Les confessions d'un converti

By Robert Hugh Benson

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Title: Les confessions d'un converti

Author: Robert-Hugh Benson

Translator: Teodor de Wyzewa

Release date: December 5, 2024 [eBook #74842]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin et Cie

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONFESSIONS D'UN CONVERTI ***






  Mgr ROBERT-HUGH BENSON

  LES CONFESSIONS
  D’UN
  CONVERTI

  Traduites de l’Anglais avec l’autorisation de l’Auteur
  PAR
  TEODOR DE WYZEWA


  PARIS
  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
  1914
  Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.




DU MÊME AUTEUR


  Le Maître de la Terre, roman traduit de l’anglais, avec
  l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa, 20e édition.
  Un volume in-16                                               3 fr. 50

  La Lumière invisible, scènes et récits de la vie mystique,
  traduits de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par
  T. de Wyzewa, 4e édition. Un volume in-16                     3 fr. 50

  La Vocation de Franck Guiseley, roman traduit de l’anglais,
  avec l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa. Un
  volume in-16                                                  3 fr. 50

  Le Christ dans l’Église, traduit de l’anglais, avec
  l’autorisation de l’auteur, par l’abbé F. Thellier et
  Paul Deron, 2e édition. Un volume in-16                       3 fr. 50




IL A ÉTÉ IMPRIMÉ:

dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande Van Gelder.


Copyright by Perrin et Cie, 1914




[Illustration: Robert Hugh Benson.]




AU R. P. REGINALD BUCKLER, O. P.,

dont la main paternelle a bien voulu ouvrir pour moi les portes de la
Cité de Dieu.




PRÉFACE


Le petit livre qu’on va lire a été publié d’abord, sous la forme d’une
série d’articles, dans une revue américaine, l’_Ave Maria_, au cours des
années 1906 et 1907. C’est avec l’aimable autorisation du directeur de
cette revue, le Père Hudson, que je le réimprime aujourd’hui, un peu
corrigé et pourvu d’un petit nombre d’additions.

Depuis le temps de l’apparition de mon récit dans l’_Ave Maria_, maintes
personnes m’ont engagé à recueillir en volume cette série d’articles:
mais j’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en
partie, parce que je me suis demandé si un ouvrage comme celui-là avait
chance de rendre vraiment service à qui que ce fût, et en partie parce
que je me proposais d’étendre et de développer considérablement ma
relation primitive, et puis d’y joindre encore une peinture de mon
évolution intérieure après ma conversion. A ce dernier projet,
cependant, j’ai vite dû renoncer, en raison de la difficulté extrême que
je découvrais à établir une comparaison définie entre mes anciennes
impressions d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement de ma mémoire,
et l’effet de plus en plus profond que produisaient en moi mes croyances
catholiques. Le cardinal Newman a assimilé quelque part les impressions
d’un anglican converti à celles d’un personnage d’un conte de fées qui,
après avoir vécu durant toute la nuit dans une ville enchantée, se
retourne, au lever du soleil, pour jeter un regard sur la ville, et qui
a la grande surprise de constater que celle-ci a disparu: les monuments
qu’il avait admirés pendant la nuit se sont évanouis, comme un
brouillard sous la lumière de l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui
m’est arrivé. Je me sens désormais absolument incapable de comparer les
deux systèmes de croyances, ainsi que j’étais en état de le faire durant
les premiers mois de ma conversion: car il se trouve que la croyance que
j’ai quittée ne m’apparaît plus du tout un système cohérent, une ville
habitable avec les monuments et les maisons qu’il m’avait semblé y
connaître naguère. Il me reste, naturellement, dans l’esprit toute sorte
d’images, de souvenirs, et d’émotions, se rattachant à mon séjour dans
l’anglicanisme, et quelques-unes de ces images sont même parmi les plus
sacrées et les plus chères de mon cœur, et toujours encore je me sens
heureux de compter au nombre de mes amis maintes personnes qui
continuent à trouver dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un
véritable système religieux; mais, quant à moi, je ne puis plus voir en
lui autre chose que des fragments détachés de leur centre primitif, et
employés après coup à la construction d’un édifice purement humain, sans
fondement stable.

Cette impression nouvelle ne s’accompagne d’ailleurs chez moi--autant
que je puis en avoir conscience--d’aucune amertume. Tout au plus
m’arrive-t-il parfois d’éprouver un mouvement d’impatience à la pensée
d’avoir été retenu si longtemps par des ombres, empêché par elles
d’entrer en possession de la substance divine. Mais toute comparaison
équitable des deux systèmes m’est dorénavant complètement impossible:
comment songer à établir une comparaison entre un rêve et une réalité?
Si bien que force m’a été de renoncer à tout espoir de joindre à la
peinture, de plus en plus confuse en moi, de ma période d’anglicanisme
l’histoire de mes aventures bien autrement actives et vivantes sous le
plein soleil de la Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis m’ont
conseillé de publier le récit de la longue suite d’épreuves qui ont
constitué pour moi le passage de l’ancien demi-jour à la présente
lumière, c’est donc ce récit que l’on va lire, tel à peu près que je
l’ai écrit naguère pour les lecteurs de l’_Ave Maria_. J’ai profondément
conscience de tout ce qu’il y a de choquant dans l’«égotisme»
ininterrompu de pages comme celles-là; mais comment échapper à cet
inconvénient, dès que l’on tente de mettre au service d’autrui les
résultats de sa propre expérience?

Robert-Hugh Benson.

Édimbourg, novembre 1912.




LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI




CHAPITRE PREMIER

LES PREMIÈRES IMPRESSIONS RELIGIEUSES


Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu sur un haut plateau, il lui
est très difficile de se rendre compte bien exactement de la route qu’il
a suivie pour y parvenir: cette route tourne, s’élève, retombe,
s’élargit et se rétrécit, de telle manière que le souvenir qui en reste
au voyageur lui apparaît étrangement confus. Sans compter que les
explications qui lui sont criées d’en bas, aussi bien par les amis que
par des étrangers, ne sont guère faites, non plus, pour suppléer à
l’insuffisance de sa propre mémoire.


I

L’on m’a dit que j’étais devenu catholique parce que je me laissais
abattre sous l’échec, et parce que je me laissais exalter sous le
succès; parce que j’étais trop rempli d’imagination, et parce que je
manquais du sens de l’observation; parce que je n’avais pas assez de
confiance dans les choses, et parce que j’en avais trop; parce que
j’étais trop ardent à espérer, et trop prompt au désespoir; parce que
j’étais orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont même dit, en présence
de mes livres, que je n’avais jamais vraiment compris l’Église
d’Angleterre.

Et, naturellement, cela n’est pas impossible; mais, en tout cas, cette
inintelligence ne résulte pas du manque d’information. Le fait est que,
ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé pendant vingt-cinq ans dans une
famille ecclésiastique anglicane; moi-même j’ai été, pendant neuf ans,
pasteur anglican; dans des paroisses de ville et de campagne, ainsi que
dans une congrégation religieuse. Mon père, en sa qualité d’archevêque
de Cantorbéry, se trouvait être le chef spirituel de toute la communion
anglicane; ma mère, mes frères et mon unique sœur continuent aujourd’hui
encore à faire partie de cette communion, tout de même qu’un grand
nombre de mes amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par le théologien
anglican le plus en vue de son temps; et cette préparation a fini par
faire de moi, durant de longues années, un membre passionnément
convaincu de la Haute Église.

J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la plume pour raconter mon
évolution religieuse passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici
je n’ai sérieusement tâché à reconstituer le détail de cette évolution;
de telle sorte que ma tentative m’apparaît bien imprudente et bien
dangereuse. Car c’est chose extrêmement facile de se tromper soi-même;
et c’est chose extrêmement difficile de ne pas se complaire à voir
seulement ce que l’on désire voir; et puis, surtout, j’ai peur que mes
propres aveux ne réussissent pas à être convaincants pour d’autres
personnes. Nul moyen, en effet, de définir en quoi a consisté la
direction de l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations de cet
Esprit dans les chambres secrètes de l’âme...

Tout au plus est-il possible de décrire à peu près fidèlement
l’apparence extérieure des diverses régions à travers lesquelles notre
âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture sommaire des principaux
incidents de la route, réflexions intérieures ou paroles venues du
dehors. La foi religieuse, au fond, est un travail divin accompli dans
les ténèbres, même quand ce travail nous semble incarné dans des
arguments intellectuels et des faits historiques: car il faut se
rappeler que deux âmes également sincères et intelligentes peuvent
rencontrer les mêmes manifestations extérieures, et en tirer des
conclusions absolument opposées. L’essence véritable de notre vie
intérieure réside quelque part où nulle exploration psychologique ne
saurait atteindre.


II

Je vais d’abord essayer de décrire le mieux possible ma première
éducation religieuse, et la situation intime qui en est résultée pour
moi.

J’ai été élevé dans les sentiments et les idées de l’anglicanisme
modéré, et, naturellement, j’ai d’abord accepté celui-ci comme le mode
le plus représentatif, comme le plus légitime aussi, de toute la
communion protestante. J’ai appris,--autant du moins que je pouvais les
comprendre,--les dogmes établis naguère par les théologiens anglais du
dix-septième siècle; j’ai été instruit à être suffisamment respectueux
de l’autorité établie, affranchi de tout excès d’enthousiasme, méprisant
et hostile à l’égard de Rome. J’ai été instruit encore à croire dans la
Présence réelle sans vouloir tenter de la définir; à apprécier la
solennité et la beauté du culte sans lui attribuer une portée absolue.
Enfin mes premiers maîtres m’ont fait étudier d’abord toute la Bible en
général, et c’est seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du Nouveau
Testament. J’ai d’ailleurs l’impression,--si je puis parler ainsi sans
paraître impertinent,--que mon éducation religieuse a été des plus
sages. Je m’intéressais à la religion; je suivais les cérémonies du
culte dans des cathédrales et des églises magnifiques, avec permission
de m’en aller avant le sermon; j’étais nourri des allégories de
Wilberforce, ainsi que des histoires des premiers martyrs chrétiens; et
les vertus qui m’étaient recommandées comme les plus admirables étaient
les précieuses vertus de la véracité, du courage, de l’honneur, de
l’obéissance, et du respect. Je ne crois pas que mon éducation m’ait
amené à aimer Dieu consciemment; mais du moins je n’ai jamais éprouvé
cette terreur devant toute manifestation de la force divine, ou encore
devant les menaces de l’enfer, qui souvent s’impose pour toujours à des
âmes formées sous la discipline protestante. Autant qu’il me souvient,
j’acceptais Dieu, assez froidement, comme un Père d’une présence et
d’une autorité universelles. Quant à la personne de Notre-Seigneur,
celle-là m’apparaissait beaucoup plus d’après les Évangiles que d’après
ma propre expérience spirituelle. Je pensais à elle au passé ou au
futur, rarement au présent.

L’influence de mon père sur moi a toujours été si grande que je
tâcherais vainement à vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon
père m’ait jamais bien compris: mais sa personnalité était si dominante
et si pénétrante que ce manque de compréhension de sa part, à mon
endroit, n’a guère amené de différence dans l’ensemble de son action sur
moi. Le fait est qu’il a formé et façonné mes vues en matière religieuse
de telle sorte que, aussi longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions
autres que les siennes m’aurait produit l’effet d’un blasphème. Il y
avait bien dès lors, dans son système de croyances, certains points qui
m’embarrassaient, et qui continuent à m’embarrasser aujourd’hui encore:
mais ces points ne me causaient pas plus de doutes touchant l’excellence
et la vérité de la foi de mon père que les difficultés intellectuelles
que m’offre à présent la Révélation divine ne me causent de doutes
concernant son autorité.

Mon père était, au total, un représentant presque parfait de la Haute
Église d’autrefois. Il avait un amour profond de la dignité et de la
splendeur du culte divin, un grand sentiment de l’autorité de l’Église,
et une orthodoxie inébranlable à l’égard des fondements généraux de la
foi chrétienne. Et cependant il avait beau répéter, avec beaucoup de
sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il aurait dû avoir été un
chanoine dans une cathédrale française; il avait beau réciter
scrupuleusement, chaque jour, les prières du matin et du soir imposées
par l’Église anglicane; il avait beau aimer infiniment l’histoire de
l’Église et la connaître à fond, tout de même que l’histoire des
liturgies chrétiennes et les écrits des Pères: tout cela ne l’empêchait
point, suivant ce qui me semblait dès ce moment, de manquer sur certains
points particuliers à l’application de ses principes. Par exemple, il
n’y a point de coutume plus fortement enracinée dans l’antiquité, ni
enjointe plus explicitement dans le Livre de Prières anglais, que celle
du jeûne du vendredi; il n’y a guère de discipline ecclésiastique plus
primitive que celle qui interdit le mariage d’un homme qui a déjà reçu
les ordres majeurs; et il n’y a rien de plus clair,--me disais-je à ce
moment,--parmi les questions disputées touchant le mariage, que le
principe suivant lequel la rupture du lien matrimonial en faveur de l’un
des conjoints, avec permission pour lui de se remarier, a simultanément
pour effet de relever du même lien l’autre conjoint. Or, je me trouve
encore tout à fait hors d’état de comprendre,--surtout en me rappelant
l’amour enthousiaste de mon père pour ce que j’appellerais la coutume
chrétienne,--de quelle façon cet homme plein de bon sens et de foi
justifiait son attitude à l’égard des trois points susdits; car je ne me
souviens pas que jamais il se soit abstenu de viande un vendredi, ni
aucun autre jour,--tout en ne se faisant pas faute de se mortifier, je
le sais, par maintes autres pratiques;--pareillement, je ne l’ai jamais
entendu soulever la moindre objection théorique en présence de mariages
contractés par des prêtres ou évêques anglicans; et enfin je me rappelle
que toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé par la loi civile,
mon père était d’avis que le conjoint «coupable» n’avait pas le droit
d’obtenir de l’Église la bénédiction d’un second mariage, tandis que
l’autre conjoint en avait le droit.

De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis le début, de quelle manière
mon père interprétait ces paroles de son _Credo_: «Je crois en la Sainte
Église catholique.» Je me souviens qu’il retranchait de l’unité
extérieure de cette Église les confessions chrétiennes qui n’admettaient
pas la succession épiscopale; d’autre part, comme j’aurai à le raconter
bientôt avec plus de détail, il hésitait sur la question de savoir si
l’Église de Rome se trouvait ou non déchue de sa place dans le corps du
Christ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait de la plus grande
sympathie pour certains groupes de chrétiens orientaux dont les dogmes
avaient été explicitement condamnés par des conciles que lui-même, mon
père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques.

De même encore je n’ai jamais bien compris son attitude à l’égard de
doctrines telles que celle du sacrement de pénitence. En théorie, il
maintenait fermement que Jésus-Christ avait donné autorité à ses
ministres d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles repentants;
et lui-même, en pratique, durant une certaine crise de ma vie, m’a
recommandé de me confesser à un «discret et savant» pasteur de sa
connaissance; et cependant, autant que je sache, jamais il n’insistait
sur l’utilité de la confession en général, et jamais lui-même ne
recourait à la confession. Il croyait pleinement au pouvoir des clefs
transmises par Jésus à Pierre: mais en même temps il semblait estimer
que ce moyen d’être soulagé ne devait être employé que si nul autre
moyen ne réussissait à procurer la paix de l’âme. En un mot, il semblait
admettre que l’autorité conférée, dans des conditions extraordinairement
solennelles, par le Christ à ses apôtres n’était aucunement nécessaire
pour le pardon du péché mortel commis après le baptême.

Après cela, je suis tout à fait sûr que mon père ne se croyait pas du
tout inconséquent, et avait des principes qui réconciliaient, à ses
propres yeux, ces apparentes contradictions. Mais ce qu’étaient ces
principes, jamais je n’ai pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût
aussi agréable que d’être consulté par ses enfants sur des matières
religieuses, en fait mon vénéré père n’était pas très accessible à des
natures timides. Pour ma part, j’avais toujours un peu peur de lui
paraître ignorant, et plus peur encore de le choquer. Pas une seule
fois, dans une difficulté véritable, je n’ai manqué à le trouver
infiniment tendre et attentif, mais son intense personnalité et l’ardeur
presque farouche de sa foi me donnaient toujours l’illusion qu’il
jugerait irrespectueux chez moi, et indigne d’un fils, de ne pas
acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements; d’où résultait que,
souvent, je me résignais à ignorer ce que pouvaient être ces jugements
eux-mêmes.

Mais en tout cas la religion, dans notre maison, se trouvait toujours
colorée et vivifiée par la puissante individualité de mon père. Je me
rappelle, maintenant encore, le sentiment de plénitude et de sécurité
qui en dérivait. Les offices du matin et du soir, d’abord dans la petite
chapelle de Lincoln, où mon père était chancelier depuis ma naissance
jusqu’à ma cinquième année, puis dans son merveilleux oratoire privé de
Truro, où il fut évêque jusqu’après ma treizième année, et enfin dans
les belles chapelles archiépiscopales de Lambeth et d’Addington, après
son élévation au siège de Cantorbéry; ces offices, dont les moindres
détails avaient été soigneusement réglés par mon père lui-même, se
trouvaient observés avec une rigueur et une révérence liturgiques
incomparables, et conservent encore dans mon cœur un étrange parfum qui
jamais, sans doute, ne s’en effacera.

D’autres voies par lesquelles s’est imposée à moi l’influence religieuse
de mon père étaient les suivantes:

Le dimanche après-midi, à la campagne, nous nous promenions avec lui,
lentement et posément, pendant environ une heure et demie, et au cours
de ces promenades l’un de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut
des passages d’un livre religieux. Ces livres, en vérité, ne me semblent
pas avoir été très bien choisis pour l’instruction spirituelle de jeunes
garçons. Souvent, par exemple, mon père nous faisait lire les poèmes de
George Herbert[1]; et ces méditations d’un ordre tout spécial, subtiles
et pédantesques, me procuraient par instants un frisson soudain de
plaisir, mais bien plus communément encore elles me causaient une espèce
d’impatience mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage que nous
lisions était une interminable vie de saint, ou bien un volume
d’histoire de l’Église, ou encore un certain livre du doyen Stanley sur
la Terre Sainte. Une fois seulement je me rappelle avec un véritable
plaisir de quelle façon mon père m’a fasciné pendant une demi-heure, en
nous lisant tout haut, pendant que nous marchions, le récit du martyre
de sainte Perpétue. Cela se passait dans mon enfance, vers 1880; et je
me rappelle aussi le sentiment de respect un peu effrayé avec lequel je
ne tardai pas à découvrir que notre père nous traduisait tout haut et
d’improviste, dans une langue anglaise irréprochable, le texte latin des
_Acta Martyrum_.

  [1] Poète anglais du dix-septième siècle.

A l’issue de ces promenades du dimanche, et quelquefois aussi les jours
de semaine après le déjeuner du matin, nous nous rendions dans le
cabinet de mon père, pour lire avec lui la Bible ou le Nouveau
Testament. Il m’est difficile de décrire ces leçons. La plupart du
temps, mon père se livrait à un commentaire continu et très brillant,
mais souvent bien au-dessus de ma capacité de comprendre. Par
intervalles, il s’arrêtait pour nous poser des questions, et témoignait
d’un grand plaisir lorsque nous avions répondu proprement; de même
encore il était ravi lorsque nous lui posions à notre tour des questions
raisonnables; mais au contraire son visage exprimait un désappointement
très pénible pour nous lorsque nous lui paraissions inattentifs, ou bien
inintelligents. Tout cela était infiniment stimulant pour l’esprit, non
point d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant: mais je crois
bien aujourd’hui que le défaut principal de ces leçons consistait dans
la prédominance du raisonnement sur l’émotion et sur tout l’élément
«spirituel». Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces leçons nous
aient rendu plus facile d’aimer Dieu. Elles étaient souvent
intéressantes, et quelquefois même absorbantes; mais, avec toute ma
révérence pour la mémoire de mon père, je ne puis pas dire qu’elles
aient développé en moi le côté «divin» de la religion. Pour mon père
lui-même, avec la grande spiritualité qu’il avait en soi, naturellement,
il suffisait que son âme trouvât une activité agréable dans la sphère
didactique et intellectuelle; mais, pour moi, il résultait de là une
tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme constituait le fond
même de la religion.

En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement, l’attitude de mon
père n’était point sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un très
grand sentiment du devoir d’obéissance; et j’ai l’idée que ce sentiment,
poussé à l’excès dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en un
certain degré, à mes propres yeux, les différentes valeurs morales du
péché effectif. Il y avait bien deux ou trois péchés qui
m’apparaissaient comme les formes suprêmes du mal: des péchés tels que
le mensonge, le vol, et la cruauté. Mais au delà de ces actions
éminemment mauvaises, presque tous les autres péchés me faisaient
l’effet de s’équivaloir. Grimper par-dessus les fils de fer qui
bordaient la grande allée, à Truro, en mettant mes pieds ailleurs que
dans les endroits où lesdits fils de fer traversaient les poteaux de
bois,--mon père m’ayant ordonné de faire toujours ainsi pour éviter de
forcer ou de briser les fils,--cela me semblait absolument aussi
coupable que de m’irriter, de bouder, ou même de commettre des actes de
véritable bassesse. De telle sorte que mon appréciation de la moralité
des actions humaines se trouvait quelque peu brouillée, ou même
étouffée, par la faute de cette éducation trop dominée par le principe
de l’obéissance: l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir,
nous étant reprochés par notre père avec autant de sévérité que s’il se
fût agi d’une faute morale délibérée. Plus tard, pendant mon séjour à
Eton, je fus un jour accusé de cruauté grave à l’égard d’un autre élève,
et peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette occasion. Or, il se
trouvait que j’étais innocent, et, de fait, une très longue et
minutieuse enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma pleine
justification: mais en attendant, lorsque la nouvelle de l’accusation
parvint à mon père, pendant que j’étais chez lui pour les vacances, je
me sentis presque paralysé d’esprit par la terrible atmosphère de
l’indignation paternelle, si bien que je ne pus même pas essayer de me
défendre, si ce n’est par des larmes et par un désespoir silencieux. Et
cependant, en même temps, j’avais conscience d’un vague soulagement,
résultant pour moi de la certitude que, si même j’avais été coupable,
mon père ne m’aurait pas montré plus de colère qu’il avait coutume de
m’en montrer, par exemple, quand je lançais des pierres sur les poissons
dorés de la pièce d’eau, ou bien quand je jouais avec mes doigts durant
les prières.

Telle a été, très brièvement résumée, l’influence de mon père sur ma vie
religieuse. Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait rendu facile
d’aimer Dieu; mais incontestablement il a établi dans mon esprit la
notion à jamais indéracinable d’un gouvernement moral de l’univers,
d’une puissance sans limites située derrière les phénomènes, et de
l’austère et solennelle dignité avec laquelle cette puissance morale se
déployait. Mon père lui-même était, avec cela, infiniment tendre de cœur
et affectueux, désireux de mon bien avec une véritable passion, et puis
aussi, au fond,--mais malheureusement à mon insu,--pénétré d’un touchant
désir d’obtenir mon amour et ma confiance: mais sa sollicitude même à
mon endroit obscurcissait en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt
me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci beaucoup plus que sa
lumière. J’ajouterai qu’il me dominait complètement par la grande force
de caractère qui était en lui, et que sa mort a produit sur moi une
impression toute pareille à celle que me définissait un autre homme, en
me disant que, à la mort de son père, il lui avait semblé que le toit du
monde venait soudain d’être enlevé.


III

Dans l’école privée de Clevedon, où je fus d’abord placé, nous avions
des offices religieux d’un ordre plus «ritualiste» que ceux auxquels
j’avais été habitué chez mon père. L’école possédait une chapelle sombre
et d’atmosphère mystique; les pasteurs revêtaient des étoles de couleur,
et maints offices se faisaient en chant grégorien. Mais je n’ai pas le
moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression de surprise en
constatant la différence de l’enseignement religieux donné dans cette
école avec celui que l’on m’avait appris à la maison; simplement, je me
sentais un peu intéressé et alarmé tout ensemble devant les menues
différences du rituel; et je me rappelle que l’espèce de plain-chant que
nous étions forcés d’employer ne laissait pas de me produire un effet
déprimant.

A l’école d’Eton, ensuite, je me retrouvai tout à fait dans l’atmosphère
religieuse qui m’était familière, avec une grande solennité extérieure,
de beaux chants anglais, et une extrême imprécision de dogme. Selon
toute apparence, c’était là que j’aurais dû recevoir une profonde
impression religieuse. Mais, en fait, je n’en reçus aucune, non plus
d’ailleurs que les autres jeunes garçons de ma connaissance. Ma
confirmation eut à être reculée pendant deux ans, en raison de
l’indifférence que l’on me soupçonnait d’avoir à l’égard de cette
cérémonie, et que j’avais pour elle en réalité. Le fait est que je
considérais cette confirmation comme une simple formalité extérieure,
sanctionnant une espèce de maturité spirituelle; si bien que je fus fort
étonné lorsque, m’étant enfin décidé à interroger mon père sur la date
où aurait lieu ma confirmation,--puisque la plupart de mes amis avaient
déjà depuis longtemps obtenu la leur,--je m’entendis répondre que
j’aurais dû, moi aussi, être confirmé depuis un an ou deux, mais que
l’on avait ajourné la chose parce que je n’avais point paru la désirer.
Mon père ajouta que, puisque j’avais pris moi-même l’initiative de le
questionner à ce sujet, il m’autorisait à recevoir la confirmation.
Cette réponse éveilla en moi un léger sentiment de protestation: car je
m’étais si complètement accoutumé à me laisser diriger par mon père en
matière de religion que jamais l’idée ne m’était venue de la
possibilité, pour moi, de prendre une initiative quelconque en cette
matière.

Mais la confirmation elle-même, et accompagnée de très tendres
entretiens avec mon père, n’apporta aucune différence dans mes
sentiments religieux. Pour me préparer à la cérémonie, je m’adressai à
un «tuteur» professionnel, qui me prit en particulier une demi-douzaine
de fois, et me parla surtout de morale, en me recommandant l’énergie
intérieure. Je ne me souviens pas qu’il m’ait rien dit sur le dogme: ce
genre de chose était, sans doute, considéré comme établi d’avance.
Cependant, mon tuteur me suggéra l’idée d’une sorte de confession
rudimentaire, mais naturellement sans qu’il s’agît d’absolution, car je
ne crois pas que j’aie jamais, même à ce moment, réfléchi à la
possibilité d’une pareille sanction. Aussi bien ne voulus-je même pas
admettre ce projet d’une confession de mes péchés, en déclarant que je
n’avais rien que je souhaitasse révéler. Enfin mon tuteur me donna la
_Religion Personnelle_ de Goulburn, un gros livre épais et mortellement
ennuyeux. J’ai retrouvé le volume, il y a quelques années, et j’ai
constaté que les pages n’en étaient pas coupées. En vérité, toute
l’affaire de ma confirmation a eu pour moi si peu d’importance que je ne
parviens même pas à me rappeler le nom de l’évêque qui s’est trouvé
chargé de me confirmer. Le seul incident qui se rattache à ma
confirmation, dans ma mémoire, est une consultation que j’ai eue, ce
jour-là, avec trois amis, touchant la question de savoir s’il serait
convenable de jouer au tennis dans l’après-midi du jour de la fête, ou
bien s’il serait décidément plus convenable de passer la journée entière
dans une inaction respectueuse. Nous n’étions, certes, aucunement
hypocrites, ni non plus méprisants: nous désirions sincèrement faire ce
qui seyait, dans l’espèce; et nous nous demandions simplement si notre
partie de tennis pouvait ou non se concilier avec les convenances les
plus irréprochables. En fin de compte, nous décidâmes que la chose était
possible, et nous jouâmes notre partie, tout au plus avec un air
légèrement réservé. Ma mère, de son côté, me donna ce jour-là une petite
croix de Malte en argent, où elle avait fait graver la date de ma
confirmation, le 26 mars 1887. Je portai cette croix attachée à ma
chaîne de montre pendant quelque temps,--car dans notre école d’Eton, à
ce moment, il n’y avait pas plus d’opposition à la religion que
d’enthousiasme pour elle,--mais je ne tardai pas à la perdre, sans que
cette perte me laissât trop de regret.

Le jour de ma communion, lui, m’a produit un peu plus d’effet. Tout ce
que je voyais autour de moi m’apparaissait inaccoutumé et mystérieux:
car une fois seulement, auparavant, j’avais eu l’occasion d’assister à
un office de communion. J’eus même vaguement l’idée d’être entré depuis
lors dans un lien plus étroit avec le divin Maître; et, bien que je me
sentisse un peu ennuyé à la pensée que, désormais, j’aurais à me mieux
conduire dans la vie, je me rappelle que, très sincèrement, je me promis
de le faire.

Il y a encore deux autres incidents que je me rappelle comme s’étant
rattachés, durant cette période, à mes sentiments religieux. Le premier
a été la découverte que j’ai faite, dans une chambre inoccupée, au
palais épiscopal de Lambeth, d’un exemplaire des _Prières_ du docteur
Ken, écrites à l’usage des écoliers de Winchester. Ce volume, je ne sais
trop pourquoi, réussit à séduire ma fantaisie; et je me rappelle
également que mon père inscrivit avec grand plaisir son nom et le mien
sur le livre, lorsque je lui demandai si je pouvais le prendre pour moi.
Je fis emploi assidûment, pendant quelques mois, des prières de Ken, qui
m’avaient plu par leur langue, sans doute, ainsi que par une certaine
allure à la fois élégante et solennelle. Puis je cessai tout à fait de
prier; et je me contentai d’aller à la communion aussi souvent que
c’était nécessaire pour les convenances du dehors,--mais chaque fois, je
crois bien, avec les mêmes intentions de me rendre digne de la faveur
divine.

Le second incident m’arriva à Eton, malgré tout ce qu’il avait d’anormal
dans cette maison. Le fils d’un haut dignitaire de l’Église évangélique
avait traversé une espèce de crise religieuse, chez lui, pendant ses
vacances; et, de retour au collège, il s’était mis, avec un beau zèle, à
vouloir convertir ses camarades. Je me trouvai être l’un d’eux, et ce
garçon finit par obtenir de moi, ainsi que de l’un de mes amis, notre
assistance régulière à des séances de lecture de la Bible, accompagnée
de prières, qui avaient lieu dans sa chambre. Quatre autres élèves se
trouvèrent assemblés avec nous; et nous nous tenions assis dans un état
d’inquiétude vague, échangeant de furtifs coups d’œil pendant que notre
apôtre nous exposait sa doctrine. Au moindre bruit de pas dans le
corridor, les Bibles disparaissaient comme dans les tours de
passe-passe; et je me souviens que ces séances se terminèrent à jamais
dès la seconde fois, arrêtées par une soudaine et irrépressible
explosion de rire de la part de mon ami le plus intime. Le pauvre garçon
s’agitait sur sa chaise, le visage écarlate, avec des larmes ruisselant
sur ses joues et des éclats de rire lui échappant par bouffées
successives, tandis que le reste de l’assistance se tournait
alternativement vers lui et vers notre instructeur. Je crois, du reste,
que toute cette affaire aurait pu devenir extrêmement malsaine pour nous
si elle nous avait affectés le moins du monde; mais, fort heureusement,
elle n’y réussit pas, et nous sortîmes de la seconde séance avec
l’opinion toujours bien arrêtée qu’un zèle religieux comme celui-là
était plutôt «commun», et sans la moindre valeur.

Notre évangéliste, cependant, ne se laissa point décourager; et sa
tentative suivante fut même beaucoup plus sérieuse. Il s’arrangea, je ne
sais comment, pour décider un ancien élève à venir à Eton et à y faire
un grand discours, en présence de l’un des principaux maîtres de la
maison, ce qui ne laisse pas d’être bien surprenant. J’assistai
naturellement à la scène, qui fut terrible. L’ancien élève nous débita
une harangue pathétique, consacrée surtout à confesser ouvertement le
grand péché qu’avait été, naguère, sa propre manière de vivre au
collège. Je ne crois pas avoir jamais vu des jeunes gens plus
sincèrement remplis d’horreur, non point, il est vrai, à cause de la
substance d’un tel récit, mais à cause de tout ce qu’il y avait de
scandaleusement «inélégant» à y faire allusion en public.

Cette même attitude d’indifférence s’est encore manifestée de bien
d’autres façons. Les offices de la chapelle, à Eton, comptaient vraiment
pour très peu de chose, au point de vue religieux: c’étaient plutôt des
solennités artistiques, rendant à Dieu un hommage équivalent à celui que
constituaient, vis-à-vis de la reine Victoria, nos acclamations unanimes
lorsqu’elle venait nous voir, ou bien lorsque nous-mêmes, parfois,
étions conduits au château pour lui être présentés. Chacun pouvait à son
gré, personnellement, ressentir ou non un profond enthousiasme:
l’essentiel était seulement que tout le monde témoignât au dehors d’une
déférence convenable. Quelquefois, cependant, l’un ou l’autre des
professeurs ecclésiastiques du collège tentait bravement, dans un
sermon, de faire un appel direct à la conscience de ses auditeurs, en
particulier sur le sujet de la pureté. Mais le fait est que ces
auditeurs, en somme, avant comme après cette prédication, n’avaient sur
ce sujet aucun principe qui leur fût commun. Un élève pouvait être
incroyablement corrompu, au point de vue de la pureté, ou bien au
contraire scrupuleusement soucieux d’une pureté absolue, sans que cela
lui aliénât ou lui valût le moins du monde les égards de ses camarades;
le code moral de notre collège, du moins en ce temps-là, regardait ces
questions comme étant simple affaire de goûts individuels. Il y avait
certaines choses qui nous étaient positivement défendues: nous ne
devions pas être sales, ni lâches, ni dénonciateurs, ni voleurs; mais
quant à la pureté, en particulier, chacun était libre de choisir sa
manière d’être, sans le moindre risque de passer pour un misérable si
l’on adoptait l’un des partis, ou d’être accusé de pruderie si l’on
préférait l’autre. Et aussi ces appels du haut de la chaire, qui le plus
souvent nous étaient faits avec beaucoup de sincérité et d’ardeur, nous
apparaissaient-ils surtout légèrement ridicules. Les autorités du
collège avaient leur opinion sur la matière; nous savions cela,
naturellement, mais n’en continuions pas moins à avoir, de notre côté,
une opinion différente. C’est dire que nulle impression ne nous vint
jamais de ces fervents discours, et que même jamais ceux-ci n’obtinrent
de nous l’honneur d’un commentaire, sauf peut-être pour l’un de nous à
observer, parfois, que «l’excellent A... avait paru bien excité», ce
jour-là. En un mot, une chaleur aussi évidente à nous parler d’un sujet
sur lequel chacun de nous avait depuis longtemps son siège fait, dans un
sens ou dans l’autre, c’était encore là une de ces choses «inélégantes»
dont la crainte et la détestation formaient la plus grosse partie de
notre morale scolaire.

Il y avait là, incontestablement, une lacune des plus graves, ou plutôt
un véritable mal; et j’estime que la principale cause du mal était, de
la part de nos maîtres, l’absence de toute action individuelle sur nos
âmes. Je crois savoir que des efforts ont été faits récemment pour
remédier à cela en une certaine mesure; mais je suis convaincu que
l’unique remède efficace se trouve, en fait, foncièrement impraticable
dans une atmosphère religieuse comme celle de ces grands collèges
anglais. Aussi longtemps que ces collèges protestants n’auront pas
trouvé le moyen d’introduire chez eux quelque chose d’analogue au
système employé dans les écoles catholiques pour l’encouragement de la
dévotion privée, quelque chose d’équivalent à des confessions
régulières, et accompagnées d’un enseignement religieux qui fasse sentir
aux collégiens les avantages qui résultent de cette pratique; aussi
longtemps que tout cela ne sera pas devenu possible dans les écoles
susdites, je ne vois pas comment les formalités publiques de la religion
pourront y être rien de plus que de simples formalités. Seule, la
sauvegarde individuelle du confessionnal catholique aurait de quoi, en
réalité, constituer le remède rêvé; et il va sans dire que cette
sauvegarde se trouve, dans l’espèce, tout à fait impossible à utiliser.
Il n’y a pas jusqu’à un système de confession purement volontaire, comme
celui que pratiquaient autrefois certaines écoles anglicanes, qui, tout
en valant beaucoup mieux que rien, n’entraîne à sa suite des
inconvénients inévitables.


IV

Ce fut après avoir quitté le collège d’Eton, et avant d’entrer à
l’université de Cambridge, que je ressentis pour la première fois une
émotion d’ordre religieux. J’étais venu passer une année à Londres, et
d’abord, pendant quelques semaines, je m’étais senti vaguement intéressé
par la théosophie; puis, tout d’un coup, je devins entièrement absorbé
et fasciné par la beauté musicale et par toute la solennité de la vie
religieuse de la cathédrale de Saint-Paul. La célébration des grands
offices à Saint-Paul est vraiment, comme l’on m’a assuré que le disait
Gounod, l’une des manifestations religieuses les plus saisissantes de
l’Europe. Sous leur influence, je commençai à aller à la communion
toutes les semaines, comme aussi à suivre tous les autres offices que je
pouvais,--parfois debout à l’orgue, observant avec bonheur les mystères
des jeux et des pédales, ou parfois assis en bas, dans les stalles. Je
n’appréciais pas du tout les sermons, encore que ceux du chanoine Liddon
me fissent vaguement un certain effet. Au fond, la musique seule
m’attirait; et ce fut par cette ouverture que je commençai à entrevoir
des lueurs du monde spirituel. Mais je dois reconnaître que mon sens de
l’adoration religieuse fut aussi développé et dirigé, vers ce même
temps, par l’admiration passionnée que m’avait inspirée le roman
historique et mystique de M. Shorthouse, _John Inglesant_[2]. J’avais lu
et relu ce livre à d’innombrables reprises, sans me dissimuler
d’ailleurs ses tendances au panthéisme. Maintenant encore, j’en sais des
passages par cœur, en particulier ceux qui traitent de la personne du
Christ. J’avais l’impression d’avoir enfin découvert le secret de ces
cérémonies religieuses dont j’avais toujours pris ma part, jusque-là,
avec une indifférence banale. J’ajouterai qu’une ou deux amitiés très
chaudes, que j’avais contractées pendant ce séjour à Londres, m’aidaient
encore à marcher dans la même voie.

  [2] C’était un roman historique, à la fois, et religieux, dont le
    succès avait été énorme auprès du public anglais. L’auteur y
    racontait l’histoire d’un jeune homme qui, tout en restant fidèle à
    son anglicanisme, avait transporté dans celui-ci une foule
    d’aspirations et de pratiques catholiques. On pourra lire,
    d’ailleurs, une longue analyse de _John Inglesant_ dans la première
    série de mes _Écrivains étrangers_. (T. W.)


V

A Cambridge, ensuite, toutes ces impressions religieuses m’abandonnèrent
une fois de plus, à l’exception d’une curiosité assez vive, mais aussi
passagère que soudaine, qui m’avait attiré vers la doctrine de
Swedenborg. Cette petite crise passée, je perdis de nouveau tout intérêt
pour les choses religieuses. Mes prières même furent abandonnées, sauf
pendant un moment, après que mon père m’eut fait cadeau d’une belle
édition des _Preces Privatæ_ de l’évêque Andrews, en grec et en latin.
Pareillement, j’avais renoncé à la communion; et l’unique fil qui me
rattachât encore un peu au surnaturel était, une fois de plus, la
musique. M’abstenant presque toujours des offices de la chapelle de mon
collège, j’allais souvent, d’autre part, écouter l’office du soir au
Collège du Roi, très différent de ceux de la cathédrale de Saint-Paul,
mais qui, lui aussi, m’apparaissait dans son genre d’une beauté
incomparable. Une demi-douzaine de fois même, en compagnie d’un de mes
anciens camarades d’Eton fraîchement converti, j’assistai à la
grand’messe du dimanche dans cette église catholique de Cambridge où,
plus tard, je devais officier en qualité de vicaire; mais je me souviens
que ce spectacle ne me produisit aucune impression, sauf peut-être un
mélange confus de mépris et de frayeur. Chose curieuse: je me rappelle,
au contraire, très nettement la sensation agréable de surprise que
j’éprouvai lorsque, à l’_Asperges_, un jour, une goutte d’eau bénite
m’arrosa le visage. Mon ami m’avait prêté un _Jardin de l’âme_, que je
ne lui ai jamais rendu. Douze ans plus tard, devenu moi-même catholique,
je lui ai écrit pour lui rappeler ce prêt, en ajoutant que, maintenant,
ce livre m’appartenait plus que jamais.

Le peu de religion que j’avais à ce moment, cela va sans dire, relevait
tout entier de l’ordre artistique. Ma religion n’exerçait pas la moindre
influence sur mes actes, mais avait pour moi l’utilité de me maintenir
en contact, bien superficiellement d’ailleurs, avec des choses qui
n’étaient pas tout à fait de ce monde.

Mon attitude à l’égard de la religion me semble aujourd’hui très
heureusement définie et mise en lumière par une petite aventure qui
m’arriva en Suisse, vers ce même temps:

Un de mes frères et moi, nous avions décidé de gravir le Pizpalù, l’un
des pics de la chaîne de la Bernina, dans l’Engadine; et au moment où
nous atteignions le sommet du pic, après une très pénible ascension qui
avait duré toute la nuit, voici que, soudain, je me sentis défaillir!
Mon frère me fit avaler de l’eau-de-vie, mais qui échoua complètement à
me restaurer; et pendant deux heures environ l’on dut me porter, le long
de l’arête de la montagne, dans un état d’inconscience apparente. Le
fait est que mon frère, pendant la plus grande partie de ce temps, me
crut mort, ou du moins hors d’état de me réveiller de ma torpeur. Or,
bien que je parusse inconscient, et que même je l’eusse été vraiment
pendant quelques instants, au fond je sentais fort bien que j’étais en
train de mourir. J’avais même commencé à me demander quel serait le
premier phénomène du monde surnaturel qui allait se révéler à moi, et je
m’imaginais,--sans doute sous l’influence de la suggestion produite sur
moi par les immenses pics neigeux que j’avais vus au moment de fermer
les yeux,--que ce phénomène initial serait une vision d’un grand trône
blanc. Et cependant pas une minute je n’ai eu conscience de la moindre
appréhension à la pensée de me présenter devant Dieu, ni non plus le
moindre désir de faire un acte de contrition pour les fautes de ma vie
passée. Ma religion, telle qu’elle était, avait un caractère si
personnel et si peu vital que, sans jamais douter de la vérité objective
de ce que l’on m’avait enseigné, je n’éprouvais ni aucune crainte de
Dieu ni aucun amour pour lui; je ne me sentais aucune responsabilité
devant lui, et la perspective de le voir ne me causait pas la moindre
émotion.

Et ceci, je crois bien, symbolisait toute mon attitude à l’égard de la
religion dans la vie ordinaire. Intellectuellement, j’acceptais le dogme
chrétien: mais je n’y apportais rien de ma volonté, et rien non plus de
mon émotion. Sauf pendant quelques minutes passagères d’une sorte
d’excitation superficielle, ma religion n’avait pas en soi l’ombre d’une
vitalité effective.

Aussi bien mon ami le plus intime, à ce moment, se trouvait-il être un
athée absolu,--le seul que j’aie jamais rencontré, je crois bien,--et je
n’éprouvais aucune impression d’un abîme inquiétant entre lui et moi. Un
autre de mes amis, comme je l’ai dit, était un nouveau catholique, tout
brûlant de zèle. Avec celui-là il m’arrivait parfois de discuter, mais
je ne crois pas qu’il me soit jamais venu à l’esprit de concevoir ses
croyances comme n’étant pas manifestement absurdes, encore bien que
j’aie été extrêmement ennuyé, un jour, lorsque mon ami athée, que nous
avions pris comme arbitre, a déclaré que, si seulement l’on admettait le
christianisme, la forme catholique était la seule manière possible
d’interpréter cette religion. Le plus souvent, mon indifférence
religieuse était complète. Je passais alors une bonne partie de mon
temps à étudier l’hypnotisme, où j’avais fini par acquérir une habileté
assez grande. J’ajouterai que, autant du moins que je puis me le
rappeler, aucune personne autorisée n’a tenté, durant cette période, le
plus léger effort pour m’entretenir de questions religieuses.


VI

Et alors,--aujourd’hui encore je ne parviens pas à comprendre
pourquoi,--je me suis décidé à devenir pasteur. Il se pourrait que la
mort d’une de mes sœurs, vers ce temps, eût un peu contribué à ma
décision. Mais pour le reste, je suppose que mes motifs dérivaient
surtout de ce fait, qu’une vie cléricale me semblait m’offrir la «ligne
de moindre résistance». Certes, je suis sûr que je n’étais pas de
caractère assez calculateur pour me dire que l’avantage que j’avais
d’être le fils de mon père me vaudrait des privilèges dans la carrière
ecclésiastique: car, en toute loyauté, je dois déclarer que ni les
traitements, ni les promotions ne me séduisaient à aucun degré. Mais
sans doute la perspective d’une vie passée dans un presbytère, et
l’absence chez moi de toute autre curiosité bien marquée concouraient à
me désigner la profession de mon père comme étant, au total, la solution
la plus simple des problèmes de mon avenir. Je savais, en outre, que ma
décision causerait à mon excellent père un énorme plaisir, et
j’appréciais son approbation par-dessus toutes choses. J’avais
d’ailleurs, de temps à autre, quelques bouffées romantiques en matière
spirituelle et, toujours aussi, je me figurais aimer passionnément la
personne de Notre-Seigneur, telle qu’elle m’avait été suggérée par _John
Inglesant_. Tout cela m’explique aujourd’hui, en une certaine mesure,
que très sincèrement j’aie résolu d’embrasser de tout mon cœur la
carrière cléricale, et de la poursuivre aussi dignement que possible.

Depuis le jour où je pris cette résolution, les choses changèrent un peu
pour moi. Je commençai à lire des livres de théologie, et à y porter un
réel intérêt, en particulier pour ce qui concernait le dogme et
l’histoire de l’Église. Mais il ne m’entrait pas dans la tête, un seul
instant, que l’Église d’Angleterre ne fût pas seule à représenter
l’institution originelle du Christ. Je n’étais aucunement disposé à
admettre, comme j’allais essayer de l’admettre plus tard, que notre
communion anglicane était l’Église «catholique» pour l’Angleterre,
tandis que la communion romaine constituait l’Église «catholique» du
continent. Je me souviens même d’avoir vivement reproché un jour, en
Suisse, des vues de ce genre à une dame anglicane qui, s’inspirant
d’elles, allait entendre la messe dans une chapelle catholique. Les
catholiques romains, à mon sens, étaient manifestement corrompus et
déchus; les ritualistes eux-mêmes m’apparaissaient teintés d’hérésie,
tandis que, d’autre part, les protestants des sectes extrêmes me
faisaient l’effet de personnages bruyants, extravagants, et vulgaires.
Une seule vie religieuse me semblait possible: celle d’un tranquille
pasteur de campagne, avec un beau jardin, une maîtrise bien assouplie,
et une existence ordonnée de célibataire,--car je dois ajouter que le
mariage, alors comme toujours, me faisait l’effet d’un état inconcevable
pour un prêtre chrétien.


VII

Je me préparai pendant dix-huit mois à recevoir les ordres. Le maître
qui me dirigeait dans cette préparation était le doyen Vaughan, de
Llandaff, homme tout à fait exceptionnel, unique en son genre; et c’est
sans doute à cause du charme extraordinaire de sa personne, comme aussi
de sa haute spiritualité, que mon père avait décidé de me confier à lui,
malgré la divergence de ses vues et de celles du doyen. Je crois bien
que, à maints égards, le doyen Vaughan était le prédicateur le plus
remarquable que j’aie jamais entendu. Il écrivait ses sermons avec un
soin infini, les élaborait mot par mot, toujours prêt à détruire le
manuscrit entier pour le recommencer à nouveau d’un bout à l’autre, s’il
se trouvait interrompu pendant sa rédaction; après quoi il prononçait le
sermon exactement tel qu’il l’avait mis sur son papier, presque sans
aucun geste, sauf de légers et rapides coups d’œil sur l’auditoire et
quelques timides mouvements de tête. Sa langue anglaise était absolument
parfaite, n’ayant d’égales, me semble-t-il, que celles de Ruskin et de
Newman. Sa voix était souple et polie et pénétrante comme la lame d’une
épée; mais, bien haut encore par-dessus tout cela, il possédait une
sorte de magnétisme personnel qui affectait tout auditeur un peu raffiné
de la même manière qu’un chant musical. Ses croyances étaient très
nettement celles de la secte évangélique. Je garde encore quelque part
un ou deux cahiers de notes prises par moi, sous son influence, touchant
les sacrements du baptême et de la Cène, et qui déniaient expressément à
ces deux «rites» toute valeur sacramentelle. Et pourtant la foi du doyen
Vaughan était d’une force si rayonnante, et si intense son amour pour la
personne de Notre-Seigneur, que ses élèves, quels qu’ils fussent,
n’avaient nullement conscience de ce qui pouvait manquer à son
enseignement pour se conformer à leurs propres vues. Aussi longtemps que
nous étions sous son charme, c’était comme si nous eussions eu
l’impression que rien d’autre ne pouvait être nécessaire que l’amour de
Dieu, tel que nous le voyions au cœur de notre maître.

La femme de celui-ci, sœur du doyen Stanley, était, elle aussi, une
personne remarquable, et d’une grande influence sur les élèves de son
mari. Cette étrange vieille dame, qui ressemblait par le visage à la
reine Victoria, était sûrement l’une des femmes les plus intelligentes
de sa génération. Pleine d’esprit, elle causait et écrivait avec un
éclat merveilleux; et c’était un réel plaisir de se trouver en sa
compagnie. Lorsque trois ou quatre d’entre nous étions invités à dîner
chez le doyen, nous avions coutume de comparer nos billets d’invitation,
pour nous régaler du spectacle de l’étonnante variété des expressions de
Mme Vaughan. Le fait est que chacun des billets était entièrement
différent des autres, mais tous avec la même vie et le même attrait. Je
me rappelle encore l’amusement discret du doyen lorsqu’il découvrit que,
pendant une grave maladie qu’il avait traversée, sa femme, désespérant
de sa guérison, avait loué une maison où elle comptait se retirer dès le
début de son veuvage. Il nous raconta tous les détails de la chose en
présence de sa femme, pendant que celle-ci faisait de vagues gestes ou
grimaces de protestation.

--Non, ma chère amie,--lui dit enfin le doyen, avec des yeux qui
brillaient comme des étoiles,--vous voyez que, tout de même, je ne suis
pas encore mort; et je crains bien que vous ne puissiez pas entrer dans
votre nouvelle maison pour le moment!

Nous menions à Llandaff une vie très innocente, lisant chaque matin le
Nouveau Testament en grec avec le doyen, composant toutes les semaines
un sermon qu’il nous corrigeait, jouant beaucoup au football, et
assistant tous les jours à un office dans la cathédrale. L’un des jours
les plus orgueilleux de toute mon existence fut celui où j’eus l’honneur
d’être choisi par un club pour faire partie du petit groupe de ses
membres qui allaient engager le défi annuel contre les joueurs de
football de Cardiff. Mais je dois ajouter que, pendant ce séjour à
Llandaff, et malgré le vigoureux évangélisme du doyen, je commençai à
ressentir les premiers éléments d’une aspiration religieuse plus
«catholique»; ce fut alors que, pour la première fois de ma vie,
notamment, je commençai à préférer recevoir la communion avant tout
repas. Cela me venait en partie de l’influence d’un «ritualiste» très
pieux, avec qui je m’étais lié d’une étroite amitié; _John Inglesant_,
aussi, avait repris un peu de son ancien pouvoir sur moi; et je fis même
alors un ou deux voyages aux environs de Llandaff pour chercher une
maison où je pourrais fonder une institution ressemblant à celle du
Little Gidding de Nicolas Ferrar[3], avec cette seule différence
essentielle que les femmes seraient strictement exclues de la maison
nouvelle. Les habitants de celle-ci auraient à vivre dans une retraite
profonde, une espèce de solitude érudite et poétique: mais je ne me
souviens pas que le renoncement à soi-même, sous aucune forme, dût jouer
un rôle dans l’institution projetée. Du moins l’intention première de
celle-ci était-elle excellente: car l’objet principal de la vie que je
rêvais d’organiser, dans mon Little Gidding, était d’accroître l’union
de nos âmes avec la personne de Notre-Seigneur.

  [3] Communauté anglicane du début du dix-septième siècle, décrite par
    SHORTHOUSE, dans son _John Inglesant_.


VIII

Je fus ordonné diacre en 1894, après une très étrange retraite d’une
solitude absolue, où, pendant une semaine environ, tout sentiment
religieux m’abandonna de nouveau. Cette retraite eut lieu près de
Lincoln, l’endroit où, longtemps auparavant, s’était écoulée mon
enfance. J’avais loué deux chambres dans la loge du portier d’un vieux
parc, à quatre ou cinq milles en dehors de la ville, et aussitôt j’avais
arrangé mes journées d’une manière qui me paraissait très sage, avec des
heures régulières pour l’oraison et la méditation, pour la récitation
des Petites Heures en anglais, et pour les exercices corporels. C’était
là, je le vois bien à présent, une tentative absolument folle. Je me
trouvais dans un état d’excitation très intense à la perspective de ma
prochaine entrée dans les ordres; et je ne savais absolument rien,
jusque-là, du contenu de mon âme, ni des dangers de l’examen de
conscience, sans compter mon ignorance complète de la science difficile
de la prière. De telle sorte que le résultat de ma retraite fut une
angoisse mentale si affreuse que, même encore aujourd’hui, je ne puis me
la rappeler sans un frisson douloureux. Après un jour ou deux d’entière
solitude, il me sembla qu’il n’existait aucune vérité religieuse, que
Jésus-Christ n’était pas Dieu, que toute notre vie humaine n’était rien
qu’une farce vide de sens, et que j’étais moi-même, sinon le pire des
pécheurs, en tout cas le plus monumental des sots. Je me souviens, en
particulier, de la torture ressentie pendant le premier dimanche de
l’Avent. Dès l’aube, je m’étais mis en route vers Lincoln, à pied, et
sans avoir déjeuné. A la cathédrale, je communiai, et puis me fis un
devoir d’assister à tous les offices de la journée, assis dans un coin
de la grande nef poussiéreuse, avec toutes les souffrances d’une âme
dans l’enfer. Il m’est toujours impossible de lire la magnifique
collecte du dimanche de l’Avent dans le _Livre des prières communes_, de
réentendre dans mes oreilles les phrases sonores touchant les «œuvres de
ténèbres» et l’«armure de lumière», ou bien encore l’hymne puissamment
rythmé: _Voyez, Notre Souverain arrive, descendant parmi des nuées!_
sans qu’un écho de l’horreur de ce jour-là reparaisse en moi.

Je dois dire, cependant, que les choses s’améliorèrent un peu vers la
fin de ma retraite. Une espèce de lueur confuse de foi m’était revenue,
et lorsqu’enfin je m’en retournai à Addington, pour y être ordonné
diacre, tout au plus me sentais-je encore fortement secoué, et, pour
ainsi dire, plongé encore dans un état d’hystérie spirituelle.

L’ordination elle-même eut pour effet de me distraire profitablement. Ce
fut mon père qui y présida, dans l’église paroissiale de Croydon; et le
chanoine Mason, président du collège Pembroke à Cambridge, prêcha un
sermon tout à fait réchauffant. J’ai gardé le souvenir d’une phrase
particulièrement subtile et spirituelle de ce sermon; le chanoine
parlait des divisions doctrinales dans l’Église d’Angleterre; et,
tâchant à nous rassurer sur ce point, il avait imaginé de combiner les
dissensions géographiques et dogmatiques dans une même période d’un
relief saisissant. «Malgré toutes nos divisions, disait-il, nous n’en
restons pas moins unis dans la vérité objective. C’est une forme unique
de paroles religieuses qui est prononcée aujourd’hui dans tous les
diocèses, de Carlisle à Cantorbéry, de Lincoln à Liverpool.»

A la Noël suivante, j’assistai mon père pour administrer la communion
dans l’église d’Addington, et puis, de là, je m’en allai tout de suite
prendre mon service dans l’est de Londres, où je faisais partie de la
mission organisée par les anciens élèves d’Eton. C’est là que, pour la
première fois, des vues de la Haute Église anglicane commencèrent à
prendre peu à peu possession de moi. La chose se produisit dans les
circonstances suivantes:

Un mois après mon ordination j’avais été invité à une retraite que
présidait l’un des Pères de la Société de pasteurs fondée par Cowley. Je
m’y rendis en haut collet et en cravate blanche; et, sur-le-champ,
j’éprouvai là une impression des plus fortes. Pour la première fois la
doctrine chrétienne, telle que la prêchait le Père Mathurin, se révélait
à moi comme un système ordonné. Je voyais à présent de quelle manière
les choses se rattachaient l’une à l’autre, de quelle manière
l’Incarnation avait pour conséquences inévitables les sacrements, et
comment la grâce de Dieu s’adressait tout ensemble au corps et à l’âme.
Le prédicateur était d’une éloquence extraordinaire. Pendant un sermon
de plusieurs heures, c’était comme s’il eût pris dans ses mains mes
fragments de pensées, mes vagues éclairs d’émotion spirituelle, mes
démarches tâtonnantes dans le demi-jour, et comme s’il m’eût montré tout
cela illuminé et transfiguré, introduit dans un immense organisme
religieux dont je n’avais pas même soupçonné l’existence. J’ajoute qu’il
toucha mon cœur aussi, et non moins profondément que mon esprit, en me
révélant les sources et les ressorts de ma nature intime sous un jour
complètement nouveau. Il nous recommandait, notamment, la confession, en
nous montrant sa place dans l’économie divine: mais sur ce point-là,
naturellement, j’opposai à ses paroles une résistance énergique. La
retraite n’était pas d’un ordre strict, et je pus causer librement,
l’après-midi, avec deux amis, ce qui m’offrit l’occasion de tâcher à me
persuader moi-même de l’erreur de l’éloquent sermonnaire au sujet de la
confession, celle-ci n’étant, pour moi, qu’un remède tout à fait
occasionnel à l’usage de ceux qui en éprouvaient expressément le désir.
Mais les paroles que je venais d’entendre n’en avaient pas moins
accompli leur œuvre en moi, encore que je ne m’en rendisse aucun compte
sur le moment. Tout au plus avais-je emporté explicitement de cette
retraite un profond désir de m’approprier la religion que je venais
d’entendre prêcher. Et cela même m’était rendu malaisé par de sérieux
obstacles.

La paroisse où mon père m’avait envoyé avait un caractère éminemment
moyen. La confession y était nettement déconseillée, et l’on n’y
célébrait la communion que le dimanche et le jeudi. Nous avions une très
belle chapelle, construite par Bodley sur le type de la Haute Église,
avec des inscriptions latines absolument incompréhensibles pour nos
paroissiens. Le curé précédent, qui maintenant était devenu évêque du
Zoulouland, et qui appartenait catégoriquement à la Haute Église, avait
été remplacé depuis peu par un ancien chapelain de mon père, le révérend
Donaldson, aujourd’hui archevêque de Brisbane, dont les opinions se
rapprochaient beaucoup plus de la nuance évangélique. M. Donaldson était
un homme d’œuvres de premier ordre: des clubs d’adultes commençaient à
s’organiser, et toute espèce d’autres occupations pratiques absorbaient
notre temps, réunions antialcooliques, jeux d’enfants, et surtout série
régulière de visites dans toutes les maisons de la paroisse. Mais les
méthodes antérieures du premier curé de la paroisse, avec leurs
tendances ritualistes, avaient été grandement modifiées: le nouveau
pasteur avait aboli la célébration quotidienne, et congédié les Sœurs
anglicanes qui avaient été précédemment attachées à la paroisse. Je
crois bien que le révérend Donaldson ne refusait pas, à l’occasion, de
confesser dans sa sacristie les deux ou trois adhérents de l’ancien
système: mais, à coup sûr, il ne prêchait ni n’encourageait aucunement
la pratique de la confession.

Et cependant, malgré son influence sur moi, les idées semées naguère
dans mon esprit par le Père Mathurin commençaient à fermenter. J’avais
dès lors l’impression,--qui persiste en moi maintenant encore, lorsque
je me place au point de vue anglican,--que l’unique espoir de toucher
réellement et de relever les âmes de ceux qui vivent sous le fardeau de
la misère sordide de l’Est de Londres consistait en ce qu’on pourrait
appeler la «matérialisation» de la religion, c’est-à-dire dans le
déploiement d’actes et d’images capables de concentrer sur soi l’émotion
religieuse. Une manière d’agir extrêmement définie me paraît
indispensable, et cela non seulement sous la forme des dehors du culte,
que l’on doit essayer de rendre aussi brillants et impressionnants que
possible, mais aussi sous la forme des procédés au moyen desquels
s’opère l’union individuelle avec Dieu. Certes, les clubs d’hommes où
toute conversation religieuse est contraire au règlement (ainsi que
c’était le cas pour les nôtres), de fréquentes visites aux paroissiens,
des pantomimes d’enfants, et tous ces modes généraux d’activité et de
ferveur ne sont pas sans jouer leur rôle: mais si l’individu ne comprend
pas où et comment il pourra se décharger du poids de sa pénitence ou de
son besoin d’adoration, s’il ne connaît pas une manière de se soulager
non seulement comme membre d’une congrégation, mais encore comme une âme
spéciale que Dieu a faite et rachetée, jamais sa piété ne pourra cesser
d’être vague et diffuse. C’est de quoi j’avais obscurément la notion dès
lors; et comme l’âme propre d’un homme est plus proche de lui que toute
âme étrangère, j’avais commencé, dès lors, à voir que mon devoir était
d’opérer d’abord sur moi-même.

La conséquence de cet état de choses fut que, la veille de mon
ordination définitive en qualité de «prêtre», je sollicitai de mon père
l’autorisation de faire, pour la première fois, une pleine confession de
toute ma vie en présence d’un pasteur. Celui-ci se montra
extraordinairement bon et adroit; et la joie qui suivit pour moi cette
première confession fut, tout simplement, indescriptible. Je revins chez
moi, ce jour-là, dans une espèce d’extase bienheureuse.

Mon ordination définitive, elle aussi, fut pour moi un immense bonheur,
bien que je comprenne à présent tout ce qu’il y avait de fiévreux et
d’exagéré dans mes émotions de ce temps. L’après-midi de l’ordination,
je m’en allai seul dans les bois d’Addington, me répétant sans arrêt que
j’étais désormais un prêtre, et que je pourrais faire pour les autres ce
qui avait été fait pour moi récemment par le Père Mathurin et par mon
confesseur. C’est avec un enthousiasme débordant que, quelques jours
après, je m’en retourna à mon service de vicaire, dans l’Est de Londres.




CHAPITRE II

LE DÉBUT DE LA CRISE


Vers ce même temps, j’avais repris mon ancienne liaison avec cet ami de
Cambridge, converti au catholicisme, avec qui j’avais eu naguère
d’innombrables discussions, et qui était devenu à présent novice dans
une maison d’Oratoriens. A plusieurs reprises j’allai lui faire visite:
mais, avec cela, je ne crois pas avoir admis sérieusement une seule fois
que sa position intellectuelle pût être autre chose qu’une folie
ridicule. Du moins ce novice catholique était-il un homme charmant; et
je suis certain aujourd’hui qu’il a fait beaucoup, dès ce moment, pour
détruire le mur de malentendus qui séparait ma pensée de la sienne. Sur
le moment, j’étais parfaitement confiant, parfaitement satisfait, et
parfaitement obstiné. Je me sentais à tel point muni et armé contre
l’influence de mon ami, que je ne craignis pas même d’aller passer
quelques semaines avec lui sur la côte de Cornouailles; et pendant notre
séjour dans une petite ville de cette région, comme je n’avais pas
emporté de vêtements religieux, il m’arriva de lui emprunter sa robe de
novice, dont je me revêtis avec une espèce d’excitation joyeuse, pour
monter dans la chaire de la petite église anglicane de l’endroit.

Au mois d’octobre 1896, mon père mourut soudain, pendant qu’il était à
genoux dans la chapelle privée de M. Gladstone, à Hawarden. J’étais en
train de diriger l’école du dimanche, dans notre paroisse de Londres,
lorsque l’on m’apporta un télégramme qui m’annonçait la nouvelle. Dans
le train qui m’emmenait à Hawarden, ce soir-là, je récitai comme
d’ordinaire les prières du soir désignées pour cette journée; et je me
rappelle que, dans la seconde leçon, j’éprouvai un saisissement
involontaire en lisant ces paroles: «Seigneur, laisse-moi d’abord aller
enterrer mon père, après quoi, je viendrai te suivre!»

Les jours qui succédèrent à la catastrophe furent pleins, à la fois, de
tristesse et de dignité. Il nous semblait incroyable que mon père fût
mort. Il venait de rentrer d’Irlande, où il avait fait une sorte de
visite demi-officielle à l’Église protestante irlandaise, et jamais il
ne nous était apparu plus riche de vitalité. Ses dernières paroles
écrites, trouvées sur la table de son cabinet de toilette, étaient le
brouillon d’une lettre au _Times_, au sujet de la bulle papale, toute
récente, qui condamnait les ordres anglicans comme nuls et sans valeur.

C’est moi qui fus chargé de célébrer le service de communion dans la
chapelle de Hawarden, avant que nous partions pour accompagner le
cercueil jusqu’à Cantorbéry; et j’eus ainsi l’occasion de donner la
communion à M. Gladstone. Le corps de mon père reposait dans son
cercueil devant l’autel, recouvert du même drap qui, plus tard, je
crois, a servi à recouvrir le cercueil de M. Gladstone lui-même. A
Cantorbéry, ensuite, les obsèques eurent un caractère merveilleusement
saisissant. Une grande tempête de vent, de pluie, et de tonnerre faisait
rage au dehors, pendant que nous déposions à l’intérieur de la
cathédrale, auprès des portes de l’Ouest, le corps du premier archevêque
enterré là depuis la Réforme. Et, pendant notre voyage de retour vers la
maison de mes parents, il nous semblait incroyable de penser que nous ne
devions pas retrouver cette même personnalité vivante et active,
s’avançant au-devant de nous pour nous accueillir lorsque nous
arriverions à Addington.

Une semaine après ces obsèques, ma santé s’altéra brusquement et
gravement, si bien que les médecins m’enjoignirent de partir pour
l’Égypte, sans un jour de retard, et d’y demeurer jusqu’à la fin de
l’hiver. Je me souviens que ma dernière requête au révérend Donaldson,
avant d’apprendre la nécessité de mon prochain départ, avait été pour
demander que, désormais, nous eussions de nouveau un office quotidien,
dans notre église, au lieu des deux offices par semaine que nous
prescrivait le régime présent. Mais M. Donaldson m’avait répondu que, à
son avis, il valait mieux s’abstenir de cette innovation.

                   *       *       *       *       *

Jusqu’au moment de la mort de mon père, je ne pense pas qu’un doute
m’ait jamais traversé l’esprit touchant l’inanité des prétentions du
catholicisme. Je me rappelle qu’un jour, comme mon père et moi
revenions, à cheval, d’une de nos promenades, je lui dis tout d’un coup
que je n’arrivais pas à comprendre cette phrase du _Credo_: «Je crois en
la sainte Église catholique». «Par exemple, ajoutai-je, les catholiques
romains font-ils partie de l’Église du Christ?» Mon père demeura un
moment silencieux, puis il me dit que Dieu seul savait de manière
certaine ceux qui étaient ou qui n’étaient pas membres de son Église.
Quant à lui, mon père, il n’était pas éloigné d’admettre que les
catholiques romains avaient erré assez gravement, dans leurs croyances
doctrinales, pour avoir perdu tout droit à figurer dans le corps du
Christ. Et sans doute cette réponse me satisfit pleinement; car je n’ai
pas souvenir d’avoir réfléchi de nouveau à la question durant les mois
suivants.

Mais peu de temps après la mort de mon père, les choses commencèrent à
m’apparaître sous un jour nouveau; et ce fut surtout durant les cinq
mois de mon séjour en Orient que les titres de l’Église catholique se
révélèrent à moi. L’événement se produisit à peu près de la façon que
voici.


I

Tout d’abord, mon contentement de l’Église d’Angleterre subit un certain
choc lorsque je découvris quelle très petite chose, et très peu
importante, était, en réalité, la communion anglicane. Nous voyagions,
en effet, à travers la France et l’Italie, rencontrant au passage
d’innombrables églises dont les fidèles ne savaient rien de notre
«catholicisme» national. Souvent déjà, auparavant, j’avais été sur le
continent; mais je n’y étais plus retourné depuis que je m’étais
officiellement identifié à l’Église d’Angleterre. A présent, je
regardais tout ce qui m’entourait avec des yeux plus professionnels, et
grande était ma stupeur de constater que nous n’y tenions aucune place.
Ce vaste continent semblait tout à fait ignorer notre existence!
Moi-même qui me croyais un prêtre, je ne pouvais pas me dire tel à des
étrangers sans devoir ajouter des clauses distinctives!

Enfin nous arrivâmes à Louqsor, et je dus, à l’occasion, assister le
chapelain anglican de l’hôtel dans la célébration des offices. Mais tout
cela, décidément, m’apparaissait bien isolé et bien provincial. De plus,
ce chapelain se trouvait être de tendances fortement évangéliques, et je
me rendais compte de n’avoir rien de commun avec lui. Jamais, par
exemple, il n’aurait rêvé de s’intituler «prêtre». (J’ajouterai que ce
chapelain était destiné à périr bientôt, avec toute sa famille, dans le
tremblement de terre de Messine, où il s’en était allé remplir les
fonctions de pasteur anglican.)


II

Ce malaise croissant se trouva confirmé un jour où, durant une promenade
à cheval que je faisais dans les villages voisins, j’étais entré, par
simple caprice, dans la petite église catholique de Louqsor. Cette
église était perdue au milieu des cabanes de boue du village; il n’y
avait autour d’elle aucune atmosphère de protection européenne, et je
dois avouer que son intérieur était aussi peu engageant que possible,
avec une énorme quantité de mousseline sale et de papier découpé. Et
cependant je suis aujourd’hui convaincu que c’est là que, pour la
première fois, quelque chose qui ressemblait à une foi expressément
catholique s’est éveillé en moi. L’église faisait si évidemment partie
de la vie du village! Elle était de niveau avec les maisons arabes: elle
restait ouverte toute la journée; et puis elle se trouvait exactement
pareille à toute autre église catholique du monde entier, sauf pour ce
qui était de l’indigence de son ornementation artistique. Elle n’avait
rien d’une espèce d’appendice à la vie européenne, emporté par une
certaine nation, à travers le monde (un peu comme un _tub_ en
caoutchouc), pour offrir aux touristes de cette nation un surcroît de
«confort», ou pour leur procurer une sensation de familiarité. Et si
même cette église ne possédait pas un seul converti, du moins elle
m’apparaissait accessible à tous, ce qui la distinguait encore de notre
chapelle de l’hôtel.

Toutes ces choses, je ne puis pas affirmer que je les aie expressément
reconnues sur-le-champ; mais, en tout cas, c’est sûrement dans cette
petite église, que, pour la première fois, il m’est venu à l’esprit de
concevoir sérieusement que Rome pouvait avoir raison, et nous avoir
tort, si bien que, dorénavant, mon ancien mépris pour le catholicisme a
commencé à se mêler d’une nuance de crainte respectueuse. Afin de me
rassurer, je me suis empressé de me lier d’amitié avec le prêtre
schismatique copte de l’endroit; et même je me souviens de lui avoir
envoyé une paire de chandeliers en cuivre, pour son autel, après mon
retour en Angleterre.

Une autre conséquence de cette impression fut que je commençai à
raisonner un peu avec moi-même, pour me fortifier délibérément dans ma
position d’anglican. Pendant mon séjour au Caire, j’avais eu deux
audiences du patriarche copte; je lui écrivis maintenant, de Louqsor,
pour lui demander le droit d’être admis à la communion dans les églises
coptes, tout cela par suite de mon désir de me persuader que nous
n’étions pas aussi isolés que semblaient l’indiquer les apparences. Je
ne m’inquiétais nullement de savoir si les Coptes étaient teintés ou non
d’hérésie (car l’on connaît le proverbe anglais sur la discrétion forcée
des habitants d’une maison de verre); mais l’unique chose qui me
préoccupât était de songer que nous autres, anglicans, faisions au monde
l’effet d’être tristement isolés! En d’autres termes, je commençais pour
la première fois à prendre conscience d’une aspiration instinctive vers
la communion catholique. Une Église nationale, hors de sa nation,
c’était décidément quelque chose de bien misérable! Le patriarche,
d’ailleurs, ne daigna point me répondre, et je demeurai tout frémissant
d’une vague honte.


III

Encore mon malaise s’accrut-il lorsque, au sortir de Louqsor, je passai
par Jérusalem et par la Terre sainte. Là aussi, dans ce berceau du
christianisme, je constatai que nous étions moins que rien. Il est vrai
que l’évêque anglican de Jérusalem me témoigna une extrême bonté, me
pria de prêcher dans sa chapelle, me fit cadeau d’une petite croix d’or,
et obtint pour moi la permission de célébrer la communion dans la
chapelle d’Abraham. Mais cette dernière faveur elle-même fut loin
d’avoir de quoi me rassurer. Il nous était défendu de nous servir de
l’autel grec; on avait dû apporter du dehors une table, ainsi que les
ornements habituels, prêtés par une pieuse confrérie anglicane; et ce
fut dans ces conditions que, tout distrait et gêné, épié curieusement de
la porte par un groupe de Grecs, je célébrai ce qu’alors je croyais être
les mystères divins, avec une impression de solitude qui me pesait
lourdement.

La même chose se retrouvait dans toutes les Églises. Chaque secte
imaginable de l’Orient, hérétique ou schismatique, avait son tour à
l’autel du Saint-Sépulcre: car chacune avait au moins derrière soi la
respectabilité de plusieurs siècles, une sorte de continuité historique.
Je pus voir, notamment à Bethléem, des rites bien étranges et bien
invraisemblables. Mais l’Église anglicane, celle que j’avais été
accoutumé à considérer comme le tronc sain d’un arbre pourri, celle-là
n’avait de privilèges nulle part. C’était comme si elle n’eût pas
existé; ou plutôt je la voyais reconnue et traitée par le reste de la
chrétienté, simplement, comme une secte protestante d’origine toute
fraîche. Par une manière d’affirmation solennelle, je me mis à porter
publiquement ma soutane dans les rues, à la grande consternation de
quelques protestants irlandais dont j’avais fait la connaissance, et
dont je me souviens que, dès lors, je me sentais fort ennuyé de songer
que j’étais en pleine communion religieuse avec eux. J’eus même une
véritable querelle avec un marchand du pays qui m’avait dit que, malgré
ma soutane, il supposait que je n’étais pas un prêtre, mais un pasteur.

Il y avait d’autres pasteurs, dans le groupe en compagnie duquel je me
rendis à Damas; et deux ou trois d’entre nous, chaque matin avant de
partir, célébrions le service de communion dans l’une des tentes. L’un
de ces pasteurs, un Américain très pieux et d’un sérieux profond, non
seulement récitait tout haut son office à cheval, mais avait amené avec
soi ses vêtements cultuels, ses vases, ses chandeliers, et ses hosties,
dont je me servais, moi aussi, avec une joie secrète. Je suis heureux
d’ajouter que ce pasteur, de même que moi, a été plus tard reçu dans
l’Église catholique, et ordonné prêtre.


IV

Un coup nouveau m’attendait à Damas. Je lus dans le _Guardian_ que le
prédicateur à qui je devais ma notion d’une doctrine distinctement
catholique, celui-là même qui m’avait amené à faire ma première
confession, venait de se soumettre à l’Église romaine. Je ne saurais
décrire le choc et l’horreur que fut pour moi cette nouvelle. J’écrivis
de Damas au susdit prédicateur une lettre qui--ou du moins je me plais
maintenant à le supposer--ne contenait pas un seul mot amer: mais le
fait est que je ne reçus aucune réponse. Le destinataire m’a simplement
dit, depuis, que l’absence de reproches, dans le ton de ma lettre,
l’avait étonné.

Ce fut également à Damas que, une fois de plus, je revins à mon projet
de fondation d’une maison religieuse; et, par une sorte de défi aux
sentiments qui commençaient à me troubler, je décidai avec un ami que la
constitution et le cérémonial de notre fondation seraient expressément
«anglais». Nous ne devions porter aucun vêtement eucharistique, mais des
surplis et écharpes noires; après quoi, nous ne devions, dans notre
ordre nouveau, rien faire de particulier, trop heureux simplement
d’appartenir à une maison pieuse.

Ce fut dans ces dispositions que je revins en Angleterre, avec l’espoir
d’y trouver un havre de paix. Là, du moins, je le savais, je ne serais
plus agité à chaque instant par des preuves trop évidentes de mon
isolement; sans compter que j’y trouverais aussi, exactement,
l’atmosphère de repos et de beauté dont j’avais besoin. J’avais été
nommé vicaire assistant à Kemsing, le village même où avait eu lieu
cette inoubliable retraite qui m’avait initié pour la première fois à
l’idée d’un dogme ordonné. L’emploi que l’on m’avait imposé était des
plus faciles: car l’état de ma santé m’empêchait encore de me livrer à
tout travail un peu fatigant.


V

Et, en vérité, je vécus à Kemsing une vie extraordinairement heureuse,
pendant environ une année. La vieille église avait été restaurée avec un
goût exquis, la musique était fort belle, le cérémonial plein de
dignité, et nettement «catholique». Le presbytère où je demeurais avec
l’un de mes amis était une maison charmante, toujours peuplée de
personnes charmantes; et, dans cette atmosphère appropriée, mes troubles
disparurent aussi complètement que possible.

Ce fut là que, pour la première fois, après une seconde retraite prêchée
par le Père Mathurin, mon curé introduisit régulièrement l’usage de
célébrer la communion, chaque dimanche, avec des surplis de toile. Nous
n’employions cependant ces surplis, ainsi que les lumières et les
hosties, que dans la matinée du dimanche, et non pas aux offices
solennels de midi: car nous avions à considérer les vues très
anti-catholiques du châtelain du lieu, qui, tout en étant un vieillard
des plus courtois, apportait un véritable fanatisme à affirmer sa
position d’ultra-protestant. J’ai souvent admiré l’étonnante réserve de
ce châtelain pendant qu’il nous accueillait, mon curé et moi, dans sa
belle vieille maison: car je savais qu’au fond de son cœur il nous
croyait des ennemis avérés de la croix du Christ, et des collaborateurs
plus ou moins conscients de la Femme Écarlate de Rome. J’ajouterai que
je n’aimais pas beaucoup, pour ma part, cette façon d’adopter une
certaine forme de culte le matin et une autre à midi: car je me
fortifiais de jour en jour dans les principes de la Haute Église, et je
me souviens d’avoir été félicité de mes instincts «catholiques» par le
pasteur de Londres à qui j’allais régulièrement me confesser quatre fois
par année. Ce fut aussi durant cette période que je m’affiliai à trois
sociétés ritualistes de Londres. Mais l’essentiel est que, pendant tout
ce temps, je me sentais infiniment heureux à Kemsing.

Il m’était redevenu tout à fait possible, en concentrant résolument mes
regards sur les seuls objets qui me convenaient, de croire que l’Église
d’Angleterre était ce qu’elle prétendait être, la mère spirituelle du
peuple anglais et une partie authentique de l’Église universelle du
Christ. Je m’étais lié d’amitié avec des personnes excellentes, dont je
suis heureux de pouvoir dire que leur affection m’est restée fidèle
jusqu’à ce jour; j’avais commencé à m’occuper soigneusement de mes
prédications; et je travaillais beaucoup à instruire les enfants du
village. Les seules occasions que j’eusse de me rappeler les faits
extérieurs étaient, de temps à autre, des réunions ecclésiastiques, et
puis aussi, parfois, de petits paragraphes secs et coupants, dans les
journaux, m’apprenant que telle ou telle personne que j’avais connue
autrefois venait d’être «reçue dans l’Église catholique romaine».


VI

Ce n’est vraiment qu’au bout d’une année de parfait repos que me sont
revenus mes troubles de naguère, et sans que je puisse me rappeler
exactement aujourd’hui l’occasion qui les a réveillés en moi. Il
m’arrivait bien parfois, durant cette première année, d’avoir des
moments de malaise, en particulier après avoir chanté la célébration
chorale. Je me demandais alors si, en fin de compte, c’était chose
possible que je me trouvasse dans l’erreur, et que la cérémonie où je
venais de prendre part, cette fête rendue si belle et par l’art et par
la dévotion, ne fût rien autre qu’un effort «subjectif» de notre Église
pour affirmer nos titres à une qualité que nous ne possédions point. Il
y avait, dans le chœur de notre église, une plaque de cuivre consacrée à
la mémoire d’un certain «Thomas de Hoppe», un prêtre d’avant la Réforme;
et, à plus d’une reprise, j’ai songé malgré moi à ce qu’aurait pensé ce
sir Thomas de toutes nos pratiques anglicanes. Mais je m’étais accoutumé
à traiter toutes les pensées de ce genre comme des tentations. Je les
confessais expressément comme des péchés; je lisais des livres en faveur
de l’Église d’Angleterre, je m’ingéniais de toutes mes forces, dans un
ou deux cas, à retenir des paroissiens qui se sentaient le désir de
passer au catholicisme; et j’achevais de tâcher à me réformer moi-même
par l’adoption d’un langage des plus méprisants à l’égard de ce que
j’appelais la «mission italienne»,--d’une formule qui avait été, je
crois, imaginée autrefois par mon père.

Je me rappelle surtout un incident qui montre bien à quel point ces
pensées étaient alors en train de me préoccuper. J’assistais, dans la
cathédrale de Saint-Paul, à la cérémonie organisée pour fêter le Jubilé
de Diamant de la Reine Victoria; et, parmi les innombrables personnages
curieux qui s’offraient à mes regards, je me rappelle qu’à beaucoup près
c’était le représentant du pape qui m’attirait le plus. Je ne cessais
pas de l’observer, épiant tous ses gestes, et m’efforçant de me
persuader que ce prélat romain se trouvait impressionné par le spectacle
de notre Église d’Angleterre dans toute la plénitude de sa gloire. Cette
cérémonie était d’ailleurs, vraiment, un spectacle frappant; et
j’éprouvais un enthousiasme profond à la vue du groupe magnifique de nos
archevêques et évêques, assemblés sur les marches du chœur, en robes
solennelles. Le bruit avait même couru que ces hauts dignitaires avaient
consenti à porter des mitres, et cette rumeur avait grandement ému notre
monde religieux. En fait, nos évêques ne portaient point de mitres: mais
c’était un plaisir de voir l’éclat fastueux des coiffures très diverses
qu’ils avaient arborées. L’évêque de Londres, que je revois encore,
portait sur la tête une sorte de toque dorée qui valait presque une
mitre; et j’exultais à la pensée des récits et descriptions que devrait
faire le prélat papiste, lorsqu’il reviendrait auprès de ses arrogants
amis de là-bas. J’eus également plaisir à apprendre, un jour ou deux
plus tard, qu’un pasteur anglican de ma connaissance avait été pris pour
un prêtre catholique, dans la foule de la sortie.

Chose étrange: je ne fus que très faiblement affecté par la décision
papale au sujet des ordres anglicans. Certes, cette décision m’avait
surpris, d’autant plus qu’un membre du clergé anglican, revenu de Rome
où il avait été en mesure de se bien renseigner, m’avait assuré que la
décision nous serait favorable; mais, encore une fois, jamais la
déception ainsi éprouvée ne m’a touché très à fond. J’avais simplement
conscience comme d’une certaine sensation de douleur sourde, dans mon
âme, toutes les fois que j’y pensais: mais jamais, durant tout le temps
qui a précédé ma conversion, la condamnation solennelle de nos ordres
anglicans ne m’a fortement remué, dans un sens ni dans l’autre.

Ce fut encore pendant cette année de Kemsing que je reçus ma première
confession, celle d’un jeune élève d’Eton qui demeurait aux environs, et
qui n’allait point tarder à devenir catholique. Je me rappelle mon émoi
à la pensée que quelqu’un pourrait nous déranger pendant la cérémonie:
car, bien que la confession fût prêchée dans notre paroisse, elle n’y
était pour ainsi dire jamais pratiquée. Je finis par fermer à clef la
porte de l’église, tout tremblant d’émoi; j’écoutai la confession, et
puis je m’en revins au presbytère avec le sentiment d’avoir commis une
faute à la fois terrible et splendide.


VII

Mes anciens troubles me revinrent donc après une année de répit, et je
finis même par être plongé dans une inquiétude pénible. Mais cette
inquiétude, je pus le constater dès lors, avait sa source beaucoup plus
dans la région des sentiments que dans celle de l’intelligence. J’avais
beau lire des livres de controverse anglicans, et me nourrir du recueil
de sarcasmes anti-catholiques du savant Littledale, je sentais bien que
tout cela n’atteignait pas la source profonde de mes troubles. Ceux-ci
provenaient surtout, me semble-t-il, de deux choses: tout d’abord, de
cette impression d’isolement que m’avait laissée mon voyage sur le
continent, en me faisant voir l’abîme qui séparait mon anglicanisme du
reste des Églises chrétiennes; et secondement ils venaient de la
nécessité où j’étais de reconnaître la force des prétentions romaines à
continuer l’Église d’avant la Réforme, comme aussi la faiblesse
respective de nos propres prétentions anglicanes. Ces deux choses me
furent encore bien cruellement rappelées pendant un mois que je passai à
Cadenabbia, et pendant lequel je m’étais chargé des fonctions de
chapelain anglican dans cette charmante petite station italienne. A
Kemsing même, j’ai souvenir d’une circonstance encore qui, s’ajoutant à
celles que j’ai mentionnées plus haut, tendait également à accroître mon
inquiétude.

A quelques milles de notre paroisse se trouvait un couvent de
religieuses anglicanes dont les pratiques extérieures étaient absolument
pareilles à celles d’un couvent catholique. Les jours de fêtes non
prévues par notre _Livre de Prières_, telles que la Fête-Dieu et
l’Assomption, l’habitude était que certains pasteurs, à la fois de
Londres et des paroisses d’alentour, vinssent assister aux offices du
couvent; et c’est ainsi que, plusieurs fois, j’eus l’occasion d’y
prendre part. Le missel romain était employé là avec tous ses articles;
et, le jour de la Fête-Dieu, une procession s’organisait qui se
conformait jusque dans le moindre détail aux directions précises de la
liturgie catholique. Un reposoir était installé dans le beau jardin du
couvent, et la procession chantait le _Pange lingua_. Or, il faut savoir
que ces nonnes ne se contentaient nullement de jouer à la vie
religieuse: elles célébraient l’office de nuit toutes les nuits, selon
l’observance la plus stricte, récitaient naturellement le bréviaire
monastique, et vivaient une vie de prière, dans une retraite absolue.
Mais il m’était impossible de me persuader, malgré tous mes efforts, que
l’atmosphère d’une telle maison eût rien de commun avec celle de notre
Église d’Angleterre. Je discutais à l’occasion avec le chapelain du
couvent, qui, tout de même que son successeur, allaient me précéder dans
l’Église catholique. Je critiquais certains détails: mais les réponses
du chapelain, toutes pleines de la science la plus sûre, avait beau
vouloir me prouver que l’Église d’Angleterre, étant catholique, pouvait
prétendre à tous les privilèges catholiques, ces réponses ne parvenaient
pas à me satisfaire. Loin de là, elles m’amenaient à sentir plus
vivement que les privilèges catholiques étaient tout à fait étrangers au
caractère essentiel de l’Église anglicane, ce qui, du même coup,
paraissait impliquer comme conclusion que cette Église n’était pas
catholique. Aussi suis-je certain aujourd’hui que ces visites, plus
encore peut-être que tout le reste, ont commencé à mettre en pleine
lumière devant mes yeux le gouffre qui me séparait de la chrétienté
catholique. Je me souviens d’avoir fait don d’une lampe d’argent pour la
statue de la Vierge, dans ce couvent, par manière d’entraînement, afin
d’essayer de fortifier mes droits à faire partie de l’Église
universelle.


VIII

Ainsi le temps coulait, et mon inquiétude s’aggravait. Je commençais à
réfléchir sur mon cas. Je me disais que la vie que je menais à Kemsing
était trop heureuse pour être sainte, et je méditais d’autres plans
d’avenir. J’avais acquis, à ce moment, une certaine habileté dans la
prédication. Je pris part à une mission paroissiale, et fus invité par
le chanoine missionnaire de notre diocèse à venir décidément m’installer
près de lui pour l’aider dans son œuvre. Mais j’avais, depuis lors,
formé le rêve de me vouer à la vie religieuse sous sa forme la plus
pure: et j’ajouterai que mes velléités de me rendre à l’invitation du
chanoine missionnaire furent encore bien réduites lorsque j’appris que,
dans la chapelle de Cantorbéry que nous aurions eue, force nous aurait
été de renoncer à ce beau cérémonial accoutumé. En toute honnêteté, je
ne pense pas que j’aie été, à ce moment ni jamais, un simple
«ritualiste», attachant une importance prépondérante à la liturgie; mais
il me semblait évident que la foi et son expression devaient aller de
front, et que nous nous rendrions gratuitement la tâche malaisée en
voulant prêcher une religion dont les signes extérieurs et
l’accompagnement liturgique indispensable se trouveraient absents. Je
n’en finis pas moins, cependant, par me décider à accepter l’invitation,
si le successeur de mon père, l’archevêque Temple, était d’avis que je
l’acceptasse. L’archevêque se montra plein de bonté pour moi: mais sa
réponse, après une demi-heure d’entretien, fut tout à fait péremptoire.
Elle me fit entendre que j’étais trop jeune pour une tâche aussi
importante; si bien que je m’en retournai à Kemsing avec la résolution
arrêtée de m’offrir plutôt à faire partie de cette communauté anglicane
de la Résurrection dont j’avais entendu parler bien des fois déjà, avec
des éloges respectueux.

Quelques semaines après, j’eus à ce sujet un entretien avec le révérend
Gore (aujourd’hui évêque d’Oxford), dans sa maison de chanoine à
Westminster; et je fus définitivement admis à l’épreuve, dans la
communauté. Le révérend Gore, lui aussi, me témoigna une bonté et une
sympathie extrêmes. Il semblait comprendre mes aspirations, tandis que,
de mon côté, je me sentais profondément ému à la fois de sa propre
attitude et de la calme atmosphère religieuse qui l’entourait. J’avais
désormais l’impression que tous mes troubles avaient pris fin. La pensée
de la vie nouvelle qui s’ouvrait devant moi m’excitait et me ravissait
infiniment, et il me devenait plus facile que jamais de traiter toutes
les «difficultés romaines» comme des tentations diaboliques. En revoyant
tout cela aujourd’hui, je comprends que mon attention était simplement
distraite, et mon imagination absorbée par la nouveauté du spectacle qui
allait s’offrir à moi; en réalité, mon inquiétude de naguère persistait
sans aucun changement. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque je
me rendis à Birkenhaed pour assister à la retraite annuelle de la
communauté, par laquelle devait commencer ma période d’épreuve, aucune
pensée de pouvoir jamais abandonner la communion anglicane ne
m’apparaissait concevable. J’allais être lancé parmi les flots d’une mer
entièrement nouvelle; j’allais vivre comme avaient vécu les moines d’il
y a cinq siècles; j’allais réaliser--d’une manière imprévue, il est
vrai--mes anciens rêves de Llandaff et de Damas; j’allais me consacrer à
Dieu, une fois pour toutes, dans la plus haute des vocations accessibles
à l’homme.




CHAPITRE III

AU MONASTÈRE ANGLICAN DE MIERFIELD


I

Il me sera toujours impossible de reconnaître exactement la dette de
gratitude que je dois à la communauté de la Résurrection, non plus que
d’exprimer l’admiration que j’ai constamment ressentie, et continue de
ressentir à l’égard de l’esprit et des méthodes de cette communauté.
Tout au plus pourrai-je essayer de décrire l’apparence extérieure de la
vie de ses membres, en tâchant de mon mieux à faire entrevoir la
profonde charité, la fraternité et la dévotion chrétienne dont elle
était imprégnée. Il est vrai que les membres de la communauté ne me
permettraient plus, aujourd’hui, d’aller séjourner parmi eux comme
j’aimerais souvent à le faire; mais, individuellement, ils m’ont gardé
pour la plupart une touchante amitié. J’ai cependant l’idée qu’une telle
visite, en raison même de ce sentiment, risquerait de leur être pénible,
ainsi qu’à moi; mais, d’autre part, il faut songer que le fait, pour un
anglican, de devenir catholique n’a pas du tout, aux yeux des anciens
amis de cet ex-anglican, la signification qu’aurait pour des catholiques
une conversion en sens opposé. Car lorsqu’un catholique abandonne
l’Église, ceux dont il se sépare le regardent comme un infortuné qui a
quitté le bercail du Christ pour se perdre dans un désert. Peu importe
la congrégation religieuse nouvelle à laquelle il s’est désormais
attaché; il n’en a pas moins renoncé à faire partie de ce que ses amis
considèrent comme l’unique corps du Christ. Lorsqu’un anglican de la
Haute Église devient catholique, au contraire, tout ce qu’il fait, au
point de vue de la théorie anglicane, est simplement de se transporter
d’une région de l’Église universelle dans une autre. D’après la théorie
de la «Branche», il a simplement passé d’une branche à une autre; et
d’après la théorie de la «Province», pour employer une phraséologie
encore plus récente, il s’est détaché seulement de Cantorbéry, mais non
point de l’Église du Christ, comme l’entendent les anglicans. Il a bien,
aux yeux de ceux-ci, le grave tort d’être devenu «schismatique», et
celui, plus grave encore, d’avoir dénié la validité des ordres qu’il
avait naguère acceptés; mais il n’en est pas moins impossible pour ses
amis de le regarder comme un apostat, au sens commun du mot, et le fait
est, il faut leur rendre cette justice, que c’est chose très rare qu’ils
le regardent comme tel. Assurément, en tout cas, mes anciens frères de
la communauté de Mierfield ne m’ont jamais témoigné d’aucune façon une
opinion qui aurait été, de leur part, à la fois discourtoise et
parfaitement injuste.

Je dois encore noter, avant de procéder à une description sommaire de
notre vie à Mierfield, que tout ce que je mettrai dans cette description
de l’existence et de la règle de la communauté anglicane ne dépassera
jamais ce que peut avoir observé librement tout visiteur qui a séjourné
dans la pieuse maison. Chaque famille a ses «secrets»--par où j’entends
simplement ses petites habitudes et méthodes de vie intime--et il ne
serait ni décent ni loyal à moi d’en faire mention ici. Je me bornerai à
dire que ce côté intérieur de notre vie quotidienne, nos relations
mutuelles, leur ton et leur atmosphère, étaient d’une douceur infinie,
et, avec cela, merveilleusement «chrétiens». Je suppose qu’il doit y
avoir eu, çà et là, des difficultés, inséparables de l’intimité
constante de tempéraments aussi nombreux et variés: mais de ces
difficultés je n’ai vraiment conservé aucun souvenir. Je me rappelle
seulement l’extraordinaire bonté et générosité dont j’ai toujours été
comblé.


II

Nous demeurions dans une grande maison entourée de son propre jardin, au
sommet d’une hauteur dominant la vallée de la Calder. C’était une région
un peu enfumée, avec de hautes cheminées visibles tout à l’entour: mais
le large espace de terrain appartenant à la maison nous garantissait de
toute sensation de resserrement ou d’encombrement. Notre vie extérieure
était une adaptation des anciennes règles religieuses, où se combinaient
surtout les traditions monastiques des Rédemptoristes et des
Bénédictins. Quelques-uns des frères employaient presque tout leur temps
à des travaux d’érudition, s’occupant à éditer des ouvrages liturgiques,
des chants religieux, des écrits dogmatiques ou édifiants; et, à l’usage
de ces frères, la communauté possédait une riche bibliothèque d’environ
cinq mille volumes. Le reste des frères, qui formaient la majorité,
passaient une moitié de l’année en prières et en études dans la maison,
et l’autre moitié en travail de mission et d’évangélisation.

Nos journées s’écoulaient d’après un plan très pratique et très simple.
Levés vers six heures et demie, nous nous rendions aussitôt à la
chapelle pour la prière du matin, avec les psaumes de Primes, et pour
l’office de communion; à huit heures, nous déjeunions; à neuf heures
moins le quart, nous récitions l’office de Tierce et faisions une
méditation. Jusqu’à une heure, ensuite, nous travaillions dans la
bibliothèque ou dans nos chambres; et puis, après l’office de Sixte, et
les Intercessions, c’était le dîner. L’après-midi commençait par des
exercices corporels, promenade ou jardinage; à quatre heures et demie,
nous goûtions après avoir récité None. Et puis, de nouveau, nous
travaillions jusqu’à sept heures, où nous allions à la chapelle pour
chanter l’office du soir; nous soupions à la demie, et, après une petite
récréation et une ou deux heures de travail, nous récitions les Complies
à dix heures moins le quart, après quoi nous rentrions dans nos chambres
pour la nuit. Le samedi matin, une sorte de chapitre était tenu où, tous
agenouillés, nous faisions une confession publique de tous nos
manquements extérieurs à la règle.

La vie de la communauté, au moment où j’y entrai, se trouvait quelque
peu dans un état de transition. Les frères se dirigeaient, un peu à
tâtons, vers la création d’une règle plus stricte; et le fait est que,
au moment où je me suis séparé d’eux, quatre années plus tard, un
développement considérable s’était déjà produit dans le sens d’un mode
de vie plus complètement monastique. Le silence, par exemple, s’étendait
de plus en plus, à tel point que, durant les derniers temps, nous ne
pouvions plus parler depuis les Complies jusqu’au dîner du lendemain. Le
travail manuel, avec un nombre d’heures déterminé, était devenu une
règle absolue: nous cassions et transportions du charbon, nous cirions
nos souliers, et faisions nous-mêmes nos lits. Ma dernière tâche
manuelle à Mierfield a été la construction d’un escalier, dans la
carrière attenant à la maison. Je travaillais là tous les après-midi,
et, tout en taillant mes pierres, je roulais et retournais en moi-même
mes difficultés intérieures. De même encore le costume de la communauté,
qui d’abord avait été facultatif, évoluait continuellement vers la
prescription d’un véritable habit religieux, consistant en une soutane
du type bénédictin accompagnée d’une ceinture de cuir. A l’origine,
aussi, le chef de la communauté était ordinairement appelé notre
«doyen»; mais lorsque le révérend Gore fut nommé évêque de Birmingham,
et que nous nous fûmes choisi un nouveau chef, celui-ci fut dorénavant
revêtu du titre de «supérieur». J’ajouterai que le mot de «Père», pour
désigner les membres de la communauté, avait été d’abord plutôt
désapprouvé; vers la fin, au contraire, ce mot était devenu presque d’un
emploi général, encore qu’un ou deux membres continuassent à ne pas
goûter la signification qu’il impliquait. Tous ces divers changements,
ardemment désirés par une majorité dont je faisais partie, n’étaient pas
admis sans quelques protestations de la part de trois ou quatre membres
attachés aux vues anciennes; et bien que jamais je n’aie aperçu dans nos
rapports rien qui ressemblât à de l’amertume, je me rappelle que l’un
des frères, tout au moins, se trouva forcé de quitter la communauté au
moment du renouvellement annuel des vœux, faute pour lui de pouvoir
s’accommoder de toutes ces innovations, trop «romaines» à son gré.

Quant à ces vœux eux-mêmes, j’aurais plus de peine à les expliquer. Ils
ont été plus d’une fois spirituellement raillés dans la presse anglaise,
et je dois bien avouer aujourd’hui que les railleries dont on les a
accablés n’étaient pas sans quelque raison d’être. Nous étions supposés
nous engager au célibat, mais seulement jusqu’au jour où il nous
plairait de nous marier. En gros, la période de probation durait
normalement une année pleine, de juillet à juillet, après laquelle le
novice, si les votes de la communauté l’y autorisaient, se voyait admis
à faire sa profession. Celle-ci consistait en une promesse formelle
d’observer les règles de la communauté pendant treize mois, et en une
expression de l’intention délibérée d’appartenir à cette communauté pour
la vie entière. Cette profession n’était donc pas du tout une simple
épreuve: elle constituait, en pratique, une intention pour la vie
entière, mais avec faculté de se dédire si, pour un motif quelconque,
l’existence adoptée se montrait intolérable. La règle essentielle était
fondée sur les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. En
un mot, le régime de vie était un peu moins rigide que celui des
communautés catholiques ordinaires; mais, à coup sûr, il dépassait de
beaucoup en rigueur celui de congrégations dans le genre de l’Oratoire.

Nous étions alors au nombre d’environ quatorze frères, qui tous avaient
reçu les ordres de l’Église d’Angleterre, et qui tous avaient une
expérience personnelle du travail paroissial. Nous n’avions pas de
frères lais: les tâches domestiques indispensables que nous ne pouvions
pas accomplir nous-mêmes étaient faites par trois ou quatre serviteurs
payés. Depuis, le nombre des membres de la communauté s’est élevé à une
moyenne allant de vingt à trente; un vaste collège de la Résurrection a
été élevé sur les terrains dépendant de la communauté, et pourvoit à
l’éducation de jeunes gens pauvres en vue du ministère ecclésiastique.
Un prieuré a été ouvert à Leeds, et une maison de communauté à
Johannesburg, dans l’Afrique du Sud. Je crois savoir aussi que l’on a
essayé de s’ajoindre des frères lais. Pareillement l’on m’a dit que la
communauté était en train de se faire construire une chapelle. Pendant
que j’étais à Mierfield, nous nous servions pour nos offices d’une
grande chambre de la maison, très adroitement adaptée et ornée pour nos
cérémonies. Celles-ci étaient vraiment à la fois très pieuses et pleines
de dignité, mais ne s’élevaient pas, dans leur rituel, au-dessus du
niveau ordinaire de ce qu’on peut appeler le parti anglo-catholique.
Nous faisions usage de vêtements de toile blanche; mais plus tard, et
tout d’abord au moyen d’un don fait par moi à la communauté, nous avions
commencé à substituer aux aubes blanches des vêtements de couleur. Nous
ne nous refusions pas à employer l’encens, mais sans aucune cérémonie
spéciale; et quant à ce qui était de notre musique, nous chantions, le
plus souvent, un plain-chant non accompagné, adapté aux paroles du
_Livre de Prières_ anglican. Je dois le dire en toute franchise, nous ne
chantions pas bien; mais du moins faisions-nous de notre mieux, et je
n’oublierai pas aisément l’impression de mystère et de beauté qui
s’exhalait de nos offices chantés du dimanche matin. L’autel était du
type moyen anglican, avec deux cierges sur l’autel lui-même, deux autres
sur les piliers des rideaux, et deux autres encore sur les côtés du
chœur. Nous avions également une lampe de sanctuaire, mais dont la vue
m’était toujours un peu désagréable, étant donné que la présence de
cette lampe ne répondait à aucune signification définie.


III

Il m’est impossible de décrire le profond bonheur dont je jouis à
Mierfield. Pendant une année environ, je ne fis que très peu de
prédication au dehors, et m’occupai presque entièrement à la prière
ainsi qu’aux études théologiques. Mon «maître de noviciat» était un
homme singulièrement habile pour la direction des âmes; et bien qu’il ne
fût pas mon confesseur, toujours je le sentais capable et désireux de
m’aider. Pendant un temps, il n’y avait avec moi qu’un seul autre
candidat soumis à la probation: un Irlandais d’une éloquence et d’une
ferveur remarquables, qui allait devenir un prédicateur de missions de
premier ordre, mais qui, plus tard, allait quitter la communauté pour se
marier. Les circonstances nous forçaient à vivre beaucoup ensemble, et
je trouvais en lui un enthousiasme expansif de foi et de confiance dans
l’Église d’Angleterre (alternant, il est vrai, avec de sombres
dépressions) qui contribuait énormément à me réconforter.

Lorsque le moment de ma profession approcha, cependant, je commençai à
me méfier un peu de mon aptitude à la vie de communauté. Ce n’était pas
que je fusse encore troublé d’un retour de mes difficultés «romaines» de
naguère, car celles-là avaient à peu près complètement disparu! mais je
me demandais si ma position n’était pas trop «avancée» pour que je pusse
me satisfaire pleinement de l’esprit de la maison,--et cela d’autant
plus que la communauté venait alors de prendre une certaine résolution
beaucoup trop timide, à mon gré, en vue d’une crise possible dans
l’Église d’Angleterre. Je dois dire que, dès lors, j’en étais venu à
admettre en pratique tous les dogmes de l’Église catholique, à la seule
exception de celui de l’infaillibilité du pape. J’avais étudié et
analysé respectueusement la _Théologie morale_ de Lehmkuhl, en omettant
simplement toutes les sections qui traitaient de l’autorité du Souverain
Pontife. Je récitais régulièrement mon rosaire, j’invoquais les saints;
j’estimais que le mot «transsubstantiation» était celui qui exprimait le
mieux la réalité de la présence de Notre-Seigneur dans le sacrement; je
considérais la pénitence comme le moyen normal par lequel se trouvait
remis le péché mortel après le baptême; enfin je n’avais aucun scrupule
à me servir du mot de «messe» pour désigner l’office de la communion.
C’étaient également ces doctrines que je prêchais, dans un langage un
peu voilé; et j’avais même constaté qu’elles seules me permettaient de
provoquer l’enthousiasme de mes auditeurs. Elles seules, tout au moins,
me permettaient de mettre en relief cette adorable personne du Christ,
dont je m’efforçais de faire le centre vivant de mon enseignement. Je me
rappelle, par exemple, qu’un vicaire indigné m’a reproché d’exposer une
doctrine qui lui semblait «un mélange de romanisme et de wesleyanisme»,
accusation qui m’avait ravi au dernier point. Je dois ajouter que,
d’autre part, la communauté en général me faisait l’effet d’être
beaucoup trop prudente, en désirant se dissocier du parti extrême dans
l’Église d’Angleterre; pour ma part, c’était pleinement à ce parti que
je me rattachais.

Le résultat de ces doutes et scrupules fut que je retardai d’un an
encore ma profession, afin de me mieux éprouver. Mais cette année de
délai me délivra de toutes mes difficultés. Je commençais à me sentir de
plus en plus encouragé dans mon travail de mission, et à reconnaître que
ma calme vie à Mierfield me donnait des ressources de toute espèce qu’il
m’aurait été impossible d’obtenir ailleurs. Mes lecteurs catholiques
auront peine à le croire; mais c’est un fait que, pendant cette période
de ma vie religieuse anglicane, je pouvais passer beaucoup plus d’heures
dans le confessionnal que je l’ai pu ensuite dans l’Église catholique:
encore que cela s’explique naturellement par ce fait que, depuis ma
conversion, je n’ai jamais prêché une mission régulière. Dans une
certaine paroisse de Londres, par exemple, quatre journées entières
après l’achèvement de notre mission furent employées, par mon collègue
et moi, à écouter des confessions, à recommander des résolutions et des
règles de vie, cela pendant au moins douze heures chaque jour, tandis
que deux heures encore se trouvaient consacrées à des sermons
qu’écoutaient de nombreux auditoires.

Ces pieuses tâches, toutefois, ne devaient m’échoir qu’après ma
profession. Mais dès avant celle-ci il m’a semblé qu’un très important
travail devait être accompli. Nous sortions de notre vie paisible de
Mierfield tout brûlants de zèle, et partout nous trouvions des hommes et
des femmes qui paraissaient nous attendre. Nous voyions de tous côtés
surgir des conversions; nous apercevions des pécheurs transformés tout
d’un coup, par la puissance de Dieu, en des enfants éveillés à la vie
spirituelle et enflammés du désir de s’instruire; nous voyions les
tièdes changés en fervents, les obstinés contraints de déposer les
armes. Comment douter que la grâce de Dieu fût à l’œuvre avec nous? Et,
si l’Église d’Angleterre était capable d’être employée par Dieu comme
l’instrument d’une tâche si belle, comment aurais-je douté désormais de
sa mission surnaturelle? Et donc, cela étant, et puisque par ailleurs
j’avais rencontré un bonheur et une inspiration si extrêmes dans ma vie
monastique à Mierfield, pourquoi aurais-je hésité davantage à adopter
définitivement cette vie?


IV

Avant ma profession, le révérend Gore, notre supérieur, me demanda, à ma
grande surprise, si je ne courais aucun danger de tomber dans le
«romanisme». Très franchement je lui répondis: «Non, autant du moins que
je puis en juger!» Et ce fut sans la moindre alarme que, en juillet
1901, je prononçai mes vœux. J’eus là une journée exceptionnellement
heureuse. Je m’étais fait faire une nouvelle soutane, que je suis en
train de porter précisément aujourd’hui, après l’avoir fait adapter à la
coupe romaine. Ma mère vint à Mierfield, et fut présente à la cérémonie,
dans le petit vestibule de la chapelle. Je me vis solennellement
installé dans la communauté: tous les frères me baisèrent la main; je
prononçai mes vœux, et reçus la communion comme gage de stabilité.
L’après-midi, je fis une promenade en voiture avec ma mère, dans une
sorte d’extase bienheureuse.

Et puis, une fois de plus, je me remis au travail. Je crois bien que la
partie la plus difficile de ma tâche extérieure consista dans l’étrange
diversité des doctrines et des rites avec lesquels il me fut donné de
prendre contact parmi les paroissiens anglicans, encore que, d’une
manière générale, nous ne fussions invités à conduire des missions que
dans des paroisses où l’on acceptait d’avance nos vues et les principes
de notre prédication. J’ajouterai que, d’ailleurs, le parti ritualiste
extrême était loin de nous regarder comme satisfaisants, et cela, sans
doute, surtout à cause de la position personnelle de notre supérieur. Le
révérend Gore, en effet, à tort ou à raison, passait pour faire partie
de la Haute École libérale; il était supposé très réservé sur la
doctrine de l’Incarnation; ses idées sur la critique biblique étaient
tenues pour dangereuses; et enfin on le jugeait un peu «original» sur le
chapitre du socialisme chrétien. Et il va sans dire que tout cela
n’était pas sans me causer une certaine détresse, attendu que, sur ces
trois derniers points notamment, je n’étais pas du tout parmi les
disciples de notre vénérable supérieur. Mais ce qui m’éprouvait plus
encore, comme je l’ai dit, était l’obligation pour moi d’officier dans
des paroisses beaucoup moins avancées, où, du reste, je n’étais invité
que pour prononcer un sermon de temps à autre, le clergé de l’endroit
ayant l’impression que la présence toute passagère de l’un des «frères»
de Mierfield n’aurait pas de quoi le compromettre irréparablement. Dans
ces églises, tout de même que dans les trois églises anglicanes de
Mierfield, où nous suivions les offices, à notre choix, le dimanche
soir, j’avais le chagrin de trouver des doctrines et un cérémonial
étonnamment divers. Dans l’une de ces églises, le clergé n’avait pas le
droit de revêtir des vêtements sacerdotaux; dans une autre, ces
vêtements n’étaient de mise que pour les offices où ne devaient pas
assister les gros bonnets protestants de la paroisse. Ici et là, on
voilait adroitement les doctrines relatives à la Présence réelle; la
pénitence n’était mentionnée qu’à regret, en passant, et comme un simple
«sacrement de réconciliation»; ou bien l’on ne l’enseignait qu’à un
petit nombre de privilégiés, dans de petits offices de confréries, sans
compter que, naturellement, nous ne touchions à qu’une dixième partie du
profond désaccord de pensée et de sentiments dont il nous était
impossible d’ignorer l’existence dans notre Église d’Angleterre.

Du moins avais-je fini, après un peu d’expérience, par être en état de
reconnaître aussitôt, sur un simple coup d’œil à l’adresse du pasteur ou
de son église, le niveau doctrinal particulier de l’enseignement donné
dans une paroisse. Si bien que je m’étais accoutumé à adopter deux ou
trois plans différents de prédication, en rapport avec ce niveau des
paroisses où je devais prêcher. Dans les moins avancées de ces
paroisses, je prêchais simplement l’amour du Christ, ou les joies du
repentir, ou encore la paternité de Dieu, avec toute la ferveur qui
brûlait en moi, espérant que ces vérités produiraient leurs fruits
naturels normalement, un jour ou l’autre, dans les âmes de ceux qui
m’écoutaient. La seule fois qu’il me fut donné de prêcher dans l’abbaye
de Westminster, je concentrai toutes mes énergies dans un effort pour
montrer la personne du Christ au centre de toute la religion chrétienne,
m’abstenant de toucher à aucune doctrine plus définie. En quoi je ne me
montrais pas aussi courageux qu’un autre des membres de notre communauté
qui, dans les mêmes circonstances, avait osé dénoncer les «autels morts»
de la vénérable abbaye!

Mais cette nécessité même n’en était pas moins très pénible pour moi; et
c’est ainsi que par degrés, sans que je m’en rendisse bien compte sur le
moment, ma confiance dans la valeur divine de l’Église d’Angleterre
recommençait, une fois de plus, à s’ébranler. J’avais l’habitude, dans
mes moments d’angoisse, de revenir précipitamment à Mierfield, comme au
meilleur refuge: car là, tout au moins, je trouvais la paix et une
unanimité suffisante. Et puis j’avais découvert un moyen qui me semblait
alors tout à fait péremptoire. Je vais essayer d’indiquer brièvement en
quoi il consistait.


V

Autrefois, en ma qualité de partisan modéré de la Haute-Église, j’avais
admis que l’Église d’Angleterre, dans sa ressemblance supposée avec
l’Église «primitive», était la confession la plus orthodoxe de toute la
chrétienté. Il me semblait alors que Rome et l’Orient, d’un côté,
avaient erré par excès, tandis que les sectes non-conformistes, d’autre
part, avaient erré par défaut, sans compter que ces dernières, en
renonçant à la succession épiscopale, avaient expressément abandonné
toute place matérielle dans le Corps visible du Christ. Mais cette
position doctrinale de naguère s’était, depuis longtemps, écroulée sous
moi. En premier lieu j’avais vu l’impossibilité de croire que pendant un
millier d’années environ, entre le cinquième siècle et la Réforme, les
promesses du Christ eussent failli, et que pendant tout cet espace de
temps la corruption de l’hérésie eût souillé la pureté originelle de
l’Évangile. En second lieu j’avais commencé à percevoir que, dans
l’Église du Christ, il devait exister une voix vivante qui, sinon douée
d’une infaillibilité positive, devait du moins être considérée comme
autorisée. Je reconnaissais la nécessité de l’existence d’un évêque ou
d’un concile qui pût juger les théories nouvelles, répondre aux
nouvelles questions. Chose singulière, j’avais même tenté de trouver
cette voix vivante dans notre _Livre de Prières communes_ et dans les
Articles de notre Église anglicane, c’est-à-dire de voir en eux un
interprète définitif de la vieille foi apostolique! Mais maintenant
j’avais constaté l’inanité d’une telle tentative, puisque ces
formulaires eux-mêmes pouvaient être pris dans des sens tout à fait
différents. Le ritualiste, par exemple, affirme que le _Livre de
Prières_ nous enseigne la présence objective et réelle du Christ dans le
sacrement, tandis que le membre de la Basse-Église prétend n’y rien
découvrir d’autre qu’un simple symbole spirituel. Et lorsque, ensuite,
j’interrogeais avec désespoir les seuls éléments de l’Église
d’Angleterre qui eussent quelque ressemblance avec une voix vivante, les
décisions de nos évêques ou les résolutions des conférences
pan-anglicanes, je constatais que celles-ci ou bien étaient partagées,
ou bien refusaient de répondre, ou bien encore répondaient d’une manière
qu’il m’était impossible de concilier avec ce qui m’apparaissait
désormais constituer la foi chrétienne. De telle façon que la théorie de
la Haute-Église modérée m’était devenue inaccessible, et que je m’étais
vu forcé de me créer une théorie nouvelle, pour mon usage propre. Cette
théorie, je crus momentanément l’avoir trouvée à l’intérieur de l’église
ritualiste, et voici comment:

L’Église catholique, d’après mes vues nouvelles, consistait dans l’union
de toutes les Églises chrétiennes qui conservaient le _Credo_ et le
ministère apostolique. Cette réunion comprenait donc à la fois Rome,
Moscou, et Cantorbéry, comme aussi quelques sectes détachées, telles que
celle des vieux-catholiques, dont les doctrines m’étaient d’ailleurs
fort peu connues. Donc, cette «Église catholique» possédait une espèce
de voix propre: elle parlait par son consentement tacite. Là où Rome,
Moscou, et Cantorbéry étaient d’accord, je reconnaissais expressément la
voix du Saint-Esprit; sur les points où les trois Églises différaient de
doctrine, le champ restait libre pour l’opinion privée. Or, Cantorbéry
avait parfois chancelé dans son témoignage, mais il me semblait tout au
moins que jamais notre grand siège épiscopal n’avait émis une hérésie
positive. En conséquence, sur les points où Cantorbéry n’avait pas eu
l’occasion de parler, l’on devait admettre que ses vues étaient celles
du reste de la chrétienté catholique.

C’était là une théorie des plus commodes, car elle me permettait
d’embrasser, en fait, toutes les doctrines de l’Église catholique
propre, à l’exception de celles de l’infaillibilité papale et de la
nécessité d’une communion extérieure avec Rome. De cette manière, je
pouvais me procurer l’impression d’avoir derrière moi la tolérance
muette, sinon l’autorité explicite, de ma communion anglicane, et en
même temps l’autorité de l’Église tout entière du Christ.

On peut voir par là combien je m’étais éloigné déjà de l’ancienne
position _tractarienne_, n’admettant que l’appel à l’Église non divisée.
Au contraire, les divisions n’avaient aucune importance pour moi; le
schisme était impossible, en fait, aussi longtemps que se trouvaient
maintenus le _Credo_ et le ministère apostolique. J’avais également
laissé bien loin derrière moi mes anciennes positions, celles de mes
débuts dans le sacerdoce, et qui consistaient à regarder l’Église
d’Angleterre comme l’unique tronc sain d’un arbre pourri. Je m’étais
créé désormais une théorie beaucoup plus large, que je serais tenté
d’appeler «diffusive», et qui, vraiment, m’a fort bien suffi jusqu’au
jour où, tout d’un coup, je l’ai sentie à son tour s’effondrer
misérablement. A l’ombre de cette théorie, j’invoquais les saints, en
présence de petites images que j’avais dessinées moi-même et clouées
autour d’une statue de la Vierge; j’adorais le Christ dans son
sacrement, et j’avais même commencé à m’imprégner, pour la première
fois, d’un certain esprit de soumission catholique. Dès qu’une doctrine
m’était proposée qui avait en sa faveur l’autorité de l’Église
diffusive--c’est-à-dire sur laquelle Rome surtout s’était prononcée, et
que Cantorbéry n’avait point contredite--je l’acceptais de tout mon
cœur, en écartant aussitôt toutes mes préventions contre elle.

Je fus d’abord un peu embarrassé pour m’expliquer de quelle manière une
telle autorité parlait aux ignorants qui se trouvaient hors d’état de
rechercher les points particuliers de désaccord entre les trois grandes
Églises chrétiennes: mais, là encore, je finis peu à peu par me
constituer une théorie. Tout de même que le catholique romain ignorant
s’adresse à un prêtre qui est en communion avec l’autorité du Pontife
romain, de même le laïc ignorant de l’Église diffusive devait s’adresser
à un prêtre qui reconnaissait l’autorité de la dite Église; et c’est en
effet chose certaine, que si les laïcs de cette espèce recouraient à ce
moyen, ils trouveraient une unanimité à peu près suffisante. Je proposai
même cette vue à mes supérieurs, en 1903, comme un mode possible pour
moi d’échapper à mes dernières difficultés: mais j’eus le chagrin de
m’entendre affirmer qu’une telle vue n’était pas acceptable. Et j’avoue
que, alors ni maintenant, je n’ai compris pourquoi: car il me semble
que, si seulement l’on admet mon point de départ, cette théorie est la
seule issue logique et pratique qui en puisse résulter.




CHAPITRE IV

LES PROGRÈS DE LA CRISE


Et, ainsi donc, je demeurai pendant près de deux ans un membre avéré de
la communauté. Pendant l’une de ces deux années, je me sentis très
heureux et confiant, sauf un ou deux cas où, brusquement, mes anciens
troubles reparaissaient, et puis m’abandonnaient de nouveau. J’avais
trouvé autour de moi, comme je l’ai dit déjà, une fraternité et une
amitié inappréciables. Maintenant encore, dans mes rêves, il m’arrive de
revenir à Mierfield,--mais jamais, Dieu merci, en qualité d’anglican!
Dans un de ces rêves, je me rappelle que le cardinal Merry del Val
venait d’être élu supérieur de la communauté, et avait reçu notre
soumission. J’étais là, moi aussi, tout rayonnant de joie, éclatant de
rire à force de bonheur. Une autre fois, je revenais à Mierfield comme
prêtre catholique, et m’étonnais de voir qu’il n’existât aucune barrière
de gêne entre mes anciens frères et moi: nous nous tenions ensemble,
dans le grand _hall_, et causions fraternellement comme autrefois. En
réalité, cependant, je ne suis jamais revenu à Mierfield, malgré tout le
plaisir que j’aurais à y retourner, même sans la compagnie de Mgr Merry
del Val: la communauté n’a point cru pouvoir m’y autoriser.

C’est là, aussi, que j’ai commencé pour la première fois à ordonner en
système mes pratiques de dévotion, et aussi à m’essayer dans l’art de la
méditation; et c’est là également que Dieu m’a récompensé avec abondance
de mes pauvres efforts. Déjà il me préparait, comme je le vois bien à
présent, pour la résolution décisive qu’il allait bientôt proposer à mon
libre choix.


I

Ce fut, je crois bien, durant l’été et l’automne de 1902 que je
commençai à écrire un petit livre intitulé _la Lumière invisible_.
Certaines histoires que m’avait racontées mon frère aîné m’avaient
suggéré l’idée de ce livre, et je m’étais mis à l’écrire peu à peu, dans
mes moments de loisir. Les divers récits qui formaient le volume, et où
le mysticisme se mêlait volontiers d’un élément surnaturel, se
déroulaient autour d’une figure principale que j’avais appelée un
«prêtre catholique»; et bien souvent, depuis lors, on m’a demandé si mon
intention avait été de faire de ce personnage un véritable catholique ou
un anglican[4]. Ma seule réponse est que je concevais mon héros comme
pouvant appartenir indistinctement à ces deux confessions. Ma théorie de
l’Église diffusive m’amenait de plus en plus à supprimer, dans mes
pensées aussi bien que dans ma prédication, toute séparation entre ce
que je considérais simplement comme des parties différentes du grand
Corps mystique du Christ; et c’est ainsi que, dans ma _Lumière
invisible_, j’évitais soigneusement tout ce qui aurait risqué de trop
«spécialiser» le «catholicisme» de mon vénérable héros. Ajouterai-je que
ce souci m’apparaît maintenant revêtu d’une signification dont je
n’avais point conscience sur le moment? Il prouve que, dès lors, je
n’avais plus en notre Église d’Angleterre la confiance parfaite qui,
naturellement, m’aurait porté à représenter mon personnage comme un
prêtre anglican.

  [4] J’ai publié naguère, à la librairie Perrin, une traduction de
    cette _lumière invisible_, en y intercalant quelques autres récits
    d’un genre analogue, mais qui, ceux-là, avaient été écrits par le P.
    Benson après sa conversion définitive au catholicisme (T. W.).

Avant, pendant, et après la rédaction de ce livre, je me suis senti de
plus en plus attiré par le mysticisme. J’avais écarté de moi la
contemplation froide et positive du dogme, et m’étais efforcé de cacher
celui-ci sous la réalité plus chaude d’une expérience intime d’ordre
spirituel. Dans mon livre même, je tâchais à imprégner du dogme
l’essence des récits, bien plutôt qu’à l’exprimer explicitement. On m’a
aussi demandé si les histoires que je racontais étaient «vraies»; à cela
je puis répondre seulement que le livre, dans son ensemble, n’a pas
d’autre prétention que d’être une œuvre du genre romanesque. Et je
crois, d’ailleurs, qu’il m’a été donné là de réussir assez heureusement
à me maintenir sur le terrain moyen entre le catholicisme et
l’anglicanisme, puisque le livre continue, aujourd’hui encore, à trouver
maints lecteurs à la fois parmi les catholiques et les anglicans. Mais
sans aucun doute j’étais encore, à cette date, très profondément pénétré
d’anglicanisme; car, lorsque j’ai écrit l’une des histoires du livre où
je montrais une religieuse en prière devant le Saint-Sacrement, j’avais
dans l’esprit un couvent anglican où j’étais allé plusieurs fois, et je
me suis également beaucoup inspiré de l’atmosphère de l’endroit même où
je demeurais pendant que j’écrivais ce récit--le presbytère anglican de
Saint-Cuthbert, à Kensington, où le Saint-Sacrement est conservé nuit et
jour sur l’autel.


II

Oui, la fortune de ce petit livre--ou plutôt la différence des personnes
qui goûtent ce livre et de celles à qui il déplaît--m’apparaît, elle
aussi, bien significative. En fait, _la Lumière invisible_ rencontre
plus de succès auprès des anglicans qu’auprès des catholiques. Et,
certes, il est naturel que certains anglicans se plaisent à rechercher,
dans mon livre, le témoignage de ma triste décadence, à la fois
littéraire et spirituelle, depuis que j’ai quitté l’Église d’Angleterre:
mais, en dehors même de ce point de vue particulier, c’est chose
certaine que les anglicans préfèrent infiniment ma _Lumière invisible_ à
tout ce que j’ai écrit depuis lors, tandis que la plupart des
catholiques, et moi-même avec eux, estimons que le livre intitulé:
_Richard Raynal, solitaire_, est beaucoup mieux écrit, et d’une portée
religieuse bien supérieure. J’avouerai même que, pour ma part, je
ressens une vive antipathie à l’égard de ma _Lumière invisible_, du
moins au point de vue spirituel. J’ai écrit ce livre dans un état
d’excitation fiévreuse, et sous l’influence de ce qui m’apparaît
maintenant comme une sentimentalité maladive. Je m’entraînais à me
rassurer concernant la vérité de la religion, et cela m’avait conduit à
prendre un ton affirmatif et catégorique qui, plus d’une fois, n’était
pas exempt d’affectation. J’ajouterai que le livre risque même, sous
certains rapports, d’être malfaisant; car il suppose que l’intuition
spirituelle, ou même la simple imagination, constitue un élément
essentiel de toute expérience religieuse, et que la réalisation
personnelle est un mode de croyance préférable à celui de la simple foi
d’une âme qui se borne à recevoir la vérité divine de la main d’une
autorité divine. Pour les catholiques il est presque indifférent de
savoir si l’âme se trouve en état de «réaliser», de transformer en
objets de vision personnelle, les faits révélés et les principes de la
vie spirituelle; l’unique chose importante est que la volonté y adhère,
et que la raison les approuve. Mais pour les anglicans, dont la
théologie ne comporte pas de fondement raisonnable, et parmi lesquels
l’autorité est, il faut bien le dire, inexistante, il est beaucoup plus
naturel de placer le centre de gravité dans les émotions, plutôt que
dans la raison unie à la volonté. La raison, pour eux, doit être
continuellement étouffée, même dans sa propre sphère légitime, et la
volonté presque toujours concentrée au-dedans de soi. De telle sorte que
le seul mode de vie spirituelle, pour les anglicans, le seul royaume où
opère la spiritualité, se trouve être l’expérience du sentiment
individuel. Et si l’antipathie que m’inspire aujourd’hui mon premier
livre peut paraître exagérée, cette exagération doit provenir d’une
sorte de réaction contre les erreurs et les vaines ombres au milieu
desquelles j’ai eu longtemps à vivre.


III

Je voudrais expliquer, à ce propos, de quelle façon je réussissais à
conserver ma foi dans les ordres anglicans. Je me disais qu’il y a deux
choses dans la réception d’une grâce: le fait lui-même et le mode de
réception. Le fait est affaire d’intuition spirituelle, le mode, de
perception intellectuelle. Pour ce qui concernait le fait, la
communication réelle entre Notre-Seigneur et mon âme, telle qu’elle se
produisait surtout dans certains moments solennels, là-dessus je
n’éprouvais pas le moindre doute; non plus que je n’en éprouve encore
aujourd’hui. Sans aucune espèce d’hésitation, je continue à déclarer que
mes communions, dans notre chapelle de Mierfield et ailleurs, les
confessions que je faisais ou celles que j’entendais pendant ma période
d’anglicanisme, demeureront toujours parmi les moments les plus sacrés
de ma vie. Leur dénier toute réalité, ce serait en vérité trahir
Notre-Seigneur et répudier Son amour. Mais il en va tout autrement du
mode de réception. Pendant que j’étais dans l’Église d’Angleterre,
j’acceptais, à peu près jusqu’au dernier jour, l’affirmation par
laquelle cette Église garantissait que j’étais un prêtre, et j’en
déduisais naturellement que la grâce de mon ordination avait une valeur
sacramentelle; tandis que plus tard, lorsque je me suis soumis à Rome,
j’ai accepté avec une sécurité bien plus grande, avec un consentement
intérieur tout autant qu’extérieur, l’affirmation suivant laquelle je
n’avais jamais été prêtre si peu que ce fût. Rome ne m’a jamais demandé
de rien admettre des choses parfaitement absurdes et blasphématoires que
les anglicans l’accusent volontiers d’exiger de ses nouveaux fidèles,
comme, par exemple, la nature diabolique, ou même simplement illusoire,
de la grâce accordée par Dieu à ceux qui sont de bonne foi dans des
croyances erronées. Dans mes confessions anglicanes, je faisais des
actes de contrition parfaitement valables, et tâchais de mon mieux à
accomplir le sacrement de pénitence; dans mes communions, j’élevais mon
cœur vers le Pain de Vie; et, en conséquence, Notre-Seigneur n’aurait
pas été le Récompenseur de tous ceux qui le servent s’Il n’était pas
venu à moi durant ces instants, et n’avait pas répondu à mon appel par
Sa sainte visitation.

Toutes ces choses que je viens d’écrire, je les ai comprises bien
longtemps avant que ma soumission à Rome devînt imminente; et lorsque
mes supérieurs ou mes frères me disaient que je coupais des cheveux en
quatre, ce reproche ne parvenait aucunement à me troubler. Je savais,
dès lors, que l’épaisseur d’un quart de cheveu pouvait parfois
constituer une grande distance.


IV

Pendant l’été de 1902, je dis à ma mère, au cours d’une promenade avec
elle, que j’avais eu des troubles intérieurs touchant la validité de
l’anglicanisme; mais je lui affirmai que mes troubles s’étaient de
nouveau dissipés, et je lui promis que, s’ils faisaient mine de
reparaître, je viendrais aussitôt m’en entretenir avec elle. Or, dès la
Noël suivante, je me vis dans l’obligation de tenir cette dernière
promesse; et en vérité, je ne saurais dire combien je fus touché de la
manière dont ma mère accueillit ma confidence. Depuis lors, elle et mon
supérieur furent tenus au courant de chacune des phases de la crise que
je traversais. J’exécutais à la lettre chacune de leurs recommandations,
je lisais tous les livres que l’on me donnait, et qui avaient pour objet
de défendre le point de vue anglican; je consultais toutes les autorités
vivantes que l’on me proposait. J’ajouterai que ma mère et mon supérieur
m’ont traité, l’un et l’autre, jusqu’au dernier jour, avec une bonté et
une sympathie extrêmes. Sous tous les rapports, je me félicite
aujourd’hui d’avoir agi à leur égard comme je l’ai fait: car tous les
deux, ma mère et mon supérieur, lorsqu’ensuite je me suis soumis à Rome,
et que, suivant l’usage en pareil cas, un flot d’accusations s’est
répandu sur moi, se sont empressés d’informer tous leurs correspondants
de la fausseté absolue de ces accusations, du moins en ce qui touchait
ma prétendue dissimulation.


V

Ce fut, je crois bien, au mois d’octobre de l’année 1902 que l’abîme de
détresse où j’étais plongé me devint si intolérable que, avec la
permission de mon supérieur, j’écrivis une longue lettre à un prêtre
catholique des plus en vue, pour lui faire l’exposé de toutes mes
difficultés. (Je dirai tout à l’heure ce qu’elles étaient au juste.) La
réponse que je reçus me surprit alors infiniment: elle m’étonne beaucoup
moins aujourd’hui, puisque le prêtre en question est mort, un peu plus
tard, tout à fait en dehors de la communion catholique. Il me
définissait très soigneusement la doctrine de l’infaillibilité papale,
m’indiquait le sens précis attaché à ce dogme par l’opinion générale de
l’Église, et, en conclusion, me conseillait d’attendre. Il me
disait--chose que j’ai reconnue depuis n’être pas vraie--que, si les
«minimistes» semblaient avoir triomphé pour ce qui concernait la formule
du décret proclamant l’infaillibilité, c’étaient au contraire les
«maximistes» qui avaient eu constamment le dessus depuis lors; et il
ajoutait que, bien que pour son propre compte, étant un «minimiste», il
se sentît personnellement le droit de rester au point où il était, il ne
se croirait pas cependant autorisé à recevoir personne dans l’Église
sans que le nouveau converti adhérât pleinement aux termes qui
prévalaient maintenant, c’est-à-dire aux principes des «maximistes».
Après quoi il déclarait que ces principes étaient parfaitement
impossibles à admettre pour des personnes raisonnables. D’où résultait
pratiquement, comme je l’ai dit, la conclusion que je ferais mieux d’en
rester où j’étais. Il y avait même dans sa lettre une phrase qui m’a
donné, dès ce moment, un rapide soupçon de ce que j’appellerais la
déloyauté objective de sa position. Je l’avais prié de se souvenir de
moi dans sa messe; et lui, en réponse, il me priait de me souvenir de
lui dans la mienne!

Après ma réception dans l’Église, ce prêtre notoire m’a écrit de
nouveau, pour me demander de quelle manière j’avais surmonté le grave
obstacle qu’il m’avait indiqué. Je lui ai répondu que de telles
distinctions artificielles n’avaient pas pu m’empêcher de vouloir m’unir
à ce qui m’apparaissait incontestablement désormais le centre divin de
l’Unité, et que j’avais simplement accepté le décret du Vatican dans le
sens où l’Église elle-même l’avait promulgué et accepté.

Mais d’abord la lettre de mon correspondant, lorsqu’elle me parvint, me
calma et me rassura pour quelque temps. Aussi bien n’avais-je que trop
besoin d’être rassuré. Mon supérieur, de son côté, me fit observer qu’il
m’aurait été impossible d’avoir plus manifestement une indication de la
volonté de Dieu à mon endroit, me prouvant que celle-ci était que je
demeurasse dans la communion où il m’avait placé. Le fait même que
j’avais écrit à un prêtre catholique, et reçu de lui une réponse
décourageante, nous semblait alors, à mon supérieur et à moi, un signe
évident de la vraie nature de mon devoir. Ce fait semblait nous prouver
également que, même à l’intérieur de l’Église romaine, existaient de
larges divergences d’opinion, et que, même là, je chercherais vainement
cette unité à laquelle j’aspirais. L’histoire ultérieure du prêtre en
question, son excommunication, et sa mort en dehors de l’Église, ont
d’ailleurs assez montré, naturellement, que tel n’était point le cas, et
que l’Église ne souffre pas d’être représentée par des hommes qui, de
bonne foi ou non, défigurent sa doctrine.

Toujours est-il que je me trouvai de nouveau rassuré: mais pour très peu
de temps. Presque immédiatement, mes doutes reparurent. Je m’étais
engagé de divers côtés à des prédications qui m’auraient occupé pendant
tout cet hiver, et dont la date était toute proche. Je demandai la
permission d’en être dispensé; mais mon supérieur estima qu’il valait
mieux ne pas m’accorder cette permission; et le fait est qu’aujourd’hui,
en revoyant ma situation, j’ai l’idée que le travail actif était
vraiment, pour moi, la meilleure chance de faire taire le vacarme
douloureux de mes doutes intérieurs.

Je prêchai donc quelques missions, allai passer la Noël chez ma mère, et
revins de nouveau à Mierfield. Mais ma détresse ne faisait que grandir.
J’avais même sollicité les prières d’un converti de fraîche date, qui,
plus tard, a été comme moi ordonné prêtre, et qui était venu demeurer
chez ma mère durant les vacances; et je lui avais exposé une ou deux de
mes difficultés, pour voir quelle réponse il y ferait. De nouveau,
cependant, mon angoisse s’apaisa un peu dans la bienfaisante atmosphère
de Mierfield; et ce fut très à contre-cœur que je dus m’en aller de mon
cher couvent pour aller prêcher une mission et diriger les offices de la
semaine sainte dans une paroisse du Sud de l’Angleterre. Le vendredi
saint, je prêchai les Trois Heures; et, le soir du jour de Pâques, je
parus pour la dernière fois dans une chaire anglicane, où je pris pour
thème de mon sermon l’accueil fait par Notre-Seigneur à Madeleine
pénitente. Je crois me rappeler que, dès ce jour-là, lorsque je
redescendis les degrés de la chaire après mon sermon, j’eus déjà une
prévision de ce qui allait m’arriver. Je revins à Mierfield dans un état
profond d’épuisement corporel, spirituel et mental.


VI

J’ai l’idée que les catholiques ne se rendent aucun compte de tous les
obstacles que doivent franchir les anglicans avant de faire leur
soumission à l’Église. Je ne parle pas seulement des souffrances
extérieures, telles que la perte d’amis, de revenus, de positions, et
souvent même des plus modestes commodités de la vie. De ce genre de
pertes je me trouvais garanti, pour ma part, encore que la nécessité
d’abandonner la communauté de Mierfield ait été, sans aucun doute,
l’épreuve la plus cruelle que j’aie eue à subir jamais, au point de vue
de ma vie sociale. J’ai tendrement baisé, à la manière grecque, la porte
de ma chambre, en quittant celle-ci pour la dernière fois. Mais enfin je
ne perdais pas, j’ose le dire, l’amitié personnelle des membres de la
communauté, en tant qu’individus. Je les revois encore, à l’occasion, et
reçois de leurs nouvelles. Aussi bien n’est-ce pas de ce côté de la
lutte que je veux parler, mais bien du conflit purement intérieur.
L’anglican passé au catholicisme se trouve, pour ainsi dire,
simultanément chassé de tous les chemins qu’il suivait. Son âme est
saisie d’une douleur intolérable, et dont l’unique soulagement se trouve
dans une espèce de quiétisme impassible. Se soumettre à l’Église, pour
un anglican, c’est sortir à jamais de ce qui lui est familier et cher,
pour s’en aller dans un immense désert où il est certain d’être épié,
soupçonné, raillé, à chaque rencontre qu’il fera. Ou plutôt c’est là,
certainement, en majeure partie, une illusion, et les choses se révèlent
sous un tout autre aspect lorsque l’ex-anglican est décidément devenu
catholique. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles lui apparaissent
d’abord sous cet aspect-là, qui pourrait bien être le dernier piège
émotif tendu par Satan. A quoi j’ajouterai que celui-ci ne laisse pas
d’être aidé, dans sa tâche, par la négligence des écrivains catholiques
à rassurer les néophytes sur ce point particulier.

Deux incidents de cet ordre ont presque failli éteindre en moi la
lumière naissante de la foi. Je ne veux pas les décrire ici; mais, dans
les deux cas, ils ont eu pour point de départ une parole imprudente
sortie de la bouche d’un prêtre catholique très sincère et très bon,
dans un discours public. Quand une âme atteint un certain degré de
conflit intérieur, elle cesse d’être tout à fait logique; elle devient
alors quelque chose de très tendre et de très impressionnable,
frémissant au moindre contact, et aspirant à n’être touchée que par des
mains qui ont été percées de clous. Or cette âme endolorie, durant la
crise qui précède sa conversion, se trouve traitée rudement, poussée
impérieusement d’un côté et de l’autre par un directeur qui ne se fait
pas la moindre idée de son état, vivant lui-même au centre de la lumière
vers laquelle l’âme tremblante du converti tâche à s’élever parmi des
souffrances indicibles. Quoi d’étonnant que, plus d’une fois, cette âme
misérable se laisse retomber dans la pénombre, plutôt que d’avoir à en
supporter davantage, et même se persuade qu’une demi-lumière accompagnée
de charité doit être plus proche du cœur de Dieu qu’un soleil éclatant
au milieu d’un désert?


VII

Je vais maintenant essayer de résumer brièvement la nature de ces doutes
et de ces objections qui, depuis le mois d’octobre de l’année
précédente, m’avaient de plus en plus préoccupé. Parfois, pour essayer
d’y échapper, je me réfugiais désespérément dans la prière: mais bientôt
mes angoisses me ressaisissaient, et, de nouveau, je me mettais à lire
tous les livres qui avaient quelque chance de pouvoir me rassurer.

Il y avait, d’abord, la conception générale du plan divin; et en second
lieu il y avait les faits réels qui m’entouraient dans le monde. Je vais
commencer par ce second point, qui, moins important à mes yeux que le
premier, l’a cependant précédé dans mes pensées. Voici en quoi il
consistait:

J’acceptais le christianisme comme la révélation de Dieu. C’était là,
pour moi, un axiome dont je ne m’arrêterai pas à exposer les fondements.
J’acceptais également la Bible comme un récit inspiré, et divinement
garanti, des faits positifs de cette Révélation. Mais j’en étais arrivé
à comprendre, comme je l’ai déjà expliqué, la nécessité de l’existence
d’une Église enseignante qui fût chargée de conserver et d’interpréter
les vérités du christianisme à la série des générations successives.
C’est seulement pour une religion morte que des documents écrits peuvent
suffire. Une religion vivante doit toujours être en état de s’adapter à
un milieu nouveau sans rien perdre de son identité propre. D’où résulte
cette conclusion certaine que, si le christianisme est, comme je le
crois, une Révélation réelle, l’Église enseignante doit, en tout cas,
avoir une opinion touchant le trésor confié à ses soins, et notamment
touchant les divers points indispensables au salut de ses enfants. Cette
Église peut rester elle-même dans l’indécision et peut permettre des
vues divergentes sur des points purement théoriques; elle peut souffrir,
par exemple, que ses théologiens discutent au long des siècles les modes
d’action de Dieu, ou bien encore les meilleures manières philosophiques
d’interpréter les mystères du dogme; elle peut encore autoriser la
discussion sur les limites précises de certains de ses pouvoirs, et sur
leur façon de s’exercer. Mais dans les choses qui affectent directement
et pratiquement les âmes, comme par exemple le fait de la grâce, ses
voies, les conditions nécessaires du salut, et le reste, il faut que non
seulement l’Église ait une opinion définie, mais il faut aussi qu’elle
la proclame constamment, et que, non moins constamment, elle impose
silence à ceux qui voudraient obscurcir son opinion ou la défigurer.

Or, tel n’était pas du tout le cas pour la communion chrétienne dont je
me trouvais faire partie.

J’étais desservant d’une Église qui ne semblait pas avoir une opinion
fixe, même sur les matières les plus directement liées au salut des
âmes. Ainsi, j’avais pour devoir de prêcher et de pratiquer le système
de rédemption que Dieu nous a donné par le moyen de la vie et de la mort
de Jésus-Christ, et je savais bien que ce système était sacramentel. Or,
lorsque je regardais autour de moi, en quête d’un clair exposé de ce
système, il m’était impossible de le découvrir. Il est vrai que bien des
individus acceptaient et enseignaient ce que j’enseignais moi-même; il y
avait notamment les sociétés auxquelles j’appartenais, l’Union anglicane
et la Confrérie du Saint-Sacrement, qui s’accordaient de la manière la
plus absolue avec moi sur ce terrain: mais il m’était impossible de dire
que les autorités de mon Église en fussent au même point. Pour m’en
tenir à un seul exemple, mais capital--la doctrine de la
Pénitence--j’ignorais tout à fait si mon Église me permettait ou non
d’enseigner que cette pénitence était normalement indispensable pour le
pardon du péché mortel. Au contraire, presque tous nos évêques niaient
cela, et quelques-uns d’entre eux se refusaient même complètement à
reconnaître le pouvoir de l’absolution. Mais, en admettant même que mes
propres vues fussent tolérées--ce qu’elles n’étaient pas, tout au moins
en droit strict--le fait que des vues qui excluaient les miennes se
trouvassent jouir d’une égale tolérance, ce fait me prouvait que mes
vues ne faisaient point partie de la doctrine foncière de mon Église. En
mettant les choses au mieux, j’enseignais mon opinion privée sur un
point qui demeurait encore, officiellement, indéfini. J’enseignais comme
une certitude ce qui était encore incertain. De telle sorte que, à
mesure que je me rendais un compte plus clair de cette situation, il me
devenait de plus en plus impossible de dire que l’Église d’Angleterre
proclamât le sacrement de la Confession.

Je n’ignorais pas que bon nombre de mes confrères avaient une manière
très simple d’échapper à ce dilemme. Ils faisaient appel non pas à la
voix vivante de l’Église d’Angleterre, mais à ses formulaires écrits,
qu’ils interprétaient en accord avec leurs propres vues. Mais, pour ma
part, j’avais peine à suivre sincèrement leur exemple, parce que j’avais
commencé à comprendre qu’un formulaire écrit ne peut jamais être décisif
dans une Église où ce formulaire peut être interprété selon plusieurs
sens différents--ce qui était le cas pour celui-là, sans le moindre
doute--et dans une Église où les autorités non seulement se refusent à
décider de l’unique sens véritable, mais tolèrent avec une égale
facilité des sens qui s’excluent et se détruisent l’un l’autre. De plus
en plus, je commençais à sentir la nécessité absolue d’une autorité
vivante qui pût continuer de parler au fur et à mesure que plusieurs
interprétations nouvelles de ses paroles anciennes se disputaient le
privilège d’être conformes à son opinion.

Et, naturellement, bien des personnes me conseillaient de m’en tenir à
mon interprétation propre, sans m’occuper des autres: mais cela m’était
impossible. J’estimais que, puisque mon interprétation était contestée,
je n’avais pas le droit de l’enseigner comme valable. Là-dessus, on me
rappelait le cas de théologiens anglicans tels que Pusey et Keble, qui
avaient tranquillement soutenu comme certaines les vues les plus
mystiques et les plus proches du catholicisme. Mais je répondais qu’il
m’était impossible de m’appuyer sur l’autorité de tels individus
particuliers, si éminents qu’ils fussent, étant donné qu’il y avait
d’autres individus non moins éminents qui soutenaient des vues opposées.

Deux ou trois de mes conseillers, enfin, me disaient que je m’occupais
là de points secondaires, et nullement essentiels. Ils m’assuraient que
les dogmes généraux du _Credo_ étaient les seuls qui fussent
nécessaires, et que sur ceux-là l’Église anglicane se trouvait
suffisamment d’accord. Mais je répondais que ces points dont je
m’occupais étaient, au contraire, les plus pratiques de tous, ne
concernant pas de vagues propositions théologiques, mais les détails les
plus actuels de la vie chrétienne. Pouvais-je ou ne pouvais-je pas dire
à mes pénitents qu’ils étaient tenus de confesser leurs péchés mortels
avant la communion? Et ce que je dis là de la Pénitence n’est qu’un
exemple entre maints autres, car de tous côtés je voyais s’élever les
mêmes questions. Je me trouvais entouré d’une Église dont la pratique
m’apparaissait impossible à justifier. Ses enfants vivaient et mouraient
par dizaine de milliers dans l’ignorance complète de ce que je croyais
être le dogme chrétien, et dans une ignorance qui ne résultait point de
leur propre négligence, mais bien de la volonté réfléchie d’hommes qui
étaient des ministres de mon Église, aussi pleinement accrédités que
moi-même, et qui en outre, tout comme moi, n’aspiraient qu’à enseigner
ses préceptes et à lui obéir.

Et puis, de l’autre côté, je voyais l’Église de Rome. J’avais, je crois
bien, lu et entendu tous les arguments historiques ou théoriques qu’il
était possible d’apporter contre ses titres: mais, à la regarder du
point de vue pratique, il ne pouvait point faire de doute pour moi que
le système de cette Église agissait là où le système de mon Église
anglicane demeurait impuissant. On me disait que cette action était
toute machinale, ou bien encore superstitieuse: mais, en tout cas, elle
était réelle, incontestable. Je me souviens d’avoir, un jour, dans une
conversation privée, comparé les deux systèmes rivaux à deux feux
préparés de deux manières différentes. Le système anglican était comme
si un homme approchait une allumette d’une masse de combustible entassée
en bloc; là où ce geste s’accompagnait de beaucoup de zèle et de
sincérité personnels, sûrement une flamme jaillissait, des âmes se
trouvaient échauffées et éclairées; mais aussitôt que cette influence
personnelle disparaissait, tout redevenait comme auparavant. Dans le
système romain, au contraire, on avait beau me dire que les individus
faisaient voir moins de zèle et moins de piété: en tout cas, le feu
brûlait d’une flamme sûre et constante, tout à fait indépendamment de
l’influence individuelle, parce que le combustible se trouvait préparé
et disposé en bon ordre. Qu’un prêtre fût négligent, ou même relâché,
dans ses vues privées, il n’en résultait aucune différence essentielle:
son troupeau n’en savait pas moins ce qui était nécessaire pour le
salut, et comment il pourrait l’obtenir. Le plus petit enfant élevé dans
l’Église catholique romaine savait, de la manière la plus précise,
comment il pouvait se réconcilier avec Dieu et recevoir sa grâce.


VIII

En second lieu, il y avait la question générale de la catholicité. La
théorie anglicane m’apparaissait simplement extravagante, maintenant que
je la considérais d’un point de vue moins «provincial». Je n’avais
aucune idée, par exemple, de celui qui se trouvait être l’évêque
légitime de Zanzibar: cela dépendait surtout, dans ma théorie d’alors,
de la question de savoir quelle communion, la romaine ou l’anglicane,
avait par hasard débarqué la première sur la côte d’Afrique! En fait, la
juridiction religieuse se présentait à moi comme une espèce de course au
clocher pieuse. En Irlande, je savais fort bien que j’étais en communion
avec des personnes qui, d’après mes vues individuelles, étaient
absolument des hérétiques, et hors de communion avec des personnes dont
les vues religieuses étaient exactement les miennes. Au contraire, la
théorie romaine était, simplement, la même partout. Tout catholique
romain pouvait dire avec saint Jérôme: «Je suis en communion avec le
Christ, représenté par la chaire de Pierre. Sur ce rocher est construite
toute l’Église.» Ici encore, la théorie romaine était logique et
agissait, tandis que ma théorie anglicane n’avait ni consistance, ni
action pratique.

Après cela, il va sans dire que ces considérations ne résolvaient pas le
problème. On me rappelait que Notre-Seigneur aimait à parler par
paraboles, et se refusait volontiers à trancher les nœuds par des
réponses simples et directes. Il n’y avait rien d’impossible à ce que le
fil doré de Son plan divin passât précisément à travers ces fourrés qui
me semblaient impénétrables, et que la grande route toute droite ne fût
qu’un monument de l’impuissance et de l’erreur humaines.

Aussi, bien que ces points me prédisposassent en faveur de l’Église de
Rome, estimais-je qu’il m’était encore nécessaire de beaucoup lire et de
beaucoup réfléchir avant de me décider. Sans compter que d’autres points
dérivaient de ceux-là, qui exigeaient également une élucidation
minutieuse. Par exemple, comment se pouvait-il que des dogmes qui
contraignaient aujourd’hui la conscience des fidèles ne l’eussent pas
contrainte il y a cent ans? Que penser de dogmes nouvellement proclamés,
comme celui de l’Immaculée-Conception--qui d’ailleurs, comme matière
d’opinion privée, me paraissait parfaitement acceptable--et comme celui
de l’infaillibilité papale? Et puis enfin, il restait toujours encore le
vieux problème, vainement étudié, des textes relatifs à saint Pierre et
des commentaires patristiques à leur sujet.


IX

Si bien qu’il y avait une chose que je commençais à voir avec une
certitude de plus en plus accablante: à savoir, qu’il était impossible,
en raison des immenses complications de l’histoire, de la philosophie,
de l’exégèse, de la loi naturelle, etc., de soutenir avec probabilité
n’importe quelle théorie au monde. Les matériaux d’après lesquels je me
trouvais forcé de juger, avec toute mon incompétence, étaient comme un
vaste kaléidoscope de couleurs. Chaque homme avait une inclination
naturelle vers une théorie, et tendait à choisir celle-là. Il était
incontestablement possible de trouver des arguments en faveur de
l’anglicanisme, ou de la papauté, ou du judaïsme, ou du système des
Quakers. Et c’était dans ces conditions, presque désespérantes, que je
m’étais mis à l’œuvre! Mais, avec cela, il y avait une chose qui
m’apparaissait, par degrés, non moins évidente: à savoir, que
l’intelligence, réduite à ses propres moyens, ne pouvait prouver que
très peu. L’énigme que Dieu m’avait donné à résoudre consistait en des
éléments dont la solution avait besoin non seulement de la tête, mais
aussi du cœur, de l’imagination, des intuitions, en un mot de notre
nature humaine tout entière. C’était chose impossible d’échapper
complètement à notre prévention native: mais du moins je devais faire de
mon mieux. Je devais me reculer un peu de la toile, et regarder la
peinture d’ensemble, au lieu de me tenir penché sur elle avec un
centimètre. Voilà ce que je sentis de plus en plus, à mesure que
j’avançais dans mon enquête! Mais, avant d’en arriver là, je m’étais
plongé à l’aveugle dans le tourbillon affolant de la controverse.

J’ennuierais le lecteur en essayant de lui fournir une liste un peu
complète de tous les ouvrages de controverse que j’ai lus, pendant les
huit derniers mois de ma période anglicane. Je dévorais littéralement
tout ce que je pouvais trouver, dans les deux camps. Je me nourrissais
des livres du Révérend Gore, de Richardson, de Pusey, de Ryder, de
Littledale, de Puller, de Stone, de Percival, de Mortimer, de Mallock,
de Rivington. J’étudiais avec soin un manuscrit sur l’histoire du règne
d’Élisabeth; je prenais des notes en abondance; et enfin je lisais le
_Développement_ de Newman, ainsi que la réponse de Mozley. Je cherchais
aussi l’interprétation de divers points chez les Pères, mais avec une
espèce de désespoir, en me sachant tout à fait incompétent pour décider,
là où de grands savants s’étaient trouvés en désaccord. Je dois avouer
que toutes ces lectures m’ont troublé et désolé au dernier point. Ne
valait-il pas mieux pour moi abandonner ces recherches poussiéreuses, et
rester paisiblement dans la situation où m’avait placé la Providence
divine? Après tout, une renaissance extraordinaire de vie spirituelle
s’était produite, récemment, dans l’Église d’Angleterre, et la nature de
ma tâche de missionnaire m’avait tout particulièrement permis d’en
constater les effets. Ne serait-ce pas une sorte de péché contre le
Saint-Esprit, de tourner le dos à une œuvre aussi manifestement solide
de la grâce, pour me mettre en quête de ce qui pourrait bien n’être
qu’un brillant et séduisant fantôme?




CHAPITRE V

LA MONTÉE DÉCISIVE


I

Par degrés, cependant, trois choses se dégagèrent pour moi de ce bruyant
tourbillon d’idées et écrits. La première de ces trois choses fut une
pensée. Mon supérieur m’avait donné à entendre que je m’exposais sans
aucun doute au péché d’orgueil en me hasardant à dresser mon opinion
propre contre les vues d’hommes tels que Pusey et Keble, d’hommes qui
m’étaient infiniment supérieurs en science, en expérience, et en valeur
morale. Ces hommes avaient pénétré dans toutes les questions qui
m’occupaient, les avaient explorées bien plus profondément que je
pouvais jamais espérer de le faire: et ils étaient arrivés à la
conclusion que les titres de Rome n’étaient point justifiés, et que
l’Église d’Angleterre formait, tout au moins, une partie de l’Église du
Christ. Or, je compris clairement, tout d’un coup, ce que j’avais
seulement soupçonné jusque-là: à savoir que si, comme je le croyais,
l’Église du Christ était la voie divine du salut, c’était chose
impossible que la découverte de cette voie fût une affaire
d’intelligence ou d’érudition, car, à ce prix, le salut deviendrait plus
facile pour l’homme adroit et possédant des loisirs que pour l’homme
simple et n’ayant point le temps de longues réflexions. Et quant à ce
qui était de la sainteté d’hommes tels que Pusey, je me dis que, somme
toute, le Christ était venu en ce monde pour sauver les pécheurs. Deux
ou trois textes de l’Écriture commencèrent à m’apparaître en lettres de
flamme. «Il y aura un grand chemin, écrivait Isaïe, et le racheté y
marchera. Celui qui s’y sera engagé, si même il est sot, ne risquera pas
de s’égarer.» D’autre part, Notre-Seigneur a dit: «Une cité placée sur
une montagne ne saurait être cachée.» Et encore: «A moins que vous
deveniez pareils à de petits enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le
royaume des cieux!» Ou bien encore: «Je te remercie, O mon Père, de ce
que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et les as révélées
aux tout petits!»

Je ne saurais décrire le soulagement que m’a apporté cette pensée. Je
voyais maintenant que mes difficultés intellectuelles ne constituaient
pas du tout le vrai cœur de l’affaire, et que je n’avais aucun droit de
me décourager parce que je me savais infiniment inférieur à d’autres qui
avaient décidé contre la cause que je commençais à reconnaître pour
vraie. L’humilité et la bonne foi, je m’en rendais compte à présent,
avaient bien plus d’importance que toute l’érudition patristique. Et
aussi commençai-je depuis lors, bien plus encore qu’auparavant, à
aspirer vers ces deux vertus, et à me remettre entre les mains de Dieu.
Tous les jours, je pratiquais l’un des actes d’humilité recommandés par
saint Ignace dans ses _Exercices spirituels_. En fait, je crois même
que, sous l’excès de la réaction, je courais un certain danger de
retomber dans le quiétisme.

Mais alors deux livres vinrent à mon secours, le _Développement_ de
Newman, et la _Déruption doctrinale_ de Mallock. Il y eut aussi l’un des
_Essais_ du Père Carson qui me fut très précieux durant cette
crise--celui qui traitait de la croissance de l’Église depuis son état
embryonnaire jusqu’à sa pleine virilité; car peut-être était-ce la
doctrine de cet essai qui m’aidait le mieux à résoudre mes dernières
difficultés. Et enfin je dois citer le livre de M. Spencer Jones sur
_l’Angleterre et le Saint-Siège_, ouvrage des plus remarquables, écrit
par un homme qui est encore aujourd’hui pasteur de l’Église
d’Angleterre. Chacun de ces livres m’aidait à sa façon, non point
peut-être directement pour l’acquisition de ma foi nouvelle--car
celle-ci se formait en moi aussi indépendamment de tout effort
intellectuel que de tout attrait sentimental: mais ces divers écrits
avaient pour moi l’avantage, d’une part, de détruire les obstacles qui
se dressaient entre Rome et moi, et d’autre part de détruire les
derniers vestiges de liens théoriques qui me rattachaient à l’Église
d’Angleterre. Grâce à eux je commençais désormais à voir poindre
nettement, comme des montagnes à travers une brume matinale, les
contours de ce que j’appellerai les vues générales des deux communions
entre lesquelles je me trouvais partagé.


II

En premier lieu, il y avait la vue générale de l’Église d’Angleterre, et
de ses relations avec le christianisme. Ces relations, comme je l’ai dit
déjà, reposaient maintenant entièrement sur ma théorie de «l’Église
diffusive». Or le livre de M. Mallock, après avoir exposé précisément
cette théorie avec une impartialité absolue, la démolissait de fond en
comble. Aussitôt que j’eus achevé la lecture de ce livre, je compris
trop sûrement que je n’avais plus rien à dire du point de vue anglican.
Un seul espoir me restait désormais, et celui-là même bien faible dans
mon état présent: l’espoir d’une retombée dans cette espèce
d’agnosticisme pieux qui est aujourd’hui le refuge d’un grand nombre de
pasteurs anglais. Mais j’ai l’idée que, avec cela, si les autres livres
que j’ai cités tout à l’heure n’étaient pas venus, vers le même temps,
me révéler très nettement les contours de l’Église catholique, j’aurais
fait en sorte de retomber de mon mieux dans cet agnosticisme, et en
serais resté au point où j’étais, en me confirmant par le souvenir de
l’extrême confusion de l’histoire de l’Église et par ma connaissance
positive des œuvres incontestablement accomplies par Dieu, de nos jours,
dans la communion anglicane.

Je n’ai pas à décrire tout au long l’argument de M. Mallock. Mais, en un
mot, le voici: la théorie de l’Église diffusive est bien considérée par
les ritualistes anglais comme le fondement de leurs croyances, mais, en
réalité, l’Église diffusive elle-même repousse cette théorie. Rome,
Moscou et Cantorbéry, tout en s’accordant sur d’autres points, sont
expressément en désaccord sur celui-là. Par conséquent, l’autorité à
laquelle ma théorie faisait appel se refuse implicitement à me servir
d’autorité; et, comme conséquence dernière, toute ma théorie n’est rien
qu’une illusion.

Plus d’une fois, depuis lors, j’ai sollicité une réponse à cet argument
de M. Mallock, et jamais encore je n’en ai reçu aucune. Tout au plus un
savant et zélé anglican a-t-il pu me dire que l’argument était trop
logique pour être vrai, et que le cœur avait des raisons que la raison
ne connaissait pas.

Je commençai maintenant à me tourner avec plus d’espoir vers les
ouvrages «constructifs». Dans celui de M. Spencer Jones, je trouvai une
systématisation méthodique des arguments qui m’aidait grandement à
éclaircir mes pensées, tandis que, par ailleurs, l’_Essai_ du Père
Carson m’offrait une sorte de variation brillante sur le grand thème de
Newman. Mais surtout c’était le livre fameux de Newman lui-même qui,
comme un magicien, effaçant devant moi les derniers nuages, me
permettait d’apercevoir la Cité de Dieu dans toute sa force et toute sa
beauté.


III

Cependant rien de tout cela ne contribua autant que la lecture des
Écritures elles-mêmes à me renseigner sur la valeur positive des titres
de Rome. De tous côtés mes amis me disaient d’étudier la parole écrite
de Dieu; et, en vérité, c’était le meilleur conseil que l’on pût me
donner, car mes amis et moi étions d’accord pour accepter les Écritures
comme l’œuvre inspirée de Dieu. Mais eux, dans ces Écritures
interprétées par ce qu’ils croyaient être l’Église, ils trouvaient la
confirmation de leurs propres vues, tandis que moi, depuis que j’avais
perdu confiance dans l’Église à laquelle j’appartenais, ou plutôt depuis
que j’avais cessé de recevoir de cette Église la moindre interprétation
positive qui eût de quoi me satisfaire, je me trouvais réduit aux
Écritures toutes seules. Je pouvais lire indéfiniment des livres de
controverse, et échouer à découvrir les erreurs et faiblesses humaines
qui les viciaient de part et d’autre; certes, je ferais mieux de
m’adresser à des écrits où l’erreur n’existait pas. Et ainsi, une fois
de plus, je me tournai vers le Nouveau Testament, en essayant d’y
trouver un fil qui rassemblerait toutes mes croyances, une autorité
vivante qui me renseignerait sur les titres authentiques de cette autre
autorité que des motifs tout humains me montraient comme la plus
consistante de toutes, l’autorité du successeur de saint Pierre
prétendant au droit d’être le Précepteur et le Maître de tous les
chrétiens.

On m’a dit alors, naturellement, que j’avais trouvé dans le Nouveau
Testament ce que j’espérais y trouver; que j’avais déjà accepté
entièrement les titres de Rome, que, par suite, je m’étais entraîné à
conclure que les Écritures les confirmaient aussi. De telle sorte que
l’on me prescrivait de m’adresser de nouveau aux théologiens pour
l’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire, en fait, de revenir à ce
même chaos de témoignages qui d’ailleurs, dans l’ensemble, m’avaient
paru plutôt appuyer la position romaine, mais dont on m’avait conseillé
auparavant de me dégager pour ne plus interroger que la propre parole de
Dieu. Et cependant que pouvais-je faire, sinon de tâcher honnêtement à
rechercher, dans le livre divin, les preuves des seuls titres qui me
semblaient à la fois cohérents, raisonnables, historiques, pratiques, et
même nécessaires d’une nécessité intrinsèque?

Après quoi je n’ai pas besoin de dire que j’ai trouvé dans les Écritures
une confirmation bien plus évidente et facile des titres de l’autorité
du pape que de bien d’autres doctrines que j’étais pleinement disposé à
accepter comme m’étant affirmées par les Saintes Écritures. Des dogmes
tels que celui de la Sainte Trinité, des sacrements tels que celui de la
Confirmation, et des institutions telles que celle de l’épiscopat,
toutes ces choses peuvent en vérité, pour l’anglican aussi bien que pour
le catholique, être découvertes dans l’Écriture, si l’on veut creuser
celle-ci pour les découvrir. Mais les titres des successeurs de Pierre,
eux, n’ont pas besoin que l’on creuse pour les découvrir: ils s’étalent
devant nous comme un grand diamant, rayonnant à la surface, pour peu que
l’on ait frotté ses yeux et qu’on se soit délivré de toute prévention
anti-catholique. Jésus déclare que sur Pierre il bâtira son Église: il
enjoint à ce même Pierre, au lendemain de son plus grave péché, de
«paître ses brebis». Il fait cela comme Bon Pasteur, et, comme Porte, il
donne à Pierre les clefs de son Église. J’ai trouvé en tout vingt-neuf
passages des Écritures où les prérogatives de Pierre sont tout au moins
impliquées, et je n’en ai pas trouvé un seul qui leur fût contraire, ou
incompatible avec leur admission. J’ai, d’ailleurs, reproduit ces
passages dans une petite brochure, écrite peu de temps après ma
conversion.

Il est, naturellement, tout à fait impossible pour moi de désigner telle
ou telle de ces diverses lectures comme étant celle qui m’a décidément
convaincu. Au reste, ce n’est pas un argument qui m’a convaincu, non
plus qu’un sentiment qui m’a poussé. Je me suis trouvé simplement
conduit par l’Esprit de Dieu vers un terrain d’où il m’est devenu aisé
de voir les faits tels qu’ils étaient. Mais je n’en suis pas moins forcé
de reconnaître que c’est surtout le livre de Newman qui m’a indiqué les
faits, qui a transporté mon regard de tel point à tel autre, et qui m’a
montré de quelle manière le glorieux monument tout entier se dressait
sur les fondements immuables de l’Évangile, pour s’élever de là jusque
dans le ciel.


IV

Dans ce livre de Newman je voyais--pour adopter une autre
image--l’Épouse mystique du Christ croissant par degrés de l’enfance à
l’adolescence, grandissant à la fois en taille et en sagesse,
n’acquérant point de connaissances nouvelles, mais développant celles
qu’elle avait dès l’abord, et renforçant ses membres et étendant ses
mains; changeant parfois d’aspect et de langue, recourant tantôt à une
forme d’expression humaine et tantôt à une autre pour traduire de plus
en plus complètement sa pensée; et tirant de son trésor des choses qui
lui avaient appartenu depuis le premier jour, et toujours pénétrée de
l’esprit de son Époux, et toujours souffrant comme Il l’avait fait.

Elle aussi, l’Épouse, elle avait été trahie et crucifiée. Elle avait eu
à «mourir chaque jour», comme son Époux. Elle avait été raillée, niée,
méprisée. Elle avait été dépouillée de ses vêtements, et n’en était
apparue que plus glorieuse, comme une vraie fille de roi. Elle avait été
mise au tombeau, recouverte d’une pierre par les pouvoirs séculiers, et
puis était ressuscitée en de merveilleux jours de Pâques. Elle avait
passé par des portes que l’on croyait fermées à jamais; elle avait étalé
ses banquets mystiques dans d’humbles mansardes et au bord de la mer; et
surtout elle était montée par delà les nuages, pour aller demeurer dans
le royaume céleste avec Celui qui était son Époux et son Dieu.

L’une après l’autre, mes difficultés s’évanouissaient à mesure que je
contemplais cette Église. Je voyais maintenant de quelle façon il était
nécessaire que ses aspects extérieurs changeassent, et que l’enfant
torturé des catacombes semblât très différent de la Mère et Maîtresse
régnante des Églises. Je voyais aussi comment il n’y avait pas jusqu’à
sa constitution qui ne dût subir un changement apparent; comment ses
membres, qui d’abord s’étaient mus gauchement et avec des allures
spasmodiques, avaient dû devenir de plus en plus dirigés par la Tête
visible, à mesure qu’elle acquérait plus de forces; comment les grands
gestes naïfs des premiers Conciles avaient dû peu à peu évoluer vers la
voix sereine qui, maintenant, sortait de ses lèvres; comment le sens
implicite des premiers siècles avait dû s’exprimer avec de plus en plus
de précision, à mesure que l’Église avait pris l’habitude de parler aux
hommes de ce qu’elle savait depuis le commencement; et comment elle
continuait de nos jours à proclamer le principe sur lequel son action
était fondée de tout temps, à savoir que, dans les matières qui
concernaient le contenu vital de son message, sa Tête se trouvait
inspirée, pour la protéger, de ce même Esprit de vérité qui d’abord
avait formé son corps dans le sein de l’humanité.

Je ne dis pas que toutes mes difficultés s’en soient allées d’un seul
coup. Non, et en fait, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un seul
catholique qui ose dire qu’il ne rencontre pas de difficultés autour de
sa foi: mais je comprenais dès lors que «dix mille difficultés
n’arrivent pas à constituer un doute». Il restait toujours encore les
vieux problèmes éternels du péché et de la volonté libre: mais pour
celui qui, une fois, a plongé ses yeux dans ceux de la grande Mère, ces
problèmes ne sont plus rien, car celui-là comprend que la Mère sait, si
nous ignorons; qu’elle sait, même si elle ne dit pas qu’elle sait; et
qu’au dedans d’elle, quelque part, tout au fond de son grand cœur,
réside la science infinie de Dieu.

Ainsi, pour la première fois, ma conception idéale de l’Église du Christ
m’apparaissait à présent pleinement réalisée dans ce que j’avais coutume
d’appeler l’Église de Rome. Et que si, ensuite, je me retournais et
regardais de nouveau l’Église d’Angleterre, je découvrais une différence
extraordinaire. Ce n’était pas que mon ancienne Église eût cessé de me
paraître aimable. Je continue à l’aimer maintenant encore, de la manière
dont on peut aimer un ami tout en se rendant compte de ce qu’il a en soi
de peu satisfaisant. L’Église d’Angleterre m’apparaissait douée de cent
vertus, d’une langue délicate, d’un esprit poétique; un parfum charmant
s’exhalait d’elle; elle était infiniment séduisante et touchante; elle
avait l’avantage de demeurer dans la pénombre de son vague, comme aussi
d’habiter de superbes demeures, encore qu’elle ne les eût pas
construites elle-même; elle avait certaines façons gracieuses, certains
modes d’expression d’une douceur exquise; sa musique et sa poésie me
semblent, aujourd’hui encore, extrêmement belles; et puis, par-dessus
tout, elle était la mère nourricière de beaucoup de mes meilleurs amis,
et pendant plus de trente ans elle m’avait élevé et nourri, moi aussi,
avec une bonté pleine d’indulgence. A coup sûr, je n’avais pas
l’ingratitude de méconnaître ses mérites: mais c’était chose entièrement
impossible pour moi de continuer à la révérer comme la divine maîtresse
de mon âme.

Il est vrai qu’elle m’avait nourri des meilleurs aliments qu’elle
possédât, et que Notre-Seigneur avait joint à ces dons, qui me venaient
d’elle, d’autres dons meilleurs encore qui ne me venaient que de Lui; et
c’était elle, en outre, qui m’avait toujours mené vers Lui, le désignant
à mon attention beaucoup plus que soi-même. Mais tout cela ne suffisait
pas à faire d’elle ma reine, ni non plus ma mère, et, en fait, sur bien
des sujets, elle m’avait trompé, non point par sa faute, mais en raison
de l’infortune de sa propre nature. Lorsque je l’avais interrogée sur
les fondements de la vie que je menais sous sa protection, elle n’avait
pas pu répondre. Elle m’avait dit simplement de rester en repos et de
l’aimer; or, cela n’était pas assez pour moi. Une âme ne peut pas se
satisfaire indéfiniment de pure bonté, ni d’un murmure apaisant, ni du
chant des hymnes; et il y a une liberté qui constitue un esclavage plus
intolérable que la plus lourde des chaînes. Tel que j’étais, moi, je ne
désirais nullement pouvoir aller d’un côté ou de l’autre selon mon
propre gré; ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle voie Dieu
voulait que j’allasse. Je n’avais aucun besoin d’être libre pour pouvoir
changer à mon gré ma conception de la vérité: mais plutôt j’avais besoin
d’une vérité qui, elle-même, pût me rendre libre. Je n’avais pas besoin
des larges chemins du plaisir, mais du chemin étroit qui est la Vérité
et la Vie. Et, pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre était hors
d’état de m’aider.

Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse, aimante et touchante, me
retenant à son service par tous les liens humains; tandis que de l’autre
côté, dans un rayonnement d’aveuglante lumière, je voyais l’Épouse du
Christ, dominante et impérieuse, mais avec un regard dans ses yeux et un
sourire sur ses lèvres qui ne pouvaient naître que d’une vision céleste.
Et celle-là m’appelait à son service non point parce qu’elle avait
jamais rien fait pour moi, non point, comme l’autre, parce que j’étais
un Anglais épris des manières anglaises, mais simplement et uniquement
parce que j’étais un enfant de Dieu, et parce qu’à elle Dieu avait dit:
«Prends cet enfant et nourris-le pour moi, et je te donnerai tes gages!»
Parce que, simplement et uniquement, elle était l’Épouse de Dieu, et
que, moi, j’étais un fils de son divin Époux.

Si, dans ce choix, j’avais hésité et que je fusse revenu à celle que je
connaissais et aimais, de préférence à celle que, jusqu’alors, je voyais
seulement et redoutais de loin, je comprenais que je serais tombé, sans
l’ombre d’un doute, sous le poids de cette condamnation prononcée par
mon divin Maître: «A moins qu’un homme abandonne son père et sa mère, et
tout ce qu’il possède, il ne peut pas être mon disciple!» Si bien que,
dès le début de l’été, j’allai trouver mon supérieur, je lui exposai,
une fois de plus, mon état d’esprit, et j’obtins de lui la permission
d’aller passer quelques mois dans la maison de ma mère, pour me reposer
et pour réfléchir.




CHAPITRE VI

LES DERNIERS PAS


I

Je revins chez ma mère dans un état assez étrange, mais à coup sûr
profondément misérable. Pour résumer en un mot une foule de symptômes
que je ne puis songer à mettre sous les yeux du lecteur, je me sentais
complètement épuisé au point de vue spirituel. Une seule chose
m’apparaissait avec une clarté absolue, autant du moins que je restais
capable d’une vision intellectuelle: c’était que j’avais le devoir de me
soumettre à Rome. C’est aussi ce que je fis comprendre à ma mère, pour
laquelle je n’avais pas eu de secrets depuis le premier jour; et je me
rendis volontiers à la proposition qu’elle me fit, d’ajourner toute
résolution jusque vers la fin de mai, afin de me laisser le temps et le
repos nécessaires pour une réaction possible. Pendant ce temps, il m’est
arrivé plus d’une fois de célébrer encore la communion anglicane dans la
petite chapelle de notre maison, et cela pour des motifs que j’ai déjà
expliqués: mais, avec le consentement de mon supérieur, je refusai
obstinément d’aller prêcher où que ce fût, en déclarant que, pour le
moment, je traversais une crise d’où allaient dépendre tous mes plans
pour l’avenir. Aussi bien était-il parfaitement exact que je me
trouvais, à ce moment, dans une période d’indécision totale, quant à la
suite de ma vie religieuse; car ma confiance dans le jugement de mes
supérieurs et dans celui de ma mère aurait déjà suffi pour me faire
admettre la possibilité d’un changement qui me ramènerait à mon ancienne
manière de voir. Matériellement, j’étais toujours encore un membre de la
communauté anglicane de la Résurrection; je récitais mon office avec une
régularité parfaite, et observais les autres détails de la règle de
notre communauté. Dès lors, pourtant, j’avais fait part à quelques amis
intimes de ce que je considérais comme devant m’arriver.


II

Au cours de mes lectures de l’hiver précédent, j’avais étudié avec un
plaisir tout particulier un certain manuscrit du temps d’Élisabeth dont
j’ai déjà fait mention, et où se trouvaient décrites des scènes de la
vie religieuse de cette période. La peinture contenue dans ce livre
m’avait laissé un souvenir très vivant, et maintenant, pendant mon
séjour chez ma mère, je me demandai si je ne ferais pas bien de tenter
une sorte de roman historique sur le même sujet, par manière de soupape
de sûreté à mes troubles intérieurs. D’où résulta que, bientôt, je me
vis plongé tout entier dans la confection d’un roman publié par moi plus
tard sous le titre de _Par quelle Autorité?_ La préparation de ce roman
m’excita à un degré extraordinaire. Je travaillais au moins huit ou dix
heures chaque jour, tantôt écrivant, tantôt lisant et annotant tous les
livres et toutes les brochures historiques sur lesquels je pouvais
mettre la main. Je découvrais des passages dans des revues, des phrases
isolées dans de vieux livres, et je recueillais tout cela, et
m’arrangeais pour le faire figurer parmi les matériaux qui devaient me
servir à la mise au point de mon livre. Dès le début de septembre,
celui-ci se trouvait aux trois quarts achevé.

J’aurais bien des défauts à relever aujourd’hui dans ce roman. Il est
beaucoup trop long, et d’un sentimentalisme inutile, et beaucoup trop
encombré de détails historiques: mais surtout l’atmosphère mentale que
j’ai dépeinte dans mon récit y est au moins d’un siècle en avance: car
ce n’est guère que sous les règnes des deux Charles Stuart que les
hommes ont pensé et senti comme je les ai représentés pensant et sentant
sous le règne d’Élisabeth. Il n’y a que deux points sur lesquels mon
ancien roman me satisfasse encore: Il a, je crois bien, une certaine
fraîcheur assez agréable, et en second lieu il est d’une exactitude tout
à fait irréprochable sous le rapport des faits historiques. Jamais, en
tout cas, je n’ai pu découvrir, sous ce rapport, la moindre assertion
erronée, ce qui s’explique d’ailleurs par le soin et le scrupule
extrêmes avec lesquels je m’occupais de la justesse d’une foule de
détails absolument insignifiants pour l’ensemble de la vérité
historique. Mais surtout je suis reconnaissant à ce livre d’avoir très
bien joué le rôle en vue duquel je m’étais mis à l’écrire. Sa rédaction
a été vraiment, pour mon âme inquiète d’alors, une soupape de sûreté
infiniment précieuse, et je me demande parfois ce qui aurait pu
m’arriver si je ne m’étais pas avisé d’un tel moyen de m’abstraire, en
quelque sorte, de moi-même[5].

  [5] Le roman intitulé: _Par quelle Autorité?_ a été traduit en
    français, il y a quelques années, et publié à la librairie
    Lethielleux.

Mais j’avais beau attendre et ne plus réfléchir: de plus en plus, ma
résolution se dessinait clairement devant moi. Dans tous ces livres
d’histoire que je lisais, je retrouvais les anciens fondements
catholiques de l’Église d’Angleterre ressortant du sol, comme ces
contours de vieux murs démolis que l’on aperçoit parmi le gazon d’une
verte prairie. Je commençais à m’étonner de plus en plus d’avoir pu
imaginer jamais que ma communion anglicane fût identique à la vieille
Église d’Angleterre. C’est ainsi que, depuis plusieurs années déjà,
j’avais prétendu dire la «messe» en célébrant notre office du matin, et
affirmer que le sacrifice de la messe avait toujours été regardé comme
l’une des doctrines essentielles de l’Église d’Angleterre; et voici que,
sous le règne d’Élisabeth, des prêtres étaient punis de mort simplement
pour le crime d’avoir fait ce que j’avais prétendu faire au nom de
l’Église qui les persécutait! J’avais supposé que nos tables de
communion en bois étaient des autels; et voici que, au temps des Tudor,
les vieilles pierres des autels avaient été renversées et délibérément
outragées par les dignitaires de l’Église à laquelle j’appartenais
encore officiellement! Les choses qui m’étaient les plus chères à
Mierfield, les vêtements sacerdotaux, les crucifix, les chapelets, tout
cela sous Élisabeth avait été solennellement dénoncé comme des «objets
sacrilèges» et des «emblèmes de superstition»! Je m’étonnais d’avoir pu
me tromper à ce point, et le fait est que, dès avant l’achèvement de mon
livre, j’ai même tout à fait renoncé à célébrer l’office de communion.


III

Pendant cet été passé chez ma mère, celle-ci avait obtenu de moi que
j’allasse consulter trois membres éminents de l’Église d’Angleterre: un
pasteur de paroisse des plus connus, un haut dignitaire et un laïc non
moins renommé. Tous les trois se sont montrés à mon égard d’une bonté
touchante; et je dois reconnaître, par-dessus tout, que pas un seul
d’entre eux ne m’a fait le reproche de déloyauté envers la mémoire de
mon père. Ils comprenaient tous les trois que, dans des circonstances
comme celles qui me préoccupaient, un tel argument ne pouvait entrer en
ligne de compte.

Le pasteur de paroisse ne produisit absolument aucun effet sur moi. Il
tenta à peine de discuter, et ne me dit presque rien que je puisse me
rappeler, à cela près qu’il attira mon attention sur l’incontestable
renaissance de la vie spirituelle dans l’Église d’Angleterre, durant les
derniers temps. Or, comme je crois l’avoir dit, c’était là un argument
qui, à mes yeux, prouvait simplement que Dieu récompensait le surcroît
de zèle par un surcroît de bénédiction. Mon interlocuteur lui-même
m’offrait un excellent exemple d’un zèle ainsi récompensé. Et quant au
fait que, cette renaissance spirituelle s’étant accompagnée de tendances
à une conception plus sacramentelle, l’on pouvait trouver là un
témoignage en faveur de la validité des sacrements anglicans, il y avait
longtemps que cet argument-là avait cessé de me toucher. Car, en premier
lieu, la même renaissance avait eu lieu parmi les presbytériens, et sans
que les anglicans de la Haute-Église en tirassent argument pour accepter
la validité des ordres presbytériens; et puis, en second lieu, il était
naturel que la renaissance revêtit cette forme parmi les anglicans,
puisque leur _Livre de prières_ les dirigeait expressément en ce sens.

Le haut dignitaire, en compagnie duquel je passai quelques jours, et
qui, lui aussi, me fit voir une indulgence et une amabilité extrêmes,
n’était point parvenu, je crois, à comprendre ma véritable position
religieuse. Il me demanda s’il n’y avait pas, dans l’Église romaine, des
dévotions à l’égard desquelles je sentisse une répugnance. Je dus lui
répondre qu’en effet il y en avait quelques-unes, et notamment les
dévotions populaires à la Vierge. Sur quoi mon hôte témoigna d’une
grande surprise à la pensée que je pusse sérieusement envisager la
perspective de me soumettre à une communion où je risquais d’avoir à
employer des méthodes de culte désapprouvées par moi. En vain j’essayai
de lui expliquer que je me proposais de devenir catholique romain non
point parce que j’étais attiré par les coutumes de l’Église romaine,
mais parce que je croyais que cette Église était l’Église de Dieu; et
que, par suite, si mes opinions sur des détails accessoires différaient
de celles de l’Église, c’était tant pis pour moi; mais que, en fait,
j’allais tâcher à étouffer en moi le plus possible ces dernières
répugnances, car j’entendais aller vers Rome non point comme un critique
ni un précepteur, mais bien comme un enfant et un élève. Mon hôte me
sembla juger ce point de vue quelque peu immoral. A ses yeux,
évidemment, la religion était plus ou moins une affaire de choix et de
goût individuels.

Mes entretiens avec lui illustrèrent en moi, une fois de plus, ma
conviction de l’impossibilité pour l’Église d’Angleterre de remplir sa
mission de corps enseignant,--c’est-à-dire la principale mission pour
laquelle le Christ a institué son Église. Voici, en effet, que l’un des
principaux directeurs de l’Église d’Angleterre admettait, presque à la
façon d’un axiome, que je devais me borner à n’accepter que les seuls
dogmes qui, individuellement, se trouvaient convenir à ma raison ou à
mon naturel! D’une manière tacite, donc, il ne reconnaissait à l’Église
aucun pouvoir d’autorité, aucun droit d’exiger une soumission
intellectuelle; tout de même que, décidément, il n’établissait aucune
distinction réelle entre la religion naturelle et la religion révélée.
Le Christ, selon lui, n’avait pas révélé de vérités positives auxquelles
nous fussions tenus de nous soumettre sur-le-champ, sans hésitation, à
partir du moment où nous acceptions le Christ comme Maître divin. Ou
bien, si mon expression est trop forte, je dirai que le prélat en
question niait l’existence, ici-bas, d’une autorité capable de proposer
d’une manière formelle les vérités de la Révélation, et, du même coup,
dépouillait celle-ci de tous titres à la soumission complète des hommes.

Enfin le laïc, chez qui j’ai également demeuré quelques jours, était un
ami de mes parents qui, bien des fois déjà auparavant, m’avait témoigné
la plus affectueuse bonté. Cette fois, il a mis le comble à son
obligeance envers moi, et je ne saurais assez dire combien j’ai été ému
de sa sympathie. Avec une clarté merveilleuse il a étalé devant moi le
plan tout entier des deux partis entre lesquels j’avais à choisir. Il
m’a déclaré que, si vraiment je croyais que le pape était le centre
nécessaire de l’unité chrétienne, sans aucun doute j’étais tenu de me
soumettre à lui sur-le-champ; mais en même temps il m’a engagé à me bien
assurer qu’il en était ainsi, et à ne pas me soumettre simplement parce
que je considérais le pape comme étant d’une aide très précieuse pour
cette unité. Il m’a dit en outre que, lui-même, il estimait que le pape
était l’aboutissement naturel du développement ecclésiastique; que, à
ses yeux, le pape était bien le Vicaire du Christ _jure ecclesiastico_,
mais non _jure divino_; et il a ajouté que, sauf le cas où je me
sentirais absolument sûr de ce _jure divino_--qu’il ne pouvait pas
admettre pour son compte--je serais beaucoup plus heureux en restant
dans l’Église d’Angleterre, et aurais chance d’y être beaucoup plus
utile pour les progrès de l’Unité chrétienne. C’étaient là toutes choses
infiniment sages, me semblait-il, et auxquelles je ne pouvais refuser
mon adhésion.

Un hasard singulier avait amené chez mon hôte, en même temps que moi, un
prélat qui avait eu une grande influence sur ma vie passée. Ce prélat
connaissait le motif de mon séjour chez notre ami commun: mais je n’ai
pas souvenir d’en avoir jamais causé avec lui. Après mon retour chez ma
mère, mon hôte m’a envoyé une nombreuse série de documents privés des
plus intéressants, toujours avec l’espoir de m’amener à changer de
résolution. Je lus ces documents--qui ont été publiés depuis lors--et
les renvoyai: mais je dois ajouter que leur lecture n’a pas réussi à
m’affecter le moins du monde.

Vers la fin de juillet, je me trouvais, une fois de plus, profondément
fatigué d’esprit et de corps. J’étais en outre tout désolé de
l’ultimatum qui m’était arrivé de Mierfield, à la fois parfaitement
paternel et d’une grande fermeté, me signifiant que je devais ou bien
revenir pour l’assemblée annuelle de la communauté, ou bien me
considérer désormais comme ne faisant plus partie de celle-ci. Le frère
qui avait reçu la commission de m’écrire cet ultimatum avait été,
autrefois, mon compagnon de noviciat, et j’avais vécu avec lui dans des
termes d’une intimité toute particulière. Le ton de sa lettre laissait
deviner une véritable détresse; et c’est également avec une détresse
navrante que je dus lui annoncer, en réponse, l’impossibilité pour moi
de revenir à la date fixée. Jamais depuis lors je n’ai plus eu de
nouvelles de mon ancien ami jusqu’à ce que, un jour, le hasard nous eût
fait nous rencontrer dans un train. Nous nous sommes alors entretenus
longuement de maints sujets, et j’ai remporté de cette rencontre
l’espoir d’un recommencement de notre amitié de jadis. Mais, depuis
lors, le frère susdit s’est de nouveau refusé à me connaître, en donnant
pour raison de ce refus que je montrais trop «d’amertume» dans les
controverses publiques.

Vers le même temps où j’avais dû répondre à Mierfield, j’avais aussi à
poursuivre une autre correspondance, à peine moins pénible. Un haut
dignitaire de l’Église d’Angleterre, qui occupait un siège historique et
avait été de tout temps l’ami de ma famille, n’avait pu apprendre la
situation où je me trouvais sans éprouver le besoin de m’écrire une
lettre éminemment bonne et tendre, par laquelle il m’invitait à venir
passer quelque temps auprès de lui. Je lui avais répondu qu’en effet
j’étais très troublé dans ma quiétude religieuse, mais que j’avais déjà
étudié la question jusqu’à l’extrême limite de mes forces, de telle
manière que je ne me sentais plus capable d’entamer une discussion
nouvelle. Or, le ton de ma lettre, sans doute, aura permis de supposer
que, malgré tout, les convictions auxquelles j’avais abouti pouvaient
encore être modifiées; car le fait est que le dignitaire susdit
m’écrivit une seconde lettre, toujours aussi affectueuse; et de là, je
ne sais trop comment, une longue correspondance s’engagea qui me
contraignit à parcourir dans toute sa largeur, une fois de plus, le
terrain que j’avais eu à traverser plusieurs mois auparavant. Enfin je
me vis forcé de déclarer nettement à mon vénérable correspondant que ma
décision intellectuelle était tout à fait inébranlable: sur quoi je
reçus en réponse une ou deux lettres du ton le plus vif, où le haut
dignitaire anglican me disait que, si seulement je voulais prendre la
peine d’aller travailler énergiquement dans une paroisse des faubourgs
de Londres, toutes mes difficultés ne tarderaient pas à disparaître. Il
aurait pu, tout aussi bien, me dire d’aller enseigner la religion
bouddhiste! Dans sa dernière lettre, il me prophétisait que l’une des
trois choses suivantes ne manquerait pas de m’arriver: ou bien (ce qu’il
espérait) je reviendrais bientôt à l’Église d’Angleterre et regagnerais
ma santé morale; ou bien (ce qu’il craignait) je perdrais complètement
ma foi chrétienne; ou bien enfin (ce qu’il semblait redouter bien plus
encore) je deviendrais un «romaniste» endurci et obstiné. Il paraissait
impossible à ce membre prépondérant de l’Église anglicane que la foi et
l’ouverture d’esprit d’un homme raisonnable pussent survivre à sa
conversion au catholicisme. J’ai d’ailleurs détruit aussitôt sa lettre;
mais j’ai la conviction de ne rien dire ici qui ne traduise exactement
l’état d’esprit qu’il faisait voir.


IV

Afin de me distraire de tout cela, je partis ensuite pour une promenade
solitaire de quelques jours, à bicyclette, dans le Sud de l’Angleterre.
J’étais vêtu en laïc, et m’arrêtai d’abord à la Chartreuse de
Saint-Hugues, à Parkminster, où j’avais une lettre de recommandation
pour l’un des moines, qui lui-même était un ancien pasteur anglican
converti. Ce moine me reçut très courtoisement: mais ma visite eut pour
effet d’ajouter encore, si c’était possible, à ma dépression. Le
chartreux ne parut pas comprendre que, en réalité, je ne demandais qu’à
être instruit, et ne venais pas en critique, mais bien plutôt en enfant.
De telle sorte que je me sentis tout désespéré en reprenant mon voyage,
et fus trop heureux de pouvoir me reposer, le dimanche suivant, dans un
hôtel de Chichester. Ce fut là que, dans une petite église vis-à-vis de
la cathédrale, je fis pour la dernière fois ma confession d’anglican, en
avouant d’ailleurs très franchement au confesseur que j’étais désormais
à peu près sûr de devenir bientôt catholique romain. Le confesseur ne
m’en donna pas moins, très gracieusement, son absolution, après quoi il
me conseilla de «prendre sur moi».

Pour la dernière fois aussi, ce jour-là, j’assistai en anglican aux
offices de la cathédrale et reçus la communion: car j’estimais encore
qu’il était de mon devoir de recourir à toutes les sources possibles de
grâce qui étaient à ma portée. Le lundi, je couchai à Lewes, puis me
rendis à Rye, où, à la table d’hôte du _Roi Georges_, j’eus une longue
conversation avec un inconnu que je crus bien être un certain acteur
assez célèbre. Je l’entretins presque uniquement de l’Église catholique,
qu’il me parut aussi aimer, à distance: mais je ne lui dis rien de mes
intentions, et du reste, en fait, ce fut lui qui parla presque tout le
temps. Le lendemain, je revins chez ma mère en passant par Mierfield, et
en jetant des regards d’une envie bien cruelle sur les murs du couvent,
pendant que mon chemin m’amenait à les longer. Je me souviens également
de m’être arrêté quelques minutes dans une très belle petite église
catholique, sombre et recueillie, que j’avais rencontrée à l’improviste
au fond d’une vallée, par ce beau jour d’été tout rayonnant de lumière.

Pourquoi je ne m’étais pas déjà soumis à Rome dès ce moment, c’est ce
qui me paraît aujourd’hui assez difficile à expliquer. Les motifs qui
m’en avaient empêché étaient, je crois bien, les suivants. En premier
lieu, il y avait le désir de ma mère et de toute ma famille, me
demandant de m’accorder tous les délais et de rechercher toutes les
occasions qui auraient chance d’amener pour moi un changement d’état
d’esprit, parmi des milieux nouveaux; et ce désir, à lui seul, aurait
suffi pour me retenir pendant quelque temps, car je tâchais de mon mieux
à être docile et à recueillir jusqu’aux moindres indications qui
pouvaient me venir de Dieu. En second lieu, il y avait mon propre état
d’esprit, qui, malgré la parfaite conviction intellectuelle où j’étais
arrivé, n’en restait pas moins assez troublé. Il serait inconvenant pour
moi d’essayer de le décrire en détail: mais la somme totale de mes
impressions d’alors était la sensation d’un immense désert spirituel
dans lequel je me trouvais plongé, et que dominait à l’horizon la Cité
de Dieu, aperçue aussi clairement que des montagnes avant la pluie.
Cette cité était là devant moi, vivante et imposante comme une
révélation, et je me tenais en face d’elle, et la contemplais, tout en
me demandant si ce n’était pas un mirage, ou parfois même si ce n’était
pas un monument illusoire construit par le démon pour me perdre. Le
cardinal Newman a une phrase qui me semble définir excellemment ma
condition mentale de cette période. Je savais que l’Église catholique
était l’Église véritable: mais je «ne savais pas encore absolument que
je le savais».

Je n’avais aucune espèce d’attraction sentimentale vers cette Église,
aucune espèce d’illusions personnelles à son sujet. Je savais
parfaitement qu’elle était humaine aussi bien que divine, et que des
crimes avaient été commis à l’intérieur de ses murs; et que ses voies et
coutumes, et que la langue de ses citoyens seraient toutes différentes
de celles de la chère cité natale que j’avais désormais abandonnée; et
que j’y trouverais de la dureté, des manières nouvelles pour moi, même
des soupçons et du blâme. Mais, avec tout cela, cette Église était
divine; elle était construite sur la Pierre des pierres; ses fondements
étaient de diamant, même ses rues avaient la dureté de l’or; et je
savais que l’Agneau était la lumière qui l’illuminait. Pourtant, me
mettre en route vers ses portes était, pour moi, une tâche très pénible.
Je n’avais aucune énergie, aucune impression de bienvenue ni
d’exaltation joyeuse; je connaissais à peine trois ou quatre des
habitants de la demeure où j’aurais à pénétrer. Et je me sentais
mortellement fatigué.

Heureusement, Dieu eut très vite pitié de moi. Aujourd’hui encore, je
serais en peine de dire exactement ce qui a précipité la démarche
finale. Le monde entier me semblait accablé d’une espèce de paralysie;
moi-même ne pouvais pas faire un mouvement, et il n’y avait rien ni
personne pour me suggérer de bouger... Et cependant, au début de
septembre, j’annonçai à ma mère que j’allais écrire à un prêtre
catholique de ma connaissance, pour me remettre entre ses mains. Ce
prêtre, qui lui aussi était un anglican converti, se préparait à entrer
dans l’ordre des Dominicains; et c’est ainsi qu’il me recommanda à l’un
des moines de cet ordre, le Père Réginald Buckler, qui se trouvait alors
à Woodchester. Deux ou trois jours après, je reçus une lettre
m’apprenant que l’on m’attendait au prieuré de Woodchester; et le lundi
7 octobre, en costume laïque, je me mis en route pour m’y rendre. Ma
mère vint me dire adieu à la gare.




CHAPITRE VII

L’ARRIVÉE


I

Je ne crois pas que personne soit jamais entré dans la Cité de Dieu avec
aussi peu d’émotion que moi. J’avais l’impression d’être devenu
absolument insensible; et je n’éprouvais ni joie ni tristesse, ni
crainte ni exaltation. Je voyais devant moi la Vérité, se dressant là
comme un pic neigeux, et j’avais à me rendre vers elle. Jamais, fût-ce
une seule minute, jamais je n’avais douté de cela depuis le moment où je
m’en étais convaincu; et je n’ai pas besoin de dire que jamais, non
plus, je n’en ai douté dans la suite. J’essayais bien de réchauffer
cette froideur qui m’avait envahi: mais tous mes efforts échouaient à
plat. J’étais comme quelqu’un qui abandonnerait l’éclat d’une lumière
artificielle--au sortir d’un salon illuminé et chaud, merveilleusement
agréable et commode--pour pénétrer désormais dans un monde de pâle
lumière naturelle. J’avais échangé une erreur qui m’était familière et
douce contre une certitude qui n’avait pour moi que d’être ce qu’elle
était. En un mot, j’étais profondément apathique, et sans ombre d’une
illusion sentimentale.


II

J’arrivai à Stroud vers le soir, après avoir récité en chemin, pour la
dernière fois, mon office anglican. Puis un omnibus me conduisit
lentement à Woodchester, qui est à quelques milles de là. Ce voyage en
omnibus me parut aussi lugubre que tout le reste, encore que la région
soit vraiment très belle. Une longue vallée serpente entre des hauteurs
qui, sur les deux côtés, rappellent étrangement certains paysages
d’Italie. L’omnibus avançait lentement, interminablement. J’écoutais,
presque sans comprendre, les explications d’un vieil homme avec un
visage rose, et je me souviens d’avoir été agacé par le bruit que
faisaient une paire d’enfants. Mais rien de tout cela ne me semblait
avoir la moindre importance.

Un frère lai m’attendait, au pied du petit sentier pierreux et abrupt
qui monte de la route au Prieuré; et ce fut en sa compagnie que je
gravis le sentier. Près de la porte de la chapelle, dans la pénombre du
soir, une figure blanche se tenait debout qui, dès qu’elle nous vit
approcher, descendit vers nous et prit mes mains dans les siennes: après
quoi, presque sans nous rien dire, nous continuâmes de monter et
pénétrâmes dans la maison. Mais, même alors, je me sentais entièrement
engourdi et indifférent.

Je ne saurais songer à décrire en détail les trois jours qui ont suivi.
Au fait, je ne vois pas ce que leur récit pourrait avoir d’intéressant
pour personne. Et je n’entreprendrai pas non plus de décrire la bonté,
la courtoisie, et la patience infinies que j’ai trouvées chez le Père
Réginald et chez le prieur, ou, plus exactement, chez tous ceux à qui
j’ai eu affaire pendant mon séjour. Chacun des trois après-midi, mon
instructeur et moi nous nous promenions dans la campagne voisine, en
nous entretenant de toute sorte de choses; et puis, durant tous mes
moments de loisir, je m’occupais à étudier le _Petit Catéchisme_. Il y a
cependant un détail que je dois mentionner, au risque même d’ennuyer ce
cher Père dominicain. Le jeudi, il me demanda si je n’avais rien qui
m’embarrassât. Je lui répondis: «Non!--Mais, par exemple, les
indulgences doivent sûrement vous gêner?» reprit-il. De nouveau, je lui
dis que ni cette question-là, ni aucune autre ne m’embarrassait le moins
du monde. Je n’étais pas tout à fait certain de les bien comprendre,
mais j’étais tout à fait certain d’y croire parfaitement, comme à tout
le reste de ce que l’Église proposait à ma foi. Cependant le Père ne
parut pas pleinement convaincu, et se crut forcé de me donner une
instruction complète et détaillée sur ce point.

Le soir, aussi, il venait toujours passer une ou deux heures dans ma
chambre, au premier étage. Le matin, j’entendais la messe et tentais une
espèce de méditation. J’assistais également à d’autres offices, de temps
à autre; en particulier je ne manquais jamais les Complies, et l’exquise
cérémonie dominicaine du _Salve Regina_ qui les suit. J’ajouterai que je
fus très frappé, et doucement ému, de constater la ressemblance du rite
dominicain, sur bien des points, avec le rite anglican de Salisbury.

Le vendredi, qui était le jour fixé pour ma réception, je fis une longue
promenade solitaire, toujours dans le même état d’entière apathie. Je
visitai une vieille église, tout à l’autre extrémité de la vallée. Je me
rappelle que je fus surpris par la pluie, et allai prendre du thé dans
un petit salon d’auberge où il y avait, sur le mur, une série assez
amusante d’instructions au visiteur touchant la manière dont
l’aubergiste concevait la discipline de sa maison. Puis, vers six
heures, je revins au Prieuré.

En vérité, je ne sais pas trop pourquoi je note tout cela; mais le fait
est qu’il m’est impossible aujourd’hui de songer à ces premières
journées de Woodchester autrement que sous la forme des menus incidents
extérieurs qui m’y sont arrivés. Après quoi il va sans dire que, si même
j’avais eu alors des expériences spirituelles mémorables, je me croirais
tenu de n’en point parler: mais vraiment je n’en ai eu d’aucune sorte.
Il n’y avait rien en moi, me semblait-il, qu’une certitude absolue
d’accomplir la volonté de Dieu en entrant dans Son Église. Nulle trace,
chez moi, d’élévations mystiques, non plus que de tentations contre la
foi: et je dois même avouer que cet engourdissement s’est prolongé non
seulement jusqu’à ma réception dans l’Église et à ma première communion,
mais aussi pendant les quelques mois suivants. Le séjour de Rome
lui-même, malgré l’importance des leçons que j’y ai apprises, ne m’a
procuré qu’un bien petit nombre d’émotions profondes.

En fait, je subissais alors la réaction naturelle de la lutte terrible
où je m’étais trouvé engagé durant toute l’année précédente. Durant
cette année-là, sous des formes diverses, j’avais vraiment traversé la
gamme entière de la vie spirituelle dont j’étais capable; et la
conséquence avait été que mes facultés avaient fini par tomber dans une
espèce de léthargie. Je me permets de faire mention de cela parce que
j’ai connu plus d’un converti qui, semblablement, s’est trouvé surpris
et déçu de l’insensibilité qui accompagnait pour lui les débuts de la
vie catholique. L’âme s’était attendue à voir les cieux s’ouvrir, à en
voir jaillir des flots abondants de grâce, des torrents de plaisir, une
gloire éblouissante et une musique supraterrestre; et, au lieu de ces
merveilles, rien n’était descendu sur cette âme qu’un immense fardeau,
dans une sorte de brouillard percé seulement d’un unique rayon,--le
rayon qui venait de l’étoile de la foi divine, aussi ferme et sûre que
Dieu sur son trône.

Naturellement, il y a d’autres âmes qui ont le bonheur de sentir
autrement. L’un de mes amis, qui est aujourd’hui devenu prêtre comme
moi, m’a dit que sa difficulté suprême, au moment de faire sa
soumission, était la pensée d’avoir à répudier son ordination anglicane.
Cet ami avait été jusqu’alors un pasteur ritualiste, travaillant
assidûment parmi les pauvres dans une de nos grandes villes anglaises,
et célébrant chaque jour, pendant des années, ce qu’il croyait être le
saint sacrifice de la messe. Il m’a dit qu’il voyait approcher presque
avec terreur sa première communion, parce qu’il craignait que--ne
pouvant pas concevoir que Notre-Seigneur lui témoignât plus de grâce
qu’il en avait éprouvé naguère devant son autel anglican--il ne fût
tenté de mettre en doute la réalité du changement. Mais dès l’instant où
l’hostie sacrée a touché sa langue, il a reconnu la différence. Jamais,
depuis ce moment, il n’a douté un seul instant que ce qu’il avait reçu
jusque-là n’était que du pain et du vin, accompagnés d’une grâce qui
n’avait rien de sacramentel, tandis que ce nouveau don qu’il recevait
n’était rien autre que le Corps immaculé du Christ. A quoi j’ajouterai
que cet ami est un homme d’âge moyen, tout à fait «raisonnable», et de
l’esprit le plus positif.


III

Vers six heures et demie du soir, environ, le Père Réginald m’emmena
dans la salle du chapitre, et là, agenouillé auprès du siège du prieur,
je récitai ma confession, ainsi que les actes de foi, d’espérance, de
charité, et de contrition, après quoi le prieur me donna l’absolution.
L’on ne crut pas devoir m’administrer le baptême conditionnel--encore
que, naturellement, je fusse tout disposé à le recevoir--attendu que
deux témoins de mon baptême précédent attestaient que la cérémonie avait
été, sans aucun doute, accomplie conformément aux exigences catholiques.
L’absolution donnée, le prieur m’embrassa, comme un père embrasse son
fils; et je me rendis à la chapelle pour remercier Dieu.

Le lendemain matin, je reçus la sainte communion des mains du prieur,
dans la belle petite chapelle. Je prolongeai mon séjour jusqu’au lundi,
et assistai aux offices du dimanche avec une singulière espèce de
contentement tranquille, qui croissait dans mon cœur presque d’instant
en instant. Le lundi, je me mis en route vers le nord, pour aller
demeurer chez l’ami dont j’ai parlé déjà, qui était alors chapelain dans
une grande maison catholique.

Là, une étrange surprise m’attendait. Quelques semaines auparavant,
j’avais eu un de ces rêves très intenses qui laissent, durant la journée
suivante, une impression à la fois profonde et inexplicable. J’avais
rêvé que je marchais sur des hauteurs, au bord de la mer, avec une
impression d’isolement assez pénible. Le terrain était nu, tout à
l’entour de moi: mais, en m’avançant, j’avais commencé à voir un bois à
l’horizon, et puis, tout à coup, je m’étais trouvé sur une éminence d’où
m’était apparue une grande forêt, avec la mer au delà. Tout juste au
milieu de la forêt s’étalait le toit d’une vaste maison; et, dès le
moment où j’avais aperçu cette maison, j’avais eu soudain conscience
d’un plaisir merveilleux, comme celui d’un enfant qui rentre dans sa
maison. C’est là-dessus que je m’étais éveillé, toujours encore rempli
d’un bonheur extraordinaire.

Or, je n’étais jamais venu voir mon ami dans sa nouvelle demeure, et
jamais lui-même ne m’avait fait la moindre description de l’endroit où
il vivait. Je ne savais pas même que cet endroit fût voisin de la mer,
si bien que, lorsque j’arrivai dans la maison, le soir, et que j’appris
que la mer était tout proche, je racontai mon rêve à mon ami, en
ajoutant que, d’ailleurs, je ne voyais aucune autre ressemblance entre
la vision de mon rêve et cet endroit. Mais voici que, le lendemain
matin, il me fit monter sur une éminence qui s’élevait derrière la
maison; et là, chose étonnante, je dus reconnaître que les deux
spectacles coïncidaient dans tous les contours généraux! Je voyais à mes
pieds le toit de la grande maison catholique, l’épaisse forêt, et, au
delà, le long horizon de la mer. Dans le détail, cependant, il y avait
deux ou trois petites choses qui m’apparaissaient différentes; et
surtout je n’éprouvais en aucune façon l’immense joie dont m’avait
imprégné la vision de mon rêve.


IV

Et maintenant commencèrent les conséquences inévitables de ce que
j’avais fait. Je ne saurais dire combien de lettres j’ai reçues pendant
les quelques jours qui ont suivi l’annonce, dans les journaux, de ma
conversion. Mais j’avais au moins deux amples courriers par jour. A
toutes ces lettres, il me fallait répondre; et ce qui me rendait la
chose plus pénible était que, parmi ces lettres, il n’y en avait pas
plus de deux ou trois qui me vinssent de catholiques. Cela était
d’ailleurs parfaitement naturel, car je ne connaissais guère de
catholiques à ce moment. Il y eut, en vérité, un télégramme qui me
réchauffa le cœur: il venait de ce prêtre à qui je devais tant, et dont
la conversion m’avait tant affligé lorsque je l’avais apprise à Damas,
six ans auparavant! Mais tout le reste des lettres avait pour auteurs
des anglicans--prêtres, laïcs, femmes, et même enfants--dont la plupart
me regardaient ou bien comme un traître d’action délibérée (mais je dois
dire que ceux-là étaient peu nombreux), ou bien comme un sot aveuglé, ou
encore comme un bigot entêté et ingrat. Bon nombre de ces correspondants
me cachaient leurs sentiments le mieux qu’ils pouvaient, mais sans
pouvoir m’empêcher de comprendre clairement ce qu’ils pensaient. Un
pasteur, qui était encore très attaché à ses fonctions, m’écrivit une
lettre toute remplie de félicitations, où il m’enviait d’avoir été assez
heureux pour trouver le chemin de la Cité de Paix. Huit ans plus tard,
ce pasteur est entré à son tour dans la même Cité.

Je crois bien que j’ai répondu à toutes ces lettres, y comprise celle
d’une dame qui me suppliait de me rappeler un sermon que j’avais prêché
autrefois sur l’Enfant Prodigue, et me sommait de me hâter, moi aussi,
de rentrer dans la maison de mon père. A cette lettre, je répondis en
déclarant que, précisément, c’était là ce que j’avais fait, et en
ajoutant que, seule, cette conviction avait pu me décider à sortir de
l’Église d’Angleterre. J’exprimais en outre l’espérance que ma
correspondante, un jour, se déciderait aussi à suivre mon exemple. La
dame transmit ma lettre à son pasteur, qui, tout de suite, me répondit
par une violente accusation de fourberie, en me disant que, lorsqu’il
m’avait prié de prêcher une mission dans sa paroisse, il avait poussé
l’illusion jusqu’à me croire un homme loyal; il déplorait à présent que
ma «perversion» eût si promptement dégradé mon caractère. A cela je
répondis, de mon côté, en citant au pasteur les paroles de sa
paroissienne, afin de lui prouver qu’il m’aurait été impossible
d’accueillir ces paroles autrement que je l’avais fait. Sur quoi le
pasteur m’envoya une sorte de demi-excuse, en me disant que la dame lui
avait donné à entendre que c’était moi qui lui avais écrit le premier,
si bien qu’il regrettait maintenant d’avoir employé à mon endroit des
expressions aussi fortes.

Une autre des lettres que je reçus me procura beaucoup de peine, en même
temps que de surprise. Elle venait d’une dame assez âgée que j’avais
toujours crue mon amie sincère,--la femme d’un haut dignitaire de
l’Église anglicane. La lettre était brève, amère, et farouche, me
reprochant le déshonneur que j’avais fait au nom et à la mémoire de mon
père. Il m’a semblé incompréhensible sur le moment--et c’est encore mon
impression aujourd’hui--qu’une personne vraiment et profondément
religieuse, comme l’était sans aucun doute ma correspondante, s’avisât
de m’adresser un tel reproche. Combien différente a été l’attitude
généreuse d’un certain évêque anglican qui, s’entretenant avec ma mère,
après mon départ pour Rome, lui a dit: «Rappelez-vous que, au total,
votre fils a suivi sa conscience! Et n’est-ce point là ce que son père
aurait pu souhaiter pour lui?»

Une autre fois, un peu plus tard, un pasteur m’informa que des actes
schismatiques, comme celui que j’avais commis en me convertissant à
l’Église de Rome, portaient toujours «des fruits amers», et que déjà
dans mon cas, tout de même que dans maints autres, «l’honneur s’était
envolé». Tout cela parce que, après mon ordination à Rome, j’étais venu
demeurer dans la même ville où demeurait ce pasteur, sans m’y livrer
d’ailleurs à aucune œuvre d’évangélisation, et alors que, deux ans
auparavant, contre mon gré, j’avais été envoyé pour prêcher une mission
anglicane dans la paroisse du susdit pasteur. Je lui répondis en lui
signifiant que, s’il ne retirait point ses paroles--dont je savais qu’il
ne manquerait pas à les répéter de toutes parts--je me considérerais
comme ayant le droit d’envoyer sa lettre aux journaux. J’ajoute qu’il
s’est aussitôt empressé de se rétracter.

Et cependant je dois reconnaître avec la plus profonde gratitude que,
dans l’ensemble, les membres de mon ancienne communion anglicane m’ont
traité avec une charité dont j’ai été très surpris. Je ne me doutais pas
qu’il y eût au monde autant de générosité.

Quelques jours après mon arrivée chez mon ami, je suis allé faire un
séjour chez les Bénédictins d’Erdington, et, là, j’ai commencé à
constater des marques de plus en plus nombreuses de la bienvenue qui
m’attendait dans ma nouvelle maison. Deux des Pères, qui étaient
eux-mêmes des pasteurs convertis, ont fait tout le possible pour me
mettre à l’aise et pour me combler de la plus touchante bonté. J’ai
éprouvé également une impression bien consolante en rencontrant à
Erdington un autre pasteur anglican bien connu, qui venait de me
précéder de quelques mois dans l’Église catholique. Je n’ai pas besoin
de dire que nous avons eu à causer abondamment de la similitude de nos
situations.

D’Erdington, je revins chez ma mère, où j’eus la satisfaction d’achever
les dernières pages de mon roman, _Par quelle autorité?_ avant de
quitter l’Angleterre, le jour des Morts, pour aller m’installer à Rome,
où je me proposais de commencer mes études en vue de la prêtrise.

Un nouvel exemple de la charité anglicane se produisit à mon occasion,
quelques instants après que mon train se fut éloigné de la gare de
Victoria. Au moment où ma mère s’apprêtait à sortir de la gare, elle vit
accourir vers elle un prélat de l’Église épiscopale d’Écosse, partisan
zélé de la Haute-Église, très vieil ami de mes parents. Il était venu me
dire adieu et me souhaiter bon voyage. Je n’ai jamais oublié cela, et
compte bien, s’il plaît à Dieu, ne jamais l’oublier.




CHAPITRE VIII

LA NOUVELLE DEMEURE


Et maintenant, je ne sais pas s’il est bien respectueux à l’égard de ma
sainte mère l’Église que j’essaie de dire encore ce qu’elle a été pour
moi depuis le jour où je me suis jeté dans ses bras, tout aveugle et
sourd et profondément misérable. Mais je vais, en tout cas, me hasarder
à le dire, après tout ce que j’ai rappelé déjà de mes relations avec une
autre Église, longtemps habitée et aimée et vénérée par moi avant qu’une
voix toute-puissante m’en eût fait sortir.


I

Tout d’abord, certains lecteurs trouveront peut-être étrange que je me
sente obligé de dire ceci: à savoir, que l’idée de revenir jamais à
l’Église d’Angleterre est pour moi absolument aussi inconcevable que le
serait l’idée de tâcher à entrer dans la tribu des Natchez. Et
cependant, en me plaçant au point de vue anglican--autant du moins que
cela m’est possible--je comprends assez comment il se fait que les
anglicans aient coutume de prédire toujours, à propos de chaque nouveau
converti, qu’il «ne peut manquer de revenir à son ancienne foi». Tout
d’abord, en effet, ces anglicans ont naturellement le désir que toutes
les personnes honorables appartiennent à l’Église dont eux-mêmes font
partie. Les catholiques n’ont-ils pas, de leur côté, un désir tout
pareil? Mais, en second lieu, j’estime que l’erreur des anglicans
susdits, au sujet de leurs anciens frères convertis au catholicisme,
provient de ce qu’ils ne se rendent pas un compte exact de la situation.
Ils sont si habitués à la désunion sur les matières les plus profondes
de la foi, dans leurs propres congrégations, qu’ils conçoivent
malaisément la possibilité d’une Église où les choses se passent tout
autrement. Ou bien, se disent-ils, ces mêmes divisions doivent exister
aussi dans le catholicisme, par-dessous l’union apparente, ou bien, si
elles n’y existent pas, cela doit signifier que toute activité
intellectuelle se trouve supprimée par l’«uniformité de fer» du système
catholique. Ils n’ont absolument aucune idée de la manière dont «la
vérité peut nous rendre libres». Et j’admets combien tout ce que je vais
ajouter est, chez moi, une impression purement personnelle: mais,
vraiment, j’ai de plus en plus la conviction que le petit nombre de
personnes qui reviennent au protestantisme y reviennent soit par le
chemin de l’incrédulité complète, ou bien à cause de quelque grave péché
dans leur vie, ou bien encore, simplement, parce que jamais elles n’ont
bien compris leur position catholique.

Car comment ne pas voir, avec une évidence absolue, que le fait de
revenir de l’Église catholique à l’Église anglicane signifie l’échange
de la certitude pour le doute, de la foi pour l’agnosticisme, de la
substance pour l’ombre, d’une lumière brillante pour de mornes ténèbres,
d’une réalité historique et universelle pour une théorie antihistorique
et toute «provinciale»? Impossible pour moi de m’exprimer dans des
termes plus doux, malgré ma certitude que ce qu’on vient de lire
apparaîtra, tout au moins, d’une extravagance monstrueuse aux membres
sincères et recueillis de la communion anglicane. Tout récemment encore,
un jeune représentant de la Haute-Église, pourvu de l’éducation
universitaire la plus relevée, m’a déclaré du ton le plus sérieux, en
fixant ses yeux dans les miens, quelque chose comme ceci: «L’idée
romaine, cela est parfait en théorie! Mais, comme système pratique,
cette idée ne va pas, ne s’arrange ni avec l’histoire ni avec la vie;
tandis que notre communion anglicane...!»


II

Est-ce donc qu’il n’y a point de lacunes ou de déceptions qui attendent
l’anglican converti au catholicisme? Ce converti trouvera dans sa
nouvelle demeure autant de lacunes qu’il en existe dans la nature
humaine; et le nombre de ses déceptions variera d’après celui de ses
illusions.

Il y a d’abord, par exemple, une attitude assez singulière que prennent
maints catholiques d’une foi bien assurée, en présence de la conversion
de non-catholiques, et en particulier d’anglicans. Je veux parler de
l’état d’esprit de ces personnes qui, tout en pratiquant elles-mêmes
avec ferveur leur foi religieuse, semblent être d’une indifférence
entière pour la tâche «missionnaire» de l’Église. «J’apprends que B...
est devenu catholique! disait un jour une brave dame catholique. Quel
intérêt a-t-il bien pu avoir pour se convertir?»

Une telle attitude d’esprit n’est pas seulement un défaut: pour moi,
personnellement, elle a été une déception très réelle. Jamais je
n’aurais pensé d’avance qu’une attitude comme celle-là pût exister chez
quelqu’un qui faisait cas de sa foi. Et j’ajouterai, pour dire la
vérité, que cette attitude est loin d’être aussi rare qu’on pourrait le
supposer. Or, c’est là le fait de sectaires: car, la religion catholique
serait fausse, si on ne la concevait point comme destinée à toute
l’humanité. Cette religion doit être «catholique» littéralement,
universelle, ou rien. Sans compter que, dès l’enfance, j’avais été
instruit à penser que les catholiques avaient la passion du
prosélytisme, si bien que dans nulle autre confession religieuse on ne
pouvait trouver aujourd’hui autant de cette ardeur pour convertir autrui
qui est, généralement, l’un des signes d’une conviction forte. Et voici
que m’étant converti, je découvrais autour de moi non seulement de
l’indifférence dans bien des cas, mais même une espèce d’opposition plus
ou moins voilée contre tout mode d’activité dirigé en ce sens! «Les
convertis ont trop de zèle! m’entendais-je répéter à droite et à gauche.
Ils sont indiscrets et impétueux. Mieux vaut nous en tenir aux vieux
chemins éprouvés: gardons notre foi pour nous-mêmes, et laissons les
autres garder la leur!»

Il est vrai que, depuis peu, j’en suis arrivé à juger moins sévèrement
cet état d’esprit sectaire, en découvrant qu’il était, bien des fois, la
conséquence fatale des siècles de suspicion et d’illégalité qu’ont eu à
subir les catholiques anglais. Ceux-ci ont été si longtemps accoutumés à
devoir cacher leurs mystères sacrés afin de protéger à la fois ces
mystères et soi-même, qu’une sorte de vague tradition tacite s’est
formée en eux, leur enseignant qu’il vaut mieux pratiquer loyalement
leur religion pour leur compte, et s’exposer le moins possible à
n’importe quels risques. Si mon hypothèse est fondée, le défaut dont je
parle ne laisse pas d’avoir une excuse; mais, quoi qu’il en soit, ce
n’en est pas moins un défaut. Et d’ailleurs, chose curieuse, ce n’est
point surtout parmi les anciennes familles catholiques d’Angleterre
qu’il se rencontre; ces familles sont même, en général, aussi ardentes à
la tâche missionnaire que les convertis: c’est bien plutôt parmi les
«parvenus» spirituels, parmi les catholiques d’une ou deux générations
seulement, que ce «snobisme» spirituel est le plus fréquent.

Un second défaut, proche parent du premier, est une certaine jalousie à
l’endroit des convertis. C’est là un défaut sur lequel je ne me serais
point permis d’insister si j’avais eu moi-même à en souffrir
sensiblement: car, dans ce cas, j’aurais eu à me méfier de mes propres
impressions. Mais le fait est que je n’en ai point souffert. J’ai reçu,
au contraire, de toutes parts, les marques d’une générosité
merveilleuse, même touchant des sujets tels que mon privilège d’être
ordonné prêtre, à Rome, après la très courte période de neuf mois de vie
catholique. Naturellement, il s’est trouvé bien des personnes pour
désapprouver la rapidité avec laquelle j’ai été ainsi promu à la
prêtrise; mais, dans aucun de ces cas, je n’ai pu soupçonner la présence
de cette jalousie qui se traduit en un désir de vexer le néophyte. D’une
manière générale, j’ai été étonné de la bonté que les catholiques m’ont
toujours montrée.

Mais j’ai rencontré une foule de cas, j’ai entendu une foule de paroles
qui m’obligent à reconnaître, sans l’ombre d’un doute, que bien des
nouveaux convertis ont à subir jalousie et suspicion de la part de
certains catholiques, et que, même, c’est là une des plus grandes
épreuves de leur vie. Une telle attitude est d’ailleurs, elle aussi,
éminemment humaine et naturelle. «Tu les as rendus égaux à nous, s’écrie
l’homme de la parabole, à nous qui avons dû supporter la tâche et la
chaleur de toute la journée!» Et puis encore cette attitude est,
souvent, plus ou moins justifiée par l’arrogance de tels ou tels
convertis qui pénètrent dans l’Église, pour ainsi dire, la bannière
déployée et les tambours battants, comme s’ils étaient des conquérants
au lieu d’être des vaincus. Mais, en toute honnêteté, j’estime que cette
arrogance parmi les convertis est chose assez peu commune. La longue
période d’instruction à travers laquelle ils doivent passer, les
pénibles sacrifices que beaucoup d’entre eux ont à faire, tout cela,
sans parler de l’admirable grâce divine qui les a introduits dans
l’Église, tout cela a d’ordinaire pour effet de purifier et de
discipliner l’âme à un haut degré. Tout compte fait, et toutes choses
d’ailleurs égales, le converti a été appelé par Dieu pour donner un plus
grand témoignage de sincérité que l’homme qui, étant catholique dès le
berceau, n’a jamais eu d’autre devoir que de conserver sa foi. Toutes
choses égales, il y a plus d’héroïsme à rompre avec le passé qu’à lui
rester fidèle.

Ici encore, cependant, ce n’est point parmi les véritables catholiques
de toujours que se manifestent habituellement la jalousie et la
suspicion à l’égard des convertis: mais, cette fois encore, c’est
surtout parmi ceux qui désireraient passer pour tels, parmi ceux qui,
avec leur résolution de bien marquer l’absence chez eux de «l’esprit du
converti», se sentent conduits à proclamer ce fait par le moyen d’un
certain mépris mêlé de reproches. Ils ne sont entrés en possession de
leur fortune qu’à une date relativement récente, et c’est afin de cacher
leurs origines religieuses qu’ils rabrouent ceux qui ne sauraient
prétendre à faire partie d’une telle aristocratie spirituelle.

Il y a donc des défauts chez les catholiques--je pourrais en citer
quelques autres encore--et ce serait chose tout à fait inutile de
chercher à les nier. Mais ces défauts ne sont aucunement de l’espèce que
soupçonnent ou prétendent les non-catholiques. Ces défauts réels sont
ceux qui relèvent communément de notre nature humaine, les défauts
ordinaires de tous ceux des membres de l’humanité qui échouent à se
laisser délivrer de leur faiblesse native par une pénétration complète
de leur foi religieuse. Mais, au contraire, les défauts que les
anglicans supposent être les plus caractéristiques dans l’Église romaine
n’ont absolument rien de caractéristique. Tout d’abord, il n’y a chez
les catholiques aucune trace de cette division sur les matières de la
foi que l’anglican est obligé d’accepter, un peu comme sa «croix», dans
sa propre Église; il n’existe point, chez les catholiques, d’«écoles de
pensée», au sens où l’entendent les anglicans; et l’on ne saurait
découvrir l’ombre même d’une différence _dogmatique_ entre les deux
groupes de tempéraments qui se partagent plus ou moins toute l’espèce
humaine, les «maximistes» et les «minimistes», ou, comme disent les
anglicans à propos de l’Église catholique, les ultramontains et les
gallicans. Dans la mesure où ces deux camps existent vraiment--et encore
que, pour ma part, en toute franchise, je doive reconnaître
l’impossibilité absolue où je suis de classer les catholiques de cette
manière--j’imagine que la différence entre eux ne se rapporte qu’au plus
ou moins d’opportunité présente d’un certain mode d’action proposé, ou
bien ne désigne qu’un goût plus ou moins fort de ce qu’on appelle les
méthodes «romaines», et ainsi de suite. Jamais la division entre les
catholiques n’atteint des questions d’ordre important: tout au plus
s’agit-il de menus détails pratiques, et des plus secondaires.

Il n’existe pas non plus, à ma connaissance, de «mécontentement sourd» à
l’intérieur de l’Église. Certes, j’entends continuellement parler de
quelque chose de tel, mais toujours seulement de la part de
non-catholiques. Il n’existe aucune révolte intellectuelle, du moins que
je sache, chez les esprits les plus vigoureux de la communion romaine,
et jamais je n’en ai entendu parler que par des non-catholiques. Il
n’existe aucune trace de ce que l’on a appelé «l’aliénation du sexe
fort». Au contraire, dans notre pays tout de même qu’en Italie et en
France, je ne cesse pas de m’étonner de la prédominance extraordinaire
des hommes sur les femmes, pour tout ce qui est de l’assistance à la
messe et des autres pratiques, dans nos églises. Le desservant d’une
paroisse suburbaine, à qui je parlais tout récemment de cela, m’a dit
que, la veille encore, il avait eu le loisir d’observer le nombre et
l’espèce des personnes qui avaient assisté à un salut du soir; et il m’a
assuré que la proportion des hommes, par rapport aux femmes, avait été
de deux pour un. J’ajoute que ceci, cependant, ne constitue qu’une
exception: mais le fait qu’elle illustre n’en est pas moins
incontestable.

Toutes ces accusations, que l’on se plaît à lancer librement contre
nous, m’apparaissent dépourvues de fondement. Certes, il y a parmi les
catholiques, comme ailleurs, des tempéraments chauds et froids, des
natures apostoliques et d’autres qui seraient plutôt diplomatiques.
Certes il peut se faire, à l’occasion, qu’une petite révolte surgisse,
comme elle surgirait dans n’importe quelle société humaine. Certes il
peut arriver que des âmes pleines de soi se dissocient de la vie
catholique, ou bien, chose plus triste encore, tâchent à rester
catholiques de nom tout en n’ayant plus rien de catholique dans
l’esprit. Mais ce que je nie énergiquement, c’est que ces divers
incidents puissent être considérés, si peu que ce soit, comme des
tendances, et plus encore que, à les tenir pour des tendances, ces
incidents puissent être regardés, si peu que ce soit, comme
caractéristiques du catholicisme. Il n’est pas vrai que le calme
merveilleux que l’on voit à la surface de l’Église se trouve, en fait,
recouvrir d’ardents conflits intérieurs. Je le nie de la façon la plus
formelle: car, simplement, cela n’est point.

Pareillement il est tout à fait faux que la religion catholique ait pour
trait distinctif un formalisme qui ne se retrouve pas, au même degré
caractéristique, dans les confessions protestantes. Tout au plus cette
accusation, souvent répétée, repose-t-elle sur une ombre de vérité: en
effet, c’est chose certaine que, parmi les catholiques, l’excès
d’émotion et la sentimentalité violente sont généralement découragés, et
que l’on est communément enclin à faire consister plutôt l’essence de la
religion dans l’adhésion et l’obéissance de la volonté. D’où résulte
que, naturellement, des personnes d’une nature relativement peu dévote,
lorsqu’elles sont catholiques, continuent à pratiquer leur religion en
n’accomplissant que le plus strict minimum de leurs obligations, et
cela, parfois, dans des conditions assez médiocres et prosaïques; tandis
que les mêmes personnes, si elles appartenaient à l’anglicanisme,
renonceraient complètement à toute pratique religieuse. Si bien que,
peut-être, il serait vrai de dire que le niveau _émotionnel_ moyen d’une
réunion de catholiques est plus bas que le niveau correspondant d’une
réunion de protestants: mais de cela ne dérive en aucune façon que les
catholiques soient plus formalistes que les protestants. Ces âmes
froides et peu dévotes adhèrent à leur religion simplement par
obéissance; et il y aurait en vérité quelque chose de singulier à
vouloir les condamner pour un tel motif! L’obéissance à la volonté de
Dieu--ou même à ce que l’on croit être la volonté de Dieu--n’est-elle
pas en réalité _plus_ méritoire, et non pas _moins_, lorsqu’elle ne se
trouve pas accompagnée de consolations émotionnelles et de ferveur
sentimentale?

En résumé, donc, je serais porté à déclarer ceci: que, à en juger par
une expérience de neuf années de sacerdoce anglican et huit années de
sacerdoce catholique, il y a des défauts aussi bien dans la communion
anglicane que dans la communion catholique; mais que, dans le cas des
anglicans, ces défauts sont essentiels et radicaux, puisqu’ils
constituent des fissures dans ce qui devrait être divinement intact,
c’est-à-dire dans des choses telles que la certitude de la foi, l’unité
des croyants, l’autorité de ceux qui devraient être les pasteurs au nom
de Dieu; tandis que, dans le cas de l’Église catholique, ces défauts
sont simplement ceux de la faiblesse humaine, inséparables de l’état
d’imperfection où tout homme est plongé. Les défauts de l’anglicanisme,
et de tout le protestantisme en général, sont des preuves établissant
que le système entier n’est point de portée divine; les défauts dans le
système catholique nous montrent seulement que ce système a un côté
humain en même temps qu’un côté divin, et c’est là ce que pas un
catholique n’a jamais songé à nier.


III

A Rome, j’ai appris une leçon éminemment importante, parmi cent autres.
On a fort bien dit que l’architecture gothique représente l’âme aspirant
à Dieu, et que l’architecture romane, ou encore celle de la Renaissance,
représentent Dieu s’unissant aux hommes. Ces deux aspects de la religion
sont également vrais, mais aucun des deux n’est complet sans l’autre.
D’une part, il est vrai que l’âme doit toujours tâcher à percer du
regard les ténèbres pour découvrir un Dieu qui se cache, toujours se
rappeler que l’infini dépasse le fini et qu’une énorme quantité
d’ignorance doit être un élément nécessaire de toute croyance. Les
contours de ce monde, pour ainsi dire, sont noyés dans l’obscurité: la
lueur qui scintille devant nous suffit pour nous faire avancer sur notre
route, mais ne peut guère nous aider à rien d’autre. C’est en silence
que Dieu est connu, et parmi des mystères qu’il se manifeste. «Dieu est
esprit», un esprit sans forme, sans limites, invisible et éternel; et
ceux qui l’adorent doivent l’adorer en «esprit et en vérité». Voilà,
donc, d’une part, la mystique et profonde obscurité de l’expérience
spirituelle!

Mais voici, d’autre part, que Dieu est devenu homme, et que «le Verbe
s’est fait chair»! L’inconnaissable nature divine «est venue habiter
parmi nous, sous un vêtement de chair, et nous avons contemplé sa
gloire». Ce qui était caché a été révélé. Ce n’est pas seulement nous
qui avons soif et qui cherchons: c’est Dieu qui, ayant soif de notre
amour, est mort sur la croix afin de pouvoir ouvrir le royaume des cieux
à tous les fidèles, et qui a déchiré le voile du temple sous le
contre-coup de son soupir d’agonie, et qui, maintenant encore, se tient
et frappe à la porte de tout cœur humain, afin de pouvoir entrer et
s’attabler avec l’homme. Le dôme rond des cieux s’est abaissé sur la
terre; les murs du monde sont devenus visibles; l’immense lumière de la
Révélation ruisselle de tous côtés, par des fenêtres claires, sur un sol
resplendissant; et les anges et les hommes frémissent dans une même
ivresse d’amour divin; le maître-autel se dresse en pleine vue, parmi
une gloire d’or et de cierges; et, au-dessus de lui, la tente de Dieu
fait homme se montre à tous, pour que tous puissent également voir et
adorer.

Or, cet aspect de la religion chrétienne n’avait eu jusque-là, pour moi,
presque aucune importance. J’étais un homme du Nord, élevé dans les
voies des races du Nord. J’aimais la pénombre, et la musique
mystérieuse, et l’ombrage des profondes forêts; je détestais les espaces
amplement ensoleillés, et les trompettes à l’unisson, et les formes
rondes et carrées en architecture. Je préférais la méditation à la
prière vocale, Mme Guyon à saint Thomas, le treizième siècle--tel que je
l’imaginais--au seizième. Jusque vers la fin de ma vie anglicane,
j’aurais été prêt à avouer cela franchement; plus tard, si l’on m’avait
affirmé que tels étaient mes goûts, je m’en serais attristé, car je
commençais à comprendre que le monde était à la fois matériel et
spirituel, et que les croyances définies étaient aussi nécessaires que
les aspirations. Mais, en arrivant à Rome, je dus reconnaître décidément
combien peu j’avais compris jusque-là.

Je voyais autour de moi une ville qui n’était que Renaissance, étalée
sous un ciel limpide et un brûlant soleil; et la religion, dans cette
ville, était l’âme demeurant dans le corps. C’était l’assertion de la
réalité du principe humain incarnant le divin. Même les dogmes les plus
exclusivement chrétiens m’étaient exprimés en des images païennes. La
Révélation parlait sous les formes de la religion naturelle; Dieu se
manifestait ouvertement en pleine lumière; les prêtres officiaient,
répandaient l’eau lustrale, allaient en longues processions avec de
l’encens et des cierges, et parfois même donnaient au ciel le nom
d’Olympe. _Sacrum Divo Sebastiano_, je voyais cela inscrit sur un autel
de granit. J’avais à écouter les leçons de prêtres professeurs qui
criaient, riaient, procédaient à leur enseignement avec une bonne humeur
expansive. Je voyais l’image du «père des princes et des rois» exposée
dans les rues, le jour de la fête du Pontife, entourée de fleurs et de
lumières, tout à fait à la façon dont on avait coutume d’honorer
autrefois les souverains temporels. Je descendais dans les catacombes,
le jour de Sainte-Cécile, et j’y respirais une odeur de myrte qui venait
de branches semées sur le sol, rendant à la mémoire de la sainte le même
hommage qui jadis avait été rendu à des vainqueurs de combats tout
profanes. En un mot, je commençais à comprendre que «le Verbe s’était
fait chair et avait habité parmi nous»; et que, de même qu’il avait pris
la substance créée d’une Vierge pour se pourvoir d’un corps naturel, de
même aussi il continuait de prendre la substance créée des hommes--leurs
pensées, leurs expressions, et leurs manières d’agir--pour se pourvoir
de ce corps mystique au moyen duquel il est toujours avec nous. Est-ce
donc que le catholicisme est «matériel»? Oui, certes; il l’est tout à
fait comme la Création et l’Incarnation, ni plus, ni moins.

Je ne saurais songer à décrire ce que signifie cette découverte, pour
une âme de nos races du Nord. A coup sûr, elle signifie le pâlissement
de quelques-unes des anciennes lumières qui, jadis, nous avaient paru
merveilleuses, dans la demi-obscurité de l’expérience individuelle; ou
plutôt la découverte signifie pour nous la disparition de ces lumières,
dans le puissant éclat du plein jour de midi. Placez, à côté d’une pompe
romaine, le plus exquis des offices anglicans: combien vous le verrez
devenir provincial, local, individualiste! A côté d’un professeur romain
enseignant à des auditeurs de toutes les races les devoirs des citoyens
envers l’État, placez un théologien anglican occupé à expliquer les
épîtres de saint Paul à de jeunes étudiants de Cambridge; à côté d’un
frère italien de San-Carlo le plus passionné des missionnaires de
l’Église anglicane! Mettez côte à côte les paysans de la Campagne
romaine chantant des hymnes à Saint-Jean-de-Latran, avec des branches
d’olivier dans les mains, et une pieuse compagnie d’anglicans rassemblés
pour les cantiques du soir; juxtaposez un des officiants de
Sainte-Marie-Majeure et le ritualiste le plus parfaitement entraîné; en
costume de «messe!» Comparez n’importe quel aspect du culte catholique,
tel qu’il se montre à Rome, à un aspect correspondant du culte anglican!
Tout de suite la différence apparaîtra, une différence qui aura pour
effet de révéler la pauvreté, l’insuffisance timide et médiocre des
imitations anglicanes.

Et ainsi, il se trouve qu’un séjour à Rome produit forcément, chez un
homme de ma sorte, une expansion de vues dépassant toutes paroles.
Tandis que, jusqu’alors, j’avais été accoutumé à me représenter le
christianisme comme une fleur délicate, divine en raison même de sa
fragilité surnaturelle, je voyais maintenant que c’était un arbre dans
les branches duquel tous les oiseaux des airs pouvaient loger à l’aise,
un arbre divin par cela seul que l’amplitude de ses branches et la force
de ses racines ne pouvaient s’expliquer d’aucune manière humaine.
Auparavant, je m’étais fait du christianisme l’image d’un doux et subtil
parfum, demandant à être goûté dans le recueillement; et maintenant je
voyais que le christianisme était le levain caché dans les lourdes
mesures du monde, et ayant pour effet de faire lever la pâte dans des
proportions incalculables.


IV

Ainsi, de jour en jour, l’enseignement de Rome se poursuivait pour moi.
J’étais comme un jeune garçon introduit pour la première fois dans un
grand dépôt de machines. Autour de moi, les roues mugissaient,
d’immenses mouvements se prolongeaient; le fracas et la puissance
m’étourdissaient; et cependant, peu à peu, je commençais à apprendre
qu’il y avait quelque chose qui jusque-là m’était resté inconnu, quelque
chose que je n’aurais jamais pu découvrir dans mon calme demi-jour du
Nord. C’étaient ici les bureaux du monde spirituel; ici la grâce était
distribuée, le dogme défini, les provisions faites pour les âmes de
l’univers entier. Ici Dieu avait choisi son siège pour régner sur son
peuple, dans ce lieu où autrefois Domitien, _Dominus et Deus Noster_, ce
singe de Dieu, avait régné concurremment avec le vicaire de Dieu, encore
caché dans l’ombre. Le vendredi saint, sous les ruines du Palatin,
j’entendais lire: «Si tu laisses cet homme en liberté, tu n’es pas l’ami
de César!» Or, à présent, «cet homme» est roi, et César n’est plus rien.
C’est ici en vérité, infiniment plus que partout ailleurs, c’est ici que
le levain plongé il y a dix-neuf siècles par la main de Dieu dans la
pâte pesante de l’Empire romain s’est exprimé en degrés, en lois, et en
dogmes; c’est ici que le sang de Pierre, qui a arrosé le sol au-dessous
de l’obélisque du Vatican, continue de circuler, plus vivant que jamais,
dans les veines de Pie X, _Pontifex maximus et Pater Patrum_, à cent pas
de distance de ce même obélisque!

Voilà l’une des choses que j’ai apprises à Rome; et cette chose-là
valait dix mille fois le conflit qui se livrait en moi à son sujet. Je
comprenais enfin que rien d’humain n’était étranger à Dieu; que les
efforts des nations préchrétiennes les avaient amenées très près de la
Porte de Vérité; que leurs petits systèmes et tous leurs travaux
n’avaient pas été méprisés par Celui qui les avait permis; et que «Dieu,
ayant parlé en diverses occasions et de diverses manières, dans les
temps passés, à nos pères par les prophètes, nous avait enfin parlé
directement par son Fils, qu’il avait proclamé l’héritier de toutes
choses, et par lequel aussi il avait créé le monde, et qui, étant la
splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, et faisant
purgation de nos péchés, se trouve assis à la droite de la Majesté
Suprême».


V

Et après avoir appris cela à Rome, j’ai appris une fois de plus, de
retour en Angleterre, que l’Église est aussi tendre qu’elle est forte.
Pareille à son Époux divin, elle voit toutes les choses et tous les
hommes, régissant des forces immenses; et cependant, dans sa divinité,
elle ne dédaigne pas «le moindre de ces petits». Pour le monde, elle est
une reine, rigide, hautaine, impérieuse, revêtue d’or et de joyaux: mais
pour ses propres enfants elle est une mère, bien plus encore qu’une
reine. Elle cicatrise les plaies des plus humbles de ses enfants, elle
écoute leurs doléances à peine perceptibles, elle leur enseigne
patiemment leurs leçons, et désire passionnément de les voir croître
comme autant de princes. Mais surtout elle connaît la manière de leur
parler de leur Père, de leur interpréter Sa volonté, de leur raconter
l’histoire de Ses exploits. Elle insuffle en eux quelque chose de son
propre amour et de son propre respect; elle les encourage à être francs
et sans crainte, à la fois vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de Lui. Elle
les prend par la main et, par un sentier secret, les introduit en Sa
présence.

Tout ce que j’avais trouvé naguère de direction et d’encouragement dans
mon ancienne maison, je l’ai retrouvé à présent de la part des prêtres
de cette Église, et en les découvrant doués de science aussi bien que
d’amour. Toute cette liberté de foi et de pensée individuelles, que
quelques-uns se figurent être le privilège des confessions
non-catholiques, j’ai trouvé tout cela expressément procuré et garanti
dans nos temples, et j’en ai usé désormais avec bien plus de confiance,
sachant que l’œil infaillible de l’Église était sur moi, et que, sans
faute, elle m’avertirait d’abord, et enfin me frapperait, s’il
m’arrivait de me hasarder trop loin. Ses bras sont aussi ouverts à ceux
qui veulent servir Dieu dans le silence et la solitude qu’à ceux qui
«dansent devant lui de toutes leurs forces». Car, pareille à la charité,
dont elle est l’incarnation, l’Église «est patiente, elle est bonne,
elle supporte toutes choses». En elle «nous savons en partie et en
partie nous prévoyons»; nous sommes assurés de ce que nous avons reçu,
et nous attendons avec espoir ce qui est encore à venir. C’est en elle
que je comprends suprêmement que, «lorsque j’étais un enfant, je parlais
comme un enfant, j’entendais comme un enfant, je pensais comme un
enfant; mais que, lorsque je suis devenu un homme, j’ai dépouillé les
choses de l’enfant».

Ainsi donc, tout ce qui se rencontre dans les autres systèmes, pour
individuels qu’on les suppose, tout cela se retrouve dans l’Église: le
mysticisme du Nord, la patience de l’Orient, la confiance joyeuse du
Sud, et l’entreprise hardie de l’Ouest. L’Église comprend et réchauffe
le cœur aussi bien qu’elle guide et informe la tête. Elle regarde la
virginité comme l’état le plus honorable, et, en même temps, regarde le
mariage comme un sacrement très saint et indissoluble. Elle seule
reconnaît explicitement la vocation de l’individu et, en même temps, les
idéals de la race, avec un respect pour la foi subjective égal à sa
fidélité envers la vérité objective. Elle seule, en effet, est
parfaitement familière et tendre avec l’âme isolée, comprenant ses
besoins, suppléant à ses lacunes, traitant soigneusement ses faiblesses
et ses péchés; simplement parce qu’elle est grande comme le monde, et
vieille comme les âges, et infinie de cœur comme Dieu.


VI

Si bien qu’aujourd’hui, en relisant les premières pages de ces
_Confessions_, je vois le plan de Dieu à mon égard se dessiner comme un
fil d’or à travers toutes les régions montueuses parmi lesquelles j’ai
eu à marcher, depuis les aimables prairies de la maison paternelle et de
l’école, et les hauteurs abruptes et accidentées du travail paroissial,
jusqu’à ce plateau fortifié d’où, pour la première fois, le monde m’est
apparu tel qu’il est réellement, et non pas tel que j’avais pensé qu’il
était. Je comprends maintenant qu’il y existe une cohésion entière dans
tout ce que Dieu a fait; qu’il n’y a pas une seule aspiration du fond
des ténèbres qui ne trouve son chemin jusqu’à Lui; pas un système de
pensée qui ne reflète au moins un rayon de Sa gloire éternelle; pas une
âme qui n’ait sa place dans l’économie totale de Son œuvre. D’un côté,
il y a soif, et désir, et inquiétude; de l’autre, satisfaction et paix.
Mais il n’y a pas un instinct qui n’ait son objet, pas une mare qui ne
reflète le soleil; pas un lieu désolé sur la terre qui n’ait le ciel
au-dessus de soi. Et, à travers ce désert plein de ruines, Sa bonté
infinie m’a conduit jusqu’à l’endroit où Jérusalem est descendue d’en
haut; elle m’a élevé, de ces sentiers tournants qui ne mènent nulle
part, jusque sur la large route qui mène droit à Lui.

C’est sur cette route que je dois marcher maintenant, et le jour est
prochain où mes pas s’arrêteront. Mais il n’y a rien à craindre pour
ceux qui s’avancent sur cette route-là; plus de montagnes à gravir, ni
de torrents à traverser. Dieu a rendu toutes choses aisées pour ceux
qu’il a admis à passer sous la Porte du Ciel qu’il a bâtie sur la terre;
le fleuve même de la mort n’est pour eux qu’un cours d’eau sans dangers,
semé de ponts et garni de parapets de chaque côté; et l’ombre de la mort
n’est que comme un demi-jour, pour ceux qui la contemplent dans la
lumière de l’Agneau.

«Voici la tente de Dieu avec les hommes; et il va demeurer avec eux, et
il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et la mort cessera
d’être... La cité n’a pas besoin de soleil ni de lune, car la gloire de
Dieu l’a illuminée, et c’est l’Agneau qui est la lampe qui l’éclaire.»


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                        Pages.
  Préface                                  VII

  CHAPITRE PREMIER
  Les premières impressions religieuses      1

  CHAPITRE II
  Le début de la crise                      61

  CHAPITRE III
  Au monastère anglican de Mierfield        95

  CHAPITRE IV
  Les progrès de la crise                  125

  CHAPITRE V
  La montée décisive                       161

  CHAPITRE VI
  Les derniers pas                         183

  CHAPITRE VII
  L’arrivée                                207

  CHAPITRE VIII
  La nouvelle demeure                      225




    TOURS
    IMPRIMERIE E. ARRAULT ET Cie
    3761






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONFESSIONS D'UN CONVERTI ***


    

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