Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3656, 22 Mars 1913, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 3656, 22 Mars 1913 Author: Various Release Date: October 26, 2011 [EBook #37851] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 3656, 22 *** Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque L'Illustration, No. 3656, 22 Mars 1913 AVEC CE NUMÉRO La Petite Illustration CONTENANT L'HOMME QUI ASSASSINA PIÈCE EN 4 ACTES par M. Pierre FRONDAIE. LA REVUE COMIQUE, par Henriot. Ce numéro comprend VINGT-QUATRE PAGES.--Il est accompagné de LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 2 contenant le texte complet de L'HOMME QUI ASSASSINA, de M. Pierre Frondaie. [Illustration: L'ILLUSTRATION _Prix du Numéro: Un Franc._ SAMEDI 22 MARS 1913 71e Année.--Nº 3656.] [Illustration: LA REINE. LE NOUVEAU ROI CONSTANTIN Ier. LE ROI GEORGES Ier (qui vient d'être assassiné). LA FAMILLE ROYALE DE GRÈCE A SALONIQUE _Photographie prise le jour anniversaire de la naissance du roi Georges Ier qui allait être assassiné, dans cette même ville de Salonique quelques semaines plus tard._] [Illustration: La revue de printemps, à Vincennes, le dimanche 16 mars Vue panoramique prise de la route de la Pyramide.] COURRIER DE PARIS LE PERPÉTUEL M. Étienne Lamy, la semaine dernière, nommé à l'unanimité secrétaire perpétuel de l'Académie française, venait de se rasseoir, après nous avoir adressé, debout, avec la plus délicate des émotions, les remerciements que lui seul méritait. Nous finissions à peine de l'adopter par nos bravos, et nous reprenions, avec une allègre et distraite ténacité, le travail du dictionnaire au mot: _équivalent..._ quand une voix s'éleva, une voix douce, serrée, persuasive et grave, qui, sans les étouffer, dominait les paroles, une voix à laquelle personne ne semblait faire attention, et que, par un privilège miraculeux, j'étais seul à percevoir, à entendre en dedans. A peine cette voix s'était-elle manifestée, que je l'avais reconnue. C'était celle de M. Thureau-Dangin. Elle s'adressait au nouvel élu, et, autant qu 'il m'en souvient, elle lui disait à peu près ceci: «--Mon éminent confrère, mon bien cher ami, monsieur le secrétaire perpétuel. C'est fait. Vous me succédez. C'est vous qui prenez ma brusque suite... Je ne pensais pas, sincèrement, vous d'accorder aussitôt, mais puisqu'il a plu à Dieu de me «recevoir» au premier tour, avant la vieillesse, et de m'éviter les longues attentes, mon bonheur est très grand et absolu de vous voir occuper la place d'où j'ai le mieux aimé l'Académie, et à laquelle j'ai dû d'avoir été compris et goûté par tous, d'avoir senti, avec un charme qui me dure, même ici parmi les vrais immortels, la sincérité d'une estime cordiale et d'un respect dont j'ai tiré les dernières joies permises de ma vie. Bien que les trente-sept confrères que j'ai quittés fussent tous dignes de la fonction dont ils m'avaient honoré, quelques-uns seulement, je ne vous l'apprends pas, étaient capables de la remplir, et, en premier lieu, vous, dont la personne nécessaire s'est imposée par la modestie de son grand talent aux suffrages de l'Académie dès que je leur eus, par mon départ, rendu la liberté, vous que j'aurais choisi, et désigné par testament, si cette charge du secrétariat perpétuel m'avait appartenu avec le droit de la léguer. Telle qu'elle est, je vous la passe, et cette transmission de pouvoirs qui s'opère en secret, de moi à vous, entre deux mots du dictionnaire, et sans que rien n'en transpire, me cause une joie consolante. » Je n'ai pas besoin de vous préciser où vous allez et ce qui vous attend. Vous le savez. Vous n'ignorez pas qu'en acceptant ce poste envié vous tournez avec résolution le dos à la paix, à la paresse, aux appels de l'oisiveté. Mais le travail et le devoir ne vous ont jamais fait peur. Ils vous ont toujours attiré partout où ils étaient, car vous avez éprouvé qu'ils vont et viennent et ne restent pas à la même place. Ils en changent exprès, à tout moment. Nous croyons avoir pris avec eux nos habitudes, et, sans crier gare, ils nous faussent compagnie. Ils rompent avec nos routines et, s'écartant, allant plus loin ou plus haut, nous forcent à les suivre, en faisant du chemin, du chemin qui monte. C'est leur manière de nous secouer et de nous empêcher de dormir, même sur eux. Ainsi, quand d'autres pensaient que peut-être d'avoir fourni pendant des années une si belle somme de labeur, d'activité généreuse et féconde, pouvait, même sans bulletin de fatigue, donner légitimement droit à quelque repos, vous, qui connaissez seul, et mieux que vos plus intimes, les ressources et les ardeurs de votre abnégation, vous avez estimé au contraire que le passé vous engageait, qu'il n'était que la préface du dévouement et l'introduction du sacrifice. Sacrifice agréable aussi par instants et glorieux, convenons-en. Vous voilà celui qu'avec une affectueuse familiarité on appelle: le Perpétuel. Vous semblez être, en vérité, à partir d'aujourd'hui, plus qu'un membre ordinaire; vous personnifiez l'Académie, vous la représentez d'une façon continue aux côtés du directeur fragile qui change tous les trois mois, tandis que vous, permanent, esclave et souverain de toutes les séances, de toutes les solennités, de toutes les représentations officielles, rapporteur de tous les prix, orateur de tous les discours, vous paraissez le personnage investi et consacré, sur lequel se portent les regards de la déférence et de l'admiration publique. Vous avez un peu, parmi nous, la popularité dont au Paradis bénéficie saint Pierre. En effet, si vous n'avez pas les clefs de l'Académie, vous êtes pourtant le plus près de la porte et vous savez, le premier, les mots auxquels selon le jour, l'heure, elle s'entre-bâille, s'ouvre à demi, ou toute grande, ou reste fermée. Vous pourriez faire beaucoup sans vos confrères. Ils ne peuvent rien sans vous. «Depuis 1803, d'où date la création des secrétaires perpétuels, on pourrait, a dit assez justement Sainte-Beuve, écrire une histoire de l'Académie par chapitres inscrits à leur nom. On a l'Académie sous M. Suard, sous M. Raynouard, sous M. Auger, sous M. Andrieux (ce fut court; M. Arnault également n'eut qu'un règne très court), enfin sous M. Villemain: ce dernier règne depuis trente-deux ans.» » Quand Sainte-Beuve disait ceci, c'était sous l'Empire, en 1867, époque où vous aviez vingt et un ans, et si vous ne pensiez pas que vous seriez député quatre ans plus tard, vous étiez encore plus éloigné de vous douter que vous succéderiez ici, un jour, à ce même M. Villemain, sous le buste duquel, après les six ans de M. Patin, les dix-neuf de Camille Doucet, les treize de Gaston Boissier, et mes pauvres cinq petites années à moi, si pleines et si rapides, vous viendriez vous asseoir. » Que votre règne à vous, cher ami, soit heureux, et nombreux, je le souhaite, et, je vous le dis tout bas, j'en ai presque obtenu déjà pour vous la promesse. Vous allez tellement réussir que vous causeriez une vraie déception si vous ne commenciez par bien marquer vous-même tout de suite le sérieux dessein que vous avez de détenir au secrétariat perpétuel le record de la longévité. Laissez-vous aller à être centenaire en confiance. Vous avez toutes les qualités, les dons et les vertus qui doivent vous attacher un temps infini à cette fonction de mesure, de sagesse, de lenteur ordonnée et de certitude sereine. Vous êtes pensif, attentif, réfléchi, sérieux avec tendresse, et quand on vous connaît bien, sous la tenue d'une mélancolie qui fait partie de votre caractère, et qui en semble la pudeur, vous savez être, aux instants qu'il faut, de la plus bienfaisante et spirituelle gaieté. Vous êtes resté jeune, plein de flamme, et vos enthousiasmes ne tomberont qu'en même temps que vous, et vous êtes artiste aussi, bel ouvrier curieux de la pensée et de la phrase, épris de la forme élégante et rare sous laquelle l'idée doit exiger toujours qu'on la présente à son honneur. » Vous aurez beaucoup de besogne, des quantités de lettres à lire, à écrire, à classer, à retenir, à égarer, à oublier, vous recevrez maintes visites, vous craindrez parfois de fléchir sous les dossiers et les rapports, vous devrez être accueillant à tous et abolir vos nerfs, et vous serez cependant pressé de mille demandes indiscrètes et gêné de sollicitations cruelles. On ne vous laissera pas un instant rêveur. «Tout faire» est, à dater de ce jour, votre devise, votre obligation naturelle. Ah! quand vous proposiez autrefois à l'Assemblée nationale la réduction du nombre des fonctionnaires, c'est que vous saviez déjà être assez fort à vous tout seul pour abattre le travail de quarante. Et voilà votre voeu de jeunesse exaucé. » Mais, sous la lourde chaîne dont votre résistance d'esprit et d'âme allégera le poids, vous savourerez, et souvent, des tranquilles délices qui vous dédommageront. A fréquenter davantage ces anciens et vénérables bâtiments dont vous serez devenu, même si vous ne les habitez pas, le locataire moral, vous éprouverez comme cela m'est arrivé, une quiétude singulière, empreinte de noblesse, et nourrie de fierté. Nos vieilles cours aimeront vous voir aller, venir au milieu d'elles, comme chez vous, et se feront plus placides et plus provinciales quand vous traverserez leur désert, et nos grises murailles attireront--pour la garder plus longtemps quand vous les longerez--votre ombre discrète et hâtive de philosophe chrétien.--et nos pavés, qui sont parmi les derniers beaux pavés du passé, du cher vieux Paris, nos pavés, un peu inégaux, d'entre lesquels n'est pas arrachée toute l'herbe des quais d'autrefois, nos pavés seront sous vos pieds exercés: aussi doux que du sable. » Vous allez connaître et préférer le son méditatif que fait à notre horloge l'heure d'aujourd'hui, qui tinte avec la voix triste d'hier. Vous allez tout apprendre à nouveau et en détail de l'antique maison, vous familiariser avec le dédale de ses corridors, pratiquer ses petits escaliers, ses bureaux, ses appartements, ses combles, ses entresols studieux à rideaux blancs et à pendules de marbre noir... ses placards vitrés, ses souvenirs, ses traditions,... vous allez vous lier étroitement avec les pauvres bustes si délaissés, devant lesquels vous passerez plus souvent que vos confrères, et en vous arrêtant parfois, pour souffler la poussière qui met des cendres à leur front, et songer en face de leur détresse à ce qui reste ici-bas des grandes gloires. Et quand, redescendant à la fin du jour, pour regagner votre logis de l'Aima, vous repasserez entre les deux pots à feu de pierre qui flambent et montent la garde dans la cour, à droite et à gauche du seuil, vous sentirez, cher ami, que toutes ces choses vous tiennent avec une force incroyable au coeur et à la pensée, et qu'elles ont pris à vos yeux, depuis que vous vivez en elles, une importance touchante et familiale... Et chaque fois qu'aux nombreuses séances publiques vous mettrez, pour obéir à l'usage, cet habit couleur de ciguë, qu'auparavant vous n'endossiez par corvée que de loin en loin, vous le ferez avec l'espèce de sainte coquetterie qu'éprouve le prêtre à se parer de la chasuble en soie fleurie d'épis d'or et de roses. Et votre épée elle-même vous sera nouvelle, jolie, et plus significative, et moins inutile. »... Allons, adieu, cher Lamy. Personne ne me voit, mais vous sentez que je ne suis pas loin. C'est qu'au début de cette séance, votre première de secrétariat perpétuel, j'ai voulu revenir, une petite minute, dans cette salle, pour entendre pétiller le feu de bois sous le portrait de notre Richelieu et pour m'approcher de vous contre l'estrade. Belle réunion. Poincaré est là. Et c'est tout à fait comme de mon temps. Rien n'est changé... que moi.» HENRI LAVEDAN. _(Reproduction et traduction réservées.)_ LA REVUE DE PRINTEMPS La revue de printemps, qui fut si heureusement restituée, l'an passé, par le ministre de la Guerre, a offert, dimanche dernier, aux Parisiens, le spectacle que depuis quelques semaines ils désiraient de toute leur ferveur patriotique. L'occasion souhaitée de manifester allégrement leur confiance en l'armée, leur ardente sympathie pour nos soldats, ils l'ont saisie avec empressement, en allant admirer à Vincennes les belles troupes qui leur étaient présentées. L'arrivée du chef de l'État, dont la daumont, attelée de six chevaux montés par des artilleurs, passa devant les lignes, le martial défilé des régiments en tenue de campagne, aux accents familiers du _Chant du départ_, de _Sambre-et-Meuse_ et de la _Marche lorraine_, très applaudis par manière d'hommage à M. Poincaré, la charge des fantassins, masse tumultueuse hérissée de baïonnettes, et des cavaliers lancés au grand galop, sabre au clair, firent courir dans la foule immense qui se pressait sous les tribunes et tout autour du champ de courses, de longs frémissements. Et sans doute, à cet enthousiasme joyeux, se mêlait-il, cette année, un sentiment de particulière affection pour nos soldats, vers lesquels, plus que jamais, se tourne aujourd'hui notre sollicitude. LA PROTECTION DES ÉGLISES Depuis plusieurs années, une Campagne ardente est poursuivie, dans les milieux artistiques, littéraires et politiques, aux fins de protéger les trésors d'art que renferme notre beau pays de France. A plusieurs reprises, au Parlement, à l'Académie, dans la presse, on a signalé les dangereuses répercussions que peuvent avoir eues de récentes lois sur la conservation de certains monuments publics, et en particulier des églises. Cette campagne a fini par porter ses fruits, puisque la Chambre a, dans une de ses dernières séances, incorporé à la loi de finances un article aux ternies duquel sont créées deux caisses alimentées par des legs, dons ou subventions, véritables personnalités civiles destinées à faciliter l'entretien et la réparation, la première, des monuments classés, la seconde, de ceux qui ne le sont point. Désormais, donc, nos églises ne tomberont plus en ruines, faute d'argent pour les restaurer, et l'on n'aura plus le spectacle injuste de donateurs, désireux d'empêcher la destruction, dont le cadeau était refusé par une municipalité défiante ou sectaire. C'est, pour une grande partie, sur l'insistance de M. Maurice Barrès, dont on sait le noble souci à tout ce qui touche aux choses de l'art, que ce texte fut voté. L'éminent académicien avait en effet, à cette occasion, prononcé un fort beau discours dans lequel, après avoir examiné le problème au point de vue juridique, il s'est plu à donner connaissance à la Chambre de certains faits typiques qui venaient à l'appui de sa thèse: _Dans la contrée privilégiée, a-t-il conté, qu'on appelle le jardin de la France, il existe une ville aimable entre toutes, où subsiste un vestige charmant d'une architecture du quinzième siècle, quelque chose d'assez pareil à ce qu'est à Paris la tour Saint-Jacques._ _Les artistes, les catholiques, les citoyens amoureux de leur petite ville, ont désiré faire classer cette tour. Le conseil municipal voyait la chose avec hostilité; puis, à un instant donné, en présence du grand mouvement qui se dessinait, il a dit:_ _«Eh bien! vous voulez la conserver: conservons-la; on peut toujours en faire quelque chose; elle peut toujours servir.»_ _Et savez-vous à quoi cette tour, pour laquelle il y a une instance de classement, pour laquelle déjà la commission des monuments historiques a donné un avis favorable, savez-vous à quoi ils la font servir? Ils y installent des latrines publiques!_ (Mouvements divers.) _L'installation est commencée, elle se poursuit contre la loi, alors que le classement est décidé, est accordé en principe par un avis favorable de la commission._ [Illustration: Un acte de vandalisme: les travaux d'aménagement en latrines publiques de la tour Saint-Martin, à Vendôme.--_Photographies communiquées par M. Maurice Barrès._] _Il s'agit, messieurs, de la tour Saint-Martin à Vendôme._ _Au cours des travaux, des ossements humains, et même un squelette entier, ont été découverts; au lieu de les transporter au cimetière, on les a enfouis sous les tuyaux de vidange._ (Vives exclamations.) «_Eh bien! disent-ils...»--je prends les termes du_ Progrès de Loir-et-Cher, _qui fait l'apologie de cette utilisation de la tour Saint-Martin--«...eh bien! quoi? nous élevons en terrain bénit un temple au Dieu de la digestion._» (Exclamations.--Mouvements divers.) Nous avons tenu à citer, telles qu'elles figurent au _Journal officiel_, les paroles mêmes de M. Maurice Barrès qui a ajouté: _Pour qu'il n'y ait pas de doute, je tiens les photographies à la disposition de mes collègues. J'espère bien qu'il se trouvera un journal illustré pour les mettre sous les yeux du public..._ Ces photographies, que nos lecteurs trouveront ici, ont soulevé à la Chambre une indignation générale. Mais l'émoi qui s'est manifesté au Parlement n'a pas empêché qu'un nouvel acte de vandalisme se produisît à Vendôme; et M. Maurice Barrès pouvait annoncer, quelques jours après son intervention à la tribune, dans un article de l'_Écho de Paris_, qu'une pierre tombale, prise au cimetière de la ville, avait été honteusement utilisée pour les bas travaux d'aménagement de la tour Saint-Martin. Mieux que de longs commentaires, les clichés que nous reproduisons démontrent qu'il était grand temps que la Chambre se décidât à régler cette émouvante et angoissante question de l'architecture religieuse dans notre pays et sauver enfin ces églises de France que des malheureux ou des fous voudraient démolir ou--ce qui est pis encore--déshonorer. P. H. A CRISE MINISTÉRIELLE Le cabinet Aristide Briand, sur lequel on avait fondé tant d'espérances, est, depuis mardi, démissionnaire. Un vote du Sénat, fait rare dans les annales parlementaires--c'est la troisième fois en vingt-cinq ans--l'a mis en minorité, sur la question de la représentation proportionnelle. [Illustration: M. Paul Peytral, sénateur des Bouches-du-Rhône, dont un amendement à la loi électorale a renversé le cabinet Briand. _Phot. Pirou, Saint-Germain._] M. Aristide Briand avait pourtant prononcé, pour défendre un projet que la Chambre des députés a adopté un admirable discours, clair, loyal, généreux, l'un des plus parfaits, peut-être, de toute sa carrière de grand orateur. Et il avait conclu par un éloquent appel à la conciliation. M. Georges Clemenceau, qui s'est posé en adversaire irréductible de la réforme projetée dès qu'elle a été soumise au Sénat, répondit au président du Conseil, l'attaquant vivement et directement. C'était maintenant l'heure du scrutin, et, conformément aux règlements, le président mit aux voix le premier contre-projet présenté, oeuvre de M. Maujan, dont l'article premier portait: _Les membres de la Chambre des députés sont élus au scrutin de liste..._ Mais, à cette phrase, M. Peytral voulait ajouter, par un amendement, ces mots: _... suivant la règle majoritaire, nul ne pouvant être élu s'il a moins de voix que ses concurrents._ C'est ce membre de phrase qui allait provoquer la chute du ministère. Au premier examen, rien n'apparaît plus juste que la restriction posée par M. Peytral. Mais elle contient la négation même, l'antithèse du principe accepté par la Chambre: l'adopter, c'était précisément refuser formellement à une minorité, quelle que fût son importance, tout droit d'avoir un représentant, si son candidat le plus favorisé obtenait une seule voix de moins que le dernier candidat de la liste de la majorité. Et M. Aristide Briand, de quelques mots nets, soulignait cette conséquence: «L'amendement de M. Peytral, qui semble s'imposer avec une apparence de logique, disait-il, est en réalité le rejet absolu de l'offre que je vous ai faite. Vous rendez impossible tout effort de conciliation.» Vaine adjuration: par 161 voix contre 128 et 10 abstentions, sur 289 votants, l'amendement Peytral était voté. Le gouvernement, battu, se retirait. Le soir même, M. Aristide Briand remettait au président de la République la démission du cabinet. NOS ARMOIRIES DIPLOMATIQUES Une réforme assez intéressante vient d'être réalisée au quai d'Orsay: il s'agit des écussons de nos postes diplomatiques. Jusqu'ici, les chefs de postes diplomatiques ou consulaires n'étaient guidés par aucune règle précise; ils choisissaient un modèle à leur convenance et la fantaisie individuelle variait les armoiries extérieures de nos légations et de nos consulats; le résultat était tantôt heureux, tantôt contestable. Un type officiel et uniforme vient d'être choisi pour les écussons qui servent d'insigne national à nos postes de l'étranger. Ce type a été exécuté d'après le modèle figurant sur les gardes d'épée et les boutons d'uniforme diplomatique: le dessin avait été composé, il y a une dizaine d'années, par le maître graveur Chaplain, membre de l'Institut. L'éminent artiste, à défaut de disposition visant les emblèmes nationaux en dehors du décret du 25 septembre 1870 qui ne réglemente que le type et la légende du sceau de l'État, privé des ressources décoratives et héraldiques dont dispose une monarchie, avait adopté un symbole sobre et de bon goût, figurant le régime politique français. [Illustration: Les nouvelles armoiries diplomatiques françaises. _D'après une composition de Chaplain._] La composition de Chaplain représente un faisceau de licteurs surmonté d'une hache et recouvert d'un bouclier, sur lequel sont gravées les initiales R. P.; une couronne de feuillage entoure le motif. L'exécution des écussons a été confiée à la maison Devambez, et les matrices viennent d'être gravées. Dorénavant, l'emblème officiel du gouvernement de la République sera uniformément fixé au fronton de tous nos édifices diplomatiques et consulaires. L'ASSASSINAT DU ROI DE GRÈCE La mort du roi Georges Ier de Grèce, frappé stupidement cette semaine, à Salonique, par la balle d'un fou, a provoqué une sorte de stupeur en Europe où cette nouvelle victime du «métier de roi» avait la haute estime des gouvernements et la sympathie des peuples. [Illustration: Le roi de Grèce, Georges Ier, assassiné à Salonique le 18 mars.--_Phot. Boissonnas et Taponier._] L'événement, si imprévu et si rapide, a pu être conté en dix lignes de dépêche. Le mardi 18 mars, le souverain sortait du palais de son fils, le prince Nicolas qu'il venait de visiter et rentrait à pied, selon son habitude, en compagnie d'un seul officier, lorsqu'un coup de feu retentit. Un homme, que l'aide de camp saisit aussitôt à la gorge, venait de tirer à bout portant. Et le roi, bien visé, gisait inanimé sur le sol. Il mourut, après quelques minutes, tandis qu'on le transportait à l'hôpital militaire. Si l'assassin, un ancien instituteur grec déséquilibré, nommé Skinas, avait attendu deux mois encore, il aurait pu abattre sa victime en pleine apothéose. On devait, en effet, au prochain mois de mai, fêter la cinquantième année du règne du roi Georges, et Salonique, merveilleusement reconquise sur le Turc par la puissance militaire grecque ressuscitée, aurait été le cadre émouvant de ce jubilé d'un vainqueur. Car le roi des Hellènes meurt en plein triomphe, au moment le plus heureux de sa vie de père et de roi, après avoir connu, grâce aux victoires du généralissime, son fils, grâce à la valeur de son armée, tellement critiquée depuis la déroute de Larissa, la réalisation inespérée des ambitions de son peuple. Au mois d'octobre 1862, lorsque, à la suite d'une révolte militaire à Athènes, le premier souverain de la Grèce indépendante, Othon Ier, dut s'embarquer en hâte pour l'exil sur la corvette anglaise _Sylla_, M. Bourée, ministre de France à Athènes, écrivait à M. Thouvenel: «La question de succession va occuper beaucoup. La dynastie bavaroise est jetée par-dessus bord. A qui devra échoir la couronne de Grèce? La Suède n'a rien, _le Danemark moins encore_, l'Allemagne est enveloppée dans l'aversion qu'on porte à la Bavière; je ne vois que la Belgique ou l'Italie.» Les Grecs demandaient à l'Europe un prince qui ne fût pas Allemand, qui possédât une grande fortune et qui fît élever ses enfants dans la religion grecque orthodoxe. Des raisons de prévoyante diplomatie firent écarter la candidature du prince de Leuchtenberg, parent du tsar, et celle du prince Alfred d'Angleterre, second fils de la reine Victoria, qui venait d'être élu par les Grecs à une forte majorité. On ne savait plus qui proposer ni trouver. Les suffrages des puissances garantes se réunirent enfin, en dépit du pronostic de M. Bourée, sur la tête d'un prince cadet de la maison de Danemark, le prince Guillaume, qui fut élu par les représentants de ses futurs sujets sous le nom de Georges Ier, le 31 mars 1863. A la demande de la Turquie, le nouveau souverain prit le titre officiel de «roi des Hellènes» et non de roi des Grecs, la qualification de Grec étant trop extensive et s'appliquant à de nombreux sujets ottomans. A ce prince de dix-sept ans, sans expérience et que l'on arrachait brusquement à ses fonctions d'aspirant dans la marine danoise, on offrait une couronne bien pauvre et bien fragile. La Grèce indépendante, telle que l'avait délimitée la conférence de Londres, ne comptait guère plus de 800.000 habitants; insuffisamment peuplée, ruinée pour longtemps par la guerre étrangère et civile qui avait précédé son organisation autonome, pillée par les Palikares que la paix avait rendus au brigandage, elle était à peine viable, et offrait un aspect analogue à celui que présente l'Albanie actuelle à la recherche d'un roi. La partie la plus riche du territoire hellénique, la Thessalie, était demeurée sous la domination ottomane avec l'Epire et les grandes îles. Ainsi, dans la crainte d'affaiblir la Turquie, on avait étrangement compromis l'avenir de l'État renaissant, on lui avait enlevé tout moyen de reprendre son rôle glorieux d'autrefois, et c'est ce qu'il convient de rappeler pour expliquer les difficultés d'évolution de la nation émancipée et pour admirer l'espèce de miracle qu'avec des moyens si réduits, et après bien des échecs et des angoisses, elle est parvenue à réaliser avec le secours de son roi. [Illustration: Le roi Georges tel que le connaissaient les Parisiens. _Photographie prise, place Vendôme, en 1912._] Ce roi, qui n'était pas riche, et auquel la France, l'Angleterre et la Russie avaient dû faire chacune, sur les intérêts de la dette hellénique, l'abandon de 4.000 livres sterling pour l'entretien de sa cour, portait à son royaume un premier accroissement de territoire, les îles Ioniennes, que l'Angleterre cédait à Georges Ier en don de joyeux avènement. «Ma force est dans l'amour de mon peuple, dit le jeune souverain en montant sur le trône, je veux faire de la Grèce un modèle pour les royaumes balkaniques.» La tâche devait être ardue et, pendant tout un demi-siècle, en dirigeant, avec la plus souple intelligence et à travers tant d'obstacles, les destinées de la nation qui lui avait été confiée, il lui fallut s'appliquer à défendre les intérêts et les espoirs de son peuple sans encourir le reproche de troubler la paix européenne. Il voyagea beaucoup, de capitale en capitale, s'autorisant de ses relations de famille et d'amitié pour plaider avec chaleur, avec adresse, avec constance toujours, la cause hellène. Cet homme aimable, simple, bon vivant, dont la svelte et jeune silhouette d'officier de cavalerie et le visage barré par une blonde et forte moustache de Gaulois ou de Palikare étaient familiers aux Parisiens, connut, dans son palais d'Athènes, des heures terribles et de véritables angoisses dynastiques. Il en fut ainsi au cours des difficultés crétoises, des désastres de la guerre gréco-turque de 1897, et, récemment encore, il y a quatre ans, lors des sommations de la ligue militaire qui l'obligèrent à exclure de l'armée les princes, ses fils et petits-fils, et l'héritier du trône lui-même. Un autre, sans doute, eût succombé à la tâche devenue trop ingrate. Le roi Georges sut persister dans son effort, et ce fut heureux pour la Grèce. Il venait d'ailleurs de rencontrer le collaborateur du destin, un grand Crétois, M. Venizelos, qui réconcilia les partis dans une oeuvre commune de régénération nationale, reconstitua l'armée qu'il fit instruire par le général français Eydoux, et prépara ainsi les admirables résultats d'aujourd'hui. Le roi Georges Ier est mort en arrivant au but. Il tombe symboliquement à Salonique comme ces victorieux qui expirent en plantant leur drapeau sur le mur d'une ville conquise; et lorsque, sur la place de la Constitution, devant le palais royal d'Athènes qui prit feu si mystérieusement pendant la crise intérieure de 1909, on élèvera un monument national au roi Georges, on y inscrira qu'il reconstitua la patrie grecque. Le successeur du souverain mort, le Diadoque d'hier, duc de Sparte, maintenant le roi Constantin, est né à Athènes en 1868. De son mariage avec la princesse Sophie de Prusse sont nés cinq enfants, dont trois princes. Les désastres militaires de 1897, dont on lui fit un moment porter la responsabilité, affaiblirent sa popularité et il dut, on se le rappelle, abandonner, il y a quatre ans, sur les injonctions de la ligue militaire, les fonctions de généralissime. Mais M. Venizelos vint remettre chaque chose à sa place et l'héritier du trône à la tête de l'armée du roi. Heureusement! Car le Diadoque, au cours de la campagne actuelle, s'est révélé un vrai chef de guerre. C'est lui qui a inscrit sur le drapeau grec les noms des grandes victoires de Thessalie et d'Epire et l'on peut affirmer que le roi Constantin Ier est aujourd'hui, par les satisfactions qu'il a données à l'orgueil de son peuple, l'homme le plus populaire de son royaume. ALBÉRIC CAHUET. _Le croiseur turc_ Hamidieh--_ce vaisseau errant qui, depuis un mois, avait été signalé à Malte, dans les eaux du Levant et jusque dans la mer Rouge--vient d'accomplir un raid surprenant, et de jeter le trouble là où on ne l'attendait point. Il s'est brusquement présenté, le 12 mars dernier, devant Durazzo, puis devant Saint-Jean-de-Médua, où il a coulé ou endommagé quelques transports serbes et grecs, chargés de vivres et de munitions. Quelques jours auparavant, il avait fait escale à Beyrouth. C'est de là qu'un de_ _nos lecteurs, M. Nour El-Dine Beyhum, qui a pu être reçu par son commandant, Hussein Raouf bey, nous adresse, avec la photographie reproduite ci-dessus, les notes suivantes sur sa visite à bord du_ Hamidieh. _Elles prennent un intérêt documentaire, par suite de l'apparition inopinée du croiseur dans l'Adriatique, et du fait qu'on l'avait prétendu commandé par un Anglais._ [Illustration: Le croiseur cuirassé turc _Hamidieh_ à Beyrouth.] Le lundi 3 mars, à 7 h. 1/2 du soir, un navire illuminé, promenant sans cesse autour de lui les rayons de ses projecteurs, apparaissait en vue de Beyrouth: c'était le _Hamidieh_, qui, peu après, jetait l'ancre en rade. Le lendemain, à peine le bruit de son arrivée s'était-il répandu, qu'une foule de curieux gagnait les quais malgré la pluie et le vent, pour admirer de loin ce bateau de guerre très estimé. Voulant le voir de plus près, je pris un canot, qui me conduisit à bord. Un soldat porta ma carte au commandant et m'introduisit dans un salon, où je n'eus pas longtemps à attendre. Le commandant, Raouf bey toujours gai et content, entra bientôt, la main tendue, et engagea la conversation en anglais, me parlant de la beauté du Liban et de la ville que l'on pouvait apercevoir par les fenêtres, de la générosité des habitants de Beyrouth, dont il avait reçu de nombreux présents: du sucre, du riz, de la farine, des cigarettes... S'interrompant un instant, Raouf bey appela un de ses officiers, auquel il remit un rouleau de papier de grand format en lui disant de le porter à la T. S. F. C'était sans doute un rapport qu'il faisait adresser au ministère de la Marine. Midi ayant sonné, je me levai pour prendre congé; mais le commandant, passant dans la salle à manger du bord, me pria de bien vouloir lui tenir compagnie et de déjeuner avec lui et ses officiers. A table, j'essayai plusieurs fois d'amener l'entretien sur des sujets politiques. Mes efforts furent vains: Raouf bey sut toujours détourner la conversation, paraissant s'intéresser beaucoup aux changements de température, fréquents ce jour-là. Voici le menu du repas servi par le maître d'hôtel du _Hamidieh_, un Grec sujet Ottoman: potage aux pattes de moutons; omelette; poulet; fèves vertes sautées au beurre; baklavia (gâteau du pays); café. Le déjeuner fini, je demandai au commandant un autographe de lui, qu'il m'accorda avec plaisir. Et je me retirai, emportant le souvenir ineffaçable de son amabilité et de sa parfaite courtoisie. [Illustration: Signature autographe de Hussein Raouf bey, commandant du _Hamidieh._] [Illustration: Silistrie vue de Medjidjié Tabié: au fond, le Danube.] SILISTRIE ET LE DIFFÉREND BULGARO-ROUMAIN (LETTRE DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL) _Silistrie, voilà bien l'un de ces noms de villes danubiennes qui, hier encore ignorés du tourisme lui-même, doivent au caprice des événements de surgir brusquement dans l'histoire. Le différend bulgaro-roumain, en ce moment soumis au conseil des ambassadeurs à Saint-Pétersbourg, vient de placer Silistrie au premier rang de l'actualité diplomatique et c'est de Silistrie que l'un de nos meilleurs écrivains militaires et correspondants de guerre, M. Réginald Kann, qui vient de se rendre, pour L'Illustration, en Bulgarie, nous a adressé, texte et documents, les intéressantes informations de nos trois pages sur la grave et inquiétante discussion bulgaro-roumaine._ Silistrie, 5 mars. C'était un beau sujet de guerre Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant. Les vers du bon La Fontaine s'imposent à l'esprit du voyageur qui débarque à Silistrie. Pour s'y rendre, de Sofia, il a fallu accomplir un long et fastidieux circuit, car le petit port danubien n'est pas relié au réseau ferré bulgare et le service des bateaux à vapeur ne fonctionne pas encore en cette saison. On doit donc passer par Rouchtchouk, Bucarest et gagner Calarachi, ville roumaine située sur le petit bras du fleuve. De ce point il y a encore trois heures de navigation en barque; pour remonter le courant, la rame ne suffit pas; les mariniers attachent au mât une corde, à l'aide de laquelle ils halent l'embarcation, en suivant la berge boueuse d'un pas lent et mal assuré. [Illustration: Barque faisant le service de Silistrie à Calarachi.] LA VILLE DE SILISTRIE Au débouché dans le grand'bras du Danube, Silistrie apparaît allongée sur le rivage. Cette première vision ne manque pas de beauté. Les minarets, les peupliers dominant les maisons basses, se découpent en pointes élancées sur la pourpre du soleil d'hiver à son déclin: Silistrie se montre ainsi comme quelque ville orientale de conte de fées. Mais, à mesure qu'on s'approche en luttant contre le flot, le mirage s'évanouit, et lorsque, tout transi par la bise glacée qui n'a cessé de souffler, on saute enfin à terre, on se sent envahi par la pénétrante tristesse du lieu. Cinq minutes de marche vous conduisent d'un bout à l'autre de la ville, dont la lisière est marquée par une large rigole à demi comblée, où des enfants turcs et des pourceaux jouent et se poursuivent à travers les immondices; ce dépotoir est tout ce qui reste du fossé de l'ancienne enceinte, dont les murs ont depuis longtemps disparu. Le quartier ouest de Silistrie, habité presque exclusivement par des Turcs, vaste fouillis de baraques en planches, rappelle la zone militaire parisienne; la population en est également misérable; mais, sous ses haillons bariolés, le musulman conserve une dignité nonchalante qu'ignorent les chiffonniers de l'Occident. Le reste de la ville offre à l'oeil une succession de maisons ternes, mal bâties et souvent délabrées; les boutiques, les cabarets sont rares et de médiocre apparence; la plupart, dont les propriétaires ont été appelés sous les drapeaux, sont fermées depuis le commencement de la guerre. On remarque à peine l'église, carré de maçonnerie fraîchement badigeonnée, et l'hôtel de ville, installé dans le konak, ancienne résidence du dernier pacha. Sans le lycée et la caserne, édifices monumentaux et récents, qui attestent les efforts des Bulgares pour développer l'instruction et la puissance militaire de la nation, on se croirait ici dans une grosse bourgade turque du dix-huitième siècle. La tournée d'exploration s'achève en moins d'une heure à travers les rues vides, où quelques réverbères hésitants s'allument dans le crépuscule. Malgré l'impression pénible qui s'en dégage, on ne peut s'empêcher de sourire en songeant que cette nécropole a failli déchaîner la guerre et peut-être entraîner toute l'Europe en un conflit général. Rappelons dans quelles conditions la controverse s'est engagée et sur quels arguments s'appuient les antagonistes. LA THÈSE ROUMAINE ET LA THESE BULGARE «Nous avons été les mauvais marchands de tous les traités du siècle dernier, disent les Roumains. En 1848, nos frères de Pennsylvanie ont secouru l'Autriche contre la Hongrie; pour prix de leur dévouement, les Autrichiens les ont soumis à la domination des Hongrois, qui les oppriment. De même, en 1877, nous avons secondé les Russes à Plevna et, grâce à nous, ils ont pu arracher à la domination turque ces mêmes Bulgares, qui se dressent aujourd'hui contre nous. Comment nous en a-t-on récompensés? En nous enlevant la riche Bessarabie, peuplée de Roumains, pour nous donner la Dobroudja, pays inculte qu'habitaient quelques milliers de musulmans et de Bulgares; grâce à l'activité de nos colons et aux dépenses que nous nous sommes imposées pour construire le port de Constantza et le pont de Cernavoda, un des plus beaux ouvrages d'art du monde, nous avons transformé ce désert en une contrée de bon rapport, dont la population est aujourd'hui en majorité roumaine. Mais le traité de 1878 ne nous a pas accordé la totalité de la province; il nous a, en outre, imposé une frontière indéfendable. Or, les Bulgares n'ont cessé de réclamer la Dobroudja et leur propagande irrédentiste se poursuit sans trêve. La Bulgarie va bientôt doubler son territoire et sa population à la suite de ses succès. En échange de notre neutralité, qui lui a permis de remporter la victoire, nous demandons une rectification de frontière, nous donnant Baltchik sur la mer Noire et Silistrie sur le Danube, surtout cette dernière ville, qui est la clef de la Dobroudja et que plusieurs négociateurs du traité de Berlin, notamment le délégué français, M. Waddington, avaient réclamée pour nous.» [Illustration: ---- Chemin de fer. ==== Routes. '*'*' Chemin de fer projeté par la Roumanie si elle obtient Silistrie.] Les Bulgares répondent: «Si les Roumains ont à se plaindre de n'avoir pas été bien traités par les Russes en 1877, qu'ils s'en prennent à ceux-ci et non à nous qui n'y pouvons rien. D'ailleurs la Dobroudja n'a pas été une mauvaise acquisition, à telle enseigne qu'ils ne l'échangeraient certes pas aujourd'hui pour la Bessarabie, si on le leur offrait; ils ont plutôt gagné au change. Au contraire, les Bulgares ont perdu de ce fait une province, où ils se trouvaient en majorité. Ce sont donc eux qui ont subi le plus grave préjudice. Cependant nous ne songeons pas à revendiquer ce territoire d'abord par respect pour la décision du tsar libérateur, ensuite parce que nous reconnaissons qu'elle est indispensable à nos voisins. Nous rejetons l'accusation d'irrédentisme qu'on porte contre nous; jamais le gouvernement ni l'opinion n'ont encouragé aucune campagne de ce genre et on ne peut nous rendre responsables des paroles en l'air de quelques chauvins isolés. Mais nous nous refusons à céder de nouvelles régions nous appartenant. Si la Roumanie voulait profiter du remaniement de la péninsule balkanique, il lui fallait prendre sa part des sacrifices que tous les autres peuples chrétiens se sont imposés. Pourtant, par esprit de conciliation, nous consentons à rectifier la frontière, mais en nous refusant à livrer Silistrie, ville purement bulgare et centre intellectuel que nous ne pouvons céder. Nous avons été particulièrement froissés de voir nos voisins attendre si longtemps pour formuler leurs revendications, en venant nous mettre le couteau sur la gorge au moment où nous nous trouvions engagés à fond contre les Turcs.» [Illustration: --Chemins de fer. + + + + Frontière actuelle. -.-. Rectification acceptée par la Bulgarie. ........ Rectification réclamée par la Roumanie.] [Illustration: Groupe des fonctionnaires de Silistrie.] A cette dernière récrimination, les Roumains répliquent que, s'ils ne sent pas intervenus plus tôt, c'est parce que l'Europe avait d'abord annoncé qu'elle exigerait le maintien du _statu quo_ dans la Péninsule. En ce cas, ils n'avaient rien à demander. Mais, du jour où l'Europe a modifié son point de vue et admis un remaniement de la carte balkanique, la Roumanie avait le droit de se faire entendre et l'a fait, sans qu'on puisse lui reprocher de méditer un coup de Jarnac. Telles sont, dans leur ensemble, les thèses des deux parties. En ce qui concerne la ville de Silistrie, la discussion s'appuie sur un ensemble de considérations, qui seront soumises aux délégués des puissances médiatrices et que nous avons entrepris d'examiner sur l'emplacement même du litige. LES DROITS HISTORIQUES ET L'ARGUMENT DES NATIONALITÉS [Illustration: UNE MANIFESTATION A SILISTRIE.--Un jeune étudiant harangue la foule réunie pour célébrer l'anniversaire de la libération de la Bulgarie du joug ottoman.] Il suffit de quelques jours de résidence dans une capitale balkanique pour se familiariser avec le jargon politique habituellement employé dans la discussion des questions d'Orient. Lorsqu'un pays désire opérer une annexion territoriale par voie diplomatique, sa procédure se fonde invariablement sur les quatre arguments suivants: droits historiques, considérations ethniques ou de nationalités, conditions économiques, nécessités stratégiques; dans le différend actuel, la discussion n'est pas sortie du cadre accoutumé. Le demandeur commence toujours par faire valoir ses droits historiques: c'est l'argument le plus commode. En effet, suivant l'époque à laquelle on se place, chaque peuple peut revendiquer non seulement telle ou telle région, mais encore la Péninsule entière, ou peu s'en faut. Les Serbes de Douchan, les Bulgares du tsar Siméon ont possédé tout le pays s'étendant de la mer Egée à l'Adriatique; les Roumains se réclament de l'empereur Trajan, les Grecs de Justinien ou d'Alexandre le Grand. Les Albanais vont plus loin; ne descendent-ils pas des Pélages, les premiers occupants; pour eux, il ne s'agit plus de droits historiques, mais de droits... préhistoriques. Malheureusement, la conquête ottomane, en courbant toutes les têtes sous le joug commun, est venue niveler ces prétentions. D'ailleurs on a tellement usé et abusé des droits historiques que l'effet s'en est émoussé. Aussi, n'est-ce sans doute que pour se conformer à une vénérable tradition qu'on a vu la Roumanie rappeler qu'un de ces volvodes, un certain Mitcho, occupa Silistrie pendant une trentaine d'années au quatorzième siècle. Il n'est guère plus facile d'apprécier l'argument des nationalités, car, dans les Balkans, on change son origine à peu de frais. C'est une simple question de désinence des noms propres. La terminaison _of_ est bulgare, _vitch_ serbe, _esco_ roumaine, _idis_ hellénique. Combien de personnes ont mutilé une syllabe pour échapper à l'oppression d'un gouvernement de propagande! Combien de Popof sont devenus Popesco ou Popovitch, ou inversement! On voit quel parti il est possible de tirer de pareilles fluctuations. «Pourquoi diable, me dit un fonctionnaire roumain, nos voisins tiennent-ils tant à Silistrie? Une statistique digne de foi montre que plus de la moitié de ses habitants sont étrangers.» Mais les Bulgares s'indignent lorsque je leur rapporte ce propos. L'actif secrétaire de la mairie de Silistrie court compulser les statistiques et en extrait les chiffres suivants: population totale: 12.537. Bulgares, 8.260; Turcs, 3.780 (y compris environ 500 Tartares et Tziganes); Arméniens. 250; Israélites, 165; Roumains, 57; divers, 25. «Si, ajoute-t-il, nous avions si peu de nationaux ici, pourquoi aurions-nous fondé cinq écoles primaires, deux lycées, une école normale, sans compter les écoles primaires supérieures et professionnelles? Notre ville a versé un million à l'emprunt de guerre intérieur, alors que la capitale, dix fois plus peuplée et plus riche, n'y a contribué que pour 7 millions. Le régiment de Silistrie, le valeureux 31e, a mérité à Bounar-Hissar le surnom de «régiment des héros». D'ailleurs, c'est demain notre fête nationale; vous pourrez voir les habitants de Silistrie réunis et juger par vous-même.» L'ANNIVERSAIRE DU TRAITÉ DE SAN STEFANO [Illustration: Soldats se rendant à la cérémonie commémorative du traité de San Stefano Ce sont des jeunes gens de la dernière classe appelée, s'instruisant au dépôt du 31e régiment.] Le lendemain j'assiste à la cérémonie commémorative de la libération de la Bulgarie qui se déroule sur la grand'place, entre la mairie et la mosquée. On a planté quelques poteaux ornés de fanions tricolores. La garnison vient se former en carré, puis voici les jeunes filles des écoles, qui accompagnent de leurs cantiques le service divin, et toute une multitude endimanchée composée presque exclusivement de vieillards, de femmes et d'enfants. L'office terminé, la troupe regagne les casernes; la foule, au contraire, se resserre autour d'une estrade improvisée, du haut de laquelle un jeune étudiant entreprend de la haranguer; il s'agit, bien entendu, du différend bulgaro-roumain. Après avoir rappelé les événements passés, qui rassemblent en ce jour tous les Bulgares, l'orateur expose le sujet du litige actuel. «N'en veuillez pas au peuple roumain, s'écrie-t-il, il n'est pour rien dans les revendications du gouvernement de Bucarest; seuls des politiciens, poussés par des intérêts de parti, ont échafaudé cette oeuvre néfaste. Pourquoi veulent-ils nous annexer de force? Qu'avons-nous fait pour qu'on nous traite ainsi? Est-ce un crime d'avoir secouru nos frères de Macédoine? Tous nos hommes valides sont allés combattre l'ennemi séculaire; depuis cinq mois ils souffrent et meurent pour la patrie. Allez à la mairie et vous y trouverez affichés les noms de quatre cents de nos braves tombés dans les plaines de Thrace, à l'ombre de notre drapeau glorieux. Que dirons-nous aux survivants lorsqu'ils rentreront dans leurs foyers? Faut-il qu'ils aient combattu et peiné si durement pour qu'on les contraigne à devenir Roumains? Est-ce là le prix de leur victoire si chèrement acquise? «Et quel sort vous attendrait sous le régime étranger? Vous faites partie d'une nation démocratique, égalitaire, où les biens sont justement répartis, où tous jouissent des mêmes droits politiques. La Roumanie est un pays féodal; le peuple n'y compte pour rien, le suffrage universel n'y existe pas. Les Bulgares de Dobroudja, soumis aux Roumains, ont vécu pendant plus de trente ans sous un régime spécial et désavantageux. Comme Bulgares, comme hommes libres, nous ne pouvons accepter l'annexion.» Cette allocution, prononcée d'une voix chaude et passionnée, paraissait agir profondément sur l'auditoire. Aucune manifestation ne l'accueillit, mais un silence morne, mille fois plus impressionnant que des vivats. CE QUE VAUT SILISTRIE AUX POINTS DE VUE ÉCONOMIQUE ET STRATÉGIQUE Il y a peu de chose à dire de la vie économique de Silistrie. Son port, qui desservait autrefois une vaste région, s'est vu amputé d'une partie de l'hinterland qui l'alimentait; le traité de 1878, en effet, a fait passer la frontière roumaine presque sous ses murs. Depuis lors elle a de la peine à vivre. Il nous reste à examiner la situation au point de vue stratégique. Silistrie faisait autrefois partie du quadrilatère du Bas-Danube, avec Rouchtchouk, Choumla et Varna. Ces places, quoique fort archaïques, jouèrent encore un rôle important au cours de la dernière guerre turco-russe. Elles empêchèrent l'armée moscovite de déboucher dans la Bulgarie orientale et les obligèrent à passer le fleuve en amont, à Sistova. Les progrès de l'artillerie ont, depuis cette époque, rendu les défenses du quadrilatère tout à fait inutilisables. Silistrie est dominée par un plateau d'une soixantaine de mètres d'altitude, ou, plus exactement, par trois éperons qui s'en détachent, s'abaissent en pente douce et viennent mourir à quelques pas des premières maisons de la ville. Sur ces trois éperons les Turcs ont construit, en 1810, trois ouvrages: Medjidjié Tabié, Ordou Tabié et Arab Tabié. Le traité de Berlin a laissé les deux premiers en territoire bulgare et donné le troisième aux Roumains. J'ai pu longer le fort de Medjidjié Tabié, redoute rectangulaire d'environ 600 mètres de développement, complètement abandonnée et veuve de ses canons. Le talus s'écroule; seule l'escarpe de pierre tient encore bon. Même si la ligne de forts était composée d'ouvrages plus modernes et bien armés, elle ne présenterait pas une valeur militaire sérieuse, car la frontière, en la coupant en deux, la neutralise en quelque sorte pour les Bulgares comme pour les Roumains. [Illustration: Le plateau de Medjidjié Tabié.] Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que les dernières propositions du gouvernement de Sofia aient compris la cession d'Ordou Tabié et de Medjidjié Tabié, malgré le dommage qui en résultera pour les habitants de Silistrie; ils perdront leurs vignes, leurs vergers et les sources qui alimentent la ville. Cette offre n'a pas satisfait les Roumains, dont les visées stratégiques sont d'une bien plus grande envergure. Les voici: Afin de défendre la frontière de la Dobroudja contre une offensive bulgare dirigée sur Constantza et le pont de Cernavoda, mal protégé par une tête de pont insuffisante, les Roumains veulent établir, du Danube à la mer Noire, une ligne fortifiée solide. Cette barrière doit nécessairement s'appuyer, à ces deux extrémités, à des forteresses de premier rang, qui seront les musoirs de la digue, comme Epinal et Belfort pour celle de la Moselle, Verdun et Toul pour celle de la Meuse. Le point d'appui oriental sera Mangalia, dont la lagune, profonde de 30 mètres, peut être facilement reliée à la mer et servira de port militaire à la flotte de guerre qu'on désire augmenter. Quant au point d'appui occidental, il devra être relié à la Roumanie proprement dite par un pont de chemin de fer. Or, en amont de Cernavoda, Silistrie est le premier point où ce pont peut être construit. C'est là, en effet, que commence l'île de Baltea, dont le sol marécageux est trop inconsistant pour servir d'infrastructure aux masses métalliques qu'il devrait supporter. Silistrie seule, où le fleuve se rétrécit, remplit les conditions voulues. La Roumanie ne saurait se passer ni de la ville même, où doit aboutir le pont, ni d'une zone environnante de plusieurs kilomètres de rayon sur le périmètre de laquelle on construira des forts capables de protéger la place contre les projectiles de gros calibre. Medjidjié Tabié et Ordou Tabié sont beaucoup trop rapprochées pour remplir ce rôle. La frontière nouvelle, au lieu de partir de Medjidjié Tabié pour aboutir à la mer, à hauteur de Dobritch, comme on l'a proposé récemment à Sofia, commencerait à quelques kilomètres en amont de Silistrie et se terminerait à Baltchik. «Nous répétons, disent les Bulgares, que nous n'avons aucune intention hostile à l'égard de la Roumanie. La preuve en est que notre armée ne possède pas un seul équipage de pont, tandis que les Roumains ont un matériel qui leur permet de jeter un ou deux ponts de bateaux sur le Danube et viennent de passer des commandes pour se procurer un supplément de matériel. Quant à leur projet concernant Silistrie, il ne présente pas seulement un caractère défensif. La ville ainsi transformée en forteresse reliée à l'autre rive du Danube par une voie ferrée deviendrait un point d'appui offensif extrêmement dangereux pour nous. Les armées roumaines qui se concentreraient à l'abri de ses forts se trouveraient à pied d'oeuvre pour se jeter au coeur de notre pays. Nous ne pouvons vivre sous cette menace constante.» Nous avons essayé d'exposer les causes du différend, les demandes et les arguments des deux nations qu'il met aux prises. Il ne nous appartient pas d'exprimer un avis sur le bien-fondé des revendications de l'une ou l'autre des parties. Nous nous contenterons de faire observer que la question stratégique constitue le fond du litige, qui peut se résumer en une seule phrase: la Roumanie obtiendra-t-elle le moyen de construire à Silistrie une forteresse défensive et offensive? Tel est le problème qui se pose aux puissances médiatrices. RÉGINALD KANN. L'ARMÉE BULGARE CROQUIS ET IMPRESSIONS D'UN PEINTRE MILITAIRE FRANÇAIS EN THRACE [Illustration.] INFANTERIE EN CAMPAGNE Tambours.--Officier monté.--Jeune clairon du 1er régiment.--Officiers et soldats (réserve). _Page de croquis en couleurs de GEORGES SCOTT._ [Illustration: Le ravitaillement de Tchataldja: un convoi partant de Dimotika vers le front. _D'après une aquarelle de GEORGES SCOTT._] VISIONS DE GUERRE UN PEINTRE FRANÇAIS SUR LES CHAMPS DE BATAILLE DE THRACE Le souci qui doit guider toujours et avant tout un journal tel que _L'Illustration_ d'être rapidement et exactement documenté nous imposait d'abord, et nécessairement, en présence des événements qui viennent de se dérouler à l'Orient de l'Europe, le devoir de recourir à la collaboration d'habiles et actifs reporters photographes et d'informateurs spécialisés dans les questions militaires. Les articles et les photographies de MM. Georges Rémond, Alain de Penennrun, Jean Leune, etc. (1), qui ont paru ici depuis le commencement des hostilités dans les Balkans, n'ont dû, certes, laisser aux lecteurs qui nous avaient fait confiance aucune déception. (1) L'auteur de cet article n'a pas voulu citer ici son propre nom. Mais personne n'a oublié ses remarquables correspondances du Monténégro, pendant la première phase des hostilités.--N. D. L. R. Pourtant, dans le même moment que nous dépêchions vers les lieux où se jouaient les destinées de l'empire ottoman ces excellents collaborateurs, il nous apparaissait qu'à côté de l'objectif, enregistreur exact, mais un peu trop machinal, souvent, des brutales réalités, il devait y avoir, sur tous ces champs de bataille, une belle moisson à récolter pour un peintre militaire de bonne souche, pénétré des traditions du genre, mais soucieux de les rafraîchir aux sources vives de la réalité. Qu'on veuille bien, en effet, remarquer que très peu, parmi nos actuels peintres de batailles, ont vu, de leurs yeux vu, les scènes qu'ils nous représentent, ou des scènes analogues susceptibles de les inspirer. Édouard Detaille, qui vient de disparaître, était l'un des derniers survivants des temps héroïques, l'un des derniers qui eussent réellement contemplé «la guerre et ses désastres». Et cet accent de vérité qui nous saisissait dans les toiles d'un Neuville, d'un Protais, d'un Lagarde, risque fort de faire défaut aux oeuvres purement imaginatives de leurs successeurs. Les toiles militaires de demain n'auront plus la valeur de témoignages. Cette terrible guerre balkanique, qui nous aura apporté tant d'autres enseignements plus graves, pouvait donc, nous semblait-il, fournir à la peinture militaire l'occasion d'une sorte de rajeunissement, de renaissance. Et c'est pourquoi, dès qu'il nous parut qu'il lui serait possible d'avancer jusqu'au front, nous proposions à notre fidèle collaborateur Georges Scott de se rendre à l'état-major bulgare. L'occasion était trop belle pour qu'il la dédaignât. Nous avons dit, de reste, quelles difficultés furent opposées aux correspondants qui auraient désiré voir de près les opérations. Aucune ne fut épargnée à Georges Scott encore que sa réputation d'artiste l'eût précédé. A Sofia, qu'il avait gagné, il lui fallut, avant d'obtenir l'officielle lettre de recommandation qui devait lui assurer le bon accueil de l'état-major, attendre l'accomplissement d'interminables formalités. Les hostilités s'achevaient quand il put se mettre en route. Mais combien furent plus favorisés que lui? Combien même n'ont pu entrevoir ces champs de bataille où s'étaient accomplies d'effroyables tueries, et qu'il allait être mis à même, pour sa part, de parcourir en détail sous la conduite des meilleurs guides, dont certains avaient pris part aux actions qu'ils évoquaient sous ses yeux. C'est donc surtout l'envers de la guerre qu'a vu Georges Scott. Mais, de moins en moins, nous le répétons, les journalistes seront admis à voir autre chose, à contempler le combat ou le peu qu'en aperçoivent ceux-là mêmes qui le livrent. Dans ce voyage aux champs de bataille de Thrace, Georges Scott avait amassé d'abondants et vivants documents. Vite revenu en France, encore sous le coup des fortes impressions qu'il avait ressenties, il se mettait à l'oeuvre, au milieu des souvenirs rapportés de là-bas, tambours crevés au feu, pièces d'uniformes, dans ce clair atelier de la rue Denfert-Rochereau qui est comme un musée militaire en réduction; il achevait ses croquis ou ses études, et brossait, dans la fièvre, une suite de compositions palpitantes. Toutes ces oeuvres exposées vingt jours à la galerie Georges Petit y ont obtenu le plus franc et le plus légitime succès, passionnant aussi bien les soldats que nous autres, par la nouveauté, l'inattendu des spectacles qu'elles présentaient, par la vision, si différente des idées que nous nous en formions d'après de classiques et triomphales reproductions, qu'elles nous donnaient de la guerre. Et ce n'était pas une exposition gaie, certes. Georges Scott lui-même, que l'amour qu'il porte à son art a conquis d'avance à tout ce qui touche de près ou de loin aux fastes militaires, Georges Scott, ardemment «panachard», fut même pris d'un scrupule, au moment où il allait soumettre au jugement du public ces impressions souvent cruelles. Au point qu'il crut devoir s'en expliquer dans une préface dont il fit précéder son catalogue. Il ne voulait pas qu'on vît dans cette suite de scènes souvent pénibles «une expression symbolique de la guerre». «D'abord, ajoutait-il, je n'ai vu que le dernier acte de la tragédie, l'oeuvre de mort. » Lorsque je suis arrivé sur le terrain des opérations, le canon était sur le point de se taire. Je n'ai donc vu que les tristesses inévitables de la guerre en ses heures poignantes, les champs de bataille couverts de morts, les convois de blessés et de malades, les ambulances, les hôpitaux.» LES ÉTAPES DE LA VICTOIRE De fait, la première sensation qu'il a du drame--c'est à Rouchtchouk, sitôt franchi le Danube--est affreuse. Les hôpitaux débordent de blessés, qui refluent sur la rue sitôt qu'il leur est possible de s'évader de la géhenne. Dans la ville, les soldats des milices ont remplacé la police et montent leurs gardes coiffés du _bachelik_, cet étrange petit capuchon de drap brun, si parfaitement pratique en campagne, déclare Scott. Et puis, à Rouchtchouk encore, la boue apparaît, la boue qui donnera à la plupart des scènes retracées plus tard par le pinceau du peintre leur aspect caractéristique;--la boue, horrible, enlisante, déprimante, qu'il faut avoir vue, affrontée, pour se rendre compte des souffrances véritables qu'elle peut causer, de l'obstacle qu'elle peut être aux volontés des coeurs les plus vaillants. De Rouchtchouk, Georges Scott s'en va directement à Mustapha-Pacha. Les trains arrivent jusque-là, et c'est la partie aisée du voyage. On croise en abondance des combattants qui reviennent du feu, des blessés, des malades évacués en arrière sur les hôpitaux. Et, dès l'abord, l'artiste est frappé de l'allure, de l'aspect, si différents de ce qu'il s'attendait à voir, de ces troupes qui ont fait campagne. Où sont les corrects uniformes du début? Ces soldats sont vêtus à la diable d'effets récoltés au hasard, une fois la tenue régulière détériorée ou perdue. Beaucoup arborent des uniformes turcs. La plupart même de ces revenants n'ont pas de casquette, plus de coiffure,--le _bachelik_ tout au plus, tantôt cache-nez, tantôt capuchon. A Mustapha, les tableaux de guerre se précisent. La plaine se jalonne de villages incendiés. De longs convois de chariots chargés de blessés, convergeant vers ce noeud, y produisent un inévitable encombrement, et, quelle que soit l'activité du commandement, un peu de désarroi. Ces véhicules étranges, attelés de boeufs, bâtis à l'aventure, et qui tiennent bon dans cette boue, dans ces fondrières, en vertu d'on ne sait quel miracle, vont et viennent, en interminables files, d'un bout à l'autre de l'espace monotone, combles d'hommes, de vivres, de munitions. Le bruit de leurs roues grinçantes obsède encore, après des semaines, celui qui l'a une fois entendu. Après deux jours de halte, on repart. Une route--une piste, plutôt, défoncée, ravinée, un lacis d'ornières--court vers Dimotika, à travers les champs fangeux. Sur toutes les choses plane un silence lugubre, poignant, que trouble le seul gémissement des chars; car les blessés, les malades, les mourants, sur leur litière, n'ont pas une parole, pas une plainte, muets comme une armée d'ombres. Au bord du chemin, de place en place, une voiture s'est écroulée, ses roues brisées; on l'a laissée là, abandonnée, amas de bois perdu. Des cadavres de buffles achèvent de se décomposer au creux d'une flaque de vase, à demi rongés par les chiens. A Sémely, on trouve un service d'automobiles qui fonctionne vers Dimotika: de grosses autos de transports, des fourgons massifs et résistants, dont les larges roues s'enfoncent jusqu'au moyeu dans le marécage de la piste. Dimotika est un autre point de concentration, un noeud aussi important, et aussi encombré, d'ailleurs, que Mustapha-Pacha. La voie ferrée de Tchataldja s'arrête là, en deçà d'Andrinople assiégée. Elle sert seulement au transport des hommes, les lourds chariots d'approvisionnements continuant, vers Tchataldja, leur route lente. Dans l'aquarelle reproduite à la page précédente, Georges Scott nous a donné une impression de magnifique allure de cette plaine dénudée, trempée d'eau, où, sous un ciel brouillé, gros de menaces encore, qui verse sur la scène, à travers ses nuages, une pâle lumière hivernale, se déroulent jusqu'à perte de vue, vers l'horizon tendu comme un horizon marin, les trois lignes serpentantes du convoi, escortées d'hommes en armes. A voir ces primitifs véhicules, si admirablement adaptés au pays, d'après Georges Scott, en raison de leur simplicité même de structure, on dirait la marche en avant de quelque invasion barbare,--n'était l'ordre des files, aussi régulièrement alignées que le peut permettre la difficulté du terrain. Arrivé, après un harassant voyage qui lui avait montré les lieux témoins des premiers engagements, à Kirk-Kilissé, le peintre y rencontrait et le général Savof, commandant en chef des armées bulgares, et le général Radko Dimitrief, le vainqueur même des batailles récentes encore. Les deux chefs et leurs états-majors firent à ce Français qui leur tombait l'accueil le plus charmant. Il eut, pour se documenter, toutes les facilités qu'il put désirer, et les indications du cicérone le plus obligeant et le mieux documenté: le colonel Stanciof, à qui on l'avait confié dès le principe. Le colonel Stanciof avait primitivement été chargé de conduire aux champs de bataille le groupe des attachés militaires étrangers. Lourde et délicate tâche! et qui exigeait un tact tout particulier. Car il s'en fallait que la concorde, la camaraderie, régnassent entre ces officiers représentant des pays si opposés. Entre le groupe «triplice» et le groupe «triple entente», on imagine aisément combien il devait être difficile de louvoyer sans verser. La mission que remplissait le colonel auprès de l'envoyé de _L'Illustration_ était moins périlleuse, et, sans doute, moins absorbante aussi. UNE BATAILLE ÉCRITE A LA PELLE ET A LA PIOCHE La première observation qui frappa Georges Scott, ce fut l'importance que prennent, dans la guerre moderne, les tranchées, les abris divers. «C'est, dit-il, une guerre de taupes et de terrassiers.» Il ne s'agit plus seulement de creuser le petit fossé, avec sa terre rejetée en épaulement, à l'avant, qui suffisait pour se défendre naguère contre les balles. Le fusil--on l'a répété à satiété au cours de cette campagne meurtrière--le fusil est relativement peu dangereux. C'était de longtemps un axiome, et l'on se rappelle le dicton sur le poids de plomb qu'avec les armes anciennes il fallait lancer pour tuer son homme. Les balles actuellement en usage vous traversent un tireur couché de l'épaule au bas-ventre sans lui occasionner le plus souvent de désordres graves. Mais l'usage des shrapnells a sensiblement modifié les conditions de la bataille: cette pluie dense de mitraille qui crible, pouce par pouce, le terrain, défonce et broie les crânes, décervelle et tue avec une inéluctable sûreté. Devant la nécessité reconnue de protéger le soldat à la tête, les hommes compétents, ceux qui viennent de voir la guerre, en arrivent à reconnaître l'utilité du casque,--non plus coiffure de parade, mais armure défensive. Georges Scott rapporte que, dans les tranchées, nombre d'hommes, en entendant éclater les shrapnells, se couvraient la tête de leurs pelles de mineurs! Mais, en général, les Bulgares aménageaient, dans la paroi antérieure de leurs retranchements, deux rangées de cavités: une en haut, petite, où ils déposaient leurs munitions, une autre au-dessous, plus large, comparable, toutes proportions gardées, à ces sortes d'arches, de niches, à ces refuges qui, dans les tunnels, peuvent servir aux cantonniers surpris par un train à se garer. Et, au premier éclat, les hommes se tapissaient sous ces abris. Quant aux Serbes, ils se couvraient en hâte la tête de quelques pelletées de terre. La plaine entière était remuée, fouillée en tous sens, hérissée de parapets. Avec ces lignes, on lisait la bataille comme sur une carte, heure par heure, bond par bond, avec une merveilleuse clarté. A Kirk-Kilissé, Georges Scott avait rencontré ces cavaliers endurants dont il nous a donné de si alertes croquis en couleurs. A Loule-Bourgas--théâtre de la plus grande bataille de cette guerre--il allait avoir comme modèles ces fantassins aux longs manteaux gris de fer, chargés à plier, et qui pourtant, à la fin de la première partie de cette rude campagne, gardaient encore une martiale contenance. A Loule-Bourgas, on lui fit explorer aussi méticuleusement qu'à Kirk-Kilissé tout le champ de bataille, toujours sillonné par ses ouvrages, ses tranchées, ses fortifications temporaires, parcourir les lignes turques après les lignes bulgares. Passionnante leçon sur le vif, pour cet artiste ardemment épris de toutes les choses militaires. Les Bulgares, ici, se mouvaient dans une plaine nue, ondulée à peine, qui ne fournissait nul abri naturel, et que fermait au fond, devant eux, une véritable muraille, abrupte, quasi inaccessible. Les Turcs étaient établis là-haut, dans les conditions les plus favorables, par conséquent, voyant venir à leurs pieds les adversaires: la victoire, pourtant, demeura à l'armée bulgare. [Illustration: «Dans les plaines infinies et boueuses de la Thrace.» Blessés en route vers les hôpitaux de l'arrière. _D'après une aquarelle de GEORGES SCOTT._] ASPECT D'UNE GARE PENDANT LA GUERRE _Un train venant de Tchataldja a ramené des blessés et des malades. Ils sont transbordés dans les voitures d'ambulance qui vont les conduire aux hôpitaux. Des troupes fraîches partent pour le "front" et croisent ceux qui en reviennent. Aquarelle de GEORGES SCOTT._ [Illustration: Devant Andrinople: le tsar Ferdinand inspecte les positions de l'armée bulgare.--_Phot. de M. Stéphane Tchaprachikof._] Georges Scott visita encore Bounar-Hissar, et poussa jusqu'à Viza, ayant ainsi refait sur les pas des troupes, pour ainsi dire, toute cette foudroyante campagne qui conduisit les Bulgares jusqu'à Tchataldja, dernier rempart de Constantinople. Puis il s'en revint, chargé de son précieux butin, se mettre à l'oeuvre. L'EXPOSITION DE GEORGES SCOTT Il y a longtemps, sans doute, qu'on n'avait soumis au jugement du public un ensemble de visions aussi directes de la guerre. Le Russe Verestchaguine en a, comme à plaisir--par conviction philosophique, pour plaider une thèse humanitaire--accumulé les horreurs dans des pages inoubliables, mais souvent presque révoltantes. Ici, rien de pareil; une série de comptes rendus exacts, par un artiste très vibrant, très doué, tout plein d'un sujet qui l'a profondément remué. Cette exposition n'était point, je le répète, ne pouvait pas être un spectacle aimable. Elle était singulièrement émouvante, tragique parfois. Dans la plupart de ces compositions, et même des simples croquis rehaussés de couleurs ou enlevés seulement à la pointe du crayon, des «notes de route», le décor s'harmonise de saisissante façon avec la scène qu'il enveloppe. Des grands ciels largement brossés ou lavés glisse sur des épisodes poignants ou lugubres une morne lumière, pâle, hésitante. Très rarement un jour blond caresse d'un rayon favorable à l'espoir ces hommes qui s'en vont à la mort ou qu'on emporte vers les tables de chirurgie. Pourtant, ces deux lamentables blessés qui, d'un pas traînant, «à travers les plaines infinies et boueuses de la Thrace», s'en reviennent vers des ambulances lointaines, peut-être pour eux inaccessibles, cheminent dans un joli crépuscule d'or pâle qui se reflète en étincelles aux flaques du sol. Et, de même, une blondeur d'aube éclaire, dans l'aquarelle que nous avons reproduite en couleurs sur double page, cette saisissante rencontre: un train venant de Tchataldja, lourd de blessés et de malades, a déposé sur le quai son triste chargement que des voitures, maintenant, vont reprendre pour le conduire vers Mustapha-Pacha, d'où se fera l'évacuation sur les ambulances et les hôpitaux; un autre convoi, dans le même temps, amenait des troupes fraîches que voilà en route pour le front, sitôt débarquées. Des regards s'échangent entre ces soldats qui demain... et les autres, ceux qui, hier, vaillants, pleins de vie, d'audace, se battaient de si bon coeur pour le drapeau et pour la croix. Mais toute cette scène se déroule dans le même silence qui pèse partout sur ce pays en guerre, quand n'y gronde pas la voix sourde du canon. Un couchant éclatant s'éploie aussi derrière la _Batterie turque réduite au silence, à Karagatch_, une mystérieuse silhouette de machine tendant vers cette pourpre sanglante des morceaux de ferraille dépecée, pareils à d'impuissants moignons. Mais ce sont les atmosphères tristes qui dominent, des ciels comme voilés encore par les fumées des incendies, d'autres blafards comme des suaires, éclairant des scènes indicibles, villages en ruines, pauvres morts héroïques injuriés par les animaux faméliques, pour n'avoir pas été enterrés assez profond, ou maltraités encore, après la fin suprême, par les vivants, traînés comme de la chair vile, demi-nus, derrière quelque chariot dont la moisson de cadavres est déjà trop abondante. «J'aurais voulu, écrit Georges Scott à la fin de sa courte préface, j'aurais voulu, pour compléter ces impressions de guerre par un contraste équitable, pouvoir aussi donner une idée de l'enthousiasme patriotique des troupes au départ et au combat, de l'émulation de sacrifice pendant l'action des batailles; j'ai préféré ne montrer que ce que j'ai vu, en essayant d'exprimer ces visions avec toute l'exactitude possible.» [Illustration: Aux positions avancées de l'artillerie: debout, le major Droumef, un héros de Loule-Bourgas.] [Illustration: Les tranchées extrêmes de l'infanterie, sous les shrapnells turcs.] PENDANT LES COMBATS DE TCHATALDJA.--(Clichés pris le 20 novembre 1912.) _Photographies de M. S. Tchaprachikof._ Pourtant le peintre en a rencontré, de ces régiments stoïques partant au front du même air impassible que celui qu'il vit à Dimotika, croisant le train des blessés, et il nous donnera, sans doute, quelque jour, après avoir mûrement pensé, quelques évocations de ce bel enthousiasme qui animait l'armée, le peuple entier, préparé de longtemps à la lutte inévitable, et soudain dressé dans un élan furieux, soulevé par la foi patriotique et religieuse contre l'ennemi séculaire. UN SOLDAT PHOTOGRAPHE A L'ÉTAT-MAJOR BULGARE Alors que Georges Scott a exploré ainsi, le crayon aux doigts, les champs de bataille de Thrace, où se décida le sort de la puissance ottomane, un correspondant de marque, et que nous avons eu déjà l'occasion de remercier ici de son aimable collaboration, M. Stéphane Tchaprachikof, secrétaire de S. M. le tsar Ferdinand, a, depuis le début de la campagne, glané, à l'avant des lignes bulgares où ses fonctions officielles lui permettaient, à lui, d'accéder, de fort intéressants clichés dont il a bien voulu faire bénéficier _L'Illustration_. Ceux que nous publions aujourd'hui nous font assister à l'action, directement. C'est d'abord une apparition assez curieuse du tsar Ferdinand, visitant en tout petit comité les positions les plus avancées de son armée devant l'indomptable Andrinople. Au début de la guerre, en effet, M. Tchaprachikof accompagnait à Mustapha-Pacha--la première conquête des Bulgares en terre ottomane--puis à Yamboli, le tsar Ferdinand. Exalté, comme tant d'autres, par les spectacles dont il avait été témoin, il sollicitait alors du souverain l'autorisation de s'engager comme volontaire dans la troisième armée. On peut penser qu'elle ne lui fut point marchandée: il voulut être incorporé comme simple soldat, ordonnance à l'état-major, qu'il rejoignit à Ermenikeui. Du 17 au 20 novembre, il prenait part à la bataille engagée devant Tchataldja. Le 20, il était envoyé en mission aux avant-postes, à l'endroit le plus énergiquement canonné par les batteries turques. Il y demeura tout le temps du duel d'artillerie, exposé à la pluie de shrapnells. voyant tomber, à son côté, un soldat blessé grièvement. Ce fut alors qu'il prit ces clichés dont l'un nous conduit à la position avancée de l'artillerie, près du major Droumef, l'un des héros de Loule-Bourgas, dont le second nous introduit dans les tranchées extrêmes de l'infanterie, au milieu d'hommes si calmes qu'ils s'occupent de l'objectif, cependant que les shrapnells meurtriers, sifflant au-dessus de leurs têtes, s'en vont retomber un peu plus loin en mitraille et accomplir leur oeuvre. Une dernière photographie nous montre l'ensemble des mamelons de Tchataldja, où de seules fumées blanches révèlent le drame sanglant qui se déroule. Le soir même de cette journée--hommage à sa vaillance dont il a le droit de n'être pas médiocrement fier--il recevait des mains du chef de la troisième armée la croix de l'ordre de Bravoure. Il devait, lors de l'armistice, être appelé à des fonctions qui le firent assister à l'un des actes les plus importants de l'histoire contemporaine: il fut nommé secrétaire de la commission bulgare chargée de discuter les conditions auxquelles, de part et d'autre, on allait cesser le feu. Il suivit toutes les négociations, et ce fut lui qui rédigea le protocole de suspension des hostilités. Ces services le désignaient pour suivre à Londres les plénipotentiaires bulgares. Traversant tout le pays conquis, il gagna Vienne, puis Paris et l'Angleterre: mais, hélas! la mission pacificatrice à laquelle il prenait part ne devait pas être couronnée de succès. GUSTAVE BABIN. [Illustration.] Gnl Savof. Gnl Radko Dimitrief. M. Tchaprachikof. En haut: l'état-major bulgare à la bataille de Tchataldja, le 17 novembre.--En bas: le champ de bataille pendant l'action d'artillerie. Le dernier cliché fut pris par M. Stéphane Tchaprachikof du même point que le croquis panoramique de M. Alain de Penennrun publié dans le numéro du 14 décembre dernier. Le document photographique témoigne de l'exactitude du dessin. L'ARMÉE BULGARE CAVALIERS ET ARTILLEURS (CAMPAGNE DE THRACE) [Illustration.] Trompettes du 9e régiment.--Cavalier en observation.--Gendarme.--Cavalier du 9e régiment (au centre).--Officiers des 9e et 4e régiments. Artilleurs.--Attelage de boeufs traînant une pièce d'artillerie. _Page de croquis en couleurs de GEORGES SCOTT._ LE TRIOMPHE GREC A JANINA Le deuil dans lequel l'assassinat de son roi vient de plonger la Grèce apparaît d'autant plus cruel qu'il succède brutalement pour elle, à une suite de succès. de joies, dont la plus vive, sans doute, lui fut donnée le 8 mars dernier par la nouvelle de la prise de Janina. Les premiers renseignements quelque peu détaillés, comme les premiers documents graphiques sur la reddition de la place, ont été apportés jusqu'à notre Occident lointain par un de nos confrères anglais au prix d'un tour de force trop joli, aux yeux des gens du métier, pour que nous ne nous empressions pas de le signaler. M. David Mac Lellan, envoyé spécial du _Daily Mirror_ du côté grec, dormait tranquille à Emin Agha, petit village à quelque 90 kilomètres de Janina, quand il fut réveillé à la pointe du jour par le bruit du canon. Préjugeant que peut-être on livrait à la forteresse le suprême assaut, il se précipitait dehors. [Illustration: Une colonne grecque allant faire son entrée à Janina.--_Phot. Rhomaïdes Zeitz._] [Illustration: La population de Janina venue, avec des drapeaux, au-devant des troupes grecques. _Phot. Mac Lellan du_ Daily Mirror.] Mais déjà les négociations étaient engagées depuis la nuit, les conditions fixées pont la capitulation. Déjà, sur sa route, des hommes se congratulaient, échangeaient de vigoureuses poignées de main. Un fourgon qui passait le prit, l'emmena vers la ville. Le bon hasard le jeta juste sur un petit groupe qui entourait le général Soutzos, délégué par le prince héritier vers les parlementaires ottomans. Bientôt, Vehid bey, représentant du commandant de Janina, s'avançait «lentement, le front baissé vers la terre». Il ne leva les yeux que lorsqu'il fut en face du général. Il le fixa un moment et dit: «Je suis venu rendre la ville de Janina.» Le correspondant anglais fut un des premiers à pénétrer dans Janina. La joie y éclatait partout, au moins chez les Grecs, car les Turcs furent quelques jours avant de se résigner. On dansait dans les rues. Mais les casernes. où 12.000 soldats turcs silencieux, abattus, étaient maintenant prisonniers, présentaient un pénible spectacle. Sa tâche de reporter remplie, quand il eut assisté à l'entrée solennelle des troupes helléniques, le prince Constantin en tête, M. Mac Lellan demanda à voir le Diadoque, lui fit part du succès de sa mission, lui exprimant ses craintes de ne pouvoir, en temps utile, faire tenir à son journal les documents précieux qu'il venait de conquérir. Et, bienveillamment, le prince lui fit donner une automobile pour gagner Preveza. De là. un transport de la marine royale le conduisit à Patras, d'où il est facile d'atteindre Brindisi. En cinq jours, M. David Mac Lellan était à Londres, Et voilà comment, le septième jour après la reddition de Janina, le _Daily Mirror_ put en raconter et en présenter à ses lecteurs les épisodes marquants. [Illustration: Un canon victorieux.] [Illustration: Général Soutros Vehid bey. Vehid bey, représentant du commandant de Janina, venant offrir la reddition de la ville au général grec Soutzos.--_Phot. du_ Daily Mirror.] Cette prise de possession officielle, par les Grecs, d'une ville que depuis tant d'années, ils ambitionnaient de reconquérir, s'effectua dans l'allégresse. La foule était allée, hors des portes de la ville, au-devant des vainqueurs, qu'elle escorta jusqu'à leurs quartiers. Les canons eux-mêmes, puissants auxiliaires d'une difficile conquête, étaient associés à la victoire, leurs longs cols couronnés de lauriers et de fleurs, et le premier acte du prince Constantin fut d'aller, salué sur son parcours de cris de «Vive la Grèce! Vive le Diadoque!». assister au service d'actions de grâces en l'honneur des armes grecques. La population de Janina sur le passage des troupes grecques pénétrant dans la ville.--_Phot. de M. David Mac Lellan_, du Daily Mirror. L'OCCUPATION DE JANINA PAR L'ARMÉE GRECQUE D'EPIRE Princes Georges, Andréas et Alexandre. Général Danglis. Le Diadoque. Entrée solennelle du diadoque Constantin à Janina le 6 mars.--_Phot. Rhomaïdes-Zeitz._ [Illustration: AU «CONGRÈS DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE».--Le renouvellement «musico-plastique» d'un jeu éternel par les jeunes élèves de M. Jaques-Dalcroze.] LA GRACE ET LA FORCE _Au Congrès de l'éducation physique et des sports qui s'est tenu à Paris cette semaine et où la démonstration des diverses méthodes a été suivie par des milliers de personnes, nous avons vu à côté de la force triompher la grâce; et les jeunes élèves de M. Jaques-Dalcroze, soit au grand amphithéâtre de la Sorbonne, soit au théâtre Antoine, nous ont véritablement révélé l'esthétique du geste et des attitudes, d'après la méthode de «gymnastique rythmique» que nous explique, comme il suit, M. Elie Marcuse:_ M. Jaques-Dalcroze est Suisse. Il est né, voici quelque quarante ans, à Vienne, de parents genevois. Il y a été l'élève de Bruckner. Il a été, à Paris, celui de Léo Delibes. Il a composé un opéra (_Sancho_), un opéra-comique (_le Bonhomme Jadis_), de la musique de chambre, des recueils de chansons populaires, des recueils de chansons enfantines. Ayant fait quelque chose pour les enfants, M. Dalcroze aurait voulu que les enfants fissent quelque chose pour lui et les voir danser ses chansons. C'est alors qu'il fut frappé par l'anarchie des mouvements et cette «disharmonie» presque constante entre l'expression mimique et la pensée à rendre. De là, son idée de gymnastique rythmique. Le corps doit être, de l'avis de M. Dalcroze, un instrument apte à exprimer les sentiments, à traduire les impressions reçues. Si le musicien a composé son oeuvre sur tel rythme plutôt que sur tel autre, c'est que ce rythme était plus particulier au sentiment qu'il éprouvait. A l'audition, le rythme éveillera donc chez l'élève de M. Dalcroze un sentiment identique. L'élève s'efforcera d'exprimer ce sentiment, en gestes et en attitude. De prime abord, deux sortes de gens en sont incapables: 1° ceux qui ne sont pas musiciens; 2° ceux qui sont musiciens. Les premiers, étant sourds à la mesure, à la cadence et au rythme, sont dans l'impossibilité d'y obéir. Les seconds sont victimes de l'automatisme. Après avoir, durant quelques mesures, accordé leurs mouvements avec la musique, c'est-à-dire après avoir reproduit un rythme musical par une série de gestes, ils sont tentés, si le rythme nouveau rappelle tel ou tel de ces gestes, à répéter mécaniquement et à la file tous les gestes qui suivent dans la première série. Mais la musique, dans l'entre-temps, a changé d'allure et de direction. Tandis qu'elle poursuit d'un côté, ils s'égarent de l'autre. Les voilà perdus. Les élèves qu'a présentés M. Dalcroze au public parisien sont dégagées de cet automatisme. On les voit battre simultanément une certaine mesure avec le bras droit, une autre avec le bras gauche, et en marquer une troisième dans la vitesse du pas. Chacun de leurs membres, chacune des parties de chacun de leurs membres est exercée à jouer différemment dans un ensemble harmonisé, comme font, par exemple, les mains sur le clavier. M. Dalcroze esquisse au piano, durant une mesure, un rythme quelconque. Ses élèves le traduisent ensuite dans leurs gestes et leur démarche. Mais déjà M. Dalcroze leur indique un rythme différent. Elles le relieront au premier. Et ainsi, toujours en retard d'une mesure, elles obéissent sans se laisser distraire et sans broncher jamais. Aussi, voudront-elles «danser» une impression ou un sentiment, une mélodie entendue ou celle qui chanterait en elles, elles ne seront plus asservies à cet automatisme dont nous parlions tantôt. «Il y a, dit Platon, des danses qui ont surtout en vue le corps lui-même; elles servent à développer sa vigueur, sa souplesse, sa beauté; elles exercent chaque membre à se plier et à s'étendre, à se prêter docilement, par des mouvements faciles et harmonieux, à toutes les figures, à toutes les attitudes qu'on peut exiger.» Tels sont les exercices de M. Jaques-Dalcroze. Il ne leur a pas, peut-être, assigné d'autres fins. Mais il n'empêche que l'intelligence y participe, la volonté et la mémoire, cette mère de tous les arts, au dire des anciens. M. Jaques-Dalcroze a-t-il rejoint les Grecs sur le chemin de la sagesse? Il se réjouit de cette rencontre, mais il se défend bien de l'avoir recherchée. Il les a trouvés à la source où lui-même venait puiser un peu de fraîcheur et de limpidité. Il n'a rien imité. Il n'a pas copié les silhouettes de leur céramique. Ce pédagogue excellent, ce musicien remarquable ne se promène pas, dans le Paris contemporain, chaussé de sandales et vêtu du péplos. Son incontestable originalité est plus profonde et plus vraie. La scène est tendue d'une toile bise, M. Jaques-Dalcroze est en redingote, et son instrument est un pleyel. Il parle au public avec bonhomie. Il ne conférencie pas: il cause. Il explique sa méthode. Il interpelle l'une ou l'autre de ses élèves et la tutoie paternellement. Ce sont des fillettes de huit à quinze ans, dont aucune ne se destine à la danse et qui vont toutes encore à l'école. Tantôt, elles étaient en maillots noirs, jambes et pieds nus. Elles «solfiaient» les éléments de la gymnastique rythmique. Maintenant, les voici portant de courtes tuniques mauves: elles vont faire des _réalisations musico-plastiques_. Vous entendez qu'elles vont danser. M. Jaques-Dalcroze s'assied au piano. Scherzo de Bach, rondo de Beethoven: les petites dansent le rondo de Beethoven et le scherzo de Bach. M. Dalcroze veut que la danse ne soit pas qu'esthétique, mais pathétique encore. Celle des fillettes nous plaît nous émeut. Et puis, elles jouent. C'est de leur âge. Trois d'entre elles se tiennent par la main. Une quatrième les conduit, les rênes hautes. Voilà un attelage et son conducteur. Toutes quatre conforment leur allure au rythme de la mélodie; mais, tandis que les chevaux font deux pas et semblent galoper, le conducteur, lui, n'en fait qu'un et semble vouloir les retenir. Mais à la manière de la raison qui réfrènent l'instinct et lui cède de ce qu'il faut. Nous avons tous joué à ce jeu éternel. Le voici renouvelé, moins frénétique et plus gracieux. Et, tandis que les doigts de M. Dalcroze se cabraient sur les touches en un accord final, j'admirais dans tout cela, dans le jeu, dans les danses, dans les exercices, un clair et classique esprit d'analyse et de coordination, une dissociation facile des mouvements, et cette aisance, et cette absence d'effort ou plutôt cet effort si bien balancé chez de petites filles, saines, simples, qui souriaient, qui souriaient... Et je me sentais, dans mon fauteuil, un corps paralytique et une âme un peu humiliée. ELIE MARCUSE. _Avec d'autres groupes de jeunes filles, mercredi, au Vélodrome d'Hiver, se manifestèrent les excellents résultats d'autres méthodes de culture physique féminine, au premier rang desquelles il faut placer la méthode française de M. le professeur Demeny._ _Et, pendant les quatre jours que dura le Congrès, toutes les après-midi et même les soirées furent remplies par des démonstrations pratiques où triomphèrent tour à tour, dans leurs exercices de force et de souplesse, Suédois, Danois, et surtout les admirables équipes françaises présentées par l'école de Joinville et par le lieutenant de vaisseau Hébert, le génial instructeur des pupilles et des fusiliers de notre marine, le directeur demain du Collège d'Athlètes de Reims._ [Illustration: AU CONGRÈS DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE.--Le lancement du poids par les fusiliers marins du lieutenant de vaisseau Hébert.] LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS STENDHALIANA On parle un peu moins de Balzac. On parle un peu plus de Stendhal. Sans doute on continue de lire Balzac, mais on recommence de lire Stendhal. C'est une mode si vous voulez, un goût du jour, une élégance, une équité aussi, peut-être. Un monument doit commémorer à Paris le souvenir du grand écrivain. La très ancienne maison d'éditions Honoré et Édouard Champion entreprend la publication définitive des Oeuvres complètes de Stendhal et les deux premiers tomes consacrés à _la Vie de Henri Brulard_ viennent de paraître. Enfin, un nouveau prix littéraire, qui portera le nom de _Prix Stendhal_, est fondé par la _Revue critique des idées et des livres_ dont le numéro du 10 mars est entièrement consacré «à celui qui, dit notre confrère, a le mieux représenté au dix-neuvième siècle la tradition ardemment psychologique de notre littérature». Il suit que le prix Stendhal sera décerné chaque année «au meilleur roman psychologique, à la meilleure nouvelle du même caractère, choisis parmi les manuscrits inédits présentés au concours». Les romans et nouvelles devront être déposés aux bureaux de la revue avant le 10 mai prochain; le prix pour le roman est de 2.000 francs et de 500 francs pour la nouvelle. En outre, l'ouvrage couronné sera publié par la _Revue critique_. Voici donc un nouveau prix littéraire. Quand nous serons à cent... Le geste est d'ailleurs louable. Le patronage est grand. Les satisfactions morales offertes aux jeunes écrivains sont appréciables. Il ne s'ensuit pas que le jury de la _Revue critique_ pourra chaque année réussir à nous révéler un nouveau chef-d'oeuvre. Tous les jurys littéraires qui ont le même objet ont échoué les uns après les autres dans cette tâche irréalisable. Il ne naît pas un chef-d'oeuvre tous les ans, et il y a trop de consécrations obligatoires pour trop peu de génies frais éclos. Mais il n'importe! Il faut continuer à créer des prix, beaucoup de prix. Ce sera le meilleur et le plus digne moyen de soutenir, parmi les difficultés de la carrière, les jeunes écrivains qui manifestent, dès leur début, des qualités intéressantes et qui auront peut-être un jour du talent et mieux encore. _Le prix Stendhal!_ Cela sonne beau. On aimera fort, j'en suis sûr, avoir écrit un livre, un premier livre, qui aura été jugé digne de mériter les suffrages posthumes d'Henri Beyle. _Zislin_ _D'Alsace, il nous vient une fois encore un beau livre qui sera «pour nos oeufs de Pâques ce que _l'Histoire d'Alsace_ de l'oncle Hansi a été pour nos étrennes». Les dessins de Zislin (2), ainsi présentés dans l'éloquente et spirituelle préface de M. Paul Déroulède, ont été choisis par le sympathique directeur des _Marches de l'Est_, M. Georges Ducrocq, parmi les illustrations--presque toutes sensationnelles en terre annexée--dont le courageux artiste mulhousien a enrichi son journal satirique _Dur's Elsass_. (2) _Sourires d'Alsace_, édition des _Marches de l'Est_. Hansi, Zislin, deux ardents et souples jouteurs dont nous savons les audaces et les prisons et qui, par toutes leurs oeuvres cinglantes, nous répètent: «Vous voyez que l'esprit français ne meurt pas en Alsace. Plus l'immigration accumule autour de nous, annexés, de colères allemandes, plus nous demeurons français et traditionnels. Et, puisque le pangermanisme nous provoque, à chaque instant, au combat, nous combattons le pangermanisme, joyeusement et à la française...» Car il ne faut point s'y tromper. Ce n'est point contre tout ce qui est allemand en Alsace que la lutte est systématiquement engagée. Zislin écrit en légende sous un de ses dessins: «A l'abri de deux arbres, cultures française et allemande, l'Alsace-Lorraine était florissante; mais le nouveau maître, Pangerman, vint et dit: «Que cet arbre étranger disparaisse!...» Et voilà pourquoi ces deux » artistes, formés par la pensée française, Hansi et Zislin, ont déclaré la guerre au maître Pangerman. Zislin, on le sait, est né à Mulhouse. Il entra à l'âge de dix-sept ans à l'atelier de dessins industriels de son père. Mais une autre voie, plus riche en imprévus et en périls, le tentait. De 1902 à 1905 il publia un petit hebdomadaire satirique, le «Klapperstei», c'est-à-dire le _Bavard_, de Mulhouse. En 1905, éclate la première bombe. On parlait fort à cette époque de l'autonomie alsacienne. Zislin lance un placard où l'on voit, sous cette légende: «l'Alsace, Etat confédéré», l'aigle de Prusse qui enfonce ses serres dans le corps d'une Alsacienne abattue sur le sol. Le placard est confisqué et Zislin arrêté, une première fois, pour quarante-huit heures. En décembre 1905, le hardi railleur est condamné, pour un autre dessin, à 150 marks d'amende. En 1907, il fonde «_Dur's Elsass_», dont il est à la fois le directeur et l'unique collaborateur. Cette publication atteint et pénètre la masse populaire. Le gouvernement impérial s'en rend bien compte; aussi frappe-t-il sans pitié le dessinateur qui est condamné à huit mois de prison en 1908, à deux mois en 1910, à quinze jours en 1911. Il y a quinze mois--il faut se rappeler cela--une image du _Simplicissimus_, représentant l'évasion du capitaine Lux, portait cette légende: «La glorieuse tradition de l'armée française existe toujours. Tout comme en 1870, les gaillards savent déguerpir.» La provocation, brutale, voulait être cruelle. Instantanément, Zislin saisit son crayon de riposte, peuple de pierres tombales un vaste champ de mort avec, sur des croix, les noms de Sedan et Waterloo, puis il fait surgir de cet ossuaire la foule des tués allemands avec leurs fusils en pièces et, au-dessous de l'évocation, il écrit cette phrase courte et formidable, à la Cyrano: «Les seuls qui pourraient répondre!» L'album où nous trouvons cette réplique et où il est prouvé que, si «la Force a primé le droit, elle n'est point parvenue à supprimer l'esprit», sera fort goûté chez nous. Ces sourires qui nous viennent d'Alsace continuent, et nous être très chers. Et nous conservons toute notre tendresse à cette petite Alsacienne de Zislin qui, persécutée par les procédés sommaires de séduction de ses trop nombreux prétendants pangermanistes, a ce cri de l'âme: --Décidément, je préfère rester veuve! ALBÉRIC CAHUET. _Voir dans_ La Petite Illustration _jointe à ce numéro le compte rendu de_ la Poursuite du Bonheur aux États-Unis, _de Mrs B. Van Vorst, de_ Pékin qui s'en va, _de M. Louis Carpeaux, de_ l'Avant-Guerre, _de M. Léon Daudet, et des ouvrages de critique littéraire récemment publiés et des autres limes nouveaux._ LES THÉÂTRES La Porte-Saint-Martin a repris, avec un succès véritablement triomphal, _Cyrano de Bergerac_, le chef-d'oeuvre d'Edmond Rostand, dont la première représentation eut, il y a quinze ans, un retentissement universel. On attendait cette reprise avec la double curiosité de voir comment cette comédie héroïque réapparaîtrait devant le public quinze ans après sa «création» et de juger comment le nouvel interprète de son rôle principal, M. Le Bargy, succéderait à l'inoubliable «créateur» M. Coquelin. Or la pièce a reparu avec tout son éclat. On n'est plus surpris par cette virtuosité constamment renouvelée et par ces traits qui partent tantôt de l'esprit et tantôt du coeur, par tant de pensées ingénieuses, tant d'images neuves et saisissantes, tant de mots pittoresques et tintinnabulants, tant de scènes d'une gaieté héroïque ou d'une si douce émotion; on les attend au contraire et, pour ainsi dire, on les guette; mais on en est toujours étonné et plus encore ravi. C'est indiquer l'accueil fait de nouveau à cette oeuvre si essentiellement française. Et l'accueil fait à sa nouvelle interprétation n'a pas été moins chaleureux. M. Le Bargy est à souhait un Cyrano batailleur et tendre, laid de visage et beau de coeur, et l'on a pu dire que, s'il ne fait pas oublier son illustre prédécesseur dans ce rôle, il ne le fait pas regretter non plus. Nous reproduirons dans notre prochain numéro une photographie en couleurs de ce nouveau Cyrano. Mme Andrée Mégard est une souple, jolie et séduisante Roxane. M. Jean Coquelin est toujours un parfait Raguenau. MM. Pierre Magnier, Desjardins, Jean Kemm, Etiévant, sont à la hauteur des protagonistes dans leurs rôles respectifs de Christian, de Guiche, du capitaine des Cadets, de Le Bret. [Illustration: Hélène Ardouin (Mlle Vera Sergine) et Sébasien Real (M. L. Rozenberg) au 4e acte de la nouvelle pièce de M. Alfred Capus: _Hélène Ardouin_, tirée de son remarquable roman; _Robinson_, et joué sur la scène du Vaudeville.--_Phot. Bert_.] Au Vaudeville M. Alfred Capus, que l'on n'avait pas applaudi depuis les Favorites aux Variétés et depuis _En Garde!_ à la Renaissance, a fait représenter une pièce nouvelle qui a, dès son apparition, conquis la faveur du public, mais qui intéressera particulièrement tous nos lecteurs: _Hélène. Ardouin_. C'est en effet l'héroïne du roman _Robinson_, paru dans _L'Illustration_ en 1910, qui a fourni le titre de cette belle et touchante comédie, et l'on peut voir autour de la protagoniste, admirablement incarnée par Mlle Vera Sergine, évoluer sur la scène du Vaudeville les principaux personnages du livre. C'est une émouvante histoire d'amour, et d'autant plus émouvante qu'elle se déroule parmi des êtres de condition moyenne, au milieu des réalités de l'existence quotidienne, mais celles-ci dépeintes et ceux-là animés avec une rare expérience de la vie, une profonde intuition psychologique, et la plus clairvoyante philosophie. Le partenaire de Mlle Sergine, M. Rozenberg, a composé avec beaucoup de mesure et de tact le personnage attachant et curieux de Sébastien Real. La carrière de _l'Homme qui assassina_, au théâtre Antoine, se poursuit fort brillante, avec une nouvelle interprète du rôle principal. A Mlle Madeleine Lely, appelée par des engagements antérieurs sur une autre scène, a succédé, en effet, pour incarner lady Falkland, la femme même de l'auteur, M. Pierre Frondaie. Mme Michèle--c'est le nom de théâtre de Mme Pierre Frondaie--tient ce rôle, déjà si émouvant par lui-même, avec une beauté et une force d'expression qui lui valent chaque soir, auprès de M. Gémier en colonel de Sévigné, les plus légitimes et les plus chaleureux applaudissements. LA CAMPAGNE D'UN AVIATEUR BULGARE On n'a eu jusqu'à présent que des renseignements assez rares sur le rôle joué par les aéroplanes durant la guerre balkanique. Les états-majors des armées coalisées comme de l'armée turque n'ont point fait connaître les services qu'ont pu leur rendre les reconnaissances aériennes. Quelques sorties heureuses ont été, de loin en loin, signalées; et l'on a appris, récemment, par une brève information, la chute à Andrinople d'un aviateur bulgare, immédiatement fait prisonnier. Les alliés disposaient pourtant de quelques appareils, dont les pilotes ont, dans l'ensemble, rempli leur mission avec succès. Une lettre adressée par l'un d'eux, le lieutenant Siméon Pétrof, à des amis de France, qui veulent bien nous la communiquer, nous apporte sur ce point un témoignage précis. [Illustration: Le lieutenant Siméon Pétrof.] Le lieutenant Pétrof, du 4e régiment d'artillerie bulgare, fils du colonel Pétrof, directeur de l'École militaire de Sofia, mort il y a quelques années, venait d'accomplir un stage de quatre mois à l'école Blériot d'Etampes, où il avait brillamment passé son brevet, lorsque la guerre commença. Envoyé, dès le début des hostilités, à Mustapha-Pacha, il reçut l'ordre, le 7 novembre, d'aller reconnaître les défenses d'Andrinople. Il partit à 5 heures du soir, et il faisait nuit lorsqu'il parvint au-dessus des positions ennemies. «Tout à coup, écrit-il, je remarquai que les Turcs tiraient sur moi. Un instant après, une terrible détonation éclatait au-dessus de ma tête: c'étaient les shrapnells lancés par les obusiers turcs. Instinctivement je détournai mon appareil, et je me dirigeai vers la ville, dont je fis deux fois le tour.» Tous les fusils de la garnison, dont le lieutenant Pétrof apercevait les feux, le saluèrent de balles; aucune ne l'atteignit, et il put revenir sans accident dans les lignes bulgares, après un voyage de 74 kilomètres. [Illustration: Au milieu des décombres, les maisons à l'épreuve du feu.] [Illustration: Les palissades élevées pour délimiter les propriétés.] [Illustration: La reconstruction d'une maison, 48 heures après l'incendie.] UN INCENDIE GIGANTESQUE A TOKIO.--_Phot. J. du Mesle_. Le 9 novembre, le courageux pilote effectuait une nouvelle reconnaissance au-dessus d'Andrinople, et, le 16, il se rendait de Mustapha-Pacha à Tchorlou, franchissant en 1 h. 45 minutes 180 kilomètres. De Tchorlou, il partait, le 23 du même mois, pour Kadaktcha, à 10 kilomètres de Tchataldja, où il se présentait au général Dimitrief. Là, les pourparlers entrepris pour la conclusion de l'armistice devaient, à son grand regret, le contraindre à l'inaction. Et le lieutenant Pétrof, contant ensuite, dans sa lettre, la marche foudroyante des troupes bulgares, conclut par ce mot significatif: «Moi, avec mon aéroplane, je n'ai pas pu attraper cette armée qui avançait si vite...» DOCUMENTS et INFORMATIONS LE CHARBON FRANÇAIS. Le tableau suivant, récemment dressé par le syndicat des Houillères de France, nous fait connaître les mouvements de la production et de la consommation du charbon en France, depuis près d'un siècle. Production Années. française. Consommation. Milliers de tonnes. 1820......... 1.000 1.300 1840......... 3.000 4.000 1860......... 8.000 14.000 1880......... 19.000 28.000 1890......... 26.000 36.000 1900......... 32.000 48.000 1910......... 38.000 56.000 1911......... 39.000 59.000 Comme on voit, notre situation s'est grandement améliorée au cours des trente dernières années. Depuis 1880, la production française a doublé, ainsi que la consommation; dans cette période, la proportion de combustibles étrangers dans la consommation totale a seulement passé de 32 à 34%. Quant à notre exportation, elle reste sensiblement stationnaire et très minime: 900 tonnes en 1900; 1.700 en 1910; 500 en 1911. Sur les 39 millions de tonnes extraites des mines françaises en 1911, 26 millions ont été fournis par le bassin du Nord et du Pas-de-Calais. LES VICTIMES DES ALPES. D'après un relevé du Club alpin allemand, 1.117 personnes ont péri dans les Alpes au cours des douze dernières années (1900-1912). Le nombre des victimes, qui avait atteint 132 en 1911 et 128 en 1910, fut seulement de 95 en 1912. Sur ces 95 victimes, dont 6 femmes, 36 se tuèrent en Allemagne, 26 aux environs de Vienne, 29 dans le Tyrol, 4 en Suisse et en France. On compte: 53 personnes tombées dans un précipice, 13 englouties par des avalanches, 8 mortes de froid. Trois touristes ont trouvé la mort en même temps dans le massif du Mont-Blanc le 15 août 1912: M. Jones, de Cambridge, sa femme et son guide. Comme toujours, la très grande majorité de ces accidents sont dus à des imprudences ou à des maladresses peu excusables. UN INCENDIE À TOKIO. Un incendie considérable, comme on n'en voit guère qu'au Japon, a éclaté à Tokio dans la nuit du 19 au 20 février et a consumé un quartier du district de Kanda deux fois plus étendu que le fameux Yoshiwara, également détruit par le feu il y a quelques mois. Poussées par un vent violent, favorisées par la légèreté des constructions faites de bois et de papier, les flammes ont dévoré en cinq ou six heures environ trois mille maisons parmi lesquelles se trouvaient un grand nombre d'écoles et une église catholique française. Sur ce vaste champ de ruines, où il est souvent difficile de distinguer les rues, les _dodzo_ ou magasins à l'épreuve du feu sont seuls restés debout. On chercherait en vain des mobiliers arrachés au désastre; les habitants ont eu le sentiment très net de leur impuissance, et nul n'a essayé de déménager. Aussi, le nombre des accidents de personnes fut fort restreint; on compte seulement quelques blessés et un mort. Le brasier à peine éteint, on vit les sinistrés se promener au milieu des débris fumants pour tâcher de reconnaître l'emplacement de leur demeure. Ici, un propriétaire marque son coin avec une carte de visite attachée à une baguette fichée en terre; ailleurs, des palissades s'élèvent pour délimiter les propriétés et reconstituent le tracé des rues. Tous ces gens, d'ailleurs, vont et viennent comme s'ils vaquaient à leurs occupations ordinaires. La catastrophe semble n'avoir guère touché leur impassibilité fataliste et l'on sent qu'à bref délai un quartier neuf, tout aussi japonais et fragile, se dressera sur l'enclos aujourd'hui couvert de cendres. LA TRUFFE FRANÇAISE. La campagne trufficole est close ou à peu près, car les quelques truffes qu'on déterre maintenant ça et là ne peuvent compter comme une récolte sérieuse. La récolte de la truffe qui, cette année, avait commencé de très bonne heure, finit donc, par contre, très tôt. En effet, certaines années on creuse des truffes jusqu'au 15 avril. Les truffes tardives sont, en général, particulièrement savoureuses et parfumées, mais leur volume est moindre. Malgré l'arrêt prématuré de la production trufficole, la campagne aura été excellente et, dans toutes les régions où la précieuse cryptogame se récolte, les trufficulteurs se sont montrés particulièrement satisfaits. Partout la truffe a été abondante et de qualité parfaite. L'an dernier, au contraire, la campagne trufficole fut désastreuse. Ceci était dû à l'été exceptionnellement chaud de 1911. Pour qu'il y ait de la truffe, il faut qu'il pleuve au mois d'août. Or, en 1911, dans certains départements méridionaux comme le Vaucluse, qui est aujourd'hui le plus grand producteur de truffes de France, il n'était pas tombé une goutte d'eau pendant quatre mois. L'abondance de la truffe est une richesse pour le pays, car il n'y a qu'en France qu'on rencontre la belle truffe d'un beau noir dont la chair est marbrée de mille veines blanches, la _Tuber melanosporum_, dénommée couramment truffe du Périgord. Or, la récolte de celle-ci se monte en moyenne à plus de 3 millions de kilogrammes. La production de la truffe a augmenté depuis cinquante ans d'une façon progressive. Elle augmente d'année en année, car, chaque année, on plante de nouveaux chênes truffiers. C'est ainsi qu'en 1892 la statistique portait pour le Vaucluse une production annuelle de 470.000 kilogrammes et en 1903 de 716.000 kilogrammes, soit une augmentation de 250.000 kilogrammes en onze ans. En Dordogne les chiffres nous montrent également l'augmentation formidable de la production de la truffe qui de 160.000 kilogrammes en 1892 est montée à 420.000 kilogramme. Malgré cela, la truffe n'a pas diminué de prix, parce que plus sa production augmente plus sa consommation croît en proportion. Peu de produits jouissent d'une telle faveur. Et cette faveur n'est pas imméritée, avouons-le... LE TOMBEAU DE SAINTE-HÉLÈNE. Dans son ouvrage, dont nous avons rendu compte récemment, sur les lendemains de Sainte-Hélène: _Après la mort de l'empereur_, notre collaborateur Albéric Cahuet a dit, d'après des documents actuels, comment les domaines français de Sainte-Hélène (la maison de la captivité et le tombeau de Napoléon acquis en 1858 par Napoléon III au prix de 178.600 francs) se trouvaient sur le point d'être condamnés à l'abandon et à un prompt anéantissement par suite de l'insuffisance de crédits d'entretien qu'il est question de réduire encore, sinon de complètement supprimer. Ces crédits figurent actuellement au budget pour 6.000 francs (entretien d'un gérant, qui est en même temps notre agent consulaire à Sainte-Hélène) au chapitre: «Personnel des services extérieurs», et pour 3.000 francs au chapitre: «Entretien des immeubles à l'étranger.» Ces 3,000 francs servent à payer à la fois les salaires des gardiens, les réparations et les impôts. Or, la maison de Longwood, reconstituée à grands frais de 1858 à 1860 par une mission spécialement envoyée de France, menace maintenant ruine et il est question de supprimer le dernier gardien qui protège le tombeau--toujours très visité et avec beaucoup de recueillement, par les voyageurs--contre les incursions de bestiaux des domaines voisins. Ces faits auxquels notre confrère le _Matin_ a donné sa grande publicité ont vivement ému tous ceux qui considèrent que le souvenir de Sainte-Hélène demeure un grand souvenir français. Parmi les nombreuses lettres que notre collaborateur a reçues à cette occasion, il en est une, particulièrement touchante, qui lui a été adressée par le petit-fils d'un des vieux soldats de la Grande Armée, M. Jules Delaunay, à Dozulé (Calvados), et que nous croyons intéressant de reproduire. M. Jules Delaunay écrit: «Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous soumettre une idée? » Est-ce que ce n'est pas un devoir sacré pour les descendants des soldats de Napoléon, de ceux qui eurent «sa dernière pensée», de se réunir et de contribuer à l'entretien de la maison qui a vu mourir le héros et de la tombe qui a contenu son cercueil? » Une société s'est formée pour conserver Versailles, c'est bien, mais ce qui serait bien aussi, à mon avis du moins, ce serait de conserver, de restaurer le domaine français de Sainte-Hélène. Nous avons des descendants des maréchaux du premier Empire. Que l'un d'eux prenne la présidence d'honneur de cette Société et vous verrez accourir à son appel tous les enfants de ceux qui entrèrent à la suite des aigles d'or dans les capitales de l'Europe. » Il va sans dire que cette société n'aurait aucun but politique; ce serait la rabaisser; si tous les descendants des soldats du premier Empire ont le droit d'avoir l'opinion que bon leur semble, aucun ne peut renier la parcelle de gloire, si petite soit-elle, que son ancêtre lui a léguée; c'est faire à nouveau briller cette étincelle que de s'associer pour conserver à la postérité le lieu et la maison qui ont vu le martyre et l'agonie du plus grand capitaine des temps modernes.» Le dernier abri de l'empereur prisonnier et son tombeau de Sainte-Hélène entretenus par les soins des descendants de ses maréchaux et des plus humbles parmi ses vieux soldats, voilà, évidemment, qui ajouterait une jolie page de sentiment à la légende de l'Aigle. INFLUENCE MINIME DU SOLEIL SUR L'ABONDANCE DES RÉCOLTES. L'assimilation du carbone par les plantes s'opère sous l'influence des radiations solaires, et quand on l'étudié en atmosphère confinée on constate qu'elle est plus grande à la lumière directe qu'à la lumière diffuse. Il semblerait donc qu'un ciel couvert est un obstacle à la décomposition de l'acide carbonique de l'air, et, par suite, à l'accroissement de la matière végétale. Or, les régions à nébulosité fréquente ont souvent une végétation plus puissante que les autres, c'est-à-dire à climat humide. Pour expliquer cette apparente contradiction, on admet que l'efficacité de l'eau est incomparablement plus grande que celle de la lumière, et que la végétation souffre moins de la rareté de soleil que de la rareté d'eau. M. Muntz, membre de l'Académie des sciences, a étudié ce phénomène avec une précision toute scientifique, en observant un champ de luzerne, à Meudon, au cours des étés 1910, 1911, 1912. Deux de ces étés, 1910 et 1912, ont été d'une extrême humidité; celui de 1911 a été marqué par une sécheresse exceptionnelle. L'accroissement, par jour et par mètre carré, de matière végétale sèche a varié dans les proportions suivantes: sur la partie du champ abandonnée aux caprices atmosphériques: 1910............ 5 gr. 24 1911............ 1 gr. 24 1912............ 3 gr. 12 Une autre partie de la culture fut arrosée régulièrement à raison de 40 litres d'eau par jour et par mètre carré. On relève les accroissements sensiblement différents des premiers: 1910............ 10 gr. 56 1911............ 7 gr. 1912............ 9 gr. 42 Dans les deux cas, c'est donc l'année 1911, la plus ensoleillée, qui a produit la plus faible récolte. LES FORCES NAVALES HELLÉNIQUES. Un récent article sur les opérations navales dans la guerre des Balkans, paru dans notre numéro du 22 février, établissait le compte des navires de la flotte hellénique et faisait figurer dans cette énumération huit contre-torpilleurs de construction récente. Un de nos lecteurs d'Alexandrie, le docteur A. Londo-Leondopoulo, qui appartient à une famille largement représentée tant dans la marine que dans l'armée grecques, nous fait observer que ces unités sont actuellement au nombre de 14, dont 4 de 1.000 tonnes et 4 de 300 tonnes construites en Angleterre, et 2 de 600 tonnes et 4 de 300 tonnes construites en Allemagne. A ces forces, on peut ajouter le _Nicopolis_, l'ancien _Attalia_ turc, coulé par son équipage à Preveza, depuis renfloué et remis en service actif. «MARIE-MADELEINE» DE MAETERLINCK À NICE.--Les miraculés insultent Marie-Madeleine convertie et qui refuse de sauver Jésus par un nouveau péché. UNE NOUVELLE OEUVRE DE MAETERLINCK _Mardi soir, au théâtre du Casino municipal de Nice, a été représenté pour la première fois dans le texte original français_ Marie-Madeleine, _le nouveau drame de Maurice Maeterlinck. Notre collaborateur Gérard Harry, l'ami et biographe du célèbre dramaturge et poète, qui assistait à cette représentation, nous écrit:_ Maeterlinck a vraiment renouvelé, par une trouvaille psychologique, l'aventure de la courtisane de Magdala, si souvent traitée en prose ou en vers, C'est, dans sa version, la belle pécheresse convertie qui tient entre les mains le sort de Jésus arrêté, bafoué, battu et prêt à marcher au suprême supplice. Mais elle ne peut le sauver qu'à la condition de retomber dans le péché abominable, en se livrant aux caresses du tribun militaire romain Lucius Verus, le geôlier du Nazaréen. Jésus lui-même voudrait-il échapper aux bourreaux, moyennant l'avilissement de l'exemplaire femme impure à laquelle sa grâce a rendu en quelque sorte la chasteté, la vertu d'une vierge? Non. Ce serait la ruine de l'idéal auquel il a voué sa vie. Périsse le corps du divin moraliste plutôt que sa pure morale!... Ainsi pense et en décide Marie-Madeleine, après un rude combat contre elle-même et malgré les outrages et les menaces dont l'accablent à la fois Lucius Verus, l'amant repoussé, et une foule de lépreux, bossus, aveugles, paralytiques, que le Nazaréen a guéris. Ce magnifique drame, encadré de décors de M. Dethomas, est interprété avec une rare perfection d'allures et d'expression, notamment par Mme Georgette Leblanc-Maeterlinck et M. Jacques Fenoux de la Comédie-Française. _Marie-Madeleine_, acclamée à Nice. va parcourir l'Europe, comme spectacle inaugural du «théâtre Maeterlinck» que Mme Georgette Leblanc fonde pour la représentation itinérante de tout ce que l'auteur de _Marie-Madeleine_ a écrit pour des publics épris de ce qu'on appelle souvent «art exceptionnel», parce que c'est du très grand art. GÉRARD HARRY. POUR NOTRE ARTILLERIE LE TRACTEUR AUTOMOBILE C'est cette semaine que se terminait le concours de tracteurs automobiles à quatre roues motrices organisé du 6 au 20 mars par le ministère de la Guerre. Pour n'avoir pas fait beaucoup de bruit, ce concours n'en a pas moins donné, au point de vue militaire, des résultats fort intéressants Il s'agissait de choisir parmi les modèles existants un véhicule automobile capable de remorquer dans de mauvais chemins, et même à travers champs, une charge de 15 tonnes (un wagon et demi de marchandises). Le service de l'artillerie a, en effet, reconnu depuis longtemps la nécessité de suivre l'exemple de l'Autriche et de trouver le moyen d'installer rapidement sur le champ de bataille l'artillerie lourde, l'artillerie de gros calibre que les chevaux ne parviennent pas à amener en temps utile sur la ligne de feu. Les lourdes voitures qui constituent ces convois nécessitent en effet d'énormes attelages peu maniables, à peu près incapables de se déplacer à une allure autre que le pas; elles occupent des longueurs formidables et encombrent les routes d'une façon fâcheuse. Ajoutons que le développement des impedimenta de nos armées est devenu tel que la réquisition n'arrive plus que difficilement à fournir les chevaux nécessaires. C'est pour ces raisons que l'administration de la Guerre s'est trouvée forcée de recourir à la traction mécanique et qu'elle a constitué un concours de tracteurs. Les conditions à remplir étaient malheureusement assez difficiles, et l'on se trouvait en outre forcé d'aboutir dans les deux ou trois premiers mois de l'année de façon à pouvoir inscrire au budget de 1913 les crédits nécessaires et à faire construire les voitures avant 1914. Il est résulté de là que les constructeurs n'ont pas eu le temps de construire des voitures nouvelles et qu'ils ont dû amener au concours celles qu'ils possédaient déjà. Dans ces conditions, trois tracteurs seulement ont pu prendre part aux épreuves. Un seul d'entre eux au reste satisfaisait complètement aux exigences du programme; c'est le tracteur Chatillon-Panhard qui avait déjà participé antérieurement aux manoeuvres de l'Ouest ainsi qu'à de nombreux essais exécutés tant à Vincennes qu'à Satory. Le concours actuel comprenait un certain nombre de parcours sur des routes plus ou moins accidentées, mais ne présentant pas de difficultés exceptionnelles; il comprenait aussi ce qu'on pouvait appeler une série d'exercices _acrobatiques_. C'est ainsi que le tracteur, constituant avec ses remorques un train de 22 tonnes, a remonté près de Neauphle-le-Château une rampe de 13 à 14% (l'équivalent de la rue Le Nôtre au Trocadéro) A Nogent-sur-Marne, le tracteur seul a gravi la rampe de 18% de la rue Bauyn-de-Péreuse. On a également réussi à lui faire passer un arbre de 40 centimètres de diamètre couché en travers de la route, etc., etc. La photographie que nous reproduisons montre un train de voitures de 220 évoluant dans les terrains mouvants qui se trouvent au fond du terrain de manoeuvre de Vincennes La commission d'expérience a même été jusqu'à faire franchir au tracteur une mare d'un mètre de profondeur. De pareilles exigences paraîtront peut-être excessives, car des efforts de ce genre ne seront pas habituellement demandés à notre nouveau matériel automobile, mais il était bon de savoir dès maintenant jusqu'où l'on pouvait aller de manière à établir définitivement le programme du futur concours de février 1914. [Illustration: Tracteur automobile remorquant un train de voitures d'artillerie de 22 tonnes au polygone de Vincennes.] On peut dire dès aujourd'hui que les résultats obtenus sont excellents et que le problème de l'artillerie lourde automobile est désormais résolu Une première solution est acquise et notre armée possédera prochainement un tracteur de 7 tonnes capable, grâce à ses larges roues, de circuler dans les plus mauvais chemins de terre, voire en plein champ, et de remplacer avantageusement les monstres de 10 ou 11 tonnes si dangereux pour la conservation des ponts et des routes de notre pays. L'OBUSIER LÉGER Le ministre de la Guerre vient de trancher une grave question qui préoccupait depuis longtemps l'artillerie et l'état-major de l'armée, la question de l'obusier léger de campagne. On sait qu'en raison de la grande vitesse initiale de son projectile la trajectoire de notre canon de campagne de 75 est entièrement tendue. C'est là une qualité en terrain plat et découvert, car la zone dangereuse des balles lancées par le shrapnell, au moment où il éclate, est alors beaucoup plus considérable et le terrain se trouve beaucoup mieux battu. A ce point de vue, notre canon est sensiblement supérieur au canon allemand, mais il a, par contre, les défauts de ses qualités: quand on l'emploie en terrain très accidenté ou contre des couverts, des obstacles peu élevés suffisent à créer des zones de protection très étendues où l'adversaire peut se réfugier, se mettant ainsi complètement à l'abri des feux de l'artillerie. Les Allemands, dont le canon présente le même inconvénient, bien qu'à un degré un peu moindre puisque la trajectoire n'est pas aussi tendue, ont paré à cette difficulté en adoptant dès 1898 un obusier léger de campagne du calibre de 105mm. Cette bouche à feu, qui possède une vitesse initiale beaucoup moindre que celle du canon (300 mètres au lieu de 465), peut alors exécuter facilement du tir courbe, ses projectiles venant s'élever au-dessus de l'obstacle pour retomber ensuite en arrière de ce dernier. Le corps d'armée allemand, qui possédait d'abord 3 batteries de ce genre (18 pièces), en possède aujourd'hui 6 batteries (36 pièces), alors que nous ne disposions d'aucune bouche à feu de ce genre. Il y avait là pour notre artillerie une cause sérieuse d'infériorité à laquelle on cherchait depuis longtemps à remédier. Dans ces derniers mois, l'administration de la Guerre paraissait s'être ralliée à l'adoption d'un obusier de 105, construit par les usines Schneider, du Creusot, obusier qui avait donné aux essais d'excellents résultats. La commission du budget prévoyait de ce chef une dépense d'environ 80 millions et l'on reconnaissait la nécessité de créer de nouvelles batteries de campagne ou de transformer des batteries de 75 en batteries de 105, lorsqu'une solution très ingénieuse est intervenue qui a tranché la difficulté de la façon la plus simple. Pour obtenir une trajectoire peu tendue, il faut n'imprimer au projectile qu'une vitesse réduite. On aurait donc pu donner au canon de 75 une trajectoire courbe en réduisant sa charge et par suite sa vitesse, mais c'était obliger le personnel à exécuter sur le champ de bataille des manipulations de poudres toujours un peu litigieuses. Il fallait de plus retirer le projectile de sa douille en laiton, le _dessertir_, pour vider en partie la douille, puis replacer le projectile sur sa douille et le _ressertir_; tout cela nécessitait l'emploi d'un appareil spécial dont on a beaucoup parlé depuis quelque temps, le _dessertisseur_. De pareilles opérations sont relativement faciles, mais elles n'en constituent pas moins un travail d'atelier qui n'est pas tout à fait à sa place sous le feu ennemi. Un officier d'artillerie, le capitaine Malandrin, s'est alors demandé s'il ne serait pas plus pratique de laisser la cartouche du 75 telle quelle et de trouver un moyen de _ralentir_ le projectile. Cela revenait en effet au même que d'imprimer au projectile une vitesse moindre. La difficulté était de découvrir le moyen en question et surtout de découvrir un moyen suffisamment simple. Le capitaine Malandrin y réussit au delà de toute espérance et, à l'heure actuelle, il est devenu possible de donner aux obus de 75 une trajectoire aussi courbe que celle des obusiers allemands. La manipulation à effectuer ne complique en aucune façon les opérations préliminaires du tir; elle ne prête donc nullement aux critiques que suscitait la modification de la charge sous le feu. Il en résulte qu'à l'heure actuelle notre artillerie possède autant d'obusiers que de canons, alors que le corps d'armée allemand ne dispose que de 36 obusiers légers. Et cette heureuse transformation ne coûtera pas un demi-million, alors que la création des obusiers en eût demandé quatre-vingts. [Illustration: MIDI DANS LA JUNGLE, par Henriot.] End of Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3656, 22 Mars 1913, by Various *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 3656, 22 *** ***** This file should be named 37851-8.txt or 37851-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/7/8/5/37851/ Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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