Monseigneur l'Éléphant

By Rudyard Kipling

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Title: Monseigneur l'Éléphant


Author: Rudyard Kipling

Translator: Théo Varlet

Release date: October 8, 2023 [eBook #71832]

Language: French

Original publication: Paris: Nelson, 1927

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSEIGNEUR L'ÉLÉPHANT ***




  Monseigneur
  l’Éléphant

  Par
  Rudyard Kipling

  Traduit de l’anglais
  par Théo Varlet


  Paris
  Nelson, Éditeurs
  25, rue Denfert-Rochereau
  Londres, Édimbourg et New-York
  1927




DU MÊME AUTEUR

DANS LA «COLLECTION NELSON»


  SIMPLES CONTES DES COLLINES                    1 vol.
  NOUVEAUX CONTES DES COLLINES                   1 vol.
  SOUS LES DÉODARS                               1 vol.
  TROIS TROUPIERS, suivi de DESSINS EN NOIR      1 vol.




RUDYARD KIPLING

né en 1865


Les nouvelles de ce recueil sont extraites du volume «Many Inventions»
(1893), à l’exception du récit «Du pain sur la face des eaux», tiré de
«The Day’s Work» (1898).




TABLE


                                      Pages
  Monseigneur l’Éléphant                  7
  Brugglesmith                           41
  Du pain sur la face des eaux           69
  L’honneur du soldat Ortheris          115
  Un aspect de la question              149
  Judson et l’Empire                    177
  L’histoire de Badalia Herodsfoot      219
  Les Enfants du Zodiaque               257




MONSEIGNEUR L’ÉLÉPHANT

            Si tu ne veux pas qu’il t’écrabouille les doigts de pied, tu
                feras bien de te reculer tout de suite.
            Car les bœufs vont deux par deux,
            Les _byles_[1] vont deux par deux,
            Les boeufs vont deux par deux,
            Et les éléphants tirent sur les canons!
            Ho hisse!
            Les grands, gros, longs, noirs canons de quarante livres
            Qui cahotent çà et là,
            Chacun aussi gros qu’une chaloupe en remorque...
            Aveugles, et sourds, ces copains à larges culasses des
                canons de batterie!

              [1] Boeufs, en hindoustani.

            Chanson de caserne.


Touchant la véracité de ce récit, il ne saurait y avoir aucun doute, car
il me fut conté par Mulvaney, derrière les lignes des éléphants, par un
soir brûlant où nous emmenions promener les chiens pour leur donner de
l’exercice. Les douze éléphants du gouvernement se balançaient à leurs
piquets devant les vastes écuries aux murs de terre (une voûte, large
comme une arche de pont, pour chaque bête remuante) et les mahouts[2]
préparaient le repas du soir. De temps à autre quelque jeune impatient
flairait les gâteaux de farine en train de cuire, et barrissait; et les
petits enfants nus des mahouts se pavanaient tout le long de la rangée
en criant et commandant le silence, ou, se haussant, allongeaient une
claque sur les trompes avides. Les éléphants feignaient alors d’être
uniquement occupés à se déverser de la poussière sur le crâne, mais
sitôt les enfants partis, se remettaient à se balancer, à tracasser et à
grognonner.

  [2] Cornacs.

Le couchant s’éteignait, et les éléphants oscillaient et ondulaient,
tout noirs sur l’unique zone de rose rouge au bas du ciel d’un gris
poudroyant. C’était au début de la saison chaude, et les troupes
venaient de prendre leur tenue blanche, de sorte que les soldats Stanley
Ortheris et Térence Mulvaney avaient l’air de fantômes blancs circulant
parmi le crépuscule. John Learoyd s’en était allé à une autre caserne
acheter un liniment au soufre pour son dernier chien soupçonné d’avoir
la gale, et avait eu l’attention de mettre sa meute en quarantaine par
derrière le fourneau où l’on incinère les chiens atteints d’anthrax.

--Tu n’aimerais pas avoir la gale, hein, petite dame? dit Ortheris à ma
chienne fox-terrier, en la retournant du bout du pied sur son dos blanc
et dodu. Tu es joliment fière, dis donc. Qui est-ce qui a fait semblant
de ne pas me voir, l’autre jour, parce qu’elle s’en retournait chez elle
toute seule dans son dog-cart? Installée sur le siège comme une sacrée
petite poseuse que tu étais, Vicy. Maintenant tu cours partout et fais
gueuler les _huttis_[3]. Embête-les, Vicy, vas-y!

  [3] Éléphants, en hindoustani.

Les éléphants ont horreur des petits chiens. Vixen aboyait de toutes ses
forces contre les piquets, et au bout d’une minute tous les éléphants
ruaient, glapissaient et gloussaient avec ensemble.

--Hé là! les militaires, dit un mahout fâché, rappelez votre chienne.
Elle effarouche notre gent éléphant.

--Ils sont rigolos, ces mahouts, dit Ortheris méditatif. Ils appellent
leurs bêtes des gens tout comme si c’en étaient... Et c’en sont, après
tout. La chose n’est pas si drôle quand on y réfléchit.

Vixen revint en jappant, pour montrer qu’elle recommencerait si elle en
avait envie, et s’installa sur les genoux d’Ortheris, en adressant un
large sourire aux autres chiens propriété légitime de ce dernier, qui
n’osaient pas sauter sur elle.

--Avez-vous vu la batterie ce matin? me demanda Ortheris.

Il parlait de la batterie d’éléphants nouvelle venue; autrement il
aurait dit simplement: «les canons». On met à chaque canon trois
éléphants attelés en tandem, et ceux qui n’ont pas vu les gros
quarante-livres de position sursauter à la suite de leur attelage
gigantesque, ont encore quelque chose à voir. L’éléphant de tête s’était
très mal conduit à l’exercice: on l’avait détaché, renvoyé à son
quartier en punition, et il était à cette heure au bout de la rangée, à
glapir et lancer des coups de trompe; il représentait la mauvaise humeur
aveugle et impuissante. Son mahout, se garant des coups de fléau,
s’efforçait de l’apaiser.

--Voilà le copain qui a coupé à l’exercice. Il est _must_[4], dit
Ortheris, le désignant. Il y aura bientôt de la casse dans les lignes,
et alors peut-être qu’il s’échappera et qu’on nous enverra pour
l’abattre, comme cette fois, en juin dernier, où un éléphant de roi
indigène a _musté_. Espérons que ça arrivera.

  [4] En hindoustani: furieux, en rut.

--Des nèfles, _must_! dit avec pitié Mulvaney du haut de sa couche sur
la pile de litière sèche. Il est simplement de fort mauvaise humeur
d’avoir été maltraité. Je parierais mon fourniment qu’il n’a jamais été
attelé à des canons, et que par tempérament il déteste de tirer.
Demandez au mahout, monsieur.

J’interpellai le vieux mahout à barbe blanche en train de prodiguer les
petits noms d’amitié à son élève sombre et l’œil injecté de sang.

--Il n’est pas _must_, répliqua l’homme avec indignation; mais son
honneur a été piqué. Un éléphant est-il un bœuf ou un mulet, qu’il doive
tirer sur des traits? Sa force est dans sa tête... paix, paix,
monseigneur! Ce n’est pas ma faute s’ils vous ont attelé ce matin...
Seul un éléphant de basse caste consent à tirer un canon, et lui, c’est
un _kumeria_ du _Doon_[5]. Il a fallu un an et la vie d’un homme pour
l’habituer au fardeau. Les gens de l’artillerie l’ont mis à l’attelage
du canon parce que l’une de ces brutes mal nées s’était blessée au pied.
Rien d’étonnant qu’il fût et qu’il soit encore en colère.

  [5] En hindoustani: un prince de la plaine.

--Bizarre! Extraordinairement bizarre! dit Ortheris. Dieu, mais c’est
qu’il est d’une humeur!... pensez, s’il s’échappait!

Mulvaney alla pour parler, mais se retint, et je demandai au mahout ce
qui arriverait si les entraves cassaient.

--Dieu le sait, lui qui a fait les éléphants, répondit-il simplement.
Dans son état actuel, il serait fort capable de vous tuer tous les
trois, ou de s’enfuir au loin jusqu’à ce que sa colère se passe. Moi, il
ne me tuerait pas, sauf s’il était _must_. Dans ce cas-là il me tuerait
avant tout autre au monde, parce qu’il m’aime. Telle est la coutume de
messieurs les éléphants; et la coutume de nous autres mahouts l’égale en
sottise. Nous nous fions chacun à notre éléphant, jusqu’au jour où il
nous tue. D’autres castes se fient aux femmes, mais nous c’est à
messieurs les éléphants. J’ai vu des hommes avoir affaire à des
éléphants enragés, et survivre; mais jamais homme né d’une femme n’a
encore affronté Monseigneur l’éléphant dans son _must_, qui ait survécu
pour raconter le domptage. Ils sont assez hardis, ceux-là qui
l’affrontent quand il est en colère.

Je traduisis. Puis Térence me dit:

--Demandez à ce païen s’il a jamais vu quelqu’un dompter un éléphant...
d’une façon quelconque... un blanc.

--Une fois, répondit le mahout, dans la ville de Cawnpore, j’ai vu un
homme à califourchon sur une bête en _must_: un homme nu-tête, un blanc,
qui la frappait sur le crâne avec un fusil. On a prétendu qu’il était
possédé du démon ou ivre.

--Y a-t-il apparence, croyez-vous, qu’il l’aurait fait de sang-froid?
dit Mulvaney, après interprétation.

L’éléphant enchaîné barrit.

--Il n’y a qu’un homme sur la terre qui serait n. d. D. assez idiot pour
faire un coup de ce genre!... dit Ortheris. Comment cela s’est-il passé,
Mulvaney?

--Comme dit le négro, à Cawnpore; et l’idiot c’était moi... au temps de
ma jeunesse. Mais c’est arrivé de façon aussi naturelle qu’une chose en
amène une autre... moi et l’éléphant, et l’éléphant et moi; et la lutte
entre nous a été encore plus naturelle.

--Cela ne pouvait pas être autrement, dit Ortheris. Mais tu devais être
encore plus plein que d’habitude. Je connais déjà un drôle de tour que
tu as fait avec un éléphant, pourquoi ne nous as-tu jamais parlé de
l’autre?

--Parce que, si tu n’avais pas entendu ce que ce négro-ci vient de nous
raconter de lui-même, tu m’aurais traité de menteur, Stanley mon fils,
et ç’aurait été mon devoir et ma joie de t’administrer la plus mémorable
des cinglées! Il n’y a qu’un défaut en toi, petit homme, et c’est de
croire que tu sais tout ce qui existe au monde, et un peu davantage.
C’est là un défaut qui a nui à quelques officiers sous lesquels j’ai
servi, sans parler de tous les civils, sauf deux, dont j’ai essayé de
faire des soldats.

--Hé! dit Ortheris, hérissé, et qui étaient tes deux fichus petits Sir
Garnet[6], hein?

  [6] Allusion au maréchal Sir Garnet Wolseley, qui était sorti du rang.

--L’un était moi-même, dit Mulvaney avec un sourire que l’obscurité ne
put dissimuler; et... vu qu’il n’est pas ici il n’y a pas de mal à
parler de lui... l’autre était Jock.

--Jock n’est rien qu’une meule de foin en pantalon. C’est du moins à
l’instar d’une meule de foin qu’il se comporte, et il est incapable d’en
atteindre une à cent mètres; il est né sur une, et je crains bien qu’il
ne meure sur une autre, faute de savoir demander ce qu’il lui faut en un
langage chrétien, lâcha Ortheris, qui ne se leva d’un bond de dessus la
litière empilée que pour se voir étaler d’un croc-en-jambe.

Vixen lui sauta sur le ventre, où les autres chiens la suivirent et
s’installèrent également.

--Je sais à quoi Jock ressemble, dis-je. Mais je veux entendre
l’histoire de l’éléphant.

--C’est encore un des sacrés installages de Mulvaney, dit Ortheris, qui
haletait sous le poids des chiens. Lui et Jock, il n’y a qu’eux deux
dans toute la sacrée armée britannique! La prochaine fois, tu diras que
vous avez gagné la bataille de Waterloo, toi et Jock. Eh! va donc!

Ni Mulvaney ni moi ne crûmes bon de nous occuper d’Ortheris. Le gros
éléphant à canon s’agitait et grognait dans ses liens, lançant par
intervalles d’éclatants coups de trompette. C’est avec cet
accompagnement que Térence continua:

--Pour commencer, étant donné mon caractère, il se produisit un
malentendu avec mon sergent d’alors. Il me prit en grippe pour divers
motifs...

Ses yeux renfoncés clignèrent par-dessus le brasillement de son fourneau
de pipe, et Ortheris grommela:

--Encore un cotillon!

--Pour divers motifs combinés. Enfin bref, un après-midi que
j’arrangeais mes accroche-cœurs avant de partir me promener, il arrive à
la caserne, et me traite de gros babouin (ce que je n’étais pas) et
d’assommant individu (ce que j’étais) et m’ordonne de partir en corvée
sur-le-champ pour aider à enlever des tentes, quatorze, qui provenaient
des camps de repos. Là-dessus, moi, qui tenais à ma balade...

--Ah! entendit-on prononcer de dessous l’amas des chiens. C’est un
Mormon, Vic. Méfie-toi de lui, ma petite chienne.

--... tenais à ma balade, je lui réponds quelques petites choses qui me
viennent à l’esprit, et de fil en aiguille et tout en parlant, je trouve
le temps de lui cogner le nez si bien que de huit jours aucune femme ne
verrait plus en lui un Apollon. C’était un beau grand nez, et qui
profita bien de mon petit bouchonnement. Après quoi, je fus si réjoui de
mon habileté que je ne levai même pas le poing sur les hommes de garde
qui vinrent pour me mener à la boîte. Un enfant m’aurait conduit, car je
me rendais compte que le nez de ce brave Kearney était fichu. Cet
été-là, notre vieux régiment ne se servait pas de sa boîte à lui, parce
que le choléra régnait par là comme la moisissure sur des bottes
humides, et c’eût été criminel d’y enfermer quelqu’un. Nous avions
emprunté la boîte appartenant aux Bons Chrétiens (le régiment qui
n’avait jamais encore fait campagne) et cette boîte était située à une
affaire de quinze cents mètres de distance au delà de deux esplanades et
de la grand’route par où toutes les dames de Cawnpore s’en allaient tout
justement pour faire leur tour de voiture de l’après-midi. Je m’avançai
donc dans la meilleure des sociétés, précédé de mon ombre mouvante et
des hommes de garde aussi graves que stupides, les menottes aux
poignets, et le cœur plein de joie de me figurer le pro... pro...
proboscide de Kearney dans un pansement.

«Au milieu de tout ça je vois un officier d’artillerie en bel uniforme
qui dévalait ventre à terre la route, la bouche ouverte. Il jeta sur les
dog-carts et la société distinguée des yeux égarés de détresse, et
plongea comme un lapin dans un conduit d’écoulement placé au bord de la
route.

«--Les gars, que je dis, ce chef est saoul. C’est scandaleux.
Emmenons-le aussi à la boîte.

«Le caporal de l’escouade bondit vers moi, défit mes menottes et me dit:

«--S’il faut se sauver, vas-y d’action. Sinon, je m’en remets à ton
honneur. En tout cas, viens à la boîte dès que tu pourras.

«Et je le vois qui s’encourt d’un côté, tout en fourrant les menottes
dans sa poche, car c’était la propriété du gouvernement; et les hommes
de garde s’encourent de l’autre, et tous les dog-carts galopent dans
toutes les directions, et me voilà tout seul en présence de la poche
rouge d’une bouche d’éléphant de douze mètres de hauteur au garrot,
trois mètres de large, avec des défenses longues comme la colonne
d’Ochterlony. C’est ainsi du moins qu’il m’apparut d’abord. Il n’était
peut-être pas tout à fait aussi formidable ni tout à fait aussi grand,
mais je ne m’arrêtai pas à planter des jalons. Sainte Mère du Ciel! ce
que je détalai sur la route! La bête se mit à explorer le conduit avec
l’officier d’artillerie dedans; et ce fut mon salut. Je trébuchai sur un
des mousquetons dont s’étaient débarrassés les hommes de garde (des
bandits sans esprit militaire) et en me relevant je faisais face de
l’autre côté. L’éléphant cherchait après l’officier d’artillerie. Je
vois encore son gros dos rond. A part qu’il ne fouit pas, il se comporta
exactement comme cette petite Vixen-ci devant un trou de rat. Il mit sa
tête à ras de terre (ma parole, il se tenait quasi dessus) pour regarder
dans le conduit; après quoi il grogna, et s’encourut à l’autre bout pour
voir si l’officier n’était pas sorti par la porte de derrière; puis il
fourra sa trompe dans le tuyau, d’où il la retira pleine de boue; et de
souffler la boue au loin, et de grogner, et de jurer! Ma parole, il
invoqua toutes les malédictions du ciel sur cet officier; mais ce qu’un
éléphant de l’intendance pouvait avoir affaire avec un officier
d’artillerie, cela me dépassait. Comme je n’avais nulle part à aller si
ce n’est à la boîte, je restai sur la route avec le flingot, un snider
sans munitions, à philosopher sur l’arrière-train de l’animal. Tout
autour de moi, à des lieues et des lieues, c’était un désert plein de
vociférations, car chaque être humain à deux jambes, ou à quatre pour la
circonstance, s’était dissimulé, et ce vieux paillard se tenait sur sa
tête à tracasser et à grogner sur le conduit, la queue dressée au ciel
et s’efforçant de trompeter avec sa trompe bourrée sur trois pieds de
long de balayures de la route. Vingt dieux! c’était fâcheux à voir!

«Après quoi il m’aperçut seul debout dans tout le vaste monde, appuyé
sur le flingot. Il en fut déconcerté, car il s’imagina que j’étais
l’officier d’artillerie sorti à son insu. Il regarda le conduit entre
ses pieds, puis il me regarda, et je me dis: «Térence mon fils, tu as
trop longtemps contemplé cette arche de Noé. Sauve qui peut!» Dieu sait
que j’aurais voulu lui dire que je n’étais qu’un pauvre simple soldat en
route pour la boîte, et pas du tout, du tout un officier; mais il mit
ses oreilles en avant de sa grosse tête, et je reculai sur la route en
serrant le flingot: j’avais le dos aussi froid qu’une pierre tombale, et
le fond de ma culotte, par où j’étais sûr qu’il m’attraperait,
frémissait d’une appréhension irritante.

«J’aurais pu courir jusqu’à extinction, parce que j’étais entre les deux
lignes droites de la route, et qu’un homme seul, aussi bien que mille,
se conduit comme un troupeau en ce qu’il reste entre des limites tracées
à droite et à gauche.

--De même les canaris, dit Ortheris invisible dans les ténèbres. On
trace une ligne sur une fichue petite planchette, on met dessus leur
fichu petit bec; ils y restent pour l’éternité, amen. J’ai vu tout un
régiment, je l’ai vu, marcher tels des crabes en longeant le bord d’un
fossé d’irrigation de soixante centimètres, au lieu de s’aviser de le
sauter. Les hommes, c’est des moutons... des fichus moutons. Continue.

--Mais je vis son ombre du coin de l’œil, continua l’homme aux
aventures, et je me dis: «Vire, Térence, vire!» Et je virai. Vrai, je
crus entendre les étincelles jaillir sous mes talons; et je m’enfilai
dans le plus proche compound[7], ne fis qu’un bond de la porte à la
véranda de la maison, et tombai sur une ribambelle de négros, en sus
d’un garçon demi-caste à un pupitre, qui tous fabriquaient des harnais.
C’était l’Emporium de voitures Antonio à Cawnpore. Vous connaissez,
monsieur?

  [7] Enceinte d’une habitation.

«Mon vieux mammouth avait dû virer de front avec moi, car je n’étais pas
encore dans la boutique, que sa trompe vint claquer dans la véranda tel
un ceinturon dans une rixe de chambrée. Les négros et le garçon
demi-caste se mirent à hurler et s’enfuirent par la porte de derrière,
et je restai seul comme la femme de Loth, au milieu des harnais. Ça
donne rudement soif, les harnais, à cause de l’odeur.

«J’allai dans la pièce du fond, sans que personne m’y invitât, et
trouvai une bouteille de whisky et une gargoulette d’eau. Le premier et
le second verre ne me firent aucun effet, mais le quatrième et le
cinquième agirent sur moi comme il faut, et m’inspirèrent du dédain pour
les éléphants. «Térence, que je me dis, pour manœuvrer, occupe le
terrain supérieur; et tu arriveras bien à être général», que je me dis.
Et là-dessus je montai sur le toit plat en terre et risquai un œil
par-dessus le parapet, avec précaution. Dans le compound, mon vieux
ventre-en-tonneau faisait les cent pas, cueillant un brin d’herbe par-ci
et un roseau par-là, on aurait dit tout à fait notre colonel d’à présent
quand sa femme lui a rabattu le caquet et qu’il se balade pour passer sa
colère. Il me tournait le dos, et au même instant je lâchai un hoquet.
Il s’arrêta court, une oreille en avant, comme une vieille dame avec un
cornet acoustique, et sa trompe allongée comme une gaffe tendue. Puis il
agita l’oreille en disant: «En croirai-je mes sens?» aussi net que de
l’imprimé, et il recommence à se balader. Vous connaissez le compound
d’Antonio? Il était aussi plein alors que maintenant de carrioles neuves
et vieilles, de carrioles d’occasion et de carrioles à louer... landaus,
barouches, coupés et bagnoles de tout genre. Alors je lâchai un nouveau
hoquet et il se mit à examiner le sol au-dessous de lui, en faisant
vibrer sa queue, d’irritation. Puis il plaqua sa trompe autour du
brancard d’une bagnole et la tira à l’écart d’un air circonspect et
pensif. «Il n’est pas là», qu’il se dit en fouillant dans les coussins
avec sa trompe. Alors j’eus un nouveau hoquet, sur quoi il perdit
patience pour tout de bon, à l’instar de celui-ci dans les lignes.

L’éléphant à canon lançait coup sur coup des trompettements indignés, au
scandale des autres animaux qui avaient fini de manger et souhaitaient
dormir. Dans l’intervalle des clameurs on l’entendait tirailler sans
cesse sur l’anneau de son pied.

--Comme je disais, reprit Mulvaney, il se conduisit ignoblement.
Convaincu que j’étais caché là tout près, il décocha son pied de devant
comme un marteau-pilon, et cette bagnole s’en retourna parmi les autres
voitures, tel un canon de campagne qui recule. Puis il l’attira de
nouveau à lui et la secoua, ce qui bien entendu la mit en petits
morceaux. Après quoi ce fut la folie complète, et trépignant, aliéné, il
démolit des quatre pieds tout le stock d’Antonio pour la saison. Il
ruait, il s’écartelait, il piétinait, il pilait le tout ensemble, et sa
grosse tête chauve brimbalait de haut en bas, grave comme un rigodon. Il
attrapa un coupé tout flambant neuf, et le projeta dans un coin, où
l’objet s’ouvrit comme un lis qui s’épanouit, et il s’empêtra bêtement
un pied dans les débris, tandis qu’une roue tournoyait sur sa défense.
Là-dessus il se fâcha, et en fin de compte il s’assit en vrac parmi les
voitures, qui le hérissèrent de leurs esquilles, si bien qu’on eût dit
une pelote à épingles bondissante. Au milieu de ce fracas, alors que les
carrioles grimpaient l’une par-dessus l’autre, ricochaient sur les murs
de terre et déployaient leur agilité, tandis qu’il leur arrachait les
roues, j’entendis sur les toits un bruit de lamentations désespérées.
C’était la firme et la famille d’Antonio qui nous maudissaient, lui et
moi, du toit de la maison voisine, moi parce que je m’étais réfugié chez
eux, et lui parce qu’il exécutait un pas de danse avec les voitures de
l’aristocratie.

«--Distrayez son attention! me dit Antonio, lequel en superbe gilet
blanc, trépignait sur le toit. Distrayez son attention, qu’il dit, ou je
vous attaque en justice.

«Et toute la famille de me crier:

«--Donnez-lui un coup de pied, monsieur le militaire.

«--Il se distrait bien de lui-même, que je réponds.

«C’était risquer sa vie que de descendre dans la cour. Mais pour faire
preuve de bonne volonté, je jetai la bouteille de whisky (elle n’était
pas pleine à mon arrivée) sur l’animal. Il se détourna de ce qui restait
de la dernière carriole et fourra sa tête dans la véranda, à moins d’un
mètre sous moi. Je ne sais si ce fut son dos qui me tenta, ou si ce fut
l’effet du whisky. En tout cas, lorsque je repris conscience de moi, je
me vis les mains pleines de boue et de mortier, à quatre pattes sur son
dos, et mon snider en train de glisser sur la déclivité de sa tête. Je
le rattrapai, et, me débattant sur son garrot, enfonçai mes genoux sous
les grandes oreilles battantes; puis, avec un barrit qui me retentit le
long du dos et dans le ventre, nous sortîmes triomphalement du compound.
Alors je m’avisai du snider, l’empoignai par le canon, et cognai
l’éléphant sur la tête. C’était absolument vain... comme de battre le
pont d’un transport de troupes avec une canne pour faire arrêter les
machines parce qu’on a le mal de mer. Mais je persévérai jusqu’à en
suer, si bien qu’à la fin, après n’y avoir fait aucune attention, il
commença à grogner. Je tapai de toutes les forces que je possédais en ce
temps-là, et il se peut que ça l’ait incommodé. A soixante kilomètres à
l’heure nous retournâmes au terrain d’exercices, en trompettant avec
ostentation. Je ne cessai pas une minute de le marteler: c’était afin de
le détourner de courir sous les arbres et de me racler de son dos comme
un cataplasme. Le champ de manœuvre comme la route était entièrement
désert, mais les hommes de troupe étaient sur les toits des casernes, et
dans les intervalles des grognements de mon vieux Transbordeur et des
miens (car mon cassage de cailloux m’avait donné du ton) je les
entendais applaudir et acclamer. Il se troubla de plus en plus, et se
mit à courir en cercle.

«Pardieu, Térence, que je me dis en moi-même, il y a des limites à tout.
Tu m’as bien l’air de lui avoir fêlé le crâne, et quand tu sortiras de
la boîte, on te mettra en prévention, pour avoir tué un éléphant du
gouvernement.»

«Là-dessus je le caressai.

--Comment diantre as-tu pu faire? interrompit Ortheris. Autant vaudrait
flatter une barrique.

--J’ai essayé de toutes sortes d’épithètes aimables, mais comme j’étais
un peu plus qu’ému, je ne savais plus comment m’adresser à lui. «Bon
Chien-chien», que je disais, «Joli minet», ou encore: «Brave jument»; et
là-dessus, pour achever de l’amadouer, je lui allongeai un coup de
crosse et il se tint tranquille au milieu des casernes.

«--Qui est-ce qui va m’enlever de dessus ce volcan meurtrier? que je
demande à pleine voix.

«Et j’entends un homme qui hurle:

«--Tiens bon, confiance et patience, voilà les autres éléphants qui
arrivent.

«--Sainte Mère de Grâce! que je dis, vais-je devoir monter à cru toute
l’écurie? Venez me mettre à bas, tas de capons!

«Alors une paire d’éléphants femelles accompagnés de mahouts et d’un
sergent de l’intendance débouchent en tapinois du coin des casernes; et
les mahouts d’injurier la mère et toute la famille de notre vieux
Putiphar.

«--Vois mes renforts, que je lui dis. Ils vont t’emmener à la boîte, mon
fils.

«Et cet enfant de la calamité mit ses oreilles en avant et dressa la
tête vers ces femelles. Son cran, après la symphonie que je lui avais
jouée sur la boîte crânienne, m’alla au cœur. «Je suis moi-même en
disgrâce, que je lui dis, mais je ferai pour toi ce que je pourrai.
Veux-tu aller à la boîte comme un brave, ou résister comme un imbécile
contre toute chance?» Là-dessus je lui flanque un dernier gnon sur la
tête, et il pousse un formidable grognement et laisse retomber sa
trompe. «Réfléchis», que je lui dis, et: «Halte!» que je dis aux
mahouts. Ils ne demandaient pas mieux. Je sentais sous moi méditer le
vieux réprouvé. A la fin il tend sa trompe toute droite et pousse un son
de cor des plus mélancoliques (ce qui équivaut chez l’éléphant à un
soupir). Je compris par là qu’il hissait pavillon blanc et qu’il ne
restait plus qu’à ménager ses sentiments.

«--Il est vaincu, que je dis. Alignez-vous à droite et à gauche de lui.
Nous irons à la boîte sans résistance.

«Le sergent de l’intendance me dit, du haut de son éléphant:

«--Êtes-vous un homme ou un prodige? qu’il dit.

«--Je suis entre les deux, que je dis, en essayant de me redresser. Et
qu’est-ce qui peut bien, que je dis, avoir mis cet animal dans un état
aussi scandaleux? que je dis, la crosse du mousqueton élégamment posée
sur ma hanche et la main gauche rabattue comme il sied à un troupier.

«Pendant tout ce temps nous déboulions sous escorte vers les lignes des
éléphants.

«--Je n’étais pas dans les lignes quand le raffut a commencé, que me dit
le sergent. On l’a emmené pour transporter des tentes et autres choses
analogues et pour l’atteler à un canon. Je savais bien que ça ne lui
plairait pas, mais en fait ça lui a déchiré le cœur.

«--Bah, ce qui est de la nourriture pour l’un est du poison pour
l’autre, que je dis. C’est d’avoir été mis à transporter des tentes qui
m’a perdu moi aussi.

«Et mon cœur s’attendrit sur le vieux Double-Queue parce qu’on l’avait
également mal traité.

«--A présent nous allons le serrer de près, que dit le sergent, une fois
arrivés aux lignes des éléphants.

«Tous les mahouts et leurs gosses étaient autour des piquets, maudissant
mon coursier à les entendre d’une demi-lieue.

«--Sautez sur le dos de mon éléphant, qu’il me dit. Il va y avoir du
grabuge.

«--Écartez tous ces gueulards, que je dis, ou sinon il va les piétiner à
mort. (Je sentais que ses oreilles commençaient à frémir.) Et
débarrassez-nous le plancher, vous et vos immorales éléphantes. Je vais
descendre ici. Malgré son long nez de Juif, c’est un Irlandais, que je
dis, et il faut le traiter comme un Irlandais.

«--Êtes-vous fatigué de vivre? que me dit le sergent.

«--Pas du tout, que je dis; mais il faut que l’un de nous deux soit
vainqueur, et j’ai idée que ce sera moi. Reculez, que je dis.

«Les deux éléphants s’éloignèrent, et Smith O’Brien s’arrêta net devant
ses propres piquets.

«--A bas, que je dis, en lui allongeant un gnon sur la tête.

«Et il se coucha, une épaule après l’autre, comme un glissement de
terrain qui dévale après la pluie.

«--Maintenant, que je dis en me laissant aller à bas de son nez et
courant me mettre devant lui, tu vas voir celui qui vaut mieux que toi.

«Il avait abaissé sa grosse tête entre ses grosses pattes de devant, qui
étaient croisées comme celles d’un petit chat. Il avait l’air de
l’innocence et de la désolation personnifiées, et par parenthèse sa
grosse lèvre inférieure poilue tremblotait et il clignait des yeux pour
se retenir de pleurer.

«--Pour l’amour de Dieu, que je dis, oubliant tout à fait que ce n’était
qu’une bête brute, ne le prends pas ainsi à cœur! Du calme, calme-toi,
que je dis. (Et tout en parlant je lui caressai la joue et l’entre-deux
des yeux et le bout de la trompe.) Maintenant, que je dis, je vais bien
t’arranger pour la nuit. Envoyez-moi ici un ou deux enfants, que je dis
au sergent qui s’attendait à me voir trucider. Il s’insurgerait à la vue
d’un homme.

--Tu étais devenu sacrément malin tout d’un coup, dit Ortheris. Comment
as-tu fait pour connaître si vite ses petites manies?

--Parce que, reprit Térence avec importance, parce que j’avais dompté le
copain, mon fils.

--Ho! fit Ortheris, partagé entre le doute et l’ironie. Continue.

--L’enfant de son mahout et deux ou trois autres gosses des lignes
accoururent, pas effrayés pour un sou: l’un d’eux m’apporta de l’eau,
avec laquelle je lavai le dessus de son pauvre crâne meurtri (pardieu!
je lui en avais fait voir) tandis qu’un autre extrayait de son cuir les
fragments des carrioles, et nous le raclâmes et le manipulâmes tout
entier et nous lui mîmes sur la tête un gigantesque cataplasme de
feuilles de _nîm_[8] (les mêmes qu’on applique sur les écorchures des
chevaux) et il avait l’air d’un bonnet de nuit, et nous entassâmes
devant lui un tas de jeunes cannes à sucre et il se mit à piquer dedans.

  [8] Nom d’une plante de l’Inde.

«--Maintenant, que je dis en m’asseyant sur sa patte de devant, nous
allons boire un coup et nous ficher du reste.

«J’envoyai un négrillon chercher un quart d’arack[9], et la femme du
sergent m’envoya quatre doigts de whisky, et quand la liqueur arriva je
vis au clin d’œil du vieux Typhon qu’il s’y connaissait aussi bien que
moi... que moi, songez! Il avala donc son quart comme un chrétien, après
quoi je lui passai les entraves, l’enchaînai au piquet par devant et par
derrière, lui donnai ma bénédiction et m’en retournai à la caserne.

  [9] Eau-de-vie de riz.

Mulvaney se tut.

--Et après? demandai-je.

--Vous le devinez, reprit Mulvaney. Il y eut confusion, et le colonel me
donna dix roupies, et le commandant m’en donna cinq, et le capitaine de
la compagnie m’en donna cinq, et les hommes me portèrent en triomphe
autour de la caserne.

--Tu es allé à la boîte? demanda Ortheris.

--Je n’ai plus jamais entendu parler de mon malentendu avec le pif de
Kearney, si c’est cela que tu veux dire; mais cette nuit-là plusieurs
des gars furent emmenés d’urgence à l’ousteau des Bons Chrétiens. On ne
peut guère leur en faire un reproche: ils avaient eu pour vingt roupies
de consommations. J’allai me coucher et cuvai les miennes, car j’étais
vanné à fond comme le collègue qui reposait à cette heure dans les
lignes. Ce n’est pas rien que d’aller à cheval sur des éléphants.

«Par la suite je devins très copain avec le vénérable Père du Péché.
J’allais souvent à ses lignes quand j’étais consigné et passais
l’après-midi à causer avec lui: nous mâchions chacun notre bout de canne
à sucre, amis comme cochons. Il me sortait tout ce que j’avais dans mes
poches et l’y remettait ensuite, et de temps à autre je lui portais de
la bière pour sa digestion, et je lui faisais des recommandations de
bonne conduite, et de ne pas se faire porter sur le registre des
punitions. Après cela il suivit l’armée, et c’est ainsi que ça se passe
dès qu’on a trouvé un bon copain.

--Alors vous ne l’avez jamais revu? demandai-je.

--Croyez-vous la première moitié de l’histoire? fit Térence.

--J’attendrai que Learoyd soit de retour, répondis-je évasivement.

Excepté quand il est soigneusement endoctriné par les deux autres et que
l’intérêt financier immédiat l’y pousse, l’homme du Yorkshire[10] ne
raconte pas de mensonges; mais je savais Térence pourvu d’une
imagination dévergondée.

  [10] Learoyd.

--Il y a encore une autre partie, dit Mulvaney. Ortheris en était, de
celle-là.

--Alors je croirai le tout, répondis-je.

Ce n’était pas confiance spéciale en la parole d’Ortheris, mais désir
d’apprendre la suite. Alors que nous venions de faire connaissance,
Ortheris m’avait volé un chiot, et tandis même que la bestiole reniflait
sous sa capote, il niait non seulement le vol, mais qu’il se fût jamais
intéressé aux chiens.

--C’était au début de la guerre d’Afghanistan, commença Mulvaney, des
années après que les hommes qui m’avaient vu jouer ce tour à l’éléphant
furent morts ou retournés au pays. J’avais fini par n’en plus parler...
parce que je ne me soucie pas de casser la figure à tous ceux qui me
traitent de menteur. Dès le début de la campagne, je tombai malade comme
un idiot. J’avais une écorchure au pied, mais je m’étais obstiné à
rester avec le régiment, et autres bêtises semblables. Je finis donc par
avoir un trou au talon que vous auriez pu y faire entrer un piquet de
tente. Parole, combien de fois j’ai rabâché cela aux bleus depuis, comme
un avertissement pour eux de surveiller leurs pieds! Notre major, qui
connaissait notre affaire aussi bien que la sienne, voilà qu’il me dit,
c’était au milieu de la passe du Tangi:

«--Voilà de la sacrée négligence pure, qu’il dit. Combien de fois vous
ai-je répété qu’un fantassin ne vaut que par ses pieds... ses pieds...
ses pieds! qu’il dit. Maintenant vous voilà à l’hôpital, qu’il dit, pour
trois semaines, une source de dépenses pour votre Reine et un fardeau
pour votre pays. La prochaine fois, qu’il dit, peut-être que vous
mettrez dans vos chaussettes un peu du whisky que vous vous entonnez
dans le gosier, qu’il dit.

«Parole, c’était un homme juste. Dès que nous fûmes en haut du Tangi, je
m’en allai à l’hôpital, boitillant sur un pied, hors de moi de dépit.
C’était un hôpital de campagne (tout mouches et pharmaciens indigènes et
liniment) tombé, pour ainsi dire, tout près du sommet du Tangi. Les
hommes de garde à l’hôpital rageaient follement contre nous autres
malades qui les retenions là, et nous ragions follement d’y être gardés;
et par le Tangi, jour et nuit et nuit et jour, le piétinement des
chevaux et les canons et l’intendance et les tentes et le train des
brigades se déversaient comme un moulin à café. Par vingtaines les
doolies[11] arrivaient par là en se balançant et montaient la pente avec
leurs malades jusqu’à l’hôpital où je restais couché au lit à soigner
mon talon, et à entendre emporter les hommes. Je me souviens qu’une nuit
(à l’époque où la fièvre s’empara de moi) un homme arriva en titubant
parmi les tentes et dit: «Y a-t-il de la place ici pour mourir? Il n’y
en a pas avec les colonnes.» Et là-dessus il tombe mort en travers d’une
couchette, et l’homme qui était dedans commence à rouspéter de devoir
mourir tout seul dans la poussière sous un cadavre. Alors la fièvre me
donna sans doute le délire, car pendant huit jours je priai les saints
d’arrêter le bruit des colonnes qui défilaient par le Tangi. C’étaient
surtout les roues de canons qui me laminaient la tête. Vous savez ce que
c’est quand on a la fièvre?

  [11] Civières.

Nous acquiesçâmes: tout commentaire était superflu.

--Les roues de canons et les pas et les gens qui braillaient, mais
surtout les roues de canons. Durant ces huit jours-là il n’y eut plus
pour moi ni nuit ni jour. Au matin on relevait les moustiquaires, et
nous autres malades nous pouvions regarder la passe et contempler ce qui
allait venir ensuite. Cavaliers, fantassins, artilleurs, ils ne
manquaient pas de nous laisser un ou deux malades par qui nous avions
les nouvelles. Un matin, quand la fièvre m’eut quitté, je considérai le
Tangi, et c’était tout comme l’image qu’il y a sur le revers de la
médaille d’Afghanistan: hommes, éléphants et canons qui sortent d’un
égout un par un, en rampant.

--C’était un égout, dit Ortheris avec conviction. J’ai quitté les rangs
par deux fois, pris de nausées, au Tangi, et pour me retourner les
tripes il faut tout autre chose que de la violette.

--Au bout, la passe faisait un coude, en sorte que chaque chose
débouchait brusquement, et à l’entrée, sur un ravin, on avait construit
un pont militaire (avec de la boue et des mulets crevés). Je restai à
compter les éléphants (les éléphants d’artillerie) qui tâtaient le pont
avec leurs trompes et se dandinaient d’un air sagace. La tête du
cinquième éléphant apparut au tournant, et il projeta sa trompe en
l’air, et il lança un barrit, et il resta là à l’entrée du Tangi comme
un bouchon dans une bouteille. «Ma foi, que je pense en moi-même, il ne
veut pas se fier au pont; il va y avoir du grabuge.»

--Du grabuge! Mon Dieu! dit Ortheris. Térence, j’étais, moi, jusqu’au
cou dans la poussière derrière ce sacré _hutti_. Du grabuge!

--Raconte, alors, petit homme; je n’ai vu ça que du côté hôpital.

Et tandis que Mulvaney secouait le culot de sa pipe, Ortheris se
débarrassa des chiens, et continua:

--Nous étions trois compagnies escortant ces canons, avec Dewcy pour
commandant, et nous avions ordre de refouler jusqu’au haut du Tangi tout
ce que nous rencontrerions par là et de le balayer de l’autre côté. Une
sorte de pique-nique au pistolet de bois, vous voyez? Nous avions poussé
un tas de flemmards du train indigène et quelques ravitaillements de
l’intendance qui semblaient devoir bivouaquer à tout jamais, et toutes
les balayures d’une demi-douzaine de catégories qui auraient dû être sur
le front depuis des semaines, et Dewcy nous disait:

«--Vous êtes les plus navrants des balais[12], qu’il dit. Pour l’amour
du Ciel, qu’il dit, faites-nous à présent un peu de balayage.

  [12] _Sweeps_. Injure courante. Si ce n’était pour conserver le jeu de
    mots, on pourrait traduire: «Ballots.»

«Nous balayâmes donc... miséricorde, comme nous balayâmes tout cela! Il
y avait derrière nous un régiment au complet, dont tous les hommes
étaient très désireux d’avancer: voilà qu’ils nous envoient les
compliments de leur colonel, en demandant pourquoi diable nous bouchions
le chemin, s. v. p.! Oh! ils étaient tout à fait polis. Dewcy le fut
également. Il leur renvoya la monnaie de leur pièce, et il nous flanqua
un suif que nous transmîmes aux artilleurs, qui le repassèrent à
l’intendance, et l’intendance en flanqua un de première classe au train
indigène, et l’on avança de nouveau jusqu’au moment où l’on fut bloqué
et où toute la passe retentit d’alleluias sur une longueur de trois
kilomètres. Nous n’avions pas de patience, ni de sièges pour asseoir nos
culottes, et nous avions fourré nos capotes et nos fusils dans les
voitures, si bien qu’à tout moment nous aurions pu être taillés en
pièces, tandis que nous faisions un travail de meneurs de bestiaux.
C’était vraiment ça: de meneurs de bestiaux sur la route d’Islington!

«J’étais tout près de la tête de la colonne quand nous vîmes devant nous
l’entrée du défilé du Tangi.

Je dis:

«--La porte du théâtre est ouverte, les gars. Qui est-ce qui veut
arriver le premier au poulailler? que je dis.

«Alors je vois Dewcy qui se visse dans l’œil son sacré monocle et qui
regarde droit en avant.

«--Il en a un culot, ce bougre-là! qu’il dit.

«Et le train de derrière de ce sacré vieux _hutti_ luisait dans la
poussière comme une nouvelle lune en toile goudronnée. Alors nous fîmes
halte, tous serrés à bloc, l’un par-dessus l’autre, et voilà que juste
derrière les canons s’amènent un tas d’idiots de chameaux rigolards qui
appartenaient à l’intendance... ils s’amènent comme s’ils étaient au
jardin zoologique, en bousculant nos hommes effroyablement. Il y avait
une poussière telle qu’on ne voyait plus sa main; et plus nous leur
tapions sur la tête plus les conducteurs criaient: «_Accha! accha[13]!_»
et par Dieu c’était «et là» avant de savoir où on en était. Et ce train
de derrière de _hutti_ tenait bon et ferme dans la passe et personne ne
savait pourquoi.

  [13] Hé là!

«La première chose que nous avions à faire était de refouler ces sacrés
chameaux. Je ne voulais pas être bouffé par _unt_[14]-taureau: c’est
pourquoi, retenant ma culotte d’une main, debout sur un rocher, je tapai
avec mon ceinturon sur chaque naseau que je voyais surgir au-dessous de
moi. Alors les chameaux battirent en retraite, et on fut obligé de
lutter pour empêcher l’arrière-garde et le train indigène de leur
rentrer dedans; et l’arrière-garde fut obligée d’envoyer avertir l’autre
régiment, au pied du Tangi, que nous étions bloqués. J’entendais en
avant les mahouts gueuler que le _hutti_ refusait de passer le pont; et
je voyais Dewcy se trémousser dans la poussière comme une larve de
moustique dans une citerne. Alors nos compagnies, fatiguées d’attendre,
commencèrent à marquer le pas, et je ne sais quel maboul entonna:
«Tommy, fais place à ton oncle.» Après ça, il n’y eut plus moyen ni de
voir ni de respirer ni d’entendre; et nous restâmes là à chanter,
crénom, des sérénades au derrière d’un éléphant qui se fichait de la
musique. Je chantais aussi, je ne pouvais pas faire autrement. En avant,
on renforçait le pont, tout cela pour faire plaisir au _hutti_. A un
moment, un officier m’attrape à la gorge, ce qui me coupe le sifflet.
Alors j’attrape à la gorge le premier homme venu, ce qui lui coupa aussi
le sifflet.

  [14] En hindoustani: chameau.

«--Quelle différence y a-t-il entre être étranglé par un officier et
être frappé par lui? demandai-je, au souvenir d’une petite aventure dans
laquelle Ortheris avait eu son honneur outragé par son lieutenant.

«--L’un, crénom, est une plaisanterie, et l’autre, crénom, une insulte,
répondit Ortheris. De plus nous étions de service, et peu importe ce que
fait alors un officier, aussi longtemps qu’il nous procure nos rations
et ne nous procure pas d’éreintement exagéré. Après cela nous nous
tînmes tranquilles, et j’entendis Dewcy menacer de nous faire tous
passer en conseil de guerre dès que nous serions sortis du Tangi. Alors
nous poussâmes trois vivats pour le pont; mais le _hutti_ refusait
toujours de bouger d’un cran. Il était buté. On l’acclama de nouveau, et
Kite Dawson, qui faisait le compère à toutes nos revues de caf’conc’ (il
est mort pendant le retour) se met à faire une conférence à un nègre sur
les trains de derrière d’éléphants. Pendant une minute Dewcy essaya de
se contenir, mais, Seigneur! c’était chose impossible, tant Kite faisait
le jocrisse, demandant si on ne lui permettrait pas de louer une villa
dans le Tangi pour élever ses petits orphelins, puisqu’il ne pouvait
plus retourner au pays. Survient alors un officier (à cheval d’ailleurs,
l’imbécile) du régiment de l’arrière, apportant quelques autres jolis
compliments de son colonel, et demandant ce que signifiait cet arrêt, s.
v. p. Nous lui chantâmes: «On se flanque aussi une fichue trépignée en
bas des escaliers», tant et si bien que son cheval s’emporta, et alors
nous lui lançâmes trois vivats, et Kite Dawson proclama qu’il allait
écrire au _Times_ pour se plaindre du déplorable état des routes dans
l’Afghanistan. Le train de derrière du _hutti_ bouchait toujours la
passe. A la fin un des mahouts vient trouver Dewcy et lui dit quelque
chose.

«--Eh Dieu! répond Dewcy, je ne connais pas le carnet d’adresses du
bougre! Je lui donne encore dix minutes et puis je le fais abattre.

«Les choses commençaient à sentir joliment mauvais dans le Tangi, aussi
nous écoutions tous.

«--Il veut à toute force voir un de ses amis, dit tout haut Dewcy aux
hommes.

«Et s’épongeant le front il s’assit sur un affût de canon.

«Je vous laisse à imaginer quelles clameurs poussa le régiment. On
criait:

«--C’est parfait! Trois vivats pour l’ami de M. Dugrospétard. Pourquoi
ne l’as-tu pas dit tout de suite? Prévenez la femme du vieux Hochequeue,
et ainsi de suite.

«Il y en avait quelques-uns qui ne riaient pas. Ils prenaient au sérieux
cette histoire de présentation, car ils connaissaient les éléphants.
Alors nous nous élançâmes tous en avant par-dessus les canons et au
travers des pattes d’éléphants (Dieu! je m’étonne que la moitié des
compagnies n’aient pas été broyées) et la première chose que je vis ce
fut Térence ici présent, avec une mine de papier mâché, qui descendait
la pente en compagnie d’un sergent.

«--Vrai, que je dis, j’aurais dû me douter qu’il était mêlé à une
pareille histoire de brigands, que je dis...» Maintenant, raconte ce qui
est arrivé de ton côté.

«--J’étais en suspens tout comme toi, petit homme, écoutant les bruits
et les gars qui chantaient. Puis j’entends chuchoter, et le major qui
dit:

«--Laissez-nous tranquilles, à réveiller mes malades avec vos blagues
d’éléphants.

«Et quelqu’un d’autre réplique tout en colère:

«--C’est une blague qui arrête deux mille hommes dans le Tangi. Ce fils
du péché de sac à foin d’éléphant dit, ou du moins les mahouts disent
pour lui, qu’il veut voir un ami, et qu’il ne lèvera pied ni patte avant
de l’avoir rencontré. Je m’esquinte à lui présenter des balayeurs et des
coolies, et son cuir est plus lardé de piqûres de baïonnettes qu’une
moustiquaire de trous, et je suis ici par ordre, mon bon monsieur le
major, pour demander si quelqu’un, malade ou bien portant, ou vivant ou
mort, connaît un éléphant. Je ne suis pas fou, qu’il dit, en s’asseyant
sur une boîte de secours médicaux. Ce sont les ordres que j’ai reçus, et
c’est ma mère, qu’il dit, qui rirait bien de me voir aujourd’hui le plus
grand de tous les idiots. Est-ce que quelqu’un ici connaît un éléphant?

«Pas un des malades ne pipa mot.

«--Vous voilà renseigné, que dit le major. Allez.

«--Arrêtez, que je dis, réfléchissant confusément dans ma couchette, et
je ne reconnaissais plus ma voix. Il se trouve que j’ai été en relations
avec un éléphant, moi, que je dis.

«--Il a le délire, que dit le major. Voyez ce que vous avez fait,
sergent. Recouchez-vous, mon ami, qu’il dit, en voyant que je cherchais
à me lever.

«--Je n’ai pas le délire, que je dis. Je l’ai monté, cet éléphant,
devant les casernes de Cawnpore. Il ne l’aura pas oublié. Je lui ai
cassé la tête avec un flingot.

«--Complètement fou, que dit le major.

«Puis, me tâtant le front:

«--Non, il est normal, qu’il dit. Mon ami, qu’il dit, si vous y allez,
sachez que ça va ou vous tuer ou vous guérir.

«--Qu’importe? que je dis. Si je suis fou, mieux vaut mourir.

«--Ma foi, c’est assez juste, que dit le major, Vous n’avez toujours
plus de fièvre pour le moment.

«--Venez, que me dit le sergent. Nous sommes tous fous aujourd’hui, et
les troupes attendent leur repas.

«Il passa son bras autour de moi pour me soutenir. Quand j’arrivai au
soleil, montagnes et rochers, tout tournoyait autour de moi.

«--Voilà dix-sept ans que je suis à l’armée, que me dit le sergent, et
le temps des miracles n’est pas passé. La prochaine fois on va nous
augmenter notre paye. Pardieu, qu’il dit, cet animal vous connaît!

«A ma vue le vieil Obstructionniste s’était mis à gueuler comme un
possédé, et j’entendis quarante millions d’hommes qui braillaient dans
le Tangi: «Il le reconnaît!» Alors, comme j’étais sur le point de
m’évanouir, la grosse trompe m’enlaça. «Comment vas-tu, Malachie?» que
je dis, en lui donnant le nom auquel il répondait dans les lignes.
«Malachie mon fils, vas-tu bien, toi? que je dis, car moi ça ne va
guère.» Là-dessus il trompeta de nouveau et la passe en retentit, et les
autres éléphants lui répondirent. Alors je retrouvai un peu de force. «A
bas, Malachie, que je dis, et mets-moi sur ton dos, mais manie-moi en
douceur, car je ne suis pas brillant.» A la minute il fut à genoux et il
m’enleva aussi délicatement qu’une jeune fille. «Maintenant, mon fils,
que je lui dis, tu bloques la passe. En route.» Il lança un nouveau
barrit de joie, et sortit majestueusement du Tangi, faisant cliqueter
sur son dos ses accessoires de canon, et derrière lui s’éleva la plus
abasourdissante clameur que j’aie jamais entendue. Alors la tête me
tourna, une grande sueur m’envahit et Malachie me paraissait devenir de
plus en plus grand, et je dis, d’un air bête et d’une petite voix, en
souriant tout à la ronde:

«--Descendez-moi, que je dis, ou bien je vais tomber.

«Quand je revins à moi j’étais couché dans mon lit d’hôpital, mou comme
une chiffe, mais guéri de la fièvre, et je vis le Tangi aussi vide que
le derrière de mon crâne. Ils étaient tous montés au front, et dix jours
plus tard j’y allai moi aussi, moi qui avais bloqué et débloqué tout un
corps d’armée. Qu’est-ce que vous pensez de ça, monsieur?

--J’attendrai pour vous répondre d’avoir vu Learoyd, répétai-je.

--Me voici, dit une ombre sortant d’entre les ombres. J’ai entendu
également l’histoire.

--Est-ce vrai, Jock?

--Oui, vrai, aussi vrai que la vieille chienne a attrapé la gale.
Ortheris, tu ne dois plus laisser les chiens approcher d’elle.




BRUGGLESMITH

        Le navire sombra ce jour-là, et tout l’équipage fut noyé, sauf
        moi.

        Clark Russell.


Le second du _Breslau_ m’invita à dîner à bord, avant que le navire s’en
allât à Southampton embarquer des passagers. Le _Breslau_, mouillé en
aval de London Bridge, avait ses écoutilles d’avant ouvertes pour le
chargement, et son pont jonché de boulons et d’écrous, de vis et de
chaînes. MacPhee, le «pied-noir[15]», venait de donner le dernier coup
d’astiquage à sa machine adorée, car MacPhee est le plus soigneux des
mécaniciens principaux. Si une patte de cafard se prend dans l’un de ses
tiroirs à vapeur, tout le navire en est averti, et la moitié de
l’équipage est employée à réparer le dégât.

  [15] Surnom des officiers mécaniciens, dans la marine française. Les
    Anglais disent, de façon équivalente: «_The Black_.»

Après le dîner, que le second, MacPhee et moi nous mangeâmes dans un
petit coin du salon désert, MacPhee s’en retourna à la machine
surveiller l’ajustage d’un coussinet. En attendant l’heure de retourner
chez moi, je montai avec le second sur la passerelle, où nous fumâmes en
considérant les feux des bateaux innombrables. Durant les silences de
notre conversation, je crus percevoir un écho de sonores beuglements, et
reconnaître la voix de MacPhee qui chantait les joies du foyer et des
amours domestiques. Le second me dit:

--MacPhee a ce soir un ami à bord... un homme qui était fabricant de
chaudières à Greenock quand MacPhee était élève mécanicien. Je ne lui ai
pas demandé de dîner avec nous parce que...

--Je comprends... ou plutôt j’entends, répliquai-je.

Nous causâmes encore quelques minutes, et MacPhee remonta de la machine
en donnant le bras à son ami.

--Permettez-moi de vous présenter ce monsieur, me dit MacPhee. C’est un
grand admirateur de vos œuvres. Il vient justement d’en apprendre
l’existence.

MacPhee n’a jamais su faire un compliment agréable. Son ami s’assit
brusquement sur un gabillot, en disant que MacPhee restait au-dessous de
la vérité. Personnellement l’homme au gabillot estimait que le seul
Shakespeare soutenait la comparaison avec moi, et que si le second
voulait le contredire, il était prêt à se battre avec le second,
sur-le-champ ou plus tard, garanti sur facture.

--Ah! grand homme, si vous saviez, ajouta-t-il en hochant la tête,
combien de fois je suis resté dans ma couche solitaire à lire la _Foire
aux Vanités_[16] en sanglotant... oui, en pleurant à chaudes larmes par
pur émerveillement de ce livre.

  [16] _Vanity Fair_, ouvrage bien connu de Thackeray.

En confirmation de sa bonne foi il versa un pleur, et le second se mit à
rire. MacPhee réaffermit le chapeau de l’individu qui lui était tombé
sur le sourcil.

--Cela va disparaître dans un instant. Ce n’est que l’odeur de la
machine, dit MacPhee.

--Je pense que je vais moi-même disparaître, glissai-le à l’oreille du
second. Est-ce que le youyou est paré?

Le youyou attendait au passavant, lequel était abaissé, et le second
partit à l’avant chercher un rameur pour me transporter à quai. Il
ramena un lascar tout endormi qui connaissait le fleuve.

--Vous vous en allez? me dit l’individu au gabillot. Ma foi, je vais
vous reconduire jusque chez vous. MacPhee, aide-moi à descendre
l’échelle. Elle a autant de bouts qu’un chat-à-neuf-queues, et...
fichtre!... il y a des youyous à ne pas les compter.

--Mieux vaut le laisser aller avec vous, me dit le second. Muhammed
Djenn, tu mettras d’abord à terre le sahib saoul. Le sahib qui ne l’est
pas, tu l’emmèneras à l’escalier suivant.

J’avais déjà un pied sur l’avant du youyou, et la marée remontait le
fleuve, lorsque l’individu tomba sur moi comme une bombe, refoula le
lascar sur l’échelle, largua l’amarre, et l’embarcation partit, la poupe
la première, le long de la muraille du _Breslau_.

--Nous ne voulons pas de races étrangères ici! proclama l’individu. Je
connais la Tamise depuis trente ans...

Ce n’était pas l’heure de discuter, nous dérivions alors sous la poupe
du _Breslau_, dont je savais que l’hélice était à moitié hors de l’eau,
parmi une ténébreuse confusion de bouées, d’amarres affleurantes et de
bâtiments à l’ancre entre lesquels clapotait le flot.

--Que vais-je faire? criai-je au second.

--Tâchez bien vite de trouver un bateau de la police, et pour l’amour de
Dieu donnez un peu d’erre au youyou. Gouvernez avec l’aviron. Le
gouvernail est démonté, et...

Je n’en pus entendre davantage. Le youyou s’éloigna, heurta un coffre
d’amarrage, pirouetta, et fut emporté à l’aventure tandis que je
cherchais l’aviron. Assis à l’avant, poings au menton, l’individu
souriait.

--Ramez, scélérat, lui dis-je. Sortez-nous d’ici, et gagnez le milieu du
fleuve...

--C’est un privilège que de contempler la face du génie. Laissez-moi
méditer encore. Il y avait _Le petit Barnabé Dorritt_ et _Le Mystère du
Druide blême_. J’ai navigué jadis sur un bâtiment qui s’appelait _Le
Druide_... le bien mal nommé. Tout cela me revient si agréablement. Oui,
tout cela me revient. Grand homme, vous gouvernez de façon géniale.

Nous heurtâmes un autre coffre d’amarrage, et le choc nous envoya sur
l’avant d’un bateau norvégien chargé de bois de construction: je
distinguai les grandes ouvertures carrées de chaque côté du taillemer.
Puis nous plongeâmes dans une file de chalands et leur échappâmes en y
laissant la peinture de nos bordages. C’était une consolation de me dire
que le youyou diminuait de valeur à chaque choc, mais le problème
m’inquiétait de savoir quand il commencerait à faire eau. L’individu
regardait devant nous dans les ténèbres opaques, et il sifflotait.

--Voilà un transat de la «Castle», me dit-il; ses amarrages sont noirs.
Il évite en travers du courant. Maintenez son feu de bâbord sur notre
tribord avant, et passez au large.

--Comment puis-je maintenir quelque chose n’importe où? Vous êtes assis
sur les avirons. Ramez, l’ami, si vous ne voulez pas sombrer.

Il prit les rames, en disant avec suavité:

--Il n’arrive jamais de mal à un ivrogne. C’est pour cela que j’ai voulu
venir avec vous. Mon vieux, vous n’êtes pas en état de rester seul dans
un bateau.

Il fit contourner le grand navire par le youyou, et pendant les dix
minutes qui suivirent je me délectai... oui, positivement, je me
délectai... à voir mon compagnon manœuvrer en virtuose. Nous nous
faufilâmes à travers la marine marchande de la Grande-Bretagne comme un
furet s’enfile dans un terrier de lapin; et nous hélions, ou plutôt il
hélait jovialement chaque bateau, où les matelots se penchaient aux
bastingages pour nous invectiver. Quand nous fûmes en eau à peu près
libre il me passa les rames et dit:

--Si vous savez ramer comme vous écrivez, je vous honorerai malgré tous
vos vices. Voilà London Bridge. Faites-nous-le traverser.

Nous filâmes comme un trait sous la sombre voûte retentissante, et
ressortîmes de l’autre côté, remontant rapidement avec le flot qui
chantait des hymnes de victoire. A part mon désir de rentrer chez moi
avant le jour, je commençais à me réconcilier avec la balade. On
apercevait quelques étoiles, et en tenant le milieu du courant il ne
pouvait nous arriver rien de grave.

L’individu se mit à chanter à pleine voix:

    Le plus fin voilier que l’on put trouver
                    Yo ho! Oho!
    C’était la Marguerite Evans de la ligne de l’X Noir,
                    Il y a cent ans!

--Mettez ça dans votre prochain bouquin, ce sera merveilleux.

Et, se dressant, à l’avant, il déclama:

    O tours de Julia, antique opprobre de Londres,
    Nourries par tant de crimes affreux et nocturnes...
    Chère Tamise, coule sans bruit jusqu’à la fin de ma chanson...
    Et là-bas c’est la tombe aussi petite que mon lit.

--Je suis poète, moi aussi, et je sens pour les autres.

--Asseyez-vous, lui dis-je. Vous allez nous faire chavirer.

--Bien, je m’assieds... je m’assieds comme une poule.

Il se laissa retomber lourdement, et ajouta, me menaçant de l’index:

    --Sache que la volonté prudente et avisée
      Est le commencement de la sagesse.

Comment un homme de votre talent a-t-il fait pour être ivre à ce point?
Oh! c’est honteux, et vous pouvez remercier Dieu à quatre pattes de ce
que je suis avec vous. Qu’est-ce que c’est que ce bateau là-bas?

Nous avions dérivé très loin en amont, et un bateau monté par quatre
hommes qui ramaient d’une façon régulière à souhait, nous avait pris en
chasse.

--C’est la police fluviale, m’écriai-je à pleine voix.

--Ah oui! Si le châtiment ne vous rejoint pas sur la terre ferme, il
vous rejoindra sur les eaux. Y a-t-il des chances qu’ils nous donnent à
boire?

--Toutes les chances. Je vais les héler.

Et je hélai. On me répondit du canot:

--Qu’est-ce que vous faites là?

--C’est le youyou du _Breslau_ qui s’est échappé, commençai-je.

--C’est un grand ivrogne qui s’est échappé, beugla mon compagnon, et je
le ramène chez lui par eau, car il ne tient plus debout sur la terre
ferme.

Et là-dessus il cria mon nom vingt fois de suite, et je sentis le rouge
m’envahir le corps, à triple couche.

--Vous serez sous clef dans dix minutes, mon bon, lui dis-je, et je
doute fort qu’on vous mette en liberté sous caution.

--Chut, chut, mon vieux. Ils me prennent pour votre oncle.

Il empoigna un aviron et se mit à éclabousser le canot qui se rangeait
sur notre bord.

--Vous êtes jolis tous les deux, dit enfin le brigadier.

--Je suis tout ce qu’il vous plaira, du moment que vous me délivrez de
ce sacripant. Remorquez-nous jusqu’au poste le plus proche, et vous
n’aurez pas à regretter votre temps perdu.

--Corruption, corruption de fonctionnaire! beugla l’individu, en se
jetant à plat dans le fond du canot. L’homme est pareil à un misérable
ver de terre. Et pour l’amour d’un vil demi-écu me voir à mon âge arrêté
par la police fluviale!

--Ramez, de grâce! lançai-je. Cet individu est ivre!

Ils nous remorquèrent jusqu’à un ponton... un poste d’incendie ou de
police: il faisait trop noir pour distinguer lequel des deux. Je sentais
bien qu’ils ne me considéraient pas sous un meilleur jour que mon
compagnon. Mais je ne pouvais pas m’expliquer, car j’étais occupé à
tenir l’autre bout de l’amarre, et je me sentais dépourvu de tout
prestige.

En sortant du canot, mon fâcheux compagnon s’abattit à plat sur la
figure et le brigadier nous posa brutalement des questions au sujet du
youyou. Mon compagnon se lavait les mains de toute responsabilité. Il
était, à son dire, un vieillard; il s’était vu attiré dans un bateau
volé par un jeune homme... probablement le voleur... avait préservé le
bateau du naufrage (ce qui était rigoureusement exact) et à cette heure
il attendait le salut sous les espèces d’un grog au whisky bien chaud.
Le brigadier se tourna vers moi. Par bonheur j’étais en habit de soirée,
et possédais ma carte de visite. Plus heureusement encore, le brigadier
connaissait le _Breslau_ et MacPhee. Il promit de renvoyer le youyou en
aval dès la prochaine marée, et ne crut pas au-dessous de sa dignité
d’accepter mes remerciements sous forme d’argent monnayé.

Ceci réglé à ma satisfaction, j’entendis mon compagnon dire avec
irritation au commissaire:

--Si vous ne voulez pas en donner à quelqu’un de sec, vous en donnerez
du moins à quelqu’un de mouillé.

Et d’un pas délibéré, franchissant le bord du ponton, il tomba à l’eau.

Quelqu’un piqua une gaffe dans ses habits et l’en retira.

--Maintenant, dit-il d’un ton triomphant, de par les règlements de la
Société royale de Sauvetage, vous devez me donner un grog au whisky bien
chaud. Quant à ce petit gars, épargnez-lui la tentation. C’est mon
neveu, et un brave gamin au fond. Mais je ne comprends pas du tout
pourquoi il s’en va sur mer faire son petit Thackeray. Ah! vanité de la
jeunesse! MacPhee me l’avait dit, que tu étais orgueilleux comme un
paon. Je me le rappelle à présent.

--Tâchez donc de lui donner quelque chose à boire et de l’emballer pour
la nuit. Je ne sais pas qui c’est, dis-je en désespoir de cause.

On obéit à ma suggestion. Et quand je vis l’individu occupé à boire j’en
profitai pour filer, et m’aperçus alors que j’étais proche d’un pont.

Je me dirigeai vers Fleet street, dans l’intention de prendre un fiacre
et de rentrer chez moi. Quand mon premier sentiment d’indignation se fut
dissipé, tout le grotesque de l’aventure m’apparut et je me mis à rire
tout haut parmi les rues désertes, au scandale d’un agent de police.
Plus j’y réfléchissais, plus je riais de bon cœur, mais une main, en se
posant sur mon épaule, vint modérer ma gaieté: je me retournai, et vis
celui qui aurait dû être couché au poste de la police fluviale. Il était
trempé des pieds à la tête, son chapeau de soie dégoulinant se tenait
tout en arrière de son occiput, et autour de son cou pendait une
couverture rayée de jaune, évidente propriété de l’État.

--Le crépitement d’un fagot sous une marmite, dit-il, solennel. Petit
gars, sais-tu bien que c’est un péché de rire sans motif? Ma conscience
m’a fait craindre que tu n’arrives jamais chez toi, et je suis venu pour
te conduire un bout. Ils sont bien mal élevés, là-bas près de l’eau. Ils
n’ont pas voulu m’écouter lorsque je leur ai parlé de tes œuvres, aussi
je les ai lâchés. Jette sur toi cette couverture, petit gars. Elle est
belle et fraîche.

Je soupirai intérieurement. La Providence à coup sûr avait décrété que
je vadrouillerais pendant l’éternité avec l’infâme connaissance de
MacPhee.

--Allez-vous-en, lui dis-je, allez chez vous, ou sinon je vous fais
arrêter.

Il s’adossa contre un réverbère et se mit un doigt sur le nez... sur son
indécent pif sensuel.

--Maintenant je me rappelle que MacPhee m’avait prévenu que tu étais
plus orgueilleux qu’un paon, et le fait que tu m’as jeté à la dérive
dans un bateau prouve que tu étais saoul comme une grive. Un nom
illustre est comme un gâteau savoureux. Moi, je n’en ai pas.

Et il se lécha gaiement les babines.

--Je le sais, dis-je. Et alors?

--Ouais, mais toi tu en as un. Je me rappelle maintenant que MacPhee
parlait de ta réputation dont tu étais si fier. Petit gars, si tu me
fais arrêter... je suis vieux assez pour être ton père... je bafoue ta
réputation jusqu’à extinction de voix: car je t’appellerai par ton nom
jusqu’à ce que les vaches rentrent à l’étable. Ce n’est pas de la
plaisanterie que d’être mon ami. Si tu repousses mon amitié, il te faut
du moins venir jusqu’à Vine street avec moi pour avoir volé le youyou du
_Breslau_.

Et il se mit à chanter à gorge déployée:

                  Au matin
    Au matin avec le tombereau noir...
    Nous remonterons à Vine street, au matin!

--C’est de ma composition, mais je n’ai pas de vanité, moi. Nous allons
rentrer chez nous tous les deux, petit gars, nous allons rentrer chez
nous.

Et il chanta: «Depuis si longtemps[17]», pour montrer qu’il parlait
sérieusement.

  [17] _Auld Lang Syne_, air populaire d’Écosse.

Un agent de police nous avisa que nous ferions bien de circuler, et nous
circulâmes jusqu’au Palais de Justice voisin de St. Clément Danes. Mon
compagnon s’était calmé, et son élocution qui jusque-là avait été
distincte (c’était merveille de l’entendre dans son état parler si bien
le dialecte écossais) commença à bafouiller, à achopper et à bégayer. Il
me pria de remarquer l’architecture du Palais de Justice et s’accrocha
tendrement à mon bras. Il aperçut alors un agent, et sans me laisser le
loisir de me dégager de lui, m’entraîna vers l’homme, en chantant:

    Tous les représentants de l’autorité
    Ont bien sûr une montre et sa chaîne.

et jeta sa couverture ruisselante sur le casque du gardien de l’ordre.
En tout autre pays du monde, nous aurions couru le plus grand risque
d’attraper une balle, ou un coup de sabre, ou de matraque... et un coup
de matraque est pire qu’une balle. Mais dans le pétrin où nous mettait
cette couverture humide, je songeai que nous étions en Angleterre, où
les agents de police sont habitués à être houspillés, battus, malmenés,
ce qui les prépare à mieux supporter une réprimande au tribunal de
police le lendemain matin. Nous tombâmes tous trois comme des capucins
de cartes, tandis que l’autre (c’était la suprême horreur de la
situation) m’adjurait par mon nom de m’asseoir sur la tête de l’agent et
de lui tailler des croupières. Je me dégageai le premier et criai à
l’agent de tuer l’individu à la couverture.

Comme juste, l’agent répliqua: «Vous ne valez pas mieux que lui», et me
donna la chasse, car j’étais de plus petite taille, par le contour de
St. Clément Danes, jusque dans Holywell street, où je me jetai dans les
bras d’un autre agent. Cette poursuite ne dura sûrement pas plus d’une
minute et demie, mais elle me parut aussi longue et pénible qu’une fuite
de cauchemar où l’on a les pieds entravés. Tout en courant j’eus le
loisir de penser à mille choses, mais je pensai surtout au grand homme
pareil à un dieu qui avait sa stalle dans la tribune nord de St. Clément
Danes, il y a cent ans[18]. Lui du moins aurait compati à mon sort. Ces
considérations m’absorbaient à un tel point que quand l’autre agent me
pressa sur son sein en disant: «Qu’est-ce que c’est que ces
manières-là?» je lui répondis, avec la plus exquise politesse:

  [18] Samuel Johnson.

--Monsieur, allons faire un tour dans Fleet street[19].

  [19] Phrase attribuée à Johnson.

--Bow street[20] vous conviendra mieux, ce me semble, répondit-il.

  [20] Poste de police connu.

Je le crus aussi durant un instant, puis il me sembla que je pourrais
m’en tirer par la force. Et il s’ensuivit une scène hideuse, que vint
compliquer l’arrivée précipitée de mon compagnon, porteur de la
couverture et me déclarant--toujours par mon nom--qu’il voulait me
sauver ou périr à la tâche.

--Abattez-le, suppliai-je. Fendez-lui d’abord le crâne, et je
m’expliquerai ensuite.

Le premier agent, celui qu’on avait assailli, tira son bâton et l’asséna
sur la tête de mon compagnon. Le haute-forme de soie éclata et son
propriétaire tomba comme une bûche.

--Ça y est! fis-je. Voilà que vous l’avez tué.

Holywell street ne se couche jamais. Un petit rassemblement se forma
sur-le-champ, et quelqu’un de race germanique brailla:

--Fous l’afez dué!

Un autre lança:

--Prenez son numéro, crénom! Je l’ai vu taper tant qu’il a pu. Ouah!

Or, quand la bagarre avait commencé, la rue était déserte, et à part les
deux agents et moi, personne n’avait vu asséner le coup. Je prononçai
donc à voix haute et joviale:

--Cet homme est un ami à moi. Il est tombé du haut mal. Dites, sergot,
voulez-vous aller chercher l’ambulance.

Et tout bas j’ajoutai:

--Vous aurez chacun cinq shillings, et cet homme ne vous avait rien
fait.

--Non, mais vous et lui avez tenté de me nettoyer, répliqua l’agent.

Il n’y avait pas à discuter la chose.

--Est-ce que Dempsey est de service à Charing Cross? demandai-je.

--D’où connaissez-vous Dempsey, espèce de n. d. D. d’étrangleur?
repartit l’agent.

--Si Dempsey est là, il me reconnaîtra. Amenez vite l’ambulance, et je
transporterai cet homme à Charing Cross[21].

  [21] A l’hôpital de Charing Cross.

--C’est à Bow street que vous allez venir, vous, dit l’agent avec
aigreur.

--Cet homme est mourant. (Il geignait, étendu sur le pavé.) Amenez
l’ambulance, dis-je.

Il y a une ambulance derrière St. Clément Danes, ce en quoi je suis
mieux renseigné que beaucoup. L’agent, paraît-il, possédait les clefs du
kiosque où elle gîtait. Nous la sortîmes (c’était un engin à trois
roues, pourvu d’une capote) et nous jetâmes dessus le corps de
l’individu.

Placé dans une voiture d’ambulance, un corps a l’air aussi mort que
possible. A la vue des semelles de bottes roides, les agents se
radoucirent.

--Allons-y donc, firent-ils.

Je m’imaginai qu’ils parlaient toujours de Bow street.

--Laissez-moi voir Dempsey trois minutes, s’il est de service,
répliquai-je.

--Entendu. Il y est.

Je compris alors que tout irait bien, mais avant de nous mettre en
route, je passai la tête sous la capote de l’ambulance, pour voir si
l’individu était encore en vie. Mon oreille perçut un chuchotement
discret.

--Petit gars, tu devras me payer un nouveau chapeau. Ils m’ont crevé le
mien. Ne va pas me lâcher à cette heure, petit gars. Avec mes cheveux
gris je suis trop vieux pour aller en prison par ta faute. Ne me lâche
pas, petit gars.

--Vous aurez de la chance si vous vous en tirez à moins de sept ans,
dis-je à l’agent.

Mûs par une crainte très vive d’avoir outrepassé leur devoir, les deux
agents quittèrent leurs secteurs de surveillance, et le lugubre convoi
se déroula le long du Strand désert. Je savais qu’une fois arrivé à
l’ouest d’Adelphi je serais en pays ami. Les agents également eurent
sujet de le savoir, car tandis que je marchais fièrement à quelques pas
en avant du catafalque, un autre agent me jeta au passage:

--Bonsoir, monsieur.

--Là, vous voyez, dis-je avec hauteur. Je ne voudrais pour rien au monde
être dans votre peau. Ma parole, j’ai bonne envie de vous mener tous
deux à la préfecture de police.

--Si ce monsieur est de vos amis, peut-être... dit l’agent qui avait
asséné le coup et songeait aux conséquences de son acte.

--Peut-être aimeriez-vous me voir partir sans rien dire de l’aventure,
complétai-je.

Alors apparut à nos yeux la silhouette du brigadier Dempsey, que son
imperméable rendait pour moi pareil à un ange de lumière. Je le
connaissais depuis des mois, il était de mes meilleurs amis, et il nous
arrivait de bavarder ensemble dans le petit matin. Les sots cherchent à
gagner les bonnes grâces des princes et des ministres, et les cours et
ministères les laissent périr misérablement. Le sage se fait des alliés
parmi la police et les cochers de fiacre, en sorte que ses amis
jaillissent du kiosque et de la file de voitures, et que ses méfaits
eux-mêmes se terminent en cortèges triomphaux.

--Dempsey, dis-je, y aurait-il eu une nouvelle grève dans la police? On
a mis de faction à St. Clément Danes des êtres qui veulent m’emmener à
Bow street comme étrangleur.

--Mon Dieu, monsieur! fit Dempsey, indigné.

--Dites-leur que je ne suis pas un étrangleur ni un voleur. Il est tout
bonnement honteux qu’un honnête homme ne puisse se promener dans le
Strand sans être malmené par ces rustres. L’un d’eux a fait son possible
pour tuer mon ami ici présent; et j’emmène le cadavre chez lui. Parlez
en ma faveur, Dempsey.

Les agents dont je faisais ce triste portrait n’eurent pas le temps de
placer un mot. Dempsey les interpella en des termes bien faits pour les
effrayer. Ils voulurent se justifier, mais Dempsey entreprit une
énumération glorieuse de mes vertus, telles qu’elles lui étaient
apparues à la lumière du gaz dans les heures matinales.

--Et en outre, conclut-il avec véhémence, il écrit dans les journaux.
Hein, ça vous plairait, qu’il parle de vous dans les journaux... et en
vers, encore, selon son habitude. Laissez-le donc. Voilà des mois que
lui et moi nous sommes copains.

--Et le mort, qu’en fait-on? dit l’agent qui n’avait pas asséné le coup.

--Je vais vous le dire, répliquai-je, me radoucissant.

Et aux trois agents assemblés sous les lumières de Charing Cross, je fis
un récit fidèle et détaillé de mes aventures de la nuit, en commençant
par le _Breslau_ et finissant à St. Clément Danes. Je leur dépeignis le
vieux gredin couché dans la voiture d’ambulance en des termes qui firent
se tortiller ce dernier, et depuis la création de la police
métropolitaine, jamais trois agents ne rirent comme ces trois-là. Le
Strand en retentit, et les louches oiseaux de nuit en restèrent ébahis.

--Ah Dieu! fit Dempsey en s’essuyant les yeux, j’aurais donné gros pour
voir ce vieux type galoper avec sa couverture mouillée et le reste.
Excusez-moi, monsieur, mais vous devriez vous faire ramasser chaque nuit
pour nous donner du bon temps.

Et il se répandit en nouveaux esclaffements.

Des pièces d’argent tintèrent, et les deux agents de St. Clément Danes
regagnèrent vivement leurs secteurs: ils riaient tout courants.

--Emmenez-le à Charing Cross, me dit Dempsey entre ses éclats de rire.
On renverra l’ambulance dans la matinée.

--Petit gars, tu m’as appelé de vilains noms, mais je suis trop vieux
pour aller à l’hôpital. Ne me lâche pas, petit gars. Emmène-moi chez moi
auprès de ma femme, dit la voix sortant de l’ambulance.

--Il n’est pas tellement malade. Sa femme lui flanquera un fameux savon,
dit Dempsey qui était marié.

--Où logez-vous? demandai-je.

--A Brugglesmith, me fut-il répondu.

--Qu’est-ce que c’est que ça? demandai-je à Dempsey, plus versé que moi
dans les mots composés de ce genre.

--Quartier de Brook Green, arrondissement d’Hammersmith, traduisit
aussitôt Dempsey.

--Évidemment, repris-je. Il ne pouvait pas loger ailleurs. Je m’étonne
seulement que ce ne soit pas à Kew[22].

  [22] Brook Green se trouve à l’extrême ouest de Londres, à six
    kilomètres et demi de Charing Cross. Kew est encore plus loin, dans
    la même direction.

--Allez-vous le véhiculer jusque chez lui, monsieur? me demanda Dempsey.

--Habiterait-il en... paradis, que je le véhiculerais jusque chez lui.
Il ne sortira pas de cette voiture tant que je serai vivant. Pour quatre
sous, il me ferait commettre un assassinat.

--Alors bouclez-le, pour plus de sûreté, me dit Dempsey.

Et il boucla dextrement par-dessus le corps de l’individu les deux
courroies qui pendaient aux côtés de la voiturette. Brugglesmith--je ne
connaissais pas son autre nom--dormait profondément. Il souriait même
dans son sommeil.

--C’est parfait, conclut Dempsey.

Et je m’éloignai, poussant devant moi la petite voiture de mon
diablotin. Trafalgar square était désert, à part quelques dormeurs à la
belle étoile. L’un de ces misérables s’approcha de moi et me demanda
l’aumône, en m’affirmant qu’il avait été jadis un homme distingué.

--Moi aussi, répliquai-je. Il y a longtemps de cela. Je vous donnerai un
shilling si vous voulez m’aider à pousser cette machine.

--C’est un assassinat? dit le vagabond, en se reculant. Je n’en suis pas
encore arrivé là.

--Non, mais cela finira par en être un, répondis-je. J’y suis arrivé,
moi.

L’homme se renfonça dans les ténèbres, et je poursuivis par Cockspur
street jusqu’au rond-point de Piccadilly, ne sachant que faire de mon
trésor. Tout Londres était endormi, et je n’avais pour me tenir
compagnie que ce sac à vin. Il était muet... muet comme le chaste
Piccadilly.

Comme je passais devant un club de brique rose, j’en vis sortir un jeune
homme de ma connaissance. Un œillet rouge fané pendait à sa boutonnière:
il avait joué aux cartes, et se disposait à retourner chez lui à pied
avant l’aube, quand il me rejoignit.

--Que faites-vous là? me demanda-t-il.

J’avais perdu tout sentiment de honte.

--Il s’agit d’un pari, répliquai-je. Venez m’aider.

--Hé, petit gars, qui est-ce? fit la voix de dessous la capote.

--Seigneur Dieu! s’exclama le jeune homme, faisant un bond par-dessus la
chaussée.

Ses pertes au jeu lui avaient sans doute ébranlé les nerfs. Les miens
étaient d’acier cette nuit-là.

--Le Seigneur? le Seigneur Dieu? continua la voix morne et impassible.
Ne blasphème pas, petit gars. Il viendra à l’heure qu’il aura choisie.

Le jeune homme me considéra avec effroi.

--Cela fait partie du pari, répliquai-je. Venez pousser!

--Où... où allez-vous? interrogea-t-il.

--A Brugglesmith, répondit la voix de l’intérieur. Dis, petit gars, tu
connais ma femme?

--Non, fis-je.

--Eh bien, c’est une femme redoutable. Petit gars, j’ai soif. Frappe à
l’une de ces belles maisons-là, et pour ta peine... tu pourras embrasser
la bourgeoise.

--Taisez-vous, ou je vous bâillonne, m’écriai-je férocement.

Le jeune homme à l’œillet rouge gagna l’autre côté de Piccadilly et héla
l’unique fiacre visible à plusieurs kilomètres. Quelles étaient ses
pensées, je ne saurais le dire.

Je me hâtai... véhiculant, sempiternellement véhiculant la machine vers
Brook Green, Hammersmith. Là, j’abandonnerais Brugglesmith aux dieux de
cette contrée désolée. Il m’en avait fait trop voir pour qu’il me fût
interdit de l’abandonner tout ficelé au milieu de la rue. D’ailleurs, il
crierait après moi, et, vrai! c’est une chose pitoyable que d’entendre à
l’aube son propre nom résonner dans le vide de Londres.

Je poursuivis donc, dépassant Apsley House, et atteignant le débit de
café, mais le café n’existait pas pour Brugglesmith. Et dans
Knightsbridge... le respectable Knightsbridge... je véhiculai mon
fardeau, le corps de Brugglesmith.

--Petit gars, qu’est-ce que tu vas faire de moi? dit-il quand nous fûmes
arrivés en face des casernes.

--Vous tuer, dis-je laconiquement, ou vous livrer à votre femme.
Taisez-vous.

Il refusa d’obéir. Il ne cessait de parler, entremêlant dans la même
phrase l’écossais correct à un effroyable baragouin d’ivrogne. A
l’Albert Hall, il m’affirma que j’étais le «bigand d’Hattle Gadle», ce
qui signifiait, je suppose, le «brigand d’Hatton Garden». A la rue Haute
de Kensington, il me chérissait comme un fils, et quand mes jambes
harassées abordèrent le pont d’Addison road, il m’adjura en pleurant de
détacher les courroies et de lutter contre le péché d’orgueil. Personne
ne nous dérangea. On eût dit qu’une cloison me séparait de l’humanité
entière, tant que je n’aurais pas réglé mon compte avec Brugglesmith. La
lueur de l’aube grandissait dans le ciel; le pavé de bois passa du brun
foncé au rouge lilas: je ne doutai plus qu’avant le soir j’aurais tiré
vengeance de Brugglesmith.

A Hammersmith, les cieux étaient gris-de-fer, et le jour en pleurs
parut. Tous les flots de tristesse d’une aube malencontreuse se
déversèrent dans l’âme de Brugglesmith. L’aspect froid et désolé des
flaques d’eau le fit pleurer à chaudes larmes. Je pénétrai dans une
taverne à demi éveillée... en habit de soirée sous mon pardessus, je
m’avançai jusqu’au comptoir... et lui donnai un whisky, à la condition
qu’il cesserait de ruer dans la toile de l’ambulance. Alors il pleura
plus misérablement, d’avoir été un jour associé à moi, et par là
contraint de voler le youyou du _Breslau_.

Le jour était blême et pâle quand j’arrivai au terme de mon long voyage.
Rabattant la capote, j’enjoignis à Brugglesmith de me révéler son
adresse. Ses yeux explorèrent tristement les façades rouges et grises,
et s’arrêtèrent enfin sur une villa dans le jardin de laquelle se
dressait une pancarte branlante portant l’inscription: «A louer.» C’en
fut assez pour l’abattre entièrement, et cette démoralisation emporta sa
belle facilité à parler sa gutturale langue septentrionale, car la
boisson nivelle tout.

--Un tout petit moment..., sanglota-t-il. Il a suffi d’un tout petit
moment. Foyer... famille, la meilleure des familles... ma femme aussi...
tu ne connais pas ma femme. Je les ai quittés il n’y a qu’un tout petit
moment. Et voilà que tout est vendu... vendu. Femme... enfants... tout
vendu. Laisse-moi me lever!

Je débouclai prudemment les courroies. Brugglesmith déboula hors de son
lit de repos et se dirigea en titubant vers la maison.

--Que vais-je faire? me demanda-t-il.

Je compris alors les profondeurs de l’âme de Méphisto.

--Sonnez, répondis-je; ils sont peut-être à la cave ou au grenier.

--Tu ne connais pas ma femme. Elle couche dans le salon sur un canapé en
attendant mon retour. Non, tu ne connais pas ma femme.

Il ôta ses bottes, les coiffa de son chapeau haute-forme, et avec des
ruses de peau-rouge, se faufila par l’allée du jardin. De son poing
fermé, il asséna un coup violent sur la sonnette marquée «Visiteurs».

--La sonnette est malade aussi. Malade, la sonnette électrique!
Qu’est-ce que c’est que cette sonnette-là? Je ne sais pas la faire
aller, gémit-il avec désespoir.

--Tirez dessus... tirez fort, répétai-je, tout en surveillant la rue
attentivement.

La vengeance arrivait, et je ne voulais pas de témoins.

--Oui, je vais tirer fort.

Il se frappa le front d’un air inspiré:

--Je vais la tirer à fond.

Se cambrant en arrière, il empoigna le bouton à deux mains et tira. De
la cuisine, un carillon furieux lui répondit. Crachant dans ses mains,
il tira de plus belle et appela sa femme. Puis il appliqua l’oreille au
bouton, hocha la tête, prit dans sa poche un vaste mouchoir jaune et
rouge, le noua autour du bouton, et tournant le dos à la porte, tira
par-dessus son épaule.

Du mouchoir ou du fil de fer, l’un ou l’autre, pensais-je, devait
fatalement céder. Mais j’oubliais la sonnette. Quelque chose cassa dans
la cuisine, et Brugglesmith se mit à descendre lentement les marches du
perron, en tirant vaillamment. Il entraînait quatre-vingt-dix
centimètres de fil de fer.

--Tirez, mais tirez donc! m’écriai-je. Voilà que ça vient.

--C’est juste, fit-il. Je vais la faire aller, cette sonnette.

Étreignant sur son sein le bouton de sonnette, il se courba en avant. Le
fil de fer grinça et s’étira derrière lui, et les bruits de l’intérieur
me révélèrent qu’il entraînait la sonnette, avec la moitié de la
boiserie de la cuisine et toute la rampe du sous-sol.

--Vous en viendrez à bout! criai-je.

Et il se vira, enroulant autour de lui ce solide fil de laiton. Je lui
ouvris discrètement la porte du jardin, et il la franchit, filant son
propre cocon. Et la sonnette venait toujours, au trot, et le fil tenait
toujours bon. Notre homme, tournoyant comme un cancrelat empalé, et
appelant frénétiquement sa femme et ses enfants, était à présent au
milieu de la chaussée. Il s’y rencontra avec la voiture d’ambulance: à
l’intérieur de la maison, la sonnette lança un suprême carillon et
bondit de l’extrémité du vestibule jusqu’à la face intérieure de la
porte de rue, où elle resta coincée. Mon ami Brugglesmith ne l’imita
point. Il tomba sur le nez, embrassant dans ce geste la voiture
d’ambulance, et tous deux giroyèrent à la fois dans les replis de ce fil
de laiton pour lequel on ne fera jamais assez de réclame.

--Petit gars, soupira-t-il, recouvrant la parole, est-ce que j’ai un
recours légal?

--Je vais aller vous en chercher un, répondis-je.

Et m’éloignant, j’avisai deux agents. Je leur racontai que le jour avait
surpris un cambrioleur dans Brook Green, alors qu’il était en train de
voler du plomb dans une maison inhabitée. Ils feraient bien, à mon avis,
de s’occuper de ce voleur sans souliers, qui semblait avoir des
difficultés.

Je les menai sur les lieux, et, tableau! dans la splendeur de l’aurore,
l’ambulance, les roues en l’air, arpentait le pavé boueux sur deux pieds
en chaussettes... traînassant çà et là dans un quart de cercle dont le
fil de laiton formait le rayon et dont le centre était marqué par la
plaque de sonnette de la maison déserte.

Après l’ingéniosité stupéfiante avec laquelle Brugglesmith avait réussi
à se ficeler sous l’ambulance, la chose qui parut impressionner
davantage les agents fut de constater que l’ambulance de St. Clément
Danes se trouvait à Brook Green, Hammersmith.

Ils me demandèrent même si je pouvais les renseigner là-dessus. Ils
s’adressaient bien!

Non sans peine et sans se salir, ils dépêtrèrent Brugglesmith. Celui-ci
leur expliqua qu’il avait repoussé les attaques du «bigand de Hattle
Gadle», lequel avait vendu sa maison, sa femme et ses enfants. Au sujet
du fil de sonnette il s’abstint d’explications, et les agents
l’emportèrent tout debout entre eux deux. Ses pieds étaient à plus de
quinze centimètres du sol, et malgré cela ils ramaient avec ardeur. Je
compris que, dans son imagination superbe, il croyait courir... courir
frénétiquement.

Je me suis parfois demandé s’il tenait à me revoir.




«DU PAIN SUR LA FACE DES EAUX[23]»

  [23] Cf. la Bible: _Ecclésiaste_, XI, 1.


Si vous vous souvenez de mon scandaleux ami Brugglesmith, vous vous
rappelez sans doute aussi son ami MacPhee, mécanicien principal du
_Breslau_, dont Brugglesmith essaya de voler le youyou. Les excuses
qu’il me fit pour les exploits de Brugglesmith, je les rapporterai
peut-être un jour, en temps et lieu: la présente histoire ne concerne
que MacPhee. Ce ne fut jamais un mécanicien de course, et par un point
d’honneur singulier il s’en vantait même devant les gens de Liverpool;
mais il connaissait depuis trente-deux ans la mécanique et les humeurs
diverses des bateaux. Il avait eu un côté de la figure abîmé par
l’explosion d’un générateur, à une époque où l’on en savait moins que
maintenant; et son nez proéminait majestueusement par-dessus les ruines,
telle une matraque dans une émeute populaire. Son crâne offrait des
entailles et des bosses, et il ne manquait pas de vous guider l’index
parmi ses courts cheveux poivre et sel, en vous racontant l’origine de
ces marques de fabrique. Il possédait toutes sortes de certificats
d’aptitudes supplémentaires, et dans le bas de la commode de sa cabine,
où il gardait la photographie de sa femme, il y avait deux ou trois
médailles de la Société royale de Sauvetage, reçues pour avoir sauvé des
hommes en mer. Professionnellement--il n’en allait pas de même quand des
passagers de troisième classe sautaient à l’eau dans un accès de fièvre
chaude--professionnellement, MacPhee n’est pas partisan de sauver des
gens en mer, et il m’a souvent déclaré qu’un nouvel enfer attend les
soutiers et chauffeurs qui s’engagent moyennant la solde d’un homme
robuste et tombent malades le second jour de la traversée. Il croit
nécessaire de jeter ses bottes au nez des troisième et quatrième
mécaniciens qui viennent l’éveiller la nuit pour l’avertir qu’un
coussinet est au rouge, et cela parce que la lueur d’une lampe se
reflète en rouge sur le métal en rotation. Il croit qu’il n’y a que deux
poètes au monde: l’un étant Robert Burns, comme juste; et l’autre Gérald
Massey. Quand il a du temps pour les romans, il lit Wilkie Collins et
Charles Reade,--surtout ce dernier,--et il sait par cœur des pages
entières de _Hard Cash_. Au salon, sa table avoisine celle du capitaine,
et il ne boit que de l’eau tant que ses machines fonctionnent.

Lors de notre première rencontre il me montra de la bienveillance, parce
que je ne lui posais pas de questions, et que je voyais en Charles Reade
un auteur déplorablement méconnu. Par la suite il goûta la partie de mes
écrits constituée par une brochure de vingt-quatre pages que je rédigeai
pour Holdock, Steiner et Chase, armateurs de la ligne, à l’époque où ils
acquirent le brevet d’un système de ventilation qu’ils adaptèrent aux
cabines du _Breslau_, du _Spandau_ et du _Kolzan_. Le commissaire du
_Breslau_ m’avait recommandé pour ce travail au secrétaire de Holdock.
Holdock, qui est méthodiste wesleyen, m’invita chez lui et, m’ayant fait
dîner après les autres avec la gouvernante, me mit en mains les croquis
avec les explications, et j’écrivis la brochure dans l’après-midi même.
Cela s’intitulait: _Le confort de la cabine_, et me rapporta sept livres
dix, argent comptant... une vraie somme, à cette époque-là; et j’appris
de la gouvernante, qui enseignait son rudiment au jeune John Holdock,
que Mme Holdock lui avait recommandé de me tenir à l’œil au cas où je
m’en irais avec les effets du portemanteau. Cette brochure plut
énormément à MacPhee, car elle était rédigée en style byzantin-moderne,
avec des fioritures en baroque et rococo; et par la suite il me présenta
à Mme MacPhee, qui succéda dans mon cœur à Dinah; car Dinah se trouvait
à l’autre bout du monde, et il est sain et hygiénique d’aimer une femme
comme Janet MacPhee. Ils habitaient tout près des bassins, une petite
maison d’un loyer de douze livres. Quand MacPhee était absent, Mme
MacPhee lisait dans les journaux la chronique maritime, et rendait
visite aux femmes des mécaniciens les plus âgés, d’un rang social égal
au leur. Une ou deux fois, cependant, Mme Holdock alla faire visite à
Mme MacPhee dans un coupé aux garnitures de celluloïd, et j’ai lieu de
croire qu’après que l’une eut joué assez longtemps à la femme
d’armateur, toutes deux échangèrent des potins. Les Holdock habitaient à
moins d’un quart de lieue de chez les MacPhee, dans une maison ancienne
ayant vue sur un horizon de briques, car ils tenaient à leurs sous comme
leurs sous tenaient à eux; et en été l’on rencontrait leur coupé allant
gravement en partie fine au bois de Theyden ou à Houghton. Mais j’étais
l’ami de Mme MacPhee, car elle me permettait de la conduire parfois dans
l’ouest, au théâtre, où elle sanglotait, riait ou frissonnait d’un cœur
ingénu. Elle me fit connaître un nouveau monde de femmes de docteurs,
femmes de capitaines et femmes de mécaniciens, dont les propos et les
idées n’avaient guère trait qu’à la navigation et à des lignes de
navigation dont on n’a jamais ouï parler. C’étaient des bateaux à
voiles, avec stewards et salons d’acajou et d’érable, qui desservaient
l’Australie, emmenant des cargaisons de poitrinaires et d’ivrognes
invétérés à qui l’on avait ordonné un voyage en mer; c’étaient des
petits bateaux mal tenus de l’Ouest Africain, pleins de rats et de
cancrelats, où les hommes mouraient partout sauf dans leurs couchettes;
c’étaient des bateaux brésiliens dont les cabines étaient parfois
occupées par de la marchandise, et qui prenaient la mer chargés
jusqu’au-dessus de la flottaison; c’étaient des steamers de Zanzibar et
de Maurice, et d’étonnants bateaux «reconstitués» qui allaient de
l’autre côté de Bornéo. Tous étaient aimés et connus de nous, car ils
gagnaient notre pain avec un peu de beurre dessus, et nous méprisions
les gros bateaux de l’Atlantique et faisions des gorges chaudes des
courriers de la P. & O. et de l’Orient Line, et ne jurions que par nos
vénérés armateurs... wesleyens, baptistes ou presbytériens, selon
l’occurrence.

Je venais tout juste de rentrer en Angleterre, quand je reçus de Mme
MacPhee une invitation à dîner pour trois heures de l’après-midi,
libellée sur un papier à lettre quasi nuptial, tant il était crémeux et
parfumé. En arrivant à la maison je vis à la fenêtre de nouveaux rideaux
qui avaient dû coûter quarante-cinq shillings la paire; et quand Mme
MacPhee m’attira dans un petit vestibule au papier marbré, elle me
regarda avec malice et s’écria:

--Vous n’avez rien appris? Que pensez-vous de ce porte-chapeau?

Or ce porte-chapeau était en chêne... vingt shillings pour le moins.
MacPhee descendit l’escalier d’un pas assuré--il marche avec la légèreté
d’un chat, malgré son poids, lorsqu’il est en mer--et me serra les mains
d’une façon nouvelle et redoutable... qui contrefaisait la manière du
vieux Holdock prenant congé de ses capitaines. Je compris qu’il avait
hérité, mais je me tins coi, bien que Mme MacPhee m’exhortât toutes les
trente secondes à bien manger et ne rien dire. Ce fut un repas quelque
peu fol, car MacPhee et sa femme se prenaient les mains tels de petits
enfants,--comme toujours après un voyage,--se faisaient des mines et des
clins d’yeux, s’étranglaient et gloussaient, et mangeaient à peine une
bouchée.

Une bonne faisait le service; et pourtant Mme MacPhee m’avait maintes
fois répété que tant qu’elle serait bien portante elle n’aurait besoin
de personne pour tenir son ménage. Mais cette servante-ci portait un
bonnet, et je vis Mme MacPhee se gonfler de plus en plus dans sa robe
couleur garance. Le franc-bord de Janet n’a rien de minuscule, pas plus
que la couleur garance n’est une teinte discrète; et sentant dans l’air
toute cette fierté triomphale et inexpliquée, je croyais assister à un
feu d’artifice sans connaître la fête. Au dessert, la bonne apporta un
ananas qui aurait bien dû coûter une demi-guinée en cette saison,--mais
MacPhee a sa manière à lui de se procurer ces primeurs,--des lichis secs
dans un fruitier en porcelaine de Canton, du gingembre confit sur une
assiette de cristal, et un petit pot de chow-chow sacré et impérial qui
embaumait la pièce. MacPhee le reçoit d’un Hollandais de Java, et je
pense qu’il l’additionne de liqueur. Mais le couronnement de la fête
était un madère d’une qualité qu’on ne peut se procurer que si l’on s’y
connaît en vin et en fournisseur. Avec le vin, un petit cabas enveloppé
de paille de maïs, et contenant des cigares de Manille en étui, fit son
apparition, et il n’y eut plus que silence et fumée bleu pâle. Janet,
resplendissante, nous souriait à tous deux et tapotait la main de son
époux.

--Nous allons boire, dit celui-ci posément et en se frottant les mains,
à l’éternelle damnation de Holdock, Steiner et Chase.

J’avais touché de la firme sept livres dix shillings, mais comme juste
je répondis: «Amen.» Les ennemis de MacPhee étaient les miens, puisque
je buvais son madère.

--Vous n’avez rien entendu dire? me demanda Janet. Pas un mot, pas un
murmure?

--Pas un mot, pas un murmure. Ma parole, je ne sais rien.

--Raconte-lui, Mac, dit-elle.

Et c’est là une autre preuve de la bonté de Janet et de son amour
conjugal. Une femme plus petite aurait bavardé tout d’abord, mais Janet
mesure cinq pieds neuf pouces sans ses souliers.

--Nous sommes riches, me dit MacPhee.

Je leur serrai les mains à tour de rôle.

--Je ne naviguerai plus... à moins que... il n’y a pas à dire... un
yacht particulier... avec un petit moteur auxiliaire...

--Nous n’avons pas assez pour cela, dit Janet. Nous sommes d’une honnête
richesse... dans l’aisance, mais pas plus. Une robe neuve pour l’église
et une pour le théâtre. Nous les ferons faire dans l’ouest.

--A combien cela se monte-t-il? demandai-je.

--Vingt-cinq mille livres. (J’aspirai l’air fortement.) Moi qui gagnais
de vingt à vingt-cinq livres par mois!

Il émit ces derniers mots dans un rugissement, comme si le monde entier
eût conspiré à le rabaisser.

--J’attends toujours, dis-je. Je ne sais rien depuis septembre dernier.
C’est un héritage?

Ils rirent tous les deux.

--C’est un héritage, dit MacPhee en s’étranglant. Ouh, eh, c’est un
héritage. Elle est bien bonne. Bien sûr que c’est un héritage. Janet, tu
as entendu? C’est un héritage. Eh bien, si vous aviez mis ça dans votre
brochure, ç’aurait été joliment rigolo. C’est un héritage.

Il se frappa sur la cuisse et éclata, au point de faire trembler le vin
dans la carafe.

Les Écossais sont une noble nation, mais il leur arrive de s’attarder
trop longtemps sur une plaisanterie, en particulier quand ils sont seuls
à en pouvoir goûter le sel.

--Quand je récrirai ma brochure, je mettrai ça dedans, MacPhee. Mais il
faut d’abord que j’en sache davantage.

MacPhee réfléchit durant la longueur d’un demi-cigare, tandis que Janet
s’emparait de mon regard et le dirigeait successivement sur tous les
nouveaux objets de la pièce... le nouveau tapis à dessins lie de vin, la
nouvelle horloge à poids entre des modèles de pirogues à balancier de
Colombo, le nouveau buffet incrusté portant un vase de fleurs en cristal
rouge, les chenets de cuivre doré, et enfin le nouveau piano noir et or.

--En octobre de l’année dernière, le Conseil d’administration m’a
renvoyé, commença MacPhee. En octobre de l’année dernière le _Breslau_
est rentré pour recevoir son radoub d’hiver. Il avait marché huit
mois... deux cent-quarante jours... et quand on l’eut mis en cale sèche
il me fallut trois jours pour dresser mes devis. Au total, remarquez,
cela faisait moins de trois cents livres... pour être précis, deux cent
quatre-vingt-six livres quatre shillings. Personne d’autre que moi
n’aurait pu soigner le _Breslau_ pour huit mois à ce prix-là. Mais
jamais plus... non, jamais. Ils peuvent envoyer leurs bateaux au fond,
je m’en fiche.

--Calme-toi, dit doucement Janet. Nous en avons fini avec Holdock,
Steiner et Chase.

--C’est exaspérant, Janet, purement exaspérant. Tout le monde le sait,
j’ai eu le bon droit pour moi d’un bout à l’autre, mais... mais je ne
peux pas leur pardonner. Oui, le bon droit que donne la sagesse; et tout
autre que moi aurait porté les devis à huit cents. Notre capitaine était
Hay... vous avez dû le rencontrer. Ils le firent passer sur le _Torgau_,
et m’ordonnèrent de m’occuper du _Breslau_ sous les ordres du jeune
Bannister. Notez qu’il y avait eu de nouvelles élections au Conseil. Les
parts s’étaient vendues de côté et d’autre, et la majeure partie de la
direction était inconnue de moi. L’ancien conseil ne m’aurait jamais
fait cela. Il avait confiance en moi. Mais le nouveau voulait tout
réorganiser, et le jeune Steiner (le fils de Steiner), le Juif, en était
l’âme. Ils ne crurent pas utile de m’avertir. La première chose que j’en
sus (et j’étais mécanicien principal!) fut le programme des voyages
d’hiver de la compagnie, et que la marche du _Breslau_ était réglée à
seize jours d’un port à l’autre. Seize jours, mon cher! C’est un bon
bateau, mais dix-huit jours c’est sa marche d’été, voyez-vous. C’était
de l’absurdité pure et simple, et je le déclarai au jeune Bannister.

--Il nous faut y arriver, me dit-il. Vous n’auriez pas dû donner un
devis de trois cents livres.

--Prétendent-ils que leurs bateaux vont marcher avec l’air du temps?
dis-je. Ils sont fous, à la direction.

--Dites-leur ça vous-même, qu’il dit. Moi, j’ai une femme, et mon
quatrième gosse est en train à l’heure qu’il est, d’après elle.

--Un garçon... à cheveux roux, interrompit Janet.

Elle-même a les cheveux de ce superbe roux doré qui s’accorde avec un
teint de nacre.

--Ma parole, j’étais en colère, ce jour-là! Outre que j’aimais ce vieux
_Breslau_, je m’attendais à un peu de considération de la part du
comité, après vingt ans de service. Il y avait réunion des directeurs le
mercredi, et je passai la nuit précédente dans la salle de la machine, à
prendre des croquis pour appuyer mes dires. Eh bien, je leur exposai la
chose à eux tous, clair et net. «Messieurs, leur dis-je, j’ai fait
marcher le _Breslau_ pendant dix-huit saisons, et je ne crois pas qu’on
ait une faute à me reprocher dans mon service. Mais si vous vous en
tenez à ce programme (j’agitai l’avis devant eux), ce programme dont je
n’ai jamais entendu parler avant de le lire à mon petit déjeuner, je
vous le garantis sur mon honneur professionnel, le bateau ne le remplira
pas. Ou plutôt si, il y réussirait pour un temps, mais à un risque tel
qu’aucun homme dans son bon sens ne voudrait le courir.»

«--Pourquoi diable croyez-vous que nous avons accepté vos devis? demanda
le vieux Holdock. Mon brave, vous dépensez l’argent comme de l’eau.

«--Je m’en remets au comité, dis-je, de savoir si deux cent
quatre-vingt-sept livres pour huit mois dépassent en rien la raison et
l’équité.

«J’aurais pu épargner mon souffle, car depuis la dernière élection le
comité avait été renouvelé, et ils restaient là, ces sacrés chasseurs de
dividende d’armateurs, sourds comme les vipères de l’Écriture.

«--Il nous faut tenir nos engagements vis-à-vis du public, me dit le
jeune Steiner.

«--Tenez plutôt vos engagements vis-à-vis du _Breslau_, lui dis-je. Il
vous a servi loyalement, vous et votre père avant vous. Il aurait
besoin, pour commencer, d’un carénage et de nouvelles tôles de
fondation, et qu’on remplace ses chaudières avant, et qu’on réalèse les
trois cylindres, et qu’on refasse tous les guides. C’est l’affaire de
trois mois.

«--Parce qu’un de nos employés a peur? dit le jeune Steiner. Il faudrait
peut-être aussi un piano dans la cabine du mécanicien principal?

«Je pétris ma casquette entre mes doigts, et rendis grâces à Dieu d’être
sans enfants et avec quelques économies. Je repris:

«--Messieurs, vous m’entendez. Si l’on fait du _Breslau_ un bateau à
seize jours, vous pouvez chercher un autre mécanicien.

«--Bannister ne nous a pas fait d’objections, dit Holdock.

«--Je parle pour moi seul, dis-je. Bannister a des enfants.

Et alors je perdis patience:

«--Libre à vous d’envoyer le bateau en enfer aller et retour, si vous
payez le pilotage, dis-je, mais il ira sans moi.

«--Voilà de l’insolence, dit le jeune Steiner.

«--Vous pouvez vous considérer comme renvoyé. Il nous faut maintenir la
discipline chez nos employés, dit le vieux Holdock.

«Et il regarda les autres directeurs pour voir s’ils étaient de son
avis. Ils ne se rendirent pas compte (Dieu leur pardonne!) et d’un signe
de tête ils m’expulsèrent de la compagnie... après vingt ans... oui,
après vingt ans!

«Je sortis et m’assis auprès du concierge du vestibule, pour rassembler
mes esprits. Je pense bien que j’injuriai le comité. Alors le vieux
MacRimmon (de la MacRimmon et MacNaughton) sortit de son bureau, qui est
sur le même palier, et me considéra, en soulevant une de ses paupières
avec son index. Vous savez qu’on l’appelle le Diable aveugle, mais il
n’est rien moins qu’aveugle, et ne se montra aucunement diable dans ses
procédés avec moi... MacRimmon de la ligne Black Bird.

«--Qu’est-ce que c’est, maître MacPhee? me dit-il.

«J’étais alors incapable d’argumenter.

«--C’est un mécanicien principal sacqué après vingt ans de service,
parce qu’il ne veut pas risquer le _Breslau_ à suivre le nouvel horaire,
et allez au diable, MacRimmon, lui dis-je.

«Le vieux fronça ses lèvres en sifflotant.

«--Ah oui, fit-il, le nouvel horaire. Je comprends!

«Il entra, clopinant, dans la salle du conseil que je venais de quitter,
et son chien Dandie, qui est le digne conducteur de cet aveugle, resta
avec moi. C’était là une circonstance providentielle. Au bout d’une
minute il fut de retour.

«--Vous avez jeté votre pain à l’eau, MacPhee, et allez au diable, me
dit-il. Où est mon chien? Il est sur vos genoux? Ma parole, il a plus de
discernement qu’un Juif. Qu’est-ce qui vous a pris, d’injurier votre
conseil d’administration, MacPhee? Cela coûte cher.

«--Le _Breslau_ leur coûtera encore plus cher, dis-je... (Et au chien:)
Va-t’en de mes genoux, flagorneuse bête.

«--Les coussinets chauffent, hein? me dit MacRimmon. Il y a trente ans
que quelqu’un n’a osé m’injurier en face. Il fut un temps où je vous
aurais jeté à bas des escaliers pour cette insolence.

«--Pardonnez-la-moi! dis-je. (Il allait sur ses quatre-vingts ans, à ma
connaissance.) J’ai eu tort, MacRimmon. Mais quand on se voit mettre à
la porte pour avoir fait son devoir évident, on n’est pas toujours poli.

«--Je comprends ça, dit MacRimmon. Un cargo affréteur vous
répugnerait-il? Vous n’aurez que quinze livres par mois, mais on dit que
le Diable aveugle nourrit ses gens mieux que d’autres. Il s’agit de mon
_Kite_. Va bien. Remerciez plutôt Dandie que voici. Je ne tiens pas aux
remerciements... Mais enfin, ajouta-t-il, qu’est-ce qui vous a pris de
donner votre démission chez Holdock?

«--Le nouvel horaire, dis-je. Le _Breslau_ n’y résistera pas.

«--Ta, ta, ta. Vous n’aviez qu’à le forcer un peu... assez pour montrer
que vous le poussiez... et l’amener au port avec deux jours de retard.
Quoi de plus simple que de dire que vous aviez ralenti à cause des
coussinets, hein? Tous mes gens le font... et je les crois.

«--MacRimmon, dis-je, quel prix une jeune fille attache-t-elle à sa
virginité?

«Sa figure parcheminée se contracta et il se tortilla dans son fauteuil.

«--C’est tout au monde pour elle, dit-il. Mon Dieu, oui, tout au monde.
Mais qu’avons-nous à faire, vous ou moi, avec la virginité, à notre âge?

«--Ceci, dis-je. Chacun de nous a toujours une chose, dans son métier ou
sa profession, qu’il refusera de faire sous n’importe quel prétexte. Si
je marche à l’horaire, je marche à l’horaire, sauf toutefois les risques
de mer. Moins que cela, devant Dieu, je ne l’ai pas fait. Plus que cela,
par Dieu, je ne veux pas le faire. Il n’est pas un tour du métier que je
ne connaisse...

«--Je l’ai ouï dire, fit MacRimmon, sec comme un biscuit.

«--Mais quant à ce qui est de courir loyalement, c’est sacré pour moi,
vous entendez. Je ne truque pas avec ça. Pousser des machines faibles,
n’est qu’une ruse loyale; mais ce que la direction me demande, c’est de
tricher, avec en outre le risque d’entraîner mort d’homme. Vous
remarquerez que je connais mon affaire.

«Nous causâmes encore un peu, et huit jours après je m’en allais à bord
du _Kite_, cargo de la Black Bird, deux mille cinq cents tonnes,
compound normal. Plus chargé il voguait, mieux il faisait route. Je lui
ai fait rendre jusqu’à neuf nœuds, mais sa juste moyenne était de huit
nœuds trois. Bonne nourriture à l’avant et meilleure à l’arrière, toutes
les demandes de matériel admises sans notes marginales, le meilleur
charbon, des servo-moteurs neufs, et de bons matelots. Le vieux
accordait tout ce qu’on voulait, excepté de la peinture. C’était par là
qu’il péchait. On lui aurait plutôt tiré sa dernière dent que de la
peinture. Quand il s’en venait au bassin, où ses bateaux faisaient
scandale tout le long du quai, il geignait et pleurait en disant qu’ils
avaient aussi bon air qu’il pouvait le désirer. Chaque armateur, je l’ai
observé, a son _nec plus ultra_. La peinture était celui de MacRimmon.
Mais on pouvait se tenir autour de ses machines sans risquer sa vie, et
tout aveugle qu’il fût, je l’ai vu sur un signe de moi refuser coup sur
coup cinq «intermédiaires» fêlés, et ses aménagements à bestiaux
pouvaient affronter le Nord-Atlantique en saison d’hiver. Vous savez ce
que cela veut dire? MacRimmon et la ligne Black Bird, que Dieu les
bénisse!

«Ah! j’oubliais de vous dire que le _Kite_ avait beau se coucher jusqu’à
enfoncer sous l’eau son pont avant, il fonçait dans une bourrasque de
vingt nœuds quarante-cinq à la minute, à trois nœuds et demi à l’heure,
et ses machines tournaient avec la régularité d’une respiration d’enfant
endormi. Le capitaine était Bell, et bien qu’il n’y ait pas grande
sympathie entre équipages et armateurs, nous raffolions du vieux Diable
aveugle et de son chien, et je pense que lui-même nous aimait. Il valait
au delà de deux millions de livres, et n’avait ni parents ni amis. Et
pour un homme seul, l’argent est une chose terrible... quand on en a
trop.

«J’avais fait faire deux voyages aller et retour au _Kite_, quand on
apprit l’accident du _Breslau_, tout comme je l’avais prophétisé. Son
mécanicien était Calder (il n’est pas capable de mener un remorqueur sur
le Solent), et Calder fit tant et si bien que la machine s’enleva de ses
fondations et retomba en vrac, à ce que j’appris. Le bâtiment s’emplit
donc, du presse-étoupe arrière à la cloison arrière, et resta à
contempler les étoiles, avec ses soixante-dix-neuf passagers qui
braillaient dans le salon. A la fin le _Camaralzaman_, de la ligne
Carthagène de Ramsey et Gold, lui donna la remorque au prix de cinq
mille sept cent quarante livres plus les frais devant le tribunal de
l’Amirauté. Il était désemparé, vous comprenez, et hors d’état
d’affronter le moindre coup de temps. Cinq mille sept cent quarante
livres, plus les frais, et sans compter une nouvelle machine! Ils
auraient mieux fait de me garder... avec l’ancien horaire.

«Mais malgré cela, les nouveaux directeurs continuaient à faire des
économies. Le jeune Steiner, le Juif, était le plus acharné. Ils
sacquaient à tort et à travers les hommes qui ne voulaient pas manger la
saleté que leur donnait la compagnie. Ils réduisaient les réparations;
ils nourrissaient les équipages de restes et de fonds de magasins; et
prenant le contre-pied de la méthode de MacRimmon, ils cachaient les
défectuosités de leurs bateaux sous de la peinture et de l’or adhésif.
_Quem Deus vult perdere dementat_[24], vous connaissez.

  [24] Dieu rend fous ceux qu’il veut perdre.

«En janvier, nous allâmes en cale sèche, et dans la cale voisine se
trouvait le _Grotkau_, leur gros cargo qui était en 1884 le _Dolabella_
de Piegan, de la ligne Piegan et Welsh... Ce bâtiment en fer construit
sur la Clyde, à fond plat, à l’avant arrondi, aux machines trop faibles,
était une brute de garce de cinq mille tonnes de capacité, qui ne
voulait ni gouverner, ni avancer, ni stopper quand on le lui demandait.
Des fois elle obéissait à la barre, des fois elle prenait le mors aux
dents, des fois elle s’attardait pour se gratter, et des fois elle
fonçait dans un mur de quai. Mais Holdock et Steiner l’avaient achetée
au rabais, et l’avaient entièrement repeinte comme la Tour de Babylone
si bien que, pour abréger, nous l’appelions la Tour. (Entre parenthèses
MacPhee s’en tint à ce nom durant la suite de son récit; on est donc
prié de lire en conséquence.) Je m’en allai voir le jeune Bannister...
il lui fallait prendre ce que la compagnie lui donnait, et il était
passé, ainsi que Calder, du _Breslau_ sur cet avorton... Tout en causant
avec lui j’entrai dans la cale où était le bâtiment. Ses tôles étaient
piquées au point que les hommes occupés à les badigeonner à tour de bras
en rigolaient. Mais je ne vis le pire qu’à la fin. Ce bateau avait une
grande bête d’hélice Thresher de six mètres (c’est Aitcheson qui a
dessiné celle du _Kite_), et juste sur la queue de l’arbre, en deçà de
l’étambot, il y avait une fissure suintant de rouille où l’on aurait pu
introduire une lame de canif. Mon ami, c’était une fissure effroyable!
Je demandai à Bannister:

«--Quand allez-vous embarquer une nouvelle queue d’arbre?

«Il comprit ce que je voulais dire.

«--Oh! c’est une paille superficielle, qu’il dit sans me regarder.

«--Superficielle! Le diable m’emporte! que je réponds. Vous ne ferez pas
le voyage avec une solution de continuité de ce genre!

«--On va la réparer ce soir, dit-il. J’ai une femme, et vous connaissez
la Direction...

«A ce moment-là je lui dis franchement ma façon de penser. Vous savez
quelle est la sonorité d’une cale sèche. Je vis le jeune Steiner arrêté
au-dessus de moi à écouter, et, mon cher, il usa d’un langage fait pour
provoquer une rupture de la paix. D’après lui j’étais un espion et un
employé malhonnête et je corrompais la moralité du jeune Bannister, et
il m’attaquerait en diffamation. Il s’éloigna tandis que je grimpais
l’escalier... si je l’avais attrapé je l’aurais jeté dans la cale.
Là-haut je rencontrai MacRimmon avec Dandie qui tirait sur sa chaîne
pour guider le vieillard parmi les voies ferrées.

«--MacPhee, me dit-il, vous n’êtes pas payé pour vous disputer avec
Holdock, Steiner et Chase quand vous les rencontrez. Qu’est-ce qui
cloche entre vous?

«--Tout bonnement une queue d’arbre rongée comme un trognon de chou. Je
vous en prie, allez voir, MacRimmon. C’est une vraie comédie.

«--Je me méfie de cet hébreu causeur, dit-il. Où est la paille, et à
quoi ressemble-t-elle?

«--Une fissure de dix-huit centimètres derrière l’étambot. Il n’y a pas
de puissance au monde capable de l’empêcher de s’ouvrir.

«--Quand?

«--Ça, je n’en sais rien.

«--Soit, soit, dit MacRimmon. La science humaine a des limites. Vous
êtes sûr que c’est une fissure?

«--Mon cher, c’est une crevasse, dis-je, car il n’y avait pas de mots
pour en exprimer l’énormité. Et le jeune Bannister prétend que ce n’est
qu’une paille superficielle.

«--Allons, il me semble que nous devons nous occuper de nos affaires. Si
vous avez des amis à bord de ce bateau, MacPhee, pourquoi ne les
inviteriez-vous pas à un petit dîner chez Radley?

«--Je pensais à un thé dans le carré, dis-je. Des mécaniciens de cargo
ne peuvent s’offrir des tarifs d’hôtel.

«--Non, non! dit le vieillard, pleurnichant. Pas dans le carré. On
rirait de mon _Kite_, car il n’est pas emplâtré de peinture comme la
_Tour_. Invitez-les chez Radley, MacPhee, et envoyez-moi l’addition.
Remerciez Dandie que voici, mon cher. Je ne tiens pas aux remerciements.

«Et il tourna le chien vers moi. Puis, comme s’il lisait dans ma pensée:

«--Maître MacPhee, ceci n’est pas de la démence sénile.

«--Dieu nous en garde! dis-je tout abasourdi. Je pensais justement que
vous étiez sorcier, MacRimmon.

«Le vieux birbe rit si fort qu’il faillit tomber assis sur son chien
Dandie.

«--Envoyez-moi l’addition, reprit-il. Il y a longtemps que je ne bois
plus de champagne, mais vous me direz quel goût cela vous laisse le
matin.

«Bell et moi nous invitâmes Bannister et Calder à dîner chez Radley.
Dans cette maison-là ils n’admettent pas qu’on rie ou qu’on chante, mais
nous prîmes un cabinet particulier... comme des propriétaires de yachts
de Cowes.

MacPhee s’épanouit dans un sourire et se laissa aller en arrière pour
songer.

--Et alors? fis-je.

--Nous n’étions pas ivres à proprement parler, mais les gens de chez
Radley me montrèrent les cadavres. Il y avait six magnums de champagne
sec et peut-être une bouteille de whisky.

--Vous n’allez pas me raconter qu’à vous quatre vous vous en êtes tirés
avec un magnum et quart chacun en sus du whisky? demandai-je.

Du fond de son fauteuil, MacPhee me lança un regard de pitié.

--Mon cher, nous n’étions pas réunis là pour boire, reprit-il. Ces
bouteilles ne firent que nous rendre spirituels. A vrai dire, le jeune
Bannister posait sa tête sur la table et pleurait comme un gosse, et
Calder était tout disposé à aller trouver Steiner à deux heures du matin
et à le peindre en vert pomme; mais ils avaient déjà bu dans
l’après-midi. Seigneur, comme ils maudirent tous deux la direction, et
le _Grotkau_, et la queue d’arbre et les machines, et tout! Ils ne
parlaient plus de pailles superficielles, cette nuit-là! Je revois le
jeune Bannister et Calder se serrer les mains en jurant de se venger de
la compagnie à tout prix pourvu que ça ne leur fît pas perdre leurs
brevets. Or, notez comme les mauvaises économies nuisent aux affaires.
La compagnie les nourrissait comme des gorets (j’ai bonne raison de le
savoir) et j’ai observé chez mes compatriotes que si l’on touche à
l’estomac des Écossais on en fait de vrais diables. Nourrissez-les bien,
et ils vous mèneront une dragueuse en plein Atlantique et la feront
aborder quelque part sur la côte d’Amérique. Mais dans le monde entier
la mauvaise nourriture fait le mauvais service.

«MacRimmon reçut l’addition, et il ne m’en dit rien jusqu’à la fin de la
semaine, où j’allai le trouver pour ravoir de la peinture, car nous
avions appris que le _Kite_ était affrété pour quelque part du côté de
Liverpool.

«--Restez où l’on vous a mis, me dit le Diable aveugle. Mon cher, est-ce
que vous prenez des bains de champagne? Le _Kite_ ne partira pas d’ici
avant que je n’en aie donné l’ordre... et comment irais-je prodiguer de
la peinture alors que le _Lammerguyer_ est en cale pour je ne sais
combien de temps encore?

«Il s’agissait de notre grand cargo (dont MacIntyre était le mécanicien)
qui était, je le savais, sorti du radoub depuis moins de trois mois. Ce
matin-là je rencontrai le commis principal de MacRimmon (vous ne le
connaissez pas) qui se mordait littéralement les ongles de dépit.

«--Le vieux est devenu maboul, me dit-il. Il a désarmé le _Lammerguyer_.

«--Il a peut-être ses raisons, répliquai-je.

«--Des raisons! Il est fou.

«--Pour moi il ne sera fou que le jour où il se mettra à le faire
peindre, dis-je.

«--C’est précisément ce qu’il a fait... et les frets du Sud-Amérique
sont plus élevés que nous ne les reverrons de notre vie. Il l’a mis en
cale sèche pour le repeindre... le repeindre... le repeindre! dit le
petit employé trépignant comme une poule sur une tôle brûlante. Cinq
mille tonnes de fret possible qui moisissent en cale sèche, mon cher, et
il distribue parcimonieusement la couleur par boîtes d’un quart de
livre, car cela lui fend le cœur, tout fou qu’il est. Et le _Grotkau_...
le _Grotkau_, pour comble... absorbe toutes les livres sterling qui
devraient nous revenir à Liverpool.

«J’étais sidéré par cette folie... d’autant qu’il s’y ajoutait celle du
dîner chez Radley.

«--Vous pouvez bien ouvrir les yeux, MacPhee, me dit le commis
principal. Trois locomotives et du matériel roulant, et des poutres en
fer... savez-vous où en est le fret à cette heure?... et des pianos, et
des articles de modes, et une cargaison de fantaisies de toute sorte
pour le Brésil qui affluent dans le _Grotkau_... le _Grotkau_ de la
firme Jérusalem... et pendant ce temps-là on repeint le _Lammerguyer_!

«Parole, je crus le voir tomber d’apoplexie.

«Je ne pus que lui dire: «Obéissez aux ordres de vos armateurs, même si
vous leur faites faire faillite», mais sur le _Kite_ nous crûmes
MacRimmon devenu fou: et MacIntyre du _Lammerguyer_ fut d’avis de le
faire interner par quelque bon moyen légal qu’il avait trouvé dans un
bouquin de jurisprudence maritime. Et durant toute cette semaine-là les
frets pour le Sud-Amérique ne cessèrent de monter. C’était une pitié.

«Puis Bell reçut l’ordre d’emmener le _Kite_ à Liverpool, sur lest.
MacRimmon, en venant nous dire adieu, geignit et se lamenta sur les
hectares de peinture qu’il avait prodigués au _Lammerguyer_.

«--Je m’en remets à vous de les rattraper, dit-il. Je m’en remets à vous
de me faire rentrer dans mes frais. Vrai Dieu, pourquoi n’êtes-vous pas
encore démarrés? Est-ce que vous le faites exprès de flâner en bassin?

«--Qu’est-ce que ça fait, MacRimmon? dit Bell. De toute façon nous
arriverons à Liverpool le lendemain de la foire. Le _Grotkau_ a pris
tout le fret qui aurait pu nous revenir à nous et au _Lammerguyer_.

«MacRimmon rit et grimaça... le vrai portrait de la démence sénile. Vous
savez qu’il fait jouer ses sourcils comme ceux d’un gorille.

«--Vous partez avec des instructions cachetées, dit-il, en toussotant et
se grattant. Les voici... à ouvrir successivement.

«Quand le vieux fut reparti à terre, Bell dit, tout en maniant les
enveloppes:

«--Nous devons longer toute la côte sud, en mettant le cap à terre pour
prendre des ordres... et par ce temps-ci encore! Il n’est plus question
de sa folie, à présent.

«Or donc, nous mîmes en route ce vieux _Kite_... nous avions de très
mauvais temps... sans cesse le cap à terre pour attendre des ordres
télégraphiques qui sont le cauchemar des capitaines. Puis nous fîmes
escale à Holyhead, et Bell ouvrit la dernière enveloppe où se trouvaient
les dernières instructions. J’étais avec lui dans le carré, et il me
jeta le papier, en s’écriant:

«--Auriez-vous imaginé cela, Mac?

«Je ne dirai pas ce que MacRimmon avait écrit, mais il était loin d’être
fou. Il y avait un grain de sud-ouest en perspective quand nous
arrivâmes à l’embouchure de la Mersey par un matin d’un froid aigre avec
une mer gris verdâtre et un ciel pareil... du temps de Liverpool, comme
on dit; et nous restâmes là, à danser, et les hommes juraient. On ne
peut garder de secrets à bord d’un bateau. Eux aussi pensaient que
MacRimmon était fou.

«Puis nous vîmes le _Grotkau_ qui sortait du fleuve avec la marée,
enfoncé jusqu’au plat-bord, sa cheminée repeinte à neuf comme ses canots
et le reste. Calder m’avait raconté chez Radley ce qui clochait à ses
machines, mais mon oreille seule me l’aurait appris, à trois kilomètres
de distance, rien qu’à entendre leur battement. Nous virâmes, tanguant
et roulant dans le sillage du _Grotkau_, et la brise sifflait avec bonne
promesse de redoubler. A six heures il ventait dur et sec, et avant le
quart de minuit c’était une vraie tempête du sud-ouest.

«--Il va gouverner sur l’Irlande, de cette allure-là, me dit Bell.

«J’étais avec lui sur la passerelle, à surveiller le feu bâbord du
_Grotkau_. Le vert ne se voit pas d’aussi loin que le rouge, sans quoi
nous nous serions tenus sous le vent. Nous n’avions pas de passagers à
ménager, et--tous les yeux étant fixés sur le _Grotkau_--nous allâmes
donner en plein dans un transat qui rentrait dare dare à Liverpool. Ou,
pour être plus précis, Bell put tout juste dégager le _Kite_ de dessous
son étrave, et il s’échangea quelques jurons entre les deux passerelles.
Or, un passager--MacPhee me considéra avec indulgence--l’aurait raconté
aux journaux à peine arrivé à la douane. Cette nuit-là et les deux jours
suivants nous nous tînmes à la queue du _Grotkau_--il ralentit à cinq
nœuds, d’après mon estime--et nous voguâmes tout doucement sur le chemin
du Fastnet.

--Mais on ne prend pas par le Fastnet pour aller à un port du
Sud-Amérique. Est-ce votre coutume à vous? fis-je.

--Non pas. Nous préférons prendre au plus direct. Mais nous suivions le
_Grotkau_, et il ne voulait à aucun prix s’aventurer dans cette tempête.
Vu ce que je savais à son désavantage, je ne pouvais blâmer le jeune
Bannister. Ça bardait à l’instar d’un ouragan d’hiver de l’Atlantique
Nord: neige et grêle, et un vent à périr. On aurait cru voir le diable
déchaîné sur la face de l’abîme et fouettant la crête des lames avant de
se décider à frapper. Jusque-là ils avaient laissé porter contre
l’ouragan, mais dès l’instant où le _Grotkau_ eut dépassé les Skellings,
il se troussa pour de bon et courut vent arrière pour doubler le cap
Dunmore. Bouh! ce qu’il roulait!

«--Il va s’abriter à Smerwick, me dit Bell.

«--Il serait déjà entré à Ventry si c’était là son intention, dis-je.

«--Ils vont lui démancher la cheminée, de ce train-là, dit Bell.
Pourquoi donc Bannister ne tient-il pas le cap à la mer?

«--A cause de la queue d’arbre, répliquai-je. Il préfère rouler plutôt
que de tanguer, avec des fêlures superficielles dans la queue d’arbre.
Calder le sait bien.

«--C’est du vilain travail que de mener des vapeurs cet hiver, reprit
Bell.

«Sa barbe et ses favoris étaient gelés sur son ciré, dont l’embrun
saupoudrait de blanc le côté au vent. Un véritable temps d’hiver de
l’Atlantique Nord.

«L’un après l’autre la mer nous arracha nos trois canots et tordit les
portemanteaux comme des cornes de bélier.

«--Ça va mal, dit Bell à la fin. On ne peut faire passer une amarre sans
canots.

«Bell était un homme très judicieux... pour quelqu’un d’Aberdeen.

«Je ne suis pas de ceux qui se révoltent contre les circonstances
extérieures à la salle de la machine, aussi je me glissai en bas, dans
l’intervalle de deux coups de mer, pour voir comment se comportait le
_Kite_. Mon bon, c’est en son genre le navire le mieux gréé qui soit
jamais sorti de la Clyde! Kinloch, mon second, le savait aussi bien que
moi. Je le trouvai faisant sécher ses savates sur le générateur, et se
peignant les favoris avec le peigne que Janet m’a donné l’an dernier,
tout comme si nous étions au port. Je fis jouer l’alimentation,
inspectai la chaufferie, tâtai les coussinets, crachai sur le palier de
butée pour me porter chance, donnai à tous ma bénédiction, et enlevai
les savates de Kinloch avant de remonter sur la passerelle.

«Alors Bell me passa la roue, et alla en bas pour se réchauffer. Quand
il remonta, mes gants étaient gelés sur les manettes et la glace
cliquetait à mes cils. Un vrai temps d’hiver de l’Atlantique Nord, je le
répète.

«La bourrasque s’apaisa dans la nuit, mais nous restâmes battus par une
mer clapoteuse qui secouait ce vieux _Kite_ de la proue à la poupe. Je
ralentis à trente-quatre, je pense... non, à trente-sept. Le matin venu,
il n’y avait plus qu’une longue houle à laquelle le _Grotkau_ faisait
tête au large dans l’ouest.

«--Il arrivera quand même à Rio, pour finir, malgré sa queue d’arbre, me
dit Bell.

«--La nuit dernière l’a ébranlé, dis-je. Ça finira par casser, notez mes
paroles.

«Nous étions alors, à l’estime, à quelque chose comme cent cinquante
milles dans l’ouest-sud-ouest du cap Slyne. Le lendemain nous en fîmes
cent trente (vous remarquerez que nous n’étions pas des bateaux de
course) et le jour suivant cent soixante et un, et avec cela nous fûmes
rendus, on peut dire. Dix-huit degrés et quelque chose ouest, et
peut-être cinquante et un et quelque chose nord, ayant croisé en oblique
toutes les routes des courriers de l’Atlantique Nord, toujours en vue du
_Grotkau_, nous en rapprochant la nuit et nous en éloignant le jour.
Après la bourrasque, le temps était devenu froid et les nuits sombres.

«Le vendredi soir, juste avant le quart de minuit, je me trouvais dans
la chambre de la machine, quand Bell siffla dans le tube acoustique:

«--Ça y est!

«Et je remontai.

«Le _Grotkau_ était juste à bonne distance au sud, et l’un après l’autre
il hissa trois feux rouges en ligne verticale... ce qui signifie qu’un
vapeur ne gouverne plus.

«--Voilà une remorque pour nous, me dit Bell, en se léchant les babines.
Il nous rapportera plus que le _Breslau_. Nous allons le rejoindre,
MacPhee!

«--Attendez un peu, dis-je. Les lames assaillent trop les navires, par
ici.

«--Raison de plus, dit Bell. C’est une fortune qui s’offre à nous. Qu’en
pensez-vous, mon bon?

«--Donnez-leur jusqu’au jour. Ils savent que nous sommes là. Si
Bannister a besoin de nous, il saura bien lancer une fusée.

«--Qui vous dit que Bannister en a besoin. Si l’on tarde nous allons
voir quelque vagabond de cargo nous le souffler à notre nez.

«Et il mit la barre dessus. Nous avions ralenti. Je repris:

«--Bannister aimerait mieux retourner au pays sur un transat et manger
au salon. Souvenez-vous de ce qu’il nous disait l’autre soir chez
Radley, à propos de la nourriture de Holdock et Steiner. Tenez-le au
large, mon bon... tenez-le au large. Une remorque n’est qu’une remorque,
mais un bâtiment abandonné cela représente une fameuse part de
sauvetage.

«--Hé, hé! dit Bell. Il y a de la ressource en vous, Mac. Je vous aime
comme un frère. Nous allons rester où nous sommes jusqu’au jour.

«Et il nous maintint à distance du _Grotkau_.

«Puis il s’éleva une fusée à l’avant et deux sur le pont et un feu bleu
à l’arrière. Puis un tonneau de goudron s’alluma à l’avant.

«--Ils coulent, dit Bell. C’est bien fichu, et tout ce que je recevrai
ce sera une paire de jumelles de nuit pour avoir rencontré le jeune
Bannister... l’imbécile!

«--Du calme, tout va bien, dis-je. Leurs signaux s’adressent à un
bâtiment dans notre sud. Bannister sait aussi bien que moi qu’une simple
fusée ferait accourir le _Kite_. Il ne gaspille pas ses pièces
d’artifice pour rien. Écoutez-les appeler.

«Le _Grotkau_ siffle sans discontinuer pendant cinq minutes, et puis ce
furent d’autres pièces d’artifice... une vraie représentation.

«--Cela ne s’adresse pas à des vrais gens du métier, dit Bell. Vous avez
raison, Mac. C’est pour un plein carré de passagers.

«Il regarda attentivement dans ses jumelles de nuit, car il y avait de
la brume dans le sud.

«--Qu’est-ce que vous en dites? fis-je.

«--Un transat, répondit-il. Voilà sa fusée. Oh! aïe! on a réveillé le
capitaine chamarré d’or, et... voilà qu’on réveille les passagers. On
allume l’électricité dans toutes les cabines... Encore une autre fusée!
Ils viennent au secours des infortunés naufragés.

«--Passez-moi la lorgnette, dis-je.

«Mais Bell trépignait sur la passerelle, totalement frénétique.

«--Un paquebot-poste... un paquebot-poste... un paquebot-poste!
s’écria-t-il. Ayant contrat avec le gouvernement pour le transport
régulier de la malle; et comme tels, Mac, notez-le, ils peuvent sauver
des gens en mer, mais ils ne peuvent prendre en remorque... ça leur est
interdit! Voilà le signal de nuit de ce paquebot-poste! Il sera là dans
une demi-heure.

«--Dieu! fis-je, et nous resplendissons ici de toutes nos lumières. Oh!
Bell, mais vous êtes stupide!

«Il dégringola de la passerelle à l’avant, tandis que je dégringolais à
l’arrière, et en l’espace d’un clin d’œil nos lumières furent éteintes,
l’écoutille de la machine masquée, et nous restâmes noirs comme poix, à
regarder venir les lumières du courrier auquel le _Grotkau_ avait fait
des signaux. Il s’amenait à vingt milles à l’heure, toutes ses cabines
illuminées et ses canots parés. Ce fut exécuté splendidement, et en
moins d’une heure. Il stoppa comme la machine à coudre de Mme Holdock;
le passavant s’abattit, les canots descendirent, et dix minutes plus
tard nous entendions l’acclamation des passagers et le navire
s’éloignait.

«--Ils en parleront jusqu’à la fin de leurs jours, dit Bell. Un
sauvetage de nuit en mer, aussi joli qu’à la scène. Le jeune Bannister
et Calder sont au salon en train de boire, et dans six mois d’ici la
chambre de commerce offrira une paire de jumelles au capitaine. C’est
tout à fait philanthropique d’un bout à l’autre.

«Nous restâmes en panne jusqu’au jour--vous pouvez croire que nous
l’attendions avec impatience--et nous vîmes le _Grotkau_, son nez un peu
relevé, qui se fichait de nous. Il avait l’air totalement ridicule.

«--Il est en train de s’emplir par l’arrière, dit Bell; sinon pourquoi
serait-il si enfoncé de la poupe? La queue d’arbre lui aura ouvert un
trou dedans, et nous n’avons plus de canots. Il y a là trois cent mille
livres, au bas mot, prêtes à se noyer sous nos yeux. Que faire?

«Et ses coussinets chauffèrent à nouveau en une minute; car c’est un
homme sans pondération.

«--L’approcher d’aussi près que possible, dis-je. Donnez-moi une
ceinture et une ligne de sauvetage, et je l’aborderai à la nage.

«Il y avait un peu de houle et dans le vent il faisait froid... très
froid, mais ils avaient quitté le bord comme des passagers, le jeune
Bannister et Calder avec les autres, en laissant le passavant abaissé du
côté sous le vent. Négliger l’invite, ç’aurait été renier en face une
providence manifeste. Nous étions à cinquante mètres quand Kinloch
acheva de m’oindre d’huile à l’abri de la cuisine, et quand nous
longeâmes le bâtiment, pour le sauvetage des trois cent mille livres je
sautai à la mer. Mon bon, c’était froid à périr; mais j’agis avec
méthode, et en râclant la muraille j’arrivai en plein sur le caillebotis
inférieur du passavant. Je ne m’y attendais pas du tout, je vous assure.
Sans reprendre haleine, je m’écorchai les deux genoux sur le caillebotis
et y grimpai avant le prochain coup de roulis. J’amarrai ma ligne au
bastingage, et galopai à l’arrière jusqu’à la cabine du jeune Bannister,
où je me séchai avec tout le contenu de sa couchette, et mis sur moi
tout ce que je pus trouver en fait de vêtements pour rétablir ma
circulation. Trois paires de caleçons, je me rappelle que je trouvai
pour commencer... et ce n’était pas trop. Je n’ai jamais eu si froid de
toute mon existence.

«Puis je m’en allai à la machine. Le _Grotkau_ était, comme on dit,
assis sur sa queue. Il avait un arbre d’hélice très court et sa
machinerie était toute à l’arrière. Il y avait dans la salle de la
machine trois ou quatre pieds d’eau noire et huileuse qui ballottaient
çà et là; cela faisait peut-être six pieds. Les portes de la chaufferie
étaient fermées et boulonnées, et la chaufferie elle-même était
passablement étanche; malgré cela, pendant une minute, ce gâchis dans la
salle de la machine me fit illusion. Mais rien que pour une minute, et
encore parce que je n’étais pas, en manière de parler, aussi calme que
d’ordinaire. Je regardai à nouveau pour me rendre compte. Cette eau
noire était noire de fond de cale: de l’eau morte qui avait dû
s’introduire par hasard, voyez-vous.

J’interrompis MacPhee.

--MacPhee, je ne suis qu’un passager, mais vous ne me ferez pas croire
que six pieds d’eau peuvent s’introduire par hasard dans une salle de
machine.

--Qui donc cherche à vous faire croire ci ou ça? répliqua MacPhee. Je
rapporte les faits en cause... les faits simples et naturels. Six ou
sept pieds d’eau morte dans une chambre de machine, c’est un spectacle
très inquiétant, quand on pense qu’il y en a probablement encore à
venir; mais je ne croyais pas que tel fût le cas, aussi, vous noterez,
je n’étais pas inquiet.

--Tout cela est très joli, dis-je, mais je veux être renseigné au sujet
de cette eau.

--Je vous l’ai déjà dit. Il y en avait là six pieds ou plus, et la
casquette de Calder flottait dessus.

--D’où venait-elle?

--Bah, dans la confusion qui dut se produire quand l’hélice se fut
détachée et que la machine s’emballa et cætera, il est fort possible que
Calder ait laissé tomber sa casquette et ne se soit pas donné la peine
de la ramasser. Je me rappelle la lui avoir vue à Southampton.

--Ce n’est pas sur la casquette que je veux des renseignements, MacPhee.
Je vous demandais d’où venait cette eau, et ce qu’elle faisait là, et
pourquoi vous étiez si sûr qu’elle ne provenait pas d’une voie d’eau.

--Pour une bonne raison... pour une bonne et suffisante raison.

--Donnez-la-moi donc.

--Mais c’est une raison qui ne m’appartient pas tout à fait en propre.
Pour préciser, je suis d’avis qu’elle provenait, cette eau, en partie
d’une erreur de jugement chez autrui. Nous pouvons tous nous tromper.

--Ah! je vous demande pardon. Continuez.

--Je m’en retournai au bastingage, et Bell me héla:

«--Qu’est-ce qu’il y a de cassé?

«--Ça ira, répondis-je. Envoyez-moi une aussière, et un homme pour
m’aider à gouverner. Je le halerai à bord par la ligne de sauvetage.

«Je vis des têtes osciller en avant et en arrière et j’entendis une ou
deux bordées de gros mots. Alors Bell me cria:

«--Ils n’osent pas... personne... dans cette eau... sauf Kinloch, et
j’ai besoin de lui.

«--Ça grossira ma part de sauvetage, répliquai-je. Je manœuvrerai en
solo.

«Là-dessus un rat de magasin me dit:

«--Croyez-vous qu’il n’y ait pas de danger?

«--Je ne vous garantis rien, que je lui réponds, sauf peut-être une
tripotée pour m’avoir retenu si longtemps.

«Alors il me lance:

«--Il n’y a plus qu’une ceinture de sauvetage, et on ne la retrouve pas,
ou sinon je viendrais.

«--Jetez-le à l’eau, ce galfâtre! m’écriai-je, perdant patience.

«Et avant qu’il eût compris ce qui l’attendait, on s’empara de ce
volontaire et on le balança, passé dans le double de la ligne de
sauvetage. Je le halai à tour de bras sur la courbe de celle-ci... une
recrue fort présentable, quand je lui eus fait rendre l’eau salée, car
entre parenthèses il ne savait pas nager.

«Puis on ferla sur la ligne de sauvetage un filin de deux pouces avec
une aussière au bout, et je fis passer le filin sur le tambour d’un
treuil à main et halai l’aussière à bord, et nous l’amarrâmes aux bittes
du _Grotkau_.

«Bell amena le _Kite_ si près que je craignis de voir ce dernier, dans
un coup de roulis, défoncer les tôles du _Grotkau_. Après m’avoir passé
une autre ligne de sauvetage il fit marche arrière et il nous fallut
recommencer toute la rude manœuvre au treuil avec une seconde aussière.
Malgré tout Bell faisait bien: nous avions en perspective un long
remorquage et quoique la Providence nous eût favorisés jusque-là, il
était inutile d’en laisser trop à sa discrétion. Quand la seconde
aussière fut amarrée, j’étais trempé de sueur, et je criai à Bell de
rentrer son mou et de gagner le port. Mon auxiliaire était enclin à
aider au travail surtout en demandant à boire, mais je lui déclarai tout
net qu’il devait «serrer les ris et gouverner», en commençant par
gouverner, car je voulais aller me reposer. Il gouverna... hum, enfin
soit, il gouverna, façon de parler. Ou du moins il empoigna les manettes
et les tourna d’un air sage, mais je doute que la _Tour_ en sentît rien.
Je me mis sur-le-champ dans la couchette du jeune Bannister et dormis à
poings fermés. Je m’éveillai avec une faim dévorante. Une belle houle
courait sur la mer, le _Kite_ filait ses quatre milles à l’heure, et le
_Grotkau_ plaquait son nez dans les lames, tout en déviant et embardant
à discrétion. Il se laissait remorquer de bien mauvaise grâce. Mais le
plus honteux ce fut la nourriture. En râflant les tiroirs de la cuisine
et des offices ainsi que les placards du carré, je me composai un repas
que je n’aurais pas osé offrir au second d’un charbonnier de Cardiff; et
on dit pourtant, vous le savez, qu’un second de Cardiff mangerait du
mâchefer pour épargner l’étoupe. Je vous affirme que c’était tout
bonnement ignoble! Les matelots, eux, avaient écrit ce qu’ils en
pensaient sur la peinture fraîche du gaillard d’avant, mais je n’avais
personne de convenable à qui me plaindre. Je n’avais rien d’autre à
faire que de surveiller les aussières et le derrière du _Kite_ qui
s’épatait dans l’écume quand le bateau s’enlevait à la lame; aussi je
donnai de la vapeur à la servo-pompe arrière, et vidai la chambre de la
machine. Il est inutile de laisser de l’eau en liberté sur un bateau.
Quand elle fut asséchée, je descendis dans le tunnel de l’arbre d’hélice
et découvris qu’il y avait une petite voie d’eau à travers le
presse-étoupe, mais rien qui pût faire de la besogne. Selon mes
prévisions l’hélice s’était détachée et Calder avait attendu l’événement
la main sur son régulateur. Il me l’a raconté quand je l’ai revu à
terre. A part cela il n’y avait rien de dérangé ni de cassé. Elle avait
juste glissé au fond de l’Atlantique, aussi tranquillement qu’un homme
qui meurt en étant prévenu... chose très providentielle pour tous ceux
qu’elle concernait. Puis je passai en revue les œuvres mortes du
_Grotkau_. Les canots avaient été broyés sur leurs portemanteaux, la
lisse manquait par endroits, une manche à air ou deux avaient fichu le
camp, et la rambarde de la passerelle était tordue par les lames; mais
les écoutilles restaient étanches, et le bâtiment n’avait aucun mal.
Pardieu, j’en vins à le haïr comme un être humain, car je passai à son
bord huit jours à me morfondre, crevant la faim... oui, littéralement...
à une encâblure de l’abondance. Du matin au soir je restai dans la
couchette à lire _le Misogyne_, le plus beau livre qu’ait jamais écrit
Charlie Reade, et à me curer les dents. C’était assommant au suprême
degré. Huit jours, mon cher, que je passai à bord du _Grotkau_, et je
n’y mangeai pas une seule fois à ma faim. Rien d’étonnant si son
équipage ne voulait plus y rester. Mon auxiliaire? Oh! je le faisais
turbiner pour le maintenir en forme. Je le faisais turbiner pour deux.

«Cela se mit à souffler quand nous arrivâmes sur les sondes, ce qui me
força de rester auprès des aussières, amarré au cabestan et respirant
entre les coups de mer. Je faillis mourir de froid et de faim, car le
_Grotkau_ remorquait tel un chaland, et Bell le halait à travers tout.
Il y avait beaucoup de brume dans la Manche, d’ailleurs. Nous avions le
cap à terre pour nous guider sur un phare ou l’autre, et nous faillîmes
passer sur deux ou trois bateaux pêcheurs, qui nous crièrent que nous
étions tout près de Falmouth. Alors nous fûmes quasi coupés en deux par
un ivrogne de transport de fruits étranger qui se fourvoyait entre nous
et la côte, et la brume s’épaissit de plus en plus cette nuit-là, et je
m’apercevais à la remorque que Bell ne savait plus où il était. Fichtre,
nous le sûmes au matin, car le vent souffla le brouillard comme une
chandelle, et le soleil se dégagea, et aussi sûr que MacRimmon m’a donné
mon chèque, l’ombre du phare d’Eddystone se projetait en travers de
notre grelin de remorque! Nous étions près... ah! ce que nous étions
près! Bell fit virer le _Kite_ avec une secousse qui faillit emporter
les bittes du _Grotkau_, et je me souviens d’avoir remercié mon Créateur
dans la cabine du jeune Bannister quand nous fûmes en dedans du
brise-lames de Plymouth.

«Le premier à monter à bord fut MacRimmon avec Dandie. Vous ai-je dit
que nos ordres étaient de ramener à Plymouth tout ce que nous
trouverions? Le vieux diable venait juste d’arriver la veille au soir,
en tirant ses déductions de ce que Calder lui avait dit lorsque le
courrier eut débarqué les gens du _Grotkau_. Il avait exactement calculé
notre horaire. Je venais de héler Bell pour avoir quelque chose à
manger, et quand le vieux vint nous rendre visite il m’envoya ça dans le
même canot que MacRimmon. Il riait et se tapait sur les cuisses et
faisait jouer ses sourcils pendant que je mangeais. Il me dit:

«--Comment nourrissent-ils leurs hommes, Holdock, Steiner et Chase?

«--Vous le voyez, dis-je, en faisant sauter le bouchon de ma seconde
bouteille de bière. Je n’ai pas pris goût à être affamé, MacRimmon.

«--Ni à nager, dit-il, car Bell lui avait conté comment j’avais porté la
ligne à bord. Bah! je pense que vous n’y perdrez pas. Quel fret
aurions-nous pu mettre dans le _Lammerguyer_ qui eût égalé un sauvetage
de quatre cent mille livres... bâtiment et cargaison? hein, MacPhee?
Ceci tranche dans le vif à Holdock, Steiner et Chase et Cie Limited,
hein, MacPhee? Et je souffre encore de démence sénile, hein, MacPhee? Et
je ne suis pas fou, dites, avant de commencer à peindre le
_Lammerguyer_, hein, MacPhee? Tu peux bien lever la patte, Dandie! C’est
moi qui ris d’eux tous... Vous avez trouvé de l’eau dans la chambre de
la machine?

«--Pour parler sans ambages, répliquai-je, il y avait de l’eau.

«--Quand l’hélice est partie, ils ont cru que le bâtiment coulait. Il
s’emplissait avec une rapidité extraordinaire. Calder a dit que ça le
chagrinait comme Bannister de l’abandonner.

«Je songeai au dîner de chez Radley, et au genre de nourriture que
j’avais mangé pendant huit jours. Je repris:

«--Ça devait joliment le chagriner.

«--Mais l’équipage ne voulait pas entendre parler de rester et de courir
la chance. Ils ont dit qu’ils auraient préféré crever de faim, et sont
partis du premier au dernier.

«--C’est en restant qu’ils auraient crevé de faim, dis-je.

«--Je suppose, d’après le récit de Calder, qu’il y a eu quasi une
révolte.

«--Vous en savez plus que moi, MacRimmon, dis-je. Pour parler sans
ambages, car nous sommes tous du même bateau, qui donc a ouvert les
prises d’eau à la cale?

«--Oh! vraiment... pas possible? fit le vieux, indéniablement étonné.
Une prise d’eau à la cale, dites-vous?

«--Je suppose que c’était une prise d’eau. Elles étaient toutes fermées
quand je suis monté à bord, mais quelqu’un a inondé la machine sur une
hauteur de deux mètres cinquante et a refermé ensuite par la commande à
roue striée du second panneau.

«--Fichtre! dit MacRimmon. Cet homme est d’une incroyable iniquité. Mais
ce serait terriblement déshonorant pour Holdock, Steiner et Chase, si
cela venait à se savoir au procès.

«--Voilà bien ma curiosité, repris-je.

«--Ah oui, Dandie est affligé de la même maladie. Dandie, lutte donc
contre la curiosité, car elle fait tomber les petits chiens dans les
pièges et autres choses semblables. Où était le _Kite_ quand ce courrier
peinturluré a emmené les gens du _Grotkau_?

«--Dans les mêmes parages, dis-je.

«--Et lequel de vous deux a songé à masquer vos feux? dit-il en clignant
de l’œil.

«--Dandie, fis-je en m’adressant au chien, nous devons tous les deux
lutter contre la curiosité. C’est une chose qui ne profite pas. Quelle
est notre part de sauvetage, Dandie?

«MacRimmon riait à s’étouffer. Il reprit:

«--Prenez ce que je vous donnerai, MacPhee, et contentez-vous-en.
Seigneur, comme on perd du temps quand on devient vieux! Allez à bord du
_Kite_, mon ami, le plus tôt possible. J’oubliais complètement qu’il y a
un affrètement de Baltique qui vous attend à Londres. Ce sera votre
dernier voyage, je pense, sauf pour votre plaisir.

«Les hommes de Steiner arrivaient à bord pour prendre la manœuvre du
bateau et l’emmener à quai. En me rendant au _Kite_ je dépassai un canot
où était le jeune Steiner. Il baissa le nez; mais MacRimmon me lance:

«--Voici celui à qui vous devez le _Grotkau_... à bon compte, Steiner...
à bon compte. Permettez-moi de vous présenter M. MacPhee. Vous l’avez
peut-être déjà rencontré; mais vous n’avez pas de veine en ce qui est de
garder vos gens... à terre ou sur mer.

«A voir la colère du jeune Steiner, on aurait cru qu’il allait manger
MacRimmon, lequel ricanait et sifflait de son vieux gosier aride.

«--Vous ne tenez pas encore votre prime! dit Steiner.

«--Non, non, dit le vieux avec un glapissement qu’on aurait pu entendre
du Hoe, mais j’ai deux millions sterling et pas d’enfants, si vous
voulez vous mesurer avec moi, espèce de youpin; et je mise livre pour
livre jusqu’à ma dernière livre. Vous me connaissez, Steiner? Je suis
MacRimmon de la maison MacNaughton et MacRimmon!

«--Pardieu, ajouta-t-il entre ses dents, une fois rassis dans le canot,
j’ai attendu quatorze ans pour abattre cette firme de Juifs, et Dieu
soit loué, j’y suis parvenu.

«Le _Kite_ se trouvait dans la Baltique tandis que le vieux opérait;
mais je sais que les experts estimèrent le _Grotkau_, tout compte fait,
à trois cent soixante mille livres--son manifeste était un coup de
fortune--et que MacRimmon en reçut un tiers, pour sauvetage d’un navire
abandonné. Voyez-vous, il y a une énorme différence entre remorquer un
bateau avec un équipage et recueillir un navire abandonné... une énorme
différence... en livres sterling. De plus, deux ou trois hommes de
l’équipage du _Grotkau_ brûlaient de déposer au sujet de la nourriture,
et il existait une note de Calder à la compagnie, concernant l’arbre
d’hélice, qui aurait été fort gênante pour eux si on l’avait produite
aux débats. Ils ne s’avisèrent pas de lutter.

«Puis le _Kite_ revint et MacRimmon nous régla lui-même, moi, Bell et le
reste de l’équipage, au prorata, je crois que ça s’appelle. Ma part...
notre part, pour mieux dire... fut juste de vingt-cinq mille livres.

A ce moment Janet se leva d’un bond et courut l’embrasser.

--Vingt-cinq mille livres. Or je suis un homme du Nord, et je ne suis
pas de ceux qui jettent l’argent par les fenêtres, mais je donnerais
bien quand même six mois de ma solde... cent vingt livres... pour savoir
qui a inondé la chambre de la machine du _Grotkau_. Je connais trop le
caractère de MacRimmon, et il n’a pas eu de part là dedans. Ce n’est pas
Calder, car je lui ai posé la question et il a voulu me boxer. Ç’aurait
été chez Calder un trop grand manque de conscience professionnelle...
pas de boxer, mais d’ouvrir les prises d’eau à la cale... malgré cela
j’ai cru un moment que c’était lui. Oui, je pensais que c’était lui...
sous le coup de la tentation.

--Quelle est votre hypothèse? demandai-je.

--Eh bien, je croirais volontiers que ce fut là une de ces interventions
de la Providence qui nous rappellent que nous sommes entre les mains des
Puissances supérieures.

--La prise d’eau ne pouvait pas s’ouvrir et se refermer toute seule?

--Ce n’est pas ce que je veux dire; mais un graisseur à demi affamé, ou
peut-être un homme de renfort, a dû l’ouvrir un moment pour être sûr de
quitter le _Grotkau_. C’est démoralisant de voir une salle de machine
s’inonder après un accident à l’hélice... démoralisant et trompeur à la
fois. Eh bien! l’homme a obtenu ce qu’il voulait, car ils sont partis à
bord du courrier en s’écriant que le _Grotkau_ sombrait. Mais il est
curieux de songer aux conséquences. En toute vraisemblance humaine, il
est à l’heure actuelle maudit avec ensemble à bord d’un autre cargo; et
me voilà ici, moi, avec vingt-cinq mille livres placées, résolu à ne
plus naviguer... providentiel, c’est le mot exact... sauf comme
passager, tu comprends, Janet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

MacPhee tint parole. Avec Janet, il s’en alla faire un voyage en qualité
de passager dans le salon de première classe. Ils payèrent leur place
soixante-dix livres; mais Janet trouva une femme très malade dans le
salon de seconde classe, si bien que durant seize jours elle vécut en
bas, à bavarder avec la femme de chambre au pied de l’escalier des
secondes, tandis que sa malade dormait. MacPhee resta passager tout
juste vingt-quatre heures. Puis le mess des mécaniciens--où sont les
tables à toile cirée--le reçut joyeusement dans son sein, et durant le
reste du voyage cette compagnie-là bénéficia des services bénévoles d’un
mécanicien des plus qualifiés.




L’HONNEUR DU SOLDAT ORTHERIS


La fournée d’automne de recrues destinées au Vieux Régiment venait de
débarquer. Comme d’habitude on disait que c’était la pire classe qui fût
jamais venue du dépôt. Mulvaney jeta un coup d’œil sur les dites
recrues, poussa un grognement de mépris, et se fit porter aussitôt très
malade.

--C’est la fièvre d’automne coutumière? lui dit le major, familiarisé
avec les façons de Térence. Votre température est normale.

--Ce sont ces cent trente-sept bleus de malheur, monsieur le major. Je
ne suis pas encore très malade, mais je serai mort si l’on me jette ces
gars à la tête dans mon état de faiblesse actuelle. Mon Dieu, monsieur
le major, supposez que vous ayez à soigner trois camps de cholériques...

--Allez donc à l’hôpital, vieux farceur, lui dit le major, en riant.

Térence s’affubla d’une robe de chambre bleue--Dinah Shadd[25] était au
loin, à soigner la femme d’un major qui préférait Dinah sans un diplôme
à toute autre avec cent--et, la pipe au bec, se pavana sur le balcon de
l’hôpital, en exhortant Ortheris à se montrer un père pour les nouvelles
recrues. Il lui dit avec un ricanement:

  [25] L’épouse de Mulvaney.

--Ils sont pour la plupart de ton espèce, petit homme: la fine fleur de
Whitechapel. Je les interrogerai quand ils ressembleront un peu plus à
ce qu’ils ne seront jamais... je veux dire un bon et honnête soldat
comme moi.

Ortheris poussa un jappement d’indignation. Il savait aussi bien que
Térence ce que signifiait la besogne à venir, et il estimait abjecte la
conduite de Térence. Puis il s’en alla jeter un coup d’œil au nouveau
bétail, qui ouvrait de grands yeux ébahis devant le paysage exotique, et
demandait si les vautours étaient des aigles et les chiens pariahs des
chacals.

--Vrai, vous m’avez tout l’air de fameux lascars, vous autres, dit-il
avec rondeur à un petit groupe de «bleus», dans la cour de la caserne.
(Puis, les passant en revue:) Andouilles et mollusques, voilà à peu près
votre genre. Dieu me bénisse, ne nous a-t-on pas envoyé aussi des Juifs
aux yeux roses, Moïse, toi le type à la tête de lard, c’était un
Salomon, ton père?

--Je me nomme Anderson, répondit une voix intimidée.

--Ah oui, Samuelson! Parfait, Samuelson! Et combien de tes pareils de
youpins sont venus gâter la compagnie B?

Il n’y a pas de mépris plus complet que celui de l’ancien soldat pour le
nouveau. Il est juste qu’il en soit ainsi. Une recrue doit apprendre
d’abord qu’elle n’est pas un homme mais une chose, laquelle, en son
temps, et par la grâce du Ciel, deviendra un soldat de la Reine si elle
prend soin d’obéir aux bons avis. Ortheris avait sa tunique déboutonnée,
son calot incliné sur un œil, et il marchait les mains derrière le dos,
se faisant plus dédaigneux à chaque pas. Les bleus n’osaient pas
répliquer, car eux qui s’étaient appelés soldats au dépôt dans la
confortable Angleterre, n’étaient plus ici que de nouveaux élèves dans
une école étrangère.

--Pas une seule paire d’épaules dans tout le tas. J’ai déjà vu de
mauvaises classes... de fichument mauvaises classes; mais celle-ci dame
le pion à toutes. Jock, viens voir ces espèces d’empotés de pieds-bots.

Learoyd traversait la cour. Il arriva lentement, décrivit un cercle
autour du rassemblement, telle une baleine autour d’un banc de menu
fretin, ne dit rien, et s’en alla en sifflant.

--Oui, vous pouvez bien prendre un air piteux, grinçait Ortheris aux
gars. Ce sont des gens comme vous qui brisent le cœur des gens comme
nous. Il nous faut vous lécher jusqu’à vous donner forme, sans jamais
recevoir un sou de supplément pour ça, et vous n’êtes jamais contents
non plus. N’allez pas vous figurer que c’est le colonel ni même
l’officier de compagnie qui vous fait. C’est nous, tas de bleusards...
tas de fichus bleusards!

Vers la fin de ce discours, un officier de compagnie, qui était arrivé
sans bruit derrière Ortheris, lui dit tranquillement:

--Vous avez peut-être raison, Ortheris, mais à votre place je ne le
crierais pas si haut.

Les recrues ricanèrent, tandis qu’Ortheris saluait, tout penaud.

Quelques jours plus tard, j’eus le privilège de jeter un coup d’œil sur
les nouvelles recrues. Elles étaient encore au-dessous des prévisions
d’Ortheris. Quarante ou cinquante d’entre elles déshonoraient la
compagnie B, et la façon dont celle-ci manœuvrait à l’exercice était un
spectacle à faire frémir. Ortheris leur demanda affectueusement si on ne
les avait pas envoyés par erreur outre-mer, et s’ils ne feraient pas
bien d’aller retrouver leurs amis. Learoyd les étrillait méthodiquement
l’un après l’autre, sans hâte mais sans rémission, et les autres soldats
prenaient les restes de Learoyd et s’exerçaient sur eux de leur mieux.
Mulvaney restait à l’hôpital, et grimaçait du haut du balcon lorsque
Ortheris le traitait de lâcheur et autres noms pires.

--Par la grâce de Dieu, nous finirons par en faire des hommes, dit un
jour Térence. Sois vertueux et persévère, mon fils. Il y a de quoi faire
des colonels dans cette racaille si nous allons assez à fond... à coups
de ceinturon.

--Nous! répliqua Ortheris, trépignant de rage. Tu en as de bonnes avec
tes «nous». La compagnie B manœuvre à cette heure comme un régiment de
miliciens saouls.

--On m’en a déjà avisé officiellement, répondit-on d’en haut; mais je
suis trop malade ce coup-ci pour m’en assurer par moi-même.

--Dis donc, gros Irlandais, qui fais le fainéant là-haut à t’empiffrer
d’arrow-root et de sagou...

--Et de porto... tu oublies le porto, Ortheris, ce n’est pas le plus
mauvais.

Et Térence de se lécher les babines d’un air narquois.

--Alors que nous nous esquintons tous avec ces... kangourous. Sors donc
de là, et gagne ta solde. Descends de là, et fais quelque chose, au lieu
de grimacer là-haut comme un singe juif, espèce de sale tête de
fenian[26].

  [26] Membre du _sinn-fein_, société secrète irlandaise.

--Quand je serai guéri de mes diverses maladies, j’aurai un petit
entretien particulier avec toi. En attendant... gare!

Térence lança une fiole pharmaceutique vide à la tête d’Ortheris, et se
laissa retomber dans une chaise longue, et Ortheris vint m’exposer par
trois fois son opinion sur Mulvaney... chaque fois en des termes
entièrement inédits.

--Il y aura de la casse un de ces jours, conclut-il. Bah! ce n’est pas
de ma faute, mais c’est dur pour la compagnie B.

C’était très dur pour la compagnie B, car vingt vétérans ne peuvent
mettre au pas deux fois ce nombre de niguedouilles et se maintenir
eux-mêmes au pas. On aurait dû distribuer les recrues dans le régiment
avec plus d’équité, mais le colonel trouvait bon de les masser en une
compagnie où il y avait une bonne proportion d’anciens soldats. Il en
fut récompensé un matin, de bonne heure, où le bataillon s’avançait par
échelons de compagnie en partant de la droite. L’ordre fut donné de
former les carrés de compagnie, qui sont des petits blocs d’hommes
compacts, auxquels une ligne de cavalerie qui charge n’aime pas du tout
de se frotter. La compagnie B était sur le flanc gauche et avait tout le
temps de savoir ce qui se passait. Pour cette raison, probablement, elle
s’amalgama en quelque chose d’analogue à un buisson d’aloès flétri, dont
les baïonnettes pointaient dans toutes les directions possibles et
imaginables, et elle garda cette forme de buisson, ou de bastion
informe, jusqu’au moment où la poussière se fut abattue et où le colonel
put voir et parler. Il fit les deux, et la partie oratoire fut reconnue
par le régiment comme le plus beau chef-d’œuvre où le vieux eût jamais
atteint depuis ce jour exquis où, à un combat simulé, une division de
cavalerie trouva moyen de passer sur le ventre à sa ligne d’éclaireurs.
Il déclara, quasi en pleurant, qu’il n’avait pas donné l’ordre de former
des groupes, et qu’il aimait voir un peu d’alignement çà et là parmi les
hommes. Il s’excusa ensuite d’avoir pris par erreur la compagnie B pour
des hommes. Elle n’était, dit-il, composée que de frêles petits enfants,
et comme il ne pouvait leur offrir à chacun une petite voiture et une
nourrice (ceci peut sembler comique à lire, mais la compagnie B
l’entendit de ses oreilles et sursauta), ils n’avaient apparemment rien
de mieux à faire que de retourner à l’école de section. Dans ce but il
se proposait de les envoyer, en dehors de leur tour, en garnison au fort
Amara, à huit kilomètres de distance--la compagnie D, qui était la
prochaine désignée pour ce service odieux, faillit acclamer le colonel.
Il espérait sincèrement qu’une fois là, leurs gradés viendraient à bout
de les dresser jusqu’à la mort, puisqu’ils ne servaient à rien dans leur
vie actuelle.

Ce fut une scène excessivement pénible. Quand l’exercice fut terminé et
les hommes libres de s’entretenir, je me hâtai de m’approcher du
quartier de la compagnie B. Il n’y eut tout d’abord pas d’entretien, car
chaque ancien soldat prit un bleu et le rossa très solidement. Les
sous-offs n’eurent pour ces incidents ni yeux ni oreilles. Ils
laissèrent les casernes à elles-mêmes, et Ortheris améliora la situation
par un laïus. Je n’entendis pas ce laïus, mais on en citait encore des
bribes plusieurs semaines plus tard. Il concernait l’origine, la parenté
et l’éducation de chaque homme de la compagnie désigné nominalement; il
donnait une description complète du fort Amara, du double point de vue
hygiénique et social; et il se terminait par un extrait des devoirs
généraux du soldat: quel est le rôle des bleus dans la vie, et le point
de vue d’Ortheris sur le rôle et le sort des recrues de la compagnie B.

--Vous ne savez pas manœuvrer, vous ne savez pas marcher, vous ne savez
pas tirer... bande de bleusards! A quoi servez-vous donc? Vous mangez et
vous dormez, et puis vous remangez et vous allez trouver le major pour
avoir des médicaments quand vos boyaux sont détraqués, tout comme si
vous étiez, n. d. D., des généraux. Et maintenant vous avez mis le
comble à tout, tas de bougres aux yeux de chauves-souris, en nous
faisant partir pour cette ordure de fort Amara. Nous vous fortifierons
quand nous serons là-bas; oui, et solidement encore. Ne croyez pas que
vous êtes venus à l’armée pour boire de l’eau purgative, encombrer la
compagnie et rester couchés sur vos lits à gratter vos têtes de lard.
Vous pouviez faire ça chez vous en vendant des allumettes, ce qui est
tout ce dont vous êtes capables, tas d’ouvreurs de portières, marchands
de jouets d’un sou et de lacets de bottines, rabatteurs louches,
hommes-sandwiches! Je vous ai parlé aussi bien que je sache, et vous
donne bon avis, parce que si Mulvaney cesse de tirer au flanc... s’il
sort de l’hôpital... quand vous serez au fort, je gage que vous
regretterez de vivre.

Telle fut la péroraison d’Ortheris, et elle fit donner à la compagnie B
le nom de Brigade des Cireurs de Bottes. Leurs piètres épaules chargées
de cette honte, ils se rendirent au fort Amara en service de garnison,
avec leurs officiers, qui avaient reçu l’ordre de leur serrer la vis. Le
métier militaire, à la différence de toute autre profession, ne peut
s’enseigner au moyen de manuels à un shilling. D’abord on doit souffrir,
puis on doit apprendre et son métier, et le sentiment de dignité que
procure cette connaissance. La leçon est dure, dans un pays où le
militaire n’est pas un personnage en rouge, qui arpente la rue pour se
faire regarder, mais une réalité vivante et cheminante, dont on peut
avoir besoin dans le plus bref délai, alors qu’on n’a pas le temps de
dire: «Ne vaudrait-il pas mieux?» et «Voudriez-vous, je vous prie?»

Les trois officiers de la compagnie exerçaient à tour de rôle. Quand le
capitaine Brander était fatigué, il passait le commandement à Maydew, et
quand celui-ci était enroué il transmettait au sous-lieutenant Ouless la
tâche de seriner aux hommes l’école de section et celle de compagnie
jusqu’à ce que Brander pût reprendre. En dehors des heures d’exercice
les anciens soldats parlaient aux recrues comme il convient à des
vétérans, et sous l’action des quatre forces à l’œuvre sur eux, les
hommes de la nouvelle classe commençaient à se tenir sur leurs pieds et
à sentir qu’ils appartenaient à une arme honorable. Ceci fut démontré
par ce qu’une ou deux fois ils se regimbèrent contre les conférences
techniques d’Ortheris.

--Laisse tomber ça, mon gars, lui dit Learoyd en venant à la rescousse.
Les loupiots se rebecquent. Ils ne sont pas aussi mauvais que nous le
pensions.

--Ah! oui. Vous vous croyez maintenant des soldats, parce que vous ne
tombez plus l’un sur l’autre à l’exercice, n’est-ce pas? Vous croyez que
parce que la poussière ne vous encrasse pas d’un bout de la semaine à
l’autre, vous êtes des gens propres. Vous croyez que parce que vous
savez tirer votre flingot sans fermer les deux yeux, vous êtes capable
de vous battre, n’est-ce pas? Vous verrez ça plus tard, dit Ortheris à
la chambrée en général. Non que vous ne valiez pas un peu mieux qu’au
début, ajouta-t-il avec un geste aimable de son brûle-gueule.

Ce fut durant cette période de transition que je rencontrai une fois de
plus la nouvelle classe. Les officiers, oubliant, dans le zèle de la
jeunesse, que les anciens soldats qui encadraient les sections devaient
souffrir également d’avoir ce matériel brut à forger, les avaient rendus
tous un peu aplatis et mal en train, à force de les exercer sans cesse
dans la cour, au lieu de faire marcher les hommes en plein champ et de
leur faire faire du service en campagne. Le mois de service de garnison
au fort était presque terminé, et la compagnie B était tout à fait
capable de manœuvrer avec un régiment qui se respectait à moitié. Ils
manquaient encore d’élégance et de souplesse--cela viendrait en son
temps--mais dès à présent ils étaient passables. Un jour je rencontrai
Maydew et m’informai de leur santé. Il me dit que le jeune Ouless était
cet après-midi-là en train de donner le coup de fion à une
demi-compagnie d’entre eux dans la grande cour près du bastion est du
fort. Comme il était samedi je sortis pour savourer la beauté plénière
de l’oisiveté en regardant d’autres hommes peiner dur.

Sur le bastion est, les canons trapus de quarante livres se chargeant
par la culasse faisaient un lit de repos très convenable. On pouvait
s’étaler de tout son long sur le fer échauffé à la température du sang
par le soleil d’après-midi et découvrir une bonne vue du terrain
d’exercice qui s’étendait entre la poudrière et la courtine du bastion.

Je vis arriver une demi-compagnie commandée pour l’exercice, puis Ouless
sortit de son quartier en achevant d’ajuster ses gants, et j’entendis le
premier «... tion!» qui stabilise les rangs et montre que le travail a
commencé. Alors je m’évadai en mes propres pensées: le grincement des
bottes et le claquement des fusils leur faisait un bon accompagnement,
et la ligne de vestes rouges et de pantalons noirs un arrière-plan
convenable. Je songeais à la formation d’une armée territoriale pour
l’Inde... une armée d’hommes à solde spéciale, enrôlés pour vingt ans de
service dans les possessions indiennes de Sa Majesté, avec faculté de
s’appuyer sur des certificats médicaux pour obtenir une prolongation de
cinq ans, et une pension assurée au bout. Cela ferait une armée comme on
n’en avait jamais vu... cent mille hommes entraînés recevant
d’Angleterre chaque année cinq, non, quinze mille hommes, faisant de
l’Inde leur patrie, et autorisés, bien entendu, à se marier. Oui,
pensais-je, en regardant la ligne d’infanterie évoluer çà et là, se
scinder et se reformer, nous rachèterions Cachemir à l’ivrogne imbécile
qui en fait un enfer, et nous y établirions nos régiments des plus
mariés--les hommes qui auraient servi dix ans de leur temps--et là ils
procréeraient des soldats blancs, et peut-être une réserve de
combattants Eurasiens[27]. Cachemir en tout cas était le seul pays de
l’Inde que les Anglais pussent coloniser, et, si nous prenions pied là,
nous pourrions...

  [27] Métis d’Européen et d’Asiatique.

Oh! c’était un beau rêve! Je laissai loin derrière moi cette armée
territoriale forte d’un quart de million d’hommes, poussai de l’avant
jusqu’à une Inde autonome, louant des cuirassés à la mère-patrie,
gardant Aden d’une part et Singapour de l’autre, payant l’intérêt de ses
emprunts avec une régularité admirable, mais n’empruntant pas d’hommes
d’au delà de ses frontières propres... une Inde colonisée,
manufacturière, avec un budget toujours en excédent et son pavillon à
elle. Je venais de m’introniser moi-même comme vice-roi, et, en vertu de
ma fonction, venais d’embarquer quatre millions de vigoureux et
entreprenants indigènes, à destination de l’archipel malais où l’on
demande toujours de la main-d’œuvre et où les Chinois se répandent trop
vite, quand je m’aperçus que les choses n’allaient pas tout droit pour
la demi-compagnie. Il y avait beaucoup trop de traînement de pieds,
d’évolutions et de «au temps». Les sous-offs harcelaient leurs hommes,
et je crus entendre Ouless appuyer un de ses ordres d’un juron. Il
n’était pas autorisé à le faire, vu que c’était un cadet qui n’avait pas
encore appris à émettre deux fois de suite ses commandements sur le même
diapason. Tantôt il glapissait, et tantôt il grondait; et une voix
claire et sonore, douée d’un accent mâle, a plus d’influence sur la
manœuvre qu’on ne le pense. Il était nerveux aussi bien à l’exercice
qu’au mess, parce qu’il avait conscience de n’avoir pas encore fait ses
preuves. L’un de ses chefs de bataillon avait dit en sa présence:

--Ouless a encore à faire peau neuve une fois ou deux et il n’a pas
l’intelligence de s’en apercevoir.

Cette remarque était restée dans l’esprit d’Ouless, et elle le faisait
réfléchir sur lui-même dans les petites choses, ce qui n’est pas le
meilleur entraînement pour un jeune homme. Au mess il s’efforçait d’être
cordial, et devenait trop expansif. Alors il s’efforçait de s’enfermer
dans sa dignité, et se montrait morne et bourru. Il ne faisait que
chercher le juste milieu et la note exacte, et n’avait trouvé ni l’un ni
l’autre, parce qu’il ne s’était jamais vu en face d’une grande
circonstance. Avec ses hommes il était aussi mal à l’aise qu’avec ses
collègues du mess, et sa voix le trahissait. Je l’entendis lancer deux
ordres, et ajouter:

--Sergent, que fait donc cet homme du dernier rang, n. d. D.?

C’était passablement mauvais. Un officier de compagnie ne doit jamais
demander de renseignement aux sergents. Il commande, et les
commandements ne sont pas confiés à des syndicats.

Il y avait trop de poussière pour distinguer nettement la manœuvre, mais
je pouvais entendre la grêle voix irritée du sous-lieutenant s’élever
d’une octave à l’autre, et le frisson de mécontentement des files
excédées ou de mauvaise humeur courir le long des rangs. Ouless était
venu à l’exercice aussi dégoûté de son métier que les hommes l’étaient
du leur. Le soleil ardent avait influé sur l’humeur de tous, mais
surtout sur celle du plus jeune. Il avait d’évidence perdu la maîtrise
de lui-même, et comme il ne possédait pas l’énergie ou l’art de
s’abstenir jusqu’à ce qu’il l’eût recouvrée, il faisait de mal en pis
par ses gros mots.

Les hommes se déplacèrent sur le terrain et arrivèrent plus près sous le
canon qui me servait de canapé. Ils exécutaient un quart de conversion à
droite, et ils l’exécutaient fort mal, dans l’espoir naturel d’entendre
Ouless jurer à nouveau. Il ne pouvait rien leur apprendre de neuf, mais
sa colère les amusait. Au lieu de jurer Ouless perdit tout à fait la
tête, et d’un geste impulsif lança au serre-file de la conversion un
coup de la petite cravache en jonc de Malacca qu’il tenait à la main en
guise de baguette. Cette cravache avait sur sa laque un pommeau d’argent
mince, et l’argent par suite de l’usure s’était déchiré en un endroit,
laissant dépasser une languette triangulaire. J’avais à peine eu le
temps de comprendre qu’en frappant un soldat Ouless venait de se
dépouiller de son grade, lorsque j’entendis la déchirure du drap et vis
sur l’épaule de l’homme un bout de chemise grise apparaître sous
l’écarlate déchirée. Le coup n’avait été que le simple réflexe nerveux
d’un gamin exaspéré, mais il suffisait amplement à compromettre le grade
du sous-lieutenant, puisqu’il avait été porté, dans une minute de
colère, à un homme qui, d’après les règlements de l’armée, ne pouvait
lui répliquer. L’effet du geste, grâce à la perversité naturelle des
choses, était le même que si Ouless eût arraché l’habit du dos de cet
homme. Connaissant de réputation la nouvelle classe, j’étais bien
certain que tous jusqu’au dernier jureraient leurs grands dieux
qu’Ouless avait positivement rossé l’homme. Auquel cas Ouless n’aurait
plus qu’à faire ses malles. Sa carrière de serviteur de la Reine sous un
grade quelconque avait pris fin. La conversion s’acheva, et les hommes
firent halte et s’alignèrent aussitôt devant mon canapé. Le visage
d’Ouless était entièrement livide. Le serre-file était pourpre, et je
vis ses lèvres mâchonner des gros mots. C’était Ortheris! Avec sept ans
de service et trois médailles, avoir été frappé par un gamin plus jeune
que lui! En outre c’était mon ami et un homme de bien, un homme éprouvé,
et un Anglais. La honte de cet incident me donnait chaud comme elle
donnait froid à Ouless, et si Ortheris avait glissé une cartouche dans
son arme et réglé le compte aussitôt, je m’en serais réjoui. Le fait
qu’Ortheris, entre tous, avait été frappé, démontrait que le gamin ne
s’était pas rendu compte de la personnalité de celui qu’il frappait;
mais il aurait dû se souvenir qu’il n’était plus un gamin. Je fus alors
fâché pour lui, et puis la colère me reprit de nouveau, tandis
qu’Ortheris regardait fixement devant lui et devenait de plus en plus
rouge.

La manœuvre cessa provisoirement. Personne ne sut pourquoi, car
l’insulte n’avait même pu être vue de trois hommes: la conversion
tournait le dos à Ouless tout le temps. Alors, amené, je pense, par la
main de la Fatalité, le capitaine Brander traversa le terrain de
manœuvre, et son regard fut attiré par un bon pied carré de chemise
grise apparaissant sur une omoplate qui eût dû être recouverte d’une
tunique bien ajustée.

--Ciel et terre! fit-il, traversant en trois enjambées. Laissez-vous vos
hommes venir à l’exercice en haillons, lieutenant? Que fait ici cet
épouvantail à moineaux? Sortez des rangs, le serre-file. Qu’est-ce que
ça signifie... Vous, Ortheris, entre tous! Que diable avez-vous fait?

--’Mande pardon, mon capitaine, dit Ortheris. Je me suis éraflé contre
la grille du corps de garde en accourant à l’exercice.

--Vous vous êtes éraflé! Arraché, voulez-vous dire. Le morceau vous pend
jusqu’au milieu du dos.

--Ce n’était d’abord qu’une petite déchirure, mon capitaine, et... et je
ne peux pas voir derrière moi. Je l’ai sentie s’agrandir, mon capitaine.

--Hum! fit Brander. Je pense bien que vous l’avez sentie s’agrandir. Je
pensais que c’était quelqu’un de la nouvelle classe. Vous avez une belle
paire d’épaules. Suffit.

Le capitaine alla pour s’éloigner. Ouless le suivit, très pâle, et lui
dit quelques mots à voix basse.

--Hein, quoi? Quoi? Ortheris...

Il baissa la voix. Je vis Ortheris saluer, dire quelque chose, et rester
au port d’armes.

--Rompez les rangs, dit Brander, brièvement.

Les hommes se dispersèrent.

--Je n’y comprends rien. Vous dites que...?

Et il adressa un signe de tête à Ouless, qui lui dit de nouveau quelque
chose. Ortheris restait immobile: le lambeau de sa tunique lui retombait
presque jusqu’à son ceinturon. Il avait, comme disait Brander, une belle
paire d’épaules, et s’enorgueillissait de sa tunique bien collante. Je
l’entendis dire:

--’Mande pardon, mon capitaine, mais je pense que mon lieutenant est
resté trop longtemps au soleil. Il ne se rappelle plus bien les choses,
mon capitaine. Je suis venu à l’exercice avec un bout de déchirure, et
elle s’est agrandie, mon capitaine, à force de porter armes, comme je
vous l’ai dit, mon capitaine.

Brander regardait alternativement les deux visages, et je pense que son
opinion fut faite, car il dit à Ortheris de rejoindre les autres hommes
qui refluaient vers les casernes. Puis il parla à Ouless et s’en alla,
laissant le gamin au milieu du terrain d’exercices, tiraillant le nœud
de son épée.

Le sous-lieutenant leva les yeux, me vit étendu sur le canon, et vint à
moi en mordillant le bout de son index ganté, si complètement démoralisé
qu’il n’eut même pas l’intelligence de garder son trouble pour lui.

--Dites, vous avez vu ça, je suppose?

D’un signe de tête en arrière il désigna la cour, où la poussière
laissée par les hommes qui s’éloignaient se déposait en cercles
blanchâtres.

--J’ai vu, répondis-je, car je me sentais peu enclin à la politesse.

--Que diable dois-je faire? (Il se mordit le doigt de nouveau.) J’ai dit
à Brander ce que j’avais fait. J’ai frappé cet homme.

--Je le sais parfaitement, dis-je, et je ne pense pas qu’Ortheris l’ait
déjà oublié.

--Ou... i. Mais que je crève si je sais ce que je dois faire. Changer de
compagnie, je suppose. Je ne puis demander à cet homme de permuter, je
suppose. Hein?

L’idée offrait des rudiments de bon sens, mais il n’aurait pas dû venir
à moi ni à personne d’autre pour demander de l’aide. C’était son affaire
à lui, et je le lui déclarai. Il ne semblait pas convaincu, et se mit à
parler des chances qu’il avait d’être cassé. Alors, en considération
d’Ortheris non vengé, il me prit fantaisie de lui faire un beau tableau
de son insignifiance dans le plan de la création. Il avait à douze mille
kilomètres de là un papa et une maman, et peut-être des amis. Ils
compatiraient à son malheur, mais personne d’autre ne s’en soucierait
pour un sou. Il ne serait pour tout le monde ni plus ni moins que le
lieutenant Ouless du Vieux Régiment, renvoyé du service de la Reine pour
conduite indigne d’un officier et d’un homme d’honneur. Le général en
chef, qui ratifierait les décisions du conseil de guerre, ne saurait pas
qui il était; son mess ne parlerait plus de lui; il s’en retournerait à
Bombay, s’il avait de quoi regagner l’Europe, plus seul que quand il
l’avait quittée. Finalement--car je complétai le tableau avec soin--il
n’était rien qu’une minime touche de rouge dans la vaste étendue de
l’Empire des Indes. Il devait surmonter cette crise à lui seul, et
personne ne pourrait l’aider, et personne ne se souciait (ce n’était pas
vrai, car je m’en souciais énormément: il avait dit la vérité
sur-le-champ au capitaine Brander) qu’il la surmontât ou non. A la fin
ses traits se raffermirent et sa personne se roidit.

--Cela suffit. Je vous remercie. Je ne tiens pas à en entendre
davantage.

Et il regagna sa chambre.

Brander m’entreprit ensuite et me posa des questions ridicules... si
j’avais vu Ouless lacérer la tunique sur le dos d’Ortheris. Je
connaissais la besogne accomplie par la languette d’argent tranchante,
mais je m’efforçai de convaincre Brander de ma complète, absolument
complète ignorance de cette manœuvre. Je me mis à lui exposer en détail
mes rêves concernant la nouvelle armée territoriale de l’Inde, et il me
quitta.

Je passai plusieurs jours sans voir Ortheris, mais j’appris que quand il
était revenu auprès de ses camarades il leur avait raconté l’histoire du
coup en des termes imagés. Le Juif Samuelson déclara alors que cela ne
valait pas la peine de vivre dans un régiment où l’on vous faisait
manœuvrer jusqu’à épuisement et où l’on vous battait comme des chiens.
La remarque était des plus innocentes, et concordait exactement avec les
opinions émises précédemment par Ortheris. Malgré cela Ortheris avait
traité Samuelson de Juif ignoble, l’avait accusé de taper à coups de
pied sur la tête des femmes à Londres, et d’avoir pour cela hurlé sous
le chat à neuf queues, l’avait pourchassé comme un bantam pourchasse un
coq de basse-cour, d’un bout à l’autre de la chambrée. Après quoi il
avait lancé tous les objets de la valise de Samuelson, ainsi que sa
literie, dans la véranda et la poussière du dehors, rouant de coups
Samuelson à chaque fois que le pauvre ahuri se baissait pour ramasser
quelque chose. Mon informateur ne comprenait rien à cette incohérence,
mais il m’apparut, à moi, qu’Ortheris avait passé sa colère sur le Juif.

Mulvaney apprit l’histoire à l’hôpital. D’abord son visage s’assombrit,
puis il cracha, et finit par rire. Je lui suggérai qu’il ferait bien de
reprendre son service, mais tel n’était pas son point de vue, et il
m’affirma qu’Ortheris était bien capable de s’occuper de lui-même et de
ses propres affaires. Il ajouta:

--Et si je sortais, il est probable que j’attraperais le jeune Ouless
par le fond de sa culotte et que j’en ferais un exemple devant les
hommes. Quand Dinah reviendrait je serais en prévention de conseil de
guerre, et tout cela pour un petit bout de gamin qui deviendra quand
même un bon officier. Qu’est-ce qu’il va faire, monsieur, savez-vous?

--Qui donc? fis-je.

--Le gamin, bien sûr. Je ne crains rien pour l’homme. Bon Dieu, tout de
même, si c’était arrivé à moi... mais ça n’aurait pas pu m’arriver... je
lui aurais fait percer sa dent de sagesse sur la garde de son épée.

--Je ne pense pas qu’il sache lui-même ce qu’il veut faire, répondis-je.

--Cela ne m’étonne pas, reprit Térence. Il y a beaucoup à réfléchir pour
un jeune homme quand il a fait le mal et qu’il le sait, et qu’il
s’évertue à le réparer. Avertissez de ma part notre petit homme de
là-bas que s’il avait mouchardé à son officier supérieur, je serais allé
au fort Amara pour l’envoyer bouler dans le fossé du fort, lequel a
quinze mètres de profondeur.

Ortheris n’était pas en assez bonnes dispositions pour qu’on pût lui
parler. Il rôdait çà et là avec Learoyd, méditant, à ce que je pouvais
comprendre, sur son honneur perdu, et usant, à ce que je pouvais
entendre, d’un langage incendiaire. Learoyd approuvait d’un signe de
tête, et crachait et fumait, et approuvait de nouveau; il devait être
pour Ortheris d’un grand réconfort... d’un réconfort presque aussi grand
que Samuelson, qu’Ortheris rudoyait odieusement. Samuelson le Juif
ouvrait-il la bouche pour faire la remarque la plus inoffensive,
qu’Ortheris s’élançait dessus avec armes et bagages tandis que la
chambrée regardait, ébahie.

Ouless était rentré en lui-même pour méditer. Je l’apercevais de temps à
autre, mais il m’évitait parce que j’avais été témoin de sa honte et que
je lui avais dit ma façon de penser. Il semblait triste et mélancolique,
et trouvait sa demi-compagnie rien moins que plaisante à faire
manœuvrer. Les hommes accomplissaient leur tâche et lui donnaient très
peu d’ennui, mais au moment où ils auraient dû sentir leur équilibre et
montrer qu’ils le sentaient, par du ressort, de l’allant et du mordant,
toute élasticité s’évanouissait, et ce n’était plus que de la manœuvre
aux cartouches en bois. Il y a dans une ligne d’hommes bien formés une
jolie petite vibration tout à fait analogue au jeu d’une épée bien
trempée. La demi-compagnie d’Ouless se mouvait comme un manche à balai
et se serait cassée aussi aisément.

J’en étais à me demander si Ouless avait envoyé de l’argent à Ortheris,
ce qui eût été mauvais, ou s’il lui avait fait des excuses en
particulier, ce qui eût été pire, ou s’il avait décidé de laisser passer
l’affaire sans plus, ce qui eût été le pire de tout, quand je reçus
l’ordre de quitter la garnison pour un temps. Je n’avais pas interrogé
directement Ortheris, car son honneur n’était pas mon honneur, et il en
était le gardien, et je n’aurais rien obtenu de lui que des gros mots.

Après mon départ il m’arriva fréquemment de ressonger au sous-lieutenant
et au simple soldat du fort Amara, et je me demandais comment tout cela
finirait.

Je revins au début du printemps. La compagnie B avait quitté le fort
Amara pour reprendre son service régulier à la garnison; sur le mail les
roses s’apprêtaient à fleurir, et le régiment, qui entre autres choses
avait été à un camp d’exercice, faisait alors son école à feu du
printemps sous la surveillance d’un adjudant-major qui jugeait faible la
moyenne de son tir. Il avait piqué d’honneur les officiers de la
compagnie, et ceux-ci avaient acheté pour leurs hommes des munitions en
supplément... celles que fournit le gouvernement sont tout juste bonnes
à encrasser les fusils... et la compagnie E, qui comptait beaucoup de
bons tireurs, exultait et offrait de se mesurer avec toutes les autres
compagnies, et les tireurs de troisième classe étaient désolés d’avoir
jamais vu le jour, et tous les lieutenants avaient acquis un superbe
teint basané pour être restés aux cibles de six à huit heures par jour.

Après déjeuner je m’en allai aux cibles, tout brûlant de curiosité de
voir quels progrès avait faits la nouvelle classe. Ouless était là avec
ses hommes auprès du tertre pelé qui marque la portée de six cents
mètres, et les hommes étaient en kaki gris verdâtre, lequel met en
évidence les meilleures qualités d’un soldat et se confond avec tout
arrière-plan devant lequel il se tient. Avant d’être à portée d’entendre
je pus voir, à leur manière de se coucher sur l’herbe poudreuse, ou de
se relever en se secouant, que c’étaient des hommes entièrement formés:
ils portaient leurs casques sous l’angle qui décèle la possession de
soi-même, se balançaient avec aisance et accouraient au mot d’ordre.
Arrivé plus près, j’entendis Ouless siffler en sourdine _Ballyhooley_,
tout en inspectant le champ de tir avec sa lorgnette, et le dos du
lieutenant Ouless était celui d’un homme libre et d’un officier. En
m’apercevant, il m’adressa un signe de tête, et je l’entendis lancer un
ordre à un sous-officier, d’un ton net et assuré. Le fanion surgit du
but, et Ortheris se jeta à plat ventre pour y envoyer ses dix balles. Il
me fit un clin d’œil par-dessus la culasse mobile, tout en s’installant,
de l’air d’un homme contraint d’exécuter des tours pour amuser des
enfants.

--Regardez, vous autres, dit Ouless à l’escouade rangée derrière. Il ne
pèse que moitié de votre poids, Brannigan, mais il n’a pas peur de son
fusil.

Ortheris, comme nous tous, avait ses petites manies et ses façons
particulières. Il soupesa son fusil, le releva d’une petite secousse,
l’abaissa de nouveau, et fit feu par-dessus le champ de tir qui
commençait à onduler sous l’ardeur du soleil.

--Manqué! dit un homme derrière lui.

--Trop de paysage en face, sacrédié! murmura Ortheris.

--Je corrigerais de deux pieds pour la réfraction, dit Ouless.

Ortheris tira de nouveau, attrapa le cercle extérieur, se rapprocha du
noir, l’atteignit et n’en sertit plus. Le sous-officier notait les
coups.

--Je ne comprends pas comment j’ai manqué le premier, dit Ortheris, se
levant et se reculant à mon côté, tandis que Learoyd prenait sa place.

--C’est tir de compagnie? demandai-je.

--Non. Il s’agit d’une séance quelconque. Ouless, il donne dix roupies
pour les tireurs de deuxième classe. Je n’en suis pas, bien entendu,
mais je viens leur montrer la bonne manière d’opérer. Voyez là-bas Jock,
il a l’air d’un lion de mer à l’aquarium de Brighton quand il s’étale et
qu’il rampe, n’est-ce pas? Dieu, quelle cible ça ferait, cette partie de
sa personne.

--La compagnie B s’est fort bien éduquée, dis-je.

--Il le fallait. Ils ne sont plus aussi moches, à présent, pas vrai?
Même Samuelson, il sait tirer de temps en temps. Nous allons aussi bien
que possible, merci.

--Où en êtes-vous avec...

--Ah! lui? Dans les meilleurs termes! Rien à lui reprocher.

--C’est donc réglé?

--Térence ne vous a pas raconté? Je vous crois que ça l’est. C’est un
gentleman, pas d’erreur.

--Je vous écoute, repris-je.

Ortheris examina les environs, fourra son fusil en travers de ses
genoux, et répéta:

--C’est un gentleman. Et un officier aussi. Vous avez vu tout ce gâchis
au fort Amara. Il n’y avait pas de ma faute, comme vous pouvez le
deviner. Seulement un macaque de notre peloton avait trouvé plus ou
moins malin de faire l’imbécile à l’exercice. C’est pourquoi nous
manœuvrions si mal. Quand Ouless m’a frappé, j’ai été si stupéfait que
je n’ai rien su faire, et quand j’eus l’envie de lui rendre son coup, la
conversion avait continué et je me trouvais en face de vous qui étiez
couché là-haut sur les canons. Lorsque le capitaine arriva et qu’il
m’attrapa à cause de ma tunique déchirée, je vis le regard de notre
gamin, et avant de pouvoir m’en empêcher, je commençai à mentir comme un
brave. Vous m’avez entendu? Ce fut tout à fait instinctif, mais quand
même! J’étais dans une rage. Alors il dit au capitaine: «Je l’ai
frappé», qu’il dit, et j’entendis Brander siffler, et alors je m’avance
avec une nouvelle série de mensonges, comme quoi en portant armes la
déchirure s’était agrandie, comme vous l’avez entendu. Je fis cela aussi
avant de savoir où j’en étais. Puis, quand on fut rentré à la caserne,
j’envoyai faire f... Samuelson. Vous auriez dû voir son fourniment
lorsque j’en eus fini avec! Il était dispersé, crédié, aux quatre coins
du fort. Alors Jock et moi nous nous en allons voir Mulvaney à
l’hôpital, une balade de huit kilomètres, et je sautillais de rage.
Ouless, il savait que c’était le conseil de guerre pour moi si je lui
rendais le coup... il aurait dû le savoir. Eh bien, je dis à Térence,
parlant à mi-voix sous le balcon de l’hôpital:

«--Térence, que je dis, que diable vais-je faire?

«Je lui raconte ce que vous avez vu, concernant l’esclandre. Ce vieux
Térence il siffle, crédié, comme un pinson, là-haut dans l’hôpital, et
il dit:

«--Tu n’es pas à blâmer, qu’il dit.

«--Bien sûr, que je dis. Crois-tu que j’aie fait jusqu’ici huit
kilomètres au soleil pour recevoir un blâme? que je dis. Je veux avoir
la peau de ce jeune bougre. Je ne suis, crédié, pas un conscrit, que je
dis. Je suis un soldat au service de la Reine, et je vaux autant que
lui, que je dis, malgré son grade et ses airs et son argent, que je dis.

--Comme vous étiez bête, interrompis-je.

Ortheris, n’étant ni un laquais, ni un Américain, mais un homme libre,
n’avait aucun prétexte pour aboyer de la sorte.

--C’est exactement ce que me dit Térence. Je m’étonne que vous l’ayez
exprimé de la même façon si exacte s’il ne vous a rien raconté. Il me
dit:

«--Tu devrais être plus raisonnable, qu’il dit, à ton âge. Quelle
différence cela fait-il pour toi, qu’il dit, s’il a un grade ou non? Ça
ne te regarde pas. C’est une affaire entre homme et homme, qu’il dit,
aurait-il le grade de général. De plus, qu’il dit, ça ne te donne pas
bon air de sautiller comme ça sur tes pattes de derrière. Emmène-le,
Jock.

«Puis il rentra, et ce fut tout ce que je tirai de Térence. Jock, il me
dit, aussi lent qu’une marche funèbre:

«--Stanley, qu’il dit, ce jeune bougre n’a pas voulu te frapper.

«--Qu’il l’ait voulu ou non, je m’en f... Il m’a frappé, que je dis.

«--Alors, tu n’as qu’à te plaindre à Brander, que dit Jock.

«--Pour qui me prends-tu? que je dis.

«Et j’étais si affolé que je faillis frapper Jock. Et il me prend par le
cou et me plonge la tête dans un seau d’eau dans la cambuse du
cuisinier, et alors nous retournons au fort, et je donnai à Samuelson
encore un peu d’ennui avec son fourniment. Il me dit:

«--Je n’ai jamais reçu un coup sans le rendre.

«--Eh bien, tu vas en recevoir, maintenant, que je dis.

«Et je lui en fais encaisser quelques-uns, et lui demande très poliment
de me les rendre, mais il s’en abstint. Je l’aurais tué, s’il l’avait
osé. Cela me fit beaucoup de bien.

«Ouless, il ne fit semblant de rien pendant quelques jours...
jusqu’après votre départ. Je me sentais mal à l’aise et misérable, et je
ne savais plus ce que je voulais, si ce n’est lui noircir pour de bon
ses petits yeux. J’espérais qu’il allait m’envoyer de l’argent pour ma
tunique. Alors je me serais expliqué avec lui sur le terrain et aurais
couru ma chance. Térence était encore à l’hôpital, voyez-vous, et il
refusait de me donner conseil.

«Le lendemain de votre départ, Ouless vient à moi comme je portais un
seau en corvée, et il me dit tout tranquillement:

«--Ortheris, vous allez venir chasser avec moi, qu’il dit.

«Je me sentis prêt à lui flanquer le seau à la figure, mais je me
retins. Au lieu de cela, je me mis en tenue pour l’accompagner. Oh!
c’est un gentleman! Nous partîmes ensemble, sans rien nous dire l’un à
l’autre jusqu’au moment où nous fûmes bien enfoncés dans la jungle au
delà de la rivière avec des hautes herbes tout alentour... fort près de
cet endroit où je perdis la tête avec vous. Alors il dépose son fusil à
terre et me dit tout tranquillement:

«--Ortheris, je vous ai frappé à l’exercice, qu’il dit.

«--Oui, mon lieutenant, que je dis, vous m’avez frappé.

«--J’ai réfléchi à la chose, qu’il dit.

«Ah vraiment, tu y as réfléchi, que je me dis en moi-même; eh bien tu y
as mis le temps, mon petit zigue...

«--Oui, mon lieutenant, que je dis.

«--Qu’est-ce qui vous a fait me couvrir? qu’il dit.

«--Je n’en sais rien, que je dis.

«Et je n’en savais rien non plus, et je ne le sais toujours pas.

«--Je ne peux vous demander de permuter, qu’il dit. Et je ne veux pas
non plus permuter, qu’il dit.

«Où va-t-il en venir?» que je pense en moi-même.

«--Oui, mon lieutenant, que je dis.

«Il jette un coup d’œil sur les hautes herbes qui nous entouraient, et
il dit, pour lui-même plutôt que pour moi:

«--Il faut que j’y arrive tout seul, par moi-même!

«Il eut l’air si bizarre pendant une minute que, ma parole, je pensais
que le petit bougre allait dire une prière. Alors il se tourne de
nouveau vers moi et me dit:

«--Et vous, qu’est-ce que vous en pensez? qu’il dit.

«--Je ne vois pas bien ce que vous voulez dire, mon lieutenant, que je
dis.

«--Qu’est-ce qui vous plairait? qu’il dit.

«Et je pensai une minute qu’il allait m’offrir de l’argent, mais il
porte sa main au premier bouton de sa veste de chasse et le défait.

«--Merci, mon lieutenant, que je dis. Cela me plaira fort bien, que je
dis.

«Et nos deux vestes furent défaites et déposées à terre.

--Bravo! m’écriai-je sans y prendre garde.

--Ne faites pas de bruit devant les cibles, cria Ouless, de l’endroit du
tir. Cela dérange les hommes.

Je m’excusai, et Ortheris continua:

--Nous avions mis habit bas, et il me dit:

«--Êtes-vous prêt? qu’il dit. Venez-y donc.

«Je m’avance, un peu hésitant au début, mais il m’attrape sous le
menton, ce qui m’échauffe. Je voulus marquer le petit zigue et je tapai
haut, mais il para et m’attrapa au-dessus du cœur comme un brave. Il
n’était pas si fort que moi, mais il en savait davantage, et au bout
d’environ deux minutes je crie: «_Time_!» Il recule... selon les règles
du combat.

«--Venez-y quand vous serez prêt, qu’il dit.

«Et quand j’eus repris haleine j’y allai de nouveau, et je lui en donnai
un sur le nez qui lui colora sa blanche chemise aristocratique. Cela le
fâcha, et je m’en aperçus en un clin d’œil. Il arrive tout contre moi,
au corps à corps, résolu à me toucher au cœur. Je tins tant que je pus
et lui fendis l’oreille, mais alors je commençai à hoqueter, et le jeu
fut fini. J’entrai dans sa garde pour voir si je pouvais l’abattre, et
il m’envoie sur la bouche un coup qui me jette à terre et... regardez
ici!

Ortheris releva le coin gauche de sa lèvre supérieure. Il lui manquait
une canine.

--Il se tint au-dessus de moi et me dit:

«--En avez-vous assez?

«--Merci, j’en ai assez, que je dis.

«Il me prend par la main et me relève: j’étais très ébranlé.

«--Maintenant, qu’il dit, je vais vous faire des excuses pour vous avoir
frappé. C’était uniquement de ma faute, qu’il dit, et cela ne vous était
pas destiné.

«--Je le sais, mon lieutenant, que je dis, et il n’y a pas besoin
d’excuses.

«--Alors c’est un accident, qu’il dit, et il vous faut me laisser vous
indemniser pour votre tunique; sinon elle vous sera retenue sur votre
paye.

«Je n’aurais pas accepté l’argent auparavant, mais je l’acceptai alors.
Il me donna dix roupies... de quoi me payer deux fois une tunique, et
nous descendîmes à la rivière pour laver nos figures, qui étaient bien
marquées. La sienne n’était pas ordinaire. Puis il se dit à lui-même, en
crachant l’eau de sa bouche:

«--Je me demande si j’ai agi comme il faut, qu’il dit.

«--Oui, mon lieutenant, que je dis; il n’y a rien à craindre à ce sujet.

«--C’est très bien pour vous, qu’il dit, mais en ce qui regarde les
hommes de la compagnie.

«--’Mande pardon, mon lieutenant, que je dis, je ne pense pas que la
compagnie vous donnera de l’ennui.

«Alors nous allâmes chasser, et quand nous revînmes je me sentais aussi
joyeux qu’un grillon. J’attrapai Samuelson, que je fis valser d’un bout
à l’autre de la véranda, et révélai à la compagnie que le différend
entre moi et le lieutenant Ouless était aplani à ma satisfaction. Je
racontai tout à Jock, bien entendu, et à Térence. Jock ne dit rien, mais
Térence il dit:

«--Vous faites la paire, tous les deux. Et, pardieu, je ne sais pas
lequel fut le meilleur.

«Il n’y a rien à reprocher à Ouless. C’est un gentleman du haut en bas,
et il a progressé autant que la compagnie B. Tout de même je parie qu’il
serait cassé de son grade si on venait à savoir qu’il s’est battu avec
un simple soldat. Ho! ho! Se battre tout l’après-midi avec un fichu
simple soldat comme moi! Qu’en pensez-vous, ajouta-t-il en caressant la
crosse de son fusil.

--Je pense ce que disaient les arbitres au combat simulé: les deux
partis méritent beaucoup d’éloges. Mais je voudrais que vous me disiez
ce qui vous a porté à le sauver en premier lieu.

--J’étais bien sûr qu’il ne m’avait pas destiné le coup, bien que, s’il
avait écopé pour ça, cela m’eût été indifférent. Et puis il était si
jeune que cela n’aurait pas été bien. En outre, si je l’avais dénoncé je
n’aurais pas eu mon combat, et je me serais senti mal à l’aise pendant
tout mon congé. Ne voyez-vous pas les choses ainsi, monsieur?

--C’était votre droit de le faire casser, si vous l’aviez voulu,
insistai-je.

--Mon droit! répliqua Ortheris avec un profond mépris. Mon droit! Je ne
suis pas un bleu pour aller pleurnicher sur mes droits par-ci et mes
droits par-là, tout comme si je ne savais pas prendre soin de moi-même.
Mes droits! Par le Tout-Puissant! Je suis un homme.

La dernière escouade épuisa ses cartouches au milieu d’une bourrasque de
plaisanteries à voix basse. Ouless se retira à quelque distance afin de
laisser les hommes à l’aise, et je vis un moment sa figure en plein
soleil; après quoi il tira son épée, rassembla ses hommes, et les
reconduisit à la caserne. C’était parfait. Le gamin avait fait ses
preuves.




UN ASPECT DE LA QUESTION


  _Par Shafiz Ullah Khan, fils de Hyat Ullah Khan, à l’honorable service
  de Son Altesse le Rao Sahib du Jagesur, qui est sur la frontière nord
  de l’Hindoustan, et aide-de-camp de Son Altesse, à Kazi Jamal-ud-din,
  fils de Kazi Ferisht-ud-din Khan, au service du Rao Sahib, son
  ministre très honoré. De ce lieu que l’on nomme le club Northbrook,
  dans la ville de Londres, sous l’ombre de l’Impératrice, ceci est
  écrit:_

  Entre frère et frère d’élection, il n’est pas besoin de longues
  protestations d’Amour et de Sincérité. Le Cœur parle à nu au Cœur, et
  la Tête répond de tout. Gloire et Honneur sur ta maison jusqu’à la fin
  des siècles et une tente sur les frontières du paradis.

MON FRÈRE,--Concernant l’objet de ma mission, voici le rapport. J’ai
acheté pour le Rao Sahib et payé soixante livres sur chaque cent, les
choses qu’il désirait le plus. Soit: deux des grands chiens-tigres
couleur daim, mâle et femelle, leur pédigrée étant écrit sur papier, et
des colliers d’argent ornant leurs cous. Pour le plus grand plaisir du
Rao Sahib, je les envoie aussitôt par le steamer, aux soins d’un homme
qui en rendra compte à Bombay aux banquiers de là-bas. Ce sont les
meilleurs de tous les chiens de ce pays. Des fusils, j’en ai acheté
cinq... deux à la crosse niellée d’argent, avec des arabesques d’or
autour des chiens, tous deux à deux canons, frappant dur, dans un étui
de velours et de cuir rouge; trois d’un travail sans égal, mais qui
manquent d’ornement; un fusil à répétition qui tire quatorze fois: ceci
quand le Rao Sahib chasse le sanglier; un fusil à balle explosible à
deux coups, pour le tigre, et celui-ci est un prodige d’habileté; et un
fusil de chasse léger comme une plume, avec des cartouches vertes et
bleues par milliers. Également, une toute petite carabine pour le
chevreuil noir, qui abattrait quand même son homme à quatre cents pas.
Le harnais aux armoiries d’or pour le carrosse du Rao Sahib n’est pas
encore terminé, à cause de la difficulté de sertir le velours rouge dans
le cuir; mais le harnais à deux chevaux et la grande selle aux arçons
dorés qui est destinée à la cérémonie ont été mis avec du camphre dans
une boîte de fer-blanc que j’ai scellée de mon anneau. Quant à l’écrin
en cuir gaufré, d’ustensiles féminins et de petites pinces pour les
cheveux et la barbe; quant aux parfums et aux soies et à tout ce qu’ont
demandé les femmes qui sont derrière les rideaux, je n’en ai pas
connaissance. Ce sont choses longues à venir; et la fauconnerie:
sonnettes, capuchons et jets à chiffre d’or, sont également en retard.
Lis ceci dans l’oreille du Rao Sahib, et vante-lui ma diligence et mon
zèle, de crainte que ma faveur ne soit diminuée par l’absence, et garde
un œil vigilant sur ce chien édenté de plaisantin... Bahadur Shah... car
par ton aide et ta voix, et par ce que j’ai fait en ce qui concerne les
fusils, j’aspire, comme tu le sais, au commandement de l’armée du
Jagesur. Cet être sans conscience l’ambitionne également, et j’ai appris
que le Rao Sahib incline de ce côté-là. En avez-vous donc fini avec la
coutume de boire du vin dans votre maison, mon frère, ou bien Bahadur
Shah a-t-il renoncé à l’eau-de-vie? Je ne voudrais pas que la boisson
fût sa fin, mais une mixture bien dosée mène à la folie. Songes-y.

Et maintenant, au sujet de ce pays des sahibs, voici ce que tu m’as
demandé. Dieu m’est témoin que je me suis efforcé de comprendre tout ce
que j’ai vu et un peu de ce que j’ai entendu. Mes paroles et mon
intention sont celles de la vérité, mais il se peut que je n’en écrive
que des mensonges.

Depuis que l’étonnement et l’ahurissement premiers de ma vision ont
cessé,--nous remarquons d’abord les pierreries au dôme du plafond, et
plus tard seulement la crasse du plancher,--je vois clairement que cette
ville de Londres est maudite, étant sombre et malpropre, dénuée de
soleil, et pleine de gens de basse naissance, qui sont perpétuellement
ivres, et hurlent dans les rues comme des chacals, hommes et femmes
ensemble. A la tombée de la nuit, c’est la coutume d’innombrables
milliers de femmes de descendre dans les rues et de les arpenter en
hurlant, faisant des farces, et réclamant de l’alcool. A l’heure de
cette attaque, c’est l’usage des pères de famille d’emmener leurs femmes
et leurs enfants dans les spectacles et lieux de divertissements: ainsi
le mal et le bien s’en retournent chez eux comme fait au crépuscule la
gent des marais. Je n’ai jamais vu dans tout l’univers de spectacle
comme celui-ci, et je doute que son pareil se rencontre de l’autre côté
des portes de l’Enfer. Quant au mystère de leur métier, c’en est un
antique, mais les pères de famille s’assemblent par troupeaux, hommes et
femmes, et protestent bien haut à leur Dieu que ce métier n’existe pas;
et cependant lesdites femmes heurtent aux portes, à l’extérieur. De
plus, le jour où ils vont à la prière, les lieux de boisson ne sont
ouverts que quand les mosquées sont fermées; tel celui qui endiguerait
le fleuve Jumna le vendredi seulement. Ainsi donc hommes et femmes,
étant contraints de satisfaire leurs appétits dans le plus bref délai,
s’enivrent d’autant plus furieusement et roulent ensemble dans le
ruisseau. Ils y sont regardés par ceux qui vont prier. De plus, et en
signe visible que ce lieu est abandonné de Dieu, il tombe à certains
jours, sans avertissement, une obscurité froide, par quoi la lumière du
soleil est entièrement ravie à la cité, et le peuple, mâle et femelle,
et les conducteurs de véhicules, vont à tâtons et braillent en plein
midi dans cet abîme sans se voir l’un l’autre. L’air étant chargé de la
fumée de l’Enfer (soufre et bitume, comme il est écrit) ils meurent
bientôt d’étouffement, et sont ainsi enterrés dans le noir. C’est là une
terreur qui dépasse la plume, mais, par ma tête, j’écris ce que j’ai vu.

Il n’est pas vrai que les sahibs adorent un seul Dieu, comme nous autres
de la vraie Foi, ou que les divisions survenues dans leur dogme soient
comme celles qui existent à présent chez nous entre shiites et sunnites.
Je ne suis qu’un guerrier, et n’ai rien du derviche, me souciant, comme
tu sais, autant du sunni que du shii. Mais j’ai interrogé beaucoup de
gens sur la nature de leurs dieux. Ils en ont un qui est le chef de la
Mukht-i-Fauj[28], et qui est adoré par des hommes en habit rouge sang,
qui braillent et deviennent insensés. Un autre est une idole, devant
quoi ils brûlent des cierges et de l’encens dans un temple pareil à
celui que j’ai vu quand je suis allé à Rangoun acheter des étalons de
Birmanie pour le Rao. Un troisième encore a des autels nus faisant face
à une grande assemblée de morts. C’est surtout pour lui qu’ils chantent,
mais d’autres s’adressent à une femme qui fut la mère du grand prophète
venu avant Mahomet. Les gens du vulgaire n’ont pas de dieu, mais ils
adorent ceux qui les haranguent cramponnés aux réverbères de la rue. Les
gens les plus avisés s’adorent eux-mêmes, ainsi que les choses qu’ils
ont faites avec leurs bouches et leurs mains, et ce cas se rencontre
particulièrement chez les femmes stériles, qui sont en grand nombre.
Hommes et femmes ont la coutume de se confectionner des dieux selon
leurs désirs, en pinçant et tapotant la molle argile de leurs pensées
pour leur donner la forme approximative de leurs envies. Chacun est
ainsi pourvu d’une divinité selon son cœur, et cette divinité se
transforme en une plus petite quand l’estomac leur tourne ou que leur
santé s’altère. Tu ne croiras pas ce récit, mon frère. Et je ne l’ai pas
cru non plus quand on me l’a conté d’abord, mais aujourd’hui ce n’est
plus rien pour moi; tant le pied du voyage relâche les courroies
d’étriers de la croyance.

  [28] Armée du Salut.

Mais tu vas dire: «Que nous importe si la barbe d’Ahmed ou celle de
Mahomet est la plus longue. Dis ce que tu sais de l’Accomplissement du
Désir.» Je voudrais que tu fusses ici pour parler face à face et te
promener en public avec moi et t’instruire.

Pour ce peuple, c’est une question de Ciel et d’Enfer de savoir si la
barbe d’Ahmed et celle de Mahomet s’équivalent ou diffèrent seulement
d’un cheveu. Connais-tu le mécanisme de leur gouvernement? Le voici.
Certains hommes, se désignant eux-mêmes, s’en vont çà et là et parlent
aux corroyeurs, et aux marchands d’habits, et aux femmes, disant:
«Donnez-nous congé par votre faveur de parler pour vous dans le
conseil.» S’étant assuré cette autorisation par de larges promesses, ils
s’en retournent au lieu du conseil, et siégeant sans armes, quelque six
cents réunis parlent au hasard, chacun pour soi et son propre lot de
gens de basse naissance. Les vizirs et divans de l’Impératrice sont
toujours forcés de leur mendier de l’argent, car tant que plus d’une
moitié des Six Cents n’est pas du même avis pour dépenser les finances
de l’État, pas un cheval ne peut être ferré, pas un fusil chargé, pas un
homme habillé dans tout le pays. Rappelle-toi bien ceci continuellement.
Les Six Cents sont au-dessus de l’Impératrice, au-dessus du Vice-Roi des
Indes, au-dessus du chef de l’armée et de tout autre pouvoir que tu as
jamais connu. Parce qu’ils détiennent les finances de l’État.

Ils sont divisés en deux hordes... l’une qui ne cesse de lancer des
injures à l’autre, et engage les gens de basse naissance à s’insurger et
se rebeller contre tout ce que les autres peuvent proposer pour
gouverner. Si ce n’est qu’ils sont sans armes, et s’appellent ainsi sans
crainte menteurs, chiens et bâtards jusque sous l’ombre du trône de
l’Impératrice, ils sont en une guerre âpre et sans fin. Ils opposent
mensonge à mensonge, jusqu’à ce que les gens de basse naissance et le
vulgaire soient enivrés de mensonges et à leur tour commencent à mentir
et à refuser de payer les impôts. En outre ils répartissent leurs femmes
en troupes et les envoient à cette bataille avec des fleurs jaunes à la
main, et comme la croyance d’une femme n’est que la croyance de son
amant dépouillée de jugement, il s’ensuit beaucoup de gros mots. Comme
le dit la femme esclave à Mamoun, dans les exquises pages du fils
d’Abdullah:

    L’oppression et l’épée tuent promptement;
    Ton souffle tue lentement, mais il finit par tuer.

S’ils veulent une chose ils déclarent qu’elle est vraie. S’ils ne la
veulent pas, quand ce serait la Mort elle-même, ils s’écrient: «Cela
n’existe pas!» Ils parlent ainsi comme des enfants, et comme des enfants
ils cherchent à saisir ce qu’ils convoitent, sans considérer si cela
leur appartient ou non. Et dans leurs conseils, quand l’armée de la
déraison en vient au défilé de la dispute, et qu’il ne reste plus rien à
dire de chaque côté, ils se divisent, comptent les têtes, et la volonté
du côté qui a le plus grand nombre de têtes fait la loi. Mais le côté
surpassé en nombre s’empresse de courir parmi les gens du vulgaire et
leur enjoint de fouler aux pieds cette loi, et de massacrer les
fonctionnaires. Il s’ensuit un massacre nocturne d’hommes désarmés, et
des massacres de bétail et des outrages aux femmes. Ils ne coupent pas
le nez aux femmes, mais ils leur frisent les cheveux et leur écorchent
la peau avec des épingles. Alors ces éhontés du conseil se présentent
devant les juges en s’essuyant la bouche et faisant serment. Ils disent:
«Devant Dieu nous sommes exempts de blâme. Avons-nous dit: «Ramassez
cette pierre de la route et lapidez-en celui-ci et non un autre»? On ne
les raccourcit donc pas de la tête, puisqu’ils ont dit seulement: «Voici
des pierres et voilà là-bas un individu qui obéit à la loi qui n’en est
pas une parce que nous ne le voulons pas.»

Lis ceci dans l’oreille du Rao Sahib et demande-lui s’il se souvient de
cette saison où les chefs Manglôt ont refusé l’impôt, non parce qu’ils
ne pouvaient le payer, mais parce qu’ils jugeaient les taxes abusives.
Toi et moi sommes allés chez eux avec les soldats tout un jour, et les
noires lances soulevaient le chaume, en sorte qu’il n’était même pas
nécessaire de faire feu; et il n’y eut personne de tué. Mais ce pays-ci
est livré à la guerre occulte et au meurtre voilé. En cinq ans de paix
ils ont tué dans leurs propres frontières et de leur propre race plus
d’hommes qui n’en seraient tombés si la balle de la dissension avait été
laissée au maillet de l’armée. Et pourtant il n’y a nul espoir de paix,
car les partis ne tardent pas à se diviser de nouveau, et ils se
remettent à faire tuer d’autres hommes sans armes et dans les champs.
Mais assez sur cette matière, laquelle est à notre avantage. Il y a
meilleure chose à dire, et qui tend à l’Accomplissement du Désir. Lis ce
qui suit d’un esprit reposé par le sommeil. J’écris tel que je
comprends.

Derrière toute cette guerre sans honneur il y a ce que je trouve
difficile de coucher par écrit, et tu sais que je suis peu expert à
manier la plume. Je chevaucherai l’étalon de l’Inhabileté obliquement à
la muraille de l’Expression. La terre que l’on foule est malade et
aigrie d’être trop maniée par l’homme, tel un sol gazonné s’aigrit sous
le bétail; et l’air est épaissi également. Sur le sol de cette ville,
ils ont posé, pour ainsi dire, les planches puantes d’une étable, et à
travers les planches, entre mille milliers de maisons, les humeurs
peccantes de la terre s’infiltrent dans l’air surchargé qui les renvoie
à leur domicile; car la fumée de leurs feux de cuisine les tient tous à
l’intérieur comme fait la toiture pour les exhalaisons des moutons. Et
semblablement il règne une chlorose chez le peuple, et en particulier
chez les Six Cents qui bavardent. Ni l’hiver ni l’automne n’atténuent
cette maladie de l’âme. Je l’ai vue sévir chez les femmes de notre pays
à nous et chez les adolescents non encore aguerris à l’épée; mais je
n’en ai jamais encore vu autant qu’ici. Par l’effet particulier de ce
mal, le peuple, renonçant à l’honneur et à la droiture, met en question
toute autorité, non comme le feraient des hommes, mais comme des filles,
en pleurnichant, et en pinçant dans le dos quand le dos est tourné, et
en faisant des grimaces. Si quelqu’un crie dans les rues: «On m’a fait
une injustice!» ils admettent qu’il ne se plaigne pas aux gens en place,
mais à tous ceux qui passent, et buvant ses paroles, ils volent en
tumulte à la demeure de l’accusé et écrivent de mauvaises choses contre
lui, sa femme et ses filles; car ils ne prennent pas soin de peser le
témoignage, et sont tels que des femmes. Et d’une main ils frappent
leurs gendarmes qui gardent les rues, et de l’autre frappent les
gendarmes pour s’être plaints de ces coups et les mettent à l’amende.
Quand ils ont en toutes choses vilipendé l’État, ils réclament du
secours à l’État, qui le leur donne, si bien que la fois suivante ils
crient encore davantage. Ceux qui sont opprimés se déchaînent par les
rues, portant des bannières dont le coût et l’ouvrage représentent
quatre jours de travail et une semaine de pain; et quand ni cheval ni
piéton ne peuvent plus passer, ils sont satisfaits. D’autres, recevant
des salaires, refusent de travailler avant d’en avoir obtenu de plus
forts, et les prêtres les aident, et aussi des hommes des Six Cents--car
où il y a rébellion, l’un de ces hommes ne peut manquer de venir, comme
un vautour sur un bœuf mort--et prêtres, bavards et hommes réunis
déclarent qu’il est juste que parce qu’ils ne veulent pas travailler
nuls autres ne s’y risquent. De cette manière ils ont si bien entravé le
chargement et le déchargement des bateaux qui viennent à cette ville,
qu’en envoyant au Rao Sahib fusils et harnais, j’ai jugé convenable
d’envoyer les caisses par le train à un autre bateau qui appareillait
d’un autre port. Il n’y a plus aucune certitude en aucun envoi. Mais tel
qui fait injure aux marchands ferme la porte du bien-être à la cité et à
l’armée. Et tu connais ce que dit Saâdi:

    Comment le marchand voyagerait-il vers l’ouest,
    Quand il entend parler des troubles de là-bas?

Nul ne peut garder confiance parce qu’il ne saurait dire comment agiront
ses sous-ordres. Ils ont rendu le serviteur plus grand que le maître,
pour cette raison qu’il est le serviteur; sans s’apercevoir que, devant
Dieu, l’un et l’autre sont égaux à la tâche désignée. C’est là une chose
à mettre de côté dans le buffet de l’esprit.

De plus, la misère et la clameur du vulgaire dont le sein de la terre
est las, ont si bien affecté les esprits de certaines gens qui n’ont
jamais dormi sous le poids de la crainte ni vu s’abattre le plat du
sabre sur les têtes d’une populace, qu’ils s’écrient: «Renversons tout
ce qui existe, et travaillons uniquement de nos mains nues.» A cette
tâche leurs mains se couvriraient d’ampoules dès le second coup; et j’ai
vu que, tout émus qu’ils soient par les souffrances d’autrui, ils ne
renoncent en rien aux douceurs de l’existence. Dans leur ignorance du
vulgaire non moins que de l’esprit humain, ils offrent cette boisson
forte des mots, dont ils usent eux-mêmes, à des ventres vides; et ce
breuvage produit l’ivresse de l’âme. Tout le long du jour les gens
malheureux se tiennent à la porte des lieux de boisson au nombre de
plusieurs milliers. Les gens bien intentionnés mais de peu de
discernement leur donnent des paroles ou tentent pitoyablement dans les
écoles de les transformer en artisans, tisserands ou maçons, dont il y a
plus qu’assez. Mais ils n’ont pas la sagesse de veiller aux mains de ces
élèves, sur lesquelles Dieu et la Nécessité ont inscrit l’habileté de
chacun et celle de son père. Ils croient que le fils d’un ivrogne va
manier un ciseau ferme et que le charretier fera la besogne du plâtrier.
Ils ne s’accordent pas de réfléchir à la dispensation de leur
générosité, laquelle ressemble aux doigts fermés d’une main qui puise de
l’eau. En conséquence les matériaux bruts d’une très grande armée s’en
vont à la dérive sans être taillés, dans la fange de leurs rues. Si le
gouvernement qui est là aujourd’hui, et qui changera demain, dépensait
pour ces déshérités quelque argent à les vêtir et à les équiper, je
n’écrirais pas ce que j’écris. Mais ces gens du peuple méprisent le
métier des armes, et se contentent du souvenir des anciennes batailles;
les femmes et les bavards les y aident.

Tu vas dire: «Pourquoi parler sans cesse de femmes et de sots?» Je
réponds par Dieu, le Fabricateur du Cœur, que les sots siègent parmi les
Six Cents, et que les femmes mènent leur conseil. As-tu oublié ce jour
où arriva d’outre-mer cet ordre qui a pourri les armées des Anglais qui
sont chez nous, si bien que les soldats tombaient malades par centaines
là où auparavant il ne s’en alitait que dix? Ce fut l’œuvre de tout au
plus vingt des hommes et environ cinquante des femmes stériles. J’ai vu
trois ou quatre d’entre eux, mâles et femelles, et ils triomphent
ouvertement, au nom de leur Dieu, parce que trois régiments des troupes
blanches ont cessé d’exister. Ceci est à notre avantage parce que l’épée
où il y a une tache de rouille se brise sur le turban de l’ennemi. Mais
s’ils déchirent ainsi leur chair et leur sang propres avant que leur
folie ait atteint son paroxysme, que feront-ils lorsque la lune sera
dans son plein?

Voyant que le pouvoir réside entre les mains des Six Cents, et non dans
le Vice-Roi ou ailleurs, j’ai durant tout mon séjour recherché l’ombre
de ceux qui bavardent le plus et le plus extravagamment. Ils mènent le
vulgaire, et en reçoivent l’autorisation de sa bonne volonté. C’est le
désir de quelques-uns de ces hommes--en fait, d’à peu près autant que
ceux qui causèrent la pourriture de l’armée britannique--que nos terres
et peuples devraient ressembler exactement à ceux des Anglais
d’aujourd’hui même. Puisse Dieu, le Contempteur de la Folie, nous en
préserver! Moi-même, je passe parmi eux pour un phénomène, et de nous et
des nôtres ils ne savent rien, les uns m’appelant Hindou et d’autres
Radjpout, et usant à mon égard, par ignorance, de propos d’esclaves et
d’expressions de grand irrespect. Quelques-uns d’entre eux sont bien
nés, mais la plupart sont de basse naissance, ont la peau rude, agitent
leurs bras, parlent fort, manquent de dignité, ont la bouche relâchée,
le regard furtif, et comme je l’ai déjà dit, se laissent mener par le
vent d’une robe de femme.

Voici maintenant une histoire qui ne date que de deux jours. Il y avait
une société à un repas, et une femme à la voix perçante me parla, en
présence des hommes, des affaires de nos femmes. Son ignorance faisait
de chaque mot un outrage acéré. Me rappelant cela, je me contins
jusqu’au moment où elle en vint à édicter une nouvelle loi pour la
direction de nos zénanas[29] et de toutes celles qui sont derrière les
rideaux.

  [29] Harems.

Alors moi: «As-tu jamais senti la vie frémir sous ton cœur ou tenu un
petit fils entre tes seins, ô très déshéritée?» Là-dessus elle, avec feu
et l’œil hagard: «Non, car je suis une femme libre, et non une bonne
d’enfants.» Alors moi doucement: «Dieu te traitera avec indulgence, ma
sœur, car tu as eu une servitude plus pesante qu’aucun esclave, et la
moitié de la terre la plus abondante te reste cachée. Les premiers dix
ans de la vie d’un homme appartiennent à sa mère, et du crépuscule à
l’aurore la femme peut à coup sûr commander à son mari. Est-ce une
grande chose que de rester là durant les heures de veille tandis que les
hommes s’en vont au dehors sans que tes mains les retiennent par la
bride?» Alors elle s’étonna d’entendre un païen parler ainsi: c’est
pourtant une femme honorée parmi ces hommes et elle professe ouvertement
n’avoir pas de profession de foi dans la bouche. Lis ceci dans l’oreille
du Rao Sahib et demande-lui comment il en irait pour moi si je lui
rapportais une pareille femme pour son usage. Ce serait pis que cette
fille jaune du désert de Cutch qui, par simple divertissement, excitait
les filles à se battre, et qui souffleta le jeune prince sur la bouche.
Te souviens-tu?

En vérité, la source principale du pouvoir est corrompue d’être restée
tranquille longtemps. Ces hommes et ces femmes voudraient faire de
l’Inde entière un gâteau de bouse et aspireraient à laisser dessus la
trace de leurs doigts. Et ils ont le pouvoir et la gestion des finances,
et c’est pourquoi je suis si détaillé dans ma description. _Ils ont
autorité sur l’Inde entière._ Ce dont ils parlent, ils n’y comprennent
rien, car l’âme d’un homme de basse naissance est limitée à son champ et
il ne saisit pas la liaison des affaires d’un pôle à l’autre. Ils se
vantent ouvertement que le Vice-Roi et les autres sont leurs serviteurs.
Quand les maîtres sont fous, que feront les serviteurs?

Les uns prétendent que toute guerre est un péché, et la mort la plus
grande menace devant Dieu. D’autres déclarent avec le Prophète qu’il est
mal de boire, enseignement auquel leurs rues apportent un évident
témoignage; et il en est d’autres, particulièrement de basse naissance,
qui estiment que toute domination est perverse et la souveraineté de
l’épée maudite. Ceux-ci me firent des protestations, s’excusant pour
ainsi dire que les gens de leur race fussent en possession de
l’Hindoustan, et espérant qu’un jour ils en partiraient. Connaissant
bien la race d’hommes blancs qu’il y a dans nos frontières, j’aurais
volontiers ri, mais m’en abstins, me rappelant que ces discoureurs
avaient du pouvoir dans l’opération de compter les têtes. D’autres
encore déclament bien haut contre les impositions de la partie de
l’Hindoustan soumise à la loi du Sahib. A ceci j’acquiesce, me rappelant
la générosité annuelle du Rao Sahib lorsque les turbans des soldats
circulent parmi les blés flétris, et que les bracelets des femmes vont
chez le fondeur. Mais je ne suis pas un bon discoureur. C’est là le
devoir des gars du Bengale... ces ânes montagnards au braiment
oriental... Mahrattes de Pouna, et autres semblables. Ceux-ci, se
trouvant parmi des sots, se font passer pour des fils de personnages,
alors que, élevés par charité, ils sont les rejetons de marchands de
grains, de corroyeurs, de vendeurs de bouteilles et de prêteurs
d’argent, comme tu sais. Or, nous autres de Jagesur ne devons rien, en
dehors de l’amitié, aux Anglais qui nous ont conquis par l’épée et, nous
ayant conquis, nous laissent libres, assurant pour toujours la
succession du Rao Sahib. Mais ces gens de basse naissance qui ont acquis
leur savoir grâce à la générosité du gouvernement, poussés par l’appât
du gain se vêtent de costumes anglais, abjurent la foi de leurs pères,
répandent des bruits contraires au gouvernement, et sont en conséquence
très chers à certains des Six Cents. J’ai entendu ce bétail parler en
princes et en meneurs de peuples, et j’ai ri, mais pas tout à fait.

Il arriva une fois que le fils de quelque marchand de grain, attiré et
parlant à la façon des Anglais, s’assit à table à côté de moi. A chaque
bouchée il commettait un parjure à l’encontre du sel qu’il mangeait:
hommes et femmes l’applaudissaient. Après avoir, par d’habiles
travestissements, glorifié l’oppression et inventé des griefs inédits,
tout en reniant ses dieux à ventre en tonneau, il demanda au nom de son
peuple le gouvernement de tout notre pays et, se tournant vers moi, me
posa la main sur l’épaule et dit: «Voici quelqu’un qui est avec nous,
bien qu’il professe une autre religion: il confirmera mes paroles.» Cela
il le proféra en anglais, et m’exhiba pour ainsi dire à la société.
Gardant une mine souriante, je lui répondis dans notre langue à nous:
«Retire ta main, homme sans père, ou sinon la folie de ces gens ne te
sauvera pas, et mon silence ne sauvegardera pas ta réputation.
Recule-toi, bétail.» Et dans leur langage je repris: «Il dit vrai. Quand
la faveur et la sagesse des Anglais nous accordera une part encore un
peu plus grande dans le fardeau et la récompense, les Musulmans
s’entendront avec les Hindous.» Lui seul comprit ce qu’il y avait dans
mon cœur. Je fus généreux envers lui parce qu’il accomplissait nos vœux;
mais souviens-toi que son père est un certain Durga Charan Laha, à
Calcutta. Pose ta main sur son épaule à lui, si jamais le hasard te
l’envoie. Il n’est pas bon que des vendeurs de bouteilles et des
commissaires-priseurs portent la main sur des fils de princes. Je me
promène parfois en public avec cet homme afin que tout ce monde sache
qu’Hindou et Musulman ne sont qu’un, mais quand nous arrivons dans les
rues moins fréquentées je lui ordonne de marcher derrière moi, ce qui
est pour lui un honneur suffisant.

Et pourquoi ai-je mangé de la poussière?

Ainsi, mon frère, semble-t-il à mon cœur, qui s’est presque brisé en
assistant à ces choses. Les Bengalis et les gars élevés par charité
savent bien que le pouvoir de gouverner du Sahib ne lui vient ni du
Vice-Roi ni du chef de l’armée, mais des mains des Six Cents de cette
ville, et en particulier de ceux qui parlent le plus. Chaque année donc
ils s’adresseront de plus en plus à cette protection, et agissant sur la
chlorose de la terre, selon leur coutume invariable, ils feront en sorte
à la fin, grâce à l’intervention perpétuellement inspirée aux Six Cents,
que la main du gouvernement de l’Inde deviendra inefficace, en sorte
qu’aucune mesure ni ordre ne puisse être exécuté jusqu’au bout sans
clameur et objection de leur part; car tel est le plaisir des Anglais à
cette heure. Ai-je excédé les bornes du possible? Non. Tu dois même
avoir appris que l’un des Six Cents, n’ayant ni savoir ni crainte ni
respect devant les yeux, a fait par jeu un nouveau plan écrit touchant
le gouvernement du Bengale et le montre ouvertement à tous, tel un roi
qui lirait sa proclamation de couronnement. Et cet homme, se mêlant des
affaires d’État, parle dans le Conseil pour un ramassis de corroyeurs,
de faiseurs de bottes et de harnais, et se vante ouvertement de n’avoir
pas de Dieu. Un ministre quelconque de l’Impératrice, l’Impératrice
elle-même, le Vice-Roi ou quelque autre, ont-ils élevé la voix contre
cet homme-cuir? Son pouvoir n’est-il donc pas à rechercher avec celui
des autres qui pensent comme lui? Tu vas en juger.

Le télégraphe est le serviteur des Six Cents, et tous les sahibs de
l’Inde, sans en excepter un, sont les serviteurs du télégraphe. Chaque
année aussi, tu le sais, les gens élevés par charité vont tenir ce
qu’ils appellent leur Congrès, d’abord en un lieu puis en un autre,
excitant dans l’Hindoustan des bruits, conformément au bavardage de la
populace d’ici, et réclamant pour eux, à l’instar des Six Cents, la
direction des finances. Et ils feront retomber chaque détail et lettre
sur la tête des gouverneurs et des lieutenants-gouverneurs, et de
quiconque détient l’autorité, et la jetteront à grands cris aux pieds
des Six Cents d’ici; et certains de ces confondeurs de mots et les
femmes stériles acquiesceront à leurs demandes, et d’autres se lasseront
de les contredire. Ainsi une nouvelle confusion sera jetée dans les
conseils de l’Impératrice pendant même que l’île ici proche est aidée et
soutenue dans la guerre sourde dont j’ai parlé. Alors chaque année,
comme ils ont commencé à le faire, et comme nous l’avons vu, les hommes
de basse naissance des Six Cents désireux d’honneurs s’embarqueront pour
notre pays, et, y restant un peu de temps, amasseront autour d’eux et
feront les flatteurs devant les gens élevés par charité, et ceux-ci en
partant d’auprès d’eux ne manqueront pas d’informer les paysans, et les
guerriers pour qui il n’est pas d’emploi, qu’il y a un changement
proche, et qu’on vient à leur secours d’au delà des mers. Cette rumeur
ne s’amoindrira pas en se répandant. Et, surtout, le Congrès n’étant pas
sous l’œil des Six Cents--lesquels, bien qu’ils fomentent la discorde et
la mort, affectent un grand respect de la loi qui n’est pas une loi--va,
dans sa marche oblique, débiter aux paysans des paroles troublantes,
parlant, comme il l’a déjà fait, de diminuer les impôts, et permettant
une nouvelle constitution. Cela est à notre avantage, mais la fleur du
danger réside dans la graine de celui-ci. Tu sais quel mal une rumeur
peut faire; bien que dans l’Année Noire où toi et moi étions jeunes,
notre fidélité aux Anglais ait procuré du bénéfice au Jagesur et élargi
nos frontières, car le gouvernement nous a donné du territoire des deux
côtés. Du Congrès lui-même rien n’est à craindre que dix miliciens ne
pourraient écarter; mais si ses paroles troublent trop tôt les esprits
de ceux qui attendent _ou des princes dans l’oisiveté_, une flamme peut
naître avant le temps, et comme il y a maintenant beaucoup de mains
blanches pour l’étouffer, tout reviendra à son état premier. Si la
flamme est tenue cachée, nous n’avons rien à craindre, parce que, suant
et pantelant, et l’un foulant l’autre aux pieds, les blancs d’ici
creusent leurs propres tombes. La main du Vice-Roi sera liée, les cœurs
des sahibs seront abattus, et tous les yeux se tourneront vers
l’Angleterre en dépit de tous les ordres. Jusque-là, notant le compte
sur la poignée de l’épée, jusqu’à l’heure où l’on pourra régler par le
fer, il est de votre rôle de seconder les Bengalis et de leur montrer
beaucoup de bon vouloir, afin qu’ils puissent acquérir la direction des
finances et les fonctions. Il nous faut même écrire en Angleterre que
nous sommes du même sang que les gens d’école. L’attente ne sera pas
longue; non, par ma tête, elle ne sera pas longue! Ces gens-ci sont
pareils au grand roi Ferisht, lequel, rongé par les gales d’une longue
oisiveté, arracha sa couronne et dansa nu parmi les amas de bouse. Mais
moi je n’ai pas oublié le but profitable de ce conte. Le vizir le mit
sur un cheval et le conduisit à la bataille. Bientôt il recouvra la
santé et il fit graver sur sa couronne:

    Bien que le roi m’ait rejetée
    Malgré cela, par Dieu, je suis revenue à lui et il a ajouté
                                                             à mon éclat
    Deux beaux rubis (Balkh et Iran).

Si ces gens-ci étaient purgés et saignés par la bataille, leur maladie
s’en irait peut-être et leurs yeux s’ouvriraient aux nécessités des
choses. Mais ils sont maintenant très avancés dans la corruption. Même
l’étalon, trop longtemps entravé, oublie l’art de combattre; et ces
hommes sont des mulets. Je ne mens pas quand je dis qu’à moins qu’ils ne
soient saignés et ne reçoivent la leçon du fouet, ils prêteront
l’oreille et obéiront à tout ce qui est dit par le Congrès et par les
hommes noirs d’ici, qui espèrent convertir notre pays en leur propre
géhenne désordonnée. Car les hommes des Six Cents, étant pour la plupart
de basse naissance et inaccoutumés à l’autorité, ont un grand désir
d’exercer le pouvoir, en étendant leurs bras vers le soleil et la lune
et en criant très fort afin d’entendre l’écho de leurs voix, chacun
disant quelque nouveauté étrange, et répartissant les biens et l’honneur
d’autrui parmi les rapaces, dans le but d’obtenir la faveur du vulgaire.
Et tout cela est à notre avantage.

Écris donc, afin qu’ils les lisent, des paroles de gratitude et d’amour
de la loi. Moi-même, à mon retour, je montrerai comment il faut dresser
le plat pour séduire le goût d’ici; car c’est ici que nous devons nous
adresser. Fais fonder en Jagesur un journal, et emplis-le de traductions
de leurs journaux. Pour trente roupies par mois on peut faire venir de
Calcutta un homme élevé par charité, et s’il écrit en gurmukhi notre
peuple ne saura pas le lire. Crée aussi des conseils autres que les
panchayats de chefs, village par village et région par région, les
instruisant par avance de ce qu’ils diront conformément à l’ordre du
Rao. Imprime toutes ces choses en anglais dans un livre et envoie-le à
cette ville-ci, et à chacun des Six Cents. Ordonne à l’homme élevé par
charité d’écrire en tête de tout, que Jagesur progresse vite dans la
civilisation anglaise. Si tu pressures le temple hindou de Theegkot, et
qu’il soit mûr, remets la taxe de capitation, et voire même la taxe de
mariage, avec grande publicité. Mais par-dessus toutes choses tiens les
troupes prêtes, et bien payées, dussions-nous glaner le chaume avec le
froment et restreindre les femmes du Rao. Tout doit se faire en douceur.
Toi, proteste de ton amour en toutes choses pour la voix du vulgaire, et
affecte de mépriser les troupes. Cela sera pris pour un témoignage, dans
ce pays-ci. Il faut que le commandement des troupes m’appartienne.
Veille à ce que l’esprit de Bahadur Shah s’en aille à la dérive sur le
vin, mais ne l’envoie pas à Dieu. Je suis vieux, mais je vivrai
peut-être encore assez pour le régenter.

A moins que ce peuple ne soit saigné et ne recouvre de la force, nous
surveillerons la montée du flot, et quand nous verrons que l’ombre de
leur main s’est presque retirée de l’Hindoustan, il nous faudra donner
ordre aux Bengalis de demander le rappel du restant ou répandre le
mécontentement à cette fin. Il nous faut avoir soin de ne pas blesser la
vie des Anglais, ni l’honneur de leurs femmes, car en ce cas six fois
les Six Cents d’ici ne pourraient retenir ceux qui restent de faire
nager la terre dans le sang. Il nous faut prendre soin qu’ils ne soient
pas bousculés par les Bengalis, mais honorablement escortés, tant que la
terre sera courbée sous la menace de l’épée s’il tombe un cheveu de
leurs têtes. Ainsi nous acquerrons une bonne réputation, car pourvu que
la révolte n’entraîne pas d’effusion de sang, comme il s’est récemment
produit dans un pays lointain, les Anglais, au mépris de l’honneur,
l’appellent d’un nouveau nom: même quelqu’un qui a été ministre de
l’Impératrice mais qui est maintenant en guerre avec la loi, la loue
publiquement en présence du vulgaire. Tant ils ont changé depuis les
temps de Nikhal Seyn[30]! Et alors, si tout va bien et si les sahibs, à
force de rebuffades et d’humiliations ayant perdu tout courage, se
voient eux-mêmes abandonnés des leurs--car ce peuple a déjà laissé ses
plus grands hommes mourir sur le sable aride par suite de retards et par
crainte de la dépense--nous pourrons aller de l’avant. Ces gens sont
menés par les noms. Il faut donc donner un nouveau nom à la constitution
de l’Hindoustan (et cela c’est affaire à régler par les Bengalis entre
eux) et il y aura maints écrits et serments d’amour, tels que la petite
île d’outre-mer en fait quand elle s’apprête à lutter plus âprement; et
lorsque le restant aura diminué, l’heure sera venue où nous devrons
frapper si fort que l’épée ne soit plus jamais en question.

  [30] Nicholson, Anglais d’une certaine notoriété, jadis dans l’Inde.
    (_Note de Kipling._)

Par la grâce de Dieu et la vigilance des sahibs depuis de nombreuses
années, l’Hindoustan contient beaucoup de butin, que nous ne pouvons en
aucune façon dévorer promptement. Il y aura à notre disposition le
mécanisme de l’administration, car les Bengalis continueront à faire
notre besogne, et devront nous rendre compte des impôts, et apprendre
leur place dans l’ordre des choses. Si les rois hindous de l’ouest
doivent intervenir dans le partage de cette dépouille avant que nous ne
l’ayons entièrement ramassée, tu le sais mieux que moi; mais sois
certain que, alors, de robustes mains s’en prendront à leurs trônes, et
il se peut que les jours du roi de Delhi reviennent, à la condition que
nous, courbant nos volontés, affections un respect convenable pour les
apparences extérieures et les noms. Tu te rappelles ce vieux poème:

    Si tu ne l’avais pas appelé Amour, j’aurais dit que c’était une
                                                               épée nue.
    Mais puisque tu as parlé, je te crois... et je meurs.

J’ai l’espoir qu’il restera dans notre pays quelques sahibs non désireux
de regagner l’Angleterre. Ceux-ci, nous devons les choyer et les
protéger, afin que leur adresse et leur ruse nous permette de maintenir
et de sauvegarder l’unité en temps de guerre. Les rois hindous n’oseront
jamais introduire un sahib au sein de leurs conseils. Je répète que si
nous de la Foi avons confiance en eux, nous foulerons aux pieds nos
ennemis.

Tout ceci est-il un songe pour toi, renard gris de la portée de ma mère?
Je t’ai écrit ce que j’ai vu et entendu, mais de la même argile deux
hommes ne façonneront jamais assiettes semblables, pas plus qu’ils ne
tireront mêmes conclusions des mêmes faits. Une fois de plus, il y a une
chlorose sur tous les gens de ce pays. Dès à présent ils mangent de la
poussière pour satisfaire leurs envies. La pondération et l’honneur ont
abandonné leurs conseils, et le couteau de la dissension a fait tomber
sur leurs têtes la moustiquaire de la confusion. L’Impératrice est
vieille. On parle irrespectueusement d’elle et des siens dans la rue. On
méprise l’épée et on croit que la langue et la plume dirigent tout. Leur
ignorance et leur crédulité dépassent en grandeur la sagesse de Salomon,
fils de David. J’ai vu toutes ces choses, moi qu’ils considèrent comme
une bête sauvage et un phénomène. Par Dieu Illuminateur de
l’Intelligence, si les sahibs de l’Inde pouvaient produire des fils qui
vivent assez longtemps pour fonder leurs maisons, j’irais presque jeter
mon épée aux pieds du Vice-Roi, en disant: «Combattons ici à nous deux
pour un royaume, le tien et le mien, sans nous soucier des cancans
d’outre-mer. Écris aux Anglais une lettre disant que nous les aimons,
mais que nous voulons nous séparer de leur camp et tout nettoyer sous
une nouvelle couronne.» Mais dans notre pays les sahibs meurent à la
troisième génération, et il se peut que je fasse des rêves. Pas tout à
fait cependant. Jusqu’à ce qu’un éclatant fléau d’acier et de carnage,
le poids des fardeaux, la crainte pour sa vie, et la fureur brûlante de
l’outrage--car la pestilence les démoraliserait, si les yeux assez
habitués aux hommes voient clair--accable ce peuple, notre chemin est
sûr. Ils sont malades. La Source du Pouvoir est un ruisseau que tous
peuvent souiller: et les voix des hommes sont couvertes par les cris des
mulets et les hennissements des juments stériles. Si l’adversité les
rend sages, alors, mon frère, frappe avec et pour eux, et plus tard,
quand toi et moi serons morts, et que la maladie se développera de
nouveau (les jeunes hommes élevés à l’école de la crainte et du
tremblement et de la confusion des mots ont encore à vivre leur temps
prescrit), ceux qui ont combattu aux côtés des Anglais pourront demander
et recevoir ce qu’ils voudront. A présent efforce-toi en secret de
troubler, de retarder, d’éluder, et de rendre inefficace. Dans ces
choses six douzaines des Six Cents sont nos vrais alliés.

Maintenant la plume et l’encre et la main me défaillent à la fois, comme
te défailliront les yeux à cette lecture. Fais connaître à ceux de ma
maison que je reviendrai bientôt, mais laisse-leur ignorer l’heure. Des
lettres anonymes me sont parvenues concernant mon honneur. L’honneur de
ma maison est le tien. Si elles sont, comme je le crois, l’œuvre d’un
valet renvoyé, Futteh Lal, qui courait à la queue de mon étalon
katthiawar couleur lie de vin, son village est au delà de Manglôt;
veille à ce que sa langue cesse de s’exercer sur les noms de celles qui
sont miennes. S’il en est autrement, mets une garde sur ma maison
jusqu’à mon retour, et veille spécialement à ce que nuls vendeurs de
joaillerie, astrologues ou entremetteurs n’aient accès aux appartements
des femmes. Nous nous élevons par nos esclaves, et par nos esclaves nous
tombons, comme il est dit. A tous ceux qui sont de ma connaissance
j’apporte des présents selon qu’ils en sont dignes. J’ai parlé deux fois
du présent que je voudrais faire donner à Bahadur Shah.

La bénédiction de Dieu et de son Prophète soit sur toi et les tiens
jusqu’à la fin qui est prescrite. Donne-moi aussi du bonheur en
m’informant de l’état de ta santé. Je mets ma tête aux pieds du Rao
Sahib; mon épée est à son côté gauche, un peu plus haut que mon cœur.

Suit mon sceau.




JUDSON ET L’EMPIRE

            Fumée de gloire! Le «don[31]» est libre de nous attaquer,
            Bien qu’il ait le cœur faible:
            Il lui faut nous atteindre avant de nous défaire...
            Mais où sont les galions d’Espagne?

              [31] Terme de mépris, appliqué aux Espagnols et Portugais,
                ainsi qu’à leurs cousins du Sud-Amérique.

            Dobson.


Parmi les multiples beautés de l’état démocratique, figure un talent
quasi surhumain de se créer des ennuis avec les autres nations et de
trouver son honneur lésé dans la circonstance. Une vraie démocratie
professe un dédain énorme à l’égard de tous les autres pays gouvernés
par des rois, reines et empereurs, et connaît peu leurs affaires
intérieures, dont elle se soucie encore moins. Tout ce qui l’intéresse,
c’est sa propre dignité, qui est pour elle le roi, la reine et le valet.
Aussi, tôt ou tard, leurs différends internationaux aboutissent chez le
vulgaire sans dignité, qui lance par-dessus les mers les basses injures
de la rue, sans dignité elle non plus, afin de venger leur neuve
dignité. Il se peut que la guerre en résulte ou non; mais les chances ne
sont pas en faveur de la paix.

Un avantage de vivre en un pays civilisé qui est réellement gouverné,
réside dans ce fait que tous les rois, reines et empereurs du continent
sont apparentés de près par le sang ou par le mariage; qu’ils forment,
pour tout dire, une vaste famille.

Chez eux les esprits intelligents comprennent que ce qui paraît être une
injure préméditée n’est souvent dû qu’à la dyspepsie d’un homme ou aux
vapeurs d’une femme, et qu’il sied de la traiter comme telle, et de
s’expliquer tranquillement. De même, une démonstration populaire, ayant
à sa tête le roi et la cour, peut signifier tout simplement que le
peuple des susdits roi et cour leur échappe pour le moment. Quand un
cheval se met à ruer dans la foule qui se presse à une porte, le
cavalier ne saute pas à bas, mais il tend derrière lui sa main ouverte,
et les autres s’écartent. Il en va ainsi pour les meneurs d’hommes. Dans
l’ancien temps ils guérissaient leur mauvaise humeur et celle de leurs
peuples par le feu et le carnage; mais maintenant que le feu a acquis
une si longue portée et le carnage tant d’extension, ils agissent
différemment; et peu de gens parmi leurs peuples soupçonnent combien
ceux-ci doivent d’existences et d’argent à ce que le jargon de l’heure
appelle «hochets» et «vanités».

Il y avait une fois une petite puissance, le débris à demi ruiné d’un
empire jadis grand, qui perdit patience avec l’Angleterre, ce Père
Fouettard du monde entier, et se conduisit, de l’avis unanime, très
scandaleusement. Mais on ignore en général que cette puissance soutint
une bataille rangée avec l’Angleterre et remporta une glorieuse
victoire.

Les difficultés commencèrent chez les gens du peuple. Ils avaient subi
des malheurs nombreux, et cela soulage toujours l’irritation privée de
s’exhaler en vitupérations publiques. Leur orgueil national avait été
blessé profondément, et ils songeaient à leurs gloires de jadis et aux
temps où leurs flottes avaient pour la première fois doublé le cap des
Tempêtes: leurs journaux invoquaient Camoens et les poussaient aux
extravagances. C’était, paraît-il, l’Angleterre, cette grossière,
flatteuse, doucereuse et menteuse Angleterre, qui entravait les progrès
de leur expansion coloniale. Ils supposèrent d’emblée que leur
gouvernant était de connivence avec l’Angleterre, et ils proclamèrent
avec beaucoup de chaleur qu’ils voulaient sur-le-champ se mettre en
république et développer leurs colonies comme il sied à un peuple libre.
Ceci étant posé, la populace lapida les consuls anglais, conspua les
dames anglaises, cerna les marins ivres de notre flotte qui se
trouvaient dans ses ports, les frappant à coups d’avirons, suscita les
pires désagréments pour les touristes, à la douane, et menaça de morts
affreuses les malheureux poitrinaires de Madère, cependant que les
jeunes officiers de l’armée buvaient des élixirs de fruits et entraient
dans les plus horrifiques conspirations contre leur monarque: le tout
dans le but de se mettre en république, Or, l’histoire des républiques
sud-américaines démontre que cela ne vaut rien pour les Européens du sud
d’être également des républicains. Ils glissent trop promptement à la
dictature militaire; et quant à ce qui est de coller au mur les gens et
de les fusiller en série, cela peut s’effectuer beaucoup plus
économiquement et avec moins de répercussion sur le taux des décès, par
une monarchie stricte. Néanmoins les exploits de cette puissance en tant
que représentée par son peuple, étaient des plus gênants. C’était le
cheval qui rue dans la foule, et le cavalier protestait sans doute qu’il
ne pouvait l’empêcher. Ainsi le peuple savourait toutes les beautés de
la guerre sans aucun de ses inconvénients, et les touristes qu’on avait
lapidés au cours de leurs pérégrinations regagnaient passivement
l’Angleterre et déclaraient au _Times_ que l’organisation de la police
laissait à désirer dans les villes étrangères.

Telle était donc la situation au nord de l’équateur. Au sud, elle était
plus tendue, car là-bas les puissances étaient directement aux prises:
l’Angleterre, incapable de reculer parce qu’elle sentait derrière elle
la pression de ses fils aventureux et à cause des agissements de
lointains aventuriers qui, se refusant à lâcher prise, conseillaient
d’acheter la puissance rivale; et celle-ci, qui manquait d’hommes ou
d’argent, figée dans la conviction que trois cents ans d’esclavagisme et
de mélange avec les indigènes les plus voisins, lui conféraient le droit
inaliénable de garder des esclaves et de procréer des métis pour toute
l’éternité. Ces gens-là n’avaient pas construit de routes. Leurs villes
s’effritaient entre leurs mains; ils n’avaient pas un commerce suffisant
pour faire le fret d’un méchant cargo; et leur souveraineté sur
l’intérieur ne s’étendait pas tout à fait à une portée de fusil lorsque
la tranquillité régnait. Ces raisons mêmes augmentaient leur fureur, et
les choses qu’ils disaient ou écrivaient concernant les us et coutumes
des Anglais, auraient fait courir aux armes une nation plus jeune qui
eût présenté une longue facture sanglante pour son honneur outragé.

C’est alors que le destin envoya là-bas sur une canonnière à deux
hélices et à faible tirant d’eau, d’environ deux cent soixante-dix
tonnes de jauge et construite pour la défense des fleuves, le lieutenant
Harrison Edward Judson, destiné à recevoir par la suite le nom de
Judson-Pardieu. Son espèce de bâtiment avait tout à fait l’air d’une
plate en fer avec une allumette piquée au milieu; il tirait cinq pieds
d’eau à peine, portait à l’avant un canon de quatre pouces, dont le
pointage dépendait du navire même, et à cause de son roulis incessant,
valait pour l’habitabilité trois fois moins qu’un torpilleur. Quand
Judson fut désigné pour prendre le commandement de cet objet au cours de
son petit voyage de six ou sept mille milles dans le sud, et qu’il alla
l’examiner dans le bassin, sa première réflexion fut: «Pardieu, ce mât
d’hune[32] a besoin d’être étayé de l’avant!» Ce mât d’hune était une
baguette à peu près grosse comme un portemanteau; mais la plate en fer
était le premier bâtiment que commandât Judson, et celui-ci n’aurait pas
échangé sa position contre celle de second sur l’_Anson_ ou le _Howe_.

  [32] La prononciation nautique n’aspire pas l’_h_ de _hune_.

Il le fit donc naviguer, sous escorte, avec amour et tendresse, jusqu’au
Cap (où l’histoire du mât d’hune arriva en même temps que lui), et il
était si éperdument amoureux de son baquet vacillant que, lorsqu’il alla
se présenter à l’amiral de la station, celui-ci jugea superflu de gâcher
un nouvel homme sur ce bateau-là, et permit à Judson de garder son peu
enviable commandement.

L’amiral visita une fois la canonnière dans la baie Simon, et il la
trouva pitoyable, même pour une plate en fer, destinée uniquement à la
défense des fleuves et des ports. Malgré l’enduit de liège en poudre qui
revêtait sa peinture intérieure, son entrepont suait des gouttes
d’humidité visqueuse. Elle roulait comme une bouée dans la longue houle
du Cap; son poste d’équipage était une niche à chien; la cabine de
Judson était quasi sous la ligne de flottaison; impossible d’ouvrir un
hublot; et son compas, grâce à l’influence du canon de quatre pouces,
était un phénomène parmi les compas de l’Amirauté eux-mêmes. Mais
Judson-Pardieu rayonnait d’enthousiasme. Il avait même réussi à
communiquer la flamme de sa passion à Davies, l’ouvrier mécanicien de
seconde classe qui lui servait de mécanicien principal. L’amiral, qui se
souvenait de son premier commandement personnel, et de certaine nuit
humide où l’amour-propre lui avait interdit de mollir une seule écoute,
ce qui ne manqua point de réduire en lambeaux son gréement, examina la
plate avec attention. Les «défenses» étaient revêtues entièrement de
tresse blanche, vraiment blanche; le gros canon était verni avec un
produit meilleur que n’en fournissait l’amirauté; les hausses de
rechange étaient rangées avec autant de soin que les chronomètres; les
coussins d’emplanture pour espars de rechange, au nombre de deux,
étaient faits en bois de teck de Birmanie de quatre pouces d’épaisseur,
et ornés de têtes de dragons sculptées (c’était là un souvenir des
aventures de Judson-Pardieu avec la brigade navale dans la guerre de
Birmanie); l’ancre de bossoir était vernie et non peinte; et il y avait
des cartes autres que celles dressées à l’échelle de l’amirauté.
L’amiral fut très satisfait, car il aimait les chefs soigneux de leur
navire... ceux qui ont un peu d’argent à eux et consentent à le dépenser
pour le bâtiment sous leurs ordres. Judson le regardait avec espoir. Il
n’était qu’un jeune lieutenant de vaisseau de huit ans de grade. On
pouvait le laisser six mois dans la baie Simon, alors que tenir la mer
avec son navire faisait sa joie.

Son rêve secret était de rehausser le morne gris officiel de son
bâtiment par un listel de dorure, voire même une petite volute à son
avant épaté de bélandre.

--Il n’y a rien de tel qu’un premier commandement, pas vrai? lui dit
l’amiral, qui lisait dans sa pensée. Mais il me semble que vous avez là
un drôle de compas. Vous devriez le faire régler.

--Ce n’est pas la peine, amiral, lui répondit Judson. Ce canon
affolerait le pôle nord lui-même. Mais... mais j’ai saisi le sens de la
plupart de ses anomalies.

--Voulez-vous avoir l’obligeance de hausser le pointage de trente
degrés, je vous prie?

On releva le canon. L’aiguille libérée vira sur son pivot avec
allégresse, et l’amiral sifflota.

--Vous avez sans doute gardé le contact avec votre convoyeur?

--Je l’ai vu deux fois entre Madère et ici, amiral, répondit en
rougissant Judson, tout honteux pour son vapeur... La canonnière est...
n’est pas encore bien au point, mais elle se réglera vite.

L’amiral quitta le bord, selon les rites du service, mais son capitaine
d’état-major dut bavarder auprès des autres officiers de l’escadre
mouillée dans la baie Simon, car durant plusieurs jours tous, sans
exception, firent des gorges chaudes de la plate.

--Qu’est-ce que vous pouvez bien en tirer, Judson? demanda le lieutenant
de la _Mongoose_, une authentique canonnière à éperon, peinte en blanc
et munie de canons à tir rapide, au moment où, par une chaude
après-midi, Judson entrait dans la véranda supérieure du petit club
nautique dominant l’arsenal.

C’est dans ce club, où les capitaines vont et viennent, qu’on entend
tous les cancans des sept mers tout entières.

--Dix nœuds quatre, répondit Judson-Pardieu.

--Oh! ça, c’était lors de ses essais. A présent elle est trop plongée de
l’avant. Je vous l’avais bien dit, qu’en étayant ce mât d’hune vous la
déséquilibreriez.

--Fichez-moi la paix avec mon mât d’hune, répliqua Judson, qui
commençait à trouver la plaisanterie fastidieuse.

--Oh! mon chéri! Écoutez donc Juddy, avec son mât d’hune! Keate,
avez-vous entendu parler du mât d’hune de la plate? Vous êtes prié de
lui ficher la paix. Le commodore Judson est blessé dans ses sentiments.

Keate était le lieutenant torpilleur du gros _Voltigern_, et il
dédaignait les petitesses.

--Son mât d’hune, dit-il tranquillement. Ah oui, oui, bien entendu...
Juddy, il y a un banc de mulets dans la baie, et je crains qu’ils ne
s’en prennent à vos hélices. Vous feriez bien de descendre et de veiller
à ce qu’ils ne vous emportent quelque chose.

--Je n’ai pas l’habitude de me laisser emporter des choses. Vous voyez
bien que, moi, je n’ai pas de lieutenant torpilleur à mon bord, Dieu
merci!

Sur le _Voltigern_, au cours de la semaine précédente, Keate avait
réussi à «louper» l’élingage d’un petit torpilleur, si bien que ce
bâtiment avait brisé les supports sur lesquels il reposait, et se
trouvait à cette heure en réparation dans l’arsenal, sous les fenêtres
du club.

--Attrapez, Keate! N’importe, Juddy, vous voilà quand même nommé pour
trois ans gardien de l’arsenal: si vous êtes bien gentil, un jour qu’il
n’y aura pas trop de mer, vous m’emmènerez faire le tour du port.
Attendez un peu, commodore... Qu’est-ce que vous prenez? Un «vanderhum»
pour «le cuisinier et le hardi capitaine, et le second du brick Nancy et
le fidèle maître d’équipage» (Juddy, déposez cette queue de billard, ou
sinon je vous mets aux arrêts pour outrage envers le lieutenant d’un
authentique navire)... «et le midship et l’équipage du youyou du
capitaine.»

A ce moment Judson l’avait acculé dans un coin et le pilonnait à l’aide
d’une queue de billard. Le secrétaire de l’amiral entra, et du seuil vit
la dispute.

--Ouf! Juddy, je vous fais mes excuses. Délivrez-moi de ce... hum... de
ce mât d’hune! Voici l’homme qui tient la corde de l’arc. Je
souhaiterais être un capitaine d’état-major au lieu d’un fichu
lieutenant. Sperril dort en bas toutes les nuits. C’est ce qui fait que
Sperril a le buste bien d’aplomb. Sperril, je vous défends de me
toucher! Je suis en partance pour Zanzibar. Probable que je vais
l’annexer.

--Judson, l’amiral vous demande! dit le capitaine d’état-major, sans
s’occuper du railleur de la _Mongoose_.

--Je vous le disais, que vous resteriez gardien de l’arsenal, Juddy.
Demain, une côte de bœuf frais et trois douzaines de croquettes à la
glace. A la glace, vous entendez, Juddy?

Judson-Pardieu sortit avec le capitaine d’état-major.

--Dites donc, qu’est-ce que le vieux peut vouloir à Judson? demanda
Keate, du comptoir.

--Sais pas. Quand même, Juddy est un rudement brave type. Je voudrais
bien l’avoir avec nous sur la _Mongoose_.

Le lieutenant de la _Mongoose_ se laissa aller dans un fauteuil, et
pendant une heure lut les journaux arrivés par la malle. Puis il aperçut
Judson-Pardieu dans la rue et le héla. Les yeux très brillants, Judson
tenait la tête très haute, et il marchait allégrement. Il ne restait
plus dans le club que le lieutenant de la _Mongoose_.

--Judson, cela va être un beau combat, dit le jeune homme après avoir
entendu les nouvelles débitées par l’autre à mi-voix. Vous aurez
probablement à combattre, et pourtant je ne vois pas à quoi pense le
vieux, de...

--J’ai reçu l’ordre de ne livrer combat sous aucun prétexte, dit Judson.

--Aller-regarder-voir? Pas autre chose? Quand partez-vous?

--Ce soir si possible. Il faut que je m’en aille veiller aux
préparatifs. Dites donc, j’aurais besoin de quelques hommes pour la
journée.

--Tout ce qui est sur la _Mongoose_ est à votre service. Voilà mon
youyou qui arrive là-bas. Mort, ivre ou endormi, je connais cette côte,
et vous aurez besoin d’en savoir le plus possible. Si nous avions pu
être ensemble, nous deux! Venez avec moi.

Durant une heure entière, Judson resta enfermé dans la chambre d’arrière
de la _Mongoose_, à écouter et prendre des notes, penché sur des cartes
successives, et durant une heure le matelot de garde à la porte
n’entendit rien que des choses dans ce genre-ci: «Et puis s’il y a gros
temps il vous faudra vous réfugier ici. Ce courant est ridiculement
sous-évalué, et rappelez-vous qu’à cette époque de l’année il porte à
l’ouest. Leurs bateaux ne vont jamais au sud de cette pointe, vous
voyez? Il est donc inutile de chercher après.» Et ainsi de suite
indéfiniment. Étendu de tout son long sur le coffre voisin du
trois-livres, Judson fumait en absorbant le tout.

Le lendemain il n’y avait plus de plate dans la baie Simon; mais un
petit nuage de fumée au large du cap Hangklip montrait que Davies,
l’ouvrier mécanicien de deuxième classe, lui faisait donner son maximum.
A la résidence de l’amiral, le vieux maître d’équipage retraité qui
avait vu se succéder beaucoup d’amiraux, sortit son pot de couleur et
ses pinceaux et donna une nouvelle couche de beau vert pomme tout pur
aux deux gros boulets de canon qui ornaient, un de chaque côté, la porte
cochère de chez l’amiral. Il pressentait qu’on était à la veille de
grands événements.

Et la canonnière, construite, comme on l’a dit plus haut, pour la
défense des fleuves, rencontra la grande houle du large au cap Agulhas:
elle fut balayée de bout en bout, se cabra sur ses hélices jumelles, et
bondit d’une lame à l’autre avec toute la grâce d’une vache dans une
mare, tant et si bien que Davies en éprouva des craintes pour la
solidité de sa machine, et que les gars Krou[33] qui composaient la
majorité de l’équipage, en furent affreusement indisposés. Elle longea
une côte très mal pourvue de phares, passa devant des baies qui n’en
étaient pas, où de vilains écueils à tête plate se dissimulaient presque
au ras de l’eau, et il lui arriva un grand nombre d’incidents
extraordinaires, qui n’ont rien à voir avec notre histoire, mais qui
furent tous dûment consignés par Judson-Pardieu sur son livre de bord.

  [33] Krou: race indigène du Libéria.

A la fin, la côte se modifia: elle devint verdoyante et basse et
excessivement vaseuse, et présenta de larges fleuves qui avaient pour
barres de petites îles situées à une ou deux lieues en mer.
Judson-Pardieu, se rappelant ce que lui avait dit le lieutenant de la
_Mongoose_, serrait la terre de plus près que jamais. Il arriva enfin à
un fleuve plein d’une senteur de fièvre et de vase: des végétations
vertes croissaient dans les profondeurs de ses eaux, et le courant
faisait haleter et grogner la plate.

--Nous allons remonter par là, dit Judson.

Ils remontèrent donc le fleuve. Davies se demandait ce que diantre tout
cela signifiait, et les gars krou grimaçaient joyeusement. Judson alla
se poster tout à l’avant, et il méditait, le regard perdu dans les eaux
limoneuses. Après avoir fait route durant deux heures parmi cette
désolation, à une vitesse moyenne de cinq milles à l’heure, la vue d’une
bouée blanche au milieu du courant café au lait vint réjouir son regard.
Précautionneusement, la canonnière s’en approcha, et un timonier alla
dans un youyou prendre des sondages tout à l’entour, tandis que Judson
réfléchissait en fumant, la tête penchée de côté. Il interrogea:

--Environ sept pieds, n’est-ce pas? Ce doit être la queue du haut-fond.
Il y a quatre brasses dans la passe. Abattez cette bouée à coups de
hache. Je trouve qu’elle ne fait pas bien dans le paysage.

En trois minutes les gars krou eurent fait voler en éclats les flancs de
bois de la bouée, et la chaîne d’amarrage sombra, entraînant les
dernières esquilles. Judson mena prudemment la canonnière sur le lieu,
tandis que Davies regardait, en se mordillant les ongles d’inquiétude.

--Pouvez-vous gagner contre ce courant? lui demanda Judson.

Davies y parvint, un centimètre à la fois, et non sans peine. Au
bossoir, Judson-Pardieu suivait sur le rivage l’apparition et la
disparition successive de certains repères. Il fallut, pour satisfaire
Judson, que la canonnière retournât se poster une seconde fois sur la
queue du banc, à la place de l’ex-bouée, et reculât de nouveau. Après
quoi on remonta le courant pendant une demi-heure, on mouilla dans les
petits fonds proches du rivage, et on attendit, avec sur l’ancre une
amarre de retenue en double.

--Il me semble, fit respectueusement observer Davies, que j’entends un
canon tirer par intervalles, si j’ose dire.

Sans aucun doute il y avait dans l’air un sourd grondement.

--Il me semble, répliqua Judson, que j’entends aussi un bruit d’hélice.

Dix autres minutes s’écoulèrent. Le battement d’une machine devint plus
net. Puis au tournant du fleuve surgit une fort élégante canonnière
blanche munie d’un pavillon blanc et bleu qui portait à son centre un
écusson rouge[34].

  [34] Le pavillon portugais.

--Démaillez le guindeau arrière! Mouillez les deux bouées! En arrière
doucement! Larguez partout!

L’amarre de retenue en double jaillit du bord, les deux bouées
plongèrent dans l’eau, pour marquer l’endroit où on laissait l’ancre et
sa chaîne, et la plate reprit le milieu du courant, l’enseigne
blanche[35] arborée à son unique mât.

  [35] La grande enseigne des navires de guerre britanniques.

--Donnez toute la vapeur. Cet animal est plus rapide que nous, dit
Judson. Et en route vers l’aval.

--C’est la guerre... la guerre, sacrédié! Il va tirer, dit Davies qui
regardait par l’écoutille de la machine.

Sans un mot d’explication, la canonnière blanche tira trois coups de
canon qui réduisirent en charpie verte les arbres de la rive.
Judson-Pardieu tenait la roue, et Davies, avec l’aide du courant,
donnait au bateau une allure presque honorable.

Ce fut une chasse palpitante, mais qui ne dura pas plus de cinq minutes.
La canonnière blanche tira de nouveau, et dans sa chambre de la machine
Davies poussa un cri sauvage.

--Qu’est-ce qui se passe? Touché? demanda Judson-Pardieu.

--Non. Je viens de comprendre votre ruse de guerre. Excusez-moi,
commandant.

--Ça va. Encore un petit rien de vitesse en plus.

Sans cesser de surveiller ses repères du rivage, qui se mettaient en
ligne avec la prestesse de troupes désireuses de l’aider, Judson tourna
la roue d’une main ferme. La plate flaira le haut-fond sous elle, hésita
un instant, et passa.

--A présent nous y sommes. Venez-y donc, tas de brigands! s’écria
Judson.

La canonnière blanche, trop pressée même pour faire feu, se précipitait
en trombe dans le sillage de la plate, gouvernant comme elle. Ce qui lui
porta malheur, car le petit bâtiment se trouvait en plein sur
l’ex-bouée.

--Qu’est-ce que vous faites par ici? lança une voix, du bossoir.

--Je continue. Tenez ferme. Vous voilà installés.

Avec un grincement et un tintamarre, la canonnière blanche piqua du nez
dans le haut-fond, et le limon roux se souleva sous son étrave en
cercles vaseux. Puis, avec une lenteur pleine de grâce, le courant
rabattit son arrière sur tribord et entraîna son flanc jusque sur le
haut-fond. Elle s’y coucha sous un angle indécent, et son équipage
poussa les hauts cris.

--Chic! Oh! n. d. D., chic! lança Davies en trépignant sur les tôles de
la machine, tandis que les soutiers krou rayonnaient.

La plate vira pour remonter de nouveau le courant, et passa sous le
flanc bâbord incliné de la canonnière blanche, qui l’accueillit par des
hurlements et des imprécations proférées en une langue étrangère. Le
bateau échoué, montrant à l’air jusqu’à ses virures inférieures, était
aussi inoffensif qu’une tortue sur le dos, sans l’avantage que sa
carapace donne à cette dernière. Et l’unique grosse brute de canon qui
armait l’avant de la plate était fâcheusement proche de lui.

Mais son capitaine était brave et blasphémait puissamment.
Judson-Pardieu n’y fit pas la moindre attention. Son devoir était de
remonter le fleuve.

--Nous allons venir avec une flottille de bateaux et écraser vos
abjectes ruses! prononça le capitaine, dans un langage qu’il est inutile
de reproduire.

Alors Judson-Pardieu, qui était polyglotte:

--Vous rester-o où vous être-o, ou sinon je percer-o un trou-o dans
votre coque-o qui vous rendra mucho transperçados.

La réplique contenait beaucoup de charabia, mais Judson-Pardieu fut hors
de portée en peu de minutes, et Davies, homme pourtant sobre de paroles,
confia à l’un de ses subordonnés que le lieutenant était «un officier
des plus remarquablement prompts à vous régler ça».

Durant deux heures la plate patouilla éperdument parmi les eaux
boueuses, et ce qui n’était au début qu’un murmure devint distinctement
une canonnade.

--On a déclaré la guerre? demanda Davies, à l’hilarité de
Judson-Pardieu. Alors, que le diable l’emporte, ce type a failli démolir
ma jolie petite machine. Quand même, il y a de la guerre par là-haut.

Au prochain tournant ils découvrirent en plein un village minuscule mais
fort animé, qui environnait une assez prétentieuse maison de pisé
blanchie à la chaux. On voyait des sections nombreuses d’une soldatesque
basanée, en uniformes blancs crasseux, courir çà et là et brailler
alentour d’un individu couché dans une litière, et sur une pente douce
qui s’étendait vers l’intérieur du pays, l’espace de deux ou trois
kilomètres, une sorte de vif combat faisait rage à l’entour d’un fortin
rudimentaire. Un relent de cadavres non enterrés emplissait l’air: il
offusqua l’odorat sensible de Davies, qui cracha par-dessus bord.

--Je vais braquer ce canon-ci sur cette maison-là, dit Judson-Pardieu en
désignant la plus haute habitation, par-dessus le toit en terrasse de
laquelle flottait le pavillon bleu et blanc.

Les petites hélices jumelées firent voler l’eau, exactement comme une
poule fait voler la poussière avec ses pattes, avant de s’y accroupir en
un bain. Le petit bateau se tourna péniblement de gauche à droite,
recula, dévia de nouveau, avança, et finalement la volée grise et terne
du canon se braqua aussi ferme qu’un canon de fusil vers le but indiqué.
Alors Davies se permit d’actionner le sifflet comme il n’est pas permis
de le faire dans le service de Sa Majesté par crainte de gaspiller la
vapeur. La soldatesque basanée du village se rassembla en troupes, en
groupes et en tas, le feu cessa sur la pente, et tout le monde poussa de
grands cris, excepté les gens de la plate. Quelque chose qui ressemblait
à un vivat anglais arriva jusqu’à eux, porté par le vent.

--Nos gars en danger sérieux, probable, dit Davies. On doit avoir
déclaré la guerre depuis des semaines, en quelque sorte, il me semble.

--Tenez-nous en place, espèce d’enfant de troupe! beugla Judson-Pardieu,
comme la pièce de canon s’écartait de la maison blanche.

Un projectile tinta sur les tôles avant de la plate avec la violence
d’une cloche de navire, un projectile éclaboussa l’eau, et un autre
creusa un sillon dans le plancher du pont, à trois centimètres en avant
du pied gauche de Judson-Pardieu. La soldatesque basanée faisait feu à
volonté, et l’individu en litière brandissait une épée flamboyante.
Comme elle pointait sur le mur en pisé au fond du jardin de la maison,
la bouche du gros canon recula d’un cran. Sa charge comportait quatre
kilos de poudre inclus dans quarante de métal. Trois ou quatre mètres de
pisé sursautèrent un peu, comme on sursaute quand on reçoit un coup de
genou dans le creux du dos, et puis tombèrent en avant, s’étalant en
éventail dans leur chute. La soldatesque ne tira plus ce jour-là, et
Judson vit une vieille négresse apparaître sur le toit en terrasse de la
maison. Elle farfouilla un instant parmi les drisses de pavillon, puis,
les trouvant emmêlées, retira son unique vêtement, un jupon de couleur
isabelle, et l’agita frénétiquement. L’individu en litière déploya un
mouchoir blanc. Judson ricana.

--A présent nous allons leur en envoyer un par là-haut. Faites-nous
virer, Davies. Au diable le canonnier qui a inventé ce genre d’affût
flottant. Pourrai-je tirer à coup sûr sans massacrer l’un ou l’autre de
ces petits diables?

Le flanc de la hauteur était parsemé d’hommes qui se rabattaient vers la
berge du fleuve, en désordre. Derrière eux s’avançait un corps peu
nombreux mais très serré, formé d’hommes qui étaient sortis un par un du
fortin. Ces derniers traînaient avec eux des canons à tir rapide.

--Pardieu, c’est une armée régulière. Je me demande à qui? fit
Judson-Pardieu.

Et il attendit la suite.

Les troupes descendantes rencontrèrent celles du village et se
joignirent à elles; puis, la litière à leur centre, se répandirent en
masse vers le fleuve. Mais lorsque les hommes avec les canons à tir
rapide arrivèrent derrière eux, ils se replièrent à droite et à gauche
et le détachement passa au milieu.

--Flanquez-moi à l’eau ces sacrés outils-là! commanda le chef de cette
troupe.

Et l’un après l’autre dix petits gatlings firent le plongeon dans l’eau
limoneuse. La plate était embossée proche de la rive.

--Quand vous aurez tout à fait fini, prononça poliment Judson-Pardieu,
ça ne vous dérangerait pas de me dire ce qui se passe? C’est moi qui
commande ici.

--Nous sommes, répondit le chef, les pionniers de la Compagnie générale
de mise en valeur. Voilà douze heures que ces petits crapauds-là n’ont
cessé de nous harceler dans notre campement, et nous nous débarrassons
de leurs gatlings. Il a fallu faire une sortie pour les prendre; mais
ils ont chipé les mécanismes de culasse... Enchanté de vous voir.

--Perdu du monde?

--Personne de tué à vrai dire; mais nous avons très soif.

--Êtes-vous capable de tenir vos hommes?

L’individu se retourna et avec un ricanement considéra ses soldats. Ils
étaient soixante-dix, tous poudreux et hirsutes.

--Nous ne saccagerons pas cette poubelle, si c’est cela que vous voulez
dire. Sans en avoir l’air nous sommes ici, pour la plupart, des gens
comme il faut.

--Parfait. Envoyez-moi à bord le chef de ce poste, ou fort, ou village,
ou ce qu’on voudra, et tâchez de trouver un logement pour vos hommes.

--Nous trouverons bien un baraquement pour les caserner. Hé là-bas!
vous, l’homme à la litière, venez à bord de la canonnière.

Ses subordonnés firent demi-tour, s’avancèrent parmi la soldatesque
dispersée, et se mirent à explorer le village, en quête de cases
disponibles.

Le petit homme de la litière vint à bord en souriant avec gêne. Il était
en uniforme de grand tralala, surchargé de plusieurs mètres de galon
d’or et de gourmettes tintantes. Il portait en outre de largissimes
éperons: le cheval le plus proche n’était guère qu’à six cents
kilomètres de là.

--Mes enfants, prononça-t-il, tourné vers la soldatesque muette, déposez
vos armes.

La plupart des hommes les avaient déjà rejetées et s’étaient installés
pour fumer.

--Sous aucun prétexte, ajouta-t-il dans sa langue à lui, ne vous laissez
aller à massacrer ceux qui se sont mis sous votre protection.

--A présent, dit Judson-Pardieu, qui n’avait pas saisi cette dernière
phrase, voulez-vous avoir la bonté de m’expliquer ce que diantre
signifie toute cette absurdité.

--C’était de nécessité, répondit le petit homme. Les opérations de
guerre sont déplaisantes. Je suis gouverneur et fais fonction de
capitaine. Voici mon épée!

--Au diable votre épée, monsieur! Je n’en ai que faire. Vous avez tiré
sur notre pavillon. Depuis huit jours vous ne cessez de tirer sur nos
gens ici présents, et quand j’ai remonté le fleuve on m’a tiré dessus.

--Ah! C’est la _Guadala_. Elle vous aura pris par erreur pour un
négrier. Comment vont-ils sur la _Guadala_?

--Prendre par erreur un vaisseau de Sa Majesté pour un négrier! Vous
prendriez n’importe quel bâtiment pour un négrier, vous! Pardieu,
monsieur, j’ai bonne envie de vous faire pendre à ma grand’vergue!

Ce qui ressemblait le plus à ce redoutable agrès était la badine de
Judson, dans le porte-parapluie de sa cabine. Le gouverneur leva les
yeux vers l’unique mât et eut un sourire de protestation suppliante.

--La position est embarrassante, dit-il. Capitaine, croyez-vous que ces
illustres marchands vont brûler ma capitale? Mon peuple va leur donner
de la bière.

--Laissons les marchands, je veux une explication.

--Hum! Il y a eu un soulèvement populaire en Europe, capitaine... dans
mon pays.

Son œil parcourut vaguement l’horizon.

--Quel rapport cela a-t-il avec...

--Capitaine, vous êtes bien jeune. Il y a encore de l’espoir. Mais moi
(et il se frappa la poitrine, à faire tinter ses épaulettes), moi, je
suis royaliste jusqu’au tréfonds de toutes mes entrailles.

--Continuez, dit Judson, dont la bouche se crispait.

--L’ordre me parvient d’établir ici un poste de douane, et de prélever
la taxe sur les marchands quand la nécessité les amène par ici. Cela
résultait d’arrangements politiques entre votre pays et le mien. Mais
aussi dans cette combinaison il n’y avait pas d’argent. Diable non! pas
le moindre caurie[36]! Je souhaite diablement élargir toutes opérations
commerciales, et pour cause! Je suis royaliste, et il y a rébellion dans
mon pays... Oui, je vous assure... la République toute prête à
commencer. Vous ne me croyez pas? Vous verrez un jour ce qu’il en est.
Je ne puis établir ces postes de douane et payer ainsi les
fonctionnaires à haute paye. De plus les gens de mon pays ils disent que
le roi n’a pas souci de l’honneur de son peuple. Il gaspille tout...
«gladstone» tout, comme vous diriez, hein?

  [36] Monnaie de très faible valeur, aux Indes et en Afrique, et
    représentée dans cette dernière par des coquillages blancs.

--Oui, c’est comme ça que nous disons, répliqua Judson-Pardieu, en
souriant.

--Ils disent donc: mettons-nous en république dare dare. Mais moi, je
suis royaliste jusqu’au bout de tous mes doigts. Capitaine, j’ai été
jadis attaché d’ambassade à Mexico. Je dis que la république ne vaut
rien. Les peuples ont le cœur haut. Ils veulent... ils veulent... Ah!
oui, une course pour les affiches.

--Qu’est-ce que ça peut bien être?

--Le combat de coqs pour le paiement à l’entrée. Vous donnez quelque
chose, vous payez pour voir une scène sanglante. Est-ce que je me fais
comprendre?

--Ils veulent en avoir pour leur argent... C’est cela que vous voulez
dire? Bigre, vous êtes un gouverneur sportif.

--C’est bien ce que je dis. Je suis royaliste aussi. (Il sourit avec
plus d’aisance.) Or donc on peut bien faire quelque chose pour les
douanes; mais quand les hommes de la Compagnie ils arrivent, alors un
combat de coqs comme droit d’entrée cela est tout à fait légitime. Mon
armée elle dit qu’elle va me républicaniser et me fusiller sur les
murailles, si je ne lui donne pas du sang. Une armée, capitaine, est
terrible dans ses colères... en particulier quand elle n’est pas payée.
Je sais en outre (et ce disant il posa la main sur l’épaule de Judson),
je sais en outre que nous sommes de vieux amis. Oui! Badajoz, Almeida,
Fuentes d’Onor... il y a du temps depuis lors; et un petit, petit combat
de coqs comme droit d’entrée, cela est bon pour mon roi. Cela l’asseoira
plus solidement sur son trône, voyez-vous? Maintenant (et d’un geste de
sa main il désigna le village en ruines) je dis à mes armées: Combattez!
Combattez les hommes de la Compagnie quand ils viennent, mais ne
combattez pas si fort que vous ayez des morts. Tout cela est dans la
rapport-a que j’envoie. Mais vous comprenez, capitaine, nous sommes amis
quand même. Hein! Ciudad-Rodrigo, vous vous souvenez? Non? Peut-être
votre père, alors? Enfin vous voyez que personne n’est mort, et que nous
avons soutenu un combat, et tout cela est dans la rapport-a, pour faire
plaisir au peuple de mon pays; et mes armées elles ne me mettront pas
contre les murs, vous voyez?

--Oui; mais la _Guadala_. Elle a tiré sur nous. Est-ce que cela faisait
partie de votre jeu, farceur?

--La _Guadala_. Hé! Non, je ne pense pas. Son capitaine il est trop
grosse bête. Mais je pensais qu’elle était partie sur la côte. Vos
canonnières comme celle-ci fourrent leur nez et poussent leur aviron en
tous lieux. Où est la _Guadala_?

--Sur un haut-fond. Échouée jusqu’à ce que je l’en sorte.

--Il y a des morts?

--Non.

Le gouverneur poussa un profond soupir de soulagement.

--Il n’y a pas de morts ici non plus. Vous voyez donc que personne n’est
mort nulle part, et que rien n’est perdu. Capitaine, vous allez parler
aux hommes de la Compagnie. Je pense qu’ils ne sont pas contents.

--Il y a de quoi!

--Ils ne sont pas raisonnables. Je pensais qu’ils s’en retourneraient.
Je laisse leur fortin tranquille toute la nuit pour leur permettre de
sortir, mais ils restent et me font face au lieu de reculer. Ils ne
savaient pas qu’il nous faut vaincre beaucoup dans toutes ces batailles,
ou sinon le roi il est jeté à bas de son trône. Maintenant nous avons
gagné cette bataille... cette grande bataille (il étendit largement les
bras) et je pense que vous direz aussi que nous avons gagné, capitaine.
Vous êtes royaliste aussi? Vous ne voudriez pas troubler la paix de
l’Europe? Capitaine, je vous l’affirme. Votre reine elle sait aussi.
Elle ne voudrait pas combattre son cousin. C’est une... une chose à main
levée.

--Une quoi?

--Une chose à main levée. Une affaire qu’on règle. Comment dites-vous?

--Une affaire réglée?

--Oui. Une affaire réglée. Qui en souffre? Nous gagnons. Vous perdez.
Tout va bien!

Au cours des cinq dernières minutes Judson-Pardieu avait pouffé par
moments. A ce point il éclata tout à fait en un rire retentissant.

--Mais voyons, gouverneur, dit-il enfin, j’ai d’autres choses à penser
qu’à vos émeutes d’Europe. Vous avez tiré sur notre pavillon.

--Capitaine, si vous étiez de moi, vous auriez fait comment? Et aussi,
et aussi (il se redressa de toute sa taille) nous sommes tous les deux
des hommes braves de pays très braves. Notre honneur est celui de notre
roi (et il se découvrit) et de notre reine (et il s’inclina
profondément). Maintenant, capitaine, vous allez bombarder ma ville et
je serai votre prisonnier.

--Blague! fit Judson-Pardieu. Je ne puis bombarder ce vieux poulailler.

--Alors venez dîner. Madère elle nous appartient encore, et j’ai du
meilleur qu’on y récolte.

Tout rayonnant, il franchit le bordage, et Judson-Pardieu descendit dans
le carré pour rire à son aise. Dès qu’il fut un peu remis, il dépêcha
Davies auprès du chef des pionniers, le poudreux personnage aux
gatlings, et les hommes qui avaient renoncé à se servir des armes virent
ce fâcheux spectacle: deux hommes qui se tordaient de rire sur la
passerelle de la canonnière.

--Je vais occuper mes gens à lui bâtir un poste de douane, dit le chef
des pionniers en reprenant haleine. Nous lui ferons au moins une route
convenable. Ce gouverneur-là mérite d’être fait chevalier. Je suis
heureux à présent que nous ne les ayons pas combattus en rase campagne,
car il aurait pu nous arriver d’en tuer quelques-uns. Ainsi donc il a
gagné de grandes batailles, vrai? Faites-lui les compliments de ses
victimes, et annoncez-lui que je viendrai à son dîner. Vous n’auriez pas
quelque chose qui ressemble à un habit, par hasard? Voilà six mois que
je n’en ai pas vu un.

Il y eut ce soir-là un dîner dans le village... un dîner enthousiaste et
général, dont la tête se trouvait dans la maison du gouverneur, et dont
la queue s’étalait au large dans toutes les rues. Le madère méritait et
au delà les éloges du gouverneur, et Judson-Pardieu fit goûter en
échange deux ou trois bouteilles de son meilleur «vanderhum», lequel est
de l’eau-de-vie du Cap de dix ans de bouteille, agrémentée de zeste
d’orange et autres condiments. Le café n’était pas encore desservi (par
la dame qui avait arboré le drapeau blanc) que le gouverneur avait déjà
distribué la totalité de son gouvernorat et ses annexes, d’une part à
Judson-Pardieu, pour services rendus par le grand-père dudit Judson dans
la guerre de la Péninsule, et d’autre part au chef des pionniers, en
considération de la bonne amitié de ce noble seigneur. Après la
négociation il disparut un moment dans une pièce voisine, où il élabora
le récit fidèle et détaillé de la défaite des Anglais, qu’il lut à
Judson et à son compagnon, le chapeau campé obliquement sur un œil. Ce
fut Judson qui imagina la perte corps et biens de la plate, et le chef
des pionniers fournit la liste de ses hommes (pas moins de deux cents)
tués ou blessés.

--Messieurs, dit le gouverneur de dessous le bord de son chapeau, voilà
la paix de l’Europe sauvée par cette rapport-a. Vous serez tous faits
chevaliers de la Toison d’Or... elle partira par la _Guadala_.

--Grands dieux! fit soudain Judson-Pardieu, rouge mais se contenant,
cela me rappelle que j’ai laissé ce bateau couché sur le flanc en aval
du fleuve. Il faut que j’y aille pour apaiser le commandant. Il doit
être dans une rage bleue. Gouverneur, allons-nous-en faire une partie de
canot sur le fleuve pour nous rafraîchir les idées. Un pique-nique, vous
comprenez.

--Ou...i, je comprends toujours, moi. Hé hé! un pique-nique! Vous êtes
tous mes prisonniers, mais je suis un bon geôlier. Nous allons
pique-niquer sur le fleuve, et nous emmènerons toutes les demoiselles.
Venez, mes prisonniers.

--J’espère, dit le chef des pionniers, qui de la véranda contemplait le
village en délire, que mes gars ne vont pas bouter le feu à sa ville
sans le faire exprès. Hohé! hohé! Une garde d’honneur pour Son
Excellence le très illustre gouverneur!

Une trentaine d’hommes répondirent à cet appel, se rangèrent en une
ligne onduleuse et, sur un trajet encore plus onduleux, transportèrent
très onduleusement le gouverneur au plus haut de leurs bras jusqu’au
fleuve. Et par le refrain qu’ils chantaient ils s’exhortaient à «nager,
nager avec ensemble, le corps entre les genoux»; et ils obéissaient
fidèlement aux paroles de la chanson, à part qu’ils n’étaient pas du
tout «fermes du premier au dernier». Son Excellence le gouverneur
dormait sur sa litière agitée, et il ne s’éveilla pas quand le chœur le
déposa sur le pont de la plate.

--Bonsoir et adieu, dit à Judson le chef des pionniers. Je vous
donnerais ma carte si je l’avais, mais je suis, n. d. D., ivre au point
de ne plus me rappeler à quel club j’appartiens... Ah! si fait! Le club
des Voyageurs. Si jamais nous nous rencontrons en ville, souvenez-vous
de moi. Il me faut rester ici et surveiller mes types. Nous voilà bien
tirés d’affaire à présent. Je suppose que vous nous renverrez le
gouverneur un jour ou l’autre. Ceci est une crise politique. Bonne nuit.

La plate descendit le fleuve dans l’obscurité. Le gouverneur dormait sur
le pont, et Judson prit la roue, mais comment il gouverna, et pourquoi
il n’alla pas donner plusieurs fois dans chaque haut-fond, cet officier
n’en a gardé nul souvenir. Davies ne remarqua rien d’anormal, car il y a
deux façons de trop boire, et Judson avait une ivresse, non de poste
d’équipage, mais simplement de carré. Sous la fraîcheur de la nuit, le
gouverneur s’éveilla, et exprima le désir d’un whisky au soda. Quand on
le lui remit, ils étaient presque à hauteur de la _Guadala_ échouée, et
Son Excellence salua de loyaux et patriotiques accents le drapeau qu’il
ne pouvait distinguer.

--Ils ne voient pas. Ils n’entendent pas, s’écria-t-il. Par tous les
saints! Ils dorment, tandis que moi je gagne des batailles!

Il courut à l’avant, où le canon très naturellement était chargé, tira
l’étoupille, et réveilla la nuit inerte par la détonation d’une pleine
charge lançant un obus simple. Cet obus, par bonheur, ne fit
qu’effleurer l’arrière de la _Guadala_ et alla éclater sur la rive.

--Maintenant vous saluerez votre gouverneur, dit-il en entendant des
bruits de pas courir de toutes parts à l’intérieur de la coque de fer.
Pourquoi demander quartier si lâchement? Me voici avec tous mes
prisonniers.

Ses paroles rassurantes se perdirent dans le tohu-bohu et la clameur
unanime implorant la pitié.

--Capitaine, dit une voix grave sortant du navire, nous nous sommes
rendus. Est-ce l’usage des Anglais de tirer sur un navire en détresse?

--Vous vous êtes rendus! Sainte Vierge! Je vais vous couper la tête à
tous. Vous faire dévorer par des fourmis fauves... battre de verges et
noyer! Lancez-moi une passerelle. C’est moi, le gouverneur. Il ne faut
jamais se rendre. Judson de mon âme, monte là dedans et envoie-moi un
lit, car je tombe de sommeil... Ah! mais! je ferai subir mille morts à
ce capitaine!

--Ah! dit la voix dans les ténèbres, je commence à comprendre.

Et on lança une échelle de corde, par laquelle grimpa le gouverneur,
suivi de près par Judson.

--A présent nous aurons le plaisir de procéder à quelques exécutions,
dit le gouverneur arrivé sur le pont. On va fusiller tous ces
républicains... Dis, mon petit Judson, si je ne suis pas ivre, pourquoi
ce plancher sur lequel on ne tient pas est-il si incliné?

Le pont, comme je l’ai dit, donnait une bande très forte. Son Excellence
s’assit à terre, glissa jusqu’à la drome sous le vent, et s’y rendormit.

Le capitaine de la _Guadala_ se mordait furieusement la moustache, et
murmurait dans son langage:

--«Ce pays est le père de grandes canailles et le beau-père d’honnêtes
gens»... Vous voyez notre personnel, capitaine. Il en va ainsi de même
partout avec nous... Vous avez tué quelques-uns de ces reptiles?

--Pas un reptile, répondit Judson avec rondeur.

--Tant pis. S’ils étaient morts, notre pays nous enverrait peut-être des
hommes, mais notre pays est mort également, et moi je suis déshonoré sur
un banc de vase par votre traîtrise d’Anglais.

--Bah! Il me semble que tirer sur un petit baquet de notre dimension,
sans un mot d’avertissement et alors que vous saviez nos pays en paix,
c’est quelque peu traître aussi.

--Si l’un de mes obus vous avait atteints, vous seriez allés au fond,
tous sans exception. J’aurais couru le risque avec mon gouvernement. A
cette heure il eût peut-être été...

--En république. Ainsi donc vous aviez réellement l’intention de
combattre pour votre propre compte! C’est plutôt dangereux de lâcher un
officier comme vous dans une marine comme la vôtre. Eh bien,
qu’allez-vous faire maintenant?

--Rester ici. Partir dans les canots. Qu’importe? Cet animal d’ivrogne
(il désigna l’ombre dans laquelle ronflait le gouverneur) est ici. Je
dois le remmener à son trou.

--Fort bien. Je vous déséchouerai au jour si vous faites de la vapeur.

--Capitaine, je vous préviens que dès que nous serons de nouveau à flot
je vous combattrai.

--Fumisterie! Vous déjeunerez avec moi, et puis vous remmènerez le
gouverneur vers le haut du fleuve.

Le capitaine resta un moment silencieux. Puis il dit:

--Buvons. Ce qui doit arriver arrive, et après tout nous n’avons pas
oublié la guerre de la Péninsule[37]. Mais vous admettrez, capitaine,
qu’il est désagréable de se voir jeté sur un haut-fond comme une
dragueuse!

  [37] Guerre d’Espagne et Portugal, où l’Angleterre intervint contre
    Napoléon Ier.

--Bah! nous vous aurons tiré de là sans vous laisser le temps de dire
ouf. Prenez soin de son Excellence. Moi, je m’en vais essayer de dormir
un peu.

On dormit jusqu’au matin sur les deux navires, après quoi on se mit en
devoir de déséchouer la _Guadala_. En s’aidant de ses propres machines,
tandis que la plate halait et soufflait avec entrain, elle se dégagea du
banc de vase et se remit par le travers en eau profonde. La plate était
juste sous son arrière, et le gros œil du canon de quatre pouces
regardait pour ainsi dire par la fenêtre dans la chambre du capitaine.

Le remords, sous les espèces d’un violent mal de tête, accablait le
gouverneur. Il se rendait fâcheusement compte qu’il avait peut-être bien
outrepassé ses pouvoirs, et le capitaine de la _Guadala_, en dépit de
tous ses sentiments patriotiques, se rappelait nettement que la guerre
n’était pas déclarée entre les deux pays. Il n’avait pas besoin que le
gouverneur le lui répétât sans cesse pour savoir qu’une guerre, une
guerre sérieuse, signifiait la république dans sa patrie, la perte
possible de son grade, et mainte fusillade d’hommes vivants contre des
murs inertes.

--Nous avons satisfait notre honneur, lui dit en confidence le
gouverneur. Notre armée est apaisée, et la rapport-a que vous emmenez en
Europe montrera que nous avons été loyaux et braves. Cet autre
capitaine? Bah! C’est un gamin. Il appellera ça une... une... Judson de
mon âme, comment dis-tu pour ça... pour ces affaires qui se sont passées
entre nous?

Judson regardait la dernière amarre s’échapper du conduit de manœuvre.

--Comment j’appelle ça? Euh! je l’appellerais volontiers une
plaisanterie. Mais voilà votre bateau d’aplomb, capitaine. Quand vous
voudrez venir déjeuner?

--Je vous le disais, reprit le gouverneur, que ce serait pour lui une
plaisanterie.

--Mère de tous les saints! Qu’est-ce que ce serait donc s’il était
sérieux?... fit le capitaine. Nous serons charmés d’y aller quand il
vous plaira. D’ailleurs nous n’avons pas le choix, ajouta-t-il avec
amertume.

--Pas du tout, répliqua Judson, pris d’une idée lumineuse en apercevant
sur la proue de son bateau trois ou quatre éraflures de balles. C’est
nous qui sommes à votre merci. Voyez comme nous ont arrangés les tireurs
de Son Excellence.

--Señor capitaine, dit le gouverneur d’un air apitoyé, c’est bien
triste. Vous êtes très abîmés, avec votre pont tout criblé de balles.
Nous ne serons pas trop durs envers un vaincu, n’est-ce pas, capitaine?

--Vous ne pourriez pas nous passer un peu de peinture, dites donc?
J’aimerais de me rafistoler un peu après... l’engagement, dit Judson
d’un air méditatif, en se tapotant la lèvre supérieure pour dissimuler
un sourire.

--Notre magasin est à votre disposition, répondit le capitaine de la
_Guadala_.

Et son œil s’illumina; car quelques traînées de céruse sur de la couleur
grise sont considérablement voyantes.

--Davies, allez à leur bord voir ce qu’ils ont de disponible... de
disponible, entendez-vous. Avec un peu de mélange, leur couleur de mâts
ferait à peu près la teinte de notre franc-bord.

--Ah oui, je leur en donnerai du disponible, fit Davies avec férocité.
Je ne comprends pas ce micmac d’être pour ainsi dire à tu et à toi, coup
sur coup, après s’être envoyé au diable! En toute justice c’est eux qui
sont notre prise légitime, pour ainsi dire.

En l’absence de Davies, le gouverneur et le capitaine s’en allèrent
déjeuner. Judson-Pardieu n’avait pas grand’chose à leur offrir, mais ce
qu’il avait il le leur présenta comme un ennemi battu à un vainqueur
généreux. Quand il les vit échauffés--le gouverneur cordial et le
capitaine quasi expansif--il leur déclara de l’air le plus détaché, tout
en ouvrant une bouteille, qu’il ne serait pas de son intérêt de faire un
rapport sérieux de l’incident, et qu’il était au plus haut degré
improbable que l’amiral y attachât la moindre importance.

--Alors que mes ponts sont lacérés (il y avait un sillon en travers de
quatre planches) et mes tôles cabossées (il y avait cinq traces de
balles sur trois tôles) et que je rencontre un bâtiment comme la
_Guadala_, et que si je ne suis pas torpillé c’est grâce à un pur
hasard...

--Oui. Un pur hasard, capitaine. La bouée du haut-fond s’est perdue,
interrompit le capitaine de la _Guadala_.

--Ah bah! Je ne connais pas le fleuve. C’est un accident bien fâcheux.
Mais comme je vous le disais, quand un hasard seul m’empêche d’être
coulé, que me reste-t-il à faire d’autre que de m’en aller... si
possible? mais je crains de n’avoir pas assez de charbon pour le trajet
maritime. C’est bien fâcheux.

Judson avait adopté comme mode de communication ce qu’il savait de
français.

--Cela suffit, dit le gouverneur, avec un geste magnanime. Judson de mon
âme, mon charbon est à toi, et ton bateau sera réparé... oui, réparé
entièrement de ses blessures du combat. Vous vous en irez avec tous les
honneurs de toutes les guerres. Votre pavillon flottera. Votre tambour
battra. Vos... ah oui, vos canotiers tireront leurs baïonnettes...
N’est-ce pas, capitaine?

--Comme vous dites, Excellence. Mais ces marchands de la ville, qu’en
faisons-nous?

Un instant le gouverneur parut embarrassé. Il ne se rappelait pas bien
ce qu’il était advenu de ces joyeux garçons qui l’avaient acclamé la
veille au soir. Judson s’empressa d’intervenir.

--Son Excellence les a mis aux travaux forcés pour construire des
casernes et des magasins, et aussi je crois un poste de douane. Quand ce
sera fait, on les relâchera, j’espère, Excellence?

--Oui, on les relâchera, pour t’être agréable, petit Judson de mon cœur.

Après quoi ils burent à la santé de leurs souverains respectifs, tandis
que Davies présidait à l’enlèvement de la planche ébréchée et des traces
de balles sur le pont et les têtes de l’avant.

--Oh! c’est trop fort! s’écria Judson quand ils furent remontés sur le
pont. Cet idiot-là a excédé ses instructions, mais... mais vous me
laisserez vous indemniser pour ceci!

Davies, assis les jambes dans l’eau sur un échafaudage suspendu à la
proue, sentit nettement qu’on le blâmait dans une langue étrangère. Il
se contorsionna, tout gêné, sans interrompre sa besogne.

--Qu’est-ce que c’est? fit le gouverneur.

--Cette tête de bois a cru que nous avions besoin d’or en feuilles, et
il en a emprunté de votre magasin, mais je vais y mettre bon ordre! (Et
alors en anglais:) Halte-là, Davies! Tonnerre de l’enfer, qu’aviez-vous
besoin d’aller prendre de l’or en feuilles? N. d. D., sommes-nous donc
une bande de pirates sauvages qui râflent le magasin d’une tartane
levantine? Prenez un air contrit, espèce de cul-de-plomb, ventre en pot
à tabac, enfant de rétameur aux yeux louches! Vive mon âme! ne
pourrai-je maintenir la discipline sur mon navire, et faut-il qu’un
apprenti serrurier de riveur de chaudières me réduise à rougir devant un
forban au nez jaune! Quittez l’échafaudage, Davies, et retournez à la
machine! Mais auparavant déposez ces feuilles et laissez là le carnet.
Je vous ferai appeler dans une minute. Allez à l’arrière!

Or, quand ce torrent d’injures s’abattit sur lui, Davies n’avait
au-dessus des bastingages que la moitié supérieure de sa ronde figure:
elle s’éleva graduellement tandis que l’averse continuait, et le complet
ahurissement, l’exaspération, la rage et l’amour-propre blessé se
succédèrent sur ses traits, jusqu’au moment où il vit la paupière gauche
de son chef hiérarchique s’abaisser par deux fois. Il s’en courut alors
à la salle de la machine, où, s’essuyant le front avec une poignée de
déchet, il s’assit pour réfléchir à l’aventure.

--Je suis au regret, dit Judson à ses compagnons, mais vous voyez le
personnel qu’on nous donne. Ceci me laisse plus encore votre débiteur.
Car, s’il m’est possible de remplacer cette chose (jamais on n’emporte
d’or en feuilles sur un affût de canon flottant), comment arriverai-je à
m’excuser pour l’outrecuidance de cet homme?

Davies avait la pensée lente; malgré tout, au bout d’un moment, il
transféra le déchet de son front à sa bouche et mordit dedans pour
s’empêcher de rire. A nouveau il battit un entrechat sur les têtes de la
machine.

--Chic! Oh! sacrément chic! ricana-t-il. J’ai navigué avec pas mal
d’officiers, mais je n’en ai jamais vu un si chic que lui. Et je le
croyais de cette nouvelle espèce qui ne sait même pas lancer trois mots,
pour ainsi dire.

--Davies, vous pouvez reprendre votre besogne, dit Judson par le panneau
de la machine. Ces fonctionnaires ont eu l’extrême obligeance de parler
en votre faveur. Pendant que vous y êtes, faites ça jusqu’au bout.
Mettez-y tout votre monde. Où avez-vous trouvé cet or?

--Leur magasin est un vrai spectacle, commandant. Il vous faut voir ça.
Il y en a assez pour dorer deux cuirassés de première classe, et j’en ai
chipé une bonne moitié.

--Dépêchez-vous alors. Ils vont nous ravitailler en charbon cet
après-midi. Il vous faudra tout recouvrir.

--Chic! Oh! sacrément chic! répéta Davies à mi-voix, tout en rassemblant
ses subordonnés, qu’il mit en devoir d’accomplir le vœu secret et si
longtemps différé de Judson.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était le _Martin Frobisher_, le vaisseau-amiral, important bateau de
guerre alors qu’il était neuf, du temps où l’on construisait pour la
voile aussi bien que pour la vapeur. Il pouvait faire douze nœuds toutes
voiles dehors, et ce fut sous cette allure qu’il s’arrêta à l’embouchure
du fleuve, telle une pyramide d’argent sous le clair de lune. L’amiral,
craignant d’avoir donné à Judson une tâche au-dessus de ses forces,
était venu lui rendre visite, et par la même occasion exécuter un peu de
besogne diplomatique le long de la côte. Il y avait à peine assez de
brise pour faire parcourir deux milles à l’heure au _Frobisher_, et
quand celui-ci pénétra dans la passe, le silence de la terre se referma
sur lui. De temps à autre ses vergues gémissaient un peu, et le clapotis
de l’eau sous son étrave répondait à ce gémissement. La pleine lune se
levait par-dessus les marigots fumants, et l’amiral en le considérant
oubliait Judson pour se livrer à de plus doux souvenirs. Comme évoqués
par cette disposition d’esprit, arrivèrent sur la face argentée de l’eau
les sons d’une mandoline que l’éloignement rendait d’une douceur
enchanteresse, mêlés à des paroles invoquant une aimable Julie... une
aimable Julie et l’amour. Le chant se tut, et seul le gémissement des
vergues rompait le silence sur le grand navire.

La mandoline reprit, et le commandant, placé du côté sous le vent de la
passerelle, ébaucha un sourire qui se refléta sur les traits du midship
de timonerie. On ne perdait pas un mot de la chanson, et la voix du
chanteur était celle de Judson.

    La semaine dernière dans notre rue il est venu un rupin,
    Un élégant vieux blagueur qu’avait une vilaine toux.
    Il avise ma bourgeoise, lui tire son huit-reflets
    D’un air tout à fait distingué...

Et ainsi de suite jusqu’au dernier couplet. Le refrain fut repris par
plusieurs voix, et le midship de timonerie commença de battre la mesure
en sourdine avec son pied.

    C’qu’on s’amuse! criaient les voisins.
    Comment vas-tu t’y prendre, Bill?
    As-tu acheté la rue, Bill?
    De rire?... j’ai pensé en mourir
    Quand je les ai expulsés dans la rue d’Old Kent.

Ce fut le youyou de l’amiral, nageant en douceur, qui arriva au beau
milieu de ce joyeux petit concert d’après boire. Ce fut Judson, la
mandoline enrubannée pendue à son cou, qui reçut l’amiral quand celui-ci
escalada la muraille de la _Guadala_, et ce fut peut-être bien aussi
l’amiral qui resta jusqu’à trois heures du matin et réjouit les cœurs du
capitaine et du gouverneur. Il était venu en hôte indésiré, mais il
repartit en hôte honoré quoique toujours strictement non officiel. Le
lendemain, dans la cabine de l’amiral, Judson raconta son histoire, en
affrontant de son mieux les bourrasques de rire de l’amiral; mais
l’histoire fut plus amusante encore, narrée par Davies à ses amis dans
l’arsenal de Simon Town, du point de vue d’un ouvrier mécanicien de
deuxième classe ignorant tout de la diplomatie.

Et s’il n’y avait pas de véracité aussi bien dans mon récit, qui est
celui de Judson, que dans les racontars de Davies, on ne trouverait
certes pas aujourd’hui dans le port de Simon Town une canonnière à fond
plat et à deux hélices, destinée uniquement à la défense des fleuves,
d’environ deux cent soixante-dix tonnes de jauge et cinq pieds de tirant
d’eau, qui porte, au mépris des règlements du service, un listel d’or
sur sa peinture grise. Il s’ensuit également que l’on est forcé de
croire cette autre version de l’algarade qui, signée par Son Excellence
le gouverneur et transmise par la _Guadala_, contenta l’amour-propre
d’une grande et illustre nation, et sauva une monarchie de ce despotisme
inconsidéré qui a nom république.




L’HISTOIRE DE BADALIA HERODSFOOT

            C’est le printemps de l’année
            Et l’aurore du jour:
            Il est sept heures du matin,
            La colline est emperlée de rosée,
            Le merle déploie ses ailes,
            La limace rampe sur l’aubépine,
            Dieu règne dans son ciel:
            Tout va bien pour le monde!

            Pippa passe.


Il ne s’agit pas de cette Badalia qui s’appelait aussi à l’occasion
Joanna la Lutteuse et MacKanna, comme dit la chanson, mais d’une autre
dame beaucoup plus distinguée.

Au début de son histoire, elle n’était pas encore régénérée: elle
portait cette lourde frange de cheveux bouffants qui fait la parure
d’une fille de marchande des quatre saisons, et la légende court dans
Gunnison street que, le jour de ses noces, un lampion dans chaque main,
elle exécuta des danses sur la charrette à bras d’un amoureux évincé: un
agent survint, et alors Badalia se fit acclamer en dansant avec le
représentant de l’ordre. Ce furent là ses jours d’abondance, et ils ne
durèrent pas longtemps, car au bout de deux ans son mari prit une autre
femme et sortit de l’existence de Badalia en passant par-dessus le corps
inanimé de cette dernière, dont il avait étouffé les protestations par
des coups. Tandis qu’elle jouissait de son veuvage, l’enfant que son
mari n’avait pas emmené mourut du croup, et Badalia resta entièrement
seule. Par une fidélité rare, elle n’écouta aucune des propositions
qu’on lui fit en vue d’un second mariage, conformément aux mœurs de
Gunnison street, lesquelles ne diffèrent pas de celles des Barralong.

--Mon homme, expliquait-elle à ses prétendants, il va revenir un de ces
jours, et alors s’il me trouvait habitant avec vous, il y a bien des
chances qu’il s’emparerait de moi et me tuerait. Vous ne connaissez pas
Tom; moi bien. Allez-vous-en donc. Je m’en tirerai bien toute seule...
puisque je n’ai pas de gosse.

Elle s’en tirait, grâce à une calandre à linge, en surveillant des
enfants, et en vendant des fleurs. Ce dernier métier nécessite un
capital, et entraîne les vendeuses très loin dans l’ouest, si bien que
le trajet de retour, mettons depuis le passage Burlington jusqu’à
Gunnison street (Est) est un prétexte à boire, et alors, comme le
faisait ressortir Badalia, «vous rentrez chez vous avec la moitié de
votre châle arrachée qui pend sur votre dos, et votre bonnet sous votre
bras, et la valeur de rien du tout dans votre poche, à plus forte raison
si un flic a pris soin de vous». Badalia ne buvait pas, mais elle
connaissait ses consœurs, et leur donnait de frustes exhortations. A
part cela, elle ne s’occupait pas des autres, et songeait toujours
beaucoup à Tom Herodsfoot, son mari, qui reviendrait un jour, et à
l’enfant qui ne reviendrait jamais. On ne peut savoir de quelle façon
ces pensées influèrent sur son esprit.

Son entrée dans la société date du soir où elle surgit littéralement
sous les pieds du révérend Eustace Hanna, sur le palier du numéro 17 de
Gunnison street, et lui démontra sa sottise de répartir sans
discernement ses charités dans le quartier.

--Vous donnez des flans à Lascar Lou, lui dit-elle sans autre forme de
présentation, vous lui donnez du vin de «porco». Allez donc! Vous lui
donnez des couvertures. Allez donc! Sa mère elle mange tout, et boit les
couvertures. Quand vous êtes pour revenir la visiter, elle les dégage du
clou, de façon à les avoir toutes prêtes et en bon état; et Lascar Lou
elle vous dit: «Oh! ma mère est si bonne pour moi!» qu’elle dit. Lascar
Lou a raison de parler ainsi, vu qu’elle est malade au lit, autrement sa
mère la tuerait. Bon Dieu! vous êtes un fameux jobard... avec vos flans!
Lascar Lou n’en a même pas l’odeur.

Là-dessus le curé, au lieu de se formaliser, reconnut dans les yeux
embusqués sous la frange de cheveux, l’âme d’une collègue en la tâche.
Il pria donc Badalia de monter la garde auprès de Lascar Lou, la
prochaine fois que viendraient confiture ou flan, pour veiller à ce que
la malade les mangeât réellement. Ce que fit Badalia, au scandale de la
mère de Lascar Lou et moyennant la répartition d’un œil au beurre noir
entre elles trois; mais Lascar Lou eut son flan, et en toussant de bon
cœur elle s’amusa plutôt de l’algarade.

Par la suite, en partie grâce au révérend Eustace Hanna, qui avait vite
reconnu ses talents, et en partie grâce à certaines histoires débitées
avec larmes et rougeur par sœur Eva, la plus jeune et la plus sensible
des Petites Sœurs du Diamant Rouge, il advint que cette Badalia
arrogante, coiffée à la chien, et totalement inexperte en l’art de la
parole, conquit un rang honorable parmi ceux-là qui œuvrent dans
Gunnison street.

Ils formaient une confrérie mêlée, de gens zélés ou sentimentaux, et
suivant leurs lumières, découragés ou seulement très las de lutter
contre la misère. La plupart étaient consumés de mesquines rivalités et
de jalousies personnelles, que chacun ressassait en confidence à sa
propre petite chapelle, en guise d’intermède d’avoir lutté avec la mort
pour lui arracher le corps d’une blanchisseuse moribonde, ou de s’être
ingénié à tirer de la mission un subside pour ressemeler les bottes très
malades d’un compositeur non moins malade. Il y avait un curé qui vivait
dans la crainte de réduire les pauvres à la pauvreté, qui aurait
volontiers tenu des bazars de charité pour s’offrir des nappes d’autel
neuves, et qui priait Dieu en secret de lui envoyer un grand oiseau de
cuivre neuf, avec des yeux de verre rouge que l’on aime à prendre pour
des rubis. Il y avait frère Victor, de l’ordre du Petit Bien-Être, qui
s’y connaissait fort bien en nappes d’autel, mais qui se gardait de
montrer ce savoir lorsqu’il s’agissait d’attendrir Mme Jessel, la
secrétaire du Comité de la Tasse de Thé, laquelle avait de l’argent à
dépenser, mais qui haïssait l’Église de Rome... même si Rome, par égard
pour elle, prétendait uniquement à emplir les estomacs, laissant les
âmes à la merci de Mme Jessel. Il y avait toutes les Petites Sœurs du
Diamant Rouge, les filles du vétérinaire, qui s’écriaient: «Donnez»
quand leur charité propre était épuisée, et qui expliquaient tristement
à ceux qui en retour d’un demi-louis leur demandaient une justification
de leurs débours, que les œuvres de secours dans un mauvais quartier ne
peuvent guère tenir de comptes réguliers sans une coûteuse augmentation
de leur état-major. Il y avait le révérend Eustace Hanna, qui coopérait
indistinctement avec les Comités de dames patronesses, avec les ligues
et associations mixtes, avec frère Victor, et avec n’importe qui d’autre
susceptible de lui donner de l’argent, des souliers ou des couvertures,
ou cette aide plus précieuse encore qui se laisse diriger par ceux qui
savent. Et tous ces gens apprirent l’un après l’autre à consulter
Badalia, quand il s’agissait de questions d’un caractère intime, de
droit au secours, et des espoirs de conversion possible dans Gunnison
street. Ses réponses étaient rarement réjouissantes, mais elle possédait
un savoir spécial et une parfaite confiance en elle-même.

--J’en suis, de Gunnison street, disait-elle à l’austère Mme Jessel. Je
sais ce que c’est, moi, et ils n’ont pas besoin de votre religion,
m’âme, pas pour un... Excusez-moi. C’est très joli quand ils sont prêts
à mourir, m’âme, mais jusque-là ce qu’il leur faut c’est à manger. Les
hommes, ils se débrouillent tout seuls. C’est pourquoi Nick Lapworth il
vous dit qu’il veut recevoir la confirmation et tout ça. Il ne veut
aucunement mener une vie nouvelle, pas plus que sa femme ne profite de
tout l’argent que vous lui donnez à lui. On ne saurait non plus les
réduire à la pauvreté, puisqu’ils n’ont déjà rien pour commencer. Ils
sont sacrément bien pauvres. Les femmes, elles ne peuvent pas s’en tirer
toutes seules... d’autant qu’elles sont toujours à accoucher. Comment
feraient-elles? Elles n’ont besoin que des choses qu’elles peuvent
avoir. Si elles ne peuvent pas elles meurent, et ce n’est pas plus mal,
car les femmes sont cruellement tyrannisées dans Gunnison street.

Après cette conversation, Mme Jessel demanda au curé:

--Croyez-vous que Mme Herodsfoot soit vraiment une personne à qui l’on
puisse confier des fonds? Elle paraît totalement ignorer Dieu, en ses
propos du moins.

Le curé fut d’accord avec Mme Jessel pour reconnaître que Badalia
ignorait Dieu; mais Mme Jessel ne pensait-elle pas que, puisque Badalia
connaissait Gunnison street et ses besoins mieux que quiconque, elle
pourrait, à sa modeste manière, être pour ainsi dire la relaveuse d’une
charité provenant de sources plus pures, et que si, mettons, le Comité
de la Tasse de Thé pouvait donner quelques shillings par semaine, et les
Petites Sœurs du Diamant Rouge quelques autres encore, le total, qui ne
serait vraisemblablement pas excessif, pourrait être remis à Badalia,
laquelle le distribuerait parmi ses collègues? Mme Jessel elle-même
serait ainsi libre de pourvoir plus directement aux besoins spirituels
de tels robustes gaillards qui siégeaient pittoresquement sur les
gradins inférieurs de ses réunions où ils cherchaient la vérité...
laquelle est tout aussi précieuse que l’argent, quand on sait où la
négocier.

--Elle favorisera ses amis personnels, objecta Mme Jessel.

Le curé réprima un sourire, et après quelques diplomatiques flatteries,
remporta la victoire. Badalia fut, à son indicible fierté, nommée
dispensatrice d’un subside... un dépôt hebdomadaire qui devait servir
pour le bien de Gunnison street.

--Je ne sais ce que nous pouvons réunir par semaine, lui dit le curé.
Mais pour débuter voici dix-sept shillings. Vous les distribuerez parmi
vos voisins comme vous l’entendrez, vous me direz seulement où nous en
sommes, afin de ne pas nous embrouiller dans nos comptes. Vous
comprenez?

--Bien sûr. Mais dites, ce n’est pas grand’chose, fit Badalia en
considérant les pièces blanches dans le creux de sa main. (Le feu sacré
des administrateurs, que connaissent ceux-là seuls qui ont goûté du
pouvoir, brûlait dans ses artères.) Des bottines, c’est des bottines,
quand on ne vous en fait pas cadeau, et alors elles ne sont plus bonnes
à porter que si on les fait raccommoder du haut en bas; et des
confitures c’est des confitures; et j’en estime pas beaucoup ce «porco»
à bon marché, mais tout ça se monte quand même à une somme. Dix-sept
shillings, ça filera vite, plus vite qu’un quart de gin... Mais je vais
tenir un livre... comme je faisais avant que Tom soit parti dans
l’immeuble Hennessy avec sa catin barbouillée. Lui et moi nous étions
les seuls patrons de bar à tenir des livres en règle.

Elle acheta un grand cahier de devoirs--il fallait de la place à son
écriture malhabile--et elle y consigna l’historique de sa guerre;
hardiment, comme il sied à un général, et pour nuls autres yeux que les
siens et ceux du révérend Eustace Hanna. Bien avant que les feuillets
fussent remplis, la couverture marbrée avait été imbibée de pétrole...
car la mère de Lascar Lou, frustrée de son pourcentage sur les flans de
sa fille, pénétra dans l’appartement de Badalia, au 17 de Gunnison
street, et se crêpa le chignon avec elle, aux dépens de la lampe et de
sa propre tignasse. Il était d’ailleurs malaisé de porter d’une main le
précieux «porco» et de l’autre le cahier, dans une région
sempiternellement assoiffée; et des taches rouges s’ajoutèrent à celles
d’huile minérale. Mais lorsqu’il examinait le contenu du livre, le
révérend Eustace Hanna ne s’en plaignait jamais. Les vaillants
griffonnages s’exprimaient pour leur compte, et le samedi soir Badalia
ajoutait à leurs notations des commentaires dans ce goût:

«Mme Hikky, très mal, cognac trois pence. Fiacre pour l’hôpital, un
shilling. Mme Poune accouchée. En espèces pour du thé (elle l’a pris,
monsieur, je l’ai vu) six pence. Rencontré dehors son mari qui cherchait
du travail.»

--J’ai flanqué ma main sur la figure à ce bougre de fainéant! Il l’est
trop pour obtenir jamais du travail... Excusez-moi, monsieur. Vous
voulez continuer?

Le curé poursuivit:

«Mme Vincent. Accouchée. Pas de langes pour l’enfant. Très sale. En
espèces deux shillings six pence. Reçu des draps de Mlle Eva.»

--C’est sœur Eva qui a fait cela? demanda le curé très doucement.

Car si sœur Eva était tenue par devoir à la charité, il y avait
quelqu’un qui voyait dans tout acte de sa tâche journalière une
manifestation de grâce et de bonté angéliques... une chose digne de
perpétuelle admiration.

--Oui, monsieur. Elle est retournée à la maison des sœurs et a pris les
draps à son lit à elle. Même qu’ils ont de bien belles initiales.
Continuez, monsieur... Cela fait déjà quatre shillings six pence.

«Mme Jennet, pour faire du bon feu, le charbon est cher: sept pence. Mme
Lockhart a pris un bébé en nourrice pour gagner un petit quelque chose,
mais la mère ne peut pas payer, son mari la gruge tout le temps. Il ne
veut pas l’aider. En argent deux shillings deux pence. A travaillé comme
cuisinière, mais a dû cesser. Feu, thé, cuisse de bœuf, un shilling sept
pence et demi.»

--Ici on s’est battu, ajouta Badalia. Ce n’est pas moi, monsieur. Son
mari, comme juste, il est entré au mauvais moment, il a voulu avoir le
bœuf, aussi j’appelle les gens d’au-dessus et voilà que descend ce
mulâtre qui vend des cannes à épée en haut de Ludgate Hill. «Mulay, que
je lui dis, espèce de gros animal noir, attrape-moi ce gros animal blanc
ici et démolis-le.» Je savais que je n’aurais pas pu retenir Tom
Lockhart à moitié saoul qui emportait le bœuf. «Je vais lui en flanquer
du bœuf», que répond Mulay. Et il tape dessus, tandis que cette pauvre
femme poussait des cris dans la chambre à côté, et la rampe du palier
est cassée, mais elle a eu son bouillon et Tom a pris sa purge.
Voulez-vous continuer, monsieur?

--Non, ça va bien. Je vais signer pour la semaine, répondit le prêtre.

Tant on s’habitue à ces choses que les profanes appellent documents
humains.

--Le petit de Mme Churner a attrapé le croup, dit Badalia s’apprêtant à
sortir.

--Quels Churner? Ceux de l’allée du Peintre, ou les autres de Houghton
street?

--Ceux de Houghton street. Ceux de l’allée du Peintre ont vendu et
déménagé.

--Sœur Eva passe une nuit par semaine auprès de la vieille Mme Probyn,
de Houghton street, n’est-ce pas? demanda le prêtre avec inquiétude.

--Oui, mais elle n’ira plus. C’est moi qui me suis chargée de Mme
Probyn. Je ne sais pas lui parler de religion, mais elle n’en a pas
besoin, et Mlle Eva elle n’a pas besoin d’attraper le croup, elle a beau
dire. N’ayez pas peur pour elle.

--Mais vous... vous pourriez l’attraper, dites?

--C’est possible. (Elle regarda le prêtre entre les yeux, et les siens
flamboyèrent sous ses frisons.) Et ça me ferait peut-être plaisir de
l’attraper, vous n’en savez rien.

Le prêtre réfléchit un moment à ces paroles, mais il évoqua l’image de
sœur Eva dans sa cape grise et avec sa cornette aux brides blanches
nouées sous le menton. Alors il cessa de penser à Badalia.

Ce que pensait Badalia ne se formula point en paroles, mais il est
notoire dans Gunnison street que ce soir-là, trouvant la mère de Lascar
Lou installée ivre-morte sur son seuil, Badalia la saisit et l’emporta
dans la nuée guerrière de son ire, si bien que la vieille ne savait plus
si elle était sur les pieds ou sur la tête, et après l’avoir dûment
heurtée à chaque marche successive de l’escalier menant à sa chambre,
Badalia la déposa sur son lit, où elle resta à geindre et frissonner
jusqu’au jour, affirmant que tout le monde était contre elle, et
invoquant les noms de ses enfants tués depuis longtemps par la saleté et
la misère. Badalia, grondante, partit en guerre, et comme les armées de
l’ennemi étaient nombreuses, trouva une besogne suffisante à la tenir
occupée jusqu’au jour.

Comme elle l’avait annoncé, elle prit Mme Probyn sous son égide
personnelle, et pour commencer faillit donner une attaque à cette
vieille dame, en lui déclarant: «Peut-être bien qu’il n’y a pas de bon
Dieu, mais s’il y en a un, il ne s’occupe pas plus de vous que de moi,
et en attendant prenez cette confiture.» Sœur Eva se plaignit d’être
écartée de sa pieuse tâche de Houghton street, mais Badalia tint bon, et
tant par son éloquence que par la promesse de futurs bienfaits, elle
persuada trois ou quatre hommes du voisinage d’interdire la porte à sœur
Eva chaque fois qu’elle tentait de pénétrer, en alléguant le croup comme
excuse.

--J’ai décidé de la tenir à l’abri du mal, dit Badalia, et elle y est.
Le curé se fiche de moi comme d’une guigne, mais... il ne voudrait quand
même pas.

Cette quarantaine eut pour effet de reporter sur d’autres rues la sphère
d’activité de sœur Eva, et en particulier sur celles que fréquentaient
surtout le révérend Eustace Hanna et frère Victor, de l’ordre du Petit
Bien-Être. Il existe, malgré toutes leurs bisbilles humaines, une très
étroite confraternité dans les rangs de ceux dont la tâche comprend
Gunnison street. Pour commencer ils ont vu la souffrance... une
souffrance que leurs paroles et leurs actions sont incapables
d’alléger... la vie livrée à la mort, et la mort envahie par une vie
misérable. Ils comprennent également la pleine signification de
l’ivrognerie, ce qui est un savoir caché à beaucoup de gens très bien
intentionnés, et plusieurs d’entre eux ont lutté avec les bêtes à
Éphèse. Ils se retrouvent à des heures et en des lieux également indus,
échangent quelques mots hâtifs d’avis, de recommandation ou de conseil,
et s’en vont à leur labeur désigné, car le temps est précieux, et cinq
minutes d’avance peuvent sauver une vie. Pour beaucoup, les réverbères
sont leur soleil, et les camions de Covent Garden[38] le char de
l’aurore. Ils ont tous en leur situation quémandé de l’argent, si bien
que la franc-maçonnerie de la mendicité leur est un lien commun.

  [38] Le principal marché aux légumes de Londres.

A toutes ces influences s’ajoutait, dans le cas de nos deux tâcherons,
ce sentiment que l’on est convenu d’appeler l’amour. L’idée que sœur Eva
pût attraper le croup n’était pas encore entrée dans la tête du curé
avant que Badalia lui en eût parlé. Après cela, il jugea inadmissible et
monstrueux qu’elle pût être exposée, non seulement à ce risque, mais à
n’importe quel autre danger de la rue. Un camion débouchant d’un coin
pouvait la tuer; l’escalier vermoulu où elle circulait jour et nuit
pouvait s’effondrer et l’estropier; les instables corniches de telles
maisons louches qu’il connaissait trop constituaient un danger; et il y
en avait un autre plus grave à l’intérieur de ces maisons. Que
deviendrait-il, si l’un de ces mille ivrognes abolissait la précieuse
existence? Une femme avait un jour jeté une chaise à la tête du curé.
Sœur Eva n’avait pas le bras assez robuste pour se protéger d’une
chaise. Les couteaux également étaient prompts à entrer en jeu. Ces
considérations et d’autres encore jetaient l’âme du révérend Eustace
Hanna dans un tourment que nulle foi en la Providence ne pouvait
alléger. Sans doute Dieu était grand et terrible... on n’avait qu’à
parcourir Gunnison street pour s’en apercevoir... mais il vaudrait
mieux, beaucoup mieux, que sœur Eva eût la protection de son bras à lui.
Et les personnes qui n’étaient pas trop affairées pour regarder,
auraient pu voir une femme, plus très jeune, aux cheveux ternes et aux
yeux ternes, quelque peu autoritaire dans ses discours, et très
ignorante dans les idées situées au delà de la sphère immédiate de son
devoir, à la même place où les yeux du révérend Eustace Hanna suivaient
les pas d’une reine couronnée d’une petite cornette grise, aux brides
blanches nouées sous le menton.

Apercevait-il un instant cette cornette au fond d’une cour, ou lui
adressait-elle un signe amical du haut d’un escalier, alors il voyait
encore de l’espoir pour Lascar Lou, qui vivait avec un seul poumon et du
souvenir de ses débauches passées; il voyait de l’espoir même pour cette
geignarde chiffe de Nick Lapworth, qui se jurait, dans l’espoir
d’obtenir de l’argent, tenaillé par les affres d’une «vraie conversion
cette fois-ci, Dieu le veuille, monsieur». Si cette cornette passait un
jour sans se montrer, l’imagination du prêtre s’emplissait de poignantes
scènes d’horreur; il voyait des civières, une foule rassemblée à quelque
sinistre carrefour, et un agent de police--il l’aurait dessiné, cet
agent--débitant par-dessus l’épaule les détails de l’accident, et
ordonnant à l’homme qui avait tenté de s’opposer aux roues--de lourdes
roues de camion: il les aurait dessinées--de «circuler». Ces jours-là il
n’espérait plus guère dans le salut de Gunnison street et de tous ses
habitants.

Cette torture, frère Victor en fut le témoin, un jour où il revenait du
chevet d’un mort. Il vit l’œil du prêtre s’éclairer, les muscles de sa
bouche se détendre, et entendit se raffermir sa voix qui toute la
matinée était demeurée atone. Sœur Eva venait de reparaître dans
Gunnison street, après une interminable absence de quarante-huit heures.
Elle n’avait pas été écrasée. Il fallait que le cœur de frère Victor eût
souffert dans son humanité, ou sinon il n’aurait pu voir ce qu’il vit.
Mais la loi de son Église rendait la souffrance légère. Son devoir était
de poursuivre sa tâche jusqu’à sa mort, ni plus ni moins que Badalia.
Celle-ci, élargissant son rôle, affrontait le mari ivre, induisait à un
peu plus de prévoyance la trop jeune épouse, prodigue et sans volonté,
et quand l’occasion s’en présentait, mendiait des vêtements pour les
bébés scrofuleux qui se multipliaient comme l’écume verte sur l’eau
d’une citerne sans couvercle.

L’histoire de ses exploits était consignée dans le cahier que le curé
signait chaque semaine, mais jamais plus Badalia ne lui parlait de
batailles ni de rixes dans la rue. «Mlle Eva fait son travail à sa
manière. Je fais le mien à la mienne. Mais j’en fais dix fois plus que
Mlle Eva, et tout ce qu’il me dit, c’est: «Je vous remercie, Badalia, ça
ira pour cette semaine.» Je me demande ce que Tom fabrique maintenant
avec sa... sa nouvelle femme. J’ai presque envie d’aller le voir un de
ces jours. Mais à elle, je lui arracherais le foie... Je ne pourrais
m’en empêcher. Vaut mieux ne pas y aller, peut-être.»

L’immeuble Hennessy se trouvait à plus de trois kilomètres de Gunnison
street, et servait de logement à peu près au même genre de monde. Tom
s’y était installé avec Jenny Wabstow, sa nouvelle femme. Durant des
semaines, il vécut dans une grande crainte de voir Badalia lui tomber
dessus à l’improviste. La perspective d’une bonne bataille ne
l’effrayait pas, mais il répugnait à la correctionnelle qui
s’ensuivrait, et à l’ordonnance de pension alimentaire et autres
inventions d’une justice qui ne veut pas comprendre cette loi pourtant
simple, que quand un homme est fatigué d’une femme, il n’est n. d. D.
pas si bête que de continuer à vivre avec elle, et voilà tout». Durant
quelques mois, sa nouvelle femme se comporta fort bien, et sut se faire
craindre de Tom, suffisamment pour le maintenir rangé. D’ailleurs le
travail abondait. Mais un enfant leur naquit, et conformément à la règle
de ses pareils, Tom, peu soucieux des enfants qu’il aidait à procréer,
chercha une diversion dans la boisson. Il se cantonnait, en général,
dans la bière, laquelle est stupéfiante et relativement inoffensive: du
moins elle paralyse les jambes, et avec elle, même si l’on a au cœur un
désir ardent de tuer, le sommeil vient vite, et le crime reste souvent
inaccompli. L’alcool, étant plus volatil, permet à la chair et à l’âme
de travailler de concert... Habituellement au préjudice d’autrui. Tom
découvrit que le whisky avait ses mérites... à condition d’en prendre
assez. Il en prit autant qu’il en pouvait acheter ou obtenir, et à
l’époque où sa femme fut en état de circuler à nouveau, les deux pièces
de leur appartement étaient déjà dépouillées de maints objets de valeur.
La femme alors lui dit son fait, non pas une fois, mais plusieurs, avec
précision, abondance et métaphore; et Tom se révolta de n’avoir plus la
paix au bout de sa journée de travail, laquelle comportait une forte
absorption de whisky. Ce pourquoi il se priva de la compagnie de Jenny
et de ses blandices. Tom finit par lui tenir tête et la frappa...
parfois sur le crâne, et parfois à la poitrine, et les meurtrissures
formèrent matière aux commentaires échangés sur les seuils par les
femmes que leurs maris avaient traitées de façon analogue. Elles
n’étaient pas peu nombreuses.

Mais nul scandale bien public ne s’était produit jusqu’au jour où Tom
jugea convenable d’ouvrir les négociations avec une jeune femme en vue
d’un mariage conforme aux lois de la libre sélection. Il commençait à
être très las de Jenny, et la jeune femme gagnait, à vendre des fleurs,
suffisamment pour lui assurer le bien-être, tandis que Jenny attendait
un autre bébé, et fort déraisonnablement croyait de ce fait avoir droit
à des égards. Il s’insurgeait de la voir difforme, et il le lui déclara
dans le langage de ses pareils. Jenny pleura tant, que Mme Hart,
descendante directe et Irlandaise de «la mère à Mike de la charrette à
âne», l’arrêta sur son escalier à elle et lui glissa tout bas:

--Que Dieu te bénisse, ma fille, car je vois comment cela va pour toi.

Jenny pleura de plus belle et donna à Mme Hart deux sous et des baisers,
cependant qu’au coin de la rue Tom faisait sa cour à sa belle.

Ce soir-là, poussée par l’orgueil et non par la vertu, la jeune femme
révéla à Jenny les propositions de Tom, et Jenny eut un entretien avec
ce dernier. L’altercation débuta dans leur appartement à eux, mais Tom
voulut s’esquiver, et à la fin tout l’immeuble Hennessy se rassembla sur
la chaussée et forma un tribunal auquel en appelait de temps à autre
Jenny, les cheveux épars sur le cou, les nippes dans le plus grand
désordre, et les jambes flageolantes d’ivresse. «Quand on a un homme qui
boit, on n’a plus qu’à boire aussi. Alors ça fait moins de mal quand il
vous frappe», dit la Sagesse des Femmes. Et à coup sûr elles doivent s’y
connaître.

--Regardez-le! glapissait Jenny. Regardez-le, rester là sans trouver un
mot à dire pour sa défense, et il voudrait ficher le camp et
m’abandonner sans même me laisser un shilling! Tu te dis un homme... tu
oses, n. d. D., te dire un homme? Mais j’en ai vu de meilleurs que toi
faits de papier mâché et recraché ensuite. Regardez-le! Il n’a pas
dessaoulé depuis jeudi dernier, et il ne dessaoulera pas aussi longtemps
qu’il pourra se procurer à boire. Il m’a pris tout ce que j’avais, et
moi... moi... vous me voyez.

Murmure de compassion chez les femmes.

--Il a tout pris, tout, et pour comble, après avoir chapardé et volé...
oui, toi, toi, voleur!... il s’en va et cherche à se mettre avec
cette... (Suivit un portrait complet et détaillé de la jeune femme, qui
heureusement n’était pas là pour l’entendre.) Il la traitera comme il
m’a traitée! Il lui boira, n. d. D., jusqu’à son dernier sou, et puis il
la plantera là, comme il me fait à moi. O Mesdames, voyez, je lui ai
donné un gosse et il y en a un autre en train, et il voudrait filer et
me lâcher dans l’état où je suis maintenant... ce salop. Ah! tu peux me
quitter, va! je n’ai pas besoin des restes de ta g... Va-t’en.
Trotte-toi!

La colère qui l’étranglait lui ôta la voix. Tom cherchait à se défiler,
lorsque survint un agent, attiré par la foule.

--Regardez-le, dit Jenny, heureuse d’avoir ce nouvel auditeur. Est-ce
qu’il n’y a pas de justice pour des gens comme lui? Il a pris tout mon
argent, il m’a battue une fois, deux fois et plus. Il est saoul comme
porc quand il n’est pas saoul furieux, et maintenant le voilà qui
cherche à ramasser une autre femme. Lui, je n’en veux plus, je trouverai
un homme quatre fois meilleur. Mais il n’y a donc pas de justice?

--Allons, voyons, que se passe-t-il? demanda l’agent. Rentrez chez vous.
Je vais m’occuper de cet homme. Est-ce qu’il vous a frappée?

--S’il m’a frappée? Il m’a fendu le cœur en deux, et il reste là à
rigoler comme si tout cela était une comédie pour lui.

--Rentrez chez vous et couchez-vous un peu.

--Je suis une femme mariée, que je vous dis, et je veux mon mari.

--Je ne lui ai pas fait le moindre mal, bon Dieu! dit Tom, des confins
de la foule.

Il sentait l’opinion publique se tourner contre lui.

--Tu ne m’as pas fait le moindre mal, espèce de salop. Je suis une femme
mariée, moi, et je ne veux pas qu’on m’enlève mon mari!

--Alors, puisque vous êtes une femme mariée, couvrez vos seins, dit avec
bonhomie l’agent, familiarisé avec les querelles domestiques.

--Je ne les couvrirai pas... Vous en avez du toupet. Tenez, regardez!

Elle arracha son corsage lacéré et exhiba ces ecchymoses en forme de
croissant que l’on obtient à l’aide d’un dossier de chaise bien
appliqué.

--Voilà ce qu’il m’a fait parce que mon cœur ne se brisait pas assez
vite. Il a cherché à l’atteindre et à me le briser. Regarde ça, Tom, ce
que j’ai reçu de toi la nuit dernière, et je te l’ai rendu. Mais je ne
savais pas encore ce que tu voulais faire avec cette femme.

--Est-ce que vous portez plainte? demanda l’agent. Il attrapera sans
doute un mois pour cela.

--Non, répliqua Jenny résolument.

Ce n’était pas la même chose, d’exposer son homme à la risée de la rue,
ou de le faire mettre en prison.

--Alors, rentrez vous coucher. Et vous autres (ceci à la foule)
dégagez-moi la chaussée... Circulez. Il n’y a pas de quoi rire.

Et s’adressant à Tom, que ses amis encourageaient:

--Vous avez de la chance qu’elle ne porte pas plainte, mais
rappelez-vous bien que la prochaine fois...

Et ainsi de suite.

Tom n’apprécia pas du tout la magnanimité de Jenny, et ses amis ne
contribuèrent pas à le calmer. Il avait cogné sur cette femme parce
qu’elle était un fléau. Pour la même raison également il avait choisi
une nouvelle compagne. Et toutes ses amabilités envers elle avaient
abouti à une scène vraiment pénible sur la rue, une honte publique très
injustifiée, provoquée par sa femme et l’atteignant, et une certaine
perte de prestige--il s’en rendait vaguement compte--auprès de ses
pairs. Conclusion: toutes les femmes étaient des fléaux, et conclusion
également: le whisky était une bonne chose. Ses amis le plaignirent.
Peut-être avait-il traité sa femme plus durement qu’elle ne le méritait,
mais son odieuse conduite sous le coup de la colère justifiait toutes
les injures.

--A ta place, je ne voudrais plus avoir rien de commun avec elle... une
femme comme celle-là, dit un des consolateurs.

--Qu’elle s’en aille trimer pour elle-même, bon Dieu! On se décarcasse
jusqu’aux moelles pour leur enfourner le manger dans la bouche, tandis
qu’elles restent à la maison tout le long du jour à ne rien faire; et la
toute première fois, remarquez, qu’on a un rien de dispute, ce qui
convient d’ailleurs très bien à un homme qui est un homme, elle se
rebiffe et vous jette à la rue, vous traitant de Dieu sait tout quoi.
Est-ce juste, voyons, je vous le demande?

Ainsi parla le deuxième consolateur.

Le troisième fut le whisky, dont la suggestion parut à Tom la meilleure
de toutes. Il allait retourner auprès de Badalia sa femme. Elle aurait
probablement fait quelque chose de mal pendant son absence, et il
pourrait alors revendiquer son autorité maritale. A coup sûr elle aurait
de l’argent. Les femmes seules ont toujours l’air de posséder les sous
que Dieu et le gouvernement refusent aux bons travailleurs. Il se
réconforta d’un autre coup de whisky. Il était indubitable que Badalia
aurait fait quelque chose de mal. Qui sait même si elle n’aurait pas
épousé un autre homme. Il attendrait le départ du nouveau mari, et après
avoir rossé Badalia il récupérerait de l’argent et un sentiment de
satisfaction qui lui manquait depuis longtemps. Les dogmes et les lois
renferment beaucoup de vertu, mais quand on est à bout de prières et de
souffrances, la seule chose qui puisse rendre purs tous les actes d’un
homme à ses propres yeux, c’est la boisson. Le malheur est que les
effets n’en soient pas durables.

Tom prit congé de ses amis, en les priant d’avertir Jenny qu’il s’en
allait à Gunnison street et qu’il ne reviendrait plus dans ses bras.
Parce que c’était là un mauvais message, ils ne le négligèrent pas, et
chacun d’eux le rapporta, avec une précision d’ivrognes, aux oreilles de
Jenny. Puis Tom se remit à boire, jusqu’au moment où son ivresse reflua
et s’éloigna de lui comme une vague reflue et s’éloigne du navire
naufragé qu’elle s’apprête à engloutir. Il atteignit une rue
transversale, à l’asphalte noir et poli par la circulation, et piétonna
mollement parmi les reflets des étalages éclairés qui flambaient en des
abîmes de noires ténèbres à plusieurs brasses au-dessous de ses
semelles. Il était certes bien dégrisé. En examinant son passé, il se
vit absous de tous ses actes, avec une si entière perfection que si en
son absence Badalia avait osé mener une vie irréprochable, il la
massacrerait pour n’avoir pas tourné mal.

Badalia était alors dans sa chambre, après sa coutumière escarmouche
avec la mère de Lascar Lou. Sur un reproche aussi cinglant que pouvait
le formuler une langue de Gunnison street, la vieille, surprise pour la
centième fois à voler les humbles douceurs destinées à la malade,
n’avait su que glousser et répondre:

--Tu crois que Lou n’a jamais attrapé un homme de sa vie? La voici prête
à mourir... mais elle y met le temps, la rosse. Moi! je vivrai encore
vingt ans.

Badalia la secoua, plutôt pour le principe que dans le moindre espoir de
la corriger, et la projeta dans la nuit, où elle s’effondra sur le pavé,
en suppliant le diable de tuer Badalia.

Le diable répondit à son appel, sous la forme d’un homme au visage
livide, qui demanda celle-ci par son nom. La mère de Lascar Lou se
souvint. C’était le mari de Badalia... et le retour d’un mari dans
Gunnison street était en général suivi de horions.

--Où est ma femme? dit Tom. Où est ma garce de femme?

--Là-haut, et va te faire f... avec elle! dit la vieille, en retombant
sur le flanc. Tu es revenu la chercher, Tom?

--Oui. Comment s’est-elle conduite pendant que j’étais parti?

--Tous les sacrés curés de la paroisse. Elle s’est requinquée, que tu ne
la reconnaîtrais pas.

--Elle est rusée!

--Oh oui. Et puis elle est toujours à circuler avec ces renifleuses de
sœurs de charité et avec le curé. Et puis il lui donne de l’argent...
des livres et des livres par semaine. Il l’entretient comme ça depuis
des mois, vrai. Pas étonnant que tu ne voulais plus avoir rien à faire
avec elle quand tu es parti. Et elle empêche d’avoir les choses à manger
qu’elle reçoit pour moi qui suis couchée ici dehors, mourante, comme une
chienne. Elle a été rudement rosse, Badalia, depuis ton départ.

Tom enjamba par-dessus la mère de Lascar Lou qui explorait les fentes
des pavés. Il lui demanda:

--Elle a toujours la même chambre, hein?

--Qui, mais si bien arrangée que tu ne la reconnaîtrais pas.

Et pendant que Tom montait l’escalier, la vieille ricana. Tom était en
colère. Pour quelque temps, Badalia ne serait plus en état de cogner sur
les gens, ni de se mêler de la distribution de flans envoyés par le
ciel.

Comme elle se déshabillait pour se coucher, Badalia entendit des pas
familiers qui montaient l’escalier. Quand ils s’arrêtèrent et qu’un coup
de pied ébranla la porte, elle avait déjà plus ou moins réfléchi à
beaucoup de choses.

--Tom est revenu, se disait-elle. Et j’en suis heureuse... en dépit du
curé et du reste.

Elle ouvrit la porte en lançant le nom de Tom.

Celui-ci la repoussa.

--Je ne veux pas de tes embrassades et de tes cajoleries, fit-il. J’en
ai soupé.

--Tu n’en as pourtant pas eu tellement, pour en avoir soupé, depuis deux
ans.

--J’ai eu mieux. Tu as de l’argent?

--Rien qu’un peu... terriblement peu.

--C’est un mensonge, et tu le sais bien.

--Ce n’est pas un mensonge... et dis, Tom, pourquoi parler d’argent à la
même minute où tu viens de rentrer? Jenny a cessé de te plaire? Je m’y
attendais.

--Ferme ta boîte. As-tu à boire, de quoi se cuiter comme il faut?

--Tu n’as plus besoin de te cuiter. Tu l’es déjà suffisamment. Viens te
coucher, Tom.

--Avec toi?

--Oui, avec moi. Est-ce que je ne compte plus... malgré ta Jenny?

Et tout en parlant elle lui tendait les bras. Mais l’ivresse de Tom le
tenait solidement.

--Plus pour moi, reprit-il, en s’étayant contre le mur. Est-ce que je ne
sais pas comment tu t’es conduite pendant mon absence, hé?

--Informe-toi donc, dit avec indignation Badalia, en se contenant. Qui a
dit quelque chose contre moi, ici?

--Qui? Mais tout le monde. Je n’étais pas encore revenu d’une minute que
j’ai appris que tu as été Dieu sait où avec le curé. Quel curé était-ce?

--Le curé qui est toujours ici, dit Badalia sans réfléchir.

Elle pensait alors à tout autre chose qu’au révérend Eustace Hanna.
Gravement, Tom s’installa dans l’unique fauteuil de la pièce. Badalia
continua ses apprêts pour aller se coucher.

--Voilà, reprit Tom, une jolie chose à raconter à ton vrai mari
légitime... à preuve que j’ai payé cinq shillings pour l’anneau de
mariage. Le curé qui est toujours ici? Tu as un culot formidable. Tu
n’es pas honteuse? Serait-il pas sous le lit à cette heure?

--Tom, tu es saoul à crever. Je n’ai rien a fait dont je doive être
honteuse.

--Toi! Tu ignores la honte. Mais je ne suis pas venu ici pour m’occuper
de toi. Donne-moi ce que tu as, et puis je te donnerai une raclée et
m’en irai retrouver Jenny.

--Je n’ai rien que du billon et un shilling ou deux.

--Il paraît cependant que le curé t’entretient à cinq livres par
semaine.

--Qui t’a dit cela?

--La mère de Lascar Lou, étendue là dehors sur le pavé, et plus honnête
que tu ne le seras jamais. Donne-moi ce que tu as.

Badalia s’en alla prendre sur la cheminée une petite pelote à épingles
en coquillages, en tira quatre shillings et trois pence... le produit
légitime de son travail... et les tendit à l’homme, qui se balançait
dans son fauteuil et considérait la chambre en roulant des yeux égarés.

--Ça ne fait pas cinq livres, dit-il d’une voix somnolente.

--Je n’ai pas plus. Prends et va-t’en, puisque tu ne veux pas rester.

S’agrippant aux bras du fauteuil, Tom se leva lentement.

--Et l’argent que le curé t’a donné? La mère de Lascar Lou l’a dit.
Donne-le-moi, où je t’assomme.

--La mère de Lascar Lou ne sait rien.

--Si fait, elle sait, et plus que tu ne le voudrais.

--Elle ne sait rien. Je l’ai matée en cognant dessus, et je n’ai pas
d’argent à te donner. Tout, mais pas ça, Tom; n’importe quoi d’autre,
Tom, je te le donnerai volontiers de bon cœur. Ce n’est pas mon argent.
Cet écu ne te suffit pas? L’autre argent est un dépôt. Il y a un livre
avec.

--Un dépôt? Qu’est-ce que tu as à faire avec un dépôt que ton mari n’en
sache rien? Va donc, avec ton dépôt. Attrape ça!

Tom s’approcha d’elle et lui envoya sur la bouche un coup de son poing
fermé.

--Donne-moi ce que tu as, reprit-il, d’une voix épaissie et lointaine,
comme s’il parlait en rêve.

--Je ne veux pas, répliqua Badalia en trébuchant contre le lavabo.

Avec tout autre que son mari, elle eût combattu avec la férocité d’un
chat-tigre; mais Tom était resté parti deux ans, et elle se disait qu’un
peu de docilité opportune le lui concilierait. Néanmoins l’argent de la
semaine était sacré.

La vague qui s’était si longtemps retirée s’abattit sur le cerveau de
Tom. Il saisit à la gorge Badalia et la jeta à genoux. Il lui semblait
juste, à cette heure, de châtier une pécheresse pour deux années de
désertion délibérée; et cela d’autant plus qu’elle avait avoué sa faute
en refusant de lui livrer le gage du péché.

Dehors, sur le pavé, la mère de Lascar Lou espérait toujours entendre
des lamentations, mais elle fut déçue. Badalia n’aurait pas crié, même
si Tom lui eût lâché le gosier.

--Donne-le, garce! disait Tom. Voilà donc comment tu me récompenses de
tout ce que j’ai fait pour toi?

--Je ne peux pas. Ce n’est pas mon argent. Dieu te pardonne, Tom, pour
ce que tu me...

Et comme la pression s’accentuait, la voix lui manqua. Tom poussa contre
le lit Badalia, dont le front heurta un montant. Elle tomba,
mi-agenouillée sur le carreau. Un homme qui se respecte ne pouvait
décemment se retenir de la rouer de coups de pied. Ce que fit Tom, avec
la science infernale inspirée par le whisky. Elle laissa retomber sa
tête sur le carreau, et Tom ne cessa de taper qu’au moment où il reçut
comme une douche d’eau froide, à sentir sous sa semelle ferrée le
crissement des cheveux. Il comprit alors qu’il était peut-être temps de
cesser.

--Où est l’argent du curé, espèce d’entretenue? murmura-t-il dans
l’oreille ensanglantée.

Il ne reçut pas de réponse. Mais on tambourinait à la porte, et la voix
de Jenny Wabstow criait âprement:

--Laisse ça, Tom, et rentre chez nous avec moi. Et toi, Badalia, je
t’arracherai la peau de la figure!

Les amis de Tom avaient transmis leur message à Jenny, et celle-ci,
après un premier déluge de larmes de rage, s’était résolue à rejoindre
Tom pour le ramener si possible. Même, elle était prête à subir une
raclée exemplaire pour la scène de l’immeuble Hennessy. La mère de
Lascar Lou le guida jusqu’à la chambre des horreurs, et redescendit
l’escalier en ricanant. Si Tom n’avait pas fait périr Badalia sous les
coups, ce serait du moins une bataille épique entre Badalia et Jenny. Et
la mère de Lascar Lou savait bien que l’Enfer ne possède pas de furie
comparable à une femme qui combat pour l’être qu’elle porte dans son
sein.

De la rue, on n’entendait toujours rien. Ayant repoussé la porte non
verrouillée, Jenny vit son homme qui contemplait stupidement un tas
informe affaissé au pied du lit. Un éminent assassin a dit que si les
gens ne mouraient pas si malproprement, beaucoup d’hommes, et toutes les
femmes, commettraient au moins un assassinat dans leur vie. Tom
réfléchissait à l’actuelle malpropreté, et le whisky luttait avec le
courant lucide de ses pensées.

--Ne fais donc pas de bruit, dit-il. Entre vite.

--Mon Dieu! s’écria Jenny en s’arrêtant comme une bête sauvage
effarouchée. Qu’est-ce que c’est? Tu ne l’as pas...?

--Sais pas. Je crois bien que j’ai réussi.

--Tu as réussi! Tu as un peu trop bien réussi, pour cette fois!

--Elle me dégoûtait, dit Tom d’une voix épaissie, en se laissant aller
dans le fauteuil. Tu ne peux pas te figurer comme elle me dégoûtait.
Elle se payait du bon temps avec ces aristos de pasteurs et toute la
clique. Regarde ces rideaux blancs à son lit. Nous n’avons pas de
rideaux blancs, nous. Ce que je voudrais savoir, c’est...

Sa voix expira comme avait expiré celle de Badalia, mais pour une autre
cause. Son forfait accompli, le whisky resserrait son étreinte sur Tom,
dont les yeux commençaient à se fermer. Sur le carreau, Badalia
respirait avec peine.

--Non, inutile, dit Jenny. Cette fois tu l’as tuée. Va-t’en.

--Jamais. Elle ne fera plus de mal. Ça lui apprendra. Moi, je vais
dormir. Mais regarde-moi ces draps propres. Est-ce que tu viens aussi?

Jenny se pencha sur Badalia, et dans les yeux de la femme assommée, elle
vit de la compréhension... et beaucoup de haine.

--Je ne lui ai jamais conseillé de faire ça, murmura Jenny. C’est Tom
seul... Je n’y suis pour rien. Veux-tu que je le fasse arrêter, dis, ma
chérie?

Les yeux se firent expressifs: Tom, qui s’était mis à ronfler, ne devait
pas être livré à la justice.

--Pars, dit Jenny à ce dernier. Va-t’en! Va-t’en d’ici!

--Tu... me l’as déjà dit... cet après-midi, répliqua l’homme tout
ensommeillé. Laisse-moi dormir.

--Ce n’était rien, alors. Tu m’avais seulement frappée. Mais ce coup-ci
tu l’as tuée... tuée... tuée! entends-tu, Tom, tu viens de la tuer!

Elle secouait l’homme pour le réveiller, et la compréhension emplit
d’une terreur glacée le cerveau obnubilé.

--C’est pour t’être agréable que je l’ai fait, Jenny, pleurnicha-t-il
piteusement, tout en s’efforçant de lui prendre la main.

--Tu l’as tuée pour son argent, et tu m’aurais tuée de même. Sors d’ici.
Et mets-la sur le lit d’abord, brute.

A eux deux, ils déposèrent Badalia sur le lit, et se retirèrent en
silence.

--Il ne faut pas que je sois prise avec toi... et si tu étais pris tu
dirais que c’est moi qui t’y ai poussé, et tu tâcherais de me faire
prendre. Va-t’en... n’importe où, loin d’ici, lui répétait Jenny en le
tirant à bas de l’escalier.

--Vous allez rendre visite au curé? dit une voix s’élevant de la
chaussée, où la mère de Lascar Lou attendait toujours patiemment
d’entendre Badalia piauler.

--Quel curé? demanda bien vite Jenny.

Elle entrevoyait un dernier espoir de libérer sa conscience au sujet du
tas informe gisant là-haut.

--Hanna... 63, Roomer Terrace... ici tout près, répliqua la vieille.

Le curé ne l’avait jamais vue d’un bon œil. Et puisque Badalia n’avait
pas piaulé, c’était que Tom préférait démolir l’homme plutôt que la
femme. On ne discute pas des goûts.

Jenny poussa son homme devant elle jusqu’au carrefour de la plus proche
grande artère.

--Là, va-t’en, chuchota-t-elle. File n’importe où, mais que je ne te
revoie plus. Je n’irai jamais plus avec toi; et puis, Tom... tu
m’entends?... nettoie tes souliers.

Exhortation vaine. La suprême poussée qu’elle lui infligea, de dégoût,
l’envoya rouler la tête la première dans le ruisseau, où un agent vint
s’intéresser à son bien-être.

--Il le prend pour un vulgaire ivrogne. Dieu fasse qu’on ne regarde pas
ses souliers! Hanna, 63, Roomer Terrace...

Jenny assujettit son chapeau et prit sa course.

L’excellente concierge des appartements Roomer se rappelle encore avoir
vu arriver une jeune personne aux lèvres décolorées et haletante, qui se
borna à lui crier: «Badalia, 17, Gunnison street. Dites au curé de venir
tout de suite... tout de suite... tout de suite!» et disparut dans la
nuit. Ce message fut transmis au révérend Eustace Hanna, qui dormait
alors de son premier sommeil. Il comprit qu’il y avait urgence, et
n’hésita pas à aller réveiller frère Victor, de l’autre côté du palier.
Selon le protocole, Rome et l’Angleterre se répartissaient les cas du
quartier conformément à la religion du patient; mais Badalia était une
institution et non un cas, et il n’y avait plus de protocole à observer.

--Il est arrivé quelque chose à Badalia, dit le curé. C’est votre
affaire aussi bien que la mienne. Habillez-vous et venez.

--Je suis prêt, répondit-on. Avez-vous quelques indices de la nature de
l’accident?

--Rien: on a pris la fuite après un coup de sonnette et un mot
d’avertissement.

--Alors il s’agit de séquestration ou de tentative d’assassinat. Badalia
ne nous ferait pas réveiller à moins. Je suis qualifié pour les deux,
grâce à Dieu.

Les deux hommes trottèrent jusqu’à Gunnison street, car il n’y avait pas
de fiacre en vue, et en tout cas le prix d’une course en fiacre
représente deux jours de feu pour ceux-là qui meurent de froid. La mère
de Lascar Lou était partie se coucher, et la porte n’était naturellement
pas fermée à clef. Dans la chambre de Badalia, les deux visiteurs
trouvèrent beaucoup pire qu’ils ne s’y attendaient, et l’Église de Rome
s’acquitta vaillamment du pansement, tandis que l’Église d’Angleterre se
bornait à prier Dieu de lui épargner le péché d’envie. Étant donné que
la plupart du temps on n’arrive à l’âme que par l’intermédiaire du
corps, l’Ordre du Petit Bien-Être prend ses mesures et exerce ses
recrues en conséquence.

--Voilà qui est fait, dit frère Victor dans un souffle. Mais je crains
qu’il n’y ait de l’hémorragie interne et une lésion au cerveau. Elle a
un mari, comme juste?

--Elles en ont toutes, hélas!

--Oui, ces blessures ont un caractère domestique qui décèle leur
origine. (Il baissa la voix.) Il n’y a aucun espoir, voyez-vous. Douze
heures tout au plus.

La main de Badalia, à plat sur la couverture, se mit à tapoter.

--Vous vous trompez, je pense, dit l’Église d’Angleterre. Elle va
passer.

--Non, elle ne ramène pas ses draps, répondit l’Église de Rome. Elle a
quelque chose à dire: vous la connaissez mieux que moi.

Le curé se pencha très bas.

--Envoyez chercher Mlle Eva, fit Badalia dans un râle.

--Au matin. Elle viendra au matin, répondit le curé, pour contenter
Badalia.

Mais l’Église d’Angleterre, qui connaissait un peu le cœur humain,
fronça les sourcils sans rien dire. Après tout, les règles de son ordre
étaient formelles. Son devoir était de veiller jusqu’à l’aube, tandis
que la lune s’abaissait dans le ciel.

Ce fut un peu avant la disparition de cette dernière que le révérend
Eustace Hanna prononça:

--La malheureuse paraît décliner rapidement. Ne ferions-nous pas bien
d’aller chercher sœur Eva?

Frère Victor ne répondit rien, mais aussitôt que l’honnêteté le permit,
quelqu’un heurta à la porte de la maison des Petites Sœurs du Diamant
Rouge et demanda que sœur Eva vînt adoucir l’agonie de Badalia
Herodsfoot. Cet homme, qui parla très peu, conduisit sœur Eva au numéro
17 de Gunnison street et jusque dans la chambre où reposait Badalia.
Puis il resta sur le palier, à se mordre les phalanges, de détresse, car
c’était un prêtre plein de savoir et il n’ignorait pas comment
réagissent les cœurs des hommes et des femmes, et que l’amour naît de
l’horreur, et que la passion se déclare quand l’âme frémit de douleur.

Avisée jusqu’à la fin, Badalia ménageait ses forces en attendant la
venue de sœur Eva. On prétend en général chez les Petites Sœurs du
Diamant Rouge qu’elle mourut dans le délire, mais c’est là un jugement
peu charitable, car une des sœurs adopta au moins la moitié de son
suprême conseil.

Elle s’efforça péniblement de se retourner sur sa couche, et la pauvre
machine humaine disloquée protesta en conséquence.

Sœur Eva s’élança, croyant entendre le terrible râle avant-coureur de la
mort. Badalia, inerte, gardait sa conscience, et l’incorrigible
irrévérencieuse, cette fille qui avait dansé sur la charrette à bras,
parla avec une netteté frappante, tout en clignant de son unique œil
disponible.

--On croirait entendre Mme Jessel, hein? avant qu’elle n’ait eu à
déjeuner, et quand elle a parlé toute la matinée avec ses semblables.

Ni sœur Eva ni le curé ne répliquèrent. Frère Victor se tenait derrière
la porte, et il émettait un souffle rauque, car il souffrait.

--Mettez-moi le drap sur la figure, dit Badalia. J’ai été bien arrangée,
et je ne veux pas que Mlle Eva me voie. Je ne suis pas jolie ce coup-ci.

--Qui était-ce? demanda le curé.

--Un homme du dehors. Je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam. Il était
saoul, je suppose. Je jure Dieu que c’est la vérité! Est-ce que Mlle Eva
est là? Je n’y vois pas sous cette serviette. J’ai été bien arrangée,
mademoiselle Eva. Excusez-moi de ne pas vous serrer la main, mais je ne
suis pas très vaillante, et c’est quatre pence pour le bouillon de Mme
Imeny, et ce que vous pourrez lui donner pour la layette. Elles ont
toutes des gosses, ces femmes. Moi, je n’ai pas à me plaindre, car voilà
deux ans que mon mari n’est pas revenu auprès de moi, ou sinon j’aurais
été aussi mal en point que les autres; mais il n’est plus revenu auprès
de moi... Il est arrivé un homme qui m’a frappée sur la tête et m’a
donné des coups de pied, mademoiselle Eva; ainsi c’est tout comme si
j’avais eu un mari, n’est-ce pas? Le cahier est dans la commode,
monsieur Hanna, et tout est en ordre, et je n’ai jamais livré un sou de
l’argent en dépôt... pas un sou. Regardez sous la commode, vous y
trouverez tout ce qui n’a pas été dépensé cette semaine... Et dites,
mademoiselle Eva, ne portez plus cette cornette grise. Je vous ai
préservée du croup, et... et ce n’était pas mon intention, mais le curé
a dit qu’il le fallait. Je me serais mieux accordée avec lui qu’avec
tout autre, mais si Tom était revenu... voyez-vous, mademoiselle Eva,
depuis deux ans Tom n’est jamais revenu auprès de moi, et je ne l’ai
plus revu. Vous m’entendez? Mais allez-y, vous deux, mariez-vous. J’ai
souvent souhaité autre chose, mais bien sûr ce n’était pas pour une
femme comme moi. Tom n’est jamais revenu, mais s’il était revenu,
j’aurais été comme les autres... six pence pour le bouillon du bébé, et
un shilling pour des langes. Vous l’avez vu dans le cahier, monsieur
Hanna. C’est comme ça, et bien entendu vous ne pouviez avoir rien de
commun avec moi. Mais les femmes désirent ce qu’elles voient, et vous
n’avez pas à douter de lui, mademoiselle Eva. Je l’ai vu sur sa figure
maintes et maintes fois... maintes et maintes... Faites-moi un
enterrement de quatre livres dix... avec un drap mortuaire.

Elle eut un enterrement de sept livres quinze shillings, et tous les
gens de Gunnison street y allèrent pour lui faire honneur. Tous sauf
deux; car la mère de Lascar Lou comprit qu’une force avait disparu, et
que rien désormais ne la séparait plus des flans. Aussi, quand les
voitures s’éloignèrent, le chat du seuil entendit la plainte de la
prostituée mourante qui n’arrivait pas à mourir:

--Oh! mère, mère, tu ne me laisseras même pas lécher la cuiller!




LES ENFANTS DU ZODIAQUE

            Bien que tu aimes ta femme comme toi-même,
            Comme un autre moi d’une argile plus pure,
            Bien que son départ obscurcisse pour toi le jour
            Et prive tout ce qui a vie de charme,
                    Sache-le bien:
                Quand les demi-dieux s’en vont,
                    Les dieux arrivent.

            Emerson.


Il y a des milliers d’années, quand les hommes étaient plus grands
qu’ils ne sont aujourd’hui, les Enfants du Zodiaque vivaient dans le
monde. Les Enfants du Zodiaque étaient six: le Bélier, le Taureau, Leo,
les Gémeaux et Virgo, et ils redoutaient les six Maisons qui
appartenaient au Scorpion, à la Balance, au Cancer, aux Poissons, au
Sagittaire et au Verseau. Dès le premier instant où ils posèrent le pied
sur la terre et où ils se connurent pour des dieux immortels, cette
crainte ne les quitta plus; et elle augmenta encore à mesure qu’ils se
familiarisaient mieux avec l’humanité et qu’ils entendaient parler des
six Maisons. Les hommes traitaient en dieux les Enfants et venaient à
eux avec des prières et de longs récits de doléances que les Enfants du
Zodiaque écoutaient sans comprendre.

Une mère se jetait aux pieds des Gémeaux ou du Taureau en gémissant:

--Mon mari travaillait aux champs, et le Sagittaire l’a percé d’un
trait, et il est mort; et le Sagittaire va aussi tuer mon fils?
Secourez-moi!

Le Taureau abaissait son énorme tête et répondait:

--Qu’est-ce que ça me fait?

Ou bien les Gémeaux souriaient et continuaient à jouer; car ils ne
comprenaient pas pourquoi l’eau coulait des yeux des gens. D’autres fois
un homme et une femme s’en venaient vers Leo ou Virgo, en s’écriant:

--Nous sommes deux nouveaux mariés et nous sommes très heureux. Voici
des fleurs.

Et en jetant les fleurs ils émettaient des sons mystérieux pour montrer
qu’ils étaient très heureux; et Leo et Virgo s’étonnaient encore plus
que les Gémeaux de voir des gens crier «Ha! ha! ha!» sans motif.

Ceci continua durant des milliers d’années d’après le comput humain. Un
jour enfin, Leo rencontra Virgo qui se promenait dans la montagne, et
vit qu’elle avait complètement changé depuis la dernière fois qu’il
l’avait vue. Virgo, regardant Leo, vit que lui aussi avait changé du
tout au tout. Alors ils décidèrent qu’ils feraient bien de ne plus
jamais se séparer, de crainte que des changements encore plus
considérables ne vinssent à se produire tandis que l’un ne serait pas à
portée de secourir l’autre. Leo donna un baiser à Virgo, et toute la
terre ressentit ce baiser, et Virgo s’assit sur une montagne et l’eau
coula de ses yeux, ce qui n’était jamais arrivé encore, au souvenir des
Enfants du Zodiaque.

Comme ils étaient là tous les deux, un homme et une femme vinrent à
passer, et l’homme dit à la femme:

--Quel besoin de gaspiller ces fleurs pour des dieux stupides? Ils ne
nous comprennent pas, ma chérie.

Virgo se dressa d’un bond et entoura la femme de ses bras, en s’écriant:

--Je comprends. Donne-moi tes fleurs et je te donnerai un baiser.

A mi-voix Leo dit à l’homme:

--Quel nouveau nom t’ai-je entendu donner à ta femme il n’y a qu’un
instant?

L’homme répondit:

--Je l’ai appelée ma chérie, cela va de soi.

--Pourquoi dis-tu: «Cela va de soi»? demanda Leo; et si cela va de soi,
qu’est-ce que cela veut dire?

--Cela veut dire: «Très chère», et on n’a qu’à regarder sa femme, on
sait pourquoi.

--Je comprends, reprit Leo. Tu as bien raison.

Et quand l’homme et la femme se furent éloignés, il appela Virgo «ma
femme chérie», et derechef Virgo pleura de pur bonheur.

--Je pense, dit-elle enfin, s’essuyant les yeux, je pense que toi et moi
nous avons trop négligé les hommes et les femmes. Qu’as-tu fait des
sacrifices qu’ils t’ont offerts?

--Je les ai laissés brûler, répondit Leo. Je ne pouvais les manger. Et
toi, qu’as-tu fait de leurs fleurs?

--Je les ai laissées se flétrir, répliqua Virgo. Je ne pouvais m’en
parer: j’en avais déjà trop à moi. Et maintenant j’en suis triste.

--Il n’y a pas de quoi se chagriner, reprit Leo; nous sommes l’un à
l’autre.

Tandis qu’ils s’entretenaient, les ans de la vie humaine coulaient à
leur insu, et bientôt l’homme et la femme s’en revinrent, tous deux
chenus, et l’homme portait la femme.

--Nous sommes arrivés à la fin des choses, dit l’homme avec calme. Celle
qui fut ma femme...

--Comme je suis la femme de Leo, reprit bien vite Virgo, dont les yeux
brillèrent.

--... qui fut ma femme, a été tuée par l’une de vos Maisons.

L’homme déposa son fardeau et se mit à rire.

--Quelle Maison? demanda Leo en colère, car il détestait également
toutes les Maisons.

--Vous êtes des dieux, vous devez le savoir, répondit l’homme. Nous
avons vécu ensemble en nous aimant tous les deux, et je laisse à mon
fils une bonne ferme. De quoi me plaindrais-je, sinon de vivre encore?

Comme il était penché sur le corps de sa femme, un sifflement déchira
l’air. Il se dressa et voulut fuir, en s’écriant:

--C’est la flèche du Sagittaire. Oh! que je vive encore un peu... rien
qu’un petit peu!

La flèche le frappa, et il mourut. Leo et Virgo s’entre-regardaient et
tous deux étaient ébahis.

--Il souhaitait mourir, dit Leo. Il disait qu’il souhaitait mourir, et
quand la mort est venue, il a tenté de fuir. C’est un lâche.

--Non, dit Virgo, ce n’est pas un lâche. Il me semble que j’éprouve le
même sentiment que lui. Leo, il nous faut en apprendre davantage
là-dessus, pour l’amour d’eux.

--Pour l’amour d’eux, répéta Leo, très haut.

--Parce que nous sommes destinés à ne jamais mourir, reprirent ensemble
Leo et Virgo, encore plus haut.

--Assieds-toi donc là tranquillement, ma femme chérie, dit Leo. Moi,
j’irai visiter les Maisons que nous haïssons, et j’apprendrai d’elles le
moyen de faire vivre comme nous ces hommes et ces femmes.

--Et de les faire s’aimer comme nous, reprit Virgo.

--Je ne crois pas qu’ils aient besoin d’en être instruits, dit Leo.

Et il s’éloigna très en colère, avec sa peau de lion lui battant sur
l’épaule. Il arriva à la Maison où le Scorpion habite, brandissant sa
queue par-dessus son dos.

--Pourquoi nuis-tu aux enfants des hommes? demanda Leo, le cœur
défaillant.

--Es-tu sûr que je nuise seulement aux enfants des hommes? interrompit
le Scorpion. Demande à ton frère le Taureau, et tu verras ce qu’il te
dira.

--Je suis venu à cause des enfants des hommes, reprit Leo. J’ai appris à
aimer comme eux, et je veux qu’ils vivent comme moi... comme nous.

--Ton souhait est réalisé depuis longtemps. Demande au Taureau. Il est
sous ma garde particulière, répondit le Scorpion.

Leo s’en retourna sur la terre, et vit la grande étoile Aldébaran, qui
est sertie dans le front du Taureau, étinceler tout proche de terre.
Quand il fut arrivé auprès d’elle, il vit que son frère le Taureau,
attelé à la charrue d’un laboureur, peinait tête basse dans l’eau d’une
rizière, et la sueur ruisselait de ses flancs. Le laboureur le poussait
de l’avant à l’aide d’un aiguillon.

--Déchire cet insolent, mets-le à mort! s’écria Leo, et pour l’amour de
notre honneur, sors de la fange.

--Je ne puis, dit le Taureau, le Scorpion m’a prédit qu’un jour, jour
dont je n’ai pas connaissance, il me piquera à l’endroit où mon cou
s’attache à mes épaules, et que je mourrai en meuglant.

--Quel rapport cela a-t-il avec ce hideux labeur? demanda Leo, arrêté
sur la digue qui bornait le champ inondé.

--Beaucoup. Cet homme ne pouvait labourer sans mon aide. Il me prend
pour une bête échappée.

--Mais c’est un pacant croûté de boue et aux cheveux emmêlés, reprit
Leo. Nous ne sommes pas destinés à son usage.

--Toi peut-être pas, mais moi, si. Je ne peux dire quand il prendra
fantaisie au Scorpion de me piquer de son dard mortel... peut-être avant
que j’aie retourné ce sillon.

Le Taureau lança sa masse dans le joug, et derrière lui la charrue
déchira la terre grasse, et le paysan l’aiguillonna au point de lui
rougir les flancs.

--Cela te plaît? cria Leo, du bout des sillons ruisselants.

--Non, répondit le Taureau par-dessus son épaule en arrachant ses pattes
de derrière de la fange collante, et s’éclaircissant les naseaux.

Dédaigneusement, Leo le quitta et s’en alla dans une autre contrée, où
il trouva son frère le Bélier au centre d’une foule de gens du pays qui
suspendaient à son cou des guirlandes de fleurs et lui donnaient à
manger du blé vert frais cueilli.

--Voilà qui est abominable, dit Leo. Disperse cette foule et va-t’en,
mon frère. Leurs mains souillent ta toison.

--Je ne puis, dit le Bélier. Le Sagittaire m’a prédit qu’un jour, jour
dont je n’ai pas connaissance, il me percera d’une flèche, et que je
mourrai en d’extrêmes douleurs.

--Quel rapport cela a-t-il avec cette scène indécente? dit Leo, mais
avec moins d’assurance que précédemment.

--Cela en a beaucoup, dit le Bélier. Ces gens n’ont jamais vu encore de
mouton idéal. Ils croient que je suis une bête échappée, et ils veulent
me porter de place en place comme un parangon pour tous leurs troupeaux.

--Mais ce sont des bergers crasseux, nous ne sommes pas faits pour les
amuser, dit Leo.

--Toi peut-être pas, mais moi, si, dit le Bélier. J’ignore quand il
prendra fantaisie au Sagittaire de me décocher son trait... peut-être
avant que les gens d’une demi-lieue plus loin sur la route ne m’aient
vu.

Le Bélier baissa la tête pour permettre à un rustre nouveau venu d’y
accrocher une guirlande de feuilles d’ail sauvage, et se laissa
patiemment tâter la toison par les fermiers.

--Cela te plaît? cria Leo par-dessus les têtes de la foule.

--Non, dit le Bélier.

Et la poussière soulevée par le piétinement des pieds le fit éternuer,
et il renifla le fourrage entassé devant lui.

Leo s’en alla, dans l’intention de retourner sur ses pas jusqu’aux
Maisons, mais comme il traversait une rue, il vit deux petits enfants
tout poudreux qui se roulaient devant le seuil d’une maisonnette en
jouant avec un chat. C’étaient les Gémeaux.

--Qu’est-ce que vous faites là? dit Leo, indigné.

--Nous jouons, dirent tranquillement les Gémeaux.

--Ne pouvez-vous jouer sur les bords de la Voie Lactée? dit Leo.

--C’est ce que nous faisions, reprirent-ils, mais les Poissons sont
arrivés à la nage et nous ont prédit qu’un jour ils reviendraient pour
nous prendre et nous emporter sans nous faire aucun mal. C’est pourquoi
nous jouons à être des petits enfants ici-bas. Cela plaît aux gens.

--Et cela vous plaît-il? dit Leo.

--Non, dirent les Gémeaux, mais il n’y a pas de chats dans la Voie
Lactée.

Et tout pensifs ils tirèrent la queue du chat. Une femme sortit sur le
seuil et s’arrêta derrière eux, et Leo vit sur ses traits une expression
qu’il avait déjà vue sur ceux de Virgo.

--Elle croit que nous sommes des enfants trouvés, dirent les Gémeaux,
qui se hâtèrent de rentrer pour souper.

Alors, en toute hâte, Leo courut successivement à toutes les Maisons,
car il n’arrivait pas à comprendre le nouvel ennui qui était survenu à
ses frères. Il s’adressa au Sagittaire, et le Sagittaire l’assura qu’en
ce qui concernait sa Maison, Leo n’avait rien à craindre. Le Verseau,
les Poissons et le Scorpion lui firent la même réponse. Ils ne savaient
rien de Leo et s’en souciaient encore moins. Ils étaient les Maisons et
ils s’occupaient à tuer les hommes.

Il arriva enfin à cette très sombre Maison où Cancer le Crabe se tient
si tranquille qu’on le croirait endormi, n’était le jeu continuel et le
mouvement ondulatoire des appendices plumeux entourant sa bouche. Ce
mouvement ne cesse jamais. Et parce qu’il est silencieux et sans hâte,
il ressemble à la morsure d’un feu qui couve dans du bois vermoulu.

Leo s’arrêta en face du Crabe, et les demi-ténèbres lui laissèrent
entrevoir le vaste dos d’un noir bleuâtre et les yeux immobiles. De
temps à autre il croyait entendre un bruit de sanglots, mais presque
imperceptible.

--Pourquoi nuis-tu aux enfants des hommes? dit Leo.

Il ne reçut pas de réponse, et sans le vouloir Leo cria:

--Pourquoi nous nuis-tu? Que t’avons-nous fait pour que tu nous nuises?

Cette fois Cancer répondit:

--Qu’en sais-je et que m’importe? Tu es né dans ma Maison, et au temps
prescrit je viendrai te trouver.

--Quel est ce temps prescrit? dit Leo en s’écartant du mouvement
incessant de la bouche.

--Quand la pleine lune cessera de provoquer la pleine marée, dit le
Crabe, je viendrai trouver l’un. Quand l’autre aura pris le monde aux
épaules, je prendrai cet autre à la gorge.

Leo porta la main à la pomme de sa gorge, s’humecta les lèvres, et se
ressaisissant, dit:

--Dois-je donc craindre pour deux?

--Pour deux, dit le Crabe, et pour tous ceux qui peuvent venir ensuite.

--Mon frère le Taureau a un meilleur destin, dit mornement Leo; il est
seul.

Avant qu’il eût le temps d’achever sa phrase, une main lui ferma la
bouche, et Virgo fut dans ses bras. En vraie femme, elle n’était pas
restée où Leo l’avait laissée, mais s’était aussitôt mise en quête pour
connaître le pire, et sans s’arrêter aux autres Maisons, était venue
droit au Cancer.

--C’est ridicule, dit tout bas Virgo. J’ai attendu si longtemps dans le
noir jusqu’à ta venue. Alors j’avais peur. Mais à présent...

Elle posa la tête sur son épaule et poussa un soupir de satisfaction.

--J’ai peur, à présent, dit Leo.

--C’est à cause de moi, dit Virgo. Je le sais, parce que je crains pour
toi. Allons-nous-en, mon mari.

Ensemble, ils sortirent des ténèbres et retournèrent sur terre. Leo se
taisait, et Virgo s’efforçait de l’égayer.

--Le sort de mon frère est le meilleur, répétait Leo de temps à autre.

Et il finit par dire:

--Allons chacun de notre côté et vivons seuls jusqu’à notre mort. Nous
sommes nés sous la Maison du Cancer et il viendra nous trouver.

--Je sais, je sais. Mais où irai-je? Et où dormiras-tu le soir?
Néanmoins, essayons. Je vais rester ici. Poursuis-tu?

Leo fit très lentement six pas en avant, et trois longues enjambées en
arrière très vivement; et le troisième pas le remit au côté de Virgo.
Cette fois ce fut elle qui le pria de s’éloigner et de la quitter, et il
fut contraint de la réconforter durant toute la nuit. Cette nuit-là les
décida tous deux à ne jamais se quitter pour un instant, et quand ils
eurent pris cette résolution, ils se retournèrent vers l’obscure Maison
du Cancer qui les dominait du haut du ciel, et leurs bras passés au cou
l’un de l’autre, ils riaient: «Ha! ha! ha!» exactement comme les enfants
des hommes. Et ce fut la toute première fois de leur existence où ils
rirent.

Le lendemain ils regagnèrent leur demeure habituelle, et virent les
fleurs et les sacrifices que les villageois des montagnes avaient
déposés devant leur seuil. Leo dispersa le feu d’un coup de talon, et
Virgo, en frissonnant, jeta au loin les guirlandes de fleurs. Quand les
villageois revinrent comme de coutume, voir ce qu’il était advenu de
leurs offrandes, ils ne trouvèrent plus sur les autels ni roses ni
chairs brûlées, mais un homme et une femme, aux visages pâles d’effroi,
étaient assis la main dans la main sur les degrés d’un autel.

--N’êtes-vous pas Virgo? demanda une femme à celle-ci. Je vous ai envoyé
des fleurs hier.

--Petite sœur, dit Virgo, rougissant jusqu’au front, ne m’envoie plus de
fleurs, car je ne suis qu’une femme comme toi.

L’homme et la femme se retirèrent, mal convaincus.

--Et maintenant, qu’allons-nous faire? dit Leo.

--Il nous faut tâcher d’être gais, je pense, dit Virgo. Nous savons tout
ce qui peut nous arriver de pis, mais nous ne savons pas le meilleur de
ce que l’amour nous réserve. Nous avons bien de quoi nous réjouir.

--Nous avons la certitude de la mort, dit Leo.

--Tous les enfants des hommes ont cette même certitude, pourtant ils
riaient, longtemps avant que nous eussions connu le rire. Il nous faut
apprendre à rire, Leo. Nous avons déjà ri une fois.

Les gens qui, tels les Enfants du Zodiaque, se considèrent comme des
dieux, ont de la peine à rire parce que les Immortels ne connaissent
rien qui mérite d’en rire ou d’en pleurer. Leo se leva le cœur très
gros, et, accompagné de Virgo, il s’en alla çà et là parmi les hommes:
leur nouvelle crainte les accompagnait. Ils rirent d’abord d’un enfançon
nu qui cherchait à introduire son orteil dodu dans sa drôle de petite
bouche rose; ils rirent ensuite d’un petit chat qui courait après sa
queue; et puis ils rirent d’un jeune garçon qui s’efforçait de dérober
un baiser à une jeune fille, et qui recevait des taloches. Ils rirent
enfin parce que le vent leur soufflait dans la figure, tandis qu’ils
dévalaient à eux deux la pente d’une colline, au bas de laquelle ils se
jetèrent tout haletants et hors d’haleine dans un attroupement de
villageois. Les villageois, eux aussi, rirent de leurs vêtements qui
volaient et de leurs visages rougis par le vent; et dans la soirée ils
leur donnèrent à manger et les invitèrent à un bal sur l’herbe, où
chacun riait, naïvement heureux de se livrer à la danse.

Cette nuit-là, Leo se dressa d’un bond aux côtés de Virgo, en s’écriant:

--Chacun de ces gens que nous venons de rencontrer mourra...

--Nous aussi, répliqua Virgo, mi-endormie. Recouche-toi, mon aimé.

Leo ne vit pas qu’elle avait le visage mouillé de pleurs.

Mais Leo se leva et partit au loin dans les champs, poussé en avant par
la crainte de la mort pour lui et pour Virgo, qui lui était plus chère
que lui-même. Enfin il rencontra le Taureau qui sommeillait au clair de
lune après une journée de dur travail, et considérait de ses yeux
entre-clos les beaux sillons droits qu’il avait creusés.

--Ho! dit le Taureau, on t’a donc prédit également ces choses. Laquelle
des Maisons te réserve la mort?

Leo leva le doigt vers la sombre Maison du Crabe et soupira:

--Et il viendra aussi prendre Virgo.

--Et alors, dit le Taureau, que vas-tu faire?

Leo s’assit sur la digue et avoua son ignorance.

--Tu ne sais pas tirer la charrue, dit le Taureau avec un peu de dédain.
Moi, je sais, et cela m’empêche de penser au Scorpion.

Leo fut irrité et ne dit plus rien jusqu’à la venue de l’aurore, où le
cultivateur vint atteler le Taureau à son travail.

--Chante, dit le Taureau tandis que le joug raide de boue grinçait sous
l’effort. J’ai l’épaule écorchée. Chante un de ces airs que nous
chantions lorsque nous nous croyions des dieux.

Leo se recula dans la cannaie et entonna le Chant des Enfants du
Zodiaque... l’hymne de guerre des jeunes que rien n’effraie. Au début il
poussa le chant à contre-cœur, et puis le chant l’entraîna, et sa voix
roulait sur les guérets, et le Taureau marchait en mesure, et le
cultivateur lui donnait des coups sur les flancs par pure gaieté de
cœur, et les sillons se déroulaient de plus en plus vite derrière la
charrue. Puis arriva à travers champs Virgo, qui cherchait Leo: elle le
trouva chantant dans la cannaie. Elle joignit sa voix à la sienne, et la
femme du cultivateur apporta son fuseau à l’air libre et les écouta,
entourée de tous ses enfants. Quand vint l’heure de la méridienne, Leo
et Virgo avaient soif et faim d’avoir chanté, mais le cultivateur et sa
femme leur donnèrent du pain de seigle et du lait, et beaucoup de
remerciements, et le Taureau trouva l’occasion de dire:

--Vous m’avez aidé à faire un bon demi-champ de plus que je n’aurais
fait autrement. Mais le plus dur de la journée est encore à venir,
frère.

Leo désira s’étendre à terre et méditer sur les paroles du Crabe. Virgo
s’en alla causer avec la femme et le bébé du cultivateur, et le
labourage d’après-midi commença.

--Aide-nous maintenant, dit le Taureau. Les énergies du jour baissent.
J’ai les jambes toutes roides. Chante comme tu n’as jamais chanté.

--Pour un villageois boueux? dit Leo.

--Il est sous le même signe que nous. Es-tu donc lâche? dit le Taureau.

Leo rougit et recommença, la gorge irritée, et de mauvaise humeur. Peu à
peu il dévia du Chant des Enfants, et sans désemparer composa un chant;
et c’était là chose qu’il n’aurait jamais faite s’il n’eût rencontré le
Crabe face à face. Il se souvint de détails concernant les cultivateurs
et les bœufs et les rizières, qu’il n’avait pas spécialement remarqués
avant l’entrevue, et les relia ensemble, s’y intéressant davantage à
mesure qu’il chantait, et il en conta au cultivateur au sujet de son
travail et sur lui-même, beaucoup plus que n’en savait le cultivateur.
Le Taureau l’approuvait par ses grognements, tout en peinant dans les
sillons pour la dernière fois de ce jour-là, et le chant se termina,
laissant le cultivateur avec une très bonne opinion de lui-même en dépit
de ses os douloureux. Virgo sortit de la cabane où elle avait tenu
tranquilles les enfants et conté à l’épouse des propos de femme, et ils
mangèrent tous ensemble le repas du soir.

--Vous devez avoir là une existence bien agréable, dit le cultivateur, à
rester assis comme ça sur une digue tout le jour et à chanter ce qui
vous passe par la tête. Dites, vous deux, y a-t-il longtemps que vous
menez cette vie... de bohémiens?

--Oh! beugla le Taureau, de sa litière. Voilà tous les remerciements que
tu recevras jamais des hommes, frère.

--Non, répondit Virgo au paysan. Nous venons seulement de commencer;
mais nous allons nous y tenir aussi longtemps que nous vivrons. N’est-ce
pas, Leo?

--Oui, dit celui-ci.

Et ils s’éloignèrent, la main dans la main.

--Tu chantes admirablement, Leo, dit celle-ci comme une femme doit le
dire à son mari.

--Et toi, qu’as-tu fait? demanda-t-il.

--J’ai causé avec la mère et les petits. Tu ne croirais jamais comme il
nous faut peu de chose pour nous faire rire, nous autres femmes.

--Et... suis-je destiné à poursuivre ce... ce métier de bohémien? dit
Leo.

--Oui, mon aimé, et je t’y aiderai.

Il n’y a pas de documents écrits sur la vie de Leo et de Virgo, et nous
ne pouvons dire comment Leo s’accommoda de son nouvel emploi qu’il
détestait. Mais nous sommes assurés que Virgo l’aimait davantage à
chaque fois qu’il chantait; voire même quand, la chanson finie, elle
faisait le tour de la société avec une sorte de tambour de basque, et
recueillait les sous de leur pain quotidien. Il y avait aussi des fois
où incombait à Leo la tâche très ardue de consoler Virgo, indignée par
les odieux éloges que les gens leur donnaient à tous deux... ou par les
ridicules plumes onduleuses de faisan qu’on piquait au bonnet de Leo, ou
par les boutons et les morceaux de drap que l’on cousait à son habit. En
vraie femme, elle savait le conseiller et l’aider en vue de leur but,
mais la bassesse des moyens la révoltait.

--Qu’importe, disait Leo, aussi longtemps que mes chants les rendent un
peu plus heureux?

Et ils poursuivaient leur route et recommençaient des variations sur le
très vieux thème: que de tout ce qui leur arrivait ou ne leur arrivait
pas, les enfants des hommes ne devaient pas s’en effrayer. Ce fut un
enseignement pénible au début, mais au cours des ans Leo s’aperçut qu’il
savait l’art de faire rire les hommes et de les tenir attentifs autour
de lui, même quand la pluie tombait. Mais tandis que la foule hurlait de
plaisir, il y avait des gens qui s’asseyaient à terre et pleuraient
doucement, et ces gens-là prétendaient que c’était l’œuvre de Leo; et
Virgo leur parlait dans les intervalles de la représentation et faisait
de son mieux pour les réconforter. Des gens mouraient aussi, tandis que
Leo contait, ou chantait, ou riait, car le Sagittaire et le Scorpion et
le Crabe et les autres Maisons étaient sans cesse à l’œuvre. Parfois la
foule se dispersait, prise de panique, et Leo s’efforçait de les
tranquilliser en leur déclarant que c’était là une lâcheté, et parfois
les gens se moquaient des Maisons qui les tuaient, et Leo leur
expliquait que c’était là une lâcheté pire encore que de s’enfuir.

Dans leurs vagabondages ils rencontraient le Taureau ou le Bélier ou les
Gémeaux, mais tous étaient trop occupés et se bornaient à s’adresser un
signe de tête réciproque par-dessus la foule, sans interrompre leur
besogne. Avec les années ils cessèrent même de se reconnaître, car les
Enfants du Zodiaque avaient oublié qu’ils eussent jamais été des dieux
travaillant pour l’amour des hommes. Sur le front du Taureau, Aldébaran
était ternie de boue séchée, la toison du Bélier était poudreuse et
déchirée, et les Gémeaux n’étaient plus que des petits enfants se
battant autour du chat sur un seuil. Ce fut alors que Leo dit:

--Cessons de chanter et de faire les baladins.

Et ce fut alors que Virgo lui répondit:

--Non.

Mais elle ignorait pourquoi elle proférait ce «non» aussi énergiquement.

Leo soutint que c’était là de la perversité, jusqu’au jour où elle-même
à la fin d’une étape rebutante lui fit la même proposition. Il lui
répondit: «Bien assurément pas», et oubliant le sens des étoiles situées
au-dessus d’eux, ils se querellèrent déplorablement. Au cours des ans,
d’autres chanteurs et d’autres discours surgirent, et Leo, oubliant
qu’il ne saurait jamais y en avoir trop, les détestait parce qu’ils
accaparaient les applaudissements des enfants des hommes, qu’il estimait
devoir être uniquement pour lui. Virgo se fâchait, elle aussi, et alors
les chants s’interrompaient et les plaisanteries s’affadissaient durant
des semaines, et les enfants des hommes criaient:

--Allez-vous-en chez vous, les deux bohémiens. Allez-vous-en et apprenez
à chanter quelque chose qui en vaille la peine.

Après l’un de ces tristes jours de honte, Virgo, qui marchait au côté de
Leo, vit la pleine lune se lever par-dessus les arbres, et elle saisit
le bras de Leo en s’écriant:

--Voici que le temps est révolu. Oh! Leo, pardonne-moi!

--Qu’y a-t-il? dit Leo, qui pensait aux autres chanteurs.

--Oh! mon mari! répliqua-t-elle.

Et elle porta la main à son sein, et le sein qu’il connaissait si bien
était dur comme pierre. Leo soupira, et se rappelant les paroles du
Crabe, il s’écria:

--A coup sûr nous étions autrefois des dieux.

--A coup sûr nous sommes toujours des dieux, reprit Virgo. Ne te
rappelles-tu pas que toi et moi nous sommes allés à la Maison du Crabe
et... que nous n’étions pas trop effrayés? Et depuis lors... nous avons
oublié dans quel but nous chantions... Nous chantions pour des sous, et,
hélas! nous avons lutté pour des sous!... Nous qui sommes les Enfants du
Zodiaque!

--C’était ma faute, dit Leo.

--Comment peut-il y avoir de ta faute qui ne soit aussi la mienne? dit
Virgo. Mon temps est révolu, mais tu vivras encore longtemps, et...

Son regard exprima tout ce qu’elle ne put proférer.

--Oui, je me souviendrai que nous sommes des dieux, dit Leo.

Il est très dur, même pour un Enfant du Zodiaque qui a oublié sa
divinité, de voir sa femme se mourir lentement et de savoir qu’il ne
peut lui venir en aide. Dans ces derniers mois, Virgo raconta à Leo tout
ce qu’elle avait dit et fait parmi les femmes et les petits enfants en
dehors des représentations nomades, et Leo s’étonna de l’avoir si peu
connue, elle qui était tout pour lui. Quand elle fut à la mort elle
l’adjura de ne jamais plus lutter pour des sous ni se quereller avec
d’autres chanteurs, et surtout de se remettre à chanter dès qu’elle
serait morte.

Elle mourut, et après l’avoir enterrée, il fit route jusqu’à un village
de sa connaissance, où les gens espéraient le voir se disputer avec un
nouveau chanteur qui s’était produit durant son absence. Mais Leo
l’appela «Mon frère». Le nouveau chanteur était marié depuis peu--Leo le
savait--et quand il eut fini de chanter, Leo se dressa et chanta le
chant de Virgo qu’il avait composé chemin faisant. Tous ceux qui étaient
mariés ou en espoir de l’être, de quelque condition ou race qu’ils
fussent, comprirent cette chanson... jusqu’à la jeune femme appuyée au
bras de son nouvel époux. Quand Leo cessa de chanter et qu’il sentit son
cœur prêt à se briser, les hommes sanglotaient.

--Voilà une histoire triste, dirent-ils enfin; à présent fais-nous rire.

Parce que Leo avait connu tout le chagrin qu’un homme peut endurer, y
inclus la pleine conscience de sa propre chute quand on a été jadis un
dieu... il changea aussitôt de gamme, et fit rire les gens, si fort
qu’ils n’en pouvaient plus. Ils s’en allèrent, disposés à affronter tous
les maux imaginables, et ils donnèrent à Leo plus de plumes de faisan et
de sous qu’il n’en pouvait compter. Sachant que les sous entraînent aux
disputes et que les plumes de faisan étaient odieuses à Virgo, il les
rejeta loin de lui et se mit en quête de ses frères, pour leur rappeler
qu’ils étaient des dieux.

Il trouva le Taureau ensanglantant les buissons d’un fossé, car le
Scorpion l’avait piqué, et il se mourait, non pas lentement comme Virgo,
mais promptement.

--Je sais tout, gémit le Taureau à la vue de Leo. J’avais oublié aussi,
mais voilà que je me rappelle. Va voir les champs que j’ai labourés: les
sillons sont droits. J’avais oublié que j’étais un dieu, mais malgré
cela j’ai tiré la charrue bien droit. Et toi, frère?

--Je ne suis pas au bout de mon labourage, dit Leo. Est-ce que la mort
fait mal?

--Non, pas la mort, mais de mourir, dit le Taureau.

Et il expira.

Le cultivateur qui le possédait alors fut très marri, car il lui restait
encore un champ à labourer.

Ce fut après cela que Leo composa le chant du Taureau qui avait été un
dieu et ne s’en souvenait plus, et il le chanta de telle sorte que la
moitié des jeunes hommes du monde s’imaginèrent qu’eux aussi étaient
peut-être bien des dieux sans le savoir. Une moitié de cette moitié en
conçurent une vanité insupportable et moururent de bonne heure. Une
moitié du reste s’efforcèrent d’être des dieux sans y parvenir, mais
l’autre moitié accomplirent quatre fois plus de besogne qu’ils
n’auraient fait sous l’influence de toute autre illusion.

Plus tard, des années plus tard, toujours errant par monts et par vaux
et faisant rire les enfants des hommes, il trouva les Gémeaux assis sur
la berge d’un torrent, à attendre la venue des Poissons qui les
emporteraient. Ils n’étaient pas le moins du monde effrayés, et ils
dirent à Leo que la femme de la maison avait un vrai bébé à elle, et que
quand le bébé serait assez grand pour devenir méchant, il trouverait un
chat bien éduqué, tout prêt à se laisser tirer la queue. Alors les
Poissons vinrent les chercher, mais tout ce que virent les gens, ce fut
deux enfants noyés dans un torrent, et bien que leur mère adoptive en
fût très triste, elle serra son vrai bébé sur son sein et se réjouit de
n’avoir perdu que les enfants trouvés.

Alors Leo composa le chant des Gémeaux qui avaient oublié qu’ils étaient
des dieux et qui avaient joué dans la poussière pour amuser leur mère
adoptive. Ce chant fut chanté partout parmi les femmes. Il les faisait
tout à la fois rire et pleurer et serrer leurs petits plus étroitement
sur leurs cœurs; et plusieurs des femmes qui se souvenaient de Virgo
dirent:

--A coup sûr c’est la voix de Virgo. Elle seule pouvait en savoir autant
sur nous.

Après avoir composé ces trois chants, Leo les rechanta sans cesse
jusqu’à ce qu’il fût en danger de ne plus voir en eux qu’autant de mots
vides, et les gens qui l’écoutaient s’en fatiguaient, et Leo fut repris
de la vieille tentation de cesser de chanter une fois pour toutes. Mais
il se rappela les paroles de Virgo mourante, et persévéra.

Tandis qu’il chantait, l’un de ses auditeurs l’interrompit:

--Leo, dit-il, voilà quarante ans que je t’entends nous raconter de ne
pas avoir peur. Ne peux-tu enfin nous chanter quelque chose de nouveau?

--Non, dit Leo, c’est le seul chant que je sois autorisé à chanter. Vous
ne devez pas avoir peur des Maisons, même quand elles vous tuent.

De lassitude, l’homme allait s’éloigner, mais un sifflement déchira
l’air, et l’on vit la flèche du Sagittaire raser le sol, dardée vers le
cœur de l’homme. Il se redressa, et resta paisiblement à attendre que la
flèche eût atteint son but.

--Je meurs, dit-il avec calme. Il est bon pour moi, Leo, que tu aies
chanté pendant quarante ans.

--As-tu peur? dit Leo penché sur lui.

--Je suis un homme, et non un dieu, dit l’homme. Sans tes chants je me
serais enfui. Ma tâche est faite, et je meurs sans montrer ma peur.

«Me voici fort bien récompensé, se dit Leo en lui-même. A présent que
j’ai vu ce que produisent mes chants, je vais en chanter de meilleurs.»

Il chemina sur la route, rassembla sa petite foule d’auditeurs, et
entama le chant de Virgo. Tout en chantant, il sentit sur la pomme de sa
gorge le contact glacé de la patte du Crabe. Il leva la main, et se tut
un instant, étouffé.

--Chante, Leo, dit la foule. Ta vieille chanson coule toujours aussi
bien qu’autrefois.

Le cœur étreint par la crainte glacée, Leo poursuivit résolument
jusqu’au bout. Son chant terminé, il sentit l’étreinte se resserrer sur
sa gorge. Il était vieux, il avait perdu Virgo, il se savait en train de
perdre plus de la moitié de son aptitude à chanter, il pouvait à peine
se traîner jusqu’aux foules décroissantes qui l’attendaient, et il ne
distinguait plus les figures qui l’entouraient. Néanmoins il cria
coléreusement au Crabe:

--Pourquoi viens-tu déjà me prendre?

--Tu es né sous mon signe. Comment pourrais-je me dispenser de venir te
prendre? dit le Crabe avec lassitude, car tout être humain que tuait le
Crabe lui avait posé la même question.

--Mais je commençais seulement à comprendre l’effet produit par mes
chants, dit Leo.

--C’est peut-être bien pour cela, dit le Crabe, dont l’étreinte se
resserra.

--Tu avais dit que tu ne viendrais pas avant que j’eusse pris le monde
aux épaules, râla Leo, en tombant à la renverse.

--Je tiens toujours ma parole. Tu as réalisé cela par trois fois, au
moyen de trois chants. Que veux-tu de plus?

--Laisse-moi vivre encore assez pour voir le monde l’apprendre, implora
Leo. Laisse-moi m’assurer que mes chants...

--Rendent les hommes braves? dit le Crabe. Même alors il resterait un
homme qui a eu peur. Virgo était plus brave que toi. Viens.

Leo se trouvait tout proche de la bouche infatigable et insatiable.

--J’oubliais, dit-il simplement. Virgo était plus brave. Mais je suis
aussi un dieu, et je n’ai pas peur.

--Qu’est-ce que ça me fait? dit le Crabe.

Alors la parole fut ravie à Leo, et il gisait inerte et muet, dans
l’attente de la mort.

Leo fut le dernier des Enfants du Zodiaque. Après sa mort il surgit une
race de petits hommes vils, qui pleurnichaient, geignaient et se
lamentaient parce que les Maisons les tuaient eux et les leurs, eux qui
souhaitaient vivre à jamais sans la moindre souffrance. Ils
n’accroissaient pas le nombre de leurs jours, mais ils accroissaient
déplorablement leurs peines, et il n’y avait plus d’Enfants du Zodiaque
pour les guider, et la plupart des chants de Leo s’étaient perdus.

Mais il avait gravé sur la tombe de Virgo la dernière strophe du chant
de Virgo, qui figure en tête de ce récit.

Un enfant des hommes, venu des milliers d’années après, la débarrassa du
lichen, lut les vers, et les appliqua à un autre malheur que celui où
les avait destinés Leo. Comme c’était un homme, les hommes crurent qu’il
avait composé ces vers lui-même; mais ils sont l’œuvre de Leo, l’Enfant
du Zodiaque, et ils enseignent comme il l’enseignait, que quelque chose
qui nous arrive ou non, nous autres hommes n’en devons pas être
effrayés.


FIN


IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MONSEIGNEUR L'ÉLÉPHANT ***
        

    

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