Les Bains de Bade: Petit Roman d'aventures Galantes et morales

By René Boylesve

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Title: Les Bains de Bade
       Petit Roman d'aventures Galantes et Morales

Author: René Boylesve

Illustrator: George Barbier

Release Date: February 24, 2020 [EBook #61500]

Language: French


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  RENÉ BOYLESVE

  LES BAINS DE BADE

  A PARIS
  ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie
  21, RUE HAUTEFEUILLE, 21

  1921




LES BAINS DE BADE




Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour
tous pays.




  [Illustration: LES BAINS DE BADE

  PETIT ROMAN D'AVENTURES GALANTES ET MORALES PAR RENÉ BOYLESVE

  ILLUSTRATIONS PAR GEORGE BARBIER]




  RENÉ BOYLESVE

  LES BAINS DE BADE

  PARIS
  LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
  21, RUE HAUTEFEUILLE

  MCMXXI




_Toutes ces illustrations de Georges Barbier ont été gravées sur bois
par GEORGES AUBERT._




[Illustration]

AVERTISSEMENT AU LECTEUR


Voici un petit conte moral et romanesque qui ne saurait manquer de
trouver, pour le moins, de l'indulgence près de tous ceux qui ont du
goût pour l'aimable homme que fut Pogge. Ce bon Florentin écrivit des
FACÉTIES d'un tour d'esprit assaisonné qui scandalisa bien des âmes
«foibles», et encourut les foudres du Concile de Trente; il servit huit
papes; mena la vie la plus dissolue; se maria finalement; eut vingt
enfants; et sa statue fait aujourd'hui partie du groupe des douze
Apôtres au Dôme de Florence. Tout cela n'est pas du premier venu. Mais
je souhaite qu'on ait lu de Pogge la relation très courte et délicieuse
d'une saison qu'il fit aux eaux de Bade, en Thuringe, à l'issue du
Concile de Constance.

Ce récit, sous forme de lettre adressée à Niccolo Niccoli, riche
bourgeois de Florence, a été traduit de la façon la plus élégante et
publié il y a une vingtaine d'années par M. Antony Méray, sous le titre:
LES BAINS DE BADE AU XVe SIÈCLE. Pogge, alors secrétaire apostolique et
rédacteur des brefs, y raconte ingénument la surprise qu'il eut, au
sortir d'une vie rude et agitée--au plus beau temps du schisme,--à
trouver, dans cette petite ville, des moeurs si singulières par
l'aisance et la bonhomie, qu'il se dut croire transporté au sein de la
belle simplicité antique qu'il admirait.

Il paraît que les baigneurs y étaient surtout des gens pleins de santé
«en quête de sensations d'amour et de voluptueuses impressions: les
amants, les galants, les femmes sensuelles, les stériles...». «Ces
gens-là, dit Pogge, n'ont assurément jamais étudié les hautes fantaisies
d'Héliogabale: la nature seule les a instruits, si bien instruits qu'ils
sont passés maîtres en sciences amoureuses.» Il croit revoir les Jeux
floraux de Rome aux bains publics où toutes les femmes sont nues. Mais
rien n'est plus divertissant que les bains particuliers où «les sexes
sont séparés par des cloisons criblées de petits trous et fenêtres par
où l'on passe des rafraîchissements, l'on cause et se caresse de la main
selon une habitude favorite... C'est un spectacle bien provoquant,
ajoute-t-il, de voir des jeunes vierges, dans toute la maturité de leur
jeunesse, montrer leurs formes splendides sous le costume des déesses...
Quand elles dansent ainsi, avec leurs légères draperies de lin
voltigeant en arrière ou flottant sur l'eau... on leur jette des pièces
d'argent et aussi des couronnes de fleurs dont elles ornent leurs jolies
têtes en nageant.»

Quelques personnes se laissaient étonner que le témoin galant de
passe-temps si gracieux n'en eût point gardé d'autre impression que
celle qui est notée dans la lettre trop brève à Niccolo Niccoli. Elles
aimaient à supposer que Pogge, calmé par les années et les hautes
fonctions de Prieur des Arts et des bonnes moeurs, en sa cité, eût dû
éprouver la tentation de revenir sur cette saison charmante; et elles
l'imaginaient volontiers piquant quelques fleurs de sagesse parmi le
frais feuillage de ces souvenirs badois. Je n'ose me flatter d'être en
mesure de rassurer ces bonnes âmes. Une chose manque au plaisir que j'ai
d'offrir au public cet opuscule: c'est de n'en pouvoir garantir
l'authenticité rigoureuse. Je n'ai trouvé ni manuscrit original ni texte
en latin, qui fût la langue de Pogge. J'ai mis la main, en fouillant une
bibliothèque de Bourgogne, sur un cahier. Je le donne avec le titre et
l'attribution qu'il porte.

Est-ce la traduction d'un texte égaré de Pogge et dont la lettre publiée
par M. Antony Méray ne serait qu'un fragment ou qu'un premier jet?
N'est-ce que la fantaisie d'un lettré provincial bien informé de la vie
badoise et du caractère même de notre bonhomme Florentin? Est-ce une
satire des moeurs ou bien des personnalités? N'est-ce qu'un exercice
oratoire de quelque membre du parlement de Dijon? Ce monsieur Gerson, le
grand Gerson, sans doute, qui assista effectivement au Concile de
Constance, devenu ici si énigmatique, si souple, si habile; ce Frère
Jérôme, sous qui se voile probablement Jérôme de Prague, rêveur
généreux, quasi cynique, berné et brûlé vif; Jean XXIII, corsaire, pape
et enfin postillon, comme l'histoire nous l'apprend; Lorenzo Valla;
l'hôtelier du GUET-APENS; les trois belles amies; la voluptueuse Lola
Corazon y las Pequeñecès; enfin la petite menteuse Véronique, sont-ce
les personnages ordinaires d'une banale aventure? sont-ce des états
d'esprit? Et la Vérité dont il est si fort question ici, qu'on loue,
qu'on raille, qu'on bafoue et qu'on semble condamner finalement, que
convient-il d'entendre par là? une chimère particulière au temps où
l'auteur vivait, ou la chimère que tous les temps poursuivent? Je ne
sais rien de tout ceci. Et, d'ailleurs, un récit vaut par son agrément.

R. B.

_Paris 1896_.




[Illustration]

L'ARRIVÉE A BADE


Mon cher Niccolo,

Le monde étant sens dessus dessous, et les personnes de Nos Saints Pères
les Papes aussi embrouillées entre elles que celles de l'Auguste
Trinité, je quittai à la sourdine la secrétairerie de Sa Sainteté Jean
XXIII, qui était provisoirement notre pontife, et m'échappai du Concile
de Constance pour aller prendre les eaux de Bade.

--C'est, m'avait-on averti, une petite ville aimable et de moeurs
polies. On dit que la Vérité y a son royaume.

--J'y serai fort dépaysé, toutefois le changement n'est pas pour me
détourner.

Bade est situé au pied d'un amphithéâtre de montagnes, et sur le bord
d'une rivière assez large et torrentueuse. On y a construit un charmant
village pour le service des baigneurs qui y sont en grande abondance.
Ils y trouvent des hôtelleries, des divertissements et des promenades,
ainsi que toutes sortes d'autres commodités. Pour moi, j'y vis tant de
sujets d'édification que je te les rapporterai fidèlement.

J'avais tout juste mis les pieds dans cet endroit, qu'un certain air des
visages acheva de m'enlever tout scrupule touchant ma façon de quitter
le saint Concile. Et, ayant le goût de la morale, je me permis cette
réflexion: «Bien que j'aie lâché son vicaire, je serai plus près de
Notre Seigneur ici, parmi des figures honnêtes.» Dans l'instant même,
j'aperçus celle d'une demoiselle de la meilleure tournure, qui me plut
extrêmement, et, par malheur, ne fit pas dehors trois enjambées, qu'elle
était déjà rentrée dans une maison de bonne apparence.

--De quoi, demandai-je aussitôt à l'homme qui portait ma sacoche, cette
belle personne est-elle donc vêtue?

--Monsieur, c'est d'une petite chemise de lin que prennent les dames
pour aller se baigner.

--Ah! fis-je, j'aurais cru que c'était de l'étole de monsieur l'évêque,
qui fait le tour du col sur deux doigts de large, pour s'étaler en tout
aux environs du nombril, de la largeur de la main. Croyez-vous que j'aie
l'occasion de revoir cette demoiselle?...

Mais je n'eus pas le temps de recevoir la réponse, à cause de
l'occupation que me causa l'arrivée de trois autres personnes d'une non
moins grande beauté. Elles s'avançaient à notre rencontre et se tenaient
par la main.

--Par Bacchus! m'écriai-je aussitôt, je saurai le nom de ces dames et
leur serai présenté auparavant que je revoie la figure d'un Souverain
Pontife!

Sachez, en effet, mon cher Niccolo, que, de ces dames, deux étaient
blondes à la manière de Vénus, souples comme les Naïades de la Mer, et
aussi pures en leur contexture générale que le Dôme de
Sainte-Marie-de-la-Fleur. La troisième les égalait assurément, et elle
avait une chevelure brune et copieuse. Quant à leurs ajustements,
j'aurai fait assez pour la place qu'ils tenaient en n'en parlant point.

--Ce sont des dames, me fut-il dit, qui passent ici l'été, et qui sont
unies par le plaisir qu'elles y prennent, quoique venues de points bien
différents. Celle-ci est madame la Présidente de la Tourmeulière qui est
de Dijon, en Bourgogne; et celle-là qui habite la puissante cité de
Nuremberg, est madame la Margrave de Bubinthal; quant à votre brune
déesse, qui ne connaît la signora Bianca Capella?

--Eh quoi! m'écriai-je, transporté, la personne admirable qui s'avance
ici entre mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal, est la signora
Bianca Capella dont je me flatte d'être le cousin, et après qui, hélas!
mes sens mal disciplinés ont soupiré maintes fois! Et je ne l'eusse pas
reconnue à moi seul, à cause d'une différence de costume, notable, à la
vérité! Ah! misère que nos sens, mon bon ami, qui, étant esclaves, sont
inhabiles à reconnaître ou à deviner intuitivement les faces diverses de
leur tyran!

J'achevai ces mots dans les bras mêmes de la signora Bianca Capella qui,
me remettant plus aisément que je n'avais fait pour elle, me sauta au
cou, m'appela son bien-aimé parent, son mignon cousin, me troubla par
ses enlacements au delà de ce que je puis dire; enfin ne me fit grâce
que pour me rejeter contre les poitrines de mesdames de la Tourmeulière
et de Bubinthal qui me manifestèrent, par les plus douces chatteries, la
satisfaction qu'elles avaient, dirent-elles, de toucher, une fois, un
bel esprit Florentin.

Bien leur prit d'être si fortement convaincues que je fusse de cette
qualité, car j'avoue que je ne leur en donnai point de sitôt les
marques. Je me tirai avec beaucoup de gaucherie du cercle trop charmant
de mes trois Grâces; les oreilles me tintaient; le sang m'affluait au
front; je bégayai dans plusieurs langues; enfin qu'eussiez-vous fait à
ma place?

Ces dames ne parurent point prendre garde à ma confusion:

--Nous allons au bain, dirent-elles, avec une grande simplicité; venez-y
avec nous: on y a de la compagnie, des desserts et de la musique, et il
ne manquera pas à votre arrivée d'y être fêtée convenablement. Vous n'y
vîntes jamais? Ah! que faisiez-vous?

--Quoi? mesdames, prendrions-nous ce bain côte à côte?

--En doutez-vous, naïf étranger? me dit familièrement mon admirable
parente en pivotant sur un pied, autrement dit en faisant la pirouette,
ce qui m'offrit le spectacle de sa beauté en toutes les entournures.

Sur ce, voici mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui partent
d'un bel éclat de rire, sans que j'en voie distinctement la cause; la
signora Bianca Capella fait chorus, et toutes les trois s'éloignent en
courant, sur le sable fin. Je regarde se rapetisser par la distance leur
adorable groupe; j'essaie de retenir le parfum que leur souffle a
répandu; je les vois de loin se retourner et me faire de jolis signes de
la tête: «Venez donc, venez donc!»

Niccolo, je vous confesserai que l'approche du plaisir me combla souvent
de confusion. Mais les grandes surprises peuvent aussi bien vous retirer
le sang d'un homme tout à coup. Je cherchai mon petit bagage contenant
le texte de la Cyropédie de messire Xénophon et quelque rechange un peu
décent afin de me reposer dessus. Car, pour la première fois de ma vie,
je me sentais défaillir. Il avait disparu ainsi que l'homme qui le
portait. «Je suis volé, me dis-je, et tout ici n'est point encore mené à
la perfection.» L'indignation me ranima. J'avisai la première hôtellerie
afin de mettre un peu d'ordre dans mes pensées et dans ce qui me restait
de vêtements, aussi pour y rédiger ma plainte à monsieur le lieutenant
de la police. Dès le pas de la porte de cette hôtellerie, ornée d'une
superbe enseigne bien découpée dans le fer: _Au Guet-Apens_, et dont la
naïveté me plut, je reconnus mon homme en train de négocier avec
l'hôtelier le contenu de ma sacoche.

--Vous êtes un drôle! prononçai-je en manière de préambule, et lui
posant le poing sur le gosier.

Il s'excusa avec force révérences de ne pas entendre ma subtilité.

--Quoi! faquin; vous profitez de ce que je suis en la compagnie des
dames pour me dérober ce paquet qui contient toute ma garde-robe, et je
vous prends sur le fait d'en débattre le prix contre cet autre, dis-je
en montrant l'hôtelier, dont le visage a plusieurs traits communs avec
celui d'un brigand que je vis pendre récemment!...

--Monsieur, interrompit l'hôtelier, a le sang prompt des peuples qui
voient le soleil d'un peu plus près que ne font les Badois, gens adoucis
et réservés. Il est visible que monsieur a eu la malchance de vivre sous
les gouvernements et d'ignorer l'enseignement de Frère Jérôme...

[Illustration]

--Tudieu! je me flatte de n'être pas né chez les voleurs, et du diable
si j'entendis parler de votre Frère Jérôme!

--C'est, monsieur, bien dommage! Il nous apprend la Vérité, d'après quoi
il n'y a que des hommes libres et je le serais de garder ce paquet que
je tiens à la main, s'il ne me plaisait davantage de le remettre à
monsieur, vu sa nouveauté dans la ville et son ignorance des moeurs.
Portez, ajouta-t-il, en s'adressant à mon voleur, cet objet dans la
chambre qui touche monsieur Gerson d'un côté et de l'autre monseigneur
l'Électeur de Bavière...

Les noms de monseigneur l'Électeur de Bavière et de monsieur le
chancelier de l'Université de Paris m'induisirent en la pensée que
j'avais la berlue de ne me point croire dans le lieu le plus honorable
du monde, et, tenant toutefois à porter moi-même ma sacoche, ce fut
ainsi que je logeai au _Guet-Apens_.

[Illustration]




[Illustration]




[Illustration]

L'HOTELLERIE DU «GUET-APENS»


L'air de Bade est tempéré, et la vertu des eaux n'y a point cette
violence qui vous contraindrait d'en mesurer l'usage; ce qui fait que
l'on y passe presque tout le temps au bain. Vous ne vous étonnez déjà
plus que l'on y coudoie à chaque instant des gens vêtus de la façon que
j'ai décrite précédemment. Ajoutez que la mésaventure qui m'arriva pour
le seul fait d'avoir confié ma sacoche à un porteur, pour peu qu'elle
soit le signe de la probité locale, vous incline à concevoir avec
indulgence que tout le monde aille ici à peu près nu.

Mais cette coutume a un autre fondement, et c'est qu'elle est
symbolique, et donne à entendre que chacun ici s'accorde la faveur, ou
se donne la peine,--c'est selon le tempérament--de n'apparaître qu'au
naturel. Je ne sais si je me fais saisir comme il faut, et si l'esprit
n'a pas besoin de quelque préparation métaphysique pour concevoir qu'un
homme puisse se montrer au naturel. Ha! c'est par la raison que notre
corruption est profonde!

Vous voilà donc prévenu, mon cher Niccolo. Ne levez pas les bras; ne
criez pas au miracle quand vous m'entendrez rapporter quelque propos
badois. Le récit de ma première journée a dû vous préparer suffisamment.
Pour moi, dès le soir de ce jour, et dès l'instant que je fermai l'oeil
à l'hôtellerie du _Guet-Apens_, et soigneusement bordé par mon voleur,
entre monseigneur l'Électeur de Bavière et monsieur Gerson, chancelier
de l'Université de Paris, j'étais formé à ne me plus laisser ébahir par
ce que je pourrais apercevoir de plus étrange. Je rentrerai donc, sans
plus de précautions oratoires, dans le vif de l'emploi quotidien de ma
saison.

Je brûlais de revoir la signora Bianca Capella, et aussi mesdames de la
Tourmeulière et de Bubinthal, sans oublier toutefois la petite
demoiselle que j'avais crue couverte, pour tout vêtement, de l'étole de
monsieur l'évêque. Il n'y a pas d'impossibilité, pensai-je dès le matin,
que ces dames ne soient logées à l'hôtellerie du _Guet-Apens_, ainsi que
plusieurs personnages notables. Cependant j'hésitais à m'en informer par
un reste de méfiance contre mon hôtelier et ses valets. Ces gens-là, me
dis-je, m'affirmeront tout aussi bien que ces dames sont de l'autre côté
de la cloison, pour me faire demeurer ici, car ils sont menteurs en même
temps que voleurs. C'était bien mal raisonner.

--On appelle menteurs, me fit observer l'hôtelier du _Guet-Apens_, les
malheureux des pays barbares, à qui la société impose de se faufiler
constamment entre mille obstacles ennemis, pour atteindre tel but qui ne
peut leur être indifférent. Ils essayent de tourner ces obstacles par la
ruse, n'ayant point la faculté de les attaquer de front, ce à quoi ne
manquent pas les Badois. Si je venais à croire, pour prendre un exemple
frappant, que monsieur fût mieux pour mes intérêts, dans le lit de la
rivière qui coule au bas de la fenêtre, plutôt qu'en celui-ci que j'ai
gonflé du duvet de mes oies, je ne viendrais même pas dire à monsieur
que le feu est en bas et qu'il est prudent de descendre par le bord de
l'eau; je prendrais monsieur par la peau du col et je le laisserais
rejoindre l'écume des flots par la vertu de son poids spécifique.
Personne ne s'aviserait d'y retrouver à redire...

--Tout beau! mon cher hôte, interrompis-je avec vivacité; je me pique
d'une pointe de culture, quoique né barbare, et la droiture de votre
caractère ne va pas sans me conquérir. Topez-là! s'il vous plaît, et
buvons ensemble quelque lippée de vin du Rhin!... Aussi bien je dispose
de quelque crédit près de Sa Sainteté Jean XXIII, et si par hasard...

--J'ai beaucoup connu Sa Sainteté durant qu'Elle exerçait encore le
métier de forban sur la mer Méditerranée; j'ose me flatter de l'avoir
tenue sous mes ordres, ainsi que je le rapportais à ce pauvre monsieur
Gerson qui n'a pas encore été introduit auprès d'Elle: et je boirai à sa
santé!

Je ne retins plus mon admiration pour un homme qui avait eu le pas sur
le Pape issu du Concile de Pise, et bien que ce fût sur le pont d'un
navire corsaire; et je me tins honoré de demeurer à l'hôtellerie du
_Guet-Apens_. Même, il arriva que, dans le courant d'une conversation
animée et courtoise, je me hasardai à sourire de la singularité de cette
enseigne:

--Mais, dit mon hôte, c'est tout uniment négliger l'ironie par quoi vous
intitulez par exemple _à la Probité_, _à la Confiance_ ou _à la Grâce de
Dieu_, vos auberges où l'on est cependant trompé et mis à sac. S'il
arrive à monsieur de quitter le _Guet-Apens_, sans sou ni maille, nous
n'en pourrons pas moins, monsieur et moi, nous embrasser sur le pas de
la porte ainsi que font deux amis qui ont mené un contrat à bonne fin!

--Comment se portent, s'il vous plaît, monseigneur l'Électeur de Bavière
et monsieur Gerson? demandai-je avec un souci que j'avais mal à
dissimuler, touchant la chère de la maison.

--Monsieur ne manquera pas de les voir au bain, ils sont en bon état et
leur séjour leur est profitable. Monseigneur l'Électeur de Bavière y
prend de l'embonpoint, à ce que chacun dit, et s'il est possible, et
monsieur Gerson y oublie les retards de son introduction.

Néanmoins, je sus que la signora Bianca Capella et ses jolies compagnes,
sans loger à l'hôtellerie, y venaient prendre leur bain communément. Car
il y a des bains dans chaque maison; on va de l'un à l'autre; on
s'invite; on se rend dans le bain sa politesse.

Voici pour le bain de l'hôtellerie du _Guet-Apens_. Il faut vous figurer
une salle d'aspect honorable, qui a environ vingt-cinq brasses de long
sur une bonne douzaine de large, et dont tout le fond est rempli d'eau
jusqu'à la hauteur d'un quart de taille pour le moins et d'une taille
entière pour le plus; car le sol est accommodé en un double plan incliné
qui fait le dos d'âne, et pour la plus grande satisfaction des
baigneurs, ainsi que vous le verrez par la suite. On accède à cette
salle par deux issues, l'une réservée aux dames et l'autre aux
messieurs, et qui sont précisément vis-à-vis, comme si l'on voulait
feindre une séparation entre les deux sexes, afin de leur donner plus de
joie de se retrouver réunis.

Cependant j'ai cru tout d'abord que l'on ne verrait pas de dames. Il
faut vous dire que, pénétrant dans l'eau par l'extrémité de la salle où
il y a le plus de fond, on commence par apercevoir quelques nageurs
plongeant, soufflant, s'ébrouant dans un tumulte qui vous étourdit. Vous
ai-je averti que l'on était vêtu d'une toile de lin, en forme de carré,
nouée simplement au col, et qui vire tantôt devant, tantôt derrière,
selon le caprice des mouvements? A mesure que l'on avance dans l'eau on
commence insensiblement à prendre pied jusqu'à ce que l'on arrive à une
sorte de cloison de bois contre laquelle il y a constamment une rangée
d'hommes de qui l'on ne voit que le dos, et qui paraissent fort occupés.

On le serait à moins, car cette cloison est percée d'une infinité de
trous, les uns de la dimension d'un oeil, les autres assez grands pour y
passer la main et le bras, quelques-uns même pour y loger la tête tout
entière, ce qui ne saurait manquer d'être l'occasion des plus plaisantes
facéties. Vous soupçonnez que les dames sont de l'autre côté de cette
cloison et de ces trous.

Je pense que je vous ai peint suffisamment notre petit appareil
aquatique pour que vous ayez bien nette l'image de ces messieurs
employés contre les planches à regarder les dames, à leur adresser des
compliments ou à les caresser au passage, selon une mode qui est d'ici
et que je juge excellente. Étant tout juste sur la crête du dos d'âne,
ils ont de l'eau à peine jusqu'aux genoux, ce qui, dans l'occasion, me
permit d'aviser aux environs et à trois pouces de la fesse gauche d'un
personnage bien râblé, la marque d'un coup de bâton qui me fit souvenir
d'une façon assez véhémente, d'une correction que j'administrai naguère
dans une portion exactement correspondante de mon ami Lorenzo Valla, à
l'occasion d'une perfidie par lui commise à l'endroit de mes travaux
helléniques.

Il n'y eut point de hâte de voir les dames qui me détournât d'examiner
cette marque. Et j'eusse vu à trois pouces de la fesse ici présente, mon
propre sceau apposé que je n'eusse pas éprouvé davantage la certitude
que c'était bien monseigneur Valla que je contemplais à l'envers.

Notre galantin avait précisément passé la tête dans un de ces trous de
conversation, et le ciel eût croulé auparavant qu'il modifiât sa
posture. Je lui baillai prestement un croc-en-jambe, et me hâtai de le
soutenir dans mes bras de peur qu'il ne se démît le chef.

--Sans le secours de Pogge, prononçai-je insidieusement, c'en était fait
de la chère tête du seigneur Valla!...

A peine avais-je dit mon nom, que j'ouïs retentir un double cri, celui
du seigneur Valla, et un autre. Mais Valla se remettant, et une fois le
col dégagé:

--Pogge! Pogge! s'écria-t-il, qui a dit que mon excellent ami Pogge fût
ici?

Et nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Telle est la vertu de
ces eaux. Pour ce que j'eusse pu voir par les trous, et pour la personne
de qui était le cri, je ne me sens pas le courage de vous en parler
aujourd'hui, tant mon émotion fut violente.

[Illustration]




[Illustration: Lola Corazon]




[Illustration]

LOLA CORAZON Y LAS PEQUEÑECÈS


Ce cri était de ma maîtresse qui, ayant fui Constance à mon insu,
goûtait ici de paisibles transports près de mon bon ami Lorenzo Valla.

--Adorable Lola Corazon y las Pequeñecès, dis-je à cette traîtresse
Espagnole, quand j'eus passé la tête par le défaut de la cloison que
Valla laissait vacant, oserai-je vous demander, non pas la raison,
délicieuse enfant! mais le goût qui vous écarta du saint Concile et de
moi-même?

Ce fut de la façon qu'une Sirène vous jetterait son cri, que cette
créature de séduction me bailla réponse. Elle nageait avec une grâce
accomplie, et le dôme de sa croupe voguait à la surface des eaux.

--A cause, dit-elle, que la sensualité est trop forte dans les réunions
oecuméniques!...

Je me rengorgeai à ces mots qui sont flatteurs pour un secrétaire
pontifical, et lorsqu'ils viennent d'une personne de qui l'on fut
amoureux excessivement. Et je fis signe à Valla qu'il n'était pas de
trop dans notre colloque et pouvait entendre à sa guise. Lola
poursuivit:

--Il eût fallu plus de trois cents couvents d'Andalousie et un nombre
triple de courtisanes Romaines, à seule fin que tous vos cardinaux, vos
prélats, vos protonotaires et vos collègues, ô petit Pogge, en la
secrétairerie et aux brefs, nous laissassent le souffle au moins une
heure du jour; au lieu que...

--Lola! m'écriai-je, vous avez parlé de cardinaux, de protonotaires, et
Dieu me damne! jusque de la secrétairerie devant qui je me targuai
plusieurs fois de l'exclusif privilège de toucher des appas...

La belle Espagnole me couvrit la voix, d'un bel éclat de rire, et une
sorte d'éblouissement de dépit empêcha que je fusse assuré d'ouïr que
Valla l'imitait. Mais, ayant vu, par un des mouvements d'ondine qu'elle
faisait, l'épaule nue et le teton de la traîtresse, je ne pus que lui
dire:

--Petite Lola! je vous aimerai néanmoins!

Et elle vint, toute humide, se presser contre mes lèvres. Puis, hors de
l'eau, suffisamment pour que fussent visibles tout en plein ses nobles
hanches, elle dit qu'elle allait nous danser un pas, qu'elle exécuta en
effet, tant bien que mal, à cause de l'eau qui lui rendait les jambes un
peu lourdes. Lorenzo Valla et moi la regardions l'un et l'autre, avec
admiration et attendrissement.

La vivacité de ces rencontres, mon cher Niccolo, m'avait retenu de faire
attention au reste du public qui animait cette salle de bain. Ce ne fut
qu'après la sérénité qui me vint d'avoir trouvé ma chère Lola Corazon y
las Pequeñecès, que j'éparpillai ici et là mes regards à loisir.

On me croira quand je dirai qu'il n'y a à Bade que des femmes très bien
faites, puisque aucune autre ne consentirait à se montrer sans plus
d'artifice que l'on n'en admet ici. Il n'y a donc pas une de ces
baigneuses qui ne soit aimable à voir, et qui, s'y exposant presque à
toute heure, n'acquierre je ne sais quel agrément nouveau, en des gestes
et des manières que l'on ne voit nulle part ailleurs.

Je fis promptement la connaissance de ces dames, grâce à l'entrain que
mit Lola à me parer de qualités que ma modestie ignorait. On voyait que
la chère enfant avait du bonheur à me retrouver, et que, si tout un
Concile lui semblait pesant, le seul Valla n'était point son affaire.
Toutes ces jolies personnes se mouvaient, caquetaient, chantaient,
dansaient, se becquetaient, se lissaient les cheveux, se caressaient au
passage les épaules et les flancs; faisaient mille grâces et
gentillesses. Leur habit est le même que le nôtre, avec cette différence
qu'il est plus fin et plus léger, en sorte que, n'étant retenu qu'à
l'endroit du col, il est flottant sans cesse à la surface de l'eau;
telle une fleur aquatique dont la tige plongeante serait le corps de
Vénus. Elles firent cercle devant l'endroit où j'étais et me donnèrent
un accueil favorable, bien qu'elles n'aperçussent que mon visage, et que
j'eusse l'air assez malhabile et contraint, par mon trou de cloison, en
tout pareil par l'inélégance au malandrin qu'on met au pilori. Mais je
pris texte de cette coïncidence pittoresque pour les faire sourire au
cours de mes compliments. Elles m'invitèrent au pique-nique que l'on
allait donner; et je ne m'étais pas retiré de la cloison, qu'elles y
venaient toutes appliquer leurs beaux yeux pour voir comme le nouveau
venu était fait par ailleurs.

Enfin tout alla bien. Je m'aperçus alors que des galeries, placées à
mi-hauteur des murs, se garnissaient, ici de musiciens, et là, d'un
grand étalage de personnages de distinction. C'était pour la plupart de
forts seigneurs allemands, replets et montés en couleur. En outre, j'y
vis le comte de Warwick, trois évêques, quatre abbés et plusieurs autres
nobles, chevaliers et clercs, docteurs en théologie et en décret, tous
en grand appareil. Enfin, l'on me signala monseigneur l'Électeur de
Bavière, qui a une bedaine de la contenance de quatre ou cinq outres, et
monsieur Gerson qui, au contraire, est petit et malingreux, quoique fort
disert et savant homme. Sans compter force autres que je ne saurais vous
énumérer.

Il y avait, dans les groupes, un petit homme à nez de fouine qui se
faufilait en sautillant et sur qui on se retournait avec des marques de
gaieté, si bien que je ne doutai pas que ce ne fût un bouffon. Mais
voilà qu'il mit ses mains en cornet sur sa bouche, et qu'il lança d'une
maigre voix de fausset, libertine et gaillarde: «Lola! belle Lola, etc.,
etc...» criait-il, employant des termes que j'abrège à cause de leur
impudicité. Je me dressai soudain et le rouge me monta au front. On me
dit qui était le personnage; et je tairai son nom, car c'est celui d'un
pape déposé, et il y en a tant que vous ne saurez démêler qui était
celui qui s'enflammait sur des parties de Lola que je ne croyais connues
que de Valla et de moi. Il est vrai que j'oublie le Concile!...
Néanmoins je m'élançai vers cette galerie; empoignai ce bout d'homme;
et, lui ayant fait sentir un toucher plus rude que celui qu'il implorait
de Lola Corazon y las Pequeñecès, je le balançai un peu de temps
au-dessus du bain des dames, et finalement l'y lâchai à la grande
surprise et hilarité de tous.

Vous n'avez pas vu, mon cher Niccolo, de spectacle plus divertissant que
celui de toutes ces personnes superbes, y compris Lola ma maîtresse, et
celle de Valla... et du Concile... et du pape déposé, s'ensauvant telles
les filles de Niobé, de ce paquet tout brodé et fourré de menu-vair, qui
se débattait dans l'eau avec le dépit et la répugnance d'un chat.

Valla surtout était dans l'admiration de ce que j'avais fait; il me prit
les mains; m'embrassa; prononça plusieurs fois le nom de Lola en
l'honneur de qui j'avais jouté assez courtoisement.

--Pour moi, ajouta-t-il, je ne l'eusse point fait... Non que je nie que
votre acte ait de la beauté; mais dans un milieu que la vertu des eaux
adoucit, et où il est d'usage établi que l'on ne montre que son
sentiment tout net, dégarni de vaine ornementation...

--Eh quoi! fis-je en tenant la main haute du côté de ce maraud,
voulez-vous dire que je n'aie mouillé ce faux pape que pour le plaisir
de la galerie et non pour l'amour de ma... de notre chère Lola Corazon y
las Pequeñecès?

Je crus que j'allais réduire Lorenzo Valla à quelque chose de moins
volumineux que mon pontife qui, sorti de l'eau, s'égouttait, piteux et
ratatiné! Mais nous ouïmes à ce moment la douce voix des dames par les
trous de la cloison.

--Holà! messieurs les deux amis! Venez donc de grâce! On va donner le
pique-nique!

Nous entrâmes, Lorenzo Valla et moi, du côté des dames. Quelques
seigneurs également priés nous imitèrent. On avait disposé sur l'eau de
petites tables flottantes. Les galeries étaient bondées d'un monde
élégant qui nous regardait avidement. Les musiciens préludaient de leurs
cors et violons. Nous commencions de nous lutiner et de rire à nos
tables mouvantes; et, faisant un retour bref sur ma mémoire, je me
prenais à croire que je n'avais connu jamais de femmes aussi admirables
et gracieuses, ni goûté de moment plus doux, quand nous vîmes émerger de
l'onde, radieuses et leur petit carré de lin rejeté sur l'épaule, la
signora Bianca Capella avec mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal.

[Illustration]




[Illustration]

LE PIQUE-NIQUE


A la vue de ces trois beautés, je crus pour la seconde fois de ma vie,
mon cher Niccolo, que votre Pogge allait défaillir. Car on n'imagine
point de groupement aussi efficace sur l'âme et sur tous les sens, que
celui que forment la signora Bianca Capella avec mesdames de la
Tourmeulière et de Bubinthal. Je vous ai dit ce qu'elles étaient quand
je les rencontrai dans une des rues de Bade; eh bien! apprenez qu'elles
me parurent plus admirables dans ce bain, dans le voisinage d'un grand
nombre de personnes fort jolies et jusque même de Lola Corazon y las
Pequeñecès.

Vous pourrez me suspecter de complaisance à l'endroit de ma belle
cousine, pour qui personne à Florence n'ignore, hélas! ma passion
constante et retenue. Mais pour ces deux nobles amies, vous ne sauriez
douter de la peinture que j'en ferai, par ce qu'il serait au moins
extraordinaire que l'on se pût enflammer jusqu'à l'aveuglement en faveur
de trois ou quatre personnes à la fois. Et jugez s'il vous plaît de ma
sincérité par l'hésitation que j'ai à seulement les dépeindre aussi
touchantes que je les vois.

Il fut d'abord bien évident, au transport de notre cercle aquatique et
aux applaudissements de la galerie, que tout le monde rendait à nos
trois grâces les égards qui conviennent à des divinités. Mais comment
vous rendre ma confusion dans l'instant même de ce premier tumulte,
quand je vis ces majestés venir à moi, incontinent, les bras levés, et
m'embrasser avec autant d'aisance et de ténacité qu'elles l'avaient fait
dans la rue de Bade et dans la seule présence de mon voleur. Les
événements s'étaient succédé avec une telle rapidité depuis vingt-quatre
heures, que je n'avais guère eu le loisir de repenser comme il convenait
au bon goût de cette triple étreinte. La signora Bianca Capella, en la
renouvelant, m'en rendit le sens aussi clair qu'il l'est que son
illustre mari est cocu, ou le sera, pensais-je, devant que le soleil ne
soit couché.

--Çà! mon beau cousin, dit-elle, étant à Bade pour ne faire qu'à ma
guise, il me plaît de vous y montrer que je vous aimai dès Florence.
Las! je ne vous en laissai rien paraître, non plus que je ne le ferai
dès que je serai rentrée dans cette ville. Mais si vous êtes constant,
vous me retrouverez chaque année dans le paradis que voici, et où je
serai, si vous voulez bien, votre maîtresse, concurremment avec cette
jolie Espagnole, et avec mes deux chères amies, qui, unies à moi par les
liens de la beauté et par de communs penchants, se sentent assez
naturellement portées vers vous, petit Pogge!

L'assemblée applaudit ce discours qui n'avait point été, comme vous
pensez, chuchoté à l'oreille avec toutes les sortes de mines confuses
que prennent nos maîtresses, dans les villes, quand, par hasard, elles
vous disent leur pensée toute nue. La signora Bianca Capella se tenait
bellement devant moi, et en un lieu de notre plan incliné où l'eau ne
lui allait guère au-dessus des chevilles, ce qui donnait à son dire je
ne sais quelle vertu incisive. Elle parlait avec une voix ferme et
résolue, ses beaux bras fort à l'aise, et la musique de son organe
communiquait une vibration légère à son sein qui est ample à souhait,
ainsi que je vous l'ai marqué, je crois bien; mais je veux ici en
comparer la fleur, à savoir la petite rosace de volupté, à ces capucines
veloutées qui n'ont pas tout à fait la couleur de la bure, ni tout à
fait la couleur des lèvres chaudes d'un sang opulent, mais un mélange
agréable de ces deux choses qui n'ont point l'air de se pouvoir
concilier. Si j'insiste sur cet objet, c'est que, l'ayant à la pensée,
je ne puis point m'en détacher, et je n'y parviendrai, je le vois, qu'en
passant aux parties de mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal
correspondantes à celles-là mêmes de ma chère Bianca Capella. Et je ne
vois guère que des roses comme il y en a dans votre petit jardin de
Fiesole, qui vous puissent donner l'approchant. Toutefois, je dirai que
madame la Margrave y a un peu plus de finesse et que la Bourguignonne y
est si bien épanouie que l'on croirait qu'un peu de soleil s'y est
laissé prendre au beau piège.

Les doux accords des violons me couvrirent la voix dans le moment que
j'essayais de rendre la galanterie à ces dames. Les mets et les vins
étaient servis sur les tables flottantes; nous commençâmes à faire
honneur au pique-nique. Les personnages des galeries ne se lassaient pas
de jeter des fleurs aux dames de leur goût; et, comme il en tombait
jusque dans les bouches et dans les verres, c'était une occasion à
taquineries, à récriminations et à diverses vivacités de gestes ou de
langage qui entretenaient le mouvement, l'humeur et le jeu décents.

Je ne sais comment monsieur Gerson pouvait faire pour rédiger ses notes
avec la méthode et la sagacité qui lui sont coutumières, dans le milieu
de ce brouhaha élégant. Il était accoudé sur un coin de la balustrade et
ne voyait pas plus son incommodité qu'il ne prenait garde aux signaux de
vingt baigneuses de noble entournure et éprises de sa renommée.

--Quel est donc, me demanda madame de la Tourmeulière, ce petit avorton
qui a le ventre d'une sarigue, et qui se fait étancher auprès de votre
monsieur Gerson, lequel n'est point non plus fameusement joli?

--Madame, dis-je, c'est son ex-sainteté X. que le Concile de Pise déposa
au bas de la chaire pontificale, et moi-même au fond de cette vasque. Il
ne pèse pas un fétu. Vous le voyez qui grelotte de l'aventure, en même
temps qu'il brûle pour la gentille Lola Corazon y las Pequeñecès.

--Il serait plaisant, pour le moins, qu'une personne qui reçut,
monsieur, vos faveurs, s'allât accointer à une trogne aussi peu
ragoûtante!... Je veux revoir cette petite Lola avec qui je partagerai
vos caresses...

--Hélas! madame, la voici, dans l'instant, fortement retenue par les
baisers de monseigneur l'Électeur de Bavière: c'est un bien puissant
personnage. Et je vais me voir dans l'obligation de recourir à de la
politesse pour tirer Lola de ses augustes embrassements, ce qui, dans
ces cas, n'est pas ma manière accoutumée...

--J'aime toutes vos manières, dit madame de la Tourmeulière en
s'arrangeant de façon que la magnificence de son épaule et le parfum de
sa blonde aisselle m'imprégnassent d'une force divine.

--Ainsi donc! et quand il m'en coûterait la vie, madame, je dépouillerai
monseigneur l'Électeur de Bavière d'un fardeau qu'il porte allègrement,
comme il est visible.

La nouvelle se répandit aussitôt de ce que j'allais faire. La plupart
n'y ajoutèrent aucune foi. Quelques-uns néanmoins pensèrent au
traitement que j'avais infligé au pape; mais celui-ci était si mince! Il
n'y eut pas jusqu'à monsieur Gerson qui, apprenant mon nom et ma
qualité, ne levât le nez de sur ses tablettes et ne déplorât que
quelqu'un qui l'eût pu servir en son introduction près de Jean XXIII,
s'allât si gaillardement exposer à la mort. Lorenzo Valla se passait la
main sur la marque qui est à trois pouces de sa fesse gauche. Je ne
songeais qu'à toutes mes belles maîtresses.

Les violons se turent. On n'entendit plus que de maigres chuchotements.
Et l'on se tassait pour m'ouvrir le chemin de monseigneur.

J'abordai ce prince résolument, tout en me couvrant le plus décemment
que je pus de mon carré de lin:

Haut et puissant seigneur, prononçai-je, cependant qu'il écartait sa
face rubiconde des lèvres de la superbe Espagnole, votre altesse
sérénissime me comble d'honneur en daignant boire à la coupe où j'ai
coutume d'abreuver ma soif très infime. Néanmoins, j'oserai,
monseigneur, réclamer de votre munificence le recouvrement immédiat de
cet objet précieux!

[Illustration: Frère Jérôme]

Le prince accueillit ma démarche par un ricanement qui lui faillit
décrocher la mâchoire. Quelques personnes de la galerie l'imitèrent,
esprits faibles et augurant mal.

--L'hilarité de votre excellence, repris-je avec le ton pacifique de
quelqu'un qui va rapporter une anecdote, me fait souvenir de la belle
humeur de Sa Sainteté Innocent VII, dans le moment qu'on la vint avertir
de prendre précipitamment la route de Viterbe qui était celle par où
l'on s'éloignait de la papauté. Nous crûmes que notre bon maître allait
se démettre la rate... Et il le fit en effet, mais ce fut en détalant,
peu après, sur cette route...

Monseigneur l'Électeur de Bavière, qui soutenait d'un bras ma maîtresse,
la laissa choir tout à coup, en portant la main vers l'endroit de son
épée. Vous pensez qu'on n'a point d'épée à Bade où chacun n'use que de
ses forces naturelles. Ce seigneur fut fort dépité de ne se point sentir
de lame au flanc, et divers sentiments se succédèrent sur sa figure,
durant qu'il lisait sur la mienne que je n'en avais qu'un bien net.
Personne ne rit plus.

Que dis-je? Le prince se résolut à ce parti finalement; mais sans
sarcasmes, et tout en gentillesse. Je m'avançai prendre à ses pieds la
voluptueuse Lola et, l'emportant dans mes bras, je chantai sur mon
chemin et en plusieurs langues, la louange de ces eaux de Bade qui,
mettant tout à nu, ne font pas d'exception pour la couardise des Grands.

Lola fut grondée par madame de la Tourmeulière qui, cependant, lui
passait le dos de la main sur la gorge. Une dame de Paris que l'on
n'avait point vue encore, pas même monsieur Gerson, pour qui elle était
venue, n'hésita pas à faire honte de sa conduite à la pauvre petite, et
dit que, pour elle, elle ne la toucherait point seulement avec des
pincettes.

--Holà! mesdames, dit Lola en pleurant, je ne puis point, en vérité, me
retenir d'être portée vers ces messieurs!...

On l'embrassa et la consola, d'autant plus que personne ne pouvait nier
qu'elle eût les hanches les plus belles du monde.

[Illustration]




[Illustration]

FRÈRE JÉRÔME


Je vins à m'informer du gouvernement de la ville. On me répondit qu'il
n'y en avait point.

--Ah! fis-je; j'aurais dû m'en douter par ce que j'ai vu déjà. Mais
j'aperçois d'ici un Hôtel de Ville magnifique, et le renom du Conseil de
Bade est venu jusqu'à moi...

--C'est bien possible; il en était ainsi, en effet, mais Frère Jérôme a
changé tout cela.

--Ah! çà, vous n'avez à la bouche que le nom de ce Frère Jérôme; je suis
curieux de savoir qui il est.

--Il prêche la Vérité.

--C'est quelque fou, prononçai-je en manière de confidence personnelle.
Et, comme c'était le dimanche, je poursuivis mon chemin pour aller à la
messe. On m'informa qu'il n'y avait point de messe.

--Bah! vous voulez rire! et il serait plaisant à un secrétaire
apostolique de n'aller pas à l'office un dimanche, et si près du saint
Concile!

--Il n'est pas si ridicule que nous n'allions point où ne nous portent
pas nos sentiments véritables; et vous-même, monsieur, qui avez passé la
nuit dans les orgies, fourniriez plus de matière à plaisanter en allant
ce matin embrasser les autels. Pour ce qui est du saint Concile, Frère
Jérôme en a fait plusieurs gorges chaudes.

--Ce sont autant d'actions téméraires!... Ainsi ce Frère Jérôme vous a
couché par terre votre église et votre gouvernement, et c'est aussi à
lui sans doute que je dois de n'avoir pu joindre monsieur le lieutenant
de la police. Qu'a-t-il donc laissé debout?

--La Vérité.

--Ha! Il paraît que Pontius Pilatus sortit du prétoire avant que d'avoir
écouté de Notre-Seigneur ce que c'était que la Vérité. C'était un homme
prudent, mais peu curieux. Pour moi, j'interrogerai Frère Jérôme. Où
loge-t-il, s'il vous plaît?

--Justement dans l'Hôtel de Ville, dont aussi bien nous n'avons plus que
faire.

--J'entrerai, dis-je, d'autant plus volontiers dans ce beau monument,
que c'est là que je vis une petite personne qui ne fit pas trois
enjambées dehors, quoique vêtue d'une façon qui me séduisit aussitôt, et
de qui, enfin, le souvenir ne peut pas du tout me quitter.

Ce Frère Jérôme m'intriguait davantage depuis que je le savais logé dans
l'Hôtel de Ville, qui est un fort bel édifice, haut, et peint
convenablement, au dedans comme au dehors. Le bon Frère, me disais-je,
est un homme dont les façons ont de la singularité, et à qui il en cuira
tôt ou tard; mais, à coup sûr, il est ingénieux et ses affaires ont
prospéré. J'espère bien aussi que je vais apercevoir cette petite qui
est la première que j'aie vue à Bade, et avant un grand nombre de choses
pleines d'intérêt.

On me dit que, pour le moment, Frère Jérôme présidait une assemblée.

--Eh quoi! vous avez encore des assemblées?

Mais on me prévint que celle-ci était de pur agrément et composée des
personnages qui avaient tenu des postes considérables du temps du
gouvernement; que, d'ailleurs, on n'avait rien trouvé qui valût les
assemblées, pour la récréation. Celle-ci est une réunion, me fut-il dit,
qui emporte tous les suffrages de la foule, et l'on s'y presse comme au
spectacle.

En effet, je ne tardai pas à remarquer qu'une partie de la salle,
disposée en gradins, était couverte d'un monde attentif et varié. J'y
reconnus quelques-unes de mes nouvelles amies, les unes vêtues, les
autres non, selon que l'on fait ou ne fait point sa cour à l'apôtre de
la Vérité, qui est l'ennemi du fard. A l'ensemble, il était visible que
le Frère Jérôme était assez populaire; c'était chagrinant pour quelqu'un
qui a la façon d'approcher le coeur de l'Église, mais c'était
réjouissant à la vue. Monsieur Gerson, qui était là, disait à tout
venant qu'il avait beaucoup plus de monde à ses disputes de Sorbonne;
mais je veux que ce savant homme soit reçu demain par le Saint-Père s'il
a devant sa chaire un plus beau coup d'oeil.

--Ah! vous voilà! fit une voix que je reconnus pour celle de madame de
la Tourmeulière.

--Ha! fit madame de Bubinthal, cependant que déjà mon admirable cousine
Bianca Capella me pressait contre son sein. Et j'allai me blottir dans
leur petit coin parfumé.

--Mesdames, dis-je, il fallait la circonstance qui me vaut d'être tapi
contre vos belles personnes pour me consoler d'avoir manqué la sainte
messe!

--Vous y ajouterez tout à l'heure, m'assurèrent-elles, la qualité du
divertissement.

Il est charmant au possible. Figurez-vous, rangés en cercle sur des
tréteaux, en guise de comédiens, une cinquantaine de Badois bedonnants,
bouffis et couperosés, l'air jovial et la langue alerte, et jurant le
plus solennellement du monde de ne point parler que conformément à la
Vérité! Frère Jérôme les préside. C'est un homme sec et haut; il a de la
beauté; il ne se départit point de son sérieux; mais son esprit est
pauvre; et il paraît convaincu.

Un à un, et selon une méthode que monsieur Gerson critiquait déjà sur
ses tablettes, il presse de questions ces hauts seigneurs. Il n'y a
presque point de réponse qui ne soulève les exclamations de
l'assistance; et, bien que l'on soit formé, dans ce lieu, à l'audition
de choses extrêmement fortes, il semble, à chaque fois qu'un de ces gros
Badois ouvre la bouche, que l'on n'a encore rien ouï d'approchant; ce
qui est une erreur comparable à celle que nous font commettre souvent
nos sens en faveur de l'objet contemplé le plus nouvellement.

Je fus gagné tout de suite par la narration d'une petite aventure telle
qu'il s'en passa plusieurs dans la seigneurie d'une cité que je connais
bien, mais ne nommerai point, à cause que je la tiens pour chère et
respectable; et il est bien heureux que l'affaire ait été étouffée, car
la déconsidération, qui est la décrépitude des gouvernements, germe
aisément dans les esprits médiocres; et l'on dit que ce sont ceux du
plus grand nombre. Ici, l'on s'enorgueillit de la grandeur du forfait,
du moment que l'on en a connaissance. Tout le monde se délecta, sur nos
gradins, du ragoût de l'anecdote, et le seigneur qui en fut le héros,
étant fermier de la gabelle, se pourléchait ainsi qu'il eût fait d'une
bonne fortune.

Nous entendîmes ensuite un vieillard de l'aspect le plus vénérable, et
qui dit avoir trempé dans une sédition si ancienne que personne n'était
seulement assuré qu'elle eût eu lieu. Mais il donna tant de détails et
cita les noms d'un si grand nombre de familles badoises dont les
rejetons étaient là et tenus pour issus de lignée sans tâche, que l'on
se promit de consulter les vieux cahiers de famille, et les haines
séculaires commencèrent de renaître sous les cendres refroidies. Chaque
discours était suivi de louanges à la Vérité, composées par Frère Jérôme
en langage vulgaire.

Le plus amusant fut que le nom de mon ami Lorenzo Valla se trouva mêlé
en une affaire moins antique et qui ne valait pas mieux. Il était là
précisément, et dans le giron d'une dame Parisienne, venue pour monsieur
Gerson, et qui avait fait fi, dans le bain, de la conduite de l'adorable
Lola Corazon y las Pequeñecès; et comme il faut ici montrer la vraie
figure que l'on a, mon Valla en fit une qui n'avait guère de tournure.
Quand la dame mijaurée qui le bécotait, pour le moment, d'une manière
démonstrative, ouït que son bon ami avait consommé toutes sortes de
viols au préjudice d'une famille, avant que de la voler d'une forte
somme, moyennant quoi il l'avait expédiée à l'étranger, toute bâillonnée
encore et émue, et sous la sauvegarde de monsieur le lieutenant de la
police, enfin, si bien que, de ce beau coup, il était attribué à Valla
la paternité de trois enfants pauvres et de l'âge le plus tendre, de qui
l'on demandait le rapatriement;--quand cette dame, dis-je, ouït cette
manifestation de la Vérité, elle fut prise soudain de nausées et de
vomissements, après quoi elle écrivit sans plus tarder à son mari
qu'elle l'avait trompé pour la dernière fois, dût-elle être courtisée
par monsieur Gerson en personne, si Dieu voulait qu'il terminât la
rédaction de ses notes. Je ne sais si le résultat fut bon pour ce mari
qui, étant demeuré assurément dans l'ignorance qu'il était malheureux,
pouvait bien n'être pas curieux d'apprendre qu'il avait fini de l'être.
En tout cas, on eut lieu de le déplorer vis-à-vis des trois demoiselles
en qui Valla avait produit ces ravages et ces fruits, qui jouissaient de
la paix dans un couvent de religieuses et s'en virent chassées
incontinent au seul su de leur fécondité. Quant à Valla, outre qu'il
était souillé par le soulèvement du coeur de sa maîtresse, il sortit se
rongeant les ongles; et il courbait l'échine au niveau de la bassesse.

Ce scandale fut accueilli par de vifs applaudissements. Là-dessus Frère
Jérôme se leva, et je vis que tout le monde, et jusqu'à mes jolies
voisines, se passaient le petit bout de la langue sur le museau, comme
font les gourmands, dans les repas, quand viennent les mets sucrés.

--Qu'est-ce à dire? fis-je en me penchant pour baiser Bianca Capella,
moitié sur le bras, moitié sur les pentes extrêmes de son beau sein tout
à nu; car l'essence aromatique qui montait de ces dames animées me
laissait parfois l'esprit dans une sorte de paresse.

--C'est à dire, fit mon admirable cousine, que, ces vieux messieurs
ayant achevé les traits historiques, Frère Jérôme va porter la lumière
en mille recoins du temps présent, car il y en a, bien que tout se fasse
suffisamment au jour.

--Frère Jérôme excelle, dit madame de la Tourmeulière, en ces petites
explorations hardies, où fleurissent dans la nuit quasi noire, ainsi que
des fleurs rares, les derniers secrets badois. Il y met un tact!...

--C'est un homme de bien du mérite, ajouta madame de Bubinthal, et je le
range parmi les saints;... avez-vous vu comme il a la main belle?

--Je baiserais le bas de sa robe, s'il en portait seulement une! lança
une dame.

--Toutefois, dit une autre, avouez qu'il lui sied de n'en point porter!

--Ah! comment ne pas aimer la Vérité?

[Illustration]




[Illustration: L'homme nu]




[Illustration]

D'UN HOMME COMPLÈTEMENT NU


L'honorable hôtelier du _Guet-Apens_ me dit:

--Voici un homme qui ne loge point chez moi et qui va complètement nu.
Je le soupçonne de n'avoir pas reçu le baptême.

--Ah! m'écriai-je en élevant les bras, ce sont des charges bien pesantes
pour un seul homme! Car, outre qu'il y a de l'étrangeté à ne pas venir
loger tout droit au _Guet-Apens_, ainsi que je le fis moi-même, aller
tout nu n'est pas décent, puisque la personne que j'ai vue le moins
vêtue ici--et je voudrais encore la revoir!--en avait grand comme
l'étole de monsieur l'évêque. Mais que cet homme ait manqué le baptême,
je n'y peux croire...

--Il y a mieux! reprit mon hôte qui s'échauffait sur son homme nu; sans
me rappeler quelqu'un de précis, cette tournure, ces façons, ne sont pas
étrangères à mes souvenirs... Cet homme aurait seulement un
haut-de-chausses et je gage que je le reconnaîtrais, car j'ai dû lui
serrer la main.

--Il ne me reste pas de doute que cet homme nu soit un chenapan,
prononçai-je à part moi, en m'élançant sur ses traces qui tendaient
justement du côté d'un de mes rendez-vous. Pour moi, fis-je quand je
l'eus dévisagé d'un peu plus près, cet homme dépourvu même d'un carré de
lin ne me rappelle aucun chrétien absolument. D'ailleurs, je remercie
Dieu de me tenir éloigné de pareilles connaissances, bien que je sois
l'ami de Lorenzo Valla et de l'hôtelier du _Guet-Apens_; que j'aie
touché récemment un pape déposé et monseigneur l'Électeur de Bavière et
qu'enfin je sois entré dans les bonnes grâces de Frère Jérôme qui sent
le fagot à plein nez!

Je me tenais à une petite distance, n'aimant point importuner, de mon
naturel, et encore moins me mêler de ce qui n'est point mon affaire.
L'homme nu entra dans une rue assez déserte et avisa quelqu'un qui
portait sans méfiance deux petits sacs de monnaie de la contenance
d'environ cent ducats. Il n'eut que le temps de lui poser la main à
l'endroit du gosier, et se logea les deux petits sacs sous l'aisselle.
J'admirai sa dextérité et vis que le pauvre porteur, étendu dans le
ruisseau, avait la pâleur de la mort.

Tout en suivant l'homme nu, je rendais aussi justice à la finesse de mon
hôtelier qui avait soupçonné que ce misérable était sans sacrements.

J'allais déboucher sur une place ornée en son milieu d'une fontaine
d'eau vive où des jeunes filles badoises emplissaient paisiblement leurs
cruches, et devisaient avec des poses assez avenantes. Notre homme les
effaroucha un peu par le défaut de son carré de lin, mais davantage par
l'excès des propositions qu'il leur fit tout incontinent. Les voyant
s'écarter craintives, il en empoigna une si violemment par son bavolet à
la fois et par le petit foulard qui lui couvrait les épaules, que l'un
et l'autre cédèrent et découvrirent une chevelure abondante en même
temps qu'une gorge pure et savoureuse. Elle jeta les hauts cris. Il
laissa paraître le petit sac qu'il avait sous l'aisselle, et il eût
peut-être mené à bout ce marché scandaleux si, à la tête de quelques
honnêtes gens, je ne me fusse précipité au secours de la jolie
infortunée à qui je laissai mon adresse pour le cas où elle serait dans
la nécessité.

Mon satyre s'était réfugié dans une maison malhonnête où je m'interdis
de le suivre pour ce que, premièrement, je ne suis point du service de
monsieur le lieutenant des bonnes moeurs badoises--Dieu veuille qu'il y
en ait un!--et, secondement, dans la crainte de trouver en cet endroit
l'occasion de faillir à mes rendez-vous, ou simplement de manquer d'y
faire honneur. Mais, comme il y avait, tout en face, une taverne où
coulait un fort tonneau de cervoise, je jugeai que mon intervention
violente en faveur d'une jeune fille valait bien que je me désaltérasse,
ce que je fis copieusement.

Cependant des exclamations bruyantes et de forts éclats ne tardèrent
point à me faire lever la tête du côté de la petite maison d'en face.

--Hé! hé! fis-je à mon aubergiste, il y a de la gaieté par ici!...

--Hélas! monsieur, me dit cet homme en branlant la tête, et sous forme
de dicton:

    Mieux vaut derrière de catin
    Que devant de boutique à vin!

--Non pas! répliquai-je, quand ils se touchent de si près!

En effet, l'on descendit de la maison commander force chopes de cervoise
et de vins de Constance et du Rhin. Les éclats augmentèrent et je
commençais de délibérer si je n'irais pas tout de suite faire compliment
à l'hôtelier du _Guet-Apens_ pour la raison de sa vue perçante, et voir
du même coup si la jeune fille de la fontaine ne s'était point trouvée
déjà dans la nécessité; ou bien si je n'irais point d'abord à l'un de
mes rendez-vous. Il faut, me dis-je, faire tout le possible. Réglons
toujours notre écot!

--Çà! monsieur, vous plaisantez, dit mon homme au dicton, en me
remettant dans la main mon obole misérable: je suis payé dix fois par
l'occasion de la petite fête qui se donne en face, dans ce moment-ci. Si
cela peut engager monsieur à diriger par ici sa promenade...

--Vous êtes rempli d'honnêteté, ne pus-je me retenir de faire observer à
ce brave homme, et j'espère que je reviendrai en effet. Mais il faut que
je sache que celui qui règle toute cette ripaille et ma menue dépense
est un sacripant, un hérétique et un voleur de grand chemin, pour que je
me retire d'ici sans me faire de scrupule!...

Je ne pouvais point m'enlever de la mémoire la vue du beau teton qui
avait montré le nez sous le foulard et par-dessus les lambeaux d'un
gentil bavolet, par le fait de ce brutal débauché à qui, toutefois, je
suis redevable d'avoir bu assez plaisamment et avec économie. Je
voudrais retrouver cette jeune fille, me dis-je, et ne fût-ce que pour
la dédommager de son fichu et de son bavolet. Je n'avais point rejoint
l'hôtellerie du _Guet-Apens_ que je tombai précisément sur cette jolie
personne qui s'y dirigeait tout droit.

--Hélas! monsieur, dit-elle le coeur gros, vous avez parlé de nécessité,
et, dites-moi, n'en est-ce une pour une pauvre fille de devenir riche,
principalement quand elle y a tous les droits, ainsi que le lui a dit ce
monsieur de tantôt, qui, ayant beaucoup d'argent sous le bras, ne peut
manquer d'être honnête, quoique ardent et peu vêtu!...

--Aussi, ma chère enfant, pensais-je précisément vous couvrir d'un
superbe bavolet et d'un fichu...

--Ha! monsieur, dit-elle, je ne suis guère en peine d'un bavolet et d'un
fichu, et je sortirais au soleil le cul nu comme un enfant qui naît,
pour un seul petit sac propre à tenir sous le bras!...

Elle avait tant de sincérité dans ses paroles qu'elle les allait porter
à exécution, et elle se découvrait. Je la suppliai de garder de la
décence, et la menai promptement dans mon logis. Cette petite est de la
plus grande beauté et de l'usage le plus satisfaisant. Finalement, je
lui exposai ce qu'il y avait de touchant dans la communauté d'un sort
défavorable qui la conduisait dans mes bras à cette heure, et voulait
que je ne fusse qu'un secrétaire apostolique, sans bénéfices et rétribué
dérisoirement.

--Ah! soupira-t-elle, bien vous a pris, à vous, d'être gentil de figure
et d'avoir le commerce agréable, car autrement je ne me serais point
échangée que contre un petit sac tel qu'en avait tantôt ce monsieur. Et,
à propos, le poursuivîtes-vous loin?

--C'est un homme, lui dis-je, à qui il ne faut seulement pas penser,
sous la peine du plus grand péché!

Et je la congédiai sur quelques bonnes paroles.

J'allais gagner mon rendez-vous, plus posément, à la vérité, que je ne
l'eusse fait une heure auparavant, quand je heurtai mon hôtelier qui se
tenait pour lors les côtes et menaçait de se démettre la mâchoire.

--Il n'y a pas tant sujet de rire, lui fis-je observer, quand votre
ville contient un malfaiteur qui pue la potence à cinquante brasses à la
ronde, pour les sens un peu aiguisés, qui fit passer tantôt un chrétien
de vie à trépas, avec plus de facilité que je ne me mouche, et faillit
mettre à mal, la seconde d'après, et sur le bord d'une fontaine, la
belle personne que vous voyez d'ici s'en aller en se dandinant sur ses
hanches robustes!

--Ha! ha! ha! s'écriait cet homme, comparable pour le moment à un
possédé; eh! c'est de cela tout justement que j'ai du mal à me remettre,
car j'ai trouvé dans ma mémoire qui est ce personnage...

--Et qui est-il, je vous prie, en plus d'un grand coquin?

--Je ne le dirais point, quand je lui verrais commettre les plus hauts
forfaits!

--Oh! oh! fis-je en moi-même et m'éloignant de mon hôtelier hilare et
mystérieux, voilà qui nous présage quelques incidents badois avec quoi
occuper nos loisirs hors du bain... Mais je dois voir ma petite Lola
Corazon y las Pequeñecès auparavant que d'aller à différents
rendez-vous, et je gage qu'elle m'attend avec impatience.

Ce disant, j'étais parvenu sous les fenêtres du logis qu'occupe
l'adorable Espagnole, à l'enseigne parlante: _Sauve qui peut!_ C'est sur
une place fort proprette, et il y a, contre le mur, de la vigne et du
chèvrefeuille pendant jusque sur les vitres et près de petits pots de
fleurs bien soignés. Je m'arrêtai un instant à considérer ce décor
éminemment convenable à contenir une si parfaite créature, et tous mes
sens furent réveillés par cette vue et par le parfum de la maison.

Toutefois, je ne fus pas peu surpris d'entendre à l'intérieur un train
en tous points semblable à celui de la petite maison qui m'avait valu de
boire à bon compte plusieurs chopes de cervoise. La différence était que
la voix de Lola se mêlait à celui-ci, bien que je ne sois pas en état
d'affirmer sur le Saint Évangile qu'elle n'ait point tenu dans l'autre
sa partie. Enfin, je crus que le jour du Jugement était arrivé quand je
distinguai la voix de l'homme nu. Par la Madone! mon cher Niccolo, mon
sang ne fit qu'un seul tour et j'étais déjà contre la porte que je
défonçai d'une poussée. Ciel et Terre! Lola tutoyait l'homme nu, et les
propos qu'elle avait marquaient qu'elle était de longtemps la maîtresse
de ce bandit en même temps qu'elle était la mienne, et, hélas! celle de
Lorenzo Valla, et du pape déposé et de tout le Concile, sans compter
monseigneur l'Électeur de Bavière. Elle se hâta de couvrir de son beau
corps celui du misérable que j'allais transpercer d'outre en outre; et
ne voyant plus que la figure de celui-ci,--telle est la vertu du masque
dont nous peut couvrir la pure nudité,--je le reconnus aussitôt.

Et vous eussiez trouvé, mon bon ami, la pierre dite philosophale ou
l'élixir propre à dissoudre les bois d'un cocu, plus tôt que le nom de
cet homme:

C'était Sa Sainteté Jean XXIII.

Telle est la misère de notre humaine nature, et fût-ce du plus éminent
parmi nous, pour peu qu'au courant d'air badois le dernier voile de la
convention soit soulevé!

[Illustration]




[Illustration]

LE SOUPER


J'arrivai chez mes belles amies, en état de grand essoufflement, à la
suite de mon affaire de l'homme nu. On m'avertit qu'elles étaient encore
à la toilette.

--C'est, dis-je, par ma foi, une occupation qui me tiendra éloigné de
ces dames à mon grand regret. Néanmoins, je me reposerai, en les
attendant, de plusieurs émotions violentes. Et j'avisais un siège qui me
semblait propre à cet effet, quand j'ouïs plusieurs voix qui lançaient
mon nom confusément d'un cabinet voisin:

--Pogge! petit Pogge! eh quoi! nous ne voulons pas être privées un seul
instant de votre compagnie; mais, comme nous sommes à barboter dans les
eaux de la toilette et dans mille petits soins, nous vous allons faire
bander les yeux et amener parmi nous!

Elles n'avaient point fini de parler qu'une petite servante, de qui je
n'eus pas seulement le temps de regarder le museau, me passa sur les
yeux un épais foulard de soie et me mena par la main dans une pièce qui
sentait extrêmement bon. Ce furent tout de suite de grandes
exclamations; puis je sentis trois bouches bien fraîches se poser
successivement sur mes lèvres, sans que je pusse toutefois distinguer
nettement de qui était chaque baiser, par la raison que je ne les avais
pas suffisamment éprouvés. On me gronda, me fit honte d'être si peu
avisé.

--Çà! mes mignonnes, revenez donc, je vous prie, et j'y aurai, je gage,
plus de discernement à cette fois!

Car aussi bien j'avais négligé d'y mettre la main.

--C'est tricher, dirent-elles, cependant que je recevais par le moyen du
sens tactile des notions de ces personnalités diverses.

--Ah! par madame la Vierge, je veux que l'on me coupe la main droite, et
d'un bon couperet effilé, si ceci n'est pas à ma belle cousine, et cela
à madame de la Tourmeulière qui est sans pareille par cet endroit, et il
n'y a qu'à madame de Bubinthal que je puisse ceindre la taille de mes
deux mains.

--Ho! firent vivement chacune de ces dames, comme si mes compliments ne
les eussent point satisfaites.

--Pardieu! mesdames, si les Grâces eussent été pareillement accomplies
chacune, il était bien superflu de les établir au nombre de trois; et
Dieu lui-même nous fournit l'exemple de quelqu'un d'ingénieux, à n'en
pas douter, et qui ne fut bien content de soi que lorsqu'il se put
compter soi-même jusqu'à ce nombre qui contient, j'en suis assuré,
quelque vertu secrète...

--Est-ce à dire que si nous n'étions toutes les trois réunies, nous ne
représenterions à vos yeux rien qui vaille?

--Hélas! mes yeux sont présentement emprisonnés d'une façon bien
importune et je supplie qu'on les dégage.

--Nenni, nenni!

Je fis quelques vaines tentatives; je luttai de la main contre des bras
d'une excessive douceur, ce qui détourna la conversation qui commençait
d'avoir de petits points embarrassants vis-à-vis de mes trois maîtresses
et valut mieux pour l'oubli de mes fatigues que tous les sièges de la
maison.

--Mesdames, fis-je aussitôt que je pus souffler, si l'hypocrisie n'était
si fortement réprouvée par la Sainte Église, je serais tenté de la
classer parmi les vertus théologales...

--Fi! ce que vous dites là, monsieur, est bien affreux! Eh! mais, s'il
vous plaît, à qui vîtes-vous de l'hypocrisie si aimable?
ajoutèrent-elles d'un air piqué.

--Tout beau! tout beau! ce n'est pas à Bade assurément! Et c'est,
dis-je, parce que je viens de voir quelqu'un qui, ayant lâché toute
hypocrisie, passa soudain de sujet d'édification à celui du plus grand
scandale!

--Mais, observa l'une de ces dames, vous connaissez par Frère Jérôme que
ce n'est pas ici la coutume de demeurer masqué?

--Pardieu! madame, il reste à s'entendre sur ce qu'on entend par ce mot,
et si l'on est masqué lorsque l'on couvre sa nature véritable comme on
le fait à Venise, par exemple, et un peu partout,--et si communément que
l'apparence se fait plus familière que la réalité,--ou bien lorsque l'on
met son visage tout à l'air, comme c'est ici l'usage. Diverses
circonstances m'inclinent à penser que le meilleur masque est d'aller
tout nu.

--Tout nu! prononcèrent d'une même voix ces dames sur un ton d'alarme et
dans le temps qu'elles se précipitaient du côté des bahuts dont je
respirai la bonne odeur de linge embaumé de pommes de paradis. Je
distinguai bien aussi qu'un grand cri retentissait dans l'antichambre.
Cependant je priais que l'on m'enlevât mon bandeau de soie, ayant besoin
de toutes les forces de ma vue dans le cas d'une alerte. Mais il était
fortement assujetti et je continuais à me démener comme un beau diable
au chevet d'une nonne, en faisant: Qu'est-ce? qu'est-ce?

--C'est... c'est, firent-elles, que, pour accoutumé que l'on soit de
n'aller ici vêtu que d'un petit carré de lin, il y a quelque soudain
malaise à s'apercevoir que l'on n'a pas celui-ci... et... et,
maintenant, nous l'avons!

--Ah! traîtresses! ah! pendardes! que n'ai-je reçu d'un sorcier le don
de seconde vue, pour l'occasion où la première est embarrassée si mal à
propos! Mais qui donc a crié si fort dans l'antichambre? on eût dit d'un
chat à qui l'on coupe l'usage de son privilège naturel...

--Ha! fit quelqu'un, je gage que c'est cette petite sotte de servante
qui est du pays, et ne nous parle depuis tantôt que d'un homme nu
qu'elle rencontra!

Je ne pus retenir une exclamation.

--Eh! quoi! voici que vous vous écriez vous-même à la façon de cette
servante?

--Mesdames, j'allais précisément vous entretenir de cet homme nu...

--Où est-il? qui est-il? firent à la fois la signora Bianca Capella
ainsi que mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal.

Ce disant, elles m'enlèvent mon bandeau, et je m'aperçois qu'elles ont
revêtu pour le souper l'habit qui me pouvait être le plus agréable après
la détermination de n'en point du tout revêtir: à savoir un petit carré,
à la mode de Bade, mais qui, au lieu d'être de lin, était d'une belle
soie assez fine et colorée à plaisir. Je crus découvrir un parterre de
fleurs, et je vous confesserai que je vis mieux. Enfin, je recueillis
tous mes sens qui n'étaient que trop dispos au dispersement, et je les
employai au soin de raconter de mon aventure ce qui ne m'en parut point
passer les bornes de la bienséance. Ceci nous prit une partie du souper,
et je bénissais mon homme nu de me donner l'occasion de prendre
pacifiquement ma réfection, nonobstant le feu de mes trop belles
hôtesses; et l'on entamait déjà des gelées de couleur; et j'avais bu,
pour le moins, une quarte de vin, quand madame de Bubinthal, qui était
la seule à ne me pas toucher de près, me faisant vis-à-vis, se pencha
quasiment sur la table, en sorte que ses pieds taquinaient le dossier de
son siège. Elle dit qu'elle se sentait envahie par la tendresse.

--Pour l'homme nu? fis-je en manière d'ironie.

A ce mot, la servante, à qui je n'avais point pris garde, laissa choir
la desserte et s'affaissa privée de l'usage de ses sens.

--La qualité de cet homme, poursuivait toutefois madame de Bubinthal,
n'est pas pour déparer un bel ensemble de vertus!

Elle m'avait joint, en se glissant parmi des compotes et des
pâtisseries, et me flattait le menton du bout de ses doigts menus. Ce
que voyant, madame de la Tourmeulière, qui était à ma gauche, et la
signora Bianca Capella, à ma droite, se mirent en position de me
caresser les cheveux et le visage. Nous nous rapprochâmes tous
sensiblement et bénîmes le ciel badois qui nous valait le loisir
d'exprimer avec tant de liberté la chaleur de nos inclinations.

Je ne sais comment il se fit que, dans l'embarras de nos mouvements
divers, qui sont toujours plus précipités vers la fin des repas qu'au
début, ces petits carrés de soie fine et de belle couleur, que je me
prenais à considérer philosophiquement comme les derniers remparts de la
convention qui n'était point ainsi tout à fait abolie à Bade, quittèrent
le col de mes amies et devinrent je ne sais quoi et je ne sais où, mais
sans laisser l'obstacle le plus médiocre entre ma vue et la matière
substantielle de ces trois beautés. Comment se fit-il donc néanmoins que
ma vue se troubla au point que je m'imaginai voir soudain une mêlée
furieuse de ces beaux bras, de ces beaux tetons, de ces beaux cheveux,
enfin de toutes les ardeurs de ces personnes admirables, et qui n'avait
d'égale que les célèbres luttes guerrières que l'antiquité nous
rapporte? J'en conclus cependant, et peut-être à la légère, que mes
maîtresses étaient munies d'un secret venin de jalousie qui les mettait
aux mains dès l'instant qu'elles étaient au véritable naturel, ce qui
n'a pas lieu trop souvent, même à Bade, et il en faut louer Dieu!

Un seul homme est bien faible contre trois femmes qui s'avisent de
manifester leur opinion sincère: et je n'osais toucher à toute cette
mouvante beauté. Je les exhortais à la paix par des paroles qui
tombaient comme de l'huile sur le feu. Leur échauffement, en outre,
répandait une odeur de confusion qui me rendait assez malpropre à tout
effort, et j'allais me mettre à verser des larmes à cause de ce que
j'apercevais sur ces dames, d'emplacements magnifiques qui petit à petit
se maculaient de horions. Un grand bruit vint tout à coup de la rue, qui
arrêta tous les mouvements, à quoi vous reconnaissez qu'il était
violent.

Nous vîmes alors la servante, qui était évanouie, se relever d'un bond,
courir à la fenêtre, l'ouvrir, crier: «C'est lui!» et se précipiter dans
la rue.

Elle avait reconnu l'homme nu qui passait à la tête d'une bande de
forcenés.

J'aurais aimé, vu le tumulte de mes maîtresses, à me retirer en même
temps que cette petite, qui ressemblait à s'y méprendre à la jeune fille
au foulard et au bavolet. Mais je pensai qu'elle s'était rompu les os en
tombant par la fenêtre.

[Illustration]




[Illustration]

DANS LES BRAS DE MES BELLES AMIES


L'effroi qui nous vint du vacarme de la rue réconcilia mes trois
maîtresses qui se vinrent incontinent blottir à l'entour de mon col en
poussant mille cris d'oiseaux qui auraient ouï derrière un buisson une
conversation de vénerie.

Je leur donnai plusieurs raisons tirées de la logique et propres à les
rassurer touchant le danger que courait la ville de Bade par le fait de
ces Vandales; cependant, j'avisais quelques moyens sérieux de nous
mettre à l'abri de leurs torches, brandons, piques et armes de toute
nature.

--Le plus sûr, opina madame de la Tourmeulière, qui tenait quasi clos
ses beaux yeux mourants, serait de nous aller loger tous les quatre sous
les courtines du lit de notre chère Bianca Capella, qui est le plus
grand et le plus moelleux de la maison, et de nous y tenir soigneusement
bouchées les oreilles, comme on le fait pendant l'orage.

On ne trouva rien à reprendre à une proposition d'une ingénuité si
gracieuse et on l'exécuta sur-le-champ d'un commun accord. Et il faut
avouer que les idées d'une apparence si modeste ont souvent de
l'à-propos et de l'efficacité, car à peine avions-nous rabattu les
étoffes sur notre groupe tendrement uni, que la notion du péril badois
avait fui à cent lieues de nos esprits et de nos sens.

--L'amour, dit soudain madame Bianca Capella, est le premier de tous les
biens.

--Reste à savoir, madame, comment vous entendez l'amour, dont le sens
est complexe...

--Je l'entends, dit-elle, comme je le fais!...

--En ce cas, madame, fis-je en m'inclinant, c'est le premier de tous les
biens; et mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal contiennent la
source vive du deuxième et du troisième de tous les biens...

--Ah! mais!... Ah! mais!... réclamèrent tout d'une voix la Présidente et
la Margrave.

--... C'est que, continuai-je, en m'adressant toujours à mon admirable
cousine, c'est qu'il est bien évident que ces dames ne le font point
comme vous..., tout à fait;... en sorte que voici déjà trois sortes
d'amour qu'il y aurait fruit et agrément à classer comme il convient,
auparavant que de répondre, madame, à votre postulat, d'une manière un
peu philosophique...

--Voulez-vous signifier par ce ton plaisant, dit madame Bianca Capella,
qu'il n'y a point de moyen de se mettre d'accord dans la discussion sur
le sujet de l'amour?

--Non pas! madame, mais je veux donner à entendre tout bonnement que
l'on ne discute jamais que les points sur lesquels on est assuré par
avance de ne pouvoir pas tomber d'accord; et que l'amour nous offre une
occasion sans comparaison de tâter préalablement si l'on peut y tomber.

--Bravo! bravo! firent à la fois les trois belles amies.

--Pardieu! mesdames, j'ai idée que la conversation fut donnée à l'homme
par manière de superfétation, et dans le but de combler les vides qui se
creusent, en vertu de sa faiblesse, entre ses actes, lesquels sont seuls
agréables à Dieu.

--Ha! ha! dit en riant madame Bianca Capella, les conversations du genre
de la vôtre, mon beau cousin, et qui tendent si droit à
l'accomplissement de belles actions, doivent être aussi agréables à
Dieu!...

Notre entretien fut coupé. Combien de circonstances dans la vie où un
silence si sagement et si vite amené produirait de beaux fruits, en
épargnant à notre ouïe grand nombre de sottises!

Madame de la Tourmeulière aimait à jouer, de son joli pied blanc, avec
les mouches qui voltigent dans l'air jusqu'au coeur de la nuit, quand
l'éclat des lumières les éveille. Je m'étonnai tout à coup de voir une
si vive clarté par le défaut des courtines et le joli pied de madame de
la Tourmeulière se livrant parmi cent bestioles à son divertissement
favori.

--Par la Madone! fis-je en me dressant sur mon séant, les bourgeois de
Bade ont mis cette nuit-ci du bois sec en leurs cheminées, et je renifle
une odeur de roussi comparable à celle qui dut venir du diable la
première fois que l'on lui flamba les mollets!

Nous nous précipitâmes à la fenêtre. Ces dames, de qui l'esprit était
tourné d'une manière avantageuse, battaient des mains dans l'espoir de
quelque fête vénitienne organisée à l'improviste.

--Ah! mon Dieu! s'écrièrent-elles, avec surprise, voici l'Hôtel de Ville
qui brûle aussi aisément qu'une bourrée de bois mort!

--Heureusement, fis-je, que les citoyens badois sont prompts, agiles et
remplis de courage, et ils auront tôt fait d'enrayer cette catastrophe
abominable. Voyez-les d'ici qui grimpent par les fenêtres et jusque sur
les toits, se suspendent aux poutres et à la poulie des lucarnes au
péril de leur vie, enfin emportent les femmes et les jeunes filles entre
leurs bras vigoureux!...

--Holà! fit observer madame de Bubinthal, de qui la vue était perçante,
m'est avis qu'ils ont moins de mérite que vous ne le pensez, mon bel
ami: regardez-moi, je vous prie, ceux-ci qui sont là-bas dans le
voisinage de la fontaine qu'éclaire en plein l'incendie! Si c'est là
leur façon de sauver les femmes et les jeunes filles, je m'en veux
aveugler les yeux pour le reste de ma vie!

En effet, nous distinguâmes des scènes regrettables autour de la
fontaine où j'avais vu durant le jour mon homme nu marchander
misérablement la vertu des demoiselles badoises. Je n'eus pas de
surprise à le reconnaître lui-même au milieu de la bande de forcenés qui
était passée sous nos fenêtres à la fin du repas. Et l'eau qui coule par
le tuyau de cette fontaine durant l'espace d'un demi-siècle ne suffirait
pas à lessiver la honte qu'y déposa ce personnage à figure patibulaire
et diabolique. Je passerai toutefois sous silence les plus vilaines
actions que je lui vis commettre, à présent que vous connaissez qui il
est et de quelle dignité il est revêtu.

Sachez seulement que nous lui vîmes mettre le feu à plus de douze
maisons hormis l'Hôtel de Ville qui était déjà à moitié consumé, et cela
fait, et à la faveur du tumulte, briser, piller, voler le mobilier et le
trésor des habitants, étrangler enfants, hommes et vieillards et
emporter sous le bras le corps des femmes évanouies, avec autant de
facilité que je le vis faire des deux sacs de monnaie par quoi il
débuta, sous mes yeux, dans les forfaits.

Madame Bianca Capella opina que cet énergumène était à coup sûr un grand
criminel, mais qu'il avait une ardeur assez louable, à son gré.

--Ma bonne amie, lui dis-je, priez Dieu qu'il vous en épargne le feu,
car cet homme-ci ne peut rien toucher qui ne soit immédiatement dévolu
aux flammes de l'enfer.

Mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal poussèrent un profond soupir
en même temps que ma superbe cousine, et elles dirent qu'à la vérité il
était bien dommage qu'il en fût ainsi, car la grande activité est
méritoire, et parmi des résultats bien différents, comme il était
visible à cette heure, elle en produit de très heureux...

--Voulez-vous, dis-je, que je fasse signe à l'homme nu afin qu'il se
presse de venir de ce côté-ci avec toute l'ardeur et les brandons qu'il
a, et que, ayant mis le feu à votre gentille maison, il vous voiture
jusqu'au bord de la fontaine?...

--Brrr!... brrr!... firent-elles en se trémoussant comme des chattes; et
elles se vinrent suspendre à nouveau alentour de mon col.

--Ce n'est pas, dirent-elles, que nous tenions précisément à ce que cet
homme nu vienne ici avec ses brandons; mais nous livrerions volontiers
notre gentille maison au pillage et aux flammes de ce satyre pour que
vous lui ressembliez par quelque côté!...

--Tudieu! fis-je, mesdames, il me vient par instants des nausées de la
nature abandonnée à ses déportements naturels; je me prends à douter de
la qualité du parfum qui vient de vos cheveux et de vos épaules, et j'ai
dessein de quitter Bade pour réintégrer le saint Concile!...

Ce disant je rompis le cercle immodeste de ces bacchantes et m'échappai
par la fenêtre, fort courroucé des blessures que souffrirent cette nuit
les bonnes moeurs et la décence badoises.

--Ah! ah! ah! le pauvre petit! criait-on derrière moi, il n'est point
capable d'allumer le flambeau de l'amour autant de fois seulement que
cet homme nu incendia de maisons!

Et mettant leurs mains en cornet sur leurs bouches, mesdames Bianca
Capella, de la Tourmeulière et de Bubinthal appelaient à grands cris ce
vampire, en dépit de tout sentiment pudique.

[Illustration]




[Illustration]

LA PELOUSE


L'air était frais et léger. Je me promenai dans la ville et je fis la
remarque que plusieurs maisons notables y fumaient encore (notamment
l'Hôtel de Ville où je vis naguère si bien logé Frère Jérôme) et qu'un
grand nombre d'autres avaient été enfoncées et mises au pillage. Je
considérai la probabilité qu'à la suite de mon absence de l'hôtellerie
du _Guet-Apens_, je n'y retrouvasse point ma sacoche ni de quoi remettre
de l'ordre dans mon habit; ceci pour le cas où l'hôtellerie fût encore
debout. Pour le cas contraire, qui était vraisemblable, autant valait
m'aller étendre au bord de l'eau où il y a une pelouse beaucoup plus
sûre et rapprochée que mon lit. Et, nonobstant mille embarras dont la
vie est remplie, je rendis grâce à Dieu avant que de fermer l'oeil.
Cette pelouse a une tendre déclivité qui va jusques à la rivière, joli
cours d'eau un peu vif, mais limpide et permettant que l'on s'y baigne,
ce que l'on fait couramment dans la bonne saison. Je dormis un temps
assez convenable, si j'en juge par la hauteur qu'occupait le soleil
quand je le vis en m'éveillant brusquement au sein même de la rivière,
et d'une façon malhonnête et désagréable. Mon premier sentiment, quand
je me sentis plongé dans cette humidité, fut que j'y avais été amené
petit à petit par le moyen des mouvements que l'on exécute durant le
sommeil qui suit les fortes agitations. Mais je vis, hors de la pelouse,
décamper plusieurs personnages dont j'avisai principalement un, qui
portait, à environ trois pouces de la fesse gauche, la marque de mon ami
Lorenzo Valla, ainsi que je l'observai finement, quoique de loin. Au
surplus, je ne tardai pas à être informé par la chère petite Lola
Corazon y las Pequeñecès qui était parmi eux et qui, n'ayant pas eu le
loisir de fuir aussi rapidement que ces messieurs, s'était résolue
soudain à passer de mon parti, et se tenait accroupie au bord de l'eau,
bien jolie comme à l'habitude, et son petit carré de lin posé je ne sais
où.

--Vous n'êtes point mort? fit-elle, avec simplicité, en me voyant
gigoter dans le courant.

--J'en suis bien aise, par ma foi! puisque je vous revois, petite Lola,
et quoique fâché de contrarier les desseins de...

--Ces messieurs, dit-elle, gageaient en effet, en s'en allant, que vous
ne toucheriez ni ce bord où je suis parmi des pâquerettes, ni cette
bouche que j'ai tout de même plaisir à vous laisser prendre, malgré que
vous soyez pareil à un linceul issu de la lessive...

--Ah! Lola! ces pâquerettes ne se relèveront pas et demeureront fanées
pour avoir été tant seulement une fois touchées de votre mignon pied; et
considérez combien il faut que cette autre petite fleur qui est votre
bouche soit de vertu éminente pour se garder si fraîche sous un si grand
commerce!...

--Je n'y ai point de mérite! dit-elle.

La chère enfant se défendait de mes compliments! Je la baisai; et nous
devisâmes tranquillement, sur l'herbe et au seul bruit de l'eau, de
l'attentat qu'elle et sa compagnie avaient commis contre moi.

--Ainsi donc! adorable Lola, dis-je en tapotant la chair ferme de son
épaule, vous alliez tremper dans une action que la Sainte Église
n'approuve point communément?

--Ah! dit-elle, j'aurais beaucoup regretté les bons moments que je vois
bien à cette heure que je ne manquerai pas de passer avec vous avant
qu'il soit longtemps; mais ces messieurs sont fortement prévenus contre
votre personne, outre qu'ils avaient ce matin la main faite par tout
l'exercice de cette nuit; il faut avouer aussi que vous dormiez là d'une
façon favorable...

--Baillez-moi ces petites quenottes que je vois là et que je veux baiser
encore une fois!... Bon!... Et vous disiez, Lola, que ces messieurs ne
m'ont point en bonne odeur. Ah! que j'ai failli en avoir de l'ennui!
Mais d'où vient leur ressentiment?

--C'est, dit-elle, de ce que vous avez mis à Lorenzo Valla une mauvaise
marque en un endroit qui, sans cela, aurait de l'avantage. Quant à
l'homme nu...

--C'était lui?

--C'était lui, qui ne me quitta, hier, à la suite de l'inconvénient
d'avoir soldé la dépense de la porte que vous défonçâtes, vilain jaloux,
qu'après que lui fut tombée dans les bras, par une fenêtre, une certaine
demoiselle du pays qui se dit dans la grande nécessité d'être sa
servante, et passa la nuit à lui fouiller sous l'aisselle, je ne sais
pourquoi...

--Ha! ïaïe! ïaïe! je le sais, moi!

--En ce cas, vous feriez bien de le dire, et à moi plutôt qu'à cet homme
nu, car il n'a aucun goût à vous voir...

--J'en ai l'idée!

--Pourquoi donc?

--Lola! je vous le dirai dans l'oreille, un jour que je serai
suffisamment pris de vin pour vous confondre, en confession mentale,
avec Notre-Dame-la-vierge! Mais, dites-moi, Lola, connaissez-vous cet
homme nu?

--Je le connais pour l'homme nu, et pour accomplir les fonctions d'un
homme nu...

--En ce cas, vous ne le connaissez pas!

--Je vous trouve plaisant.

--Ha! aussi bien, Lola, vous êtes trop jolie pour causer billevesées,
plaisantons d'autre sorte!...

--Je veux bien, répondit-elle.

Nous n'avions pas commencé de donner un sens à ces mots, que nous nous
vîmes entourés d'un cercle imposant de personnes ayant tous les
caractères d'une fâcheuse disposition à l'égard de nos agréments. Je
saisissais mal la langue en laquelle il n'était que trop évident qu'ils
échangeaient leur courroux, et qui est tudesque et barbare. Lola, qui a
toutes sortes de connaissances, m'en rendit sensibles quelques
expressions assez pourvues de signification. Ces gens-là étaient les
Badois de qui les maisons, cette nuit-ci, avaient été brûlées ou
défoncées et mises au pillage. Et ils n'avaient pas évidemment perdu la
mémoire des belles formes de Lola Corazon y las Pequeñecès qui avaient
animé récemment ces scènes de brigandage, et s'étalaient pour l'heure à
la face du soleil et sur cette pelouse verdoyante. Quant à moi, qu'ils
me prissent pour l'homme nu, dans l'état où je m'étais mis par le fait
de mon bain matinal premièrement, et secondement par celui de la
présence de l'ardente Espagnole, il n'y avait point d'espoir qu'ils y
manquassent. Et je recommandai mon âme à Dieu pour la deuxième fois
depuis le lever de l'aurore, regrettant toutefois de n'avoir pas eu le
loisir de prouver à la petite Lola que je lui pardonnais ses péchés
contre moi. J'aurais aimé aussi revoir avant que de trépasser, la
signora Bianca Capella et mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal
que je savais si fâchées à mon endroit; et même la petite personne au
bavolet ou la servante, sans compter celle que je n'ai vue qu'une fois,
hélas! et trop peu de temps, et que j'avais crue vêtue en tout de
l'étole de monsieur l'évêque...

Je ne sais si c'est par l'approche du danger que j'eus un instant la vue
troublée de l'apparence de quelqu'un qui ressemblait à s'y méprendre à
cette petite dont j'ai parlé en dernier lieu, et qui se faufilait parmi
les groupes de nos bourreaux comme fait une puce dans les replis d'une
courtepointe. Je m'écriai et oubliai tout, en la pensée que cette
personne était bien la première qui m'était apparue lors de mon arrivée
à Bade, au seuil de l'Hôtel de Ville; et je n'avais point recueilli mes
esprits que je vis Frère Jérôme aussi parmi les bourreaux.

--Tout va bien! dis-je à Lola qui ne se mettait point trop martel en
tête, ayant reçu de la nature de bons moyens de se tirer des embûches
des hommes. Tout va bien! repris-je, car je vais me recommander de
monsieur Gerson qui couche à côté de moi et qui a dépouillé
magistralement la doctrine de Frère Jérôme, ce dont cet apôtre est assez
satisfait.

J'allais précisément m'avancer vers le théoricien de la Vérité et je
tenais ma cause pour gagnée grâce au nom de monsieur Gerson; mais je vis
au Frère une si mauvaise figure que je n'eus point l'audace de faire un
pas de plus en avant.

--Ah! dis-je à Lola, que n'ai-je affaire à monseigneur l'Électeur de
Bavière, à notre bon ami Valla ou même à quelque pape déposé ou digne de
l'être; je leur donnerais à entendre quelque bonne farce bien grasse et
j'aurais du goût, en vérité, de déjouer leur astuce! Mais tous ces
disciples de Frère Jérôme vous viennent brancher avec la même
désinvolture qu'ils vous bailleraient une aubade, et ils sont plus
nombreux que les iniquités insignes de celui pour qui il est clair à
présent que je vais endurer le martyre! Il est non moins certain qu'un
lieutenant de police, s'il y en avait à Bade, m'aurait déjà tiré de
plusieurs mauvais pas. Je me prends à douter de l'excellence de ces
moeurs. Las! embrassez-moi, Lola! j'aperçois le bout de la corde qui
nous soutiendra tout à l'heure à la maîtresse branche de ce pommier...
Tout de même, je mourrai donc avec le regret que tous ces gens-là ne
sachent point, ni vous non plus, Lola, qui est l'homme de qui je
commence à expier les forfaits: j'ai idée qu'ils en seraient stupéfaits
et y perdraient la force de nous pendre!...

--En effet, dit Lola, ils sont sensibles à la Vérité.

Enfin je m'apprêtais à lâcher le nom de ce personnage, quand tout le
monde fut distrait par un bruit de coassements comparables à ceux que
font les grenouilles dans les marécages. Nous nous retournâmes tout d'un
trait du côté d'où venait ce bruit aquatique, et je ne fus pas peu
surpris de reconnaître monsieur Gerson qui s'exerçait bénévolement à
prendre des grenouilles à la pipée. Il était, lui aussi, nu comme un
ver, contrairement à son habitude, à cause de la disgrâce de son
physique, qui soudain prêta à rire à ceux-là même des Badois qui avaient
les mines les plus renfrognées. Il faut dire qu'il s'était fait dessiner
par tout le corps des signes cabalistiques et qu'il exécutait au bord de
l'eau les gestes les plus en opposition avec ceux d'un chancelier de
l'Université. Il nous avertit qu'il était fortement revenu de
l'efficacité de la connaissance, à la suite d'avoir dépouillé les
traités de Frère Jérôme jusqu'au squelette, si l'on peut s'exprimer
ainsi, et qu'il était là depuis le matin, sur l'avis d'un grand
nécromancien tout nu qui lui avait affirmé que toute la philosophie
était de bayer aux corneilles et d'accomplir quelques menues pratiques
de la Magie, pourvu que l'on vînt lui apporter à l'heure du déjeûner un
bon plat de grenouilles dont il était friand. Personne ne douta que tant
d'innocence ne fût le revêtement habile d'un bel et bon forfait, et on
lui tomba dessus, pendant que l'on nous rendait, Lola et moi, à nos
premiers ébats. J'aurais assurément plaidé la cause de monsieur Gerson,
si je ne me fusse avisé qu'il avait lui-même manifesté bien de
l'indifférence toute la matinée, durant que, par deux fois, j'avais été
mené à deux doigts de la mort, lui étant là, à ses grenouilles.

[Illustration]




[Illustration]




[Illustration]

LA BULLE «AUDIMUS VERITATEM»


Je m'informai aussitôt de Lola si elle n'avait point remarqué parmi ces
Badois une petite personne qui se faufilait à la façon d'une puce dans
les replis d'une courtepointe.

--Je n'ai point remarqué ce que vous dites, répondit-elle; mais bien que
ce Frère Jérôme ne nous a pas donné longtemps attention, et qu'il est
bien tourné dans tous ses membres...

Nous n'avions point poussé plus loin nos réflexions, et j'avais eu tout
juste le temps de repasser mon haut-de-chausses et ma soubreveste, quand
nous nous sentîmes soulevés par les aisselles et installés sur un cheval
vigoureux par un cavalier fort bien harnaché qui me dit: «Malheureux! Sa
Sainteté vous attend à Constance! et, d'ailleurs, la ville de Bade est
sens dessus dessous.» Je ne pus me tenir de rire en oyant que Sa
Sainteté était à m'attendre à Constance; et vous en devinez le pourquoi,
à ce que je suppose!... Je n'ajoutai donc qu'une maigre foi aux paroles
de cet individu empressé et je m'apprêtais à descendre de monture ainsi
que Lola; mais je fis la découverte que nous étions l'un et l'autre
fortement assujettis par des chaînes qui étaient pontificales, à n'en
pas douter. Nous trottâmes donc au hasard de la guerre côte à côte avec
ce spadassin qui fouettait et faisait caracoler notre bête sans
s'informer le moins du monde si j'étais aussi bon cavalier que versé
dans le langage homérique. Je vins à penser à ma pauvre sacoche dont on
ne m'avait point laissé le loisir d'aller m'enquérir à l'hôtellerie du
_Guet-Apens_ qui était peut-être encore debout. Puis l'idée me vint que
s'il était véritable cependant que Sa Sainteté m'attendît à Constance,
ce ne pouvait être que pour me faire brûler vif. Las! on ne fait, je
vois bien, que regretter dans la vie, et ce fut, à la place de ma
sacoche, la maîtresse branche du pommier du bord de l'eau qui me tint à
coeur à présent, et où il eût été doux, relativement, de heurter, même
pendu, le joli corps de Lola Corazon y las Pequeñecès!

Je ne sais quelle était au juste à cette heure la pensée de notre
spadassin, mais j'en prévoyais suffisamment la tournure générale et même
particulière, car il ne ralentit notre train que pour bloquer un regard
tout de flammes sur les avantages de ma maîtresse qui étaient alors au
vent et en état d'affrioler jusques aux moindres bêtes de la création.
Je ne conservai pas d'espoir que cet animal se détournât d'un projet à
quoi l'invitaient toutes ses forces vives. J'en conçus du chagrin tout
en pensant que par là peut-être viendrait à Lola, et à moi
conséquemment, quelque adoucissement à la rigueur du voyage. Ce cavalier
du Pape amenait sa monture tout ras la nôtre, et, retirant son gantelet
de la main droite, il amignonnait sous mes yeux les appas de la belle
Espagnole. Lola riait tout son saoul. Je lui fis saisir que c'était là
plutôt un jeu malséant.

--Oui-da! dit-elle, mais vous n'êtes point libre en vos entournures, mon
bon ami, et d'ici à demain, j'aurais bien le temps de moisir!...

Néanmoins, je profitai du moment que le galant lui soulevait ses chaînes
pontificales et l'invitait à cueillir la noisette sous un petit bois,
pour piquer de l'avant, entraînant les deux chevaux, au risque de causer
au petit goûter champêtre une interruption non dépourvue d'incommodité.
Mais je ne sais ce qu'il en advint, ne m'étant arrêté de ma course
échevelée qu'après trois villes et deux rivières, et en un endroit où je
tombai en plein dans le nez du Chef de la Sainte Église, environné de
toute la prélature et monté sur une mule blanche, comme s'ils eussent
été tous à la promenade. Je tâtai incontinent quelques-uns de mes
membres à l'effet de voir si je jouissais bien de mes sens. Sa Sainteté
ne témoigna pas de surprise et poussa la bienveillance jusqu'à feindre
de n'avoir eu besoin de mon office que dans l'instant que je me
présentais à sa vue. Toutefois, Elle eut tant besoin de mon office que
je n'eusse pas pu faire un pas hors du rayon de cet oeil.

Le mieux était que monsieur Gerson se trouvait là, vêtu d'un costume
cabalistique et s'étant passé autour de la taille un véritable chapelet
de grenouilles qu'il avait prises vraisemblablement le matin, à la
pipée, et qu'il gardait pour offrir à son grand nécromancien tout nu si
jamais il le rencontrait désormais, ce dont je me permis de douter pour
des raisons que vous comprendrez plus tard. J'avais une forte
démangeaison d'aller à ce savant homme converti à la magie, et lui
demander comment il s'était tiré des mains des Badois, comment il avait
joint le Pape et avait été enfin reçu de lui, comment il osait afficher
en face de l'Église toute cette sorcellerie qui le conduirait plutôt au
bûcher qu'à la gloire; enfin comment il poursuivait dessous son manteau
la rédaction de ses tablettes, malgré la déconfiture de la connaissance.
Autant de points qui ne seront jamais pour moi tirés au clair. Je
n'appréhendais pas peu le moment que je me trouverais dans le
particulier vis-à-vis de Sa Sainteté Jean XXIII, et j'étais, à la
vérité, fort partisan, pour l'heure, de la suprématie du Concile sur le
Pape, nonobstant l'opinion avérée de monsieur Gerson. Je fus mandé, le
lendemain, à la chambre pontificale. Sa Sainteté était assise contre une
fenêtre dont la vue était belle; c'était le matin; les oiseaux faisaient
mille gazouillis. Sa Sainteté lisait le livre de Sénèque le Philosophe
et portait la tête tantôt du côté de la nature et tantôt du côté de ce
diable de monsieur Gerson, qui était encore là dans son vêtement
cabalistique et en train de rédiger, sans aucun doute, la lettre à quoi
je n'ai jamais vu manquer un Français de Paris ou d'ailleurs dès qu'il a
été admis, de près ou de loin, à l'aspect d'un pape ou d'un anti-pape.
Je fus requis de me mettre à l'écritoire et de disposer au préalable la
formule des brefs que Sa Sainteté a coutume d'adresser à la chrétienté.
Et voici ce que j'écrivis, d'une main qui s'efforçait d'être assurée:

  «Ayant ouï dire que la Vérité résidait à Bade, contrairement aux
  enseignements de la Sainte Église qui nous en confia le Sacré dépôt,
  Nous n'hésitâmes point néanmoins à Nous rendre dans cette petite
  ville, à l'effet d'éprouver le fondement d'un bruit qui commençait de
  jeter le trouble parmi les âmes.

  «Cette ville nous choqua premièrement par son insuffisante retenue et
  le lâché de ses moeurs. Nous n'y avions pas fait trois pas, que nous
  reçûmes l'assurance que Nous y donnions Nous-même sujet à scandale.
  Nous y violâmes trois personnes avant que d'avoir atteint le coeur de
  la ville, ce qui, pour être une garantie de Notre antérieure
  continence, n'en était point de la bonté du climat badois. Ayant
  joint, au détour d'une rue, le porteur d'une somme d'argent, Nous Nous
  sentîmes enclin à l'étrangler incontinent; ce qui fut fait. Nous
  eussions recommencé d'exercer Nos appétits sur de jeunes personnes
  accortes, environnant une fontaine, et dont l'une avait sous son
  foulard le plus beau sein du monde, sans l'opposition brutale qu'y mit
  Notre secrétaire qui était là parmi des forcenés, et qui, ayant, quant
  à lui, le même goût de la petite, Nous repoussa vers un lieu
  d'assouvissement plus dérobé, mais qui Nous coûta le prix que Nous
  avait valu Notre premier attentat, eu égard principalement aux
  dépenses que Nous occasionna l'ivrognerie de Notredit secrétaire à la
  taverne d'en face. Ce fait Nous induisit dans le goût de Nous
  récompenser sur la maîtresse de ce débauché, et, en conséquence, Nous
  Nous vîmes dans la nécessité de piller quelques maisons bourgeoises et
  d'y faire bon butin, à seule fin de ne pas demeurer en reste de
  galanterie vis-à-vis de cette demoiselle qui, outre qu'elle était
  Espagnole, et de nation très catholique, méritait mieux que de réjouir
  Nos serviteurs. Nous n'étions pas au milieu de la nuit, que Nous Nous
  étions bien et dûment reconnu une nature de sacripant, de voleur,
  d'incendiaire et quasiment de vampire. Nous confessons que Nous
  n'eûmes jamais plus vif plaisir qu'à voir craquer les poutres et
  poutrelles, jeter bas les bahuts et les châlits par les fenêtres, et à
  recevoir dans nos bras de belles personnes toutes moites d'un sommeil
  honnête. Enfin, ayant vu le lendemain dès l'aube, d'une part, un
  innocent qui gémissait sur la vertu médiocre de la philosophie, et,
  d'autre part, Notre secrétaire qui avait été le témoin de quelques-uns
  de Nos forfaits les plus répréhensibles, et qui ronflait à poings
  fermés, Nous n'hésitâmes point à Nous moquer de l'un discourtoisement,
  et à déposer l'autre, d'une façon fort criminelle, dans le lit de la
  rivière qui coulait là bien à propos. Jugeant l'épreuve suffisante, et
  sans Nous retourner du côté de la petite ville de Bade, Nous
  regagnâmes promptement le siège du saint Concile à qui Nous
  soumettons, ainsi qu'à la Chrétienté et en manière d'édification, le
  récit de ces événements, ainsi que la décision par laquelle nous avons
  résolu, dans Notre sagesse, de frapper des foudres de la Sainte Église
  quiconque aura été vu ou soupçonné sur le territoire de Bade, car
  notre véritable nature, ainsi que toute vérité est en Dieu qui se
  plaît à l'orner constamment de la pudeur par quoi l'homme satisfait
  décemment son principal goût, qui est tout juste de ne point paraître
  ce qu'il est.

  «En foi de quoi, et pour un frappant exemple, commençons par la
  personne de Notre secrétaire...»

La plume me chut de la main droite, mon bon ami Niccolo! et je sentis de
si près l'odeur du bûcher que je m'étonnai que monsieur Gerson, qui
était tout près de moi, n'en eût point quelque goût pour lui-même; mais
il poursuivait son écrit aussi bien à l'abri d'être ému par la Sainte
Église que je le vis ailleurs par les oeillades des dames.

Sa Sainteté continuait de lire, en apparence, le livre de Sénèque le
Philosophe et de regarder la nature qui était admirable. Elle ne parut
point faire la remarque que j'étais à ses pieds et l'implorais,
autrement que par un léger signe qu'elle exécuta de la main et au vu de
quoi, quelqu'un qui était le vivant portrait de mon ami Lorenzo Valla,
s'assit à ma place de secrétaire et prit la suite du bref pontifical,
durant que d'autres personnes me liaient les mains avec solidité et par
derrière.

Il est bien possible que la face des choses eût été différente si l'on
m'eût seulement baillé un quart d'heure de répit, car je n'étais pas
sans accorder de mérite à la dialectique du Saint-Père, et j'eusse
touché vraisemblablement sa subtilité par les quelques points d'un
discours philosophique que j'avais commencé sur la pelouse de Bade, et
qui n'eût point déparé le bref en tant que commentaire.

Mais tout va fort vite en ce bas monde, et j'étais déjà fort éloigné du
Souverain Pontife, par le moyen de longs corridors, quand je repassai
mentalement les périodes les plus significatives de ma dissertation; et
je touchais à la porte malséante et grossière d'un cachot dont j'avais
précédemment ouï dire, et qui est celui du Saint-Office.

Rien ne pouvait me changer plus vivement de l'aimable salle de bains de
l'hôtellerie du _Guet-Apens_, ou du cabinet de toilette de mes belles
amies, ou de maint autre endroit dont le souvenir m'était à la vérité
doux et cuisant.

[Illustration]




[Illustration]

LE CACHOT


L'on n'eût point reconnu son père, dans le mauvais endroit où je fus
jeté, tant la nuit y avait d'épaisseur. Je me rappelai toutefois qu'un
bon prisonnier commence par explorer les murailles, après qu'il a gémi
comme il convient. Je fis l'un et l'autre simultanément, et comptai deux
autres portes outre celle par où j'avais fait mon entrée. Lorsque j'eus
gratté à chacune, l'on me répondit par le même moyen. C'est un grand
soulagement de savoir que l'on n'est point seul dans la disgrâce. Je ne
sais si ce soulagement est bon chrétien, mais il est plus répandu que la
religion catholique. Et, ne dût-on communiquer avec autrui qu'au moyen
de grattements contre une porte qui ne sortira jamais de ses gonds, on
le fait avec joie, ce qui m'amena petit à petit à hausser la voix et
avoir connaissance que l'on en faisait de même de l'autre côté.

--Holà! fis-je, n'est-ce point à Frère Jérôme que j'ai l'honneur de
parler?

--Vous avez dit vrai, seigneur Pogge! me fut-il répondu.

--Ha! Frère Jérôme, me voici à un niveau moins élevé que vous n'eussiez
désiré me voir, hier matin, sous la maîtresse branche d'un pommier, et
je vous considère, aussi vous, bien déchu par le passage de votre bel
Hôtel de Ville en ce cul de basse-fosse!

--Les conditions de la vie sont méprisables, dit ce saint homme; et peu
importe que nous logions ici ou bien ailleurs, du moment que nous y
sommes pour la Vérité!

--Hé! hé! tel n'était point le sentiment que vous manifestâtes sur la
pelouse du bord de l'eau!

--Il faut manifester nos sentiments véritables successivement, et ils
sont divers comme la couleur du jour.

Sur ce, j'ouïs du côté du Frère Jérôme un si bel éclat de rire que ma
prison en fut tout illuminée.

--C'est, dit Frère Jérôme, qui ne savait rien celer, le rire d'une
petite personne que je ne quitterai pas, j'espère, que je ne l'aie
convertie à la Vérité, bien qu'elle n'y ait point de goût et ne fasse
aucun progrès de ce côté-là.

--Son organe a bien de la clarté, à défaut de son âme, fis-je à Frère
Jérôme, et elle a de la bonne humeur...

--Plût au Ciel! s'écria Frère Jérôme, qu'elle usât de ces présents de
Dieu autrement que pour le mensonge, et pour l'orner justement de toutes
sortes d'agréments diaboliques...

--Ah! soupirai-je, que ne puis-je être exposé seulement au danger de ces
ornements!

Dans le temps que je me lamentais à ce sujet, il me vint à l'oreille
qu'une clef était introduite dans la serrure d'une autre porte, et je
crus que le geôlier du Saint-Office pénétrait chez moi. Mais la clef fut
retirée, et l'on en mit une autre, et ainsi plusieurs clefs à la suite
et avec tout le soin coutumier aux personnes aguerries dans le métier de
voleur.

--Qui va là? fis-je, à la fin.

--Parbleu! monsieur, je suis l'hôtelier du _Guet-Apens_, qui fus amené à
ce mauvais lieu par quelqu'un de qui je fus bien imprudent de me gausser
plaisamment, sur le pas de ma porte, mais bien plus encore de faire la
connaissance, jadis, sur les navires corsaires de la mer
Méditerranée!... Pour le moment j'ai là un trousseau de clefs, dans une
sacoche que l'on m'a laissée: elles me furent excellentes à dévaliser
bien des voyageurs durant le beau temps de Bade, et j'en essaie la vertu
contre cette serrure...

Sans que je fusse naturellement porté vers cet hôtelier qui, toutefois,
parmi des souvenirs divers, m'en rappelait d'agréables, je ne retins pas
ma satisfaction à le voir pénétrer dans mon réduit solitaire, d'autant
que le sien avait un peu de jour, et m'en communiqua. J'hésitai à me
pencher tout de suite sur la sacoche qui pouvait bien être la mienne, ou
bien à faire usage de ses clefs pour ouvrir du côté de la petite
personne que Frère Jérôme espérait ne point quitter auparavant de
l'avoir convertie à la Vérité. Des efforts nombreux, et diverses allées
et venues dans nos cachots, me valurent la double joie de reconnaître la
sacoche et de dévisager la petite personne:

--Grand Dieu! m'écriai-je dès que je vis cette figure charmante,
n'êtes-vous point, mademoiselle, celle que je vis, une seule fois,
hélas! bien peu de temps, et vêtue de quelque chose de si mince que je
le pris pour l'étole de monsieur l'évêque?

Elle s'en défendit.

--C'est bien elle, dit Frère Jérôme; elle a tant de répugnance pour le
grand jour, que, l'ayant menée à Bade à cause des beaux exemples de
franchise que l'on y voit, elle ne sortit qu'une fois avant que croulât
l'Hôtel de Ville, et n'eut pas fait dehors trois enjambées, qu'elle
était déjà revenue se mettre à couvert.

--Néanmoins, dis-je, mademoiselle, j'ai grand plaisir à vous revoir.
Comment vous appelez-vous?

--Marguerite, dit-elle.

--Hélas, interrompit Frère Jérôme, elle n'a point nom Marguerite! Et
vous tenez une marque nouvelle du penchant qu'elle a pour le
travestissement. Elle a nom Véronique, dont le sens, qui est «Véritable
image» a, dans le cas de mademoiselle, un aspect dérisoire, ainsi que
beaucoup de choses de ce monde, dont le sens profond nous échappe.

--Je me sens, dis-je, plein de goût pour ce nom de Véronique, et je vous
appellerai ainsi, mademoiselle, si vous le voulez bien, toutes les fois
que la bonne fortune me placera dans votre présence; et le plus souvent
sera le mieux!...

--J'en ai souci, dit-elle, par ma foi! comme du pis de la vache à Colas!

--Elle est prompte en ses réparties, dit Frère Jérôme, et par là je sais
que le fond de sa nature est bon.

Il fallut que je fusse de longtemps, sans doute, et par quelque décret
de la Providence, bien disposé en faveur de cette petite Véronique, pour
que, au contraire d'être froissé, je me sentisse animé davantage à ses
paroles désobligeantes. Cependant, l'entretien ayant tourné à la
théologie qui gouvernait Frère Jérôme, je négligeai Véronique, à mon
grand regret, et nous ne fûmes pas longtemps sans ouïr d'un autre côté
les ronflements de l'hôtelier du _Guet-Apens_, qui s'en était allé,
désintéressé de nous, dès aussitôt qu'il nous avait vus sans bagages. Le
jour baissait; je laissai moi-même Frère Jérôme, et, dans la crainte des
geôliers, me retirai assez vivement sans avoir dit adieu à Véronique que
je ne vis point, les coins étant plongés dans les ténèbres. L'on clôtura
ses portes.

J'allais m'étendre sur la paillasse pontificale, en me remémorant,
par-dessus les belles paroles de Frère Jérôme, la figure qu'avait à Bade
cette petite Véronique la seule fois qu'elle y fit trois enjambées avant
que fût croulé l'Hôtel de Ville. Je poussai une exclamation en touchant
du doigt une certaine forme qu'à meilleure inspection je jugeai
convenable en tous points, et qui était préalablement étendue sur la
paillasse. Joignez à ceci la température et le moelleux d'un duvet
d'oison, et vous aurez un avant-goût de l'objet qui donnait pour l'heure
à ma couche modeste la valeur d'un lit nuptial.

--C'est bien de vous, délicieuse Véronique, dis-je à voix basse, que je
tiens pour le moment, dans la main, le petit teton pareil à une pomme de
belle venue?

--Non pas, non pas! dit-elle en me repoussant de la main.

J'avais reconnu sa voix en même temps que sa duplicité. Je la baisai
tendrement. Elle me donna un soufflet vigoureux. Je sentis se déclarer
mon inclination. Je le lui dis. Elle me rit au nez.

--Véronique, fis-je de mon plus grand sérieux, je n'aimerai jamais que
vous!

Elle me répondit par un mot malséant.

Cependant, Frère Jérôme commençait à gratter discrètement à la porte.

--Mon amour, dis-je à ma petite compagne, m'est avis que Frère Jérôme
commence à prendre de l'impatience à ne vous point toucher à son côté;
c'est un cas désagréable et à quoi je n'ai pas eu le temps de songer...

--Que chantez-vous là? répliqua-t-elle avec vivacité: je ne connais
Frère Jérôme non plus que vous, par ma foi! et je vous prie de me
laisser la paix!

--Du moins, Frère Jérôme vous connaît fortement et je gage qu'il
conçoit, dans l'instant, de la jalousie, vis-à-vis de la petite place
que j'ai ici contre vous!

Cette réflexion, je ne sais pourquoi, la rapprocha de moi davantage et
l'excita à rire aux éclats, dans le temps même que Frère Jérôme
s'enhardissait à gratter. Enfin, durant que je possédais la lèvre de
Véronique et bien d'autres choses dont j'avais le goût depuis longtemps,
par suite de l'exiguïté de son vêtement qui eût pu servir d'étole à
monsieur l'évêque, elle me souffla:

--Je vous jure que je ne connus jamais Frère Jérôme autant que je vous
connais à présent!

--En ce cas, répondis-je, sa vertu est immense, et il s'assoiera à la
droite du Père, aussitôt brûlé vif... Mais j'aimerais mieux, pour la
netteté de sa réputation, que vous n'eussiez point fait ce serment, à
moins que vous ne soyez déjà convertie à la Vérité! Le bon Frère se
fait, pour l'instant, les ongles et beaucoup de mauvais sang contre la
porte... Simulons les geôliers!

Nous fîmes quelque bruit, posâmes et reposâmes la cruche à eau.
Véronique riait si fort que je dus lui reprendre la lèvre et la tenir
fermement, ce qui nous donna pour un bout de temps de l'occupation.
Après quoi, nous ouïmes que Frère Jérôme se lamentait misérablement;
même il convoqua le feu du Ciel!

--Ho! ho! m'écriai-je, cela ne va pas si bien! C'est un saint homme qui
a peut-être de la force sur les éléments!... Que ferons-nous, mon amour?

--Attendez! dit-elle. Et elle se leva.

--Véronique! ne me quittez pas, je vous prie!

--Si! si! fit-elle, riant toujours.

J'allais me précipiter à l'effet de la retenir; mais, ayant appliqué sa
jolie bouche tout contre la serrure, elle disait:

--Frère Jérôme, il est véridique, hélas! que vous avez tout lieu de
gémir, car je me suis introduite de ce côté par le goût de séduire le
seigneur Pogge qui me revient suffisamment et qui, s'il monte à cheval
aussi bien que le veut la commune renommée, du moins ne le fait point,
dit-on, sur la vertu...

--Très Sainte Vierge Marie, me dis-je fort stupéfait, est-ce donc que
j'aie opéré, par un miracle singulier, ce à quoi Frère Jérôme échoua
assez piteusement: voici que Véronique dit la vérité? Et il faut avouer
que je n'ai pas à m'applaudir de son début...

Mais Frère Jérôme répondait par le trou de la serrure:

--Grâces soient rendues à Dieu, mon enfant, pour la profondeur
insondable de ses vues, car il a permis, une fois, que le mal tournât au
bien, et que, par votre misérable aptitude à déguiser la vérité, je
fusse assuré que vous êtes par là pour quelque cause honnête et
méritoire; et je m'endormirai dans la paix!...

[Illustration]




[Illustration]

LE BÛCHER


Le lendemain, il nous vint de la rumeur. Le bruit était de chez le Frère
Jérôme. Nous distinguâmes sa voix claire et pacifique comme à
l'ordinaire; il faisait toutefois des efforts pour que la portée en
arrivât jusqu'à nous.

--Véronique, prononça-t-il, j'ai confiance que je reviendrai et vous
reverrai, nonobstant que je sois, à cette heure, convoqué par messieurs
du Saint-Office; mais à cause que je ne vous ai point encore convertie à
la Vérité, ce qui est dans les desseins de Dieu.

--Ouais! fit Véronique, que nous chante celui-là?

--Vous l'avez ouï clairement, mon bel amour, car je sens que vous
tremblez tout contre moi comme un pauvre petit oiseau tombé du nid!

--On emmène Frère Jérôme?...

--Du côté du Saint-Office! Et je ne donnerais pas de la peau de cet
homme la valeur du mobilier qui est ici!

--Mon Dieu! mon Dieu!

--Votre lamentation et votre coeur qui est gros, Véronique, me
confirment dans la pensée que les affaires de Frère Jérôme ne vont pas
bien, car vous manifestez de la sincérité, et le cher homme y verrait
sans doute le signe que vous êtes convertie et qu'il s'en peut aller
désormais...

Nous passâmes la matinée dans les larmes. Cependant, l'hôtelier du
_Guet-Apens_ étant venu avec son trousseau de clefs, fit diversion, à
cause de ma sacoche qu'il tenait à me reprendre avec obstination. La
malchance voulut que je tinsse à cette sacoche au moins aussi fermement
que ce voleur. Nous faillîmes en venir aux mains, et les propos que nous
échangeâmes étaient discourtois et élevés à ce point qu'ils couvrirent
le bruit des geôliers, ainsi que d'un homme encapuchonné et de mauvaise
mine qui, s'avisant que l'hôtelier avait rompu sa clôture, lui annonça,
séance tenante, qu'il serait pendu. On l'emmena avec ses trousseaux. Je
ne lui voulais point de mal assurément, mais j'eus de l'agrément à
considérer à mes pieds ma sacoche, paisible et abritée de la rapine,
quoiqu'elle fût bien vidée de mes effets et jusques de la Cyropédie de
messire Xénophon. Pour moi, hélas! je pensais que je ne tarderais pas,
de la vitesse dont les choses allaient, à suivre le chemin de l'hôtelier
du _Guet-Apens_ et de Frère Jérôme. J'espérais que Véronique se tirerait
de difficulté, étant femme.

En attendant, nous allâmes dans la cellule de l'hôtelier dont la porte
était demeurée ouverte et où il y avait un assez grand jour, situé un
peu haut, mais que l'on atteignait aisément en montant sur un escabeau.
Nous ne fûmes pas peu surpris de voir que ce jour donnait sur un
parterre bien frais et planté de fleurs. Il était fermé, au fond, par un
mur où des vignes vierges commençaient de rougir leur feuillage; et, au
delà, on apercevait des maisons et un coin de la tour de Saint-Paul qui
donne sur la place de la ville. La cloche sonnait l'Angelus de midi, et
il y avait un assez fort remuement de peuple et de l'agitation aux
fenêtres. Véronique battit des mains, puis les tendit vers l'endroit où
étaient les fleurs.

«L'hôtelier est assurément pendu à l'heure qu'il est, me fis-je en
manière de réflexion; et Frère Jérôme est en train de gémir sous la
pesée de quelque tenaille propre à lui arracher la Vérité qu'il ne cessa
de professer toute sa vie ouvertement. Je serai dans le même état tout à
l'heure, pour un prétexte différent, mais aussi efficace. Les choses de
la vie sont bizarres et enchevêtrées. Il n'y a pas une minute à perdre
de ce beau jardin qui m'envoie ses parfums, ni de Véronique qui y mêle
si agréablement le baume qu'exhale toute sa personne: l'un est le lieu
de promenade de Sa Sainteté qui commit beaucoup d'iniquités, et l'autre
est le repaire de la dissimulation et du mensonge; et cependant l'un et
l'autre sont beaux et répandent des grâces divines. Il faut bénir Dieu
et le diable, qui se tiennent de près!...»

J'avais prononcé à haute voix ces paroles simples et issues de mon
coeur. J'entendis un rire mauvais et n'eus que le temps de reconnaître
quelqu'un de noir qui refermait la porte et nous clôturait dans la
prison de l'hôtelier pendu, et je gage que c'était Lorenzo Valla.

--Avez-vous vu qui était là? demandai-je à Véronique.

--Hé! dit-elle, je suis occupée de cette rose toute fraîche que voici
là-bas et que les abeilles butinent, et je voudrais bien faire comme
elles!

--Ha! Véronique! ces fleurs ont tant fait que je serai brûlé vif pour le
crime d'hérésie, duquel, par ma foi, je n'eus jamais souci! Mais, par la
Madone, qui doit professer bien de l'éloignement pour ce pays,
Véronique, voici Sa Sainteté en personne et qui se promène dans le
parterre en compagnie de Lola Corazon y las Pequeñecès!

--Ha! Vous connaissez cette dame et ce monsieur?

--L'une est de mes amies, Véronique, et l'autre est celui qui fera
tantôt rissoler Frère Jérôme, ce dont j'ai comme une idée à ouïr sur la
place tout ce remue-ménage.

--Il a, dit Véronique, un bien beau manteau cramoisi, et votre amie a de
la chance!

--Tenez, Véronique, il vient de lui offrir votre rose!

--Alors c'est une personne détestable, et Frère Jérôme avait raison de
s'élever contre Sa Sainteté, ainsi que vous l'appelez!

A ce moment, et tandis que le vacarme augmentait sur la place, nous
vîmes émerger, au-dessus du mur, une espèce d'échafaudage qui me parut
fort propre à supporter notre cher Frère Jérôme. On frappait de grands
coups de marteaux, et les fenêtres se garnissaient de nobles dames
accoutrées avec beaucoup d'apprêt et de gentillesse. Cependant Sa
Sainteté, en deçà de la muraille, s'enfonçait avec la belle Espagnole,
sous un berceau épaissement ombragé de rameaux divers.

--Holà! dit Véronique, je trouve que votre amie a de l'impudeur à se
laisser lutiner de la sorte par Votre Sainteté, qui m'a l'air d'être
assez fournie de paillardise!

--Lola est une personne inhabile à farder ses sentiments, et elle en a
d'une grande vivacité!

--Ce n'est pas raison pour se laisser détrousser de la façon qu'elle
fait en ce moment, car Dieu me damne, je crois que voici son corps tout
dégrafé, comme je le dis... Fi! c'est bien vilain!...

--Véronique, outre que vos termes conviennent mal à une action qui met à
découvert tant de beauté, ils eussent été repris par Frère Jérôme que
l'on voit à présent déboucher sur la place par le coin de l'église, et
avec de grosses chaînes au cou, comme une bête sauvage. Il voulait qu'on
ne celât rien! A Bade, il déchira tous les voiles... Et c'était un homme
vertueux et d'humeur égale.

--Vous nous la baillez belle! Il n'avait point de mérite à tant vanter
le découvert: je lui mentais et dissimulais à moi seule, plus que
n'eussent fait ensemble tous vos gens, à supposer qu'ils ne fussent pas
mis à nu; par quoi il continuait d'avoir goût à la vie qui l'eût écoeuré
autrement!

--Plaise au Ciel que vous parliez savamment, Véronique, car en ce cas le
monde serait assez bien tel qu'il est, et il ne vaudrait pas la peine de
monter sur un tas de fagots bien secs, à l'effet de le convertir, ainsi
que fait Frère Jérôme...

--Enfin, trouvez-vous décent de gâter sous les tonnelles un si beau
surcot que celui de votre amie pour lui découvrir, sous sa cotte, des
jambes qui sont avenantes, je ne dis pas non... mais...

--Ha! charmante Véronique, tout indécemment, et nonobstant ce que les
différents spectacles de l'heure présente offrent de matière à
méditation, je vous traiterais volontiers comme il est fait devant notre
fenêtre à Lola Corazon y las Pequeñecès.

--Tout beau! je voudrais que vous y eussiez plus de satisfaction, ayant
plus de mal avant que d'y atteindre!

--Hélas! Véronique, deux choses m'attristent: c'est premièrement que je
vais être dans l'obligation de me donner ce mal, à ce que je vois; et
secondement de considérer qu'il sort de votre bouche des choses qui ont
de plus en plus l'apparence véridique; ce qui me prouve que Frère Jérôme
est bien à l'heure de rendre l'âme, et il serait touché de connaître
votre conversion! Le voici tout en haut de ses fagots: on lui a affublé
le chef d'une haute mitre dérisoire où dansent des diables rouges, et
monseigneur le patriarche de Constantinople lui fait une lecture... Pour
ce qui est de la petite scène du parterre et qui vous alarme, Véronique,
à cause du surcot et de la décence, j'y veux voir, à l'encontre, une
intention symbolique, et je crois volontiers que, mettant à nu le corps
admirable de Lola, Sa Sainteté n'y veut prendre qu'une nouvelle épreuve
de la vérité naturelle. Et je pense que, si elle est favorable, la grâce
sera accordée à Frère Jérôme. Mais la chose est pressante... Je n'ai pas
encore pu distinguer le petit grain que Lola porte sur le devant de la
hanche, et il me paraît qu'il y a de la fumée sous les pieds de Frère
Jérôme...

--Votre âme est sans malice, dit Véronique, et je vous aimerai bien
sitôt que j'aurai fait la perte de Frère Jérôme, ce qui est imminent et
de quoi j'ai bien du chagrin!

--Ne parlez pas ainsi, petite Véronique; vous me fourniriez plus tôt
qu'il ne convient la consolation de la grande iniquité qui se consomme
sur la place parmi toute cette fumée âcre et prenant à la gorge... Mais
attendez! attendez! je crois que j'ai vu le petit grain de Lola et tout
l'entourage qui est une merveille... Le Pape va se laisser toucher.

--Je n'en ai aucun doute! fit Véronique, qui se moquait légèrement de
moi; et vous avez tous tant de crédulité que, si c'était une peine que
de mentir, vous ne voudriez point que l'on se la donnât, et je pense que
Frère Jérôme, qui est pour l'heure à moitié asphyxié, n'a pas perdu tout
espoir. Mais dites-moi, mon ami, est-ce que la fumée ne les incommode
pas sous la tonnelle, car, pour moi, je ne veux plus regarder du côté de
tout cela?

--On ne voit plus rien du tout, ni sur la place ni sous la tonnelle,
tant la fumée est épaisse et répandue autour de Frère Jérôme, et jusque
fort loin!

--Et c'est bien heureux, soupira Véronique.

--En effet, il vaut mieux qu'il en soit ainsi et que de la fumée couvre
presque toutes les choses du monde, vu la malignité des spectacles qui
s'y trouvent, par ce moyen, à couvert!

[Illustration]




[Illustration]




[Illustration]

LA CONCLUSION DE MON AVENTURE


Je recevais de Véronique de grandes satisfactions, et elle continuait de
faire des mensonges considérables. J'avais oublié dans le sein de cette
aimable fille la rigueur du cachot, voire la chance d'être brûlé vif,
que je courus, ainsi que je l'ai su plus tard, jusqu'à m'en être
approché de deux doigts. L'on vint un beau matin nous ouvrir la porte et
nous annoncer que nous étions libres. Nous ne fûmes presque pas plus
heureux.

Ce fut Lorenzo Valla, mon ami, qui nous rendit ce soin. Il m'affirma
qu'il ne s'était introduit dans ma place de secrétaire que dans le
louable but de me tirer d'un mauvais pas. Il se félicitait de la
réussite. Toutefois il me glissa, entre-temps, de ne le point oublier
dans les faveurs, eu égard au cas des trois petits enfants en bas âge
qui tombaient à sa charge. Ces marmots lui passaient effectivement entre
les jambes, se mouchaient à son haut-de-chausses et le tiraient par sa
houppelande. Ils étaient fort morveux et lui ressemblaient en tous
points.

--Mais, je n'ai point de pouvoir, mon bon ami. Vous êtes assis dans la
place qui était faite à ma mesure, et je suis en fâcheuse position de
vous servir, ayant passé tout juste le seuil de la prison... Néanmoins,
je fais des voeux que Sa Sainteté...

--Sa Sainteté a été déposée, à la suite de la bulle _Audimus veritatem_,
et sur le plaidoyer de monsieur Gerson qui est un homme docte et bien
habile, et qui a fait appel à toutes les lumières de la connaissance à
l'effet de persuader au Concile que cette réunion auguste avait la
suprématie sur le Pape.

--Ha! fis-je, mais j'ai eu vent que la lumière de la connaissance était
l'argument propre et familier de Frère Jérôme, qui est à cette heure un
bien petit tas de poussière, et que d'ailleurs ni le bon Frère ni son
argument ne valaient tant seulement le fait de bayer aux corneilles ou
d'exécuter des signaux cabalistiques!

--Cependant le saint Concile a été grandement édifié...

Nous vîmes précisément venir monsieur Gerson, qui était frétillant et
guilleret et avait envoyé assez loin ses ornements de sorcier.

--Monsieur Gerson, fis-je en m'adressant à ce personnage avisé, il
convient d'admirer l'impartialité avec quoi vous mîtes à bas ce Pape qui
était devenu fort votre ami et n'avait pas de méchanceté, quoique ancien
forban sur la mer Méditerranée et doué par ailleurs d'un naturel de
satyre; et vîtes cuire parallèlement et à petit feu ce Frère Jérôme qui
était bien bonhomme et donna quelques avis excellents et profitables...

--Savez-vous, dit monsieur Gerson, que toutes ces petites affaires vont
valoir bien du retentissement à la lettre que j'écrivis récemment à
messieurs de l'Université de Paris!...

L'on vint nous interrompre et nous avertir que le Pape déposé, de qui
l'on était sans nouvelles depuis sa chute, avait suivi Lola Corazon y
las Pequeñecès jusqu'à la ville de Bade, et que les Badois étaient
d'humeur à lui confier le gouvernement de la Cité, eu égard au grand
bruit qui s'était fait autour de sa personne, ce qui ne laisserait point
que d'attirer beaucoup d'étrangers dans la ville.

--Ne nous étonnons de rien! fis-je à Véronique qui n'avait pas menti
depuis le matin. A quoi pensez-vous, ma bonne amie?

--Je pense, dit-elle, que le ciel de midi est tout jaune ainsi que le
bonnet d'un bon Juif, et que les maisons de Constance sont aussi bien
arrondies que les boules d'un jeu de quilles!

--En effet, petite Véronique de mon âme! et vous parlez mieux qu'un
philosophe et aussi bien qu'un Pape. Je veux être désormais votre
secrétaire, et la besogne ne me manquera pas à vous vouloir débrouiller
entre vos réseaux habiles, et j'y aurai autant de fruit qu'à démêler les
textes de la Cyropédie de messire Xénophon, dont trafiqua ce brigand
d'hôtelier qui est pendu justement. Pour le moment, allons dans la
campagne, car l'air de ce cachot pontifical était épais et méphitique...

Nous nous dirigeâmes vers l'endroit où le fleuve du Rhin se tire en
bouillonnant du beau Lac aux eaux vertes et que Véronique eût nommées
tout aussi bien écarlates. Nous nous assîmes sur le sable d'une petite
plage naturelle; mais Véronique fut bientôt debout, et, ayant ôté ses
chaussures et troussé sa cotte, elle trottinait au bord de l'eau, en
dressant ses orteils au toucher des petites vagues amorties. Je
l'appelai: elle s'éloigna; je me levai pour la rejoindre: elle s'enfonça
dans l'eau davantage; j'allais m'y élancer moi-même, mais je vis qu'elle
avait de l'eau jusques à des parties qu'il n'est pas coutume de nommer,
et je ne sais pourquoi, car il n'est pas mauvais d'évoquer une belle
image. Il y aura de l'agrément, me dis-je, à voir revenir Véronique vers
le sable de la plage, car elle ne baissera pas si tôt ses ajustements,
étant mouillée. Et je bénis la Providence de ce que ma petite amie
joignait naturellement la pudeur au mensonge, ce qui me devait mettre à
l'affût de toutes sortes de circonstances où je la prendrais en défaut
contre elle-même, à quoi l'on a infiniment plus de plaisir que dans la
compagnie des personnes tout d'une pièce.

--Ah! Véronique, m'écriai-je, tandis qu'elle revenait devers moi, dans
la posture que j'avais prévue, il se peut bien que le sort vous ait
baillé moins de volupté qu'à ma superbe cousine Bianca Capella, moins
d'épanouissement qu'à madame de la Tourmeulière et de tendresse qu'à
madame de Bubinthal qui furent assurément les trois plus belles amies
que la terre ait soutenues, et sont à présent indisposées bien
malheureusement à mon endroit; mais, Véronique, vous ne manquerez pas,
je le vois, de me fournir les simulacres de toutes ces vertus, et le
propre de l'homme est de se laisser toucher par des apparences...

J'en étais là des réflexions que m'inspirait la vue de Véronique ayant
troussé sa cotte, quand je fus interrompu par des grands cris et
exclamations, partant d'une barque fort garnie de gens et qui ramaient
de notre côté. J'eus la plus grande surprise du monde à reconnaître la
voix des trois personnes de beauté que je croyais fâchées contre moi.

«Ha! me dis-je, elles ne peuvent se retenir de s'écrier, parce qu'elles
m'ont aperçu!... J'en suis ému, agréablement. Pourvu qu'elles n'aillent
point se jeter à l'eau par raison de jalousie!...» Point! J'eus bientôt
fait de distinguer que leur feu était allumé par les endroits de
Véronique, antipodes de ceux-là mêmes qui m'induisaient en un si doux
raisonnement philosophique. Et c'étaient mille gestes effarouchés, et
des rougeurs et des mains sur les visages.

--Véronique, dis-je, regardez donc ce monde qui nous fait ce beau
tapage!

Elle se tourna avec toute la candeur dont elle est capable, et ne
pensant point à mal par le fait de ce qu'elle découvrait, du moment
qu'elle avait les pieds dans l'eau. Ce côté de Véronique fit redoubler
le mécontentement. Je trouvais cela bien étrange de la part d'une
société qui arrivait quasiment droit de Bade, où l'on allait tout nu,
comme son premier père. Je ne doutai pas que ce ne fût là qu'une manière
de donner un tour plaisant à notre rencontre. Je souris et envoyai, de
la main, de tendres baisers à ces dames. Elles ne m'en surent pas plus
de gré que si je leur eusse tiré la langue, et n'en prirent prétexte
qu'à se courroucer plus vivement et à passer leur belle flamme à des
seigneurs bien frisés et tirés qui les accompagnaient. Je fis la
remarque qu'elles étaient, elles-mêmes, très congrument habillées de
beau cendal et de velours à plus de trente sous l'aune, et garnies
amplement de bracelets et de colliers ne laissant pas un pouce dehors.

--Ce sont, dis-je à Véronique, les trois dames que je laissai à Bade,
dans les plus mauvais sentiments à mon endroit, à cause qu'elles en
avaient nourri de trop excellents...

--Nous allons bien voir, dit Véronique, ce que valaient leurs
sentiments.

En effet, ces dames, ayant mis le pied sur le rivage, firent en sorte de
me laisser remarquer, chacune à part, les signes de la plus tendre
amitié, entre mille efforts pour la dissimuler, cependant que leurs
cavaliers s'échauffaient à l'envi autour de Véronique contre qui ils
avaient manifesté tant de courroux. Mes amies ne venaient pas à se
toucher qu'elles ne s'embrassassent et elles n'avaient point le dos
tourné qu'elles ne se fissent mille grimaces; mais tout en folâtrant sur
le sable, ou s'apprêtant au bain derrière des toiles qu'on tendit, elles
s'évertuaient à me donner à entrevoir, qui un bras, qui le bas d'une
jambe, ou le haut, qui la fine pointe d'un teton, et le tout comme par
la vertu du plus grand des hasards. Quant à Véronique, elle était si
dépensière de gentillesses à l'endroit des seigneurs frisés, que je fus
bien assuré que c'était eux qu'elle trompait, et je m'affermis dans
l'amour de cette petite.

Enfin, quand nous fûmes tous dans l'eau, de telle manière que nous ne
pouvions point ne nous pas souvenir de Bade, et que les beaux corps
assouplis de nos nageuses vinrent quasiment à me toucher, et que j'eus
reçu successivement, au passage, l'invitation d'aller à Dijon et à
Nuremberg, et de me rendre le plus tôt possible à Florence, j'allai
prendre pied sur un îlot qui était aux environs de nos ébats, et je
tournai à mes trois Grâces cette commune adresse:

--Pardieu! mesdames, j'irai volontiers à Dijon, à Nuremberg et à
Florence, mais je solliciterai la faveur d'y mener avec moi cette petite
Véronique qui est en train, pour l'heure, d'abuser assez plaisamment
messieurs ces freluquets, et que je suis dans l'intention d'épouser par
devant Notre-Seigneur, dès le moment que nous aurons un vrai pape. Elle
est menteuse, assurément, et dissimulée; mais elle ne peut faire
autrement que de l'être, et son naturel me ravit. Elle n'est point
tantôt ceci et tantôt cela, selon qu'elle respire l'air badois ou celui
de Constance, car, pratiquant l'artifice, elle en use à la façon que
fait l'oiseau de ses ailes ou la fleur de son parfum délectable, et elle
n'est point à même de se départir de sa perversité. C'est ainsi que
Frère Jérôme fut inhabile à lui faire faire, à Bade, plus de trois
enjambées sans chemise, pour ce qu'il s'agissait de faire montre de sa
nature, laquelle était cachottière et pudique; et c'est ainsi toutefois
qu'elle vient incontinent de vous laisser voir son derrière, avec la
simplicité et le joli tour d'un enfant, pour ce qu'elle était toute à y
éprouver la flatterie de l'eau douce. Je n'ai nul souci de toucher
d'autre vérité que celle dont Véronique est l'image, avec son
imperfection très insigne: le reste est disgrâce, sécheresse,
impertinence et déraison. Il faut aimer les défauts du genre humain.

[Illustration]




TABLE DES CHAPITRES


                                        Pages
  Avertissement au Lecteur                 XI

  L'Arrivée à Bade                          1
  L'Hôtellerie du «Guet-Apens»             11
  Lola Corazon y las Pequeñecès            21
  Le Pique-nique                           31
  Frère Jérôme                             43
  D'un homme complètement nu               55
  Le souper                                67
  Dans les bras de mes belles amies        79
  La Pelouse                               89
  La Bulle _Audimus Veritatem_            101
  Le Cachot                               113
  Le Bûcher                               125
  La Conclusion de mon Aventure           137

[Illustration]




CET OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉ A DOUZE CENTS EXEMPLAIRES (DONT CENT HORS
COMMERCE) SUR VERGÉ D'ARCHES, PAR L'IMPRIMERIE BERGER-LEVRAULT, DE
NANCY, POUR LES ÉDITIONS G. CRÈS ET CIE, A PARIS, EN L'AN MCMXXI. CES
EXEMPLAIRES SONT NUMÉROTÉS DE 1 A 1200.

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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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