu’on allât rendre grâces à Notre-Seigneur et à
saint François de Sales. Se tournant en souriant vers l’une de ses
filles, elle lui dit: «Que fais-je plus en cette vie, puisque voilà mon
cher Annecy si bien pourvu d’une Mère telle que je la désirais?» Et à la
mère de Blonay: «Ma très chère Mère, il y a plusieurs années que j’avais
envie de vous revoir dans cette maison, mais il y a neuf mois entiers
que je vous demande à Dieu.»

La mère de Blonay ne pouvait souffrir que la mère de Chantal, dans sa
passion d’humilité et d’obéissance, se ravalât au dernier rang des
religieuses. A ce sujet un assez vif désaccord s’éleva entre elles, et
il fallut que l’autorité ecclésiastique tranchât le différend. Prévenus
par Mme de Chantal, l’évêque de Genève et le Père spirituel du couvent
lui donnèrent raison, et elle put dès lors, à sa grande satisfaction,
s’abaisser et s’humilier tout à son aise. Elle ne voulut plus s’occuper
d’aucune affaire temporelle, les choses de la terre lui étant à charge:
la seule liberté qu’elle souhaitât était de lire les lettres qui lui
étaient adressées des divers monastères et d’y répondre ou d’y faire
répondre par ses secrétaires. Elle ne vivait plus en ce monde; elle
était tout entière absorbée dans la contemplation des choses éternelles.
Son amabilité, sa douceur, qui avaient toujours été grandes, étaient
devenues merveilleuses. «Dans son dernier triennal, écrit la mère de
Chaugy, elle parut dans une douceur si extraordinaire, si accomplie et
si ravissante qu’il semblait que cette divine qualité de bonté et de
douceur eût submergé la force éminente de son naturel.» Il y avait dans
la sainteté qu’elle manifestait un tel degré de perfection qu’on en
frémissait autour d’elle, et qu’on craignait que ce ne fût le dernier
éclat d’un flambeau qui allait s’éteindre.

Cette sainteté croissante s’exprimait dans des mots ravissants que ses
filles recueillaient et qui alimentaient leur piété. «Elle nous disait,
raconte l’une d’elles, que, dans les premières années de l’institut, les
fondations étant fréquentes, elle était comme ces grosses servantes de
peine, au temps de la moisson. Le père de famille leur dit: «Venez ici,
allez là, retournez en ce champ, allez en cet autre.» Mais quand ces
pauvres paysannes sont devenues fort vieilles, elles ne peuvent plus que
filer leurs quenouilles, et ne se peuvent tenir de dire aux enfants du
père de famille, auquel elles ont survécu: «Votre père ne faisait pas
ainsi, votre père voulait que l’on fît de telle et telle sorte»; puis,
s’appliquant à elle-même sa comparaison: «Au commencement, disait-elle,
comme la servante de l’institut, notre bienheureux Père me disait:
«Allez fonder à Lyon, allez fonder à Grenoble, revenez pour aller à
Bourges, pour aller à Paris, quittez Paris et revenez à Dijon.» Ainsi
j’ai été plusieurs années que je ne faisais qu’aller et venir, tantôt en
l’un des champs, tantôt en un autre, de ce cher père de famille;
maintenant je suis une pauvre et chétive vieille de soixante-cinq ans
(c’était l’âge qu’elle avait alors); il me semble que je ne sers plus de
rien du tout dans l’institut, sinon un peu pour dire les intentions du
Père.» Et elle ajouta qu’elle n’avait guère eu de pensées qui lui
agréassent plus que celle-là.»

Nous avons deux portraits d’elle qui, datés de 1636, nous la rendent
telle qu’elle était à cette époque: l’un qui se trouve au second
monastère de la Visitation de Paris, l’autre qui est conservé à la
Visitation de Turin, et qu’à juste titre les connaisseurs préfèrent.
Sous l’austérité du costume monastique la physionomie a gardé bien du
charme et même un air d’inaltérable jeunesse. Le front est large, les
pommettes saillantes, le nez finement aquilin, la bouche menue, le
menton énergique et décidé. Le regard est franc, direct, profond, un peu
douloureux et comme chargé d’expérience et de bonté. Le sourire est
exquis de vivacité spirituelle et en même temps d’indulgence et
d’infinie douceur. Ce délicieux sourire où les plus rares qualités d’une
âme de femme semblent s’être donné rendez-vous, on s’attarderait
longtemps à le contempler: à lui tout seul, il nous fait comprendre que
sa grâce était la plus forte, et qu’on ne résistait pas à Mme de
Chantal.

A Paris, à Moulins, on voulait la voir encore. Mme de Montmorency
voulait recevoir le voile de sa main. La sainte remettait toutes choses
entre les mains de Dieu et de ses supérieurs. Les sœurs de Moulins
l’ayant élue supérieure à l’unanimité, elle refusa, «renonçant à toute
supériorité». «Ma très chère Mère, lui écrivait Mme de Montmorency, tous
ces refus ne me rebutent point: vous viendrez, et Dieu fera pour moi ce
que les hommes ne veulent pas faire.» Les magistrats d’Annecy
s’opposaient à tout nouveau voyage de la mère de Chantal, craignant que,
si elle venait à mourir en France, on ne pût avoir son corps. Enfin
l’évêque de Genève lui ayant demandé si elle jugeait ce voyage
nécessaire, sur sa réponse affirmative, il lui donna l’autorisation de
partir. «Brûlant du désir d’aller faire un dernier effort pour le bien
de son institut», heureuse peut-être, tout au fond d’elle-même, de
revoir sa patrie, elle se prépara à ce voyage «avec une allégresse
admirable», assurant que «vive ou morte, elle reviendrait». Mais, contre
son habitude, elle envoyait chercher les amis et amies du monastère pour
les entretenir une fois encore et prendre congé d’eux. Elle faisait
écrire à presque toutes les maisons de l’ordre pour leur demander des
prières et leur dire adieu. Elle disait «que jamais elle n’avait fait
voyage si joyeusement, parce qu’elle en prévoyait certains biens fort
grands pour quelques maisons, et pour son âme en particulier, ayant
grande envie de conférer de son intérieur avec Monseigneur l’archevêque
de Sens et M. Vincent; que cette maison était en si bon train et avait
une si bonne Mère, qu’il fallait qu’elle allât travailler ailleurs, et
qu’elle n’avait point de plus grande suavité que de penser qu’elle
laissait notre très honorée Mère Marie-Aimée de Blonay dans Annecy».

Enfin le jour du départ arriva. Après avoir «parlé à toutes les sœurs en
particulier», elle voulut encore «parler en général». «Mes très chères
filles, leur dit-elle, je vous conjure de vivre toutes en la dilection
de notre bon Sauveur et de vous aimer cordialement en lui. Qu’il soit
lui-même le lien sacré de votre dilection. Honorez-vous les unes les
autres, ainsi que disent nos saintes règles, comme le temps de Dieu; et
si vous faites cela, mes chères filles, votre union sera toute divine.
Vous honorerez Dieu en vos sœurs, et vos sœurs en Dieu. Vivez toutes
unanimement, c’est-à-dire n’ayant toutes qu’un cœur et qu’une âme en
Dieu. Priez-le pour moi, mes chères filles; _je vous aime toutes; je
vous connais toutes_. Il me semble que je vous laisse en la grâce de
Dieu; je prie sa bonté de vous y maintenir et de vous donner sa
bénédiction. Ne vous départez jamais de nos saintes observances. _Adieu,
mes chères filles, adieu, encore un coup, mes chères filles._ Je ne sais
si nous nous verrons encore dans cette vie; il faut tout laisser à la
divine Providence. Si ce n’est en ce monde, ce sera en la sainte
éternité. _Je vous verrai souvent en esprit, car je vous ai fort
présentes._ Je ne sais ce que veut dire cela, mais je les connais toutes
si bien...»

Et l’émotion la gagnant, elle s’interrompit, et, faisant ranger toutes
les sœurs le long de la chambre des assemblées, sans vouloir qu’elles se
missent à genoux, elle les embrassa l’une après l’autre, disant à
chacune un mot à l’oreille «selon leur besoin intérieur». Puis, elle
leur donna sa bénédiction à toutes. La mère de Blonay n’était pas là;
elle accourut, fondant en larmes. Les deux Mères s’entretinrent quelques
instants ensemble: la mère de Chantal demanda à «sa chère cadette»
quelques conseils pour son intérieur et lui confia que depuis trois
jours elle était fort soulagée de sa peine d’esprit. On s’étonnait
qu’elle ne pleurât pas comme à son ordinaire. «Ma Mère, lui dit une des
sœurs, nous ne nous reverrons plus.--Si ferons, ma fille, lui
dit-elle gaiement.--Mais, lui dit la sœur, demandez-le donc à
Notre-Seigneur.--Non, pas cela, dit-elle, sa volonté soit faite; nous
nous reverrons en cette vie ou en l’autre.»

Enfin elle quitta le couvent. C’était le 28 juillet 1641. Une foule
immense l’attendait à la porte. On se pressait dans les rues pour lui
dire adieu. Les malades se faisaient mettre aux fenêtres pour la voir
passer et la saluer une dernière fois. Elle fit une chose qu’elle
n’avait jamais faite: faisant relever sa litière de tous les côtés, elle
tendait les mains à qui voulait, en signe d’adieu. Elle paraissait si
bien portante que les médecins lui donnaient encore pour quinze ans de
vie. Elle s’arrêta à Rumilly, à Belley, à Montluel et à Lyon, faisant
partout admirer la sainteté qui éclatait en elle. A Moulins, on
l’accueillit avec des transports de joie indicibles. Entre Mme de
Montmorency et elle l’intimité spirituelle était si parfaite qu’au
témoignage de la mère de Chantal, on pouvait dire qu’elles n’avaient
toutes deux qu’un seul cœur. Tout en refusant de se mettre à la place de
la supérieure, et en «gardant partout jalousement son dernier rang»,
elle s’employa de toute son activité au service de la communauté,
préparant les élections, utilisant au mieux des intérêts des diverses
maisons les aptitudes individuelles.

Cependant, à Paris, on s’agitait fort pour la revoir. La reine écrivit à
l’évêque de Genève, et, la sainte ayant reçu licence de partir, elle lui
envoya une de ses litières, et lui demanda de s’arrêter à Saint-Germain,
où se trouvait la cour. Elle alla à sa rencontre avec ses deux fils, le
Dauphin et le duc d’Anjou, l’accueillit avec toutes les marques de la
plus grande vénération, l’entretint pendant deux heures, et, lui
présentant ses enfants, les fit mettre à genoux, et lui demanda avec
instance de les bénir. A Paris, accueil également enthousiaste. Tout le
monde voulait voir la sainte, l’entendre, la toucher. Elle se prêtait à
tout avec une bonté, une modestie, une douceur admirables: de ses
paroles, de ses attitudes, de son visage enflammé, de toute sa personne
enfin, il émanait une telle impression de sainteté qu’on ne se lassait
pas de la regarder. Pour satisfaire tous ceux qui s’adressaient à elle,
elle se levait à trois ou quatre heures du matin, ne négligeant aucun de
ses exercices de piété, mais ne refusant aucun travail, et, malgré la
fatigue, écoutant et parlant toute la journée. Elle disait que
«Notre-Seigneur lui avait donné un estomac tout nouveau pour supporter
de tant parler, ce qui lui était pénible et nuisible». On attribua à son
intervention deux guérisons miraculeuses qui signalèrent son séjour à
Paris. Enfin, elle eut la grande joie de voir longuement M. Vincent: et
l’on imagine aisément les suprêmes entretiens de ces deux saintes âmes,
pleines de jours, d’œuvres et de vertus, et sur lesquelles planait, sans
nul doute, le souvenir attendri de l’âme élue de saint François de
Sales.

Comme elle le souhaitait, la mère de Chantal put voir aussi l’archevêque
de Sens, Mgr de Bellegarde, avec qui «elle conféra amplement de son
intérieur»: elle fit devant lui «une revue générale de toute sa vie et
de toute son âme», et l’interrogea longuement sur la meilleure manière
de se préparer à la mort. A la suite de ces entretiens, le long «martyre
d’amour» dont elle souffrait depuis neuf ans cessa enfin, et elle put
désormais goûter «une paix amoureuse et victorieuse», prélude manifeste
du bonheur éternel. Les signes avant-coureurs de sa fin prochaine se
multipliaient. Dans une visite qu’elle fit aux Carmélites de Paris, elle
apprit de la bouche de la fille de Mme Acarie, la sœur Marguerite du
Saint-Sacrement, que sa mort était proche. «Que dites-vous, ma mère?
s’écria-t-elle. O Dieu! la bonne nouvelle!» Et toute joyeuse, elle ne
parlait que de cela. Elle alla passer deux jours à Port-Royal, auprès de
la mère Angélique. Et enfin, le 11 novembre, elle quittait Paris pour
retourner à Moulins. En prenant congé des sœurs, elle leur dit: «Adieu,
mes filles, jusqu’à l’éternité.» Elle s’arrêta à Melun, à Montargis, où
elle retrouva l’archevêque de Sens, qui, une fois de plus, admira
l’extraordinaire pureté de cette âme de cristal. En le quittant, elle le
prit à part pour lui demander: «Dites-moi encore, mon père, en quel état
et en quelle disposition je dois mourir, car je ne le veux pas oublier.»

A Nevers, s’étant trouvée très souffrante, ce qui inquiéta les médecins,
elle ne voulut prendre aucun repos et n’en persista pas moins à se lever
à cinq heures et demie du matin; elle se dérobait aux prévenances qu’on
avait pour elle. «Non, non, laissez cela, disait-elle: pauvreté,
humilité, simplicité, voilà nos règles.» Elle blâma fort les
raffinements qu’on apportait à l’exécution des chants d’église, et la
construction d’un portail qu’elle jugeait trop beau et dont elle eût
souhaité la vente. La règle, l’observance, l’amour mutuel, l’humilité,
la soumission absolue à la volonté de Dieu, le «dépouillement sans
bornes», elle n’avait que ces mots-là à la bouche; et rien n’égalait son
ardeur à prêcher le complet détachement qu’elle pratiquait.

Le voyage de Nevers à Moulins la fatigua encore. A son arrivée, on la
trouva très changée; elle-même sentait bien que la mort n’était pas
loin. Le samedi 7 décembre, veille de l’Immaculée Conception, bien que
plus souffrante, elle se rendit au réfectoire, et là, pendant la
collation des Sœurs, à genoux et les bras en croix, elle pria la Sainte
Vierge «de l’assister toujours, mais spécialement à l’heure de sa mort».
A la récréation du soir, elle s’entretint comme de coutume avec Mme de
Montmorency. Vers neuf heures, elle aurait voulu, traversant une grande
cour froide, aller à l’infirmerie consoler une sœur malade qui redoutait
la mort: on ne le lui permit pas. Le lendemain matin, levée à cinq
heures, elle descendit au chœur pour son oraison: le froid de la fièvre
la prit; elle n’en continua pas moins ses prières et alla réconforter la
sœur malade. La fièvre augmentait: on voulait la faire coucher, ou, tout
au moins, la faire communier avant toutes les autres. Elle s’y refusa,
demandant en grâce qu’on la laissât communier avec la communauté, car,
disait-elle, «ce jour m’est bien particulier: il y a aujourd’hui trente
et un ans accomplis que, par le commandement de notre bienheureux Père,
je communie tous les jours, indigne que je suis de cette grâce.» Après
la messe, il fallut l’emporter et la mettre au lit. Le médecin de Mme de
Montmorency, appelé, diagnostiqua bientôt «une fièvre dangereuse avec
inflammation de poitrine».

Ce fut, dans tout le couvent, une émotion profonde. Mme de Montmorency,
la supérieure et toutes les religieuses offrent aussitôt leur vie pour
sauver celle de la sainte. Le Saint-Sacrement est exposé dans la
chapelle. Tous les couvents de la ville se mettent en prières:
neuvaines, vœux, messes, aumônes, tout ce que la piété des fidèles peut
inventer pour conjurer le destin est mis en œuvre. Le quatrième jour, on
ne conservait plus aucun espoir: le médecin conseilla de donner le
viatique. Mme de Montmorency, qui ne quittait pas la malade, fondant en
larmes, la supplia de prendre des reliques de saint François de Sales.
Elle y consentit, par pure affection pour la duchesse: «Je ne crois pas,
disait-elle, qu’il me veuille guérir.» Elle fit appeler le père de
Lingendes, et à quatre heures du matin, ayant fait une revue de sa
conscience, elle se confessa à lui. Mais elle ne voulut pas qu’on lui
apportât le Saint-Sacrement avant le réveil de la communauté: elle
appela ses deux compagnons de voyage et les pria de transmettre ses
adieux et ses dernières recommandations à son cher monastère d’Annecy.

La cloche du réveil ayant sonné, elle se prépara à la communion en
demandant pardon aux sœurs des fautes qu’elle avait commises dans
l’observance des règles. Puis, le prêtre s’approchant, toute faible
qu’elle fût, elle se souleva sur son lit pour recevoir son Sauveur, et,
faisant effort sur elle-même, à haute et forte voix, elle affirma son
ardente foi «au très Saint Sacrement de l’autel», déclarant qu’«elle
donnerait de bon cœur sa vie pour cette créance». Après quoi, elle
supplia qu’on lui donnât les saintes huiles «quand il serait temps».
Cette même matinée du 12, elle conféra longuement avec le père de
Lingendes au sujet de la lettre qu’elle voulait écrire à toute la
congrégation: sa lucidité d’esprit était admirable.

Sur le soir, on lui proposa de lui donner la communion à minuit, car
ayant communié le matin en viatique, elle devait communier à jeun: elle
répondit «qu’il ne fallait pas faire ce remuement la nuit», et, pour ne
pas troubler «la tranquillité de la nuit et du silence monastique», elle
se priva de communier ce jour-là. Son mal augmentait; on lui demanda
s’il ne faudrait pas lui donner les saintes huiles: «Non, pas encore,
dit-elle, il n’y a rien qui presse, je suis assez forte pour attendre.»

Sur les deux heures après-midi, elle s’assit sur son lit, et d’un visage
serein, d’un œil ferme et d’une voix assez forte, elle dicta la lettre
testamentaire qu’elle voulait adresser à son ordre tout entier:

  «Mes très chères et bien-aimées filles, disait-elle, me trouvant sur
  le lit du trépas, nonobstant et avec un très grand désir de ne plus
  penser à chose quelconque qu’à faire ce passage en la bonté et
  miséricorde de Dieu, je vous conjure, mes très chères filles, que,
  pour des affaires de l’Institut, l’on ne s’y précipite point, et que
  personne ne prétende d’y présider, mais de suivre en cette occasion,
  comme en toute autre, les intentions de notre Bienheureux Père, qui a
  voulu que le monastère de Nessy fût reconnu pour mère et matrice de
  tout l’Institut.»

Elle leur recommandait instamment «l’union charitable entre les
monastères», la «très grande fidélité à leurs observances». «Gardez,
poursuivait-elle, la sincérité de cœur en son entier, la simplicité et
la pauvreté de vie, et la charité à ne dire et faire à vos sœurs, je dis
universellement, que ce que vous voudriez qu’elles disent et fassent
pour vous. Voilà tout ce que je vous puis dire, quasi dans l’extrémité
de mon mal.»

Elle ajoutait cependant, avec une délicatesse touchante, et qui prouve
toute la place que sa grande amie la duchesse de Montmorency tenait dans
son cœur:

  «Mes chères filles, avant que de finir, il faut que je vous supplie et
  conjure d’avoir confiance pour Mme de Montmorency, qui est une âme
  sainte que Dieu manie à son gré, et à qui tout l’Institut a des
  obligations infinies pour les biens spirituels et temporels qu’elle y
  fait. Je vous estime heureuses de l’inspiration que Dieu lui a donnée:
  c’est une grâce très grande pour tout l’Ordre et pour cette maison en
  particulier. Elle vit parmi nos sœurs avec plus d’humilité, bassesse,
  simplicité et innocence que si c’était une petite paysanne. Rien ne me
  touche à l’égal de la tendresse où elle est pour mon départ de cette
  vie: _elle croit que vous la blâmerez de ma mort_. Mais, mes chères
  filles, vous savez que la divine Providence a ordonné de nos jours, et
  qu’ils n’en eussent pas été plus longs d’un quart d’heure. _Ce voyage
  a été d’un grand bien pour les maisons où nous avons passé et pour
  tout l’Institut._

  «Ne soyez point en peine des lettres que vous m’aurez écrites depuis
  mon départ de cette vie; elles seront toutes jetées au feu sans être
  vues.

  «Je me recommande de tout mon cœur à vos plus cordiales prières.
  J’espère en l’infinie Bonté qu’elle m’assistera en ce passage, et
  qu’elle me donnera part en ses infinies miséricordes et vérités; et si
  je ne suis point déçue en mes espérances, je prierai le Bienheureux de
  vous obtenir l’esprit d’humilité et bassesse, qui seul vous fera
  conserver cet Institut. C’est tout le bonheur que je vous souhaite, et
  non point de plus grande perfection. Je demeure de tout mon cœur en la
  vie et en la mort, mes très chères et bien-aimées sœurs, votre très
  humble et indigne sœur et servante en Notre-Seigneur,

  «SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT,

  _de la Visitation Sainte-Marie. Dieu soit béni!_»

Quand la lettre eut été transcrite au net, elle la signa, «elle dit que
sa conscience était en extrême paix et qu’elle n’avait plus rien à
dire». Et la journée se passa, avec des alternatives d’assoupissement et
de pleine lucidité, où elle consolait la duchesse et les sœurs qui
pleuraient à son chevet.

La nuit qui suivit, la dernière, ne pouvant dormir, elle se fit lire le
récit de la mort de sainte Paule par saint Jérôme. «Qui sommes-nous,
nous autres! répétait-elle; nous ne sommes que des atomes auprès de ces
grandes et saintes religieuses.» Puis elle se fit lire le récit de la
mort de saint François de Sales, «pour se conformer à lui aussi bien à
la mort qu’à la vie», un chapitre du Traité de _l’Amour de Dieu_, et
dans les _Confessions_ de saint Augustin, le récit de la mort de sainte
Monique, entremêlant ces lectures d’affectueuses réflexions pour les
unes ou pour les autres.

Vers les quatre heures du matin, le vendredi 13, on lui demanda comment
elle se trouvait. «La nature rend son combat et l’esprit souffre»,
répondit-elle. Puis elle entretint longuement Mme de Montmorency. Vers
les huit heures, elle demanda le père de Lingendes, à qui elle exposa
toute sa vie, et, se sentant faiblir, elle le pria de lui donner les
saintes huiles. Elle reçut l’extrême-onction avec une merveilleuse
ferveur, répondant elle-même à toutes les prières. Le père lui demanda
alors sa bénédiction pour lui et pour toutes les sœurs présentes et
absentes. Elle s’en excusa d’abord humblement, demandant plutôt la
bénédiction du père; puis, joignant les mains et les yeux au ciel, elle
bénit les sœurs agenouillées, leur recommandant avec insistance «l’union
des cœurs». Elle était très émue; les sœurs fondaient en larmes. Le père
leur fit signe de se retirer. «Il est donc temps de se séparer, mes
filles, dit-elle, et de se dire le dernier adieu.» Toutes, rang par
rang, s’approchèrent d’elle pour lui baiser la main; elle les regardait
d’un œil tout maternel, «_leur disant à toutes, à l’oreille, un mot pour
leur perfection_». Sur la demande du père de Lingendes, elle en fit
autant pour lui.

Après quoi, tout entière en Dieu, les yeux fixés sur l’image du crucifix
et sur celle de la Vierge, écoutant avec une religieuse attention les
lectures pieuses qu’on lui faisait, elle s’associait à toutes les
prières. «Jésus, que ces oraisons sont belles!» disait-elle. «O mon
Père, s’écria-t-elle encore, que les jugements de Dieu sont
effroyables!» Le père lui demanda si elle avait peur. «Non pas,
dit-elle, mais je vous assure que les jugements de Dieu sont bien
effroyables!» Il lui demanda encore si elle n’espérait pas que saint
François de Sales, avec les mères et sœurs décédées, viendrait au-devant
d’elle. Elle répondit avec une grande assurance: «Oui, je m’y fie, il me
l’a ainsi promis.» Elle renouvela solennellement ses vœux. On lui
apporta à baiser une mitre du saint évêque de Genève. Il était cinq
heures du soir. La vie baissait. On fit rentrer la communauté pour faire
de nouveau les prières de la recommandation de l’âme. On lui mit dans la
main gauche le cierge bénit, dans la main droite le crucifix et le petit
sachet qu’elle portait au cou, et qui contenait sa profession de foi,
ses vœux écrits de son sang, et les derniers avis de saint François de
Sales, «pour aller, ainsi parée, au-devant de son Bien-aimé».--«Le voilà
qui vient, lui dit le Père. Ne voulez-vous pas aller au-devant de
lui?--Oui, mon Père, dit-elle, distinctement, je m’en vais. Jésus,
Jésus, Jésus!...» Et sur ces trois mots, elle expira.

En ce moment même, à Paris, saint Vincent de Paul était en prières. «Il
lui parut,--c’est lui qui l’atteste,--un petit globe comme du feu, qui
s’élevait de terre et s’alla joindre, en la supérieure région de l’air,
à un autre globe plus grand et plus lumineux que les autres; et il lui
fut dit intérieurement que ce globe était l’âme de notre digne mère, le
deuxième de notre bienheureux Père, et l’autre de l’essence divine; que
l’âme de notre digne mère s’était réunie à celle de notre bienheureux
Père, et les deux à Dieu, leur souverain principe.»

Quand la mère de Chantal eut rendu le dernier soupir, Mme de Montmorency
lui ferma les yeux. Elle la fit embaumer et, de peur que la piété des
fidèles ne voulût confisquer ces restes sacrés, elle la fit transporter
secrètement à Annecy. Quand le corps pénétra dans le monastère, les
sœurs qui, depuis la nouvelle de la mort, ne pouvaient se regarder sans
pleurer furent soudain saisies d’une grande joie intérieure. Le tombeau
fut placé en face de celui de saint François de Sales. A Moulins, Mme de
Montmorency avait conservé le cœur de sa vieille amie et le lit où elle
était morte et où, disait-elle, «elle avait vu comment meurent les
saints».

                   *       *       *       *       *

Quelle belle vie, à ne la considérer même qu’à un point de vue purement
humain! Qu’on songe à tout le bien répandu, à tous les grands exemples
donnés, à toutes les vertus pratiquées, à toute cette prodigieuse
activité uniquement dépensée pour autrui. Qu’on songe aux innombrables
âmes meurtries par la vie ou détachées de la vie, auxquelles les
fondations et les initiatives de sainte Jeanne de Chantal ont donné la
paix et procuré, avec un refuge, de nouvelles raisons de vivre. De
telles vies, de telles âmes, qui ne se conçoivent pas en dehors du
christianisme, sont la meilleure des apologétiques. Dans ce XVIIe siècle
français qui, certes, a eu ses faiblesses et ses tares, mais qui, dans
son ensemble, a tant de gravité et de grandeur, supprimez par la pensée
un saint François de Sales, un saint Vincent de Paul, une sainte
Chantal, et essayez d’entrevoir ce qui lui manque. Épouse et mère, veuve
et religieuse, sainte Jeanne de Chantal a connu toutes les vicissitudes,
vécu toutes les variétés de la destinée féminine, et son œuvre a
largement bénéficié de la richesse, de la multiplicité de ses
expériences. Cette œuvre, qu’elle a marquée du sceau de son robuste
génie et surtout de son grand cœur, qui pourrait, à travers trois
siècles de notre histoire morale, en démêler la secrète, la douce et
profonde influence? Qu’elle ait puissamment contribué à perpétuer
l’idéal chrétien dans le monde, c’est ce qu’aucun esprit de bonne foi ne
saurait nier. Et parmi ceux qui ne croiraient ni au surnaturel, ni à
l’efficacité de la prière, ni à la communion des saints, en est-il
beaucoup qui, mis en présence d’une telle vie, transfigurée par le
christianisme, pourraient ne pas souscrire à ces lignes célèbres de
Taine: «Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer
l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y
introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient
d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni
la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire
et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement
ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous
retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible
par lequel incessamment, et de tout son poids originel, notre race
rétrograde vers ses bas-fonds; et le vieil Évangile, quelle que soit son
enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de
l’instinct social.»


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  Chapitre I.--Jeune fille d’autrefois                    7
    --    II.--La châtelaine de Bourbilly                22
    --   III.--Une veuve chrétienne                      34
    --    IV.--A l’école de la sainteté                  44
    --     V.--Le détachement de l’amour divin           99
    --    VI.--L’héritage de saint François de Sales    160




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE TRENTE NOVEMBRE
    MIL NEUF CENT
    VINGT-NEUF SUR
    LES PRESSES DE
    EMMANUEL GREVIN
    A LAGNY-S-MARNE.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SAINTE JEANNE DE CHANTAL ***


    

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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
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1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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