La farce de la Sorbonne

By René Benjamin

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Title: La farce de la Sorbonne


Author: René Benjamin

Release date: February 26, 2024 [eBook #73039]

Language: French

Original publication: Paris: Arthème Fayard, 1921

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FARCE DE LA SORBONNE ***







  RENÉ BENJAMIN

  LA FARCE
  DE LA
  SORBONNE


        «... Cet _Asinarium_ de Paris.»

        VICTOR HUGO.


  PARIS
  ARTHÈME FAYARD & Cie, ÉDITEURS
  18-20, RUE DU SAINT-GOTHARD




DU MÊME AUTEUR


LES SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ

  LES JUSTICES DE PAIX, ou LES VINGT FAÇONS DE JUGER DANS PARIS.
    (A. FAYARD ET Cie, éditeurs.)
  LE PALAIS ET SES GENS DE JUSTICE. (A. FAYARD ET Cie, éditeurs.)

PARIS, SA FAUNE ET SES MŒURS

  L’HOTEL DES VENTES, avec les dessins de JEAN LEFORT.
    (A. FAYARD ET Cie, éditeurs.)

LA GUERRE

  GASPARD. [Prix Goncourt 1915]. (A. FAYARD ET Cie, édit.)
  SOUS LE CIEL DE FRANCE. (A. FAYARD ET Cie, éditeurs.)
  LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE. (A. FAYARD ET Cie, édit.)
  LES RAPATRIÉS.
  GRANDGOUJON. (A. FAYARD ET Cie, éditeurs.)

LA PAIX

  AMADOU, BOLCHEVISTE. (A. FAYARD ET Cie, éditeurs.)


Copyright by René Benjamin, 1921.




    Il a été tiré à part:

    Cinquante exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés de 1 à 50.

    Cent exemplaires
    sur papier pur fil des papeteries Lafuma
    numérotés de 51 à 150.




A JEAN VARIOT




I

  OÙ L’AUTEUR,
  ENCORE A L’ÂGE INNOCENT,
  RENCONTRE
  POUR LA PREMIÈRE FOIS
  DES SAVANTS
  A CHAPEAUX POINTUS

        On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
        Comme on renaît au souffle du printemps.

        BÉRANGER.


Aux yeux de beaucoup d’esprits, qui traînent des convictions comme de
vieilles habitudes, la Sorbonne reste une des gloires de la France.
C’est un fétichisme qui me surprend, car ma mémoire ne garde de mes
passages dans cette maison-mère de l’Université, que des images sans
aucun sérieux.

Du lycée où l’on m’instruisit, c’est-à-dire où je transcrivais sur des
cahiers ce qui était imprimé dans mes livres, on m’expédia pour la
première fois à la Sorbonne vers mes quinze ans, afin que je prisse part
à ce qu’on appelait pompeusement le _Concours Général_. J’en revois tous
les détails avec l’exactitude qu’ont les souvenirs de nos grands
étonnements. Rendez-vous à sept heures du matin, rue Saint-Jacques,
devant la Tour universitaire qui ressemble à celle de la gare du
P.-L.-M. Là s’assemblaient les meilleurs élèves des meilleurs lycées.
Ils parlaient fort, brandissaient des dictionnaires importants; ils me
choquaient tous par leurs échanges de vanités; et je me trouvais soudain
une sympathie secrète pour les cancres, si modestes.

Puis, sur le seuil de la Faculté paraissait le groupe de nos censeurs.
Chacun de nous, à l’appel de son nom, passait devant le sien, qui lui
remettait un droit d’entrée d’un geste si digne que, pour ma part, j’en
restais stupide et le cœur battant. Je montais avec peine les six étages
menant à la salle du Concours... Ouf! On atteignait les combles!... Là,
des maîtres nous désignaient gravement une table. Nous étalions nos
papiers; nous sortions un déjeuner froid, car l’épreuve devait durer
jusqu’au milieu de l’après-midi... Silence... Trois coups de règle... Et
un Monsieur, toujours vieux et toujours triste, décachetait un vaste
pli, duquel, solennellement, il tirait non pas un ordre de mobilisation
générale, mais une simple et ridicule version latine, revue par
l’Académie de Paris, complètement indéchiffrable, ou encore quelque
plaisanterie historique, anatomique, philosophique, de ce genre-ci: _Le
règne de Marie Stuart._--_La Vessie._--_Des particularités de l’idée
générale._ Ceci énoncé, commençait le temps douloureux, quatre, six,
huit heures, de bâillements, de langueur, d’ennui mortel et... de
jalousie à voir des pions qui ne faisaient que se promener et lire sur
nos épaules avec des moues avantageuses.

Alors, par rage, il m’arrivait d’être imbécile à dessein et, d’une plume
satanique, d’écrire exprès ce qui me semblait le plus impersonnel, le
plus pédagogique, le plus servilement exact dans les souvenirs que
j’apportais de mes cours. Et je jure--je jure sur la tête du Recteur, de
l’ancien et du nouveau,--que chaque fois que j’eus ces pensées
mauvaises, j’obtins de l’_Alma mater_ qu’est l’Université, mention ou
accessit. En sorte que le Concours Général devint à bref délai une
source de joies pour mon esprit, et qu’à dix-huit ans, lorsqu’il s’agit
d’aller suivre toute une année les cours de la Sorbonne, j’abordai cette
épreuve avec de l’allégresse dans l’humeur.

Ce fut pourtant une triste année, mais qui s’acheva par une libération
réjouissante. Je ne connus que de pauvres maîtres: M. Lanson qui, pour
féconder nos cerveaux, dictait, des heures entières, de la
bibliographie; M. Courbaud, qui traduisait les textes avec
l’intelligence toute vive d’un dictionnaire; M. Gazier et M. Lafaye, si
encuistrés ceux-là, qu’ils étaient intolérables les jours de mélancolie,
mais bouffes les matins de beau temps.--J’eus la chance que le seul
homme d’esprit de la Faculté, Émile Faguet, me fît passer mes examens.
Il me posa trois questions, auxquelles, lui-même, répondit coup sur
coup; et il se mit avec contentement une note favorable, grâce à
laquelle je fus nommé je ne sais quoi ès-lettres.

A la prière de ma famille, je me rendis au Secrétariat pour y demander
mon diplôme. Ce lieu spécial était habité par M. Uri, ours sans usages,
qui jouit encore, même à l’étranger, d’un renom d’impolitesse assez
étendu.

Il m’accueillit, les yeux hors de la tête:

--Qu’est-ce que vous voulez, vous, encore?

Je répondis froidement:

--Vous voir de près.

Et je sortis, lui faisant cadeau de mon diplôme.

Il l’a toujours. Comme je sais qu’il est économe, il pourra, s’il veut,
gratter mon nom dessus, le remplacer par un autre, et le donner au
premier Turc venu.

                   *       *       *       *       *

Quelques années passèrent, lorsqu’un de mes jeunes amis atteignit l’âge
fatal où l’on subit, en Sorbonne, les épreuves du Baccalauréat.

Son père disait:

--Mon petit, tu es à un tournant de la vie.

Moi je me tournais pour ne pas rire.

Mais comme ils étaient nerveux l’un et l’autre, on proposa de m’emmener.
J’accompagnai donc père et fils à l’amphithéâtre, mot qui désigne une
salle d’examens ou une salle d’autopsie; et cette rentrée imprévue dans
la Sorbonne me valut une riche journée, dont j’ai toujours plaisir à
conter le détail.

M. Seignobos, professeur d’histoire, petit homme impertinent, tout en
poils, l’œil moqueur et la voix aigre, dont tous les mots portaient
comme des gifles, avait dit à sa victime, dans un ricanement:

--Qu’est-ce vous savez?... Savez-vous quelque chose?... Savez rien?...
Alors parlez-moi de n’importe quoi!

Le jeune homme avait protesté:

--Mais, Monsieur... je... je veux bien parler de la question d’Orient...

--Question d’Orient?... Ah! Ah!

M. Seignobos en sauta sur sa chaise.

--Eh bien, qu’est c’est l’Orient?

--Monsieur, l’Orient comprend les pays...

--Pays orientaux? Oui, lesquels?

--La Turquie...

--Turquie? Ah! Ah! Et qu’est c’est la Turquie?

--Monsieur... c’est un grand État... capitale Constantinople...

--Tiens, vraiment? Et quelle langue parle-t-on dans c’t État?

--Le...

--Le quoi?

--Le turc...

--Le turc? Pas p’ssible! Et c’t une langue répandue, ça, l’turc?

--Oui... non, Monsieur.

--Est-ce les Arabes parlent aussi l’ turc?

--Non... oui, Monsieur.

--Ah! ils parlent le turc? Et l’arabe alors? Quel peuple parle l’arabe?

--Monsieur, ce sont...

--Les Turcs?

--Non, Monsieur. Aussi les Arabes.

--Ah! aussi les Arabes... Aussi est merveilleux! Qu’est c’est les
Arabes?

--Un peuple d’Afrique...

--Voyez-vous ça! Et alors l’Afrique, où est l’Afrique? C’t en Asie
l’Afrique?

--Oh! non, Monsieur... mais l’Afrique... va jusqu’à l’Asie.

--Et l’Arabie, c’t en Asie?

--Oui, Monsieur, mais...

--Si c’t en Asie, y a pas de mais...

--Je veux dire... il y a... quand même des Arabes en Algérie.

--Et des Algériens?

--Aussi.

--Aussi quoi?

--Enfin... quand on a fait la conquête de l’Algérie...

--Oh, pas de conquêtes, hein, ni de victoires! Ne nous perdons pas dans
des matricules ou numéros de régiment! Vous demande des choses
simples... Êtes pas capable répondre... Vais pas passer à des sujets
compliqués. Où ça se trouve-t-il, l’Algérie?

--Au sud de la France.

--Ah? Et Marseille?

--Euh... Marseille est en bas de la France...

--Alors le sud, c’est plus bas que le bas?

--Monsieur, c’est-à-dire...

--C’t-à-dire! C’t-à-dire! Jamais rien vu d’ pareil à vous, sinon vos
semblables! Suffit, allez! Asseyez-vous et taisez-vous!

Mon jeune ami regagna sa place. Il était écarlate. Son père lui dit avec
anxiété:

--Eh bien? Eh bien?

Il répondit:

--Eh bien, ça y est: je suis fichu!

--Non?

--Si.

--Mais quelles questions t’a-t-il posées?

--La Turquie... et Marseille.

--Quoi?

--Je n’ai rien compris.

--Oh! C’est ridicule, fit le père. Tu es comme ta mère: aucun
sang-froid!

Sur ces mots, je me souviens que M. Gazier l’appela.

M. Gazier, vieille connaissance! Je ne pus retenir un «Ah!» qui me valut
un «Chut!» du garçon de salle. Alors, je me frottai les mains en
silence.

M. Gazier, dont je n’ai dit qu’un mot, était le contraire de M.
Seignobos. Un simple, sans trace d’ironie, qui croyait à l’Université,
aux examens, et surtout à M. Gazier. Il avait une noble laideur, où se
marquait sa foi. Il regarda ce nouveau candidat avec une sorte
d’appétit. Puis, tout de suite, fiévreusement, il lui tendit un La
Fontaine, et il dit:

--Expliquez-moi la fable: _Le Chameau et les Bâtons flottants_.

--Oui, Monsieur, répondit docilement notre ami.

--Je vous écoute.

        --Le premier qui vit un chameau
        S’enfuit à cet objet nouveau.

--Arrêtez! Qu’est-ce que c’est qu’un chameau?

--Un cha...? Ah! Monsieur, un chameau... est... un animal... avec une
bosse...

--Une bosse? cria M. Gazier. Jamais de la vie! Deux bosses! Toujours
deux bosses!... Continuez!

    --Le second approcha; le troisième osa faire
        Un licou pour le dromadaire.

--Arrêtez! Qu’est-ce que c’est qu’un dromadaire?

--Monsieur... euh... un dromadaire... est une sorte de chameau... avec
aussi des bosses...

--Des bosses? rugit M. Gazier. Jamais de la vie! Une bosse, une seule,
le dromadaire! Mais alors, pourquoi La Fontaine traite-t-il les deux
mots comme des synonymes, s’il n’y a pas le même nombre de bosses?...

--Monsieur... parce que...

--Parce que?... Parce qu’il avait besoin d’une rime, parbleu!

--Ah! oui...

--Or, «chameau» rimait mal avec «faire».

--Bien sûr...

--On peut d’ailleurs l’excuser en remarquant?... en remarquant quoi?

--En remarquant que...

--Que le chameau habite l’Asie, mais que le dromadaire est, somme
toute...

--Euh...

--Un chameau d’Afrique!

--Oui, Monsieur.

--Vous dites «Oui», mais vous n’en saviez rien! (_Un temps._) De plus...
ces animaux sobres et doux, sont de la plus grande utilité.

--Oui, Monsieur.

--Pour les longs voyages au désert.

--Dans le Sahara.

--Dans le Sahara ou ailleurs!... Ils portent de lourds fardeaux.

--Très lourds.

--Et ils peuvent rester longtemps sans boire. Voilà. (_Un temps._)
Rendez-moi votre livre... sans l’abîmer... et passons à l’histoire
littéraire.

--Oui, Monsieur.

--Qu’est-ce que vous savez de Jean-Jacques Rousseau?

--De Jean-Ja... Oh! Monsieur... euh... Jean-Jacques Rousseau est un des
écrivains du XVIIIe siècle des plus réputés. Il a écrit: _La Nouvelle
Héloïse_, _Le Contrat Social_...

--Je vous en prie, procédons par ordre! De qui était-il le fils,
Jean-Jacques Rousseau?

--De... d’un horloger.

--Ah?... Eh bien, est-ce qu’il était bon horloger, le père de
Jean-Jacques Rousseau?

--Oh!... oui, Monsieur.

--Pas du tout! (_Haussement d’épaules._) Je vous pose cette question
élémentaire pour voir justement si vous êtes capable d’un effort minime
d’intelligence. Le père de Rousseau ne pouvait pas être un bon horloger:
il lisait trop de romans.

--Ah! oui, Monsieur.

--Il passait toute sa nuit à lire des romans! Puis, au petit jour, quand
il entendait les hirondelles, il disait à son fils... Savez-vous ce
qu’il disait à son fils!

--Il disait...

--Il disait à son fils: «Allons nous coucher; je suis plus enfant que
toi!»

--Oui, oui, Monsieur.

--En fait de «oui», vous n’avez pas ouvert votre histoire littéraire.

--Oh! si, Monsieur!

--Si? Prenons un autre écrivain. Qu’est-ce que vous savez de
Beaumarchais?

--Monsieur, Beaumarchais est un des auteurs comiques du dix-huitième
siècle les plus réputés... euh... On a de lui: «_Le Barbier de
Séville_», «_Le Mariage_...»

--Oh! Oh! Je vous en prie! Commençons par le commencement. Qui est son
père à Beaumarchais?

--Son père?

--Oui, père. P-è-r-e.

--Monsieur, c’était...

--Quoi?... Allons, sortez-en! C’était un hor...? un horlo...?

--Un horloger!

--Mais bien sûr! Et alors lui, Beaumarchais fils, est-ce qu’il faisait
aussi de l’horlogerie?

--Oh! non, Monsieur!

--Comment non! A vingt ans, il avait déjà inventé un nouvel échappement
pour les montres! A vingt ans!

--Ah! oui, Monsieur.

--Vous vous rappelez?

--Oui, oui.

--Alors, qu’est-ce qu’il a fait de son échappement?

--Mais... rien, Monsieur.

--Rien? Par exemple! Un horloger célèbre, du nom de Lepautre, essaya de
lui voler son invention, et il eut recours à l’Académie des Sciences,
qui le défendit. C’est très important! (_Haussement d’épaules._) Très!
(_Un temps--deux temps--trois temps._) Allons, je vous remercie.

Le pauvre revint vers nous en trébuchant. Puis M. Gazier plongea le nez
sur sa feuille, et soudain on l’entendit qui, à mi-voix, additionnait:
«Dix-huit et trois, vingt, et je retiens un»; puis il fit la preuve...
recommença... n’en sortit pas... Désespéré, il appela le professeur de
mathématiques. Celui-ci corrigea l’opération... C’était fini. M. Gazier
appela:

--Candidat X...!

Mon ami se leva, nerveux.

--Mon enfant, prononça M. Gazier de son creux le plus solennel, nous ne
sommes pas contents de vous. (L’enfant pâlit: il était refusé!)
Lorsqu’on a trente-cinq sur quarante à l’écrit, on mérite la mention
«très bien». Or, vous n’avez même pas la mention «bien»; vous avez
seulement la mention «assez bien». (L’enfant rougit: il était reçu!)
Vous n’avez, hélas! justifié qu’une partie des espérances de la Faculté.

Mon jeune ami éclata de rire; il courut embrasser son père qui riait
aussi; et nous sortîmes en chantant.

                   *       *       *       *       *

Après cette scène, nouvel entr’acte. Dix ans d’entr’acte. La guerre. La
paix. Et voici que tout à coup, en faisant mon inventaire moral, je
retrouve intacts mes sentiments de gaîté à l’égard de la Sorbonne.

C’est que, malgré quatre années de massacres, nous gardons saine et
sauve l’éternelle blague sociale, où tant de marionnettes officielles
sont entretenues avec dévotion. Si mon fils, à vingt ans, se sent assez
fort pour, toute sa vie, rire des humains, quel choix lui
conseillerai-je entre tant de façons de devenir un charlatan?
Aujourd’hui, j’incline pour la carrière de cuistre: une des plus sûres;
elle inspire à trop de cœurs une fièvre de respect. Quelle grande chose
de coiffer le chapeau de pédant et, du haut d’une chaire, de raisonner
de l’esprit des autres! Poètes, entendez-vous, du fond de l’éternité, en
quelle prose ces Messieurs ont le génie de vous traduire? Et vous tous,
grands Français, qui fûtes l’honneur des siècles, vos ossements, dans
les tombes, ne sont-ils pas émus, quand ces maîtres, éternuant de la
poussière de leurs fiches, croient vous ressusciter par la trouvaille
d’une date, que votre cœur, avant de mourir, ne savait plus!

Le pédant est toujours et partout à l’honneur. A l’étranger, il dit: «Je
suis la pensée de la France!» Et c’est vrai qu’il la porte: il marche
comme un baudet, chargé des plus beaux livres. Chez nous, il se fait de
la gloire par des études et des travaux que personne ne contrôle. Bref,
quand je me suis mis, dans les journaux, à rire des Sorbonards, que de
pompiers pour s’écrier: «Au feu!» Et ils tentèrent de me brûler vif.

Pourtant, j’étais rentré dans la Sorbonne, poussé par cet instinct
candide qui me mène vers tous les monuments publics. Je ne prévoyais
même pas tout le bonheur que j’y eus, qui est un bonheur sain. On rit là
d’un bon rire, sans arrière-pensée. Le pion enseignant a l’avantage
unique, qu’on n’éprouve aucune gêne à se moquer de lui. Car si les
autres corps constitués prêtent à la satire, du moins devient-elle vite
douloureuse. On peut se divertir d’un général faible d’esprit ou d’un
évêque possédé, mais l’armée et la religion ont une grandeur qui suscite
la haine et la guerre civile. Adieu la farce, voici la tragédie.--Tous
les bavards qui s’exhibent au nom de la politique, semblent d’un comique
sûr. Le Parlement, cependant, représente le dégoût le plus certain des
esprits réfléchis et patriotes, et leur rire est amer.--Enfin, Justice
et Médecine méritent, dans tous les siècles, d’être mises à la scène
pour divertir les honnêtes gens. Hélas, la prison, la ruine ou la mort
change vite la comédie en un drame pathétique. Seule l’Université, dans
cette série des grands soutiens de la Société, se présente avec une face
de carnaval, sous un déguisement irrésistible. Ne résistons pas.
D’ailleurs, à votre premier pas dans la Sorbonne, dès la cour, regardez
les statues de Pasteur et de Victor Hugo. On dirait deux crétins! C’est
une gageure, une farce! De même dans les amphithéâtres, vous verrez,
sans payer, la farce de l’enseignement.

Là, j’entends bien que de bons esprits vont me dresser l’épouvantail de
l’étranger.

«Chut! diront-ils, l’Europe nous regarde. Quel tort vous faites à la
France! Nos amis, nos alliés, des peuples qui nous admirent, ont de la
Sorbonne une idée si haute et si pure! Ils prononcent les noms d’Aulard
ou de Seignobos avec la même piété qu’ils parleraient d’un vieux
Bourgogne. Si l’objet de leur dévotion est une duperie, il faut leur
mentir quand même: c’est notre _devoir_. On cache son père quand il est
ivre.»

Je ne suis pas insensible à l’objection, surtout qu’elle est d’ordre
financier autant que sentimental. Il est vrai que la plupart des nations
qui nous chérissent, ont, à leur amour, deux raisons essentielles: nos
vins et nos professeurs. Ce peut donc être un danger pour notre réclame
nationale de dénoncer la misère sorbonarde. Mais il y a plus précieux
que l’idée qu’on donne de soi: c’est la conscience profonde que l’on en
a. Si nous avons, par delà les frontières, de vrais amis, ayons le
courage d’une confession devant eux; éclairons leur innocence ou leur
tendresse. Les étudiants étrangers qui conservent un souvenir grisant de
leurs études à Paris, confondent dans la même émotion la Ville, ses
beautés, les jours charmants qu’ils y vécurent, et les pédagogues qui
manquèrent les faire crever d’ennui. Ces gens-là ont trop de chance!
Notre _devoir_ c’est, sur place, de garder du sang-froid et, louant sans
réserve Notre-Dame et le Louvre, de dire:

--Mais l’enseignement de la Sorbonne est au-dessous de tout...

La Sorbonne nous dupe. Elle nous vole un respect auquel elle n’a pas
droit. Je me méfie toujours des institutions «respectables». Hypocrisie
facile, entretenue par les simples ou les ignorants. En dehors d’une
vingtaine de vivants, d’une trentaine de morts, de quelques paysages de
mon pays, du soleil que je vénère, de la nuit que je redoute,--en dehors
d’une douzaine d’idées et de sentiments qui me sont une raison de vivre,
la question du respect pour moi ne se pose pas. Le respect est un
chantage, avec quoi l’on combat ma liberté de penser, disons plus
modestement ma liberté de pleurer ou de rire. Or, celle-ci n’est pas
moins importante que celle-là.

Il m’est permis, appartenant à une nation créatrice, de juger, une fois
en passant, avec le sens de la vie, un des mandarinats de la République.
Ces mandarins de Sorbonne sont des fonctionnaires _publics_; leur
mission, à ce que disent des gens pleins de dignité, est d’éclaircir et
d’élever l’esprit du _public_. J’ai donc le droit de les juger
_publiquement_. Droit strict de citoyen. Contre les hommes publics, au
reste, je n’ai que deux moyens de défense: l’un qui est illusoire: mon
bulletin de vote; l’autre, qui me confère la plus grande force, si je
sais en faire usage avec droiture et fermeté: ma plume.

J’en prends une neuve, et je commence.




II

  MONSIEUR AULARD
  OU
  LA RÉVOLUTION LAÏQUE

        Notre ennemi c’est notre _maître_[1],
        Je vous le dis en bon françois!

        LA FONTAINE
        (_Le Vieillard et l’Ane._)

  [1] Il s’agit ici du maître qui fait souffrir ses domestiques. Le
    maître qui enseigne est au contraire un ami.

    (Note de M. Gazier dans son édition des _Fables_.)


Depuis dix ans que je cherche, je n’ai vraiment rien trouvé de plus
embêtant que ce professeur d’Histoire en Sorbonne qu’on appelle M.
Aulard! Épithète familière et peu déférente? Je sais; mais je l’ai
pesée, repesée, et je la maintiens. J’ai vu Aulard, lu Aulard, entendu
Aulard. Ce nom seul me donne des langueurs et des bâillements.

Monsieur Aulard,--on ne devrait jamais l’appeler Aulard tout
court,--Monsieur Aulard (c’est mieux ainsi: on dirait un faire-part,
funèbre comme lui) a été pour ma prime jeunesse un lugubre étonnement.
Je sortais transi de ses cours sur l’esprit laïque de la Révolution. Une
fois, j’y traînai un ami, qui avait une âme légère et des sens un peu
fougueux. Il en revint égaré, gémissant, et il fallut une semaine de
plein soleil pour lui faire oublier cette vision maussade.

L’an dernier, j’ai eu le courage de réentendre ce vieillard qui avait
contristé mes vingt ans. Je l’espérais détendu, moins accroché à ses
idées. Je l’ai retrouvé pareil, traitant le même sujet. Il parlait
toujours de la Révolution, toujours de la laïcité. J’ai vu à son cours
des rentiers, des jeunes filles maigres, un annamite. Tous ces auditeurs
étaient mornes; lui-même montrait un sourire triste et des yeux battus;
il y avait dans son air et son débit comme une hypocrite prudence, un
mielleux sectarisme, une méchante idée fixe sous des termes patelins; et
je me suis demandé en sortant ce qu’était au fond ce bonhomme sans
bonhomie, qui paraissait la proie d’une manie affreuse, laquelle le
possédait tout entier: «la Révolution laïque». Il y semblait empêtré
jusqu’au cou. N’en sortait-il jamais? Quand sa bonne lui apportait ses
pantoufles, est-ce qu’il évoquait les principes de 89?

Cette année, avec obstination, pour la troisième fois, je suis retourné
le voir. Entre temps, je m’étais laissé conter que c’était un homme
exquis, tout en indulgence, un vieillard si doux qu’il était larmoyant,
un maître presque naïf, dont la surprise pénible était de ne pas être
aimé de tous, puisque pour tous, toujours, il savait trouver un bon mot
fraternel. Et le monde était injuste, m’avait-on dit, de ne pas être
attendri par le cœur innocent, si digne et si suave, de M. Aulard.

Ah! braves gens, confiants et simples! Voulez-vous que nous entrions
ensemble? Que m’apprenez-vous là? Regardez! Écoutez! Si vous avez le
goût des belles lignes, des jours clairs, des pensées larges, si vous
nourrissez votre vie de santé morale et d’honnêteté intellectuelle,
avouez que vous étouffez aux cours de ce Tartuffe... J’ai lâché le mot.
Tant pis! J’aurais voulu qu’il vînt de vous... Mais puisqu’il est lâché,
je le défends; je ne le crois pas téméraire. Approchez; soyez attentifs.
Voyez cette tête morose, laquelle soupire: «Je suis une victime de la
Vérité!»;--ces yeux éreintés par la mauvaise poussière de tant de
documents apocryphes, qu’il arrange au gré de ses passions radicales;
cette bouche amère d’avoir trop médit, car vous allez entendre son
cours: cet homme n’a qu’un plaisir en son cœur vinaigré: rapetisser le
passé et, de ce fait, empoisonner le présent. Fossoyeur insensible, il
ramasse des os, les montre et dit: «Voyez!... Rien ne tient plus!»

Alors?...

M’objecterez-vous, du moins, que son geste est doux et pieux et que
chacune de ses phrases renferme toujours deux ou trois mots en sucre?
Direz-vous, enfin, que nous sommes devant une adorable créature du Bon
Dieu, ou croirez-vous, avec moi, que M. Aulard nous joue? Je suis sûr
qu’il nous joue. Je le sens dans mes nerfs, comme on sent venir l’orage.

Voici vingt-trois ans que, tous les mercredis, il promène son âme grise
et son corps affligé jusqu’à cette Sorbonne, pour y venir murmurer:

--Messieurs, les Droits de l’Homme et du Citoyen...

Ou:

--Messieurs, les grands principes laïques...

Ou:

--Messieurs, l’esprit révolutionnaire...

Cette année, pour la première fois, il a, non pas lâché sa chère
Révolution (la Ville de Paris lui a octroyé une concession à perpétuité
afin qu’il ne sorte plus de son radotage), mais il a parlé d’un _ennemi_
de la Révolution: de Napoléon Ier, mort il y a cent ans. Ce centenaire
est un danger; ce centenaire vient d’être fêté. A ce seul mot de «fête»,
les entrailles de M. Aulard se crispent; il souffre et il sécrète du
fiel en faisant une sainte figure. C’est ce masque qu’il faut dénoncer:
cet homme manque de courage.

Tel un chat maigre, lâché dans l’immense grenier du Premier Empire, il
va doucement, patelinement, de son ton de bon apôtre, insinuer que
Napoléon, que vous croyiez un grand Français,--tout discutable qu’il
fût,--n’a été qu’un médiocre, servi par la chance. Et avec sa peur du
risque,--car il craint la pomme cuite que je tiens là, dans ma
poche,--il n’avouera jamais sa pensée sourde et perfide, dont il sent la
bassesse. Il n’osera pas, dans une heure d’audace, déclarer: «Oui,
j’exècre Napoléon, parce que je doute toujours de ce qui est grand,
parce que je n’ai pas assez de vitalité ni de tolérance féconde pour
comprendre autre chose que les fiches, qu’elles soient politiques ou
historiques.» Et il voilera sa haine. Elle percera prudemment, par tout
petits coups d’épingle, dont il criblera l’immense figure qu’il évoque
malgré lui. Il s’étouffera soi-même dans des documents poussiéreux,
soufflant leur poussière au nez de son auditoire. Pas un jour il
n’attaquera, le regardant en face, ce géant de l’Histoire et de la
Légende qui remplit toujours le monde de son nom; mais il tournera
autour, faisant le gros dos, et d’une voix de chat-fourré, il signalera
des taches sur son uniforme.

Enfin, mollement, sournoisement, sans lever les yeux, il lui marchandera
jusqu’au titre de grand homme:

--Ce mot-là, miaulera-t-il, signifie: bienfaiteur. Or, Napoléon laissa
la France diminuée... Alors... disons que c’est... un homme grand...
rien de plus, qui a fini par une catastrophe lamentable.

De cet homme... grand un historien doit-il se risquer à faire le
portrait, j’entends un vrai historien, un historien qui enseigne
actuellement en Sorbonne, ce «laboratoire de vérités» (l’expression est
de M. Aulard). Et M. Aulard modestement répond:

--Hé non!... car un portrait n’est jamais exact...

Puis, d’une phrase navrée, et hargneuse, M. Aulard laisse entendre qu’un
portrait c’est de la littérature, non de l’histoire. Fixer Napoléon, ce
serait le fausser; ce serait même en faire... un imbécile! Car il n’y a
que les imbéciles qui ne changent pas. Or, s’il n’a pas été imbécile, il
a changé. Donc, on ne peut pas savoir comment il était; et il convient
que sa figure reste vague.

Ainsi M. Aulard, dont la voix benoîte indique qu’il est plein
d’intentions délicates, M. Aulard pourra patauger dans son eau trouble,
tandis que l’auditeur, à demi noyé, n’aura plus la force d’une
protestation. Cet excellent maître s’y connaît en prudence: il ne heurte
jamais son public de front; ce n’est pas sa faute, s’il le corrompt et
le renvoie mal à l’aise: il obéit à sa nature. Au printemps, il arrive
qu’un coup de vent vous enrhume: le vent printanier pourtant fait partie
de la poésie du monde; mais il arrive aussi qu’un microbe, que vous ne
voyez ni ne sentez, vous inocule sournoisement la grippe. M. Aulard
ressemble au microbe plus qu’au vent.

Comme il devine, d’ailleurs, l’écœurement de son auditoire, qui, malgré
la lenteur du poison, pourrait réagir un jour et se rebiffer, M. Aulard
a soin d’abriter les réactions si pures de sa conscience sous la grande
enseigne de la Sorbonne, et il annonce d’un air dévot:

--Jusqu’ici... personne n’a pu faire de Napoléon une étude impartiale,
dans la sérénité. Mais... sous notre Troisième République, il est enfin
permis de l’essayer, car... le haut enseignement de notre Sorbonne est
aujourd’hui _scientifique_.

Il a détaché le mot, et il pose sur son grand nez triste un lorgnon pour
voir l’effet:

--Scientifique, je veux dire, Messieurs: méfions-nous, n’est-ce pas,
d’ouvrir notre cœur et notre esprit. Ce peut être agréable: c’est si
dangereux. Car on s’abaisse ainsi de l’Histoire à... à l’Art, ou plus
bas encore, à... à la Religion. Songez que moi, Aulard, ai fait, pour
les écoles, des manuels où, me gardant de tout avis personnel, fidèle
seulement aux découvertes de la Science, je désignais par exemple un
Saint-Vincent de Paul du nom qu’il portait en son temps: «Monsieur
Vincent». Si j’agissais de la sorte, c’était dans une pensée
scientifique, républicaine et laïque, née soudain de mon cerveau
impartial et glacé. De même devant vous, je veux aborder Napoléon avec
calme et froideur. Il ne faut pas nous échauffer sur des mots admirables
que l’on rapporte de lui. Ces mots admirables sont tous de la légende...
Quant à ses actes... faisons bien attention. Ils n’indiquent pas tant
l’homme qu’il fut que l’homme qu’il a voulu avoir l’air d’être...

Et M. Aulard, la main onctueuse, bénit laïquement ses auditeurs surpris.
Après quoi, d’une voix de mirliton, où l’on entend vibrer comme un
fragile papier gommé, fragile ainsi que la vérité de l’Histoire, il
s’explique et il détaille:

--On connaît surtout Napoléon comme soldat. Or, Napoléon lui-même, outre
qu’il a toujours très mal fait son service (il se faisait mettre en
congé et porter malade), Napoléon s’est défendu toute sa vie d’être un
militaire! Et il avait raison, cet homme, car la vérité militaire est
impossible à discerner. Je vais vous en donner un exemple. J’ai passé,
avec mes élèves, un an sur la bataille d’Iéna. Nous avions tous les
documents du Ministère de la Guerre. Eh bien, nous ne sommes arrivés à
rien!... En sorte que quand on y regarde de près, on ne peut pas savoir
ce que c’est que la bataille d’Iéna...

Il fait cet aveu en sourdine, comme un homme qui, hélas! n’a jamais
découvert que le néant de l’histoire où il s’avance en tapinois.

Pourtant... à l’extrême rigueur, il y a peut-être quelques
demi-certitudes vers lesquelles il est permis d’incliner, quand on
n’écoute pas, bien entendu, son tempérament personnel. Ainsi, M. Aulard
ne serait pas éloigné de croire que Napoléon fut franc-maçon. Oui,
franc-maçon: c’est intéressant cela, pour des gens honnêtement
républicains. Notez que lui-même, hésite encore... Mais il s’interroge
là-dessus longuement, car là, il se sent captivé, là s’ébroue sa vieille
âme ficharde. Quelle joie de penser que l’étudiant annamite, qui a fait
vingt jours de mer pour goûter à l’esprit français, va remporter, dans
sa mémoire, cet aspect inédit de Napoléon... de Napoléon, dont il ne
reste plus grand chose après une douzaine de pâteuses et aulardiques
leçons!

Que voulez-vous! La Vérité d’abord. Elle échappe quelquefois à M.
Aulard, mais il croit la rattraper comme son lorgnon, et, discret,
modéré, frottant ses mains, il dit sans haine, sans aucune haine:

--Napoléon, Messieurs, fut l’ennemi de l’intelligence. On ne peut pas
faire son éloge dans cette Sorbonne.

Et, ma parole, il s’animerait et dépasserait ses droits d’historien
scientifique, pour montrer tout à coup, dans un grondement, que...
Napoléon a brimé et bridé la sacro-sainte Révolution! Ah! Ah! C’est que
là, permettez, la question devient grave. La chaire de la Révolution est
à M. Aulard et n’est qu’à lui! Et M. Aulard frissonne à l’idée d’un
Bonaparte antirévolutionnaire, qui, même après plus de cent ans, le
gênerait dans sa place.

Tartuffe... j’ai dit Tartuffe. Le voici qui se découvre. Il montre les
dents, tragique. Sa sinécure est en jeu!

Pauvre et triste bonhomme! Qu’il se rassure: on ne la lui dispute pas.
Et on lui donne, par-dessus le marché, toute la pitié que son cas
mérite. S’appeler Aulard, avoir ce nom dolent, cette tête blafarde,
expliquer l’Histoire comme on raconte sa colique, et croire qu’on peut
convaincre, en plein Paris, un public qui n’est pas malade, quel défi et
quelle insolence! Il a tout juste convaincu Trotsky, qui fut de ses
élèves, qui suivit son cours cinq ans, qui montait de la rue des
Écouffes où il vendait des casquettes, à la Sorbonne où il édifiait, en
compagnie du saint homme scientifique, le plan d’une révolution qui
devait l’être aussi. Mais c’est tout. Ceux qui prétendent être ses plus
chers amis, avouent, après trois minutes, que la cuisine qu’il fait avec
l’histoire n’est qu’une gargote. Ceux qui suivaient ses cours le plus
assidûment l’ont lâché à l’heure solennelle, le jour du Centenaire de
Napoléon qu’il avait décrié durant des mois, pour que le 5 Mai on
haussât les épaules. Le 5 Mai arrive. Aulard, content d’avoir écrit que
j’étais un _muscadin_, tandis que lui-même était un _porte-lumière_,
vient fièrement faire son cours. Que trouve-t-il? Un auditoire réduit
des neuf dixièmes! Le peuple a couru chez le voisin, membre de
l’Institut, qui, flanqué de deux ministres avec la Garde Républicaine,
célèbre solennellement l’Empereur. Pauvre porte-lumière, il est
abandonné!...

A-t-il vu du moins que j’étais là, moi, son fidèle muscadin?... Aulard,
Aulard, en son cœur bienfaisant, je suis sûr qu’il m’a de la gratitude.
Il se rend compte, ce raseur, qui sut élever l’Ennui à la hauteur d’une
institution inamovible, que je suis comme lui juste et bon. Sans effort
en effet, je consens qu’en un jour clair de sa jeunesse, il a pu
honnêtement chercher la Vérité cinq minutes, mais en belle fille qu’elle
est, elle lui a fait la nique. Il avait été la chercher dans son puits.
Elle a éclaté de rire, est sortie, et l’a laissé dans le fond. Il y est
encore. C’est de là qu’il fait son cours. C’est de là qu’il voit si bien
que la France est la proie des Jésuites. Et quand un Français se penche
pour le voir à son tour, il découvre que le cher maître a la tête de
Basile.




III

  MONSIEUR SEIGNOBOS
  OU
  LA SCIENCE DE L’HOMME

A Guy Arnoux, artiste à Paris[2].

  [2] Ce chapitre est dédié à Guy Arnoux, artiste à Paris, en souvenir
    d’une journée mémorable d’août 1917. Guy Arnoux reposait son talent
    à l’Arcouest, près de Paimpol. Un jour, déguisé en pirate, en
    compagnie de quelques amis, ignominieusement costumés comme lui, il
    décida d’écumer la mer, le long de la côte, sur son bateau
    _Marie-Josèphe_. Il partit. A un mille du petit port, il rencontra
    le voilier _l’Églantine_. Il donna droit sur lui; ses compagnons
    l’enlevèrent à l’abordage; et il fit prisonnier le contenu, qui se
    trouva être M. Seignobos, historien réputé.

    (Note de l’auteur.)


Il y a un autre grand professeur d’histoire à la Sorbonne: M. Seignobos.
Il est encore plus savant que M. Aulard. Un étudiant, ayant eu
l’imprudence de lui dire un jour que la bataille de Tolbiac fut une
victoire pour Clovis,--il s’écria:

--Vraiment? Qui vous l’a dit?

--Mais, Monsieur... je le sais.

--Le savez-vous _scientifiquement_?

Lui n’enseigne que ce qu’il sait de cette manière, c’est-à-dire qu’il
n’enseigne presque rien.

Il est, en effet, le premier d’entre les hommes à avoir compris que les
_faits_ historiques n’ont aucun intérêt. Tous sont de fausses
précisions. M. Seignobos rit des noms, rit des dates, rit de tout. (Il
ne grince des dents que quand on lui parle des curés.) Tout cela, ce
n’est pas la vie des peuples. Une seule chose compte: l’étude critique
et minutieuse des mœurs, et la comparaison attentive des statistiques.
C’est ce qu’on appelle la «_méthode historique_»; et c’est l’objet du
cours de M. Seignobos.

J’ose dire que ce cours est unique. Malheureusement, il est peu connu. A
la première leçon, il y a quarante personnes, curieuses et candides; à
la seconde, vingt, surprises et tenaces; et de la troisième à la
dernière, il y a tout au plus six ou sept égarés, dont lui et moi. Il
faut le regretter. J’ai, pour ma part, toujours infiniment goûté M.
Seignobos: il est plein de cocasseries qui me ravissent. Mais le public
se lasse, parce qu’il ne l’entend pas, parce qu’il ne comprend rien,
parce que, pour tout dire, il manque du génie spécial qu’il faut quand
on veut voir derrière les apparences. Plusieurs fois, j’ai emmené à son
cours des femmes de mes amis. Il y a, dans l’esprit de toute femme, même
la plus proche de nous, des poussées d’imprévu qui me semblaient de même
nature que les saillies de M. Seignobos. Eh bien, elles n’ont pas mieux
compris que les hommes; elles n’ont pas saisi en entier une seule de ses
phrases, ni découvert la moindre apparence de liaison entre deux de ses
idées. Je m’épuise devant cette énigme. Serions-nous, en France, ce pays
de la mesure, incapables de goûter une farce abracadabrante?

Voici un petit vieillard, barbe et cheveux en broussaille, qui paraît
sortir de dessous son édredon. Il entre, jette sa serviette sur sa
table, s’assied en voulant casser sa chaise, et commence sans dire
«Messieurs», comme s’il parlait à des bestiaux. D’ailleurs, est-ce qu’il
_commence_? C’est là le magnifique de son cas. Même quand il entame la
première leçon de l’année, il _continue_!

Quoi? direz-vous.

Un cours d’il y a dix ans ou une conversation avec lui-même. Et peu
importe qu’il ait des auditeurs ou n’en ait point: il ne regarde pas son
amphithéâtre. Il arrive, ruminant une idée: c’est celle-là qu’il sert,
où elle en est. Il se pelotonne à sa table, le nez sur ses papiers, les
bras entre les jambes. On dirait Diogène dans son tonneau. Et
maintenant, il va se payer la tête du monde entier, non seulement du
public presque inexistant, mais des rois, des papes, des évêques et de
tous les représentants du peuple, dans tous les pays. Car il ne s’étonne
ni ne s’émeut de rien. Il a trop remué d’idées fausses, de faits
inexacts, d’institutions mal comprises; il est arrivé avec l’âge à une
insensibilité totale; il ne croit plus ni à Dieu ni à diable. Mais le
diable se venge et ne le quitte pas: il habite M. Seignobos, le fait
ricaner et s’ébrouer.

Partant on ne sait d’où, allant vers on ne sait quoi, s’adressant à on
ne sait qui, il se trouve en train, tout à coup, d’essayer de définir
par des traits véridiques, cet ensemble «qu’on appelle généralement la
France». A la seule idée de toutes les blagues qu’on débite à ce sujet,
il s’étrangle de joie. Puis, démoniaque, il reprend son discours, où
l’on ne perçoit déjà plus qu’un mot sur trois, tandis qu’on jurerait
qu’en sa bouche il fait une affreuse bouillie de sa langue et de ses
dents.

--L’ français... langue française... qu’est c’est?... N’est qu’une des
nombreuses langues parlées en France.

Il donne un coup de poing sous sa table, et dans un éclat:

--Unité d’ langue en France? Existe pas! Alors?

C’est lui-même qu’il interroge et qu’il oppose ainsi aux imbéciles et
aux lieux communs. Car c’est cela son cours, ou semblant de cours: une
pétarade contre tout ce qu’on a l’habitude de dire et de croire.

--L’unité d’ la France? Allons! Au Nord, toits hauts... Midi, toits
bas... Et voyez cuisine... au moins trois régions: l’ beurre, l’huile,
la graisse d’oie!...

Il lève le nez, puis jette en l’air une phrase incompréhensible qui fait
le bruit d’un gargarisme.

Sur quoi, il replonge dans ses papiers.

--La religion?... Aucun élément d’unité... D’ailleurs pas spontanée...
N’est uniforme que par institutions imposées... Surplus, d’puis un
siècle, moitié d’ la Société l’a abandonnée.

Et cette proposition le fait éclater d’un mauvais rire que, tout de
suite, il contient. Car son cours, en somme, lui donne plus de dégoût
que de joie. Il vous le flanque à la tête: c’est un paquet de sottises.
Il a l’air de dire: «Tas d’idiots! Ça vous suffit pas?... Vous en faut
encore?... Attendez!»

--Reste la race!

Il a dit ces trois mots comme on cracherait ses dents.

Il les développe:

--En France, aucune race! Savants ont étudié structure des corps...
Brachicéphales. Dolichocéphales. Tout mélangé!... Et des bruns, des
blonds... avec grande partie dont on ne sait si bruns ou blonds.

Son petit œil, derrière un lorgnon de travers, aperçoit dans la salle
une étudiante blonde. Il crie:

--Seule déduction certaine: blonds sont anormaux! Bruns en majorité.

L’étudiante prenait des notes; elle s’arrête, interdite. Alors, de
contentement, il précipite son débit, s’empêtre, pâlit, gratte son
crâne, repart, bredouille, gargouille, bafouille:

--En France, toutes les races! Et d’ génération à l’autre, rien d’
transmissible. En France, enfants r’ssemblent pas aux parents.
D’ailleurs, parents, c’t’ un mot parents! Société française se r’crute
plus par mariages; elle n’ tient qu’ par enfants naturels... Mariages
donnent pas même deux enfants par famille... En sorte que métissage,
peuple de métis... France, cul-de-sac Europe avec, dans le fond, toutes
les races... Français, qu’est c’est les Français? Des gens qui entre eux
s’ considèrent comme Français, et sont contents de l’être, v’là tout!

Sur cette trouvaille, il souffle et mâche sa barbe. Puis il repart,
pestant soudain contre les sociologues et leurs statistiques. Dans ce
désordre, s’il lui arrive d’avoir des idées d’un bon sens ordinaire, il
s’en effraie tout de suite et arrête ce mouvement mauvais en mêlant les
mots, en disant: «jamais» pour «toujours», «conservateur» pour
«libéral». Il se reprend, s’étouffe. On entend: «Pfttt... pfttt...
pasteurs!» Voici qu’il fait le compte des pasteurs, comme il fera le
compte des commerçants; et aussitôt après, sans transition, il montrera
le développement du fromage de Brie depuis 1905. Deux doigts dans le
nez, il jette:

--C’mmerce: onze millions!... Dans l’ c’mmerce on n’ compte ni bains ni
pompes funèbres: 160.000 hommes... De plus, rentiers 900.000 et gens
sans aveu 126.000!

Vlan! Il a mis soigneusement ensemble les rentiers et les gens sans
aveu: il jubile. Pour s’apaiser, il se lance dans une phrase plus calme
sur les vaches, de 1900 à 1910. Il s’arrête, il rit, non aux anges, mais
au diable, car il cherchait une définition du peuple et il l’a trouvée:

--Qu’est c’est l’ peuple? Les travailleurs, plus les coquetiers et les
forains! Ah! Ah!

Il ajoute:

--Qu’est c’est la p’tite bourgeoisie? Des gens qui méprisent travail
manuel, mais estiment professions sédentaires et écritures. Il faut y
joindre acteurs et musiciens. D’ailleurs...

Il regarde le plafond et se balance:

--D’ailleurs, peuple et bourgeoisie mêlés. Plus d’ classes. Grands
bourgeois épousent couturières et personne fait plus attention!

Sur quoi il ne peut s’empêcher de rire encore. Il est radieux de
constater partout, dans tous les pays, dans tous les temps, la folie de
la pensée humaine, le désordre des sociétés, la relativité de tout ce
qui est. Au fond, l’humanité l’enchante, tant elle l’écœure, et ses
propres leçons l’amusent, à force de lui faire pitié. Car il ne croit
pas plus à l’enseignement qu’au reste, mais, persuadé que tout cours est
imbécile, il illustre du moins cette pensée-là d’une démonstration
claire. Lancé dans l’Histoire, il y saccage et embrouille tout, et on
dirait un vieux chien crotté qui fait irruption dans un salon pour
éternuer et gratter ses puces.

--En Bret... en Auv... en Normandie!...

Il y a trois quarts d’heure qu’il parle: il s’énerve.

--Le... la... les bestiaux sont attachés à... à la... au piquet...
jusqu’à ce qui... que... qu’elles aient brouté le... les... la luzerne!

Il se calme tout de même, prend chaque province française, la stigmatise
en deux phrases, signale les prunes d’Agen, les poulardes du Mans, les
sardines bretonnes; et comme l’heure sonne, il saute sur sa chaise,
balbutiant:

--Vers à soie... maladies... luscardine... picardine... tournent au
jaune bleu... lascardine... rascardine!...

Il ricane, disparaît: c’est fini.

Je ne dis pas que pour de jeunes français, ni pour de jeunes étrangers,
ni pour personne d’autre, ce soit un enseignement précieux, mais
j’avertis qu’il ne faut pas considérer M. Seignobos du même œil que ses
voisins. La qualité de cette Sorbonne vient précisément de la variété de
ses fonctionnaires. M. Seignobos le dit expressément: «France,
cul-de-sac Europe. En France, toutes les races!» M. Seignobos est un
échantillon français qui ne ressemble à aucun autre; il faut lui mettre
une étiquette spéciale. Mais avant de la mettre, il convient de
réfléchir. Dire qu’il est «incompréhensible», c’est vite dit... s’il se
comprend lui-même...--Dire qu’il est «dangereux»? Pourquoi? Parce qu’il
est sceptique, diabolique, sectaire? Mais si on ne le comprend pas, où
est le danger?--Je n’ai encore entendu qu’un auditeur parler de lui avec
justesse.

C’était un grand Anglais, réjouissant à regarder. Perchée sur un long
corps, il portait une petite tête rouge brique, dont le front était
resté blanc; deux sourcils d’étoupe rousse, un poil noir par narine, une
nuque mousseuse de cheveux follets, complet épinard et grosses
chaussettes carotte dans des souliers à double semelle: je le vis sous
cet aspect suivre, tout un mois, le cours piquant de M. Seignobos.

Et au bout du mois il me confia ceci, avec gravité:

--Monsieur, je suis le Recteur, n’est-ce pas, de l’Université de
Wowowrod, pays de Galles. Eh bien, je n’ai eu à Paris aucune plus
intéressante expérience, n’est-ce pas, que les cours de ce Seignobos.

Et il ajouta dans un sourire:

--Vraiment, j’ai beaucoup joui!

Puis, fort sérieux, il m’expliqua que cet homme était shakespearien,
n’est-ce pas, car, en le regardant, il avait cru voir, à certaines
minutes, une sorcière installée en Sorbonne.

D’ailleurs, l’air de la salle sentait le roussi. M. Seignobos ne
venait-il pas à ses leçons sur un balai rôti? Le recteur se le
demandait.--Et voyant M. Seignobos ouvrir sa serviette, le recteur avait
eu peur qu’il ne s’en échappât des crapauds et des salamandres.

En conclusion, sans trace d’humour, il disait qu’à sa connaissance, dans
toutes les Universités du monde, il n’y avait personne qui représentât
plus plaisamment ce que les initiés appellent la «Fantaisie», et
certains autres la «Folie pure».




IV

  MONSIEUR VICTOR BASCH
  OU
  L’ESTHÉTIQUE EN ACTION

        «Après vous avoir montré les fous qui sont enfermés, il faut que
        je vous en fasse voir qui mériteraient de l’être!»

        LE SAGE.
        (_Le Diable boiteux_.)


Encore un savant, quoique à la Faculté des Lettres!

Celui-ci s’annonce professeur d’_Esthétique et de science de l’Art_.
Mais, à la différence de M. Seignobos, il adore son cours. Il arrive en
avance, impatient de pérorer. La Sorbonne lui fournit non pas une
chaire, mais un tréteau, sur lequel il se joue lui-même, en virtuose
improvisateur. Et professeur d’esthétique veut dire: «Moi, Victor Basch,
vais me raconter esthétiquement!»

Comme tous les gens de théâtre, il a une haute idée de soi. La preuve,
c’est qu’il dit: «Ne trouvez-vous pas que je ressemble à Caillaux?»
Hanté par ce modèle, il se croit tout permis.--Il fait irruption dans
son amphithéâtre, ne dit pas «Messieurs», parce qu’il a envie de dire
«Mes amis» ainsi qu’à des maçons et à des terrassiers, et commence d’une
voix haute, insolente, impudente:

--J’arrive. Vous me regardez. Je vous regarde. Quelle différence entre
nous? Celle-ci: je sais, moi, ce que je vais dire, et vous ne le savez
pas! Je vais dire: «Qu’est-ce que le tragique?» Boum!

«Boum!» c’est, sur l’estrade, un coup de talon, qui va se répéter vingt
fois durant une heure de cours, et accompagner la fin de chaque phrase
capitale.

--Donc, le tragique est-ce le dramatique? Non! Or, le dramatique est-ce
l’art dramatique? Du tout! Qu’est-ce donc? Patience! Remontons de
concept en concept. Y a-t-il ici quelqu’un qui soupçonne ce qu’est
l’Art? Je dis quelqu’un, sans désigner le sexe ni la couleur des
cheveux... Et j’écoute! Homme, femme, enfant, parlez! Personne ne parle?
Hein? Comment? Vous avez confiance en moi? Merci. Très flatté!

Le public sourit. Lui se rengorge. Dix pas de long en large, et d’une
voix claironnante:

--Or, donc, l’Art,--suivant ma conception de cette année, résultat de
mon cours de l’an dernier,--l’Art c’est l’expression, et l’Art c’est la
représentation...

Brusquement il s’arrête pour émouvoir une directrice de pensionnat qui,
avec fièvre, prend des notes.

--... C’est la représentation, dans une œuvre durable, de l’état émotif
d’un artiste, aspirant à se communiquer à des spectateurs!

Il souffle après cette cuistrerie. Puis il s’ébroue:

--Halte-là! Je me suis trompé! Vous ne vous en êtes pas aperçus?
Naturellement. Vous pensez à autre chose. Vous êtes à un cours et ne
pensez pas à ce cours. Théâtre, thé, vie mondaine, vie légère! Air
connu... Eh bien, n’importe!... Le cours c’est A, votre pensée c’est B,
moi je suis C! Or, C se trompe! J’ai dit: «l’Art exprime un état
émotif.» Du tout! Voilà qui est faux. L’Art n’exprime pas que des
émotions. Il y a des artistes, des vrais, des grands, qui ont exprimé
des idées, rien que des idées, des concepts, rien que des concepts, mais
des tas de concepts, des foules de concepts, des peuples de concepts,
des cathédrales de concepts!...

Il s’est emporté; il se calme, et, se parlant à soi-même, devant le
public ébaubi:

--Pauvre de moi! Je suis encore lyrique. Seigneur, pardon! Je serai
toujours lyrique!...

Il joue à la mélancolie:

--N’est-il pas difficile d’être un homme libre sans être un homme
lyrique? Liberté de pensée, liberté de vouloir, démocratie intégrale,
commencement du lyrisme! S’il y a des hommes de gouvernement à mon
cours, ils ne comprendront pas: je les excuse.

Là-dessus, l’air inspiré, il s’abandonne à l’éloquence, et aussi à une
ironie triviale. Sur un rythme ricanant, il lance une longue période
touchant «la vraie liberté qui, dans tous les pays, s’est réfugiée au
fond des prisons, en quelques cervelles impartiales, à l’abri des
ploutocrates du pouvoir.»

Ceci n’est qu’une parenthèse dans le cours. Brusquement, Victor Basch a
cédé à ses nerfs. C’est que Victor Basch, confiant dans l’Éloquence qui
l’inspire, est victime de ses associations d’idées. Il parle, il parle,
au hasard, selon ce qui se forme dans sa cervelle. Et il a l’habitude
familière et charmante de livrer sa pensée géniale, telle qu’elle vient,
avec son cynisme ou ses inconséquences.

Il arrive alors qu’il paraît insensé, parfois révoltant. Bien mieux, il
s’en aperçoit et il devient agressif. A la manière de Caillaux, son
maître, il défie le public. Si bien que celui-ci, après avoir souri,
après avoir ri jaune, après avoir grogné, éclate et proteste.

M. Victor Basch est d’une race souple, grâce à Dieu, au Dieu des Juifs,
et il n’insiste pas. Il a l’intelligence variée. Donc, il fait demi-tour
avec grâce, et simplement revient à sa période esthético-philosophique.

--Quelle fut, s’écrie-t-il, la première forme du Drame? Parole? Danse?
Musique? Répondez, sans avoir peur!

Une voix d’admiratrice, timidement, murmure: «La musique...»; une autre
«La danse...» Il hausse les épaules et réplique:

--C’est indémontrable! Il est même absolument vain de se poser cette
question! Contentons-nous de dire qu’elles ont commencé simultanément,
et examinons la danse avant le dramatique!

Là, faisant une grimace affreuse, il s’offre à l’attention de son
auditoire:

--Regardez un sauvage! Revient-il d’une bataille? Image de la guerre!
Boum! (_Coup de talon._) A-t-il perdu un enfant? Image de la mort! Xi...
couic!... ce qui nous attend tous!--Dans tous les cas, il danse, il
danse!... Devinez combien il y a de formes de danse?

La directrice du pensionnat va répondre: elle ouvre la bouche; elle se
rappelle un chiffre, fourni jadis par M. Seignobos; mais Victor Basch,
bridant les yeux, lance avec volupté:

--Trente-deux, Madame! Il y a trente-deux formes de danse!

Les vieux messieurs sont trop vieux, les jeunes filles trop jeunes, pour
deviner l’intention finement obscène que seul un étudiant relève d’un
gros mot de mépris. Victor Basch n’entend pas, tout à sa danse:

--Quand la danse est extatique, ou lyrique, ou sensuelle, alors elle est
sans loi! Oui, Madame, il n’y a pas de loi pour la luxure!

La directrice de pensionnat baisse le nez sur son cahier, et Basch
pétarade:

--Attention! Ceci n’est pourtant que la danse inspirée par l’instinct,
donc religieuse. Premier stade!--Deuxième stade... Quel est le deuxième
stade?

De nouveau la directrice ouvre la bouche; elle va dire: «Deuxième stade:
la danse se libère des Jésuites», car elle se rappelle le cours de M.
Aulard. Mais Victor Basch sans attendre, réplique de lui-même:

--La danse va se laïciser!

Un temps pour que le Maître ajuste ses lunettes. Certains auditeurs
choqués en profitent: on entend de vagues cris.

--Quoi? Qu’est-ce qu’il y a?...

Un étudiant russe se dresse et crie: «A bas la calotte!» Victor Basch
étend les bras, et, de sa voix cassante, domine le bruit:

--J’ai dit et je répète: (sans doute on ne m’a pas compris) que la danse
est passée à sa deuxième forme, la forme mimique!

_Mimique_... La directrice écrit en hâte.

--Dès lors, l’homme imite!

_L’homme imite_... Elle casse son crayon.

--L’homme imite tout! Les animaux, d’abord, car il n’est que l’Animal
parmi des animaux; puis il imite... le reste... ce que vous voudrez...
le laboureur, le sourcier, le fiancé, la fiancée! Et imiter, c’est
devenir un autre, c’est s’infuser en cet autre...

_... ser en cet autre_... La directrice n’a plus le temps de tourner ses
pages.

--En ce moment, par exemple, supposez que je danse. Si vous suivez ma
danse, vous dansez avec moi! Or, qu’est-ce que je danse? J’imite l’ours;
je fais l’ours; je suis l’ours. Donc, puisque vous me regardez, vous
devenez ours aussi! Phénomène qui s’appelle comment?

L’étudiant de tout à l’heure hausse les épaules. Un vieillard chevrote:
«Ca... caricature!» Et Basch s’écrie:

--Ce phénomène s’appelle le second phénomène: celui du miracle
dramatique. Or, si ce miracle est accompagné de paroles, c’est le
_mimus_!

L’étudiant éclate:

--Ah! Ah!

--J’entends qu’on rit, dit Victor Basch.

--Un peu! reprend l’étudiant.

Basch s’essuie le front:

--J’ai cette bonne fortune d’entendre qu’on rit, alors que je n’ai rien
dit de drôle! Preuve instructive, preuve décisive de la place énorme que
tient l’inconscience dans une nation! Car ce rire, ce simple rire,
évoque en moi la guerre et la paix! Pauvres de nous! Offensives
insensées! Traités délirants! Avertissements d’huissier grippe-sou à des
ennemis réduits à la famine!

Cette fois, c’est trop: l’étudiant et une dizaine de personnes
s’agitent, tapent du pied, chahutent.

Alors, c’est le tour de Basch de rire. Il rit largement. Voilà dix ans
qu’on interrompt son cours! Et dès qu’on l’interrompt, voilà dix ans que
chaque fois, comme aujourd’hui, un groupe d’étudiants balkaniques et
jargonnant, aux cheveux d’Assyriens et aux yeux de gazelles, se
précipitent pour le défendre!

Dieu des Juifs, sois béni: il ne court aucun danger. Pourtant, des mots
redoutables s’échangent: «Boche!... France!» Quelqu’un crie: «C’est un
sale hongrois!» Basch, immobile, hausse les épaules.

Un balkanique lève le poing; un français lève sa canne. Basch fait
«Boum!» du talon.

Une femme appelle «Au secours!» On se rue vers la sortie. Basch clame:
«Le traité! Voilà bien le traité de paix!»

Les garçons de salle ont couru chercher des agents, qui arrivent et
augmentent le désordre. L’un d’eux s’approche de Basch et l’invite à
sortir.

--Bien! De mieux en mieux! rugit Basch. Tel est l’enseignement de la
France!... Tant pis! Ils ne sauront pas ce que c’est que le _mimus_...
qui, au surplus, ne les regarde pas, car il est le sujet, non de mon
cours public, mais de mon cours fermé. A bon entendeur, salut!

Il saisit sa serviette et disparaît.

Dans une salle attenant à l’amphithéâtre, devant le garçon stupide, il
monologue:

--Imbéciles! Ils ne supportent pas la vérité! Ils en sont
intellectuellement à l’époque fossile, à l’époque primaire dans le
fossile. Ils ne veulent pas voir que l’Allemagne, qui nous adorait au
lendemain de l’armistice, nous exècre à présent. Boum! (_Coup de
talon._)

Il se jette sur son pardessus, s’engouffre dans les manches, bondit
dehors. La rue est pleine d’agents, qui ont ordre de le protéger. Il
leur crie:

--Messieurs, l’Allemagne ne peut pas payer!

Les étudiants, maintenus à cent mètres, crient: «Hou! Hou! A bas Basch!»
Il ricane:

--«A bas Basch!» C’est joli «A bas Basch!» Hein! ont-ils assez besoin
d’esthétique!

Puis il se tourne vers la police:

--Les Alliés, la France à leur tête, ont réduit l’Allemagne au servage!

--Hou! Hou! Hou!

--Afin d’entretenir l’esprit de haine, ferment des guerres à venir!

--Monsieur veut-il une voiture?... demande poliment un agent.

--Une voiture? Pour quoi faire? Est-ce qu’on peut parler dans une
voiture!... Tenez, mon ami, regardez cette affiche: dans trois heures je
serai là-bas. Meeting organisé par la _Ligue des Droits de l’Homme_! Je
leur expliquerai ce qu’est l’Allemagne!

Il n’y aura aucune peine. Il continuera simplement son cours... La
moitié de son enseignement est fait de péroraisons démagogiques et
désordonnées, qui marquent que son esprit n’établit nulle différence
entre la Sorbonne scientifique et n’importe quelle réunion populaire à
la _Maison des Syndicats_.




V

  LE
  GRAND BANQUET DÉMOCRATIQUE
  DU 13 AVRIL

        «Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point?»

        BOILEAU.
        (_Le Repas ridicule_.)


Je venais d’écrire, dans l’_Écho de Paris_, sur ces trois maîtres
illustres, les pages qui précèdent, et j’avais donné à mes portraits le
titre même de ce livre: «_La Farce de la Sorbonne_» sans me douter que,
pour mon régal, on allait m’aider à la composer. J’avouerai même qu’en
peignant mes personnages, je n’avais pas senti toute leur drôlerie.
Heureusement des défenseurs aveugles de ces messieurs sont venus, avec
une furieuse énergie, me la souligner; et de grand cœur je les remercie.

MM. Basch, Aulard et Seignobos, désormais inséparables pour tous ceux
qui aiment la comédie, ont des amis politiques qui ne cultivent pas dans
leur jardin cette fleur charmante: le sens du ridicule. Suffoqués de mon
irrévérence, ils ont déclaré d’abord pompeusement, doctoralement,
sentencieusement et sorbonardement, que je n’étais pas _compétent_ pour
juger leurs trois cuistres.

--Un _romancier_, ont-ils écrit dans leurs feuilles! alors qu’il
faudrait un savant[3].

  [3] _Ère Nouvelle_, 13 mars 1921. _Le Temps_, 26 mars 1921.

Que j’aime ce mot!... surtout après avoir suivi les cours si
scientifiques des trois chers hommes. Un _savant_! Je retrouve là le
vocabulaire des meilleures réunions publiques, si imposant et si vague,
destiné à remplir d’admiration la cervelle des cafetiers et de leurs
victimes.

Savants! Eux sont savants! D’abord, parce qu’ils enseignent en Sorbonne,
ensuite parce qu’ils tripotent depuis trente ans leurs casiers de
fiches. Les pauvres! Cela n’empêche pas que la Vérité, la vraie, fuyante
comme l’eau, l’air et le feu, se paye leur tête et leur échappe encore
plus qu’au commun des mortels! Cependant, moi, il faudrait que je fusse
savant, et à leur manière, pour posséder le droit de les juger, quand
ils s’exhibent dans leurs amphithéâtres. Je croyais n’avoir suivi que
des cours publics, ouverts à tous, payés par nous, démocratiques?
N’importe! Si je n’arrive, tel un âne, croulant sous des diplômes
_octroyés par eux_, je n’ai pas le droit d’émettre un avis.
Incompétence! Il ne me reste qu’à ouvrir le bec, comme un passe-boules,
et à avaler ce qu’ils jettent dedans.

Conception de l’enseignement public admirable, qui aurait fait la joie
de Cervantès! Ils n’ont pas vu, ces bons avocats, qu’il y a différents
genres de jugements à porter sur ce genre de mandarins. Certes, on les
peut regarder du point de vue scientifique, mais il faudrait leurs yeux
à eux, puisque ce point de vue sublime, ils sont seuls à l’avoir. Je
n’ai jamais prétendu égaler leur génie. Je suis un homme du public,--ce
qui, d’ailleurs, n’est pas rien, puisque c’est au public qu’ils font
part de leur science;--mais enfin, je juge du point de vue des gens
simples, et je dis simplement: «Dans un pays sérieux, est-il de règle
que l’Université soit farce? Or, elle l’est. Pourquoi? Parce que chaque
fois que j’y entre, je ris. Rien de plus. Ayant ri, j’ai écrit que
j’avais ri. C’est tout. Pas besoin de diplômes. Je suis très
suffisamment compétent.»

Mais les amis politiques de MM. Basch, Aulard et Seignobos ne
l’entendent pas de cette oreille. Ils ne veulent pas, parbleu, ils ne
peuvent pas lutter avec la moquerie publique, car là, ils se sentent
désarmés, eux et leurs fantoches. Il faut donc qu’ils enflent leur
colère, et afin de lui donner quelque dignité, après leur fusée mouillée
de l’incompétence, ils ont fait partir un gros pétard pour annoncer
pathétiquement _la guerre civile_. Dans des entonnoirs, comme à la Foire
du Trône, ils ont clamé:

--C’est abominable! Voici qu’on se redéchire entre Français! L’Union
sacrée est en péril! C’est de nouveau _l’Église_, dressée contre
l’Université![4]

  [4] _La Victoire_, 22 mars 1921.

L’Église! Et l’Église, c’était moi. Quel coup de maître! Puisque j’avais
écrit que toutes les cinq minutes M. Aulard chevrotait: «Laïque...
républicain... républicain... laïque», c’est que je parlais au nom des
sacristies, et que je voulais revenir aux vieilles haines religieuses.

--Pardon, ai-je répondu, je n’ai fait que répéter ce que dit M. Aulard.

--Du tout! Nous devinons la manœuvre. _L’Église, non contente de
rétablir les relations avec le Pape, veut maintenant renverser la
vieille et noble Université française, dernier rempart de l’esprit
critique et du libre examen_[5]... Jésuites!... Stanislas!... les
Postes!... la rue de Madrid!

  [5] _Ère Nouvelle_, 25 mars 1921.

Allons, allons, Monsieur Homais, calmez-vous! On vous croyait pharmacien
à Yonville: êtes-vous devenu journaliste à Paris? Le passage comique que
je viens de citer, et qui a paru dans l’_Ère Nouvelle_, suivi de la
signature «_Intérim_», ne peut être que de vous...

Cher Homais, il se cache en vain. Son style le trahit, où qu’il écrive,
même dans _Le Temps_, où il signe _P. S._, sans doute post-scriptum... à
_Madame Bovary_. Il y a justement cent ans que Gustave Flaubert est né;
il a voulu faire rire son ombre. Merci. Et merci pour tous ceux qui
rient avec Flaubert de ce genre d’égarement fanatique. Grâce à ce _P.
S._ et à cet _Intérim_, voici que notre farce va crescendo: c’est la loi
même du genre. Messieurs les radicaux-laïques, vous m’aidez avec trop de
désintéressement: je vais vous demander un petit effort nouveau. Vous
êtes déjà d’une drôlerie incroyable. Ne voulez pas vous forcer encore et
vous hausser maintenant jusqu’à une dernière invention plus
bouffonne?... Oh! je vous en prie!... Quoi? L’auriez-vous trouvée?... Si
vite?... Pas possible?

Ils l’ont trouvée!

    _Et les fruits ont passé la promesse des fleurs._

Intérim-Homais, ce digne ami, avait écrit: «C’est aux étudiants
républicains, à la libre jeunesse des écoles, de dire maintenant si oui
ou non, ils veulent subir la loi des _ultras_ de l’_Écho de Paris_. Nous
croyons que d’ici peu ils rendront publique une riposte péremptoire.»

Ce «péremptoire» m’avait mis en goût. Je pressentais, cette fois, un
effort d’un burlesque vraiment large. Mais l’homme est si fragile que sa
sottise même n’est pas sûre, et à mon espoir se mêlait l’énervement de
l’incertitude. Dieu soit loué! Je vous répète qu’ils ont été plus loin
que mon désir. Voici la riposte péremptoire, publiée dans les feuilles
radicales:


  POUR LA LIBERTÉ D’OPINION.

  «Un journal du matin ayant entrepris contre MM. Basch, Aulard et
  Seignobos, professeurs à la Sorbonne, une campagne de dénigrement, le
  COMITÉ CENTRAL DE LA LIGUE DES DROITS DE L’HOMME a décidé d’offrir à
  ces trois maîtres un grand banquet DÉMOCRATIQUE.

  «Ce banquet aura lieu le mercredi 13 avril 1921, à 20 heures.

  «Tous les républicains soucieux de défendre la liberté d’opinion, et
  tous les amis de MM. Basch, Aulard et Seignobos, sont spécialement
  invités à cette manifestation.

  «Les adhésions seront reçues à la LIGUE DES DROITS DE L’HOMME, 10, rue
  de l’Université. (Prix du couvert, service compris: 11 francs.)»

Quelle contribution à la joie de tous ceux qui aiment la comédie!

Un banquet démocratique et consolateur pour sauver la pensée libre du
pays! Ah! j’ai pleuré que Molière fût chez les morts! De ce banquet, sur
l’heure, il eût fait un pendant génial à sa Cérémonie du _Malade_.

J’ai eu tort d’écrire: «Ces gens n’ont, à aucun degré, le sens du
ridicule.» Ils l’ont étonnamment, dès qu’il s’agit de s’en couvrir. Pour
la première fois ils étaient donc des maîtres! Enfin, ils étaient venus
sur le terrain de la farce... où je les conviais: c’est le cas de le
dire. Et d’avance je me les figurai autour de leur table où, pour onze
francs, on n’allait leur offrir qu’une soupe à l’oignon et de la
charcuterie, alors qu’ils auraient eu besoin de vins chauds et généreux.

Ils n’eurent même pas cela: _L’Union des Coopérateurs_ (enseigne
prometteuse), boulevard du Temple (quartier folâtre), ne put leur
servir, le 13 avril, que des boulettes d’une viande anonyme, dans un
brouet noir.

Pour s’en régaler, ils vinrent à trois cents, de l’un et l’autre sexe,
tous le cœur plein d’une indignation laïque. L’état de colère n’aide pas
à festoyer: ce furent des agapes pénibles.

Les trois grands maîtres arrivèrent ensemble. Entrée de ballet
inégalable. Ils s’assirent en cadence à la table d’honneur. Puis entre
eux, on plaça des dames, toutes également laïques. Et le président, M.
Ferdinand Buisson, plein d’humour, annonça, au nom de la Laïcité, que le
grand banquet démocratique du 13 avril était commencé.

Alors, ils se mirent tous à mâcher en grinçant des dents, car beaucoup,
soudain, s’apercevaient dans quelle charge d’eux-mêmes ils étaient
tombés. Ils défendaient la liberté d’opinion, en se rebiffant contre la
mienne! Et ils savaient bien au fond, qu’Aulard, Seignobos et Basch
n’étaient que des fantoches. Ils ne les glorifiaient que pour la forme,
la fô-ôrme! eût dit Bridoison. D’ailleurs, devant tous ces enrôlés de la
pensée libre, Seignobos, à sa table d’honneur, ricanait, tressautait, et
roulait entre ses doigts de petites boulettes de pain, qu’il jetait avec
mépris sous la table.

Quand vint l’heure du dessert, je veux dire le temps où on aurait pu
servir un dessert, M. Ferdinand Buisson dit encore:

--Au nom de la Laïcité...

C’était le signal, que ceux qui étaient venus pour sauver oralement la
Démocratie et la Conscience Universelle pouvaient prendre la parole.

On vit donc se lever des gloires du Parlement et de l’Université: MM.
Séailles--Paul-Boncour--Paul Painlevé. Tous, prenant des verres vides,
engagèrent avec flamme les convives à boire à ma perte.

M. Séailles, dans un frémissement d’une philosophie magnifique, déclara
le premier que j’étais un «petit esprit». Les grands esprits qui étaient
là, applaudirent.

M. Paul-Boncour, avocat habile, qui sait qu’on n’a l’esprit vraiment
libre qu’en plaidant sur un dossier qu’on ne connaît pas, proclama: «Je
n’ai pas lu les articles, et ne les veux pas lire. Je sais de qui ils
sont. Cela me suffit!» Tous les autres, qui les avaient lus,
applaudirent.

M. Paul Painlevé, avec une modération qui rappelle le solide équilibre
dont il fit toujours preuve au pouvoir, s’écria: «Ce sont les
arlequinades d’un valet de plume!» Et ces mots conquirent les valets
eux-mêmes, car ils avaient servi plus de trois cents convives, qui
n’étaient venus que pour ces arlequinades.

Enfin, on lut des lettres de quelques «laïques», retenus par leurs
affaires, et dont l’un m’appelait le «_représentant officiel du
Syllabus_». A ce mot fatidique, ensemble, en chœur, comme s’ils
représentaient trois erreurs humaines, Aulard, Seignobos et Basch se
dressèrent et répondirent: «qu’ils bénissaient cette félonie de
publiciste, puisqu’ils étaient, grâce à elle, le prétexte d’un
resaisissement complet des forces républicaines.»

Le grand banquet était terminé. Chacun sortit en faisant «Ouf!» Il se
sentait un goût de fiel sur la langue et une lourdeur au foie.

... Et moi, pendant ce temps, le même jour, à la même heure, avec les
plus joyeux de mes amis, je buvais trois vieilles bouteilles de vin
d’Anjou à la santé de la France, ainsi qu’à l’avenir de la Comédie dans
ce pays de la malice, qui n’a jamais pu sentir ni les sectaires ni les
pédants.




VI

  SECONDE ENTRÉE DE BALLET:
  MESSIEURS PUECH ET MARTHA
  DANS
  LEURS LANGUES MORTES

        Ce n’est que depuis l’invention de la machine du vide qu’on est
        assuré que la matière est toute également pesante.

        BUFFON.
        (_Essais arithm. mor._)


Le tableau du Banquet ayant exigé une mise en scène et une figuration,
il a fallu tirer le rideau, mais nous ne sommes qu’à moitié de la Farce.
Le temps que la _Ligue des Droits de l’Homme_ range sa vaisselle et ses
notabilités politiques, je frappe trois coups et je recommence.

Après les trois maîtres essentiellement démocratiques, en voici trois
autres. Seconde entrée de ballet. Je vous annonce la _Poésie grecque_,
l’_Éloquence latine_, la _Littérature française_. Ce n’est pas rien,
direz-vous? Hélas! si! Ce n’est rien, rien de rien. Les titulaires de
ces trois chaires marchent dans le vide, et représentent le Néant. Ils
s’appellent MM. Puech, Martha et Michaut. Ne croyez pas que ce soient
des noms de mon invention. Vous ne les connaissez point? Personne ne les
connaît. Mais ils s’appellent comme je vous dis, et ils occupent trois
chaires importantes à la Faculté des Lettres de Paris.

Ils sont inécoutables. Ils n’ont ni goût, ni forme, ni saveur, ni odeur:
même la fine et discrète politique ne les intéresse pas. L’esprit ne
peut s’accrocher à rien de ce qu’ils disent, car ce qu’ils disent n’est
vivifié par rien qui ressemble à de l’esprit. Les vrais étudiants ne
mettent jamais les pieds à leurs cours. Personne ne peut les défendre.
On ne les consolera pas par un banquet. Et je suis seul à vouloir leur
faire trois notes de musique.

M. Puech!... Considérons d’abord cet homme considérable; car enfin, ce
n’est pas rien d’annoncer sur sa porte: _Littérature grecque: poésie
bucolique; Théocrite._ Ces cinq mots annoncent un programme à faire
rêver! Il semble qu’on va entendre chanter des sources, et sentir la
caresse du vent en mangeant du fromage à la crème... Terre et ciel! Si
vous entrez chez M. Puech, dans quel état d’amertume vous sortirez!...
Qu’est-ce que M. Puech? Qui dira d’où il vient, où il va, ce qu’il
pense, ce qu’il fait? Pauvre Grèce! France infortunée! Lamentable
Sorbonne!

Ce qui me cause le plus de souffrance, quand j’entends M. Puech, c’est
qu’il se rend compte de sa pauvreté. Son regard honteux, sa voix
vacillante, son air d’égarement, sont comme une prière au public: «Je
vous en supplie, ne m’écoutez pas!... Rêvez à vos affaires, à vos
amis... Prêtez l’oreille à votre imagination... si vous en avez. Moi, je
n’en ai aucune: je suis bien malheureux... Il faut que je vous commente
l’Idylle III de Théocrite, et il ne me vient pas une idée, pas la moitié
d’une!... Quatre pages, sur lesquelles il faut que je parle une
heure!... J’ai eu beau arriver en retard de dix minutes, il m’en reste
cinquante!... Un siècle!...»

Éperdu, il regarde l’horloge. Il ne cessera plus de la regarder. Il
verra l’aiguille sur chaque seconde, et il va se violenter, endurer mort
et passion, pour remplir tout ce temps-là par d’interminables phrases en
prose, qui seront le délayage assassin d’une divine poésie.

  «Je vais faire la fête chez Amaryllis.»

Premiers mots de l’Idylle de Théocrite; début cruel pour M. Puech à la
torture! Il le retourne, ce début, l’épluche en tous sens, hésitant et
s’enrouant, gémissant sur soi-même: «Pourquoi diable est-ce que
j’enseigne le grec? Ma vie n’est qu’un quiproquo...»

Et il n’est que quatre heures quinze: cinq minutes seulement qu’il est
là...

  «Amaryllis, je t’apporte dix pommes.»

--Dix pommes, oui, dit M. Puech... mais quelles sont ces pommes?... De
quelle nature?... Le poète ne le dit pas...

Il tousse, se tourne encore vers l’horloge... Misère! Quatre heures
dix-sept!

--Nous remarquons cependant, continue M. Puech, que si les pommes... ne
sont pas matériellement décrites, elles sont... caractérisées
psychologiquement... car Théocrite ajoute: «Je t’apporte dix pommes...
que j’ai cueillies, là où tu m’as ordonné de les cueillir.» Ce sont
donc, Messieurs, des pommes désirées par Amaryllis...

Malgré la peine qu’il a eue à trouver lentement ses mots, pitié pour
lui: il n’est que quatre heures dix-neuf!... Ce cours est un supplice.
L’idylle gracieuse, traversée de cris de passion, devient avec M. Puech
un pain pour les ours dont il étouffe son auditoire. O ciel bleu de la
Sicile, bruit de la mer, charmantes filles, chèvres, fleurs, montagne,
tout devient informe à l’aide de M. Puech!... Et il n’est que quatre
heures trente!

Enfin, à cinq heures moins cinq, pris d’une vigueur soudaine, il
bredouille:

--La chanson, Messieurs, la chanson finit par: «J’ai mal à la tête. Je
me suis donné bien du mal pour rien...»

Est-ce lui qui parle ainsi? Et est-ce de lui qu’il parle? Tout à coup,
son cas l’épouvante. Trois minutes avant l’heure, il s’enfuit.

C’est vrai, qu’il s’est donné du mal... et que ses auditeurs, endoloris,
se tiennent la tête.

                   *       *       *       *       *

Par bonheur, le cours de M. Martha n’a lieu que le lendemain: entre les
deux on peut prendre le lit. Il faut cela pour se remettre de l’un et se
préparer à l’autre, car le pauvre M. Martha est encore plus singulier
que le pauvre M. Puech. C’est un phénomène universitaire, stupéfiant et
consternant.

Ce qui confond d’abord, c’est que la première fois qu’on voit M. Martha,
on le trouve plaisant cinq minutes. Cet homme, dont une seule heure de
cours écrase l’esprit comme quinze jours au fond d’une cave, commence
par faire rire. Il a une tête goguenarde, un nez jobard, un petit œil
madré. Quand il entre et qu’on ne l’a jamais vu, il évoque les facéties
du cirque. Mais... au lieu de crever des cerceaux de papier, ne
voilà-t-il pas qu’il s’assied gravement, et gravement installe livres,
montre, verre d’eau. On pense: «Il singe quelqu’un. Il imite un vieux
Monsieur.» Et grâce à cette idée, on prend plaisir au début, chantonné
d’une voix nasillarde et pompeuse. (Chez moi, si je veux faire rire mon
petit garçon qui a quatre ans, c’est ce ton-là que je prends, et cette
voix-là que je fais). Mais si l’on est parmi le public, on ne se
divertit vraiment que quand on partage une joie commune. Sinon, on est
un monstre. Or, les auditeurs de cette éloquence française sur
l’_Éloquence latine_ paraissent avoir l’âme abattue et misérable. Si
bien qu’on se fait violence pour s’accorder au sentiment des autres, et
tout à coup, on ne voit plus de M. Martha que sa médiocrité et son
insignifiance. Au point que, pour ma part, je pensai: «Il doit être
souffrant...» Je ne voulus pas l’entendre toute une heure, je lui fis
crédit; je revins huit jours après: il était pire que je n’avais cru. Je
revins encore: chaque fois il se surpassait! Force me fut de conclure
que son génie propre et coutumier était d’être... était de _n’être pas_.

Pourtant, M. Martha a un trait positif: dans le vide, il est satisfait.
M. Puech, lui, se bat les flancs pour arriver au bout de son cours. Il a
l’air professeur malgré lui, comme Sganarelle était médecin. Il est le
néant, mais il le sait; il se désespère, ayant hâte de s’enfuir. Tandis
que M. Martha est enchanté, et le sourire des belles âmes, contentes de
leurs bonnes œuvres, fleurit sur ses lèvres. Le banal est son élément;
le poncif lui suffit; dans le mot creux, il voit une trouvaille. Et je
ne dis pas qu’il est fier, mais il est béat de sa stérilité.

Tout ce qui tombe de sa bouche est aussi prévu que ses gestes pour
s’installer. Il ne peut pas prononcer _œuvre_ sans dire _considérable_,
_émotion_ sans dire _profonde_; _fierté_ sans dire _légitime_. Dès qu’il
commence une phrase, mentalement, par dérision, amusez-vous à la finir:
à tous coups, vous tomberez juste. Dans les minutes graves, il parle
comme un sous-préfet sur la tombe d’un capitaine de gendarmerie. Dans
les moments de détente, comme un député au mariage d’un sous-préfet.

Mais ceci n’est encore que son talent spécial de l’expression. Si les
mots exacts n’arrivent pas à la surface de son cerveau, il pourrait par
ses à peu près indiquer qu’au moins il a des pensées... profondes.
Laissons donc la forme, cherchons le fond. M. Martha traite de
Tite-Live. Il explique que Tite-Live s’est trouvé en face de certaines
légendes populaires. Et voici là-dessus ce que sa pensée créatrice
élabore:

--Messieurs, ce sont ces légendes, ces légendes-là, ces légendes contre
lesquelles personne n’a le courage de s’inscrire en faux, ces légendes
respectées par tous, ce sont, dis-je, ces légendes, que Tite-Live à son
tour n’ose pas toucher. Or, si l’on y regarde de près, j’entends si l’on
veut être équitable, si vraiment on entreprend un examen consciencieux,
un examen qui soit à la fois impartial et critique,--on voit, et si on
ne voit pas, on devine, dans tous les cas, on comprend que Tite-Live ne
fut nullement dupe de ces légendes-là.

M. Martha, tout aise de sa tirade, se laisse aller: il se renverse. Puis
il reprend:

--Devant ces légendes, que s’est donc dit Tite-Live?... Car ce qu’il
nous a dit n’est pas tout ce qu’il s’est dit! Que s’est donc dit
Tite-Live? Il aurait pu se dire; «Je suis un historien, et au nom de
l’histoire...» Non! Il ne se l’est pas dit! Messieurs, il
semble,--autant qu’on puisse le dire, puisque lui-même ne l’a pas
dit,--il semble qu’il se soit dit ceci: «Oh! que c’est singulier!...
J’ai devant moi des légendes, des légendes dont quelques-unes sont
puériles, des légendes vraiment enfantines, des légendes... enfin, je
dis bien, puériles. Et tous mes concitoyens y sont attachés; tous
semblent y croire, ils les aiment; bien mieux, ils les respectent; bien
plus, ils les défendent, c’est-à-dire qu’ils me défendent à moi, à moi
Tite-Live, à moi historien, à moi qui veux faire œuvre impartiale, de
dire précisément qu’elles ne sont rien, ou pas grand’chose, sinon des
légendes. Ceci, en vérité, est extrêmement singulier. Ceci est même si
singulier que ceci est mystérieux. Bref, il y a obscurité. Donc il doit
y avoir doute. Je suis en présence de choses qu’il faut tirer au clair.
En sorte qu’il convient de peser, et pesant de comparer, et après avoir
comparé, de prendre garde.»

M. Martha sourit, content de ce long effort, ainsi que de l’heureux
développement de son esprit. Et il conclut:

--Voici, Messieurs, ce que s’est dit Tite-Live!

Et voici comment le dit M. Martha!

Pour l’amour de Dieu, puisse cet extrait de cours vous suffire!... Je
pourrais en donner six colonnes, vous n’auriez rien de plus; il n’est
que cela; pendant une heure, pendant toutes les heures où il parle, le
voilà! Il existe encore moins que M. Michaut, moins que M. Puech. On ne
peut même pas le discuter. On ne peut que l’apporter sur la scène, tirer
les ficelles et dire: «C’est tout.»

Au bout de la table de M. Martha, il y a un robinet et une petite
cuvette. Tandis qu’il parle, on devrait faire couler le robinet. Le
bruit de l’eau monotone, fuyante et insaisissable, se confondrait avec
celui du Maître.




VII

  MONSIEUR GUSTAVE MICHAUT,
  COMMIS AUX FICHES

        Allez, cuistre fieffé!...

        MOLIÈRE.
        (_Bourgeois Gentilhomme_, II. 3.)


Je suis bien content d’arriver à M. Michaut, quoique je l’aie gardé pour
la fin, comme un dessert. M. Michaut représente un cas passionnant.
D’abord, c’est un excellent homme: tout le monde le dit, amis, élèves.
Il suffit que vous demandiez:

--Est-ce un maître qui compte?

On se précipite sur vous et on chuchote:

--Ne parlez pas de cela, Monsieur, il est si bon!

Ensuite, il symbolise l’effort nouveau de la Sorbonne littéraire. Là, je
m’arrête, et sollicite votre attention.

Je vous ai fait entendre MM. Puech et Martha. Vous êtes affligés,
n’est-ce pas, de leur rhétorique? Eh bien, un homme, que j’appellerai
«le rénovateur des lettres» à la Sorbonne, a éprouvé cet état pénible,
voici déjà quelque quinze ans. Aussitôt, par haine d’un enseignement
oratoire et superficiel, voulant en cela suivre le mouvement prodigieux
donné aux sciences historiques par M. Aulard et M. Seignobos, il a créé
les _études littéraires scientifiques_. Ne froncez pas les sourcils: les
belles choses ne sont pas toujours tout de suite accessibles. M. Lanson,
car il s’agit de M. Lanson--(vous pouvez rester couvert)--a fondé le
«Laboratoire des Lettres», dans lequel on dépouille objectivement, on
compile scientifiquement, et on se défend surtout de penser
personnellement. On travaille, comme pour l’Histoire, parmi des casiers
de fiches. La Fontaine, par exemple, a écrit une fable qui s’appelle
_L’Ivrogne et sa Femme_. Avant de la lire, on se précipite sur toutes
les fiches ayant trait aux ivrognes connus, passés ou présents. On
établit par une statistique le nombre de fois que les auteurs français
ont mis des ivrognes dans leurs œuvres depuis le XIIe siècle. On montre
par une courbe la progression ou la décroissance de l’emploi du type. On
déduit par une note que tout compte fait, après avoir bien établi, pesé,
vérifié, considéré, il faut peut-être se garder de déduire. Et enfin on
démontre par le tout qu’on est un cuistre. Après quoi, on lit la fable.

Je vis bien des fois M. Lanson qui fut mon maître (et je le remercie au
passage, car il a aiguisé en moi le sens du comique),--je vis bien des
fois M. Lanson travailler de cette forte manière.

Il avait fait une autre découverte que je tiens à dire. (Ne vous
impatientez pas si j’ai lâché M. Michaut: M. Michaut ne s’explique que
par M. Lanson. Il faut remonter aux sources; c’est la méthode
scientifique). Donc, M. Lanson avait découvert un rythme chez les grands
écrivains. Ayant l’âme généreuse, il associait les étudiants à ses
trouvailles, je veux dire qu’il aimait à les voir trouver ce qu’il
publiait ensuite. Nous préparions nos licences et ses livres.

Était-ce à moi, par exemple, d’établir le rythme de Pascal? J’ouvrais la
première _Provinciale_.

«_Monsieur, nous étions bien abusés_, dit l’auteur. _Je ne suis détrompé
que d’hier._»

Que voyez-vous dans ces deux phrases?... Rien, parce que vous êtes des
profanes, tandis que moi qui ai travaillé avec M. Diafoir... pardon,
avec M. Lanson, j’ai la joie de savoir que ces deux phrases peuvent
s’écrire scientifiquement comme suit:

    2--1--2--1--3
    1--1--1--3--1--2

Ouvrez maintenant les _Pensées_: faites un nouveau barême. Ouvrez le
_Discours sur les passions de l’amour_: encore un barême. Et quand vous
avez les trois, comparez, et concluez... si vous trouvez à conclure. Car
si vous ne trouvez pas, n’importe: en soi, cet établissement est
passionnant; c’est de la science! Aujourd’hui, vous n’en déduirez rien.
Vos petits-enfants, peut-être, y découvriront quelque chose. C’est un
travail lansonien qui doit être fait.

Seulement, ce genre d’études exige de jeunes esprits de tout repos, sans
personnalité inutile, ni précocité dangereuse.

--Vous êtes mes équipes de travailleurs, disait toujours M. Lanson, avec
un dandinement d’ours, en sa bonne langue pâteuse.

Il lui fallait pour l’aider des étudiants et des professeurs sûrs, qui
consentissent, en une étude dite littéraire, à n’exprimer ni leurs goûts
ni leurs avis: faiblesses subjectives, donc incompatibles avec la
Science des lettres, dans cette maison du Haut Enseignement. De là à ne
s’assurer le concours que d’hommes incapables, littérairement, d’une
idée à eux, il n’y avait qu’un pas: M. Lanson le franchit avec
allégresse. Et maintenant, vous êtes à même de comprendre M. Michaut.

Cet homme excellent, qui aurait pu être un grand épicier plein d’ordre,
un huissier-audiencier attentif, un fonctionnaire distingué, qui aurait
pu faire figure dans une trentaine d’éminentes professions, le hasard a
voulu qu’il tombât dans la science universitaire! Il y est devenu ce
qu’il pouvait être, un manœuvre de M. Lanson, un commis aux fiches, qui
dépouille, recense, énumère, qui fait des listes de noms, des
comparaisons de dates, des notes sur des sources, des tables sur des
notes et des tableaux avec des dates, occupant à la grande surprise de
tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de lui, une chaire de
_Littérature française_ à la grande Université de Paris, cette lumière
du monde.

Avant lui, à sa place, on pouvait admirer un M. Mornet, qui, depuis,
s’est consacré aux seuls cours privés. Il était de la même école, en
bouffe. Car celui-là dormait debout, s’assommant lui-même. Chacune de
ses phrases semblait une chute. Il avait l’air de chevaucher sur cette
vieille ânesse qu’est la Sorbonne. La bête somnolait comme lui. Lui
divaguait à mi-voix, à propos de ce qu’il avait colligé, compilé,
empilé. Puis soudain, tous deux se cognaient contre un mur dans la nuit,
et s’aplatissant le nez, il terminait une période dans un hoquet.
C’était un beau spectacle d’esprit français.

M. Michaut joue une autre farce, qui n’est pas supérieure. Je n’indique
point par là que d’autres pourraient faire son cours tel qu’il le fait.
Il est inégalable dans le genre: M. Lanson peut être fier de son élève.
Mais je dis que M. Mornet laisse un souvenir impérissable aussi. Et cela
est important pour les destinées de la comédie en France.

M. Gustave Michaut parle devant un amphithéâtre bondé. Ce succès vient
du sujet, non qu’il traite (il n’a pas à «traiter» un sujet: ce ne
serait pas scientifique), mais qu’il annonce: _Molière!_... Quel est le
Français qui n’aime pas entendre parler de ce grand homme? Donc, on
vient, on se tasse, on attend, et... M. Michaut paraît. A sa vue,
quelques vieilles demoiselles applaudissent avec piété. Mais, pour
paraître indépendant, cet excellent homme de laboratoire littéraire
commence par «Messieurs», sans plus. Quelle imprudence! Je suis là, moi,
parmi les messieurs, je guette M. Michaut, et c’est à moi qu’il
s’adresse, alors qu’il y a de si bonnes âmes du sexe féminin!...

Il s’adosse à son fauteuil, la mine satisfaite. Il est carré d’épaules.
Il a une forte tête. Vêtu de noir, noir de cheveux, noir de barbe, et
l’œil noir, il a l’air de sortir d’une échoppe, où il aurait ressemelé
des chaussures. Il passe à un autre genre de fantaisie: il va étudier
Molière... Ah!... Sans doute a-t-il sur ce génie comique des aperçus
remarquables par leur vie et leur verve. Regardons. Écoutons.

M. Michaut joint les mains, et le voilà parti d’une voix où roulent les
r, où sifflent les s, d’une voix de fausset, qui devient une voix de
poitrine, pour ensuite se faire flûtée, puis grassouillette et toute
précieuse, une voix drôle, irrésistible, qui, tout de suite, fait songer
à Mascarille ou à M. de Pourceaugnac joué par quelque acteur de
province. Oui, oui, c’est bien un cours sur Molière!

M. Michaut, pourtant, n’a pas l’air de vouloir parler tout de suite des
_Comédies_ du grand homme. A-t-on de lui d’autres œuvres? Il ne semble
pas. Mais M. Michaut veut commencer par le commencement. De même que
pour vous entretenir scientifiquement de M. Michaut, j’ai dû vous
expliquer d’abord ce qu’était M. Lanson, de même, avant de se permettre
de toucher à Molière en 1921, il convient que M. Michaut énumère tout ce
qu’on a pu dire de lui dans toutes les Universités de France et de
Navarre, ainsi que dans tous les livres de littérature universitaire,
depuis trois cents ans: cela est juste.--Exemple: Molière est né à
Paris. Eh bien, une question se pose. Son talent se ressent-il de cette
naissance? Oui, ont dit les uns. Pouh! ont dit les autres. Peut-être,
conclut M. Michaut en 1921.--Molière vécut de onze à quatorze ans avec
une belle-mère. Est-ce la raison pourquoi il n’y a pas de mères dans son
théâtre? Certes! ont dit ceux-ci. Bah! ont dit ceux-là. Qui sait?
conclut M. Michaut en 1921.--De sa mère tenait-il une santé délicate?
Des contemporains l’affirment. Dans la suite on le nie. C’est possible,
mais pas sûr, conclut M. Michaut en 1921.--Certains prétendent que son
père, ce fut Harpagon, sa belle-mère Béline. M. Michaut se renverse
encore et prononce sur un ton sucré, sur un ton satisfait, sur un ton de
petit marquis en train de minauder avec une précieuse, dans sa ruelle,
au fond du Limousin: «Tout compte fait, cela n’est pas prouvé.»--Vive la
science littéraire!

A vrai dire, ce petit jeu peut continuer quinze ans; car pourquoi
arrêter le défilé si agréable de ces abracadabrantes constatations? Dès
que M. Michaut tient une date (les dates, que c’est passionnant!), il en
propose dix, les pèse toutes, et s’en remet au jugement de l’auditoire.
Dès que M. Michaut remonte à une source (ah! les sources! seul un savant
littéraire sait comme il faut remonter aux sources!),--aussitôt il en
trouve une dizaine, les compare et aboutit encore à cette conclusion
enivrante qu’il n’y a rien à conclure. Après quoi, comme l’année
s’avance, et que les étudiantes scandinaves ou que les étudiants
yougo-slaves n’ont encore rien pu cueillir de certain pour remporter
dans leurs patries, M. Michaut consent à aborder les _Comédies_ mêmes de
Molière... Dieu! serait-ce possible?... Chacun pâlit et se cale sur son
banc. M. Michaut va-t-il faire une lecture? Ah! que ce serait émouvant!
Car, on sent bien qu’il a du feu, de la sensibilité, de la hardiesse
dans l’esprit. Mais... patience!... Il ne va pas lire encore; il ne peut
pas lire encore!... D’abord des faits, d’abord des dates, d’abord des
titres, et la recherche si importante des origines, et la question
primordiale d’établir si chaque pièce est bien de Molière, j’entends par
quoi il fut inspiré, et surtout par quoi il ne le fut pas! Tout cela
dans une forme, certainement scientifique, car chaque fin de phrase y
paraît... du Delille... en prose! Je ne puis même pas traduire ici
l’essentiel d’un cours de l’excellent M. Michaut: nous sommes dans le
domaine des impondérables, et les mathématiques seules peuvent par un
certain chiffre marquant l’inexistence, en donner une idée. On entend:
«D’une part... d’autre part... En considérant que... Tel est le
problème... D’une part... Et d’autre part...»

Enfin, après dix, douze leçons, il se décide tout de même à essayer--oh!
simple essai!--de lire un peu, un rien de Molière, du Molière en vers,
vers larges et puissants, qu’il traduit dans une prose sorbonarde,
impersonnelle et invertébrée, la seule permise (souvenons-nous de M.
Lanson, et méfions-nous des grâces du talent!)

Pleurez mes tristes yeux! En dépit de notre attente, même en dépit de la
science, quand M. Michaut--qui, ne l’oublions pas, est un homme
excellent,--lit ce que nous avons de plus franchement drôle dans notre
littérature, quand il le lit en Sorbonne, ce foyer de l’esprit, devant
le public de Paris, cette lumière du monde,--personne jamais, ni vieux,
ni jeunes, ni les Asiatiques, ni les Européens, personne jamais ne songe
à prendre même un air qui ressemble à de la gaîté. Il lit Molière, et
personne ne rit!...

Chut! ne vous indignez pas! Quelqu’un de haut placé m’a fait entendre
qu’ainsi M. Michaut élevait le comique de l’auteur jusqu’à la gravité de
l’Étude... Ceci est troublant. A mon tour de m’élever; la langue
prosaïque et quotidienne ne me suffit plus; à moi les Muses!


ENVOI

    Michaut, Michaut Gustave, ô cher homme de bien,
        Puisque ton cours ne coûte rien,
        Je n’irai pas voir le Doyen
        Pour exiger qu’il me rembourse.

    Mais... je t’en prie, au nom de mes concitoyens,
        Michaut, évite-toi la course!
        Lis chez toi Molière à ton chien,
        Et baigne-toi dans tes sources!




VIII

  OÙ L’AUTEUR,
  APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ
  DE TOUTES LES OBJECTIONS,
  TIRE AVEC RESPECT
  SA RÉVÉRENCE AU LECTEUR

        Parbleu, dit le meunier, est bien fou du cerveau,
        Qui prétend contenter tout le monde et son père.

        (LA FONTAINE, III, 1.)


Dans un pays spirituel comme le nôtre, on n’écrit pas ce que je viens
d’écrire, sans recevoir sur-le-champ cinquante lettres de louanges... de
louanges qui portent aux nues des professeurs aussi savants et des cours
aussi précieux. Les plus passionnées sont, bien entendu, signées par des
esprits subtils qui n’ont jamais mis les pieds à la Sorbonne. S’élevant
alors au-dessus des questions particulières, à l’inverse des malheureux
hypnotisés par leur sujet, ils traitent avec bonheur de l’idée générale,
et ne souffrent pas qu’on attaque la Nation dans son patrimoine le plus
sacré.

--Où nous menez-vous, Monsieur? disent-ils, fort indignés.

Ils s’étonnent qu’on trouve tant de pédants là... où la Société les
fabrique! Et ils oublient qu’un pontife n’est le plus souvent qu’un
imbécile... couronné par ses semblables.

Certains, particulièrement avertis, sont choqués du «peu de sérieux»
d’une farce. Ils écrivent d’un style morose qu’ils ont éclaté de rire
par surprise, mais qu’ils en ont comme une honte.

--Est-ce ainsi, ô Monsieur, qu’on doit parler des _hommes d’étude_!

Je réponds:

--Quand ils n’étudient rien, bien sûr! Ces gens-là écrivent sur leur
porte: «Laboratoire», mais sont des farceurs, et c’est ce que je tenais
à indiquer. Croyez-vous que la préparation de leur cours leur use le
cervelet? Prenez M. Martha, si habitué à parler pour ne rien dire. Il se
laisse porter par ses dons, cet homme. Que pourrait-il étudier?--M.
Michaut arrive de chez lui avec quelques extraits de bouquins médiocres,
desquels il refera un médiocre bouquin d’extraits.--M. Aulard, depuis
1888, date à laquelle la Ville de Paris l’a pourvu, débite tous les huit
jours, dans sa chaire de la Révolution, son refrain bien-aimé:
«Laïque... Républicain... Républicain... Laïque...»--M. Basch s’en vient
à la Sorbonne comme aux réunions de la _Ligue des Droits de l’Homme_,
fort de son acquis, de son verbe et de son cynisme. Enfin, Seignobos
partant pour son cours, saisit au hasard quelques paperasses sur sa
table, les jette en ricanant dans sa serviette, et s’il s’y mêle la note
du fumiste ou la feuille des contributions, il éprouve un diabolique
plaisir à puiser là des chiffres, qu’il sert en bredouillant à ses
auditeurs, parmi ceux du recensement des notaires ou des vers à soie.
C’est ce qu’on appelle le _Haut Enseignement Supérieur_! Que ceux qui
l’admirent lui composent des litanies. Moi je fais ce que je sens, qui
s’appelle un pamphlet.

--Bon! Très bien! Soit! J’admets! m’écrit un inspecteur d’Académie. Mais
pour que ce pamphlet ait une portée, il eût fallu, Monsieur, que vous
étudiassiez ces Maîtres non du _dehors_, mais du _dedans_.

--Et s’il n’y a rien dedans?

--Vous n’êtes pas sérieux!

--C’est la trentième fois qu’on me le dit, après que je l’ai eu dit
moi-même; car j’ai bien annoncé que n’ayant pour moi que mes yeux et mes
oreilles, je ne pourrais prendre ces Messieurs que tels qu’ils sont, et
non tels qu’ils voudraient paraître.

Là-dessus, nouvel assaut. Je ne suis qu’un _caricaturiste_! Et c’est
pitié, là où il faudrait un _critique_! Je dénonce des gestes. Je répète
des mots. Qu’est-ce que cela? «Phénomènes extérieurs!» dit la Science.
Rien de profond. Rien de creusé. Rien de disséqué. Simple peinture.
Aucun argument. Pas de discussion. Où sont mes notes, mes fiches, mes
tableaux, mes barèmes?...

On me parle comme à un accusé. J’écoute poliment et réponds timidement:

--Mes bons Messieurs, votre remarque est juste. Tous les hommes de
science, d’étude et de laboratoire, toutes les âmes cultivées, pondérées
et sérieuses, tous ceux qui prennent leur tête dans leurs mains pour
penser, et mettent la main sur leur cœur pour parler, ont droit en
effet, sur cette noble question, à autre chose qu’une farce.

En conséquence, je nourris pour eux le projet d’une ÉDITION SAVANTE ET
CRITIQUE de ce petit livre, augmentée de gloses, de commentaires et de
tables.

On y verra le texte réduit à deux lignes par page, mais le reste sera
très agréablement rempli par des références dans le genre de celle-ci.

--Quand j’écrirai par exemple: (page 113) «M. Lanson a découvert un
rythme chez les grands écrivains»,--là, je m’interromprai, et je mettrai
une note importante, où j’étudierai (dans un caractère d’imprimerie
minuscule pour mieux forcer l’attention), le rythme de M. Lanson
lui-même. Car, ayant constitué, au cours de nombreuses années, un casier
de fiches lansonien, c’est-à-dire ayant scientifiquement étudié chaque
œuvre de M. Lanson, je crois avoir fait quelques découvertes marquantes.
J’ai, par exemple, additionné les syllabes de la plupart de ses phrases
écrites, et j’ai trouvé, pour le début d’un de ses meilleurs livres,
dont je ne puis ici donner le titre, dans une édition simple, à l’usage
de lecteurs superficiels,--j’ai, dis-je, trouvé: 122--34--70.

Or, me livrant au même émouvant travail pour certains grands auteurs du
XVIIe, n’ai-je pas découvert que le début du sermon de Bossuet sur _La
nécessité des souffrances_ pouvait arithmétiquement être figuré par ces
trois chiffres: 122--34--72. Il y a là, entre M. Lanson et Bossuet, une
similitude troublante que mon étude seule pouvait établir.

Ce n’est pas tout.

Étudiant en 1919 un chapitre de la _Littérature française_ du même M.
Lanson, j’ai obtenu: 60--115--110--14. Et en mars dernier, je suis
tombé, à force de recherches, sur une gamme à peu près semblable dans le
chapitre VII de _Robinson Crusoé_, traduction Petrus Borel; à savoir:
59--15--110--15.

De tout cela il résulte qu’il y aurait à faire pour un étudiant
particulièrement vif d’esprit, un joli travail, intitulé: «_De
l’influence de Bossuet et de Daniel de Foë sur les gammes littéraires de
M. Lanson, considéré du point de vue scientifique._» Et s’il est permis
d’attendre d’une étude de ce genre un élargissement de la Démocratie,
l’édition SAVANTE et CRITIQUE de ce livre me causera une fierté légitime
(le rythme de cette dernière phrase est emprunté à M. Martha).

Au surplus, dans cette édition spéciale, je proposerai le remplacement
de certains textes que M. Aulard a tirés des Archives, par d’autres
textes apocryphes et spécialement faussés par moi. Ce travail, sur la
seule question de savoir si Napoléon était franc-maçon, ne comptera pas
moins de cent trente-sept pages, de quatre-vingt-deux lignes chacune.

Enfin, j’étudierai longuement les liens possibles à établir entre les
pensées successives de M. Seignobos. Il y a là un problème qu’on ne peut
espérer résoudre scientifiquement qu’en établissant encore un jeu
complet de fiches. Sur chacune, on portera une phrase de l’éminent
historien. On établira deux à trois mille fiches. On les mettra toutes
dans un chapeau, un vaste chapeau, celui, par exemple, de M. Michaut,
qui a une forte tête. On tirera; on transcrira; on obtiendra un premier
texte. On recommencera; on établira un second texte. On comparera les
deux. Après quoi, on demandera une conclusion esthétique à M. Victor
Basch.

Voici quelques aperçus de ce que sera mon édition nouvelle, digne
celle-là, j’espère, de contenter les esprits pensifs, à qui ne peut pas
convenir une étude simplement humaine, sans annotations, interprétations
ni explications. Je me permettrai seulement de conserver à l’ouvrage le
même titre, afin que les fiches qu’on a pu établir sur moi, ou à la
Sorbonne, ou rue Cadet, ne soient pas inutilisables.

                   *       *       *       *       *

Et maintenant que j’ai satisfait les lecteurs _sérieux_, je me tourne
vers les lecteurs _sensibles_, car ceux-là aussi ont un grief, et il est
grave.

Ceux-là penchent la tête. Ils me regardent de côté, l’air douloureux.
Parmi ceux-là, il y a beaucoup d’hommes faibles et de femmes charmantes.
Ils me lisent et ils soupirent. Ils aimeraient m’aimer plus qu’ils ne
m’aiment. Ils sont dolents, inquiets, généreux. Je les connais; je les
reconnais. Je les entends gémir à chacun de mes livres. Ce sont des gens
fort bien et touchants; une bonne fois, je voudrais que nous causions
ensemble.

Madame, n’ayez pas peur, prenez ce fauteuil. Vous, Monsieur, mettez-vous
près de Madame. Et carrément, dites-moi de quoi vous m’en voulez...

C’est cela?... Je le savais!...

Ainsi, vous souffrez que j’aie écrit une _Farce_ sur la vénérée
Sorbonne, où pendant cent pages, j’ai _ri_ de maîtres ridicules? Vous
êtes bons, vous êtes patriotes, l’humanité vous semble encore plus
pitoyable que comique, et vous éprouvez de ce que j’ai fait une gêne et
un remords. Votre sensibilité s’émeut. Une voix grave chante en vous. Et
tout à coup, avec le naturel des âmes sincères, vous vous écriez:

--Quoi!... A côté de ces fantoches, n’y a-t-il pas de _bons maîtres_
qu’il convient de louer?

Madame, Monsieur... d’abord, vous ne sauriez croire comme la question
ainsi posée, avec ce frémissement, me trouble et me confond... Votre
cœur vous inspire bien, car il a touché juste. Oui, je le confesse, à la
Sorbonne, comme partout ailleurs, il y a de belles âmes, et si elles se
cachent, c’est précisément à l’observateur de les découvrir. Hélas,
Berquin n’est plus!... Le tort d’un livre comme celui-ci,--qui
malheureusement est achevé,--c’est de ne montrer que des cuistres, sous
prétexte que ce sont les cuistres qui se montrent. La Science, que nous
ne devons jamais perdre de vue en Littérature, nous assure de la
nécessité d’aller regarder derrière les apparences. Si M. Basch se
trémousse devant un amphithéâtre bondé, ce n’est pas là une des
manifestations importantes de la Sorbonne.

L’important, c’est l’action modeste; l’important, c’est le cours de M.
Bréhier qui traite des stoïciens pour trois élèves, ou celui de M.
Pirro, qui joue sur un piano des airs vénitiens devant sept personnes.
L’influence de ces deux maîtres peut être considérable. Ils parlent dans
une cave. Méfions-nous des forces souterraines!

Bref, vous me voyez modeste, presque grave, en tout cas convaincu, et je
voudrais, Monsieur, faire pour Madame et vous, le pendant de mon ÉDITION
CRITIQUE. Je propose dans quelques semaines, de donner de ma Farce ce
que j’appellerai une ÉDITION ROSE.

Le texte ordinaire y serait réduit; j’indiquerais simplement ce que je
viens de développer avec complaisance, et je ferais suivre cette satire,
certainement excessive, d’une seconde partie douce et agréable, où je
présenterais dans un style exquis les figures suaves et malheureusement
inconnues de notre chère Sorbonne. Cette ÉDITION ROSE pourrait être mise
entre toutes les mains. On la vendrait, j’espère, au Secrétariat même de
la Faculté, ainsi que dans toutes les librairies bien pensantes.

Et on y verrait:

Primo: que M. Le Breton, professeur de _Littérature française_, qui
étudie les _Misérables_ depuis vingt ans, commence à les connaître, et à
en parler avec un bon sens qui mérite de vraies louanges. Alleluia!

Secundo: que le Docteur Dumas, professeur de _Psychologie
expérimentale_, est un causeur éblouissant, doué comme si la fée de la
conversation avait présidé à sa venue en ce monde, varié autant que la
vie, et spirituel autant que la France (si je n’ose pas dire autant que
le reste des français, c’est qu’il a des collègues qui portent ce titre
par naissance ou naturalisation, et dont j’ai fait voir la bizarrerie ou
la pauvreté). Par malheur, le Docteur Dumas fait un cours public, qui
est fermé. Alleluia!

Tertio: que M. Chamard est léger, malicieux, plein de finesse... oh! je
vous demande pardon... ma plume vient d’écrire une insanité!... M.
Chamard est, au contraire, le plus solennel, le plus pesant, le plus
vide et le plus inutile des professeurs. Mes nouveaux sentiments
d’indulgente émotion m’égaraient. Vous ne trouverez pas un étudiant qui
ait passé à la Sorbonne depuis un quart de siècle, et qui ne prononce ce
nom avec colère «Chamard!». Dès qu’il aura un cours public, il faudra
l’ajouter à l’édition courante. Excusez-moi... Je voulais dire: tertio,
que M. Fougères est un artiste; qu’il sait faire revivre la Grèce... au
moins dans son esprit, car il est bien timide et bien sauvage pour la
ressusciter vraiment devant des auditeurs. Il ne fait son cours public
que les yeux baissés, et il a hâte d’être seul... avec, à la rigueur,
quelques étudiants cachés derrière une cloison, s’ils veulent profiter
de son goût qui est le plus délicat, et de son érudition qui est
infinie. Alleluia!

Quatrièmement, que M. Gallois enseigne la géographie avec la vie et la
passion d’un voyageur qui aime la terre, l’air et l’eau. Il évoque; il
peint; il est fort, il s’impose. Celui-là est un maître.

Enfin, on verrait que M. Reynier est le plus aimable et le plus sensible
des professeurs de lettres; et que M. Schneider est... le plus sensible
et... le plus aimable des professeurs de l’art... que... ah! on lirait
aussi des choses très bien sur M. Brunschvicg! Là, voulez-vous, je vais
m’étendre une minute, pour vous donner mieux le goût de mon ÉDITION
ROSE...

M. Brunschvicg est professeur de Philosophie Générale. C’est un maître
inoubliable. Si je me permets de dire sur lui mon sentiment personnel,
ce n’est nullement que je prétende avoir des lumières en philosophie,
mais c’est que n’en possédant aucune, j’ai pourtant toujours eu, en face
de ce professeur, la même surprise, et... la même admiration que les
hommes de mon âge les plus éclairés sur les sujets philosophiques.

Voici. Je n’ai jamais compris un seul mot de ce que disait M.
Brunschvicg, même pas le vocabulaire le plus courant, même pas quand il
dit _pain_ ou _vin_. Cela vient de ce qu’il ne saurait dire ces mots si
simples, sans les accompagner, avant et après, d’autres mots
spécialement philosophiques, qui font douter du sens français de _pain_
ou de _vin_. L’effet est saisissant.

M. Brunschvicg a été mon professeur au folâtre Lycée Henri IV, pendant
deux longues années. Nous nous sommes considérés l’un et l’autre avec
sympathie et étonnement. Je l’écoutais, et je n’entendais rien que des
sons. Il m’interrogeait, et il n’entendait même pas des sons. Aussi,
décida-t-il assez vite, dans son indulgence qui est la plus exquise, de
me laisser tout à fait en paix. Je concourais avec les autres, mais il
n’osait jamais me classer. Doux et souriant, il disait: «Monsieur
Benjamin, n’est-ce pas, est en marge de la philosophie...»--Il n’avait
pour moi aucune commisération méprisante, mais il faisait à mon égard
une constatation objective.

Une nuit,--après une journée où je l’avais considéré avec une stupeur
particulièrement vive (c’est ce jour-là, je crois, qu’il traita une
heure entière le _moi_ du _toi_ en _soi_),--une nuit, dis-je, je rêvai
de lui. Il m’apparut moins souriant et plus pâle qu’à l’ordinaire. Nous
étions dans un jardin. La lune blêmissait le ciel. M. Brunschvicg rôda
d’abord autour de moi sans mot dire. Il me regardait avec de grands yeux
argentés comme les nuages. Puis, il se promena, tête baissée, geste qui
lui était habituel, comme si ses idées avaient été cachées en terre et
qu’il leur eût dit avec effort: «Poussez! Sortez! Que je vous moissonne
et vous récolte!» Enfin, tout à coup, il monologua, et en termes cette
fois compréhensibles, sans doute parce que je rêvais et que ses phrases
à lui étaient de moi:

--«Si je vous apprenais d’où je viens, murmura M. Brunschvicg, le
croiriez-vous? Car... je suis venu par une nuit comme celle-ci, sur un
rayon lunaire comme ceux-là.»

Je ne saisissais pas; je demandai:

--«Que voulez-vous dire, Monsieur Brunschvicg?»

Alors il s’arrêta et sourit. Mais au moment même où il souriait, il me
parut si livide et si blafard que je n’eus plus, je le jure, aucun
étonnement, quand il reprit d’une voix sans couleur:

--Benjamin... je suis un habitant de la Lune!

Puis il continua sa marche.

Alors, je dis:

--Mais Monsieur Brunschvicg, vous êtes le premier sur la terre, n’est-ce
pas?...

Il m’interrompit, souriant toujours:

--Suis-je le seul à enseigner la philosophie?...

A ces mots, sa voix, déjà décolorée, s’éteignit; il pâlit encore,
s’estompa, et brusquement se confondit avec l’air de la nuit, tout
éclairée de rayons.

J’appelai:

--Monsieur... Monsieur Brunschvicg!...

J’étais seul dans le jardin, avec le clair de lune.

A la lueur de ce rêve de ma jeunesse, j’ai mieux compris, cette année,
l’incompréhension du cours de M. Brunschvicg. Certes, il joue, lui
aussi, son rôle dans notre Farce, mais un rôle en marge, qu’il faut
accompagner d’un air de flûte et d’un décor de fantaisie! La philosophie
est une douce folie charmante, quand elle n’est pas maniée par un
cuistre. Or, M. Brunschvicg est l’antipode de ce type humain détestable.
M. Brunschvicg ne dit rien jamais qui ne soit tout à fait à lui, pensé
par lui et bien né de lui, et il crée, devant son auditoire, tout un
chapelet d’idées qu’il appelle logiques, métaphysiques, et de cinq ou
six autres épithètes en ique, et qui ne sont en fait que de délicieuses
bulles, sitôt apparues, sitôt parties, que personne ne peut retenir,
mais dont on lui sait gré. Car, en fin de compte, il est pour les
cervelles une occasion de penser sans limites, la compréhension ne
venant jamais borner les esprits qui s’abandonnent à lui. Cet homme, qui
eut le premier l’idée de photographier les _Pensées_ de Pascal, se
présente à ceux qui l’écoutent sous des aspects sans cesse imprévus, et
jamais avec lui, l’oreille ne comprend ce qu’elle a cru comprendre. Un
soir, il avait terminé son cours par cette phrase fastueuse:

«_De la thèse subjective qui représente l’individu, nous sommes ainsi
passés à la thèse objectivement subjective du collectif qu’est
l’universel._»

Et les étudiants étaient sortis avec cet égarement sur le visage, qui
est le propre de ceux qui entrevoient l’infini.

Deux, pourtant,--les plus superficiels,--crurent, après quelques heures
de méditation, avoir atteint le sens caché de cette conclusion
brunschvicgienne. Et comme ils avaient de l’amitié l’un pour l’autre,
ils se confièrent leurs découvertes. Seigneur! Elles se tuaient l’une
l’autre! Aussitôt, nos deux étudiants de s’envoyer par le visage des
mots sans philosophie ni aménité, jusqu’à ce qu’un troisième survînt,
qui leur conseilla d’aller soumettre le cas à M. Brunschvicg même: il
déciderait. Ils se rendirent à cet avis et partirent chez le maître.

M. Brunschvicg sourit et parla. Ah! c’était bien simple! Il avait voulu
dire simplement «_que puisque l’universel était le collectif, la thèse
de ce collectif-là, thèse subjective objectivement, était l’aboutissant
de cette pensée à savoir que l’individu était représenté par la thèse
subjective._»

--Voilà! C’est cela! s’écria le premier étudiant, ravi.

--Oui, oui! c’est cela! répéta le second, qui se sentit inspiré.

Et ils s’en allèrent bras dessus, bras dessous.

Malheureusement, j’ai déjà dit qu’ils étaient superficiels. Ils
voulurent reprendre à la lettre les paroles du maître, dont il n’eût
fallu conserver que l’esprit et comme l’odeur philosophique, et
s’échauffant sur elles, ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils se
disputèrent de nouveau, mais avec tant d’âcreté, cette fois, qu’ils en
vinrent aux mains.

Voilà le genre de récit, instructif et moral, que l’on pourrait trouver
dans mon ÉDITION ROSE. Si l’enseignement est d’abord l’éveil des
intelligences, l’aimable M. Brunschvicg est un maître; c’est même «le
maître en soi». On comprendrait donc mieux par ce portrait l’admiration
fervente que des étrangers vouent à notre Sorbonne. On sentirait aussi,
et tout ensemble, opposées avec une louable équité, la grandeur et la
misère de l’Université, ainsi que le profond mystère de l’entendement
humain, lorsqu’il s’adonne à la sublime spéculation. Cette édition
satisferait, je crois, les cœurs justes et bons.

Et maintenant, j’ouvre discrètement ma porte, prétextant qu’il fait un
peu chaud, pour que le monsieur et la dame, à qui je devrai ce projet,
puissent se retirer... tout en me remerciant.

Je les remercie de même, et les aime bien. Passez, Madame. Au revoir,
Monsieur... Ouf! me voici seul!

Ah! que la solitude enfante des joies fortes! Vite du papier, vite du
bois, que je ravive mon feu! J’ai besoin de le voir pétiller, éclater,
librement, largement, comme si sur mes chenets, je brûlais de la graine
d’imbécile! Dieu de Dieu! Que l’humanité est singulière, et que les gens
qui lisent ont donc plaisir à se torturer l’esprit, pour _vouloir_
toujours autre chose que ce qu’on _veut_ leur donner!

Une _Farce_, j’annonce une _Farce_! Si vous êtes pion, laissez cela, et
lisez la collection des thèses de doctorat depuis 1870! Et vous, Madame,
si vous ne supportez de rire qu’à la condition d’être ensuite attendrie,
le vieux répertoire de l’Opéra-Comique vous conviendra bien mieux.

Ces plaisirs une fois choisis, goûtez-les en paix, sans arrière-pensée,
sans garder l’inquiétude que mon simple livre pourrait nuire au pays!
Certes, pas plus que l’amour ni que l’art des jardins, ma littérature ne
vise au progrès de la race humaine, mais si elle peut distraire quelques
rares esprits, elle est encore légitime. Soyez sans crainte, ces pages
ne changeront rien à rien--ce dernier rien désignant, bien entendu, la
Sorbonne... Les vieux Messieurs retraités qui préfèrent suivre des cours
que d’aller au café, parce que ce passe-temps, plus triste, est
toutefois meilleur à leur estomac, pourront longtemps encore entendre
les mêmes savants débiter leur même sublime science. Seignobos ne sera à
la retraite que dans quatre ans, Michaut dans une vingtaine d’années, et
grâce au Ciel, Aulard est inamovible; lui a une chaire à vie; lui est un
don que notre bonne Ville de Paris a fait à l’Université en
considération de sa valeur spéciale. Mais ce n’est pas une valeur à lot!
Personne ne peut gagner et emporter Aulard. Il appartient pour toujours
au public et à la Nation.

Devant cet état de choses si brillant le Ministre ne peut rien... que
sourire, s’il a de l’esprit; car par définition il est irresponsable. Il
a des bureaux qui ne sont occupés que de l’heure où ils ferment, et s’il
veut savoir, comme voici quelques semaines, de quelle façon tel
professeur fut appelé à la Sorbonne, on lui fournit un dossier plein de
papiers inutiles, mais où ne reste pas trace de la nomination
scandaleuse. Toujours la Farce! Ce Royaume de la Cuistrerie ne peut plus
être réformé. Il faudrait y reprendre tout par le commencement,
c’est-à-dire par le Paradis terrestre, en priant Dieu de faire Adam d’un
autre limon qu’il ne le fit.

En attendant, je conseillerai toujours aux étudiants français de ne
jamais mettre le pied dans les amphithéâtres de la Faculté des Lettres.
J’admets qu’ils s’y donnent rendez-vous aux heures où l’on prévoit des
batailles. Là, il y a une saine tradition pour des jeunes gens à qui
l’on recommande l’usage des sports. Mais le reste, qui est
l’enseignement, ne peut pas retenir leur attention. Qu’ils s’aillent
promener, c’est le bon sens. La rêverie près d’un parterre de fleurs au
Luxembourg, par une tiède et lumineuse après-midi, voilà de quoi
enrichir cent fois plus une jeune âme que tous ces cours publics,
scientifiques et archi-nuls.

On peut passer deux ans, trois ans, vingt ans à la Faculté des Lettres
sans y vivre une heure d’émotion. En revanche, à l’âge de la confiance
et de l’espoir, Aulard vous y persuade que toute recherche est vaine,
Seignobos que le passé est indéchiffrable, Basch que le présent est fou,
Puech et Martha qu’on peut remplir les heures avec rien.

On offre son esprit. «Avez-vous des fiches?» dit Lanson. On a le cœur
ému par Ronsard et Racine: «Quelles sont vos sources?» dit Michaut.

Pas une idée. Pas un élan. Du travail de mineur, derrière un lumignon
fumeux. Collations, collections, confrontations, travaux de prison!

Ces Docteurs savantissimes opposent la Science de l’Histoire à la
Légende, et la Science des Lettres à la Poésie. Mais la Poésie et la
Légende sont fortes parce qu’elles sont belles, et elles rient, en sœurs
qui s’aiment, de ces bâtardes.

Toute âme jeune connaît des heures de force où elle veut savoir, des
heures de faiblesse où elle a besoin de croire. L’étudiant, lorsque
sonnent ces heures-là, n’a qu’à fuir la Sorbonne, et à courir chez
l’ami, riche de la meilleure cave, pour boire, en causant, les coudes
sur la table. Le doux esprit de la France chantera bientôt en lui, et il
dira comme un que j’ai connu, tout attendri par un vieux vin:

--Nos pauvres maîtres _ne sont pas sensibles!_...

Ils ne sont rien. La Démocratie les entretient et les chérit, parce
qu’elle a d’abord le goût du médiocre. Elle vit dans la terreur de
l’homme rare, qui pourrait être un chef, et qui la tuerait. Elle aime
les Aulard et leur travail de taupes, tous les autres et leur stérilité.
Avec eux elle est tranquille. Elle contemple son peuple, et elle se dit:
«Je les abêtis. Ils m’aimeront plus aisément!»--L’École avec un grand E,
l’Université avec un grand U, voilà la ritournelle la plus chère aux
plus récentes démagogies. Un pion pour dix jeunes gens: le pays est
sauvé, et l’âge d’or commence!

A pareilles âneries il faudrait répondre en jouant du tambour ou des
cymbales. Je n’en ai pas. Je terminerai donc moins bruyamment, par le
simple récit d’un miracle.

--D’un miracle?

--D’un vrai, contrôlé par moi, et que je dédie,--cela s’entend,--aux
organisateurs du grand banquet du 13 avril, puisque c’est eux qui ont
su, sans que je le dise, que j’avais fait campagne contre la Sorbonne au
nom des religions.

Messieurs, un jour de l’hiver dernier, dans l’amphithéâtre Richelieu, où
se trouvent quelques statues de grands hommes, la salle étant pleine et
l’air surchauffé, il arriva que les murs coulèrent, et je fus frappé
soudain de voir que lesdits grands hommes avaient le visage qui
transpirait!

J’en reçus un coup!

Désormais, j’étais incapable de suivre la leçon... Mes yeux ne pouvaient
quitter ces malheureux... Vous me direz: «C’était de la vapeur d’eau!»
Je ne puis me résoudre à le croire.

Il y a dans toute chose un sens plus mystérieux que ce que la Science
explique. Je suis sûr,--comme s’ils me l’avaient dit eux-mêmes,--que ces
hommes de marbre, à force d’être constamment là, condamnés toujours à
entendre des pauvretés, symbolisaient pour une fois, d’une manière
insigne, et comme surnaturelle, l’enthousiasme des auditeurs de la
veille, du jour et du lendemain.


Mai 1921.




TABLE DES CHAPITRES


                                                                 Pages
     I. Où l’auteur, encore à l’âge innocent, rencontre pour
          la première fois des savants à chapeaux pointus            7
    II. Monsieur Aulard, ou la Révolution laïque                    31
   III. Monsieur Seignobos, ou la Science de l’Homme                49
    IV. Monsieur Victor Basch, ou l’Esthétique en action            65
     V. Le Grand Banquet démocratique du 13 avril                   81
    VI. Seconde entrée de ballet: Messieurs Puech et Martha
          dans leurs langues mortes                                 95
   VII. Monsieur Gustave Michaut, commis aux fiches                109
  VIII. Où l’auteur, après avoir triomphé de toutes les
          objections, tire avec respect sa révérence au lecteur    125




PARIS--IMPRIMERIE MICHELS FILS

6, 8 et 10, Rue d’Alexandrie.





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FARCE DE LA SORBONNE ***
        

    

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501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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