L'île au trésor

By Robert Louis Stevenson

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Title: L'île au trésor

Author: Robert Louis Stevenson

Illustrator: George Roux

Translator: André Laurie

Release date: June 5, 2025 [eBook #76225]

Language: French

Original publication: Paris: J. Hetzel, 1885

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÎLE AU TRÉSOR ***





  Au lecteur

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L'ILE AU TRÉSOR

[Illustration: STEVENSON

L'ILE AU TRÉSOR

COLLECTION HETZEL]




  L'ILE

  AU TRÉSOR

  PAR

  R.-L. STEVENSON


  _TRADUCTION PAR ANDRÉ LAURIE_

  [Illustration]

  DESSINS PAR GEORGE ROUX


  BIBLIOTHÈQUE
  D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
  J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB

  PARIS


  Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




UN MOT DE PRÉFACE


Un très vif succès a déjà accueilli comme livre charmant l'_Ile au
Trésor_, en Angleterre et dans le feuilleton du _Temps_. Ce succès
n'est pas venu exclusivement des jeunes lecteurs à qui l'ouvrage
semblait d'abord destiné. Grandes sœurs et grands frères, maîtres et
parents l'ont dévoré avec un égal appétit. Cela n'a rien qui puisse
étonner, en présence de l'intérêt saisissant du sujet et de l'accent si
personnel du style.

A ce propos, une anecdote:

Un soir du printemps dernier, le chef du cabinet britannique, M.
Gladstone, rentrait chez lui vers minuit, après une laborieuse séance
parlementaire consacrée à la discussion du budget. Il se disposait
à aller prendre un repos bien gagné, quand le hasard lui fit ouvrir
l'_Ile au Trésor_, qu'un de ses petits-fils avait laissé sur la table
du salon.

L'illustre homme d'État ne saurait passer pour un esprit naïf ou
illettré, accessible aux impressions vulgaires. Tout le monde connaît
son érudition profonde et les beaux travaux qui l'auraient placé au
premier rang des hellénistes, si l'éloquence ne l'avait mis au premier
rang des politiques.

Eh bien! dès les premières pages, le charme subtil de l'_Ile au Trésor_
agit si vivement sur cette haute intelligence que M. Gladstone en
oublia tout le reste.

On vint lui dire que son lit était prêt; il renvoya le valet de chambre
et poursuivit sa lecture. Son feu tomba; il n'y prit pas garde. Enfin,
vers cinq heures du matin, ayant achevé le livre, il leva les yeux et
s'aperçut que le jour venait. Alors seulement il alla se coucher, riant
tout seul de la façon dont il avait fait nuit blanche.

Jamais romancier eut-il un succès plus flatteur?

Nous ne nuirons certes pas aux mérites de l'ILE AU TRÉSOR en disant
que c'est sur la recommandation de l'éminent critique, _M. Édouard
Scherer_, que nous l'avons lu et que nous avons acquis, à l'exclusion
de tous autres, le droit de le traduire en langue française.

  J. HETZEL ET Cie.




[Illustration]


L'ILE AU TRÉSOR

I

LE VIEUX LOUP DE MER


On me demande de raconter tout ce qui se rapporte à mes aventures dans
l'île au Trésor,--tout, depuis le commencement jusqu'à la fin,--en ne
réservant que la vraie position géographique de l'île, et cela par la
raison qu'il s'y trouve encore des richesses enfouies. Je prends donc
la plume, en l'an de grâce 1782, et je me reporte au temps où mon père
tenait sur la route de Bristol, à deux ou trois cents pas de la côte,
l'auberge de l'_Amiral-Benbow_.

C'est alors qu'un vieux marin, à la face rôtie par le soleil et
balafrée d'une immense estafilade, vint pour la première fois loger
sous notre toit. Je le vois encore, arrivant d'un pas lourd à la porte
de chez nous, suivi de son coffre de matelot qu'un homme traînait
dans une brouette. Il était grand, d'apparence athlétique, avec une
face au teint couleur de brique, une queue goudronnée qui battait le
col graisseux de son vieil habit bleu, des mains énormes, calleuses,
toutes couturées de cicatrices, et ce coup de sabre qui avait laissé
sur sa face, du front au bas de la joue gauche, un sillon blanchâtre et
livide... Je me le rappelle comme si c'était d'hier, s'arrêtant pour
regarder tout autour de la baie en sifflotant entre ses dents; puis
fredonnant cette vieille chanson de mer qu'il devait si souvent nous
faire entendre, hélas!

  Ils étaient quinze matelots,
    Sur le coffre du mort;
  Quinze loups, quinze matelots.
    Yo-ho-ho!... Yo-ho-ho!...
    Qui voulaient la bouteille...

Il chantait d'une voix aigre et cassée qui semblait s'être usée à
l'accompagnement du cabestan, et frappait comme un sourd à la porte,
avec un gros bâton de houx qu'il avait au poing. A peine entré:

«Un verre de rhum!» dit-il rudement à mon père.

Il le but lentement, en connaisseur, fit claquer sa langue, puis revint
à la porte et se mit à examiner d'abord les falaises qui s'élevaient
sur la droite, puis notre enseigne et l'intérieur de la salle basse.

«Cette baie fera l'affaire, dit-il enfin, et la baraque me semble assez
bien située... Beaucoup de monde ici, camarade?...

--Pas trop, malheureusement! répliqua mon père.

--Eh bien, c'est précisément ce qu'il faut!... Holà, hé, l'ami!
reprit-il en s'adressant à l'homme chargé de son coffre, débarque-moi
ça en douceur et l'amarre dans la maison... Je vais rester quelque
temps ici... Oh! je suis un homme tout simple et facile à contenter...
Un peu de rhum, des œufs et du jambon, voilà tout ce qu'il me faut,
avec une falaise comme celle-là, pour voir passer les navires. Comment
je m'appelle?... Appelez-moi Capitaine, si cela peut vous faire
plaisir... Ah! ah! je vois ce qui vous chiffonne!... Allons, soyez
tranquille, on a de la monnaie. En voilà, tenez...»

Il jeta trois ou quatre pièces d'or à terre.

«Quand ce sera fini et que j'aurai bu et mangé pour ce qu'il y a là,
vous me le direz!»

Un commandant n'aurait pas parlé plus fièrement. A vrai dire, malgré la
grossièreté de ses habits et de son langage, il n'avait pas l'air d'un
simple matelot, mais plutôt d'un second ou d'un maître d'équipage de la
marine marchande, habitué à parler haut et à taper dur.

L'homme à la brouette nous dit que notre nouvel hôte était arrivé le
matin même par le coche au village voisin, qu'il avait demandé s'il y
avait une bonne auberge pas trop loin de la côte, et qu'entendant dire
du bien de la nôtre, apprenant qu'elle était isolée, il l'avait choisie
comme résidence. C'est tout ce qu'il fut possible de savoir sur son
compte.

C'était un homme extraordinairement silencieux. Il passait toutes ses
journées à flâner autour de la baie ou sur la falaise, armé d'un vieux
télescope de cuivre. Le soir, il restait assis au coin du feu dans le
parloir, buvant du grog très fort. En général, il ne répondait même
pas quand on lui adressait la parole, ou, pour toute réponse, il se
contentait de relever la tête d'un air furibond en soufflant par le nez
comme un cachalot. Aussi prîmes-nous bientôt l'habitude de le laisser
tranquille.

Chaque soir, en revenant de sa promenade, il demandait s'il n'était
pas passé des marins sur la route. Nous pensions d'abord que cette
question lui était dictée par le désir de voir des gens de sa
profession; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître que son véritable
but était au contraire de les éviter. Quand un matelot s'arrêtait à
l'_Amiral-Benbow_, comme cela arrivait parfois à ceux qui prenaient,
pour se rendre à Bristol, la route de terre, notre hôte ne manquait
jamais de le regarder par la porte vitrée avant d'entrer dans le
parloir. Et tant que l'autre était dans la maison, il avait soin de ne
pas souffler mot.

Personnellement, je savais fort bien à quoi m'en tenir sur cette
inquiétude toute spéciale que lui causait l'arrivée d'un homme de mer,
et je puis même dire que je la partageais, car, fort peu de temps après
son arrivée, il m'avait pris à part et m'avait promis de me donner,
tous les premiers du mois, une pièce de quatre pence si je voulais
«avoir l'œil ouvert et veiller au grain.» L'arrivée possible de certain
_marin à une seule jambe_ m'était particulièrement signalée; je devais,
dans ce cas, courir, sans perdre une minute, avertir le Capitaine de
cet événement. La plupart du temps, il est vrai, quand le premier du
mois arrivait, j'étais obligé de réclamer mes gages, et je n'obtenais
en réponse qu'un bruit nasal accompagné d'un regard qui me faisait
baisser les yeux. Mais, avant la fin de la semaine, j'étais sûr que
le Capitaine m'apporterait ma pièce de quatre pence, en me réitérant
l'ordre «d'ouvrir l'œil et de signaler au plus vite l'arrivée du _marin
à une seule jambe_.»

Je n'ai pas besoin de dire à quel point ce personnage mystérieux
hantait ma cervelle enfantine. Par les nuits orageuses, quand le vent
secouait les quatre coins de la maison et que les vagues venaient se
briser sur la falaise avec un bruit de tonnerre, je le voyais sous
mille aspects variés et plus diaboliques les uns que les autres. Tantôt
la jambe était coupée au genou, tantôt à la hanche. D'autres fois,
l'homme devenait une sorte de monstre qui n'avait jamais eu qu'une
seule jambe au milieu du corps. Mais le pire cauchemar était de le
voir courir et me poursuivre à travers champs en sautant par-dessus
les haies. Au total, je payais assez cher ma pièce mensuelle de quatre
pence, avec ces rêves abominables.

Mais, en dépit de cette terreur que me causait l'idée seule de
l'homme à la jambe unique, j'étais beaucoup moins effrayé du Capitaine
lui-même que toutes les autres personnes de mon entourage. Parfois, le
soir, il buvait plus de rhum que sa tête ne pouvait en porter, et se
mettait à beugler ses vieux chants bachiques ou nautiques, sans faire
attention à rien de ce qui se passait dans le parloir. Mais, d'autres
fois, il faisait donner des verres à tout le monde et forçait les
pauvres gens tremblants à écouter des histoires sans queue ni tête ou
à l'accompagner en chœur. Bien souvent j'ai entendu vibrer tous les
planchers de la maison au chant des «Yo-ho-ho, Yo-ho-ho,--qui voulaient
la bouteille!» Tous les voisins s'y mettaient à tue-tête, car la peur
les talonnait; et c'était à qui crierait le plus fort pour éviter les
observations.

C'est que, dans ces accès, notre locataire était terrible. Il faisait
trembler la terre sous ses coups de poing pour réclamer le silence;
ou bien il se mettait dans une colère effroyable parce qu'on lui
adressait une question,--ou parce qu'on ne lui en adressait pas,--et
qu'il en concluait que la compagnie n'écoutait pas son histoire... Il
n'aurait pas fallu non plus s'aviser de quitter l'auberge avant qu'il
fût allé se coucher en titubant!... Notez que presque toujours ses
récits étaient faits pour donner la chair de poule. Ce n'étaient que
pendaisons à la grande vergue, coups de couteau, combats corps à corps,
tempêtes effroyables, aventures ténébreuses sur les océans des deux
mondes. D'après ses propres dires, il avait certainement vécu parmi
les plus atroces gredins que la mer ait jamais portés; et le langage
dont il se servait pour décrire toutes ces horreurs était fait pour
épouvanter de simples campagnards, comme nos habitués, plus encore
peut-être que les crimes mêmes dont ils écoutaient le récit. Cet homme
nous glaçait littéralement le sang dans les veines.

Mon père répétait du matin au soir que sa présence finirait par ruiner
l'auberge, et que nos plus fidèles clients finiraient par se lasser
d'être ainsi brutalisés; sans compter qu'ils rentraient habituellement
chez eux les cheveux hérissés de terreur. Mais je croirais volontiers,
au contraire, que ces étranges veillées nous attiraient du monde. On
avait peur, et pourtant on prenait goût à ces émotions poignantes.
Après tout, le Capitaine mettait un peu d'intérêt dans la vie monotone
de la campagne. Certains jeunes gens affectaient même de l'admirer,
disant que c'était un «vrai loup», «un vieux marsouin», un de ces
hommes qui ont fait l'Angleterre si terrible sur les mers.

Il avait un autre défaut plus dangereux pour nos intérêts: c'est
qu'il ne payait pas ses dépenses. Hors les trois ou quatre pièces
d'or qu'il avait jetées à terre en arrivant, on ne vit jamais un sou
de lui. Les semaines et les mois s'écoulaient; la note s'allongeait
démesurément, et mon père ne pouvait se décider à demander son dû.
S'il arrivait qu'il fît en tremblant une allusion lointaine à cette
note, le Capitaine se mettait à renifler si bruyamment, que mon père
se hâtait de battre en retraite. Je l'ai vu se tordre les mains de
désespoir après une rebuffade semblable, et je ne doute pas que la peur
et l'inquiétude où il vivait plongé n'aient contribué à abréger sa vie.

Pendant tout le temps qu'il resta chez nous, le Capitaine ne fit aucun
changement dans sa toilette. A peine acheta-t-il quelques paires de bas
à un colporteur. Une des agrafes de son chapeau à trois cornes étant
tombée, il laissa pendre le rebord qu'elle relevait, quoique cela fût
très incommode quand il faisait du vent. Rien de misérable comme son
vieil habit, qu'il rapetassait lui-même dans sa chambre, et qui avait
fini par ressembler à une mosaïque.

Jamais il n'écrivait et jamais il ne recevait de lettres. Il ne parlait
qu'aux habitués de l'auberge: encore était-ce uniquement quand il était
ivre. Pas une âme vivante ne pouvait se vanter d'avoir vu son coffre
ouvert.

Il ne trouva son maître qu'une seule fois. Ce fut vers la fin de son
séjour, alors que mon pauvre père était déjà bien avancé dans la
maladie qui l'emporta. Notre médecin, le docteur Livesey, venu assez
tard dans l'après-midi pour faire sa visite quotidienne, accepta le
dîner que lui offrait ma mère; puis il se rendit au parloir pour y
fumer une pipe, en attendant que son cheval arrivât du village, car
nous n'avions pas d'écurie. J'y entrai après lui, et je me rappelle
combien je fus frappé du contraste que présentait le docteur, propre
et soigné dans sa toilette, poudré à frimas, rasé de frais, avec les
rustauds qui l'entouraient et surtout avec ce dégoûtant, cet affreux
épouvantail de pirate, aux yeux rouges, au teint plombé et aux
vêtements sordides, ivre de rhum comme à son ordinaire, et lourdement
affalé sur la table.

Tout à coup le Capitaine, relevant la tête, entonna son éternel refrain:

  Ils étaient quinze matelots,
    Sur le coffre du mort;
  Quinze loups, quinze matelots.
    Yo-ho-ho!... Yo-ho-ho!...

Au commencement, je pensais que le «coffre du mort» devait être
celui-là même qu'il avait dans sa chambre, et cette idée s'était
longtemps associée à tous mes cauchemars sur le «marin à la jambe
unique.» Mais il y avait beau temps que ni moi ni personne ne faisions
plus attention aux paroles de cette chanson. Le docteur seul ne
la connaissait pas encore. Je remarquai qu'elle était loin de lui
faire plaisir, car il leva la tête d'un air assez dégoûté et fut une
minute ou deux avant de se remettre à causer avec le vieux Taylor, un
maraîcher du voisinage qui lui parlait de ses rhumatismes.

Cependant le Capitaine sortait par degrés de sa torpeur, sous
l'influence de sa propre musique, et enfin il donna un grand coup de
poing à la table. Nous connaissions tous ce signal, qui voulait dire:
Silence! Tout le monde se tut excepté le docteur Livesey, qui continua
à parler, de sa voix claire et douce, en tirant de temps à autre une
bouffée de sa pipe.

Le Capitaine le regarda d'abord d'un œil flamboyant. Puis il donna
un second coup à la table, et, voyant que cet avertissement restait
inutile, il cria avec un juron épouvantable:

«Silence, donc, là-bas, à l'entrepont!...

--C'est à moi que vous parlez, monsieur?» demanda le docteur.

Et le sacripant lui ayant répondu affirmativement:

«En ce cas, monsieur, reprit tranquillement le docteur Livesey, je n'ai
qu'une chose à vous dire: c'est que si vous continuez à boire du rhum
comme vous le faites, le monde sera bientôt débarrassé d'un triste
chenapan!...»

La fureur du vieux fut terrible. Il sauta sur ses pieds, tira et ouvrit
un coutelas de matelot, et, le balançant dans la paume de sa main, il
annonça qu'il allait, sans plus tarder, clouer le docteur à la muraille.

Le docteur Livesey ne sourcilla pas. Il continua à lui parler du même
ton, en le regardant par-dessus son épaule, assez haut pour que tout le
monde pût entendre, mais avec un calme parfait:

«Si vous ne remettez pas à l'instant ce couteau dans votre poche, je
vous donne ma parole d'honneur que vous serez pendu aux prochaines
assises...»

Là-dessus, un échange de regards entre eux; puis le Capitaine,
s'avouant battu, referma son arme et reprit sa place en grognant comme
un chien fouaillé.

«Et maintenant, monsieur, reprit le docteur, que je sais qu'il y a dans
mon district un individu de votre sorte, vous pouvez être certain que
j'aurai l'œil sur vous. Je ne suis pas seulement médecin, je suis juge
de paix; qu'il m'arrive sur votre compte une seule plainte, fût-ce au
sujet d'une grossièreté comme celle de ce soir, et je vous réponds que
vous ne ferez pas de vieux os chez nous!... A bon entendeur, salut!...»

Le cheval du docteur arriva bientôt. Il se mit en selle et repartit. Ce
soir-là, et pour huit jours au moins, le Capitaine se tint coi et ne
souffla plus mot.

[Illustration: I

LA COLÈRE DU VIEUX FUT TERRIBLE.]




II

CHIEN-NOIR SE MONTRE ET DISPARAIT


Peu de temps après cet incident, survint le mystérieux événement qui
devait nous débarrasser du Capitaine, mais non pas, comme on le verra,
des conséquences de son séjour. L'hiver était des plus rudes; les
fortes gelées succédaient aux tempêtes, et je sentais bien que mon
pauvre père ne verrait pas le printemps; il baissait de plus en plus;
ma mère et moi, nous avions sur les bras tout le travail de l'auberge
et trop de soucis pour penser beaucoup à notre hôte incommode.

Un matin de janvier, il gelait à pierre fendre, et le soleil éclairait
à peine le sommet des collines voisines, tandis que dans la baie,
de petites vagues grises déferlaient sans bruit sur les galets. Le
Capitaine s'était levé plus tôt qu'à l'ordinaire et se dirigeait vers
la falaise, son coutelas pendu sous les basques de son vieil habit
bleu, son télescope sous le bras et son chapeau planté en arrière sur
la tête. Je me souviens que je distinguais la vapeur de son haleine
et qu'en tournant un rocher il renifla bruyamment, comme s'il pensait
encore à la leçon que lui avait donnée le docteur Livesey.

Ma mère était occupée auprès de mon père et j'étais en train de mettre
le couvert pour le déjeuner du Capitaine, quand la porte du parloir
s'ouvrit tout à coup et un inconnu entra.

Ce qui frappait d'abord chez cet inconnu, c'était une pâleur
singulière. Je remarquai aussi qu'il lui manquait deux doigts de la
main gauche. Il tenait dans la droite un grand coutelas et n'avait
pourtant rien de belliqueux dans toute sa personne. Ma première pensée,
quand je voyais un étranger, se rapportait toujours au marin à la
jambe unique. C'est peut-être pourquoi je notai que celui-ci, sans
avoir précisément la mine d'un matelot, avait en lui quelque chose qui
sentait l'homme de mer.

Je lui demandai ce qu'il y avait pour son service. Il demanda du rhum.
Comme je sortais pour en aller chercher, il s'assit sur le bord d'une
table et me fit signe d'approcher. Je m'arrêtai, ma serviette à la main.

«Plus près, petit», me dit-il.

Je fis un pas vers lui.

«Ce couvert est sans doute pour l'ami Bill?» demanda-t-il avec un
regard où je crus voir de l'inquiétude.

Je répondis que je ne connaissais pas l'ami Bill, et que ce couvert
était destiné à un locataire de la maison, que nous appelions le
Capitaine.

«Parbleu! dit-il, l'ami Bill peut bien se faire appeler le Capitaine,
si cela lui convient!... Il a une balafre sur la joue gauche et il
ne boude pas sur la bouteille, hein, mon petit?... C'est bien cela,
n'est-ce-pas, une balafre sur la joue gauche?... Quand je le disais!...
Ah!... ah!... Et donc, l'ami Bill est-il dans la maison?»

J'expliquai qu'il était sorti.

«Ah! Et de quel côté est-il allé, mon garçon?... de quel côté?...»

J'indiquai la falaise; j'ajoutai que le Capitaine ne tarderait pas à
rentrer; je répondis à quelques autres questions.

«Ah! dit l'étranger, c'est lui qui va être content de me voir!...»

L'expression de sa physionomie n'était rien moins qu'affectueuse,
tandis qu'il parlait ainsi. Il me parut qu'il n'avait pas l'air de
dire précisément ce qu'il pensait. Mais ce n'était pas mon affaire. Et,
du reste, qu'est-ce que j'y pouvais?...

L'inconnu restait là, flânant dans la salle, et de temps à autre allant
vers la porte, mais sans la franchir, et guettant comme un chat qui
attend une souris. A un moment, je sortis, et je fis quelques pas sur
la route. Aussitôt, je m'entendis appeler, et, comme je n'obéissais pas
assez vite à cet appel, je vis un horrible changement se produire sur
la face couleur de chandelle du nouveau venu. Il m'ordonna de rentrer
immédiatement, en jurant de telle sorte que je ne fis qu'un bond. Je
ne fus pas plus tôt revenu auprès de lui, qu'il reprit ses manières à
la fois doucereuses et ironiques; il eut même l'obligeance de mettre
sa main sur mon épaule en déclarant que j'étais un bon petit garçon et
qu'il se sentait pris pour moi d'une véritable tendresse.

«J'ai moi-même un fils de ton âge, ajouta-t-il, et je suis fier de
lui. Vous vous ressemblez, ma foi, comme deux frères. Mais la grande
affaire pour les garçons, vois-tu, fillot, c'est l'obéissance!... Ah!
l'obéissance!... Si tu avais seulement navigué avec l'ami Bill, je
n'aurais pas eu besoin de te répéter un ordre!... Non, sur ma foi!...
il n'y avait pas à rire avec lui... Eh! ma parole, je ne me trompe
pas!... le voici justement, l'ami Bill!... avec son télescope sous le
bras, que Dieu bénisse!... Mon petit, nous allons entrer là et nous
cacher derrière la porte, pour faire une surprise à l'ami Bill!»

Tout en parlant, l'étranger m'avait poussé dans le parloir et s'était
mis avec moi derrière la porte d'entrée. Je me sentais assez mal à
l'aise et même quelque peu effrayé; ce qui augmenta mon inquiétude
fut de constater que l'étranger avait peur, lui aussi. Il maniait son
coutelas, le faisait jouer dans sa gaine, et je l'entendais soupirer en
avalant sa salive, comme s'il avait eu une boule dans le gosier.

Enfin le Capitaine entra, poussant la porte devant lui sans regarder de
notre côté ni remarquer notre présence, et il se dirigea vers la table
où l'attendait son déjeuner.

«Bill!» dit alors l'étranger d'une voix qu'il essayait manifestement de
faire aussi grosse que possible.

Le Capitaine pivota sur ses talons et nous aperçut. Son visage était
devenu subitement livide sous le hâle; le nez seul restait bleu. On eût
dit un homme qui se serait trouvé face à face avec un spectre, avec le
diable, ou pis encore, si c'est possible. C'était une chose sinistre,
et qui me fit peine, de le voir tout à coup vieillir ainsi de vingt
ans, et sur le point de défaillir.

«Allons, Bill, tu me reconnais bien, tu n'as pas oublié ton vieux
camarade? s'écria l'étranger.

--Chien-Noir! murmura le Capitaine avec épouvante.

--Et certainement! fit l'autre en reprenant son aplomb à proportion
du trouble où il voyait notre locataire. Chien-Noir en personne,
qui est venu faire visite à son vieux camarade! Mon pauvre Bill, en
avons-nous vu et fait ensemble, depuis le jour où j'ai perdu ces deux
doigts-là!... ajouta-t-il en levant sa main mutilée.

--Eh bien... puisque tu m'as déniché, dit enfin le Capitaine d'une voix
altérée, me voilà! Parle, au moins, que me veux-tu?

--Ah! je reconnais mon Bill!... toujours droit au but. C'est aussi mon
habitude... Je prendrai donc un verre de rhum, si ce cher enfant que
j'aime déjà tant, veut me l'apporter, et nous causerons de nos petites
affaires, en vieux camarades que nous sommes.»

Quand je revins avec le rhum, ils étaient assis tous les deux à la
table dressée pour le Capitaine. Chien-Noir avait eu soin de prendre
le côté de la porte et se tenait de biais, de manière à surveiller son
vieux camarade et à pouvoir battre en retraite, si c'était nécessaire.

Il m'ordonna de sortir et de laisser la porte grande ouverte, en
ajoutant:

«Tu sais, fiston, ce n'est pas moi qu'on pince par les trous de
serrure!»

Sur quoi je me retirai dans le comptoir, non sans prêter l'oreille de
mon mieux pour essayer de saisir quelque chose de leur conversation.
Mais, pendant assez longtemps, j'entendis seulement un chuchotement.
Enfin, les voix montèrent à un diapason plus élevé et je distinguai
quelques mots. C'étaient principalement des jurons articulés par le
Capitaine.

«Non, non, non, et non!... c'est dit, n'est-ce pas? cria-t-il tout à
coup. Allez tous vous faire pendre.»

Il y eut alors un vacarme effroyable de jurons, de vaisselle cassée,
de tables et de chaises renversées, puis un froissement d'acier, un
cri de douleur, et Chien-Noir passa devant moi, l'épaule en sang, le
coutelas à la main, fuyant devant le Capitaine qui courait après lui,
et qui lança son arme sur le blessé au moment où il venait de franchir
la porte. Heureusement le coup fut paré par notre grande enseigne,
l'_Amiral-Benbow_, où l'on en voit encore la trace, car, si Chien-Noir
l'avait reçu, il était fait pour le couper en deux.

Ce fut la fin du combat. Le fugitif, arrivé sur la route, déploya
une agilité merveilleuse, et, en moins d'une demi-minute, ses talons
avaient disparu au tournant du pont. Quant au Capitaine, il contemplait
l'enseigne d'un air stupéfait et sans mot dire. Enfin, il passa deux ou
trois fois la main sur ses yeux et rentra dans la maison.

«Jim, me dit-il, un peu de rhum....»

Et, comme il parlait, je le vis chanceler, puis se retenir au mur pour
ne pas tomber.

«Etes-vous blessé, Capitaine? m'écriai-je.

--Du rhum! répéta-t-il. Il faut que je quitte cette auberge à
l'instant!... Du rhum!... du rhum!...»

Je courus en chercher. Mais j'étais tout tremblant et je cassai un
verre. Je n'avais pas fini d'en remplir un autre, quand j'entendis le
bruit d'une chute dans le parloir. Remontant au plus vite, je trouvai
le Capitaine étendu tout de son long sur le plancher.

Presque au même instant, ma mère, attirée par les cris et le vacarme
de la lutte, descendait l'escalier. Elle m'aida à soulever le
Capitaine. Nous nous aperçûmes alors qu'il respirait péniblement et
avec une sorte de râle; ses yeux étaient clos et sa figure livide.

«Mon Dieu!... mon Dieu!... criait ma mère. Quelle honte pour notre
maison!... Et le père malade, avec cela!...»

Nous pensions naturellement que le Capitaine avait été blessé, et nous
étions assez embarrassés pour le secourir. J'essayai de lui faire
avaler un peu de rhum, mais ce fut en vain; ses dents étaient serrées
entre ses mâchoires comme dans un étau. Ce fut un grand soulagement de
voir arriver, sur ces entrefaites, le docteur Livesey, qui venait faire
sa visite quotidienne à mon père.

«Docteur, que faire?... Où est-il blessé?... disait ma mère.

--Blessé!... quelle plaisanterie!... Pas plus blessé que moi, je vous
assure! répondit le docteur. C'est tout simplement la bonne attaque
d'apoplexie que je lui ai promise... Remontez auprès de votre mari,
mistress Hawkins, et ne lui dites rien de tout ceci, s'il est possible.
Quant à moi, je vais faire de mon mieux pour rappeler cet intéressant
personnage à la vie... Jim, va me chercher une cuvette...»

Quand je revins, le docteur avait déjà déchiré la manche du Capitaine
et mis à nu son grand bras musculeux; de nombreux tatouages en
décoraient l'épiderme: «Bonne chance!»--«Bon vent!»--«Le caprice de
Billy Bones!» sur l'avant-bras; près de l'épaule, une potence avec son
pendu, fort joliment dessinés, à mon estime.

«L'horoscope du sujet! dit le docteur en désignant la potence du bout
de sa lancette. Et maintenant, monsieur Billy Bones,--puisque ainsi
l'on vous nomme,--nous allons voir la couleur de votre sang... Jim,
reprit-il, en s'adressant à moi, as-tu peur de voir une saignée?

--Non, monsieur, répondis-je.

--Eh bien, tiens-moi la cuvette, mon garçon, pendant que je lui fends
la veine.»

Il fallut ôter beaucoup de sang au Capitaine avant qu'il ouvrît les
yeux. Il parut mécontent en reconnaissant le docteur, mais sa figure se
radoucit quand il me vit auprès de lui.

Puis soudain, il pâlit et tenta de se soulever en criant:

«Où est Chien-Noir?

--Il n'y a pas de Chien-Noir ici, si ce n'est celui qui repose sur
votre dos, dit rudement le docteur. Vous avez bu trop de rhum, et
cela vous a valu l'attaque que je vous avais prédite. Je viens à mon
grand regret de vous tirer d'affaire, parce que c'est mon métier. Et
maintenant, monsieur Bones...

--Je ne m'appelle pas ainsi! interrompit le Capitaine.

--C'est le cadet de mes soucis, je vous prie de le croire! reprit
tranquillement le docteur. Bones est, en tout cas, le nom d'un écumeur
qui ne vaut pas mieux que vous, et je ne crois faire injure ni à l'un
ni à l'autre en vous appelant ainsi, pour abréger... Ce que j'ai à
vous dire, le voici: un verre de rhum ne vous tuera pas; mais si vous
en prenez un, vous en prendrez deux, vous en prendrez trois, puis
quatre... Et alors vous êtes un homme mort. Mort, entendez-vous?... Et
vous irez où vous savez, comme celui de la Bible... Allons, essayez de
vous mettre sur pied, je vous aiderai à monter au lit.»

Soutenu par le docteur et moi, le Capitaine parvint à faire l'ascension
de l'escalier et à s'étendre sur son lit. A peine sa tête avait-elle
touché l'oreiller, qu'elle se renversa comme s'il perdait connaissance.

«Faites bien attention, répéta le docteur. Je m'en lave les mains
désormais. Si vous touchez encore du rhum, c'est la mort!»

Et il le quitta pour se rendre auprès de mon père, en me prenant par le
bras.

«Ça ne sera rien, me dit-il, quand la porte se fut refermée sur nous.
Je lui ai tiré assez de sang pour qu'il se tienne tranquille pendant
quelques jours. Et s'il peut rester au lit une semaine ou deux, c'est
encore ce qu'il y a de mieux à faire pour vous et pour lui. Mais une
autre attaque réglerait son compte.»




III

LA MARQUE NOIRE


Vers midi, je remontai chez le Capitaine avec des boissons
rafraîchissantes et les médicaments prescrits par le docteur. Le malade
était couché à peu près comme nous l'avions laissé, un peu plus haut
peut-être sur son oreiller, et il semblait à la fois affaibli et excité.

«Jim, me dit-il, tu es le seul ici qui vaille quelque chose et j'ai
toujours été bon pour toi, tu le sais... Chaque mois je t'ai donné une
belle pièce de quatre pence... Maintenant que me voilà au bassin de
carénage, abandonné de tout le monde, tu ne me refuseras pas un verre
de rhum, n'est-ce pas, camarade?

--Vous savez bien que le docteur...» commençai-je...

Mais il me coupa la parole en envoyant le docteur à tous les diables,
avec ce qui lui restait de voix dans la gorge.

«Les médecins sont de vieux fauberts[1], cria-t-il... Et celui-ci,
est-ce qu'il peut rien comprendre aux gens de mer, je te le demande?...
Moi qui te parle, je me suis vu dans des endroits où il faisait plus
chaud qu'au fond d'un four, où tout le monde crevait de la fièvre
jaune, où la terre elle-même se soulevait en forme de vagues par
l'effet des tremblements de terre; est-ce que ton docteur a jamais rien
vu de pareil? Et je me tirais d'affaire grâce au rhum, au rhum tout
seul. Le rhum était mon pain, mon vin, mon pays, mon ami, mon tout. Et
maintenant que me voilà sur le flanc, comme une pauvre vieille carcasse
de navire, on voudrait me priver de rhum!... Si tu prêtais la main à
une chose pareille, Jim, ce serait m'assassiner, ni plus ni moins. Mon
sang retomberait sur ta tête, tu peux en être certain, et sur celle de
ce veau marin de docteur...»

  [1] Balais de corde à laver le pont des navires.

Ici tout un chapelet de jurons assortis.

Puis, sur un ton dolent:

«Vois, mon petit Jim, comme mes doigts tremblent. Je ne puis même pas
les tenir en place... non, je ne puis pas... Dire que je n'ai pas
encore eu une goutte, de toute la journée!... Ce docteur est un idiot,
crois-moi. Si tu ne me donnes pas un coup de rhum, je deviendrai fou,
voilà tout. Je sens déjà que ça commence. J'ai des hallucinations. J'ai
vu le vieux Flint, dans ce coin, derrière toi... Je l'ai vu comme je te
vois... Si cela me prend, dame, je ne réponds plus de rien.--On fera de
moi un vrai Caïn, là... D'ailleurs, votre satané docteur a dit lui-même
qu'un verre ne me ferait pas de mal... Je te donnerai une guinée d'or
pour ce verre, Jim...»

Il se montait de plus en plus, et cela m'effrayait pour mon père, qui
était bien bas ce jour-là et avait besoin de repos. D'autre part, le
docteur avait bien dit qu'un seul verre de rhum ne ferait pas de mal au
Capitaine. J'étais seulement offensé qu'il essayât de me corrompre à
prix d'or.

«Je ne vous demande pas votre argent, lui dis-je, hors celui que vous
devez à mon père. Quant à du rhum, je vous en donnerai un verre, mais
pas plus, entendez-le bien...»

Quand je l'apportai, il le saisit avidement et le vida d'un trait.

«Ah!... fit-il, cela va déjà mieux, je t'assure. Et maintenant,
camarade, dis-moi un peu combien de temps le docteur prétend que je
reste couché sur ce vieux cadre?...

--Une semaine au moins, lui dis-je.

--Tonnerre!... une semaine?... c'est impossible! cria-t-il. D'ici là
_ils_ m'auront envoyé _la marque noire_... Les voilà déjà qui rôdent
autour de moi, les marsouins! Tas d'imbéciles, qui n'ont pas su garder
ce qu'ils avaient! Il leur faudrait la part des autres, maintenant.
Est-ce ainsi que se comportent de vrais lurons, je le demande? Que ne
faisaient-ils comme moi? Que ne gardaient-ils leur argent, au lieu de
le jeter par les fenêtres!... Mais je leur jouerai un tour de ma façon,
ils peuvent y compter. Croient-ils me faire peur? J'en ai dépisté de
plus malins...»

Tout en parlant, il s'était soulevé sur son lit, et, prenant mon épaule
pour point d'appui, avec une force qui me fit presque crier de douleur,
il essaya de faire quelques pas dans la chambre. Mais ses jambes
semblaient être du plomb, et sa voix de plus en plus faible était
peu en harmonie avec le sens menaçant de ses paroles. Il s'arrêta et
s'assit au bord du lit.

«Ce docteur m'a tué, dit-il. Voilà que j'ai des bourdonnements dans la
tête. Aide-moi à me recoucher...»

Avant que j'eusse eu le temps de faire ce qu'il désirait, il était
retombé sur son oreiller. Assez longtemps il resta silencieux.

«Jim, reprit-il enfin, tu as bien vu ce marin, aujourd'hui?

--Chien-Noir?

--Chien-Noir... C'est un mauvais gredin, vois-tu; mais ceux qui
l'envoient valent encore moins que lui... Écoute-moi un peu, mon
petit Jim. Si, pour une raison ou une autre, il m'est impossible de
partir, s'ils me prennent au gîte et me remettent _la marque noire_,
rappelle-toi que c'est à mon vieux coffre qu'ils en veulent. Eh bien,
alors, ne perds pas une minute. Enfourche un cheval--tu sais te tenir
à cheval, n'est-ce pas?--enfourche le premier cheval venu et va-t'en à
bride abattue chez... oui! chez lui!... chez ce maudit docteur!... Tu
lui diras de rassembler le plus de monde qu'il pourra,--les magistrats,
la police, tout le tremblement, s'il veut pincer ici, à bord de
l'_Amiral-Benbow_, la bande entière du vieux Flint, ce qui en reste, au
moins, mousses et matelots!... Tel que tu me vois, petit, j'étais son
second, au vieux Flint,--et _seul je connais la cachette_... Il m'en a
confié le secret à Savannah, à son lit de mort,--comme qui dirait dans
l'état où je suis maintenant, comprends-tu?... Mais pas un mot de tout
ceci, à moins qu'ils ne m'envoient la _marque noire_, ou que tu voies
rôder par ici soit Chien-Noir, soit le marin à la jambe de bois, lui
surtout, Jim!...

--Mais que voulez-vous dire par la _marque noire_, Capitaine?
demandai-je.

--C'est une sommation de la bande, mon petit. Je t'avertirai s'ils me
l'envoient. Mais, en attendant, veille au grain, Jim, et je partagerai
tout avec toi, sur mon honneur!...»

Il divagua encore quelques instants. Sa voix devenait de plus en plus
faible. Je lui donnai sa potion, qu'il prit comme un enfant, en disant:

«Si jamais un marin a eu besoin de remède, c'est bien moi!»

Puis il tomba dans un sommeil lourd et semblable à un évanouissement;
après quelques minutes, je me décidai à redescendre.

Ce que j'aurais fait si les choses avaient suivi le cours ordinaire,
je l'ignore. Très probablement j'aurais tout conté au docteur, car je
mourais de peur que le Capitaine ne vînt à regretter sa confidence
et me fît disparaître. Mais il advint que mon pauvre père mourut ce
même soir d'une manière tout à fait soudaine, et ce malheur nous fit
naturellement oublier tout le reste. Le chagrin qui nous accablait, les
visites des voisins, les arrangements à prendre pour les funérailles,
sans compter l'auberge qui allait son train accoutumé, tout cela me
surmena si bien, que c'est à peine si j'avais le temps de penser au
Capitaine, et encore moins celui d'avoir peur de lui.

Il descendit le lendemain matin, prit ses repas comme à l'ordinaire,
quoiqu'il eût peu d'appétit, et but, je crois, encore plus de rhum que
d'habitude, par la raison qu'il se servit lui-même au comptoir, tout
le long du jour, en grommelant et reniflant comme un phoque. Aussi
était-il plus ivre que jamais le soir avant l'enterrement. Et ce fut
une chose horrible, dans cette maison en deuil, de l'entendre chanter à
tue-tête sa vilaine chanson de matelot. Mais, tout faible qu'il était,
il nous inspirait encore trop de terreur pour qu'on osât lui imposer
silence. Seul le docteur l'aurait pu. Malheureusement, il venait d'être
appelé à plusieurs milles de distance pour un cas urgent, et n'avait
pas mis le pied chez nous depuis la mort de mon père.

J'ai dit que le Capitaine était faible. Le fait est qu'il semblait
plutôt perdre ses forces que les regagner. Il se traînait dans
l'escalier, allait et venait du parloir à la salle commune, mettait le
nez dehors pour flairer l'odeur de mer, puis rentrait en s'appuyant
aux murs pour ne pas tomber et s'arrêtant à chaque pas pour reprendre
haleine. Il ne me parlait pas plus qu'aux autres, et j'ai toujours
pensé qu'il avait perdu le souvenir de sa confidence. Mais son
caractère était plus bizarre et plus violent que jamais. Il avait pris
l'habitude alarmante de tirer son coutelas, quand il était ivre, et de
le placer sur la table à côté de lui. Cependant il s'occupait beaucoup
moins des allants et venants que par le passé, s'absorbait dans des
rêveries sans fin, et au total ne paraissait pas avoir toute sa tête.

C'est ainsi qu'un soir nous l'entendîmes, à notre grande surprise,
fredonner un air qu'il n'avait jamais chanté, une sorte de ritournelle
pastorale datant peut-être des jours de sa jeunesse et de l'époque où
il ne connaissait pas encore la mer.

Les choses allèrent ainsi jusqu'au lendemain des funérailles de mon
père. Ce jour-là, vers trois heures, par un temps de brouillard
et de gelée, je me trouvais sur le seuil de l'auberge, plein de
tristes pensées sur cette perte cruelle, quand j'aperçus un homme
qui s'avançait assez lentement sur la route. C'était évidemment un
aveugle, car, à chaque pas, il tapait devant lui avec son bâton, sans
compter qu'il avait sur les yeux une gigantesque visière verte. Il
allait tout courbé par l'âge ou la maladie, sous un grand manteau à
capuchon, très vieux et déchiré, qui le faisait paraître encore plus
difforme. Je n'ai jamais vu de physionomie aussi effrayante que cette
face sans regard. Il s'arrêta à quelques pas de l'auberge et, élevant
la voix sur une sorte de psalmodie monotone, s'adressa à l'espace
devant lui:

«N'y a-t-il pas ici quelque bonne âme pour dire à un pauvre
aveugle,--qui a perdu la lumière du jour en défendant son gracieux
pays,--Dieu bénisse le roi George! où, dans quelle partie de ce pays il
se trouve en ce moment?

--Vous êtes devant l'auberge de l'_Amiral-Benbow_, à la baie de
Black-Hill, mon brave homme, répondis-je aussitôt.

--J'entends une voix, une voix jeune, reprit-il sur le même ton.
Voulez-vous être assez charitable, mon bon, mon cher petit ami, pour me
donner la main et me faire entrer?»

Je tendis innocemment la main qu'on me demandait d'une manière si
insinuante, et je la sentis soudain prise comme dans un étau par cette
horrible créature sans yeux. Ma surprise et ma terreur furent si
grandes, que je commençai par me débattre pour essayer de me dégager.
Mais d'un seul bras l'aveugle me contint et m'attira tout près de lui.

«Maintenant, garçon, conduis-moi au Capitaine, dit-il.

--Monsieur, je n'ose pas, sur ma parole, je n'ose pas, répondis-je.

--Oh!... oh!... ricana l'aveugle, on veut résister!... Conduis-moi à
l'instant, ou je te casse le bras...»

Tout en parlant, il me le tordait de telle sorte que je poussai un cri.

«Monsieur, repris-je, ce que j'en disais n'était que pour vous! Le
Capitaine est tout changé depuis quelques jours... il ne se sépare plus
de son coutelas, qu'il tient tout ouvert... Un autre gentleman...

[Illustration: II

JE VIS ALORS L'AVEUGLE PASSER QUELQUE CHOSE.]

--Assez causé! Marchons!...» interrompit l'aveugle.

Et jamais voix si dure, si impitoyable, n'avait frappé mon oreille. Je
crois bien qu'elle m'effraya encore plus que la torsion de mon bras. Je
me sentis dompté. Sans plus de résistance, j'obéis donc et me dirigeai
droit vers le parloir, où notre vieux pirate était assis au coin du
feu, cuvant son rhum. L'aveugle me suivait de près, serrant toujours
mon bras d'une main de fer, et s'appuyant si lourdement sur mon épaule
qu'à peine pouvais-je marcher.

«Tu vas me mener tout droit à lui, et, aussitôt qu'il pourra me voir,
crie: «Bill! voici un de vos «amis!» Sinon, gare à ton poignet!»
ajouta-t-il en me donnant un avant-goût de ce qu'il me réservait.

La douleur et l'épouvante me firent oublier la terreur que m'inspirait
habituellement le Capitaine. J'ouvris brusquement la porte du parloir
et je répétai les paroles que me dictait l'aveugle.

Le pauvre Capitaine tressaillit et d'un seul regard se trouva dégrisé,
en possession de toute sa raison. L'expression de sa physionomie me
parut en ce moment moins encore celle de la frayeur que celle d'un
dégoût mortel. Il fit un mouvement pour se lever, mais n'en eut pas la
force.

«Bill, restez où vous êtes! dit le mendiant. Je n'y vois pas, mais j'ai
l'ouïe fine et j'entends si l'on remue le bout du doigt... Les affaires
sont les affaires... Tendez votre main gauche... Garçon, prends cette
main gauche par le poignet et mets-la près de ma main droite...»

Nous obéîmes tous deux passivement. Je vis alors l'aveugle passer
quelque chose, du creux de la main qui tenait son bâton, dans la paume
du Capitaine, qui se referma dessus, instantanément.

«Voilà qui est fait!» reprit l'aveugle.

Et, me lâchant aussitôt, il se glissa hors du parloir avec une sûreté
de mouvements et une rapidité presque incroyables, sauta sur la route
et disparut. J'étais encore immobile de surprise quand j'entendis le
_tap-tap-tap_ de son bâton se perdre dans l'éloignement.

Le Capitaine était resté aussi stupéfait que moi. Mais enfin, et
presque au même moment, je lâchai son poignet, que je tenais toujours,
et il regarda vivement dans la paume de sa main:

«A dix heures! s'écria-t-il. Nous avons six heures à nous!... nous
pouvons encore les rouler!...»

Et il sauta sur ses pieds. Au même instant, il chancela, porta la main
à sa gorge, puis s'abattit tout de son long sur le sol avec un bruit
sourd. Je courus à lui, appelant ma mère à grands cris. Mais il n'y
avait plus besoin de se presser... Le Capitaine venait de tomber mort,
foudroyé par l'apoplexie. Chose étrange: je ne l'avais jamais aimé,
quoiqu'il eût fini par m'inspirer une certaine pitié; et pourtant,
quand je le vis parti pour toujours, je ne pus retenir mes larmes.
C'était la seconde fois que je voyais la mort, et la première faisait
encore saigner mon cœur.




IV

LE COFFRE DU CAPITAINE


J'informai ma mère, sans plus tarder, de tout ce que j'aurais
assurément mieux fait de lui dire plus tôt. Nous nous trouvions placés
dans une position difficile et périlleuse,--il ne pouvait y avoir de
doute à cet égard. Une partie de l'argent de cet homme--si tant il y a
qu'il eût de l'argent--nous était incontestablement due. Mais il était
peu probable que les camarades du Capitaine, à les juger par Chien-Noir
et l'aveugle, seuls spécimens que je connusse du genre, fussent d'avis
d'abandonner leur proie pour payer les dettes du mort. L'ordre que
m'avait donné le Capitaine d'enfourcher un cheval et de courir chez le
docteur Livesey me revenait bien à la pensée. Mais, pour l'exécuter, il
aurait fallu laisser ma mère sans protection dans un pareil moment; il
n'y avait pas à y songer.

La vérité d'ailleurs, c'est que l'idée seule de rester une minute
de plus dans la maison nous terrifiait tous les deux: la chute d'un
charbon dans l'âtre, le tic-tac de la pendule, nous remplissaient
d'épouvante. La route noire et solitaire nous semblait à chaque instant
pleine de piétinements lointains. L'image du Capitaine étendu mort dans
le parloir, l'idée que ce détestable aveugle était peut-être embusqué
dans le voisinage et sur le point de reparaître, me glaçaient, comme
on dit, dans ma peau. Il fallait prendre un parti immédiat; nous nous
arrêtâmes à celui de partir ensemble pour demander de l'aide au village
voisin. Aussitôt fait que dit: nous voilà partis nu-tête, courant sur
la route dans le crépuscule qui tombait, par le brouillard et la gelée.

Le village n'était heureusement pas fort éloigné, quoique caché par les
falaises; il s'élevait à l'extrémité de la baie voisine de la nôtre,
et--circonstance qui me rassurait le plus--dans la direction opposée à
celle d'où le mendiant était venu et où, sans doute, il était retourné.
A peine fûmes-nous vingt minutes en route, quoiqu'il fallût nous
arrêter de temps en temps pour reprendre haleine, en prêtant l'oreille,
serrés l'un contre l'autre. Mais on n'entendait aucun bruit inusité,
rien que la cadence du flot qui lavait la plage et le croassement des
corbeaux dans le bois.

Des lumières brillaient déjà dans les maisons du village, et je
n'oublierai jamais le plaisir que me causa la vue de ces portes et
fenêtres éclairées. A ce réconfort devait d'ailleurs se limiter tout
le secours que nous devions y trouver. Personne ne voulut consentir à
venir avec nous à l'_Amiral-Benbow_. Les hommes, au moins, auraient
pu rougir de se montrer si pusillanimes. Plus nous insistions sur nos
craintes, plus ils s'accrochaient tous, hommes, femmes et enfants,
à l'abri tutélaire de leurs maisons. Le nom du capitaine Flint, qui
m'était inconnu quand je l'avais entendu prononcer par notre défunt
locataire, n'était que trop familier par là et portait la terreur
avec lui. Quelques paysans, qui avaient travaillé aux champs de
l'autre côté de l'auberge, déclaraient avoir remarqué sur la route des
étrangers qu'ils avaient pris pour des contrebandiers et s'être hâtés
de décamper, dans le but de n'être pas impliqués dans l'affaire. L'un
d'eux assurait avoir vu un petit cotre à l'ancre dans une crique que
nous appelions le Trou-de-Kitt. Du reste, n'importe qui s'intitulait
le camarade du feu Capitaine devenait par cela même suspect. Bref, les
volontaires s'offraient en foule pour s'en aller à cheval prévenir le
docteur Livesey, dans la direction opposée à l'_Amiral-Benbow_, mais
pas un ne consentait à venir avec nous défendre l'auberge.

On dit que la lâcheté est contagieuse. Mais, d'autre part, la
discussion relève souvent les courages. C'est précisément ce qui arriva
à ma mère. Quand chacun eut donné son avis, elle prit la parole. Rien
ne pouvait l'empêcher, dit-elle, de tenter un effort pour sauver
l'argent qui appartenait à son fils orphelin.

«Si nul de vous n'ose venir à notre aide, dit-elle, Jim et moi nous
irons tout seuls. Oui, nous retournerons chez nous, comme nous sommes
venus, et nous nous passerons de vous, poules mouillées que vous
êtes!... Nous ouvrirons le coffre, dussions-nous payer ce devoir de
notre vie. Tout ce que je vous demande, mistress Crowley, c'est de
nous prêter le sac que je vois là, pour emporter l'argent qui nous
appartient légitimement.»

Je déclarai, bien entendu, que j'étais prêt à escorter ma mère, et,
bien entendu aussi, on poussa les hauts cris sur notre témérité.
Mais n'empêche que pas un seul homme n'eut le courage de partir avec
nous. On consentit seulement à me prêter un pistolet chargé, en cas
d'attaque, et on promit de nous tenir des chevaux tout sellés, pour
notre retour, en cas de poursuite. En outre, il fut convenu qu'un gars
serait immédiatement envoyé au docteur Livesey pour demander l'appui de
la force armée.

Je puis dire que le cœur me battait de belle manière quand nous
partîmes tous les deux dans la nuit noire, maman et moi, pour cette
périlleuse aventure. La lune, qui se trouvait dans son plein, se
levait à peine et commençait à montrer un bord rougeâtre au-dessus du
brouillard. Raison de plus de nous hâter, car il était évident qu'il
ferait clair comme en plein jour avant que nous eussions fini, et,
dès lors, notre départ serait signalé, s'il y avait des espions en
campagne. Nous nous glissions donc rapidement le long des haies, en
faisant le moins de bruit possible. Nous arrivâmes ainsi chez nous
sans avoir rien vu ou entendu de suspect, et c'est avec un véritable
soulagement que nous refermâmes sur nous la porte de l'_Amiral-Benbow_.

Mon premier soin fut de pousser le verrou. Un instant nous reprîmes
haleine dans les ténèbres, seuls dans la maison avec le cadavre du
Capitaine. Puis ma mère alluma une chandelle, et, nous tenant par la
main, nous entrâmes dans le parloir. Le mort était comme nous l'avions
laissé, sur le dos, les yeux grands ouverts et un bras étendu.

«Tire le store, Jim, me dit tout bas ma mère; on pourrait nous voir du
dehors... Et maintenant, reprit-elle, quand je lui eus obéi, il s'agit
de _lui_ prendre la clef du coffre, ce qui est impossible sans _le_
toucher,» ajouta-t-elle avec un frémissement d'horreur.

A l'instant, je m'agenouillai auprès du cadavre. Par terre, à côté de
sa main ouverte, se trouvait un petit morceau de papier, coupé en rond,
noirci d'un côté. C'était évidemment la _marque noire_. Je ramassai
le papier, et je vis qu'au revers, resté blanc, il portait ce message
laconique, d'une grosse écriture très lisible: «A CE SOIR DIX HEURES.»

«Mère, il avait jusqu'à dix heures!» m'écriai-je.

Et comme je parlais encore, l'horloge se prépara à sonner. Ce bruit
inattendu nous fit grand'peur. Mais, après tout, la nouvelle était
bonne, car il n'était que six heures.

«Allons, Jim, dit maman, cette clef!...»

Je tâtai les poches l'une après l'autre: quelque petite monnaie, du
fil et des aiguilles, un dé à coudre, un couteau, un bout de tabac à
chiquer, une boîte à amadou, un briquet, une boussole de poche, voilà
tout ce que je trouvai. Je commençais à désespérer de découvrir la clef.

«Peut-être est-elle suspendue à son cou,» suggéra ma mère.

[Illustration: III

IL N'ÉTAIT QUE SIX HEURES.]

Surmontant ma répugnance, j'ouvris vivement son col de chemise, et là
en effet, suspendue à un cordon goudronné, que je coupai avec son
propre couteau, je trouvai la clef.

Cette victoire nous remplit d'espoir. Nous nous hâtâmes de monter chez
lui, dans la petite chambre qu'il avait occupée si longtemps et d'où le
fameux coffre n'avait bougé, depuis le jour de son arrivée.

Ce coffre était semblable à toutes les malles de matelot, fait en bois
dur, usé aux coins comme s'il avait longtemps servi, et marqué sur le
couvercle, au fer rouge, d'un grand B.

«Donne-moi la clef,» me dit ma mère.

Et, malgré la dureté de la serrure, elle eut en un clin d'œil fait
tourner le pêne et rejeté le lourd couvercle en arrière.

Une forte odeur de tabac et de goudron s'exhala aussitôt. Nous ne vîmes
rien sur le dessus qu'un costume complet, en fort bon état, proprement
plié et brossé. Comme le fit remarquer ma mère, ces vêtements ne
devaient même jamais avoir été portés. Ils recouvraient un assemblage
assez hétéroclite de menus objets: quarts de cercle, gamelles d'étain,
rouleaux de tabac, deux paires de beaux pistolets, une barre d'argent
fin, une vieille montre espagnole, divers autres bijoux de peu de
valeur et d'apparence exotique, un compas monté en cuivre, cinq ou six
coquilles d'Amérique. Depuis combien de temps traînait-il ces coquilles
avec lui, dans sa carrière errante, périlleuse et coupable?... Tout
cela n'avait pas grand intérêt pour nous, sauf les bijoux et la barre
d'argent. Et encore, comment en tirer parti?... Aussi poursuivions-nous
activement nos recherches. Le fond du coffre était occupé par un vieux
caban de matelot, blanchi par le sel de plus d'une plage lointaine. Ma
mère le tira avec impatience, et nous découvrîmes alors les derniers
objets que recélait la caisse, un paquet enveloppé de toile cirée et
qui nous parut rempli de papiers, puis un sac de toile d'où sortit,
quand je le touchai, un tintement d'or.

«Nous allons montrer à ces coquins que nous sommes d'honnêtes gens! dit
ma mère. Je prendrai mon dû, et pas un liard de plus... Tiens-moi le
sac de mistress Crowley!...»

Et elle se mit à compter des pièces d'or, qu'elle jetait au fur et à
mesure dans le sac que je tenais ouvert. Son projet était d'arriver au
total exact de la note du Capitaine. Mais ce n'était pas une opération
aussi simple qu'on pourrait le croire: car les pièces étaient de
tout modèle et de tous pays, des doublons, des louis, des guinées,
des onces, que sais-je encore? Le tout pêle-mêle. Encore les guinées
étaient-elles les plus rares, et les seules que ma mère sût compter.

Nous n'étions pas à moitié de ce travail, quand je l'arrêtai soudain
en posant ma main sur son bras. Dans le silence de la nuit, je venais
de percevoir un son qui me glaçait le sang dans les veines, le
_tap-tap-tap_ du bâton de l'aveugle sur le sol durci par la gelée...
Le son se rapprochait... Nous écoutions, retenant notre haleine... Le
bâton frappa le seuil de la porte, et nous entendîmes le loquet qu'on
tournait, puis le verrou secoué par le misérable... Il y eut un long
silence... Enfin le _tap-tap-tap_ recommença, s'éloigna lentement, à
notre joie inexprimable, et finit par se perdre au loin.

«Mère, m'écriai-je, prenons tout et partons!»

J'étais sûr que cette porte verrouillée devait avoir paru suspecte et
que toute la bande n'allait pas manquer de nous tomber sur le dos. Et
pourtant, que j'étais aise d'avoir pensé à pousser ce verrou! Pour s'en
faire une idée, il faut avoir vu ce terrible aveugle.

Si effrayée que fût ma mère, elle ne voulut à aucun prix entendre
parler de prendre un sou de plus que son dû. Quant à prendre un sou de
moins, elle s'y refusait obstinément.

«Il est à peine sept heures, disait-elle. Je veux tout ce qui
m'appartient.»

Elle parlait encore, quand un coup de sifflet très prolongé se fit
entendre à une assez grande distance sur la hauteur. Cette fois, il ne
fut plus question de rester.

«J'emporterai ce que j'ai là! dit ma mère en se relevant
précipitamment.

--Et moi, je prends ceci pour faire un compte rond! m'écriai-je, en
ramassant le paquet de toile cirée.»

L'instant d'après, nous dévalions l'escalier dans les ténèbres,
laissant notre chandelle auprès du coffre vide; nous prenions la porte
et nous gagnions au pied. Le brouillard commençait à se dissiper et
la lune éclairait déjà en plein les hauteurs qui nous entouraient;
heureusement pour nous, le chemin creux et les environs de l'auberge
se trouvaient encore plongés dans la brume, et une obscurité relative
favorisait notre fuite, au moins au début. Mais nous avions à franchir
un espace éclairé, à peu près à mi-chemin du village. Et le pis, c'est
qu'un bruit de pas nombreux se faisait déjà entendre derrière nous.
Bientôt nous eûmes la certitude que ces pas étaient ceux d'une troupe
d'hommes se dirigeant vers l'auberge et dont l'un portait une lanterne.

«Mon enfant, dit tout à coup ma mère, prends l'argent et sauve-toi!...
Je crois que je vais défaillir.»

C'était fini: nous allions être pris!... Ah! que j'en voulais à nos
voisins de leur indigne lâcheté!... Par bonheur, nous touchions presque
au petit pont. Tant bien que mal, j'aidai ma mère à marcher jusqu'au
bord du fossé. En y arrivant, elle poussa un soupir, et tomba évanouie
sur mon épaule. Je ne sais où je trouvai la force nécessaire pour
la pousser ou plutôt la traîner jusqu'au fond du fossé, tout contre
l'arche du pont. Je ne pouvais faire plus; le pont était trop bas pour
me permettre autre chose que de me cacher dessous, mince comme j'étais,
en rampant sur les genoux et les mains. Il fallut donc rester là, ma
mère presque absolument en vue de la route, et tous deux à portée de
voix de l'auberge.




V

LA FIN DE L'AVEUGLE


Chose étrange en pareille situation: la curiosité fut bientôt chez moi
plus forte que la frayeur. Au bout de quelques instants, il me devint
impossible de rester en place, et, rampant doucement au bord du fossé,
j'allai m'abriter derrière un buisson de genêts, d'où je voyais la
route et la porte de l'auberge. J'étais à peine installé dans ce poste
d'observation, quand l'avant-garde de l'ennemi se montra: c'étaient
sept ou huit hommes qui couraient en désordre, précédés par l'homme à
la lanterne. Trois de ces individus allaient ensemble, en se tenant
par la main, et bientôt, en dépit du brouillard, je reconnus que, dans
ce trio, l'homme du milieu n'était autre que l'aveugle!... Presque
aussitôt j'entendis sa voix et m'assurai ainsi que je ne m'étais pas
trompé.

«Enfoncez la porte! criait-il.

--A l'instant!...» répondirent deux ou trois voix.

Il y eut une poussée au seuil de l'_Amiral-Benbow_. Puis, les
assaillants s'arrêtèrent court, et je les entendis se parler en
chuchotant, comme s'ils étaient surpris de trouver le passage libre.
Mais ce ne fut pas long, car l'aveugle se remit à donner des ordres. Sa
voix s'élevait de plus en plus; il semblait pris d'un accès de rage.

«Entrez donc! cria-t-il. Voulez-vous prendre racine ici?...
Qu'attendez-vous maintenant?...»

Quatre ou cinq des premiers arrivés obéirent à cette injonction; deux
autres restèrent sur la route avec le terrible aveugle. Il y eut un
silence, puis une exclamation de surprise, et une voix cria dans la
maison:

«Bill est mort!...»

Mais l'aveugle ne fit que les accabler d'injures pour leur lenteur.

«Fouillez-le, tas de lourdauds!... Que les autres montent dans sa
cabine et enlèvent le coffre!... Il faut donc tout vous dire?...»

Je les entendis monter notre vieil escalier avec un tel bruit de gros
souliers que la maison devait en être ébranlée. Peu après, nouveaux
cris de surprise. La fenêtre de la chambre du Capitaine sauta en pièces
avec un vacarme de vitres cassées, et un homme s'y montra, éclairé en
plein par la lune. Il s'adressait à l'aveugle, qui attendait sous la
fenêtre.

«Pew, cria-t-il, nous sommes refaits, on a fouillé le coffre avant
nous!...

--La chose est-elle encore là? rugit l'aveugle.

--L'argent y est.

--Au diable l'argent! Je te parle de la griffe de Flint!...

--Nous ne la trouvons pas...

--Et vous autres, en bas, la trouvez-vous sur Bill?» cria l'aveugle.

A ce moment, un de ceux qui étaient demeurés au rez-de-chaussée, sans
doute pour fouiller le cadavre du Capitaine, reparut sur la porte.

«Bill a sûrement été déjà fouillé, dit-il, il n'y a plus rien sur lui.

[Illustration: IV

PEW S'ABATTIT EN POUSSANT UN CRI TERRIBLE.]

--Ce sont les gens de l'auberge!... C'est le petit garçon, bien sûr!...
hurla l'aveugle... Que ne lui ai-je arraché les yeux!... Mais peut-être
est-il temps encore!... Les gens étaient là tout à l'heure, puisque la
porte se trouvait verrouillée quand je suis venu... Dispersez-vous,
garçons, et cherchez!...

--Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils ont laissé ici leur chandelle
allumée! dit l'homme à la fenêtre.

--Cherchez!... Fouillez partout!... Démolissez plutôt la maison pierre
à pierre!... reprit Pew en frappant le sol de son bâton.»

Ce fut alors un vacarme infernal dans notre vieille auberge: des pas
lourds courant dans les chambres, des meubles défoncés, des portes
battant de tous côtés, des fenêtres volant en éclats. Puis, l'un après
l'autre, les hommes sortirent en déclarant qu'il était impossible de
nous trouver.

En ce moment, le même sifflet qui avait tant alarmé ma mère résonna
de nouveau dans la nuit, à deux reprises. J'avais supposé que c'était
le signal de l'aveugle pour appeler sa bande à l'assaut. Mais je
m'aperçus, par la direction d'où venaient les coups de sifflet et
par l'effet produit sur les brigands, qu'il s'agissait plutôt de les
avertir d'un danger.

«C'est Dick! dit l'un des hommes. Et deux coups!... Il va falloir
décamper, camarades.

--Qui parle de décamper? cria Pew. Parce que cet imbécile et ce poltron
de Dick a pris peur?... Ne le connaissez-vous pas?... Ne vous occupez
pas de son sifflet, cela n'en vaut pas la peine... Il s'agit de
trouver ces gens qui ne peuvent être loin... Je gage que vous avez le
nez dessus, tas de chiens!... Damnation!... Si j'avais seulement mes
yeux!...»

Cet appel produisit un certain effet. Deux hommes se mirent à battre
les buissons autour de l'auberge. Mais il me parut que c'était sans
entrain et qu'ils n'oubliaient pas le danger possible annoncé par le
sifflet. Quant aux autres, ils semblaient indécis et ne bougeaient pas.

«Tas d'idiots, qui n'avez qu'à tendre la main pour ressaisir des
millions et qui les laissez échapper! disait l'aveugle. Vous savez
qu'un chiffon de papier vous ferait aussi riches que des rois, qu'il
est là, près de vous, et vous ne grouillez pas?... Pas un de vous
n'a osé seulement affronter Bill!... Il a fallu que ce fût moi, un
aveugle!... Et il faut maintenant que je perde une fortune par votre
faute!... que je continue à mendier ma misérable vie, au lieu de rouler
carrosse, comme ce serait si facile!... Il ne s'agit pourtant que
de trouver ces gens, et c'est une entreprise qui demande tout juste
autant de courage qu'il y en a dans un ver de biscuit... Eh bien!... ce
courage, vous ne l'avez pas!...

--Que veux-tu, Pew? nous avons toujours les doublons! argua l'un des
hommes.

--Qui nous dit d'ailleurs que ce bienheureux papier n'est pas déjà
enterré quelque part? reprit un autre. Prends les guinées, Pew, et ne
reste pas là à brailler de la sorte...»

Brailler était le mot. Ces objections exaspérèrent l'aveugle à tel
point qu'il ne se posséda plus et se mit à donner de grands coups
de bâton à ceux qui se trouvaient à sa portée. A leur tour, ils
ripostèrent avec des jurons et des menaces effroyables, en essayant,
mais en vain, de lui arracher son bâton.

Cette querelle nous sauva, ma mère et moi. Car soudain j'entendis sur
la hauteur, du côté du village, le galop d'une troupe de chevaux, et
presque aussitôt un coup de pistolet brilla et retentit sur la falaise.
Ce fut le signal de la débandade. Les brigands se mirent à courir de
tous côtés, les uns vers la baie, les autres à travers champs. En moins
d'une demi-minute, Pew était resté seul. L'avaient-ils abandonné ainsi
par un simple effet de leur panique ou pour se venger de ses menaces et
de ses brutalités, c'est ce que je ne saurais dire; mais le fait est
qu'il se trouvait en arrière, tapant frénétiquement la route de son
bâton, fuyant à tâtons et appelant vainement ses camarades. Bref, après
plusieurs tours et détours, il se trompa de chemin, et se mit à courir
vers le village, passant à deux pas de moi, et criant:

«Johnny, Chien-Noir, Dick et les autres, vous n'allez pas abandonner
ainsi votre vieux Pew!... Ce n'est pas possible!...»

Au même instant, le bruit des chevaux se rapprochait, quatre ou cinq
cavaliers arrivaient en pleine lumière au haut de la côte, et la
descendaient vers nous au grand galop. Pew, comprenant son erreur, fit
volte-face et courut droit au fossé, dans lequel il roula. Il se releva
aussitôt, mais ce fut pour aller, dans son trouble, se jeter sous les
pieds mêmes du cheval qui tenait la tête.

Le cavalier essaya de retenir sa monture, mais il était trop tard. Pew
s'abattit en poussant un cri terrible; les durs sabots lui passèrent
sur le corps. Il resta un instant penché sur le côté, comme il était
tombé, puis s'inclina lentement sur la face et ne bougea plus.

J'avais déjà quitté mon abri, appelant les cavaliers, qui s'arrêtaient
un à un, frappés d'horreur par l'accident. C'étaient des douaniers
montés, que notre messager venait de rencontrer en se rendant chez le
docteur Livesey, et qu'il avait eu l'esprit d'avertir du danger que
nous courions. Leur chef, l'inspecteur Dance, avait déjà eu quelque
nouvelle du cotre mouillé au Trou-de-Kitts, et, à tout hasard, il avait
ce soir-là dirigé sa ronde vers ces parages. C'est sûrement à cette
circonstance que nous devions la vie, ma mère et moi.

Quant à Pew, il était mort et bien mort.

Un peu d'eau fraîche suffit à ranimer ma mère; elle ne fut pas plus
tôt remise de son épouvante et rentrée au village, qu'elle se mit à
déplorer la perte des quelques guinées qui manquaient à son compte.

Pendant ce temps, l'Inspecteur Dance poursuivait sa route à toute
bride vers le Trou-de-Kitts; mais, avec ses hommes, il dut bientôt
mettre pied à terre pour trouver le sentier qui descendait au fond du
vallon et se garder contre une embuscade possible; il fut donc un peu
surpris en arrivant à la crique de constater que le cotre avait déjà
levé l'ancre, quoiqu'il fût encore à portée de la voix. L'inspecteur le
héla. On lui répondit de ne pas rester au clair de la lune, s'il ne
tenait pas à avoir du plomb dans l'aile, et au même instant une balle
siffla à son oreille.

Bientôt le cotre dépassa la pointe de la baie et disparut, tandis
que M. Dance, selon sa propre expression, restait à la côte comme un
poisson laissé par la marée. Tout ce qu'il put faire fut d'envoyer un
de ses hommes à Bristol pour signaler le cotre.

«Et à quoi bon, je vous le demande? ajoutait-il. Les voilà hors
d'affaire et il n'y a plus à en parler... C'est égal, je suis tout de
même content d'avoir écrasé les cors de maître Pew...»

Car il savait maintenant toute l'histoire. J'étais revenu avec lui à
l'_Amiral-Benbow_, et l'on ne saurait imaginer une maison dans un plus
triste état. Dans leur fureur de ne pas nous trouver, les brigands
avaient brisé et jeté à terre jusqu'à l'horloge. Quoiqu'ils n'eussent
rien pris que le sac d'or du capitaine et ce qui se trouvait de monnaie
dans le comptoir, un pareil désastre équivalait pour nous à la ruine.
M. Dance ne comprenait rien à la rage qui avait évidemment animé les
misérables.

«Vous dites qu'ils ont pris l'argent? me disait-il. Mais alors, que
cherchaient-ils de plus? d'autre argent?...

--Non, monsieur; je ne le crois pas... M'est avis qu'ils cherchaient
autre chose, et que cette chose je l'ai ici, dans la poche de ma
veste... même je ne serais pas fâché de la mettre en sûreté.

--Bonne idée, mon garçon, excellente idée! Voulez-vous me la remettre?

--J'avais pensé que peut-être le docteur Livesey...

--Parfaitement, reprit l'inspecteur sans manifester la plus légère
contrariété. Un gentleman, un juge de paix, est précisément la personne
à qui vous pouvez confier ce dépôt. Et, maintenant que j'y pense, je
ne ferai pas mal d'aller lui déclarer la mort de ce Pew. On a si vite
inventé des histoires contre nous autres officiers de la douane... Si
vous voulez, Hawkins, je vous emmène avec moi.»

Je le remerciai de grand cœur de son offre et nous revînmes au village,
où les chevaux attendaient. Tandis que je faisais part à ma mère de
ces arrangements, les douaniers se mettaient en selle. M. Dance me fit
alors placer en croupe derrière celui de ses hommes qui était le mieux
monté; puis il donna le signal du départ, et nous nous mîmes en route
au grand trot pour la maison du docteur.




VI

LES PAPIERS DU CAPITAINE


Quand nous arrivâmes chez le docteur, pas une fenêtre de la façade
n'était éclairée. Sur l'ordre de M. Dance, je sautai à terre et je
heurtai à la porte. Une servante ne tarda pas à paraître et nous
informa que le docteur ne se trouvait pas chez lui. Il dînait ce
soir-là au château avec le squire Trelawney[2].

  [2] Le mot _squire_ (qu'il ne faut pas confondre avec celui
  d'_esquire_) désigne en Angleterre le propriétaire d'un manoir
  seigneurial. _Esquire_ ou «écuyer» est la désignation qui s'ajoute
  par courtoisie, sur les adresses de lettres, au nom des gens non
  titrés.

M. Dance décida que nous nous y rendrions sur l'heure. Le château était
d'ailleurs peu éloigné; aussi, sans remonter à cheval, ne fis-je que
prendre en main un étrier et trotter à côté des cavaliers jusqu'à la
porte du parc et le long de l'avenue. En mettant pied à terre, M. Dance
donna son nom, et, me prenant avec lui, fut immédiatement admis. Au
bout d'une galerie, le domestique nous introduisit dans une vaste salle
dont les quatre murs étaient couverts de rayons chargés de livres et
d'une douzaine de bustes en marbre. Nous y trouvâmes le squire et le
docteur installés au coin d'un bon feu et fumant paisiblement leur pipe.

Je n'avais jamais vu d'aussi près le squire Trelawney. C'était un
homme de haute taille, plus de six pieds (anglais), fort et large à
proportion, avec une bonne figure ouverte et franche, bronzée par
de longs voyages. Ses sourcils étaient très noirs et se fronçaient
facilement. Cela lui donnait l'air dur, quoiqu'il n'eût pas au fond
mauvais caractère et fût seulement très vif et quelque peu hautain.

«Entrez, monsieur Dance, dit-il majestueux et affable.

--Bonsoir, Dance, dit le docteur avec un signe de tête. Et bonsoir
aussi, ami Jim. Quel bon vent vous amène?»

L'inspecteur, droit et raide, conta son histoire comme une leçon. Il
fallait voir les deux gentlemen se pencher pour l'écouter, se regarder
avec surprise et en oublier de fumer. Quand ils surent avec quel
courage ma mère était revenue à l'auberge, le docteur Livesey se donna
un grand coup sur la cuisse, en manière d'approbation, tandis que le
squire criait: «Bravo!» et, ce faisant, cassait net sa longue pipe sur
la cheminée... Le récit n'était pas encore terminé que M. Trelawney
avait déjà quitté son fauteuil et marchait à grands pas dans la salle.
Quant au docteur, comme pour mieux entendre, il avait ôté sa perruque
poudrée et il écoutait de toutes ses oreilles, sans s'occuper de la
drôle de mine qu'il avait avec sa tête noire et tondue.

Enfin M. Dance arriva au bout de son rapport.

«Monsieur Dance, tous mes compliments pour votre conduite! s'écria le
squire. Et mes compliments aussi au petit Hawkins!... Veux-tu sonner,
mon garçon?... M. Dance prendra bien un verre de bière...

--Et tu crois, Jim, reprit le docteur, avoir réellement en poche ce que
cherchaient si passionnément ces brigands?

--Le voici, monsieur, répondis-je, en lui passant le paquet de toile
cirée.»

Le docteur le retourna de tous côtés, comme si les doigts lui
démangeaient de l'ouvrir. Mais, au lieu d'en passer son envie, il finit
par le mettre tranquillement dans sa poche.

«--Squire, dit-il, quand Dance se sera rafraîchi, il va naturellement
être obligé de nous quitter pour son service de nuit. Mais j'ai
l'intention de garder Jim Hawkins chez moi, pour qu'il se repose
jusqu'à demain, et, si vous l'avez pour agréable, je vous demanderai de
faire apporter le pâté froid et de lui donner à souper.

--Très volontiers, mon cher Livesey, répliqua le squire... Hawkins a
mérité mieux que du pâté froid.»

On apporta une grande tourte aux pigeons et l'on me dressa un couvert
sur une petite table. Je fis un souper de prince, car j'avais une faim
de loup, tandis que M. Dance, après de nouveaux compliments, prenait
congé et se retirait.

«Et maintenant, squire? dit aussitôt le docteur.

--Et maintenant, mon cher Livesey? répéta le squire.

--Procédons par ordre, reprit le docteur en riant. Vous avez, je
suppose, déjà entendu parler de ce Flint, dont feu Billy Bones se
disait l'ex-lieutenant?

--Si j'ai entendu parler de Flint? s'écria le squire. Je vous crois,
docteur. Le plus atroce brigand qui ait jamais existé! Le plus
redoutable des pirates qui ont jamais écumé les mers. Barbe-Bleue
n'était qu'un enfant auprès de lui!... Les Espagnols avaient si
grand'peur de lui, qu'il m'est arrivé, sur ma parole, d'être presque
fier qu'il fût Anglais!... J'ai vu ses voiles de cacatois de mes
propres yeux, moi qui vous parle, au large de la Trinité; et le fils du
chien qui menait notre navire ne les eut pas plus tôt aperçues, qu'il
donna l'ordre de virer de bord pour rentrer droit à Port-d'Espagne...

--Ces choses-là sont vues même en Angleterre, répliqua le docteur. Mais
la question est celle-ci: Flint avait-il de l'argent?

--De l'argent!... Vous en doutez?... Que veulent les misérables comme
lui, sinon de l'argent? Qu'aiment-ils, sinon l'argent?... Pourquoi
risqueraient-ils leur sale peau, sinon pour de l'argent?...

--C'est ce que nous saurons bientôt, reprit le docteur. Mais vous vous
emportez si vite et vous avez tant d'exclamations à votre service,
qu'il n'y a pas moyen de s'expliquer. Voici ce que je vous demande:
Supposé que j'aie là dans ma poche quelque indice sur l'endroit où
Flint cachait son trésor, ce trésor, à votre avis, peut-il être
considérable?

--Considérable, monsieur?... Je ne vous répondrai que ceci: Si vous
avez l'indice que vous dites, je m'engage à fréter un navire à Bristol,
pour m'embarquer avec vous et le jeune Hawkins ici présent, et aller à
la recherche de ce trésor, dussions-nous y passer un an!...

--Parfait, dit le docteur. Eh bien, maintenant, si Jim est de cet avis,
nous allons ouvrir ce paquet.»

Et il le déposa sur la table.

Le paquet était cousu sur les côtés. Le docteur tira sa trousse et
coupa les points avec ses ciseaux de chirurgien. La toile cirée
enveloppait deux objets, un carnet de poche et un papier fermé par des
cachets de cire.

«Voyons d'abord le carnet, reprit le docteur.»

Le squire et moi, nous regardions par-dessus son épaule pendant qu'il
l'ouvrait, car le docteur Livesey, voyant que j'avais fini mon souper,
m'avait dit avec bonté de m'approcher, pour participer à l'enquête.

Sur la première page, il n'y avait que des griffonnages, comme peut en
faire le premier venu, une plume à la main, par désœuvrement ou pour
s'exercer. Une autre page portait la même indication que j'avais vue
tatouée sur le bras du capitaine: «Le caprice de Billy Bones.» Une
troisième portait comme titre: «M. William Bones, second du navire.»
Une autre, cette résolution: «Plus de rhum!» Puis: «C'est au large de
la Clef de Palmas qu'il l'a attrapé.» Et encore des griffonnages, pour
la plupart inintelligibles. Je me demandais qui «l'avait attrapé», et
ce que c'était qu'il «avait attrapé». Un coup de couteau dans le dos,
probablement.

«Tout cela ne nous apprend pas grand'chose,» dit le docteur, en
continuant à feuilleter le cahier.

[Illustration: V

JE N'Y COMPRENDS RIEN, DIT LE CAPITAINE.]


Les dix ou douze pages suivantes étaient remplies d'une étrange série
de notes. Il y avait deux colonnes: à un bout de chaque ligne, une
date; à l'autre bout, une somme d'argent, comme dans un livre de
comptes ordinaire. Mais au lieu de renseignements sur chaque article,
seulement un nombre de croix plus ou moins grand, entre les deux
chiffres. Par exemple, à la date du 12 juin 1745 figurait une somme de
soixante-dix livres sterling (environ dix-sept cent cinquante francs);
mais la nature de cette recette n'était indiquée que par six croix.
Parfois pourtant il y avait un nom de lieu, tel que: «au large de
Caracas,» ou même une mention de latitude et de longitude, telle que:
«62° 17' 20'',--19° 2' 40''.»

Ces comptes s'étendaient sur une période de près de vingt ans, les
totaux inscrits au bas de chaque page allant toujours en augmentant.
Après la dernière, il y avait un total général,--résultat de cinq ou
six additions, erronées d'ailleurs,--et cette signature: «Bones. Son
magot.»

«Je n'y comprends rien, dit le docteur en terminant cet inventaire.

--C'est pourtant clair comme le jour! s'écria le squire. Vous ne voyez
donc pas que nous avons en main le livre de comptes de ce scélérat?...
Les croix représentent les noms de villes pillées par la bande, ou de
navires coulés par elle. Les sommes d'argent représentent les parts
de prise du gredin. Quand il craignait de ne pas s'y reconnaître, il
ajoutait un détail comme: «au large de Caracas». Sans doute quelque
malheureux navire attaqué dans ces parages.--Dieu ait pitié des pauvres
gens qui se trouvaient à bord!

--Vous avez raison, répondit le docteur. Ce que c'est, pourtant,
d'avoir voyagé!... Et les recettes augmentent, voyez-vous, à mesure
qu'il montait en grade.»

Il n'y avait plus dans le cahier que quelques relèvements nautiques
portés sur les pages blanches de la fin, et une table pour réduire les
monnaies, françaises, anglaises ou espagnoles, à une valeur commune.

«Le gaillard entendait ses intérêts! s'écria le docteur. Il tenait à ne
pas être dupé au change!...

--Et maintenant, dit le squire, voyons le reste.»

Le reste, c'était le papier, scellé de plusieurs cachets de cire, avec
un dé à coudre en guise d'empreinte, le même dé peut-être que j'avais
trouvé dans la poche du Capitaine. Le docteur ouvrit cette espèce
d'enveloppe avec le plus grand soin: il en tomba la carte manuscrite
d'une île, avec latitude et longitude, sondages, point d'atterrissage,
hauteurs indicatrices, passes et baies, en un mot tous les détails
nécessaires pour venir en toute sûreté y mouiller un navire. L'île
pouvait avoir neuf milles de long sur cinq de large; sa forme était
à peu près celle d'un gros dragon sur ses pattes de derrière; on y
remarquait d'abord deux ports naturels, presque entièrement fermés
par les terres voisines, et au centre une colline désignée comme «la
Longue-Vue». La carte paraissait assez ancienne, mais portait des
indications de date plus moderne; notamment trois croix à l'encre
rouge, deux vers le nord de l'île, une au sud-ouest; et tout à côté
de celle-ci, de la même encre et d'une écriture fine, bien différente
de la calligraphie enfantine du Capitaine, ces mots: «Ici le gros du
trésor.»

Au dos de la carte, la même main avait tracé ces indications
supplémentaires:

«Grand arbre, sur la croupe de la Longue-Vue; un point au N. de N.-N.-E.

«Ile du Squelette E.-S.-E. par E.

«Dix pieds.

«L'argent en barres dans la cachette du nord. Pour y arriver, suivre
la vallée de l'Est, à dix brasses au sud du rocher noir qui porte une
figure.

«Les armes et munitions faciles à trouver dans le sable, pointe N. du
cap qui ferme le mouillage nord, un point à l'E. quart N.»

[Illustration: PLAN DE L'ILE]

C'était tout. Si brèves que fussent ces indications, pour moi
parfaitement inintelligibles, elles remplirent le squire et le docteur
de la joie la plus vive.

«Livesey, s'écria M. Trelawney, vous allez abandonner dès demain votre
misérable médecine. Je pars sans délai pour Bristol. En trois semaines
ou même moins, en deux semaines, en dix jours, je frète le plus fin
voilier d'Angleterre, avec un équipage de choix... Nous prenons
Hawkins comme mousse, et un fameux mousse ça sera que Hawkins!...
Vous, Livesey, chirurgien du bord... Et moi grand amiral!... J'emmène
Redruth, Joyce et Hunter... Nous tombons sur les vents favorables;
après la traversée la plus heureuse, nous trouvons l'île sans la
moindre difficulté, et, dans l'île, de l'or en veux-tu en voilà, de
l'or à rouler dessus, à en faire des choux et des raves!...»

Tandis que le squire s'abandonnait à ce mirage, la face pensive du
docteur s'était subitement rembrunie.

«Vous n'oubliez qu'un point, Trelawney, dit-il tout à coup: c'est que
cet or n'est pas notre propriété, et qu'il est d'ailleurs le produit du
vol et du meurtre...

--C'est ma foi vrai! Je n'y songeais pas, s'écria le squire avec sa
franchise ordinaire. Mais quoi! voulez-vous pour cela le laisser
inutile et improductif dans cette île?»

Le docteur semblait réfléchir profondément et peser en lui-même toutes
les données du problème.

«Non, je crois que nous n'en avons pas le droit, dit-il enfin. On peut
faire trop de bien avec un trésor comme celui qu'il y a peut-être là,
réparer trop de crimes et d'injustices; il y a dans le monde trop
de misères à soulager! Savez-vous ce que je propose, Trelawney? le
voici: Convenons avant tout que nous regarderons ce trésor comme une
trouvaille ordinaire de monnaies anciennes, dont la moitié, aux termes
de la loi, appartient à celui qui l'a faite et l'autre moitié à l'Etat,
c'est-à-dire au roi George.

--Cela me paraît assez sage, dit M. Trelawney, non sans un soupir.

--Quant à cette moitié que la loi nous attribue, poursuivit le
docteur, convenons, avant de la répartir entre nous, d'en prélever une
importante fraction, le tiers, par exemple, au profit d'une fondation
charitable, d'un hôpital, d'un asile pour les vieux marins... Ce sera
la part des pauvres!...

--Va pour la part des pauvres! s'écria le squire avec plus
d'enthousiasme qu'il n'en avait éprouvé pour le roi George. Ce n'est
pas moi qui la leur marchanderai!

--Eh bien, dans ces termes, je m'embarque avec vous, reprit le docteur
dont le front s'était rasséréné. Et j'emmène Jim, et je compte que nous
ferons tous deux honneur à l'expédition... Mais, s'il faut tout vous
dire, il y a un homme dont j'ai peur...

--Et qui est-ce? demanda le squire. Nommez-le, monsieur, s'il vous
plaît!

--C'est vous, répliqua le docteur. Car vous ne savez malheureusement
pas tenir votre langue, et la discrétion est de toute nécessité pour
conduire à bien une entreprise comme celle-ci. Songez donc, mon cher
Trelawney, que nous sommes déjà trop de gens à connaître l'existence
de cette carte. Ces individus qui ont attaqué l'auberge ce soir, des
coquins hardis et prêts à tout, vous pouvez y compter, et le reste
de l'équipage du cotre, et d'autres encore peut-être, sont sûrement
déterminés à s'emparer de ce trésor, coûte que coûte. Il faut donc
à tout prix les dépister... Si vous m'en croyez, pas un de nous ne
restera seul jusqu'au moment où nous prendrons la mer. Jim et moi nous
attendrons ici. Vous, prenez Joyce et Hunter pour aller à Bristol.--Et,
jusqu'à la dernière minute, pas un mot sur le but de notre voyage, pas
l'ombre d'une indiscrétion!...

--Livesey, dit gravement le squire, vous avez toujours raison. Je vous
donne ma parole d'être silencieux comme la tombe.»




VII

LE CUISINIER DU NAVIRE[3]


Les préparatifs du départ prirent plus de temps que ne l'avait supposé
le squire, et même le projet du docteur Livesey de me garder tout
ce temps auprès de lui ne put être mis à exécution. Le docteur dut
aller à Londres pour trouver un jeune médecin qui se chargeât de sa
clientèle; le squire était à Bristol, s'occupant avec activité de
l'armement du navire. Je restai au château avec le vieux Redruth, le
garde-chasse, à peu près prisonnier, mais ne rêvant que voyages et
aventures, déserts étranges et charmants. Presque toutes mes journées
se passaient à étudier la carte de l'île, dont les moindres détails
étaient gravés dans ma mémoire. Assis près du feu, chez la femme de
charge, j'accostais en imagination notre île par toutes les directions
possibles; j'explorais chaque arpent de sa surface; j'escaladais vingt
fois par jour la haute colline désignée comme «la Longue-Vue», et du
sommet je me délectais à contempler le panorama le plus riche, le plus
varié. Tantôt l'île était pleine de sauvages que nous combattions et
mettions en fuite; tantôt elle était remplie d'animaux dangereux qui
nous donnaient la chasse. Mais, dans aucun de mes rêves, il ne m'arriva
jamais rien de si bizarre et de si tragique que devaient l'être nos
véritables aventures.

  [3] On dit en général le «coq» d'un navire. Mais on a
  systématiquement écarté ici tous les mots d'argot nautique, quand,
  sous prétexte de couleur locale, ils ne font que rendre le récit
  obscur pour le lecteur peu familiarisé avec les choses maritimes.

Les semaines passèrent. Un jour, une lettre arriva, à l'adresse du
docteur Livesey, avec cette apostille:

«Pour être ouverte, en cas d'absence, par Tom Redruth ou par le jeune
Hawkins.»

Nous l'ouvrîmes donc, et nous trouvâmes, ou plutôt je trouvai (car le
garde-chasse ne savait guère lire que les caractères imprimés) les
importantes nouvelles que voici:

  «Hôtel de la _Vieille-Ancre_, Bristol;
  1er mars 1761.

  «Mon cher Livesey,

  «Ignorant si vous êtes chez vous ou à Londres, j'envoie ceci en
  double et aux mêmes adresses.

  «Le bâtiment est armé et équipé, prêt à prendre la mer. C'est le
  plus joli schooner qu'on puisse voir, l'_Hispaniola_, de deux cents
  tonneaux; si léger et si bien construit qu'un enfant se chargerait
  de le diriger. J'ai fait cette trouvaille grâce à mon ami Blandly,
  qui se montre serviable au possible. Le brave garçon s'est mis corps
  et âme à ma disposition. Tout le monde à Bristol, du reste, est
  absolument charmant pour moi, surtout depuis qu'on sait quel est le
  but de notre voyage, j'entends le Trésor....»

«Oh! oh! m'écriai-je en interrompant ma lecture, le docteur Livesey
ne sera pas content! Le squire a bavardé, malgré sa promesse.

--N'en avait-il pas le droit? grommela le garde-chasse. Il ferait
beau voir que le squire se privât de parler pour complaire au docteur
Livesey.»

Je suspendis tout commentaire et repris ma lecture:

  «C'est Blandly en personne qui a découvert l'_Hispaniola_
  et qui s'est arrangé de manière à l'avoir pour presque rien. Ce qui
  n'empêche pas les gens de jaser, bien entendu. Le pauvre Blandly a
  beaucoup d'ennemis, certains vont jusqu'à dire que l'_Hispaniola_ lui
  appartenait en propre, qu'il me l'a vendue beaucoup trop cher, et
  autres sottises. Dans tous les cas, ils ne peuvent pas alléguer que
  ce ne soit pas un excellent schooner, c'est ce qui me console.

  «Jusqu'ici tout a marché comme sur des roulettes. Les ouvriers
  chargés du gréement et des radoubs mettent un temps de tous les
  diables à faire leur ouvrage; mais enfin nous en sommes venus
  à bout. Ce qui m'a donné le plus de mal, c'est la formation de
  l'équipage. Il me fallait au moins une vingtaine d'hommes, pour
  le cas où nous trouverions des sauvages dans l'île, ou en mer
  quelqu'un de ces maudits Français; mais j'avais eu d'abord tout le
  mal du monde à en recruter une demi-douzaine, quand un coup du ciel
  m'a fait précisément tomber sur l'homme de la situation. C'est un
  vieux marin avec qui, par le plus grand des hasards, je suis entré
  en conversation dans le bassin même du radoub. Il tient à Bristol
  une auberge de matelots, ce qui fait qu'il les connaît à peu près
  tous. J'ai appris qu'il voulait se remettre à naviguer, sa santé
  se trouvant mal de l'air de terre, et qu'il cherchait un emploi de
  cuisinier sur un bâtiment quelconque. Il se promenait par là pour
  humer la brise du large, au moment où j'ai fait sa connaissance,
  et ces détails m'ont beaucoup touché. Vous l'auriez été comme moi;
  aussi l'ai-je immédiatement engagé en qualité de cuisinier de
  l'_Hispaniola_. Il se nomme John Silver, et il a perdu une jambe.
  Mais cela même lui sert de recommandation à mes yeux, car cette
  jambe, il l'a perdue au service du pays, sous le commandement de
  l'immortel Hawke. Et dire que ce pauvre homme n'a même pas de
  pension, Livesey! Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu!...

  «Écoutez la fin. Je croyais avoir seulement trouvé un cuisinier. Il
  se trouve que j'ai en même temps mis la main sur
  un équipage. Aidé de Silver, j'ai enfin trouvé ce qu'il nous faut.
  C'est le plus étrange assemblage de loups de mer que vous puissiez
  imaginer. Pas beaux à voir, c'est certain; mais tous rudes marins,
  avec des figures tannées, dont l'énergie fait plaisir à contempler.
  Je vous assure que des gaillards pareils n'auraient pas peur d'une
  frégate.

  «John Silver a renvoyé deux des matelots déjà engagés par moi. Il m'a
  démontré clairement que ce n'étaient que des marins d'eau douce, plus
  encombrants qu'utiles dans une expédition comme la nôtre.

  «Vous allez me trouver de la meilleure humeur du monde. Je dors comme
  une marmotte; je mange comme un ogre, et pourtant je ne rêve qu'au
  moment où j'entendrai mes vieux loups marquant le pas autour du
  cabestan. En mer! quelle ivresse!... Au diable le trésor!... C'est
  la joie d'être en mer qui me tourne la tête. Ainsi, Livesey, arrivez
  bien vite, ne perdez pas une minute, si vous avez la moindre amitié
  pour moi!...

  «Que le jeune Hawkins aille tout de suite faire ses adieux à sa mère,
  accompagné de Redruth, et puis, qu'ils nous rejoignent au plus vite à
  Bristol.

  «JOHN TRELAWNEY.»


  «_P.-S._ J'oubliais de vous dire que Blandly enverra un navire à
  notre recherche si nous ne sommes pas revenus à la fin d'août. C'est
  une affaire entendue. Il m'a aussi procuré un maître voilier qui est
  une vraie perle. John Silver a déniché, de son côté, un officier
  plein d'expérience, pour nous servir de lieutenant. Il se nomme M.
  Arrow. Pour maître d'équipage, nous avons un gaillard qui joue du
  fifre!... Vous voyez, mon cher, qu'à bord de l'_Hispaniola_ tout va
  marcher comme sur un vaisseau de guerre.

  «J'oubliais encore de vous dire que John Silver est un homme très
  sérieux. Je sais de source certaine qu'il a un compte courant chez
  un banquier. Sa femme doit rester ici pour diriger sa taverne en
  son absence. C'est une femme de couleur, et une paire de vieux
  célibataires comme vous et moi peut aisément deviner que la femme,
  plus encore que la raison de santé, le décide à reprendre la mer.

  J. T.


  «_P.-S._ Hawkins peut aller passer une nuit chez sa mère.»

On imagine aisément dans quelle excitation me plongea la lecture de
cette lettre. Je ne me possédais plus de joie. Quant au vieux Redruth,
il ne faisait que grommeler et se lamenter. Je suis bien sûr que tous
les autres gardes auraient été ravis de partir à sa place; mais le
squire en avait décidé autrement, et le bon plaisir du squire était la
loi. Personne, excepté le vieux Redruth, n'eût seulement osé protester.

Le lendemain, dans la matinée, nous partions pour l'_Amiral-Benbow_, et
j'y retrouvais ma mère en bonne santé et belle humeur. Le Capitaine,
qui l'avait tant tourmentée, était parti pour le pays où les méchants
sont impuissants à mal faire. Le squire avait fait réparer notre maison
et repeindre à neuf notre enseigne. Il avait aussi fait apporter
quelques meubles, entre autres un beau et bon fauteuil où ma mère
trônait dans le comptoir. Il n'est pas jusqu'à un jeune garçon qu'il
n'eût trouvé pour me suppléer en qualité d'apprenti. Tout était donc
arrangé pour que les choses marchassent à merveille pendant mon absence.

Ce n'est qu'en voyant ce garçon à ma place que je compris véritablement
ce que j'allais quitter. J'avais tant rêvé à mes aventures futures que
j'avais complètement oublié le cher foyer, qu'il fallait maintenant
laisser derrière moi. Mais ce jour-là, la vue de ce garçon inconnu et
maladroit qui tenait ma place auprès de ma mère me fit venir les larmes
aux yeux. Je dus mettre ce pauvre enfant au supplice, pendant le temps
que je passai chez nous. Comme il n'avait guère l'habitude du service,
j'avais cent prétextes pour le réprimander, et je ne me privais pas
assez de les saisir.

La nuit se passa, et, le lendemain, après dîner, Redruth et moi nous
partîmes à pied. Je dis adieu à ma mère, à la baie, au cher vieux
_Amiral-Benbow_,--moins cher peut-être depuis qu'il avait été repeint.
Ma dernière pensée fut, je crois, pour le Capitaine. Je l'avais vu
si souvent se promener à grandes enjambées sur la plage, avec son
tricorne, sa balafre, sa longue-vue sous le bras!...

L'instant d'après, nous tournions le coin du chemin et la baie
disparaissait à mes yeux.

Dans la soirée, nous prîmes sur la route la diligence de Bristol. On me
casa sur l'impériale, entre Redruth et un gros monsieur, et, en dépit
de l'air frais de la nuit, bercé par le balancement du véhicule, je ne
tardai pas à m'assoupir. Je ne me réveillai même pas aux relais, et il
fallut, pour me rappeler à la réalité, que Redruth m'allongeât un coup
de poing dans les côtes.

«En ouvrant les yeux, je m'aperçus alors que nous passions dans une
large rue, devant des maisons plus hautes que celles dont j'avais
l'habitude, et qu'il faisait grand jour.

«Où sommes-nous? demandai-je.

--A Bristol, me répondit-on.»

Presque au même instant la diligence s'arrêta et nous mîmes pied à
terre.

L'hôtel choisi par M. Trelawney se trouvait sur les quais mêmes. Il
pouvait ainsi surveiller de près l'armement du schooner. Nous nous y
rendîmes sans perdre de temps. On peut imaginer ma joie en voyant des
vaisseaux de tout tonnage et de tout pays. Ici les matelots procédaient
en chantant à la toilette du pont. Là ils étaient suspendus dans les
airs à des cordages qui ne me semblaient pas plus forts que des fils
d'araignée. Quoique j'eusse vécu toute ma vie au bord de la mer, il me
semblait la voir pour la première fois. L'odeur du goudron et de la
marée même me paraissait nouvelle. Je vis de merveilleuses figures de
proue toutes dorées, qui avaient sillonné les mers des deux mondes.
J'aperçus de vieux marins avec des boucles d'oreille et des favoris en
tire-bouchons, des queues goudronnées et leur démarche maladroite. Je
crois bien que la vue d'un roi ou d'un archevêque ne m'aurait pas fait
écarquiller de plus grands yeux.

Et moi aussi j'allais partir! j'allais m'embarquer sur un vrai schooner
avec un maître d'équipage qui jouait du fifre et des matelots à queue
goudronnée! en mer, à la recherche d'une île inconnue qui recélait
d'immenses trésors!

Tout en rêvant, nous étions arrivés à l'hôtel. Sur la porte nous
trouvâmes le squire Trelawney, revêtu d'un habit en beau drap bleu,
galonné comme celui d'un officier de marine. Il vint à nous avec un
sourire, et je remarquai qu'il avait déjà pris l'allure balancée des
gens de mer.

«Enfin, vous voilà! s'écria-t-il. Le docteur est arrivé hier de
Londres. Nous sommes au complet!

--Oh! monsieur, quand partirons-nous? demandai-je.

--Demain, me répondit le squire.»




VIII

A L'ENSEIGNE DE LA LONGUE-VUE


Quand nous eûmes déjeuné, M. Trelawney me chargea de porter un mot
à John Silver, à l'enseigne de la _Longue-Vue_, ajoutant que je la
trouverais aisément en suivant la ligne des quais.

Je partis enchanté de la commission, ravi de pouvoir examiner tout à
mon aise les navires et les matelots, et c'est avec délices que je me
glissai dans la foule qui encombrait à ce moment les docks, parmi les
charrettes et les ballots, car c'était l'heure la plus animée de la
journée.

Bientôt, l'enseigne que je cherchais apparut à mes yeux. Elle était
nouvellement peinte au-dessus de la baie vitrée d'une petite taverne à
rideaux rouges. Je trouvai en entrant un plancher proprement sablé, une
salle assez gaie et claire, en dépit de la fumée de tabac, grâce aux
larges portes ouvertes sur deux rues latérales.

Les clients étaient nombreux; des matelots pour la plupart. Ils
parlaient si haut et faisaient tant de tapage que je m'arrêtai sur le
seuil, hésitant à entrer. Comme j'attendais ainsi, je vis s'avancer
vers moi un homme qui sortait d'une pièce voisine et dans lequel je
reconnus à l'instant John Silver. Sa jambe gauche avait été coupée
au niveau de la hanche. Il y suppléait par une béquille dont il se
servait avec une habileté surprenante, sautant de côté et d'autre
comme un oiseau. C'était un homme de haute taille et très solidement
bâti, avec une figure aussi large qu'un jambon d'York, pas belle, mais
intelligente et gracieuse. La bonne humeur semblait être sa qualité
dominante; il sifflait gaiement en circulant parmi les tables, avec
un mot aimable pour chacun, une tape amicale sur l'épaule des plus
favorisés.

S'il faut tout dire, je dois avouer qu'en voyant mentionner John
Silver dans la lettre du squire, j'avais frémi à la pensée que ce
pouvait être _le marin à une jambe_, si longtemps attendu par moi à
l'_Amiral-Benbow_. Mais un coup d'œil sur John Silver suffit à me
détromper. J'avais vu le Capitaine, Chien-Noir et l'aveugle Pew; je
savais comment un pirate était fait... Quelle différence entre ces
forbans et l'hôtelier souriant à qui j'avais affaire! Je me décidai
à l'instant à surmonter ma timidité; je traversai la salle, et, me
dirigeant vers l'homme à une jambe, je lui tendis ma lettre en disant:

«Monsieur Silver, n'est-ce pas?

--Oui, mon garçon, c'est précisément mon nom, répondit-il. Mais
vous-même?»

Au même instant, il reconnut l'écriture du squire et je crus le voir
tressaillir.

«Oh! oh! dit-il très haut, je vois... Vous êtes notre nouveau mousse...
Enchanté de faire votre connaissance...»

Et il me serra cordialement la main.

Au moment même, un des consommateurs se leva brusquement au bout de la
salle, et s'élança vers la porte qui était tout près de lui. En deux
secondes il se trouva dehors. Mais sa précipitation à sortir avait
attiré mon attention, et j'eus le temps de le reconnaître. C'était ce
même homme à la face couleur de chandelle et à la main privée de deux
doigts, qui était venu le premier à l'_Amiral-Benbow_.

«Oh!... m'écriai-je. Arrêtez-le!... C'est Chien-Noir!...

--Peu m'importe qui il est, répliqua John Silver. Mais ce qui me
fâche, c'est qu'il n'a pas réglé son compte... Harry, cours après lui
et tâche de le rejoindre!»

Un des hommes assis près de la porte sauta dans la rue et se mit à la
poursuite du fuyard.

«Ce serait l'amiral Hawke en personne, que j'exigerais ce qui m'est
dû!» reprit John Silver.

Et lâchant ma main, qu'il tenait encore:

«Comment dites-vous qu'il s'appelle?... Chien quoi?...

--Chien-Noir, monsieur. Le squire Trelawney ne vous a-t-il pas parlé
des pirates?... C'est précisément l'un d'eux.

--Vraiment! dit John Silver. Ah! le brigand!... oser venir ici, chez
moi!... Ben, cours après lui avec Harry!... Comment, c'est un des
requins?... Eh! là-bas, Morgan, c'est avec toi qu'il buvait. Avance un
peu, je te prie.»

Celui qui s'appelait Morgan était un vieux matelot à tête grise et
au teint couleur d'acajou. Il arriva d'un air assez embarrassé, en
mâchonnant sa chique.

«Morgan, il faut nous dire la vérité, reprit sévèrement John Silver.
Avais-tu jamais vu ce... Noir, ce... Chien-Noir... avant aujourd'hui?

--Non, sur ma parole, répondit Morgan en saluant avec respect.

--Connais-tu son nom?

--Ma foi, non.

--Bien vrai? Morgan, c'est heureux pour toi. Car s'il en eût été
autrement, tu n'aurais jamais remis les pieds ici, je t'en donne mon
billet!... Que te contait-il donc, ce gredin?

--En vérité, je n'en sais trop rien, répondit Morgan.

--Tu n'en sais rien?... Est-ce donc une tête que tu as sur les épaules,
ou bien un hublot? s'écria John Silver. Tu n'en sais rien? Sais-tu
seulement avec qui tu causais tout à l'heure?... Voyons, tâche de te
rappeler un peu... Te parlait-il voyages, capitaines, navires?...
Qu'était-ce enfin?

--Nous causions punitions à fond de cale, dit Morgan d'un air hébété.

--Vraiment? C'est là de quoi vous causiez? Vous auriez difficilement
trouvé un sujet qui vous convînt mieux à tous les deux!... Allons, va
t'asseoir, vieux marsouin!...»

Et, tandis que Morgan regagnait sa place, John Silver me dit à
l'oreille:

«Ce Morgan est un brave homme, mais quelle huître!... Et maintenant que
j'y pense, reprit-il plus haut, ce Chien-Noir... Non, je ne connais pas
ce nom, mais j'ai comme une idée que j'ai déjà vu le requin quelque
part... Oui, je me rappelle maintenant. Il est venu deux ou trois fois
avec une espèce d'aveugle...

--Précisément! m'écriai-je tout ému. L'aveugle en était aussi, de la
bande. C'était un nommé Pew.

--Juste! reprit John Silver, très agité. C'est bien ainsi qu'il
s'appelait... Encore un qui n'avait pas l'air de valoir grand'chose!...
Si seulement nous pouvions pincer ce Chien-Noir, voilà une nouvelle qui
ferait plaisir au capitaine Trelawney!... Ben court très bien... Peu de
marins courent aussi bien que Ben!... S'il nous le ramène, nous allons
rire! Ah! il parlait fond de cale?... Eh bien! il en tâtera, du fond de
cale.»

Tout en parlant ainsi, il allait et venait dans la salle, en sautant
avec l'aide de sa béquille, donnant de grands coups de poing sur les
tables, et au total montrant une indignation de bon aloi qui aurait
suffi à convaincre un juge de Bow-street ou d'Old-Bailey. Mes soupçons
venaient de se réveiller en trouvant Chien-Noir à la _Longue-Vue_, et
j'étudiais de près notre cuisinier. Mais il était trop malin pour se
trahir, ou j'étais trop jeune pour voir qu'il jouait un rôle. Quand les
deux hommes partis à la poursuite du fuyard revinrent, hors d'haleine,
en déclarant qu'ils avaient perdu sa trace dans la foule, et quand
j'eus assisté à la scène que leur fit à ce sujet John Silver, je me
serais porté caution pour lui devant tous les tribunaux du monde.

«Convenez, Hawkins, que je n'ai pas de chance! me dit-il en revenant
vers moi. Ce qui m'arrive n'est-il pas absurde? Que va penser de
moi le capitaine Trelawney? Avoir chez moi, dans ma maison, ce damné
fils de Hollandais en train de boire mon meilleur rhum!... en être
immédiatement averti par vous!... et le voir me glisser entre les
mains!... C'est trop fort!... Mais je compte un peu sur vous, Hawkins,
pour porter témoignage en ma faveur auprès du capitaine. Vous n'êtes
qu'un enfant, c'est vrai, mais vous avez autant de cervelle qu'un
homme. Je l'ai vu d'abord quand vous êtes entré. Mais aussi, à quoi
suis-je bon, avec cette vieille béquille? Quand j'étais jeune et que
j'avais mes deux jambes, je vous réponds que je l'aurais amarré, le
Chien-Noir, et qu'il n'aurait pas été long à se voir orné d'une paire
de bracelets!... mais maintenant!...»

Tout d'un coup il s'arrêta, et sa mâchoire tomba comme si quelque chose
lui revenait à la pensée.

«Et le compte du brigand! s'écria-t-il. Trois tournées de rhum!... Le
diable m'emporte si j'y songeais!...»

Là-dessus il tombe sur un banc en riant aux larmes. J'en fais autant,
et notre gaieté est si contagieuse que les murs de la taverne en sont
bientôt ébranlés.

«Quel veau marin je fais encore! dit John Silver quand il put enfin
s'arrêter. Je serai bien surpris si nous ne nous entendons pas à
merveille, mon cher Hawkins; car c'est comme mousse qu'on aurait dû
m'enrôler et non pas comme cuisinier... Mais voyons, voyons! Il faut en
finir. Le devoir avant tout, pas vrai?... Je prends mon vieux tricorne
et nous allons ensemble trouver le capitaine Trelawney, pour lui conter
cette affaire... car c'est plus sérieux qu'on ne le dirait à nous
voir, et il faut convenir que ni vous ni moi n'avons brillé dans cette
occasion... Vous non plus, ma foi!... Pas de chance, nous deux, pas de
chance! Mais la peste m'étouffe si j'ai autant ri depuis longtemps qu'à
propos de ce compte!...»

Et il se remit à rire de si bon cœur, que je dus par politesse partager
de nouveau sa gaieté, quoique, à vrai dire, je n'en visse pas bien
réellement la cause.

Le long des quais, tout en marchant, il se montra le mieux informé et
le plus intéressant des causeurs, me nommant les navires, m'expliquant
leur voilure, leur tonnage et leurs pavillons, entrant dans des détails
infinis sur tous les travaux du port: celui-ci débarquait sa cargaison;
celui-là l'embarquait; cet autre s'apprêtait à appareiller; et puis une
infinité d'anecdotes maritimes et des expressions nautiques qu'il me
faisait répéter jusqu'à ce que je me les fusse assimilées. Bref, avant
d'arriver à l'hôtel, je m'étais déjà dit plusieurs fois qu'il était
impossible de tomber sur un plus charmant compagnon de voyage.

Nous trouvâmes le squire et le docteur en train d'expédier un quart
d'ale dans lequel flottait un morceau de pain grillé, avant de se
rendre à bord pour inspecter toutes choses.

John Silver raconta toute l'histoire avec beaucoup d'animation. Il dit
les choses exactement comme elles s'étaient passées.

«C'est bien ainsi, n'est-ce pas, Hawkins?» répétait-il de temps à autre.

Et je ne pouvais que rendre justice à sa véracité.

Les deux gentlemen regrettèrent vivement que Chien-Noir se fût échappé.
Mais quoi! il n'y avait rien à faire, et il fallait bien s'en consoler.
Après avoir reçu les compliments du squire, John Silver reprit donc sa
béquille et partit.

«Tout le monde à bord à quatre heures précises! lui cria M. Trelawney.

--C'est dit, monsieur, répondit le cuisinier.

--Ma foi, squire, reprit le docteur, en général je me défie un peu de
vos découvertes, je l'avoue. Mais je suis obligé de convenir que John
Silver me revient tout à fait.

--Quand je vous disais que c'est une perle!

--Et maintenant, en route!... Jim peut venir à bord avec nous, n'est-ce
pas?

--Je n'y vois aucun inconvénient. Prends ton chapeau, garçon; nous
allons donner un dernier coup d'œil au schooner.»




IX

LA POUDRE ET LES ARMES


L'_Hispaniola_ était à l'ancre assez loin du bord. Nous eûmes donc à
passer en canot sous la poupe ou l'avant de plus d'un navire, dont les
amarres tantôt frôlaient la quille de notre embarcation, tantôt se
balançaient au-dessus de nos têtes. Enfin nous accostâmes l'escalier
du schooner, où nous fûmes accueillis avec un salut militaire par
le second, M. Arrow, un vieux marin bronzé qui portait des boucles
d'oreilles et louchait effroyablement. Le squire et lui étaient déjà
les meilleurs amis du monde; mais je remarquai bientôt qu'il n'en était
pas de même entre le squire et le capitaine.

Celui-ci était un homme à l'air avisé, qui semblait être en colère avec
tout, à bord,--colère dont nous devions bientôt connaître la raison. A
peine étions-nous descendus dans le petit salon, qu'un matelot nous y
suivit.

«Le capitaine Smollett désire parler à M. Trelawney, dit-il.

--Je suis aux ordres du capitaine, répondit le squire. Faites-le
entrer.»

Le capitaine arriva à l'instant et commença par fermer la porte
derrière lui.

«Eh bien, capitaine, qu'avez-vous à me dire? Tout va bien, j'espère?
tout est en bon ordre et prêt pour l'appareillage?

--Ma foi, monsieur, répondit le capitaine, il vaut mieux parler franc,
n'est-ce pas, même au risque d'offenser?... Eh bien, je dois vous
avouer que je n'aime pas beaucoup cette expédition; je n'aime pas
l'équipage; et je n'aime pas le second que vous m'avez donné. Voilà qui
est clair, j'espère?

--Pendant que vous y êtes, vous pourriez peut-être dire aussi que vous
n'aimez pas le schooner? répliqua le squire avec l'accent d'un homme
que la colère commence à mordre.

--Je ne parle pas du schooner, ne l'ayant pas encore vu à l'œuvre, dit
le capitaine. Il semble bien construit et obéissant à la barre; c'est
tout ce que je puis déclarer pour le moment.

--Peut-être est-ce le propriétaire du schooner qui ne vous plaît pas
non plus?» demanda le squire.

Mais ici le docteur Livesey s'interposa.

«Voyons, voyons, dit-il, à quoi bon envenimer ainsi la discussion par
des questions personnelles? Le capitaine, à mon sens, a trop dit, ou
il a dit trop peu. Il nous doit une explication de ses paroles. Vous
semblez entreprendre ce voyage à contre-cœur; pourquoi cela, capitaine?

--Mon Dieu, monsieur, le voici. J'ai accepté ce que nous appelons une
commission cachetée, en d'autres termes j'ai consenti à prendre le
commandement de ce navire pour le mener où l'ordonnera Monsieur, qui en
est le propriétaire. Fort bien. Or, en arrivant à bord, je m'aperçois
que tous les hommes de l'équipage en savent plus long que moi sur le
but de l'expédition. Cela vous paraît-il juste?

--Non, déclara le docteur, assurément non.

--Après cela, reprit le capitaine, j'apprends qu'il s'agit d'aller
chercher un trésor.--C'est par l'équipage que je l'apprends;--veuillez
noter ce point... C'est toujours un métier hasardeux que la recherche
des trésors. Les expéditions de ce genre ne sont pas mon fort, je le
déclare, mais spécialement quand elles sont censées secrètes et que
tout le monde connaît le secret, tout le monde, même les perroquets.

--Le perroquet de John Silver, sans doute? demanda ironiquement M.
Trelawney.

--C'est une façon de dire qu'on en parle sans se gêner, reprit le
capitaine. Je suis parfaitement convaincu que ni l'un ni l'autre,
messieurs, vous n'avez la moindre idée du danger auquel vous allez vous
exposer de gaieté de cœur... Eh bien, voulez-vous que je vous le dise,
c'est tout simplement un danger de mort!

--Voilà qui est clair, répliqua le docteur. Mais nous nous en doutions
bien un peu, capitaine. Nous acceptons ce danger, c'est notre droit.
Passons au second point: vous dites que l'équipage n'est pas de votre
goût. N'est-il pas composé de bons matelots?

--Ils ne me reviennent pas du tout, voilà ce que je puis dire. Sans
compter qu'on aurait pu me confier le soin de choisir mes hommes.

--En effet, dit le docteur, mon ami Trelawney aurait peut-être mieux
fait de vous consulter en cette matière; mais la négligence n'est pas
intentionnelle, croyez-le bien... Et M. Arrow, votre second, ne vous
plaît pas non plus?

--Non, monsieur. Je crois qu'il connaît son métier; mais il est trop
familier avec l'équipage. Un second doit savoir tenir son rang, que
diable! Il ne doit pas boire avec les matelots.

--Serait-ce un ivrogne? demanda le squire.

--Je ne dis pas cela. J'affirme qu'il est trop porté à traiter ses
hommes de pair à compagnon.

--Concluons, capitaine, reprit le docteur. Que désirez-vous de nous?

--Messieurs, êtes-vous toujours décidés à partir?...

--Assurément! s'écria le squire.

--Eh bien, puisque vous m'avez écouté patiemment tandis que j'énonçais
de simples opinions sans preuves, laissez-moi vous donner un avis.
On est en train d'arrimer la poudre et les armes dans le magasin de
l'avant. Il y a toute la place nécessaire à l'arrière, sous le salon;
pourquoi ne pas y mettre l'arsenal? Premier point. Puis, vous emmenez
avec vous quatre hommes sûrs et j'apprends qu'ils vont être logés avec
l'équipage. Pourquoi ne pas leur donner les couchettes disponibles
autour du salon? Second point.

--Y en a-t-il d'autres? demanda M. Trelawney.

--Un de plus, reprit le capitaine. On a déjà trop bavardé.

--Beaucoup trop, affirma le docteur.

--Je vais vous répéter ce que j'ai entendu dire, poursuivit le
capitaine Smollett. Il paraît que vous avez la carte d'une île, qu'il y
a des croix à l'encre rouge sur cette carte pour marquer où sont cachés
certains trésors, et que l'île est située par... (Il nomma exactement
la longitude et la latitude.)

--Je n'ai jamais dit cela à âme qui vive! s'écria le squire.

--Pourtant, l'équipage le sait, monsieur, répliqua le capitaine.

--Livesey, il faut que ce soit vous ou Hawkins! protesta M. Trelawney.

--Peu importe qui c'est!» répondit le docteur.

Et je vis bien que ni lui ni le capitaine n'attribuaient grande
importance aux dénégations du squire. Moi non plus, à vrai dire; il
était si bavard! et cependant je crois qu'il avait raison, cette fois,
et que, pas plus que nous autres, il n'avait indiqué la position de
l'île.

«Je disais donc, messieurs, reprit le capitaine, que j'ignore où et en
quelles mains se trouve cette carte. Mais je demande formellement qu'on
ne la communique ni à M. Arrow ni à moi. S'il en était autrement, je
prendrais la liberté de donner ma démission.

--Si je vous comprends bien, dit le docteur, vous déclinez toute
responsabilité à cet égard et vous demandez que nous fassions de
l'arrière une sorte de citadelle, avec les domestiques personnels de M.
Trelawney pour garnison, et le monopole exclusif de toutes les armes et
munitions... En d'autres termes, vous craignez une révolte.

--Monsieur, répliqua le capitaine, je n'ai pas l'intention de me
fâcher, mais il ne faut pas me faire dire ce que je ne dis pas. Un
capitaine n'aurait pas le droit de prendre le large s'il avait des
raisons positives de craindre pareille chose, et, pour mon compte, je
ne le ferais pas. Je suis persuadé que M. Arrow est un honnête homme.
J'en dis autant d'une partie de l'équipage, et je veux bien croire
qu'on pourrait en dire autant du reste, que je ne connais pas. Mais je
suis responsable du navire, responsable de la vie du dernier homme qui
s'y trouve. Il me paraît que tout ne va pas comme il faudrait; je vous
demande de prendre certaines précautions ou de me laisser résilier mon
engagement,--voilà tout.

--Capitaine Smollett, dit le docteur en riant, avez-vous jamais entendu
parler de la fable: la Montagne et la Souris? Vous me le pardonnerez,
j'en suis sûr, mais vous me rappelez cette fable. Je parie ma perruque
qu'en entrant ici, tout à l'heure, vous ne comptiez pas vous en tenir à
cette conclusion?

--C'est vrai, répliqua le capitaine. En entrant ici, je m'attendais à
une rupture. Je ne pensais pas que M. Trelawney voulût entendre un mot.

--Et vous aviez diantrement raison! s'écria le squire. Si Livesey ne
s'était pas trouvé là, je vous aurais envoyé au diable. Quoi qu'il en
soit, je vous ai écouté et je ferai ce que vous désirez. Mais je ne
puis dire que ma confiance en vous en soit augmentée.

--A votre aise, monsieur, dit le capitaine. Il me suffit de faire mon
devoir.»

Et sur ce, il prit congé.

«Trelawney, dit le docteur quand il l'eut vu partir, vous avez dépassé
toutes mes prévisions! Je crois, sur ma parole, que vous avez réussi à
engager deux honnêtes gens, cet homme et John Silver.

--Parlez de John Silver si vous voulez, riposta le squire. Mais, quant
à cet intolérable hâbleur, je déclare que sa conduite est, à mon sens,
fort peu digne d'un marin anglais.

--Nous verrons, dit le docteur, nous verrons.»

On monta sur le pont. Les hommes avaient déjà commencé de changer
l'arrimage des armes et de la poudre, et procédaient à cette opération
en s'accompagnant de leur mélopée ordinaire. Le capitaine la
surveillait en personne, avec M. Arrow. J'approuvais entièrement les
nouveaux arrangements. Il faut savoir que le plan intérieur du schooner
était tout particulier. On avait établi six cabines à l'arrière dans ce
qui formait primitivement le tiers postérieur de l'entrepont, et cette
suite de cabines ne communiquait avec l'avant que par une coursive
grillée, du côté de bâbord. Ces cabines étaient d'abord destinées au
capitaine, au second, à M. Trelawney, au docteur, à Joyce et à Hunter.
Il resta convenu que Redruth et moi viendrions occuper celles de M.
Arrow et du capitaine, qui seraient logés sur le pont, dans la grande
cabine, ainsi transformée en une sorte de poste avancé. Il y avait
toute la place nécessaire pour y accrocher deux hamacs, et M. Arrow ne
dissimula pas la satisfaction que lui donnait cette mesure. Lui aussi,
peut-être, il avait ses doutes sur l'équipage. Mais, quelle que fût à
cet égard son opinion, nous ne devions pas avoir longtemps le bénéfice
de ses lumières, comme on le verra bientôt.

Nous étions encore en train de procéder à ce déménagement, quand
les deux ou trois matelots qui restaient à embarquer arrivèrent, en
compagnie de John Silver, dans un canot du port. Le cuisinier escalada
l'échelle avec l'agilité d'un singe. Il n'eut pas plutôt vu ce qui se
passait, qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir:

«Holà! camarades, que faites-vous donc? demanda-t-il.

--Nous changeons la poudre de place, lui répondit un des matelots.

--Diable!... Mais nous allons manquer la marée! s'écria John Silver.

[Illustration: VI

«HOLA, MOUSSAILLON, N'AS-TU RIEN A FAIRE?»]

--C'est moi qui commande ici, dit le capitaine. Vous ferez bien de
descendre à vos fourneaux, mon brave homme.

L'équipage ne sera pas fâché de souper tout à l'heure.

--On y va, capitaine, on y va, répondit le cuisinier en tirant en guise
de salut une mèche de ses cheveux et se dirigeant vers l'écoutille.

--Celui-ci est un honnête garçon, capitaine, affirma le docteur.

--Je ne demande pas mieux, répliqua le capitaine Smollett. En douceur,
mes gars, en douceur!» poursuivit-il en s'adressant aux hommes qui
manipulaient les barils de poudre.

Et soudain, me voyant occupé à examiner l'une des deux coulevrines dont
nous étions armés, longue pièce de neuf, en cuivre, il me prit à partie:

«Holà, moussaillon, n'as-tu rien à faire, que tu restes là à bâiller
aux corneilles? Fais-moi le plaisir de débarrasser le plancher et
d'aller demander du travail au cuisinier...»

Et comme je détalais sans demander mon reste, je l'entendis qui disait
au docteur:

«Je ne veux pas de favoris sur mon navire!...»

J'étais déjà de l'avis du squire sur le capitaine, et je le détestais
cordialement.




X

LE VOYAGE


La nuit se passa à mettre tout en place. A chaque instant, il arrivait
de pleins bateaux d'amis du squire. M. Blandly et autres venaient lui
dire adieu, lui souhaiter bon voyage et bon retour. Ce n'étaient que
bouteilles à déboucher, verres à rincer. Je ne me souviens pas d'avoir
jamais eu, à l'_Amiral-Benbow_, autant de travail et de fatigue.

Un peu avant le point du jour, le maître d'équipage prit son fifre,
et les hommes commencèrent à pousser les barres du cabestan. J'aurais
été cent fois plus las que je n'aurais pas donné ma place sur le pont
dans cette occasion mémorable. Tout était pour moi si nouveau et si
intéressant: le ton bref des commandements, la note aiguë du sifflet,
les hommes se bousculant pour prendre place à la lueur des fanaux, ou
s'agitant sur l'avant comme des ombres.

«John, chante-nous quelque chose! cria une voix.

--La vieille chanson! disait une autre.

--Volontiers, camarades», répondit John Silver, qui était là, appuyé
sur sa béquille.

Et aussitôt il entonna l'air et les paroles que je connaissais si bien:

  Ils étaient quinze matelots
    Sur le coffre du mort;
  Quinze loups, quinze matelots...

Et l'équipage répétait en chœur:

    Yo-ho-ho! Yo-ho-ho!
  Qui voulaient la bouteille!

Au troisième ho!... le cabestan se mit à virer, et les hommes à courir
en poussant les barres avec une force irrésistible.

Même à ce moment où ma curiosité était si vivement excitée par ce
spectacle, ce refrain me fit penser à l'_Amiral-Benbow_. Il me sembla
que j'entendais parmi toutes ces voix celle du «Capitaine». Mais
bientôt l'ancre sortit de l'eau; on put la voir s'égouttant à l'avant;
les voiles se gonflèrent, faiblement d'abord; la côte et les navires
semblèrent prendre la fuite; et je n'avais pas encore eu le temps de me
jeter dans mon hamac pour prendre un peu de repos, que l'_Hispaniola_
s'envolait déjà vers l'île au trésor.

Je ne raconterai pas en détail notre voyage. Il fut assez heureux. Le
schooner était fin voilier; l'équipage avait l'habitude de la mer et
le capitaine connaissait son métier. Il suffira donc de noter deux ou
trois événements qui se produisirent avant notre arrivée en vue de
l'île.

Et d'abord, M. Arrow ne justifia que trop le jugement porté sur lui par
le capitaine. Il n'avait aucune autorité sur l'équipage, et les hommes
faisaient de lui ce qu'ils voulaient. Mais cela n'était rien encore.
Nous n'étions pas en mer depuis vingt-quatre heures, qu'il commença de
se montrer sur le pont avec des signes d'ivresse manifeste: il avait
le regard vague, les joues rouges, la langue épaisse, la démarche
indécise. Plusieurs fois, le capitaine dut pour ce fait le mettre
aux arrêts. Il lui arrivait de tomber et de se blesser en descendant
l'escalier de l'entrepont; d'autres fois il restait tout le jour dans
son hamac, sur l'un des côtés de la grande cabine. De temps à autre, il
paraissait avoir pris de meilleures résolutions, passait deux ou trois
jours sans boire, et alors il s'acquittait passablement de ses devoirs.

Nous ne pouvions arriver à comprendre où il pouvait se procurer la
boisson dont il abusait. C'était le mystère du bord. On avait beau
le surveiller, impossible de découvrir le mot de l'énigme. Lorsqu'on
l'interrogeait à ce sujet, il nous riait au nez s'il était gris, et,
dans ses moments lucides, il assurait solennellement qu'il n'avait pas
touché autre chose que de l'eau.

Non seulement il était complètement inutile comme officier, et son
exemple était déplorable pour les hommes, mais il devenait évident
qu'en allant de ce train il ne pouvait manquer de se tuer. Aussi
personne ne fut ni très surpris ni très désolé quand il disparut, par
une nuit sombre et une grosse mer. Jamais on ne sut comment.

«Il sera tombé à la mer, dit le capitaine. Cela m'épargne la peine de
le mettre aux fers, comme j'étais décidé à m'y résoudre.»

Nous restions sans second officier, et il fallait nécessairement
faire avancer un des hommes. Le maître d'équipage Job Andersen
fut désigné pour faire fonction de lieutenant, sans en prendre le
titre. M. Trelawney avait heureusement beaucoup voyagé, il avait des
connaissances nautiques et pouvait à l'occasion prendre le quart; il
nous fut souvent très utile.

Enfin, le second maître, Israël Hands, était un vieux marin plein
d'expérience, à qui l'on pouvait se fier quand il avait reçu une
consigne.

Lui et John Silver faisaient une paire d'amis, et cela m'amène à dire
un mot de notre cuisinier.

A bord, il portait sa béquille suspendue à son cou par une courroie
afin d'avoir les deux mains libres. Rien de curieux comme de le voir se
servir de cette béquille ainsi que d'un étai, dont l'extrémité reposait
sur un appui quelconque, et, se laissant ainsi aller au roulis, faire
sa cuisine aussi tranquillement qu'à terre. Mais le plus extraordinaire
était de le voir courir sur le pont par un gros temps. On avait tendu
des haussières à son usage dans les endroits les plus difficiles, et
il s'en servait avec une adresse inouïe pour sauter d'un point à un
autre, tantôt s'aidant de sa béquille, tantôt la traînant après lui par
la courroie, mais toujours plus vite qu'aucun matelot n'aurait pu faire
avec ses deux jambes. Cela n'empêchait pas ceux qui avaient autrefois
navigué avec lui de le plaindre beaucoup d'en être réduit là.

«John n'est pas un homme ordinaire, me disait un jour le second maître.
Il a eu de l'instruction dans ses jeunes années et il parle comme un
livre quand il veut s'en donner la peine. Et brave comme un lion,
par-dessus le marché!... Je l'ai vu, moi qui vous parle, attaqué, sans
armes, par quatre hommes et en ayant raison en se servant de la tête
des uns pour casser celles des autres!...»

Tout l'équipage le respectait et même lui obéissait. Il avait une
manière à lui de se faire bien venir de chacun par quelque petit
service. Pour moi il était excellent, me faisait toujours grand accueil
dans sa cuisine, où les plats brillaient comme des sous neufs sous la
cage de son perroquet.

«Venez donc par ici, Hawkins, me disait-il souvent; venez tailler une
bavette avec John Silver. Vous êtes le bienvenu chez lui, fillot.
Asseyez-vous et écoutez un peu. Voilà le _capitaine Flint_,--j'ai
baptisé mon perroquet le _capitaine Flint_, à cause du fameux
pirate,--voilà le capitaine Flint qui nous annonce un heureux voyage.
N'est-il pas vrai, capitaine?...»

Là-dessus, le perroquet de se mettre à crier:

«Pièces de huit!... pièces de huit!... pièces de huit!...» avec une
volubilité étourdissante, jusqu'à ce qu'enfin John Silver jetât son
mouchoir sur la cage pour le faire taire.

[Illustration: VII

RETENANT MON HALEINE ET ÉCOUTANT DE MON MIEUX.]

--Vous voyez cet oiseau, Hawkins? Il a peut-être deux cents ans ou
plus, car les perroquets ne meurent jamais, je crois. Et je ne sais
guère que le diable en personne qui ait pu voir autant de tragédies
qu'il en a vues. Pensez donc qu'il a navigué avec England, le fameux
capitaine England, le pirate. Il a été à Madagascar, à Malabar, à
Surinam, à Providence, à Porto-Bello. Il a assisté au sauvetage
des galions espagnols. C'est même là qu'il appris à dire: «Pièces de
huit!...» Et cela se comprend! On en a repêché trois cent cinquante
mille, mon petit Hawkins. Il était à l'abordage du _Vice-Roi-des-Indes_
au large de Goa. Et à le voir, on le prendrait pour un perroquet-bébé.
Nous avons pourtant senti la poudre ensemble, pas vrai, capitaine?...

--Attention!... A l'abordage!... glapissait le perroquet.

--Oh! c'est un brave petit matelot!» disait le cuisinier en lui
montrant du sucre.

Et alors le perroquet se mettait à mordre les barreaux de sa cage en
jurant comme un templier.

«Voyez-vous le brigand? reprenait John Silver avec componction. Ah! mon
cher garçon, c'est qu'on ne peut pas toucher la poix sans se salir,
voyez-vous. Mon pauvre innocent d'oiseau a eu des fréquentations
bizarres, c'est ce qui lui fait dire des horreurs pareilles, sans
seulement s'en douter!... Il y aurait ici un chapelain, qu'il jurerait
tout aussi bien en sa présence...»

Et John Silver tirait son toupet de l'air solennel qu'il avait et qui
me le faisait considérer comme l'homme le plus vertueux de la terre.

Cependant le squire et le capitaine Smollett étaient toujours en
froid. Le squire ne faisait pas mystère de son opinion; il avait peu
d'estime pour le courage et l'intelligence du capitaine. Celui-ci
de son côté, ne parlait que lorsqu'on lui adressait la parole, et
toujours froidement, sèchement, sans un mot de trop. Il voulait bien
reconnaître, quand on le mettait au pied du mur, qu'il s'était trompé
sur l'équipage, que les hommes ne boudaient pas au travail et que leur
conduite était généralement satisfaisante. Quant au schooner, il s'en
déclarait enchanté. Jamais il n'avait commandé un meilleur bâtiment,
«obéissant au gouvernail comme plus d'un honnête homme voudrait voir sa
propre femme,» disait-il souvent.

«Ce qui n'empêche pas, ajoutait-il, que nous ne sommes pas encore
rentrés au port, et que je n'aime pas du tout, mais pas du tout, cette
expédition!»

Le squire, alors, lui tournait le dos et se mettait à arpenter le pont.

«Cet homme finira par me faire éclater!» disait-il.

Nous eûmes de gros temps, ce qui ne servit qu'à mettre en lumière
les hautes qualités de l'_Hispaniola_. Tout le monde à bord semblait
content, et il aurait fallu être difficile pour ne pas se déclarer
satisfait, car je crois bien qu'on n'a jamais gâté un équipage à ce
point, depuis le temps où Noé s'embarqua. Au moindre prétexte on
doublait la ration d'eau-de-vie; il y avait du pudding presque tous les
jours, et un grand tonneau de pommes tout ouvert restait constamment
sur le pont, près de la coupée, à la disposition de qui voulait y
puiser.

«Mauvais système, disait le capitaine au docteur Livesey. Gâtez les
gens de l'avant et vous en ferez des tigres. Voilà mon opinion.»

Mais le capitaine se trompait sur ce point, et le tonneau de pommes
servit à quelque chose, car, sans ce bienheureux tonneau, nous aurions
tous péri, victimes de la trahison la plus odieuse. Voici comment la
chose arriva:

Nous avions laissé derrière nous la région des vents alizés pour aller
chercher la brise qui devait achever de nous porter sur l'île (il ne
m'est pas permis d'entrer dans des détails plus explicites) et nous
nous attendions d'un moment à l'autre à l'entendre signaler par la
vigie. Tout indiquait en effet que nous touchions au terme de notre
voyage, même en faisant la place la plus large aux erreurs de calcul,
et, selon toute apparence, le lendemain vers midi nous devions nous
trouver en vue de l'île. Notre direction était sud-sud-ouest. Nous
avions vent arrière, et l'_Hispaniola_ roulait assez fort, en piquant
de temps à autre son beaupré dans la lame et le relevant au milieu
d'une gerbe d'écume. Et chacun était content de voir comme elle filait
toutes voiles dehors, et de se dire que nous allions enfin passer à la
partie sérieuse de nos opérations.

Il advint qu'après le coucher du soleil, comme je rentrais dans ma
cabine après avoir terminé mon ouvrage, l'envie me prit de croquer
une pomme. Je montai sur le pont. Les hommes de quart étaient tous
sur l'avant, cherchant à découvrir l'île. Celui qui tenait la barre
regardait en l'air en sifflotant dans ses dents. C'était le seul bruit
qu'on entendit, avec le gazouillement de l'eau des deux côtés du
coupe-lame.

Le tonneau se trouvait presque vide; à peine y restait-il deux ou
trois pommes. Pour les atteindre je dus même sauter dedans. Une
fois là, je m'assis, car j'étais fatigué, et je me mis à manger; il
est même fort possible que je me serais endormi au milieu de cette
occupation,--car la nuit tombait, et le roulis me berçait au bruit des
lames,--si quelqu'un n'était venu s'appuyer au tonneau en le secouant
assez rudement. J'allais me montrer, quand je reconnus la voix de John
Silver, et ce que disait cette voix était si terrible que mon premier
soin fut de me tenir immobile dans ma cachette. Glacé d'épouvante et
en même temps dévoré de curiosité, je restai donc accroupi, sûr que
j'étais perdu si l'on me découvrait là, retenant mon haleine, pour ne
pas trahir ma présence, et pourtant écoutant de mon mieux. Car de moi
seul désormais dépendait la vie de tout ce qu'il y avait d'honnête à
bord.




XI

CE QUE J'ENTENDIS DANS LE TONNEAU AUX POMMES


«Je te dis que non!... disait John Silver. C'était Flint qui nous
commandait... J'étais son quartier-maître et j'avais encore ma jambe,
à cette époque. Je l'ai perdue le même jour où le vieux Pew eut les
yeux brûlés; c'est aussi le même chirurgien qui nous soigna, et c'était
un malin celui-là, frais émoulu de l'Université, sachant le latin et
toute la boutique... Ce qui ne l'a pas empêché d'être pendu comme
les camarades et de sécher au gibet de Corso-Castle... Mais, pour en
revenir à notre histoire, il s'agit des hommes de Roberts; et cela leur
arriva pour avoir changé à l'instant le nom de leur navire. C'était
tantôt la _Royal-Fortune_ et tantôt autre chose. Tout cela n'est bon
qu'à vous faire pincer!... A mon avis, quand un navire a été baptisé
une bonne fois, il doit garder son nom jusqu'au bout... C'était le
système d'England; aussi voyez si la _Cassandra_ ne nous ramena pas
sains et saufs de Malabar après la capture du _Vice-Roi-des-Indes_?...
C'était aussi le système du vieux Flint, qui s'en tint toujours à son
_Walrus_: et je l'ai vu assez souvent près de couler bas sous le poids
de l'or, le _Walrus_!...

--Ah! dit avec l'accent de l'admiration la plus vive la voix d'un des
jeunes matelots du bord, c'était le plus crâne de tous, le capitaine
Flint!

--Davis seul le valait, au dire de ceux qui l'ont connu, reprit John
Silver. Mais je n'ai jamais navigué sous lui. D'abord avec England,
puis avec Flint, voilà toute mon histoire; et maintenant ici pour mon
propre compte, si j'ose ainsi dire... De mes campagnes avec England,
il me resta net neuf cents livres sterling; et deux mille de mes
campagnes avec Flint. Ce n'est pas trop mal pour un simple matelot,
comme tu vois. Et le tout en sûreté, à la banque. Car ce n'est pas
tout de gagner gros, il faut savoir économiser.--Où sont les hommes
d'England à l'heure présente? Du diable si je le sais. Et les hommes
de Flint? Dame, la plupart sont ici, et bien aises d'avoir du pudding
à discrétion, car plus d'un se trouvait réduit à mendier. C'est comme
le vieux Pew, qui était aveugle et qui aurait dû donner l'exemple.
Fallait-il pas qu'il dépensât douze cents livres par an, comme un
lord au Parlement? Où est-il maintenant, avec ce beau système? Mort
et enterré. Mais nous l'avons tous vu mendier son pain pendant plus
de deux ans. Je te demande un peu si c'est la peine d'écumer les mers
pendant trente ans pour arriver à ce résultat?

--Ma foi non! répondit le jeune matelot.

--Mais de quoi savent profiter les imbéciles? reprit John Silver. De
rien... Écoute-moi, garçon. Tu es jeune, c'est vrai, mais tu as autant
de cervelle qu'un vieux gabier. Je l'ai vu d'abord quand j'ai fait ta
connaissance.»

On peut imaginer mes sentiments en entendant l'abominable gredin se
servir littéralement avec un autre des mêmes flatteries par lesquelles
il m'avait amorcé!... Avec plaisir je lui aurais arraché sa langue de
vipère! Mais il n'y avait pas à y songer... Il poursuivit, sans se
douter des réflexions que m'inspiraient ses paroles:

«Aussi, je vais te dire la fin de notre histoire, à nous autres
chevaliers de fortune. Nous menons parfois la vie dure et nous courons
chaque jour le risque d'être pendus, c'est vrai. Mais nous mangeons
et buvons comme des coqs en pâte, et, quand la croisière est finie,
ce n'est pas cent sous, mais cent livres que nous avons en poche.
Malheureusement, pour le grand nombre cela ne sert qu'à boire et à
s'amuser jusqu'à ce qu'ils restent sans chemise sur le dos et se voient
obligés de reprendre la mer. Ce n'est pas ma manière, à moi. Je mets
tout de côté, un peu ici, un peu là, jamais beaucoup à la fois, de
peur d'éveiller les soupçons. Et le résultat? Le résultat, c'est qu'en
rentrant de cette expédition-ci, je m'établis gentleman pour tout de
bon. Il est bientôt temps, diras-tu, car j'ai cinquante ans sonnés.
Oui; mais, en attendant, je ne me suis privé de rien, j'ai dormi sur
la plume, mangé et bu du meilleur, excepté en mer... Et comment ai-je
commencé?... sur le gaillard d'avant, tout comme toi.

--Oui, dit l'autre, mais cet argent dont vous parlez, il faut lui
dire bonsoir, maintenant. Vous n'oseriez sûrement pas vous montrer à
Bristol, après ceci?

--Et où crois-tu donc qu'est mon argent? demanda John Silver en
ricanant.

--Chez le banquier de Bristol, répondit le jeune matelot.

--Il y était! s'écria le cuisinier. Il y était encore au moment où nous
avons levé l'ancre. Mais la vieille l'a retiré, à l'heure où je te
parle; elle a vendu la Longue-Vue, bail, clientèle et tout le gréement,
et elle est déjà en route pour venir me rejoindre... Je te dirais bien
où, car j'ai pleine confiance en toi. Mais il faudrait le dire aux
autres ou faire des jaloux.

--Et si elle n'y venait pas, si elle partait avec le sac! objecta le
novice.

--Oh! oh! mon petit, on ne joue pas ce jeu-là avec John Silver!...
on sait qu'on aurait trop peu de chances de rester longtemps dans le
même monde que lui... Tel que tu me vois, j'étais quartier-maître de
Flint, et tu peux bien croire que son équipage n'était pas composé de
gaillards faciles à intimider. Eh bien, mon garçon, sans me vanter,
je puis dire que, pour moi, c'étaient tous des agneaux. Et Flint,
lui-même, savait qu'il ne fallait pas plaisanter avec John Silver...

--Ma foi, dit le jeune homme, je vous avoue que cette affaire ne me
plaisait guère, avant d'avoir causé avec vous, John. Mais, à présent,
topez-là, j'en suis!...

--Tu es un brave garçon et un faraud, répliqua le cuisinier en donnant
à sa nouvelle recrue une poignée de main si vigoureuse que le tonneau
en trembla sur sa base. Tu étais né pour être un chevalier de fortune,
je l'ai vu tout de suite.»

Je commençais à comprendre ce langage. Un chevalier de fortune
signifiait tout uniment un pirate, et la scène à laquelle j'assistais
était l'effort suprême tenté pour corrompre un des matelots fidèle,
peut-être le dernier à bord. Je fus bientôt édifié sur ce point, car,
à un léger coup de sifflet de John Silver, un troisième interlocuteur
vint le rejoindre et s'assit sur le pont.

«Dick est avec nous, dit le cuisinier.

--Je n'en ai jamais douté, répondit la voix du second maître, Israël
Hands. Il n'est pas bête, Dick!...»

Puis, après avoir retourné sa chique et lancé un jet de salive devant
lui:

«Dis-moi donc un peu, John, reprit-il, combien de temps allons-nous
encore attendre avant de commencer la danse?... Pour mon compte, je
commence à en avoir assez du capitaine Smollett! Il me tarde de coucher
dans la grande cabine, et de goûter leurs pickles, leur vin et le
reste...

--Israël, dit Silver, tu n'as jamais eu pour deux liards de jugement,
tu le sais bien. Mais tu peux entendre ce qu'on te dit, je suppose,
car tu as pour cela d'assez longues oreilles... Eh bien, écoute-moi.
Tu coucheras à l'avant, tu te passeras de vin et de pickles, et tu
parleras poliment jusqu'à ce que je te dise: Voici le moment. Mets cela
dans ta poche, mon fils.

--Qui parle d'agir autrement? dit le second maître. Je demande
seulement quand ce sera.

--Quand? Par tous les diables, je vais te le dire! s'écria Silver. Ce
sera le plus tard possible,--voilà quand... Comment! nous avons là un
excellent capitaine pour conduire le schooner; nous avons le squire et
le docteur qui possèdent une bonne carte où tout est inscrit, et ni toi
ni moi ne savons où est cette carte, n'est-ce pas? Et tu voudrais aller
nous priver de leurs services?... Ce serait stupide. J'entends que le
squire et le docteur nous trouvent le trésor, qu'ils nous le servent à
bord, bien arrimé dans nos soutes, par tous les diables! Et alors nous
verrons. Si j'étais sûr de vous, doubles fils de Hollandais que vous
êtes, savez-vous ce que je ferais? Je laisserais le capitaine Smollett
nous ramener à moitié chemin, avant de lever le bout du doigt sur lui.

--Bon! nous sommes tous marins ici, je pense! dit le jeune Dick.

--Marins du gaillard d'avant, tu veux dire? riposta Silver. Nous savons
tenir la barre, c'est clair; mais qui nous dira la route? C'est là
que vous brilleriez, tous tant que vous êtes, les malins!... Si l'on
m'en croyait, nous laisserions le capitaine Smollett nous remettre en
chemin, au moins jusqu'aux vents alizés... Et alors nous pourrions nous
passer de lui... Mais je vous connais. Il n'y a pas à vous faire crédit
d'autant de patience. C'est pourquoi j'en finirai avec les gens de
l'arrière dans l'île même, aussitôt que la monnaie sera à bord, et tant
pis pour nous!... C'est dommage. Mais vous n'êtes jamais contents que
si vous avez à boire. Ah! ce n'est vraiment pas drôle d'avoir à compter
avec des idiots comme vous!...

--Ne te fâche pas, John! dit Israël avec humilité.

--Eh! je n'ai que trop sujet de me fâcher!... J'en ai vu des navires à
la côte!... et des braves garçons pendus sur les quais!... et toujours
pour s'être trop pressés!... Comprenez-moi donc, mille millions de
bombes et de boulets!... J'ai quelque expérience de ces choses, que
diable!... Si vous vouliez seulement m'écouter, bien prendre vos
mesures et regarder devant vous, vous rouleriez carrosse avant six
mois. Mais non. Je vous connais. Du rhum aujourd'hui et la potence
demain, voilà votre affaire!

--On sait que vous prêchez à merveille, John, finit par dire Israël.
Mais il ne s'agit pas seulement de bavarder, en ce monde. Nous en avons
vu qui savaient manœuvrer aussi bien que vous, et qui, cependant,
n'avaient pas toujours des sermons à la bouche. Eh! oui, ils ne
montaient pas sur leurs grands chevaux; ils aimaient à s'amuser et
savaient se donner une bosse à l'occasion comme de bons compères qu'ils
étaient.

--Vraiment! et où sont-ils maintenant, ces bons compères? Pew était de
ceux-là. Il mendiait, quand il est mort. Flint en était aussi; c'est le
rhum qui l'a tué à Savannah! Oh oui! c'étaient de jolis merles! mais où
sont-ils maintenant?

--Mais enfin, demanda Dick, que cette discussion n'amusait guère, quand
nous aurons mis le grappin sur les gens de l'arrière, que ferons-nous
d'eux?

--A la bonne heure! s'écria le cuisinier. Voilà ce que j'appelle parler
en homme sérieux. Eh bien, qu'en dis-tu toi-même, garçon? Es-tu d'avis
de les mettre en terre dans quelque île déserte? c'était le système
d'England,--ou de les dépecer comme autant de porcs gras? c'était la
manière de Flint et de Billy Bones...

--Billy n'était pas manchot, dit Israël. Les morts ne mordent pas,
disait-il. Eh bien, il est mort, lui aussi, maintenant. Mais quel rude
lapin!...

--D'accord, reprit Silver. Moi, la rudesse n'est pas mon genre. Je
suis l'homme le plus accommodant de la terre, la politesse même. Tout
le monde le reconnaît. Mais il ne s'agit pas de rire. Le devoir avant
tout, camarades. J'opine pour la mort. Quand je serai au Parlement, on
me promènera dans mon carrosse; je n'ai pas besoin que ces farceurs de
la cabine reviennent mettre le nez dans mes affaires et paraissent sans
être invités, comme le diable à la messe. Mon avis est d'attendre le
moment favorable. Mais le moment venu,--la mort!...

--John, s'écria le second maître, tu es un homme!

--Attends de me voir à l'œuvre, Israël, répondit Silver. Pour
mon compte, je n'en demande qu'un,--Trelawney! Mais vous verrez
comme je l'accommoderai à la sauce Robert... Dick, ajouta-t-il en
s'interrompant, lève-toi, mon garçon, et atteins-moi une pomme; j'ai le
gosier à sec.»

On peut se faire une idée de mon épouvante. J'aurais bien sauté hors
du tonneau et tenté de m'échapper. Mais je n'en eus pas la force.
J'entendis le jeune homme se lever; puis il me sembla qu'il s'arrêtait,
et la voix de Hands reprit:

«Une pomme! allons donc!... Laisse les pommes aux gamins, et donne-nous
un verre de rhum!...

--Dick, répondit Silver, j'ai confiance en toi. Tu vas aller au
baril de rhum. Voici la clef; tu rempliras une gamelle et tu nous
l'apporteras.»

En dépit de ma terreur, je ne pus m'empêcher de penser que c'était par
cette voie sans doute qu'Arrow se procurait les spiritueux dont il
était mort.

Dick fut assez longtemps avant de revenir, et, pendant son absence,
Israël parla à l'oreille du cuisinier. C'est à peine si je pus saisir
un mot ou deux, et pourtant ce que j'appris avait son importance. Par
exemple, cette conclusion: «Pas un autre ne veut se joindre à nous.» Il
y avait donc au moins quelques matelots fidèles!

Quand Dick fut de retour, ils prirent successivement la gamelle et
burent, l'un: «A nos souhaits!» l'autre: «A la mémoire du vieux Flint!»
et enfin Silver lui-même: «A l'heureux succès de notre entreprise!
Puissions-nous y trouver du pudding pour nos vieux jours!»

Tout d'un coup, une nappe de lumière tomba sur moi, au fond de mon
tonneau; et, levant la tête, je vis que la lune s'était levée,
argentant le bout du mât de misaine en mettant une blancheur neigeuse
sur le ventre de la grande voile. Et, presque au même instant, la vigie
cria:

«Terre!...»




XII

CONSEIL DE GUERRE


J'entendis un grand bruit de pas sur le pont. Tout le monde se
précipitait hors de la cabine et de l'avant pour vérifier l'exactitude
de la nouvelle donnée par la vigie. Je profitai de ce mouvement pour
me glisser hors du tonneau, faire un plongeon derrière la voile
de misaine, puis un crochet vers l'arrière; et, en fin de compte,
j'arrivai sans être remarqué à rejoindre Hunter et le docteur Livesey.

Pas une tête qui ne fût, à cet instant, tournée vers le large à bâbord.
Une ceinture de brouillards venait de se lever à l'horizon en même
temps que la lune. Mais on n'en distinguait pas moins, au sud-est, deux
hauteurs séparées par un intervalle d'un mille environ, et, derrière
l'une de ces collines, une montagne dont la cime était enveloppée de
brume.

Je voyais tout cela comme dans un rêve, car j'étais encore sous
l'impression de l'affreuse terreur que je venais d'éprouver. J'entendis
la voix du capitaine Smollett donner des ordres; l'_Hispaniola_ appuya
de deux points plus près du vent, et suivit dès lors une route qui
devait lui faire laisser l'île dans l'est.

«Quelqu'un de vous a-t-il jamais vu la terre qui est devant nous?
demanda le capitaine à l'équipage.

--Moi, capitaine, répondit aussitôt John Silver. J'y ai même abordé
pour faire de l'eau avec un navire marchand où je servais comme
cuisinier.

--Le mouillage n'est-il pas au sud, derrière un îlot? reprit le
capitaine.

--Précisément, derrière l'îlot du Squelette, comme on l'appelle. Il
paraît que c'était dans le temps un repaire de pirates. Un matelot
que nous avions à bord connaissait fort bien l'île et en nommait tous
les endroits. Cette hauteur vers le nord s'appelle le Mât-de-Misaine,
et les deux autres, en allant vers le sud, le Grand-Mât et le
Mât-d'Artimon; elles sont à peu près sur une ligne droite et celle du
milieu est la plus haute. C'est ce qui leur avait fait donner ces noms.
Mais on appelle plus généralement la plus haute, celle qui est couverte
de brume, la Longue-Vue. C'est de là, paraît-il, qu'ils observaient la
mer quand leurs navires étaient au mouillage.

--J'ai là une carte, dit le capitaine Smollett. Voyez si vous
reconnaissez l'endroit.»

Les yeux de John Silver s'allumèrent comme braise tandis qu'il prenait
la carte. Mais un coup d'œil sur le papier m'avait suffi pour deviner
qu'il allait être désappointé dans son attente. Cette carte-là n'était
pas celle que nous avions trouvée dans le coffre de Billy Bones:
c'était une simple copie, parfaite de tous points pour les noms,
altitudes et sondages; seulement, on avait eu soin d'omettre les croix
rouges et les notes manuscrites. Si vif que fût son dépit, Silver eut
la force de le dissimuler.

[Illustration: VIII

LEURS YEUX RESTÈRENT FIXÉS SUR MON VISAGE.]

«Oui, c'est bien l'endroit, et joliment dessiné! dit-il. Qui peut bien
avoir dressé cette carte? je me le demande. Ce ne sont sûrement pas les
pirates, qui étaient bien trop ignorants!... Ah! voilà le «Mouillage du
capitaine Kidd», comme l'appelait mon camarade!... Il y a là un fort
courant allant au sud, puis au nord et à l'ouest, le long de la côte.


Vous avez eu bien raison, capitaine, d'appuyer sur le vent et de
laisser l'île à bâbord,--au moins si votre intention est d'y mouiller;
il n'y a pas de meilleure relâche dans ces parages.

--C'est bien, mon brave, répondit le capitaine. Vous pouvez aller... Si
j'ai encore besoin du secours de votre expérience, je vous le dirai.»

J'étais stupéfait de l'audace avec laquelle John Silver avouait
connaître l'île. Presque aussitôt, à ma frayeur extrême, il se
rapprocha de moi. Certes, il ne pouvait se douter que, du fond du
tonneau aux pommes, j'avais entendu l'exposé de ses atroces projets; et
pourtant je venais de concevoir une horreur si vive de sa cruauté et
de son hypocrisie que je pus à peine réprimer un tressaillement en le
voyant poser sa main sur mon épaule.

«Ah! fit-il, c'est un vrai paradis que cette île pour un garçon de
ton âge! Vas-tu t'en donner, de grimper aux arbres, de te baigner,
de poursuivre les chèvres sauvages et d'escalader les montagnes!...
Rien que d'y penser, je me sens rajeunir de trente ans!... je ne pense
plus à ma béquille!... Est-ce assez bon, tout de même, d'être jeune et
d'avoir ses dix doigts aux pieds!... Quand tu iras à terre, fillot, ne
manque pas de venir trouver le vieux John; ce sera bien le diable s'il
ne te remplit pas les poches pour ton goûter!...»

Sur quoi il me passa amicalement la main sur l'épaule et descendit en
clopinant dans les régions inférieures.

Le capitaine Smollett, le squire et le docteur étaient en train
de causer sur le gaillard d'arrière; et, malgré mon impatience de
leur dire ce que je venais d'apprendre, je n'osais pas les aborder
ouvertement. Comme je cherchais une excuse pour m'approcher d'eux, le
docteur Livesey m'appela pour me prier d'aller lui chercher sa pipe. Je
ne fus pas plus tôt à portée de son oreille que je lui dis à voix basse:

«Docteur, j'ai de terribles nouvelles!... Veuillez, je vous prie, dire
au capitaine et au squire de descendre au salon, et trouvez un prétexte
pour m'envoyer chercher...»

La physionomie du docteur s'altéra un instant; mais presque aussitôt il
reprit possession de lui-même.

«Merci, Jim, c'est tout ce que je désirais savoir, dit-il à haute voix,
comme si je venais de répondre à une question.»

Là-dessus, il tourna sur ses talons et rejoignit les deux autres. Ils
causèrent un moment, et je compris que le docteur leur avait transmis
ma requête, quoique aucun d'eux ne donnât le moindre signe d'inquiétude
ou même d'étonnement; car aussitôt le capitaine donna un ordre à Job
Andersen, et le fifre appela tout le monde sur le pont.

«Mes enfants, dit le capitaine, la terre qui vient d'être signalée
est le but de notre voyage. M. Trelawney, comme vous le savez, est
la générosité même. Il vient de me demander si j'ai été content de
vous au cours de la traversée, et, comme je n'ai eu qu'à me louer de
l'équipage, il a été convenu que nous boirions à votre santé, lui,
le docteur et moi, et qu'en même temps vous boiriez à la nôtre une
double ration de grog. Si vous me permettez de vous en dire mon avis,
je trouve que c'est fort aimable de sa part. Et si vous partagez cette
opinion, vous ne manquerez pas de donner une acclamation au gentleman
qui vous régale.»

Naturellement l'acclamation ne se fit pas attendre. Et tous ces hommes
avaient l'air de la donner de si bon cœur, que j'en venais à me
demander s'il était bien possible qu'ils eussent ourdi contre nous une
trahison si noire.

«Un hourra pour le capitaine Smollett!» proposa John Silver, quand le
tumulte se fut apaisé.

Celui-là aussi fut poussé avec enthousiasme. Après quoi, les trois
gentlemen descendirent au salon; et, bientôt après, je reçus l'ordre de
les rejoindre.

Sur la table, autour de laquelle ils avaient pris place se trouvaient
une bouteille de vin d'Espagne et une assiette de raisins secs. Le
docteur fumait, sa perruque posée sur ses genoux; je savais que c'était
chez lui le signe d'une grande perturbation. La fenêtre de poupe était
ouverte, car il faisait très chaud, et l'on voyait la lune se mirer
dans le sillage du navire.

«Voyons, Hawkins, ce que vous avez à me dire, commença M. Trelawney.
Nous vous écoutons.»

Je racontai alors, aussi brièvement que possible, ce qui m'était arrivé
et la conversation que j'avais surprise. Pas un de mes trois auditeurs
ne m'interrompit par une parole ou même par un geste; mais leurs yeux
restèrent tout le temps fixés sur mon visage. Quand j'eus fini:

«Jim, assieds-toi là,» me dit le docteur.

Il me fit prendre un siège auprès de lui, me versa un verre de vin, me
donna une poignée de raisins. Puis tous trois, avec un grand salut,
burent gravement à ma santé, pour le service que je venais de leur
rendre, pour l'heureux hasard qui m'avait favorisé, et pour le courage
dont j'avais fait preuve.

«Capitaine, dit alors le squire, vous aviez raison, et j'avais tort. Je
reconnais que je suis un âne bâté, et j'attends vos ordres.

--Pas plus âne que moi, monsieur, répliqua le capitaine. Jusqu'à ce
soir, je n'avais jamais entendu parler d'un équipage complotant de se
révolter qui ne laissât pas percer ses projets d'une manière ou d'une
autre. Mais celui-ci me confond; je n'y comprends rien!

--Permettez, capitaine, l'explication est fort simple, dit le docteur.
C'est John Silver qui a tout fait. Et John Silver, ne vous y trompez
pas, est un homme remarquable.

--Il ferait surtout remarquablement bien au bout de la grande vergue,
pendu par le cou, reprit le capitaine. Mais nous bavardons, et cela ne
mène à rien. Analysons la situation, cela vaudra mieux, n'est-il pas
vrai, monsieur Trelawney?

--Monsieur, vous êtes notre commandant; c'est à vous de parler! dit le
squire d'un air magnanime.

--Je parle donc... Il me semble que trois ou quatre points se dégagent
du récit de Jim. Le premier, c'est qu'il faut aller de l'avant; si
je donnais l'ordre de virer de bord, les gaillards se révolteraient
sur l'heure. Le second, c'est que nous avons du temps devant nous, au
moins jusqu'à ce que le trésor ait été trouvé. Le troisième, c'est que
quelques-uns des hommes sont encore avec nous... Or, nous ne devons
pas nous le dissimuler: tôt ou tard, il faudra en venir aux coups.
Je propose donc de prendre, comme on dit, l'occasion aux cheveux,
et de tomber sur les mécréants au premier moment favorable, quand
ils s'y attendront le moins. Nous pouvons, je pense, compter sur vos
domestiques, monsieur Trelawney?

--Comme sur moi-même, déclara le squire.

--Cela fait déjà trois. Avec nous quatre, en comptant Hawkins comme un
homme, cela fait sept. Quant aux autres fidèles...

--Ce sont probablement les hommes directement engagés par Trelawney
avant qu'il eût rien à faire avec John Silver, fit remarquer le docteur.

--Hélas! dit le squire, Hands était de ceux-là.

--Moi aussi, j'aurais pensé pouvoir me fier à Hands, déclara le
capitaine.

--Quand je pense que ces misérables sont Anglais, il me prend des
envies de faire sauter le navire! s'écria M. Trelawney.

--Bref, messieurs, reprit le capitaine, la situation n'a rien de gai.
Le mieux que nous puissions faire est de nous tenir sur nos gardes et
d'attendre l'occasion. Ce n'est pas amusant, je le sais. On aimerait
mieux en venir tout de suite aux mains. Mais ce serait folie tant que
nous ne saurons pas exactement quelles sont nos forces. Donc, mettons
en panne et guettons le vent, voilà mon avis.

--Jim peut nous être plus utile que personne, dit le docteur. Les
hommes ne se méfient pas de lui, et il est fin comme l'ambre.

--Hawkins, j'ai en vous une confiance prodigieuse,» ajouta le squire.

Si flatteuse qu'elle fût, cette confiance me semblait bien peu
justifiée, à moi qui me sentais jeune et sans expérience. Et pourtant
un singulier concours de circonstances devait véritablement faire de
moi l'artisan du salut commun.

En attendant, nous avions beau compter, nous n'étions sûrs que de sept
hommes sur vingt-six; et, sur les sept, il y avait un enfant; de sorte
qu'en réalité notre parti se composait de six hommes faits contre
dix-neuf.




XIII

COMMENT JE DÉBARQUAI


Au jour, quand je montai sur le pont, l'aspect de l'île n'était déjà
plus celui de la veille. Quoique la brise fût complètement tombée, nous
avions fait du chemin pendant la nuit, et nous étions maintenant en
panne à un demi-mille environ au sud-est de la côte orientale. A perte
de vue, les terres étaient couvertes de bois, sur la teinte sombre
desquels tranchait le sable jaune de la plage. Çà et là s'élevaient de
grands arbres de l'espèce des pins, parfois isolés, parfois groupés
en bouquets. L'ensemble était monotone et triste. Toutes les hauteurs
qui le dominaient avaient des formes bizarres et se composaient de
rochers nus entassés en amphithéâtre. La Longue-Vue, qui avait au
moins trois cents pieds de plus que les autres, était aussi la plus
étrange, presque à pic de tous côtés, et coupée net au sommet, comme le
piédestal d'une statue.

L'_Hispaniola_ roulait ferme, ses boutes-hors tirant sur les poulies,
son gouvernail battant la poupe, toutes ses membrures craquant,
gémissant et grinçant comme le plancher d'une usine. J'étais obligé de
me tenir accroché à un cordage pour ne pas tomber; tout tournait autour
de moi; car, quoique assez bon marin quand nous étions en marche, je
n'ai jamais pu m'habituer sans mal au cœur à me sentir ainsi roulé
comme une bouteille flottante, surtout le matin, et l'estomac vide.
Peut-être l'aspect désolé de l'île, avec ses bois mélancoliques, ses
rochers stériles et les brisants sur lesquels on voyait la mer se
précipiter en écumant, avec un bruit de tonnerre, avait-il aussi sa
part dans l'impression de malaise et de tristesse que j'éprouvais.
Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'en dépit du soleil brillant au-dessus
de nos têtes, en dépit des oiseaux qui remplissaient l'air de leurs
gazouillements, et de la satisfaction qu'on éprouve généralement à voir
la terre après une longue traversée, je sentais, comme on dit, mon cœur
descendre à mes talons; et jamais, depuis ce premier regard, je n'ai pu
seulement penser sans dégoût à l'île au trésor.

Nous avions en perspective une matinée de rude labeur; car il n'y avait
pas le moindre souffle de vent, et il fallait par conséquent mettre
les canots à la mer pour remorquer le schooner, à la rame, l'espace
de trois ou quatre milles, jusqu'à l'étroit goulet qui conduisait au
havre du Squelette. Je m'offris à aller dans un des canots, où je
n'avais naturellement que faire. Il faisait une chaleur accablante, et
les hommes pestaient de leur mieux en poussant l'aviron. Le canot où
je me trouvais avait pour chef Andersen, qui, au lieu de maintenir la
discipline, murmurait plus haut que les autres.

«Enfin, dit-il en jurant, ce n'est pas pour toujours, heureusement!»

Cela me parut fort mauvais signe, car, jusqu'à ce moment, les hommes
avaient travaillé de bon cœur et de bonne humeur. Évidemment, la vue
seule de l'île suffisait à mettre toutes les cervelles en ébullition.

Pendant toute la durée de cette laborieuse manœuvre, John Silver,
debout dans le canot de tête, servit de pilote; il connaissait
manifestement la passe comme sa poche, et, quoique l'homme qui tenait
la sonde trouvât fréquemment plus ou moins d'eau que n'en indiquait la
carte, John Silver n'hésita pas une seule fois.

Nous nous arrêtâmes à l'endroit même où une ancre était marquée sur
la carte, à un tiers de mille environ de la côte, entre la terre et
l'île du Squelette. Le fond de la mer était du sable fin. La chute de
notre ancre mit en rumeur des milliers d'oiseaux qui s'élevèrent en
tournoyant au-dessus des bois. Mais ils redescendirent en moins de
quatre ou cinq minutes, et tout retomba dans le silence.

Cette petite rade était complètement entourée de terres, perdue dans
les bois, en quelque sorte, car les arbres venaient jusqu'à la ligne
des hautes marées, sur une plage très basse, et les collines se
trouvaient à une assez grande distance. Deux ruisseaux marécageux se
déversaient dans cette espèce d'étang, non sans se répandre à leur
embouchure sur une assez vaste surface de terres molles et humides.
Aussi la végétation, sur cette partie de la côte, avait-elle une sorte
d'éclat empoisonné.

Un fortin entouré de palissades avait été construit sur la droite,
comme on le verra bientôt. Mais il était impossible de l'apercevoir
du schooner, à cause des arbres qui le masquaient, et, n'eût été la
carte ouverte sur l'habitacle de la boussole, nous aurions pu croire,
tant l'aspect général du site était sauvage, que nous étions les
premiers à pénétrer dans cette baie, depuis que l'île avait surgi à la
surface de la mer. On n'entendait ni un souffle de vent ni un bruit
quelconque, hors le ressac des vagues sur les brisants, à plus d'un
mille de distance. Il y avait dans l'air une odeur toute spéciale d'eau
stagnante, de feuilles d'arbre et de troncs pourris. Je remarquai que
le docteur en était désagréablement impressionné et faisait la grimace,
comme s'il avait senti un œuf gâté.

«Je ne garantis pas qu'il y ait des trésors ici, dit-il, mais je
garantis bien qu'il y a de la fièvre.»

Si l'attitude de l'équipage était déjà alarmante dans les canots, elle
devint tout à fait menaçante quand les hommes remontèrent à bord. On
les voyait se tenir par groupes sur le pont, chuchotant et discutant.
L'ordre le plus simple était accueilli par un regard furieux et exécuté
avec une mauvaise volonté évidente. Même les matelots sur lesquels
nous pensions pouvoir compter semblaient atteints par la contagion. La
révolte planait visiblement sur nos têtes comme un nuage orageux. Et
il n'y avait pas que nous à la redouter. John Silver sautillait d'un
groupe à l'autre, s'exténuant à prêcher le calme. Quant à l'exemple,
personne n'aurait pu le donner meilleur. Il n'était que sourires,
politesse et bonne volonté. Au premier signe, John Silver était sur la
béquille, avec le plus aimable, «Certainement, monsieur!» Et, quand
il n'y eut plus rien à faire, il se mit à chanter, exhibant tout son
répertoire, comme pour mieux masquer la mauvaise humeur générale. De
tous les symptômes inquiétants de cette triste journée, l'anxiété
visible de John Silver nous parut le pire.

Nous tînmes conseil dans le salon.

«Si je risque un autre ordre, j'aurai tout l'équipage sur le dos, dit
le capitaine. On me répond impoliment, il n'y a pas à le nier. Eh bien,
si j'ai seulement l'air de m'en apercevoir, les piques et les haches
se mettront de la partie. D'autre part, si je ne réponds pas, John
Silver verra qu'il y a anguille sous roche, et tout est fini. Au fond,
voulez-vous que je vous dise? nous ne pouvons compter que sur un seul
homme.

--Et cet homme? demanda le squire.

--C'est Silver lui-même. Il a autant de désir que vous ou moi de voir
ces gens se tenir tranquilles. Peut-être suffirait-il qu'il en eût
l'occasion pour les ramener bientôt à la raison; cette occasion, je
propose qu'on la lui donne. Accordons une permission générale d'aller
à terre. S'ils partent tous, nous verrons à défendre le navire.
S'ils refusent tous de le quitter, enfermons-nous dans la cabine, et
Dieu défende le bon droit!... Si les plus enragés seuls s'en vont,
croyez-moi, Silver les ramènera aussi doux que des agneaux.»

On décida de s'en tenir à cet avis. Des pistolets chargés furent
distribués à tous les hommes sûrs. On mit Joyce, Hunter et Redruth dans
la confidence de l'affaire; je dois même dire qu'ils accueillirent la
nouvelle avec moins de surprise et d'inquiétude que je ne l'aurais
cru. Puis, le capitaine remonta sur le pont et s'adressa à l'équipage:

«Mes enfants, dit-il, nous avons eu une rude matinée; nous sommes tous
las et de méchante humeur. Un tour à terre ne fera de mal à personne.
Les canots sont encore à l'eau. Prenez-les. Qui voudra peut aller à
terre pour toute l'après-midi. Une demi-heure avant le coucher du
soleil, je ferai tirer un coup de canon pour la retraite.»

Il faut que les imbéciles aient cru qu'ils allaient se casser le
nez sur les trésors en mettant le pied à terre, car ils quittèrent
à l'instant leur air maussade et poussèrent des hourras qui se
répercutèrent dans tous les échos d'alentour. Une fois encore,
les oiseaux s'élevèrent en tournoyant au-dessus des bois, puis
redescendirent.

Le capitaine était trop fin pour rester sur le pont. Il se hâta de
redescendre, laissant à Silver le soin d'arranger le départ. En cela,
il agit sagement; car, s'il était resté une minute de plus, il lui
aurait été difficile de ne pas voir ce qui crevait les yeux. Non
seulement Silver était le vrai commandant, mais l'équipage commençait
à subir son autorité avec quelque impatience. Les honnêtes gens, s'il
en restait encore, devaient être stupides pour ne pas voir ce qui se
passait. Pour mieux dire, tout le monde était plus ou moins gagné par
la contagion de l'indiscipline; mais quelques-uns des hommes, bons
diables au fond, ne pouvaient être poussés plus loin. Autre chose est
de se montrer impertinent et paresseux, autre chose de prendre un
navire d'assaut et de tuer des gens qui ne vous ont rien fait.

Enfin, tout s'arrangea. Six hommes devaient rester à bord, et les
treize autres, y compris John Silver, commencèrent à s'embarquer.

Ce fut en ce moment que me vint en tête la première des idées folles
qui contribuèrent tant à nous sauver la vie. Puisque Silver laissait
sur le schooner une garnison de six hommes, il devenait impossible
de s'en emparer et de le défendre contre ceux qui allaient à terre.
Puisque cette garnison ne se composait que de six hommes, il était
également clair que mes amis ne pouvaient pas avoir besoin de moi. La
fantaisie me prit de m'en aller dans l'île.

Aussitôt fait que pensé. Je passe par-dessus bord, je me laisse glisser
le long d'une amarre et je me blottis sur l'avant du canot le plus
voisin, à l'instant même où il partait.

Personne ne fit attention à moi, si ce n'est l'un des rameurs qui me
dit: «C'est toi Jim? Baisse la tête.» Mais Silver, de l'autre canot,
ouvrit les yeux et demanda si c'était moi. Je commençai à comprendre
mon imprudence et ma sottise.

Par bonheur, les deux canots luttaient de vitesse pour arriver au
rivage, et celui où je me trouvais, étant à la fois le plus léger et
le mieux monté, arriva le premier de plusieurs longueurs. Ses bossoirs
avaient frappé les arbres de la grève, j'avais empoigné une branche et
sauté dans les broussailles, avant que Silver fût arrivé, tant s'en
faut.

«Jim!... Jim!...» cria-t-il.

Mais je n'avais garde de répondre. Sautant, plongeant dans les fourrés,
courant à perdre haleine, j'allai aussi vite et aussi loin que mes
jambes purent me porter.




XIV

LE PREMIER COUP


J'étais si content d'avoir échappé à John Silver, que je commençai à
considérer avec intérêt l'étrange pays où je venais d'aborder.

J'avais d'abord traversé une plaine marécageuse, couverte de saules,
de roseaux et d'arbres qui m'étaient inconnus. Puis j'étais arrivé au
bord d'une grande clairière sablonneuse, longue d'un mille environ, où
s'élevaient des pins et des chênes verts. Au loin apparaissait une des
collines, dont le profil décharné brillait au soleil.

Il m'était donc donné de goûter les joies de l'explorateur! L'île était
inhabitée. J'avais laissé en arrière mes compagnons de voyage. Je
n'avais devant moi que des arbres et des animaux sauvages. Tout m'était
nouveau: les fleurs, les oiseaux, les serpents. J'en vis un qui souleva
sa tête au-dessus du rocher où il reposait, et qui me siffla dans la
figure avec un bruit assez semblable à celui d'une toupie. Je ne me
doutais guère que je me trouvais en présence d'un ennemi mortel et que
ce bruit était celui du fameux serpent à sonnettes!...

Bientôt je touchai à un long fourré de ces arbres pareils à des chênes
et qui poussent dans le sable, en broussaille, avec des branches
entrelacées et un feuillage aussi serré que du chaume. Ce fourré
couvrait une sorte de dune et devenait de plus en plus épais en
descendant jusqu'à la marge d'un assez grand marais couvert de roseaux,
à travers lequel un des ruisseaux que j'avais remarqués suintait
paresseusement jusqu'à la mer. Le marais fumait sous le soleil brûlant
et les rochers de la Longue-Vue semblaient trembloter à travers la buée.

Tout à coup il y eut dans les roseaux une sorte de révolution. Un
canard sauvage s'éleva avec un couac; un autre le suivit; puis une
nuée d'oiseaux qui criaient et tourbillonnaient dans les airs. Je
jugeai tout de suite que quelqu'un de mes camarades devait approcher
du marécage. En quoi je ne me trompais point, car j'entendis bientôt
une voix humaine encore assez éloignée, mais qui me parut se rapprocher
rapidement de l'endroit où je me trouvais.

Cela me fit grand'peur; aussi m'empressai-je de me glisser sous le
chêne vert le plus proche, et, tapi dans ses basses branches, je restai
là accroupi, retenant mon haleine, silencieux comme une souris.

Une autre voix répondit bientôt à la première; puis celle-ci, dans
laquelle je reconnus alors celle de John Silver, recommença à parler
et continua pendant assez longtemps, interrompue de temps à autre par
la seconde. A leur ton, je jugeai qu'elles parlaient avec animation,
presque avec colère; mais pas un mot distinct n'arrivait à mon oreille.

[Illustration: IX

UN SERPENT SOULEVA SA TÊTE AU-DESSUS DU ROCHER.]

Enfin, les deux interlocuteurs parurent s'arrêter. Sans doute ils
s'étaient assis, car ils ne se rapprochaient plus de moi, et les
oiseaux, cessant de tournoyer dans les airs, redescendaient peu à
peu dans le marécage. Une sorte de remords se fit alors jour dans ma
conscience. Il me sembla que je ne faisais pas mon devoir en flânant
pour mon plaisir; qu'ayant eu la témérité de venir à terre avec ces
coquins, je devais au moins tenter de les surveiller et d'assister à
leurs conseils; en un mot, je sentis qu'il fallait me rapprocher d'eux
le plus possible, à l'ombre propice de ces grands arbres à branches
traînantes, dont j'étais entouré.

Je me rendais assez exactement compte, par le bruit des voix, de la
direction qu'il fallait prendre, et quelques oiseaux qui voletaient
au-dessus des deux interlocuteurs m'aidaient à reconnaître le but.
Rampant sur les mains et les genoux, je m'avançai sans bruit jusqu'à ce
qu'enfin, glissant le regard dans une ouverture du feuillage, j'aperçus
dans une petite clairière, au bord du marais, John Silver et un homme
de l'équipage assis côte à côte et causant.

Le soleil tombait d'aplomb sur eux. John Silver avait néanmoins jeté
son chapeau à terre, et sa large face lisse et blonde, toute luisante
de chaleur, était tournée vers l'autre d'un air presque suppliant.

«Camarade, disait-il, c'est uniquement parce que j'ai pour toi une
véritable affection, tu peux croire!... Si je ne m'étais pas coiffé
de toi, crois-tu que j'aurais pris la peine de t'avertir?... Tout est
fini, et tu n'y peux rien... Ce que j'en dis est pour sauver ta tête;
et, si quelqu'un de ces sauvages le savait, que deviendrais-je? Voyons,
Tom, dis-le-moi un peu?...

--John Silver, répondait l'autre,--et je vis que sa figure était
rouge comme braise et que sa voix rauque tremblait d'émotion,--John
Silver, vous n'êtes pas un enfant, vous êtes un honnête homme, ou du
moins vous en avez la réputation; vous avez de l'argent, et c'est
plus qu'aucun matelot ne peut dire; vous êtes brave, ou je ne m'y
connais pas... Pourquoi vous laisser mener par ce tas de vauriens?...
Allons donc! un peu de courage!... Pour mon compte, aussi sûr que je
suis là, j'aimerais mieux voir tomber mes deux bras que de trahir mes
devoirs!...»

Il s'arrêta, interrompu par le bruit d'une altercation. Celui-là, du
moins, était honnête!... Et voilà qu'au même instant j'allais avoir
des nouvelles d'un autre. Au cri de colère qui avait retenti du côté
du marais, succéda un cri de rage; puis un long, un terrible cri de
douleur... Les rochers de la Longue-Vue en retentirent. La troupe
entière des oiseaux du marécage en fut épouvantée et, s'envolant en
désordre, obscurcit l'air pendant plusieurs minutes...

J'avais encore dans les oreilles ce funèbre hurlement de mort, que le
silence s'était rétabli et le murmure lointain des flots troublait seul
la lourdeur chaude de l'après-midi.

Tom avait bondi comme un cheval sous l'éperon. Quant à John Silver, il
n'avait même pas bougé. Il restait à sa place, légèrement appuyé sur sa
béquille, observant son compagnon comme un serpent prêt à s'élancer sur
sa proie.

«John! s'écria le matelot en tendant la main vers lui.

--Bas les pattes!... répliqua John Silver, sautant d'un mètre en
arrière avec la vitesse et la légèreté d'un gymnaste accompli.

--Bas les pattes si vous voulez, reprit l'autre. Que vous reproche donc
votre conscience, que vous ayez peur de moi?... Mais, au nom du ciel,
dites-moi quel était ce cri?

--Ce cri? répondit Silver souriant, mais toujours sur ses gardes...
(Son œil n'était pas plus grand qu'une tête d'épingle sur sa large
face; mais il brillait comme un éclat de verre.) Ce cri?... je pense
que c'était le cri de mort d'Alan.»

A ces mots, le pauvre Tom se redressa, pareil à un héros.

«Alan! s'écria-t-il. Alors Dieu ait son âme!... C'était un brave marin
et un honnête homme!... Quant à vous, John Silver, vous avez été mon
camarade, mais vous ne l'êtes plus. Si je dois mourir comme un chien,
je mourrai faisant mon devoir!... Vous avez tué Alan, n'est-ce pas?...
Eh bien, tuez-moi aussi, si vous pouvez. Mais vous trouverez à qui
parler, je vous en préviens!...»

Là-dessus, le brave garçon attendit un instant pour voir ce que
répondrait Silver; mais, voyant que l'autre ne bougeait pas, il lui
tourna le dos et se dirigea vers la grève.

Il ne devait pas aller loin. Saisissant de sa main gauche une branche
d'arbre, pour se tenir en équilibre, John Silver prit sa béquille de
la droite et, avec un cri de rage, fit tournoyer dans l'air cette arme
inattendue. Elle s'abattit la pointe en avant sur le pauvre Tom, et
le frappa, avec une violence inouïe, juste entre les deux épaules, en
pleine épine dorsale. Il leva les bras, exhala un gémissement sourd et
tomba la face en avant.

Était-il seulement étourdi? avait-il les reins cassés du coup?... c'est
ce qu'on ne saura jamais. Il n'eut pas le temps de revenir à lui. John
Silver, agile comme un singe, même sans sa béquille, bondit sur lui et
à deux reprises lui plongea son couteau dans le dos. De mon embuscade,
je l'entendais souffler comme un fauve, tandis qu'il frappait.

J'ignore si j'avais perdu complètement connaissance, dans la terreur
où me plongea cet horrible spectacle; mais, pendant les quelques
minutes qui suivirent, tout se confondit devant moi comme dans un
brouillard. John Silver, et les oiseaux du ciel, et le haut sommet
de la Longue-Vue, tournoyaient pêle-mêle à mes yeux; mes oreilles
bourdonnaient; je n'avais plus conscience de la réalité.

Quand je revins à moi, le monstre s'était relevé, la béquille sous le
bras et le chapeau en tête. A ses pieds, Tom gisait sans mouvement.
Mais le meurtrier ne le regardait même pas. Il était occupé à essuyer
son coutelas sur une poignée d'herbe. Autour de lui le soleil
impassible brillait sur le marécage fumant et sur le sommet des
hauteurs. Il semblait presque impossible de croire qu'un meurtre venait
d'être commis, une vie humaine tranchée dans sa fleur, à l'instant et
sous mes yeux.

Cependant John Silver mit la main à sa poche, y prit un sifflet et en
tira un appel qui résonna dans les airs.

Le sens de ce signal m'échappait, cela va sans dire; mais il réveilla
mes terreurs. D'autres brigands allaient arriver, qui me découvriraient
peut-être. Ils avaient déjà assassiné deux braves gens; mon tour ne
viendrait-il pas?

Sans perdre une seconde, je me dégageai des branches qui m'entouraient,
avec aussi peu de bruit que possible, et je me remis à ramper vers
la grande clairière. Tout en fuyant, j'entendais les appels du vieux
forban et de ses camarades, et il n'en fallait pas plus pour me donner
des ailes. Dès que je me vis hors du taillis, je me mis à courir comme
je n'ai jamais couru, sans m'occuper de la direction que je prenais,
pourvu qu'elle fût en sens contraire de celle des assassins. Et, à
mesure que je courais, ma peur grandissait au point de devenir une
sorte de frénésie.

Et, en vérité, était-il possible de se trouver dans un plus grand
danger? Au coup de canon de retraite, comment oser rejoindre aux canots
ces démons encore fumants de leur crime? Le premier qui m'apercevrait
n'allait-il pas me tordre le cou comme à une bécasse? Mon absence même,
ne disait-elle pas mes alarmes et par conséquent mes soupçons?...
C'est fini, me disais-je. Adieu à l'_Hispaniola!_ Adieu au squire, au
docteur, au capitaine! Il n'y a plus pour moi que la mort, par la faim
ou par les mains des révoltés...

Tout en faisant ces amères réflexions, je courais toujours, et
j'étais arrivé sans m'en apercevoir au pied d'une des collines, dans
cette partie de l'île où les chênes verts poussaient moins drus et
plus semblables à des arbres de forêt. Quelques pins assez hauts s'y
montraient aussi. L'air était plus frais et plus pur qu'en bas, dans le
marécage.

C'est là qu'une nouvelle alarme m'arrêta court, et me tint immobile, le
cœur battant à se rompre.




XV

L'HABITANT DE L'ILE.


Un éboulement de gravier venait de rouler soudain au flanc de la
colline et rebondissait au milieu des arbres. Mes yeux se tournèrent
instinctivement vers le point où il s'était produit, et je crus voir
un être vivant se glisser derrière un tronc de sapin. Qu'était cet
être? Un ours, un singe de grande espèce ou un homme? Je ne pus le
déterminer. Il était noir et velu, voilà tout ce que j'eus le temps
de remarquer. La terreur, au surplus, me paralysait. Je me voyais
perdu sans ressources: derrière moi les assassins, devant moi cet être
mystérieux!...

Mon choix ne fut pas long. Plutôt Silver lui-même que cet habitant des
bois!...

Je tournai les talons et je repris le chemin de la grève, non sans
regarder avec soin derrière moi.

Il fallut bientôt m'avouer que le cas était sans ressources. L'être
mystérieux, après avoir fait un grand détour, reparaissait devant moi
et venait à ma rencontre!...

J'étais épuisé de fatigue; mais, eussé-je été aussi frais et dispos
qu'en sautant le matin à bas de mon hamac, je n'aurais pu lutter de
vitesse avec un tel adversaire. Il courait d'arbre en arbre comme un
daim, quoiqu'il n'eût que deux jambes, comme un homme... Et c'était
bien un homme, je ne pouvais en douter plus longtemps.

Des histoires de cannibales me revinrent en mémoire. J'allais appeler
au secours, quand l'idée que j'avais affaire à un homme, même sauvage,
me rassura dans une certaine mesure. Je me dis qu'il ne pouvait pas
être aussi féroce que Silver. Je m'arrêtai donc pour réfléchir à
quelque moyen de salut, et tout à coup je songeai que j'avais un
pistolet. Aussitôt le courage me revint. Je fis volte-face et marchai
droit à l'inconnu.

Il s'était caché derrière un tronc d'arbre; mais sans doute il
m'observait, car, voyant mon mouvement, il se montra et fit un pas
vers moi. Puis il parut hésiter, recula, et, finalement, à ma surprise
mêlée de confusion, il se jeta à genoux en tendant vers moi des mains
suppliantes.

Je m'arrêtai aussitôt.

«Qui êtes-vous? demandai-je.

--Ben Gunn, répondit-il. (Et sa voix était rauque comme une vieille
serrure rouillée.) Je suis le pauvre Ben Gunn. Et il y a trois ans que
je n'ai parlé à une créature humaine.»

Je m'aperçus alors que c'était un blanc comme moi, et même que ses
traits étaient assez agréables. Sa peau, partout où on la voyait,
semblait comme tannée par le soleil; ses lèvres mêmes étaient noires,
et ses yeux clairs faisaient le plus singulier effet dans une figure
aussi brune. Jamais je n'avais vu mendiant aussi déguenillé. Son
accoutrement était le plus étrange, composé de vieux haillons de
matelot et de lambeaux de toile à voile, retenus par tout un système
d'agrafes hétéroclites: des boutons de cuivre, des morceaux de bois,
des bouts de ficelle goudronnée. La seule partie solide de son
équipement était un vieux ceinturon de cuir à large boucle, qui lui
serrait les reins.

«Trois ans! m'écriai-je. Avez-vous fait naufrage sur cette île?

--Non, camarade, dit-il, je suis un pauvre _marron_.»

[Illustration: X

TENDANT VERS MOI DES MAINS SUPPLIANTES.]

Je connaissais ce mot et je savais qu'il se rapportait à une
affreuse punition, en usage parmi les pirates. Elle consiste à déposer
le coupable dans une île déserte et lointaine, avec une provision de
poudre et de plomb, et à l'y abandonner pour toujours.

«Marron depuis trois ans, reprit-il. J'ai vécu tout ce temps de chair
de chèvre, de baies sauvages et d'huîtres. Où que soit un homme,
voyez-vous, il arrive toujours à vivre. Mais je suis joliment fatigué
de ce régime, vous pouvez m'en croire!... C'est moi qui mangerais
volontiers un bout de fromage!... Vous n'en auriez pas sur vous, par
hasard?... Non? Bien souvent la nuit j'ai rêvé que j'avais un grand
morceau de fromage et que je le faisais griller sur les charbons; mais,
hélas! en me réveillant, je me retrouvais ici!...

--Si jamais je puis retourner à bord, lui dis-je, vous pouvez compter
que vous aurez du fromage à la livre.»

Tout ce temps, il avait tâté l'étoffe de ma jaquette, caressé mes
mains, admiré mes bottes, en montrant un plaisir enfantin à revoir une
créature humaine. Mais, à mes derniers mots, il tressaillit et releva
la tête avec une sorte de timidité sauvage.

«Si jamais vous pouvez retourner à bord? demanda-t-il. Et qui peut vous
en empêcher?

--Pas vous, j'en suis sûr, répondis-je.

--Vous avez bien raison!... Mais comment vous appelez-vous, camarade?

--Jim, lui dis-je.

--Jim!... Jim!... répétait-il, tout ravi. Eh bien, Jim, pendant des
mois et des années j'ai vécu comme un chien. Vous ne croiriez pas à me
voir que j'ai eu une bonne mère, tout comme un autre, n'est-ce pas?

--Ma foi, non, répondis-je franchement.

--Eh bien, c'est pourtant vrai. J'en avais une qui valait son pesant
d'or... Et moi, j'étais un garçon bien sage et je récitais mes leçons
si vite qu'on ne distinguait pas un mot de l'autre... Voilà pourtant
où j'en suis venu, Jim!... Tout cela pour avoir commencé en jouant
aux billes à l'heure de l'école!... Ma mère me l'avait bien prédit,
la digne femme!... Aussi j'ai fait mes réflexions, allez, depuis que
je suis ici... Ce n'est pas moi qu'on reprendra à boire du rhum, je
vous le garantis!... Tout au plus un dé à coudre, histoire de porter
bonheur, vous savez, si l'occasion se présente!... Mais je veux mener
une vie exemplaire... Et puis il faut que je vous dise, Jim (ici il
regarda autour de lui et baissa la voix), je suis riche, très riche!...

--Le pauvre diable a perdu la tête dans sa solitude, me disais-je.»

Peut-être lut-il cette conclusion sur mon visage, car il reprit avec
impatience:

«Très riche!... très riche! vous dis-je. Et savez-vous mon projet? Je
vous ferai riche aussi, Jim... Vous pourrez bénir votre étoile d'avoir
été le premier à me trouver ici, mon petit!...»

Mais tout à coup sa physionomie changea; il s'assombrit, et, me prenant
par la main, leva son index d'un air d'inquiétude.

«Jim! dites-moi la vérité, reprit-il. Ce n'est pas, au moins, le navire
de Flint qui vous a conduit ici?»

Une inspiration me vint. Je me dis que nous pourrions peut-être trouver
un allié en ce pauvre homme.

«Non, lui dis-je, ce n'est pas le navire de Flint. Flint est mort. Mais
je veux être franc, puisque vous le désirez, et je dois vous déclarer
que, pour notre malheur, nous avons à bord quelques-uns de ses hommes.

--Non pas, au moins, un homme à une seule jambe? demanda-t-il d'une
voix éteinte.

--John Silver?

--Oui, John Silver, c'était son nom!...

--Hélas!... c'est le cuisinier de notre navire, et aussi le meneur de
la bande.»

Le pauvre diable tenait toujours ma main. Il la serra avec violence.

«Si c'est John Silver qui vous envoie, je suis mort, je le sais!
dit-il.--Mais où croyez-vous être?» reprit-il après un instant de
silence.

Pour mieux le rassurer, je lui dis en quelques mots le but de
l'histoire de notre voyage et la position critique dans laquelle nous
nous trouvions. Il m'écouta avec un profond intérêt, et quand j'eus
fini mon récit:

«Je vois que tu es un bon garçon, Jim, reprit-il, et que vous êtes tous
dans une triste passe... Eh bien, fiez-vous à Ben Gunn, et il vous en
tirera!... Seulement, mon petit, dis-moi une chose: penses-tu que le
squire serait homme à se montrer généreux pour celui qui viendrait à
son aide, puisqu'il est dans une triste passe, comme tu le dis-toi
même?...»

Je l'assurai que le squire était le plus généreux des hommes.

«Oui, mais je m'entends! reprit Ben Gunn: je ne veux pas parler d'un
poste de garde-chasse et d'une livrée. Ce n'est pas du tout mon
affaire, mon petit Jim... Mais penses-tu bien qu'il me donnerait...
disons mille livres sterling... sur cet argent qui est déjà mien pour
ainsi dire?

--J'en suis sûr, répondis-je. Son intention a toujours été de faire une
part à chacun.

--Et il me donnerait aussi le passage gratuit? reprit-il d'un air
diplomatique.

--Le squire n'est pas homme à vous refuser cette faveur; et, du reste,
vous nous serez utile pour la manœuvre, si nous arrivons à nous
débarrasser de ces forbans.

--C'est vrai, dit-il avec satisfaction, comme tranquillisé par cet
argument. Eh bien, je vais te raconter mon affaire, reprit-il. Je
faisais partie de l'équipage de Flint sur le _Walrus_, quand il vint
ici avec six hommes,--six des plus robustes d'entre nous,--pour
enterrer son trésor. Ils demeurèrent à terre près d'une semaine; nous
avions ordre de les attendre à bord. Un beau matin, voilà le signal,
et Flint revient tout seul en canot, la tête bandée dans un foulard
bleu. Le soleil se levait et frappait en plein son visage qui était
d'une pâleur mortelle. Mais il revenait, lui, vois-tu... et les autres
étaient morts... morts et enterrés, tous les six! Comment avait-il
fait? Personne n'aurait pu le dire. Que ce fût querelle, assassinat ou
morts subites, il était seul, et eux six! Billy Bones lui servait alors
de lieutenant, et John Silver de quartier-maître. Ils lui demandèrent
des nouvelles du trésor. «Vous pouvez aller à terre et le chercher, si
le cœur vous en dit, répondit-il; mais, quant au _Walrus_, il va mettre
à la voile et se remettre à l'ouvrage, par les cent mille tonnerres!»

Telles furent ses paroles... Pour lors, trois ans plus tard, j'étais
sur un autre navire, quand nous passâmes en vue de cette île.
«Camarades, c'est là que se trouve le trésor de Flint. Allons à terre
et cherchons-le!» m'écriai-je. Cela ne plaisait pas trop au capitaine;
mais il fut obligé d'y consentir, et nous débarquâmes. Pendant douze
jours, nous ne fîmes que chercher, sans rien trouver; mes camarades
étaient furieux contre moi; un soir ils prirent le parti de revenir à
bord, mais sans moi. «Benjamin Gunn, me dirent-ils, voilà un fusil, une
bêche et une pioche; tu vas rester ici, garçon, et chercher l'argent de
Flint.» Et ils m'abandonnèrent. Il y a trois ans que je suis ici, trois
ans que je n'ai pas eu une bouchée de pain à me mettre sous la dent...
Mais regarde-moi, Jim, regarde moi bien... Est-ce que j'ai l'air d'un
simple matelot?... Non, n'est-ce pas? Et je ne le suis pas non plus!...»

Ici il cligna de l'œil en me pinçant le bras.

«Tu peux le dire au squire, Jim, reprit-il, tu peux lui répéter mes
propres paroles. «Et il ne l'est pas non plus, lui diras-tu. Pendant
trois ans il a habité l'île, le jour et la nuit, par le beau et le
mauvais temps; pensant souvent à sa vieille mère et se demandant si
elle est encore vivante (c'est ainsi que tu diras); mais pensant aussi
à autre chose (diras-tu) et s'occupant d'autre chose...» Et alors tu le
pinceras comme ceci...»

Et il me pinça de nouveau, en me regardant d'un air malin. Puis il
continua:

«Ben Gunn est un brave homme (diras-tu), il sait faire la différence
entre un vrai gentleman et un de ces chevaliers de fortune, comme ils
s'appellent, l'ayant été lui même...»

Je l'arrêtai pour lui déclarer que je ne comprenais pas un mot de tout
ce qu'il me contait là.

«Peu importe, du reste, ajoutai-je. La question est de savoir comment
je reviendrai à bord.

--C'est là ce qui t'embarrasse me répondit-il. Eh bien, et mon bateau,
que j'ai fait de ces propres mains que voilà!... Je le tiens à l'abri
sous la roche blanche... S'il faut en arriver là, nous tenterons la
chose quand la nuit sera tombée... Mais qu'est ceci?» fit-il tout à
coup.

Quoique le soleil fût encore sur l'horizon pour deux heures au bas mot,
tous les échos de l'île venaient de répercuter un coup de canon.

«La bataille a commencé! m'écriai-je. Suivez-moi...»

Oubliant toutes mes terreurs, je me mis à courir vers le mouillage,
suivi de près par l'habitant de l'île.

«A gauche, à gauche, appuie à gauche, camarade Jim, disait-il en
trottant légèrement, sous les arbres!... Voici l'endroit où j'ai tué
une première chèvre!... Elles n'y viennent plus maintenant, elles ont
trop grand'peur de Ben Gunn!... Et voici le cimetière, ces monticules
espacés sur la droite.»

Ainsi il bavardait, sans attendre d'ailleurs ni recevoir de réponse.

Après un assez long intervalle, une volée de coups de fusil suivit le
coup de canon. Puis il y eut un grand silence, et, comme j'approchais
de la côte, j'aperçus tout à coup, à un quart de mille devant moi, le
drapeau anglais flottant dans les airs au-dessus des arbres.




XVI

LE FORTIN

(_Récit du docteur._)


Ici, je prends la parole pour conter ce que Jim n'avait pu voir, se
trouvant dans l'île.

Il était environ une heure et demie après midi--on venait de piquer
trois, comme disent les marins,--quand les canots quittèrent
l'_Hispaniola_ pour se rendre à terre. Nous tenions conseil dans le
salon, le capitaine, le squire et moi. Si nous avions seulement eu la
plus légère brise, notre parti aurait été bientôt pris. Nous serions
tombés sur les six rebelles restés à bord, nous aurions coupé le câble
et pris le large. Mais il n'y avait pas un souffle d'air. Et pour
mettre le comble à notre détresse, Hunter vint nous apprendre que Jim
Hawkins, se glissant dans une des chaloupes, s'en était allé à terre
avec les autres.

L'idée de suspecter sa fidélité ne nous vint même pas. C'est pour sa
vie que nous tremblions. Livré à des scélérats comme ceux au milieu
desquels il se trouvait, l'enfant reviendrait-il jamais? Nous en
doutions fort.

Nous montâmes sur le pont. Le goudron bouillait littéralement dans les
coutures du parquet. L'odeur affreuse de ce mouillage me donna mal au
cœur. Si jamais les fièvres et la dysenterie ont plané dans l'air,
c'est à coup sûr en cet abominable endroit. Les six coquins étaient
allongés sur le gaillard d'avant, à l'ombre d'une voile, chuchotant
entre eux. A terre, nous pouvions voir les deux chaloupes amarrées près
de la bouche d'un ruisseau, chacune sous la garde d'un homme; l'un
d'eux sifflotait un air qui arrivait jusqu'à nous.

L'attente devenait intolérable. Il fut décidé que Hunter et moi nous
irions aux nouvelles dans le petit canot. Les chaloupes s'étaient
dirigées vers la droite. Nous nous dirigeâmes vers le fortin indiqué
sur la carte. Ce mouvement parut inquiéter les deux hommes qui
gardaient les chaloupes; nous les vîmes se consulter. S'ils étaient
allés avertir Silver, les choses auraient sans doute tourné bien
difficilement. Mais évidemment ils avaient leur consigne, car ils se
décidèrent à rester tranquilles à leur poste, et celui qui sifflotait
reprit cet exercice musical.

La côte présentant un léger renflement, je dirigeai mon canot de
manière à mettre ce renflement entre eux et nous, de façon qu'ils
cessèrent de nous voir avant même que nous eussions touché terre. En
sautant sur la grève, je pressai le pas autant qu'il était possible
sans courir, après avoir eu soin de mettre un grand mouchoir de soie
sur mon chapeau, pour me garantir du soleil. Je tenais la main sur
mes pistolets tout armés.

En cent pas j'arrivai au fortin. Il était assez ingénieusement établi
sur un monticule au pied duquel jaillissait une source, et se composait
d'un bâtiment carré, formé de troncs d'arbres et crénelé sur les
quatre faces; une quarantaine d'hommes pouvaient aisément s'y loger
et s'y défendre par un feu de mousqueterie. Autour de ce bâtiment,
les arbres et les broussailles avaient été coupés dans un rayon assez
étendu, de manière à l'isoler de tout obstacle qui pût couvrir des
assaillants. Enfin, tout autour du monticule, et de manière à enclore
la source, régnait une forte palissade de six pieds de haut, sans porte
ni solution de continuité, formée de pieux trop lourds pour qu'il fût
aisé de les arracher, trop espacés pour que des assiégeants pussent
s'en faire un abri. On devait donc les voir venir du fort et les
tirer en toute sûreté, comme des lapins. Au total, les choses étaient
arrangées pour qu'une poignée d'hommes pût tenir là contre un régiment.

Mais ce qui me séduisait surtout, c'était la source. Il faut dire que
ni les provisions, ni les vins fins, ni les armes et les munitions, ne
manquaient à bord de l'_Hispaniola_; mais nous n'avions plus d'eau.

J'étais en train de songer aux moyens d'en emporter, quand un cri
épouvantable,--un cri d'homme qu'on égorge,--déchira les airs. Je
n'étais plus un novice et j'avais souvent vu la mort de près;--j'ai
servi sous le duc de Cumberland et j'ai eu l'honneur d'être blessé à
Fontenoy;--et pourtant ce cri me glaça d'épouvante.

«C'est l'appel suprême du pauvre Jim!» me dis-je.

Un médecin doublé d'un vieux soldat a bientôt fait d'arrêter ses
résolutions. Sans perdre une minute, je revins à la grève et je me
jetai dans le canot.

Hunter était heureusement un excellent rameur. L'embarcation volait sur
l'eau, à la lettre. Elle eut bientôt rallié le schooner, et je sautai
sur le pont.

Tout le monde était en émoi, comme de juste. Le squire, blanc comme un
linge et la tête basse, pensait au danger où il nous avait entraînés,
le pauvre homme! Et l'un des matelots se trouvait à peu près dans le
même état.

«Voilà un gaillard pour qui tout ceci est chose nouvelle, me dit le
capitaine en me le montrant du coin de l'œil. Il s'est presque évanoui
quand il a entendu ce cri. Le moindre effort suffirait, je gage, pour
nous le ramener.

Je fis part au capitaine de ce que je venais de voir, du plan que
j'avais conçu et qu'il adopta aussitôt. Restait à l'exécuter sans délai.

Nous commençâmes donc par poster le vieux Redruth dans la coursive qui
conduisait du salon à l'avant,--avec un matelas pour rempart, contre
la grille, et quatre mousquets chargés à portée de sa main. Hunter
amena le canot sous la fenêtre de poupe, et, avec l'aide de Joyce, je
le chargeai de poudre, de mousquets, de biscuit, de porc salé, d'un
baril de cognac et de ma précieuse boîte à médicaments.

Pendant ce temps, le squire et le capitaine étaient restés sur le pont.
Quand le moment fut venu, M. Smollett s'adressa à haute voix au second
maître:

«Monsieur Hands, lui dit-il, vous voyez que nous sommes deux, chacun
avec une paire de pistolets... Si l'un de vous six a le malheur de
faire un signal quelconque, je vous avertis que c'est un homme mort!...»

Cet avertissement prit les six hommes par surprise. Ils restèrent
quelque temps à se consulter, puis tout à coup se jetèrent dans
l'écoutille de l'avant. Sans doute, ils espéraient nous surprendre par
derrière. Mais à peine avaient-ils vu les préparatifs de Redruth dans
la coursive, qu'ils revinrent à l'avant, et une tête se montra sur le
pont.

«A bas, chien!» cria le capitaine en levant son pistolet.

La tête disparut aussitôt, et, pour quelque temps au moins, nous nous
trouvâmes débarrassés de ces six guerriers peu redoutables.

Cependant le canot était aussi lourdement chargé que possible. Joyce et
moi, nous nous laissâmes glisser par la fenêtre de poupe, et nous fîmes
aussitôt force de rames vers la grève.

Ce second voyage ne manqua pas d'attirer l'attention des deux hommes
qui gardaient les chaloupes. Celui qui sifflotait s'arrêta de nouveau,
et comme nous allions disparaître derrière le renflement dont j'ai
parlé, l'un d'eux se jeta à terre et disparut. Un instant, je fus tenté
de modifier mon plan et de détruire les chaloupes. Mais je me dis que
Silver pouvait être à portée, avec sa bande, et qu'il ne fallait pas
risquer de tout perdre pour avoir voulu trop gagner.

[Illustration: XI

SI L'UN DE VOUS A LE MALHEUR DE FAIRE UN SIGNAL QUELCONQUE.]

Nous accostâmes donc au point où j'avais d'abord touché, et nous
nous mîmes à transporter les provisions au fort, ou, pour ne pas lui
donner un nom si ambitieux, au _blockhaus_. Pesamment chargés tous
les trois, nous nous contentâmes, à ce premier voyage, de jeter notre
chargement par-dessus la palissade. Puis, laissant Joyce à la garde de
ce premier convoi,--seul à la vérité, mais avec six mousquets sous la
main,--nous nous hâtâmes, Hunter et moi, de revenir au canot.

Trois fois, sans reprendre haleine, nous renouvelâmes ce voyage; puis,
notre cargaison bien et dûment mise à l'abri, je laissai les deux
domestiques dans le blockhaus, et je revins seul à l'_Hispaniola_.

Mon projet était de ramener un second chargement. Il peut sembler
téméraire. Mais il faut songer que, si nos adversaires avaient
l'avantage du nombre, nous avions celui des armes. Aucun des rebelles
qui se trouvaient à terre n'avait de mousquet, et, avant d'arriver
à portée de pistolet, nous comptions bien en mettre au moins une
demi-douzaine à bas.

Le squire m'attendait à l'arrière, complètement remis de sa faiblesse.
Il attira le câblot que je lui lançai et l'attacha solidement; puis,
nous recommençâmes avec ardeur à charger le canot. La cargaison
consista presque exclusivement, cette fois, en porc salé, biscuit et
poudre, avec seulement un mousquet et un coutelas pour chacun de nous,
le squire, le capitaine, Redruth et moi. Tout le reste des provisions,
armes et munitions, qui se trouvaient à bord, nous les jetâmes à l'eau,
par deux brasses de fond. Je vois encore l'éclat bleuâtre de l'acier,
brillant sous les eaux sur un lit de sable jaune.

La marée descendait, et le schooner commençait à virer lentement autour
de son ancre. On entendait des appels lointains dans la direction des
chaloupes, et, quoique cela nous rassurât sur le compte de Joyce et
de Hunter, qui se trouvaient plus à l'est, c'était un avertissement
de nous hâter. Redruth abandonna donc son poste dans la coursive et
rejoignit le squire et moi dans le canot, que nous amenâmes alors à
l'échelle de tribord pour être plus à portée d'embarquer le capitaine.
Jusqu'à cette dernière minute, en effet, il avait monté la garde sur
le pont. Au moment de descendre, il s'adressa à ceux de l'avant, d'une
voix haute et ferme:

«Hé! les hommes, dit-il, m'entendez-vous?...»

Il n'y eut pas de réponse.

«Abraham Gray, reprit-il, c'est à vous que je parle!»

Toujours pas de réponse.

«Gray, répéta M. Smollett, je quitte le navire et je vous ordonne de
suivre votre capitaine!... Je sais que vous êtes un brave garçon, et
qu'aucun de vous n'est aussi mauvais qu'il veut le paraître... J'ai
ma montre en main, Gray, et je vous donne trente secondes pour me
rejoindre....»

Il y eut un silence.

«Allons, mon garçon, dit encore le capitaine, ne nous tenez pas ainsi
le bec dans l'eau... Chaque seconde de retard met en danger la vie de
ces messieurs!...»

Là-dessus, une sorte de tumulte sourd, un bruit de lutte; puis Abraham
Gray bondit hors de l'écoutille, un coup de couteau dans la joue, et
courut à son chef comme un bon chien à l'appel de son maître.

«Je suis avec vous, capitaine,» dit-il.

Un instant après, ils nous avaient rejoints tous deux dans le canot,
et nous faisions force de rames. Nous étions sains et saufs hors du
schooner, mais point encore à l'abri dans le blockhaus.




XVII

LE DERNIER VOYAGE DU CANOT

(_Suite du récit du docteur._)


Notre canot était visiblement trop chargé. Cinq hommes (dont trois
avaient plus de six pieds de haut) représentaient déjà un poids
excessif pour une embarcation pareille. Or, nous avions, en outre,
plusieurs quartiers de porc salé, trois sacs de biscuit et une assez
grande quantité de poudre. Aussi embarquions-nous de l'eau à chaque
instant, et nous n'avions pas fait cent yards que mes culottes et les
basques de mon habit étaient littéralement trempés.

Le capitaine nous fit mieux répartir le chargement, ce qui améliora un
peu les choses. Mais à peine osions-nous respirer, de peur de causer un
désastre.

D'autre part, la marée commençait à descendre. Un courant assez fort
se formait, venant de l'ouest de la baie et se dirigeant vers la passe
par où nous avions eu accès dans la matinée. Les ondulations mêmes de
l'eau étaient un danger pour notre équilibre très peu stable. Mais
le pis, c'est que le courant nous détournait de notre route et nous
portait derrière le renflement de la côte; en nous laissant entraîner,
nous serions allés droit sur les chaloupes, où les révoltés pouvaient
arriver d'une minute à l'autre. L'embarras était pour moi, car je
tenais la barre.

«Il m'est impossible de gouverner sur le blockhaus, dis-je enfin au
capitaine qui s'était mis aux avirons avec Redruth. La marée nous fait
dévier. Ne pourriez-vous pas appuyer un peu plus sur votre gauche?...

--Non pas sans couler à pic, me fut-il répondu. La barre à tribord,
s'il vous plaît, la barre à tribord jusqu'à ce que vous voyiez que nous
gagnons sur le courant!...»

Je fis de mon mieux; mais le jusant ne cessa pas de nous faire dériver
jusqu'à ce que nous eussions le cap droit à l'est, c'est-à-dire à angle
droit avec notre vraie direction.

«Ce n'est pas ainsi que nous arriverons à terre, repris-je.

--Nous n'avons pas le choix, répliqua le capitaine. Il est
indispensable que nous restions au-dessus du point que nous avons en
vue, en faisant tête au courant; car, s'il nous entraînait au-dessous
de ce point, Dieu sait où nous irions atterrir, sans compter la chance
d'être attaqués par les chaloupes; tandis que, comme ceci, il faudra
bien que le courant perde de sa force, et nous pourrons alors biaiser
le long de la côte.

--Le courant est déjà moins fort, monsieur, me dit Gray, le matelot,
qui s'était placé à l'avant. Je crois que vous pourriez laisser porter
d'un point ou deux...

--Merci, mon garçon» lui répondis-je, tout tranquillement,» car chacun
avait déjà résolu à part soi de le traiter en ami et comme s'il n'y
avait pas eu le moindre malentendu.

Tout à coup le capitaine, dont la face était naturellement tournée
vers le schooner, en ramant vers la côte, parut s'émouvoir de ce qu'il
voyait:

«Le canon! dit-il tout à coup d'une voix légèrement altérée.

--J'y ai bien pensé, répondis-je, convaincu qu'il pensait à une
possibilité de bombardement du blockhaus. Mais ils n'ont aucun moyen de
le débarquer, et l'eussent-ils, ils ne pourraient jamais le traîner à
travers les bois.

--Je parle de la pièce qui est à l'arrière,» répliqua le capitaine.

Et, de fait, nous l'avions complètement oubliée. En me retournant, je
vis les cinq coquins déjà occupés à lui ôter sa jaquette, comme ils
appelaient la toile goudronnée dont elle était enveloppée. Presque au
même instant je me rappelai que nous avions négligé de noyer la poudre
et les boulets destinés à cette pièce et qui se trouvaient dans une
soute spéciale. Un coup de hache sur la porte et les mauvais gredins
allaient y mettre la main.

«Israël a été canonnier sous Flint,» fit observer Gray d'une voix
rauque.

A tout risque, je dirigeai le canot vers mon débarcadère. Nous étions
heureusement déjà assez loin du fil du courant pour pouvoir prendre et
garder cette direction. Mais, en revanche nous présentions maintenant
le flanc et non plus l'arrière à l'_Hispaniola_, et nous devenions pour
sa bordée une cible aussi large qu'une porte cochère.

Non seulement je voyais, mais j'entendais ce coquin à face d'ivrogne,
Israël Hands, poussant du pied un boulet sur le pont.

«Qui est le plus sûr ici de son coup de fusil? demanda le capitaine.

--M. Trelawney, sans comparaison, répondis-je.

--Monsieur Trelawney, voulez-vous avoir l'obligeance de me descendre un
de ces gredins? Hands, si c'est possible, reprit le capitaine.»

Trelawney, aussi calme qu'à l'affût, examina l'amorce de son arme.

«Attention au recul, monsieur, dit le capitaine, ou vous nous
chavirez!... Que tout le monde se tienne prêt à faire contrepoids
quand le coup partira...»

Le squire épaula son fusil, les avirons restèrent immobiles, chacun se
pencha pour maintenir l'équilibre, et tous les mouvements furent si
bien combinés qu'il n'entra pas une goutte d'eau dans le canot.

Cependant les rebelles avaient déjà fait tourner le canon sur son
affût. Hands, qui se trouvait à la gueule avec son refouloir était le
plus exposé. Mais au moment même où M. Trelawney faisait feu, il se
baissa, la balle passa par-dessus sa tête, et ce fut un des quatre
autres qui tomba.

Il poussa un cri, et à ce cri répondirent non seulement ses camarades à
bord, mais un grand nombre de voix à terre. En regardant de ce côté, je
vis alors les autres forbans sortir des bois et se précipiter dans les
chaloupes.

«Voilà les chaloupes, capitaine! m'écriai-je.

--Laissez porter, en ce cas! répondit le capitaine. Tant pis si nous
arrivons au marécage... Si nous ne touchons pas terre, c'est fini!...

--Une seule des chaloupes vient sur nous, repris-je. L'équipage de
l'autre court probablement sur la grève pour nous couper la retraite.

--Ils auront chaud! répliqua le capitaine. Marins à terre et cavaliers
à pied, vous savez... Ce n'est pas eux que je crains!... Ce sont les
boulets... Un enfant ne nous manquerait pas... Attention, squire;
quand vous verrez s'abaisser la mèche!... nous donnerons un coup en
arrière...»

Tout en causant, nous allions bon train pour un canot aussi chargé
et nous ne faisions pas trop d'eau. Encore trente ou quarante coups
d'aviron et nous toucherions terre. Il n'y avait plus à craindre la
chaloupe, que le petit renflement de la côte nous cachait déjà. La
marée descendante, qui nous avait si cruellement retardés, nous faisait
réparation maintenant, en retardant à leur tour nos ennemis. Le seul
véritable danger était le canon.

«Si j'osais, disait le capitaine, je donnerais l'ordre d'arrêter et de
tirer un autre de ces coquins!...

Mais il était clair qu'ils allaient lâcher leur coup. Pas un d'eux ne
faisait seulement attention au blessé, que je voyais se traîner tant
bien que mal sur le pont.

«Ça y est! cria le squire.

[Illustration: XII

LE SQUIRE ÉPAULA SON FUSIL.]

--Pousse!...» répondit le capitaine, comme un écho.

Redruth et lui renversèrent simultanément leurs avirons avec tant
de force, que notre arrière plongea sous l'eau. Au même instant la
détonation frappa nos oreilles. C'est ce premier coup que Jim entendit,
car le coup de fusil du squire ne lui était pas parvenu. Où passa le
boulet? c'est ce qu'aucun de nous n'a jamais su. Mais je crois bien que
ce fut au-dessus de nos têtes et que le courant d'air produit par son
passage eut sa part dans notre désastre.

Quoi qu'il en soit, le canot coula tranquillement par l'arrière, dans
trois pieds d'eau, laissant le capitaine et moi sur pieds, en face
l'un de l'autre. Quant à nos trois compagnons, ils furent complètement
submergés et reparurent soufflant comme des phoques.

Jusque-là, il n'y avait pas grand mal. Personne n'était gravement
endommagé, et nous n'avions qu'à marcher jusqu'au bord de l'eau. Mais
nos provisions étaient noyées, et, pour comble de malheur, il en était
de même de trois fusils sur cinq. J'avais instinctivement élevé le mien
au-dessus de ma tête, et le capitaine, en homme prévoyant, avait gardé
le sien en bandoulière et canon bas.

Pour comble, nous entendions les voix se rapprocher de nous dans les
bois qui bordaient la côte. Non seulement nous étions menacés de nous
voir coupés du blockhaus, dans cet état d'impuissance relative mais
nous pouvions craindre que Joyce et Hunter ne fussent pas en force de
s'y maintenir. Hunter était solide, nous le savions; mais nous étions
moins sûrs de Joyce: c'était un homme fort agréable, poli, excellent
valet de chambre et parfait pour brosser les habits, mais qui ne
semblait pas précisément taillé pour la guerre.

Telles étaient nos réflexions, tandis que nous nous hâtions de gagner
le bord, dans l'eau jusqu'aux genoux, en laissant derrière nous le
pauvre canot, avec une bonne moitié de nos vivres et de nos munitions.




XVIII

COMMENT SE TERMINA LA PREMIÈRE JOURNÉE

(_Suite du récit du docteur._)


Nous nous jetâmes au plus vite dans la petite bande de bois qui nous
séparait encore du blockhaus. A chaque instant les voix des brigands
se rapprochaient. Bientôt nous entendîmes le bruit précipité de leur
course dans le taillis, et le craquement des branches qu'ils écartaient
pour se frayer un passage. Il devenait évident que nous allions les
avoir sur nous, et je commençai par m'assurer de l'état de mon amorce.

«Capitaine, dis-je en même temps, Trelawney est le meilleur tireur de
nous tous. Vous feriez bien de lui passer votre fusil, puisque le sien
est mouillé...»

Les armes furent aussitôt échangées. Trelawney, toujours silencieux et
calme, s'arrêta un instant pour vérifier l'état de celle qu'il venait
de recevoir. Je remarquai alors que Gray n'était pas armé et je lui
passai mon coutelas. Il y avait plaisir à voir de quel air il cracha
aussitôt dans ses mains et se prit à brandir sa lame. Notre nouvelle
recrue valait évidemment son pesant d'or.

Quarante pas plus loin, nous arrivions à la lisière du bois et nous
débouchions sur le blockhaus. Comme nous touchions à la palissade du
côté sud, sept des rebelles, commandés par Job Andersen, arrivaient en
criant au sud-ouest. Ils s'arrêtèrent surpris à notre vue. Et avant
qu'ils eussent eu le temps de se reconnaître, quatre coups de feu
étaient partis: le mien et celui du squire, hors de la palissade, celui
de Hunter et de Joyce, de l'intérieur du blockhaus. Ces quatre coups
s'étaient succédé sans ordre, mais n'en firent pas moins leur effet: un
des brigands tomba; les autres, sans hésiter, tournèrent les talons et
se replongèrent dans le bois.

Après avoir rechargé nos armes, nous fîmes le tour de la palissade pour
examiner l'homme qui venait de tomber. Il était mort, une balle au cœur.

Nous exultions déjà sur ce premier succès, quand un coup de pistolet
éclata dans les broussailles voisines, et le pauvre Redruth s'abattit
à mes pieds. Le squire et moi nous eûmes bientôt riposté; mais, comme
nous tirions au jugé, ce fut probablement en pure perte. A peine
avions-nous rechargé nos armes, que notre attention se tourna vers le
malheureux Redruth. Le capitaine et Gray l'avaient déjà soulevé dans
leurs bras. Du premier coup d'œil je vis qu'il était perdu.

La promptitude de notre riposte avait sans doute intimidé les rebelles,
car nous eûmes tout le temps de faire passer le pauvre garde-chasse
par-dessus la palissade et de l'emporter, geignant et sanglant,
jusqu'à l'intérieur du blockhaus. Le brave homme n'avait pas prononcé
un seul mot d'étonnement, d'inquiétude ou même d'improbation, depuis
l'ouverture des hostilités jusqu'à l'instant où nous l'allongeâmes sur
le sol de notre refuge, pour y mourir. Bravement il était resté à son
poste derrière la grille de la coursive; silencieux et résolu, il avait
obéi à tous nos ordres; et maintenant il était frappé le premier, lui,
notre aîné de vingt ans à tous!... Le squire tomba à genoux auprès
de lui, en pleurant comme un enfant; il prit la main de son vieux
garde-chasse et la baisa.

«Est-ce que je m'en vais, docteur? me demanda le blessé d'une voix
faible.

--Vous allez au repos éternel, mon brave, lui dis-je avec la franchise
qu'il réclamait de moi.

--J'aurais aimé à leur envoyer une balle ou deux! fit-il avec un soupir.

--Mon pauvre Redruth, dites-moi que vous me pardonnez! murmura le
squire.

--Ce ne serait guère respectueux, maître, protesta le vieux
serviteur... mais, puisque vous le désirez--_Amen!_...»

Après un moment de silence, il dit qu'il souhaitait que quelqu'un lût
une prière.

«C'est l'usage, monsieur!» ajouta-t-il en matière d'excuse.

Puis il expira, sans avoir prononcé d'autres paroles.

Cependant le capitaine était en train de vider ses poches, et ce qu'il
en tirait me donnait enfin l'explication des bosses singulières que
j'avais remarquées sur sa personne depuis que nous avions quitté le
schooner: c'étaient des pavillons anglais, un rouleau de corde, un
encrier, des plumes, le livre du bord, plusieurs paquets de tabac et
d'autres choses encore. Il avait déjà trouvé un sapin de bonne longueur
couché dans l'enclos de la palissade, et, avec l'aide de Hunter, il le
dressait à l'un des angles du blockhaus, dans l'entrecroisement des
troncs d'arbres. Grimpant alors sur le toit, il attacha un pavillon à
sa corde, et, de ses propres mains, il le hissa au mât.

Cela fait, il parut beaucoup plus à son aise, et se mit à faire le
dénombrement de nos provisions, comme s'il n'y avait pas au monde
d'affaire plus importante. Cela ne l'empêchait pas de suivre du coin de
l'œil l'agonie du pauvre Redruth; car à peine eut-elle pris fin, qu'il
déploya un autre pavillon et l'étendit respectueusement sur le cadavre.

«Ne prenez pas les choses trop à cœur, monsieur, dit-il en serrant la
main du squire. Tout va bien pour lui... Quand un homme est tué en
faisant son devoir envers son capitaine et ses armateurs, il n'y a rien
à dire...»

Sur quoi il me prit à part.

«Docteur Livesey, me demanda-t-il, pour quelle époque attendez-vous le
navire de secours?»

Comme je le lui expliquai, c'était une question de mois plus que de
semaines ou de jours. Il avait été convenu avec Blandly que, si nous
n'étions pas de retour à la fin d'août, il enverrait un second schooner
à notre recherche, ni plus tôt ni plus tard.

«Faites le calcul vous-même, dis-je pour conclure.

--Eh bien, alors, répondit le capitaine en fourrageant dans ses
cheveux, sans être ingrat pour les bienfaits de la Providence, je crois
pouvoir dire, docteur, que nous sommes dans de fichus draps...

--Bah! répondis-je, nous en sortirons.

--Il est bien regrettable que nous ayons perdu ce second chargement,
reprit le capitaine en suivant son idée. Pour la poudre et le plomb,
cela peut encore aller, mais ce sont les rations qui sont courtes,
docteur!... si courtes que, ma foi, peut-être faut-il moins regretter
une bouche de plus...»

Et il désignait le pauvre Redruth enseveli sous son pavillon.

A ce moment un boulet passa en sifflant au-dessus du blockhaus et alla
se perdre dans les bois.

«Oh! oh!... fit le capitaine, amusez-vous, mes amis, comme si vous
aviez de la poudre de reste!...»

Un second coup de canon porta plus juste, et le boulet tomba dans
le blockhaus, en soulevant un nuage de poussière et de sable, mais
heureusement sans blesser personne.

«Capitaine, fit observer le squire, le fort est absolument invisible de
la mer. Il faut donc que ce soit votre pavillon qui serve de point de
mire. Ne serait-il pas plus sage de le redescendre?

--Abaisser mon pavillon! s'écria le capitaine. Non, monsieur, je ne
ferai point cela.»

Et il avait à peine énoncé cette déclaration, que nous étions tous
de son avis. Ce pavillon n'était pas seulement un symbole de devoir
et d'honneur, il servait encore à montrer aux révoltés que nous nous
occupions peu de leur bombardement.

Toute la soirée le feu continua; les boulets se suivaient de près,
les uns passant au-dessus de nos têtes, les autres tombant au pied
du blockhaus, d'autres se frayant un chemin dans le toit, sans grand
dommage. Les gens du schooner étaient obligés de pointer si haut que
le boulet avait perdu presque toute sa force, quand il arrivait, et
s'enfonçait à peine dans le sable; jamais il ne ricochait; aussi en
étions-nous bientôt venus à ne pas plus nous en inquiéter que d'une
balle de cricket.

«Ce tir a au moins un avantage, fit remarquer le capitaine, c'est qu'il
doit avoir débarrassé le bois de ces vermines. A l'heure qu'il est, le
jusant est au plus bas et nos provisions doivent être à découvert. Je
demande des volontaires pour aller procéder au sauvetage de notre porc
salé.»

Gray et Hunter furent les premiers à s'offrir. Armés jusqu'aux dents,
ils se glissèrent hors de la palissade, et, franchissant la bande de
bois qui nous séparait de la mer, ils arrivèrent au rivage. Mais ce fut
inutilement. Les rebelles avaient eu la même idée que nous, et quatre
ou cinq d'entre eux, plus audacieux que nous n'aurions supposé, ou se
sentant protégés par le canon d'Israël Hands, étaient déjà en train
d'enlever nos provisions, qu'ils disposaient dans une chaloupe; cette
embarcation se maintenait à leur portée en donnant un coup d'aviron
par-ci, un autre par-là, contre le courant; John s'y trouvait en
personne, dirigeant les opérations.

Chacun de ses hommes était maintenant armé d'un fusil que les gredins
avaient sans doute extrait de quelque cachette à eux connue.

Dans le blockhaus, le capitaine s'était assis devant son livre de bord,
et voici ce qu'il écrivait:

«Alexandre Smollett, maître du schooner _Hispaniola_; David Livesey,
docteur-médecin; Abraham Gray, second charpentier; John Trelawney,
propriétaire; John Hunter et Richard Joyce, domestiques du précédent,
passagers; les susnommés restés seuls fidèles à leur devoir, avec dix
jours de provisions à la ration de famine, ont abordé ce jourd'hui dans
l'Ile au Trésor et arboré le pavillon britannique sur le blockhaus.
Thomas Redruth, garde-chasse, passager, tué d'un coup de feu par les
rebelles. Jim Hawkins, mousse...»

A ce même moment, je me demandais ce qui était advenu du pauvre enfant,
quand nous entendîmes une voix nous appeler du côté opposé à la mer.

«Quelqu'un nous hèle, dit Hunter, qui montait la garde.

--Docteur!... Squire!... Capitaine!... Hunter, êtes-vous là?» disait la
voix.

Je courus à la porte et je vis Jim Hawkins, sain et sauf, qui
escaladait la palissade du blockhaus.




XIX

LA GARNISON DU BLOCKHAUS

(_Jim reprend son récit._)


J'ai dit que j'avais vu le pavillon britannique flottant dans les airs
au-dessus des arbres. Ben Gunn ne l'eut pas plus tôt aperçu qu'il
s'arrêta, et, posant la main sur mon épaule:

«Allons, dit-il, voilà tes amis, c'est sûr!...

--Plutôt les rebelles, je le crains, lui répondis-je.

--Bon! s'écria-t-il. Comme si dans une île où il ne vient que des
chevaliers de fortune, John Silver irait arborer autre chose que le
drapeau noir!... Non, ce sont tes amis, te dis-je... On s'est déjà
battu, c'est clair, tes amis ont eu le dessus et les voici installés
dans le blockhaus construit jadis par le vieux Flint... Ah! il en
avait de la tête, le vieux Flint! Il savait tout prévoir... Jamais il
n'a trouvé qu'un maître,--c'est le rhum. Et jamais il n'a eu peur de
personne,--sinon peut-être de John Silver...»

Ce bavardage commençait à m'excéder.

«Quoi qu'il en soit, m'écriai-je, allons au plus pressé et rejoignons
mes amis.

--Pas moi, camarade, répliqua Ben Gunn, pas moi!... Tu es un brave
garçon, je crois, mais après tout tu n'es qu'un enfant... Et Ben Gunn,
n'est pas une oie. Un verre de rhum ne me ferait pas aller où tu vas,
je t'assure,--pas même un verre de rhum!... Je ne ferai pas un pas tant
que je n'aurai pas vu le gentleman dont tu parles et qu'il ne m'aura
pas promis ce que tu sais... Mais surtout n'oublie pas mes paroles:
«Il lui faut des garanties (voilà ce que tu diras), il lui faut des
garanties.» Et puis tu le pinceras comme ceci...»

Pour la troisième fois, il me pinça le bras du même air confidentiel.

«Quand on aura besoin de Ben Gunn, reprit-il, tu sais où le trouver,
mon petit Jim. Précisément où je t'ai rencontré aujourd'hui.... Et
celui qui viendra aura soin de tenir à la main quelque chose de
blanc,--et de venir seul, surtout!... «Ben Gunn a ses raisons!» (voilà
ce que tu diras).

--Si je vous entends, lui dis-je, vous avez quelque chose à proposer,
et vous désirez que le squire ou le docteur vienne vous en entretenir,
à l'endroit même où nous nous sommes rencontrés. C'est tout, n'est-ce
pas?

--Tu oublies l'heure, reprit-il. Eh bien, entre celle de l'observation
de midi et le coup de six.

--Fort bien. Je puis m'en aller, maintenant?

--Tu n'oublieras rien, au moins? demanda-t-il avec inquiétude: «Des
garanties,--et il a ses raisons... raisons à lui connues», voilà
l'important. Si tu te souviens seulement de cela, tu peux partir,
Jim.... Et, si par hasard tu rencontrais John Silver, tu ne trahiras
pas Ben Gunn, n'est-ce pas? Rien ne te le ferait trahir, hein?... Ah!
si ces damnés pirates campent à terre, il y aura des veuves demain,
va!...»

Un coup de canon lui coupa la parole, et un boulet, sifflant au-dessus
de nos têtes, vint s'enterrer à une centaine de pas de l'endroit où
nous nous trouvions. Ce fut la fin de la conférence. Nous tournâmes les
talons, chacun de notre côté.

Pendant une bonne heure, les détonations se succédèrent et les boulets
continuèrent à pleuvoir. Je changeais de cachette à tout instant, et
ces terribles projectiles me poursuivaient toujours. Mais on s'habitue
à tout. Vers la fin du bombardement, quoique je n'osasse pas encore
me rapprocher du blockhaus, qui servait évidemment de cible à ce tir
d'enragés, j'avais un peu repris courage, et, après un long détour vers
l'est, je descendis avec précaution parmi les arbres de la grève.

Le soleil venait de se coucher. La brise agitait doucement la cime des
arbres et ridait la surface grise de la mer. La marée, complètement
descendue, laissait à découvert une large bande de sable. L'air s'était
subitement refroidi au point que je frissonnais dans ma jaquette.

L'_Hispaniola_ était toujours à l'ancre à la même place; mais à sa
corne flottait l'étendard noir des pirates. Comme je la regardais, une
lueur rouge suivie d'une détonation éclata à son arrière, les échos
résonnèrent et un boulet de canon siffla dans les airs. Ce fut le
dernier de la journée.

Pendant quelque temps encore, je restai caché, observant l'agitation
qui succédait à l'attaque. Sur la grève, des hommes étaient en train de
démolir quelque chose à coups de hache. Je sus par la suite que c'était
le pauvre canot. Au loin, près de l'embouchure du ruisseau, un grand
feu brillait parmi les arbres. Entre ce point et le schooner, une des
chaloupes ne faisait qu'aller et venir; les hommes qu'elle portait et
que j'avais vus si sombres le matin riaient et chantaient maintenant à
tue-tête. Évidemment le rhum était de la partie.

Enfin je crus pouvoir m'aventurer à me rapprocher du blockhaus. J'étais
descendu assez loin sur la côte basse et sablonneuse qui entoure le
mouillage à l'est et qui rejoint à marée basse l'île du Squelette. En
me relevant pour me mettre en marche, je remarquai à quelque distance,
dans le creux, parmi les broussailles, un rocher blanc assez haut
et d'un aspect tout particulier. Je pensai que ce devait être la
Roche-Blanche dont Ben Gunn avait parlé, et je me dis que si un bateau
devenait nécessaire à un moment ou à un autre, je saurais où le trouver.

Je longeai la lisière du bois jusqu'à ce que je l'eusse complètement
tournée, puis, revenant au fort par le côté opposé à la mer, j'eus le
bonheur d'y être cordialement accueilli par mes amis.

J'eus bientôt raconté mon histoire et je me mis à examiner les êtres.
Le blockhaus était fait de troncs d'arbres non équarris--le toit comme
les murs et le plancher. Ce plancher se trouvait en quelques endroits
élevé d'un pied ou d'un pied et demi au-dessus du sol. Il y avait un
porche au-dessus de la porte, et, devant ce porche, la source sortait
en bouillonnant d'un bassin artificiel d'une espèce assez rare: tout
simplement un grand chaudron défoncé et enterré jusqu'aux bords dans le
sable. L'édifice ne montrait pas trace de meubles. Il y avait seulement
dans un coin un foyer de pierre surmonté d'une vieille corbeille de fer
toute rouillée.

Les flancs et les alentours du monticule avaient fourni les arbres
dont se composait notre citadelle, et l'on voyait encore les moignons
résultant de cette amputation en masse; le sol sablonneux, qu'ils
soutenaient encore, s'était néanmoins éboulé en mainte place et tout
sillonné de ravins par l'action des pluies. Le lit seul du ruisseau
formé par la source traçait sur le sable jaune une ligne verte de
mousses, de fougères et de petites plantes grasses. Non loin de la
palissade,--pas assez loin, me dit-on, pour notre sécurité,--les bois
s'élevaient denses et drus: des sapins du côté de l'intérieur de l'île,
des chênes verts du côté de la mer.

La froide brise du soir dont j'ai parlé gémissait dans toutes les
fissures de notre abri et nous couvrait d'une pluie continue de sable
fin. Ce sable... nous en avions dans les yeux, dans les dents, sur
notre souper,--et jusque dans l'eau de la source, au fond de son
chaudron. En fait de cheminée, il y avait un trou carré dans le toit,
par où s'échappait une très faible proportion de la fumée produite
par un grand feu de bois. Le reste s'amoncelait dans la chambre, nous
faisant tousser et nous frotter les yeux.

Si l'on ajoute que Gray, notre nouvel allié avait la figure bandée
d'un mouchoir, à cause d'une blessure qu'il avait reçue en quittant les
rebelles, et que le pauvre Tom Redruth était toujours étendu raide et
froid le long du mur, en attendant qu'il fût possible de l'inhumer,--on
aura une idée de l'aspect lugubre de notre établissement. L'inaction
nous aurait nécessairement conduits à la mélancolie la plus noire. Mais
le capitaine Smollett n'était pas homme à nous y laisser tomber.

Il commença par nous diviser en deux bordées: le docteur, Gray et moi
dans l'une; le squire, Hunter et Joyce dans l'autre. Après quoi, en
dépit de la lassitude générale, deux hommes furent envoyés au bois,
deux autres occupés à creuser une fosse pour Redruth; le docteur fut
désigné comme cuisinier, et je fus mis en sentinelle à la porte. Quant
au capitaine, il allait et venait de l'un à l'autre, nous remontant le
moral et prêtant la main où il était nécessaire.

De temps en temps, le docteur venait à la porte pour respirer et
reposer ses yeux, que la fumée aveuglait; et chaque fois il avait un
mot à me dire.

«Le capitaine Smollett vaut mieux encore que moi, fit-il remarquer dans
une de ces occasions, et ce n'est pas peu dire, mon petit!...»

Une autre fois, il me regarda un instant en silence. Puis, penchant la
tête d'un côté:

«Ce Ben Gunn est-il un homme? me demanda-t-il.

--Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur, répondis-je. Mais je ne
suis même pas bien sûr qu'il soit en possession de toute sa raison.

--S'il y a seulement doute à cet égard, tant mieux pour lui! reprit
le docteur. Un homme qui a passé trois ans dans une île déserte, à se
ronger les ongles, ne saurait paraître aussi raisonnable que toi ou
moi, mon garçon. Ce n'est pas dans la nature des choses. Ne m'as tu pas
dit qu'il a grande envie de manger du fromage?

--Oui, monsieur, c'est son plus ardent désir.

--Eh bien, Jim, vois comme il est bon de penser à tout. Tu m'as
souvent vu avec une tabatière. Et sais-tu pourquoi? Parce qu'en
campagne j'emporte toujours dans ma tabatière un morceau de fromage
de Parme,--un fromage italien extraordinairement nourrissant sous un
faible volume... Mon fromage sera pour Ben Gunn!...»

Avant de souper, nous eûmes à procéder aux funérailles de notre pauvre
vieux Tom. Après l'avoir déposé dans la fosse, nous le recouvrîmes de
sable, puis nous restâmes quelques instants, la tête découverte, autour
de sa tombe.

Nous nous occupâmes ensuite de rentrer le bois sec rapporté des
alentours de la palissade. Le capitaine hocha la tête quand il le vit
en tas.

«La provision n'est pas suffisante, et il faudra s'occuper de
l'augmenter demain matin,» dit-il.

Le souper terminé,--il se composait d'une tranche de porc salé et d'un
verre de grog à l'eau-de-vie,--les trois chefs se réunirent dans un
coin pour se concerter sur les mesures à prendre.

Ce qui les inquiétait le plus, c'était que nos provisions fussent tout
à fait insuffisantes pour nous permettre de soutenir un long siège.
Ils prirent donc la résolution de tuer le plus de monde possible aux
révoltés, pour les amener, soit à capituler, soit à s'enfuir avec
l'_Hispaniola_. Sur dix-neuf de ces coquins, il n'en restait déjà plus
que quinze, et parmi ceux-là deux blessés, sans compter le matelot
atteint par le premier coup de feu du squire et qui était peut-être
mort. Il fut donc entendu qu'à la moindre occasion de tirer sur
eux, on tâcherait d'augmenter ces pertes, en évitant toutefois avec
soin de s'exposer. Nous pouvions d'ailleurs compter sur deux alliés
puissants,--le rhum et le climat.

En ce qui touche au premier, quoique nous fussions à plus d'un
demi-mille du camp des rebelles, nous pûmes les entendre chanter et
rire fort avant dans la nuit. Au sujet du second, le docteur déclara
qu'il ne donnait pas une semaine à des gens établis en plein marais, et
privés de tout médicament, pour tomber comme des mouches sous l'action
de la fièvre paludéenne.

«Quand ils s'en apercevront, ils seront trop contents de partir avec le
schooner, ajouta-t-il. C'est un navire comme un autre et qui pourrait
toujours leur servir à écumer les mers.

--Ce sera le premier que j'aurai perdu», dit laconiquement le capitaine.

J'étais mort de fatigue, et pourtant si agité par ces événements, qu'il
se passa au moins une heure avant que je pusse m'endormir; mais alors
ce fut pour tout de bon.

Les autres étaient debout depuis longtemps quand je rouvris les yeux;
ils avaient déjà déjeûné, et la pile de bois s'était considérablement
accrue. Je venais d'être réveillé par un bruit de voix.

«Un drapeau blanc!» disait-on.

Et presque aussitôt, avec l'accent de la surprise la plus vive:

«C'est Silver lui-même!» ajoutait-on.

Je sautai sur mes pieds et je courus me placer à l'une des
meurtrières.




XX

L'AMBASSADE DE JOHN SILVER


Je vis deux hommes en dehors de la palissade: l'un d'eux agitait
un linge blanc; l'autre était John Silver en personne, calme comme
toujours.

Il était encore de très bonne heure, et il faisait une des matinées les
plus froides que j'eusse jamais vues,--un de ces froids qui semblent
vous transpercer jusqu'aux moelles. Le ciel était pur et sans nuages,
et le soleil levant commençait à dorer la cime des arbres. Mais le bas
du monticule, où se trouvaient John Silver et son lieutenant restait
encore baigné dans l'ombre et comme enveloppé des vapeurs exhalées par
le marécage. Ce froid glacial et cette buée ne disaient rien de bon sur
le climat de l'île. Évidemment, la position était humide, malsaine et
dangereuse.

«Que personne ne se montre, dit le capitaine. Je gage que c'est une
ruse pour nous attirer dehors... Qui vive?... reprit-il. Halte, ou je
fais feu!...

--Drapeau parlementaire!» répondit Silver.

Le capitaine se défilait sous le porche, se gardant avec soin. Il se
retourna et dit:

«La bordée du docteur au nord, Jim à l'est, Gray à l'ouest. L'autre
bordée rechargera les armes... Attention, mes braves, et l'œil ouvert!»

Puis il revint aux rebelles.

«Que voulez-vous avec votre drapeau parlementaire?» demanda-t-il.

Cette fois ce fut le compagnon de Silver qui répondit:

«Le capitaine Silver, monsieur, désire venir à votre bord pour arranger
une trêve.

--Le capitaine Silver?... Connais pas!... Quel est cet officier?» cria
le capitaine.

Et il ajouta en aparté:

«... Capitaine!... Par ma barbe, voilà de l'avancement!...»

John répondit lui-même:

«C'est moi, monsieur. Ces pauvres gens m'ont choisi pour chef après
votre _désertion_, monsieur (il appuya avec intention sur le mot). Nous
sommes prêts à nous soumettre et à ne plus parler de rien, s'il est
possible d'arriver à des conditions favorables. Tout ce que je demande,
c'est votre parole, capitaine Smollett, de me laisser ressortir sain et
sauf, et de me donner une minute pour me mettre hors de portée avant de
reprendre les hostilités.

--Mon garçon, je n'ai pas envie de vous parler, répliqua le capitaine.
Si vous avez quelque chose à me dire, ma foi, c'est votre affaire, et
vous pouvez venir. S'il y a trahison, ce sera de votre côté, et qu'elle
vous soit légère!...

--C'est tout ce qu'il faut, capitaine, cria gaiement John Silver.
Un mot de vous suffit, et je me flatte de me connaître en gens
d'honneur...»

Nous vîmes l'homme qui tenait le drapeau parlementaire essayer de
retenir Silver. Et cela n'avait rien de très étonnant après la réponse
cavalière du capitaine. Mais Silver lui rit au nez en lui tapant sur
l'épaule, comme si l'idée même d'un soupçon était absurde. Il s'avança
vers la palissade, jeta sa béquille en avant, puis s'éleva sur les
poignets et franchit l'obstacle avec une vigueur et une agilité
surprenantes.

[Illustration: XIII

LES DEUX PLÉNIPOTENTIAIRES FUMÈRENT EN SILENCE.]

Je dois l'avouer: ce qui se passait m'intéressait à tel point que je
ne songeai même plus à mes devoirs de sentinelle; j'abandonnai ma
meurtrière, je m'avançai sur la pointe du pied derrière le capitaine,
qui s'était assis sur le seuil; le menton dans ses mains et les yeux
fixés sur l'eau qui sortait en bouillonnant du chaudron enterré dans
le sable, il sifflotait un air populaire. Silver avait beaucoup de
peine à escalader le flanc du monticule. Gêné par la raideur de la
pente, les moignons d'arbres dont le sol était semé et le sol mouvant
qui s'éboulait sous lui, il était aussi empêché, avec sa béquille,
qu'un navire à sec. Mais il s'acharnait en silence et finit par arriver
devant le capitaine, qu'il salua le plus courtoisement du monde.

Il avait fait toilette pour cette entrevue: un immense habit bleu
couvert de boutons de cuivre lui pendait jusqu'aux genoux, et un beau
chapeau galonné était posé en arrière sur sa tête.

«Vous voilà, mon garçon, dit le capitaine. Asseyez-vous, puisque vous
êtes fatigué.

--N'allez-vous pas me permettre d'entrer, capitaine? demanda John d'un
ton de reproche. Il fait un peu froid ce matin pour rester dehors,
assis sur le sable.

--Silver, répondit le capitaine, il ne tenait qu'à vous d'être
chaudement assis, à cette heure, près de vos fourneaux... Ou vous êtes
le cuisinier de mon navire, et je crois faire un peu plus que je ne
dois en vous autorisant à vous asseoir devant moi,--ou vous êtes le
capitaine Silver, rebelle et pirate, et alors vous savez bien que vous
n'avez droit qu'à la potence.

--N'en parlons plus, capitaine, reprit Silver en s'installant. Il
faudra m'aider à me relever, voilà tout... Mais savez-vous que vous
êtes fort bien, ici?... Et voilà Jim!... Docteur, je vous présente mes
devoirs... Je vois avec plaisir que vous êtes tous comme chez vous...

--Si vous avez vraiment quelque chose de sérieux à dire, mon garçon,
mieux vaudrait y arriver, fit le capitaine.

--Très juste, capitaine, très juste. Le devoir avant tout... Eh bien,
donc, vous avez eu une fière idée la nuit dernière, capitaine, ce
n'est pas moi qui le nierai. C'était une fière idée. Il y en a un
parmi vous qui n'est pas manchot... Et je ne nierai pas non plus que
quelques-uns des miens ont été ébranlés par cette affaire... Peut-être
tous l'ont-ils été, ébranlés... Peut-être ai-je été ébranlé moi-même...
peut-être est-ce la raison qui m'amène ici pour négocier... Mais,
capitaine, croyez-moi: cela n'arrivera pas deux fois!... S'il le faut,
nous saurons monter la garde et laisser porter d'un point ou deux sur
le rhum!... Vous croyez sans doute que nous étions tous dans les vignes
du Seigneur? Eh bien, ce serait une erreur. J'avais toute ma tête à
moi. Seulement j'étais fatigué comme un chien. Il s'en est pourtant
fallu d'une seconde à peine que je prisse votre homme sur le fait...
Car, je vous le garantis, le mien n'était pas mort encore quand je suis
arrivé près de lui,--non, il ne l'était pas!...»

Tout cela était évidemment de l'hébreu pour le capitaine, mais on ne
l'aurait jamais deviné à sa physionomie.

«Après?» dit-il tranquillement, comme s'il avait compris.

Moi, je commençais à comprendre. Les paroles de Ben Gunn me revenaient
en mémoire. Je me disais qu'il avait sans doute fait une visite
nocturne aux pirates pendant qu'ils cuvaient leur rhum autour du feu,
et je calculais avec joie que nous n'avions plus affaire qu'à quatorze
de nos ennemis.

«Mais arrivons au fait, reprit Silver. Nous voulons ce trésor et nous
l'aurons,--voilà la question. Quant à vous, vous ne seriez pas fâchés
d'avoir la vie sauve, je présume, et cela dépend de vous. Vous possédez
certaine carte, n'est-il pas vrai, capitaine?...

--C'est possible.

--Allons, allons, vous l'avez, je le sais. A quoi bon se tenir ainsi
à quatre pour ne pas dire un bon oui? Cela ne sert de rien... Il nous
faut cette carte-là!... Quant au reste, je ne vous ai jamais voulu de
mal, capitaine...

--Oh! vous savez, nous sommes fixés là-dessus. Nous savons quels
étaient vos projets,--et j'ajoute que nous nous en moquons, attendu
qu'il vous est impossible de les mettre à exécution.»

Et le capitaine le regarda tranquillement dans les yeux, en bourrant sa
pipe.

«Si vous croyez tout ce que vous dit Gray!... s'écria Silver.

--Gray?... Gray ne m'a rien dit, je ne lui ai rien demandé, et, qui
plus est, je vous verrais, vous, lui et toute l'île, au diable, avant
de lui rien demander!... Mais, je vous le répète, je suis fixé.»

Ce petit accès de vivacité parut calmer Silver. Il reprit d'un ton plus
insinuant:

«Soit!... Ce n'est pas moi qui me mêlerai de juger ce que des gentlemen
considèrent comme leur point d'honneur... Mais, puisque vous allez
fumer une pipe, capitaine, je prendrai la liberté d'en faire autant.»

Il bourra sa pipe et l'alluma. Pendant quelques minutes les deux
plénipotentiaires fumèrent en silence, tantôt se regardant, tantôt
tassant leur tabac, ou se penchant pour cracher. C'était une vraie
comédie de les voir faire.

«Donc, reprit Silver, nous y voici. Vous me remettrez la carte, pour
trouver le trésor, et vous vous engagerez à ne plus me tuer mes hommes.
De mon côté, je vous donnerai le choix entre deux systèmes: ou bien
vous revenez à bord avec nous, une fois le trésor embarqué, et je vous
donne ma parole--par écrit si vous le souhaitez--de vous déposer sains
et saufs en quelque bon endroit; ou bien, si cela ne vous plaît pas,
car je ne nie pas que quelques-uns de mes hommes sont un peu sujets à
caution et peuvent avoir de la rancune,--ma foi, vous pouvez rester
ici... Nous partagerons les provisions, bien également, et je vous
donnerai ma parole--par écrit si vous le désirez--de vous signaler au
premier navire que je rencontrerai et de l'envoyer vous prendre...
Voilà ce qui s'appelle parler, je pense. Le diable m'emporte si vous
pouviez compter sur des conditions pareilles. Et j'espère...»

Ici il haussa la voix.

«... J'espère que tout le monde dans ce blockhaus m'entend, car ce que
j'en dis est pour tout le monde.»

Le capitaine se leva et secoua les cendres de sa pipe dans la paume de
sa main gauche.

«C'est tout? demanda-t-il.

--Tout, assurément, répondit John Silver. Refusez ces conditions, et
vous n'aurez plus de moi que des balles.

--Fort bien, dit le capitaine. A votre tour, écoutez-moi. Si vous
voulez vous rendre, et arriver ici sans armes, l'un après l'autre, je
m'engage à vous mettre aux fers à fond de cale et à vous ramener en
Angleterre pour être traduits devant les tribunaux maritimes. Si vous
ne voulez pas,--aussi vrai que je m'appelle Alexander Smollett et que
le pavillon britannique flotte au-dessus de moi,--vous irez à tous les
diables!... Vous ne trouverez pas le trésor. Vous êtes incapables de
diriger le navire, vous ne savez même pas vous battre; Gray, que voilà,
a eu raison de cinq d'entre vous. Vous avez manqué le coche, maître
Silver, comme vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. C'est moi,
votre capitaine, qui vous le dis. Et j'ajoute que c'est le dernier avis
que vous aurez de moi,--et que je vous logerai une balle dans le dos la
première fois que je vous reverrai... Et maintenant, sans adieu!... Par
file à gauche et débarrassons le plancher!...»

La face de Silver était à peindre. Les yeux lui sortaient de la tête.
Il secoua le feu de sa pipe.

«Aidez-moi à me relever! cria-t-il.

--Ce ne sera pas moi, dit le capitaine.

--Qui me donne la main pour me relever? hurla le cuisinier.»

Pas un de nous ne bougea. Grommelant les plus dégoûtantes imprécations,
il se traîna sur le sable jusqu'à ce qu'il eût atteint le porche et
réussi à se mettre debout sur sa béquille. Crachant alors dans la
fontaine:

«Voilà ce que je pense de vous! cria-t-il. Avant une heure de temps,
je veux qu'il ne reste pas une miette de votre blockhaus!... Oh! vous
pouvez rire!... Rira bien qui rira le dernier... Mais je jure qu'avant
peu, ceux qui mourront seront les moins à plaindre!...»

Et il s'éloigna en trébuchant dans le sable. Après quatre ou cinq
efforts infructueux pour franchir la palissade, il dut se faire aider
par l'homme au drapeau parlementaire et bientôt disparut parmi les
arbres.




XX

L'ASSAUT


En rentrant dans le blockhaus, le capitaine s'aperçut que pas un de
nous n'était à son poste, à l'exception de Gray. Et cela le mit dans
une véritable colère. Nous ne l'avions jamais vu encore dans un pareil
état.

«A vos places!» cria-t-il d'une voix de tonnerre.

Et comme nous nous hâtions de les reprendre, l'oreille basse:

«Gray, ajouta-t-il, je vous mettrai à l'ordre du jour dans le livre
de bord, pour avoir fait votre devoir... Monsieur Trelawney, vous
m'étonnez!... Docteur, je croyais vous avoir entendu dire que vous
aviez porté l'uniforme! Si c'est ainsi que vous vous êtes conduit à
Fontenoy, mieux aurait valu rester au lit!...»

Il y eut un grand silence. Puis le capitaine reprit sur un tout autre
ton:

«Mes enfants, j'ai lâché ma bordée dans les œuvres vives de Silver.
C'est exprès que j'ai tiré à boulet rouge. Avant une heure, vous l'avez
entendu, ils viendront à l'abordage... Nous sommes inférieurs en
nombre, vous le savez, mais nous combattons à couvert, et il y a une
minute j'aurais ajouté: nous avons la discipline pour nous... Il ne
tient donc qu'à nous de les battre...»

Il fit le tour de la casemate, s'assura que tout était en règle, chacun
à son poste et les armes chargées.

Aux deux bouts de l'édifice, est et ouest, il n'y avait que deux
meurtrières; deux également sur le côté sud, où se trouvait la porte;
cinq au nord. En fait d'armes, nous avions une vingtaine de mousquets.
Le bois à brûler avait été arrangé de manière à former quatre
piles,--quatre tables si l'on veut,--une vers le milieu, de chaque
côté; sur chacune de ces tables, quatre fusils chargés et des munitions
étaient à portée des sept défenseurs. Au milieu nous avions rangé les
coutelas.

«Éteignez le feu, dit le capitaine; il ne fait plus froid et il est
inutile d'avoir de la fumée dans les yeux.»

M. Trelawney prit la corbeille de fer et l'emporta dehors, où il laissa
les tisons s'éteindre sur le sable.

«Jim n'a pas encore déjeuné, reprit le capitaine. Jim, mangez un
morceau et reprenez votre poste. Allons, mon garçon, doublez les
bouchées. Vous en aurez besoin dans quelques minutes... Hunter, un
verre d'eau-de-vie à tout le monde.»

Tandis qu'on buvait, le capitaine achevait de formuler son plan de
défense.

«Docteur, vous vous chargerez de la porte, dit-il. Ayez l'œil ouvert,
sans vous exposer; gardez-vous avec soin, en tirant à travers le
porche. Hunter prendra l'est et Joyce l'ouest... Là, mon garçon...
Monsieur Trelawney, vous êtes le meilleur tireur; vous et Gray prendrez
le côté nord, avec les cinq meurtrières... C'est là qu'est le danger.
S'ils peuvent y arriver et se mettre à tirer sur nous par nos propres
sabords, nous commencerons à nous trouver dans de mauvais draps... Jim,
ni vous ni moi ne serions bons à grand'chose pour faire le coup de feu.
Nous nous tiendrons donc prêts à recharger les armes et à donner main
forte...»

Comme l'avait dit le capitaine, la froidure était passée. Le soleil
n'eut pas plus tôt dépassé notre ceinture d'arbres qu'il inonda la
clairière de ses rayons et en un instant eut pompé les vapeurs.
Bientôt le sable fut brûlant, et la résine se mit à grésiller sur
les troncs d'arbres du blockhaus. On mit bas habits et jaquettes,
et, en bras de chemise, les manches retroussées jusqu'au coude, nous
attendîmes, chacun à notre poste, dans une fièvre d'impatience.

Une heure s'écoula.

«Le diable les emporte! dit le capitaine. C'est aussi assommant qu'un
calme plat.»

Presque au même instant, le premier symptôme de l'assaut se produisit.

«S'il vous plaît, monsieur, dit Joyce avec sa politesse habituelle,
dois-je tirer, si je vois quelqu'un?

--Bien sûr! s'écria le capitaine. Je vous l'ai déjà dit.

--Merci, monsieur,» répondit Joyce avec la même politesse inaltérable.

Rien ne suivit immédiatement; mais cette remarque nous avait mis sur
le qui-vive, écarquillant les yeux et les oreilles, les fusiliers leur
arme à la main, le capitaine debout au milieu de la salle les lèvres
serrées et le sourcil froncé.

Quelques secondes se passèrent ainsi. Puis, tout à coup, Joyce épaula
son arme et tira. La détonation ne s'était pas plus tôt fait entendre,
qu'une volée de coups de feu éclata au dehors, de tous les côtés de
l'enclos. Plusieurs balles ennemies frappèrent le blockhaus, mais pas
une n'y entra. Quand la fumée se fut dissipée, les bois d'alentour
avaient repris leur aspect calme et désert. Pas une branche d'arbre
ne s'agitait, pas un scintillement d'acier ne révélait la présence de
l'ennemi.

«Avez-vous touché votre homme? demanda le capitaine.

--Non, monsieur, je ne crois pas, répondit Joyce.

--Il dit la vérité, c'est quelque chose!... murmura le capitaine.
Recharge son fusil, Jim... Combien sont-ils de votre côté, docteur, à
votre estime?

--Je puis le dire exactement, répondit le docteur, on a tiré trois
coups par ici: deux ensemble, un plus à l'ouest.

--Trois, répéta le capitaine. Et de votre côté, monsieur Trelawney?»

Ici la réponse était plus malaisée. Il en était venu plusieurs du
côté nord: sept, pensait le squire; huit ou neuf, à l'estime de Gray.
De l'est et de l'ouest on n'avait tiré qu'un seul coup. Il était
donc probable que l'attaque allait porter au nord et que des trois
autres côtés on essayait seulement de nous dérouter par un semblant
d'hostilités. Mais cela ne changea rien aux arrangements du capitaine.
Si les rebelles parvenaient une fois à franchir la palissade,
disait-il, ils prendraient la première meurtrière qu'ils trouveraient
désarmée et nous tireraient comme des rats dans notre trou.

Au surplus, nous n'eûmes guère le temps de réfléchir. Tout à coup une
bande de pirates s'élança hors du bois, au nord, et courut droit à la
palissade. Au même instant le feu recommença sur nous de tous côtés,
et une balle arrivant par le porche fit sauter le fusil du docteur en
morceaux.

Les rebelles s'étaient jetés comme des singes à l'assaut de la
palissade. Le squire et Gray tirèrent chacun deux fois, coup sur coup:
trois hommes tombèrent, un la tête en avant dans l'enclos et les deux
autres en dehors. Un de ceux-ci avait plus de peur que de mal, car il
se releva aussitôt et prit sa course à travers les bois.

Mais quatre autres assaillants avaient réussi à franchir la palissade,
et sept ou huit autres, ayant évidemment plusieurs fusils, dirigeaient
sous bois un feu nourri contre le blockhaus.

Les quatre qui avaient sauté dans l'enclos s'élancèrent sans perdre
un instant vers nous, en poussant des cris sauvages. Ceux qui étaient
restés sous bois, criaient aussi pour les encourager. De notre côté, on
tirait sans s'arrêter. Mais la précipitation des tireurs était telle
qu'aucun coup ne portait. En un clin d'œil, les quatre assaillants
avaient escaladé le monticule et ils arrivaient sur nous.

[Illustration: XIV

PERDANT PIED, JE ROULAI LA TÊTE LA PREMIÈRE.]

La face de Job Andersen, le second maître, se montra la première au
trou du milieu.


«Tout le monde à l'assaut! tout le monde à l'assaut!» criait-il d'une
voix tonnante.

Presque au même instant, un autre empoignait le fusil de Hunter par
le canon, le lui arrachait des mains, puis, le repoussant violemment
dans l'embrasure, portait au pauvre garçon, en pleine poitrine, un coup
de crosse qui le renversa privé de sentiment. Un troisième, faisant
le tour de l'édifice, apparaissait à la porte, coutelas en main, et
tombait sur le docteur.

La position était en quelque sorte renversée. Tout à l'heure nous
tirions à couvert contre un ennemi exposé à nos coups. Maintenant
c'est nous qui étions couchés en joue par des ennemis invisibles.
Heureusement la fumée nous valut une immunité relative. On ne se voyait
plus à deux pas. J'entendis des cris confus, des coups de pistolet, un
gémissement de douleur; puis la voix du capitaine:

«Dehors, mes enfants... Au couteau!... Et tout le monde dehors!...»

Je pris un coutelas dans la pile, et quelqu'un que je n'eus pas
le temps de reconnaître, en en prenant un autre au même instant,
m'en donna un coup qui me mit les doigts en sang. A peine y fis-je
attention, tant j'avais hâte de m'élancer dehors en plein soleil.
J'aperçus le docteur qui poursuivait son agresseur jusqu'au bas du
monticule et lui logeait un coup de pointe dans la tête.

«Restez autour de la maison, mes enfants!...» criait le capitaine.

Et même au milieu de ce tumulte je remarquai un changement notable dans
sa voix.

J'obéis machinalement et je tournai vers l'est, mon couteau à la main.
Au coin de la maison, je me trouvai face à face avec Andersen. Il
poussa un hurlement sauvage en brandissant son coutelas. Mais je n'eus
même pas le temps d'avoir peur: aussi prompt que l'éclair, je fis un
saut de côté, avant que le coup se fût abattu sur moi, et, perdant pied
dans le sable, je roulai la tête la première sur la pente. J'avais eu
le temps de voir les autres rebelles s'élancer tous à la fois sur la
palissade pour en finir. L'un d'eux, coiffé d'un béret rouge, et son
coutelas entre les dents, avait déjà enjambé le haut de la clôture;
un autre montrait sa tête un peu plus loin. Tout se passa si vite,
qu'en me relevant je retrouvai ces deux hommes exactement dans la même
attitude. Cependant, dans cet instant rapide, la victoire venait de se
décider, et elle était pour nous.

Gray, qui arrivait sur mes talons, avait abattu Andersen avant que
le géant eût eu seulement le temps de relever le bras, après m'avoir
manqué. Un autre rebelle, frappé d'une balle au moment où il venait
de tirer par une de nos meurtrières, expirait, son pistolet encore
fumant à la main. Le docteur avait réglé le compte du troisième. Le
quatrième de ceux qui avaient pu pénétrer dans l'enclos jugea à propos
d'abandonner l'entreprise, et, laissant son couteau sur le champ de
bataille, se hâta de revenir à la palissade.

«Tirez, mais tirez donc! criait le docteur. Et vous, mes enfants,
remettez-vous à couvert.»

Mais son ordre ne fut pas obéi. Le quatrième assaillant put repasser
la palissade et s'enfuir sous bois avec les autres. L'instant d'après,
il ne restait plus que les rebelles tombés à l'assaut, dont quatre à
l'intérieur et un à l'extérieur de la palissade.

Nous étions rentrés dans le blockhaus, les survivants pouvant d'une
minute à l'autre revenir à la charge. La fumée commençait à se
dissiper; nous pûmes voir combien la victoire nous coûtait cher.

Hunter était resté privé de sentiment au pied de sa meurtrière.
Joyce gisait devant la sienne, frappé d'une balle dans la tête et ne
respirant déjà plus; au milieu de la salle, le squire soutenait le
capitaine; ils étaient tous les deux d'une pâleur mortelle.

«Le capitaine est blessé, dit M. Trelawney.

--Ils sont partis? demanda M. Smollett.

--Ceux qui ont pu, répondit le docteur. Mais il y en a cinq à bord.

--Cinq! s'écria le capitaine. Tout va bien. Nous voici quatre contre
neuf, ce qui vaut mieux que d'être sept contre dix-neuf, comme nous
étions hier[4].»

  [4] Les rebelles furent bientôt au nombre de huit seulement; car
  l'homme blessé par M. Trelawney à bord du schooner mourut le soir
  même. Mais nous n'en savions rien encore.




XXII

COMMENT JE REPRIS LA MER


Les rebelles ne reparurent pas et ne donnèrent plus signe de vie. Ils
avaient leur compte pour ce jour-là, selon l'expression du capitaine.
Nous eûmes donc tout le temps de panser les blessés et de préparer
notre dîner. Le squire et moi nous étions chargés de ce soin, et les
gémissements des patients, tandis que le docteur les examinait, étaient
chose si horrible à l'intérieur du blockhaus, que nous préférâmes, en
dépit du danger, aller faire notre cuisine en plein air.

Des huit hommes qui avaient été atteints dans le combat, trois
seulement respiraient encore: le capitaine Smollett, Hunter, et le
pirate blessé à la meurtrière. Encore celui-ci était-il à peu près
mort, car il expira entre les mains du docteur. Hunter, en dépit de
nos soins, ne reprit pas connaissance. Toute la journée, il râla, et
au milieu de la nuit, sans avoir prononcé une seule parole, ni indiqué
par aucun signe qu'il eût conscience de ce qui lui arrivait, il rendit
le dernier soupir. Quant au capitaine, il était grièvement blessé,
mais non pas mortellement. Aucun organe essentiel n'avait été atteint.
Une balle lui avait brisé l'omoplate; une autre lui avait traversé
les muscles du mollet. Le docteur croyait pouvoir affirmer qu'il en
reviendrait; mais le repos le plus absolu lui était nécessaire; il ne
fallait pas qu'il bougeât, ni même qu'il ouvrît la bouche.

Pour moi, je n'avais rien qu'une longue coupure sur les doigts. Le
docteur y appliqua une bande de taffetas gommé et me tira les oreilles
par-dessus le marché.

Aussitôt après dîner, le squire et lui tinrent conseil auprès du
capitaine. La délibération fut assez longue; quand elle eut pris fin,
il était midi passé, le docteur prit son chapeau et ses pistolets,
passa un coutelas dans sa ceinture, mit la carte dans sa poche, un
fusil sur son épaule, puis il descendit à la palissade, l'escalada
prestement et partit à travers bois.

J'étais assis avec Gray au bout de la salle, afin de n'être pas à
portée d'entendre ce que disaient nos chefs en se consultant. Au moment
où Gray vit disparaître le docteur, sa stupéfaction fut si profonde
qu'il en oublia de fumer sa pipe.

«Le diable m'emporte, s'écria-t-il, le docteur est fou.

--N'ayez crainte, lui répondis-je, il est assurément le dernier de nous
à qui ce malheur arrivera.

--Alors, camarade, c'est moi qui ai perdu la tête, répliqua Gray, car
je ne comprends rien à sa conduite.

--Bah! il doit avoir son idée, repris-je. Peut-être va-t-il trouver Ben
Gunn.»

Je devinais juste, comme la suite des événements le démontra. Mais,
en attendant, comme il faisait aussi chaud dans le blockhaus que dans
l'enclos palissadé, je me mis à ruminer, moi aussi, un projet de
promenade qui était loin d'être raisonnable. Cela me prit en me faisant
une image enchanteresse du plaisir que devait trouver le docteur à
marcher sous bois, à l'ombre des arbres, en humant la bonne odeur des
pins et en entendant autour de lui le chant des oiseaux,--tandis que
j'étais là à griller dans cette casemate, les vêtements collés par la
résine, au milieu des cadavres et du sang.

Tout en lavant à grande eau le plancher de la salle, d'abord, puis la
vaisselle du dîner, je laissais insensiblement ces pensées s'emparer de
mon imagination; elles finirent par la dominer entièrement. Enfin, à
un certain moment, me trouvant près d'un sac de biscuits et remarquant
que personne ne faisait attention à moi, je fis le premier pas dans la
voie d'une escapade, en commençant par remplir mes poches de biscuit.

C'était insensé, si l'on veut. Assurément, j'allais m'engager dans
une entreprise des plus téméraires. Mais j'étais au moins décidé
à m'entourer de toutes les précautions possibles; et je calculais
que,--quoi qu'il arrivât,--ces biscuits m'empêcheraient toujours de
mourir de faim pendant vingt-quatre heures.

Le second pas fut de m'emparer d'une paire de pistolets, que je cachai
sous ma jaquette avec ma poire à poudre et un petit sac de balles.

Quant au plan que j'avais en tête, il n'était pas en lui-même des plus
mauvais. Il s'agissait de descendre vers le banc de sable qui séparait
le mouillage de la pleine mer à l'est, de retrouver la Roche-Blanche,
que j'avais observée la veille, et de m'assurer si le bateau dont
m'avait parlé Ben Gunn y était caché ou non. La vérification du fait
avait assurément son importance, je le crois encore à l'heure qu'il
est. Seulement, comme j'étais certain qu'on ne me permettrait pas de
quitter le blockhaus, je résolus de partir sans tambour ni trompette
et de m'échapper quand personne ne me verrait. C'est là ce qui rendit
ma tentative coupable. Mais je n'étais qu'un enfant et je ne sus pas
résister à la tentation.

Saisissant donc un moment où le squire et Gray étaient occupés à
renouveler le pansement du capitaine,--je me glissai jusqu'à la
palissade; je la franchis, et j'avais détalé dans les bois avant que
mon absence eût seulement été remarquée.

C'était ma seconde équipée, plus imprudente encore que la première, car
je ne laissais que deux hommes valides pour défendre le fort. Et, comme
celle-là pourtant, elle devait servir à notre salut.

Je me dirigeai tout droit vers la côte orientale, car j'avais décidé
de longer la langue de terre en question, du côté du large, pour
éviter d'être aperçu par les pirates. L'après-midi était déjà très
avancée; mais le soleil n'avait pas encore disparu à l'horizon et la
chaleur était accablante. Tout en marchant dans les bois, j'entendais
le grondement lointain des brisants, et, en même temps, l'agitation
des feuilles et des hautes branches me montrait que la brise de mer
était assez forte. Bientôt l'air devint plus vif et plus frais. Encore
quelques pas, et je débouchais sur la lisière du fourré. Au loin, la
mer bleue s'étendait jusqu'à l'horizon. Presque à mes pieds, les flots
venaient rouler en écumant sur la grève, car jamais ils n'étaient
calmes autour de l'île au Trésor. Le soleil pouvait être brûlant,
l'atmosphère sans souffle, la mer rester au large aussi unie qu'un
miroir: toujours d'énormes vagues faisaient retentir leur tonnerre le
long de la côte; il n'y avait pas un seul point de l'île où nuit et
jour on n'entendit leur mugissement, plus ou moins affaibli par la
distance.

Je marchai donc le long de ces vagues, en me dirigeant vers le sud;
puis, quand je crus m'être suffisamment avancé dans cette direction, je
profitai de l'abri de quelques buissons pour me glisser avec précaution
jusqu'à la ligne de faîte de la langue de terre.

Derrière moi, j'avais la mer; devant moi, le mouillage, qui semblait
aussi mort qu'un lac de plomb, abrité qu'il était par l'île du
Squelette; et, se réfléchissant dans ce miroir, l'_Hispaniola_
immobile, avec le drapeau noir à sa corne.

Une des chaloupes se trouvait amarrée à tribord, et dans cette chaloupe
je reconnus Silver. Deux hommes se penchaient aux bastingages,
au-dessus de lui; l'un d'eux portait un béret rouge, c'était évidemment
le même coquin que j'avais vu quelques heures plus tôt à califourchon
sur la palissade. Ils semblaient être en train de rire et de causer;
mais, à la distance de plus d'un mille, qui me séparait d'eux, il
m'était naturellement impossible de distinguer un mot de ce qu'ils
disaient. J'entendis pourtant des cris horribles qui éclatèrent tout
à coup, non sans me faire d'abord grand'peur; mais je ne tardai pas à
reconnaître la voix du _capitaine Flint_, le perroquet de Silver, et
j'arrivai même à distinguer le brillant plumage de l'oiseau, perché sur
le poing de son maître.

La chaloupe s'éloigna bientôt pour revenir au rivage. L'homme au béret
rouge et son compagnon rentrèrent alors dans l'intérieur du navire, par
l'escalier du salon.

Précisément à ce moment, le soleil disparaissait derrière la
Longue-Vue; un brouillard épais s'éleva aussitôt du marécage; la venue
prochaine de la nuit s'annonçait. Je vis qu'il n'y avait pas de temps à
perdre si je voulais trouver ce soir même la barque de Ben Gunn.

La Roche-Blanche, très visible au-dessus des broussailles, se trouvait
à trois ou quatre cents pas environ vers l'extrémité de la pointe.
Je fus néanmoins assez longtemps à y arriver, car j'avais soin de
ramper pour ne pas être vu, en m'arrêtant à tout instant derrière les
buissons. Aussi la nuit était-elle presque tombée quand je l'atteignis
enfin. Sous la roche même, je découvris alors une sorte de niche
tapissée de gazon, abritée par des bruyères fort épaisses, et formée
d'une petite tente de peaux de chèvre, comme celles dont se servent les
bohémiens errants en Angleterre.

Je me glissai jusqu'à ce creux, je soulevai un coin de la tente et je
me trouvai en présence du canot de Ben Gunn,--un produit du terroir,
s'il en fut jamais. C'était une espèce de pirogue de bois dur, informe
et rugueuse, pontée, si j'ose ainsi dire, de peaux de chèvre, le poil
en dedans; si petite qu'à peine devait-elle être suffisante pour moi,
et que je me suis toujours demandé comment un homme avait pu s'en
servir; avec un banc de rameur aussi bas que possible, un appui pour
les pieds et une double pagaie en guise de propulseur. Je n'avais pas
vu alors de pirogues de bois et de peaux, telles qu'en construisaient
les anciens Bretons; mais j'en ai vu depuis, et je ne puis donner
une meilleure idée de l'embarcation de Ben Gunn qu'en disant qu'elle
ressemblait de tout point à la plus primitive de ces pirogues. Elle
en possédait en tout cas la principale qualité,--qui est une légèreté
extrême.

Maintenant que j'avais vu et touché ce bateau, on pourrait croire que
j'avais suffisamment fait l'école buissonnière. Mais une nouvelle
idée venait de poindre dans ma tête, et cette idée me séduisait au
point de l'accomplir, je crois, à la barbe même du capitaine Smollett.
Cette idée, la voici: «Pourquoi, protégé par les ombres de la nuit,
n'irais-je pas dans cette pirogue jusqu'à l'_Hispaniola_, pour couper
son amarre et laisser aller le schooner s'échouer où il voudrait?...»
Il me semblait que les rebelles, après leur défaite du matin, ne
pouvaient plus songer qu'à lever l'ancre et à prendre le large. Il me
paraissait beau de les en empêcher. Et maintenant que je les voyais
laisser leurs hommes de garde sans chaloupe, l'entreprise pouvait être
relativement aisée.

Je m'assis par terre pour penser à ces choses et croquer un biscuit, en
attendant que la nuit fût tombée. On aurait dit qu'elle était faite à
souhait pour mon projet. Le brouillard montait à vue d'œil et cachait
entièrement le ciel. L'obscurité fut bientôt profonde. Quand je me
décidai à prendre le canot de Ben Gunn sur mon épaule et à me diriger
presque à tâtons vers la mer, il n'y avait que deux points visibles
dans tout le mouillage: le premier était le grand feu, au bord du
marais, autour duquel les pirates vaincus noyaient leur humiliation
dans le rhum; l'autre était une petite lueur pâle qui perçait à peine
le brouillard en indiquant la position du navire à l'ancre.

Le schooner avait graduellement viré de bord avec la marée descendante;
son avant se trouvait tourné de mon côté; les seuls fanaux allumés à
bord se trouvaient dans le salon, et ce que je voyais n'était que la
réflexion, sur la surface des eaux, de la nappe de lumière qui sortait
de la fenêtre de la poupe.

La marée étant déjà très basse, j'eus à marcher pendant un assez long
espace sur le sable mouillé, où j'enfonçais jusqu'à la cheville. Mais
enfin j'arrivai à l'eau, et, y entrant jusqu'à mi-jambe, je réussis
à déposer assez adroitement ma pirogue, la quille en bas, sur l'onde
amère.




XXIII

A MARÉE DESCENDANTE.


La pirogue de Ben Gunn, comme je devais avoir ample moyen de le
vérifier, se trouva fort supérieure à sa mine, légère, admirablement
adaptée à un navigateur de ma taille et de mon poids; mais c'était bien
l'embarcation la plus capricieuse et la plus fantasque à diriger. Quoi
qu'on fît, elle avait toujours une tendance à s'en aller de côté, et la
manœuvre où elle excellait, c'était à tourner sur elle-même comme une
cuve. Ben Gunn lui-même a bien voulu reconnaître avec moi qu'elle était
«un brin difficile à orienter, quand on ne savait pas ses habitudes».

Ses habitudes étaient à coup sûr singulières. Elle tournait dans tous
les sens, excepté celui où je désirais aller. La plupart du temps, nous
progressions bâbord en avant, et il n'est pas douteux pour moi que,
sans le reflux, je ne serais jamais arrivé au schooner. Heureusement,
le jusant m'y portait, et, de la façon que je tinsse ma pagaie, il
était à peu près impossible de manquer l'_Hispaniola_.

D'abord je la vis se dresser devant moi comme une tache plus noire
sur l'obscurité générale. Puis-je commençai à distinguer la coque et
les agrès. Enfin, le courant m'entraînant toujours, je m'aperçus que
j'allais passer sous la haussière, et je m'en saisis.

Cette amarre était tendue comme une corde d'arc, et le courant si
fort, que le schooner virait sur son ancre. Tout autour de sa coque,
dans la nuit, l'eau chantait en fuyant comme un ruisseau de montagne.
Un coup de mon couteau, et l'_Hispaniola_ s'en allait vers le large
avec la marée. Rien de plus simple en apparence. Mais je me rappelai
tout à coup qu'un grelin tendu et qu'on tranche net peut être chose
dangereuse comme une ruade. Il y avait dix à parier contre un que, la
pirogue et moi, nous serions jetés en l'air si j'avais l'imprudence de
couper l'ancre de l'_Hispaniola_. Cette réflexion m'arrêta, et, si le
hasard ne m'avait pas encouragé de la façon la plus formelle, il est
fort probable que j'aurais abandonné mon projet.

Mais la brise avait sauté au sud-ouest; pendant que je méditais ainsi,
il arriva qu'elle frappa l'_Hispaniola_ et la força contre le courant.
A ma joie intense, je sentis le câble se relâcher sous mes doigts et la
main dans laquelle je le tenais plongea dans l'eau pendant une seconde
ou deux.

Je pris aussitôt ma décision. Tirant mon coutelas, je l'ouvris avec
mes dents, puis je me mis à scier un toron après l'autre jusqu'à ce
qu'il n'en restât plus que deux sur l'épaisseur du câble, pour tenir
le navire. Après quoi, je m'arrêtai, attendant, pour trancher ces deux
derniers torons, que l'amarre fût de nouveau détendue par un souffle de
vent.

Pendant tout ce temps, j'avais entendu des voix dans le salon; mais,
à vrai dire, j'étais si occupé de mes pensées et de mon travail qu'à
peine m'en étais-je inquiété. Maintenant, n'ayant plus rien à faire,
je me pris à écouter. Je reconnus alors dans une de ces voix celle de
Hands, le second maître, celui qui avait été jadis canonnier de Flint.
L'autre était naturellement celle de notre ami au béret rouge. Les
deux hommes étaient pris de boisson, c'était clair, et continuaient
probablement à boire; car, pendant que j'écoutais, l'un d'eux, toujours
en parlant d'une voix avinée, ouvrit la fenêtre de l'arrière et jeta à
la mer quelque chose qui me parut être une bouteille vide.

Non seulement ils étaient ivres, mais ils semblaient être furieusement
en colère. Les jurons volaient dru comme grêle, et, de temps à
autre, il y avait une telle explosion que je les croyais sur le point
d'en venir aux mains. Mais, chaque fois, la querelle s'apaisait; les
deux voix se mettaient à grommeler des menaces plus sourdes, jusqu'à
ce qu'une nouvelle crise se produisît, toujours sans résultat comme la
précédente.

A terre, je voyais, parmi les arbres du rivage, la chaude lueur du
grand feu allumé par les pirates. L'un d'eux chantait d'une voix
monotone une vieille ballade de matelot, avec un trémolo à la fin de
chaque couplet.

Enfin la brise adonna. Le schooner s'agita faiblement dans l'obscurité;
je sentis le grelin se relâcher sous ma main. Aussitôt, d'un coup, je
tranchai les dernières fibres de chanvre.

Le vent avait peu de prise sur la pirogue; aussi fut-elle rejetée
presque instantanément par la marée contre l'_Hispaniola_. Presque en
même temps le schooner se mit à tourner lentement sur son arrière, puis
à dériver sous l'action du courant.

Je me mis aussitôt à travailler de la pagaie comme un diable, car je
m'attendais à chaque instant à être coulé bas par cette masse. Mais,
voyant qu'il m'était impossible d'en détacher la pirogue, je pris le
parti de chercher uniquement à gagner l'arrière. J'y arrivai enfin et
je me vis dégagé de mon redoutable voisin; au moment même où je donnais
la dernière impulsion qui allait m'en séparer, mes mains rencontrèrent
un bout de corde qui traînait à l'eau par-dessus bord. Je m'en saisis à
l'instant.

Pourquoi? je serais fort en peine de le dire. Ce fut d'abord par un
mouvement instinctif. Mais quand une fois j'eus cette corde en main,
je m'aperçus qu'elle tenait solidement, et alors la curiosité fut la
plus forte; j'eus envie de m'en servir pour donner un coup d'œil au
salon par la fenêtre de poupe. Je me suspendis donc à la corde, je
me soulevai lentement, et non sans danger, jusqu'à la hauteur de la
fenêtre; et je me trouvai bientôt à portée de voir, avec le plafond,
une certaine étendue de la pièce.

A ce moment le schooner et sa minuscule compagne glissaient assez
vite sur la baie; nous étions déjà arrivés au niveau du feu allumé
sur le rivage. Le navire bavardait, comme disent les matelots, en
faisant route à travers les ondulations de l'eau avec un bouillonnement
continu. Et j'avais peine à m'expliquer comment les hommes de garde
n'avaient pas encore pris l'alarme. Mais, quand mes yeux furent au
niveau de la fenêtre, je compris tout. A peine eus-je le temps de
glisser un regard, tant j'avais peur de lâcher du bout du pied mon
esquif peu solide. Ce regard suffit pourtant par me montrer Hands et
son camarade enlacés dans une lutte mortelle et se serrant mutuellement
à la gorge.

Je me laissai retomber sur le banc de la pirogue, et il n'était
pas trop tôt, car, si j'avais attendu une seconde de plus, elle
m'échappait. Pendant quelques minutes, je restai comme ébloui, avec
l'image de ces deux faces violacées s'agitant sous la lampe fumeuse;
puis, mes yeux s'habituèrent à l'obscurité où j'étais retombé.

Sur le rivage, la ballade s'était arrêtée maintenant, et toute la
compagnie, réunie autour du feu, venait d'entonner le refrain familier:

  Ils étaient quinze matelots,
  Sur le coffre du mort;
  Quinze loups, quinze matelots.

Tout à coup, un plongeon subit de la pirogue vint me tirer de ma
rêverie. Elle venait de dévier brusquement et de changer de route. En
même temps sa vitesse augmentait d'une façon singulière. Autour de moi,
de petites vagues se poursuivaient avec un bruit de cascade, en se
couronnant d'une écume phosphorescente.

L'_Hispaniola_, dans le sillage de laquelle j'étais toujours entraîné,
semblait vaciller de la quille au faîte de ses mâts, et je vis ses
agrès se balancer contre les ténèbres de la nuit; en regardant plus
attentivement, je me sentis convaincu qu'elle aussi virait vers le sud.

Un coup d'œil jeté autour de moi m'en donna la certitude. On peut
penser si mon cœur accéléra ses pulsations, quand j'aperçus le feu du
camp derrière mon dos!... Le courant avait tourné à angle droit, et
maintenant, rapide, écumant, emporté, grondant plus haut de seconde en
seconde, il entraînait vers la passe--vers la pleine mer--le schooner
et la pirogue!...

Presque au même instant des cris éclatèrent à bord du navire.
J'entendis des souliers ferrés se précipiter sur l'échelle du salon.
Je compris que les deux ivrognes, faisant enfin trêve à leur querelle,
venaient d'ouvrir les yeux à l'étendue de leur désastre.

Quant à moi, je m'étais déjà couché à plat au fond du misérable esquif,
n'attendant plus que la mort. A la sortie de la passe, je savais que
nous allions à peu près nécessairement nous précipiter sur la ligne des
brisants et que j'y trouverais la fin de tous mes maux. Et, quoique je
fusse peut-être prêt à mourir, je ne l'étais pas à regarder en face
l'épouvantable danger sur lequel je courais. Je fermai donc les yeux.

Longtemps j'attendis ainsi la mort, pensant à tout instant la voir
arriver, emporté dans une course vertigineuse sur la cime des vagues,
trempé jusqu'aux os par des gerbes d'écume. Puis, par degrés, la
fatigue eut raison de l'épouvante. Une sorte de stupeur s'empara de
moi; de l'engourdissement je passai au sommeil; bercé par les flots, je
me mis à rêver de chez nous, de ma mère et de l'_Amiral-Benbow_.




XXIV

LE VOYAGE DE LA PIROGUE


Il était grand jour quand je me réveillai, pour me trouver flottant
à l'extrémité sud-ouest de l'île. Le soleil était déjà au-dessus de
l'horizon, mais la Longue-Vue me le cachait encore; entre la montagne
et moi, j'apercevais de hautes falaises. A une portée de fusil, vers
ma droite, se dressait le cap de Tire-Bouline et, plus loin, le
Mât-de-Misaine: la colline noire et nue, le cap bordé de rochers.

Ma première idée fut naturellement d'empoigner la pagaie, de m'en
servir pour reprendre terre. Mais je ne tardai pas à abandonner cette
pensée. En avant des rochers, les brisants écumaient et hurlaient;
de soudaines réverbérations, des gerbes d'écume s'élançant dans les
airs et retombant à grand bruit, m'avertissaient du péril. Je me vis
précipité sur les rochers, déchiré et mis en pièces par l'irrésistible
puissance des vagues, ou m'épuisant en vains efforts pour leur échapper.

Et ce n'était pas tout, car, rampant sur les écueils ou se laissant
retomber avec fracas dans les flots, je vis d'énormes monstres marins,
des espèces de limaces molles et gluantes, d'une taille incroyable,
réunis par groupes de trente à quarante et qui remplissaient l'air de
leurs mugissements. On m'a dit depuis que c'étaient des veaux marins
parfaitement inoffensifs. Mais leur aspect, ajouté aux difficultés que
présentait l'approche du rivage, fut plus que suffisant pour m'ôter
l'envie de débarquer là. Je crois que je serais plutôt mort de faim en
pleine mer que de tenter l'aventure.

J'avais d'ailleurs dans la tête la carte de l'île, et je me rappelais
fort bien qu'après le cap de Tire-Bouline la côte s'infléchissait en
forme de golfe et laissait à découvert, à marée basse, une longue bande
de sable jaune. Plus au nord encore, venait un autre cap, désigné
sous le nom de cap des Bois, à cause des grands sapins verts qui le
couvraient en descendant jusqu'à la mer. Je savais aussi qu'un courant
longe la côte ouest de l'île, en se dirigeant vers le nord; et, voyant,
d'après ma position, que j'étais déjà sous l'influence de ce courant,
je préférai laisser le cap de Tire-Bouline derrière moi et réserver mes
forces pour tenter d'atterrir vers le cap des Bois.

La mer était assez grosse; mais, par bonheur, la brise soufflait du
sud, de sorte qu'il n'y avait pas lutte entre elle et le courant et que
les vagues se soulevaient et retombaient sans se briser. S'il en eût
été autrement, j'aurais infailliblement péri depuis longtemps. Mais,
dans l'état des choses, mon petit bateau flottait avec une légèreté et
une immunité surprenantes. Par instants, couché comme je l'étais au
fond de la pirogue et ne laissant dépasser qu'un œil au-dessus du bord,
je voyais une énorme montagne bleue se soulever tout près de moi; mais
la pirogue ne faisait que bondir un peu plus haut, danser comme sur des
ressorts, et, légère comme un oiseau, glisser dans la vallée.

Je finis par m'enhardir et m'asseoir pour m'essayer à la manœuvre de
la pagaie. Mais le plus léger changement dans la répartition du poids
peut produire d'étranges différences dans la manière dont se comporte
une pirogue. A peine avais-je modifié mon assiette que l'esquif,
abandonnant son doux balancement, se mit à descendre comme une flèche
sur la pente liquide et, en se relevant, alla piquer sa pointe droit
dans le flanc de la vague suivante.

Trempé et terrifié, je retombai sans plus tarder dans mon attitude
première. Sur quoi, la pirogue retrouva immédiatement son équilibre et
se remit à me porter aussi doucement qu'auparavant parmi les vagues. Je
vis bien qu'il ne fallait pas songer à la guider. Et alors quel espoir
me restait-il de jamais regagner la terre?

Une frayeur nouvelle s'empara de moi. Malgré tout, pourtant, je ne
perdis pas la tête. D'abord, en prenant soin d'éviter tout mouvement
brusque, je commençai par vider le bateau, avec mon bonnet, de l'eau
qu'il avait embarquée; puis, replaçant mon œil au niveau du bord, je
me mis à étudier comment s'arrangeait mon esquif pour naviguer si
tranquillement sur une si grosse mer.

Je remarquai alors que chaque vague, au lieu d'être la montagne lisse
qu'elle paraît être du rivage, ou du pont d'un navire, ressemble
parfaitement à une véritable montagne terrestre, avec ses pics, ses
plateaux et ses vallées. La pirogue, abandonnée à elle-même, tournait
en rencontrant le moindre obstacle, enfilait pour ainsi dire son chemin
dans ces vallées, évitait les pentes raides, les précipices et les pics
sourcilleux.

«Il est donc évident, me disais-je, qu'il faut rester couché comme je
le suis, pour ne pas déranger l'équilibre; mais il est clair aussi que
je puis mettre ma pagaie en dehors et, de temps en temps, dans des
endroits bien choisis, donner à la pirogue une impulsion vers la terre.»

Aussitôt fait que pensé. Je me soulevai sur mes coudes, dans l'attitude
la plus incommode, et je risquai à deux ou trois reprises un faible
coup de pagaie dans la direction de la côte. Je n'obtins pas un
énorme résultat, mais enfin j'obtins un résultat appréciable; et,
quand j'approchai du cap des Bois, je vis que, quoique je dusse
infailliblement le manquer, j'avais cependant gagné une centaine de
mètres vers l'est. En fait, j'étais très près du rivage; je voyais la
fraîche et verte cime des arbres se balancer sous la brise, et je me
sentais presque sûr d'atteindre le promontoire suivant.

Il était temps, car je commençais à être torturé par la soif. L'ardeur
du soleil, l'éclat des rayons réfléchis par les vagues comme par autant
de miroirs à facettes, l'eau de mer qui séchait sur moi en couvrant
de sel mes lèvres mêmes, tout cela se combinait pour mettre ma gorge
en feu. La vue des arbres si près de moi me donnait une envie folle
d'y arriver et de m'abriter sous leur ombre. Mais le courant m'emporta
bientôt au delà de la pointe, et, comme je débouchais dans la baie
suivante, j'aperçus un objet qui changea brusquement le cours de mes
idées.

Tout droit devant moi, à moins d'un mille de distance, je voyais
l'_Hispaniola_, sous voiles. Évidemment j'allais être pris; mais
j'étais dans une telle détresse, par besoin de boire, que je ne savais
plus si je devais être content ou fâché de cette perspective. Longtemps
avant d'en venir à une conclusion, la surprise avait pris possession
entière de mon esprit et je ne me trouvais capable que d'écarquiller
les yeux d'étonnement.

L'_Hispaniola_ portait sa voile de misaine, avec deux focs, et la toile
blanche, frappée par le soleil, resplendissait comme de la neige ou
de l'argent. Quand je la découvris, ces trois voiles étaient gonflées
par le vent et elle allait vers le nord-ouest. J'en conclus que les
hommes qui se trouvaient à bord cherchaient à faire le tour de l'île
pour revenir au mouillage. Tout d'un coup, elle se mit à porter vers
l'ouest, ce qui me fit croire que j'avais été vu et qu'on se préparait
à me donner la chasse. Mais, finalement, elle tomba droit contre le
vent, et s'arrêtant court, elle resta un instant comme indécise, ses
voiles battant les mâts.

«Les brutes! me dis-je. Je gage qu'ils sont encore ivres-morts!...»

Et je me représentai comme le capitaine Smollett les aurait fait danser
en pareil cas.

Cependant, le schooner avait graduellement tourné sur lui-même et
repris le vent; ses voiles s'étant de nouveau gonflées, il vogua assez
vite pendant deux ou trois minutes, puis s'arrêta court, comme la
première fois. Cela se répéta à plusieurs reprises. Allant et venant,
ici, de là, au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, l'_Hispaniola_ errait
à l'aventure, et chaque mouvement se terminait de la même manière, les
voiles retombant contre le mât. Il devint certain pour moi que personne
ne tenait la barre. Et, s'il en était ainsi, où se trouvaient donc les
hommes? Ou ils étaient ivres à ne plus avoir conscience de ce qui se
passait, ou ils avaient abandonné le navire.

«Si je pouvais seulement l'aborder, me dis-je, peut-être arriverais-je
à le ramener à son capitaine!»

Le courant entraînait le schooner et la pirogue dans la même direction.
Quant aux voiles du schooner, elles agissaient d'une façon si
désordonnée et si intermittente, et à chaque temps d'arrêt le navire
restait si indécis, qu'il ne gagnait assurément pas sur moi, si même
il ne perdait pas. Si seulement j'osais m'asseoir pour pagayer, je me
sentais sûr de le rejoindre. Le projet avait un air d'aventure qui me
plut, et le souvenir du tonneau d'eau fraîche près de la porte du salon
redoubla mon courage.

Je me relevai et je reçus immédiatement comme salut un nuage d'embruns
en pleine figure. Mais, cette fois, je ne cédai pas, et je me mis à
pagayer de toute ma force vers l'_Hispaniola_. Une fois, un si gros
paquet d'eau inonda mon embarcation, que je dus m'arrêter pour la
vider, le cœur battant comme un oiseau en cage. Mais, par degrés,
je me pénétrai de l'esprit de la chose et je finis par guider assez
convenablement ma pirogue parmi les vagues, non sans recevoir de temps
en temps un coup sur mon avant ou une gerbe d'écume sur la face. Peu
m'importait, car j'avançais maintenant et je gagnais visiblement sur
le schooner. Bientôt je vis étinceler les cuivres du gouvernail, comme
il battait sur l'arrière. Et toujours personne sur le pont!... J'étais
bien obligé de me dire qu'on avait déserté le navire. En tout cas,
si les hommes s'y trouvaient encore, ils devaient être ivres dans le
salon, et alors il serait peut-être possible de les y enfermer et de
faire du schooner ce que je jugerais à propos.

Pendant assez longtemps, il était resté dans la pire position possible
pour moi,--immobile, son avant tourné vers le sud. Il dérivait alors,
bien entendu. Bientôt son avant portait à l'ouest, ses voiles se
remplissaient à demi et le ramenaient en un moment droit sous le vent.
Et le résultat était qu'il s'enfuyait devant moi au moment où je
pouvais me croire sur le point de l'atteindre.

Mais enfin je crus avoir trouvé l'instant favorable. La brise était à
peu près tombée pendant quelques secondes; le courant faisant tourner
l'_Hispaniola_ sur elle-même, elle me présenta sa poupe, avec la
fenêtre gauche ouverte, et la lampe toujours allumée au-dessus de la
table, en plein jour, la grande voile tombait le long du mât comme un
drapeau. Sauf pour le lent mouvement de progression que lui imprimait
le courant, le navire semblait être à l'ancre. Je redoublai d'efforts
pour le rejoindre, et je n'en étais pas à cent mètres quand un souffle
de brise arriva, tomba dans les voiles par bâbord, et le fit repartir
en rasant l'eau comme une hirondelle.

Mon premier mouvement fut le désespoir. Le second fut la joie du
triomphe. L'_Hispaniola_ virait et me présentait le flanc; elle virait
encore et revenait sur moi; elle franchissait la moitié, puis les
deux tiers, puis les trois quarts de la distance qui nous séparait.
Elle allait m'atteindre. Je voyais les vagues bouillonnant toutes
blanches sous sa proue. D'en bas, dans ma pirogue, elle me paraissait
effroyablement haute.

Et tout d'un coup je mesurai l'étendue du péril. Mais j'eus à peine le
temps de penser, à peine le temps d'agir pour y échapper. J'étais sur
le sommet d'une lame quand le schooner plongea son avant dans la plus
proche. Son beaupré s'allongeait au-dessus de ma tête. Je me dressai
debout et je pris mon élan en repoussant la pirogue sous mes pieds.
D'une main je saisis le bâton de foc, tandis que mes jambes, pendues
dans le vide, cherchaient et finissaient par trouver aussi un appui sur
les barbes de beaupré. Et, comme je restais accroché à l'avant, presque
sans haleine, un coup sourd m'annonça que le schooner avait frappé
et coulé la pirogue. Je restais sur l'_Hispaniola_, sans retraite
possible.




XXV

J'ABATS LE DRAPEAU NOIR


J'avais à peine réussi à me hisser à califourchon sur le beaupré quand
le grand foc se remplit de vent et, se tendant d'un coup sec comme une
détonation, nous emporta vers le nord. Le schooner frémit jusqu'à la
quille par l'effet de la secousse. Mais l'instant d'après, les autres
voiles ayant pris le vent, le foc retomba. Je n'en avais pas moins
manqué être précipité à la mer. Aussi m'empressai-je de quitter cette
dangereuse position, et, rampant sur le beaupré, j'allai tomber la tête
en avant sur le gaillard. Je me trouvais sur le côté du vent, et, comme
la grande voile était encore tendue, elle me cachait une partie de
l'arrière. Le pont semblait être désert. Il n'avait pas été lavé depuis
la révolte et portait de nombreuses traces de pieds. Une bouteille
vide, le goulot cassé, roulait comme une chose vivante entre les datois.

Mais soudain l'_Hispaniola_ arriva face au vent. Les focs craquèrent
bruyamment derrière moi; le gouvernail battit contre l'arrière; tout
le navire tressaillit et fit un plongeon à soulever le cœur; en même
temps, le boute-hors du grand mât tourna en dedans, la voile gémit
sur ses poulies et me laissa voir l'arrière. J'aperçus alors les deux
hommes de garde: l'un, celui qui avait un béret rouge, couché sur le
dos, raide comme une pique, les bras étendus comme ceux d'un crucifix,
montrant toutes ses dents entre ses lèvres tordues par une sorte de
rictus sinistre; l'autre, Israël Hands, accoté contre le bastingage, le
menton sur la poitrine, les deux mains pendant ouvertes, la face pâle
comme cire sous son hâle...

Pendant quelques minutes, le schooner continua à bondir et à courir
de côté comme un cheval vicieux, les voiles prenant le vent tantôt
à bâbord, tantôt à tribord, le boute-hors allant et venant, jusqu'à
ce que le mât gémît sous l'effort. De temps en temps, une envolée
d'embruns tombait sur le pont, ou les bossoirs se heurtaient comme un
bélier contre la lame; car la mer était moins clémente à ce grand et
lourd navire qu'à ma pauvre pirogue informe, maintenant disparue à
jamais.

A chaque soubresaut du schooner, l'homme au béret rouge glissait de
côté et d'autre; et, chose horrible à voir, ni son attitude ni son
affreux rictus aux dents blanches n'étaient changés par ce mouvement;
à chaque soubresaut, encore, Hands semblait se replier sur lui-même
et s'abaisser vers le pont, ses pieds glissant toujours plus loin et
son corps penchant vers l'arrière, de sorte que sa figure devenait
graduellement invisible pour moi, et que je finis par ne plus
apercevoir que son oreille et le bout d'un de ses favoris. Je remarquai
qu'auprès d'eux le pont était taché de larges plaques de sang, et je
commençai à croire qu'ils s'étaient mutuellement tués dans leur rage
d'ivrognes.

Tandis que je regardais ce terrible spectacle et que je réfléchissais,
un moment de calme survint, et, comme le schooner s'arrêtait, Israël
Hands se retourna sur le côté; puis, avec un gémissement sourd, il se
souleva et reprit l'attitude dans laquelle je l'avais vu d'abord. Ce
gémissement, qui indiquait une souffrance et une fatigue mortelles, et
la manière dont sa mâchoire pendait, m'allèrent au cœur. Mais je me
rappelai la conversation que j'avais entendue, du fond du tonneau aux
pommes, et toute pitié m'abandonna. Je me dirigeai vers l'arrière, et
m'arrêtant au grand mât:

«Me voici de retour à bord, monsieur Hands, lui dis-je avec ironie.»

Il tourna lentement les yeux vers moi; mais sans doute il était trop
épuisé pour marquer aucune surprise. Tout ce qu'il put faire fut
d'articuler ces mots:

«De l'eau-de-vie!...»

Je vis qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Évitant le boute-hors qui
revenait une fois de plus en dedans, je me glissai à l'arrière et je
descendis au salon.

Rien ne pourrait donner une idée exacte du désordre que j'y trouvai.
Tous les coffres, tiroirs et réduits fermés à clef avaient été forcés,
sans doute pour chercher la carte. Le plancher était couvert de boue,
là où les coquins s'étaient assis pour boire ou se concerter après
avoir pataugé dans le marais. Les boiseries, peintes en blanc et
bordées de perles dorées, portaient çà et là des empreintes de mains
sales. Des douzaines de bouteilles vides cliquetaient dans les coins au
roulis du navire. Un livre appartenant au docteur était ouvert sur la
table, la moitié des feuilles déchirées, probablement pour allumer des
pipes. Sur tout cela, la lampe suspendue au plafond laissait tomber sa
lueur fumeuse et mourante.

Je descendis à la soute aux vivres. Tous les barils avaient déjà
disparu, avec un nombre inouï de bouteilles. Il est sûr que pas un
des rebelles ne devait avoir cessé d'être ivre depuis le commencement
de la révolte. Je finis pourtant par mettre la main sur une bouteille
d'eau-de-vie pour Hands; et pour moi je découvris un peu de biscuit,
des fruits conservés, une grappe de raisin sec, un morceau de fromage.
Je remontai aussitôt sur le pont, je plaçai mes provisions près du
gouvernail, hors de portée des mains du blessé, et, me dirigeant vers
le tonneau d'eau, je commençai par aller en boire une longue gorgée.
Puis je revins vers Hands et je lui remis la bouteille d'eau-de-vie.

Il en but au moins le quart sans respirer.

«Tonnerre! dit-il enfin, ce n'était pas sans besoin!...»

Je m'étais déjà établi dans mon coin et j'avais commencé mon déjeuner:

«Vous êtes grièvement blessé?» demandai-je.

Il fit entendre une sorte de grognement ou, pour mieux dire,
d'aboiement.

«Bah! répondit-il, si ce sacré docteur était à bord il m'aurait
bientôt remis sur pied. Mais je n'ai pas de chance, voilà ma grande
maladie... Quant à ce requin-là, il est mort et bien mort, reprit-t-il
en désignant l'homme au béret rouge... Un triste matelot, sur ma
parole!... Mais d'où diable sortez-vous, Hawkins?

--Ma foi, monsieur Hands, lui dis-je, je suis venu à bord pour prendre
possession de ce navire, et vous voudrez bien jusqu'à nouvel ordre me
considérer comme votre capitaine.»

Il me jeta un regard sombre, mais ne répliqua rien. Ses joues étaient
un peu moins pâles; mais il paraissait encore bien faible, et, chaque
fois que le schooner donnait une secousse, il recommençait à glisser
sur le pont, comme je l'avais déjà vu faire.

«A propos, repris-je, je ne puis pas tolérer ici ce drapeau noir,
monsieur Hands. Avec votre permission, je vais l'abattre. Mieux vaut
encore ne pas en avoir, qu'arborer une couleur pareille!...»

Je fis comme je disais, et, empoignant la ligne du maudit drapeau noir,
je l'amenai, puis le jetai à la mer. Sur quoi, j'ôtai mon bonnet en
criant:

«Bonsoir au capitaine Silver!»

Hands me considérait d'un air attentif et rusé, le menton toujours
appuyé sur sa poitrine.

«J'imagine, dit-il enfin, j'imagine, capitaine Hawkins, que votre idée
est maintenant de revenir à terre?... Si nous en causions un brin?

--Volontiers, monsieur Hands, répondis-je. Causons.»

Et je me remis à manger de grand appétit.

«Ce gaillard-là et moi, reprit-il en me montrant le cadavre d'un
faible mouvement de tête,--ce gaillard-là et moi,--c'était un nommé
O'Brien, un misérable Irlandais,--eh bien, lui et moi nous avions pris
un peu de toile avec l'intention de rentrer au mouillage!... Mais il
est mort, à présent, mort comme un sabot, et je ne vois guère qui
pourra se charger de diriger le navire... Ce ne sera toujours pas toi,
je pense, à moins que je ne te dise ce qu'il y a à faire... Eh bien,
voici ce que je propose: tu me donneras à boire et à manger, avec un
vieux mouchoir pour bander ma blessure; et moi je t'indiquerai la
manœuvre... C'est ce qui s'appelle parler, pas vrai?...

--Il faut que je vous dise une chose, répliquai-je. Je ne veux pas
revenir au mouillage du capitaine Kidd. Mon intention est de pénétrer
dans la petite rade du nord et d'y échouer tranquillement le schooner.

--Bien sûr! s'écria-t-il. C'est une excellente idée. Parbleu, mon
fiston, je ne suis pas aussi mauvais diable que j'en ai l'air. J'ai des
yeux pour voir, n'est-ce pas?... Je sais m'avouer vaincu quand il n'y a
pas autre chose à faire. C'est toi qui es le maître, et je n'ai pas le
choix... Va donc pour la petite rade du nord!... Tu me dirais d'aller
droit au quai des Pendus, il le faudrait bien, nom d'un tonnerre!...»

C'était faire de nécessité vertu et prendre la chose du bon côté. Le
traité fut conclu sur l'heure. En trois minutes, sur les indications
de Hands, j'avais mis l'_Hispaniola_ en bonne route, et nous voguions
tranquillement le long de la côte, avec vent arrière; je pouvais
espérer de doubler la pointe nord avant midi, de descendre au niveau
de la petite rade avant la marée haute, et là, d'échouer le schooner
en toute sûreté sur une plage de sable, pour attendre que le jusant le
laissât à sec et nous permît de prendre terre.

Quand je vis tout en règle, j'attachai la barre du gouvernail avec un
bout de corde et je descendis fouiller dans ma malle, où je pris un
foulard de soie qui me venait de ma mère. Je le rapportai au blessé,
que j'aidai de mon mieux à panser la large plaie béante qu'il avait
à la cuisse; puis je lui donnai à manger et il but encore une ou deux
gorgées d'eau-de-vie. Le résultat fut une amélioration évidente dans
son état; il se redressa, se mit à parler plus clairement et plus fort
et devint de toute manière un autre homme.

La brise nous favorisait à souhait. Le schooner filait devant elle
comme un oiseau; je voyais fuir la côte à notre droite et le paysage
se modifier de minute en minute. Nous eûmes bientôt dépassé les hautes
terres, et nous commençâmes de longer un rivage bas et sablonneux,
parsemé de sapins nains; puis, nous le laissâmes derrière nous pour
doubler la pointe qui termine l'île vers le nord.

Tout compte fait, j'étais enchanté de moi-même et de ma nouvelle
dignité, mis en belle humeur par le beau temps, le soleil et le
panorama changeant de la côte. J'avais de l'eau à discrétion, autant de
bonnes choses à manger que je pouvais en désirer; ma conscience, qui
m'avait assez durement reproché ma désertion, était maintenant apaisée
par la merveilleuse conquête qui en résultait. Mon bonheur aurait été
complet, n'eussent été les yeux du second maître, qui me suivaient
sur le pont avec une expression que je trouvais ironique, et aussi
l'étrange sourire qui s'ébauchait par instants sur ses lèvres. Oui, je
ne me trompais pas: il y avait, dans ce sourire, de la souffrance et de
la faiblesse, comme dans celui d'un vieillard malade; mais il y avait
aussi un grain de dérision et peut-être de perfidie, quand il croyait
que, tout entier à mon ouvrage, je ne le voyais pas m'observer en
dessous.




XXVI

ISRAEL HANDS


La brise, qui semblait nous obéir, venait de tourner à l'ouest. Il
nous fut donc on ne peut plus aisé d'arriver du coin nord-est de l'île
à l'entrée de la baie du nord. Mais, une fois là, comme nous étions
dépourvus d'ancre, et comme il ne pouvait être question d'échouer le
schooner avant que la marée fût au plus haut, nous n'avions plus qu'à
nous croiser les bras. Le second maître m'avait dit comment je devais
m'y prendre pour rester en panne.

Je finis par réussir après trois ou quatre essais infructueux; et
alors, pour passer le temps, nous nous remîmes à manger.

«Capitaine, me dit Hands quand il vit que je m'arrêtais, et mon vieux
camarade O'Brien, que voilà... pourquoi ne le jetterions-nous pas à la
mer?... En général, je ne suis pas dégoûté... mais il n'est pas beau à
voir, vrai!...

--Je ne suis pas assez fort, et la besogne ne me sourit guère,
répondis-je avec frisson. Il peut bien rester là, après tout!...

--Ah! c'est un navire de malheur, cette _Hispaniola!_ reprit alors
Israël Hands, sans insister sur sa proposition. C'est effrayant, ce
qu'il en est mort, de ceux qui se sont embarqués à Bristol, avec toi et
moi!... Pauvres gens! cela fend le cœur d'y penser, tout de même...»

Il resta quelques instants comme absorbé dans ses réflexions; puis,
relevant les yeux:

«Sais-tu ce que tu ferais, si tu étais bien aimable, Jim? reprit-il.
Tu descendrais au salon me chercher une bouteille de vin... Cette
eau-de-vie est trop forte pour ma pauvre tête!...»

Il formula cette demande d'un ton doucereux qui ne me parut pas
naturel. Et, quant à l'histoire qu'il me contait, je n'y crus pas
une minute. Hands, préférer du vin à l'eau-de-vie!... comme c'était
vraisemblable!... Évidemment, il avait besoin d'un prétexte pour me
faire quitter le pont pendant quelques minutes. Mais dans quel but?
c'est ce que je ne pouvais imaginer. Ses yeux évitaient maintenant les
miens. Tantôt il les levait vers le ciel, tantôt il jetait un regard
sur le cadavre d'O'Brien. Et, tout le temps, il souriait d'un air
embarrassé et honteux. Un enfant de sept ans aurait vu qu'il méditait
quelque mauvais coup.

Je lui répondis promptement, car je voulais profiter de mon avantage,
et, avec un gaillard aussi stupide, il ne m'était pas difficile de
cacher les soupçons que sa requête faisait naître en moi.

«Du vin vous vaudra, en effet, beaucoup mieux que l'eau-de-vie, lui
dis-je. Le voulez-vous rouge ou blanc?

--Ma foi, cela m'est absolument égal, camarade, répliqua-t-il.

--Eh bien, je vais vous chercher une bouteille de porto, monsieur
Hands. J'espère que je n'aurai pas trop de peine à la trouver...»

Là-dessus, je pris l'escalier du salon et je le descendis en faisant
autant de bruit que possible; puis, ôtant mes souliers, je courus sur
la pointe du pied le long de la coursive, jusqu'à l'échelle de l'avant,
et je vins mettre mes yeux au niveau de l'écoutille. J'étais bien
sûr que Hands ne pouvait s'attendre à me voir par là; mais je n'en
prenais pas moins toutes les précautions possibles. Mes soupçons ne se
trouvèrent que trop justifiés!

Hands s'était soulevé pour ramper sur ses mains et ses genoux. Sa jambe
le faisait cruellement souffrir en se remuant, car il étouffait des
plaintes involontaires; mais il n'en réussit pas moins, en se traînant
ainsi, à traverser assez vite toute la largeur du pont. En moins d'une
demi-minute, il avait atteint les dalots de bâbord, et ramassé, au
milieu d'un paquet de cordages, une espèce de long couteau ou de dirk
écossais ensanglanté jusqu'au manche. Il l'examina avec soin, allongea
la lèvre inférieure, essaya la pointe du poignard sur un de ses doigts;
puis, le cachant vivement sous sa jaquette, il revint à sa place...

J'en savais assez. Israël Hands pouvait se mouvoir; il avait une arme;
et, s'il s'était débarrassé de moi pour aller la chercher, c'est
évidemment que cette arme m'était spécialement destinée. Ce qu'il se
proposait de faire ensuite: comptait-il se traîner à travers l'île, de
la baie du nord au camp des révoltés,--ou bien se proposait-il de tirer
un coup de canon pour avertir ses camarades et les faire venir à son
aide? je ne me chargeais point de le décider.

Mais un point me paraissait à peu près certain: c'est que je n'avais
rien à craindre tant que nous n'aurions pas mis le schooner en
sûreté. Nos intérêts étaient à cet égard les mêmes. L'un et l'autre,
nous voulions voir l'_Hispaniola_ proprement échouée sur une plage
bien abritée, de telle sorte qu'il fût aisé, le moment venu, de la
remettre à flot. Et, tant que ce plan n'était pas réalisé, je restais
indispensable.

Tout en réfléchissant à ces choses, je n'étais pas inactif. Je revenais
à pas de loup au salon, je reprenais mes souliers sans bruit, je
mettais la main sur la première bouteille venue; enfin, je remontais
sur le pont.

Hands était à demi couché à l'endroit où je l'avais laissé, les jambes
repliées, les paupières closes, comme si la lumière était un poids trop
lourd pour sa faiblesse. Il releva pourtant la tête quand j'arrivai
près de lui, cassa le goulot de la bouteille en homme qui en avait
l'habitude, et prit une bonne lampée, accompagnée de son toast favori:

«A mes souhaits!»

Puis, il resta immobile pendant quelque temps. Et enfin, tirant de sa
poche une corde de tabac, il me pria de lui en couper un morceau.

«Rien qu'une chique, dit-il. Je n'ai même pas de couteau sur moi, et
d'ailleurs pas plus de force qu'un poulet... Ah! Jim, Jim, c'est fini,
vois-tu!... et je crois bien que mon tour arrive... Coupe-moi une bonne
chique, garçon; ce sera peut-être la dernière, car je suis lesté pour
le grand voyage, cette fois!...

--Je veux bien vous couper du tabac,» répondis-je en lui faisant bonne
mesure.

Il prit le morceau que je lui tendais, l'introduisit dans sa bouche
et retomba dans le silence. Au bout d'un quart d'heure environ, il en
sortit pour me faire remarquer que la marée était maintenant assez
haute.

«Suivez maintenant mes instructions, capitaine Hawkins, reprit-il avec
son sourire indéfinissable, et je vous garantis que le schooner sera
bientôt en sûreté.»

Nous avions à peine deux milles à parcourir; mais c'étaient deux milles
de navigation difficile, d'abord parce que l'entrée de ce mouillage
était fort étroite, puis parce qu'elle s'ouvrait de l'ouest à l'est,
pour s'infléchir au sud; il fallait donc gouverner avec une extrême
précision pour éviter tout accident. Je puis dire que je m'acquittai
bien de ma tâche, et il est certain que Hands devait être excellent
pilote; car nous allâmes à merveille, biaisant ici, là rasant un banc
de sable, comme si nous n'avions de toute notre vie fait autre chose.

[Illustration: XV

J'APPUYAI DE TOUTES MES FORCES SUR LA BARRE.]

A peine avions-nous franchi la passe, que nous nous vîmes entourés de
terres de toutes parts. Les bords de la baie du nord étaient boisés
comme ceux de l'autre mouillage; mais la forme de cette baie était
toute différente, beaucoup plus allongée et beaucoup plus étroite.
Elle ressemblait plutôt à un estuaire de petit fleuve, et en fait
ce n'était pas autre chose. En face de nous, à l'extrémité sud, se
dressait la carcasse d'un navire naufragé,--un grand trois-mâts qui
gisait là depuis bien des années, car il était comme drapé d'algues
marines, et, sur le pont, des broussailles avaient déjà pris racine,
parmi d'autres plantes ou herbes de terre, dont quelques-unes étaient
en fleur. Spectacle mélancolique, qui témoignait au moins de la sûreté
du mouillage.

«Allons, fit Hands, attention maintenant; voici un endroit qui semble
fait exprès pour s'y échouer. Du beau sable fin, pas ombre de roche,
des arbres tout alentour, et, à deux pas, une vieille épave toute
fleurie,--un vrai jardin, quoi!...

--Et une fois échoués, demandai-je, comment ferons-nous pour nous
remettre à flot?

--Oh! ce n'est pas difficile, me dit-il. Nous voici échoués sur la
rive droite, n'est-ce pas?... Eh bien, à marée basse, on porte une
amarre sur la rive gauche, en suivant la côte, si l'on n'a pas de
chaloupe; on passe cette amarre autour du tronc d'un de ces gros pins,
on la rapporte à bord, on l'attache au cabestan, et il n'y a plus qu'à
attendre l'arrivée de la marée. Le flot venu, tout le monde tire sur
l'amarre, et le tour est fait... Mais assez causé, voici le moment
critique!... Nous touchons, ou peu s'en faut, et le schooner a trop
de force... Barre à tribord!... dur!... A bâbord, maintenant!... en
douceur!... Là! nous y voici...»

J'exécutais ses ordres à la lettre et sans seulement prendre le temps
de respirer. Tout à coup il cria:

«Et maintenant garçon, arrive en grand!... ferme!...»

J'appuyai de toutes mes forces sur la barre, l'_Hispaniola_ vira
rapidement, courut droit vers la rive basse et boisée...

L'intérêt dramatique de ces manœuvres avait un peu relâché depuis
quelques instants la surveillance que j'exerçais sur les mouvements
d'Israël Hands. En ce moment, j'étais si absorbé, attendant d'une
seconde à l'autre que le schooner touchât, que j'avais complètement
oublié le péril suspendu sur ma tête. Je me penchais à tribord pour
regarder les ondulations de l'eau qui s'élargissaient sur l'avant.

Un instant de plus, et j'aurais succombé sans avoir eu seulement le
temps de me défendre, si je ne sais quelle inquiétude soudaine ne
m'avait fait tourner la tête. Peut-être avais-je entendu un craquement
derrière moi, vu du coin de l'œil une ombre se mouvoir; peut-être
fut-ce un instinct pareil à celui qui avertit un jeune chat... Ce qu'il
y a de sûr, c'est qu'en me retournant, je vis Hands qui arrivait sur
moi, son poignard à la main!... Il avait déjà fait la moitié du chemin.

Deux cris s'échappèrent à la fois de nos poitrines quand nos yeux se
croisèrent: un cri de terreur de la mienne, un rugissement de rage
de celle de Hands. Au même instant il se jeta vers moi et je fis un
bond de côté vers l'avant. Dans ce mouvement, je lâchai brusquement
la barre, qui retomba vers bâbord, et, très probablement, c'est à
cette circonstance que je dus la vie, car la lourde poutre frappa le
misérable en pleine poitrine, et, du coup, l'étourdit net.

Avant qu'il eût pu se remettre, j'étais hors du coin où il s'en était
fallu de si peu qu'il ne me prît comme dans une trappe,--et j'avais
tout le pont devant moi pour lui échapper. Je m'arrêtai au grand mât;
je tirai un pistolet de ma poche et je le dirigeai froidement sur le
scélérat qui revenait déjà sur moi... Je lâchai la détente; le chien
s'abattit... Hélas! le coup ne partit pas. L'eau de mer avait mouillé
la poudre du bassinet, et je n'avais à la main qu'une arme inutile!...

Ah! combien je maudis alors ma négligence! Il aurait été si simple de
renouveler l'amorce de mes armes!... Et, du moins, je n'aurais pas été
réduit au seul rôle qui me restât: celui d'un mouton qui fuit devant le
boucher.

[Illustration: XVI

«UN PAS DE PLUS ET JE VOUS BRULE LA CERVELLE.»]

Je n'aurais jamais cru que cet homme pût se mouvoir aussi vite, blessé
comme il était. Il faisait peur à voir, avec ses cheveux gris en
désordre, sa face cramoisie de fureur et d'impatience. Mais je n'eus ni
le temps ni l'envie d'essayer mon second pistolet; je savais d'ailleurs
que ce serait inutile. Je voyais clairement une chose: c'est qu'il ne
s'agissait pas simplement de battre en retraite, si je ne voulais pas
me trouver pris sur l'avant comme une minute plus tôt j'avais failli
l'être à l'arrière. Une fois acculé, dix à douze pouces de couteau
dans le corps seraient ma dernière expérience en ce bas monde... Je
plaçai donc les paumes de mes mains sur le grand mât, qui était d'une
belle épaisseur, et j'attendis, les nerfs tendus, le cœur battant...

Voyant ma tactique, il s'arrêta. Quelques instants se passèrent en
feintes de sa part et mouvements correspondants de la mienne. C'était
un jeu que je connaissais pour l'avoir souvent pratiqué avec des
galopins de mon âge dans les rochers de Black-Hill, quoique ma vie n'en
dépendît pas alors, et je comptais bien en sortir vainqueur, cette
fois, avec un vieux matelot blessé pour adversaire. Le fait est que je
repris courage, et cela me permit de réfléchir sur la fin probable de
l'affaire. Je voyais bien la possibilité de prolonger fort longtemps la
lutte; je n'en voyais guère de m'en tirer définitivement avec la vie
sauve...

Sur ces entrefaites, l'_Hispaniola_ toucha le banc de sable, vacilla
sur sa quille et soudain s'arrêta, en tombant sur le flanc de
bâbord,--le pont faisant avec l'horizon un angle de quarante-cinq
degrés; toute une masse d'eau rebondit par-dessus les bastingages,
balaya ce qui se trouvait devant elle, puis forma une espèce de mare
dans le creux.

Du coup, Hands et moi nous perdîmes simultanément notre équilibre, et
nous allâmes rouler ensemble jusqu'aux dalots,--suivis de près par le
mort au béret rouge, qui tomba derrière nous, tout raide et les bras
étendus. Nous étions si près l'un de l'autre, que ma tête frappa le
pied du second maître avec une violence dont mes dents furent ébranlées.

Mais je fus le premier à me relever, car Hands avait à se dégager du
cadavre.

La chute soudaine du navire n'en faisait pas moins du pont un champ de
course absolument impraticable. Il me fallait trouver, et sur l'heure,
un autre moyen de salut, car mon ennemi n'avait qu'à allonger le bras
pour m'atteindre. Avec la rapidité de l'éclair, je me jetai dans
les haubans de misaine, je grimpai sans perdre une minute, et je ne
m'arrêtai pour reprendre haleine qu'en me voyant arrivé à la grande
vergue.

La rapidité de mon action m'avait sauvé la vie, car le poignard de
Hands, lancé d'une main furieuse, vint frapper les haubans à un
demi-pied à peine au-dessous de moi. En regardant en bas, je vis
le brigand qui me considérait, la bouche grande ouverte, hébété de
surprise et de désappointement, après quoi il ramassa son arme.

Cela me donnait un moment de répit. J'en profitai pour changer
l'amorce de l'un de mes pistolets, et me mettre en devoir de recharger
complètement l'autre.

Hands me vit faire. Il comprit qu'il était perdu s'il me laissait le
temps d'achever cette opération. Et aussitôt, le poignard aux dents, il
se hissa lourdement dans les haubans, puis commença de les monter, non
sans une peine infinie et des gémissements continus.

Mais tandis qu'il traînait ainsi après lui sa jambe blessée, j'avais
tranquillement achevé mes préparatifs. Il était à un tiers environ de
son ascension, quand je m'adressai à lui, un pistolet de chaque main:

«Monsieur Hands, un pas de plus et je vous brûle la cervelle,» lui
dis-je.

Il s'arrêta. Je pus voir à l'expression de sa physionomie bestiale
qu'il essayait de réfléchir, et cela lui coûtait évidemment tant de
peine, que je ne pus m'empêcher de rire tout haut.

Enfin, avalant deux ou trois fois sa salive avant de parler, il
commença, sa figure portant toujours la même expression de perplexité
extrême. Il fut obligé pour parler d'ôter le poignard de sa bouche,
mais ne changea pas autrement sa position.

«Jim, me dit-il, m'est avis que nous sommes manche à manche, et qu'il
vaut mieux signer un traité. Je t'aurais pincé, sans cette damnée
secousse; mais je n'ai pas de chance!... Me voici donc réduit à
capituler, et c'est un peu dur, vois-tu, d'un maître marinier à un
gamin comme toi!»

Je buvais ses paroles et je souriais d'une oreille à l'autre, fier
comme un coq sur la crête d'un mur, quand soudain, rejetant sa main
droite en arrière, il s'arrêta. Quelque chose siffla comme une flèche
en fendant l'air. Je sentis un coup, puis une douleur aiguë, et je me
trouvai cloué au mât par l'épaule.

Dans la douleur affreuse et la surprise de ce moment,--je puis à peine
dire que ce fut par ma volonté, et je suis certain que ce fut sans
viser,--mes deux pistolets partirent, puis s'échappèrent de mes mains.

Ils ne tombèrent pas seuls.

Avec un cri étouffé, le misérable lâcha les haubans qu'il tenait de la
main gauche, et, la tête la première, s'abattit dans la mer...




XXVII

«PIÈCES DE HUIT!»


La chute du schooner sur son flanc gauche avait eu naturellement pour
conséquence d'incliner les mâts de telle sorte qu'au lieu d'être
perpendiculaires à la surface de la mer, ils fissent avec elle un angle
aigu. Aussi, mon poste élevé dans la grande vergue se trouvait-il
directement au-dessus de l'eau. Hands, arrivé moins haut que moi, était
tombé entre le navire et la verticale de mon corps. Je le vis remonter
un instant, dans un bouillonnement d'écume sanglante; puis il s'enfonça
pour toujours. Quand la tranquillité de l'eau fut rétablie, je pus le
voir gisant sur le sable fin, dans l'ombre projetée par le flanc du
navire. Un ou deux poissons frôlèrent son corps, et le frémissement de
l'eau lui rendit l'apparence de la vie, comme s'il avait encore tenté
de se soulever. Mais il était mort et bien mort, et devait servir de
pâture aux poissons, à la place même où il avait voulu me mettre...

A peine eus-je acquis cette certitude, que je me sentis saisi d'un
malaise et d'une terreur inexprimables. Mon sang coulait tout chaud sur
mon épaule. Le poignard de Hands, qui m'avait cloué au mât, brûlait
comme un fer rouge. Et cependant ce n'était pas la douleur physique qui
me faisait trembler,--c'était l'horreur de me dire que, si mes forces
m'abandonnaient, j'allais tomber du haut de la vergue dans cette eau
verte et tranquille, à côté du cadavre...

Un instant cette vision m'épouvanta au point que je fermai les yeux
pour résister au vertige, en me retenant aux vergues avec une telle
force que les ongles m'entraient dans la paume des mains. Peu à peu le
sang-froid me revint; mon pouls battit plus calme, et je pus réfléchir
sur ce que j'avais à faire.

Ma première pensée fut de me délivrer du poignard, en l'arrachant; mais
je le trouvai planté si profondément, et l'effort me coûta une douleur
si vive, que je lâchai prise avec un violent tressaillement.

Chose bizarre, ce mouvement même me tira d'affaire. Le poignard
avait été bien près de me manquer, car il ne me retenait que par une
pincée de peau sur le dessus de l'épaule; le tressaillement la fit se
déchirer, et je me trouvai débarrassé. Le sang coulait de plus belle,
cela va sans dire; mais enfin j'étais libre de mes mouvements et cloué
seulement par ma veste et ma chemise.

Une secousse acheva de me dégager en déchirant ces vêtements. Il ne me
resta plus qu'à redescendre sur le pont, par les haubans de tribord.
Car, pour rien au monde, je n'aurais voulu, tremblant comme j'étais,
m'aventurer sur ceux que les mains de Hands venaient à peine de lâcher.

Arrivé en bas, mon premier soin fut de panser tant bien que mal ma
blessure, qui me faisait beaucoup souffrir et continuait à saigner.
Elle était d'ailleurs sans gravité et ne m'empêchait pas de me servir
de mon bras.

Me voyant maître du schooner, je songeai alors à le débarrasser de
son dernier passager,--le cadavre d'O'Brien. J'ai déjà dit comment il
était tombé sur le bastingage de bâbord, où il avait l'attitude d'une
horrible et effrayante marionnette de grandeur naturelle. Cela me
laissait peu de chose à faire pour achever de le pousser par dessus
bord. Mes aventures tragiques commençaient à m'avoir singulièrement
aguerri contre la terreur des morts. Je pris le corps par la taille
comme un sac de son, et avec un grand effort je réussis à le faire
basculer. Il plongea avec un bruit sinistre et s'en alla lentement
tomber sur le sable du fond, à deux pas du cadavre de Hands. Le béret
rouge surnagea. Quand l'eau se fut calmée, je vis des poissons aller et
venir autour de cette épave.

J'étais maintenant absolument seul à bord. La marée commençait à
redescendre, et le soleil était déjà si bas sur l'horizon que les
pins de la rive gauche allongeaient leur ombre presque sur le pont du
schooner. La brise du soir se levait, et, quoique bien abrités par
la colline et les pins de l'est, les cordages se mettaient à gémir
doucement et les voiles à palpiter. Cela pouvait devenir un danger
pour le navire. Aussi m'empressai-je de courir aux deux focs et de
les abattre. Mais la voile de misaine était plus difficile à manier.
Son boute-hors avait naturellement suivi le mouvement du schooner,
au moment où il tombait sur le flanc, et trempait maintenant dans
l'eau avec deux ou trois pieds de toile. Je pensais bien que cette
circonstance même rendait mon intervention plus nécessaire; mais la
tension de la toile sous l'action de la brise était déjà si forte
que je n'osais plus entamer la lutte. Je me déterminai à tirer mon
couteau et à couper les drisses. Tout s'abattit à la fois, et une
bonne moitié de la voile, tombant à la surface de l'eau, y forma une
masse flottante par l'effet de l'air qui se trouvait emprisonné; j'eus
beau tirer de toutes mes forces, il me fut impossible de la ramener à
bord. J'y renonçai donc. J'avais fait tout ce qui dépendait de moi, et
l'_Hispaniola_ devait maintenant s'en remettre à sa bonne étoile.

Déjà le mouillage était plongé dans l'ombre; les derniers rayons du
couchant, passant à travers une éclaircie dans la masse des bois,
brillaient comme des rubis et des émeraudes sur les fleurs et les
buissons du navire naufragé; le froid commençait à se faire sentir;
la marée fuyait rapidement vers le large, et le schooner s'enfonçait
de plus en plus dans le sable. Je grimpai à l'avant et regardai
au-dessous de moi. L'eau semblait tout à fait basse. Empoignant à
deux mains l'amarre toujours pendante depuis que je l'avais coupée,
je me laissai doucement glisser et je pris pied sur le fond; le sable
était ferme et ondulé par le jusant, de sorte que je n'eus aucune
difficulté à marcher, avec de l'eau jusqu'à mi-corps. Ainsi je quittai
l'_Hispaniola_, couchée sur le flanc avec sa voile de misaine étendue
à côté d'elle. Le soleil venait de disparaître, et la brise soufflait
doucement dans les pins.

Je me sentais de la meilleure humeur du monde en prenant terre. Quoi
qu'il arrivât désormais, je laissais enfin la mer derrière mes talons.
Et je ne revenais pas les mains vides. Le schooner était là, débarrassé
des pirates et prêt à repartir avec les fidèles. Il ne me manquait
plus maintenant que de les rejoindre et de leur conter mes exploits.
Je pouvais m'attendre sans doute à être quelque peu grondé pour mon
escapade; mais je ne doutais pas que la capture de l'_Hispaniola_ ne
fût la meilleure des excuses et que le capitaine Smollett lui-même ne
fût le premier à convenir que je n'avais pas perdu mon temps. Dans ces
dispositions, je me mis en route pour le blockhaus. Me souvenant que
le ruisseau qui débouchait à l'est, dans le mouillage du capitaine
Kidd, venait de la colline aux deux pics sur ma gauche, je me dirigeai
d'abord de ce côté, afin de pouvoir le franchir plus aisément près
de la source. Le bois était peu touffu; j'eus bientôt tourné les
contreforts inférieurs de la colline et traversé le cours d'eau, en me
mouillant à peine jusqu'aux genoux.

Je me trouvai alors près de l'endroit où j'avais rencontré Ben Gunn,
et je commençai à marcher avec plus de précaution. La nuit était tout
à fait tombée quand je sortis de la vallée qui séparait les deux
pics. J'aperçus à ce moment sur le ciel une lueur que je supposai
projetée par le feu de mon homme, en train de préparer son dîner;
et je m'étonnai même un peu qu'il ne craignît pas d'attirer par
cette imprudence l'attention toujours en éveil de Silver. Puisque je
remarquais cette lueur, pourquoi les gens campés dans le marais ne la
verraient-ils pas aussi?

L'obscurité devenait de plus en plus profonde, et c'est à peine si je
pouvais me diriger. La double colline derrière moi et la Longue-Vue sur
ma droite s'effaçaient de plus en plus dans les ténèbres. Les étoiles
étaient encore pâles et peu nombreuses. Il m'arrivait à tout instant de
trébucher dans des fondrières ou de m'embarrasser en des broussailles.

Soudain, une lumière argentée se projeta sur le bas-fond. La lune
s'élevait lentement au-dessus de la Longue-Vue et, me suivant à travers
les arbres, semblait venir éclairer ma route. Dès lors, il me fut aisé
d'avancer, et mon voyage s'acheva promptement. Tantôt courant à perdre
haleine, tantôt allant d'un pas moins rapide, je finis par arriver en
vue du bosquet qui entourait le blockhaus.

Aussitôt je ralentis mon allure et je n'avançai plus qu'avec prudence.
Ce serait couronner tristement mes exploits, me disais-je, que de
recevoir par méprise une balle envoyée par mes amis. La lune montait
toujours, et sa lumière tombait maintenant presque à pic dans les
éclaircies du bois. Je fus surpris de voir tout à coup à travers les
arbres une lueur toute différente, ardente et rouge comme celle d'un
feu de joie. D'où elle venait, je ne pouvais le comprendre. Il fallut,
pour me l'expliquer, que j'arrivasse au bord même de la clairière où
s'élevait le blockhaus.

Je vis alors, de l'autre côté de l'édifice, et dans l'intervalle qui
le séparait de la palissade, un immense brasier en plein air, d'où
provenait cette lueur d'incendie.

Je m'arrêtai surpris et inquiet. Jamais nous n'avions allumé un
feu pareil. Nous étions même avares de bois à brûler, par ordre du
capitaine... Était-il, par hasard, survenu du nouveau pendant mon
absence?... Rien ne bougeait, et je n'entendais d'autre bruit que le
murmure de la brise. Cela me rassura. Je tournai la palissade par le
côté est, en ayant soin de me tenir dans l'ombre, et, trouvant un
point où je pouvais la franchir sans être vu à cause de l'obscurité
profonde, je me trouvai bientôt dans l'enclos.

Afin de ne négliger aucune précaution, je poussai la prudence jusqu'à
me mettre sur les mains et les genoux pour monter la pente, et c'est
en rampant ainsi que j'arrivai au coin du blockhaus. Un bruit familier
vint tout à coup me rassurer. Ce n'est pas que ce bruit fût bien
harmonieux; il m'est arrivé souvent de le trouver désagréable en
d'autres circonstances. C'était le ronflement sonore de deux ou trois
dormeurs,--et ce témoignage du paisible sommeil que goûtaient mes amis
me fut la plus délicieuse des musiques. Le cri de la vigie en mer, le
glorieux: _All right!_ «Tout va bien!» n'est jamais tombé dans mon
oreille avec un accent plus rassurant.

N'empêche qu'ils ont une drôle de façon de monter la garde! me
disais-je. Si Silver et ses hommes se trouvaient à ma place, ces beaux
dormeurs auraient un joli réveil!... Voilà ce que c'est d'avoir le
capitaine blessé!...

Et je me blâmais intérieurement de les avoir abandonnés dans un danger
pareil, quand ils étaient si peu nombreux pour se garder.

Cependant, j'étais arrivé à la porte et je m'arrêtai sur le seuil.
A l'intérieur tout était sombre, et je ne pouvais rien distinguer.
J'entendais mieux que jamais la basse continue des ronflements et de
temps en temps une espèce de frôlement, suivi d'un coup sec, qu'il
me fut impossible de m'expliquer. Les bras en avant pour ne pas me
heurter, je pénétrai dans la salle. Je me disais en riant tout seul
qu'il serait drôle de me coucher tranquillement à ma place et de voir
la figure que feraient les braves gens en me trouvant là, le lendemain
matin. En marchant, mon pied toucha la jambe d'un des dormeurs, qui se
retourna en grommelant, sans se réveiller.

Mais tout à coup une voix perçante éclata dans les ténèbres.

«Pièces de huit!... criait-t-elle. Pièces de huit! pièces de huit!...
pièces de huit! pièces de huit!...»

Et ainsi de suite, sans une pause, sans un changement. C'était le
perroquet de Silver, le _capitaine Flint_!... C'est lui que je venais
d'entendre picotant un morceau d'écorce! C'est lui qui montait mieux la
garde que des êtres humains et qui annonçait mon arrivée, de sa voix
stridente, avec son cri habituel.

Tous les dormeurs s'étaient réveillés en sursaut. Ils étaient déjà
debout avant que je fusse revenu de ma surprise.

«Qui vive?» demanda la voix de stentor de Silver.

Je me retournai pour fuir. Mais je me heurtai violemment contre
quelqu'un qui me repoussa et je retombai dans les bras d'un autre, qui
les referma sur moi et me maintint.

«Apporte de la lumière, Dick!» cria Silver.

Un des hommes sortit et revint presque aussitôt avec un tison
enflammé.




XXVIII

AUX MAINS DE L'ENNEMI


La torche, en éclairant l'intérieur du blockhaus, me montra un
spectacle qui justifiait trop mes appréhensions. Les pirates étaient
en possession du fort et des approvisionnements. Tonneau d'eau-de-vie,
quartiers de porc salé, sacs de biscuits, étaient à leur place, comme
avant mon départ. Mais ce qui me glaça d'horreur fut de n'apercevoir
aucune trace de prisonniers. Mes amis avaient donc tous péri jusqu'au
dernier!... Et je n'étais pas là pour me battre à leurs côtés!...

Il n'y avait que six hommes. Pas un autre ne survivait. Cinq d'entre
eux s'étaient levés, la figure rouge et gonflée, sortis en sursaut du
lourd sommeil de l'ivrogne. Le sixième, resté couché, se levait sur son
coude. Il était d'une pâleur mortelle et sa tête était entourée d'un
bandage taché de sang. Je me souvins de l'homme qui avait été blessé à
l'assaut et qui s'était enfui dans le bois; je ne doutai pas que ce ne
fût lui.

Le perroquet avait enfin cessé de crier et lissait ses plumes, sur
l'épaule de son maître. Il me sembla que Silver était plus pâle et plus
sérieux qu'à l'ordinaire. Il portait encore l'habit de drap sous lequel
il était venu parlementer; mais cet habit était déjà déchiré, couvert
de boue et de taches.

«Eh donc! c'est Jim Hawkins qui vient nous faire une petite
visite! dit-il en me reconnaissant. Que le diable m'emporte si je
l'attendais!... Mais grand merci de la politesse, tout de même!...»

Il s'assit sur le tonneau d'eau-de-vie et se mit à bourrer sa pipe.

«Approche la torche, Dick,» reprit-il.

Et quand il eut allumé son tabac:

«C'est bien, merci... Fixe le tison dans ce tas de bois. Et vous,
messieurs, ne vous gênez pas: inutile de rester debout pour M. Hawkins;
il vous excusera sûrement... Eh donc, Jim, c'est bien toi, en chair et
en os?... L'aimable surprise pour ton vieil ami!... Je savais bien que
tu étais un finaud. Je te l'ai dit la première fois que je t'ai vu.
Mais ceci, je l'avoue, passe mes prévisions...»

Je ne soufflais mot, on peut le supposer, et je restais immobile, le
dos collé au mur, comme on m'avait placé, regardant Silver bien en face
et sans montrer de faiblesse,--je l'espère du moins,--mais avec un
affreux désespoir au cœur.

Silver tira une ou deux bouffées de sa pipe, avec le plus grand calme,
puis il reprit:

«Puisque tu es ici, Jim, j'en profiterai pour te parler franchement.
J'ai toujours eu de l'affection pour toi, garçon, car tu es mon
portrait vivant, de l'époque où j'étais jeune et beau; j'ai toujours
souhaité te voir avec nous, afin que tu prennes ta part du magot et
que tu puisses mourir un jour dans la peau d'un gentleman. Or, te
voilà ici, mon poulet. Ne perds pas cette occasion. Le capitaine
Smollett est un marin de vieille roche, ce n'est pas moi qui dirai le
contraire, mais un peu dur sur la discipline, un peu dur... «Le devoir
avant tout», il ne sort pas de là. Et il n'a pas tort. Fais attention
au capitaine, Jim. Si tu m'en crois, tu te tiendras à distance
respectueuse de ses eaux... Le docteur lui-même est enragé contre toi.
«Ce déserteur!» voilà comment il t'appelle... Bref, mon garçon, tu ne
peux pas revenir à eux, car ils ne veulent plus de toi. A moins donc
de former un tiers parti à toi tout seul, ce qui ne sera pas très gai,
il ne te reste plus qu'à t'enrôler sous le capitaine Silver.»

[Illustration: XVII

JE RESTAIS IMMOBILE, AVEC LE DÉSESPOIR AU CŒUR.]

Il y avait dans tout cela au moins une bonne nouvelle. Mes amis étaient
encore vivants!... A la vérité, s'il fallait en croire Silver, leur
irritation contre moi semblait être plus grande que je ne l'avais
supposé. Mais n'importe! j'avais un énorme poids de moins sur la
poitrine.

«Je n'ai pas besoin de te faire remarquer que tu es à notre merci, Jim,
continua Silver. Je suis trop poli pour cela, et j'ai toujours été
pour la discussion tranquille. Rien qui me répugne comme les menaces.
Si ma proposition te convient, fort bien, tu n'as qu'à le dire.
Sinon, réponds sans te gêner, camarade! Je ne puis pas te parler plus
gentiment, n'est-ce pas?

--Vous voulez que je réponde? demandai-je d'une voix tremblante, car,
à travers l'ironie de John Silver, je sentais bien une menace de mort
suspendue sur ma tête; mes joues étaient brûlantes et mon cœur battait
douloureusement dans ma poitrine.

--Mon gars, dit Silver, personne ne te presse. Prends ton temps. Les
heures ne nous paraîtront jamais longues en ta compagnie...

--Eh bien, si je dois faire un choix, repris-je d'un ton assuré, j'ai
le droit de savoir d'abord pourquoi vous êtes ici et où sont mes amis.

--Ah! ah!... grommela un des pirates. Il serait fin, celui qui pourrait
te dire le pourquoi!...

--Toi, tu vas me faire le plaisir de taire ton bec jusqu'à ce qu'on te
donne la parole!» cria Silver à l'interrupteur, d'un ton furieux.

Puis reprenant son air le plus gracieux pour s'adresser à moi:

«Je suis à la disposition de monsieur Hawkins pour les explications
qu'il désire... Sachez donc, monsieur Hawkins, que, hier matin, à
la première heure, le docteur Livesey nous est arrivé sous pavillon
parlementaire. «Capitaine Silver, vous êtes trahi; le navire a
disparu,» m'a-t-il dit. C'est vrai que nous avions bu quelques verres
de trop pendant la nuit, et chanté à perdre haleine. Bref, nous
n'avions plus pensé au navire. Nous tournons tous nos yeux vers le
mouillage. Le schooner n'y était plus... Tu vois d'ici la tête que nous
avons faite, moi tout le premier.... Là-dessus, le docteur propose
un arrangement. «Va pour l'arrangement», lui dis-je. Et le résultat,
c'est que nous sommes où tu nous vois, avec les provisions, le cognac,
le blockhaus, le bois que vous avez eu l'obligeance de couper pour
nous,--bref, toute la boutique... Quant à eux, ils ont déguerpi, et
nous ne savons pas où ils sont...»

Silver s'arrêta pour tirer deux ou trois bouffées de sa pipe, puis il
poursuivit:

«Ne va pas au moins te mettre en tête que tu as été compris dans le
traité, Jim!... Voici les derniers mots qui ont été échangés: «Combien
êtes-vous à évacuer le blockhaus?» ai-je demandé?--«Nous sommes quatre
hommes valides et un blessé, m'a répondu le docteur. Quant au mousse,
que le diable l'emporte, je ne sais ce qu'il est devenu, ni ne tiens
à le savoir. Nous sommes las de lui et de ses escapades.» Ce sont ses
propres paroles.

--Est-ce tout? demandai-je.

--C'est tout ce que j'ai à te dire, mon fils.

--Et maintenant, il faut que je fasse mon choix?

--Assurément.

--Eh bien, m'écriai-je, je ne puis pas être assez sot pour ne pas
deviner à peu près ce qui m'attend... Advienne que pourra!... J'ai
vu trop souvent la mort, depuis quelques jours, pour beaucoup la
craindre... Mais il y a une chose ou deux que je suis bien aise de vous
dire, repris-je en m'animant. La première, c'est que votre position n'a
rien pour me tenter: vous voilà sans navire, sans trésor, réduits à
cinq, ayant, en un mot, absolument raté votre affaire... Et, si vous
voulez savoir quel est celui qui vous l'a fait manquer, je vais vous
l'apprendre. C'est moi!... J'étais caché dans le tonneau aux pommes le
soir où nous sommes arrivés en vue de cette île. Je vous ai entendu,
Silver, et vous aussi Dick, et Israël Hands qui est maintenant au fond
de la mer. Une heure ne s'était pas écoulée que j'avais tout dit au
capitaine, au docteur et au squire... Quant au schooner, c'est moi qui
ai coupé son amarre; c'est moi qui ai tué les hommes qui le gardaient;
c'est moi qui l'ai conduit où vous n'irez pas le chercher, ni les uns
ni les autres!... J'ai le droit de rire, allez, car j'ai tout dirigé
depuis le commencement jusqu'à la fin!... Je ne vous crains pas plus
que je ne crains une mouche. Tuez-moi si vous voulez, ou épargnez ma
vie, cela m'est parfaitement égal... Je n'ajouterai qu'un mot. Si vous
m'épargnez, je vous ménagerai à mon tour, quand vous comparaîtrez
en cour martiale pour piraterie, et je ferai mon possible pour vous
sauver. A vous de choisir. Si vous me tuez, cela ne vous servira pas à
grand'chose. Si vous me laissez la vie, peut-être pourrai-je empêcher
que vous soyez pendus...»

Je m'arrêtai, hors d'haleine. Pas un homme n'avait bougé. Assis en rond
autour de moi, ils me regardaient d'un air hébété. Je repris donc:

«Monsieur Silver, vous êtes le meilleur de tous. Si les choses
finissent mal pour moi, je compte que vous direz au docteur comment
j'ai pris votre proposition.

--Je n'y manquerai pas,» répondit cet homme singulier, d'un ton qui
me laissa indécis sur sa véritable pensée.--Se moquait-il de moi, ou
au contraire était-il favorablement impressionné par mon courage? je
n'aurais pu le dire.

Ici, un nommé Morgan, ce même matelot à la face couleur d'acajou
que j'avais vu à Bristol dans la taverne de Silver, jugea à propos
d'intervenir:

«C'est lui aussi qui a reconnu Chien-Noir! s'écria-t-il.

--Sans compter que c'est lui qui a pris la carte dans le coffre de
Billy Bones! ajouta Silver. Mais cette fois nous le tenons, Jim Hawkins.

--Et je vais l'expédier sans plus tarder! rugit Morgan en tirant son
coutelas.»

Il s'élançait sur moi, mais Silver l'arrêta court.

«Tout beau, Tom Morgan! tu n'es pas encore capitaine! lui dit-il
rudement. Fais attention, je te le conseille, si tu n'as pas envie
d'aller où j'en ai envoyé, depuis trente ans, plus d'un qui valaient
mieux que toi,--soit à la grande vergue, soit par-dessus bord!...
Rappelle-toi bien que pas un homme ne m'a encore regardé entre les yeux
sans qu'il lui en ait coûté cher, Tom Morgan!»

L'homme s'était arrêté. Mais un murmure s'éleva parmi les autres:

«Tom a raison, dit l'un.

--J'en ai assez d'être embêté! reprit un autre. Je veux être pendu si
je me laisse faire plus longtemps la loi!...

--Est-ce qu'un de ces messieurs éprouve le besoin d'avoir affaire à
moi? demanda John Silver en se redressant sur son tonneau, la pipe à
la main. Qu'il le dise!... mais qu'il le dise donc!... Vous n'êtes
pas muets, que je sache! Son compte sera bientôt réglé... Il n'a qu'à
parler...»

Pas un homme ne bougea. Personne ne dit mot. Silver remit sa pipe entre
ses dents.

«Les voilà, mes héros! reprit-il. Ah! vous êtes encore de jolis
merles! Il paraît que cela ne vous dit pas, de vous aligner avec John
Silver!... Mais peut-être comprendrez-vous ce que parler veut dire.
Je suis le capitaine, ici, parce que j'en vaux vingt comme chacun de
vous... Et, sacrebleu, puisque vous ne savez pas vous battre comme
des chevaliers de fortune, quand on vous offre de dégainer, je fais
mon affaire de vous forcer à obéir, vous pouvez y compter!... Pour
commencer, vous allez laisser cet enfant tranquille. C'est un brave
garçon, plus brave qu'aucun de vous, vieux rats que vous êtes!...
Qu'on ose lever la main sur lui, et nous rirons, je le jure!»

Il y eut un long silence. J'étais toujours debout contre le mur, mon
cœur battait lourdement comme un marteau sur une enclume, mais repris
d'un vague espoir. Silver, les bras croisés, la pipe au coin des
lèvres, semblait absorbé dans ses réflexions, mais ne perdait de vue
aucun des mouvements de la bande indisciplinée. Peu à peu les hommes
s'écartaient au fond de la salle; ils chuchotaient, et le sifflement
de leurs paroles m'arrivait comme dans un rêve. Je crus comprendre
pourtant qu'il n'était plus question de moi, car à la lueur rouge de
la torche, je les voyais l'un après l'autre tourner leurs regards vers
Silver.

«Vous semblez avoir beaucoup à dire, remarqua celui-ci en crachant
devant lui. Voyons un peu ce que c'est; je vous écoute.

--Faites excuse, capitaine, répondit un des hommes, mais vous en prenez
à l'aise avec le règlement... Cet équipage est mécontent. Cet équipage
n'aime pas être traité comme un tas de vieux fauberts... Cet équipage
a ses droits comme tout autre équipage, si j'ose ainsi dire... D'après
les règles que vous avez établies vous-même, nous avons le droit de
nous concerter librement et de tenir conseil... C'est ce que nous
allons faire, en sortant à cet effet, capitaine, sauf votre respect.»

En finissant ce discours, l'orateur salua John Silver avec un singulier
mélange d'humilité et de bravade, puis il quitta la salle. Les autres
suivirent. Et tous, en passant devant leur capitaine, ils le saluaient
de quelques excuses:

«Selon le règlement, disait l'un.

--Le conseil du gaillard d'avant,» ajoutait l'autre.

Je restai seul avec Silver. Aussitôt, il ôta sa pipe de ses lèvres.

«Écoute-moi, Jim Hawkins, me dit-il à demi-voix. Tu es en danger de
mort, et, qui pis est, en danger d'être mis à la torture. Ils vont
me déposer, c'est clair. Mais je ne veux pas t'abandonner, quoi qu'il
arrive... Pour dire la vérité, j'étais autrement disposé jusqu'au
moment où tu as parlé. Ce n'est pas drôle, vois-tu, d'avoir manqué
cette affaire et d'être pendu par-dessus le marché!... Mais je vois
maintenant de quelle pâte tu es fait. Je me dis: «Sauve Jim Hawkins,
John Silver, et Jim Hawkins te sauvera! Tu es sa dernière carte, comme
il est ton dernier atout... Donnant, donnant... Ménage-toi un témoin,
et peut-être empêchera-t-il que tu n'ailles à la potence!...» Voilà ce
que je me dis...»

Je commençais à comprendre.

«Voulez-vous dire que tout est perdu? demandai-je.

--Parbleu! répondit-il. Le navire parti, il y va de la corde, ni plus
ni moins!... Oh! je l'ai bien compris tout de suite!... Quand j'ai levé
le nez sur la baie, Jim Hawkins, et que je n'ai plus vu le schooner, eh
bien! je suis pourtant un dur à cuire, mais je me suis dit: «Il n'y a
plus qu'à mettre les pouces... Quant à ces ânes-là et à leur conseil,
je vais faire de mon mieux pour te tirer de leurs griffes, mon petit
Jim... Mais, à ton tour, le moment venu, tu tâcheras d'empêcher que je
ne danse au bout de la corde, hein?...»

J'étais stupéfait de cette demande. Comment le vieux pirate, celui qui
avait tout mené, pouvait-il seulement conserver une lueur d'espoir?

«Ce que je pourrai, je le ferai, dis-je enfin.

--Affaire conclue! s'écria Silver. Ah! tu n'as pas froid aux yeux,
petit!... Et milles tonnerres, nous verrons si John Silver ne sait pas
jouer sa dernière carte!...»

Il alla en sautillant jusqu'à la torche et ralluma sa pipe.

Comprends-moi bien, Jim, dit-il en revenant vers moi. Je ne suis pas
une bête, n'est-ce pas?... Et c'est pourquoi, de ce moment, je me
remets du côté du squire... Tu sais évidemment où est le schooner et
où aller le retrouver... Comment cela s'est fait? je n'en ai pas la
moindre idée... Sans doute Hands et O'Brien ont tourné casaque. Je n'ai
jamais eu grande foi dans leur poudre... Mais il ne s'agit pas de
cela. Je ne te demande rien, et je ne te dirai rien de mes affaires...
Je sais reconnaître quand la partie est perdue, voilà tout, comme je
sais rendre justice à qui le mérite... Ah! Jim, si nous avions su nous
entendre, que de choses nous aurions pu faire, toi et moi!...»

Il tira un peu de rhum du tonneau, dans un gobelet d'étain.

«En veux-tu, petit?» me demanda-t-il.

Et, sur mon refus:

«Ma foi, je vais toujours boire une goutte, reprit-il. Il faut prendre
des forces, j'en aurai besoin tout à l'heure... Mais, dis-moi un peu,
Jim, pourquoi diable le docteur m'a donné la carte de l'île?...»

A cette nouvelle, ma physionomie exprima sans doute une si profonde
surprise, que Silver jugea inutile de m'interroger davantage.

«Cela t'étonne aussi? dit-il. C'est pourtant l'exacte vérité. Et il
y a sûrement quelque chose là-dessous, Jim, quelque chose que je ne
m'explique pas!»

Et il secoua sa grosse tête ébouriffée, avant d'avaler son rhum, en
homme qui n'attend rien de bon d'une pareille concession.




XXIX

ENCORE LA MARQUE NOIRE


Le conseil des pirates avait déjà duré un certain temps, quand l'un
d'eux rentra, et, répétant ce salut qui avait, à mes yeux, quelque
chose d'ironique, demanda qu'on lui prêtât la torche pour un instant.
Silver y consentit, et l'émissaire se retira, nous laissant dans
l'obscurité.

«Nous touchons au dénouement, Jim», me dit Silver d'un ton de
familiarité toute amicale.

J'eus la curiosité de jeter un regard par la meurtrière la plus
rapprochée de moi. Le grand feu que j'avais vu en arrivant était
maintenant tombé en braise, et je m'expliquai aisément pourquoi les
conspirateurs avaient besoin d'une torche. A peu près à mi-côte, ils
étaient réunis en groupe. L'un tenait la lumière; et un autre s'était
agenouillé à terre, et je voyais la lame d'un couteau briller dans
ses mains. Tous les autres se penchaient pour suivre avec intérêt son
opération. Je vis alors qu'il tenait un livre, en même temps que son
couteau, et je me demandais même comment ce livre pouvait se trouver
là, quand l'homme qui était à genoux se releva et toute la bande revint
vers la porte.

«Ils rentrent», dis-je à Silver.

Et je repris ma place contre le mur, car il me parut au-dessous de ma
dignité d'être trouvé par eux en train de les guetter.

«Eh bien, qu'ils rentrent, mon garçon! me répondit tranquillement
Silver. J'ai encore plus d'une corde à mon arc.»

Les cinq hommes se montrèrent sur le seuil, pressés les uns contre les
autres comme des moutons, et poussèrent devant eux celui que j'avais vu
agenouillé. Dans toute autre occasion, il aurait été comique à voir,
s'avançant gauchement, hésitant avant de poser un pied devant l'autre,
et tenant sa main droite fermée.

«Avance, mon garçon, lui dit Silver. Je ne te mangerai pas... Donne un
peu ça, petit loup!... Je connais la civilité puérile et honnête, sois
tranquille! Et je ne ferai pas de mal à un délégué...»

Encouragé de la sorte, le pirate avança jusqu'au bout. Il passa quelque
chose à Silver, de la main à la main, puis se replia au plus vite sur
ses camarades.

L'autre regarda ce qu'on venait de lui remettre.

«La _marque noire!_... Je m'en doutais, dit-il... Où diable avez-vous
pêché ce papier?... Mais voyons!... je ne me trompe pas! Oh! oh!...
Voilà qui porte malheur... Vous avez été couper ce rond dans une
Bible!... Quel est l'idiot qui a déchiré une Bible?...

--Là!... s'écria Morgan. Là!... Qu'est-ce que je disais?... C'est fait
pour nous gâter la chance, je vous ai avertis!...

--Ma foi, vous avez fait une belle affaire tous tant que vous êtes!
reprit Silver. Ah! ah!... je ne vous vois pas blancs!... Tous pendus,
pour le moins... Quel bêta de marsouin avait une Bible à lui?...

--C'est Dick, dit quelqu'un.

--Dick?... Eh bien, Dick peut faire son testament, le pauvre garçon!...
Ce qu'il aura de chance maintenant ne l'étouffera pas.»

Ici l'homme qui était sorti le premier prit la parole.

«Assez de balivernes, John Silver, dit-il. Cet équipage vous a envoyé
la _marque noire_ en plein conseil, comme cela se doit. Commencez par
la retourner et voir ce qu'il y a d'écrit, comme cela se doit aussi.
Alors vous pourrez parler.

--Grand merci, George, répliqua Silver. Vous connaissez les règles,
c'est ce qui me plaît en vous... Eh bien, voyons, qu'est-ce donc qu'il
y a d'écrit?... Ah!... DÉPOSÉ... Voilà la chose. Et fort joliment
moulée, ma parole!... Tout comme de l'imprimé... C'est vous qui écrivez
ainsi, George?... Mais, sapristi, vous voici en passe de devenir un
personnage?... Vous seriez élu capitaine que cela ne m'étonnerait
pas... En attendant, voulez-vous me donner le tison? Ma pipe s'est
éteinte.

--Allons, allons, dit George, trêve à tout ceci. Nous savons que vous
êtes farceur, ou que vous croyez l'être. Mais votre rôle est fini,
maintenant. Il ne vous reste plus qu'à descendre de ce tonneau et à
venir voter avec nous.

--Tiens, moi qui m'imaginais que vous connaissiez les règles! répliqua
Silver avec dédain. Je vois qu'il faut vous les apprendre. Eh bien
donc, sachez-le, je resterai ici. Et je suis toujours votre capitaine,
vous m'entendez,--jusqu'à ce que vous m'ayez présenté vos griefs et que
je vous aie répondu... En attendant, votre marque noire ne vaut pas un
vieux biscuit!... Après, on verra.

--Oh! n'ayez crainte, reprit George: nous savons ce que nous voulons...
Et d'abord, vous avez gâché notre affaire. Vous seriez bien hardi de
le nier... Puis, vous avez laissé sortir de ce blockhaus l'ennemi qui
s'y trouvait pris comme dans une trappe. Pourquoi ces gens ont-ils
voulu s'en aller? je l'ignore; mais il est clair qu'ils y avaient un
intérêt... Après cela, vous avez empêché que nous tombions sur eux
quand ils battaient en retraite. Oh! nous savons quel est votre jeu,
John Silver: vous voulez vous ménager une porte de sortie, si les
choses tournent tout à fait mal. Et c'est ce que nous ne permettrons
pas... Enfin, notre dernier grief, c'est ce garçon-là.

--C'est tout? demanda froidement Silver.

--Et c'est bien assez, répliqua George. Nous irons tous sécher au
soleil au bout d'une corde à cause de vos bêtises.

--Eh bien, voyons, je vais répondre à vos quatre points, en les prenant
l'un après l'autre. J'ai gâché cette expédition, dites-vous? Etes-vous
bien sûrs que ce soit moi? Vous savez tous quel était mon plan et vous
n'ignorez pas qu'il aurait suffi de le suivre pour que nous fussions
tous actuellement à bord de l'_Hispaniola_, vivants et en bonne santé,
avec du pudding à bouche que veux-tu, et de l'or plein notre cale,
mille millions de tonnerres! Or, qui n'a pas voulu m'écouter? Qui
m'a forcé la main, à moi le capitaine élu? Qui m'a flanqué la marque
noire le jour même où nous avons pris terre et a refusé d'attendre
pour commencer la danse? Ah! c'est une belle danse, parlons-en! Une
danse qui m'a tout l'air de vouloir finir par une gigue au bout de la
corde sur le quai des Pendus de la bonne ville de Londres... Mais à
qui la faute? C'est la faute d'Andersen, celle de Hands et la vôtre,
George Merry. Et vous êtes le dernier survivant de ce trio de faiseurs
d'embarras! Et vous avez encore l'imprudence de vouloir être notre
capitaine, à ma barbe! Par le diable, ceci enfonce ce que j'ai jamais
vu de plus fort!»

Silver s'arrêta, et je vis bien à la figure de George et de ses
camarades que le petit discours portait coup.

«Voilà pour le grief numéro un! reprit l'accusé en essuyant d'un revers
de main son front baigné de sueur, car il parlait avec une véhémence à
faire trembler la maison. Ma parole, cela me donne un haut-le-cœur, de
revenir sur ces choses. Vous n'avez pas plus de mémoire que de raison,
et je me demande où vos mères avaient la tête quand elles vous ont
laissé prendre la mer. Vous, des matelots?... vous, des chevaliers de
fortune?... allons donc! Vous étiez faits pour auner du drap!...

--Continue John, dit Morgan. Parle-nous des autres griefs.

--Ah! les autres griefs!... Encore du propre!... Vous dites que nous
avons gâché cette affaire!... Je vous crois. Si vous saviez seulement
à quel point elle est gâchée!... A dire vrai, nous sommes si près du
gibet que mon cou se raidit, rien que d'y penser... Vous n'êtes pas
sans en avoir vu, des pendus, le long de la Tamise, se balançant aux
chaînes, avec des vols de corbeaux tout alentour!... Les matelots
se les montrent en descendant la rivière avec le jusant. «Quel est
celui-là?» dit l'un. «Celui-là? Eh! c'est John Silver. Je l'ai bien
connu», répond l'autre. Et vous entendez les chaînes s'entre-choquer
comme vous arrivez à la bouée... Eh bien, voilà où nous en sommes,
grâce à ce beau parleur-là, à Hands, à Andersen et à tous les idiots
qui ont voulu se mêler de ce qui ne les regardait pas... Et si vous
êtes curieux de savoir ce que j'ai à dire du numéro quatre,--de ce
garçon-là,--eh! par tous les diables, est-ce que ce n'est pas un
otage? Croyez-vous qu'un otage n'ait pas son prix, par le temps qui
court, pour que j'aille m'amuser à le gâcher aussi? Non, pas si bête.
C'est-peut être notre dernière chance de salut. Je la garde. Tuer
ce garçon? Ah! mais non, camarades. Quant au numéro trois... il y a
beaucoup à dire au sujet du numéro trois. Peut-être comptez-vous pour
rien d'avoir un docteur, un vrai docteur, qui vient vous voir chaque
jour,--toi, Bill, avec ta tête cassée, et vous, George Merry qui
trembliez la fièvre il n'y a pas six heures et qui en ce moment même
avez les yeux couleur jaune citron?... Peut-être aussi ignorez-vous
qu'il y a un autre navire en route vers cette île?... Pourtant il y
en a un, qui ne tardera pas à paraître. Et nous verrons alors qui
sera bien aise d'avoir un otage, quand nous en serons là... Reste le
numéro deux. Pourquoi j'ai traité avec les gens du blockhaus? M'est
avis que vous le savez bien un peu, vous qui êtes venus me lécher les
bottes pour que je le fisse,--oui, me lécher les bottes, vous étiez si
découragés,--sans compter que vous seriez morts de faim sous deux ou
trois jours... Mais tout cela n'est rien. Vous voulez savoir pourquoi
j'ai traité?... Tenez, le voilà, le pourquoi!...»

Et ce disant, il jeta sur le plancher un papier que je reconnus à
l'instant,--la carte même, la carte jaunie, avec ses trois croix
rouges, que j'avais trouvée dans le coffre du capitaine!... Il m'était
impossible de comprendre que le docteur s'en fût dessaisi.

Mais, si c'était une énigme pour moi, les rebelles ne songèrent même
pas à en demander l'explication. Ils sautèrent sur ce papier comme
des chats sur une souris. Je le vis passer de main en main. On se
l'arrachait. Et c'étaient des cris, des rires enfantins... A peine
auraient-ils témoigné plus de joie s'ils avaient déjà tenu le trésor et
s'ils s'étaient vus en mer, avec leur butin, dans un bon navire.

«Oui, dit l'un, c'est bien la griffe de Flint: J. F. avec un paraphe et
un point au milieu. C'est ainsi qu'il signait toujours.

--C'est très joli, répondit George. Mais comment ferons-nous pour nous
tirer d'ici sans navire?»

Silver ne fit qu'un bond et, s'appuyant d'une main contre le mur:

«George, cria-t-il, vous ne direz pas que vous n'êtes pas averti!... Si
vous articulez encore un mot, il faudra en découdre avec moi, je vous
préviens... Comment ferons-nous? c'est à moi de vous le dire à présent?
Que n'y pensiez-vous plus tôt, vous et les autres qui m'avez perdu mon
schooner, en vous mêlant de mes affaires?... Ce n'est pas vous qui
saurez me le dire, comment, car vous avez à peu près autant d'esprit
qu'une taupe! Mais vous pourriez parler poliment, George Merry, et vous
le ferez ou il vous en cuira!...

--Ça, c'est assez juste, dit le vieux Morgan.

--Juste? je le crois, reprit Silver. Vous avez perdu le schooner.
Moi, j'ai trouvé le trésor... Quel est le moins sot?... Mais j'en ai
assez, nom d'un tonnerre!... Je donne ma démission. Choisissez qui vous
voudrez pour votre capitaine. Je m'en lave les mains.

--Silver!... crièrent les hommes. Silver, notre capitaine!... Vive
Silver!...

--Ah! voici la chanson nouvelle? répliqua le cuisinier. Allons, mon
pauvre George, votre tour viendra une autre fois... Et vous avez de
la chance que je n'aie pas de rancune. Mais ce n'est pas mon genre...
Quant à cette marque noire, camarades, vous voyez ce qu'elle vaut. Pas
grand'chose, n'est-ce pas? Dick a gâté sa Bible et sa bonne chance
avec. C'est tout le résultat.

--Le livre sera toujours bon pour prêter serment, je pense? demanda
Dick, évidemment fort inquiet de l'imprudence qu'il avait commise.

--Une Bible déchirée? répondit Silver. Non, mon gars. Cela ne vaut pas
mieux qu'un vieux livre de chansons... Tiens, Jim, voici une curiosité
pour toi, ajouta-t-il en me passant la marque noire.»

C'était un rond de papier du diamètre d'un écu de cinq shillings,
découpé sur le dernier feuillet du livre. Un des côtés, assez
grossièrement noirci avec du charbon, laissait encore lire deux
ou trois lignes imprimées,--ces mots entre autres, qui frappèrent
vivement mon esprit: «Dehors sont les chiens et les meurtriers.»
Sur l'autre côté, resté blanc, on avait écrit, toujours au charbon,
le mot DÉPOSÉ, en majuscules (et avec deux P). Je possède encore, à
l'heure où j'écris, ce curieux trophée. Mais il n'y reste pas de trace
d'écriture,--à peine une égratignure, comme on peut en faire une du
bout de l'ongle.

Ainsi se termina l'affaire. Chacun but un coup, puis nous nous nous
couchâmes par terre pour dormir jusqu'au jour. Toute la vengeance de
Silver contre George Merry fut de le mettre en sentinelle à la porte,
avec la promesse d'une balle dans la tête s'il ne montait pas bien sa
garde.

Il se passa longtemps avant que je pusse fermer l'œil. Dieu sait que
j'avais de quoi penser, avec l'homme que j'avais tué dans l'après-midi,
la position périlleuse où je me trouvais encore, et surtout l'étrange
partie où je voyais s'engager Silver,--gardant les rebelles en main,
d'un côté, de l'autre tâtant tous les moyens possibles et impossibles
d'obtenir son pardon et de sauver sa misérable peau!... Il dormait
déjà paisiblement, le malheureux! Et moi, las comme je l'étais, je ne
pouvais m'empêcher de le plaindre, tout pervers qu'il était, du sort
affreux qu'il avait attiré sur sa tête et de la mort honteuse qui
l'attendait.




XXX

SUR PAROLE


Je fus réveillé--ou, pour mieux dire, nous fûmes tous réveillés, car je
vis la sentinelle elle-même se redresser contre la porte où elle était
tombée affaissée--par une voix claire et vibrante qui nous hélait de la
lisière du bois.

«Eh!... les gens du blockhaus!... criait-on. Voilà le docteur!...»

Et c'était bien le docteur, en effet. Quoique sa voix me fît plaisir,
ma joie n'était pas sans mélange. Je me rappelais avec confusion ma
conduite sournoise et insubordonnée, et, en voyant où elle m'avait
mené,--parmi quels compagnons et au milieu de quels dangers,--j'avais
honte de regarder le docteur en face.

Il devait s'être levé avant le jour, car le soleil n'était pas encore
sur l'horizon. En courant à la meurtrière pour regarder au dehors, je
vis l'excellent homme, comme une fois j'avais vu Silver, émergeant des
vapeurs humides qui traînaient à terre.

«C'est vous, docteur?... Bien le bonjour, monsieur! lui cria Silver,
immédiatement debout et rayonnant de belle humeur. Toujours le premier
levé, donc?... On a bien raison de dire: C'est l'oiseau matinal qui
trouve le ver!... George, joue un peu des quilles, mon fils, et donne
la main au docteur Livesey pour venir à bord. Tous vos malades vont
bien, ce matin, et sont frais comme des roses...»

Il bavardait ainsi, debout près de la porte, sa béquille sous le bras,
une main contre le mur. Je croyais revoir le John Silver des anciens
jours, avec sa gaieté et son insouciance.

«Et nous avons une surprise pour vous, monsieur, reprit-il. Un petit
étranger, qui nous est venu... Hi! hi! hi!... Un pensionnaire qui a
ronflé comme un subrécargue[5], toute la nuit, à côté de John!...»

  [5] Le _Subrécargue_ était le représentant de l'armateur, sur les
  navires de jadis. Il n'avait pas grand'chose à faire pendant les
  traversées, et pouvait dormir à l'aise.

Le docteur Livesey avait franchi la palissade et il arrivait au
blockhaus. J'entendis sa voix s'altérer, comme il demandait:

«Ce n'est pas Jim?...

--C'est Jim lui-même,» répondit Silver.

Le docteur s'arrêta court, et sembla pendant quelques secondes
incapable de faire un pas de plus, mais il ne dit rien.

«Enfin, enfin, murmura-t-il après un instant, le devoir avant le
plaisir, comme vous diriez vous-même, Silver. Voyons un peu ces
malades...»

Il pénétra dans le blockhaus, me chercha des yeux, m'adressa un petit
signe de tête et se dirigea vers le blessé. Il semblait n'éprouver
aucune appréhension, et cependant il devait bien savoir que sa vie ne
tenait pas à un cheveu au milieu de ces démons incarnés. Mais il n'en
bavardait pas moins avec ses malades comme s'il eût été en train de
faire une visite ordinaire dans la famille la plus tranquille. Son air
réagissait sur les hommes, je suppose, car ils se conduisaient avec lui
comme si rien n'était arrivé, comme s'il eût été encore le médecin du
bord et eux les matelots les plus fidèles.

«Tout va bien, mon ami, dit-il à celui qui avait la tête bandée, et
vous pouvez vous flatter de l'avoir échappé belle. Votre tête doit
être en acier... Eh bien, George, comment nous trouvons-nous, ce
matin?... Pour un beau jaune, c'est un beau jaune que vous nous montrez
là, il n'y a pas à dire... Votre foie doit être sens dessus dessous,
mon brave... Avez-vous pris votre médecine?... A-t-il pris sa médecine,
garçon?...

--Oui, docteur, il l'a prise, bien sûr, dit Morgan.

--C'est que, voyez-vous, quand je suis médecin de rebelles, ou médecin
de prison, si vous l'aimez mieux, reprit le docteur de son air le plus
aimable, je mets mon point d'honneur à ne pas laisser perdre un homme à
la potence...»

Les coquins se regardèrent, mais n'osèrent pas souffler mot.

«Dick ne se sent pas bien, docteur, dit l'un d'eux.

--Vraiment?... Allons, avancez, Dick, et montrez-moi cette langue... Ma
foi, je serais surpris qu'il se sentît bien! Sa langue ferait peur à un
Français... Encore un fiévreux.

--Voilà ce que c'est que d'avoir déchiré sa Bible! s'écria Morgan.

--Voilà ce que c'est que d'être des ânes bâtés, répliqua le docteur, et
de ne pas avoir assez de bon sens pour préférer le bon air à l'air des
marais, et la terre sèche à la terre humide!... Ah! vous en aurez tous,
de la peine, à vous débarrasser de cette _mal'aria!_... S'en aller
camper en plein marécage!... Silver, je ne vous comprends vraiment
pas. Vous êtes moins bête que beaucoup d'autres, à tout prendre; mais,
assurément, vous n'avez pas la moindre idée des règles de l'hygiène.»

Là-dessus, il prescrivit et administra à chacun une médecine qu'ils
prirent avec une humilité risible, comme auraient pu faire des enfants
dans un asile de charité, plutôt que des rebelles souillés de meurtres
et de sang--puis, se retournant vers moi:

«Voilà qui est fait pour aujourd'hui, dit-il. Et maintenant je ne
serais pas fâché de causer un brin avec ce garçon-là s'il vous plaît.»

George Merry était près de la porte, en train de cracher et de jurer
sur quelque médecine amère. Mais, en entendant la requête du docteur,
il se tourna tout rouge de colère pour crier:

«Ah! non par exemple!...»

Silver frappa le tonneau de la paume de sa main:

«Silence! rugit-il, en promenant autour de lui un regard léonin.
Docteur, reprit-il de son air courtois, j'avais déjà pensé à vous faire
ce plaisir, sachant que vous avez de l'affection pour l'enfant. Nous
vous sommes tous humblement reconnaissants de vos bontés, et nous avons
confiance en vous, puisque nous avalons vos drogues comme si c'était
du grog. Ainsi ai-je trouvé un moyen d'accommoder tout le monde...
Hawkins, veux-tu me donner ta parole d'honneur de ne pas nous brûler la
politesse?»

Je donnai de bon cœur la promesse requise.

«Eh bien, docteur, prenez la peine de repasser la palissade, continua
Silver; quand vous y serez, je vous amènerai le gamin, qui restera
en dedans, et vous pourrez causer tout à votre aise... Sans adieu,
docteur! Tous nos compliments au squire et au capitaine Smollett...»

Le froncement de sourcils de Silver avait suffi à contenir la colère
de ses hommes; mais cette colère n'en éclata que plus violente dès que
le docteur fut sorti. On accusait Silver, tout haut, de jouer double
jeu, de vouloir traiter pour lui seul, de sacrifier les intérêts de
ses complices,--bref, de ce qu'il était précisément en train de faire.
Cela me paraissait si clair, que je me demandais comment il arriverait
à détourner leur colère. Mais il avait deux fois plus de cervelle
qu'eux tous, et sa victoire de la nuit lui donnait sur eux un ascendant
irrésistible. Il se contenta de les traiter de crétins et d'idiots,
déclara qu'il était indispensable de me laisser parler au docteur, et,
leur faisant passer la carte sous le nez, demanda violemment s'ils
étaient d'avis de rompre le traité le jour même où il s'agissait de se
mettre en quête du trésor.

«Non, tonnerre! criait-il. Nous saurons le rompre quand il faudra, le
traité! mais, en attendant, il s'agit d'amuser le docteur, et je le
ferai, par tous les diables, quand je devrais cirer ses bottes avec de
l'eau-de-vie!...»

Sur quoi, il donna l'ordre qu'on s'occupât du feu, et sortit, appuyé
d'une main sur sa béquille, de l'autre sur mon épaule, les laissant en
désarroi et le bec clos par sa volubilité plutôt que par sa raison.

«Doucement, petit, doucement, me disait-il à voix basse: qu'ils nous
voient presser le pas, et ils nous tombent sur le dos!...»

Nous descendîmes donc très lentement à l'endroit où le docteur
m'attendait de l'autre côté de la palissade, et, dès que nous fûmes
assez près pour pouvoir causer à l'aise, Silver s'arrêta.

«Vous pouvez prendre note de ceci, n'est-ce pas, docteur?... Et le
petit homme pourra vous dire si je ne lui ai pas sauvé la vie. Ils
m'ont même déposé, à cette occasion!... Ah! docteur, quand un homme
gouverne aussi près du vent que je le fais,--quand il met au jeu le
dernier souffle qu'il lui reste, c'est le cas de le dire,--il mérite
qu'on dise un mot pour lui, et vous le direz, ce mot, n'est-il pas
vrai? et vous n'oublierez pas qu'il ne s'agit plus seulement de ma vie,
maintenant, mais de celle de ce garçon, par-dessus le marché... Et vous
me parlerez avec douceur, et vous me donnerez bien un peu d'espoir,
pour l'amour de Dieu...»

Ce n'était plus le même homme, depuis qu'il avait tourné le dos au
blockhaus et à ses complices. Ses joues s'étaient creusées, sa voix
tremblait; il faisait mal à voir.

«Est-ce que vous auriez peur, John? demanda le docteur.

--Ma foi, docteur, je ne suis pas capon, je ne l'ai jamais été,
répondit Silver; mais je l'avoue franchement, l'idée du gibet me fait
dresser les cheveux sur la tête. Et c'est pourquoi je vous demande de
ne pas oublier ce que j'ai fait de bien,--pas plus que vous n'oublierez
le mal, je le sais, car vous êtes un brave homme, un honnête homme,--le
plus honnête homme que je connaisse... Allons, je me retire, je vous
laisse avec Jim... Et je suis sûr que vous noterez aussi cela, car, sur
ma foi, c'est quelque chose!...»

Il se retira assez loin pour se mettre hors de portée de nos paroles,
et s'assit sur un tronc d'arbre en sifflotant. De temps à autre, il se
retournait un peu pour jeter un coup d'œil soit à moi, soit au docteur,
soit à ses gredins indisciplinés, qui allaient et venaient devant la
porte, allumant le feu ou apportant du porc et du biscuit pour le
déjeuner.

«Te voilà donc mon pauvre Jim, me dit le docteur avec un profond
sentiment de tristesse. Comme on fait son lit on se couche, mon enfant.
Dieu sait que je n'ai pas le cœur à te blâmer. Mais il y a une chose
que je suis obligé de constater: c'est que jamais tu n'aurais osé
t'enfuir si le capitaine avait été debout, et que tu l'as fait aussitôt
que tu l'as vu blessé... Voilà ce qui m'attriste dans ta conduite...»

Il n'en fallut pas plus pour me faire sangloter:

«Docteur, lui répondis-je au milieu de mes larmes, vous pourriez
m'épargner. Dieu sait que je me suis assez blâmé. Je paye ma faute
assez chèrement, car je serais déjà mort sans la protection de
Silver,--et sans doute il ne pourra pas me protéger longtemps... Mais
n'ayez crainte, je saurai mourir, si je le mérite... La seule chose que
je redoute, c'est la torture. S'ils commencent à me torturer...

--Jim! interrompit le docteur,--et sa voix était toute changée, Jim, je
ne puis pas supporter une idée pareille. Saute-moi cette palissade, et
nous prendrons nos jambes à notre cou!...

--Docteur, répondis-je, j'ai donné ma parole!

--Hé! je le sais!... je le sais!... Mais qu'y faire?... Je prends tout
sur moi,--le blâme et la honte,--mon garçon. Je ne puis pas te laisser
là; c'est plus fort que moi. Allons, saute,--et jouons des pieds...

[Illustration: XVIII

«TE VOILA DONC, MON PAUVRE JIM.»]

--Non, répliquai-je. Vous savez bien que vous ne le feriez pas
vous-même, ni le squire, ni le capitaine. Je ne le ferai pas non
plus. Silver a eu confiance en moi. J'ai donné ma parole. Il faut
que je la respecte... Mais vous ne m'avez pas laissé finir, docteur.
S'ils commencent à me torturer, je pourrai laisser échapper un mot sur
l'endroit où est le schooner,--car j'ai repris le schooner moitié par
chance, moitié autrement, et je l'ai conduit dans la baie du nord, où
je l'ai échoué à marée basse.

--Le schooner!» s'écria le docteur.

En deux mots je lui contai l'aventure. Il m'écouta en silence.

«Il y a un sort sur tout ceci! dit-il enfin. A chaque pas, c'est toi
qui nous sauves la vie! Tu n'imagines pas, je pense, que nous allons
renoncer à sauver la tienne... Ce serait mal te récompenser, mon pauvre
enfant!... Tu as éventé le complot,--tu as découvert Ben Gunn, et c'est
le plus beau coup que tu aies fait ou que tu feras jamais, quand tu
vivrais cent ans... Oh! mais, par Jupiter! à propos de Ben Gunn...
Silver! cria-t-il, Silver, j'ai un conseil à vous donner: ne vous
pressez pas trop de chercher ce trésor, reprit-il à demi-voix, comme le
cuisinier se rapprochait.

--Ma foi, monsieur, je fais tout mon possible, répondit Silver. Mais,
entre nous, sauf votre respect, vous savez bien que je n'ai qu'un moyen
de sauver ma peau et celle de ce garçon,--c'est de trouver le trésor.

--Eh bien, Silver, puisqu'il le faut, j'ajouterai encore un mot:
attendez-vous à un _coup de chien_ quand vous le trouverez.

--Monsieur, reprit Silver très sérieux, parlant d'homme à homme, vous
m'en dites trop ou trop peu... Ce que vous voulez,--pourquoi vous
avez quitté le blockhaus,--pourquoi vous m'avez cédé cette carte,--je
l'ignore, n'est-ce pas? Et pourtant je vous ai obéi les yeux fermés,
sans jamais un mot d'espoir. Mais, cette fois, c'est trop. Si vous ne
m'expliquez pas clairement ce que vous voulez dire,--tant pis, je m'en
lave les mains.

--Non, dit le docteur pensif. Je n'ai pas le droit de vous en dire
davantage. Ce n'est pas mon secret, Silver, voyez-vous, car, ma parole,
je vous le dirais. Mais j'irai aussi loin que possible,--et même un peu
plus loin,--car le capitaine va me laver la tête quand il le saura, ou
je me trompe fort... Et d'abord, un mot d'espérance: Silver, si nous
nous tirons tous deux en vie de ce piège à loups, je ferai de mon mieux
pour sauver votre cou, sauf le parjure.»

La figure de Silver devint radieuse.

«Vous ne pourriez pas dire davantage, docteur, si vous étiez ma mère!
s'écria-t-il.

--C'est ma première concession. La seconde sera un conseil. Gardez le
petit près de vous, et, quand vous aurez besoin d'aide, appelez. Je
vais de ce pas vous en chercher, et cela même peut vous dire si je
parle au hasard... Adieu, Jim!»

Le docteur Livesey me donna une poignée de main, par-dessus la
palissade, fit un signe de tête à Silver, et partit lestement à travers
bois.




XXXI

LA CHASSE AU TRÉSOR


«Jim, me dit Silver dès que nous fûmes seuls, si j'ai sauvé ta vie, tu
sauves la mienne, et je ne l'oublierai pas. J'ai bien vu le docteur te
faire signe de prendre la clef des champs, du coin de l'œil. J'ai vu
ça, et je t'ai vu dire non, aussi clairement que si j'avais entendu
ta réponse. Jim, cela te comptera... Voici le premier rayon d'espoir
qui m'arrive depuis l'insuccès de l'assaut, et c'est à toi que je le
dois... Mais assez causé. Maintenant il s'agit d'aller à la chasse de
ce bienheureux trésor, sans trop savoir où cela nous mènera, et je m'en
passerais bien. Tenons-nous l'un près de l'autre, puisque c'est la
consigne, et nous nous en tirerons, en dépit de tout...»

A ce moment, un homme nous héla près du feu pour nous annoncer que le
déjeuner était prêt; et bientôt nous fûmes installés çà et là sur le
sable, mangeant notre porc grillé et nos biscuits. Les pirates avaient
allumé un feu à rôtir un bœuf; il faisait si chaud qu'on ne pouvait en
approcher que du côté du vent, et même avec précaution. Dans le même
esprit de gaspillage, ils avaient préparé au moins trois fois plus de
grillade que nous ne pouvions en consommer; et l'un d'eux, avec un rire
bête, jeta ce qui restait dans les flammes, qui rugirent et pétillèrent
de plus belle. Je n'avais de ma vie vu des gens aussi insoucieux du
lendemain. Le courage ne leur manquait pas, à coup sûr; mais, avec
cette imprévoyance absolue, avec cette habitude de s'endormir quand
ils étaient de garde, comment auraient-ils pu soutenir seulement une
campagne de huit jours?

Silver lui-même mangeait et buvait autant qu'un autre, le _capitaine
Flint_ sur l'épaule, et ne semblait pas s'offusquer de ces
prodigalités. Cela me paraissait d'autant plus étrange qu'il était
précisément en train d'exhiber ce jour-là un véritable génie de
diplomate.

«Vous pouvez vous vanter d'avoir de la chance, camarades, disait-il,
que je sois là pour penser à vos affaires avec cette caboche-ci!...
Ce que je voulais d'eux, je le tiens... Bien sûr ils ont le schooner,
quoique je ne sache pas exactement en quel endroit. Mais une fois ce
fameux trésor découvert, nous nous dégourdirons et nous finirons bien
par savoir le fin mot. Et alors, camarades, m'est avis que la victoire
sera pour qui a les chaloupes...»

Ainsi il bavardait, la bouche pleine, autant, je pense, pour leur
redonner espoir que pour ranimer sa propre confiance.

«Quant à notre otage, reprit-il, voici la dernière fois qu'il a causé
avec ses amis. J'ai obtenu un renseignement qui a son importance, et je
l'en remercie sincèrement, mais c'est fini maintenant. Je le prendrai
avec moi à la chasse au trésor, et nous le garderons comme la prunelle
de nos yeux en cas d'accident, vous savez!... Mais une fois que nous
aurons agrippé l'argent et le schooner et que nous aurons pris le large
comme de bons compagnons, le tour de M. Hawkins viendra! Et nous lui
donnerons sa part, il peut être tranquille, nous lui rembourserons
toutes ses bontés à la fois...»

Tout cela avait évidemment le don de plaire singulièrement aux
brigands, car ils riaient à gorge déployée. Pour moi, je me sentais
de plus en plus inquiet. Si le plan qu'il venait d'esquisser
était réalisable, j'étais bien sûr que Silver, deux fois traître,
n'hésiterait pas à l'exécuter. Il avait maintenant un pied dans les
deux camps, et je ne pouvais douter qu'il ne préférât mille fois la
liberté et la richesse à l'espoir d'éviter la potence qui était le
mieux qu'il pût attendre avec nous.

Et même, si les choses s'arrangeaient de telle sorte qu'il se trouvât
obligé de rester fidèle à son pacte avec le docteur Livesey,--même
alors, que de dangers en perspective! Quel moment à passer, quand
les soupçons de la bande se changeraient en certitude, et quand nous
aurions à combattre pour notre vie, lui et moi,--un infirme et un
enfant,--contre cinq matelots forts et résolus!...

Qu'on ajoute à ces appréhensions le mystère qui entourait encore la
conduite de mes amis, leur départ du blockhaus, leur inexplicable
abandon de la carte, l'avertissement donné par le docteur à Silver:
«Prenez garde au _coup de chien_ quand vous trouverez le trésor;»--et
l'on s'expliquera sans peine le peu de goût que je pris à mon déjeuner,
le peu d'entrain que je mis à suivre mes geôliers, en route pour aller
chercher la cachette.

Nous faisions une file étrange, s'il y avait eu là quelqu'un pour nous
observer: ces hommes à la barbe inculte et aux vêtements souillés de
boue, tous armés jusqu'aux dents; Silver en tête, avec deux fusils
en bandoulière, sans compter un grand coutelas à sa ceinture et un
pistolet dans chaque poche de son habit à queue de morue; le _capitaine
Flint_ sur son épaule, marmottant des phrases sans suite; moi-même
venant à la suite, une corde serrée autour de la taille et tenue à
l'autre bout par le cuisinier. Puis, les uns portant des pics et des
pelles débarqués de l'_Hispaniola_ dès la première heure, les autres
chargés de porc salé, de biscuit et d'eau-de-vie, pour le repas de midi.

Je reconnus aisément la vérité de ce que disait Silver dans la
discussion de la nuit: toutes ces provisions venaient de nos réserves.
Sans le traité conclu avec le docteur, les rebelles, privés des
magasins du navire, eussent probablement été déjà réduits à boire de
l'eau et à vivre du produit de leur chasse. Or, l'eau était peu de
leur goût, et le matelot est rarement bon tireur; sans compter que,
s'ils manquaient de vivres, il était peu probable qu'ils fussent bien
approvisionnés de poudre. Tout cela rendait encore plus obscure pour
moi la décision prise par mes amis.

Nous marchions donc tous ensemble, même l'homme à la tête cassée,
qui aurait assurément mieux fait de rester à l'ombre, et nous
arrivâmes ainsi, en file indienne, à la grève où se trouvaient les
deux chaloupes. Là aussi, les marques de la folie de ces gens étaient
visibles. L'une des embarcations avait ses bancs cassés; toutes deux
étaient à demi pleines d'eau et de boue.

Il était convenu que nous les emmènerions avec nous pour plus de
sûreté. La bande se partagea donc en deux, et, nous embarquant dans les
chaloupes, nous mîmes le cap sur le fond de la baie.

Comme nous avancions, on commença de discuter sur la carte. La croix
rouge était naturellement une indication beaucoup trop vague pour
pouvoir nous mener droit au but; quant à la note inscrite au revers,
elle n'était pas non plus sans obscurité. On se rappelle qu'elle disait:

«Grand arbre sur la croupe de la Longue-Vue, un point au N. de N.-N.-E.

«Ile du Squelette E.-S.-E. par E.

«Dix pieds.»

[Illustration: XIX

LE COMPAS, PLACÉ DANS CETTE LIGNE, DONNA E. S. E.]

Un grand arbre était donc le repère principal. Or, droit devant nous,
la baie se trouvait bornée par un plateau de deux à trois cents pieds
de haut, qui rejoignait au nord la croupe méridionale de la Longue-Vue
et se relevait au sud pour former l'éminence abrupte du Mât-de-Misaine.
Ce plateau était couvert de pins de toute grandeur. De loin en loin,
il y en avait un d'espèce différente, qui s'élevait à trente ou
quarante pieds au-dessus des autres; mais lequel de ces géants était
le «grand arbre» du capitaine Flint? C'est une question qu'on pourrait
seulement trancher sur le lieu même et à l'aide de la boussole. Mais
cela n'empêchait pas chaque homme d'avoir choisi un favori parmi les
arbres, avant même que nous fussions à moitié chemin. Seul, John Silver
haussait les épaules et leur disait d'attendre au moins d'être arrivés.

Nous ramions lentement par l'ordre de Silver, afin de ne pas nous
harasser avant d'arriver. Aussi fûmes-nous assez longtemps à prendre
terre près de l'embouchure du second cours d'eau, celui qui descend
le long d'une vallée ombreuse formée par deux contreforts de la
Longue-Vue. De là, tournant à gauche, nous commençâmes à monter la
pente vers le plateau.

Tout d'abord, une terre lourde et bourbeuse, couverte de roseaux et
de broussailles, retarda beaucoup notre marche; mais, petit à petit,
la pente devint plus raide et pierreuse, les buissons s'espacèrent en
changeant d'aspect; nous ne tardâmes pas à arriver à ce qui était tout
simplement la zone la plus agréable de l'île. Des bruyères parfumées,
des arbustes couverts de fleurs avaient succédé aux produits marécageux
de la côte. L'arbre à cannelle mêlait sa senteur épicée à l'arome des
grands pins. L'air était frais et léger, en dépit des rayons du soleil
qui tombaient d'aplomb sur nous. Toute la bande en subit l'influence
et bientôt s'espaça en forme d'éventail, criant et bondissant comme
une troupe d'écoliers. Vers le centre, assez loin des autres, Silver
suivait avec moi,--moi toujours tenu en laisse,--lui se traînant
avec peine et soufflant bruyamment, parmi ces pierres roulantes. Par
moments, j'étais obligé de lui donner la main pour l'empêcher de perdre
pied et de tomber.

Nous avions fait environ un demi-mille dans cet ordre, et nous
approchions du plateau, quand l'homme le plus avancé sur la gauche
se mit à pousser des cris d'épouvante. Ces cris se succédèrent si
rapidement sur ses lèvres, que tout le monde se mit à courir vers lui.

«Il ne peut pourtant pas avoir déjà trouvé le trésor!» dit le vieux
Morgan en passant près de nous, au pas de course.

En vérité, nous trouvâmes en arrivant qu'il s'agissait de quelque chose
de tout différent... Au pied d'un assez grand sapin était couché par
terre un squelette humain, à peine vêtu de quelques haillons, mais
entouré de tous côtés par une plante grimpante qui avait même soulevé
les plus petits os... Pendant une minute ou deux, nous restâmes tous
glacés de ce spectacle.

«C'était un marin, dit George Merry, qui s'était le premier penché sur
le squelette pour examiner les restes de vêtements. Au moins, voici du
bon drap de matelot!...

--Parbleu, répliqua Silver, c'est assez probable. Vous ne vous attendez
pas sans doute à trouver un évêque par ici!... Mais quelle étrange
attitude ont ses ossements! Cela me semble peu naturel...»

L'attitude était en effet des plus bizarres. Le mort était bien
allongé dans une position rectiligne, sauf dans les parties que les
oiseaux du ciel ou le lent travail de la plante grimpante pouvaient
avoir dérangées. Mais les pieds étaient réunis et soulevés comme
pour désigner une direction déterminée; tandis que les mains placées
au-dessus de la tête, comme celles d'un homme qui se prépare à plonger,
pointaient du côté précisément opposé. L'ensemble donnait assez bien
l'impression d'une de ces flèches qu'on trace sur les cartes pour
indiquer l'orientation. Silver l'eut avec moi, car il dit:

«J'ai comme une idée que je devine ce que cela signifie. Voici la
boussole. Voilà le sommet de l'île du Squelette qui ressort sur le ciel
comme une dent ébréchée... Relevez-moi le point, dans la ligne de ces
os-là et du sommet...»

On exécuta son ordre. Les pieds et les mains du squelette se trouvaient
bien en ligne avec le sommet de l'île, et le compas, placé dans cette
ligne, donna E.-S.-E. par E.

«J'en étais sûr! s'écria le cuisinier. En voilà un repère!... Et
une étoile polaire pour trouver les bons dollars!... Par tous les
diables, cela m'a fait froid, de penser à ce Flint... C'est bien
dans sa manière, ce genre de plaisanteries!... Il était seul ici
avec six hommes, voyez-vous, et il a commencé par les tuer jusqu'au
dernier. Puis, il a pris celui-ci, il l'a hissé où vous le voyez et
mis au point, la boussole en main, le diable m'emporte!... L'homme
était grand,--les cheveux jaunes... C'est Allardyce, sans doute... Te
rappelles-tu Allardyce, Morgan?...

--Parbleu! répliqua Morgan. Il me devait dix-huit shillings et m'avait
même emprunté mon couteau pour venir à terre.

--En parlant de couteau, dit un autre, comment se fait-il que le sien
ne soit pas ici? Flint n'était pas homme à fouiller un matelot pour si
peu, et ce ne sont pas les corbeaux qui l'auront pris, je pense!...

--Par le diable! c'est vrai! s'écria Silver.

--Je ne trouve absolument rien, reprit George Merry, qui tâtait
toujours parmi les ossements,--pas un penny, pas une boîte à tabac.
Cela ne me paraît pas naturel.

--A moi non plus, déclara Silver tout pensif... Et, nom d'un tonnerre!
camarades, savez-vous que si Flint était encore en vie, il ferait
chaud pour nous en cet endroit?... Nous sommes six comme ces pauvres
diables,--et voilà ce qui en reste...

--En vie, Flint?... Bien sûr qu'il ne l'est plus! dit Morgan. Je l'ai
vu mort, de mes propres fanaux... Billy m'y mena... Il était sur son
lit, avec un gros sou sur chaque œil...

--Mort,--évidemment, il est mort et enterré! s'écria l'homme à la tête
cassée. Mais, si jamais un esprit devait revenir sur terre pour expier
ses péchés, ce serait bien celui de Flint; car il en avait, celui-là,
sur la conscience!... Aussi, ce que ça l'ennuyait de s'en aller!...

--C'est vrai! reprit un autre. Tantôt il écumait de rage, tantôt il
criait pour avoir du rhum, ou il se mettait à chanter à tue-tête:
«Quinze loups, quinze matelots!» C'était sa seule chanson. Et, à vrai
dire, je n'ai jamais aimé à l'entendre depuis... Il faisait très chaud,
la fenêtre était ouverte, et je me souviens que de la rue j'entendis ce
vieux refrain, si clair, si clair--et Flint était en train de mourir à
ce moment même...

--Allons, allons, en voilà assez, dit Silver. Il est mort et ne se
promène plus à cette heure... au moins pas pendant le jour, vous pouvez
le tenir pour certain... Et puis, tant pis!... En avant pour les
doublons!...»

Nous nous remîmes en marche. Mais, en dépit du grand soleil et de la
pure lumière du jour, les pirates n'allaient plus séparés, en criant
ou riant. Serrés les uns contre les autres, ils parlaient tout bas et
retenaient leur souffle. La peur du vieux pirate les avait pris à la
gorge et les étranglait.




XXXII

LA VOIX DANS LES ARBRES


Autant pour se remettre de l'émotion causée par la trouvaille du
squelette que pour donner à Silver et aux malades le temps de se
reposer, tout le monde s'assit par terre en arrivant au plateau. Il
était légèrement incliné vers l'ouest, et commandait une vue étendue
sur notre droite et notre gauche. Devant nous, au-dessus des arbres,
nous apercevions le cap des Bois, frangé d'écume par les brisants. En
arrière, nous dominions la baie du sud, l'île du Squelette, et, par
delà le banc de sable et les terres basses de l'est, tout un vaste
lambeau de pleine mer. Juste au-dessus de nous s'élevait la Longue-Vue,
ici couverte de pins, là toute noire de précipices. On entendait le
bruit lointain des vagues montant de tous côtés et le bourdonnement des
milliers d'insectes qui s'agitaient dans les buissons. Pas une voile ne
se montrait en mer et l'immensité même du paysage en faisait ressortir
la profonde solitude.

Silver, en s'asseyant, s'empressa de s'orienter avec la boussole.

«Voilà trois «grands arbres», dit-il, dans la ligne de l'île du
Squelette... La «croupe de la Longue-Vue», c'est évidemment cet éperon
qui s'avance là... Rien de plus aisé maintenant que de trouver ce que
nous cherchons!... Si nous dînions ici?

--Ma foi, je n'ai pas faim, quant à moi, grommela Morgan. Ce diable de
Flint m'a ôté l'appétit!

--Le fait est, mon fils, que nous pouvons être contents qu'il soit
mort, répondit Silver.

--Était-il assez vilain? reprit un troisième. Te souviens-tu comme il
avait la face toute bleue, dans les derniers temps?

--Bleu? Je te crois, qu'il l'était! répondit Morgan. L'effet du rhum,
vois-tu!»

Depuis que la vue du squelette les avait mis dans ce courant de
lugubres souvenirs, ils parlaient de plus en plus bas, presque au point
de chuchoter, maintenant, de sorte que le son de leurs paroles ne
troublait même pas le grand silence des bois voisins.

Tout à coup, du milieu des arbres qui se dressaient devant nous, une
voix s'éleva, maigre, aigre, aiguë et chevrotante, et chanta le refrain
familier:

  Ils étaient quinze matelots,
  Sur le coffre du mort;
  Quinze loups, quinze matelots.
  Yo-ho-ho!... Yo-ho-ho!...

Jamais je n'ai vu six hommes aussi terrifiés que le furent les pirates
en entendant cette voix. Pâles et tremblants, les uns se levèrent en
sursaut, les autres saisirent avec épouvante la première main qui se
trouva à leur portée; Morgan se jeta la face contre terre; tous se
turent.

«C'est Flint!» murmura enfin George Merry d'une voix éteinte.

La chanson s'était arrêtée court, comme elle avait commencé. On eût dit
que quelqu'un avait subitement posé la main sur la bouche du chanteur.
Venant de si loin, à travers l'atmosphère claire et ensoleillée, au
fond de ces grands arbres verts, l'effet m'avait paru doux et aérien;
l'impression produite sur mes compagnons n'en était que plus étrange.

«Allons! s'écria Silver en faisant un effort visible pour mettre ses
lèvres blêmes en mouvement, en voilà assez!... Debout et voyons un
peu de quoi il retourne... Je n'ai pas reconnu la voix; mais il est
bien clair que c'est celle de quelque farceur qui veut rire... Il n'y
a, pour chanter ainsi, qu'un être en chair et en os, vous pouvez le
croire...»

Le cœur lui revenait, en parlant, et ses joues reprenaient quelque
couleur. Les autres prêtaient l'oreille à ces encouragements et
commençaient, eux aussi, à se rassurer, quand la voix se fit encore
entendre. Elle ne chantait plus, cette fois, mais articulait une sorte
d'appel faible et lointain, qui éveillait un écho plus faible encore
dans les vallées de la Longue-Vue.

«Darby Mac-Graw!... chevrotait la voix, Darby Mac-Graw!»

Elle répéta ce nom plusieurs fois de suite. Puis, soudain, sur une note
plus aiguë:

«Un verre de rhum, Darby Mac-Graw!»

Les pirates étaient comme cloués à leur place; les yeux leur sortaient
de la tête; la voix s'était éteinte depuis longtemps déjà qu'ils
restaient encore immobiles, hagards et silencieux.

«En voilà assez! dit l'un d'eux. Partons!...

--Ce furent ses dernières paroles, reprit Morgan d'un ton sentencieux,
ses dernières paroles avant d'expirer.»

Dick claquait des dents et serrait convulsivement sa Bible, qu'il avait
prise dans sa poche.

Silver aussi tremblait de tous ses membres. Mais il ne s'avouait pas
vaincu.

«Personne dans cette île ne peut avoir entendu parler de Darby
Mac-Graw, murmurait-il, comme pour se rassurer lui-même,--personne que
nous!»

Puis, avec un effort presque surhumain:

«Camarades, reprit-il, je suis ici pour chercher ce trésor et je ne
m'en laisserai détourner par homme ni par diable... Je n'ai jamais
craint Flint quand il était vivant; ce n'est pas pour avoir peur de
lui mort... Il y a sept cent mille livres sterling à un quart de mille
d'ici, ne l'oublions pas!... A-t-on jamais vu un chevalier de fortune
montrer les talons à sept cent mille livres sterling?... Et cela pour
un vieil ivrogne qui n'est même plus en vie?...»

Mais le courage de ses hommes ne faisait pas mine de reparaître, et
l'irrévérence de son langage sembla même augmenter leur terreur.

«Ne parlez pas ainsi, John Silver, dit George Merry. N'allez pas
offenser un esprit!...

Les autres étaient trop épouvantés pour souffler mot. Ils auraient
décampé s'ils avaient osé. Mais la peur les tenait groupés près de
John, comme si son audace était leur dernière protection.

Quant à lui, il avait enfin triomphé de sa faiblesse.

«Un esprit?... Qu'en savons-nous? répliqua-t-il. Il y a un point qui me
paraît louche, c'est qu'il y avait de l'écho, vous l'avez tous entendu.
Eh bien, tout le monde sait qu'on n'a jamais vu un esprit posséder une
ombre. Pourquoi, dans ce cas, aurait-il un écho?... Je vous dis que
c'est louche.»

L'argument semblait assez faible. Mais sait-on jamais ce qui portera
coup sur ces têtes-là? A ma grande surprise, George Merry parut
immédiatement rassuré.

«C'est juste! s'écria-t-il. Et vous avez décidément une bonne tête sur
vos épaules, John Silver... Allons, camarades, ouvrons l'œil et ne nous
laissons pas enfoncer!... Maintenant que j'y pense, c'était bien un peu
la voix de Flint, si l'on veut, mais pas aussi nette, aussi impérieuse
que la sienne... Cela ressemble plutôt à celle d'un autre, à celle...

--De Ben Gunn!... c'est vrai, nom d'un tonnerre!... interrompit Silver.

--Juste!... C'était la voix de Ben Gunn! s'écria Morgan en se relevant
sur ses genoux.

--Nous voilà bien avancés! objecta Dick d'un ton dolent. Ben Gunn, pas
plus que Flint, n'est ici en chair et en os, sans doute?...»

Cette remarque fit simplement hausser les épaules aux vieux.

«Qui s'inquiéterait de Ben Gunn? dit George Merry. Mort ou vif, c'est
tout un.»

Le courage leur revenait à vue d'œil, et déjà toutes les figures
reprenaient leur couleur ordinaire. En quelques secondes ils se furent
remis à bavarder, quoique s'arrêtant de temps à autre pour écouter.
Bientôt, n'entendant plus aucun bruit, ils prirent leurs outils et
toute la bande repartit, Merry tenant la tête avec la boussole pour
rester en ligne droite avec l'île du Squelette. Il avait dit vrai:
personne ne s'inquiétait de Ben Gunn; mort ou vif, c'était tout un...
Seul, Dick tenait encore sa Bible et jetait autour de lui des regards
effarés. Mais il ne trouvait aucune sympathie chez ses camarades, et
Silver le plaisanta même sur ses précautions.

«Je t'avais bien averti que tu gâchais ta Bible, lui dit-il en
ricanant. Puisqu'elle n'est même plus bonne pour prêter serment, que
diable veux-tu qu'en pense un esprit?... Il s'en moque comme de ça!...»

Et il s'arrêta sur sa béquille, pour faire claquer ses gros doigts.

Mais Dick ne voulait pas être consolé. Je m'aperçus bientôt que le
malheureux avait peine à se tenir sur ses jambes. Activée par la
chaleur, la fatigue et l'épouvante, la fièvre, annoncée par le docteur
Livesey, s'emparait manifestement de lui. Heureusement pour le pauvre
diable, il faisait bon marcher sur ce plateau découvert et tapissé de
mousses, où les pins, grands et petits, poussaient loin les uns des
autres, mêlés à des bouquets d'azalées et de canneliers. Poussant droit
au nord-ouest, nous nous rapprochions de plus en plus de la croupe de
la Longue-Vue; à notre gauche, ma vue s'étendait maintenant sur cette
baie orientale où, la veille au matin, je m'étais éveillé tremblant et
secoué dans la pirogue.

Le premier des grands arbres atteint, on releva sa position, et l'on
reconnut que ce n'était pas le bon. Il en fut de même du second. Le
troisième s'élevait à plus de deux cents pieds de haut sur un taillis
épais; c'était un véritable géant du règne végétal, qui dressait dans
les airs son énorme colonne rougeâtre, surmontée d'un parasol à l'ombre
duquel un bataillon aurait manœuvré à l'aise. Il devait se voir de
loin, aussi bien de l'est que de l'ouest, en pleine mer, et il aurait
certes pu être marqué comme point de repère.

Mais ce n'était pas sa hauteur qui impressionnait le plus vivement
mes compagnons: c'était la pensée que sept cent mille livres en or se
trouvaient quelque part enterrées sous sa grande ombre. Cette pensée
finissait par leur faire oublier toutes leurs terreurs. A mesure
qu'ils se rapprochaient du but, je voyais leurs yeux s'animer, leur
pas devenir plus léger et plus élastique. Silver lui-même sautillait
plus vivement sur sa béquille en grommelant contre les pierres qui
gênaient sa marche. Ses narines frémissaient: il jurait comme un païen
s'il arrivait qu'une mouche se posât sur sa large face ou sur son front
ruisselant; par instants, il tirait avec fureur sur ma laisse, et,
se retournant alors, me jetait un regard meurtrier. Soit qu'il ne se
donnât plus la peine de cacher ses pensées, soit qu'elles se fissent
jour malgré lui sur son visage, je les lisais comme dans un livre. En
arrivant près de cet or, je le voyais bien, tout le reste était oublié:
l'avertissement du docteur, comme ses promesses. Sans doute il espérait
s'emparer du trésor, retrouver l'_Hispaniola_, s'y embarquer après
avoir coupé toutes les gorges honnêtes de l'île, et s'enfuir comme il
l'avait rêvé, chargé de richesses et de crimes.

[Illustration: XX

«NOUS ARRIVIONS TROP TARD.»]

Sous le poids de ces alarmes, il m'était malaisé de me maintenir au pas
de ces avides chercheurs d'or; à tout instant je trébuchais, et c'est
alors que Silver tirait si rudement la corde et m'adressait ces
regards terribles. Dick venait le dernier, accablé par la fièvre et se
traînant à peine. Sa vue même ajoutait à mon malaise, et, pour comble,
j'étais hanté par la pensée de la tragédie qui s'était jadis passée sur
ce plateau, quand ce hideux pirate à la face bleue, celui qui était
mort à Savannah en hurlant pour demander à boire, avait de sa propre
main, immolé ses six complices. Ce bosquet, si paisible aujourd'hui,
avait donc retenti des cris de détresse!... Rien qu'en y pensant, je
croyais les entendre encore.

Mais nous arrivions à la marge du taillis.

«Allons, camarades, au pas de course!...» cria George Merry.

Et ceux qui nous précédaient de s'élancer ensemble.

Ils n'avaient pas fait dix pas, que soudain nous les vîmes s'arrêter.
Un cri contenu s'échappa de leurs lèvres. Silver bondissait derrière
eux en frappant le sol, comme un forcené, de sa béquille. Et nous aussi
nous fîmes halte.

A nos pieds s'ouvrait une large excavation, déjà un peu ancienne,
car l'herbe repoussait dans le fond et sur les côtés. On y voyait le
manche d'une bêche et les débris de plusieurs caisses. Une des planches
portait en grosses lettres creusées au fer rouge le nom du _Walrus_, le
vaisseau de Flint.

C'était clair comme le jour: nous arrivions trop tard! La cachette
avait été découverte et vidée. Les sept cent mille livres n'y étaient
plus.




XXXIII

LA FIN D'UN RÈGNE


Ce fut un écroulement. Les six hommes restèrent comme foudroyés. Mais
Silver se remit le premier. Toutes ses pensées avaient été tendues
depuis des mois et des semaines vers ce trésor, comme les muscles d'un
cheval de course le sont vers le but; elles étaient arrêtées court, de
la manière la plus brutale et la plus inopinée; et pourtant il garda sa
raison, reprit son assiette et arrêta son plan de conduite avant que
les autres eussent seulement compris ce qui leur arrivait.

«Jim, me dit-il tout bas, prends ce pistolet et attention au grabuge!»

En même temps, il appuyait doucement vers la droite, et en trois sauts
mettait le trou entre ses hommes et nous. Cela fait, il me regarda en
secouant la tête, comme pour dire: «Nous voici dans de beaux draps!»
Et, en vérité, j'étais bien de son avis. Son air était tout amical
maintenant. Je me sentis si révolté de ce perpétuel changement que je
ne pus m'empêcher de murmurer à son oreille.

«Ah! vous avez encore tourné casaque?...»

Il n'eut même pas le temps de me répondre. Les pirates, jurant et
hurlant, sautaient l'un après l'autre dans l'excavation, se mettaient à
gratter la terre avec leurs ongles et rejetaient les planches sur les
bords... Morgan trouva une pièce d'or et la ramassa. C'était une pièce
de deux guinées. En quelques secondes elle passa de main en main et
revint à Morgan, qui la jeta à Silver.

«Deux guinées! cria-t-il en même temps. Voilà vos sept cent mille
livres, n'est-ce pas, monsieur l'homme de tête? C'est là le résultat de
vos belles combinaisons?

--Cherchez toujours, mes enfants, répliqua Silver avec la plus froide
insolence. Cherchez! peut-être trouverez-vous des truffes!

--Des truffes! glapit George Merry. Camarades, vous l'entendez? je vous
dis, moi, que cet homme savait tout le temps à quoi s'en tenir. Il n'y
a qu'à le voir... C'est écrit sur sa figure!...

--Ah! ah! George Merry, encore cette candidature! répondit Silver. Vous
tenez décidément à être capitaine!»

Mais cette fois tous étaient pour Merry. L'un après l'autre ils
sortirent de l'excavation en jetant derrière eux des regards furieux.
Un point me parut de bon augure: ils avaient soin de remonter du côté
opposé à Silver.

Nous voilà donc deux d'un côté, cinq de l'autre, avec le trou entre
nous... Personne ne se décidait pourtant à frapper le premier coup.
Silver ne bougeait pas. Il les observait, très droit sur sa béquille,
aussi calme que jamais. Brave, à coup sûr, il l'était.

A la fin, Merry parut croire qu'un petit discours serait en situation:

«Camarades, dit-il, ils ne sont que deux contre nous: l'infirme
qui nous a conduits ici pour obtenir ce beau résultat, et le petit
louveteau qui nous a trahis!... Allons, camarades!...»

Il levait le bras en parlant et s'apprêtait sans doute à donner
l'exemple, quand tout à coup... pif!... paf!... pan!... trois coups de
fusil éclatèrent dans le taillis voisin. Merry tomba dans le trou, la
tête la première; l'homme aux bandelettes tourna sur lui-même comme
une toupie et s'abattit sur le côté, frappé à mort, mais encore agité
de convulsions suprêmes; les trois autres tournèrent les talons et
prirent la fuite sans demander leur reste.

Au même instant, le docteur, Gray et Ben Gunn sortirent du taillis et
nous rejoignirent, tenant leurs fusils encore fumants.

«En avant et au pas de charge! cria le docteur. Il faut les empêcher de
gagner les chaloupes.»

Et nous voilà partis à travers bois, enfoncés parfois jusqu'aux épaules
dans les hautes herbes. On peut dire que Silver était décidé à rester
avec nous!... Le tour de force que fit cet homme, bondissant sur sa
béquille et franchissant les obstacles avec une telle ardeur que les
muscles de sa poitrine se gonflaient à éclater, pas un acrobate de
profession n'aurait pu le répéter, de l'avis du docteur lui-même. Il
était au point d'étouffer, mais nous suivait à moins de trente pas,
quand nous arrivâmes au bord du plateau.

«Docteur! cria-t-il, regardez!... Inutile de se presser.»

Il disait vrai: dans une clairière qui s'ouvrait au-dessous de nous,
on pouvait voir les trois survivants courant toujours dans la même
direction, vers le Mât-de-Misaine, c'est-à-dire que nous étions déjà
entre eux et les embarcations. Nous pûmes donc faire halte pour
reprendre haleine, et bientôt John Silver nous rejoignit en s'essuyant
le front.

«Nous vous devons une belle chandelle, docteur! dit-il en arrivant. Jim
et moi allions avoir fort à faire sans votre intervention... Ah! c'est
donc vous, Ben Gunn? reprit-il. Eh bien, vous êtes donc devenu farceur
sur vos vieux jours?

--Oui, c'est moi, Ben Gunn, répondit l'homme des bois avec des
contorsions d'anguille et des rougeurs qui témoignaient de son
embarras. Et comment allez-vous, monsieur Silver?... Comme vous le
désirez, j'espère?... reprit-il sous l'évidente impression qu'il
convenait de dire quelque chose de poli.

--Ah! Ben, Ben, répliqua Silver en le menaçant gaiement du doigt, quel
tour vous m'avez joué!...»

Le docteur envoya Gray ramasser une bêche que les rebelles avaient
abandonnée dans leur fuite, et, tout en descendant vers les chaloupes,
il nous conta ce qui s'était passé. Ben Gunn était d'un bout à l'autre
le héros de ce récit, qui intéressa puissamment Silver, et que je
résume à grands traits.

Ben Gunn, dans ses courses vagabondes à travers l'île, avait un jour
trouvé le squelette. C'est lui qui avait vidé ses poches. Il avait
ensuite découvert le trésor, dont la cachette était encore assez
apparente, à cause des traces laissées sur l'herbe par la terre
fraîchement remuée. Il avait creusé l'excavation, et c'est le manche
de sa bêche que nous avions trouvé au fond du trou. Peu à peu, à force
de travail et de voyages successifs, il avait transporté tout le
trésor, du pied du grand pin jusqu'à une caverne découverte par lui,
au bas de la colline à deux pointes qui se trouvait au nord-est de
l'île. L'or du capitaine Flint y était en sûreté depuis plus de deux
mois, quand l'_Hispaniola_ arriva à son premier mouillage. Le docteur
réussit à soutirer ce secret à Ben Gunn le jour où il alla causer avec
lui, dans l'après-midi qui suivit l'assaut du blockhaus. Il était déjà
préoccupé de la nécessité de quitter au plus tôt une position aussi
malsaine, avant que la _mal'aria_ eût agi. La disparition du schooner
et l'intérêt qu'il y avait à se rapprocher du trésor pour le défendre;
la certitude que Ben Gunn avait entassé dans sa caverne les provisions
indispensables et notamment des salaisons de chèvre préparées pour
lui-même, tout se réunit pour décider le docteur à céder une carte,
désormais inutile, à abandonner le blockhaus et ses approvisionnements,
en un mot, à faire les concessions nécessaires pour pouvoir gagner sans
plus tarder la colline à deux pointes.

«Toi seul me préoccupais dans cet arrangement, Jim, ajouta le docteur,
et j'avoue qu'il m'en coûtait de ne pas savoir ce que tu étais devenu,
avant d'évacuer la place. Mais je me trouvais obligé d'agir au mieux
des intérêts de ceux qui étaient restés à leur poste. Si tu n'étais pas
de leur nombre, à qui la faute?...»

Ce jour-là, voyant que j'allais être impliqué dans l'affreux
désappointement des révoltés, il s'était hâté de revenir à la caverne;
y laissant le squire et le capitaine pour garder le trésor, il avait
pris avec lui Gray et Ben Gunn, et traversé l'île en diagonale pour
arriver avant nous au grand pin. Constatant alors que nous l'avions
gagné de vitesse, il avait dû se résoudre à envoyer en éclaireur
Ben Gunn, qui était le plus léger à la course. Ben Gunn, voyant
l'impression que la découverte du squelette causait sur ses anciens
camarades, avait eu l'idée de les épouvanter par ses réminiscences du
capitaine Flint, et le stratagème s'était trouvé avoir assez de succès
pour pouvoir permettre au docteur et à Gray de prendre position dans le
taillis.

«Ah! remarqua Silver à la fin de ce récit, j'ai eu de la chance d'avoir
Jim avec moi!... Sans quoi vous auriez bien laissé mettre le pauvre
John en morceaux sans le moindre regret, docteur!...

--Sans le moindre regret», répéta gaiement M. Livesey.

Nous arrivions aux chaloupes. Le docteur, à grands coups de bêche,
commença par en démolir une; puis nous nous embarquâmes sur l'autre
pour gagner par mer la baie du nord.

C'était un voyage de huit à neuf milles. Silver, quoique à moitié mort
de fatigue, prit un aviron comme les autres, et l'embarcation s'élança
légèrement sur une mer unie comme un miroir. Bientôt nous passâmes
devant le goulet et nous tournâmes l'angle sud-est de l'île, laissant
derrière nous le premier mouillage de l'_Hispaniola_. En passant devant
la colline à deux pointes, nous pûmes distinguer la bouche noire de
la caverne de Ben Gunn, devant laquelle une forme humaine dressait sa
haute taille, le mousquet à l'épaule. C'était celle du squire. A sa
vue, nous nous mîmes à agiter nos mouchoirs et à pousser des hourras
auxquels Silver ne fut pas le dernier à se joindre.

Trois milles plus loin, comme nous arrivions à l'entrée de la baie
du nord, ne voilà-t-il pas que nous rencontrons l'_Hispaniola_, se
promenant toute seule? La marée l'avait relevée et mise à flot.
Heureusement que la brise était faible et le courant moins fort que
dans la baie du sud, où nous ne l'aurions jamais revue!... Mais en
l'état, il n'y avait pas grand dommage, sinon que la voile de misaine
était perdue. Remonter à bord, aller chercher à fond de cale une ancre
de fortune et la jeter par une brasse et demie à fond: tout cela fut
assez prestement fait. Après quoi, nous retournâmes en chaloupe à la
Crique-au-Rhum, le point le plus rapproché de la caverne de Ben Gunn,
et Gray repartit tout seul avec l'embarcation pour monter la garde à
bord de l'_Hispaniola_.

Une pente douce montait de la grève à l'entrée de la caverne. Comme
nous en approchions, le squire vint au-devant de nous. Il se montra
doux et affable avec moi, sans me rien dire de mon escapade, ni en bien
ni en mal. Mais le salut que lui adressa Silver lui fit monter le rouge
au visage.

«John Silver, s'écria-t-il, vous êtes le plus grand imposteur et la
plus prodigieuse canaille que j'aie jamais rencontrée! Il paraît que
je ne dois point vous poursuivre. Je ne vous poursuivrai donc pas...
Mais tous ces morts doivent peser sur votre conscience comme autant de
bornes!...

--Je vous remercie, monsieur, répliqua John, en saluant de plus belle.

--Je vous défends de me remercier! dit rudement le squire, car je
manque à tous mes devoirs... Arrière, s'il vous plaît!...»

Là-dessus nous entrâmes dans la caverne. Elle était vaste et bien
aérée; dans le fond, une jolie cascade formait une petite pièce d'eau
entourée de fougères; le sol était couvert de sable. Devant un grand
feu allumé près de l'entrée, nous trouvâmes le capitaine Smollett,
couché sur un lit d'herbes et de mousse. Dans le coin le plus écarté, à
la lueur de la flamme, je vis étinceler un grand tas de pièces d'or et
un quadrilatère de barres brillantes.

C'était là ce trésor de Flint, que nous étions venus chercher si loin,
et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes de l'_Hispaniola!_...
Et qui sait combien d'autres vies il avait coûté pendant qu'on
l'amassait, combien de sang et de tribulations, combien de bons navires
coulés au fond des mers, combien de poudre, combien de braves gens
brutalement envoyés dans l'éternité, combien de cruautés, de hontes, de
mensonges et de crimes!... Nul n'eût pu le dire. Et pourtant il y avait
encore dans l'île au moins trois hommes, Silver, Morgan et Ben Gunn,
qui avaient pris part à ces crimes, comme chacun avait espéré avoir
part au trésor.

«C'est vous, Jim? me dit le capitaine. Allons, vous êtes un brave
garçon, à votre manière!... Mais je ne crois pas que nous reprenions
jamais la mer ensemble. Vous aimez trop n'en faire qu'à votre tête,
pour mon goût personnel... Vous voilà, John Silver? Qu'est-ce qui vous
amène ici, mon garçon?

--Je reviens à mon devoir, monsieur, répondit Silver.

--Ah!» fit le capitaine.

Et il n'ajouta pas un mot.

Le bon souper, ce soir-là, au milieu de tous mes amis, avec le chevreau
salé de Ben Gunn et quelques friandises arrosées de vin vieux de
l'_Hispaniola_! Jamais convives ne furent plus gais, plus heureux
que nous. Et Silver était là, assis en dehors de la lumière du feu,
mais mangeant, lui aussi, de bon appétit, tout prêt à s'élancer s'il
manquait n'importe quoi, et se joignant tranquillement à nos rires,--le
même homme poli, doux, obséquieux, que nous avions connu avant ces
tragiques événements.




XXXIV

CONCLUSION


Le lendemain matin, dès la première heure, nous nous mîmes à l'ouvrage,
car le transport de cette énorme masse d'or à l'_Hispaniola_ n'était
pas une petite affaire pour un si faible nombre d'hommes. Les trois
individus qui se trouvaient encore dans l'île ne nous troublaient
guère. Une seule sentinelle, l'arme au bras, sur le versant de la
colline, suffirait à les tenir en respect, et nous ne doutions pas
qu'ils ne fussent las de l'état de guerre. Notre travail marcha donc à
souhait. Gray et Ben Gunn allaient et venaient, avec la chaloupe, de la
crique à l'_Hispaniola_, tandis que nous étions occupés à transporter
le trésor de la caverne à la grève. Deux des barres attachées à un bout
de corde étaient tout ce qu'un homme pouvait porter; encore allait-il
lentement avec ce poids sur les épaules. Quant à moi, on m'avait chargé
de mettre en sacs l'or monnayé, et c'est à quoi je m'employais tout le
jour dans la caverne.

C'était une étrange collection, qui ressemblait à celle de Billy Bones
par la diversité des monnaies; mais était infiniment plus variée, comme
elle était des milliers de fois plus considérable. Je me souviens du
plaisir que je trouvais, pour me reposer de mon travail, à trier les
monnaies et à les assortir. Pièces françaises, anglaises, espagnoles,
portugaises, georges, louis, doublons, guinées, moïdores, sequins,
pièces de huit, effigies de tous les souverains du monde, monnaies
orientales marquées de signes cabalistiques, les unes rondes, les
autres carrées ou octogones, d'autres encore percées d'un trou pour
y passer un cordon,--il y en avait de tous les genres, de tous les
modules, de toutes les variétés. Quant au nombre, il était si grand,
que les doigts me faisaient mal à force de compter, et que j'avais le
dos brisé à me tenir ainsi courbé.

Ce travail dura plusieurs jours. Chaque soir nous avions charrié une
fortune à bord, et une autre fortune nous attendait le lendemain. Et
pendant tout ce temps les trois rebelles survivants n'avaient pas donné
signe d'existence.

Enfin, un soir que le docteur se promenait avec moi sur le versant de
la colline qui domine les basses terres de l'île, le vent nous apporta
du bas-fond plongé dans les ténèbres au-dessous de nous comme un chant
ou un cri. Puis, tout retomba dans le silence.

«Ce sont ces malheureux! dit le docteur. Que le ciel leur pardonne!...

--Ils sont ivres,» dit Silver derrière nous.

Silver, j'ai oublié de le dire, jouissait de la plus entière liberté;
en dépit des rebuffades quotidiennes du squire et du capitaine, il
semblait se considérer plus que jamais comme un serviteur fidèle et
privilégié. En vérité, je ne pouvais m'empêcher d'admirer parfois la
patience inaltérable avec laquelle il supportait ces coups de boutoir
et la politesse invariable qu'il mettait à se rendre utile ou agréable
à tout le monde. Il n'arrivait pourtant qu'à se faire traiter comme
un chien, si ce n'est peut-être par Ben Gunn, qui avait encore une
peur bleue de son ancien quartier-maître, et par moi, qui lui devais
assurément quelque chose, quoique, à vrai dire, j'eusse aussi le droit
de penser de lui pis que les autres, l'ayant vu sur le plateau en train
de ruminer une nouvelle trahison. Ce fut donc assez rudement que le
docteur lui répliqua:

«Ivres ou délirants de fièvre.

--Vous avez raison, monsieur, dit Silver; mais, après tout, peu importe
que ce soit l'un ou l'autre.

--J'ai de votre humanité, maître Silver, une trop médiocre idée pour
attendre de vous autre chose que de la surprise, reprit ironiquement le
docteur; mais je vous déclare que, si j'étais certain qu'ils fussent
délirants, comme je suis moralement sûr que l'un d'eux au moins est
malade de la fièvre, je quitterais le camp, et, à tout risque, j'irais
donner mes soins à ces pauvres diables.

--Sauf votre respect, monsieur, vous auriez tort, répliqua Silver. Vous
y laisseriez la vie, croyez-moi, et elle vaut mieux qu'un tel sort. Je
suis avec vous maintenant,--le cœur et la main,--je ne voudrais pas
voir notre parti perdre un homme, et surtout que cet homme fût vous,
docteur, à qui je dois tant. C'est pourquoi je vous avertis que ces
gens sont incapables de tenir leur parole,--même supposé qu'ils en
eussent envie. Et, qui plus est, ils sont même incapables de croire que
vous tiendriez la vôtre...

--Parbleu! cela vous va bien de parler ainsi, dit le docteur, et vous
nous avez montré comment vous tenez une promesse.»

Ce soir-là, du reste, nous n'entendîmes plus rien qui indiquât la
présence des rebelles. Une autre fois, l'écho lointain d'un coup de
fusil nous arriva, et nous supposâmes qu'ils chassaient.

Un conseil fut tenu pour décider de leur sort, et il fut résolu de les
abandonner dans l'île,--à la grande joie de Ben Gunn et à l'entière
approbation de Gray. En conséquence, nous laissâmes dans la caverne,
pour leur usage, une grande quantité de poudre, la plus grande partie
du chevreau salé, une caisse de médicaments, des objets de première
nécessité, tels que vêtements, outils, une toile à voile, deux ou trois
brasses de corde, et enfin,--sur le désir expressément formulé par le
docteur,--un beau présent de tabac.

Ce fut le dernier acte de notre séjour dans l'île. Le trésor était
embarqué; nous avions pris de l'eau et la quantité de viande salée que
nous jugions nécessaire à nos besoins. Un beau matin, nous levâmes
l'ancre, non sans peine, car nous n'étions que trois au cabestan, et
nous sortîmes de la baie du nord, avec le même pavillon flottant à
notre corne que le capitaine avait arboré sur le blockhaus.

Les trois proscrits nous avaient observés de plus près que nous ne
pensions, comme ils le prouvèrent bientôt, car, en sortant de la passe,
nous eûmes à ranger de très près la pointe sud, et, comme nous la
longions, nous les vîmes tous trois à genoux sur le sable, les bras
tendus vers nous d'un air suppliant.

Cela nous faisait mal de les abandonner ainsi dans cet état lamentable.
Mais nous ne pouvions pas courir le risque d'une seconde révolte, et
les ramener en Angleterre pour y être pendus semblait une assez pauvre
faveur. Le docteur les héla donc et leur dit que nous leur avions
laissé des provisions, en leur indiquant l'emplacement de la caverne.
Mais ils n'en continuèrent pas moins à nous appeler chacun par notre
nom, en nous suppliant, pour l'amour de Dieu, d'avoir pitié d'eux et de
ne pas les condamner à périr dans cet affreux désert.

Enfin, voyant que le schooner poursuivait sa route, l'un d'eux, je ne
sais lequel, sauta vivement sur ses pieds en poussant un cri rauque,
épaula son fusil et nous envoya une balle, qui siffla sur la tête de
Silver pour aller se perdre dans la grande voile.

Dès lors nous eûmes soin de nous abriter derrière les bastingages.
Quand je relevai la tête pour regarder, ils avaient disparu sur le
promontoire, et le promontoire même s'effaçait au loin. Vers midi, nous
avions perdu de vue le pic le plus élevé de l'Ile au Trésor.

[Illustration: XXI

ON M'AVAIT CHARGÉ DE METTRE EN SAC L'OR MONNAYÉ.]

Nous nous trouvions si peu nombreux à bord, que tout le monde était
obligé de mettre la main à la pâte. Le capitaine seul restait couché
à l'arrière sur un matelas, pour donner ses ordres. Il entrait en
convalescence, mais avait encore besoin de soins et de repos.

Nous ne pouvions entreprendre de revenir à Bristol sans un nouvel
équipage. Aussi nous dirigeâmes-nous d'abord vers la côte la plus
voisine, dans l'Amérique du Sud; et bien longtemps avant d'y arriver,
nous avions été tous mis sur les dents par deux tempêtes suivies de
vents contraires. Mais, enfin, le port se montra devant nous. Le
soleil allait se coucher quand nous jetâmes l'ancre dans une charmante
baie, pour nous voir bientôt entourés de canots chargés de nègres, de
mulâtres et d'Indiens, qui nous offraient des fruits ou des légumes
ou proposaient de plonger pour la moindre pièce de monnaie. La vue
de toutes ces faces épanouies, la saveur des fruits tropicaux et
surtout les feux qui commençaient à briller dans la ville, faisaient
un contraste délicieux aux tragiques spectacles que nous avions eus
dans l'île. Aussi le docteur et le squire ne voulurent-ils pas attendre
pour aller à terre, et ils me prirent avec eux. Ils rencontrèrent le
commandant d'un navire de guerre anglais, lièrent connaissance avec
lui, allèrent à son bord, et apparemment s'y trouvèrent si bien, qu'il
faisait grand jour quand nous revînmes à l'_Hispaniola_.

Ben Gunn était de garde sur le pont. A peine nous eut-il vus qu'il
entama toute une confession, avec les plus absurdes grimaces. Silver
était parti, avec sa connivence, dans un canot du port. Il nous jurait
maintenant n'avoir consenti à cette évasion que pour sauver nos vies,
qui auraient été en grand péril, si «l'homme à une jambe» était resté
à bord. Mais il y avait encore autre chose. Le cuisinier n'était pas
parti sans biscuit. En perçant une cloison, il avait réussi à prendre
un sac d'or contenant peut-être huit à dix mille guinées, et l'avait
emporté pour subvenir à ses frais de voyage.

Tout compte fait, nous nous trouvâmes satisfaits d'être débarrassés de
lui.

Ce fut le dernier incident notable de notre voyage. Nous n'eûmes pas
de peine à compléter notre équipage, nous rencontrâmes des vents
favorables, et l'_Hispaniola_ arriva à Bristol comme M. Blandly se
préparait à mettre à la voile pour venir à notre recherche. Nous
ramenions le trésor à peu près complet; mais de tous ceux qui étaient
partis le chercher, cinq seulement rentraient au port.

Selon les conventions arrêtées entre le squire et le docteur, l'État et
les pauvres eurent avant tout leur part. Puis chacun de nous reçut la
sienne, pour s'en servir sagement ou follement, selon son humeur. Le
capitaine Smollett s'est toujours ressenti des suites de sa blessure;
devenu moins propre au service, le rude et loyal marin s'est résigné
à quitter la mer. Il vit retiré près de Bristol. Gray non seulement
sut garder son argent, mais, pris d'une ambition soudaine, se mit à
étudier sa profession; il est maintenant second officier d'un schooner
où il a une part de propriété; marié, de plus, et père de famille.
Ben Gunn eut ses mille livres sterling, qu'il mangea ou perdit en
trois semaines, ou, pour parler exactement, en dix-neuf jours, car le
vingtième on le vit reparaître sans le sou. On lui donna alors une
place de garde-chasse,--précisément ce qu'il craignait tant quand je
le rencontrai dans l'île. Il est juste de dire qu'il s'en arrangea
très bien. Il vit encore, très aimé dans le pays, quoique généralement
considéré comme un jocrisse.

On n'a plus entendu parler de Silver. Ce terrible marin à une jambe ne
joue plus aucun rôle dans ma vie. Je me plais à croire qu'il a retrouvé
sa vieille négresse et qu'il vit en paix dans quelque coin, avec elle
et son perroquet.

Autant que je puis le savoir, l'argent en barre et les armes sont
encore dans l'île, à l'endroit où Flint les a enfouis. Je suis, pour
mon compte, parfaitement décidé à les y laisser. Pour rien au monde, on
ne me ferait recommencer une expédition pareille. Mon pire cauchemar
est encore d'entendre des lames se jeter sur les brisants, et il
m'arrive de me réveiller en sursaut avec la voix perçante du _capitaine
Flint_ me criant aux oreilles: «Pièces de huit!...»

[Illustration: XXII

AVEC QUELLE JOIE MA PAUVRE MÈRE ME VIT REVENIR.]

Ai-je besoin de dire avec quelle joie ma pauvre mère me vit revenir,
avec quel bonheur je la retrouvai, et combien il me parut bon et doux
de lui assurer à côté de moi une existence heureuse et tranquille!

Le docteur s'était attaché à moi, et je lui avais voué de mon côté une
admiration et une affection passionnées. Il a entrepris de refaire
mon éducation, et il prétend qu'il est sûr d'y réussir. Selon lui, il
n'est jamais trop tard pour bien, pour mieux faire. Son ambition serait
de faire de moi un médecin instruit. «C'est dans cette profession-là
seulement, dit-il pour m'encourager, qu'un homme de bon propos peut
être à lui tout seul utile à son prochain.» Le Squire est de son avis,
et le lecteur pensera comme moi que je n'avais pas de meilleur parti à
prendre que de me laisser guider dans la vie par ces deux honnêtes gens.

[Illustration]




TABLE DES MATIÈRES


              UN MOT DE PRÉFACE.                                I

  I.       -- Le vieux loup de mer.                             1

  II.      -- Chien-Noir se montre et disparaît.                9

  III.     -- La marque noire.                                 17

  IV.      -- Le coffre du Capitaine.                          25

  V.       -- La fin de l'aveugle.                             33

  VI.      -- Les papiers du Capitaine.                        41

  VII.     -- Le cuisinier du navire.                          51

  VIII.    -- A l'enseigne de la Longue-Vue.                   59

  IX.      -- La poudre et les armes.                          65

  X.       -- Le voyage.                                       73

  XI.      -- Ce que j'entendis dans le tonneau.               81

  XII.     -- Conseil de guerre.                               89

  XIII.    -- Comment je débarquai.                            97

  XIV.     -- Le premier coup.                                103

  XV.      -- L'habitant de l'île.                            109

  XVI.     -- Le Fortin (_Récit du docteur_).                 117

  XVII.    -- Le dernier voyage du canot (_suite du
                récit du docteur_).                           123

  XVIII.   -- Comment se termina la première journée
                (_suite du récit du docteur_).                129

  XIX.     -- La garnison du blockhaus (_Jim reprend
                son récit_).                                  135

  XX.      -- L'Ambassade de John Silver.                     143

  XXI.     -- L'assaut.                                       151

  XXII.    -- Comment je repris la mer.                       159

  XXIII.   -- A marée descendante.                            165

  XXIV.    -- Le voyage de la pirogue.                        171

  XXV.     -- J'abats le drapeau noir.                        179

  XXVI.    -- Israël Hands.                                   185

  XXVII.   -- «Pièces de huit».                               195

  XXVIII.  -- Aux mains de l'ennemi.                          203

  XXIX.    -- Encore la marque noire.                         213

  XXX.     -- Sur parole.                                     221

  XXXI.    -- La chasse au trésor.                            229

  XXXII.   -- La voix dans les arbres.                        237

  XXXIII.  -- La fin d'un règne.                              245

  XXXIV.   -- Conclusion.                                     253


5964 B.--Paris, Imp. Gauthier-Villars et fils, 55, quai des Gr.-Augustins.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÎLE AU TRÉSOR ***


    

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