A la pagaïe : sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

By Robert

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Title: A la pagaïe
        sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

Author: Louis Stevenson Robert

Contributor: Auguste Angellier

Illustrator: Walter Crane

Translator: Lucien Lemaire

Release date: April 20, 2025 [eBook #75917]

Language: French

Original publication: Paris: Emile Chevalier, 1900

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
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  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.




A LA PAGAIE

[Illustration: ROBERT LOUIS STEVENSON.--L'ARÉTHUSE]




  ROBERT LOUIS STEVENSON

  A LA PAGAIE

  SUR L'ESCAUT, LE CANAL DE WILLEBROECK,
  LA SAMBRE ET L'OISE

  TRADUIT DE L'ANGLAIS AVEC AUTORISATION

  PAR

  LUCIEN LEMAIRE

  Officier d'Académie
  Professeur au lycée de Valenciennes

  PRÉFACE DE A. ANGELLIER,

  Professeur de littérature anglaise
  Doyen de la Faculté des lettres de Lille

  AVEC UN FRONTISPICE PAR WALTER CRANE

  ET SIX ILLUSTRATIONS


  PARIS
  LIBRAIRIE HISTORIQUE DES PROVINCES

  EMILE LECHEVALIER
  39, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 39

  1900


_Il a été tiré 150 exemplaires sur papier Japon, numérotés de 1 à 150,

1 exemplaire sur papier de Chine, numéroté 151,

Et 50 exemplaires sur papier Hollande, numérotés à la presse de 152 à
201._




PREFACE A LA TRADUCTION


Dans l'œuvre très diverse de Robert Louis Stevenson, en dehors de
ses romans fantastiques et de la série de ses romans historiques
écossais, qui vivent d'une vie si active et si franche, il y a un coin
particulièrement frais et charmant. Ce sont ses récits de voyages, mais
non pas de voyages en chemin de fer ou en bateau à vapeur, avec séjours
dans les grandes villes, et développements du Murray ou du Bœdeker.
Ce n'est point là sa façon: il se plaît à parcourir des parties de
pays ignorées, et il veut le voyage avec ses petites péripéties, ses
efforts, ses ennuis, ses surprises, le voyage vraiment fait par le
voyageur et non par quelque machine à laquelle il se confie. Tantôt
il s'en va dans les montagnes avec un âne qu'il a chargé d'objets
de campement et de cuisine, et il bivouaque en plein air. Tantôt il
descend les rivières sur une fragile périssoire, non sans aventures
et sans quelque danger. Il fait le vrai voyage, celui qui demande de
l'énergie, du sang-froid, de l'effort physique, de l'endurance, et qui
vous récompense par l'exercice et l'accroissement de ces qualités; sans
compter le plaisir de mille incidents et de mille aspects inattendus;
sans compter un délicieux sentiment d'indépendance. Les émotions et les
rencontres du voyageur, notées au jour le jour, un peu à la façon de
Topffer, mais avec un sens plus général et plus artistique, ont fourni
les jolis carnets de voyage qui se nomment: _An Inland Voyage_, ou:
_Travels with a Donkey_.

Ce sont des notations pleines de gaîté, de bonne humeur, parsemées de
délicats paysages à la fois exacts et larges, de réflexions générales,
d'observations bienveillantes, d'une sorte de cordialité envers
les gens, du sentiment de la vie au grand air et de ce qu'elle a de
_bracing_, pour employer le terme anglais. Tout cela est exprimé dans
une langue qui a fait de Stevenson un des écrivains les plus rares et
les plus distingués de l'Angleterre contemporaine; une langue aisée,
élégante, naturelle, mesurée, disant tout sans effort, colorée sans
surcharge, et d'une merveilleuse souplesse. Sans étalage quoique
avec de grandes ressources de vocabulaire, sans tension de syntaxe,
elle glisse facilement autour des idées, qui se trouvent saisies et
enveloppées sans presque qu'on y ait pris garde, quelque subtiles et
fuyantes qu'elles soient. Elle a cette simplicité qui semble naturelle,
qui est au fond très savante, dont est fait en grande partie le
talent d'un de nos écrivains contemporains: je veux dire d'Anatole
France. Mais la langue de celui-ci, pour exquise qu'elle soit, sent
le renfermé: elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un
parfum d'autrefois, de fleur desséchée: elle est dépaysée au grand air.
Même ses paysages sont vus à travers des vitres: ils ont quelquefois
la couleur, ils n'ont jamais la brise. La langue de Stevenson, moins
pénétrante, est plus active, plus franchement vivante; elle a plus
couru les grands chemins, elle est plus virile, plus saine. On sent
qu'elle aurait pu devenir un instrument d'action, tandis que celle de
M. France, féminine et comme lassée, n'a foulé que des tapis; elle est
sans force et plie, quand elle s'emploie à autre chose qu'à l'art; elle
peut toucher à tout, elle ne peut rien soulever.

C'est en France que Stevenson a accompli ses principaux voyages. Sans
parler de ses fraîches et riantes pages sur la forêt de Fontainebleau,
les _Travels with a Donkey_ ont été faits dans les Cévennes, et _An
Inland Voyage_, au fil de l'Oise. Stevenson a pénétré ainsi dans la
véritable vie française. Il la comprend et il l'aime; et s'il n'en
fait pas une étude formelle, il la touche sans cesse en passant. Il
est, avec Hamerton et Miss Matilda Betham-Edwards, (je ne parle pas
du livre de Bodley qui est une enquête sociale), un des auteurs
anglais qui ont fait amitié avec l'âme de ce pays, et tenté de la faire
connaître à leurs compatriotes. Travail méritoire! Car si les Anglais
sont vraisemblablement le peuple le mieux informé sur les autres,
ils sont peut-être aussi celui qui comprend le moins les autres. Ils
vivent, surtout en ce qui nous concerne, dans un chaos de préjugés
héréditaires, de renseignements minuscules, d'ignorances capitales
rendues plus dangereuses par une surabondance de détails futiles, dans
un clapotis de menus faits, ou radicalement faux, ou déformés par le
besoin d'effet, de grossissement et d'importance dont sont atteints,
par détérioration professionnelle, les correspondants de leurs
journaux. Dans tout cela roulent, plus souvent qu'il ne conviendrait,
des mensonges ou des calomnies dont on ne comprend pas qu'ils sortent,
sans être écrasés, d'entre les mains d'hommes qui passent pour avoir
de l'honneur. Qu'on imagine cette étrange et incohérente matière,
entretenue et exploitée par les desseins des hommes politiques,
ressassée et exagérée par une hypocrisie à base ethnique et
protestante, amplifiée et renouvelée pour fournir, par contraste, une
pâture presque quotidienne à l'amour-propre national; qu'on imagine en
outre ces déformations et ces grossissements répercutés incessamment
par une presse formidable, et on aura une idée de ce que peut devenir,
dans des moments d'excitation, le jugement du peuple anglais sur la
France. C'est pourquoi nous devons de la reconnaissance aux hommes
comme Stevenson, qui prennent la peine de nous connaître, vivent
cordialement avec nous, et, se tournant vers leurs compatriotes,
avec un sourire et un léger haussement d'épaules, rétablissent les
proportions et remettent les choses au point.

Ces carnets de voyage sont des livres dont nous pouvons tirer plusieurs
genres de profit. Outre que l'agrément et la belle humeur dont ils
sont pleins, et leur irrésistible attrait de promenade intellectuelle
sont en soi des choses agréables, ils nous apprennent à nous mieux
connaître et à nous voir sous un angle qui est en dehors de nous. Une
remarque nouvelle, comme un étranger en fait, nous ouvre parfois les
yeux sur des parties inaperçues de nous-mêmes et pénètre dans l'ombre
paisible des habitudes. Mais surtout il y a, dans ces pages, un sens
si joyeux et si sain de la vie en plein air, un goût si vivant, si
frais, des charmes de la nature, un regard si habile à les saisir et
à discerner le caractère des sites, un chant si allègre de liberté,
qu'elles communiquent leur esprit à ceux qui les lisent. On a envie de
grand air, on rêve de voyages sur les rivières ou les grands chemins.
Je sais des hommes pour qui les livres de Topffer ont été le premier
attrait qui les a conduits en Suisse. Ils lui doivent ce qu'ils ont
acquis, dans leurs courses sur les montagnes, de santé, d'entraînement
et de hautes impressions. Les livres de Robert Louis Stevenson ont la
même vertu qu'ils s'appliquent à des paysages plus voisins de nous,
où le décor est plus familier et où l'homme fournit davantage. S'ils
inspiraient à quelques-uns de leurs jeunes lecteurs français le désir,
si aisément réalisable et à si peu de frais, de voyager à pied, ils
seraient rien que par cela une bonne semence. Espérons qu'elle tombera
sur quelques pierres qui aimeront à rouler.

M. Lemaire, qui est professeur au lycée de Valenciennes, a choisi avec
raison _An Inland Voyage_, dont les paysages appartiennent à notre
région et sont familiers à beaucoup de ceux qui le liront. Il l'a
traduit avec beaucoup de conscience et une constante préoccupation
d'exactitude. Peut-être ce souci méticuleux lui fait-il perdre
parfois un peu du mouvement, de l'allure aisée de l'original. C'est
un défaut _on the right side._ Il a su mener à bien une tâche très
délicate. Je ne veux pas le féliciter d'avoir si utilement employé
ses loisirs de professeur. Il en a été récompensé, chemin faisant,
par l'intérêt de son travail, le plaisir de vivre avec un charmant et
sympathique esprit, et le profit de lutter contre cette langue qui,
par sa souplesse, est une adversaire redoutable. Je désire plutôt le
féliciter de la persévérance avec laquelle, ayant fait ce travail, il a
su, malgré l'apathie des éditeurs et la routine des revues, arriver à
le produire. J'imagine que cela a dû lui demander plus de peine que sa
traduction elle-même. J'espère, et c'est, je crois, sa seule ambition
qu'il ne lui en coûtera que son temps. Dans l'Université on trouve que
c'est là un encouragement suffisant: le travail se paye par lui-même.

Des tentatives comme celles de M. Lemaire sont le symptôme d'un
important progrès accompli dans notre pays. Il ne faut pas être très
âgé pour se rappeler dans quel état informe et rudimentaire étaient
chez nous la connaissance et l'enseignement des langues vivantes. Par
un effort efficace parce qu'il a été continu, les chaires des lycées
et de la plupart des collèges ont été graduellement occupées par des
hommes qui possèdent à fond la langue qu'ils enseignent. Ils ont tous
fait un ou deux ans de séjour dans le pays où on la parle, ils en
connaissent la littérature et les mœurs. La majeure partie d'entre eux
en reçoit des journaux et des livres; ils continuent à s'intéresser
aux œuvres et aux hommes qui y surgissent, aux évènements qui s'y
succèdent, aux tentatives sociales ou politiques qui s'y produisent.
Leur esprit s'est ouvert à voir autre chose que notre mesquine vie
étriquée en d'étroits règlements: ils savent que, dans d'autres
conditions, des peuples agissent et prospèrent. Ils parlent de ces
choses; leurs conversations sont aussi utiles que leur enseignement;
ils sont, à certaines heures, des professeurs, et, à d'autres, les
témoins et les avocats de ce qui se fait au-delà de nos frontières.
Leur influence sociale peut compléter leurs services professionnels.
Si nos directeurs de Revues et de Magazines étaient plus entreprenants
et plus avisés, ils trouveraient là une armée de collaborateurs très
capables de tenir la France au courant de ce qui se passe au dehors.
C'est assurément un grand progrès et un précieux élément infusé dans
notre vitalité intellectuelle. Encore quelques années de persévérance
et il ne se trouvera plus une seule petite ville, un trou perdu, où ne
se rencontre au moins un homme qui soit un centre de culture étrangère,
un intermédiaire de comparaisons avec le dehors. Ce seront autant de
mèches de mine dans le bloc de notre ignorance et de notre routine;
ils pourront contribuer à le disloquer. Par là l'Université aura rendu
au pays un de ces profonds services de nutrition silencieuse, qui,
heureusement, se poursuivent sous les fièvres, les incohérences et les
crises hystériques de la surface.

  AUG. ANGELLIER.




PRÉFACE DE L'AUTEUR


Mettre une préface à un si petit livre, c'est, j'en ai bien peur,
pécher contre la règle des proportions. Mais, il est au-dessus des
forces d'un auteur de résister au plaisir de faire une préface, car
c'est la récompense de ses travaux. La première pierre une fois posée,
l'architecte apparaît avec ses plans et se pavane, une heure durant,
aux yeux du public. L'auteur ne fait pas autre chose dans sa préface.
Il se peut qu'il n'ait pas un mot à dire; toutefois il doit se montrer
un instant dans le portique, le chapeau à la main, et dans une attitude
polie.

Il vaut mieux, en telle circonstance, s'en tenir adroitement à un
état intermédiaire entre l'humilité et la supériorité; comme si le
livre était l'œuvre de quelque autre personne et que vous n'ayez fait
que le parcourir et insérer ce qu'il a de bon. Mais, pour moi, je
n'ai pas encore atteint à cette perfection. Je suis encore incapable
de dissimuler la chaleur de mes sentiments envers le lecteur; et, si
je le rencontre sur le seuil, c'est pour l'inviter à entrer avec une
cordialité toute campagnarde.

A vrai dire, je n'eus pas plus tôt fini de lire les épreuves de ce
petit livre que je me sentis en proie à une appréhension désespérante.

Il me vint à l'esprit qu'il se pourrait que je ne fusse pas seulement
le premier à lire ces pages, mais aussi le dernier; qu'il se pourrait
que j'eusse vainement fait œuvre de pionnier dans cette étendue de pays
si riant, sans trouver une âme pour suivre mes pas. A force d'y songer,
je ressentis pour cette idée une aversion, qui dégénéra en une sorte de
terreur panique, et je me lançai dans cette préface, qui n'est rien de
plus qu'un avertissement au lecteur.

Que dirai-je en faveur de mon livre? Caleb et Josué rapportèrent de
Palestine une formidable grappe de raisin. Hélas! mon livre ne produit
rien d'aussi nutritif; et, d'ailleurs, nous vivons dans un siècle, où
l'on préfère une définition à n'importe quelle quantité de fruits.

Je me demande si une négation n'aurait pas quelque chose de séduisant?
car, au point de vue négatif, je me flatte que ce volume a un certain
cachet. Bien qu'il contienne beaucoup plus de deux cents pages, je n'y
ai pas fait remarquer une seule fois que l'univers de Dieu n'a pas de
but, et je n'y donne pas non plus une seule fois à entendre que j'en
eusse pu créer un meilleur. Je ne sais réellement pas où j'ai pu avoir
la tête. J'avais apparemment oublié tout ce qu'il y a de glorieux à
être homme. C'est une omission qui enlève à ce livre toute importance
philosophique; mais, j'ai l'espoir que son excentricité pourra plaire
dans les sociétés frivoles.

A l'ami qui m'accompagna, je dois déjà beaucoup de remercîments; je
voudrais bien, certes, ne lui devoir rien d'autre; mais, en ce moment,
je me sens pour lui une tendresse presque exagérée. Lui, au moins, me
lira, ne serait-ce que pour refaire en esprit ses propres voyages en
suivant les miens.

  R. L. S.




DEDICACE

A SIR WALTER GRINDLAY SIMPSON, BARONET


  Mon cher Cigarette,

C'est assez pour vous d'avoir participé si généreusement aux pluies
et aux portages de notre voyage; d'avoir pagayé si laborieusement,
pour rattraper l'Aréthuse, abandonnée sur l'Oise grossie; d'avoir, dès
lors, piloté une vraie épave humaine jusqu'à Origny-Sainte-Benoîte et
jusqu'à un souper si ardemment désiré. C'est peut-être plus qu'assez,
comme vous vous en êtes plaint une fois quelque peu piteusement, que
je vous aie prêté tous les torts et que je me sois attribué toutes les
réflexions convenables. Je ne pouvais pas, décemment, vous exposer à
partager le désagrément d'un autre et plus notoire naufrage. Mais à
présent, que notre voyage va paraître en une édition à bon marché, ce
péril, espérons-le, n'existe plus, et il m'est loisible de mettre votre
nom sur le pavillon.

Mais, je ne puis m'arrêter avant de m'être lamenté sur le sort de nos
deux bateaux. Ce ne fut pas, sir, un jour fortuné que celui où nous
projetâmes l'achat d'une péniche; il ne fut pas heureux, le jour où
nous fîmes part de notre rêve au plus espérant des rêveurs. A vrai
dire, tout sembla nous sourire un moment. Nous nous procurâmes la
péniche, nous la baptisâmes «_les Onze mille Vierges de Cologne_»,
et elle demeura pendant quelques mois l'admiration de tous les
admirateurs, dans les eaux d'une charmante rivière et sous les murs
d'une vieille ville.

M. Mattras, le charpentier émérite de Moret, avait concentré sur elle
toute la diligence de ses ouvriers rivalisant d'ardeur; et vous n'aurez
pas oublié la quantité de champagne doux consommé à l'auberge, au bout
du pont, pour donner du zèle aux ouvriers et activer le travail.
Quant à la question pécuniaire, je préfère ne pas m'y arrêter. Notre
péniche «_les Onze mille Vierges de Cologne_» pourrit dans la rivière
où elle avait été embellie. Elle ne sentit pas l'impulsion de la brise;
on n'y attela jamais le patient cheval de trait. Et, lorsqu'enfin
le charpentier indigné de Moret la vendit, on vendit en même temps
l'Aréthuse et la Cigarette, nos deux «canoës», l'un de cèdre, l'autre,
comme nous le sentions si rudement dans les portages, de solide chêne
anglais. A présent, ces bateaux historiques portent les trois couleurs
et sont connus sous des noms nouveaux et étrangers.

  R. L. S.

[Illustration: AN INLAND VOYAGE]




D'ANVERS A BOOM


Nous produisîmes une grande agitation dans les docks d'Anvers. Un
arrimeur et un groupe de portefaix des docks enlevèrent nos deux
«canoës» et coururent à l'embarcadère. Derrière eux venait une foule
d'enfants, poussant des hourras. La Cigarette partit au milieu d'un
clapotis de petites vagues qui se brisaient. L'instant d'après,
l'Aréthuse la suivait. Un vapeur descendait le fleuve; des hommes,
sur le tambour, crièrent de rauques avertissements, l'arrimeur et ses
portefaix, sur le quai, nous braillaient de prendre garde. Mais, en
quelques coups de pagaie, les canoës étaient hors d'atteinte au milieu
de l'Escaut, et nous laissions derrière nous tous les vapeurs, et les
arrimeurs et les autres vanités du rivage.

Le soleil brillait d'un vif éclat; la marée faisait gaillardement ses
quatre milles à l'heure; le vent soufflait régulièrement avec, de
temps en temps, des rafales. Pour ma part, je n'avais jamais été de
ma vie à la voile dans un canoë, et ma première expérience, au beau
milieu de ce large fleuve, ne se faisait pas sans me causer quelque
appréhension. Qu'arriverait-il à la première bouffée de vent qui
gonflerait ma petite voile? A mon avis, on courait presque autant de
risques à tenter ainsi l'inconnu, qu'à publier un premier livre, ou à
se marier. Toutefois, ma perplexité ne fut pas de longue durée, et vous
ne serez pas surpris d'apprendre qu'au bout de cinq minutes, j'avais
fixé ma voile.

Cette circonstance, je le reconnais, ne fut pas sans me frapper quelque
peu. Naturellement, comme le reste de mes semblables, j'avais toujours
fixé la toile dans un bateau à voiles; mais, dans une embarcation
aussi petite et aussi peu stable qu'un canoë, et avec ces rafales qui
s'abattaient sur nous, je ne m'attendais guère à pouvoir agir d'après
les mêmes principes; et ce fait m'inspira quelques réflexions pleines
de mépris sur le cas que nous faisons de la vie. On est à coup sûr,
plus à l'aise pour fumer quand la voile est attachée; mais il ne
m'était jamais arrivé de mettre une bonne pipe de tabac en balance
avec un péril évident, et de courir le risque de propos délibéré en
choisissant la bonne pipe de tabac. C'est un lieu commun que nous ne
pouvons répondre de nous-mêmes, avant d'avoir été mis à l'épreuve;
mais il est moins commun et, à coup sûr, plus consolant, de penser que
nous nous trouvons habituellement beaucoup plus braves et beaucoup
meilleurs que nous ne croyions. Tout le monde, à mon avis, en a fait
l'expérience: mais la crainte de nous démentir plus tard nous empêche
de trompeter bien loin ce sentiment réconfortant. Bien sincèrement
je voudrais, car cela m'eût épargné beaucoup de peine, je voudrais,
qu'il se fût trouvé quelqu'un pour me faire envisager la vie avec
courage, quand j'étais jeune, pour me dire combien les dangers sont
plus effrayants, quand on les voit de loin; pour me montrer que ce
qu'il y a de viril dans le cœur d'un homme ne se laisse pas étouffer
et l'abandonne rarement, je dirai même jamais, à l'heure du danger.
Mais nous sommes tous très forts pour jouer de la flûte sentimentale en
littérature: et il n'y aura pas un homme parmi nous pour aller en tête
de la colonne faire retentir les sons grisants du tambour.

Il faisait bon sur le fleuve. Un ou deux chalands passaient, chargés
de foin. Des roseaux et des saules bordaient le cours d'eau: des
bestiaux et de vénérables chevaux gris montraient leurs têtes placides
par dessus le talus du rivage. Çà et là, un coquet village, parmi les
arbres, avec un bruyant chantier de construction de bateaux: çà et
là, une villa, au milieu d'une pelouse. Le vent nous favorisa pour
remonter l'Escaut, puis le Rupel: et nous allions bon train, quand nous
commençâmes à voir les briqueteries de Boom, qui s'étendent très loin
sur la rive droite du fleuve. La rive gauche était toujours verte et
champêtre, avec des allées d'arbres, le long de la digue, et, çà et
là, un escalier pour desservir un bac, où l'on pouvait voir, tantôt
une femme assise, les coudes sur les genoux, tantôt un vieux monsieur
avec des lunettes d'argent et un bâton. Mais Boom et ses briqueteries
devenaient à chaque instant, plus enfumées et plus sales; et bientôt,
une grande église, avec une horloge, et un pont de bois, jeté sur le
fleuve, indiquèrent le quartier central de la ville.

Boom n'a rien d'agréable et n'est remarquable qu'en un seul point: la
plupart des habitants ont la ferme conviction qu'ils savent parler
anglais: ce que d'ailleurs, l'expérience ne justifie pas. Ceci jeta
une sorte de brume sur notre conversation. Quant à l'hôtel de la
navigation, c'est, je crois, ce qu'il y a de pire dans l'endroit. Il
possède deux salles, dont il est très fier, toutes deux parsemées
de sable; la première donnant sur la rue, avec un comptoir à une
extrémité; la seconde, plus froide et plus sombre, avec, pour tout
ornement, une cage sans oiseau et un tronc tricolore où recevoir des
souscriptions. Nous trouvâmes moyen de dîner dans cette seconde pièce,
en compagnie de trois ingénieurs stagiaires peu expansifs et d'un
commis-voyageur silencieux. La nourriture, comme il arrive d'ordinaire
en Belgique, était en cette occasion d'un caractère indéfinissable. En
vérité, je n'ai jamais été capable de découvrir quoi que ce fût qui
ressemblât à un repas chez cet aimable peuple. Les Belges semblent
becqueter leurs aliments, ils ont l'air de jouer avec les mets tout le
long du jour en amateurs; ils essayent d'imiter les Français; ils font,
en réalité, comme les Allemands; et à la rigueur, l'on peut dire qu'ils
ont un genre intermédiaire.

Nettoyée et garnie de ses accessoires, la cage vide ne portait d'autre
trace du favori qui y sifflait jadis, que l'écartement de deux
barreaux, entre lesquels on mettait un morceau de sucre. Cette cage
évoquait ainsi une sorte de gaieté de cimetière. Pas plus à nous qu'au
commis-voyageur les ingénieurs ne daignaient adresser la parole:
mais ils échangeaient entre eux quelques mots à voix basse et nous
dévisageaient à la lumière du gaz avec leurs lunettes. Car, bien qu'ils
fussent de beaux garçons, ils portaient tous des besicles.

Il y avait dans l'hôtel une servante anglaise; elle avait quitté
l'Angleterre depuis assez longtemps pour avoir recueilli à l'étranger
toutes sortes d'expressions bizarres et de manières curieuses, qu'il
n'est pas besoin de spécifier ici. Elle nous parla abondamment dans son
jargon, nous demanda des détails sur les mœurs actuelles en Angleterre
et rectifia obligeamment nos explications, quand nous essayâmes de
lui répondre. Mais nous avions affaire à une femme, et, au fond,
peut-être ne dédaignait-elle pas tant nos renseignements, qu'elle en
avait l'air. Le beau sexe aime à recueillir des connaissances et tient
néanmoins à conserver sa supériorité. C'est une politique habile et
presque toujours une nécessité dans les circonstances de la vie. Car,
si un homme s'aperçoit qu'une femme l'admire, ne serait-ce que pour
ses connaissances en géographie, il se mettra immédiatement à bâtir
sur cette admiration. Ce n'est qu'à force d'incessantes rebuffades que
les jolies femmes peuvent nous tenir à notre place. Les hommes comme
aurait dit Miss Howe ou Miss Harlowe, sont de tels «empiéteurs». Pour
ma part, je suis corps et âme avec les femmes: et, après un couple bien
marié, il n'est rien au monde d'aussi beau que le mythe de Diane, la
divine chasseresse. Il est inutile à un homme de se retirer dans les
bois: nous le connaissons trop: Saint Antoine en fit l'expérience, il
y a bien longtemps; et l'aventure eut, à tous égards, une fâcheuse
issue pour lui. Mais il y a ceci de particulier chez certaines femmes
et qui déconcerte les meilleurs gymnosophistes parmi les hommes: c'est
qu'elles se suffisent à elles-mêmes et qu'elles peuvent marcher dans
une zone élevée et froide, sans la protection d'aucun de ceux qui
portent culottes. Je l'affirme, bien que je sois le contraire d'un
ascète déclaré, je sais aux femmes plus de gré de cet idéal que je n'en
saurais à la plupart d'entre elles, ou même à toutes, à l'exception
d'une seule, d'un baiser spontanément donné. Il n'est rien d'aussi
encourageant que le spectacle d'une personne qui se suffit. Et quand je
songe aux sveltes et charmantes vierges, créatures de la forêt et du
clair de lune, courant les bois toute la nuit, au son du cor de Diane,
errant parmi les vieux chênes, le cœur aussi libre qu'eux, insensibles
à l'agitation de la vie ardente et troublée de l'homme,--bien qu'en
fait d'idéals, il en soit beaucoup d'autres que je préfère,--je sens
battre mon cœur en pensant à celui qu'elles ont choisi. C'est faire
faillite à la vie, mais faire faillite avec tant de grâce! Une chose
n'est pas perdue, si on ne la regrette pas. En somme, et ici l'homme se
décèle, où serait une grande partie de la gloire d'inspirer l'amour,
s'il n'y avait aucun dédain à surmonter?




SUR LE CANAL DE WILLEBROECK


Le lendemain matin, à notre départ sur le canal de Willebroeck, la
pluie commença lourde et glacée. L'eau du canal était à peu près à la
température où le thé peut se boire, et, sous cette froide aspersion,
la surface était couverte de vapeur. La gaieté du départ et le
mouvement aisé des bateaux sous chaque coup de pagaie nous aidèrent
à faire contre fortune bon cœur, pendant toute la durée de l'averse;
et, une fois le nuage passé et le soleil reparu, notre entrain reprit
le dessus sur nos velléités de rester chez nous. Une bonne brise
bruissait et frissonnait dans les rangées d'arbres qui bordaient le
canal. Les feuilles s'agitaient en masses tumultueuses, tantôt en
pleine lumière et tantôt dans l'ombre. Pour l'œil et l'oreille, le
temps semblait propice à l'emploi de la voile; mais, sur l'eau, entre
les hautes berges, le vent ne nous parvenait que par bouffées faibles
et irrégulières. A peine y en avait-il assez pour gouverner. Nous
avancions d'une façon intermittente et peu satisfaisante. Du chemin de
halage, un loustic, qui jadis avait été marin, nous salua par ces mots:
«_Ça va vite, mais c'est long_».

Il y avait assez d'activité sur le canal. A tout instant, nous
rencontrions ou nous dépassions une longue file de bateaux, avec de
grandes barres de gouvernail peintes en vert; des poupes élevées
avec, de chaque côté du gouvernail, une fenêtre, et, parfois, à l'une
des fenêtres, une cruche ou un pot à fleurs; une barque attachée à
l'arrière; une femme occupée à préparer le dîner du jour et à soigner
une poignée d'enfants. Ces péniches, au nombre de vingt-cinq ou trente,
étaient toutes attachées les unes derrière les autres avec deux câbles.
En tête de cette file de bateaux se trouvait un vapeur d'étrange
construction qui la remorquait. Il n'avait ni roues à palettes, ni
hélice; mais, au moyen de quelque engrenage, dont un esprit peu initié
à la mécanique ne pouvait se faire une idée exacte, il amenait par
dessus l'avant une petite chaîne brillante, qui s'étendait au fond du
canal et, la faisant repasser par dessus l'arrière, il se halait en
avant, anneau par anneau, avec toute sa suite de bateaux chargés. Tant
qu'on n'avait pas trouvé la clef de l'énigme, il y avait quelque chose
de solennel et d'inquiétant dans la progression d'un de ces trains,
pendant qu'il s'avançait doucement dans le canal, sans autre marque de
sa marche en avant qu'un petit remous, courant le long des flancs des
bateaux et s'en allant mourir dans leur sillage.

De toutes les créations dues aux entreprises commerciales, une péniche
est de beaucoup ce qu'il y a de plus agréable à considérer. Il lui est
loisible de déployer ses voiles, et vous la voyez alors voguer bien
haut, au dessus de la cime des arbres et du faîte du moulin à vent,
voguer sur le cours d'eau, voguer à travers les champs de blé vert, la
plus pittoresque des créatures amphibies. Ou bien le cheval s'avance
d'un pas paisible et lent, comme si les affaires n'existaient pas pour
lui dans le monde; et l'homme qui rêve au gouvernail voit le même
clocher à l'horizon tout le long du jour. On se demande comment les
choses parviennent jamais à leur destination, au train dont elles vont,
et le spectacle des bateaux qui attendent leur tour à une écluse offre
un bel exemple de la facilité avec laquelle on prend la vie. Il devrait
y avoir beaucoup d'esprits satisfaits à bord des bateaux; car mener une
telle vie, c'est voyager tout en restant chez soi.

La cheminée fume pour le dîner à votre passage; les berges du canal
déroulent lentement leur paysage aux yeux contemplatifs; le bateau
flotte à travers de grandes forêts, à travers de grandes cités, avec
leurs monuments publics et leurs lampes, le soir, et pour le batelier
qui, dans sa demeure flottante, voyage sans bouger de son lit, c'est
absolument comme s'il écoutait l'histoire d'un autre homme, ou comme
s'il tournait les pages d'un livre d'images, dans lequel ses intérêts
ne sont pas en jeu.

Il peut faire sa promenade de l'après-midi en quelque pays étranger,
sur les berges du canal, et revenir ensuite chez lui dîner au coin de
son feu.

Dans une pareille existence, on ne prend pas assez d'exercice pour
jouir d'une santé exubérante; mais les gens maladifs seuls ont besoin
d'une santé exubérante. L'individu apathique, qui ne se porte jamais ni
bien ni mal, va dans la vie son petit bonhomme de chemin et n'en meurt
que plus aisément.

A coup sûr, je préférerais le métier de batelier à n'importe quelle
position qui nécessiterait une présence assidue dans un bureau. Il y
a peu de situations, devrais-je dire, où l'on abandonne moins de sa
liberté en échange de repas réguliers. Le batelier est à bord; il est
maître sur son bateau; il peut débarquer quand il veut; rien ne peut
le forcer à courir des bordées pour éviter une terre sous le vent,
pendant toute une nuit de gelée, où les voiles sont aussi dures que
du fer; et, autant que j'en puis juger, le temps s'écoule pour lui
aussi tranquillement que le permet le retour de l'heure du coucher ou
du dîner. On ne voit pas aisément pourquoi un batelier devrait jamais
mourir.

A mi-route, entre Willebroeck et Vilvorde, dans un endroit où le
canal, tel que l'avenue d'un châtelain, s'étendait devant nous en une
perspective magnifique, nous descendîmes à terre pour goûter. Il y
avait deux œufs, un chanteau de pain et une bouteille de vin, à bord
de l'Aréthuse; et deux œufs, ainsi qu'un fourneau _Etna_, à bord de la
Cigarette. Le maître de ce dernier bateau cassa un des œufs au cours
du débarquement; mais, faisant observer plaisamment qu'on pouvait
encore le faire cuire «à la papier», il le mit dans le fourneau sans
le retirer du journal flamand qui l'enveloppait. Nous avions débarqué
pendant un moment de beau temps; mais il n'y avait pas deux minutes
que nous étions à terre que le vent fraîchit, au point de devenir une
demi-tempête, et que la pluie commença à nous fouetter les épaules.
Nous nous assîmes aussi près que possible de l'Etna, dont l'alcool
brûlait à grandes flammes. A chaque instant, l'herbe prenait feu
et nous devions l'éteindre en la piétinant. Nous ne tardâmes pas à
avoir plusieurs brûlures aux doigts. Mais la quantité de nourriture
substantielle produite par notre cuisine n'était pas en proportion avec
tant d'efforts. Et quand après deux essais de cuisson, nous renonçâmes
à la partie, l'œuf qui était intact était un peu plus que tiède, tandis
que l'autre «à la papier» ne formait qu'une froide et dégoûtante
fricassée d'encre d'imprimerie et de débris de coquille d'œuf. Nous
trouvâmes moyen de cuire les deux autres œufs, en les mettant tout
contre la flamme de l'alcool; nous obtînmes cette fois un meilleur
résultat. Puis, nous débouchâmes la bouteille de vin et nous nous
assîmes sur le bord d'un fossé, nos tabliers de canoë sur les genoux.
Il pleuvait à verse. Le manque de confort, quand il n'est vraiment
pas confortable, et n'a pas la prétention nauséabonde de l'être, est
une chose excessivement humoristique; et des gens tout trempés et bien
abrutis au grand air sont en d'excellentes dispositions pour rire. En
se plaçant à ce point de vue, l'œuf à la papier même offert en guise de
nourriture, peut passer comme une sorte d'accessoire à la plaisanterie.
Mais ce genre de badinage, bien qu'il puisse se prendre en bonne part,
ne demande pas à être répété; et, dorénavant, l'Etna voyagea comme un
monsieur dans l'équipet de la Cigarette.

A peine avions-nous fini de goûter, repris place dans nos embarcations
et mis à la voile que le vent, il est presque inutile de le dire, ne
tarda pas à tomber. Pendant le reste du trajet jusqu'à Vilvorde, nous
continuâmes à présenter notre voile au vent peu favorable, et, avec de
temps en temps, une bouffée de brise, et de temps en temps, un coup de
pagaie, nous dérivâmes lentement d'écluse en écluse entre les rangées
d'arbres bien en ordre.

C'était un riche et magnifique paysage vert ou plutôt un simple chemin
d'eau tout vert, allant sans interruption de village en village.
Tout avait un air stable, comme dans les endroits habités depuis
longtemps. Des enfants aux cheveux ras crachaient sur nous du haut
des ponts, comme nous passions en dessous, avec un réel sentiment
d'impassibilité. Mais, encore plus impassibles étaient les pêcheurs;
attentifs à leurs flottes, ils nous laissaient passer sans un regard.
Livrés à leur paisible occupation, ils se tenaient perchés sur les
éperons et les arcs-boutants des ponts et le long des berges. Ils
étaient aussi indifférents que des fragments de nature morte. Ils ne
bougeaient pas plus que s'ils avaient été en train de pêcher dans une
vieille estampe hollandaise. Les feuilles s'agitaient, l'eau clapotait,
mais ils restaient dans la même position comme autant d'églises
établies par la loi. On aurait pu trépaner la tête de chacun de ces
inoffensifs pêcheurs sans trouver sous leur crâne autre chose que
les replis multiples d'une ligne à pêcher. Je me moque bien de vos
solides gaillards en guêtres de caoutchouc, qui remontent les torrents
de montagne, la ligne à saumon en main; mais j'aime tendrement cette
sorte de gens qui exercent, pendant des journées entières, leur art peu
fructueux dans des eaux tranquilles et dépeuplées.

A la première écluse après Vilvorde, il y avait une éclusière qui
parlait français d'une façon compréhensible. Elle nous apprit que nous
étions encore à une couple de lieues de Bruxelles. Au même endroit, la
pluie recommença. Elle tombait en lignes droites et parallèles, et la
surface du canal était criblée d'une infinité de petites sources de
cristal. Impossible de trouver à coucher dans le voisinage. Il ne nous
restait donc qu'à enlever la voile et à jouer ferme de la pagaie sous
la pluie.

De magnifiques maisons de campagne avec des horloges et de longues
rangées de fenêtres à volets, avec de superbes arbres séculaires,
formant des bosquets et des avenues, donnaient sous la pluie et dans
l'obscurité croissante du crépuscule, un aspect riche et sombre aux
rives du canal. Il me semble avoir vu à peu près le même effet dans
des gravures: d'opulents paysages abandonnés, au dessus desquels passe
un orage. Et, tout le temps, nous fûmes escortés par une charrette
couverte, qui trottait misérablement le long du chemin de halage et se
maintenait à une distance presque uniforme dans notre sillage.




LE ROYAL SPORT NAUTIQUE A BRUXELLES


La pluie cessa près de Laeken. Mais le soleil était déjà couché;
l'air était glacé et nous avions à peine un fil de sec à nous deux.
Qui plus est, nous nous trouvions à présent au bout de l'Allée Verte,
et au seuil même de Bruxelles nous nous heurtâmes à une sérieuse
difficulté. Les rives du canal étaient bordées d'une file ininterrompue
de péniches, qui attendaient leur tour à l'écluse. Nulle part on ne
pouvait trouver un endroit propice pour débarquer; pas même un hangar
où laisser les canoës pour la nuit. Non sans peine, nous réussîmes
à débarquer et nous entrâmes dans un estaminet où quelques pauvres
hères étaient à boire avec le patron. Celui-ci y alla carrément avec
nous. Il n'y avait à sa connaissance aucune remise, aucun hangar, ni
rien de ce genre; et voyant que nous étions venus sans intention de
boire, il ne cacha pas son impatience d'être débarrassé de nous. L'un
des pauvres diables vint à la rescousse. Quelque part dans le coin du
bassin il y avait, nous dit-il, un embarcadère et quelque chose d'autre
encore qu'il ne définit pas très clairement, mais que ses auditeurs
interprétèrent dans un sens favorable à leurs désirs.

Au coin du bassin se trouvait réellement l'embarcadère, au haut
duquel nous aperçûmes deux jeunes gens de bonne mine en costume de
canotage. L'Aréthuse s'adressa à eux. L'un des deux dit que nous
pourrions remiser nos bateaux chez eux pour la nuit, que cela ne
souffrait pas la moindre difficulté; et l'autre, ôtant sa cigarette
de ses lèvres, demanda si nos embarcations sortaient des chantiers de
Searle et fils. Ce nom fut toute une présentation. Une demi-douzaine
d'autres jeunes gens sortirent d'un «garage» portant l'inscription
«Royal sport nautique» et se mêlèrent à la conversation. Ils étaient
tous très polis, pleins d'enthousiasme, parlaient avec volubilité, et
entrelardaient leur langage de termes anglais de canotage, de noms de
clubs anglais et de constructeurs de bateaux anglais. Je ne connais,
je l'avoue à ma honte, aucun endroit dans mon pays natal, où j'aurais
été reçu aussi chaleureusement par autant de gens. Nous étions des
canotiers anglais, et les canotiers belges se jetaient à notre cou. Je
me demande si les Huguenots français reçurent un accueil aussi cordial
des protestants anglais, quand l'adversité les força à passer le
détroit. Mais, après tout, quelle religion unit si étroitement les gens
qu'un sport qui leur est commun?

On transporta les canoës dans le garage. Les domestiques du club
nous les lavèrent à fond, suspendirent les voiles au grand air pour
les faire sécher et arrangèrent tout aussi soigneusement et aussi
délicatement que s'il se fût agi d'un tableau. Pendant ce temps, nos
frères «récemment découverts», car tel est le nom que plusieurs
d'entre eux donnèrent à cette parenté, nous conduisaient à l'étage
et mettaient leur cabinet de toilette à notre entière disposition.
Celui-ci nous prêtait du savon, celui-là une serviette, un troisième
et un quatrième nous aidaient à défaire nos sacs. Et tout le temps
c'étaient des questions et des assurances de respect et de sympathie à
n'en plus finir! Je déclare que jamais auparavant je n'avais su ce que
c'était que la gloire.

«Oui, oui, le Royal Sport nautique est le club le plus ancien de la
Belgique».

«Nous sommes deux cents».

«Nous--ceci n'est pas la substance d'un discours, mais un résumé
de nombreux discours, l'impression que mon esprit a gardée après
maintes conversations; et elle me paraît tout à fait sentir la
jeunesse; elle me paraît être très agréable, très naturelle et très
patriotique.--«Nous avons gagné toutes les courses, à part celles où
les Français nous ont trichés».

Il faut laisser ici tous vos vêtements mouillés pour les faire
sécher. Oh! entre frères! Dans n'importe quel garage d'Angleterre nous
trouverions le même accueil. (J'espère de tout mon cœur qu'ils le
pourraient trouver).

«En Angleterre, vous employez des sliding-seats, n'est-ce-pas?»

«Nous sommes tous employés dans le commerce pendant le jour, mais le
soir, voyez-vous, nous sommes sérieux».

Ce furent leurs paroles mêmes. Ils consacraient le jour aux frivoles
intérêts mercantiles de la Belgique; mais le soir, ils trouvaient
quelques heures pour les occupations sérieuses de la vie. Peut-être me
fais-je une idée fausse de la sagesse; mais il me semble que c'était
là une remarque fort sage. Les gens qui s'occupent de littérature
et de philosophie passent toute leur existence à s'affranchir des
notions de seconde main et des règles fausses. C'est leur profession de
recouvrer, à la sueur de leur front, à force de méditation, la fraîche
vue qu'ils avaient autrefois de la vie; d'établir une distinction
entre ce qu'ils aiment réellement et originellement et ce qu'ils n'ont
fait qu'apprendre à tolérer par force. Et les jeunes gens du Royal
Sport nautique portaient encore la distinction très visiblement dans
le cœur. Ils avaient encore ces perceptions nettes de ce qui est bon
et de ce qui est mauvais, de ce qui est intéressant et de ce qui est
ennuyeux, qualifiées d'illusions par les vieillards envieux. L'illusion
de cauchemar de l'âge mûr, l'étreinte d'ours de l'habitude exprimant
graduellement la vie de l'âme d'un homme, n'avaient pas encore eu
de prise sur ces jeunes Belges, nés sous une heureuse étoile. Ils
savaient encore que l'intérêt qu'ils prenaient à leurs affaires, était
bien peu de chose, au prix de leur amour spontané et patient pour les
exercices nautiques. Si vous savez ce que vous préférez, au lieu de
répondre humblement Amen à ce que, selon le monde, vous devez préférer,
c'est que vous avez gardé votre âme en vie. Un pareil homme pourra
être généreux; il pourra être honnête, au-delà de ce qu'on entend au
sens commercial du mot; il pourra aimer ses amis avec une sympathie
élective, personnelle, au lieu de les accepter comme des accidents de
la position à laquelle il a été appelé. Il pourra être un homme, en un
mot, agissant selon ses propres instincts, demeurant tel que Dieu l'a
fait, et non une pure manivelle dans la salle aux machines sociales,
soudée à des principes qu'il ne comprend pas et pour des fins dont il
n'a cure.

Car, se trouvera-t-il quelqu'un pour oser me dire qu'il est plus
intéressant de faire des affaires que de folâtrer au milieu des
bateaux? Il faudrait n'avoir jamais vu un canot, n'avoir jamais vu un
bureau, pour parler ainsi. Et, pour sûr, l'un est beaucoup meilleur que
l'autre pour la santé. Rien ne devrait occuper un homme autant que ses
amusements. A l'encontre de ceci, on ne peut rien avancer que la soif
de l'or; nul autre que:

  Mammon, l'esprit le moins élevé qui tomba
  Du ciel,

n'oserait hasarder un mot de réponse. Il n'y a qu'un "cant" mensonger
pour représenter le négociant et le banquier comme des gens peinant
d'une façon désintéressée pour l'humanité, et, par conséquent, fort
utiles lorsqu'ils sont bien absorbés dans leurs transactions; car
l'homme est plus important que ses services. Et lorsque notre membre
du Royal Sport nautique aura vu disparaître si loin sa jeunesse
pleine d'espoir, qu'il ne pourra plus exalter son enthousiasme qu'en
feuilletant son grand-livre, je doute fort qu'il soit encore un aussi
brave garçon et j'hésite à croire qu'il accueillerait d'aussi bonne
grâce deux Anglais trempés, arrivant à Bruxelles, en canoë, à la brune.

Lorsque nous eûmes changé nos vêtements mouillés et bu un verre de
«pale ale» à la prospérité du club, l'un des membres nous conduisit
à l'hôtel. Il ne voulut pas dîner avec nous, mais il accepta sans
objection de prendre un verre de vin avec nous. L'enthousiasme est
chose très ennuyeuse; et je commence à comprendre pourquoi les
prophètes furent impopulaires en Judée, où ils étaient le mieux connus.
Pendant trois mortelles heures, cet excellent jeune homme resta près de
nous à causer longuement de bateaux et de régates; et, avant de nous
quitter, il eut l'obligeance de commander nos chandelles pour la nuit.

Nous essayâmes, à plusieurs reprises, de changer de sujet; mais
la diversion durait un instant à peine. Le membre du Royal Sport
Nautique serrait la bride, faisait un écart, répondait à la question
et fonçait de nouveau dans le flot gonflant de son sujet. J'appelle
cela son sujet; mais je crois plutôt que c'est lui qui était le sujet.
L'Aréthuse, qui considère toutes les courses comme des inventions du
diable, se trouvait dans un dilemme pitoyable. Il n'osait avouer son
ignorance par amour pour l'honneur de la vieille Angleterre, et il
parlait hardiment de clubs et de rameurs anglais, dont la réputation
n'était jamais venue jusqu'à lui. A plusieurs reprises et surtout une
fois à propos de «sièges à glissières», il fut à deux doigts de se
trahir. Quant à la Cigarette, qui avait ramé dans des régates lorsqu'il
avait le sang bouillant, mais qui désavoue à présent ces erreurs de sa
folle jeunesse, il se trouvait dans un cas encore plus désespéré; car
le jeune homme du Royal Sport Nautique lui proposa de prendre une rame
dans un de leurs «huit» le lendemain, pour comparer le coup d'aviron
anglais au coup d'aviron belge. Je voyais mon ami suer sang et eau
sur sa chaise, chaque fois que ce sujet particulier revenait sur le
tapis. Et il y eut encore une autre proposition, qui produisit le même
effet sur chacun de nous. Il se trouvait que le champion du canoë en
Europe (comme la plupart des autres champions) était un membre du Royal
Sport Nautique. Et, si nous voulions seulement attendre le dimanche,
cet infernal pagayeur condescendrait à nous accompagner dans notre
prochaine étape. Mais nous n'avions, ni l'un ni l'autre, le moindre
désir de rivaliser avec Apollon, à conduire les coursiers du soleil.

Une fois le jeune homme parti, nous contremandâmes nos chandelles et
nous commandâmes un grog à l'eau-de-vie. Les grandes vagues avaient
passé par dessus notre tête. Les membres du Royal Sport Nautique
étaient des jeunes gens aussi gentils qu'on puisse souhaiter d'en voir;
mais ils étaient un peu trop jeunes et un tantinet trop amoureux de
sports nautiques, pour nous. Nous commencions à nous apercevoir que
nous étions vieux et cyniques; nous aimions le bien-être; nous aimions
le vagabondage agréable de l'esprit sur tel ou tel sujet. Nous ne
tenions pas à jeter du discrédit sur notre patrie en gâchant un «huit»
ou en peinant piteusement dans le sillage du champion du canoë. Bref,
nous eûmes recours à la fuite. Il semblait que ce fût ingrat d'agir
ainsi; mais, pour tâcher de rendre ce départ acceptable, nous laissâmes
une carte chargée de sincères compliments. Et en vérité, ce n'était
pas le moment d'avoir des scrupules; car nous croyions nous sentir sur
le cou le souffle brûlant du champion.




A MAUBEUGE


Par crainte de nos bons amis les membres du Royal Sport Nautique d'une
part, et, de l'autre, parce qu'il n'y avait pas moins de cinquante-cinq
écluses entre Bruxelles et Charleroi, nous décidâmes de traverser la
frontière en chemin de fer, bateaux et tout. Franchir cinquante-cinq
écluses en un jour, cela revenait presque à faire péniblement tout le
trajet à pied, les canoës sur nos épaules, objet d'étonnement pour
les arbres qui bordent le canal et de franche dérision pour tous les
enfants sensés.

Passer la frontière, même en chemin de fer, est chose malaisée pour
l'Aréthuse. D'une manière ou d'une autre, c'est un homme qui éveille
les soupçons de la douane. Partout où il voyage il est sûr de trouver
les douaniers assemblés. Des traités sont solennellement signés, des
ministres des affaires étrangères, des ambassadeurs et des consuls
règnent en grande pompe de la Chine au Pérou, et le pavillon anglais
flotte à tous les vents du ciel. Sous ces sauvegardes, les gras
bénéficiers de l'Eglise, les maîtresses d'école, les messieurs en
complet gris, la foule tumultueuse et la cohue des touristes anglais,
le Murray à la main, se répandent librement sur tous les chemins de fer
du continent. Et cependant, la fluette personne de l'Aréthuse est prise
dans les mailles du filet, tandis que ces gros poissons continuent
joyeusement leur route. S'il voyage sans passe-port, il est jeté, sans
autre forme de procès, dans d'infects cachots. Si ses papiers sont en
règle, certes, on lui permet de continuer son chemin: mais il n'obtient
cette permission qu'après avoir subi l'humiliation d'une incrédulité
générale. Il est né sujet anglais; il n'a cependant jamais réussi à
persuader de sa nationalité un seul fonctionnaire. Il se flatte d'être
assez honnête; il est rare, néanmoins, qu'on le prenne pour autre
chose qu'un espion, et il n'est pas d'absurdes et de malhonnêtes
moyens de subsistance que ne lui ait attribués la grande méfiance des
fonctionnaires ou du peuple.

Sur ma vie, je ne puis comprendre cela. Moi aussi, j'ai été appelé
à l'église par le son des cloches, je me suis assis à la table
des grands; mais rien en moi ne l'indique. Pour les lunettes des
fonctionnaires, j'ai l'air aussi extraordinaire qu'un gueux d'Indien.
Je pourrais venir de n'importe quelle partie du globe, semble-t-il, à
part de celle d'où je viens. Mes ancêtres ont travaillé en vain et la
glorieuse constitution anglaise ne peut me protéger dans mes promenades
à l'étranger. C'est une chose très importante, croyez-moi, que d'offrir
dans sa personne un bon type normal de la nation à laquelle on
appartient.

Je fus le seul des voyageurs à qui l'on demanda ses papiers, sur la
ligne de Maubeuge. Malgré l'énergie avec laquelle je me cramponnais
à mes droits, il me fallut finalement choisir entre ces deux
alternatives: ou accepter l'humiliation, ou voir le train partir sans
moi. J'étais désolé de céder; mais je désirais arriver à Maubeuge.

Maubeuge est une ville fortifiée avec un excellent hôtel, le Grand
Cerf. Elle semblait être habitée surtout par des soldats et des commis
voyageurs. Du moins, ce furent les seules personnes que nous vîmes,
outre les domestiques de l'hôtel. Nous dûmes y rester quelque temps,
car les canoës ne se pressaient pas de nous suivre et se trouvèrent en
fin de compte désespérément retenus à la douane, jusqu'au moment où
nous retournâmes les délivrer. Il n'y avait rien à faire, rien à voir.
Nous eûmes de bons repas, ce qui est très important, mais ce fut tout.

La Cigarette faillit être arrêté. On l'accusait d'avoir pris des plans
des fortifications, chose dont il était matériellement incapable. Et
en outre, comme chaque nation belligérante a déjà un plan des places
fortifiées des autres puissances, de telles précautions reviennent à
fermer la porte de l'écurie quand le coursier est parti. Mais je ne
doute pas qu'elles ne contribuent à maintenir la confiance dans le
pays. C'est beaucoup de pouvoir persuader aux gens qu'ils partagent un
mystère. Cela les rehausse à leurs yeux. Les Francs-maçons même, qu'on
a exhibés à satiété, conservent une sorte d'orgueil; et il n'est pas un
épicier parmi eux, si honnête, inoffensif et inintelligent qu'il puisse
au fond se sentir, qui à son retour d'une de leurs tenues, n'ait à ses
propres yeux une importance sinistre.

On ne s'imagine pas quel bonheur peuvent éprouver deux personnes,
pourvu toutefois qu'elles soient deux, à vivre dans un endroit où
elles ne connaissent pas une âme. Je pense que le spectacle de toute
une existence, à laquelle vous ne prenez aucune part, paralyse les
désirs personnels. Vous êtes heureux de devenir simple spectateur. Le
boulanger est debout à sa porte; le colonel, avec ses trois médailles,
passe le soir, allant au café. Les soldats battent du tambour, sonnent
de la trompette, et tous, aussi audacieux que des lions, garnissent
les remparts. Le langage ne saurait exprimer avec quelle sérénité vous
contemplez tout ceci. Dans un endroit où vous avez tant soit peu pris
racine, le spectacle vous provoque à sortir de votre indifférence:
vous êtes pour quelque chose dans la partie; vos amis combattent avec
l'armée. Mais dans une ville étrangère, ni assez petite pour devenir
trop tôt familière, ni assez grande pour offrir aux voyageurs toutes
les commodités de la vie, vous êtes à l'écart des affaires, au point
d'oublier absolument que vous pouvez en approcher davantage. Vous
ressentez si peu d'intérêt pour le monde qui vous entoure, que vous ne
vous souvenez plus que vous êtes un homme. Les Gymnosophistes vivent
dans les bois avec toute la nature qui fermente autour d'eux, avec
de tous côtés le mystère du roman; ils atteindraient plus facilement
leur but en fixant leur séjour dans une morne ville de province, où
ils verraient juste assez de l'humanité pour les garder d'en désirer
davantage, et ne seraient témoins que des pratiques extérieures
rebattues de la vie de l'homme. Ces pratiques extérieures sont
aussi mortes pour nous que tant d'autres formalités et parlent une
langue morte à nos yeux et à nos oreilles. Elles n'ont pas plus de
signification que des jurons ou des salutations. Nous sommes tellement
accoutumés à voir les couples mariés aller à l'église le dimanche, que
nous avons complètement oublié ce qu'ils représentent; si bien que les
romanciers sont conduits à réhabiliter l'adultère, quand ils veulent
nous montrer combien il est beau pour un homme et pour une femme de
vivre l'un pour l'autre.

Une personne à Maubeuge me permit pourtant de sonder un peu son cœur.
Ce fut le cocher de l'omnibus de l'hôtel. C'était un petit homme, l'air
assez vulgaire, aussi bien que je puis me le rappeler, mais avec une
étincelle de quelque chose d'humain dans l'âme. Il avait entendu parler
de notre petit voyage et il vint immédiatement à moi plein d'envie et
de sympathie. Oh! comme il aspirait à voyager et à faire le tour du
monde avant de descendre au tombeau! «Vous me voyez ici, n'est-ce-pas?
Je conduis l'omnibus à la station. Bon! Et ensuite, je le reconduis
à l'hôtel. Et c'est la même chose chaque jour et pendant toute la
semaine. Mon Dieu! est-ce là la vie?» Je ne pouvais pas dire qu'à mon
sens telle était la vie pour lui. Il me pressa de lui raconter où
j'avais été et où j'espérais aller. Et tout en m'écoutant, le gaillard,
je vous le déclare, soupirait. Est-ce que cet homme n'aurait pas pu
être un vaillant explorateur en Afrique? N'aurait-il pas pu aller aux
Indes à la suite de Drake? Mais ce siècle est peu propice aux hommes
que la vie de bohème attire. Il n'y a que le parfait rond-de-cuir pour
faire fortune et acquérir de la gloire.

Je me demande si mon ami conduit toujours l'omnibus pour le Grand Cerf!
Il est très probable que non, je crois. Car je pense qu'il était à la
veille de se mutiner quand nous passâmes; et peut-être notre passage
le détermina-t-il pour tout de bon. Il eut mille fois mieux valu pour
lui être un chemineau, raccommoder des pots et des casseroles sur le
bord du chemin, dormir sous les arbres et voir chaque jour le soleil
se lever et se coucher au-dessus d'un nouvel horizon. Il me semble
vous entendre dire que c'est une position respectable que d'être
conducteur d'omnibus. Parfait! Quel droit celui qui n'aime pas cette
position respectable a-t-il d'empêcher de l'occuper celui qui en est
fort amateur? Mais supposez qu'un plat ne soit pas à mon goût et que
vous me disiez que pour le reste de la société c'est un mets favori;
que devrais-je conclure de cela? Qu'il ne me faudrait pas, je suppose,
achever de le manger malgré la répugnance de mon estomac.

La respectabilité est une excellente chose en elle-même; mais elle
ne prime pas sur toutes les considérations. Je ne voudrais pas un
instant me risquer à laisser entendre que ce soit affaire de goût;
mais j'oserai aller jusqu'à affirmer ceci: si on admet que pour
quelqu'un une position est pénible, désagréable, qu'elle n'est pas
nécessaire, que de plus elle est inutile, quand bien même elle serait
aussi respectable que l'Eglise d'Angleterre, plus tôt un homme l'aura
quittée, mieux cela vaudra pour lui-même et pour tous les intéressés[1].

  [1] Tout ce dernier paragraphe est une allusion directe à la
  répugnance de l'auteur pour la profession d'ingénieur que ses parents
  lui avaient fait embrasser. Il prit finalement la décision de la
  quitter, malgré l'opposition de toute sa famille, désolée de le voir
  abandonner une profession si respectable pour une carrière aussi
  aléatoire que celle des lettres. Heureusement l'évènement lui donna
  raison et ses parents n'eurent plus tard qu'à se réjouir de ses
  succès littéraires.




SUR LA SAMBRE CANALISÉE EN ROUTE POUR QUARTES


Vers trois heures de l'après-midi, tout le personnel du Grand Cerf nous
accompagna au bord de l'eau. Le conducteur de l'omnibus y était, les
yeux hagards. Pauvre oiseau de cage! Est-ce que je ne me rappelle pas,
moi aussi, le temps où je fréquentais la station pour voir les trains
s'élancer en grand nombre dans la nuit, bondés d'hommes libres, et où,
avec d'indescriptibles envies, je lisais sur les horaires les noms
d'endroits éloignés.

Nous n'étions pas hors des fortifications qu'il commençait à pleuvoir.
Le vent était contraire et soufflait par furieuses rafales; et le
spectacle que présentait le pays n'était pas plus clément que ce qui
se passait dans le ciel; car nous traversions un pays flétri, que des
broussailles couvraient çà et là, mais auquel des cheminées d'usine
donnaient quelque variété et quelque beauté. Nous débarquâmes dans une
prairie souillée au milieu de quelques arbres étêtés, et nous y fumâmes
une pipe dans une échappée de beau temps. Mais le vent soufflait si
fort que nous ne pûmes allumer une autre pipe. A part quelques sordides
ateliers, il n'y avait dans le voisinage aucun objet naturel. Un groupe
d'enfants conduit par une grande fille, demeura à nous observer à peu
de distance tout le temps que nous restâmes. Je me demande ce qu'ils
pouvaient bien penser de nous.

A Hautmont, l'écluse était presque infranchissable, le débarcadère
étant escarpé et élevé, et l'embarcadère très éloigné. Une dizaine
d'ouvriers, noirs de fumée, nous donnèrent un coup de main. Ils
refusèrent toute récompense et ce qui est bien mieux, refusèrent
noblement, sans que cela comportât la moindre idée d'insulte. «C'est
notre façon d'agir dans notre pays», dirent-ils, et je trouve cette
façon d'agir tout à fait admirable. En Ecosse, où l'on vous rendra
également des services gratis, les braves gens repoussent votre argent
comme si vous aviez essayé de corrompre un électeur. Quand des gens
se donnent la peine d'accomplir un acte plein de dignité, cela mérite
bien qu'on généralise un peu cet acte et qu'on admette que tous ceux
qui se seraient trouvés dans le même cas auraient agi d'une façon aussi
digne. Mais dans nos braves pays saxons, où nous pataugeons dans la
boue pendant soixante-dix ans, et où le vent chante sans cesse à nos
oreilles depuis notre naissance jusqu'à notre mort, nous faisons le
bien et le mal, la main haute et d'une façon presque offensante, et
nous donnons, même à nos aumônes, la portée d'un témoignage et d'un
fait de guerre contre le mal.

Après Hautmont, le soleil reparut et le vent tomba. Quelques coups de
pagaie nous portèrent au-delà des établissements métallurgiques et
nous traversâmes un pays ravissant. La rivière serpentait parmi de
basses collines, de sorte que nous avions le soleil parfois devant,
parfois derrière, et la rivière qui se déroulait sous nos yeux formait
une nappe d'eau d'un éclat intolérable. Des prairies et des vergers
occupaient les deux rives qui étaient bordées de joncs et de fleurs
aquatiques. Les haies très élevées, s'entrelaçaient avec des troncs
d'ormeaux et la plupart des champs, par suite de leur peu d'étendue,
avaient l'air de berceaux qui s'étageaient le long du cours d'eau.
Il n'y avait jamais de perspective. Parfois, le sommet d'une colline
apparaissait au-dessus de la haie la plus proche et formait une étape
à mi-route du ciel; mais c'était tout. Le ciel était sans nuages.
L'atmosphère, après la pluie, était d'une pureté ravissante. La rivière
comme un miroir qui s'allongerait en une longue coulée de verre,
décrivait de nombreux détours parmi les hauteurs; et les pagaies, en
plongeant dans l'eau, faisaient trembler les fleurs le long des bords.

[Illustration: La rivière comme un miroir qui s'allongerait...
(page 66).]

Dans les prairies vaguaient des bestiaux blancs et noirs,
fantastiquement tachetés. Une bête avec la tête blanche et le reste
du corps d'un noir luisant, vint au bord pour boire et resta gravement
immobile, pointant ses oreilles vers moi à mon passage, semblable à
quelque absurde ecclésiastique, dans une pièce de théâtre. Un instant
après, j'entendis un bruyant plongeon, et, tournant la tête, j'aperçus
l'ecclésiastique qui luttait pour remonter sur la rive. La bordure
avait cédé sous ses pieds.

A part les bestiaux, nous ne vîmes aucun être vivant, si ce n'est
quelques rares oiseaux et un grand nombre de pêcheurs. Ceux-ci étaient
assis sur les bords des prairies qui longent la rivière, les uns avec
une seule ligne, les autres avec une demi-douzaine au moins. Ils
avaient l'air stupéfiés de béatitude; et quand nous les amenions à
échanger quelques rares paroles avec nous sur le temps qu'il faisait,
leurs voix résonnaient tranquilles et lointaines. Il y avait parmi eux
une étrange diversité d'opinions sur le genre de poissons auxquels ils
destinaient leurs amorces, mais ils s'accordaient tous à dire que la
rivière était très poissonneuse. Là où évidemment il n'y avait pas deux
d'entre eux qui eussent attrapé le même genre de poissons, nous ne
pouvions nous empêcher de soupçonner qu'il n'en était pas un peut-être
qui eût jamais pris la moindre friture. J'espère que grâce à la beauté
de cette après-midi, ils furent récompensés, tous sans exception,
et qu'ils retournèrent chez eux, emportant dans leurs paniers un
butin argenté pour la poêle à frire. Quelques-uns de mes amis diront
peut-être qu'un tel vœu est une honte, mais je préfère un homme, ne
fut-il qu'un pêcheur, à la plus superbe paire d'ouïes de toutes les
eaux de Dieu. Je n'aime le poisson que quand il est cuit dans la sauce;
tandis qu'un pêcheur à la ligne est une partie très importante d'un
paysage de rivière et par conséquent mérite bien que les canotiers
daignent le reconnaître. Il peut toujours vous dire, d'un air doux,
où vous vous trouvez et sa présence tranquille sert à accentuer la
solitude et le calme et à vous rappeler les citoyens étincelants qui
vivent sous votre bateau.

La Sambre serpentait si laborieusement çà et là parmi ses petites
collines, qu'il était six heures passées quand nous approchâmes de
l'écluse de Quartes. Sur le chemin de halage se trouvaient quelques
enfants, avec lesquels la Cigarette se mit à plaisanter pendant qu'ils
nous accompagnaient à la course. Ce fut en vain que je l'avertis.
En vain lui dis-je en anglais que les gamins sont tout ce qu'il y
a de plus dangereux au monde. Une fois que vous avez commencé à
plaisanter avec eux, vous êtes bien sûr que cela se terminera par une
grêle de pierres. Pour ma part, toutes les fois qu'une observation
s'adressait à moi, je souriais doucement et hochais la tête, comme
si j'étais quelqu'un d'inoffensif, n'ayant de la langue française
qu'une connaissance insuffisante. Car, en vérité, j'ai acquis dans mon
pays une telle expérience des enfants que j'aimerais mieux faire la
rencontre d'une troupe d'animaux sauvages que d'une bande de vigoureux
moutards.

Mais je faisais injure à ces paisibles jeunes Hennuyers. Quand la
Cigarette partit aux informations, je débarquai sur la digue, pour
fumer une pipe, tout en veillant sur les bateaux, et je devins
immédiatement l'objet de la plus aimable curiosité. A cette heure une
jeune femme et un paisible adolescent qui avait perdu un bras s'étaient
joints aux enfants. Cela me rassura un peu. Quand je prononçai mes
deux ou trois premiers mots de français, une petite fille hocha la
tête comme une grande personne avec une comique gravité: «Ah! vous
voyez, dit-elle; il comprend suffisamment bien, à présent, c'était tout
simplement pour nous en faire accroire.» Et les enfants de partir tous
à la fois d'un franc éclat de rire.

La nouvelle que nous venions d'Angleterre fit sur eux une vive
impression et la petite fille leur apprit que l'Angleterre était une
île, «et bien loin d'ici.»

«Oui, vous pouvez le dire, bien loin d'ici,» ajouta le manchot.

Je n'ai jamais senti le mal du pays me serrer le cœur aussi
douloureusement qu'à ce moment. Ils semblaient considérer comme si
incalculable la distance qui me séparait de l'endroit où j'ai vu le
jour!

Ils admirèrent beaucoup les canoës et j'observai chez ces enfants un
trait de délicatesse qui mérite d'être mentionné. Désireux de monter
en canoë, ils nous avaient assourdis de leurs demandes pendant les
derniers cent mètres; et ils nous assourdirent de la même chanson
le lendemain, quand nous arrivâmes pour partir. Mais, au moment
où les canoës se trouvaient vides, pas un n'ouvrit la bouche pour
faire pareille demande. Délicatesse? ou légère appréhension de l'eau
peut-être, dans un si frêle esquif? Je hais le cynisme beaucoup plus
que le diable; à moins peut-être que les deux ne fassent qu'un. Et
cependant le cynisme est un bon tonique; c'est le «tub» froid et la
serviette de bain des sentiments, et il est assurément nécessaire à la
vie dans les cas de sensibilité trop avancée.

Des bateaux, leurs yeux se portèrent sur mon costume. Ils n'avaient
pas assez d'yeux pour regarder ma ceinture rouge, et mon couteau les
remplissait de crainte.

«C'est ainsi qu'on fait les couteaux en Angleterre», dit le manchot.

J'étais bien aise qu'il ne sût pas comme on les fait mal de nos jours
en Angleterre.

«Ces couteaux sont destinés aux gens qui vont en mer, ajouta-t-il, pour
défendre leur vie contre les gros poissons.»

A mesure qu'il parlait, je me sentais devenir aux yeux du petit groupe
un personnage de plus en plus romanesque. Et je suppose qu'il en était
réellement ainsi. Ma pipe même, bien que ce fut une pipe française en
terre et toute ordinaire, assez bien «culottée», comme ils appellent
cela en France, était une rareté à leurs yeux, comme une chose venant
de si loin. Et si mes plumes n'étaient pas très belles en elles-mêmes,
au moins venaient-elles toutes d'outre-mer. Cependant, un détail de
mon accoutrement piqua leur curiosité jusqu'à leur faire oublier toute
politesse: c'était la malpropreté de mes souliers de toile. Je suppose,
quoi qu'il en soit, qu'ils s'imaginaient que la boue était un produit
de mon pays. La petite fille (qui était le génie de la bande) étala ses
sabots pour les comparer à mes souliers; et j'aurais voulu que vous
pussiez voir avec quelle grâce et quelle satisfaction elle le fit.

La «canne» à lait de la jeune femme, une grande amphore de cuivre
battu, reposait à quelque distance sur le gazon. Bien aise de me
dérober à l'attention publique, et de rendre une partie des compliments
que j'avais reçus, je l'admirais de tout cœur, autant pour sa forme que
pour sa couleur et je leur dis, ce qui était très vrai, que c'était
aussi beau que de l'or. Ils ne furent pas surpris. Ces objets était
évidemment l'orgueil du pays. Et les enfants s'étendirent sur la
cherté de ces amphores, dont le prix s'élève parfois jusqu'à trente
francs pièce. Ils m'expliquèrent comment les ânes les portaient une
de chaque côté d'un bât, ce qui faisait un harnais assez coquet en
soi-même. On pouvait voir ces amphores, ajoutèrent-ils, dans tout
l'arrondissement; et dans les grosses fermes, elles étaient nombreuses
et de grande taille.




PONT-SUR-SAMBRE

NOUS SOMMES DES MARCHANDS


La Cigarette revint avec de bonnes nouvelles. On pouvait avoir à
loger à quelque dix minutes de l'endroit où nous étions, dans un
village appelé Pont. Nous remisâmes les canoës dans un grenier et nous
demandâmes aux enfants si l'un d'entre eux voulait bien nous servir
de guide. Le cercle s'élargit instantanément autour de nous et nos
offres de récompense furent reçues dans un silence décourageant. Nous
étions évidemment une paire de Barbe bleues pour les enfants; ils
nous parlaient bien dans les endroits publics et là où ils avaient
l'avantage du nombre; mais c'était une autre paire de manches de se
risquer à s'en aller seul avec deux personnages, ayant à leurs yeux
quelque chose des monstres de légende tombés du ciel sur leur hameau
par cette tranquille après-midi, un couteau à la ceinture et sentant
les grands voyages. Le propriétaire du grenier vint à notre aide. Il
prit à part un petit garçon et le menaça de lui donner des coups; sans
cela, nous aurions dû, je suppose, trouver notre chemin nous-mêmes.
Quoi qu'il en soit, comme il avait déjà sans doute tâté des taloches de
cet homme, l'enfant parut en avoir plus de crainte que des étrangers.
Mais j'imagine que son petit cœur devait battre de la belle façon; car
il ne cessa de trotter devant nous à une distance respectueuse, et de
se retourner pour jeter sur nous des regards effrayés. Les enfants
dans l'antiquité n'ont pas dû guider autrement Jupiter ou l'un de ses
compères Olympiens, courant les aventures.

Par un chemin fangeux nous remontâmes de Quartes, où se dressaient
l'Eglise et le moulin tremblotant. Les paysans revenant des champs
regagnaient péniblement leurs demeures. Une petite vieille à l'air vif
passa près de nous. Elle était assise en travers d'un baudet, entre
deux «cannes» à lait étincelantes. Chemin faisant, elle donnait de
petits coups de talon dans le flanc du baudet et, d'une voix perçante,
lançait des observations parmi les passants. Chose remarquable,
aucun de ces hommes fatigués ne prenait la peine de répliquer. Notre
guide nous fit bientôt quitter le petit chemin, pour prendre à
travers la campagne. Le soleil était couché, mais l'occident en face
de nous n'était qu'un lac d'or plain. Le sentier erra un instant à
ciel ouvert. Puis il passa sous un treillis de branches, semblable
à un berceau indéfiniment prolongé. De chaque côté se trouvaient
des vergers ombragés; des chaumières s'étendaient bas au milieu des
feuilles, envoyant leur fumée vers le ciel; çà et là, dans une trouée,
apparaissait la grande face d'or de l'Occident.

Je n'ai jamais vu la Cigarette dans un état d'esprit aussi idyllique.
Il devenait positivement lyrique dans son admiration des paysages de
la campagne. Je n'étais guère moi-même moins enthousiasmé; l'air doux
du soir, les ombres, les riches lumières et le silence faisaient à
notre marche un harmonieux accompagnement. Et nous prîmes tous deux la
résolution d'éviter les villes à l'avenir et de loger dans les hameaux.

Le sentier s'engagea enfin entre deux maisons, et nous débouchâmes sur
une grand'route large et boueuse, qu'un village d'aspect peu agréable
bordait de chaque côté, à perte de vue. Les maisons s'élevaient à
quelque distance de la route, dont elles étaient séparées, à droite
et à gauche, par une large bande de terrain vague, où l'on voyait des
tas de bois à brûler, des chariots, des brouettes, des monceaux de
décombres et un peu de gazon douteux. Dans le lointain, sur la gauche,
s'élevait au centre du village une grande tour maigre. Ce qu'elle avait
été dans les siècles passés, je l'ignore: probablement, une forteresse
en temps de guerre; mais pour le moment, elle portait, dans le haut,
un illisible cadran solaire et, dans le bas, une boîte aux lettres en
fer.

[Illustration: ..... s'élevait au centre du village une grande tour
maigre (page 80).]

De Quartes on nous avait envoyés à une auberge, mais elle était
pleine, ou bien c'est que notre mine ne revint pas à la maîtresse. Il
faut avouer qu'avec nos grandes valises de caoutchouc tout humides,
nous n'avions guère l'air de gens civilisés. Nous ressemblions plutôt
à des marchands de chiffons et d'os, imagina la Cigarette. «Ces
messieurs sont des marchands?» demanda l'aubergiste. Et sans attendre
une réponse, qu'elle jugeait, je suppose, superflue, dans un cas si
évident, elle nous envoya chez un boucher qui habitait près de la tour
et prenait des voyageurs à loger.

Nous nous rendîmes chez le boucher. Mais, il était en déménagement et
tous les lits étaient démontés; ou bien notre mine ne lui revint pas.
En guise d'adieu il nous décocha: «Ces messieurs sont des marchands?»

Il commençait à faire noir pour tout de bon. Nous ne pouvions plus
distinguer le visage des gens qui passaient auprès de nous, avec un
bonsoir inarticulé. Les ménagères de Pont semblaient très économes de
leur huile, car nous ne vîmes pas une seule fenêtre éclairée, dans tout
ce long village. Je crois que c'est le plus long village du monde; mais
j'ose dire que dans notre situation, chacun de nos pas comptait triple.
Nous étions fort découragés quand nous arrivâmes à la dernière auberge.
Regardant dans la maison par la porte qui n'était pas éclairée, nous
demandâmes timidement si nous pouvions y loger pour la nuit. Une voix
de femme consentit sur un ton peu amical. Nous jetâmes nos valises à
terre et nous nous mîmes à chercher des chaises.

La salle était dans une complète obscurité, sauf une lueur rougeâtre
qu'on voyait aux fentes et au ventilateur du poêle. Mais à présent,
l'aubergiste allumait une lampe pour voir ses nouveaux hôtes. Ce fut,
je suppose, l'obscurité qui nous épargna une autre expulsion; car
je ne puis dire qu'elle eut l'air satisfaite à notre aspect. Nous
nous trouvions dans une grande salle nue, ornée de deux estampes
allégoriques représentant la Musique et la Peinture, et d'une copie
de la loi contre l'ivresse publique. D'un côté, il y avait un petit
comptoir, avec une demi-douzaine de bouteilles environ. Deux ouvriers,
dans une attitude de fatigue extrême, étaient assis attendant le
souper. Une jeune fille de beauté médiocre circulait activement dans
la salle avec un enfant de deux ans qui avait sommeil; et l'aubergiste
se mit à déranger les pots et les casseroles qui étaient sur le poêle,
pour faire cuire quelques biftecks.

«Ces messieurs sont des marchands?» demanda-t-elle d'une voix aigre; et
la conversation n'alla pas plus loin. Nous commencions à nous figurer
qu'après tout nous pouvions bien être des marchands. Je n'ai jamais
connu de gens dont la faculté de faire des conjectures s'étendît dans
un espace si restreint que les aubergistes de Pont-sur-Sambre. Mais
la politesse et la façon de se comporter n'ont pas un cours plus
étendu que les billets de banque. Eloignez-vous seulement assez de
votre quartier, et toute la perfection de vos manières ne vous servira
de rien. Ces Hennuyers ne pouvaient voir aucune différence entre un
marchand ordinaire et nous. Et ce fut pour nous matière à réflexion,
pendant qu'on préparait les biftecks, de voir comme ils nous prenaient
à leur propre évaluation et comme notre politesse la plus raffinée et
nos plus grands efforts pour charmer semblaient absolument convenir à
la qualité de marchand. Cela paraît être du moins une excellente preuve
en faveur de la profession en France que, même devant de tels juges,
nous ne réussîmes point à battre les marchands avec nos propres armes.

Enfin on nous pria de nous mettre à table. Les deux villageois (et l'un
d'entre eux avait le visage pâle et un air de complet épuisement avec
une apparence maladive, provenant sans doute de l'excès de travail
et de l'insuffisance de nourriture) soupèrent d'une seule assiette
de soupe au lait, de quelques pommes de terre en robe de chambre,
d'une chope de petite bière et d'une tasse de café sucré avec du sucre
candi. L'aubergiste, son fils et la jeune fille, dont nous avons parlé
plus haut, mangèrent la même chose. Notre repas fut un vrai banquet,
en comparaison. Nous eûmes du bifteck, moins tendre qu'il aurait pu
l'être, quelques-unes des pommes de terre, un peu de fromage, un second
verre de bière et du sucre blanc dans notre café.

Vous voyez ce que c'est que d'être un monsieur,--pardon, ce que c'est
que d'être un marchand. Je ne m'étais jamais avisé jusqu'alors, qu'un
marchand fut un homme d'importance, dans un cabaret d'ouvriers; mais
à présent que je devais en jouer le rôle pendant la soirée, je vis
qu'il en était bien ainsi. Il a dans les auberges où il loge à la
campagne, à peu près la même prééminence que celui qui prend un salon
particulier dans un hôtel. Plus vous y regardez, plus les distinctions
de classes sont infinies parmi les hommes; et peut-être par une
heureuse dispensation, n'y en a-t-il pas un seul au bas de l'échelle,
pas un seul, qui ne puisse se trouver sur quelque autre une certaine
supériorité, pour sauvegarder son orgueil.

Nous fûmes assez mécontents de notre nourriture, la Cigarette en
particulier; car pour moi, j'essayai de faire croire que l'aventure,
le bifteck coriace, tout m'amusait. D'après la maxime de Lucrèce, la
vue de la soupe au lait des autres aurait dû donner de la saveur à
notre bifteck. Mais nous ne trouvâmes pas qu'il en était ainsi dans la
pratique. Théoriquement, vous pouvez savoir que d'autres gens vivent
plus pauvrement que vous; mais il n'est pas agréable--j'allais dire,
il est contre l'étiquette de l'univers--de s'asseoir à la même table
qu'eux, pour prendre sa nourriture supérieure au milieu de leurs
croûtes. Je n'avais pas vu pareille chose se passer, depuis le jour
où j'avais remarqué à l'école un glouton d'élève mangeant son gâteau
d'anniversaire. C'était assez odieux à voir, pouvais-je me rappeler,
et je n'avais jamais pensé jouer ce rôle moi-même. Mais une fois de
plus, vous voyez ce que c'est que d'être un marchand.

Il n'y a pas de doute que les classes pauvres de notre pays ont
beaucoup plus de dispositions à la charité que les classes riches.
J'imagine que cela doit venir en grande partie du peu de comparaisons
et de distinctions que font ces classes entre les gens aisés et
ceux qui ne le sont pas autant. Un ouvrier ou un marchand ne peut
s'isoler de ses voisins moins aisés. S'il s'offre une nourriture plus
recherchée, il doit le faire en présence d'une douzaine de personnes
qui ne le peuvent pas. Est-il quelque chose qui puisse conduire plus
directement aux pensées de charité? Ainsi l'homme pauvre, campant à
l'écart dans la vie, la voit telle qu'elle est, et il sait que chaque
bouchée qu'il met dans son ventre a été arrachée aux mains des affamés.

Mais à un certain degré de prospérité, comme dans une ascension
de ballon, l'homme heureux passe à travers une zone de nuages,
et les choses sublunaires sont dès lors cachées à sa vue. Il
n'aperçoit rien que les corps célestes, tous dans un ordre admirable
et positivement aussi beaux que neufs. Il se trouve entouré de
la façon la plus touchante des attentions de la Providence et se
compare involontairement aux lys et aux alouettes. Il ne chante pas
précisément, bien entendu, mais il a dès lors l'air si modeste dans
son landau ouvert! Si tout le monde dînait à une seule table, cette
philosophie recevrait de rudes chocs.




PONT-SUR-SAMBRE

LE MARCHAND AMBULANT


Comme les laquais dans la comédie de Molière, lorsque les vrais
gentilshommes faisaient irruption au milieu de leurs élégantes façons
singées à l'office, nous étions destinés à être confrontés avec un
véritable marchand. Pour rendre la leçon plus mordante encore pour
des gentilshommes tombés comme nous, c'était un marchand infiniment
plus considéré que le genre de pauvres diables pour lesquels on nous
prenait: comme un lion au milieu de souris, ou un vaisseau de guerre
arrivant sur deux chaloupes. En vérité, le nom de colporteur ne pouvait
s'appliquer à lui; c'était un marchand ambulant.

Il était environ huit heures et demie, je suppose, quand ce digne
Monsieur Hector Gilliard de Maubeuge fit halte à la porte du cabaret
avec sa charrette couverte traînée par un baudet et d'une voix joviale
appela les gens de la maison. C'était un maigre et nerveux diable
d'homme, la langue bien pendue, tenant à la fois de l'acteur et du
jockey. Ses affaires avaient évidemment prospéré, sans qu'il eût reçu
aucun des bienfaits de l'éducation; car, avec une gravité naïve il
mettait tous les mots au masculin et, au cours de la soirée, il nous
servit quelques futurs de fantaisie dans sa conversation fleurie et
ampoulée. Il avait avec lui son épouse, avenante jeune femme dont les
cheveux étaient maintenus dans un foulard jaune et son fils, bambin
de quatre ans, qui portait une blouse et un képi. Chose remarquable,
l'enfant était beaucoup mieux habillé que son père et sa mère. On nous
apprit qu'il était déjà dans un pensionnat; mais on se trouvait au
commencement des vacances, et il était venu les passer avec ses parents
et faire une tournée avec eux. Délicieuse occupation de vacances,
n'est-ce pas? que de voyager toute la journée avec ses parents, dans
la charrette couverte pleine de trésors innombrables, avec la verte
campagne bruissant de chaque côté et les enfants, dans tous les
villages, le contemplant avec envie et admiration. Il est plus amusant,
pendant les vacances, d'être le fils d'un marchand ambulant que d'être
le fils et l'héritier du plus grand filateur du monde. Et pour ce qui
est d'être un prince régnant, le jeune Gilliard en était un, ou je ne
m'y connais pas.

Tandis que Monsieur Hector et le fils de la maison conduisaient le
baudet à l'écurie et mettaient sous clef toutes les choses de valeur,
l'aubergiste faisait réchauffer les restes de notre bifteck et frire
les pommes de terre froides coupées en tranches, et Madame Gilliard
s'occupait à réveiller le bambin qui, après la longue étape de ce jour,
était chagrin et ébloui par la lumière. Il ne fut pas plus tôt éveillé
qu'il commença à se préparer à souper, en mangeant de la galette, des
poires vertes et des pommes de terre froides, toutes choses qui ne
firent, autant que j'en pus juger, qu'exciter son appétit.

Piquée dans son amour propre de mère, l'aubergiste éveilla sa petite
fille et les deux enfants furent mis en présence. Le jeune Gilliard la
regarda un instant, absolument comme un chien regarde sa propre image
réfléchie dans un miroir, avant de tourner la tête. En ce moment, il
était tout à sa galette. Sa mère parut dépitée qu'il montrât si peu
d'inclination pour l'autre sexe. Elle exprima son désappointement avec
une certaine candeur et une allusion fort juste à l'influence des
années.

Il est certain qu'un temps viendra, où il fera plus d'attention aux
jeunes filles et pensera beaucoup moins à sa mère. Espérons qu'elle
aimera cela autant qu'elle semblait se l'imaginer. Mais il est assez
singulier que, parmi les femmes, celles-là précisément qui professent
le plus de mépris pour le sexe masculin, trouvent un certain charme et
une certaine noblesse à ses plus vilains détails mêmes, lorsqu'elles
les rencontrent chez leurs propres fils.

La petite fille le regarda plus longtemps et avec plus d'intérêt;
probablement parce qu'elle était chez elle; tandis que le bambin était
un voyageur et qu'il était accoutumé à des spectacles étrangers. Et en
outre, il n'y avait point de galette pour absorber son attention.

Pendant toute la durée du souper, on ne parla que de mon jeune
seigneur. Le père et la mère aimaient follement leur enfant. Monsieur
ne cessa d'insister sur la sagacité de son fils; il connaissait de
nom, disait-il, tous les élèves de l'école; si la mémoire lui faisait
défaut, quand on le mettait à l'épreuve, il poussait la prudence et
l'exactitude à un degré extraordinaire. Lui posait-on une question, il
s'asseyait et réfléchissait, et s'il ne pouvait y répondre: «Ma foi,
il ne vous le dira pas,» ajoutait le père. C'est certainement là un
haut degré de prudence. De temps en temps, M. Hector, la bouche pleine
de bifteck, prenait sa femme à témoin de l'âge du bambin à certaines
époques où il avait dit ou fait quelque chose de mémorable; et je
remarquai que Madame traduisait habituellement son approbation par des
exclamations. Quant à elle, son cœur ne la portait point à vanter son
fils; mais elle ne se rassasiait pas de le caresser et elle semblait
prendre un doux plaisir à rappeler ce qu'il y avait d'heureux dans la
courte existence de son enfant. Il est impossible à n'importe quel
écolier de causer davantage des vacances qui venaient de commencer, et
de parler moins de la sombre période scolaire qui devait inévitablement
les suivre. Elle montrait avec un orgueil qu'inspirait peut-être en
partie l'habitude du commerce, les poches de son fils bourrées en dépit
du bon sens, de toupies, de sifflets, et de ficelle. Quand elle entrait
dans une maison pour faire des affaires, il l'accompagnait, paraît-il;
et à chaque vente, il recevait un sou sur le bénéfice. En réalité ils
le gâtaient énormément, ces deux braves gens. Mais malgré cela, ils
surveillaient attentivement ses manières, et ils lui adressèrent des
remontrances au sujet de quelques légères fautes d'éducation qu'il
commit à différentes reprises au cours du souper.

En somme, je ne me sentais pas trop froissé d'être pris pour un
marchand. Il m'était permis de penser que je mangeais avec plus de
délicatesse ou que mes fautes de français étaient d'une tout autre
nature; mais il était évident que l'hôtesse et les deux ouvriers ne
pouvaient apprécier ces distinctions. Dans cette cuisine de cabaret,
il n'y avait pas la moindre différence, pour toutes les choses
essentielles, entre les Gilliard et nous. M. Hector, il est vrai,
était plus à l'aise et prenait en parlant un ton plus important;
mais cela s'expliquait par ce fait qu'il avait charrette et baudet,
alors que nous, pauvres hères, nous allions à pied. Le reste de la
société s'imaginait certainement, sans d'ailleurs y mettre la moindre
méchanceté, que nous mourions d'envie d'occuper dans la profession un
rang aussi élevé que celui des nouveaux arrivants.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aussitôt que ces braves gens
parurent, la glace se rompit; l'on fit connaissance et la conversation
devint générale. Je ne dis pas que j'aurais mis un grand empressement à
confier à ce marchand ambulant une somme extravagante, mais je suis sûr
qu'il avait l'âme foncièrement honnête. En ce monde mélangé, s'il vous
est possible de trouver un ou deux points sensibles dans le cœur d'un
homme, et par dessus tout, si vous trouvez une famille entière vivant
en si bons termes, vous pouvez à coup sûr vous tenir pour satisfait et
prendre le reste comme accordé; ou ce qui vaut beaucoup mieux, conclure
hardiment que vous saurez parfaitement vous en passer et qu'un seul bon
trait ne saurait se trouver amoindri par dix mille mauvais.

Il se faisait tard. M. Hector alluma une lanterne d'écurie et
sortit pour faire quelques arrangements à sa charrette et mon jeune
monsieur se mit à enlever ses principaux vêtements et à faire de la
gymnastique sur les genoux de sa mère, puis de là sur le parquet, avec
accompagnement de rires.

«Allez-vous coucher seul?» demanda la servante.

«Il n'y a pas de danger», répondit le jeune Gilliard.

«Mais vous couchez bien seul à l'école,» objecta sa mère. «Allons,
allons, il faut être un homme.»

Mais il protesta qu'il ne fallait pas mettre sur le même pied l'école
et les vacances, qu'il y avait des dortoirs à l'école, et il étouffa la
discussion sous des baisers qui rendaient sa mère souriante et ravie au
delà de toute expression.

Il n'y avait certainement pas de danger, selon son expression, qu'il
couchât seul, car il n'y avait qu'un seul lit pour les trois Gilliard.
Nous avions pour notre part énergiquement refusé de coucher à deux dans
un lit et nous eûmes, dans le grenier de la maison, une soupente à deux
lits avec, pour tous meubles, outre les lits, trois porte-manteaux et
une table. Il ne s'y trouvait même pas un verre d'eau; mais par bonheur
la fenêtre pouvait s'ouvrir.

Je n'étais pas encore endormi, que déjà le bruit des ronflements
sonores emplissait le grenier, les Gilliard, les ouvriers et les
gens de l'auberge paraissant, tous et d'un commun accord, prendre
part au concert. Au dehors, la jeune lune resplendissante éclairait
Pont-sur-Sambre et baignait de ses rayons le cabaret où étaient couchés
tous les marchands.




SUR LA SAMBRE CANALISÉE

EN ROUTE POUR LANDRECIES


Le matin lorsque nous descendîmes, l'aubergiste nous montra deux
seaux d'eau derrière la porte de la rue: «Voilà de l'eau pour vous
débarbouiller,» dit-elle. Nous nous arrangeâmes donc pour nous
débarbouiller, pendant que Madame Gilliard, dehors, sur les marches de
l'escalier, brossait les chaussures de la famille et que Mr Hector,
tout en sifflant gaiement, arrangeait pour la tournée du jour quelques
marchandises dans une boîte à compartiments portative, qui formait une
partie de son bagage. Pendant ce temps, l'enfant faisait partir des
amorces de Waterloo, dont il avait parsemé le parquet.

Soit dit en passant, je me demande comment on appelle en France les
amorces de Waterloo; peut-être des amorces d'Austerlitz? Ceci est un
point de vue des plus suggestifs. Vous rappelez-vous ce Français qui,
voyageant via Southampton, descendit à la gare de Waterloo et fut forcé
de traverser le pont de Waterloo? M'est avis qu'il dut avoir l'envie de
retourner dans son pays, sans aller plus loin.

Pont même est sur la rivière; mais tandis que par la terre ferme, il
y a dix minutes de marche pour y venir de Quartes, il y a six mortels
kilomètres par eau. Nous laissâmes nos sacs à l'auberge, et sans
bagage, nous regagnâmes nos canoës à travers les prairies humides.
Quelques-uns des enfants étaient là pour nous voir partir; mais nous
n'étions plus les êtres mystérieux de la soirée précédente. Un départ
est beaucoup moins romanesque qu'une arrivée inexpliquée par un soir
doré. Quelque vive qu'ait été l'impression produite par la première
apparition d'un fantôme, c'est avec une indifférence comparativement
aussi grande que nous le voyons disparaître.

[Illustration: .... lorsque nous longions la forêt de Mormal
(page 105.)]

Les braves gens de l'auberge de Pont, lorsque nous allâmes chercher nos
sacs, furent frappés d'admiration. A la vue de ces deux gracieux petits
bateaux, sur chacun desquels flottait un pavillon anglais, et dont
un lavage à l'éponge avait fait reluire le vernis, ils commencèrent
à s'apercevoir qu'ils avaient reçu des anges, sans s'en douter.
L'aubergiste se tenait sur le pont, désolée probablement de s'être fait
si peu payer. Son fils courait çà et là et invitait les voisins à venir
jouir du spectacle, et nous partîmes sous les yeux d'une véritable
foule de spectateurs émerveillés. Ces messieurs, des marchands! allons
donc! A présent, vous voyez un peu trop tard leur qualité.

Toute la journée, il tomba des averses, qui dégénérèrent parfois en
pluies torrentielles. Nous fûmes trempés jusqu'aux os; puis en partie
séchés par le soleil, puis trempés de nouveau. Mais nous eûmes quelques
intervalles de calme et un notamment lorsque nous longions la forêt
de Mormal. Ce nom sonne mal à l'oreille, mais quel délicieux endroit
pour la vue et l'odorat! Toute la partie qui bordait la rivière avait
un air solennel, baignant dans l'eau l'extrémité de ses branches et
formant dans le haut un mur de feuillage. Qu'est-ce qu'une forêt,
sinon une cité de la nature, pleine de créatures vivantes, robustes
et inoffensives, où rien n'est mort, où rien n'est dû à la main de
l'homme, mais où les citoyens eux-mêmes sont à la fois les maisons
et les monuments publics? Il n'est rien d'aussi vivant, et cependant
d'aussi calme qu'un bois, et deux compagnons qui passent dans le
balancement de leur canoë se sentent bien petits et bien agités en
comparaison.

Et certainement de tous les parfums, celui qu'exhalent un grand nombre
d'arbres est le plus délicieux et le plus fortifiant. La mer vous a
comme une forte odeur qui éclate et vous prend subitement aux narines
ainsi que le tabac à priser, et qui provoque en vous la sensation
délicate d'une vaste étendue d'eau et de grands navires; mais l'odeur
des bois, qui ressemble le plus à celle de la mer par ses propriétés
toniques, la surpasse de beaucoup en douceur. De plus l'odeur de la
mer est peu variée, celle des bois l'est à l'infini; elle varie avec
chaque heure de la journée, non seulement en force, mais en caractère,
et à mesure que vous passez d'une zone de la forêt dans une autre, les
différentes sortes d'arbres paraissent vivre au milieu de différentes
atmosphères. Ordinairement c'est la résine du sapin qui prédomine. Mais
il est des bois qui sont plus coquets dans leurs mœurs; et l'haleine
de la forêt de Mormal, en parvenant jusqu'à nous par cette pluvieuse
après-midi, ne nous apportait rien moins que le parfum délicat de
l'églantier.

J'aurais voulu que notre route se continuât indéfiniment parmi les
bois. Les arbres forment la société la plus polie. Un vieux chêne
qui, dès avant la Réforme, a grandi à l'endroit même où il se dresse,
plus élevé que la flèche de bien des clochers, plus majestueux que
la plupart des montagnes, et qui est cependant un être vivant sujet
aux maladies et à la mort comme vous et moi, n'est-il pas en lui-même
un enseignement frappant de l'histoire? Mais le spectacle de vastes
étendues de terrain couvertes de pareils patriarches, avec leurs
racines contiguës, leurs cimes verdoyantes ondulant au vent comme des
vagues, et leurs robustes rejetons qui leur montent jusqu'aux genoux;
le spectacle de toute une forêt saine et belle, donnant de la couleur
à la lumière et du parfum à l'air, est-ce autre chose que la pièce
la plus imposante du répertoire de la nature? Heine désirait reposer
comme Merlin sous les chênes de Brocéliande. Pour moi, un seul arbre
ne me suffirait pas; mais si la forêt se développait comme un figuier
des Banians[2], je voudrais être enterré sous la racine principale;
toutes les parties de mon être circuleraient de chêne en chêne; ma
conscience se trouverait répandue dans toute la forêt; elle donnerait
un cœur commun à cette masse de flèches vertes, qui pourrait aussi se
réjouir de sa beauté et de sa dignité. Il me semble sentir des milliers
d'écureuils sautant de branche en branche dans mon vaste mausolée;
il me semble sentir les oiseaux et les vents effleurant, rapides et
joyeux, les cimes de hauteurs inégales qui forment sa voûte de verdure.

  [2] Le figuier des Banians est un arbre de l'Inde sur lequel on
  recueille la gomme laque. Cet arbre a une façon extraordinaire de se
  propager; les branches qui en forment la cime émettent des pousses
  grêles qui descendent verticalement et s'allongent de plus en plus,
  jusqu'à ce qu'elles touchent le sol. Elles y prennent bientôt racine,
  grossissent et forment comme autant de colonnes qui soutiennent la
  tête de l'arbre. Le tronc de celui-ci peut périr sans que la cime
  meure, et de nouvelles colonnes s'ajoutent toujours aux anciennes. Il
  en résulte comme une petite forêt, provenant d'un seul tronc. On voit
  à Nerbuddah un figuier des pagodes qui occupe une surface de six à
  sept cents mètres de circonférence.

  (_Note du traducteur_).

Hélas! la forêt de Mormal n'a que fort peu d'étendue et nous n'en
longeâmes la lisière que sur un très petit parcours. Le reste du
temps, la pluie ne cessa de tomber par ondées et le vent de souffler
en rafales, au point qu'on se sentait le cœur fatigué d'un temps aussi
changeant et aussi grognon. Chose singulière, les averses commençaient
toujours, quand il nous fallait porter nos bateaux de l'autre côté
d'une écluse et exposer nos jambes à l'air. Et il en fut ainsi à
chaque écluse. Ceci est une sorte de chose qui éveille volontiers en
vous un sentiment d'animosité contre la nature. Il ne semblait pas y
avoir de raison pour que l'averse ne vînt pas cinq minutes plus tôt ou
plus tard, à moins de lui supposer une intention de vous braver. La
Cigarette avait un mackintosh, qui le mettait plus ou moins au-dessus
de ces contrariétés. Mais il me fallait supporter tout ce mauvais
temps, car je n'avais aucun vêtement de ce genre. Je commençai à me
rappeler que la nature est femme. Mon compagnon, qui voyait les choses
plus en rose, écoutait mes jérémiades avec une grande satisfaction,
et y joignait ironiquement les siennes. «C'est comme les marées»,
disait-il, pour prendre comme exemple une chose analogue, «ça ne sert
qu'à embêter les canotiers. Si, ça peut encore avoir un autre but: ça
permet à la lune de se glorifier de l'influence qu'on lui attribue sur
la production de ce phénomène.» A la dernière écluse, un peu en deçà
de Landrecies, je refusai d'aller plus loin; et au beau milieu d'une
averse, je m'assis sur la berge pour me ranimer en fumant une pipe.
Un alerte vieillard que je pris pour le diable s'approcha de moi, et
me questionna sur notre voyage. J'avais le cœur si gros que je lui
dévoilai nos projets. Voilà bien, me dit-il, la plus sotte entreprise
dont j'aie jamais entendu parler. Comment donc! est-ce que je ne savais
pas, me demanda-t-il, qu'il n'y avait que des écluses, des écluses,
et toujours des écluses, sur tout le trajet, sans compter qu'à cette
saison de l'année, nous allions trouver l'Oise complètement à sec?
«Montez en chemin de fer, mon petit jeune homme, et retournez chez
vous auprès de vos parents.» Je fus tellement abasourdi par la malice
de cet homme que tout ce que je pus faire fut de fixer les yeux sur
lui, sans pouvoir dire un mot. Un arbre ne m'aurait jamais tenu pareil
langage. Enfin je trouvai quelques paroles pour me tirer d'embarras.
Nous avions déjà fait, lui dis-je, un assez long trajet en venant
d'Anvers jusqu'ici, et nous ferions le reste en dépit de lui. Oui,
ajoutai-je, s'il n'y avait pas d'autre motif, je le ferais à présent,
par la seule raison qu'il avait osé dire que nous ne le pourrions pas.
L'aimable vieillard me regarda en ricanant, fit une allusion à mon
canoë, et s'éloigna tranquillement en hochant la tête.

J'avais encore le cœur tout bouillant d'indignation quand deux jeunes
gens m'abordèrent. Ils me prirent pour le domestique de la Cigarette,
sans doute parce que je n'avais qu'un simple jersey, tandis que lui
portait un mackintosh, et ils me firent beaucoup de questions sur ma
place et sur le caractère de mon maître. Je répondis que c'était un
assez bon garçon; mais qu'il avait en tête cet absurde voyage. «Oh!
non, non,» dit l'un d'eux, «il ne faut pas dire cela; ce n'est pas
absurde du tout, c'est très courageux de sa part.» Je crois que ces
deux jeunes gens étaient des anges envoyés pour me rendre du courage.
Ce fut pour moi une chose vraiment fortifiante de reproduire ainsi
toutes les insinuations du vieillard, comme si elles venaient de moi et
qu'elles m'eussent été suggérées par mon rôle de domestique mécontent,
et de les voir chasser comme autant de mouches par ces admirables
jeunes gens.

Quand je racontai cet incident à la Cigarette, «les gens doivent se
faire une curieuse idée de la manière d'agir des domestiques anglais,»
dit-il sèchement, «car vous m'avez traité en bête brute à l'écluse».

Je fus très mortifié de ces paroles; mais il est de fait que mon
caractère avait souffert.




A LANDRECIES


A Landrecies la pluie tombait encore et le vent soufflait toujours;
mais nous trouvâmes une chambre à deux lits bien meublée, de véritables
pots à eau contenant de l'eau véritable, et un dîner, un dîner
véritable avec du vin véritable. Pour moi, après avoir été marchand
pendant une nuit, après avoir été le jouet des éléments pendant toute
la journée, je sentis ce confort faire sur mon cœur l'effet d'un rayon
de soleil. Il y avait au dîner un fruitier anglais qui voyageait avec
un fruitier belge. Dans la soirée, au café, nous remarquâmes que notre
compatriote perdait beaucoup d'argent au jeu de bouchon; et je ne sais
pourquoi, ceci nous fut agréable.

Il advint que nous dûmes faire plus ample connaissance avec Landrecies
que nous ne nous y attendions; car le lendemain il faisait un vrai
temps de chien. Cette ville n'est pas l'endroit qu'on aurait voulu
choisir pour se reposer une journée, car elle ne se compose guère
que de fortifications. A l'intérieur des remparts, quelques pâtés de
maisons, une longue rangée de casernes et une église représentent la
ville du mieux qu'ils peuvent. Il ne paraît pas y avoir de commerce,
et un boutiquier chez qui j'achetai un briquet de treize sous éprouva
une telle émotion d'avoir un client qu'il m'emplit mes poches de silex
de reste par dessus le marché. Les seuls monuments publics qui eurent
quelque intérêt pour nous furent l'hôtel de ville et le café. Cependant
nous visitâmes l'église; c'est là que repose le maréchal Clarke;
mais comme nous n'avions jamais entendu parler ni l'un ni l'autre de
ce soldat héroïque, nous supportâmes avec fermeté les souvenirs de
l'endroit.

Dans toutes les villes de garnison, les appels à la garde, les réveils
et autres choses du même genre font un magnifique et romanesque
intermède dans la vie civile. Les clairons, les tambours et les fifres
sont par eux-mêmes d'excellentes choses, et quand ils font penser aux
armées en marche et aux pittoresques vicissitudes de la guerre, ils
suscitent dans le cœur quelque chose de fier. Mais dans une ombre de
ville telle que Landrecies, où il n'y a guère d'autre mouvement, ces
accents guerriers produisaient une commotion grande à proportion.
C'étaient en vérité les seules choses mémorables. C'était bien
l'endroit pour entendre la ronde passant la nuit dans les ténèbres avec
le pas pesant des hommes en marche et la répercussion frémissante des
roulements de tambour. Cela vous rappelait que cette place même était
un point dans le grand système militaire de l'Europe, qu'il se pourrait
qu'un jour dans l'avenir elle fût entourée de la fumée et du tonnerre
du canon et qu'elle se fît un nom parmi les places fortes.

En tous cas, le tambour, grâce à sa voix martiale et au remarquable
effet physiologique qu'il produit, je dirai plus, grâce même à sa
forme embarrassante et comique, occupe une place à part parmi les
instruments de percussion. Et s'il est vrai, comme je l'ai ouï dire,
que les tambours sont recouverts de peau d'âne, quelle pittoresque
ironie cela ne contient-il pas! Comme si la peau de ce patient animal
n'avait pas été suffisamment battue pendant qu'il était en vie,
tantôt par les marchands des quatre saisons de Lyon, tantôt par les
présomptueux prophètes hébreux, il fallait encore qu'elle fût enlevée
aux quartiers de derrière de la pauvre bête, après sa mort, tendue sur
un tambour et battue chaque nuit à la ronde dans les rues de toutes
les villes de garnison de France. Et sur les hauteurs de l'Alma et de
Spicheren, et partout où la mort fait flotter son drapeau rouge et
retentir le bruit de sa puissante épée sur les canons, là aussi, il
faut que le jeune tambour se précipitant, les joues toutes blanches,
par dessus les camarades tombés, batte et maltraite ce morceau de peau,
arraché aux reins de paisibles baudets.

En général on n'emploie jamais plus mal son temps qu'à donner des
coups de bâton sur la peau des ânes. Nous savons l'effet que cela
produit sur cet animal, pendant qu'il est en vie, et nous n'ignorons
pas que vos coups ne hâteront pas la marche de votre âne stupide. Mais
dans cet état de momie et de triste survivance à soi-même, lorsque
la peau creuse retentit sous les coups des baguettes, que chaque
rataplan va droit au cœur d'un homme, y introduit la folie et cette
disposition du pouls, que dans notre façon emphatique de parler nous
surnommons Héroïsme, n'y a-t-il pas une espèce de vengeance contre
les persécuteurs de l'âne? Autrefois, pourrait-il vous dire, vous me
faisiez monter la colline et descendre la vallée à coups de bâton, et
j'étais forcé de l'endurer; mais à présent que je suis mort, ces coups
sourds qu'on entendait à peine dans les chemins de campagne sont
devenus une musique entraînante en tête de la brigade, et pour chaque
coup dont vous avez frappé ma peau, vous verrez un camarade chanceler
et tomber.

Peu de temps après le passage des tambours devant le café, la Cigarette
et l'Aréthuse, se sentant envie de dormir, partirent pour l'hôtel qui
n'était qu'à deux pas. Mais bien que Landrecies ne nous eût guère
paru intéressant, Landrecies s'était senti de l'intérêt pour nous.
Nous apprîmes que tout le long de la journée, des gens avaient couru
entre les rafales voir nos deux bateaux. Des centaines de personnes,
disait-on, quoique l'assertion ne fût guère d'accord avec l'idée que
nous nous faisions de la ville, des centaines de personnes avaient
couru les regarder dans le magasin à charbon où ils se trouvaient.
Nous devenions des lions à Landrecies, nous qui n'avions été que des
marchands la veille au soir, à Pont.

Lorsque nous quittâmes le café, quelqu'un courut après nous et nous
rattrapa à la porte de l'hôtel. Ce n'était rien moins que le juge de
paix, fonctionnaire qui, autant que j'en puis juger, joue le rôle d'un
délégué du shériff en Ecosse. Il nous donna sa carte et nous invita
à souper avec lui sur le champ, avec le charme délicat et la grâce
exquise que les Français apportent à ces choses. C'était pour le crédit
de Landrecies, dit-il, et bien que nous fussions parfaitement fixés sur
le peu de crédit que nous pouvions faire à la ville, nous aurions été
de grossiers personnages si nous avions refusé une invitation aussi
poliment faite.

La maison du juge de paix se trouvait tout près. C'était un intérieur
de célibataire bien installé, avec une curieuse collection de vieilles
bassinoires en cuivre suspendues aux murs. Quelques-unes étaient
artistement ciselées. Il semblait que cela fût une idée pittoresque
pour un collectionneur. On ne pouvait s'empêcher de penser au grand
nombre de bonnets de nuit qui s'étaient agités sur ces bassinoires dans
les générations passées; aux plaisanteries qui avaient pu se faire,
aux baisers qui avaient pu se prendre, lorsqu'elles étaient en usage;
on songeait forcément aux nombreuses fois qu'elles avaient paradé dans
le lit de la mort. Si seulement elles pouvaient parler, à quelles
scènes absurdes, inconvenantes et tragiques n'avaient-elles pas assisté?

Le vin était excellent. Quand nous complimentions le juge de paix
sur une bouteille: «Je ne vous donne pas cela comme ce que j'ai de
plus mauvais», disait-il. Je me demande quand les Anglais apprendront
ces gracieuses façons hospitalières. Elles valent la peine qu'on
les apprenne; elles ornent l'existence et embellissent les heures
ordinaires.

Deux autres habitants de Landrecies étaient présents. L'un était un
receveur d'une chose ou d'une autre, j'ai oublié quoi; l'autre, nous
apprit-on, était le principal notaire de l'endroit. Il se trouvait donc
que nos professions à tous les cinq avaient plus ou moins de rapport
avec la loi. Dans ces conditions, il était presque certain que la
conversation deviendrait technique. La Cigarette expliqua d'une façon
magistrale les lois sur le paupérisme. Et un peu plus tard, je me
trouvai moi-même en train d'exposer la loi écossaise sur les enfants
naturels, dont, je suis bien aise de le dire, je ne connais pas le
moindre mot. Le receveur et le notaire, mariés tous deux, accusèrent
le juge de paix, qui était célibataire, d'avoir soulevé la question.
Il se défendit de l'accusation de l'air conscient et satisfait que
prennent tous les hommes que j'aie jamais vus, qu'ils soient Français
ou Anglais. N'est-il pas étrange que tous, dans les moments où nous ne
sommes pas sur nos gardes, nous éprouvions une certaine satisfaction à
ce qu'on nous juge un tant soit peu coquins avec les femmes?

A mesure que la soirée s'avançait, le vin devenait plus à mon goût; les
liqueurs se trouvaient encore meilleures que le vin et la société était
très animée. Ce fut le plus haut étiage de la faveur populaire de notre
voyage. Après tout, comme nous nous trouvions chez un juge de paix,
n'y avait-il pas quelque chose de semi-officiel dans la façon dont il
nous traitait? C'est pourquoi, nous souvenant quel grand pays est la
France, nous rendîmes pleine justice à la réception qui nous avait été
faite. Il y avait longtemps que Landrecies était endormi lorsque nous
retournâmes à l'hôtel, et les sentinelles sur les remparts allaient
bientôt voir poindre le jour.




LE CANAL DE LA SAMBRE A L'OISE

PÉNICHES


Il était tard et il pleuvait quand nous partîmes le lendemain. Le juge
de paix abrité sous un parapluie eut la politesse de nous accompagner
jusqu'au bout de l'écluse. Nous en étions arrivés à présent, en matière
de temps, à un degré d'humilité qu'on n'atteint guère que dans les
Highlands d'Ecosse. Un petit coin de ciel bleu ou un rayon de soleil
faisait chanter nos cœurs et quand il ne pleuvait pas très fort, nous
considérions la journée comme presque belle.

De longues files de bateaux s'étendaient le long du canal. Beaucoup
d'entre eux avaient l'air tout à fait pimpants et ressemblaient à des
navires dans leurs justaucorps de goudron d'Archangel, rehaussé de
blanc et de vert. Quelques-uns portaient une gaie balustrade en fer et
tout un parterre de pots de fleurs. Les enfants jouaient sur le pont
des bateaux, sans plus se soucier de la pluie que s'ils avaient été
élevés sur les bords du lac Caron; les hommes pêchaient par dessus le
plat-bord, quelques-uns sous un parapluie; les femmes faisaient leur
lessive; et chaque bateau était fier de son petit roquet qui faisait
office de chien de garde. Chacun de ces chiens aboyait furieusement
après nos canoës, courant le long du bord jusque l'autre bout de son
bateau et passant ainsi le mot au chien qui était sur le suivant. Nous
avons dû voir, au cours de cette journée de canotage, quelque chose
comme une centaine de ces embarcations, rangées les unes à la suite
des autres comme les maisons dans une rue; et il n'y avait pas un seul
de ces bateaux dont le chien ne nous accompagnât de ses aboiements. On
croirait visiter une ménagerie, fit remarquer la Cigarette.

Ces petites cités le long du bord du canal produisaient sur l'esprit
une très bizarre impression. Elles ressemblaient, avec leurs pots de
fleurs et leurs cheminées fumantes, leurs lessives et leurs dîners,
à un coin de nature enraciné dans le paysage; et cependant, si le
canal venait seulement à se dégager en aval, tous les bateaux l'un
après l'autre hisseraient leur voile ou se feraient remorquer par des
chevaux et s'en iraient dans toutes les parties de la France, et le
hameau impromptu se séparerait, maison par maison, pour se disperser
aux quatre vents. Quant aux enfants qui jouaient ensemble aujourd'hui
sur le canal de la Sambre à l'Oise, chacun au seuil de l'habitation
paternelle, où et quand pourrait se faire leur prochaine rencontre?

Depuis quelque temps notre conversation avait roulé sur les bateaux et
nous avions formé le projet de passer nos vieux jours sur les canaux
de l'Europe. Nous devions faire ces voyages tout à fait à loisir,
tantôt sur une rapide rivière, à la remorque d'un vapeur, tantôt
attendant des chevaux pendant des journées entières à quelque jonction
peu considérable. On devait nous voir nous agiter sur le pont dans
toute la dignité des années, notre barbe blanche tombant sur notre
poitrine. Nous devions être perpétuellement occupés parmi les pots de
couleur, si bien qu'il n'y aurait pas de blanc d'une fraîcheur plus
grande, ni de vert d'une plus belle teinte d'émeraude que le nôtre,
dans tous les bateaux circulant sur les canaux. Il devait y avoir des
livres dans la cabine, des pots à tabac et du vieux Bourgogne aussi
rouge qu'un coucher de soleil en Novembre, et aussi parfumé qu'une
violette en Avril. Il devait y avoir un flageolet dont la Cigarette,
avec un doigté habile, tirerait des sons attendrissants sous les
étoiles, et peut-être, mettant de côté son instrument, élèverait-il la
voix--sa voix un peu plus grêle qu'autrefois, avec, de temps à autre,
un chevrotement que vous appelleriez, si vous vouliez, une roulade
naturelle--en une riche et solennelle psalmodie.

Toutes ces choses mijotant dans mon esprit me firent désirer aller
à bord d'une de ces habitations idéales de la flânerie. Je n'avais
que l'embarras du choix, tandis que je les côtoyais les unes après
les autres et que les chiens aboyaient après moi, me prenant pour un
vagabond. A la fin j'aperçus un brave vieillard et son épouse qui me
regardaient tous deux avec intérêt. Je leur souhaitai donc le bonjour
et m'arrêtai près de leur bateau. Je débutai par une remarque sur leur
chien qui avait quelque chose du chien d'arrêt. Changeant alors de
sujet, j'adressai à Madame un compliment sur ses fleurs, puis un mot
d'éloge sur leur genre de vie.

Si vous tentiez pareille expérience en Angleterre, vous recevriez
immédiatement un camouflet. On vous représenterait cette existence
comme méprisable, non sans faire une allusion mordante à votre
meilleur sort. Or ce que j'aime tant en France, c'est la franchise et
l'intrépidité avec laquelle chacun reconnaît sa situation de fortune.
Ils savent tous dans ce pays de quel côté leur pain est beurré, et ils
prennent plaisir à le montrer aux autres, ce qui est à coup sûr ce que
la religion comporte de meilleur; et ils dédaignent de faire la petite
bouche sur leur pauvreté, ce que je considère comme ce qu'il y a de
supérieur dans le courage. J'ai entendu une femme dans une position
tout à fait belle et possédant une fortune assez ronde, parler de son
propre enfant avec une plainte navrante, comme de l'enfant d'un pauvre
homme. Moi, je ne dirais pas pareille chose au duc de Westminster. Et
les Français sont pleins de cet esprit d'indépendance. Peut-être est-ce
le résultat des institutions républicaines, comme ils les appellent.
C'est beaucoup plus vraisemblablement parce qu'il y a si peu de gens
réellement pauvres que ceux qui se plaignent ne sont pas en nombre
suffisant pour se soutenir les uns les autres.

Les gens du bateau étaient charmés de m'entendre admirer leur
situation. Ils comprenaient parfaitement bien, me dirent-ils, comment
Monsieur enviait le sort. Sans doute Monsieur était riche, et dans ce
cas il lui était loisible de faire une péniche jolie comme un château.
Et ce disant, ils m'invitèrent à monter à bord de leur château d'eau.
Ils s'excusèrent de la pauvreté de leur cabine; ils n'avaient pas été
assez riches pour l'arranger comme elle aurait dû l'être.

«Le feu aurait dû être ici, de ce côté-ci,» expliquait le mari.
«Ensuite on pourrait avoir un secrétaire au milieu--des livres--et»
(d'une manière générale) «tout. Ça serait tout à fait coquet». Et
il regardait autour de lui, comme si les améliorations étaient déjà
faites. Ce n'était évidemment pas la première fois qu'il avait ainsi
embelli sa cabine en imagination; et à la première bonne affaire qu'il
fera, il faut m'attendre à voir le secrétaire au milieu de la cabine.

Madame avait trois oiseaux dans une cage. Ce n'était pas grand chose,
expliquait-elle. Les beaux oiseaux étaient si chers! Ils avaient
cherché à se procurer un hollandais l'hiver dernier, à Rouen (Rouen,
pensai-je; est-ce que toute cette demeure, avec ses chiens, ses
oiseaux et ses cheminées fumantes, voyage jusque-là? et a-t-elle la
même simplicité parmi les falaises et les vergers de la Seine qu'au
milieu des vertes plaines de la Sambre?) ils avaient cherché à se
procurer un hollandais l'hiver dernier à Rouen; mais ces oiseaux
coûtent quinze francs pièce,--pensez un peu--quinze francs!

«Pour un tout petit oiseau», ajouta le mari.

Comme je continuais à admirer, ces braves gens cessèrent de s'excuser
et se mirent à vanter leur bateau et leur heureuse condition, comme
s'ils avaient été l'Empereur et l'Impératrice des Indes. Ce fut, selon
l'expression usitée en Ecosse, une bonne audition, et cela me fit
voir le monde sous un jour favorable. Si l'on savait combien il est
encourageant d'entendre une personne se vanter, aussi longtemps qu'elle
se vante de ce qu'elle a réellement, je crois qu'on le ferait plus
librement et de meilleure grâce.

Ils commencèrent à faire des questions sur notre voyage. Il vous aurait
fallu voir comme ils sympathisaient avec nous. Ils semblaient à moitié
disposés à abandonner leur bateau et à nous suivre.

Mais ces mariniers ne sont que des bohémiens à demi-domestiqués. Cette
demi-domestication se manifesta sous une forme assez jolie. Soudain
le front de Madame s'assombrit. «Cependant», commença-t-elle, et elle
s'arrêta; puis reprenant, elle me demanda si j'étais célibataire.

--«Oui,» répondis-je.

--«Et votre ami qui vient de passer il n'y a qu'un instant?»

Lui non plus n'était pas marié.

Oh! alors, tout était pour le mieux. Elle ne pouvait pas admettre qu'on
laissât les femmes seules au logis; mais, puisqu'il n'y avait aucune
épouse en jeu, nous faisions ce que nous pouvions faire de mieux.

--«Veiller aux intérêts de quelqu'un dans le monde», reprit le mari,
«il n'y a que ça. D'autre part, notez bien, si un homme reste fixé
dans son village comme un ours, continua-t-il, il ne voit rien; et
ensuite la mort est la fin de tout et il n'a rien vu.»

Madame rappela à son mari un Anglais, qui avait remonté ce canal en
bateau à vapeur.

--«Peut-être M. Moens dans l'Ytene», suggérai-je.

--«Tout juste», approuva le mari. «Il avait avec lui sa femme et sa
famille avec des domestiques. Il débarquait à toutes les écluses et
demandait les noms des villages aux bateliers ou aux éclusiers, et
alors il les écrivait, il les écrivait. Oh! il écrivait énormément. Je
suppose que c'était un pari.»

Il y avait là une explication assez plausible pour nos exploits; mais
il semblait assez original de croire qu'un pari fût une raison de
prendre des notes.




LA CRUE DE L'OISE


Le lendemain matin il n'était pas neuf heures que les deux canoës
étaient installés sur une légère charrette de campagne à Etreux. Nous
ne tardâmes pas à les suivre sur la route qui longe une riante vallée
couverte de houblonnières et de peupliers. D'agréables villages étaient
disséminés sur la pente de la colline: notamment Tupigny avec ses
perches à houblon laissant pendre leurs guirlandes jusque dans la rue
et ses maisons tapissées de vignes avec leurs raisins. Il y eut un
faible enthousiasme sur notre passage; les tisserands passaient leurs
têtes aux fenêtres; les enfants criaient, émerveillés à la vue des
deux barquettes, et des piétons en blouse, de connaissance avec notre
charretier, plaisantaient avec lui sur la nature de son chargement.

Nous essuyâmes une ou deux averses, mais légères et fuyantes. L'air
était pur et doux parmi tous ces champs verts et toutes ces choses
vertes qui poussaient. Rien qui indiquât l'automne, dans le temps. Et
quand à Vadencourt, nous nous embarquâmes au bord d'une petite prairie,
en face d'un moulin, le soleil perça les nuages et fit resplendir
toutes les feuilles dans la vallée de l'Oise.

Les pluies qui tombaient depuis longtemps avaient gonflé la rivière.
Sur tout le parcours de Vadencourt à Origny, elle courait avec une
rapidité toujours croissante, puisant de nouvelles forces à chaque
mille et se précipitant comme si elle sentait déjà la mer. Jaune et
tumultueuse, l'eau tournoyait en tourbillons irrités parmi les saules
à demi-submergés et battait les bords pierreux d'un clapotis furieux.
Son cours suivait en serpentant sans cesse une vallée étroite et
bien boisée. Tantôt la rivière s'approchait du pied de la colline,
courait en glissant le long de sa base crayeuse, et nous laissait
voir entre les arbres quelques champs de colza s'étendant à perte de
vue. Tantôt elle longeait les murs des jardins derrière les maisons,
où d'un rapide coup d'œil, nous pouvions, par la baie d'une porte,
saisir la silhouette d'un prêtre qui se promenait, dans la lumière
diaprée du soleil. Puis le feuillage formait un mur si épais devant
nous qu'il semblait n'y avoir aucune issue; ce n'était qu'un bouquet
de saules dominés par des ormes et des peupliers, sous lesquels la
rivière courait impétueuse et rapide, traversée par un martin-pêcheur
qui passait comme un morceau de ciel bleu. Sur ces différentes
manifestations de la nature le soleil répandait ses rayons clairs
et catholiques. Sur la surface rapide de la rivière, les ombres se
dessinaient aussi fermes que sur les prairies immobiles. La lumière
scintillait en filets d'or entre les feuilles dansantes des peupliers
et nous permettait de jouir de la vue des collines. Et pendant tout ce
temps, la rivière ne s'arrêtait jamais dans sa course et ne reprenait
jamais haleine; et sur toute la longueur de la vallée les roseaux se
dressaient, frissonnant de la tête aux pieds.

Il doit y avoir quelque mythe (mais s'il en existe un, je ne le connais
pas) fondé sur le frissonnement des roseaux. Il n'y a guère de choses
dans la nature qui frappent davantage l'œil de l'homme. C'est une
pantomime si éloquente de la terreur; et la vue d'un si grand nombre
de créatures se réfugiant dans tous les creux du rivage comme dans
un sanctuaire inviolable est suffisante pour répandre l'infection de
la crainte dans un esprit faible. Peut-être n'est-ce qu'une question
de froid? et cela n'aurait rien d'étonnant, puisque les roseaux sont
plongés dans l'eau jusqu'à la taille. Ou peut-être ne se sont-ils
jamais accoutumés à la hâte et à la fureur du flux de la rivière ou au
miracle de son corps sans fin? Pan jouait autrefois du chalumeau sur
leurs ancêtres; et ainsi par les mains de sa rivière, il continue à
jouer sur ces récentes générations dans toute la vallée de l'Oise; et
il joue le même air, tout à la fois doux et perçant, pour nous dire ce
qu'il y a de beau et de terrifiant dans le monde.

Le canoë était comme une feuille dans le courant qui le soulevait,
le secouait et l'emportait en maître; tel un centaure emportant une
nymphe. Pour conserver quelque pouvoir sur la direction des canoës, il
nous fallait beaucoup d'habileté et d'activité dans le maniement de la
pagaie. La rivière avait une telle hâte d'atteindre la mer! Toutes les
gouttes d'eau couraient, prises d'une terreur panique, comme autant
de gens dans une foule épouvantée. Mais y eut-il jamais une foule si
nombreuse et si possédée d'une seule idée? Tous les objets visibles
passaient avec le rythme d'une danse; la vue courait de la même course
que la rivière. Les exigences de chaque moment tendaient tellement les
cordes que notre être vibrait comme un instrument bien accordé et que
le sang, secouant sa léthargie, trottait par tous les grands chemins et
par tous les sentiers des veines et des artères, entrait dans le cœur
et en sortait précipitamment, comme si la circulation n'était qu'un
voyage de vacances et non le labeur quotidien de soixante-dix années.
Les roseaux pouvaient incliner leur tête en guise d'avertissement,
et par leurs gestes tremblants, nous dire que la rivière était aussi
cruelle qu'elle était impétueuse et froide, et que la mort était aux
aguets dans les tourbillons sous les saules. Mais les roseaux devaient
rester où ils étaient et ceux qui restent immobiles sont toujours de
timides conseillers. Pour nous, nous aurions pu crier à tue-tête. A
vrai dire, si cette charmante et magnifique rivière était une invention
de la mort, la vieille coquine grise s'était fameusement trompée à
notre égard. En ce moment l'intensité de ma vie était décuplée. Je
marquais des points contre la mort à chacun de mes coups de pagaie, à
chaque tournant du cours d'eau. J'ai rarement tiré meilleur profit de
ma vie.

Car à mon avis, nous pouvons considérer notre petite guerre
particulière avec la mort tant soit peu sous ce jour. Si un homme
sait que tôt ou tard il sera dévalisé dans un voyage, il prendra
une bouteille de ce qu'il y a de meilleur dans chaque auberge et
considèrera toutes ses extravagances comme autant de gagné sur les
voleurs: Et ce sera surtout autant de gagné, si au lieu de dépenser
simplement, il fait un placement avantageux d'une partie de son argent,
lorsqu'il n'y aura plus aucun risque de le perdre. De même chaque
moment de vie intense, surtout quand cette vie est pleine de santé, est
autant de gagné sur la mort, la voleuse en gros. Nous aurons d'autant
moins dans nos poches, d'autant plus dans notre estomac, le jour où
elle s'écriera: «Halte là. Votre bourse!» Un rapide cours d'eau est un
de ses artifices favoris, un de ces artifices qui est pour elle chaque
année une source de grands revenus. Mais lorsque viendra pour elle et
pour moi le moment de régler nos comptes, je lui sifflerai au nez,
quand il sera question de ces heures passées sur l'Oise supérieure.

Au début de l'après-midi, le soleil resplendissant et la gaîté de la
marche nous avaient plongés dans une sorte de douce ivresse. Nous ne
pouvions plus nous contenir; nous ne pouvions plus contenir notre
contentement. Les canoës étaient trop petits pour nous; nous éprouvions
le besoin d'en sortir pour nous dégourdir les jambes sur le rivage.
Et nous nous étendîmes de tout notre long sur le gazon dans une verte
prairie, nous fumâmes un tabac déifiant et proclamâmes le monde
excellent. Ce fut la dernière bonne heure de la journée et je m'y
arrête avec une extrême complaisance.

D'un côté de la vallée, tout en haut du sommet crayeux de la colline,
un laboureur avec son attelage paraissait et disparaissait à
intervalles réguliers. Chaque fois qu'il se montrait, sa silhouette se
détachait immobile pendant quelques secondes sur le fond du ciel, tout
à fait semblable, au dire de la Cigarette, à un Burns de fantaisie qui
viendrait retourner avec sa charrue la marguerite de la montagne.[3]
C'était le seul être vivant que nous eussions en vue, à moins que nous
ne dussions compter la rivière.

  [3] Allusion à une poésie de Burns intitulée: «_A une Marguerite de
  montagne_,» dans laquelle il plaint le sort d'une marguerite qu'il
  a retournée et déracinée avec sa charrue. La pièce, très jolie,
  comprend 9 strophes de 6 vers chacune.

De l'autre côté de la vallée, un groupe de toits rouges et un beffroi
se montraient parmi le feuillage. De là quelque sonneur de cloches
inspiré emplissait l'après-midi de la musique d'un carillon. Il y avait
quelque chose de très doux, de très captivant dans l'air qu'il jouait,
et nous pensâmes que nous n'avions jamais entendu de cloches parler
d'une manière si intelligente ou chanter d'une façon aussi mélodieuse.
Ce fut sans doute sur quelque rythme semblable que les fileuses et les
jeunes filles chantaient «Eloigne-toi, ô mort,» dans l'Illyrie[4] de
Shakespeare. Il y a si souvent une note menaçante, quelque chose de
beuglant et de métallique dans la voix des cloches, que nous avons,
je crois, une impression bien plus pénible qu'agréable à les entendre.
Mais tandis que ces cloches sonnaient dans le lointain, tantôt sur un
ton haut, tantôt sur un ton grave, tantôt avec une cadence plaintive
qui captivait l'oreille comme le refrain d'un chant populaire, elles
étaient toujours modérées et mélodieuses, et semblaient être en
harmonie avec l'esprit des endroits tranquilles et rustiques, comme le
bruit d'une chute d'eau ou le babillage d'une colonie de corneilles au
printemps. J'aurais bien demandé la bénédiction du sonneur de cloches,
bon et grave vieillard qui tirait si doucement la corde, au rythme de
ses méditations. J'aurais volontiers béni le prêtre, ou les héritiers,
ou qui que ce soit en France qui s'occupe de ces sortes d'affaires,
qui avaient légué ces harmonieuses vieilles cloches pour égayer
l'après-midi, au lieu de tenir des réunions, de faire des quêtes, et
d'avoir leurs noms imprimés à diverses reprises dans la feuille locale,
pour monter un carillon de substituts d'airain tout flambant neufs
fondus à Birmingham, qui bombarderaient leurs flancs à la provocation
d'un sonneur de cloches tout flambant neuf et rempliraient les échos de
la vallée de terreur et de vacarme.

  [4] Shakespeare. La nuit des rois. Scène IV. Acte II.

  _N. d. T._

A la fin les cloches se turent, et avec leur note le soleil se retira.
Le spectacle était fini; la vallée de l'Oise était retombée dans
l'ombre et le silence. Nous nous mîmes à pagayer, le cœur joyeux,
comme des gens qui, après avoir assisté jusqu'au bout à une noble
représentation, retournent au travail. La rivière était plus dangereuse
ici; elle courait plus vite; les tourbillons étaient plus soudains et
plus violents. Pendant toute la descente nous avions eu des difficultés
tout notre soûl. Tantôt c'était un barrage que notre habileté nous
permettait de franchir avec la rapidité d'une flèche; tantôt c'en était
un autre si peu profond et hérissé de tant de pieux qu'il nous fallait
tirer les bateaux de l'eau et les porter au delà. Mais le principal
genre d'obstacles avait pour cause les derniers grands vents. Tous
les deux ou trois cents mètres, un arbre était tombé en travers de
la rivière et en avait ordinairement entraîné plus d'un autre dans
sa chute. Souvent il y avait un passage libre à l'extrémité, et nous
pouvions doubler ce promontoire de feuillage et entendre la succion et
le bouillonnement de l'eau parmi les branches. Souvent aussi, quand
l'arbre s'étendait d'une rive à l'autre, il y avait place pour, en
se rasant, passer en dessous, canoë et tout. Quelquefois il était
nécessaire de monter sur le tronc même et de faire passer les bateaux
en les tirant; et parfois aussi, aux endroits où le courant était trop
impétueux pour agir ainsi, il n'y avait rien à faire que d'atterrir et
de transporter nos bateaux. Ceci fit une belle série d'accidents dans
le trajet du jour et nous tint constamment en éveil.

Peu de temps après notre rembarquement comme j'étais en tête avec une
longue avance toujours plein d'un noble et joyeux enthousiasme pour le
soleil, la rapidité de notre allure et les cloches d'église, la rivière
fit un de ses sauts de lion à un brusque tournant, et j'aperçus un
autre arbre tombé à une portée de pierre. En un clin d'œil j'eus
baissé mon dossier et je visai un endroit où le tronc semblait assez
élevé au dessus de l'eau et où les branches ne paraissaient pas trop
touffues pour me laisser glisser par dessous. Quand un homme vient de
vouer une éternelle confraternité à l'univers, il n'est pas en état de
prendre de sang-froid de grandes déterminations, et je n'avais pas été
heureusement inspiré en prenant celle-ci, qui aurait pu être pour moi
très importante. L'arbre m'accrocha par la poitrine, et pendant que
je m'efforçais encore de me faire plus mince et de me frayer passage,
la rivière coupa court à tout en m'enlevant mon bateau. L'Aréthuse
pivota, dériva bâbord avant, s'inclina sur le flanc, rejeta tout ce qui
restait encore de moi à bord, et ainsi désencombrée, fila vivement sous
l'arbre, se redressa et s'en alla gaiement au fil de l'eau.

J'ignore combien de temps je mis à me hisser à force d'efforts sur
l'arbre, auquel j'étais resté cramponné; mais ce fut plus long que
je ne l'aurais désiré. Mes pensées étaient d'un caractère grave et
presque sombre; mais je me cramponnais toujours à ma pagaie. Le courant
m'entraînait par les talons aussi vite que je parvenais à soulever mes
épaules hors de l'eau, et au poids, il me semblait avoir toute l'eau
de l'Oise dans les poches de mon pantalon. Vous ne pourrez jamais
savoir, tant que vous n'en aurez pas fait l'essai, avec quelle sourde
violence une rivière tire sur un homme. La mort elle-même m'avait par
les talons; car c'était ici sa dernière embuscade, et il fallait à
présent qu'elle prît part en personne à la lutte. Et toujours je tenais
ma pagaie. A la fin, je me hissai péniblement jusqu'au ventre sur le
tronc et je restai là, loque mouillée, sans haleine, l'esprit partagé
entre la mauvaise humeur et le sentiment de l'injustice du sort.
Quelle triste figure j'ai dû faire aux yeux de Burns avec son attelage
au sommet de la colline! Mais la pagaie se trouvait toujours dans ma
main. Sur ma tombe, si jamais j'en ai une, je veux que ces mots soient
inscrits: «Il se cramponna à sa pagaie.»

La Cigarette venait de passer un instant auparavant; il y avait en
effet, comme j'aurais pu l'observer, si j'avais été un peu moins
enthousiasmé de l'univers à ce moment, un passage libre autour du
sommet de l'arbre, du côté le plus éloigné. Il m'avait offert ses
services pour me tirer de là; mais comme j'étais déjà sur les coudes,
j'avais refusé et l'avais envoyé en aval, à la poursuite de la
vagabonde Aréthuse. Le courant était trop rapide pour qu'un homme le
remontât avec un seul canoë, à plus forte raison avec deux sur les
bras. Je rampai donc le long du tronc jusqu'à la rive et je descendis à
pied par les prairies qui bordent la rivière. J'avais tellement froid
que mon cœur était endolori. Je me rendais bien compte par moi-même
à présent de la raison pour laquelle les roseaux frissonnaient si
tristement. J'aurais pu donner une leçon à n'importe lequel d'entre
eux. A mon approche, la Cigarette fit facétieusement remarquer qu'il
pensait que j'étais «en train de prendre de l'exercice»; mais il acquit
bientôt la certitude que c'était le froid qui me faisait claquer des
dents. Je me frictionnai énergiquement avec une serviette et je mis des
vêtements secs, que je tirai du sac en caoutchouc; mais je ne fus plus
le même homme pendant le reste du voyage. Cela me donnait des nausées
de penser que je portais sur moi mes derniers vêtements secs. La
lutte m'avait fatigué; et peut-être, que je le susse ou non, étais-je
quelque peu démoralisé? L'élément dévorant de l'univers avait bondi
sur moi dans cette verte vallée qu'animait un rapide cours d'eau. Les
cloches étaient toutes très jolies à leur façon; mais j'avais entendu
quelques-unes des notes perfides de la musique de Pan. Est-ce que la
traîtresse rivière voulait m'entraîner sous ses eaux par les talons,
vraiment? et paraître si belle tout le temps? En somme, la bonne humeur
de la nature n'était qu'à fleur de peau.

Il y avait encore un long trajet à faire en suivant les sinuosités du
cours d'eau; la nuit était tombée, et une cloche sonnait tardivement
dans Origny-Sainte-Benoîte, quand nous arrivâmes.




ORIGNY-SAINTE-BENOITE

UN JOUR DE REPOS


Le lendemain était un Dimanche, et les cloches de l'église n'eurent
guère de repos. En vérité je ne me rappelle aucun autre endroit où l'on
offre aux dévots un choix d'offices aussi varié. Et tandis que les
cloches sonnaient joyeuses dans l'air ensoleillé, tous les chasseurs
avec leurs chiens battaient les betteraves et le colza.

Dans la matinée un colporteur et sa femme descendirent la rue au pas,
chantant sur un air très lent et très lamentable: «O France, mes
amours.» Cela fit venir tout le monde à sa porte; et lorsque notre
hôtesse appela l'homme chez elle pour lui acheter les paroles, il n'en
restait plus aucun exemplaire. Elle n'était ni la première, ni la
seconde personne à avoir été empoignée par la chanson. Il y a quelque
chose de fort pathétique dans l'amour que professent les Français
depuis la guerre pour les chants patriotiques lugubres. J'ai observé
un garde forestier natif d'Alsace, pendant que quelqu'un chantait
«_Les malheurs de la France_» à un repas de baptême aux environs de
Fontainebleau. Il se leva de table et prenant son fils à part, tout
près de l'endroit où je me tenais: «Ecoute, écoute, dit-il, en posant
la main sur l'épaule du petit garçon, et souviens-toi de ceci, mon
fils.» L'instant d'après il était dehors dans le jardin et je pus
l'entendre sangloter dans l'obscurité.

L'humiliation de ses armes et la perte de l'Alsace-Lorraine ont
cruellement mis à l'épreuve l'endurance de ce peuple sensible; et les
Français ont encore le cœur bouillant de colère, non pas tant contre
l'Allemagne que contre l'Empire. En quel autre pays verrez-vous un
chant patriotique amener tout le monde dans la rue? Mais l'affliction
exalte l'amour; et nous ne sentirons jamais que nous sommes anglais,
que le jour où nous aurons perdu les Indes. L'Amérique indépendante
est encore le tourment de mon existence. Je ne puis songer sans horreur
au fermier Georges[5] et l'ardeur de mes sentiments pour ma patrie
n'est jamais plus vive que lorsque je vois la bannière étoilée et que
je me rappelle ce qu'aurait pu être notre empire.

  [5] Georges Washington, qui força l'Angleterre à reconnaître
  l'indépendance des Etats-Unis.

  N. d. T.

Le petit livre du colporteur, que j'achetai, était un curieux mélange.
Côte à côte avec les lestes et tapageuses inepties des cafés-concerts
de Paris se trouvaient beaucoup de pièces pastorales qui, à mon avis,
ne manquaient pas d'une certaine teinte de poésie et respiraient cette
brave indépendance qui caractérise la classe pauvre en France. Vous
pouviez y voir combien le bûcheron est fier de sa cognée, et combien
le jardinier dédaigne d'avoir honte de sa bêche. Elle n'était pas très
bien écrite, cette poésie du travail, mais le courage du sentiment
rachetait ce qu'il y avait de faible et de verbeux dans l'expression.
Les pièces guerrières et les patriotiques d'autre part, étaient, toutes
sans exception, des productions larmoyantes et pusillanimes. Le poète
avait passé par les Fourches Caudines; il chantait pour une armée,
visitant, les armes renversées, le tombeau de son antique renommée;
il ne chantait pas la victoire, mais la mort. Dans la collection du
colporteur, il y avait un numéro intitulé «_Conscrits Français_», qui
peut se ranger parmi les poésies lyriques les plus propres à dissuader
de la guerre que l'on ait conservées. Tout homme dans un pareil état
d'esprit serait dans l'impossibilité de se battre. Le conscrit le plus
brave pâlirait si l'on entonnait un tel chant à ses côtés le matin de
la bataille, et des régiments entiers jetteraient leurs armes, rien que
d'en entendre l'air.

Si ce que dit Fletcher de Saltoun de l'influence des chants nationaux
est vrai, il faut en conclure que la France était tombée bien bas.
Mais du mal sortira le remède, et un peuple d'âme saine et courageuse
se fatigue à la longue de geindre sur ses désastres. Déjà P..........
a écrit quelques viriles poésies militaires. Elles ne contiennent pas
beaucoup peut-être de ces notes vibrantes qui nous font palpiter le
cœur; elles manquent d'élévation lyrique, et leur mouvement est lent;
mais elles sont écrites dans un esprit grave et stoïque, qui mènerait
les soldats bien loin dans une bonne cause. On sent qu'on confierait
volontiers quelque chose à P......... Ce sera un bonheur, s'il parvient
à inoculer ses compatriotes au point qu'on puisse leur confier le soin
de leur avenir. Et en attendant, ceci est un antidote à «_Conscrits
Français_» et à beaucoup d'autres poésies lugubres.

Nous avions laissé nos bateaux pendant la nuit sous la garde d'un
individu que nous appellerons _Carnaval_. Je n'ai pas bien saisi son
nom, et peut-être ne fut-ce pas malheureux pour lui, vu que je ne suis
pas à même de le faire passer avec honneur à la postérité? Au cours
de la journée, nous nous rendîmes en nous promenant à la remise de cet
homme et nous y trouvâmes tout un petit rassemblement inspectant les
canoës. Il y avait un gros monsieur très au courant des particularités
de la rivière et brûlant de nous en faire part. Il s'y trouvait aussi
un jeune homme fort élégant, vêtu de noir, sachant un peu d'Anglais,
qui mit aussitôt la conversation sur les régates d'Oxford et de
Cambridge. Il y avait encore trois belles jeunes filles de quinze à
vingt ans, et un vieillard en blouse, que le manque de dents gênait
pour parler et qui avait un fort accent de terroir. Tout à fait l'élite
d'Origny, je suppose.

La Cigarette avait quelques arrangements secrets à faire à ses agrès
dans la remise; je restai donc seul à faire la parade. Je trouvai que
bon gré mal gré, j'avais aux yeux de ces gens beaucoup d'un héros.
Les dangers de notre voyage faisaient éprouver aux jeunes filles de
petits frissons, et j'aurais eu mauvaise grâce, je pense, à ne pas
continuer la conversation sur le terrain que les dames avaient choisi.
Ma mésaventure de la veille racontée d'un ton dégagé produisit une
profonde impression.

C'était un nouvel Othello avec pas moins de trois Desdémones et
quelques sénateurs sympathiques à l'arrière-plan. Jamais les canoës ne
reçurent plus de flatteries, ni surtout de flatteries plus délicates.

«On dirait un violon,» s'écria l'une des jeunes filles extasiée.

«Je vous remercie de l'expression, mademoiselle, répliquai-je, d'autant
plus qu'il est des gens qui prétendent que cela ressemble à un
cercueil.»

«Oh! mais c'est réellement comme un violon. Cela a le fini d'un
violon,» continua-t-elle.

«Et le poli d'un violon,» ajouta un sénateur.

«On n'a qu'à tendre les cordes», conclut un autre, «et alors
teum-teumté-teum,» fit-il, imitant le résultat avec entrain.

N'était-ce pas là une gracieuse petite ovation? Où ce peuple
trouve-t-il le secret de ses gentils propos? Je ne puis me l'imaginer,
à moins que le secret ne soit tout bonnement qu'un sincère désir de
plaire. Mais aussi en France il n'y a pas de honte à dire les choses
nettement; tandis qu'en Angleterre, parler comme un livre, c'est
refuser de se résigner aux exigences de la société.

Le vieillard en blouse entra furtivement dans la remise et informa la
Cigarette, assez mal à propos, qu'il était le père des trois jeunes
filles et de quatre autres encore, un véritable exploit pour un
Français.

«Vous êtes bien heureux», répondit poliment la Cigarette.

Et le vieux monsieur, qui était apparemment arrivé à ses fins,
s'esquiva.

Nous fûmes bientôt dans les meilleurs termes. Les jeunes filles ne
parlaient de rien moins que de partir avec nous le lendemain matin,
s'il vous plaît. Et plaisanterie à part, tout le monde désirait
vivement savoir l'heure de notre départ. Or, quand on va péniblement
se glisser d'un mauvais embarcadère dans son canoë, une foule, pour
amie qu'elle soit, n'est guère à désirer. Aussi leur dîmes-nous
que nous ne partirions pas avant midi; bien que nous fussions
intérieurement décidés à nous en aller à dix heures au plus tard.

Vers le soir nous sortîmes de nouveau pour mettre quelques lettres
à la poste. Il faisait frais et bon. A part un ou deux marmots qui
nous suivaient comme ils auraient pu suivre une ménagerie, ce long
village était absolument désert. Les collines et les cimes des
arbres s'élevaient de tous côtés dans l'air clair, et les cloches
carillonnaient de nouveau pour un autre office.

Soudain nous aperçûmes les trois jeunes filles, debout avec une
quatrième sœur, en face d'un magasin, sur le large trottoir de la
grand'route. Nous avions bien ri avec elles peu auparavant, à coup sûr.
Mais que voulait l'étiquette à Origny? Si elles s'étaient trouvées dans
un chemin de campagne, nous n'aurions naturellement pas hésité à leur
parler; mais ici, sous les yeux de toutes les commères, devions-nous
même seulement les saluer? Je consultai la Cigarette.

«Regardez», dit-il.

Je regardai. Il y avait bien encore les quatre jeunes filles à la même
place; mais à présent, quatre dos étaient tournés vers nous, bien
cambrés et conscients de ce qu'ils faisaient. Le caporal Modestie avait
donné le mot d'ordre, et le piquet bien discipliné avait fait demi-tour
comme un seul homme. Elles gardèrent cette formation tout le temps que
nous fûmes en vue; mais nous entendîmes leurs rires étouffés, tandis
que celle des jeunes filles que nous n'avions pas rencontrée riait à
gorge déployée et même regardait l'ennemi par dessus l'épaule. Je me
demande s'il n'y avait là que de la modestie, après tout, ou s'il ne
fallait pas y voir une sorte de provocation campagnarde.

Comme nous retournions à l'auberge, nous vîmes flotter quelque chose
dans le vaste champ du ciel, que dorait le soleil couchant, par dessus
les falaises crayeuses et les arbres qui les couronnent. C'était trop
haut, trop grand et trop immobile, pour que ce fût un cerf-volant;
et comme c'était noir, ce ne pouvait pas être une étoile. En effet,
quand bien même une étoile serait noire comme de l'encre et rugueuse
comme une noix, le soleil baigne si abondamment le ciel de ses rayons
qu'elle serait pour nous aussi étincelante qu'une source de lumière.
Le village était parsemé de gens qui regardaient en l'air. Les enfants
étaient en révolution tout le long de la rue et bien loin sur la route
droite qui gravit la colline, où nous pouvions encore les voir courir
en groupes détachés. C'était un ballon, apprîmes-nous, qui avait quitté
Saint-Quentin ce soir-là, à cinq heures et demie. C'est avec le plus
grand calme que la majorité des grandes personnes prenaient la chose.
Mais nous étions anglais et nous fûmes bientôt à courir au haut de
la colline avec les plus rapides. Voyageurs nous aussi, quoique en
petit, nous aurions voulu voir descendre ces autres voyageurs. Le
spectacle était fini, lorsque nous atteignîmes le sommet de la colline.
Le ciel avait perdu tout l'éclat de ses teintes dorées, et le ballon
avait disparu. Où? je me le demande; enlevé dans le septième ciel? ou
descendu à terre sans accident, quelque part dans cette étendue bleue
irrégulière, où la grand'route allait se plonger et se fondre à nos
yeux? Les aéronautes étaient probablement déjà à se chauffer devant
une cheminée de ferme; car on dit qu'il fait froid dans ces régions
inhospitalières de l'air. La nuit tombait rapidement. Les arbres du
bord de la route et les curieux désappointés, revenant à travers
les prairies, se détachaient en noir sur la petite bande rouge du
soleil couchant. L'autre côté présentait un spectacle plus gai. Nous
descendîmes donc la colline, avec la pleine lune, de la couleur d'un
melon, suspendue bien haut au dessus de la vallée boisée, et derrière
nous, les blanches falaises que teintait légèrement de rouge le feu des
fours à chaux.

Les lampes étaient allumées et, tout le long de la rivière, dans
Origny-Sainte-Benoîte, les ménagères préparaient la salade du souper.




ORIGNY-SAINTE-BENOITE

NOS COMPAGNONS DE TABLE


Malgré notre arrivée tardive au dîner, nos compagnons de table nous
offrirent du vin mousseux. «Voilà comme nous sommes en France», dit
l'un d'entre eux. «Ceux qui s'asseyent à notre table sont nos amis.» Et
les autres d'applaudir.

Ils étaient trois en tout; trio bizarre que ces gens avec qui nous
devions passer le dimanche.

Deux d'entre eux étaient des hôtes comme nous. Tous deux étaient du
Nord. L'un vermeil et replet, la barbe et la chevelure épaisses et
noires, l'intrépide chasseur de France, qui revendiquait comme une
prouesse la prise d'une alouette ou de tout autre menu gibier si petit
qu'il fût. Pour un homme si grand, si bien portant, dont la chevelure
n'avait rien à envier à celle de Samson, aux artères charriant
des seaux de sang rouge, se vanter de ces exploits infinitésimaux
produisait aux yeux de tous un sentiment de disproportion semblable à
celui que produirait un marteau-pilon employé à casser des noisettes.
L'autre était un homme tranquille et résigné, blond, lymphatique et
triste, quelque peu l'air d'un Danois: «Tristes têtes de Danois!» comme
avait coutume de dire Gaston Lafenestre.

Je ne dois pas laisser passer ce nom sans un mot pour le meilleur de
tous les bons garçons, maintenant descendu dans la tombe. Nous ne
verrons plus jamais Gaston dans son costume de forêt--tout le monde
l'appelait Gaston, non par manque de respect, mais par affection,--nous
ne l'entendrons plus jamais réveiller les échos de Fontainebleau des
sons du cor de chasse, jamais plus son bon sourire ne fera la paix
parmi les artistes de toutes races et ne mettra l'Anglais à l'aise
en France comme en son pays. Jamais plus les moutons, qui n'étaient
pas plus doux que lui, ne poseront inconsciemment pour son laborieux
crayon. Il mourut trop prématurément, au moment où, tel un jeune
arbre qui pousse de frais bourgeons et donne ses premières fleurs, il
commençait à produire des choses dignes de lui. Et cependant aucun de
ceux qui l'ont connu ne pensera qu'il a vécu en vain. Je n'ai jamais
connu un homme si petit, pour qui cependant j'ai éprouvé une si vive
affection. J'ai la preuve que les autres éprouvaient le même sentiment,
quand je vois jusqu'à quel point ils avaient appris à le comprendre et
à l'estimer. Elle fut grande, certes, l'influence qu'il exerça, tant
qu'il se trouva parmi nous; il avait un rire frais; cela vous faisait
du bien de le voir: et quelque tristesse qu'il ait pu avoir au cœur,
il montrait toujours une physionomie pleine d'audace et d'entrain et
prenait les pires coups de la fortune comme les averses du printemps.
Mais à présent, sa mère est assise seule à la lisière de la forêt de
Fontainebleau, où il cueillait des champignons au temps de sa jeunesse
difficile et pauvre.

Beaucoup de ses tableaux trouvèrent acquéreurs de l'autre côté de
la Manche, outre ceux qui lui furent volés, lorsqu'un lâche Yankee
l'abandonna seul à Londres avec, pour toute ressource, quatre sous
anglais dans sa poche et peut-être deux fois autant de mots d'anglais.
Si parmi ceux qui liront ces lignes, il est quelqu'un qui ait une étude
de moutons, à la manière de Jacques, signée de ce brave garçon, qu'il
se dise que l'un des plus bienveillants et des plus honnêtes des hommes
a contribué à décorer sa demeure. Il se peut qu'il y ait de meilleurs
tableaux à l'académie de peinture; mais parmi les générations de
peintres, pas un n'eut meilleur cœur. Précieuse aux yeux du maître de
l'humanité, nous disent les psaumes, est la mort de ses saints. Elle
devait être bien précieuse, car elle coûte très cher, la mort, quand
par un coup du sort, elle laisse une mère dans la désolation et fait
descendre au tombeau avec César et les douze apôtres celui qui mettait
la paix dans une société et veillait à l'y maintenir.

Il y a quelque chose qui manque parmi les chênes de Fontainebleau;
et quand on apporte le dessert à table, à Barbizon, tous les regards
convergent vers la porte dans l'attente d'une figure disparue.

Le troisième de nos compagnons à Origny n'était rien moins que le mari
de l'hôtesse; pas l'hôte à proprement parler, puisqu'il travaillait
lui-même dans une fabrique pendant le jour et qu'il ne venait dans
sa maison à lui que le soir, en qualité de pensionnaire; un homme
usé par une excitation perpétuelle, au point de n'avoir plus que la
peau et les os, presque chauve, les traits anguleux, les yeux vifs et
brillants. Samedi, en décrivant une aventure insignifiante advenue
dans une chasse au canard, il cassa une assiette en mille pièces.
Chaque fois qu'il faisait une remarque, il regardait tout autour de
la table, le menton levé, une étincelle de lumière verte dans les
yeux, en quête d'approbation. Son épouse paraissait de temps en temps
à la porte de la salle, où elle surveillait le dîner, avec un «Henri,
vous vous oubliez», ou un «Henri, vous pouvez assurément causer sans
faire tant de bruit.» En vérité c'était là une chose que le brave
garçon ne pouvait faire. A la chose la plus insignifiante ses yeux
s'enflammaient, son poing massacrait la table et sa voix grondait,
retentissante comme les roulements du tonnerre. Je n'ai jamais vu un
homme pareil: un vrai feu d'artifice. Je crois qu'il avait le diable
au corps. Il avait deux expressions favorites: «C'est logique» ou
«c'est illogique», suivant les cas; et cette autre, qu'il lança avec
un certain air de bravade, comme on pourrait déployer une bannière, au
commencement de plus d'une longue et ronflante histoire: «Je suis un
prolétaire, vous voyez». En vérité nous le voyions très bien. Dieu me
garde de le rencontrer un fusil à la main dans les rues de Paris! Ce
sera un mauvais quart d'heure pour tout le monde.

Ses deux phrases représentaient très bien, pensai-je, ce qu'il y a
de bon et de mauvais dans sa classe et jusqu'à un certain point dans
son pays. C'est une excellente chose de dire ce que l'on est sans en
rougir, bien qu'il soit d'un goût douteux de le répéter trop souvent
dans une soirée. Je n'admirerais pas cela chez un duc, naturellement;
mais par le temps qui court, le trait est honorable chez un ouvrier.
D'autre part, ce n'est pas du tout une excellente chose de s'appuyer
sur la logique et sur notre logique en particulier; car elle est
généralement erronée. Nous ne savons jamais où nous devons finir, une
fois que nous commençons à suivre les mots et les docteurs. Il existe
au cœur même de l'homme un fond de loyauté plus digne de confiance que
tout syllogisme, et les yeux, comme les sympathies et les appétits,
savent une ou deux choses qui n'ont pas encore été controversées. Des
raisons, il y en a autant que de grains de sable dans le désert, et
comme les coups de poing, elles servent impartialement tous les partis.
Ce n'est pas à leurs preuves que les doctrines doivent leur maintien
ou leur chute, et elles ne sont logiques qu'autant qu'elles sont
intelligemment appliquées. Un habile controversiste, pas plus qu'un
habile général, ne démontre la justice de sa cause. Mais la France est
partie tout entière à la remorque de deux ou trois grands mots et il
se passera quelque temps avant qu'elle ne reconnaisse que ce ne sont
que des mots, quelque grands qu'ils soient; et une fois cela fait,
peut-être trouvera-t-elle la logique moins divertissante.

Les détails de la journée de chasse firent les premiers frais de la
conversation. Quand tous les chasseurs d'un village chassent _pro
indiviso_ sur le territoire du village, il est évident qu'il doit
surgir bien des questions d'étiquette et de priorité.

«Supposez», s'écriait l'hôte brandissant une assiette, «que voici
un champ de betteraves. Bon! Moi, je suis ici. J'avance, n'est-ce
pas? Eh bien! sacristi!» et le récit, devenant plus bruyant, de se
précipiter en un feu roulant de jurons retentissants, pendant que
l'orateur promène autour de la table ses regards fiévreux, en quête de
sympathie, et que chacun, pour avoir la paix, incline la tête en signe
d'assentiment.

L'homme du nord au teint vermeil nous raconta quelques-unes de ses
prouesses dans le maintien de l'ordre; notamment son aventure avec un
marquis.

«Marquis» dis-je, «un pas de plus et je vous brûle la cervelle. Vous
avez commis une vilenie, marquis.»

Là-dessus, paraît-il, le marquis porta la main à sa casquette et se
retira.

L'hôte applaudit bruyamment. «A la bonne heure,» dit-il. «Il a fait
tout ce qu'il pouvait faire. Il a admis qu'il avait tort.» Puis une
avalanche de jurons. Lui non plus n'aimait pas les marquis, mais il
avait en lui le sentiment de la justice, ce prolétaire qu'était notre
hôte.

Des sujets de chasse la conversation passa insensiblement à une
comparaison entre Paris et la province. Et le prolétaire de faire
retentir la table comme un tambour sous une volée de coups de poing
à la louange de Paris. «Qu'est-ce que c'est que Paris? Paris,
c'est la crème de la France. Il n'y a pas de Parisiens; c'est tout
le monde, c'est vous, c'est moi qui sommes les Parisiens. On a
quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de faire son chemin à Paris.»
Et il traça un tableau animé de l'ouvrier, dans un réduit pas plus
grand qu'une niche à chien, fabriquant des articles qui devaient se
répandre dans le monde entier. «Eh bien! quoi, c'est magnifique ça!»
s'écria-t-il.

L'homme du nord à l'air triste intervint pour faire l'éloge de la vie
du paysan; il pensait Paris mauvais pour les hommes et les femmes. «La
centralisation,» disait-il...

Mais l'hôte lui coupa brutalement la parole. C'était tout ce qu'il y
avait de plus logique, lui montra-t-il, tout ce qu'il y avait de plus
magnifique. «Quel spectacle! quel coup d'œil!» Et les plats de danser
sur la table sous une canonnade de coups.

Dans le dessein de faire la paix, je hasardai quelques mots à la
louange de la liberté d'opinion en France. Je n'aurais guère pu tomber
plus mal. Il y eut un silence soudain, et tous hochèrent la tête d'une
façon significative. Ils ne goûtaient évidemment pas le sujet, et ils
me donnèrent à entendre que le triste homme du nord était un martyr de
ses opinions. «Demandez-lui un peu,» dirent-ils. «Oui, demandez-lui un
peu.»

«Oui, monsieur,» fit-il de son air calme, me répondant, bien que je
n'eusse pas parlé. «J'ai bien peur qu'il n'y ait moins de liberté
d'opinion en France que vous vous l'imaginez.» Là-dessus, il baissa les
yeux et sembla considérer le sujet comme épuisé.

Ceci excita vivement notre curiosité. Comment ou pourquoi, ou quand
ce commis-voyageur lymphatique avait-il été martyrisé? Nous conclûmes
immédiatement que c'était à cause de quelque question religieuse et
nous évoquâmes nos souvenirs de l'Inquisition, tirés principalement
de l'horrible histoire de Poë et du sermon qu'on trouve dans Tristram
Shandy, je crois.

Le lendemain nous eûmes l'occasion d'approfondir la question; car,
levés de très bonne heure pour éviter toute démonstration de sympathie
à notre départ, nous trouvâmes notre héros debout avant nous. Il
déjeunait de vin blanc et d'oignons crus, afin sans doute de rester
dans son rôle de martyr. Nous eûmes avec lui une longue conversation
et, en dépit de sa réserve, nous découvrîmes ce que nous voulions.
Mais voici quelque chose de vraiment curieux. Il semble possible que
deux Ecossais et un Français discutent pendant une longue demi-heure
et qu'ils aient, chacun selon sa nationalité, une idée différente en
vue pendant tout ce temps. Ce ne fut que tout à fait à la fin, que
nous découvrîmes que son hérésie avait été une hérésie politique, ou
qu'il soupçonna notre méprise. Les termes et l'esprit dans lesquels il
parlait de ses croyances politiques étaient, à nos yeux, appropriés aux
croyances religieuses. Et vice versa.

Rien ne saurait mieux caractériser les deux pays. La politique est
la religion de la France; «satanée religion», comme aurait dit Nanty
Ewart; tandis que nous, dans notre pays, nous réservons la majeure
partie de notre acharnement pour toutes les divergences d'opinion
sur un livre d'hymnes ou sur un mot hébreu, que peut-être aucun des
adversaires ne saurait traduire. Et peut-être, cette conception fausse
est-elle le type de beaucoup d'autres, qui peuvent n'être jamais
redressées, non seulement entre gens de races différentes, mais entre
gens de sexes différents.

Quant au martyre de notre ami, voici ce qu'il en était. Cet homme était
un Communiste ou peut-être seulement un Communard, ce qui est chose
bien différente. Cela lui avait fait perdre plus d'une situation. Je
crois qu'il avait aussi essuyé un refus dans une demande en mariage;
mais peut-être avait-il une façon sentimentale de considérer les
affaires qui me trompa. C'était quoiqu'il en soit, une créature douce
et paisible et j'espère que depuis lors, il a obtenu une meilleure
situation et épousé une femme plus digne de lui.




AU FIL DE L'OISE

EN ROUTE POUR MOY


Carnaval commença par nous exploiter d'une façon notoire. Nous trouvant
de facile composition, il regretta de nous avoir laissés partir à
si bon compte, et me prenant à part, il me débita une histoire à
dormir debout avec, pour morale, une autre pièce de cent sous à
donner au narrateur. L'absurdité de la chose sautait aux yeux; je
payai cependant. Mais abandonnant aussitôt toute cordialité, je le
tins à sa place, comme un inférieur, avec une dignité glaciale toute
britannique. Il vit en un instant qu'il était allé trop loin et qu'il
avait tué la poule aux œufs d'or. Sa figure s'allongea; je suis sûr
qu'il m'aurait remboursé, s'il avait seulement pu imaginer un prétexte
convenable. Il m'invita à boire avec lui, mais je ne voulus rien
accepter. Il devint d'une tendresse pathétique dans ses déclarations,
mais je marchai silencieux à côté de lui, ou je lui répondis avec une
politesse hautaine, et en arrivant au débarcadère, je donnai le mot à
la Cigarette en argot anglais.

Malgré la fausse piste que nous avions indiquée la veille, il pouvait
bien y avoir cinquante personnes sur le pont. Nous nous montrâmes aussi
aimables que possible avec tous, sauf avec Carnaval. Nous fîmes nos
adieux et nous donnâmes une poignée de mains au vieux monsieur qui
connaissait la rivière et au jeune homme qui savait un peu d'anglais;
mais pour Carnaval, pas un mot. Pauvre Carnaval, voilà qui était une
humiliation! Lui qui s'était si bien identifié avec les bateaux, qui
avait donné des ordres en notre nom, qui avait exhibé les canoës, et
même les canotiers, comme une exposition particulière de choses lui
appartenant, se voir à présent ainsi couvert de honte en public par les
lions de sa caravane! Je n'ai jamais vu personne l'air plus penaud. Il
restait derrière, en suspens, s'avançant timidement de temps à autre,
lorsqu'il croyait à quelque symptôme que notre humeur s'adoucissait, et
se reculant à la hâte lorsqu'il rencontrait un regard froid. Espérons
que cela lui servira de leçon.

Je n'aurais pas mentionné la peccadille de Carnaval si la chose n'avait
été si rare en France. Ce fut, par exemple, le seul cas où dans tout
notre voyage on n'agit pas avec probité à notre égard, et même où
on nous écorcha un peu. Nous parlons beaucoup de notre probité en
Angleterre. Eh bien! il est bon de se tenir sur ses gardes partout où
l'on entend de grandes déclarations sur un très petit trait de vertu.
Si les Anglais pouvaient seulement entendre comment on parle d'eux à
l'étranger, ils pourraient rester chez eux, pendant un certain temps,
pour remédier à cet état de choses, et peut-être, même après cela,
faire moins leurs embarras.

Les jeunes demoiselles, les grâces d'Origny, n'assistaient pas à
notre départ; mais, lorsque après un tournant, nous atteignîmes le
second pont, ah! mon Dieu! le pont était noir de curieux. Nous fûmes
bruyamment acclamés, et des garçons et des filles nous accompagnèrent
pendant un bon moment, en courant le long de la rive sans cesser leurs
acclamations. Le courant aidant nos pagaies, nous allions comme des
hirondelles. Ce n'était pas une petite affaire que d'aller de conserve
avec nous sur la rive boisée. Mais les filles se retroussèrent comme
si elles étaient sûres d'avoir la jambe bien faite, et nous suivirent
jusqu'au moment où elles furent hors d'haleine. Les dernières à se
fatiguer furent les trois grâces et deux de leurs compagnes. Et
lorsqu'elles en eurent assez elles aussi, celle des trois qui tenait la
tête, sauta sur une souche d'arbre et de la main envoya un baiser aux
canotiers. Diane elle-même, bien que notre jeune fille eût plutôt l'air
d'une Vénus, n'aurait pu faire une chose gracieuse plus gracieusement.
«Revenez encore,» s'écria-t-elle; et les autres lui firent écho, et
les collines autour d'Origny répétèrent: «Revenez». Mais la rivière
nous fit tourner à un coude en un clin d'œil, et nous fûmes seuls avec
les arbres verts et l'eau courante.

Revenir? On ne revient pas, mes jeunes demoiselles, sur l'impétueux
courant de la vie.

  Le marchand s'incline devant l'étoile du marin,
    Du soleil le laboureur reçoit sa moisson.

Et tous nous devons régler nos montres sur l'horloge du destin. Il y a
un flot impétueux, irrésistible, qui emporte l'homme et ses fantaisies
comme un fétu et court rapide au sein du temps et de l'espace. Elle
est pleine de détours, comme ce flot, votre sinueuse rivière de
l'Oise; elle s'attarde et retourne dans de charmants sites agrestes;
et cependant, si on y songe bien, elle ne retourne jamais, jamais. En
effet, quand bien même elle revisiterait le même arpent de prairie dans
la même heure, elle aura décrit une vaste courbe entre-temps; beaucoup
de petits ruisseaux s'y seront jetés; le soleil aura pompé une grande
partie de ses eaux; et quand même ce serait le même arpent, ce ne sera
plus la même rivière Oise. Et ô grâces d'Origny, quand bien même la
fortune vagabonde de ma vie me ramènerait aux lieux où vous attendez
l'appel de la mort au bord de la rivière, ce ne sera plus le vieux moi
qui parcourra la rue; et ces épouses et ces mères, dites, est-ce que ce
sera vous?

Il n'y avait positivement pas à se tromper sur l'Oise. Dans ces parties
supérieures de son cours, elle était toujours prodigieusement pressée
d'atteindre la mer. Elle courait si vite et si allègre à travers tous
les méandres de son lit, que je me foulai le pouce en luttant avec les
rapides et qu'il me fallut pagayer tout le reste du parcours une main
retournée. Parfois elle devait desservir des moulins et comme elle
n'était encore qu'une petite rivière, ses eaux très basses couraient
dans l'intervalle, laissant à sec une bonne partie de son lit. Il
nous fallait sortir les jambes du bateau, et à l'aide des pieds nous
pousser hors des sables du fond. Et cependant elle continuait son
chemin, chantant parmi les peupliers et faisant une verte vallée dans
le monde. Après une bonne femme, un bon livre et du tabac, il n'est
rien sur terre d'aussi agréable qu'une rivière. Je lui ai pardonné
d'avoir attenté à ma vie; après tout cela était imputable en partie
aux vents déchaînés du ciel qui avaient abattu l'arbre, en partie à
la mauvaise direction que j'avais imprimée à mon canoë, et pour une
tierce partie seulement, à la rivière elle même; encore n'était-ce pas
par méchanceté, mais par suite de sa grande préoccupation à atteindre
la mer. Et ce n'était pas peu de chose, car les détours qu'elle avait
à faire sont innombrables. Les géographes semblent avoir renoncé à les
noter, car je n'ai trouvé aucune carte qui représentât les méandres
sans fin de son cours. Un fait en dira plus qu'aucun d'entre eux. Après
avoir, pendant quelques heures, trois si je ne me trompe, filé le
long des arbres à ce galop de casse-cou toujours le même, quand nous
arrivâmes dans un hameau et que nous demandâmes où nous étions, nous
n'étions pas à plus de quatre kilomètres d'Origny. Si ce n'avait été
pour l'honneur de la chose (selon le dicton écossais), il eût presque
autant valu ne pas bouger.

Nous mangeâmes un morceau dans une prairie au milieu d'un
parallélogramme de peupliers. Les feuilles dansaient et babillaient
dans le vent tout autour de nous. La rivière pendant ce temps
continuait à se hâter et semblait gronder contre notre retard. Peu
nous importait. La rivière savait où elle allait; nous, pas; d'autant
moindre était notre hâte, là où nous trouvions d'agréables séjours
et un théâtre riant pour fumer une pipe. A cette heure les agents de
change étaient à vociférer à la Bourse de Paris pour le deux ou le
trois pour cent. Mais nous ne nous inquiétions pas plus d'eux que du
cours d'eau qui glissait à nos pieds et nous sacrifiions une hécatombe
de minutes aux dieux du tabac et de la digestion. La hâte est la
ressource de ceux qui manquent de foi. Pour un homme qui a confiance
en son propre cœur ainsi qu'en celui de ses amis, demain est aussi bon
qu'aujourd'hui. Et s'il meurt dans l'intervalle, eh bien! il meurt,
voilà tout, et la question est résolue.

Il nous fallut prendre le canal au cours de l'après-midi, parce que,
à l'endroit où il traverse la rivière, il y avait non pas un pont,
mais un siphon. Sans un énergumène qui se trouvait sur la rive, nous
filions droit dans le siphon, et c'en était dès lors fini pour nous
de pagayer. Sur le chemin de halage nous rencontrâmes un homme, un
monsieur, que notre voyage intéressa beaucoup. Et je fus témoin d'une
étrange «attaque de mensonge» qu'eut la Cigarette. Celui-ci, parce que
son couteau venait de Norvège, raconta toutes sortes d'aventures de
ce pays, où il n'avait jamais mis les pieds. Il avait tout à fait la
fièvre à la fin, et il allégua qu'il était possédé du démon.

Moy (prononcez Moÿ) était un charmant petit village, groupé autour d'un
château dans un bas-fond. L'air était parfumé du chanvre des champs
avoisinants. Au Mouton d'Or nous fûmes parfaitement traités. Des obus
allemands venant du siège de la Fère, des figurines de Nuremberg,
des poissons rouges dans un bocal et toutes sortes de bibelots
embellissaient la salle publique. L'aubergiste était une bonne grosse
mère, toute simple et myope; il s'en fallait de fort peu qu'elle ne fût
un vrai cordon bleu. Elle se doutait un peu elle-même de ses hautes
capacités. Après avoir envoyé chaque plat, elle venait dans la salle
inspecter un instant le dîner, de ses yeux ridés et clignotants: «c'est
bon, n'est-ce pas?» disait-elle. Et lorsqu'elle avait reçu une réponse
convenable, elle disparaissait dans la cuisine. Ce plat tout ordinaire
en France, des perdrix aux choux, devint une chose nouvelle à mes
yeux, au Mouton d'Or. Cela eut pour conséquence de me procurer d'amers
désappointements dans beaucoup de dîners subséquents. Bien doux fut
notre repos au Mouton d'Or à Moy.




LA FÈRE DE MAUDITE MÉMOIRE


Nous nous attardâmes à Moy une bonne partie de la journée, car nous
aimions à philosopher et par principe, nous détestions de faire de
longues étapes et de partir de grand matin. L'endroit en outre invitait
au repos. Des gens en costume de chasse soigné sortaient du château
avec des fusils et des gibecières; et c'était réellement un plaisir
de rester derrière, pendant que ces élégants chercheurs de plaisirs
choisissaient la première heure du jour pour s'amuser. De cette façon
tout le monde peut être aristocrate et jouer le duc parmi les marquis
et le monarque régnant parmi les ducs, s'il ne veut que les surpasser
en tranquillité. Un maintien imperturbable vient d'une patience
parfaite. Les esprits calmes ne sont sujets ni à la perplexité ni à la
crainte; mais ils continuent, dans la fortune comme dans l'infortune,
à marcher leur pas, comme une horloge pendant les coups de tonnerre
d'un orage.

Nous mîmes une toute petite journée pour nous rendre à la Fère; mais
le crépuscule tombait et une petite pluie avait commencé, que nous
n'avions pas encore remisé les bateaux. La Fère est une ville fortifiée
dans une plaine; elle possède une double ceinture de remparts. Entre la
première et la seconde s'étend une région de terrains incultes et de
parcelles cultivées. Çà et là le long de la route, se trouvaient des
affiches défendant au nom du génie militaire d'y pénétrer. Enfin une
seconde porte nous donna accès dans la ville elle-même. Les fenêtres
éclairées respiraient la gaieté, et des bouffées de bonne cuisine s'en
échappaient, imprégnant l'air. La ville était pleine de réservistes, en
route pour les grandes manœuvres, et les soldats marchaient rapidement,
vêtus de leurs formidables capotes. Splendide, cette soirée, pour qui
la passerait à l'abri à dîner et à écouter la pluie sur les fenêtres.

Nous ne pouvions la Cigarette et moi assez nous féliciter de cette
perspective, car on nous avait dit qu'il y avait un hôtel hors ligne
à la Fère. Nous allions faire un si bon dîner! dormir dans de si bons
lits! et pendant tout ce temps, la pluie «pleuvrait» sur les gens sans
abri par toute cette région couverte de peupliers. Cela nous faisait
venir l'eau à la bouche. L'hôtel portait le nom de quelque animal des
bois, cerf ou biche, j'ai oublié lequel. Mais je n'oublierai jamais
comme il nous parut spacieux et éminemment habitable, lorsque nous en
fûmes tout près. La porte cochère était vivement illuminée, non par
intention, mais grâce à la simple superfluité des feux et des lumières
de la maison. Un bruit de nombreux plats entrechoqués arrivait à nos
oreilles. Une nappe vaste comme un champ s'offrait à nos regards; la
cuisine avait l'éclat d'une forge et fleurait comme un jardin de choses
à manger.

C'est dans cette cuisine, sanctuaire intime et cœur physiologique d'une
hôtellerie, avec tous ses fourneaux en action, tous ses dressoirs
chargés de viandes, que vous devez à présent nous supposer faisant
notre entrée triomphale, tels deux marchands de chiffons et d'os,
mouillés, et portant chacun à la main un sac de caoutchouc souple. Je
ne crois pas avoir une image bien exacte de cette cuisine; mais elle
me parut remplie des nombreuses calottes blanches des cuisiniers, qui
tous se retournèrent de dessus leurs casseroles et nous regardèrent
avec surprise. Nul doute quant à la patronne, néanmoins; elle était là,
commandant son armée, la face empourprée, l'air courroucé, ne sachant
où donner de la tête. A elle je demandai poliment,--trop poliment, au
dire de la Cigarette--, si nous pouvions avoir des chambres; elle,
cependant, nous toisant froidement de la tête aux pieds.

«Vous trouverez des chambres dans le faubourg», fit-elle remarquer.
«Nous avons trop à faire pour nous occuper de pareils à vous.»

Si nous pouvions entrer, changer de vêtements et commander une
bouteille de vin, j'avais la certitude de pouvoir arranger les choses.
Aussi dis-je: «Si nous ne pouvons coucher, rien ne s'oppose du moins à
ce que nous dînions,» et j'allais déposer mon sac.

Terrible fut la convulsion de la nature qui se produisit alors dans
le visage de la patronne. Elle se précipita vers nous, et frappant du
pied: «Sortez! sortez! à la porte!» vociféra-t-elle.

Je ne sais comment cela se fit; mais l'instant d'après, nous étions
dehors, sous la pluie et dans les ténèbres, et je maugréais devant la
porte cochère comme un mendiant désappointé. Où étaient les canotiers
belges? où, le juge et ses bons vins? où, les grâces d'Origny? Noire,
noire était la nuit après la cuisine flamboyante; mais qu'est-ce que
c'était auprès de la noire tristesse qui régnait dans nos cœurs? Ce
n'était pas la première fois qu'on refusait de me loger. Maintes et
maintes fois, j'ai projeté ce que je ferais, si pareille mésaventure
m'arrivait encore. Et rien n'est plus facile à projeter. Mais quant
à mettre cela à exécution, le cœur tout bouillant devant l'outrage,
essayez un peu, une fois seulement, et vous me direz ce que vous avez
fait.

C'est fort beau de parler de vagabonds et de moralité. Soyez seulement
six heures sous la surveillance de la police, comme cela m'est
arrivé, ou qu'on vous chasse brutalement d'un hôtel, vous verrez si
cela ne change pas vos vues sur le sujet aussi bien qu'une série de
conférences. Tant que vous restez dans les régions supérieures, tout le
monde s'inclinant devant vous sur votre passage, il semble que tout est
pour le mieux dans les arrangements de la société; mais que vous vous
trouviez une fois sous les roues, et vous enverrez la société à tous
les diables. Je donne quinze jours d'une pareille existence aux gens
les plus respectables; après quoi, je n'offrirai pas un rouge liard de
ce qui leur restera de moralité.

Pour ma part, lorsque je fus jeté hors de l'hôtel du Cerf, ou de la
Biche, ou de quoi que ce fût, j'aurais mis le feu au temple de Diane,
s'il eût été à ma portée. Il n'y avait pas de crime assez complet
pour exprimer ma désapprobation des institutions humaines. Quant à la
Cigarette, je n'ai jamais vu un homme si changé. «On nous a encore
pris pour des marchands,» dit-il. «Grand Dieu, qu'est ce que ce doit
être, quand on est réellement un marchand?» Chacune des parties du
corps de l'hôtesse était pour lui un sujet de plaintes. Timon était un
philanthrope comparé à lui. Et quand il était au plus haut point de
sa parabole de malédictions, il s'interrompait soudain et se mettait
d'une voix larmoyante à prendre les pauvres en commisération. «Plaise à
Dieu,» disait-il, et je ne doute pas que sa prière n'ait été exaucée,
«que je ne manque jamais de politesse envers un marchand!» Etait-ce là
l'imperturbable Cigarette? Etait-ce bien lui? Ô changement qui dépasse
tout ce qu'on peut dire, penser ou croire!

Pendant ce temps le ciel pleurait sur nos têtes, et les fenêtres
devenaient plus brillantes à mesure que croissait l'obscurité de la
nuit. Nous nous traînions péniblement par les rues de la Fère; nous
voyions des magasins et des maisons particulières où des gens dînaient
copieusement; nous voyions des écuries où des chevaux de trait avaient
le foin et la paille fraîche en abondance; nous voyions quantité de
réservistes, qui se désolaient beaucoup de leur sort par cette nuit
humide, je n'en doute pas, et soupiraient après leurs foyers rustiques.
Mais chacun d'eux n'avait-il pas sa place dans les casernes de la Fère?
Et nous, qu'avions-nous?

Il semblait qu'il n'y eût pas d'autre hôtel dans la ville entière. On
nous donnait des indications que nous suivions de notre mieux avec,
pour résultat, en général, de nous ramener sur le théâtre de notre
disgrâce. Nous étions tout ce qu'il y avait de plus navrés, pendant
que nous parcourions la Fère, et la Cigarette avait déjà résolu de se
coucher sous un peuplier et de dîner à même une miche de pain. Mais
juste à l'autre extrémité, la maison qui fait suite à la porte de la
ville était pleine de lumière et d'agitation: «A la croix de Malte.
Bazin, aubergiste, loge à pied». Telle était l'enseigne. Là nous fûmes
reçus.

La salle était pleine de bruyants réservistes qui buvaient et fumaient;
et nous fûmes au comble de la joie, lorsque les tambours et les
clairons se mirent à parcourir les rues et que tous les soldats sans
exception durent saisir vivement leurs shakos et partir à la hâte pour
leurs casernes.

Bazin était un homme de haute taille, avec une tendance marquée à
l'embonpoint, à la voix douce, au visage délicat et paisible. Nous
lui demandâmes de prendre un verre de vin avec nous, mais il refusa
donnant pour excuse qu'il avait fait raison aux réservistes toute la
journée. Il constituait un type d'ouvrier aubergiste, bien différent de
l'individu braillard et disputeur d'Origny. Lui aussi aimait Paris,
où il avait travaillé comme peintre décorateur dans sa jeunesse. Il y
avait là de telles occasions de s'instruire par soi-même, disait-il.
Et pour celui qui aurait lu la description par Zola de la noce de
l'ouvrier visitant le Louvre, il serait bon d'avoir entendu Bazin
en manière d'antidote. Il avait fait ses délices des musées dans sa
jeunesse. «On y voit de petits miracles de travail», disait-il; «c'est
ce qui forme un bon ouvrier; cela fait jaillir une étincelle.» Nous lui
demandâmes comment il vivait à la Fère. «Je suis marié», dit-il, «et
j'ai mes jolis enfants. Mais franchement ce n'est pas une vie. Du matin
au soir je fais raison à des tas d'assez braves gens qui ne savent
rien».

Avec la nuit le temps s'éclaircit et la lune sortit des nuages. Nous
étions assis devant la porte, causant doucement avec Bazin. Au corps
de garde, en face, la garde devait continuellement présenter les
armes, car les trains d'artillerie de campagne ne cessaient de rentrer
en ville à grand fracas émergeant de la nuit, ou des patrouilles de
cavaliers passaient au trot, enveloppés dans leurs manteaux. Madame
Bazin sortit un moment après. Fatiguée d'avoir travaillé toute la
journée, je suppose, elle se blottit amoureusement contre son mari,
appuyant la tête contre sa poitrine. Lui avait son bras autour du cou
de sa femme et ne cessait de lui tapoter gentiment l'épaule. Je pense
que Bazin avait raison et qu'il était réellement marié. De combien peu
de gens en peut-on dire autant!

Les Bazin ne surent guère jusqu'à quel point ils nous furent précieux.
Ils nous comptèrent la chandelle, la nourriture et la boisson, et
les chambres où nous dormîmes. Mais la note ne mentionnait pas la
conversation agréable du mari, ni le joli spectacle de leur vie
conjugale. Et (autre chose encore qu'ils ne nous firent pas payer)
leur politesse nous releva réellement dans notre propre estime. Nous
avions soif de considération; toute saignante encore était la plaie que
l'insulte avait laissée dans nos cœurs et la politesse avec laquelle
on nous traitait semblait nous rendre le rang que nous avions dans le
monde.

Comme nous payons peu notre passage dans la vie! Bien que nous ayons
continuellement la bourse à la main, la meilleure partie du service
reste sans rémunération. Mais j'aime à croire qu'une âme reconnaissante
donne autant qu'elle reçoit. Peut-être les Bazin surent-ils combien je
les aimais? Peut-être furent-ils, eux aussi, guéris de quelques manques
d'égards par les remerciements que je leur fis à ma façon?




AU FIL DE L'OISE

A TRAVERS LA VALLÉE DORÉE


En aval de la Fère la rivière court à travers une étendue de libre
campagne pastorale, verte, opulente, chère aux éleveurs, nommée la
Vallée dorée. Les eaux en larges nappes vont sans cesse d'un galop
rapide et régulier visiter les champs et leur donner la verdure. Des
vaches, des chevaux et de petits baudets capricieux broutent ensemble
dans les prairies et descendent en troupes au bord de la rivière
pour s'abreuver. Ils font un effet étrange dans le paysage, surtout
lorsqu'on les voit, saisis de peur, galoper çà et là avec leurs formes
et leurs faces peu harmonieuses. Cela semble donner la sensation des
vastes pampas que rien ne limite et des troupeaux des peuples nomades.
Dans le lointain à droite et à gauche s'élevaient des collines; et
d'un côté, la rivière bordait parfois les contreforts boisés de Coucy
et de Saint-Gobain.

L'artillerie faisait les écoles à feu à la Fère; et bientôt le canon
du ciel se joignit à ce jeu bruyant. Deux continents de nuages se
rencontrèrent et échangèrent des salves par dessus notre tête; tandis
que tout autour de l'horizon nous pouvions voir le soleil briller dans
l'air limpide sur les collines. Les coups de canon et les roulements
de tonnerre semèrent l'épouvante parmi tous les troupeaux de la vallée
dorée. Nous pûmes les voir remuer la tête et courir çà et là craintifs
et indécis; puis leur résolution une fois prise, quand le baudet suivit
le cheval et la vache le baudet, nous pûmes entendre le tonnerre
de leurs sabots résonner bien loin sur les prairies. Cela avait un
son martial, comme les charges de cavalerie. Et somme toute, en ce
qui concerne l'ouïe, nous eûmes une très émouvante pièce guerrière
représentée pour notre amusement.

Enfin le bruit des canons et du tonnerre cessa; le soleil brillait sur
les prairies humides; l'air était embaumé de l'haleine des arbres et du
gazon joyeux; et la rivière continuait infatigablement à nous porter en
avant de son pas le plus rapide. Il y avait un district manufacturier
aux environs de Chauny, et après cela, les berges s'élevaient si haut
qu'elles cachaient le pays adjacent et que nous ne pouvions plus
rien voir que l'argile des bords et les saules l'un après l'autre.
Seulement, çà et là nous passions auprès d'un village ou d'un bac, et
un enfant sur la rive fixait sur nous ses regards émerveillés, jusqu'à
notre disparition au premier tournant. Nous avons dû, sans aucun doute,
continuer à pagayer dans les rêves de cet enfant pendant plus d'une
nuit ensuite.

Le soleil et les averses alternaient comme le jour et la nuit, rendant
les heures plus longues par la fréquence de leurs variations. Quand
les averses étaient violentes, je sentais chaque goutte pénétrer à
travers mon jersey et heurter ma peau tiède; et l'accumulation de ces
petits chocs me mettait presque hors de moi. Je décidai d'acheter un
mackintosh à Noyon. Ce n'est rien d'être mouillé; mais le tourment que
produisait chacune de ces piqûres de froid sur tout mon corps au même
instant me faisait flageller l'eau comme un fou avec ma pagaie. Cet
état d'exaspération amusait beaucoup la Cigarette et lui fournissait un
autre spectacle que les berges d'argile et les saules.

Sans cesse la rivière courait en se glissant comme un voleur aux
endroits resserrés ou tourbillonnait aux tournants avec un remous; tout
le long du jour, les saules s'inclinaient et étaient minés par le pied;
les berges d'argile s'écroulaient. L'Oise qui avait mis tant de siècles
à faire la _Vallée dorée_ semblait avoir changé d'idée et s'acharner
à détruire son œuvre. Quelle quantité de choses fait une rivière en
suivant simplement les lois de la pesanteur dans l'innocence de son
cœur!




LA CATHÉDRALE DE NOYON


Noyon s'élève à environ un mille de la rivière, dans une petite plaine
entourée de collines boisées, et couvre entièrement une éminence de ses
toits de tuiles que domine une longue cathédrale au dos droit, avec
deux tours raides. A mesure que nous pénétrions dans la ville, les
toits de tuiles semblaient escalader la colline, grimpant les uns sur
les autres dans le désordre le plus bizarre; mais malgré tous leurs
efforts, ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la cathédrale qui
se dressait solennelle par dessus tout. Plus les rues se rapprochaient
de ce génie tutélaire, à travers la place du marché sous l'hôtel de
ville, plus elles se faisaient vides et calmes. Des murs nus et des
fenêtres à volets fermés faisaient face au grand édifice, et l'herbe
poussait sur la blanche chaussée. «Ote tes souliers de tes pieds,
car l'endroit où tu marches est une terre sacrée.» L'hôtel du Nord
allume ses flambeaux profanes à quelques pas de l'église dont nous
eûmes la magnifique aile orientale devant les yeux toute la matinée, de
la fenêtre de notre chambre à coucher. J'ai rarement contemplé l'aile
orientale d'une église avec une plus complète sympathie. Avec ses trois
larges terrasses qui s'avancent en saillie, et sa base qui s'étend
largement sur le sol, elle ressemble à la poupe de quelque grand et
vieux bâtiment de guerre. Des arcs-boutants au dos creux portent des
vases qui figurent les fanaux d'arrière. Il y a un roulis dans le
sol et les tours ne font qu'apparaître par-dessus le faîte, comme
si le brave vaisseau s'inclinait paresseusement par dessus la crête
d'une énorme vague de l'Atlantique. A tout moment une fenêtre pouvait
s'ouvrir, quelque vieil amiral y passer un tricorne et procéder à une
observation. Les vieux amiraux ne sillonnent plus la mer, les vieux
vaisseaux de guerre sont tous démolis et ne vivent plus que dans les
tableaux; mais celui-ci, qui était une église, bien avant qu'on pensât
jamais à eux, est toujours une église et a toujours aussi grand air
au bord de l'Oise. La cathédrale et la rivière sont probablement les
deux choses les plus vieilles à plusieurs kilomètres à la ronde, et
certainement, elles ont toutes deux une magnifique vieillesse.

[Illustration: Ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la
cathédrale (p. 204).]

Le sacristain nous conduisit au sommet de l'une des tours et nous
montra les cinq cloches suspendues dans leur campanile. Vue de là-haut
la ville était un pavé de mosaïque de toits et de jardins; la vieille
ligne des remparts se distinguait sans peine; et le sacristain nous
montra au loin, à travers la plaine, entre deux nuages, les tours de
Château-Coucy.

Je ne me fatigue jamais des grandes églises. C'est le genre de paysages
de montagne que je préfère. L'homme ne fut jamais si bien inspiré que
lorsqu'il fit une cathédrale, cette chose aussi une et aussi belle
qu'une statue au premier regard, et cependant, aussi vivante et aussi
intéressante à l'examen qu'une forêt vue en détail. Il ne faut pas
mesurer les clochers d'après les règles de la trigonométrie; ils sont
d'une petitesse absurde; et cependant, comme ils sont élevés pour l'œil
admirateur! Et là où nous avons tant d'élégantes proportions dont
l'une donne naissance à l'autre pour se fondre en un seul tout, il
semble que la proportion se soit surpassée elle-même et soit devenue
quelque chose de différent et de plus imposant. Ce fut toujours pour
moi une chose insondable qu'un homme osât élever la voix pour prêcher
dans une cathédrale. Que peut-il dire qui ne soit quelque chose de
bien au-dessous? Car malgré les sermons nombreux et variés que j'ai
entendus, je n'en ai jamais entendu un seul qui fût aussi expressif
qu'une cathédrale. C'est le meilleur des prédicateurs, et elle prêche
nuit et jour, vous disant non seulement l'art et les aspirations
de l'homme dans le passé, mais éveillant dans votre âme d'ardentes
sympathies; ou plutôt, comme tous ceux qui prêchent bien, elle fait
de vous votre propre prédicateur, et chacun est en dernier ressort son
propre directeur spirituel.

Comme j'étais assis devant l'hôtel au cours de l'après-midi, le
tonnerre harmonieux et gémissant de l'orgue s'échappant de l'église
flottait dans l'air comme un appel. Il ne me déplaisait pas, étant
donné ma passion pour le théâtre, d'assister à un ou deux actes de la
pièce; mais je ne pus jamais bien me rendre compte de la nature du
service que j'avais sous les yeux. Quatre ou cinq prêtres et autant
de choristes chantaient le Miserere devant le grand autel, lorsque
j'entrai. Il n'y avait d'autre assistance que quelques vieilles sur
des chaises, et quelques vieux agenouillés à même le pavé. Un moment
après, un long cortège de jeunes filles, marchant deux à deux, chacune
portant à la main un cierge allumé, et toutes vêtues de noir avec un
voile blanc, sortit de derrière l'autel et se mit à descendre la nef,
les quatre premières portant une Vierge à l'enfant sur une civière.
Les prêtres et les choristes agenouillés se relevèrent et s'avancèrent
à la suite des jeunes filles en chantant «_Ave Maria_». Dans cet ordre
ils firent le tour de la cathédrale, passant deux fois devant l'endroit
où j'étais appuyé contre un pilier. Le prêtre qui semblait occuper le
plus haut rang était un étrange vieillard aux yeux baissés. Ses lèvres
ne cessaient de marmotter des prières, mais comme il me regardait dans
les ténèbres, il ne me fit pas l'effet de les dire du fond du cœur.
Deux autres qui avaient la charge de tout le chant étaient de solides
gaillards de quarante ans, l'air soldatesque et brutal, l'œil hardi de
gens trop nourris. Ils chantaient à tue-tête et lançaient l'_Ave Maria_
comme un refrain de garnison. Les petites filles étaient timides et
graves. En remontant lentement la nef latérale chacune jeta un rapide
regard sur l'anglais, et la grosse nonne qui remplissait le rôle de
maîtresse de cérémonies lui fit absolument perdre contenance en le
fixant. Quant aux choristes, du premier au dernier ils se comportèrent
mal, comme seuls des jeunes garçons peuvent le faire, et ils gâtèrent
cruellement la cérémonie par leurs singeries.

Je saisis en grande partie l'esprit de ce qui se passait. Il serait
certes difficile de ne pas comprendre le Miserere, que je considère
comme l'œuvre d'un athée. S'il est jamais bon de se mettre au cœur
une telle désespérance, le Miserere est la musique convenable, et une
cathédrale une scène appropriée. Jusque là, je suis d'accord avec les
Catholiques (singulière appellation qu'ils se donnent, après tout).
Mais pourquoi, au nom de Dieu, ces choristes de jour de fête? pourquoi
ces prêtres qui glissent des regards errants dans l'assistance, tout en
feignant d'être en prières? Pourquoi cette grosse dondon de nonne qui
met tant de rudesse à diriger sa procession et secoue par le bras les
jeunes vierges en défaut? Pourquoi ces crachements, ces reniflements,
ces oublis de clefs, et les mille et une petites mésaventures, qui
troublent un état d'âme qu'on a laborieusement établi, grâce au
plain-chant et à la musique de l'orgue? Les révérends-pères n'ont qu'à
aller dans la première salle de spectacle venue pour voir ce qu'on peut
faire avec un peu d'art, et comme il est nécessaire, pour susciter les
hauts sentiments, d'exercer les figurants et de faire mettre chaque
siège à la place convenable.

Il est encore une chose qui m'affligea. Je pouvais supporter un
Miserere, moi; car je venais de prendre depuis peu beaucoup d'exercice
en plein air. Mais j'aurais voulu voir ailleurs les vieillards. Ce
n'était ni le genre de musique, ni le genre de théologie convenable
pour des hommes et des femmes qui à cette époque de leur existence ont
passé par la plupart des accidents et ont probablement une opinion à
eux sur l'élément tragique de la vie. Une personne avancée en âge peut
en général se faire à elle-même son propre miserere; et cependant,
je remarque qu'elle aime mieux faire du Jubilate Deo son chant
ordinaire. En somme, le meilleur exercice religieux pour les gens âgés
consiste à se remémorer leur propre expérience; tant d'amis morts, tant
d'espérances déçues, tant d'erreurs et de faux pas; mais aussi, tant
de jours brillants et de sourires de la providence. Il y a sûrement là
matière à un sermon très éloquent.

En somme, tout cela m'avait pénétré d'une solennelle gravité. Dans la
petite carte coloriée représentant tout notre «_Voyage à la pagaie
sur le continent_», que mon imagination conserve encore, et déroule
parfois pour l'amusement de mes moments de loisir, la cathédrale de
Noyon figure à une échelle absurde et doit occuper presque autant de
place qu'un département. Je vois encore le visage des prêtres, comme
s'ils étaient à mes côtés; et j'entends encore _Ave Maria, ora pro
nobis_ résonner à travers l'église. Pour moi tout Noyon est effacé par
ces souvenirs qui dominent tout, et je n'ai cure d'en dire davantage
sur la ville. Elle n'était tout au plus qu'un amoncellement de toits
bruns, où les gens, je crois, mènent dans le calme une vie très
honorable. Mais l'ombre de l'église tombe sur elle quand le soleil est
bas, et la sonnerie des cinq cloches porte dans tous les quartiers
l'annonce que l'orgue a commencé à se faire entendre. Si jamais je me
rallie à l'église de Rome, ce sera à condition d'obtenir l'évêché de
Noyon-sur-Oise.




AU FIL DE L'OISE

EN ROUTE POUR COMPIÈGNE


Les gens les plus patients finissent par se lasser d'être
continuellement mouillés par la pluie; sauf bien entendu, dans les
«Hautes-terres» d'Ecosse où il n'y a pas assez d'intervalles de beau
temps pour qu'on s'aperçoive de la différence. Tel semblait devoir
être notre cas le jour où nous quittâmes Noyon. Je ne me rappelle
rien du voyage; ce ne fut rien que des berges d'argile, des saules et
de la pluie, une pluie incessante, impitoyable, battante, jusqu'au
moment où nous nous arrêtâmes pour manger un morceau dans une petite
auberge, à Pimprez, où le canal longeait la rivière de très près. Nous
avions si triste mine, trempés comme nous l'étions, que l'aubergiste
alluma quelques brins de bois dans la cheminée pour nous réconforter.
Nous nous assîmes là au milieu d'un nuage de vapeur, nous lamentant
sur notre situation. Le mari jeta sa gibecière sur ses épaules et
partit à longues enjambées pour la chasse; sa femme s'assit dans un
coin éloigné à nous observer. Je crois que nous valions bien la peine
d'être regardés. Nous grommelions sur notre infortune de la Fère;
nous prévoyions d'autres La Fères dans l'avenir--bien que les choses
allassent mieux avec la Cigarette pour truchement; il avait infiniment
plus d'aplomb que moi et possédait une façon cavalière et péremptoire
d'aborder une aubergiste, qui annihilait la mauvaise impression que
faisaient nos sacs de caoutchouc. D'avoir parlé de la Fère cela nous
fit causer des réservistes.

«Faire ses vingt-huit jours», dit-il, «semble une assez piètre façon de
passer ses vacances d'automne».

«A peu près aussi piètre», répliquai-je avec abattement, «que d'aller
en canoë».

«Ces messieurs voyagent pour leur agrément»? demanda l'aubergiste avec
une inconsciente ironie.

C'en était trop. Les écailles nous tombèrent des yeux. Une autre
journée de pluie et, c'était bien décidé, nous mettions nos bateaux
dans le train.

Le temps se le tint pour dit: Nous avions reçu notre dernière «douche».
L'après-midi le temps se mit au beau; de grands nuages voyageaient
encore dans le ciel, mais seuls maintenant, traçant leur route au
milieu de l'immensité azurée; et un coucher de soleil offrant les
tons les plus délicats du rose et de l'or inaugura une nuit obscure
et étoilée et un mois de beau temps ininterrompu. En même temps la
rivière commençait à nous laisser voir un peu mieux dans la campagne.
Les berges n'étaient plus si hautes; il n'y avait plus de saules sur
les rives, et de riantes collines s'élevaient tout le long de son cours
dessinant leur profil sur le ciel.

Peu après le canal arrivant à sa dernière écluse commença à déverser
ses maisons d'eau dans l'Oise, en sorte que nous n'eûmes plus à
craindre le manque de compagnie. Ici se trouvaient tous nos amis: le
Deo Gratias de Condé et les quatre fils Aymon descendaient joyeusement
le fil de l'eau avec nous. Nous échangeâmes des plaisanteries de
circonstance avec le batelier perché au milieu de ses gaffes, ou
avec le conducteur, enroué d'avoir braillé après ses chevaux, et les
enfants vinrent à notre passage nous regarder par dessus bord. Nous
n'avions jamais remarqué combien les bateaux nous manquaient; mais une
impression d'incomparable douceur s'empara de nous, lorsque nous vîmes
la fumée s'élever de leurs cheminées.

Un peu en aval de cette jonction, nous fîmes une autre rencontre
d'importance plus grande encore, car c'est là que nous fûmes rejoints
par l'Aisne, déjà bien loin de sa source, mais toute fraîche sortie
de la Champagne. Ici finissait l'adolescence de l'Oise; c'était le
jour de son mariage; dès lors elle s'avança majestueuse et pleine
jusqu'aux bords, ayant conscience de sa dignité et des diverses digues
qu'il avait fallu lui élever. Elle devenait un trait calme dans le
tableau. Les arbres et les villes se voyaient dans ses eaux comme dans
un miroir. Elle portait allègrement les canoës sur sa large poitrine;
il n'était pas besoin de lutter beaucoup contre les tourbillons, mais
l'oisiveté passait à l'ordre du jour, et nous n'avions qu'à filer tout
droit, plongeant la pagaie tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sans
intelligence ni effort. Il nous venait vraiment un temps calme à tous
égards, et nous étions emportés vers la mer comme des «gentlemen».

Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes à Compiègne: beau profil
de ville au-dessus de la rivière. Au delà du pont un régiment défilait
tambour battant. Des gens flânaient sur le quai, les uns pêchant,
les autres contemplant paresseusement la rivière. Et tandis que nous
filions rapidement sur l'eau devant eux, nous pûmes les voir montrer
du doigt les canoës et se parler entre eux. Nous abordâmes à un lavoir
flottant où les lessiveuses battaient encore leur linge.




A COMPIÈGNE


Nous descendîmes à Compiègne dans un grand hôtel plein de mouvement, où
personne ne remarqua notre présence.

La réserve et le militarisme (comme disent les Allemands) y dominaient.
Un camp de tentes blanches en forme de cône, hors de la ville, avait
l'air d'un feuillet détaché d'une bible illustrée. Des ceinturons
décoraient les murs des cafés, et les rues ne cessaient de retentir
toute la journée d'airs de musique militaires. Impossible d'être
anglais, sans éprouver un sentiment d'orgueil, car les hommes qui
suivaient les tambours étaient petits et marchaient mal. Chacun
s'inclinait à son angle et cahotait à sa guise en marchant. Il n'y
avait rien chez eux de la superbe allure avec laquelle un régiment de
«_highlanders_» de haute taille s'avance musique en tête, solennel
et inévitable comme un phénomène naturel. Quel est l'homme qui, après
avoir vu ce spectacle, peut oublier le tambour major marchant devant,
les peaux de tigre des tambours, les «plaids» ondoyants des joueurs de
flûte, l'étrange et élastique rythme du régiment entier, touchant le
sol en cadence, et le coup de la grosse caisse, lorsque les cuivres
cessent et que les fifres aigus reprennent l'air martial à leur place?

Une jeune anglaise en pension en France commença à dépeindre à ses
compagnes françaises un de nos régiments à la parade, et tout en
allant, elle me dit que le souvenir se faisait si vif, elle devint si
fière d'être la compatriote de tels soldats et si triste de se trouver
dans un autre pays, que la voix lui manqua et qu'elle fondit en larmes.
Je n'ai jamais oublié cette jeune fille et, selon moi, il s'en faut de
bien peu qu'elle ne mérite une statue. L'appeler une jeune demoiselle,
avec toutes les futiles associations d'idées que fait naître ce mot,
serait lui faire insulte. En tous cas, elle peut être sûre d'une chose,
c'est que quand bien même elle n'épouserait jamais un héroïque général,
quand bien même sa vie n'aurait aucun résultat grand et immédiat, elle
n'aura pas vécu en vain pour son pays natal.

Mais, bien que les soldats français ne payent pas de mine à la parade,
en marche ils sont gais, alertes, pleins de bonne volonté, comme une
troupe de chasseurs de renards. Je me rappelle avoir vu un jour une
compagnie traverser la forêt de Fontainebleau, sur la route de Chailly,
entre le Bas Bréau et la Reine Blanche. L'un des soldats marchait
un peu avant les autres et chantait à tue-tête un audacieux chant
de marche. Derrière lui ses camarades remuaient leurs pieds et même
balançaient leur fusil en cadence. Un jeune officier avait toutes les
peines du monde à garder son sérieux en entendant les paroles. Vous
n'avez jamais rien vu d'aussi gai et d'aussi spontané que leur allure;
les écoliers ne montrent pas plus d'ardeur au jeu de la poursuite, et
vous auriez pensé qu'il était impossible de fatiguer des marcheurs si
pleins de bonne volonté.

Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l'hôtel de ville. Je raffolai
de l'hôtel de ville. C'est un monument d'un tourmenté tout gothique,
tout garni de tourelles, de gargouilles et de taillades, et décoré
d'une demi-douzaine de fantaisies architecturales. Quelques-unes des
niches sont dorées et peintes, et dans un grand panneau carré, au
centre, en relief noir sur fond d'or, se dresse, monté sur un cheval
en marche, Louis XII, la main sur la hanche et la tête rejetée en
arrière. On voit percer dans chacun de ses traits une arrogance royale.
Le pied dans l'étrier saille insolemment sur le cadre; l'œil est dur,
orgueilleux; le cheval même semble prendre plaisir à fouler aux pieds
les serfs prosternés, et avoir le souffle de la trompette dans les
naseaux. Ainsi chevauche à jamais, sur la façade de l'hôtel de ville,
le bon roi Louis XII, père de son peuple.

Par dessus la tête du roi, dans la haute tourelle centrale, apparaît
le cadran d'une horloge, et un peu au dessus, trois petits personnages
mécaniques, chacun un marteau à la main, dont le rôle est de
carillonner les heures, les demies et les quarts, pour les bourgeois
de Compiègne. Celui du centre a une cuirasse dorée, les deux autres
portent des hauts de chausses dorés, et tous trois ont d'élégants
chapeaux à larges bords comme des cavaliers. A mesure que l'aiguille
approche du quart, ils tournent la tête et se regardent sciemment les
uns les autres; et alors, ding font les trois marteaux s'abattant sur
les trois petites cloches placées au-dessous. L'heure suit, profonde
et sonore, à l'intérieur de la tour; et les trois personnages dorés se
reposent de leur travail.

[Illustration: Ce qui me charma le plus à Compiègne, fut
l'Hôtel-de-Ville (p. 225).]

Je pris à leurs manœuvres un plaisir vif et sain, et j'eus grand soin
de manquer aussi peu de leurs représentations que possible. Et je
remarquai que même la Cigarette, tout en faisant mine de dédaigner mon
enthousiasme, était de son côté un spectateur plus ou moins assidu.
Il y a quelque chose d'extrêmement absurde à exposer de pareils joujoux
aux outrages de l'hiver au haut d'un édifice. Ils seraient mieux à leur
place sous globe, en face d'une horloge de Nuremberg. La nuit surtout,
lorsque les enfants sont couchés et que les grandes personnes même
ronflent dans leurs draps, ne semble-t-il pas impertinent de laisser
ces personnages couleur pain d'épices à se regarder et à tinter pour
les étoiles et pour la lune qui monte au firmament. Il paraît assez
naturel que les gargouilles contorsionnent là haut leur face simiesque,
assez naturel que le potentat chevauche son destrier, semblable à un
centurion dans une vieille estampe allemande représentant la _Via
Dolorosa_; mais les joujoux devraient être serrés dans une boîte,
enveloppés dans de l'ouate, jusqu'au lever du soleil et jusqu'au moment
où les enfants sont de nouveau dehors à s'amuser.

Au bureau de poste de Compiègne un gros paquet de lettres nous
attendait, et, chose qui n'arriva qu'en cette occasion, les employés
nous les remirent assez poliment sur notre simple demande.

On peut en quelque sorte dire que notre voyage se termine avec ce sac
de lettres à Compiègne. Le charme était rompu. Dès ce moment nous
étions en partie de retour chez nous.

On ne devrait avoir aucune correspondance quand on voyage. C'est bien
assez déjà d'avoir à écrire mais il n'y a rien qui tue toute sensation
de vacances comme de recevoir des lettres.

«C'est hors de mon pays et de moi-même que je vais». Je veux faire
un plongeon pendant un certain temps dans de nouvelles conditions
de vie, comme je plongerais dans un autre élément. Je n'ai rien à
faire avec mes amis ou mes affections pendant ce temps. Quand je
suis parti, j'ai laissé mon cœur chez moi dans un bureau ou je l'ai
envoyé en avant avec mon porte-manteau m'attendre à ma destination.
Mon voyage terminé, je ne manquerai pas de lire vos lettres avec
l'attention qu'elles méritent. Mais j'ai dépensé tout cet argent,
remarquez bien, et j'ai donné tous ces coups de pagaie, à seule fin
d'être au loin; et cependant, vous me retenez chez moi avec vos
perpétuelles communications. Vous tirez sur la corde, et je sens que
je suis un oiseau attaché. Vous me poursuivez par toute l'Europe de
ces petites vexations que je voulais éviter par mon départ. Il n'y a
pas de libération dans la guerre de la vie, je le sais bien; mais n'y
aura-t-il pas seulement une semaine de congé?

Nous étions debout à six heures, le jour où nous devions partir. On
avait si peu fait attention à nous que c'est à peine si je pensais
qu'on daignerait nous présenter une note. Mais on n'y manqua pas; il
y eut même quelques articles salés. Nous payâmes poliment à un commis
désintéressé et nous quittâmes l'hôtel avec les sacs de caoutchouc
sans être remarqués. Personne ne se soucia de savoir quoi que ce fût
de nous. Impossible de se lever avant un village; mais Compiègne
était devenue une si grande ville qu'elle prenait ses aises le matin,
et nous étions levés et bien loin, qu'elle était encore en robe de
chambre et en pantoufles. Les rues étaient abandonnées aux gens qui
lavaient les escaliers des portes; personne n'était en grande toilette,
sauf les cavaliers sur l'hôtel de ville. Ils étaient bien lavés par
la rosée, tout pimpants sous leur dorure; leurs visages respiraient
l'intelligence et le sentiment de la responsabilité professionnelle.
Kling firent-ils sur les cloches pour la demie de six heures, comme
nous passions. Je trouvai bien gentil de leur part de me faire ce
compliment d'adieu; jamais ils ne furent mieux en forme, pas même le
dimanche à midi.

Il n'y avait personne à nous voir partir que les laveuses
matinales--matinales et pourtant en retard--qui déjà portaient leur
linge dans leur lavoir flottant sur la rivière. Très gaies avec quelque
chose de matinal dans leurs manières, elles plongeaient hardiment leurs
bras dans l'eau, sans paraître saisies du froid. Ce serait un travail
décourageant pour moi que ce début matinal et cette première immersion
froide, un travail tout ce qu'il y a de plus décourageant. Mais je
crois qu'elles auraient aussi peu volontiers changé de condition avec
nous que nous avec elles. Elles se pressèrent à la porte pour nous
regarder partir dans les minces brouillards ensoleillés étendus sur
la rivière, et nous accompagnèrent de leurs cordiales acclamations
jusqu'au moment où nous eûmes dépassé le pont.




AUTRES TEMPS


A un certain point de vue, on peut dire que ces brouillards ne se
levèrent jamais de dessus notre voyage; et depuis ce moment jusqu'à
la fin, ils flottent très denses dans mon carnet de notes. Aussi
longtemps que l'Oise avait été une petite rivière campagnarde, elle
nous avait fait passer tout contre les portes des maisons et nous
pouvions causer avec les habitants des champs riverains; mais à présent
qu'elle était devenue si large, nous n'apercevions plus qu'à distance
ce qui se passait le long des bords. Il y avait la même différence
qu'entre une grand'route et un petit sentier de campagne qui se promène
à travers des jardins. Nous nous trouvions maintenant dans des villes
où personne ne nous importunait par ses questions; l'onde nous avait
portés au milieu de la vie civilisée où les gens passent sans se
saluer. Dans les endroits où les habitants sont clairsemés, nous tirons
de chaque rencontre tout le parti possible; est-ce une ville, nous ne
sortons plus de nous-mêmes et ne disons plus un mot, hors que nous ne
marchions sur les pieds de quelqu'un. Dans ces eaux-là nous n'étions
plus désormais des bêtes curieuses et personne ne supposait que nous
fussions venus d'au delà de la ville voisine. Je me rappelle qu'à notre
entrée dans l'Isle-Adam par exemple, nous rencontrâmes des bateaux
de plaisance par douzaines, sortant pour l'après-midi, et il n'y
avait rien pour distinguer le véritable voyageur du promeneur, sauf,
peut-être, la malpropreté de ma voile. Est-ce que la compagnie à bord
de l'un des bateaux ne pensa pas reconnaître en moi un voisin? Fut-il
jamais rien de plus blessant? Voilà où tout le roman en était tombé.
Naguère, sur la haute Oise où, en général, rien ne naviguait que le
poisson, la présence de deux canotiers ne pouvait s'expliquer d'aussi
vulgaire façon; nous étions des intrus étranges et pittoresques; et
de l'étonnement des gens surgissait une sorte d'intimité légère et
fugitive tout le long de notre route. Il n'y a en ce monde que prêtés
rendus, bien qu'on ne les démêle pas toujours sans quelque difficulté;
car nous n'étions pas nés quand on marqua les coches, et depuis que le
monde existe, il n'y a pas encore eu de jour de règlement de comptes.
On obtient à peu près autant de plaisir qu'on en donne. Tant que nous
fûmes une sorte de vagabonds bizarres, de ceux qu'on regarde et qu'on
suit comme un charlatan ou une troupe de bohémiens, nous ne manquâmes
pas d'amusement en retour; mais sitôt que nous tombâmes nous-mêmes au
lieu commun, tous ceux que nous rencontrâmes perdirent leur aspect
merveilleux. Et c'est une raison entre mille qui fait que le monde est
triste aux personnes tristes.

Dans nos précédentes aventures il y avait généralement à faire, et cela
nous réveillait. Les averses mêmes avaient un effet revivifiant et
secouaient l'esprit de sa torpeur. Mais à présent que la rivière ne
courait plus à proprement parler, qu'elle ne faisait que glisser à la
mer d'une hâte égale, directe, mais imperceptible, et que le ciel nous
souriait tous les jours invariablement, nous commençâmes à glisser dans
cet assoupissement doré de l'esprit qui succède à beaucoup d'exercice
en plein air. Je me suis plus d'une fois plongé dans cette torpeur. En
vérité, je goûte extrêmement cette sensation, mais je ne l'eus jamais
au même degré qu'en pagayant au fil de l'Oise. Ce fut l'apothéose de
cette sorte d'engourdissement.

Nous cessâmes de lire entièrement. Parfois, quand je tombais sur
un nouveau journal, je prenais un plaisir particulier à en lire
le feuilleton; mais c'était assez d'un numéro, et je n'en pouvais
supporter plus de trois; même le second m'était un désappointement.
Sitôt que, de quelque façon, l'histoire se laissait deviner, elle
perdait tout mérite à mes yeux; une simple scène ou, selon l'usage de
ces feuilletons, la moitié d'une scène, sans rien avant ni après,
comme un fragment de rêve, avait le don de fixer mon intérêt. Moins je
voyais du roman, mieux je l'aimais: réflexion profonde. Mais le plus
souvent, comme j'ai dit, nous ne lisions ni l'un ni l'autre rien au
monde et nous employions nos courts instants de veille, entre le dîner
et le coucher, à examiner des cartes. J'ai toujours aimé les cartes et
je voyage dans un atlas avec le plus grand plaisir. Les noms de lieux
possèdent un attrait singulier; le contour des côtes et des rivières
captive l'œil; et la rencontre dans une carte de quelque endroit dont
vous avez entendu parler auparavant fait de l'histoire une nouvelle
possession. Mais ces soirs-là, nous parcourions nos cartes avec la
plus morne indifférence. Nous ne sentions pas plus d'intérêt pour un
endroit que pour un autre. Nous regardions la feuille comme les enfants
écoutent le bruit de leur hochet, et ne lisions des noms de villes et
de villages que pour les oublier aussitôt. Le sujet n'avait pour nous
rien de romanesque; il n'y a pas d'indifférence plus grande que n'était
la nôtre en ce moment. Si quelqu'un nous avait enlevé les cartes, au
moment où nous étions le plus attentifs à les étudier, il y a gros
à parier que nous aurions continué à étudier la table avec le même
ravissement.

Une seule chose nous préoccupait fort: c'était de manger. Je me
rappelle que mon imagination me représentait tel ou tel plat que je
couvais des yeux, tant que l'eau m'en venait à la bouche; et longtemps
avant que nous ne fussions rentrés pour la nuit, mon estomac criait la
faim et me tiraillait avec instance. Parfois nous pagayions bord à bord
pour un moment, et chemin faisant, nous nous excitions l'un l'autre par
des imaginations gastronomiques. Une collation toute simple, gâteaux et
Xérès, mais hors de portée sur l'Oise, me trotta par la tête pendant
plus d'une demi-lieue; et il fut un moment, aux approches de Verberie,
où la Cigarette chatouilla délicieusement ma sensualité en me parlant
de pâtés d'huîtres et de Sauterne.

Il me semble que personne parmi nous n'a bien connu le grand rôle que
jouent dans l'existence le boire et le manger. La faim est chose si
impérieuse qu'elle fait que nous digérons les nourritures les moins
appétissantes et que nous sommes encore bien contents avec du pain et
de l'eau pour notre dîner; comme il y a des gens qui ne peuvent se
passer de lire, ne fût-ce que l'indicateur des chemins de fer. Mais
c'est qu'il y a du roman là-dedans, après tout. Il n'est pas sûr que
la table n'ait pas plus d'adorateurs que l'amour, et je n'hésite pas à
dire que la nourriture offre pour la plupart beaucoup plus d'attraits
que le paysage. Croyez-vous, comme disait Walt Whitman, que vous en
êtes moins immortels? Le vrai matérialisme est d'avoir honte de ce que
nous sommes. Ce n'est pas un moindre trait de la perfection humaine
de découvrir la saveur d'une olive que de trouver de la beauté aux
couleurs du soleil couchant.

Canoter était chose facile. De plonger la pagaie dans la rivière
selon l'inclinaison convenable, tantôt à droite, tantôt à gauche, de
maintenir l'avant au fil de l'eau, de vider la petite flaque d'eau
qui se formait au creux du tablier, de protéger par un clignement des
paupières les yeux contre l'étincellement du soleil sur l'eau, ou de
passer de temps en temps sous la remorque qui se relève en sifflant
du _Deo gratias de Condé_, ou _des quatre fils Aymon_, tout cela
n'exigeait pas beaucoup d'art. De certains muscles bêtes suffisaient
à l'accomplir dans un état moyen entre la veille et le somme, tandis
que le cerveau en vacances s'endormait. Nous embrassions d'un regard
les grands traits du paysage; d'un œil distrait nous regardions des
pêcheurs en blouse et des lessiveuses qui barbotaient sur la rive.
De temps en temps, il arrivait que la flèche de quelque clocher nous
réveillait, ou le saut d'un poisson hors de l'eau, ou une traînée
d'herbes aquatiques qui s'attachaient autour de la pagaie et qu'il
fallait arracher et rejeter. Mais ces intervalles lucides n'étaient
lucides qu'en partie. Un peu plus de nous était remis en action, mais
jamais le tout. Le bureau central des nerfs, ce que, à nos heures,
nous appelons Nous-mêmes, jouissait de ses vacances sans trouble,
comme un ministère. Les grandes roues de l'intelligence tournaient à
vide dans la tête, comme des volants, sans nul grain à moudre. J'ai
passé des demi-heures entières à compter mes coups de pagaie et à
oublier les centaines. Je me flatte qu'il ne saurait y avoir dans les
bêtes périssables une forme de conscience plus basse. Et quel plaisir
c'était! Quelle cordiale et accommodante humeur cela produisait! Il n'y
a nulle astuce dans un homme parvenu à ce point, la seule apothéose
possible dans la vie, l'apothéose de la stupidité; et il commence à se
sentir la dignité imposante et la longévité d'un arbre.

Un bizarre travail de métaphysique pratique accompagnait ce qu'on
me permettra d'appeler la profondeur, si je ne dois pas l'appeler
l'intensité, de ma distraction. Ce que les philosophes appellent le
moi et le non moi, _ego et non ego_, me préoccupait, bon gré mal gré.
Il y avait moins de moi et plus de non moi que je n'étais accoutumé
d'en trouver. Un autre manœuvrait ma pagaie à mes yeux; je sentais les
pieds d'un autre contre le cale-pieds: il me semblait que mon corps
n'avait pas plus de relation à moi que le canoë, la rivière ou le
rivage. Ce n'est pas tout: quelque chose en moi-même, une partie de mon
cerveau, une province de mon être propre, avait secoué l'obéissance
et s'était établi pour son compte ou peut-être pour le compte de ce
quelqu'un d'autre qui pagayait. Je m'étais ratatiné jusqu'à n'être
plus qu'une toute petite chose en un coin de moi-même; j'étais isolé
dans mon propre crâne. Des pensées se présentaient sans que je les en
priasse. Ce n'étaient pas mes pensées: c'étaient évidemment celles de
quelqu'un d'autre, et je les considérais comme une partie du paysage.
Je crois, en un mot, que j'étais aussi près du Nirvana que cela est
compatible avec la vie pratique; et s'il en est ainsi, je fais aux
Bouddhistes mes sincères compliments; c'est un état agréable, peu
compatible avec le brillant de l'esprit, non pas précisément profitable
au point de vue de l'argent, un état d'or, de calme, d'insouciance,
un état qui met l'homme au-dessus des alarmes. Vous l'imaginerez
parfaitement en supposant que vous êtes ivre-mort et cependant que
vous demeurez à jeun pour jouir de cet état. J'ai idée que ceux qui
travaillent au grand air, passent une grande partie de leurs journées
dans cette stupeur d'extase qui explique l'extrême quiétude et
endurance de ces gens-là. Quelle pitié que de dépenser de l'argent à
acheter du laudanum, quand on a ici pour rien un paradis bien supérieur!

Cette disposition d'esprit fut à tout prendre le grand exploit de
notre navigation. C'est le pays le plus lointain où ce voyage m'ait
introduit. Aussi bien, il est situé si loin des sentiers battus du
langage que je désespère de faire goûter au lecteur la souriante,
complaisante stupidité de ma condition, lorsque les idées allaient et
venaient comme les poussières dans un rayon de soleil, que les arbres
et les clochers le long de la rive se dressaient parfois, attirant
mon attention comme des objets solides, au milieu d'un monde roulant
de nuages; lorsque le frôlement rythmique du bateau et de la pagaie
dans l'eau devenait une berceuse pour endormir mes pensées; lorsqu'une
éclaboussure de vase sur le pont du bateau était, tantôt une souffrance
intolérable pour l'œil, tantôt une compagnie pour moi, et l'objet d'une
contemplation béate; et tout le temps, avec la rivière qui courait et
les rives qui changeaient à droite et à gauche, je continuais à compter
mes coups de pagaie, dont j'oubliais les centaines, j'étais la bête la
plus heureuse de France.




AU FIL DE L'OISE

INTÉRIEURS D'ÉGLISES


Notre première étape après Compiègne nous conduisit jusqu'à
Pont-Sainte-Maxence. J'étais dehors, le lendemain matin, un peu après
six heures. L'air était piquant et sentait la gelée. Sur une place
publique une vingtaine de femmes se disputaient pendant le marché du
jour et le bruit de leurs négociations résonnait grêle et plaintif, tel
le pépiement des moineaux par une matinée d'hiver. Les rares passants
soufflaient dans leurs doigts et marchaient vivement, frappant le sol
de leurs sabots, pour faire circuler le sang. Les rues étaient pleines
d'une ombre glacée, bien que les cheminées fumassent au dessus des
têtes dans l'or du ciel ensoleillé. Si vous vous éveillez assez tôt
à cette saison de l'année, vous pouvez vous lever en Décembre pour
déjeuner en Juin.

Je pris le chemin de l'église, car il y a toujours quelque chose à
voir dans une église, ou des adorateurs vivants, ou des tombes de
morts. Vous y trouvez un recueillement aussi complet que la mort et
le spectacle des illusions les plus creuses; et même, si ce n'est
point un morceau d'histoire, vous y attraperez toujours quelques
bavardages contemporains. Il ne faisait pas aussi froid dans l'église
qu'au dehors, mais il paraissait y faire plus froid. La blancheur
de la nef donnait à l'œil l'illusion du pôle, et le clinquant d'un
autel du continent avait l'air plus abandonné que de coutume dans la
solitude et l'air glacial. Assis dans le sanctuaire, deux prêtres
lisaient en attendant les pénitents; et plus loin, dans la nef, une
très vieille femme faisait ses dévotions. C'était à se demander comment
elle pouvait égrener son chapelet, alors que les jeunes gens pleins de
santé soufflaient dans leurs doigts et se battaient les épaules pour
se réchauffer. Mais si ceci m'affecta, la nature de ses exercices me
découragea absolument. Elle allait de chaise en chaise et d'autel
en autel, naviguant autour de l'église. A chaque autel elle dédiait
un nombre égal de grains et un égal laps de temps. Comme un prudent
capitaliste qui agit d'une façon quelque peu cynique dans les affaires
commerciales, elle désirait placer ses supplications en valeurs
célestes et variées. Elle ne voulait rien risquer sur le crédit d'un
seul intercesseur. Dans toute la foule des saints et des anges, il n'en
était pas un qui pût se supposer son champion de prédilection pour la
défendre aux grandes assises. Je ne pouvais considérer cela que comme
une grossière et transparente jonglerie, basée sur une incrédulité
inconsciente.

De vieille femme aussi morte je n'en ai jamais vu: rien que des os et
du parchemin curieusement assemblés. Ses yeux qui interrogeaient les
miens, étaient sans expression. Je ne sais si vous ne pourriez pas dire
qu'elle était aveugle; cela dépend de ce que vous entendez par voir.
Peut-être avait-elle connu l'amour? peut-être mis au monde et allaité
des enfants? peut-être leur avait-t-elle donné de petits noms d'amitié?
Mais à présent, tout cela était disparu et ne l'avait laissée ni plus
heureuse ni plus sage, et le meilleur emploi qu'elle pouvait faire
de ses matinées était de venir dans cette froide église et de gagner
par ses jongleries une tranche de ciel. Ce ne fut pas sans sentir ma
poitrine se dilater que je m'échappai dans les rues et dans l'air vif
du matin. Le matin! Grand Dieu! comme elle en serait lasse avant le
soir! et si elle ne dormait pas, qu'est-ce que ce serait alors? Il est
heureux qu'il y en ait peu parmi nous qui soient appelés à justifier
publiquement leur vie à la barre du tribunal de la soixante-dixième
année; heureux, que tant de gens soient fauchés à propos dans ce
qu'ils appellent la fleur de l'âge et s'en aillent expier leurs fautes
secrètement en quelque autre lieu; sans quoi, entre l'enfance maladive
et la vieillesse morose, un profond dégoût de la vie pourrait s'emparer
de nous.

J'eus besoin de toute mon hygiène cérébrale, pendant cette journée
de canotage. Je ne pouvais digérer ma vieille dévote. Mais je fus
bientôt au septième ciel de la stupidité, et je n'eus plus conscience
de rien, si ce n'est que quelqu'un dans un canoë filait à force de
pagaie, pendant que je comptais ses coups et oubliais les centaines.
J'avais parfois peur de me rappeler les centaines, ce qui d'un plaisir
aurait fait une fatigue; mais cette crainte était chimérique, car elles
disparaissaient de mon esprit comme par enchantement, et je n'en savais
pas plus que le roi de Prusse sur ce qui faisait mon occupation.

A Creil, où nous nous arrêtâmes pour goûter, nous laissâmes nos canoës
dans un autre lavoir flottant. Comme nous étions en plein midi, ce
lavoir était encombré d'une foule de bruyantes laveuses aux mains
rouges. Ces laveuses avec leurs grosses plaisanteries sont à peu près
tout ce que je me rappelle de l'endroit. Je pourrais compulser mes
livres d'histoire, si vous y teniez beaucoup, et vous citer une ou
deux dates; car cette ville a joué un assez grand rôle dans les guerres
avec les Anglais. Mais je préfère mentionner un pensionnat de jeunes
filles qui nous intéressa, parce que c'était un pensionnat de jeunes
filles et parce que nous nous imaginâmes que nous l'intéressions aussi.
Du moins il y avait les jeunes filles dans le jardin, et nous sur la
rivière; et il y eut plus d'un mouchoir qui s'agita à notre passage.
Cela jeta tout un trouble dans mon cœur; et pourtant, comme nous nous
serions fatigués et dédaignés, ces jeunes filles et moi, si nous avions
été présentés les uns aux autres à une partie de croquet. Mais c'est
une mode qui m'est chère, que d'agiter un mouchoir ou d'envoyer des
baisers avec la main à des gens que je ne reverrai jamais, de jouer
avec la possibilité et d'enfoncer une cheville où l'imagination puisse
se suspendre. Cela donne une secousse au voyageur, lui rappelle qu'il
n'est pas partout un voyageur et que son excursion n'est qu'une sieste
au bord du chemin dans la marche réelle de la vie.

L'église à Creil était un endroit indescriptible, éclaboussé à
l'intérieur de la lumière crue tombant des fenêtres, et décoré de
médaillons représentant le Chemin de la Croix. Mais il y avait comme
ex-voto, un objet singulier, qui me plut énormément: une reproduction
fidèle d'une péniche qui se balançait à la voûte, portant inscrite
cette aspiration: Dieu conduise à bon port le Saint Nicolas de Creil!
L'objet était nettement exécuté et aurait fait les délices d'une bande
de gamins au bord de l'eau. Mais une chose qui me chatouillait, c'était
la gravité du péril à conjurer. Qu'on suspende comme ex-voto le modèle
d'un navire! très bien! Le vaisseau qui doit tracer un sillon autour
du monde et visiter le tropique ou les glaces des pôles court des
dangers qui valent bien un cierge et une messe. Mais le Saint Nicolas
de Creil qui devait être halé pendant une dizaine d'années par de
patients chevaux de trait, dans un canal rempli de mauvaises herbes,
avec des peupliers bavardant au-dessus de lui et le batelier sifflant
au gouvernail; qui devait faire tous ses voyages parmi la verdure du
continent, sans jamais perdre de vue un beffroi de village pendant
tout son temps de navigation; ma foi, j'aurais pensé que si une chose
pouvait se faire sans l'intervention de la Providence, c'était bien
celle-là. Mais peut-être le patron était-il un humoriste? Ou peut-être
un prophète, nous rappelant le sérieux de la vie par ce signe absurde.

A Creil, comme à Noyon, Saint Joseph semblait être un saint favori,
à cause de sa ponctualité. On peut spécifier le jour et l'heure;
et les personnes reconnaissantes ne manquent pas de le faire sur
une plaque votive, lorsque les prières ont été ponctuellement et
nettement exaucées. Toutes les fois que la question de temps entre
en considération, Saint Joseph est l'intermédiaire tout désigné. Je
pris une sorte de plaisir à observer la vogue qu'il avait en France,
car ce juste joue un très petit rôle dans la religion de mon pays. Et
cependant je ne puis m'empêcher de craindre que l'on ne s'attende,
dans les endroits où l'on recommande tant le Saint pour son exactitude,
à ce qu'il soit reconnaissant de sa plaque votive.

Pour nous protestants, c'est de la folie et de toutes façons cela n'a
pas grande importance. Que l'on conçoive sagement ou que l'on exprime
comme il faut sa reconnaissance pour les faveurs que l'on reçoit,
c'est une chose secondaire après tout, dès lors que l'on ressent de
la reconnaissance. La véritable ignorance consiste à ne pas savoir
qu'on a reçu un bienfait ou à s'imaginer qu'on l'a obtenu grâce à
son propre mérite. L'homme fils de ses œuvres est après tout le plus
plaisant sac à vent. Il y a une différence marquée entre décréter la
lumière dans le chaos et allumer le gaz dans un salon de ville avec une
boîte d'allumettes de la régie et nous avons beau faire, notre main
a toujours quelque chose de tout fait, quand ce ne seraient que nos
doigts.

Mais quelque chose de pire que de la folie était placardé dans
l'église de Creil. L'association du Saint Rosaire (dont je n'avais
jamais entendu parler auparavant) est responsable de cela. Selon l'avis
imprimé, cette association fut fondée par un bref du pape Grégoire XVI
en date du 17 Janvier 1832. D'après un bas-relief peint, il semble
qu'elle ait été fondée à une époque indéterminée par la Vierge, qui
donne un rosaire à Saint Dominique, et par l'enfant Jésus, qui en donne
un autre à Sainte Catherine de Sienne. Le pape Grégoire n'est pas aussi
imposant, mais il est plus à notre portée. Je ne pus savoir exactement
si l'association ne s'occupait que de dévotion, ou si elle avait
aussi en vue les bonnes œuvres. En tout cas, elle est magistralement
organisée. Quatorze matrones ou jeunes filles sont inscrites comme
associées pour chaque semaine du mois. En tête de la liste se trouve
un autre nom, celui de la Zélatrice, généralement une femme mariée, le
chorège de la bande. L'accomplissement des devoirs de l'Association
procure des indulgences plénières ou partielles. «Les indulgences
partielles sont attachées à la récitation du rosaire.» La récitation de
la dizaine exigée confère promptement une indulgence partielle. Quand
l'homme sert le royaume des cieux un livre de comptes à la main, je ne
puis m'empêcher de craindre qu'il ne porte le même esprit mercantile
dans ses relations avec ses semblables ce qui ferait de la vie une
triste et sordide affaire.

Il y a pourtant un autre article d'importation plus heureuse. «Toutes
ces indulgences, semblait-il, sont applicables aux âmes du Purgatoire.»
Pour l'amour de Dieu, ô dames de Creil, appliquez-les toutes sans délai
aux âmes du purgatoire. Burns ne voulut recevoir aucune rémunération
pour ses derniers chants, préférant servir son pays par pur amour. A
supposer que vous imitiez l'employé de la régie[6], mesdames, et quand
bien même les âmes du Purgatoire n'éprouveraient pas grand soulagement,
quelques âmes de Creil-sur-Oise ne s'en trouveraient pas plus mal en
ce monde ni dans l'autre.

  [6] Burns a été employé de l'accise ou régie en Ecosse.

Je ne puis m'empêcher de me demander, tout en transcrivant ces notes,
si un homme né et élevé dans le protestantisme est bien en état
de comprendre ces symboles et de leur rendre justice comme ils le
méritent; et je ne puis faire autrement que de répondre que non. Ils
ne peuvent avoir pour les fidèles cet air mesquin et laid que je leur
trouve. Cela est à mes yeux aussi clair qu'un théorème de géométrie;
car ces croyants n'ont ni faiblesse ni perversité d'esprit. Ils peuvent
apposer leurs plaques, recommandant la promptitude de Saint Joseph,
comme s'il était encore charpentier dans un village. Ils peuvent
réciter la dizaine exigée et empocher métaphoriquement les indulgences,
comme s'ils avaient accompli une tâche pour le ciel; et ils peuvent
ensuite sortir et regarder sans honte à leurs pieds cette merveilleuse
rivière qui coule près d'eux, et lever les yeux sans confusion vers
les étoiles qui, semblables à des pointes d'aiguille, sont en réalité
de grands mondes pleins de rivières qui coulent, plus grandes que
l'Oise. Il me paraît aussi clair, dis-je, qu'un théorème de géométrie
qu'avec mes idées de protestant j'ai manqué le but, et qu'avec ces abus
marche de front quelque esprit plus élevé et plus religieux que je ne
l'imagine.

Je me demande si d'autres me feraient les mêmes concessions. Comme les
dames de Creil, après avoir récité mon rosaire de tolérance, j'attends
mon indulgence sur le champ.




PRÉCY ET LES MARIONNETTES


Nous arrivâmes à Précy vers le coucher du soleil. La plaine est semée
de nombreux bouquets de peupliers. En une large, lumineuse courbe,
l'Oise s'étendait sous le flanc de la colline. Un léger brouillard
commençait à s'élever et à confondre les différentes distances. On
n'entendait pas un son, sauf celui des clochettes à moutons, dans
quelques prairies sur les bords de la rivière, et le grincement d'un
chariot, au bas de la longue route, qui descend la colline. Les villas
dans leurs jardins, les boutiques le long de la rue, tout semblait
avoir été abandonné la veille, et je me sentais porté à marcher
discrètement, comme on s'y sent porté dans une forêt silencieuse. Tout
à coup, nous tournâmes un coin de rue et nous aperçûmes devant nous,
dans une petite prairie autour de l'Eglise, un essaim de jeunes filles
vêtues à la mode de Paris, jouant au croquet. Leurs éclats de rire et
le son sourd de la balle contre le maillet faisaient un joyeux tapage
dans le village, et l'aspect des sveltes formes de ces jeunes filles,
toutes corsetées et enrubannées, produisit dans nos cœurs un trouble
proportionné aux charmes du tableau. Nous sentions l'approche de Paris,
semblait-il. Et voici que nous trouvions en ce lieu des femmes de notre
rang jouant au croquet, comme si Précy avait été un endroit du monde
réel, au lieu d'être une étape dans l'empire féerique des voyages.
Car, pour être franc, on peut à peine considérer la paysanne comme une
femme et cette troupe de coquettes sous les armes, succédant à toutes
ces créatures en jupons que nous avions vues sur notre route bêcher,
houer et faire à dîner, faisait un trait caractéristique tout à fait
surprenant dans le paysage et nous convainquit immédiatement que nous
étions des hommes sujets à des défaillances.

L'auberge à Précy est la pire qui soit en France. Nulle part, pas
même en Ecosse, je n'ai trouvé si mauvaise nourriture. Cette auberge
était tenue par deux jeunes gens, le frère et la sœur, qui n'avaient
pas encore vingt ans. La sœur nous prépara un repas, si l'on peut
s'exprimer ainsi; et le frère, qui avait passé la journée à boire,
rentra ramenant avec lui un boucher en ribote pour converser avec nous
pendant notre repas. Nous trouvâmes des morceaux de porc tièdes dans la
salade et des morceaux d'une substance molle inconnue dans le ragoût.
Le boucher nous amusa en nous dépeignant la vie parisienne, qu'il se
piquait de connaître parfaitement, pendant que le frère, assis sur
le bord du billard, penchait en avant d'une façon inquiétante, tout
en suçant un bout de cigare. Au milieu de ces distractions, éclata
soudain le bruit d'un tambour, qui passait près de la maison et une
voix enrouée se mit à débiter une proclamation. C'était un montreur de
marionnettes annonçant une représentation pour la soirée.

Il avait installé sa baraque et allumé ses chandelles sur une autre
partie du gazon où les jeunes filles jouaient au croquet, sous l'une de
ces halles, si communes en France, qui servent à abriter les marchés;
et, lorsque nous arrivâmes à cet endroit, le bateleur et sa femme
essayaient de maintenir l'ordre parmi les spectateurs.

Ce fut la plus absurde des disputes. Les saltimbanques avaient disposé
un certain nombre de bancs, et tous ceux qui s'y asseyaient devaient
payer deux sous pour la place. Ces bancs étaient toujours garnis de
monde--une salle comble--tant qu'il ne se passait rien; mais que la
directrice parût avec l'air de vouloir faire une quête et, aux premiers
sons du tambour, les auditeurs évacuaient prestement les sièges et
se tenaient debout tout autour, à l'extérieur, les mains dans les
poches. Cela aurait à coup sûr poussé à bout la patience d'un ange.
Le directeur rugissait de l'avant-scène: il avait parcouru toute la
France, et nulle part, nulle part, pas même sur les frontières de
l'Allemagne, il n'avait rencontré une manière d'agir aussi indigne.
Tas de coquins, tas de fripons, tas de voleurs, leur criait-il. Et de
temps en temps, son épouse sortait pour faire un autre tour et d'une
voix perçante, ajoutait sa quote-part à la tirade. Je remarquai, ici
comme ailleurs, jusqu'à quel point les femmes ont l'esprit plus riche
en matière d'insultes. Les assistants riaient et poussaient des cris
bruyants aux boutades mordantes de la femme. Elle savait trouver les
endroits sensibles. Elle tenait l'honneur du village à sa merci. Des
voix lui répondaient avec colère dans la foule et recevaient une
riposte caustique pour leur peine. Près de moi, deux vieilles dames,
qui avait dûment payé leurs places, toutes rouges d'indignation,
s'entretenaient, assez haut pour être entendues, de l'impudence de
ces saltimbanques; mais la directrice n'avait pas sitôt surpris
quelques-unes de ces paroles, que sur le champ elle les prenait à
partie: Si ces dames pouvaient persuader à leurs voisins d'agir comme
des honnêtes gens, les saltimbanques seraient assez polis. Ces dames
avaient probablement eu leur assiette de soupe et peut-être un verre de
vin, ce soir-là; les saltimbanques eux aussi aimaient bien la soupe et
il ne leur plaisait pas de se voir frustrer de leurs maigres recettes,
à leur nez et à leur barbe. A un certain moment, les choses en vinrent
à tel point que quelques jeunes gens et le bateleur engagèrent un court
pugilat, au cours duquel ce dernier roula à terre, aussi facilement
qu'une de ses marionnettes, aux éclats de rire moqueurs des spectateurs.

Cette scène m'étonna beaucoup, car je suis assez au courant des mœurs
des comédiens ambulants français, qui sont tous plus ou moins artistes
et je les ai toujours trouvés singulièrement aimables. Tout comédien
ambulant doit être cher à toute âme droite, ne serait-ce qu'en tant
que protestation vivante contre les bureaux et l'esprit mercantile, et
parce qu'il nous remet en mémoire, que la vie n'est pas nécessairement
ce que nous la faisons en général. Même une société de musiciens
allemands, lorsqu'on la voit quitter la ville, pour faire une tournée
dans les villages de la campagne, parmi les arbres et les prairies, a
quelque chose de romanesque, qui séduit l'imagination. Il n'est pas une
personne de moins de trente ans si insensible que son cœur n'éprouve
quelque émotion à la vue d'un campement de bohémiens. Nous ne sommes
pas tous des filateurs, ou, du moins, ceux qui le sont, ne le sont pas
toujours. Il est encore des hommes qui veulent vivre et la jeunesse
saura trouver parfois un mot courageux pour blâmer la richesse et
renoncer à une position, pour courir les routes sac au dos.

Un Anglais a toujours des facilités spéciales pour se mettre en
relations avec les gymnastes français; car l'Angleterre est la patrie
naturelle des gymnastes. Celui-ci ou celui-là, dans son maillot
pailleté, sans aucun doute sait un ou deux mots d'Anglais, a bu
quelques verres d'«aff-n-aff»[7], ou peut-être a travaillé dans
un _music hall_ anglais. C'est un de mes compatriotes de par sa
profession. Cela entraîne pour lui, comme pour les canotiers belges,
l'idée que je suis, moi aussi, un athlète.

  [7] Mélange de bière anglaise; moitié stout, moitié pale-ale.

Mais le gymnaste n'est pas mon favori. Sa nature n'a rien ou n'a que
fort peu de chose de l'artiste: son âme est petite et terre à terre, la
plupart du temps, puisque sa profession ne lui fait jamais appel et ne
l'accoutume pas aux idées élevées. Mais, si un homme a en lui assez des
qualités d'un acteur pour ânonner un rôle dans une farce, cela lui rend
familier tout un nouvel ordre de pensées. Il faut qu'il songe à autre
chose qu'à la caisse. Il a un orgueil à lui et ce qui est beaucoup plus
important, il a un but devant lui, qu'il ne pourra jamais atteindre
tout à fait. Il est parti pour un pèlerinage, qui durera toute sa vie
parce qu'il n'y a pas de fin à ce pèlerinage tant que la perfection
n'est pas atteinte. Il se perfectionnera un peu tous les jours, ou
même, s'il a renoncé à le faire, il se souviendra toujours qu'il fut
un temps où il avait conçu ce haut idéal, qu'il fut un temps où il
s'était épris d'amour pour une étoile. «Il vaut mieux avoir aimé et
perdu.» Quand bien même la lune n'aurait rien à dire à Endymion, quand
bien même ce dernier s'établirait avec Audrey et ferait paître les
porcs, ne pensez-vous pas qu'il aurait plus de grâce dans sa démarche
et qu'il chérirait de plus hautes pensées jusqu'à la fin? Les lourdauds
qu'il rencontre à l'église n'ont jamais rien imaginé au delà du bandeau
d'Audrey; mais, il y a au cœur d'Endymion une réminiscence qui, comme
une épice, lui conserve l'âme fraîche et haute.

D'être seulement un de ces individus, dont la profession confine à
l'art, cela imprime à la physionomie un cachet de beauté indélébile.
Je me rappelle avoir dîné une fois avec une société, dans une auberge,
à Château-Landon. La plupart des convives étaient évidemment des
commis-voyageurs; d'autres, des paysans riches; mais, il y avait
un jeune homme en blouse, dont la physionomie tranchait d'une façon
surprenante avec celle des autres. Elle paraissait plus affinée, elle
laissait percer un peu plus d'intelligence; elle avait un air vivant et
expressif et l'on pouvait voir que les yeux du jeune homme percevaient
les choses. Mon compagnon et moi nous étions fort curieux de savoir
qui il était et ce qu'il pouvait être. C'était l'époque de la foire de
Château-Landon et, quand nous allâmes voir les baraques, nous eûmes la
réponse à notre question; car, notre ami se trouvait là, fort occupé à
jouer du violon, pour faire danser les paysans. C'était un violoniste
ambulant.

Une troupe de comédiens ambulants vint un jour à l'auberge, où j'étais
descendu, dans le département de Seine-et-Marne. Elle comprenait le
père, la mère, leurs deux filles, gaillardes au teint hâlé, à l'air
décidé, qui chantaient et jouaient sans la moindre notion de leur
art: puis, un jeune homme brun, l'air d'un maître d'école, peintre
en bâtiments récalcitrant, qui chantait et jouait assez bien. La mère
était le génie de la bande, autant qu'on peut parler de génie, quand
il s'agit d'un tas de «m'as-tu vu» incompétents et le mari ne savait
comment exprimer l'admiration qu'il éprouvait pour le paysan comique de
sa femme. «Vous devriez voir ma vieille femme,» disait-il en inclinant
sa face de buveur de bière. Un soir, ils donnèrent une représentation
dans la cour de l'auberge à la lueur vacillante des lampes: misérable
spectacle, que regardait froidement un auditoire de village. Le
lendemain soir, sitôt les lampes allumées, il survint une pluie
torrentielle et ils durent sauver tout leur bataclan, au plus vite, et
se réfugier dans la grange, où ils se mirent à l'abri, glacés, trempés
et sans souper. Dans la matinée, un de mes bons amis, qui partage ma
vive affection pour les comédiens ambulants, fit une petite quête et
me chargea de leur en remettre le produit, pour les consoler de leur
déception. Je donnai la somme au père; il me remercia cordialement,
et nous prîmes une tasse de café ensemble dans la salle, en causant de
routes, d'auditoires et de temps durs.

Comme je m'en allais, voilà mon vieux comédien qui se lève et chapeau
bas: «Je crains bien, dit-il, que Monsieur ne me regarde tout à fait
comme un mendiant; mais j'ai une autre demande à lui faire.» Je me mis
à le haïr sur le champ. «Nous jouons encore ce soir,» poursuivit-il.
«Bien entendu je refuserai d'accepter d'autre argent de Monsieur et de
ses amis, qui ont déjà été si généreux. Mais notre programme de ce soir
est quelque chose de vraiment remarquable et je compte que Monsieur
voudra bien nous honorer de sa présence.» Et alors, avec un haussement
d'épaules et un sourire: «Monsieur comprend,--la vanité d'un artiste!
Dieu me pardonne!» La vanité d'un artiste! Voilà le genre de choses
qui me réconcilie avec la vie: un vieux coquin déguenillé, ivrogne,
incompétent, avec des manières de gentlemen et une vanité d'artiste,
garder le respect de lui-même!

Mais, l'homme selon mon cœur, c'est M. de Vauversin. Voilà près de deux
ans que je l'ai vu pour la première fois et j'espère bien avoir souvent
l'occasion de le revoir. Voici son premier programme, tel que je l'ai
trouvé sur la table du déjeuner; je l'ai conservé depuis, comme une
relique des jours glorieux:

  «Mesdames et Messieurs»,

  Mademoiselle Ferrario et M. de Vauversin auront l'honneur de chanter
  ce soir les morceaux suivants.

  «Mademoiselle Ferrario chantera: _Mignon--Oiseaux légers--France--Des
  Français dorment là--Le château bleu--Où voulez-vous aller?_»

  «Monsieur de Vauversin: _Mme Fontaine et M. Robinet--Les plongeurs
  à cheval--Le mari mécontent--Tais-toi, gamin--Mon voisin
  l'original--Heureux comme ça--Comme on est trompé._»

On éleva une estrade à une extrémité de la salle à manger. Et quel
spectacle c'était de voir M. de Vauversin, la cigarette à la bouche,
pinçant de la guitare et suivant les yeux de Mademoiselle Ferrario
avec le regard obéissant et bon d'un chien! La séance se termina par
une tombola, ou vente aux enchères de billets de loterie: admirable
amusement avec toute l'excitation que produit la passion du jeu, et
sans aucun espoir de gain, qui vous fasse honte de votre ardeur; car
là, tout est perte; vous vous dépêchez de vider votre poche; c'est une
lutte à qui perdra le plus d'argent, au bénéfice de M. de Vauversin et
de Mademoiselle Ferrario.

Monsieur de Vauversin est un petit homme, avec une forêt de cheveux
noirs, un air alerte et engageant, et un sourire, qui serait délicieux
s'il avait de meilleures dents. Il était autrefois acteur au Châtelet;
mais, il contracta à la grande chaleur et à la lumière éblouissante de
la rampe une affection nerveuse, qui le mit hors d'état de paraître
sur la scène. Dans cette crise, Mademoiselle Ferrario, ou si vous
voulez, Mademoiselle Rita de l'Alcazar, consentit à partager sa fortune
vagabonde: «Je ne saurais oublier la générosité de cette dame,»
disait-il. Il porte des pantalons si étroits que ça été longtemps un
problème, pour tous ceux qui l'ont connu, de savoir comment il s'y
prend pour entrer dedans et pour en sortir. Il a quelque talent à
l'aquarelle; il écrit des vers; c'est le plus patient des pêcheurs;
et il a passé de longues journées, au fond du jardin de l'auberge, à
taquiner le goujon dans la limpide rivière.

Il faut l'entendre raconter ses aventures, tout en buvant une bouteille
de vin. Sa causerie a un tour si agréable et le sourire lui vient si
naturellement aux lèvres, quand il s'agit de ses propres malheurs,
avec parfois, une gravité soudaine, tel un homme, qui entendrait mugir
les vagues, pendant qu'il dirait les périls de l'abîme. Car, sans
aller plus loin qu'hier soir, je crois, la recette ne s'éleva qu'à un
franc cinquante pour couvrir les frais, qui comprenaient trois francs
de chemin de fer et deux de nourriture et de logement. Le maire, un
millionnaire, était assis au premier rang en face, applaudissant à tout
instant Mlle Ferrario et cependant, de toute la soirée, il ne donna pas
plus de trois sous. Les autorités locales voient de si mauvais œil
l'artiste ambulant. Hélas! je ne le sais que trop bien, moi qui ai été
pris pour l'un d'entre eux, et impitoyablement incarcéré, par suite de
cette méprise. Une fois M. de Vauversin alla trouver un commissaire de
police, pour demander la permission de chanter. Le Commissaire, qui
fumait à son aise, tira poliment son chapeau à l'arrivée du chanteur.
«Monsieur le Commissaire,» commença-t-il, «je suis artiste.» Et le
Commissaire de se recoiffer aussitôt. Aucune courtoisie pour les
compagnons d'Apollon! «Voilà jusqu'à quel degré d'avilissement ils sont
tombés,» dit M. de Vauversin, en décrivant une courbe avec sa cigarette.

Mais ce qui me charma le plus, ce fut la sortie qu'il fit, une fois que
nous avions passé toute la soirée à causer des embarras, des outrages
et des moments de gêne de sa vie errante. Quel qu'un disait qu'il
vaudrait mieux avoir un million d'argent comptant, et Mlle Ferrario
admettait qu'elle préférerait infiniment cela. «Eh bien, moi non»,
s'écria M. de Vauversin, en frappant la table de sa main. «Si quelqu'un
a manqué sa vie dans le monde, n'est-ce pas moi? J'avais un art, dans
lequel j'ai fait des choses bien, aussi bien que quelques-uns, mieux,
peut-être, que d'autres; et maintenant cet art m'est interdit. Il
faut que j'aille dans la campagne recueillir des gros sous et chanter
des inepties. Pensez-vous que je regrette ma vie? Pensez-vous que je
préfèrerais être un bourgeois gros et gras comme un veau? Non, certes.
J'ai eu des moments, où j'ai été applaudi sur les planches. De cela,
je ne fais aucun cas. Mais, j'ai parfois eu la sensation intime, en
mon for intérieur, alors que je n'obtenais pas un seul applaudissement
de la salle entière, que j'avais trouvé une intonation juste ou un
geste exact et frappant; et alors, messieurs, j'ai su ce que c'était
que d'être artiste. Et savoir ce que c'est que l'art, c'est avoir pour
toujours un intérêt, tel qu'aucun bourgeois n'en peut trouver dans ses
mesquines affaires. Tenez, messieurs, je vais vous le dire--c'est
comme une religion.»

Telle fut, en tenant compte des manques de mémoire et des inexactitudes
de traduction, la profession de foi de M. de Vauversin. Je lui ai donné
son propre nom, de peur que quelque comédien ambulant ne vînt se mettre
entre lui avec sa guitare et sa cigarette et Mlle Ferrario. Car tout
le monde ne devrait-il pas faire ses délices d'honorer ce disciple
malheureux et loyal des Muses? Puisse Apollon lui inspirer des rimes
qu'on n'a jamais rêvées! Puisse la rivière être moins avare et faire
mordre les poissons argentés à son appât! Puisse le froid ne pas le
faire pâtir, au cours des longues tournées d'hiver! Puisse le petit
greffier de village ne point le blesser par ses façons offensantes!
Puisse-t-il enfin avoir toujours à ses côtés Mlle Ferrario, pour la
suivre de ses yeux soumis et l'accompagner sur la guitare!

Les marionnettes faisaient un amusement bien lugubre. Elles jouaient
une pièce appelée Pyrame et Thisbé en cinq mortels actes, écrits
en alexandrins tout aussi longs que les acteurs. Une marionnette
était le roi, une autre le mauvais conseiller, une troisième, à
laquelle on prêtait une beauté exceptionnelle, représentait Thisbé;
puis il y avait des gardes et des pères inexorables et des messieurs
qui se promenaient. Il ne se passa rien de particulier pendant les
deux ou trois actes auxquels j'assistai; mais vous serez enchantés
d'apprendre que les trois unités étaient dûment observées et que
toute la pièce, sauf une seule exception, se développait conformément
aux règles classiques. Cette exception, c'était le paysan comique,
maigre marionnette en sabots, qui parlait en prose et dans un gros
patois, qu'appréciait beaucoup l'auditoire. Il prenait des libertés
inconstitutionnelles avec la personne de son souverain, donnait avec
ses sabots des coups de pied dans la figure aux autres marionnettes, et
toutes les fois que les soupirants qui parlaient en vers avaient le dos
tourné, il faisait la cour à Thisbé pour son propre compte en prose
comique.

Les évolutions de cet individu et le petit prologue, dans lequel
le montreur faisait un éloge humoristique de ses artistes, louant
leur indifférence aux applaudissements et aux sifflets et leur pur
dévouement à leur art étaient les seules circonstances de toute la
pièce, capables de faire naître un sourire. Mais les villageois de
Précy semblaient ravis. En vérité, tant qu'une chose est un spectacle
et que vous payez pour la voir, il est presque certain qu'elle amusera.
Si on nous faisait payer tant par personne pour les couchers de soleil,
ou si Dieu faisait battre le tambour à la ronde avant la fleuraison
des aubépines, quel train ne ferions-nous pas à propos de leur beauté?
Mais de telles choses, de même que les bons compagnons, les sottes gens
cessent bientôt de les observer. Et le commis voyageur distrait passe,
secoué dans son cabriolet à ressorts, et ne remarque positivement pas
les fleurs le long du chemin, ni le paysage du ciel par dessus sa tête.




DE RETOUR AU MONDE


Des deux jours de navigation qui suivirent il reste peu de chose dans
mes souvenirs et rien du tout dans mon carnet de notes. La rivière
continuait à couler régulièrement à travers les charmants paysages
de rivière. Des laveuses en robe bleue, des pêcheurs en blouse bleue
diversifiaient les rives vertes et le rapport des deux couleurs était
analogue à celui de la fleur et de la feuille dans le myosotis. Une
symphonie en myosotis: c'est ainsi, je pense, que Théophile Gautier
aurait pu caractériser le panorama de ces deux jours. Le ciel était
bleu et sans nuages; et la surface glissante de la rivière présentait,
aux endroits unis, un miroir au ciel et aux rives. Les blanchisseuses
nous saluaient par des rires, et le bruit des arbres et de l'eau
faisait un accompagnement à nos pensées assoupies, dans notre rapide
marche au fil de l'eau.

Le volume considérable de la rivière, le but vers lequel elle tendait
infatigablement tenaient l'esprit enchaîné. Elle semblait à présent
si sûre de sa fin, si forte et si aisée dans son allure, tel un homme
fait bien résolu. Les flots l'appelaient de leurs mugissements sur les
sables du Hâvre.

Pour ma part, glissant le long de cette voie mouvante dans mon violon
de canoë, je commençais aussi à soupirer après mon océan. Tôt ou
tard, un désir de la vie civilisée s'empare nécessairement de l'homme
civilisé. J'étais las de manier la pagaie; j'étais las de vivre à la
lisière de la vie; je désirais me retrouver au beau milieu; je désirais
me remettre au travail; je désirais me retrouver avec des gens qui
comprissent ma langue et qui pussent voir en moi un de leurs égaux, un
homme et non plus une curiosité.

Aussi, à Pontoise, une lettre nous décida; et pour la dernière fois,
nous tirâmes nos embarcations de cette rivière de l'Oise, qui les avait
fidèlement portées, pendant de si longs jours, par la pluie comme par
le soleil. Cette bête de somme rapide et sans pieds avait charrié nos
fortunes pendant tant de milles que nous lui tournions le dos, émus de
nous en séparer.

Longtemps, nous nous étions détournés du monde; mais à présent, nous
étions de retour aux lieux familiers, où la vie elle-même est le
courant qui nous emporte à la rencontre des aventures, sans qu'il soit
besoin d'un coup de pagaie.

Maintenant, nous allions, comme tous les voyageurs, retourner voir
quels changements la fortune avait apportés dans notre entourage,
quelles surprises nous attendaient chez nous et quel chemin le monde
avait parcouru en notre absence. Vous pourrez pagayer tout le long du
jour, mais c'est quand vous rentrerez à la nuit tombante, et quand vous
parcourrez du regard la chambre familiale, que vous trouverez l'Amour
ou la Mort, vous attendant près du foyer; et les plus belles aventures
ne sont pas celles que nous allons chercher.




PRIS POUR ESPION


Le pays où ils voyageaient, cette verte et fraîche vallée du Loing,
est plein d'attrait pour ceux qui aiment la gaieté et se plaisent à
la solitude. Le temps était superbe; toute la nuit il avait tonné
et éclairé, et la pluie était tombée à torrents; mais pendant la
journée, le ciel fut sans nuages, le soleil brûlant, l'air vif et
pur. Ils allaient séparés: la Cigarette traînant derrière assez
philosophiquement, le maigre Aréthuse marchant devant de son pas
rapide. De cette façon chacun jouissait de ses propres réflexions le
long du chemin; chacun avait sans doute le temps d'en être fatigué,
avant de rencontrer son camarade à l'auberge désignée; et les plaisirs
de la société et de la solitude se combinaient pour remplir la journée.
L'Aréthuse portait dans son havresac les œuvres de Charles d'Orléans
et employait quelques-unes des heures du voyage à l'élaboration de
rondeaux anglais. Il a dû ainsi précéder dans cette voie Mr. Lang, Mr.
Dobson, Mr. Henley, et tous les faiseurs de rondeaux contemporains;
mais pour de bonnes raisons, il sera le dernier à publier ce qu'il a
écrit. La Cigarette marchait chargé d'un volume de Michelet et ces deux
livres, on le verra, jouèrent un rôle dans l'aventure suivante.

L'Aréthuse était vêtu d'une façon peu sage. Il n'apporte aucune
recherche à sa toilette; mais en tous cas, il ne fut jamais si mal
inspiré que dans cette excursion. Il était en effet parti, sans avoir
eu le temps de se retourner, de Barbizon, l'endroit le moins à la
mode d'Europe. Sur la tête il portait une calotte de fumeur, faite
aux Indes, et dont le galon d'or était piteusement éraillé et terni.
Une chemise de flanelle d'une agréable teinte sombre, que les esprits
satiriques qualifiaient de noire; un veston de cheviotte claire, fait
par un bon tailleur anglais, un pantalon de toile de confection à
bon marché et des guêtres de cuir complétaient son accoutrement. Sa
personne est exceptionnellement maigre et son visage n'est pas, comme
celui de mortels plus heureux, un certificat. Pendant des années il n'a
pu passer une frontière, ni entrer dans une banque, sans être l'objet
de soupçons. Partout sauf dans sa ville natale, la police le regardait
de travers, et (bien que je sois sûr que ceci ne sera pas cru) on vient
de lui refuser l'accès du Casino de Monte-Carlo. Si vous voulez bien
vous le figurer vêtu comme on vient de le dépeindre, courbé sous son
havresac, marchant à près de huit kilomètres à l'heure, avec les plis
du pantalon de confection flottant autour de ses jambes héronnières,
et si vous y ajoutez les regards qu'il ne cessait de jeter vivement
autour de lui, comme s'il avait peur d'être poursuivi, le personnage
ainsi réalisé est loin d'être rassurant. Lorsque Villon cheminait,
(suivant peut-être la même riante vallée), pour se rendre en exil dans
le Roussillon, je me demande s'il n'avait pas quelque ressemblance
avec lui. Il avait sans aucun doute quelques préoccupations du même
genre, car il a dû, lui aussi, chemin faisant, tourner des vers dans
son cerveau, mais avec plus de bonheur que son successeur. Et s'il a
eu quelque chose comme le même temps inspirateur, les mêmes nuits de
vacarme, des hommes en armure dégringolant avec fracas l'escalier du
ciel, la pluie sifflant sur les rues du village, l'œil farouche du
taureau de la tempête lançant ses éclairs toute la nuit dans la chambre
nue de l'auberge, le même doux retour de la lumière, le même insondable
bleu du midi, les mêmes soirs alcyoniens[8] et fortement colorés et
surtout, s'il a eu quelque chose comme un aussi bon camarade, quelque
chose comme un goût aussi vif pour ce qu'il voyait et ce qu'il
mangeait, et pour les cours d'eau où il se baignait et le fatras qu'il
écrivait, j'échangerais volontiers de grands domaines aujourd'hui avec
le pauvre exilé, et je croirais encore gagner au change.

  [8] Alcyoniens: apaisés, calmes. Mythologie. Jours alcyoniens.
  Chez les Grecs, les sept jours qui précédaient et les sept jours
  qui suivaient le solstice d'hiver, pendant lesquels l'alcyon était
  supposé faire son nid et couver ses œufs sur la mer, qui alors était
  calme. L'alcyon était le symbole de la paix et de la tranquillité.

Mais il y avait entre les deux voyages un autre point de similitude qui
devait coûter cher à l'Aréthuse: ils se firent tous deux en des jours
de sécurité incomplète. C'était peu après la guerre franco-allemande.
Si rapide que soit l'oubli chez l'homme, ce coin de pays fourmillait
encore d'histoires de uhlans et de sentinelles avancées, et de gens qui
avaient été à deux doigts de la corde d'ignominie, et de charmantes
amitiés momentanées entre l'envahisseur et l'envahi. Un an, deux ans
après au plus, vous auriez pu parcourir ce pays en tous sens sans
entendre une seule anecdote; et un an ou deux plus tard, vous auriez
(à supposer que vous fussiez un jeune homme de mauvaise mine, affublé
d'une façon indéfinissable) circulé dans la région en toute sûreté.
Car, de même que d'autres choses intéressantes, le spectre de l'espion
prussien aurait quelque peu pâli dans l'imagination des gens.

Malgré tout cela, notre voyageur avait dépassé Château-Renard, avant
d'avoir conscience de l'attention qu'il soulevait. Sur la route,
entre cet endroit et Châtillon-sur-Loing, cependant, il rencontra un
facteur rural. Ils lièrent conversation et causèrent de choses et
d'autres. Mais tous les sujets qu'ils abordèrent laissaient le facteur
visiblement préoccupé, et ses yeux restaient invariablement braqués sur
le havresac de l'Aréthuse. Enfin, d'un air de mystère et de malice, il
s'enquit de ce que contenait le sac, et sur la réponse de l'Aréthuse,
il hocha la tête avec une bienveillante incrédulité: «Non, dit-il,
non, vous avez des portraits.» Puis d'une voix insinuante, «Voyons,
montrez-moi les portraits!» Il se passa quelques instants avant que
l'Aréthuse, partant d'un éclat de rire, devinât ce que voulait le
facteur. Par portraits il entendait des photographies obscènes; et
dans l'Aréthuse, auteur austère et encore à ses débuts, il avait
cru reconnaître un colporteur de choses pornographiques. Quand les
paysans en France se sont mis dans la tête qu'une personne exerce telle
profession, toute argumentation est inutile. Pendant tout le reste de
la route le facteur déploya toutes les ressources de son éloquence,
pour que le voyageur le laissât jeter un coup d'œil sur la collection.
Il employait tantôt les reproches tantôt les raisonnements: «Voyons,
je ne le dirai à personne.» Puis il essaya de la corruption et insista
pour me payer un verre de vin; et enfin, lorsque leurs routes se
séparèrent: «Non, dit-il, ce n'est pas bien de votre part. Oh! non, ce
n'est pas bien!» Et hochant la tête de l'air sentimental d'un homme
qu'on a lésé, il partit pas trop satisfait.

Sur certaines petites difficultés que rencontra l'Aréthuse à
Châtillon-sur-Loing, je n'ai pas le loisir de m'étendre; un autre
Châtillon, de plus triste mémoire, sollicite trop mon attention. Mais
le lendemain, dans un certain hameau appelé la Jussière, il s'arrêta
pour boire un verre de sirop dans un cabaret très pauvre et très nu.
La cabaretière, une femme avenante qui donnait le sein à un enfant,
examina le voyageur d'un air bienveillant et pitoyable. «Vous n'êtes
pas de ce département?» demanda-t-elle. L'Aréthuse lui dit qu'il était
Anglais. «Ah! fit-elle surprise. Nous n'avons pas d'Anglais; nous
avons beaucoup d'Italiens pourtant, et ils font très bien; ils ne se
plaignent pas des gens du pays. Il se peut qu'un Anglais y fasse très
bien aussi; ce sera quelque chose de nouveau.» Et ici une remarque,
obscure pour l'Aréthuse, et qu'il chercha à éclaircir tout en buvant sa
grenadine. Mais quand il se leva et demanda ce qu'il devait, la lumière
se fit en lui, soudaine comme l'éclair. «Oh! pour vous, répondit la
cabaretière, un sou!» Pour vous! Par le ciel! elle le prenait pour un
mendiant. Il donna son sou, sentant qu'il aurait eu mauvaise grâce à la
tirer de son erreur. Mais quand il se retrouva dehors, sur la route,
il se sentit intérieurement vexé. La conscience n'est pas un habile
monsieur, c'est un être brut et rabbinique[9]; et sa conscience lui
disait qu'il avait volé le sirop.

  [9] Rabbinique: veut dire primitif, intransigeant, dont les
  principes sont restés intacts, n'ont subi aucune altération, aucun
  adoucissement par le fait de raisonnements subtils.

Cette nuit-là nos voyageurs couchèrent à Gien. Le lendemain ils
passèrent le fleuve et s'avancèrent (séparément selon leur habitude)
pour couvrir la courte étape qui devait les conduire, à travers
la plaine verte, du côté du Berri, à Châtillon-sur-Loire. C'était
l'ouverture de la chasse, et l'air retentissait des détonations des
armes à feu et des cris d'admiration des chasseurs. Par dessus notre
tête les oiseaux étaient dans la consternation, tourbillonnant en
nuages, se posant et reprenant leur vol. Et cependant, avec toute
cette agitation de chaque côté, la route elle-même était solitaire.
L'Aréthuse fuma une pipe près d'une borne kilométrique, et je me
rappelle qu'il passa une revue très exacte de tout ce qu'il devait
faire à Châtillon: il devait s'offrir le plaisir d'un bain froid,
changer de linge et attendre l'arrivée de la Cigarette, dans une
sublime inaction, au bord de la Loire. Enflammé par ces idées, il
n'en poussa que plus rapidement en avant et arriva de bonne heure
dans l'après-midi, tout fumant de sueur, à l'entrée de cette ville de
malheur. Le chevalier Roland à la sombre tour vint.

Un gendarme poli projeta son ombre sur le chemin.

«Monsieur est voyageur?» demanda-t-il.

Et l'Aréthuse, fort de son innocence et oubliant son méchant
accoutrement, répliqua,--je dirai presque avec gaieté: «il paraîtrait
que oui.»

Ses papiers sont en ordre? dit le gendarme. Et lorsque l'Aréthuse,
avec une légère altération dans la voix, convint qu'il n'avait pas de
papiers, on l'informa (assez poliment) qu'il devait comparaître devant
le commissaire.

Le Commissaire était assis à une table, dans sa chambre à coucher,
sans autre vêtement que sa chemise et son pantalon, et malgré cela
transpirant abondamment; et lorsqu'il tourna vers le prisonnier une
grosse face inintelligente qui, comme celle de Bardolph, n'était que
boutons et pustules, les gens les plus bouchés auraient pu se préparer
à souffrir. Je me trouvais devant un homme stupide, à qui la chaleur
donnait envie de dormir, furieux d'être dérangé, insensible aux prières
comme aux arguments.

_Le Commissaire._--Vous n'avez pas de papiers?

_L'Aréthuse._--Pas ici.

_Le Commissaire._--Pourquoi?

_L'Aréthuse._--Je les ai laissés derrière dans ma valise.

_Le Commissaire._--Vous savez cependant, qu'il est défendu de circuler
sans papiers?

_L'Aréthuse._--Pardon. Je suis convaincu du contraire. Je suis ici dans
mes droits, comme sujet anglais, en vertu d'un traité international.

_Le Commissaire (avec mépris)._ Vous vous prétendez Anglais?

_L'Aréthuse._--Oui.

_Le Commissaire._--Hum! Quelle est votre profession?

_L'Aréthuse._--Je suis avocat en Ecosse.

_Le Commissaire (singulièrement gêné)._--Avocat en Ecosse! Avez-vous la
prétention de gagner votre vie avec cela dans ce département?

L'Aréthuse se défendit modestement de cette prétention. Le Commissaire
avait gagné une manche.

_Le Commissaire._--Pourquoi donc voyagez-vous?

_L'Aréthuse._--Je voyage pour mon agrément.

_Le Commissaire (montrant le havresac et avec une sublime
incrédulité)._ Voyez-vous, je suis un homme intelligent.

Le coupable demeurant muet à ce coup droit, le Commissaire savoura
un moment son triomphe; puis il demanda (comme le facteur, mais
il s'attendait à y trouver des choses bien différentes) à voir le
contenu du havresac. Et ici l'Aréthuse, qui n'avait pas encore un
sentiment bien net de sa position, commit une grave méprise. Il y
avait peu ou pas de meubles dans la pièce, à part la chaise et la
table du Commissaire; et pour faciliter les choses, l'Aréthuse (le
plus innocemment du monde) appuya le havresac sur un coin du lit. Le
Commissaire bondit positivement de sa chaise; son visage et son cou
devinrent rouge-pourpre, presque bleus; et il cria de mettre sur le
parquet l'objet profanateur.

Le havresac se trouva contenir des chemises, des souliers, des
chaussettes et des pantalons de toile de rechange, un petit nécessaire
de toilette, un morceau de savon dans l'un des souliers, deux volumes
de la Collection Jannet intitulés Poésies de Charles d'Orléans, une
carte géographique et un cahier de traductions contenant diverses notes
en prose et les remarquables rondeaux anglais qui jusqu'ici n'ont pas
encore été publiés. Le Commissaire de Châtillon est la seule personne
vivante qui ait jeté un regard sur ces bagatelles artistiques. Il
retourna de façon blessante l'assortiment du bout du doigt; à voir la
manière dont il touchait ces choses, il était évident qu'il considérait
l'Aréthuse et tout ce qui lui appartenait, comme le temple même de
l'infection. Il n'y avait cependant rien de suspect dans la carte, rien
de réellement criminel que les rondeaux; quant à Charles d'Orléans,
pour l'esprit ignorant du prisonnier, il semblait valoir un certificat,
et il était à croire que la farce allait finir.

L'inquisiteur reprit son siège.

_Le Commissaire (après une pause)._--Eh bien! Je vais vous dire ce que
vous êtes. Vous êtes Allemand et vous venez chanter à la foire.

_L'Aréthuse._--Vous plairait-il de m'entendre chanter? Je pense que je
pourrai vous convaincre du contraire.

_Le Commissaire._--Pas de plaisanterie, monsieur.

_L'Aréthuse._--Eh bien! Monsieur, faites-moi au moins le plaisir de
regarder ce livre. Ici; je l'ouvre les yeux fermés. Lisez l'un de ces
chants; celui-ci, par exemple; et dites-moi, vous qui êtes un homme
intelligent, s'il serait possible de chanter cela dans une foire.

_Le Commissaire (d'un air entendu)._--Mais oui; très bien.

_L'Aréthuse._--Comment! Monsieur, vous ne remarquez pas que c'est en
vieux langage? C'est difficile à comprendre, même pour vous et pour
moi; mais pour un auditoire de foire, ce serait incompréhensible.

_Le Commissaire (prenant une plume)._--Enfin, il faut en finir. Votre
nom?

_L'Aréthuse (parlant rapidement et mangeant ses mots à la façon des
Anglais)._--Robert Louis Stev'ns'n.

_Le Commissaire (ayant bataillé à plusieurs reprises avec sa
plume)._--Eh bien! il faut se passer du nom. Ça ne s'écrit pas.

Ce qui précède est un résumé sommaire de cette importante
conversation, dans lequel je me suis surtout préoccupé de conserver
la fleur des paroles du Commissaire. Mais du reste de la scène,
l'Aréthuse, par suite peut-être de sa colère croissante, n'a gardé dans
sa mémoire qu'un souvenir assez vague. Le Commissaire n'avait pas, je
pense, la pratique des lettres; à peine du moins, eut-il pris la plume
en main et se fut-il embarqué dans la composition du procès-verbal,
qu'il devint manifestement plus impoli et commença à montrer de la
prédilection pour la plus simple de toutes les formes de répartie:
«Vous mentez.» Plusieurs fois l'Aréthuse passa là-dessus; puis soudain,
il s'enflamma, refusa d'accepter plus d'insultes ou de répondre à
d'autres questions, défia le Commissaire de lui faire tout le mal qu'il
pourrait, et lui promit que, s'il le faisait, il s'en repentirait
amèrement. Peut-être, s'il avait eu cet air hautain dès le début, au
lieu de prendre les choses d'abord sur un ton badin et de continuer
par des arguments, l'affaire aurait-elle pu tourner autrement? Car si
loin que les choses fussent allées[10], en ce moment, le Commissaire
était visiblement hésitant. Mais il était trop tard; il avait été mis
au défi; le procès-verbal était commencé; et carrant les coudes sur la
table, il se reprit à écrire, et l'Aréthuse fut conduit en prison.

  [10] Le texte dit: _car même à cette onzième heure, le Commissaire_:
  allusion biblique à la parabole du bon pasteur dans laquelle les
  ouvriers engagés à la onzième heure reçurent la même rémunération que
  ceux engagés dès le commencement de la journée.

A quelques pas en descendant la route brûlante se trouvait la
gendarmerie. C'est là que notre infortuné fut conduit et qu'il reçut
l'ordre de vider ses poches. Un mouchoir, une plume, un crayon, une
pipe et du tabac, des allumettes et une dizaine de francs de monnaie,
voilà tout. Pas une lettre, pas un chiffre, pas le moindre écrit, soit
pour établir son identité, soit pour le condamner. Le gendarme lui-même
était épouvanté devant un tel dénûment.

«Je regrette, dit-il, de vous avoir arrêté, car je vois que vous n'êtes
pas un voyou.» Et il lui promit d'être aussi indulgent que possible.

L'Aréthuse ainsi encouragé demanda sa pipe. Cela, lui dit-on, était
impossible; mais s'il chiquait, il pourrait avoir du tabac. Il ne
chiqua pas cependant, et demanda à avoir son mouchoir à la place.

«Non, dit le gendarme. Nous avons eu des histoires de gens qui se sont
pendus.»

Quoi! s'écria l'Aréthuse. C'est pour cela que vous me refusez mon
mouchoir. Mais voyez donc combien il me serait plus facile de me pendre
avec mon pantalon.

L'homme fut frappé par la nouveauté de l'idée; mais il ne voulut pas
démordre de ses prétextes et se borna à réitérer de vagues offres de
service.

Au moins, dit l'Aréthuse, ne manquez pas d'arrêter mon camarade; il me
suivra sans tarder sur la même route, et vous pourrez le reconnaître au
sac qu'il portera sur les épaules.

Ceci promis, le prisonnier fut emmené dans l'arrière-cour du bâtiment;
une porte de cave fut ouverte, on lui fit signe de descendre
l'escalier; puis les verrous grincèrent et les chaînes retentirent
derrière lui pendant sa descente.

L'esprit philosophique et plus encore l'esprit d'imagination est apte
à se supposer en état de faire face à tout terrible accident. La
prison, entre autres maux, était un de ceux qu'avait souvent affrontés
l'intrépide Aréthuse. Au moment même où il descendait l'escalier, il se
disait que c'était là une fameuse occasion de composer un rondeau et
que, comme les linottes emprisonnées du mélodieux cavalier, il rendrait
lui aussi sa prison harmonieuse. Je vais dire la vérité tout de suite:
le rondeau ne fut jamais écrit; sans quoi, il serait imprimé ici, pour
faire naître un sourire. Deux raisons intervinrent: la première morale,
la seconde physique.

Une des curiosités de la nature humaine c'est que, bien que tous les
hommes soient menteurs, aucun d'eux ne souffre qu'on lui applique
cette qualification. La recevoir et l'accepter d'une âme égale est un
effort plus que stoïque, et l'Aréthuse qui n'avait pu avaler cette
insulte sentait bouillonner dans son cœur la lave incandescente de
sa colère étouffée. Mais la raison physique eut aussi son rôle. La
cave dans laquelle il était enfermé se trouvait à quelques pieds sous
terre; elle n'était éclairée que par une étroite ouverture sans vitre,
pratiquée au haut du mur et masquée par les feuilles d'une vigne verte.
Les murs étaient de maçonnerie nue; pour plancher, rien que le sol;
en fait de meubles, un bassin en terre cuite, une cruche à eau et une
couchette en bois avec, pour couverture, un manteau gris-bleu. D'être
arraché à l'air chaud d'une après-midi d'été, à la réverbération
de la route, et au mouvement d'une marche rapide, pour être plongé
dans l'obscurité et l'humidité de ce réceptacle à vagabonds, cela
glaça instantanément le sang de l'Aréthuse. Et vous allez voir comme
il faut peu de chose pour constituer une souffrance: le sol était
excessivement raboteux sous les pieds; il gardait encore jusqu'aux
marques laissées, je suppose, par les coups de bêche des ouvriers qui
creusèrent les fondations de la caserne; et tant à cause du peu de
clarté que de la surface inégale, il était impossible de marcher.

L'auteur coffré résista un bon moment, mais le froid glacial de la
place le pénétrait de plus en plus; et à la longue, avec toute la
répugnance que vous pouvez imaginer, il en fut réduit à grimper sur
le lit et à s'envelopper dans la couverture publique. Le voilà donc
couché, presque grelottant, plongé dans une demi-obscurité, enroulé
dans un vêtement dont il redoutait le contact comme la peste, et (dans
un état d'esprit fort éloigné de la résignation) passant en revue la
kyrielle d'insultes qu'il venait de recevoir. Ce ne sont point là
circonstances favorables à la muse.

Pendant ce temps (pour en revenir au dehors, où le soleil brillait
toujours et où les coups de feu des chasseurs retentissaient encore
par toute la plaine semée de bouquets d'arbres,) la Cigarette
s'approchait marchant de son pas plus philosophique. En ces jours de
liberté et de santé, il fut le compagnon fidèle de l'Aréthuse et il
eut de fréquentes occasions de partager la défaveur de celui-ci auprès
de la police. Que de coupes amères il a vidées avec ce désastreux
camarade! Il était, lui, né pour flotter aisément à travers la vie, la
noblesse de ses traits et l'élégance de ses manières prévenant tout le
monde en sa faveur. Il n'y avait qu'une seule chose suspecte qu'il ne
pouvait éloigner: la présence de son compagnon. Il n'oubliera pas de
sitôt le Commissaire de ce qu'on appelle ironiquement la ville libre de
Francfort-sur-le-Mein, ni la frontière franco-belge, ni l'hôtel à la
Fère; enfin (et ce n'aura pas été sa moindre mésaventure) il est à peu
près certain qu'il se souviendra de Châtillon-sur-Loire.

A l'entrée de la ville, le gendarme le cueillit comme une fleur
des chemins; et un moment après, deux personnes, au comble de la
surprise, étaient confrontées dans le bureau du Commissaire. Car si la
Cigarette fut surpris d'être arrêté, le Commissaire ne fut pas moins
renversé par l'aspect et la mise de son prisonnier. Celui-ci était
un homme au sujet duquel il ne pouvait y avoir aucune méprise, un
homme d'une distinction incontestable et inattaquable, tiré à quatre
épingles, vêtu non seulement avec propreté mais avec élégance, prêt
à exhiber son passe-port au premier mot et bien pourvu d'argent; un
homme que le Commissaire aurait salué d'un grand coup de chapeau,
si par hasard il l'avait rencontré sur la grand'route; et ce beau
cavalier réclamait sans vergogne l'Aréthuse comme étant son camarade.
La conclusion de l'entrevue était décidée d'avance. Parmi les choses
humoristiques qui s'y dirent, il n'en est qu'une dont je me souvienne:
«Baronnet?» demanda le magistrat, relevant les yeux de dessus le
passe-port. «Alors, monsieur, vous êtes le fils d'un baron?» Et quand
la Cigarette eut nié (sa seule faute pendant toute l'entrevue) cette
douce accusation, «Alors», reprit le Commissaire, «ce n'est pas votre
passe-port?» Mais c'étaient là des coups de foudre sans effet; il
n'avait jamais songé à mettre la main sur la Cigarette; bientôt, il
tomba dans un état d'admiration sans bornes, dévorant des yeux le
contenu du havresac, faisant l'éloge du tailleur de notre ami. Ah!
quel hôte honorable le Commissaire recevait en ce moment! Comme ses
vêtements étaient bien appropriés à la chaleur de la saison! Quelles
superbes cartes, quel attrayant ouvrage d'histoire, il portait dans son
havresac! Il n'y avait plus à présent, vous le comprenez, qu'un seul
point, sur lequel ils ne fussent pas d'accord: Qu'allait-on faire de
l'Aréthuse? la Cigarette demandant sa mise en liberté, le Commissaire
le réclamant toujours comme la propriété du cachot. Or, il se trouvait
que la Cigarette avait passé quelques années de sa vie en Egypte,
où il avait fait connaissance avec deux choses très mauvaises: le
choléra morbus et les pachas; et dans l'œil du Commissaire en train de
feuilleter le volume de Michelet, il semblait à notre voyageur qu'il
y avait quelque chose de Turc. Je passe légèrement sur ceci; il est
très possible qu'il y eût quelque malentendu; très possible, que le
Commissaire (charmé de son visiteur) supposât l'attraction réciproque,
et prît pour un acte d'amitié croissante ce que la Cigarette de son
côté regardait comme un moyen de corruption. Quoiqu'il en soit,
y eut-il jamais moyen de corruption plus singulier qu'un volume
dépareillé de l'histoire de Michelet? L'ouvrage lui fut promis pour
le lendemain, avant notre départ; et bientôt après, soit que son
désir fût satisfait, soit qu'il ne voulût pas demeurer en reste de
procédés amicaux: «Eh bien! dit-il, je suppose qu'il faut lâcher votre
camarade». Et il mit en pièces ce régal d'humour, le procès-verbal
inachevé. Ah! s'il avait seulement déchiré à la place les rondeaux
de l'Aréthuse! Beaucoup d'ouvrages furent brûlés à Alexandrie,
beaucoup sont conservés précieusement au British Museum que, certes,
je donnerais volontiers pour le procès-verbal de Châtillon. Pauvre
Commissaire au visage couvert de pustules! Je commence à regretter
qu'il n'ait jamais eu son Michelet; car j'aperçois en lui de beaux
traits d'humanité, une forte dose de stupidité, du zèle dans ses
fonctions de magistrat, un certain goût pour les lettres, une prompte
admiration pour ce qui est admirable. Et s'il n'admira pas l'Aréthuse,
il ne fut pas le seul.

Soudain un bruit de verrous et de chaînes arriva aux oreilles du
prisonnier, grelottant sous la couverture publique. Il sauta vivement
à terre, prêt à accueillir avec joie un compagnon d'infortune; mais
au lieu de cela, la porte vivement s'ouvrit toute grande, le gendarme
ami apparut au haut de l'escalier, dans l'éblouissante clarté du
jour, et avec un geste magnifique, (c'était sans doute un amateur
de drame)--«Vous êtes libre!» dit-il. Ce n'était pas trop tôt pour
l'Aréthuse. Je ne sais si son emprisonnement avait duré une demi-heure;
mais à la montre de l'esprit, (et l'Aréthuse n'en portait pas d'autre)
le temps lui avait paru huit fois plus long. Et escaladant les marches
de l'escalier, il passa avec ravissement de la fraîcheur de la cave à
la chaleur réconfortante du soleil de l'après-midi; et l'haleine de la
terre lui arriva aussi douce que celle d'une vache; et de nouveau, il
entendit, suave volupté, l'accord des bruits délicats que nous appelons
le bourdonnement de la vie.

On pourrait croire que mon histoire finit ici; mais pas du tout. Ceci
n'était qu'un arrêt de la pièce et non pas le baisser du rideau.
Sur la scène qui suivit, en face de la gendarmerie, je me fais
scrupule de m'étendre, puisqu'il y a une dame en cause. La femme du
maréchal-des-logis était une belle personne; et cependant, l'Aréthuse
ne fut pas fâché de quitter sa société. En sa mémoire traîne encore un
vague souvenir des traits de cette femme, fraîche comme une pêche, par
cette après-midi torride; mais il se rappelle mieux sa conversation:
«Vous avez là un très beau salon», dit l'infortuné.--«Ah!» dit madame
la maréchale (des logis), «vous êtes bien familiarisé avec de pareils
salons!» Et il vous aurait fallu voir de quel œil dur et méprisant
elle toisait le vagabond debout devant elle! Je ne pense pas qu'il
ait jamais haï le Commissaire; mais avant que cette entrevue touchât
à sa fin, il haïssait Madame la Maréchale. Sa colère, si j'en crois
quelqu'un qui était présent, se trahissait par le feu de ses regards,
la pâleur de son visage, le tremblement de sa voix. Madame, pendant ce
temps, goûtait les joies du matador, le piquant de mots acérés, et lui
faisant baisser les yeux sous son regard froid.

Grande, certes, fut sa joie de ne plus être avec cette dame; plus
grande encore celle qu'il éprouva à s'attabler devant un excellent
dîner, à l'auberge. Ici aussi, les voyageurs méprisés réussirent à lier
connaissance avec leur plus proche voisin, un monsieur de l'endroit de
retour de la chasse et qui eut le bon goût de prendre plaisir à leur
société. Le dîner terminé, le monsieur proposa de faire plus ample
connaissance au café.

Le café était bondé de chasseurs qui expliquaient bruyamment à tout le
monde le peu de volume de leurs carniers. Vers le centre de la salle la
Cigarette et l'Aréthuse étaient assis avec leur nouvelle connaissance;
trio très satisfait; car les voyageurs, après leur récente expérience,
étaient avides de considération et leur chasseur fier d'avoir une paire
de patients auditeurs. Soudain la porte vitrée s'ouvrit avec fracas;
dans l'encadrement, le maréchal des logis apparut, magnifique sous son
ceinturon et ses aiguillettes, traversa la salle à grands pas, avec un
bruit d'éperons et d'armes, et disparut par une porte à l'autre bout.
Sur ses talons venait le gendarme à qui l'Aréthuse avait eu affaire
dans l'après-midi, imitant avec une nuance marquée le port impérial de
son supérieur. Seulement en passant, il frappa légèrement du plat de
la main sur l'épaule de son ex-prisonnier, et de ce ton retentissant,
dramatique, dont il avait le secret: «Suivez», dit-il.

L'arrestation des membres du Parlement, le serment du jeu de paume,
la signature de la déclaration d'indépendance, le discours de Marc
Antoine, toutes les nobles scènes de l'histoire, je les conçois comme
assez semblables à cette soirée du café de Châtillon. La terreur
planait sur l'assemblée. Un moment après, quand l'Aréthuse eut suivi à
l'autre bout de la maison ceux qui de nouveau le faisaient prisonnier,
la Cigarette se trouva seul devant son café au milieu d'un cercle de
chaises et de tables vides; tous les exubérants chasseurs se pressaient
dans les coins; leurs voix tumultueuses à présent réduites à des
chuchotements, et leurs yeux lui lançant des regards furtifs comme à un
lépreux.

Et l'Aréthuse? Il avait, lui, une entrevue longue et parfois pénible
dans l'arrière-cuisine. Le maréchal des logis, un très bel homme,
intelligent et honnête tout à la fois, à mon avis n'avait pas d'opinion
claire sur l'affaire. Il pensait que le commissaire avait eu tort; mais
il ne voulait pas attirer des désagréments à ses subordonnés; et il fit
une proposition, puis une autre, puis une autre encore; et à toutes
l'Aréthuse (qui sentait sa position devenir meilleure) faisait des
objections.

«Bref, suggéra l'Aréthuse, vous désirez vous laver les mains de toute
autre responsabilité? Eh bien! Alors laissez-moi aller à Paris.»

Le maréchal des logis tira sa montre.

«Vous pouvez, dit-il, prendre le train pour Paris à dix heures».

Et le lendemain, à midi, les voyageurs racontaient leur mésaventure
dans la salle à manger chez Siron.


ROBERT LOUIS STEVENSON.

_Traduit de l'Anglais par Lucien LEMAIRE._




TABLE DES MATIÈRES


                                                       Pages.

  Préface à la traduction.                                  5

  Préface de l'auteur.                                     11

  Dédicace.                                                15

  D'Anvers à Boom.                                         21

  Sur le canal de Willebroeck.                             30

  A Bruxelles: Le Royal sport nautique.                    41

  A Maubeuge.                                              53

  Sur la Sambre canalisée. En route pour Quartes.          63

  Pont-sur-Sambre. Nous sommes des marchands.              77

  Pont-sur-Sambre. Le marchand ambulant.                   91

  Sur la Sambre canalisée. En route pour Landrecies.      101

  A Landrecies.                                           114

  Le canal de la Sambre à l'Oise: Péniches.               124

  La crue de l'Oise.                                      134

  Origny Sainte-Benoîte: Un jour de repos.                151

  Origny Sainte-Benoîte: Nos compagnons de table.         164

  Au fil de l'Oise: En route pour Moy.                    178

  La Fère de maudite mémoire.                             188

  Au fil de l'Oise: à travers la vallée dorée.            200

  La cathédrale de Noyon.                                 204

  Au fil de l'Oise: En route pour Compiègne.              216

  A Compiègne.                                            222

  Autres temps.                                           234

  Au fil de l'Oise: Intérieurs d'églises.                 246

  Précy et les Marionnettes.                              259

  De retour au monde.                                     279

  Epilogue--Pris pour espion.                             283




TABLE DES GRAVURES


                                                       Pages.

  Portrait de Robert Louis Stevenson.                       2

  Frontispice à l'eau-forte de Walter Crane.               19

  La rivière comme un miroir qui s'allongerait.            67

  S'élevait au centre du village une grande tour
  maigre.                                                  81

  Lorsque nous longions la forêt de Mormal.               103

  Ils ne montaient pas plus haut que les genoux de
  la cathédrale.                                          205

  Ce qui me charma le plus à Compiègne fut l'hôtel
  de Ville.                                               227


                   *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page   5: «Stevensen» remplacé par «Stevenson» (de Robert Louis
              Stevensen)
  Page  38: «trépanner» par «trépaner» (On aurait pu trépaner la tête)
  Page  62: «finalelement» par «finalement» (Il prit finalement la
              décision)
  Page 108: «enseinement» par «enseignement» (n'est-il pas en lui-même
              un enseignement)
  Page 211: «marmoter» par «marmotter» (Ses lèvres ne cessaient de
              marmotter des prières)
  Page 213: «j'aurai» par «j'aurais» (Mais j'aurais voulu voir ailleurs)
  Page 214: «prêres» par «prêtres» (le visage des prêtres)
  Page 223: «d'idée» par «d'idées» (les futiles associations d'idées)
  Page 241: «et et» par «et» (et qu'il fallait arracher)
  Page 254: «exactitnde» par «exactitude» (pour son exactitude)
  Page 268: «parassait» par «paraissait» (Elle paraissait plus)
  Page 279: «blanchisseusses» par «blanchisseuses» (Les blanchisseuses
              nous saluaient)
  Page 301: «verroux» par «verrous» (les verrous grincèrent)
  Page 314: «église» par «églises» (intérieurs d'églises)
  Page 315: «Cranc» par «Crane» (Walter Crane)





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A LA PAGAÏE ***


    

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Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

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