Le Baiser en Grèce

By Raoul Vèze

The Project Gutenberg eBook of Le Baiser en Grèce, by Bagneux de
Villeneuve

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Title: Le Baiser en Grèce

Author: Bagneux de Villeneuve

Release Date: January 29, 2022 [eBook #67275]

Language: French

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  BAGNEUX DE VILLENEUVE

  LE BAISER
  EN GRÈCE

  LES PRÉCEPTES DU BAISER CONJUGAL--LE BAISER ET LA
  PHILOSOPHIE--DICTÉRIADES, COURTISANES ET AULÉTRIDES--TARIFS
  DU BAISER--TABLEAUX VIVANTS--CONCOURS DE BEAUTÉ--LA SCIENCE
  DU BAISER--LE BAISER DE SAPHO ET D’ALCIBIADE


  H. DARAGON, ÉDITEUR
  30, RUE DUPERRÉ, 30
  PARIS




Il a été tiré de ce livre sept cent soixante-sept exemplaires numérotés

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   15 ex. sur Japon blanc (1 à 15). Souscrits.
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Nº


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Paris




[Illustration: LA NUIT DE NOCES DE DAPHNIS ET CHLOÉ]




  BAGNEUX DE VILLENEUVE

  LE BAISER
  EN GRÈCE

  Le Baiser et la philosophie--Le Baiser conjugal--Les grandes
  Hétaïres--Le Baiser vénal--La Science du Baiser--Le Baiser
  dans les Arts--Le Baiser de Sapho et d’Alcibiade--Le Culte
  du Baiser


  H. DARAGON, ÉDITEUR
  30, RUE DUPERRÉ, 30
  PARIS




CHAPITRE PREMIER

Le Baiser conjugal

La femme instrument de reproduction.--Les _andromanes_ de
Sparte.--L’initiation de la femme au baiser.--Les préceptes du baiser
conjugal.--Le gynécée: maquillage et intrigues galantes.--Contrat de
concubinage.--L’empalement de l’adultère.--L’union incestueuse.


«Nous avons des courtisanes pour le plaisir, des concubines (des
pallaques) pour avoir soin de nos personnes, et des épouses pour
qu’elles nous donnent des enfants, pour qu’elles règlent fidèlement
l’intérieur de nos maisons.»[1]

  [1] _Plaidoyer contre Nééra_.

Voilà qui est parler franc. L’orateur qui s’exprime en ces termes--et
devant des magistrats--quel qu’il soit (on peut en effet contester que
Démosthène ait vraiment prononcé le plaidoyer contre Nééra) sait bien
qu’il ne risque pas de froisser le sentiment public, non plus que
d’attenter à la morale légale: il constate, il enregistre le classement
des femmes à Athènes, tel que les mœurs l’ont établi, tel que les mœurs
le maintiennent.

Pour le baiser de volupté, la recherche du plaisir, la satisfaction de
l’instinct lubrique même; pour l’art ou la science du baiser enfin,
l’Athénien a l’hétaïre et la courtisane.

Pour les exigences quotidiennes, ou plus modestement périodiques, de ses
sens, il garde à sa portée une pallaque, qui peut en quelque façon être
associée à la vie familiale.

Enfin pour perpétuer sa race, veiller au foyer, élever les enfants, il
choisit une jeune fille de famille honorable et l’enferme au gynécée à
l’abri de toute tentation.

Hors de toute prétention à la philosophie, il est bien permis de
constater que cette organisation était manifestement profitable et
commode au sexe fort, en prévoyant jusqu’à la satisfaction du vice, du
moins de ce que nous avons ainsi dénommé; car les anciens ne regardaient
pas du même œil que nous «les plaisirs de l’amour». Chez eux les devoirs
et les sentiments de famille étaient une chose, une chose grave,
étroitement liée à la religion nationale; et c’en était une autre, tout
aussi grave peut-être, que de satisfaire aux besoins de la chair. Les
dieux auraient mauvaise grâce à les condamner, puisque eux-mêmes s’y
livraient avec impétuosité, avec voracité. Il convenait seulement de
maintenir le respect et l’intégrité du foyer familial, sauvegarde de
l’ordre et de la grandeur du pays.

Au foyer il importe surtout de préserver l’ignorance de la jeune fille.
C’est pourquoi les vierges d’Athènes étaient presque condamnées à la
clôture asiatique dans un appartement qui, leur étant réservé, prenait
le nom de _Parthénon_.

Déjà dans les temps primitifs la jeune fille aurait été blâmée qui, sans
l’aveu de son père et de sa mère, se serait mêlée aux hommes avant
d’avoir célébré publiquement son union[2]. Et la situation ne s’est
guère modifiée avec le temps. L’éducation de la jeune fille, à Athènes,
était faite dans le gynécée; elle n’allait ni à la palestre, ni à
l’école. Elle se mariait très jeune, et par conséquent très ignorante;
elle suivait un étranger, dès l’âge nubile, sans être consultée sur son
choix, sans le connaître, sans l’avoir vu. Elle n’est élevée que pour
l’hyménée. Les épigrammes funéraires de jeunes filles mortes
prématurément expriment toujours le regret du lit nuptial[3].

  [2] Homère, _Odyssée_, VIII.

  [3] Anthologie grecque: _Epigrammes funéraires_, 487 sqq., 604, 649.

A Sparte, sous l’impulsion de Lycurgue, l’éducation des jeunes filles a
un caractère tellement masculin que les Lacédémoniennes étaient
généralement traitées, non sans mépris, d’_andromanes_. Le législateur
voulut que les filles se fortifiassent en s’exerçant à la course, à la
lutte, à lancer le disque et le javelot, afin que les enfants qu’elles
concevraient prissent une plus forte constitution dans des corps
robustes, et qu’elles-mêmes, endurcies par ces exercices, supportassent
avec plus de courage et de facilité les douleurs de l’enfantement. Pour
prévenir la mollesse d’une éducation sédentaire, il les accoutuma à
paraître nues en public, comme les jeunes gens; à danser, à chanter à
certaines solennités en présence de ceux-ci. Leur nudité, dit
l’historien, n’avait rien de honteux, parce que la vertu leur servait de
voile!

Il ajoute cependant que ces danses et ces exercices étaient une amorce
pour le mariage: car les jeunes filles, à se «donner ainsi des coups de
pieds dans le derrière», comme dit plaisamment Lampito, gagnaient un
teint vermeil, une vigueur à étrangler un taureau, des seins superbes
que Lysistrata paraît éprouver une certaine joie à tâter[4].

  [4] Plutarque, _Lycurgue_, ch. XXI, XXII; Aristophane, _Lysistrata_.

La vertu est d’ailleurs préservée aussi sévèrement que la vie même: car
l’attentat à la pudeur sur une jeune fille était puni de mort. Il paraît
donc difficile d’admettre l’assertion du philosophe académique Agnon,
rapportant que chez les Spartiates il était permis par les lois de jouir
des jeunes filles avant leur mariage, comme des jeunes garçons.

Mais il ne faut pas davantage s’imaginer que le baiser virginal était
exempt de tout désir charnel. Solon lui-même a loué dans ses vers «la
beauté attrayante des cuisses et le miel d’un doux baiser». Et c’est
encore de «la beauté adorable des chastes cuisses» que parlent Eschyle
et Sophocle sur la scène[5].

  [5] Athénée, _Banquet des savants_, XIII, 8.

Ce fut chez les Athéniens que Cécrops établit le premier l’union
individuelle d’un homme et d’une femme, car, avant lui, les femmes
étaient en commun, et en usait qui voulait, au gré de sa passion;
personne, par suite, ne connaissait son père, dans le nombre de ceux qui
avaient donné le baiser d’amour à leur mère.

Mais s’il n’était permis d’épouser qu’une femme, on gardait la liberté
d’avoir légalement des enfants d’une seconde, comme concubine, cette
dernière n’étant pas citoyenne. Ce décret avait été motivé par la
nécessité d’assurer aux femmes, malgré le petit nombre des hommes, la
jouissance du baiser sexuel sous une forme avouable[6].

  [6] Athénée, _Banquet_, XIII, 1.

Les lois anciennes consacraient, en matière matrimoniale, la
souveraineté masculine. Les Grecs achetaient leurs femmes. Dans Homère,
Agamemnon offre une de ses filles à Achille, en échange de ses services;
Othryonée demande à Priam sa fille Cassandre pour prix des secours qu’il
lui apporte; Boros obtient celle de Pellé, moyennant une forte somme;
enfin, Hector avait acheté Andromaque à son père Eetion[7].

  [7] Homère, _Iliade_, IX, 145, 288; XVI, 178, 190, 472.

L’union de l’homme et de la femme n’est d’ailleurs formée que pour la
procréation d’enfants légitimes. Au jour du mariage, le père ou le
tuteur de la fiancée prononçait la formule sacramentelle: «Je vous
l’accorde afin que vous donniez des citoyens à la république.»

Aussi l’âge légal du mariage pour le mari est-il l’âge de la puberté,
c’est-à-dire dix-huit ans. La femme, quoique impubère, peut être donnée
par contrat, mais la consommation du mariage ne peut avoir lieu qu’après
que la femme a atteint la majorité requise pour le mariage. Il ne semble
pas cependant qu’un âge ait été fixé par la loi: d’après un plaidoyer de
Démosthène, ce serait quinze ans, tandis que Xénophon semble dire qu’une
jeune fille pouvait affronter le baiser conjugal à treize et même à
douze ans[8].

  [8] Xénophon, _Économiques_, VII, 5.

Des sacrifices religieux précédaient la célébration du mariage, pour
solliciter des dieux la fécondité de l’union des deux époux. La veille
de la cérémonie avait lieu la _loutrophorie_, ou bain nuptial. En
Troade, les fiancés se baignaient dans le Scamandre en prononçant
rituellement: «Reçois, ô Scamandre, ma virginité.» Les Athéniens se
servaient de l’eau de la fontaine Callirhoé, et le bain nuptial était
apporté à la fiancée par un cortège de jeunes gens et de jeunes filles,
en musique[9].

  [9] Collignon-Couve, _Catalogue des vases du Musée national
    d’Athènes_, nº 1225.

Au jour du mariage, le banquet réunissait parents et amis, qui se
réjouissaient sans contrainte du grand acte. La mariée, entièrement
couverte d’un voile, y assistait, placée au milieu des femmes: il lui
était servi un gâteau de sésame, emblème de fécondité, parce que le
sésame est, de toutes les graines, celle qui se reproduit le plus
abondamment[10].

  [10] Aristophane, _La Paix_.

Après le repas, la mariée était conduite en char à la maison de l’époux,
au son des chants d’hymen:

            O Hymen! ô Hyménée!
    Vous aurez une jolie maison, pas de soucis,
    Et de bonnes figues. O Hymen! ô Hyménée!
            O Hymen! ô Hyménée!
    Le fiancé en a une grande et grosse;
    La fiancée en a une bien douce[11].

  [11] Aristophane, _La Paix_.

Avant d’entrer dans la chambre nuptiale, l’usage voulait que l’épousée
mangeât un coing, fruit qui passait pour le symbole de la fécondité.
Sous ces auspices d’une heureuse précision, elle allait à sa besogne de
reproductrice.

A Sparte, les formalités étaient réduites à leur plus simple expression.
Le mariage des filles était fixé à vingt-quatre ans, après que la
période du développement corporel par la gymnastique est terminée. Le
mariage est d’ailleurs imposé à tout le monde et l’Etat se fait
pourvoyeur de maris et de femmes.

D’après Ermippe, cité par Athénée, il y avait à Lacédémone une grande
salle obscure où l’on enfermait les jeunes filles à marier; ensuite on y
introduisait les jeunes gens qui n’avaient pas encore d’épouses; celle
que chacun prenait, sans choix, dans cette obscurité, devenait la
sienne, et sans dot[12].

  [12] Athénée, _Banquet_, XIII, 1.--Elien, _Histoires diverses_, VI, 4.

Dès qu’une jeune fille avait été choisie, par ce moyen ou quelqu’autre
moins aveugle, on la couchait sur une paillasse et on la laissait seule,
sans lumière. Le nouveau marié, qui n’était ni pris de vin, ni énervé
par les plaisirs, mais sobre à son ordinaire, se glissait auprès d’elle,
lui déliait la ceinture et la portait dans un lit. Dès qu’il avait
accompli les rites du baiser conjugal, il se retirait dans la chambre
commune des jeunes gens. Ainsi en était-il les nuits suivantes, et
quelquefois des maris avaient des enfants qu’ils ne s’étaient pas encore
montrés en public avec leurs femmes. Cette méthode, d’une discrétion
confinant à la honte, entretenait la vigueur et la fécondité des époux
et prévenait la satiété d’un commerce habituel qui use le sentiment et
les forces[13].

  [13] Plutarque, _Lycurgue_, XXIII.

La femme était si bien considérée comme un instrument de reproduction,
qu’un homme vieux ou impuissant, n’ayant pas de fils, pouvait autoriser
sa femme à agréer le baiser fécondant d’un jeune homme qu’il estimait.
Toutefois, pour prévenir les abus de cette coutume, des magistrats
étaient chargés spécialement de surveiller la conduite des femmes.

Pendant le siège de Messine, qui dura dix ans, les jeunes gens de
l’armée furent envoyés à Sparte pour féconder toutes les filles nubiles,
afin qu’il n’y eût pas de solution de continuité dans le mouvement
ordinaire de la population[14].

  [14] Plutarque, _Lycurgue_, XXIV.

Solon avait été moins brutal. Toutefois, la femme n’était guère mieux
considérée, à Athènes, comme personne morale. En passant du gynécée de
son père dans celui de son époux, la jeune épousée n’était destinée qu’à
devenir la mère des enfants qu’elle lui donnerait et l’intendante de la
maison qui lui était confiée.

On pouvait aussi à Athènes, toujours sous prétexte de reproduction,
emprunter la femme d’un autre, sans que la loi intervînt dans ces sortes
de transactions. Au reste, le mari pouvait et devait sans doute, du
moins à l’origine, répudier la femme stérile comme inutile, pour
chercher ailleurs une union féconde[15].

  [15] Hérodote, _Histoires_, V, 395.

Cependant, désireux de réaliser l’union, le législateur réglemente le
baiser conjugal qu’il prescrit de donner au moins trois fois par mois.
Et si un mari impuissant a épousé une riche héritière, celle-ci peut
solliciter le baiser d’un des parents de son mari, à son choix[16].

  [16] Plutarque, _Solon_, XXVI, XXIX.

Plutarque ajoute à ce code un peu sec des préceptes plus tendres:

«On demandait à une jeune Lacédémonienne si elle s’était approchée de
son mari: «Non, répondit-elle, mais il s’est approché de moi». C’est
ainsi que devra se conduire une épouse pudique; ne fuyant ni ne recevant
d’un air morose les avances de son mari, jamais non plus elle ne les
provoquera. L’une se sent de la courtisane effrontée; l’autre manque de
grâce et d’amour, et devient une preuve d’indifférence ou de dédain.»

«Partout et toujours il faut que les époux évitent de s’offenser; mais
ils le doivent surtout lorsqu’ils reposent ensemble sur l’oreiller; car
il serait difficile de trouver le temps et le lieu où puissent s’apaiser
les discordes, les querelles et les colères qui naîtraient dans cet
asile du repos et de la tendresse.»

«Saint et respecté doit être l’acte mystérieux qui, comme le labourage
pour la terre, est l’origine de la fécondité conjugale, dont la
naissance des enfants est le but et la fin naturelle. En raison de son
caractère sacré, l’homme et la femme unis par le mariage ne doivent
s’approcher que religieusement et sagement de cette source de la vie, et
il n’est pas pour eux de devoir plus impérieux que de s’abstenir de
toute conjonction illicite; de regarder comme un crime toute tentative
de n’en recueillir aucun fruit, ou de se laisser aller, quand ce fruit
est produit, à en rougir ou à le cacher.»[17]

  [17] Platon, _Préceptes du mariage_, traduction du Dr Seraine, 17, 38,
    41.

Les pratiques que, depuis un siècle environ, nous avons dénommées
«malthusiennes», étaient nécessairement condamnées; cependant tout
baiser charnel nécessitait une purification. Myrrhine, pressée par
Cinésias de satisfaire au devoir conjugal alors qu’elle a fait, devant
ses consœurs, serment d’abstinence, se défend par tous les moyens:

--Mais, malheureux, où faire cela?

--Dans la grotte de Pan, nous y serons au mieux.

--Mais comment _me purifier_, pour rentrer à la citadelle?

--Tu te laveras à la Clepsydre[18].

  [18] Aristophane, _Lysistrata_.

Le gynécée, ou appartement des femmes, était un ensemble de deux cours
autour desquelles se groupaient une vaste salle commune et des salles de
dimensions diverses, chambres à coucher, cuisines ou magasins. Des murs
épais enserraient et fermaient cet appartement comme un harem; deux
seules issues, l’une, vers les propylées, c’est-à-dire la grande porte
d’honneur; l’autre, par une suite de couloirs détournés, vers
l’appartement des hommes[19].

  [19] Perrot et Chipiez, _Histoire de l’art dans l’antiquité_, VI, pl.
    11.

La matrone athénienne ne sortait guère du gynécée; elle ne devait
assister ni aux jeux publics, ni aux représentations théâtrales. Elle ne
paraissait dans les rues que voilée et décemment vêtue, sous peine d’une
amende de mille drachmes infligée par les magistrats dits _gynecomi_: et
la sentence était affichée aux platanes du Céramique[20].

  [20] De Pauw, _Recherches philosophiques sur les Grecs_, t. I, p. 114.

Mais toutes ces «précautions inutiles» n’empêchaient pas les femmes de
prendre goût au luxe, à la toilette, aux repas somptueux, aux fêtes et
aux plaisirs du monde. Les Athéniennes se livrèrent même avec fureur au
hideux maquillage.

«Le noir dont on peint les yeux, les faux cheveux qu’on ajoute, le rouge
dont on couvre les joues, la teinture avec laquelle on colore les
lèvres, tous les onguents enfin que fournit l’art de la cosmétique, sans
compter l’éclat trompeur qu’on tire du fard, sont autant d’inventions
destinées à remplacer ce qui est absent. Quant au fucus, à la céruse,
aux tissus transparents de Tarente, aux bracelets en forme de serpents,
aux chaînes d’or qu’on met aux pieds, tout cela est bon pour les Thaïs,
les Laïs et les Aristagora.»[21]

  [21] De Pauw, _Recherches philosophiques_, I, 114 sq.;--_Lettres
    galantes de Philostrate_, traduction Stéphane de Rouville, 2, 40.

D’après Aristophane, l’Athénienne se parfumait les mains et les pieds
avec des essences d’Egypte, versées dans un bassin incrusté d’or, les
joues et les seins avec des odeurs de Phénicie, les cheveux avec de la
marjolaine, les cuisses avec de l’eau de serpolet.

D’autre part, la vie semi-recluse du gynécée développe chez les femmes
une curiosité enfantine et souvent vicieuse. Elles se visitent
mutuellement dans leurs appartements et se divertissent ensemble à
divers ouvrages. Des intrigues se nouent grâce à des esclaves infidèles
ou à quelques-unes des nombreuses entremetteuses qui rôdent de gynécée
en gynécée. Aussi, les femmes parviennent-elles à endormir ou à tromper
la surveillance la plus sévère: d’instinct et sous la poussée du désir
passionnel, elles savaient, il y a vingt-cinq siècles comme aujourd’hui,
se jouer de la tyrannie et de la jalousie du sexe fort. Nous verrons
d’autre part qu’elles ne répugnaient pas à la science du baiser.

En principe, toute la Grèce fut monogame, bien que, au dire de certains
écrivains, il y eut des exemples de bigamie, parmi lesquels Socrate et
Euripide. Diogène Laërce prétend aussi qu’une loi votée au temps de la
guerre du Péloponnèse pour remédier à la dépopulation causée par la
guerre et par la peste, permettait aux Athéniens d’avoir simultanément
une femme légitime et une autre femme donnant le jour à des enfants
légitimes.

Tout cela est sujet à discussion; mais de temps immémorial, les Grecs
conservèrent à la portée de leurs désirs un certain nombre de
concubines. Priam disait à Hécube: «J’ai eu dix-neuf enfants de toi
seule; les autres me sont nés des concubines que j’ai dans le palais.»
Agamemnon possédait un grand nombre de belles femmes qu’il avait reçues
en don; Nestor et Phénix, malgré leur grand âge, avaient des concubines.

Il n’est pas certain que la loi autorisait formellement le concubinat.
Et cependant, la pallaque avait certains droits définis. Elle était, en
somme, celle qui tient lieu de l’épouse, sans les justes noces: esclave
achetée ou servante prise à louage--bonne à tout faire--elle n’en
faisait pas moins partie essentielle du domicile des époux, surtout
indispensable pendant les maladies, les couches et les autres
empêchements périodiques de la véritable épouse.

Elle était toutefois garantie, la plupart du temps, contre les caprices
du maître, par une sorte de contrat d’après lequel le quasi-mari
s’engageait à payer une somme d’argent--un dédit--pour le cas où, sa
fantaisie satisfaite, il renverrait la femme. Aussi, les citoyens
pauvres faisaient-ils aisément de leurs filles des pallaques.

Au reste ce concubinat était si bien reconnu que le concubin surprenant
un homme dans les bras de sa concubine pouvait le tuer impunément[22].

  [22] Démosthène, _contre Aristocrate_, §§ 53 et 55.

Les maris ne voyaient évidemment pas malice à ce coudoiement de la femme
et de la concubine. Apollogène même, aimant également sa femme et sa
maîtresse, prie les dieux que ces deux femmes puissent demeurer
ensemble, en bon accord et sans jalousie, de même que ces deux amours
habitent dans son cœur dans une parfaite concorde[23].

  [23] _Lettres d’Aristénète_, II, 11.

La femme étant en quelque sorte la propriété de son mari, celui-ci aura
logiquement tous les droits sur elle, qu’il la néglige ou non, tout son
corps, tous ses baisers lui appartiennent en propre; elle sera souillée
à jamais d’avoir subi le contact d’un autre homme[24].

  [24] Plutarque, _Les préceptes du mariage_.

A Sparte, où nous avons marqué une mentalité spéciale, la loi autorisait
l’adultère dans certains cas. Lycurgue s’était en effet efforcé de
bannir du mariage la jalousie: il se moquait même de ceux qui
n’admettent pas les autres à partager avec eux, et qui punissent, par
des meurtres ou des guerres, le commerce que des étrangers ont eu avec
leurs femmes[25].

  [25] Plutarque, _Lycurgue_, XLV.

Solon, pour assurer la perpétuation de l’espèce, avait, lui aussi, nous
l’avons vu, codifié l’adultère dans un cas très précis.

Mais, d’une façon générale et presque absolue, lorsqu’un mari a surpris
sa femme en adultère, il ne pourra plus habiter avec elle, sous peine
d’être diffamé. La femme qui aura été surprise ne pourra entrer dans les
temples publics; si elle y entre, on pourra lui faire subir impunément
toutes sortes de mauvais traitements, excepté la mort[26].

  [26] Démosthène, _Plaidoyer contre Nééra_.

Quant au complice, il pourra être immolé s’il est pris en flagrant
délit, dans l’enlacement même du baiser. L’époux peut aussi se contenter
de le livrer à la merci des esclaves qui lui enfoncent, en manière de
pal, un énorme radis noir dans le derrière, l’épilent tout autour et
couvrent de cendres brûlantes la partie épilée[27]. D’aucuns même le
font châtrer[28].

  [27] Aristophane, _Les Nuées_;--_Anthologie grecque_, Epigrammes
    descriptives, 520;--Lucien, _Sur la mort de Pérégrinus_, §
    9;--_Lettres d’Alciphron_, III, 62.

  [28] _Lettres d’Alciphron_, III, 62.

Des maris plus pratiques, plus accommodants, comme le bossu Poliagre, se
contentent de demander à l’amant le prix des baisers de la femme[29].

  [29] _Lettres d’Alciphron_, III, 62.

Il n’existait pas de peines contre le mari manquant à la foi conjugale.
Mais si l’époux était convaincu de relations contre nature avec un autre
homme, le divorce était accordé à la femme[30].

  [30] Diogène de Laërce, IV, 17.

Quelque infime que soit la personnalité morale de la femme, et bien que
la mythologie abonde en unions de parents très proches, les Grecs ont
une profonde horreur pour l’inceste: l’_Œdipe-Roi_ de Sophocle est la
manifestation la plus précise et la plus frappante de cet état d’esprit.
Toutefois, la législation publique d’Athènes ne spécifiant pas de degrés
prohibés par un texte formel, la loi contre l’inceste était plutôt une
loi non écrite, comme dit Platon.

Aussi, peut-elle subir quelques entorses. Ainsi, le fils de Thémistocle,
Archeptolis, épousa sa sœur consanguine[31]; ainsi Cimon eut pour
maîtresse, puis pour femme, sa sœur Elpinikè[32]; ainsi, à Syracuse,
Denys le Jeune et Théaridès épousent leurs sœurs consanguines[33].

  [31] Plutarque, _Thémistocle_, XXXII.

  [32] Plutarque, _Cimon_, IV.

  [33] Plutarque, _Dion_, VI.

A Sparte, la coutume du lévirat, venue de l’orient, se transforme de
telle façon qu’elle semble à plaisir doubler l’adultère d’un inceste. Le
mari impuissant se fait suppléer par un homme jeune et vigoureux, le
plus proche parent, et reconnaît l’enfant qui naît de ce baiser. «Chez
les Lacédémoniens, dit Polybe, c’est une coutume nationale et morale
qu’une femme ait trois ou quatre époux, parfois davantage, quand ce sont
des frères, et que les enfants leur soient communs»[34].

  [34] Polybe, _Histoires_, XII, 8.

Bien entendu, les sophistes, Hippias en tête, et les sceptiques, comme
Sextus Empiricus, traitaient dédaigneusement les préjugés contre
l’inceste. Diogène le Cynique approuvait fort les Perses de ne pas avoir
plus de scrupules que les coqs, les chiens et les ânes[35].

  [35] Daremberg et Saglio, _Diction. des Antiquités grecques et
    romaines_, art. _Incestum_.

Avec de pareils maîtres, le baiser conjugal serait donc pur baiser
bestial: l’humanité veut moins et mieux.




CHAPITRE II

Les Grandes Hétaïres

L’hétaïre, reine d’Athènes.

Leontium et Epicure--Glycère et Ménandre.

L’école-harem d’Aspasie: baiser et rhétorique.--Aspasie et Périclès.

Apelles fait l’éducation érotico-philosophique de Laïs.

La _Circé_ de Corinthe.--Xénocrate et les baisers de Laïs.

Phryné, la courtisane hiératique.--Le culte de la beauté.

Procès et acquittement de la prêtresse de Vénus.


La femme, ses amours et ses caprices ont passionné la Grèce. Grâce à ses
rapports avec l’Orient voluptueux, à son culte de la beauté, Athènes
remplit le monde de ses plaisirs. Ses courtisanes et ses artistes en
firent comme le sanctuaire des délices sensuelles.

Au sommet de l’échelle voluptueuse trône l’hétaïre, qu’il n’est pas
permis de confondre avec la prostituée, même de haut étage, tellement sa
situation est spéciale. L’hétaïre fut véritablement la reine d’Athènes,
surtout à partir du siècle de Périclès. On avait trouvé pour elle
jusqu’à une définition galante: «L’hétaïre n’était pas seulement la
femme faisant commerce de galanterie, mais encore une femme capable de
s’attacher avec sincérité, se liant même d’amitié avec les femmes de
condition libre, les filles honnêtes même. Anaxile dit: Une fille qui
parle avec retenue et modestie, accordant ses faveurs à ceux qui
recourent à elle dans leurs besoins, a été nommée _hétaira_ ou bonne
amie. Elle se distingue absolument de la courtisane. Elle est franche,
elle est charmante»[36].

  [36] Athénée, _Banquet des savants_, XIII, 6.

En somme, l’hétaïre, c’est la réalisation de tout ce qui, chez la femme,
n’est ni le devoir domestique, ni la volupté brutale. Esprit, adresse,
souplesse, facilité à tout comprendre, art de causer, sympathie pour les
arts, séduction de l’âme, de l’esprit et des sens: elle réunit toutes
les qualités qui semblent interdites à la femme du gynécée. Elle naît
esclave, elle se fait reine.

L’hétaïre était belle. L’Asie, Milet les fournissaient aux Athéniens. Le
_leno_ parcourait toutes les îles de l’archipel pour choisir à loisir
les jeunes filles qui devaient faire sa fortune sur le marché d’Athènes.

Les lois avaient beau exclure les hétaïres des sacrifices publics, les
condamner à porter un vêtement spécial, elles se vengeaient en captivant
la jeunesse et les talents, en attirant à elles toutes les supériorités
et tous les hommages, en usurpant la souveraineté des mœurs[37].

  [37] Philarète Chasles, _Les hétaïres_. _Revue de Paris_, 1834, p. 15.

Car elles n’étaient pas seulement belles, mais encore le plus souvent
artistes, musiciennes, cantatrices, peintres, poètes, philosophes
parfois. Telle la Leontium d’Epicure, qui rédigea contre le savant
Théophraste un ouvrage dont Cicéron admirait le style élégant. Le
philosophe l’avait connue trop tard, alors que déjà la vieillesse pesait
sur lui: il avait fait ses preuves de vigueur avec Thémisto de
Lampsaque, et surtout Philénis de Leucade, qui sacrifiait aussi aux
amours unisexuelles. Mais rien n’empêchait qu’il fût vieux, et sa
passion sénile répugnait un peu à Leontium, dont la philosophie ne
paraissait pas s’accommoder d’un régime purement platonique. Elle aime
le jeune et beau Timarque, celui qui, le premier, l’initia aux mystères
de la volupté et eut sa fleur; Epicure, pris de jalousie, voudrait
écarter ce jeune homme de ses jardins, mais Leontium ne le supportera
pas. Elle se déclare plutôt prête, dans une lettre à Lamia, à abandonner
Epicure, qu’elle accuse de nourrir une passion «socratique» pour un de
ses disciples, Pitoclès[38].

  [38] _Lettres du rhéteur Alciphron_, II, 2.

En attendant de mettre à exécution ses menaces, elle satisfaisait aux
ardeurs de son tempérament avec presque tous les disciples du maître, et
dans les jardins mêmes où Epicure répandait sa doctrine; elle ne
refusait pas davantage ses faveurs au poète Hermésianax, de Colophon,
qui composa en son honneur une histoire des poètes amoureux et qui lui
réserva la plus belle place dans ce livre[39].

  [39] Athénée, _Banquet_, XIII, 6.

Glycère, l’amie du poète comique Ménandre, avait la répartie facile et
prompte, avec une conception judicieuse de son sacerdoce érotique. «Vous
corrompez la jeunesse, lui disait Stilpon.--Et toi, sophiste,
répliquait-elle, non seulement tu la corromps, mais tu l’ennuies»[40].

  [40] Athénée, _Banquet_, XIII, 6.

Elle eut pour Ménandre une passion sincère, et connaissant bien le
tempérament amoureux de son amant, elle était dans une crainte
incessante.

Le poète fut vraiment épris de Glycère; au point que le roi d’Egypte,
Ptolémée, l’ayant invité à se rendre près de lui en l’accablant des
promesses les plus brillantes, Ménandre déclina ces offres: «Seul et
sans ma Glycère, cet éclat, cette cour, ce peuple ne seraient à mes yeux
qu’une solitude immense. Il est plus doux, il est moins dangereux de
rechercher ses faveurs que celles des satrapes et des rois... Sans
Glycère, quelle serait mon indigence au milieu des trésors! si
j’apprenais que cet amour si saint est devenu le partage, la richesse
d’un autre, j’en mourrais; je n’emporterais au tombeau que mes éternels
regrets, je laisserais ces trésors aux mains coupables des envieux!» Et
Glycère, touchée de cette preuve d’affection, ne veut pas être en reste
de générosité: elle engage son amant à partir pour l’Egypte, où elle est
prête à le suivre. «O mon cher Ménandre, écrit-elle, tu redoubles nos
nœuds. Je ne crains plus l’affaiblissement d’un sentiment qui n’aurait
pour garant que sa violence; ce qui est extrême dure peu, mais je vois
que ta passion est affermie par la confiance; c’est la confiance qui
éternise les amours et qui, en assaisonnant les plaisirs, leur ôte la
pointe de l’inquiétude.» Ce n’est point là le langage d’une femme à
l’esprit et au cœur vils. Et de ces façons délicates, Glycère sait
rendre hommage à son maître. «Je dois ces leçons à ta tendresse
ingénieuse. L’amour, me disais-tu, est un grand maître; il hâte, il
cultive, il fait éclore les fruits de l’intelligence. Je n’ai point été
indigne de tes soins.»[41]

  [41] _Lettres du rhéteur Alciphron_, II, 3 et 4.

Trois belles figures d’hétaïre dominent l’histoire amoureuse de la
Grèce: Aspasie, Laïs et Phryné.

Originaire de Milet, pépinière de jolies courtisanes, Aspasie fut de
bonne heure fille publique à Mégare, où elle apprit la technique d’un
art que toutes les femmes ne possèdent pas d’instinct. Pourvue
d’expérience et sans doute de quelques ressources, elle vint à Athènes
vers le milieu du cinquième siècle, accompagnée d’une troupe de
brillantes élèves formées à bonne école, instruites avec le même soin
dans l’art du baiser et dans l’étude de la philosophie. Son initiative
témoigna d’une insigne habileté et d’une connaissance quasi divinatrice
des mœurs athéniennes. C’était, en effet, le moment où Athènes cultivait
avec la même sollicitude la philosophie et l’amour, l’éloquence et la
dépravation: Aspasie venait offrir aux citoyens les plus considérables
une école où la rhétorique était enseignée par des lèvres qui
connaissaient toutes les délicatesses, toutes les subtilités, tous les
raffinements de la volupté. Les auditeurs et les admirateurs se
pressèrent «pour l’ouïr deviser, dit Amyot, traducteur de Plutarque,
combien qu’elle menast un train qui n’estoit guères honneste, parce
qu’elle tenoit en sa maison de jeunes garces qui faisoient gain de leur
corps.»

Après avoir gagné l’amitié de Socrate et d’Alcibiade, entre lesquels,
d’après un dialogue de Platon, elle favorisait un commerce érotique d’un
genre tout spécial, elle sut s’attacher de plus près, et par des liens
très vigoureux, celui qui a donné son nom au siècle le plus brillant de
la Grèce, Périclès. La passion du grand orateur, toute intellectuelle au
début, affirme Plutarque, prit bientôt une tournure plus intime. En
effet, quoique sa femme, qui était sa parente, eût donné à Périclès deux
fils, Xantippe et Paralus, il la maria à un autre, de son propre
consentement, et épousa Aspasie. Il l’aima même si tendrement qu’il ne
manquait jamais de l’embrasser en sortant de chez lui comme en rentrant.
Aussi, dans les comédies de ce temps-là, est-elle appelée la nouvelle
Omphale, Déjanire et Junon.

Cette Aspasie eut tant de célébrité que Cyrus donna le nom d’Aspasie à
celle de ses concubines qu’il aimait le plus, et qui s’appelait
auparavant Milto.

L’influence d’Aspasie sur l’esprit de Périclès alla jusqu’à lui faire
déclarer la guerre aux Mégariens. Au reste les expéditions de ce genre
étaient fructueuses pour Aspasie, qui accompagnait son mari, mais sans
se priver du concours aimable de ses élèves. Pendant le siège de Samos,
les hétaïres chômèrent peu: elles firent de si énormes bénéfices que, en
témoignage de gratitude, elles élevèrent un temple à Vénus à l’entrée de
Samos.

Cependant l’envie grondait autour de cette femme trop adulée, au gré des
matrones d’Athènes. A leur instigation sans doute, un poète comique
nommé Hermippus porta contre elle une accusation d’athéisme et
d’impiété, alléguant, dit le naïf traducteur de Plutarque, «qu’elle
servait de maquerelle à Périclès, recevant en sa maison des bourgeoises
de la ville, dont Périclès jouissait.»

Aspasie ne dut son salut qu’aux prières de Périclès, qui la défendit en
personne devant l’aréopage.

Et cependant, le grand homme mort, la célèbre hétaïre lui donna comme
successeur un simple marchand de bestiaux, Lysiclès, homme d’un esprit
bas et abject. Il est vrai que, par suite du commerce que ce bouvier eut
avec Aspasie, il ne tarda pas à devenir un des premiers personnages de
la république. Tel était l’ascendant de cette femme singulière qui vit à
ses pieds ou tint dans ses bras les hommes les plus célèbres de l’époque
la plus brillante d’Athènes[42].

  [42] Plutarque, _Périclès_, XXXVII, XXXVIII, XLIX;--Athénée,
    _Banquet_, XIII, 6;--Aristophane, _Les Acharniens_.

Laïs fut la plus riche et la plus chère des hétaïres de Corinthe, où
elle habitait, au temps de sa prospérité, un splendide palais. Née en
Sicile, à Hiccara, elle fut emmenée en Péloponnèse et vendue comme
esclave. Un jour le peintre Apelles la remarque, comme elle venait de
prendre de l’eau à la fontaine de Pirène: il la juge en connaisseur,
devine ses charmes, et la conduit aussitôt au milieu de ses amis réunis
pour un festin. Etonnement général. Eh quoi! une jeune fille timide,
modeste, au lieu d’une courtisane experte et impudique?--Ne vous
inquiétez pas, répond Apelles, je la formerai, je m’y connais, elle ira
loin.--Et le grand artiste se fait l’éducateur de la belle fille, la
dresse avec une sollicitude très avisée aux fonctions auxquelles il la
destine, sans rien cacher d’ailleurs à personne de ses desseins ou de
ses aspirations. Le professeur offrait des garanties, l’élève devait
être particulièrement douée; si bien que peu de temps après Laïs,
établie à Corinthe, avait à ses pieds les plus riches étrangers, et que
les courtisanes de la ville renommée entre toutes pour la science de la
débauche consacraient l’éclat de la nouvelle étoile en exprimant leurs
craintes d’être à jamais éclipsées par elle.

La beauté de sa gorge était surtout renommée: au dire d’Athénée les
peintres «venaient chez elle pour imiter ses seins et l’ensemble de sa
gorge».

Aussi ses faveurs furent-elles très disputées. Aristophane, peu tendre
en général pour les courtisanes, la présente dans _Plutus_, comme la
maîtresse du riche athénien Phidonide connu pour sa sottise. Il
l’appelle la «Circé de Corinthe», disant que ses philtres puissants
contraignirent les compagnons de Phidonide à dévorer, comme s’ils
étaient des porcs, les boulettes d’excréments qu’elle leur avait pétries
de sa main.

Laïs affichait en effet des prétentions exorbitantes que semblaient
justifier les sollicitations incessantes des candidats à ses baisers;
elle fut même surnommée _La Hache_, par allusion à la dureté de son
caractère et au prix excessif de ses faveurs, surtout pour les étrangers
qui ne faisaient que passer à Corinthe.

L’illustre Démosthène lui-même vint échouer au chevet de son lit.
Désireux de contrôler les bruits de la renommée, il se rend à Corinthe,
et demande à la courtisane le prix d’une de ses nuits. Déplut-il à la
capricieuse adorée d’être si brutalement marchandée?--Dix mille
drachmes, répond-elle.--Je n’achète pas si cher un repentir, réplique
l’orateur étonné.--C’est pour ne pas avoir à me repentir aussi, reprend
insolemment Laïs, que je vous demande dix mille drachmes.

Elle accueillait cependant avec une faveur marquée les philosophes.
Aristippe, dit Athénée, venait tous les ans passer quelques jours avec
elle à Egine. L’esclave de ce dernier lui reprochant de payer cher cette
courtisane, qui donnait ses baisers gratis à Diogène le Cynique,
Aristippe répondit: Je donne beaucoup à Laïs pour en jouir, et non pour
qu’un autre n’en jouisse pas.

L’orgueilleuse beauté trouva cependant un être capable de lui résister.
Mise au défi de triompher de la continence de Xénocrate, connu par son
stoïcisme, elle frappe la nuit à sa porte et feignant d’être poursuivie
par des assassins, lui demande un asile. Le sage l’accorde et lui
indique un banc où se coucher.

Mais Laïs se dévêt savamment, dévoilant peu à peu toutes les splendeurs
d’un corps que la Grèce et l’Asie se disputent; ses lèvres à demi
entr’ouvertes promettent la volupté, ses yeux lancent des flammes, ses
bras s’ouvrent pour former la plus enviable ceinture. Elle s’étend enfin
aux côtés du philosophe, elle essaie de l’animer par les caresses les
plus provocantes, les plus lascives; Protée voluptueux, elle se
multiplie, nymphe, bacchante, sirène et Vénus. Rien ne peut troubler
l’impassibilité du philosophe.

Pleine de honte et de colère elle se retire, mais refuse de payer la
gageure, alléguant qu’elle a «parié de rendre sensible un homme, mais
non pas une statue».

Laïs avait amassé une fortune immense, mais vécu avec une prodigalité
telle que, sur ses vieux jours, restant sans ressources, elle tomba dans
la prostitution la plus vile.

Après sa mort, Corinthe fit élever sur les bords du fleuve Pénée, dans
le pays où elle était morte, un tombeau à la grande amoureuse avec cette
inscription:

«La Grèce glorieuse et invincible fut asservie à la beauté de Laïs.
L’amour lui donna le jour; Corinthe l’éleva et la nourrit dans ses murs
superbes. Elle repose dans les campagnes fleuries de la Thessalie.»[43]

  [43] Athénée, _Banquet_, XIII, 6;--Aristophane, _Plutus_;--Elien,
    _Histoires diverses_, X, 2;--XIV, 35.

Phryné, de Thespie, dut rêver toute jeune de passer à la postérité: car
elle a gardé presque invariablement une attitude quasi-hiératique. Elle
fut courtisane, certes, mais avec magnificence, avec une dignité
inattaquable, comme la prêtresse d’un culte sacré. Certains même
prétendent qu’elle reçut le surnom de _Scethron_ ou Crible, parce
qu’elle criblait ceux qui jouissaient de ses faveurs, et les dépouillait
de leur fortune; mais les déesses ne veulent-elles pas d’opulents
sacrifices? Point chez elle de faiblesses ou de défaillances: tout au
plus lui reproche-t-on d’avoir entretenu quelque temps un certain
Gyllion; encore ce parasite n’était-il rien moins qu’un des sénateurs de
l’Aréopage.

Mais cette hétaïre insensible et cupide, douée d’un corps admirable,
vivait «comme une matrone pudique, close dans son palais d’amour». Elle
ne se laissait pas voir facilement sous le seul voile de la nature. Sa
tunique lui enveloppait étroitement tout le corps, et jamais elle
n’allait aux bains publics.

En revanche on la vit un jour, dans les fêtes d’Eleusis, s’avancer sur
le rivage, dénouer ses blonds cheveux et sa ceinture et, laissant tomber
jusqu’au dernier voile, descendre lentement et se baigner dans la mer.
Ce fut à cet instant que le peintre Appelles la considéra toute nue,
pour en faire sa Vénus sortant des ondes.

Phryné, aimant et recherchant la gloire, dut fréquenter ceux qui
pouvaient la donner, les artistes. Le sculpteur Praxitèle eut pour elle
la plus violente passion. Il fit, d’après elle, la Vénus achetée par les
Gnidiens, qui la placèrent au haut d’une colline, dans un temple ouvert
de toutes parts. Il grava aussi sur la base de la statue de l’Amour
placée au bas de la face du théâtre:

«Praxitèle a vu Phryné, et il a tracé l’image de l’Amour.»

C’est encore un ouvrage du même sculpteur, statue d’or, qui fut placé
dans le temple de Delphes, et devant lequel le cynique Cratès s’écriait:
«Voici donc un monument de l’impudicité de la Grèce.»

Les richesses de Phryné furent immenses: elle en employa une grande
partie à faire bâtir divers monuments publics, surtout à Corinthe, sans
que le peuple songeât à protester contre la source impure de ces
générosités. Elle proposa même aux Thébains de rebâtir leur ville
détruite par Alexandre, à condition qu’on graverait sur les murs cette
inscription: «Thèbes abattue par Alexandre, relevée par Phryné.» Les
Thébains n’osèrent accepter.

Tant de gloire, une existence si manifestement adulée devait éveiller
l’envie et la haine des femmes publiquement vertueuses. Un complot fut
ourdi. Des amants dévoilèrent les secrets d’alcôve ou d’orgie. On publia
qu’elle se piquait d’être aussi belle que les déesses, qu’elle
prétendait au même culte qu’elles, et que, dans plusieurs fêtes intimes,
elle avait institué des sortes de mystères religieux. Enfin on lui prêta
ce propos coupable: Si le peuple était un seul homme, et si je voulais
lui acheter Athènes, il me vendrait la cité pour une nuit d’amour.

Un sophiste, Euthias, qui vainement avait sollicité les baisers de
Phryné, se fit accusateur. La peine capitale était au bout d’un verdict
défavorable. L’orateur Hypéride entreprit la défense de l’accusée, dont
il avait été l’amant. Son éloquence émue laissait insensibles les juges;
mais les sentant disposés à prononcer l’arrêt fatal, il fait approcher
Phryné, déchire sa tunique et révèle aux juges les beautés ravissantes
du corps le plus parfait. «Les juges ne voulurent pas condamner à mort
une si belle femme consacrée au culte de Vénus, et qui servait
religieusement dans le sanctuaire de cette déesse.»

Cette cause eut un retentissement énorme; et Bacchis, l’une des
maîtresses d’Hypéride, se chargea, au nom de toutes les courtisanes
grecques, d’adresser au triomphateur l’expression de la gratitude de
toute la corporation, qui s’était sentie menacée par l’accusation
d’Euthias dans le principe même de sa profession[44].

  [44] Athénée, _Le Banquet_, XIII, 6;--_Lettres du Rhéteur Alciphron_,
    I, 31;--Chaussard, _Fêtes et courtisanes de la Grèce_, IV, p. 189
    sqq.;--Jean Richepin, les _Grandes amoureuses_, p. 147 sqq.

Ainsi, jusqu’au bout, Phryné resta l’incarnation de l’hétaïre grecque,
dans sa beauté divinisée, dont la splendeur attirait l’adoration
respectueuse du peuple le plus artiste de la terre.




CHAPITRE III

Le Baiser vénal

La prostitution officielle: les _dictériades_, leur dressage au
baiser.--Les courtisanes: le racolage des clients.

Intrigues et comédies du baiser.--Conseils maternels.--Tarif du baiser:
contrats de location ou d’achat de courtisanes.

Dépravation des aulétrides et danseuses.--Tableaux vivants.

La lutte pour le baiser.--Les courtisanes dans les lettres.

Les courtisanes célèbres.


De l’hétaïre à la prostituée, la distance est longue. Cette dernière,
née esclave la plupart du temps, est restée, avec la complicité de la
loi, une serve de volupté. Encore y a-t-il des degrés dans cette
servitude, comme dans l’avilissement de la femme. Tout au bas de
l’échelle, les _dictériades_: ainsi appelait-on les filles publiques
vivant dans les lieux de prostitution officiels, dits _dictérions_, dont
l’enseigne parlante était un priape sur la porte.

L’institution en était due à Solon. Le sage législateur, désireux de
calmer le tempérament bouillant des jeunes gens, de préserver aussi un
peu plus la vertu des épouses, acheta des filles et les fit placer dans
des lieux où, pourvues de tout ce qui leur est nécessaire, elles
deviennent communes à tous ceux qui en veulent. «Les voici dans la
simple nature, vous dit-on; pas de surprise; voyez tout. N’avez-vous pas
de quoi vous féliciter? la porte va s’ouvrir, si vous voulez: il ne faut
qu’une obole. Allons, faites un saut, entrez! on ne fera pas de façons,
point de minauderies; on ne se sauvera pas. Çà, tout de suite, si vous
voulez et comme vous voudrez.

Vous pouvez les voir, ces pensionnaires des dictérions, lorsqu’elles
vont prendre l’air, le sein artistement couvert, ou bien dans ces
temples où elles se rangent en file sous le simple voile de la nature.
Il en est de taille svelte, épaisse, ronde, haute, courbe; de jeunes, de
vieilles, d’âge moyen, de plus mûres dont on peut acquérir le baiser
sans demander une échelle pour pénétrer furtivement. Elles vous
saisissent, vous tirent par force chez elles. Etes-vous âgé? elles vous
appellent _papa_! Etes-vous jeune? _mon petit frère!_ Chacun peut les
avoir facilement, et sans crainte, de jour, de nuit, et s’en arranger de
toute manière.»[45]

  [45] Athénée, _Banquet des savants_, XIII, 3.

Le prix d’entrée de ces établissements était en général d’une obole,
équivalant à trois sous et demi de notre monnaie.

L’initiative officielle avait porté ses fruits, tout au moins au point
de vue industriel; car il s’était fondé aussitôt un certain nombre
d’établissements du même genre que les _dictérions_, et tenus par des
particuliers, hommes ou femmes, étrangers, métèques ou affranchis, qu’on
appelait des _pornoboskoi_, profession aussi lucrative que déshonorante.
Les femmes entretenues dans ces maisons étaient la propriété du patron;
la plupart sans doute étaient d’origine servile et destinées dès
l’enfance à ce métier; d’autres, nées libres, étaient tombées dans
l’esclavage.

Ces filles étaient d’un ordre plus relevé que celles qui peuplaient les
_dictérions_; du moins s’établissait-il entre elles plusieurs
catégories. Il y avait encore là les misérables créatures livrées aux
caprices des passants. Mais les plus belles apprenaient la danse, le
chant, le jeu de la flûte ou de la cithare, et étaient réservées aux
grands personnages, aux gens riches, aux militaires en congé revenant
d’une expédition la bourse bien garnie. Dans ces _pornia_ on servait à
boire et à manger, et des salles de bains étaient installées. Aussi les
étrangers y descendaient-ils souvent. Quant aux gens de la ville, ils
s’y rendaient en parties fines.

Les pensionnaires de ces établissements étaient dressées par d’expertes
courtisanes qui, ayant gagné un peu d’aise au trafic de leurs baisers,
prenaient chez elles des jeunesses qui n’étaient pas encore au fait du
métier, et bientôt les transformaient au point de leur changer et les
sentiments, et même jusqu’à la figure et à la taille. Une novice
est-elle petite? on lui coud une semelle épaisse de liège dans sa
chaussure. Est-elle de trop haute taille? on lui fait porter une
chaussure très mince, et on lui apprend à renfoncer la tête dans les
épaules en marchant, ce qui lui ôte un peu de sa hauteur. N’a-t-elle pas
assez de hanches? on lui coud une garniture, de sorte que ceux qui
voient la grisette ne peuvent s’empêcher de dire: ma foi, voilà une
jolie croupe! A-t-elle un gros ventre? moyennant des buscs qui lui font
l’effet des machines droites dont se servent les comédiens, on lui
renfonce le ventre en arrière. Si elle a les sourcils roux, on les lui
noircit avec de la suie. Les a-t-elle noirs? on les lui blanchit avec de
la céruse. A-t-elle le teint trop blanc? on la colore avec du _pœdérote_
(fard particulier aux _mignons_ ou pédérastes). Mais a-t-elle quelque
beauté particulière en un endroit du corps? on étale au grand jour ces
charmes naturels[46].

  [46] Athénée, _Banquet_, XIII, 3.

Attachées à un service public, ces aimables personnes étaient soumises à
une surveillance administrative organisée pour éviter tout scandale;
mais en revanche elles jouissaient d’une protection précieuse. C’est
ainsi que la loi interdisait de surprendre quelqu’un comme adultère
auprès des femmes enfermées dans un lieu de prostitution[47].

  [47] Démosthène, _Plaidoyer contre Nééra_.

En dehors et un peu au-dessus de cette catégorie de prostituées
officielles, un certain nombre de courtisanes de condition libre
vivaient seules et indépendantes: c’étaient des affranchies ou des
étrangères, plus rarement des citoyennes. Aristophane de Byzance en
comptait cent trente-cinq à Athènes; Apollodore, sans préciser, prétend
que leur nombre était beaucoup plus considérable.

«Peintes et parées, on les voyait à une fenêtre haute s’ouvrant sur la
rue; un brin de myrte entre les doigts, l’agitant comme une baguette de
magicienne ou le promenant sur leurs lèvres, elles faisaient des appels
aux passants. Si l’un d’eux s’arrêtait, la courtisane faisait un signe
connu, rapprochant du pouce le doigt annulaire, de manière à figurer
avec la main demi-fermée un anneau; en réponse, l’homme levait en l’air
l’index de la main droite, et la femme venait à sa rencontre...»

Elles se montraient aussi librement dans les rues, chose qui n’était
guère permise aux honnêtes femmes. Leur frisure compliquée,
l’arrangement de leurs cheveux, l’excès de colliers précieux,
d’ornements de la gorge, des bras et de la tête les faisaient aisément
reconnaître. Au reste, une loi ordonnait aux prostituées de porter des
vêtements fleuris, ornés de feuillages ou de couleurs variées, afin que
cette parure désignât les courtisanes au premier coup d’œil.
Généralement, elles teignaient leurs cheveux en jaune, avec du safran;
et l’étoffe de leur vêtement était si claire que la blancheur de leur
corps paraissait au travers.

Très ingénieusement encore elles portaient des chaussures dont les clous
imprimaient sur le sol une invite amoureuse: _akoloutheï_ (suis-moi).

On rencontrait aussi les courtisanes dans les festins, au théâtre, au
temple d’Aphrodite. Les plus fières et les plus triomphantes vinrent
même se mettre en montre sur le Céramique, qui devint bientôt le marché
public de la prostitution élégante. Un jeune Athénien, désirant les
baisers de l’une d’elles, inscrivait son nom sur le mur du Céramique
avec l’indication du prix qu’il offrait: l’intéressée considérait-elle
l’offre comme suffisante, le marché se concluait, souvent sur place[48].

  [48] Aristophane, _L’Assemblée des femmes_.--_Lettres d’Aristénète_,
    I, 25.

C’étaient là procédés honnêtes de courtisanes faisant consciencieusement
leur métier; mais il en était qui, plus intrigantes et plus ambitieuses,
cherchaient à affoler les jeunes gens riches pour en obtenir de superbes
cadeaux ou même devenir leurs maîtresses en titre. Leurs manèges sont en
quelque sorte classiques: les courtisanes d’aucun temps, d’aucun pays,
ne les pourraient renier. Pleurer à propos, entrecouper ses discours de
soupirs, se servir de la jalousie comme d’un philtre, jouer des regards
comme d’un miroir attirant ou décevant tour à tour, contrefaire
l’amoureuse en tous points, ce sont là comédies qui durent jusqu’au jour
où l’amant est entièrement dépouillé.

Télésippe a trouvé mieux. Aimée d’Architèle de Phalère, elle lui accorde
la permission de la voir, mais à des conditions extraordinaires: «Maniez
mon sein, lui dit-elle, baisez-moi tant que vous voudrez, et prenez-moi
entre vos bras quand je suis habillée; mais ne cherchez pas à en venir à
la jouissance. Tant qu’on l’espère, on s’en fait une idée pleine de
douceurs et de charmes, mais le mépris la suit de près; et on ne fait
plus aucun cas de ce qu’un peu auparavant on désirait avec ardeur.»
Aussi le pauvre Architèle en est-il réduit à «faire l’amour en eunuque,
en baisant et léchant[49].»

  [49] _Lettres d’Aristénète_, I, 4, 21; II, 1, 18; Lucien, _Toxaris ou
    de l’Amitié_; _Dialogues des Courtisanes_, VIII, 8.

Fréquemment, au reste, les jeunes courtisanes débutaient sous la
direction d’une mère expérimentée qui avait exercé le même métier et qui
les mettait en garde contre un entraînement irréfléchi ou une
délicatesse trop raffinée. La mère de Philinna, sentencieuse à plaisir,
lui recommande de ne pas «trop tendre la corde, de peur de la casser».
N’être glorieuse qu’à bon escient; ne pas mépriser les amants, quelles
que soient leurs infidélités, tout au plus affecter de la colère; songer
toujours enfin qu’ils sont les pourvoyeurs de la famille, voilà les
sages préceptes qu’elle lui enseigne.

Crobyle, la mère de Corinne, compte sur sa fille pour la nourrir, tout
en se procurant à elle-même de belles toilettes, de l’aisance, des robes
de pourpre, des servantes. Qu’aura-t-elle à faire pour cela? tout
simplement vivre avec les jeunes gens, en buvant et en couchant avec
eux, moyennant finance; faire bon visage à tous, prendre un air
souriant, plein de douceur et de séduction: traiter tous les hommes avec
adresse, sans tromper ceux qui viennent la voir ou qui la reconduisent,
mais aussi sans s’attacher à aucun; aux festins, ne point s’enivrer, ne
pas railler les convives et ne regarder que celui qui la paie; au lit,
ne se montrer ni dévergondée, ni froide; ne pas dédaigner les amants de
figure désagréable, ce sont eux qui paient le mieux: les beaux ne
veulent payer que de leur beauté[50].

  [50] Lucien, _Dialogues des Courtisanes_, III, VI, VII.

C’est de leurs mères aussi que les jeunes courtisanes apprendront les
précautions nécessaires: car il n’est pas bon qu’une prêtresse de Vénus
devienne grosse, de peur de perdre dans le travail de ses couches
l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Elle saura que «lorsqu’une femme
doit concevoir, la semence ne s’écoule point, mais reste au dedans,
retenue par la nature.» Il faut qu’elle prenne des précautions dans ce
sens et qu’elle ait recours à d’expertes matrones qui la délivreront de
ses craintes, même lorsque «la semence ne s’est pas écoulée[51]».

  [51] _Lettres d’Aristénète_, I, 19.

Sous de pareils auspices et avec des principes aussi pratiques,
l’avidité des courtisanes devait être insatiable, elle le fut tellement
qu’elle leur valut d’être comparées à des louves sauvages revêtant à
l’occasion la forme des chiens les plus doux. Certaines, comme Corinne,
pouvaient bien se contenter de deux oboles, ou, comme Mirtale, de quatre
oboles, ou encore, comme Europe l’Athénienne, d’une drachme; mais en
général elles affichaient des prétentions plus considérables.

Cyniquement, une courtisane qui se déclare intelligente dit à ses
amants: Vous aimez la beauté, et moi l’argent. Tâchons donc de nous
satisfaire chacun de notre côté, et d’obtenir ce qui fait l’objet de nos
désirs. Elle ajoute que le gain seul la touche, que sans argent on ne
vient jamais à bout de persuader une courtisane, et qu’elle juge de
l’amour de ses amants à la valeur seule des présents qu’ils
apportent[52]. D’autres, plus ingénieuses encore, plaçaient des tarifs à
l’entrée de leurs appartements pour se taxer elles-mêmes. Ainsi la
débutante Tarsia estimait la fleur de sa virginité, son premier baiser,
à une demi-livre d’or, se déclarant prête à donner ensuite la jouissance
de son corps à tout un chacun pour quelques sols d’or: _Quicumque
Tarsiam defloraverit mediam libram dabit. Postea populo patebit ad
singulos solidos[53]._

  [52] _Lettres d’Aristénète_, I, 14.

  [53] De Pauw, _Recherches philosophiques_, I, p. 314.

Mais il en était dont on s’assurait la jouissance exclusive en les
louant au _leno_ ou à la _lena_ pour une durée déterminée moyennant un
prix convenu. Ainsi la lena Cleaereta reçoit de Diabolos, fils de
Glaucos, par contrat en bonne et due forme, vingt mines d’argent, sous
condition que la courtisane Philénium appartiendra à Diabolos jour et
nuit pendant une année entière.

Ainsi encore la procureuse Nicarète trafiquait de sept petites filles
qu’elle avait achetées, élevées comme il convenait et qu’elle appelait
ses filles. Elle vendit Nééra 30 mines à Timanoride et Eucrate pour que,
simultanément, ils s’en servissent à leur gré. Ces contrats étaient
reconnus par la loi qui se prêtait à toutes sortes de combinaisons
faciles. Ainsi la même Nééra passa des mains du poète Xénoclide et du
comédien Hipparque dans celles de Phrynion, qui lui permettait de se
prostituer même avec les serviteurs de ses amis.

Etienne ayant revendiqué Nééra comme une femme libre, est cité en
justice pour ce fait par Phrynion. Trois arbitres, établis de commun
accord, se réunissent dans le temple de Cybèle, et décident que la femme
était libre, qu’elle était maîtresse d’elle-même; qu’elle devait rendre
à Phrynion tout ce qu’elle avait emporté de chez lui, excepté ce qui
avait été acheté pour elle, habits, joyaux et servantes. _Elle se
donnerait alternativement à Phrynion et à Etienne, de deux jours l’un._
Celui qui jouirait de la femme lui fournirait le nécessaire, le temps
qu’il en jouirait. On s’en tint à leur décision.

La fille de la même courtisane, Phanon, ayant marché sur les traces de
sa digne mère, et donné ses baisers à Epénète, ce dernier est poursuivi
par Etienne. De nouveaux arbitres cherchent un accommodement et
s’arrêtent aux conditions suivantes. Le passé était entièrement oublié,
Epénète donnait mille drachmes à Phanon pour avoir joui d’elle à
plusieurs reprises, mais Etienne devait livrer Phanon à Epénète, quand
celui-ci viendrait à Athènes et qu’il voudrait les baisers de cette
femme[54].

  [54] Démosthène, _Plaidoyer contre Nééra_;--Plaute, _L’Asinaire_.

Cet ordre de choses profitait d’ailleurs à l’Etat qui s’enrichissait de
la prostitution. Les courtisanes s’étant multipliées dans l’Attique, dit
Eschine, on adopta le projet qui consistait à leur promettre non
seulement ce qu’on nomme la tolérance, mais même la protection publique,
pourvu qu’elles payassent une capitation qui porterait le nom de
_pornicon télos_, et qu’on donnerait tous les ans en ferme comme les
autres impôts de l’Etat[55].

  [55] Eschine, _Plaidoyer contre Timarque_.

Dignes auxiliaires de la prostitution professionnelle, les danseuses,
musiciennes, aulétrides, joueuses de flûte, de lyre, de harpe et de
sambuque se livraient, sous le couvert de l’art de Terpsichore, à une
débauche effrénée. Elles allaient exercer leur art dans les festins où
elles étaient appelées: on les louait pour le soir ou la nuit, mais
seulement pour l’exercice de leur profession artistique--le prix des
baisers non compris.--Les astynomes, chargés de leur surveillance,
veillaient à ce que ces femmes n’exigent pas un salaire supérieur à deux
drachmes; et, au cas où plusieurs citoyens se disputaient la même
musicienne, ils tranchaient la querelle par la voie du sort[56].

  [56] Aristote, _République des Athéniens_, § 50.

La réunion de ces professionnelles, que seuls les opulents pouvaient se
permettre, donnait lieu à de véritables orgies. Athénée nous en a
transmis un tableau atténué: «L’une était étendue, montrant un sein
d’albâtre, au clair de la lune, en laissant tomber sa collerette; une
autre dansait et découvrait le flanc gauche en s’agitant; une troisième,
présentant toutes ses grâces à nu, m’offrit un tableau vivant: l’éclat
de sa blancheur bravait à mes yeux l’obscurité de la nuit. Une autre
découvrait ses bras depuis les épaules jusqu’à l’extrémité de ses belles
mains; une autre cachait son cou délicat, mais laissait apercevoir sa
cuisse dans les plis de sa robe fendue. D’autres se laissaient tomber à
la renverse, foulant aussi les feuilles sombres de la violette, le
safran qui jetait sur le tissu de leurs habits et les ombres de leurs
voiles un éclat couleur de feu[57].

  [57] Athénée, _Banquet_, XIII, 9.

A ces exercices, les aulétrides et danseuses gagnaient ou développaient
un tempérament aisément inflammable et une facilité de mœurs qui n’avait
rien à envier à celles des courtisanes. Elles ne mettaient guère plus de
retenue que ces dernières à trafiquer de leur corps, mais peut-être plus
de fantaisie et une science plus raffinée du baiser. Elles étaient un
régal qu’on ne manquait pas de promettre aux invités de choix: ainsi la
servante promet-elle à Xanthias une joueuse de flûte ravissante et deux
ou trois danseuses à la fleur de la jeunesse et tout frais épilées[58].
Car elles savent jouer tous les airs du baiser sur demande; à peine
nubiles, elles énervent les hommes les plus robustes[59]. Elles ont
appris, dès la plus tendre enfance, à se trémousser avec art, et toutes
les parties de leur corps ont acquis une souplesse remarquable, leur
langue surtout qui sait lier les baisers, pincer et chatouiller à
plaisir, éveiller de la mort même les plus endormis, les plus
abattus[60].

  [58] Aristophane, _Les Grenouilles_.

  [59] Athénée, _Banquet_, XIII, 3 et 4.

  [60] Anthologie grecque, _Epigrammes érotiques_, 129.

Aussi se les disputait-on souvent après le repas. Si elles appartenaient
à quelque patron ou à une mère qui les exploitait, il arrivait
fréquemment qu’on les mettait à l’enchère et qu’elles devaient finir la
nuit entre les bras du dernier enchérisseur. Dans le cas contraire,
elles choisissaient à leur gré parmi les soupirants; à moins toutefois
que cette liberté même ne leur fût pas accordée par les convives. Il
n’était pas rare, en effet, que les compétitions dégénérassent en
querelle, voire en bataille; et les courtisanes disputées recevaient,
sans trop se plaindre, une part des coups donnés à table. Avec quelque
habileté, les débauchés opéraient là de fructueux sauvetages. Ainsi,
Philocléon, asseyant amoureusement une gentille joueuse de flûte sur ses
genoux, se flatte de l’avoir soustraite aux exigences des convives qui,
dans leur ivresse, voulaient parfaire le baiser à travers ses lèvres. Et
le sauveteur ne tarde pas à solliciter des témoignages matériels de
gratitude: «Monte là, mon petit hanneton doré, saisis cette corde
(_penem_) avec la main. La corde est usée, mais elle aime encore qu’on
la frotte. Allons, mon petit (_cunne mi_), sois reconnaissante à cette
corde (_huic peni_)[61].

  [61] Aristophane, _Les Guêpes_.

Dictériades, courtisanes, aulétrides et danseuses avaient pour clients
ordinaires des jeunes gens riches. Une coupe signée Hiéron représente
des jeunes gens en visite chez une femme au baiser facile: l’un tient
une bourse, l’autre une fleur, le troisième offre une couronne. Sur un
vase du musée de Madrid une femme couchée nue tend la coupe à une autre
couchée en face d’elle et l’invite à la vider. Des soupers suivis de
bals, d’orgies réunissaient, chez les courtisanes ou chez les traiteurs,
les viveurs d’Athènes ou de Corinthe, chacun d’eux amenant une compagne,
soit une maîtresse habituelle, soit une courtisane louée. L’opinion
publique était très indulgente pour ces désordres des jeunes gens, à
condition que le scandale fût évité, et que le jeune homme sût s’arrêter
à temps[62].

  [62] Térence, _L’Andrienne_.

Les mœurs à Athènes toléraient même les relations des hommes mariés avec
les courtisanes. Hypéride, qui fut publiquement l’amant de Phryné,
entretint jusqu’à trois maîtresses à la fois: à la ville Myrrhine, au
Pirée Aristagora, à Eleusis Phila.

Thémistocle, fils lui-même de la courtisane Abrotone, entra dans la
ville sur un char attelé de quatre courtisanes, Lamie, Scionne, Satyra
et Nannion (ou plutôt sans doute sur un char portant, à côté de lui, ces
quatre courtisanes). Sophocle conçut, dans sa vieillesse, une ardente
passion pour la courtisane Théoris. Il aima aussi, tout près de sa fin,
la courtisane Archippe et lui laissa ses biens par testament. L’orateur
Isocrate eut pour maîtresses Métanire et Callée. Harpalus le Macédonien,
amoureux de la courtisane Pythionice, dépensa beaucoup pour elle; et
quand elle fut morte, il lui éleva un pompeux monument et suivit
lui-même son corps à la sépulture, accompagné d’un nombreux cortège des
plus habiles artistes et de musiciens qui chantaient en accord au son de
toutes sortes d’instruments. Le monument s’élevait sur le chemin sacré
qui allait d’Eleusis à Athènes. Après Pythionice, il fit venir Glycère,
à qui il érigea une statue à Tarse en Syrie[63].

  [63] Athénée, _Banquet_, XIII, 5, 6.

Aussi les écrivains anciens s’occupèrent-ils copieusement des
courtisanes. Mais il ne nous est resté des recueils consacrés à la
prostitution que des lambeaux isolés et des traits épars, qu’Athénée a
cousus tant bien que mal dans son _Banquet des savants_. Nous savons
cependant que Gorgias, Ammonius, Antiphane, Apollodore, Aristophane,
Nicénète de Samos ou d’Abdère, Sosicrate de Phanagon avaient écrit des
traités érotico-historiques, et que Callistrate avait rédigé l’_Histoire
des courtisanes_. Un grand nombre de pièces de théâtre disparues
portaient aussi le nom de courtisanes fameuses: la _Thalatta_ de
Dioclès, la _Corianno_ de Phérécrate, l’_Antée_ de Phylillius, la
_Thaïs_ et la _Phannium_ de Ménandre, la _Clepsydre_ d’Eubule, la
_Nérée_ de Timoclès[64].

  [64] Chaussard, _Fêtes et courtisanes de la Grèce_, t. IV, ch. I.

C’est grâce à ces écrivains qu’ont pu parvenir jusqu’à nous les noms des
plus célèbres distributrices de volupté, avec des traits qui ne manquent
pas de saveur.

Corinthe s’est acquis, dans l’antiquité, une grande réputation pour le
dévergondage de ses femmes: «Honnête à coup sûr, dit Lysistrata, comme
on l’est à Corinthe.» Leur rapacité n’était pas moins connue. «Les
courtisanes de Corinthe, dit Chrémile, qu’un pauvre leur adresse des
propositions, elles ne l’écoutent pas; mais si c’est un riche, elle se
couchent aussitôt (_clunes extemplo eas huic obvertere_).» Aussi
disait-on couramment et avec intention: «Il n’est pas donné à tout le
monde d’aller à Corinthe», ou bien «on ne va pas impunément à
Corinthe[65].»

  [65] Aristophane, _Lysistrata_.--_Plutus_.

La plus fameuse des aulétrides grecques fut Lamia qui, après avoir été
la maîtresse de Ptolémée, roi d’Egypte, captiva dans son automne
Démétrius Poliorcète, grâce à sa longue expérience des voluptés. Le roi
de Syrie lui montrait un jour nombre de parfums exquis dont Lamie
faisait fi. Démétrius piqué demanda un pot de nard, en fit verser dans
sa main et s’en frotta les parties viriles avec les doigts. Puis il dit:
«Flaire donc, Lamie». Lamie répond en éclatant de rire: «Malheureux!
c’est celui qui a l’odeur la plus putride.--Quoi! répartit Démétrius,
c’est cependant du parfum de _gland royal_[66].»

  [66] Athénée, _Banquet_, XIII, 5.

Corisque a inspiré quelques lignes élégiaques à l’un de ses amants:
«Oui, c’est être au rang des dieux que de passer une nuit à côté de
Corisque ou de Camétype. Ah! quelle chair ferme! quelle belle peau!
quelle douce haleine! quel charme dans leur résistance avant qu’elles
vous cèdent! il faut combattre, être souffleté, recevoir des coups de
ces mains délicates! mais est-il un plaisir pareil[67]!»

  [67] Athénée, _Banquet_, XIII, 3.

Gnatène avait écrit en 320 vers et placé dans son vestibule le code de
ses institutions, les lois érotiques, le régime que les galants devaient
observer en entrant soit chez elle, soit chez sa fille.

Gnaténion, sa nièce, fut mise en circulation par sa tante. Sa beauté
avait été remarquée par un vieux satrape ridé et cassé qui demanda le
tarif. Gnatène, jugeant de son opulence d’après le nombre d’esclaves qui
l’escortaient, exige mille drachmes. Il marchande. «Je te donnerai cinq
mines (cinq cents francs). C’est une affaire faite, et j’y
reviendrai.--A ton âge, repartit Gnatène, c’est déjà beaucoup d’y aller
une fois[68].»

  [68] Athénée, _Le Banquet_, XIII, 5.

Manie fut très aimée, très disputée: c’est une «douce folie», disaient
les Grecs en jouant sur son nom. Elle fut la maîtresse, quelque temps,
de Démétrius Poliorcète et eut, au dire des chroniqueurs, la répartie
prompte et spirituelle. Leontiscus, lutteur au pancrace, lui faisant le
reproche de s’être abandonnée à Antenor, tandis qu’il vivait avec elle
quasi-maritalement: «J’ai eu la curiosité de savoir, répliqua-t-elle,
quelle serait l’espèce de blessure que deux athlètes, tous deux
vainqueurs dans les jeux olympiques, pourraient me faire dans une seule
nuit.»

Un jour qu’elle était l’invitée d’un riche dissipateur de la ville, ce
dernier lui demanda, pendant le repas, comment elle voulait recevoir ses
baisers. Connaissant la passion «cunnilinge» du personnage, elle
répondit en riant: «Dans mes bras, autrement je ne me fierais pas à toi,
tu pourrais bien me dévorer tout le fond[69].»

  [69] Athénée, _Banquet_, XIII, 5.

Il est un certain nombre de courtisanes dont nous ne connaissons que le
nom, parfois même imaginé ou déformé par les écrivains. La plupart du
temps cependant ces noms, qui paraissent être des surnoms, contiennent
une allusion plus où moins précise à la profession, un sous-entendu
grossier. Dans Plaute, Térence, Alciphron, Aristénète, Aristophane,
Lucien, etc., nous faisons connaissance avec Philémation, Bacchis,
Philaenion, Erotion, Glycerion, Philocomasion (qui aime à faire la
fête), Leaena (allusion à la lionne, animal sacré d’Aphrodite);
Clepsydre, ainsi nommée parce qu’elle n’accordait de jouissance que pour
le temps que sa clepsydre serait à se vider; Nico, dite la Chèvre, parce
qu’elle avait ruiné son amant, le tavernier Thallus, dont le nom désigne
aussi une jeune branche d’arbre; Callisto ou la Truie, Théoclée sa mère,
dite la Corneille, Hippée la Jument, Synoris la Lanterne; Sinope dite
Abydos, le gouffre sans fond; Phanostrate, surnommée pour sa saleté
Phtheiropyle (qui s’épouille aux portes); Nannion ou Avant-scène, parce
qu’elle avait une jolie figure, des bijoux d’or, de riches habits, mais
qu’elle était laide toute nue; sa fille, surnommée, pour son extrême
lubricité, Teethée ou la nourrice (_fellatrix_) parce qu’elle se
plaisait à téter les membres de ses amants; Parorame, maîtresse de
l’orateur Stratoclès, dotée du sobriquet de Didragme, parce qu’elle
donnait ses baisers pour deux drachmes à qui les voulait.

Nous arrêterons là une énumération qui risquerait d’être fastidieuse:
car le plus grand nombre des courtisanes grecques se contentèrent, sans
plus, de remplir les devoirs de leur profession avec conscience et
précision[70]. Elles aimèrent peu, mais se laissèrent beaucoup aimer,
méritant du moins un peu de gratitude de la part de leurs contemporains
et le plus reposant silence de la part de la postérité.

  [70] Voir Chaussard, _Fêtes et courtisanes de la Grèce_, Paris, an IX,
    t. IV.




CHAPITRE IV

La Science du Baiser

Théoriciens du baiser.--Passion des Athéniennes pour le
baiser.--Représentations et danses érotiques.--Les satyrions.--Les
différents modes du baiser: raffinements et lubricités.--Le baiser de
Sapho.--Concours de beauté.

Le baiser d’Alcibiade.--La beauté mâle.--Rhétorique et
pédérastie.--Baisers contre nature.


De bonne heure en Grèce le baiser charnel et sa technique eurent des
historiens précis, documentés. Astyanassa, servante d’Hélène l’épouse de
Ménélas, songea la première aux différents modes du baiser; elle écrivit
un traité sur les postures vénériennes. Après elle vinrent Philénis et
Elephantis qui vulgarisèrent des débauches du même genre[71].

  [71] Suidas, _Lexicon_: Αστυάνασσα (Astyanassa).

Philénis était de Samos, et son œuvre créa quelque émulation. A la 63me
Priapée il est question d’une jeune femme qui, chaque fois qu’elle vient
retrouver son amant (_cum suo fututore_), veut parcourir avec lui tout
le cycle des postures que Philénis a décrites[72].

  [72] _Priapeia, sive diversorum poetarum in Priapum lusus_, carmen
    LXIII.

Chrysippe parle aussi, dans le livre V de son _Traité de l’honnête et de
la volupté_, des livres de Philénis et de ceux qui traitent des qualités
aphrodisiaques, et des servantes qui sont maîtresses dans l’art des
postures et des mouvements, et qui s’exercent à les pratiquer avec
succès[73].

  [73] Athénée, _Le Banquet_, VIII, 3.

Elephantis, sur laquelle des détails précis nous manquent, avait dû se
distinguer dans l’enseignement théorique du baiser; car Suétone conte
que «Tibère avait plusieurs chambres diversement arrangées pour ses
plaisirs, ornées des tableaux et des bas-reliefs les plus lascifs, et
remplies des livres d’Elephantis, afin qu’on eût, dans l’action, des
modèles toujours présents pour les postures qu’il ordonnait de
prendre[74].»

  [74] Suétone, _Tibère_, 43.

Et dans l’une des premières Priapées une femme du nom de Lalage vient
offrir à Priape un exemplaire des œuvres obscènes d’Elephantis, en
demandant comme grâce qu’il lui soit permis de réaliser toutes les
attitudes prescrites dans l’ouvrage[75].

  [75] _Priapeia_, carm. 3.

Un savant du nom de Paxamos écrivit aussi un _Dôdekatechnon_, ou traité
des attitudes du baiser[76].

  [76] Suidas, _Lexicon_: Πάξαμος (Paxamos).

On connaît encore, parmi les écrivains érotico-techniques, Sotades
Maronita, surnommé _Cinaedologus_. (Dans le baiser inverti, de mâle à
mâle, le _cinaedus_ est le partenaire passif, _qui paedicatur_.) Son
style était tellement licencieux que l’épithète de sotadique est restée
à tout genre de livre remarquable par son impudicité[77].

  [77] Athénée, _Banquet_, XIV, 4.

A en croire Aristophane, l’atmosphère était singulièrement favorable à
ce genre de littérature; le poète comique a fréquemment mis au grand
jour de la scène et fouaillé la passion des Athéniennes pour le baiser.

Sur l’invitation de Lysistrata à s’abstenir du baiser (_a pene_), les
femmes se détournent, se mordent les lèvres, secouent la tête,
pâlissent, pleurent, déclarent préférer passer par le feu plutôt que se
priver «de ce qu’il y a de plus doux au monde», plutôt que de s’endormir
sans une tendre caresse (_sine mentula_). Lysistrata les appelle «sexe
dissolu, bonnes seulement pour l’amour.» Cependant une Lacédémonienne
Lampito, consent au sacrifice, bien qu’à regret, et ce n’est enfin qu’à
grand peine que Lysistrata peut arriver à faire prononcer à l’assemblée
des femmes le serment suivant:

«Je n’accueillerai ni amant ni époux, avec quelque ardeur qu’il me
presse (_qui ad me accedet, rigente nervo_). Je vivrai chez moi, dans la
chasteté, bien parée, vêtue d’une tunique transparente, afin d’inspirer
à mon époux les plus ardents désirs. Jamais je ne lui céderai de bon
gré. Et s’il me fait violence, je me donnerai froidement et sans ajouter
le moindre mouvement passionnel, je ne lèverai pas mes jambes en l’air,
et je ne prendrai pas de posture accroupie, comme les lions sculptés sur
les manches de couteau.»

Praxagora, s’adressant à sa lampe, lui dit: «A toi seule notre
confiance, et tu la mérites, car tu es près de nous lorsque sur nos
couches nous essayons les différentes postures des plaisirs de Vénus.»

La même Praxagora, se félicitant de ce que les femmes ne changent
jamais, explique: «Elles font enrager leurs maris comme autrefois; elles
reçoivent des amants chez elles comme autrefois; elles aiment le vin pur
comme autrefois; elles se plaisent à faire l’amour (_subagitari_) comme
autrefois.» Aussi veulent-elles abolir les courtisanes afin d’avoir les
premiers baisers des jeunes gens. Il ne convient pas que des esclaves
attifées ravissent aux femmes libres leurs plaisirs. Et elles sont
exigeantes autant que dévergondées.

Mnésiloque en effet, déguisé en femme, s’est introduit aux Thesmophories
pour plaider la cause d’Euripide, et il en profite pour dévoiler
quelques turpitudes des femmes. L’une, dès la troisième nuit de son
mariage, va retrouver son amant, qui l’avait séduite à sept ans, et se
livre à lui à demi couchée sur l’autel d’Apollon, devant le vestibule de
sa propre maison. Celles-ci accordent leurs baisers à des esclaves et à
des muletiers. D’autres, après une nuit de caresses adultères, mangent
de l’ail dès le matin afin de rassurer le mari qui a veillé sur le
rempart. Une autre, en étalant sous les yeux de son mari un large
manteau pour le lui faire admirer au grand jour, dissimule ainsi son
amant et lui donne le moyen de s’échapper[78].

  [78] Aristophane, _Lysistrata_, _L’Assemblée des femmes_, _Les
    Thesmophories_.

N’était-ce pas d’ailleurs pour le baiser, pour le raffinement du baiser,
que les femmes grecques épilaient soigneusement leur sexe à la flamme
d’une lampe ou au rasoir? Si bien que, le jour où elles sont décidées à
éloigner d’elles maris et amants, elles prennent tout d’abord la
résolution de laisser croître les poils sous les aisselles et ailleurs,
plus touffus qu’un taillis; elles jettent leurs rasoirs, afin de devenir
toutes velues et de ne plus ressembler à des femmes[79].

  [79] Aristophane, _Lysistrata_, _L’Assemblée des femmes_.

Et les enseignes des établissements de bains ne dévoilent-elles pas un
état d’âme ou de sens bien suggestif? «Jeunes femmes qui avez de l’amour
au cœur, et toutes en ont, venez ici. Vous sortirez d’ici plus
gracieuses, plus jolies. Celle qui est fille verra de nombreux
prétendants lui apporter leurs cadeaux. Pour vous qui spéculez sur vos
charmes, vous trouverez des essaims d’amants à vos portes en sortant de
ce bain[80].»

  [80] Anthologie grecque, _Epigrammes descriptives_, 621.

Cet état était d’ailleurs entretenu par les représentations érotiques
offertes surtout aux hommes dans les meilleures maisons. Ainsi à la fin
du repas donné par Callios en l’honneur du jeune Autolycus, vainqueur au
pancrace, un esclave annonce: «Citoyens, voici Ariadne qui entre dans la
chambre nuptiale destinée à elle et à Bacchus.» Et les acteurs chargés
des rôles des époux prennent des poses amoureuses et passionnées: loin
de s’en tenir au badinage, ils unissent réellement leurs lèvres,
ressemblant à des amoureux impatients de satisfaire un désir qui les
pressait depuis longtemps. Lorsque les convives les virent se tenir
enlacés et marcher vers la couche nuptiale, ceux qui n’étaient point
mariés firent le serment de se marier, et ceux qui l’étaient montèrent à
cheval et volèrent vers leurs épouses, afin d’être heureux à leur
tour[81].

  [81] Xénophon, _Le Banquet_, ch. IX.

La danse tenait aussi une grande place chez les anciens: elle était la
partie la plus brillante et la plus voluptueuse des fêtes. Toujours très
expressive, elle prenait souvent un caractère licencieux, et par ses
mouvements lascifs aidait à l’excitation sensuelle. C’était: le
_hormos_, que les vierges de Sparte, parées de leur seule beauté,
dansaient mélangées avec les jeunes gens les plus lestes et les plus
vigoureux; l’_ionique_, que dansaient les Siciliens en l’honneur de
Diane Chitonée et au milieu des coupes; le _kallibas_, exercice des
femmes, périlleux et lascif; l’_apokinos_, danse libertine, remarquable
par les onduleuses crispations, les convulsions aimables que les femmes
nues imposaient à leurs reins agiles; l’_aposésis_, dans laquelle la
danseuse remuait les hanches avec une précise volupté et s’appliquait à
prendre des attitudes érotiques; l’_epiphallos_, où danseurs et
danseuses se défient aux combats d’amour, s’enlacent, se pressent avec
des contorsions et des cris finissant dans une orgie de bacchantes; la
_cordace_, des plus indécentes et lubriques; le _konisalos_, exercice
dévergondé des jambes; la _lamprotera_, dansée sans vêtements et sur des
paroles excessivement libres; la _magodè_, danse voluptueuse; la
_riknoustie_, trémoussement de tout le corps s’accompagnant du langage
provoquant des regards; le _mothon_, danse d’esclaves, où l’obscénité
était portée à son comble[82].

  [82] Athénée, _Le Banquet_, XIV;--Voir Chaussard, _Fêtes et
    Courtisanes de la Grèce_, t. III, 3e partie.

Les plaisanteries érotiques provoquaient le petit frisson: «Conon a deux
coudées, sa femme en a quatre. Quand ils sont au lit et que leurs pieds
se touchent, examine un peu où va la bouche de Conon.»[83]

  [83] Anthologie grecque: _Epigrammes comiques_, 108.

Et la défaillance d’un baiser devenait matière à élégie: «Moi qui jadis
sacrifiais à Vénus cinq et même neuf fois consécutives, voici maintenant
que j’ai de la peine à parfaire un baiser, du début de la nuit au lever
du soleil... O vieillesse, à quoi me destines-tu, si déjà je faiblis à
ce point?»[84]

  [84] Anthologie grecque: _Epigrammes comiques_, 30.

Aussi, pour prévenir ces défaillances et rendre aux athlètes de Vénus
leur première vigueur, les magiciennes de Thessalie composaient-elles
des breuvages auxquels les Grecs donnaient le nom de _satyrion_. La base
de ces préparations était les tubercules frais de l’_orchis-hircina_,
que les magiciennes faisaient dissoudre dans du lait de chèvre, et
donnaient aux vieillards épuisés pour rallumer en eux les feux de
l’amour. Elles se plaisaient à conter qu’Hercule, ayant reçu
l’hospitalité chez Thespius, avait, grâce à ce breuvage, défloré dans
une nuit les cinquante filles de son hôte. Ainsi encore Proculus, ayant
fait prisonnières cent jeunes vierges, les rendit toutes femmes en
quinze jours. Un roi des Indes ayant envoyé à Antiochus une plante de
l’espèce des satyrions, Théophraste assure que l’esclave chargé de ce
végétal offrit de suite soixante-dix sacrifices à Vénus. Les magiciennes
employaient aussi, au même usage, la bergeronnette, dont les mouvements
sont vifs et animés. Elles l’attachaient à une roue qu’elles faisaient
tourner avec une très grande rapidité et en chantant des chansons
érotiques[85].

  [85] Théophraste, _Histoires_ IX, 9;--Xénophon, _Mémoires sur
    Socrate_, III, 11;--Voir C. Famin, _Peintures, bronzes et statues
    érotiques formant la collection du cabinet secret du Musée royal de
    Naples_. Paris, 1832.

Faut-il s’étonner, après tout cela, que l’habileté professionnelle des
courtisanes, leur science du baiser fût si haut prisée chez les anciens,
friands de voluptés, de libertinage, d’obscénité même? Ne voyons-nous
pas Bdélycléon, désireux de se gagner Philocléon, lui promettre mille
choses, et surtout une courtisane qui lui frottera les reins et le
priape (_quae penem ei lumbosque fricabit_)? Aristophane a raillé cette
passion, et il en a donné une expression significative lorsqu’il a cité
les deux courtisanes Salabaccha et Nausimacha, en les déclarant
supérieures à deux généraux athéniens; et aussi lorsque, dans les
_Grenouilles_, Eschyle reproche à Euripide d’imiter dans sa poésie les
douze postures de Cyrène. Cette dernière, en effet, s’acquit une grande
réputation et le surnom fameux de _Dôdékamèchanon_ (aux douze attitudes)
parce qu’elle affichait et justifiait la prétention de connaître et de
réaliser douze postures différentes du baiser de volupté[86].

  [86] Suidas, _Lexicon_: _Dôdékamèchanon_;--Aristophane,
    _Grenouilles_;--_Thesmophories_.

Il avait même plu aux anciens de classer les femmes des différentes
régions de la Grèce d’après le genre de volupté qu’elles préféraient ou
pratiquaient le plus savamment. Les Corinthiennes n’avaient pas de
spécialités, ou plutôt elles les avaient toutes; fameuses pour la
souplesse de leurs reins et l’élasticité de leurs mouvements, elles
multiplient les plaisirs de l’homme qui les a choisies, en lui
abandonnant toutes les parties de leur corps qui peuvent lui procurer
des sensations nouvelles. Aussi, dans la langue grecque,
_korinthiadzein_ est-il devenu synonyme de forniquer.

Les Phéniciennes, disait-on, se peignaient les lèvres pour imiter
l’entrée du vrai sanctuaire de l’Amour; elles enduisaient ensuite de
miel le priape de ceux qu’elles voulaient fêter, le tétaient avec
ardeur, lubréfiaient la peau fine qui l’enveloppe et leur salive
imprégnée du suc attirait des flots d’amour.

Les Lesbiennes s’adonnaient avec passion au même exercice qu’elles
passent pour avoir inventé. Elles préféraient toutefois plonger leur
langue dans les appas secrets des jeunes filles et obtenir d’elles le
même baiser. Les plus vicieuses, nommées tribades, empruntaient aux
Milésiennes un priape postiche en cuir qu’elles désignaient sous le nom
d’_olisbon_, simulant ainsi le baiser bi-sexuel.

Les Syphniassiennes (de l’île de Siphnos), savaient, avec dextérité,
caresser profondément de leurs doigts souples les parties les plus
secrètes de leurs amants.

Les Chalcidisseuses faisaient servir aux voluptés du baiser des enfants
aux gestes innocents, à la peau blanche, aux mains potelées; elles
partageaient ce vice répugnant avec les Chalcidisseuses, dont le nom
provient d’une ville inconnue[87].

  [87] Suidas, _Lexicon_: _Korinthiadzein_; _Lesbiadzein_;
    _Siphniadzein_; _Phikididzein_; _Phoikinidzein_;
    _Kalkididzein_;--Aristophane, _Lysistrata_;--Potter, _Archæologia
    Græca_, Leyde, 1702, IV, 12.

La science précise des attitudes du baiser eut, d’autre part, en
Aristophane un vulgarisateur d’une verve peu timorée. Sous prétexte de
moraliser, le poète comique expose crûment les tableaux les plus
réalistes, qui valent pour nous des documents vécus. Nous en avons
cueilli quelques-uns au cours de ces études; en voici un nouveau qui
nous paraît plus particulièrement exact et complet, en ce qu’il comprend
à peu près en entier les différentes formes que peut revêtir la
recherche des voluptés charnelles.

Dans un passage de la _Paix_, Trygée s’exprime en ces termes avec une
équivoque obscène, où Théoria est considérée sous un double point de
vue, comme fête sacrée et comme courtisane: «Sénat, Prytanes, regardez
Théoria, et voyez quels biens précieux je remets en vos mains.
Hâtez-vous de lui lever les deux jambes en l’air et d’immoler la
victime. Admirez la belle cheminée (le sexe de Théoria); elle est tout
enfumée; car c’est ici qu’avant la guerre le Sénat faisait sa cuisine.
Maintenant que vous avez retrouvé Théoria, vous pourrez dès demain
célébrer les jeux les plus charmants, lutter contre elle à terre ou à
quatre pattes, la coucher sur le côté, vous tenir à genoux inclinés
devant elle, ou frottés d’huile engager vaillamment la lutte du pancrace
et labourer votre adversaire à coups de poing et de queue.

«Le lendemain vous célébrerez des courses équestres où les cavaliers
chevaucheront côte à côte, où les attelages des chars, renversés les uns
sur les autres, soufflant et hennissant, se rouleront, se bousculeront à
terre, tandis que d’autres rivaux précipités de leurs sièges tomberont
écorchés près du but[88].»

  [88] Aristophane, _La Paix_.

C’est encore Aristophane qui nous a présenté à diverses reprises le
débauché Ariphrade, cunnilinge fameux, célèbre à Athènes par son
libertinage spécial: Ariphrade se plaît dans le vice; ce n’est pas
seulement un homme dissolu, gangrené, mais il a inventé un nouveau genre
de débauches. Il souille sa langue par de honteuses voluptés en la
plongeant dans les parties secrètes de la femme, même au moment où elles
sont humides de menstrues ou de tout autre humeur[89].

  [89] Aristophane, _Les Chevaliers_.--Voir le traité précis de Forberg:
    _De figuris Veneris_.

Le Timarque de Lucien, sous le nom duquel est déguisé peut-être le
sophiste Polyeucte, n’est guère plus recommandable. Il s’est livré tout
jeune à un soudard éhonté qui l’a corrompu et fait servir à toutes ses
passions. En fait de turpitudes, on se souvient de l’avoir vu à genoux
devant un jeune homme, occupé à faire ce qu’on devine. Sa langue même
lui reproche de la faire servir aux plus honteux emplois, aux actions
les plus abominables. Foulée, souillée de toutes les manières, il faut
encore que de langue elle devienne main et se trouve inondée
d’impuretés. Aussi lorsqu’il voulut se marier à Cyzique, celle qu’il
songeait à épouser, édifiée sur ses mœurs, s’écria: «Je ne veux pas d’un
mari qui lui-même en a besoin[90].»

  [90] Lucien, _Le Pseudologiste_, passim.

Y a-t-il mieux, d’autre part, comme libertinage, que ce pseudo-précepte
du baiser conjugal? «Si ta femme est enceinte, dit-il à l’époux, ne lui
donne pas le baiser dans la position normale: elle aurait beau «ramer»,
tu serais secoué et tu te perdrais dans le gouffre. Bien plutôt
retourne-la sur elle-même et jouis de ses f... de roses, tout comme si
ton épouse était un bel enfant[91].»

  [91] Anthologie grecque: _Epigrammes érotiques_, 54.

Enregistrons enfin quelques affirmations féminines d’un cynisme
désarmant: Lydé se faisait fort de satisfaire trois amants à la fois,
l’un devant, l’autre derrière, le troisième avec ses lèvres: «_Admitto,
inquit, paediconem, mulierosum, irrumatorem._»[92]

  [92] Anthologie grecque: _Epigrammes érotiques_, 49.

De même Nicarque, Hermogène et Cléobule se partageaient simultanément le
corps d’Aristodice, chacun d’eux jouissant d’une ouverture: Nicarque du
sexe, Hermogène du «siège des vents malodorants», et Cléobule de la
bouche[93].

  [93] Anthologie grecque: _Epigrammes comiques_, 328.

                   *       *       *       *       *

A la poursuite du plaisir les sens s’émoussent, et les débauches
invertissent la nature, «détournant la chair de sa voie». Les femmes se
livrent aux caresses infécondes des femmes.

Cet anti-amour s’est personnifié, pour la postérité, dans la figure de
Sapho la Lesbienne.

Très favorablement placée sur la route des colonies grecques de
l’Asie-Mineure, Lesbos devint, comme disaient les Anciens, un «séminaire
de courtisanes». Les plus jolies femmes étaient élevées en commun dans
des sortes de collèges ou de couvents où on les formait, par tous les
arts, à l’art unique de l’amour, où, par tous les procédés et les
raffinements imaginables, on les aiguisait pour la volupté; si bien que,
parmi les présents qu’Agamemnon fait offrir à Achille, il cite avec
complaisance «sept femmes habiles dans les beaux ouvrages, sept
Lesbiennes qu’il avait choisies pour lui-même, et qui remportèrent sur
toutes les autres femmes le prix de la beauté.»[94]

  [94] Homère, _Iliade_, IX, 128-130.

Sapho, de Mitylène, devenue veuve d’un riche habitant de l’île d’Andros,
fonda une école de poésie et de rhétorique, qui ne conserva pas
longtemps le caractère de sérénité convenant à cet enseignement. «Dans
la vie intime avec ces vierges intelligentes, Sapho prit le goût de
l’amour particulier qui a depuis porté le nom d’amour lesbien. Ses
élèves devinrent ses amies, et ses amies se changèrent en amantes.» Ce
furent Andromeda, Erinne, Anactoria, Telesippa, Megara, Atthis, Cydno,
vierges de Lesbos, Eunica de Salamis, Anagara la Milésienne, Damanilè la
Pamphilienne, Gongyla de Colophon.

Plusieurs critiques ont tenté vainement de laver Sapho de cette
souillure; mais l’ode à son amie, inconnue de nous, et que nous
reproduisons dans l’_Anthologie_ qui termine ce volume, est un
chef-d’œuvre de passion hystérique, et Longin la donne comme un exemple
d’expression de la fureur amoureuse.

Horace qualifie la Lesbienne de «mascula» (mâle), et Lilio Gregorio
Giraldi, dans un de ses dialogues, dit qu’«elle s’abandonna à toutes
sortes d’amours, au point qu’elle fut connue sous le nom de tribade.» On
dénommait ainsi les femmes chez qui le clitoris avait tellement cru
qu’elles pouvaient s’en servir comme d’un membre viril pour le
baiser[95].

  [95] Voir le traité précis de Forberg: _De figuris Veneris_.

La nature avait, dit-on, ébauché pour elle l’organe du sens dont elle
usurpa les plaisirs. Tour à tour on la vit chercher, recevoir et créer
leurs illusions[96].

  [96] Voir Bayle, _Dictionnaire philosophique_, art. _Sapho_; Poinsinet
    de Sivry, _Théâtre et œuvres diverses_, Paris, 1763, p. 70.

La mort de Sapho peut ressembler, pour un moraliste facile, à un
châtiment: la Lesbienne meurt d’amour pour Phaon, pour un homme! La
nature se venge, est-on tenté de philosopher.

Que Sapho ait inventé ou non cette «nouvelle manière d’aimer», elle eut
le plus grand succès chez les femmes enfermées, vivant entre elles dans
une promiscuité énervante et souvent lassées du professionnel amour
masculin. Chez les dictériades, c’était une véritable passion. De même
chez les joueuses de flûte et les danseuses, dont les attouchements
réciproques excitaient la sensualité. Ainsi Ioessa, voulant se venger de
la trahison de son amant Lysias, fait partager sa couche à sa compagne
Pythias[97]. Ainsi les Samiennes Bitto et Nannium ne veulent pas aller
au temple de Vénus pour y obéir à ses lois. Elles s’abandonnent à
d’autres voluptés qui ne sont pas légitimes[98].

  [97] Lucien, _Dialogues des courtisanes_, XII.

  [98] Anthologie grecque, _Epigrammes érotiques_, 207.

Ces passions se développaient encore dans des fêtes célébrées entre
courtisanes, les _Aloa_, où les débauches se faisaient sous l’invocation
de Vénus Peribasia (aux jambes écartées). Les festins donnés à ces
occasions, dits callipyges, étaient des prétextes à des concours de
beauté, comme celui dont le rhéteur Alciphron nous a transmis le tableau
précis, et qui sans doute servaient d’entr’actes aux débauches les plus
intimes[99].

  [99] _Lettres du rhéteur Alciphron_, t. XXXIX; voir l’Anthologie à la
    fin de ce volume.

Quant au vice unisexuel masculin, quelques écrivains ont tenté de
l’expliquer, sinon de l’excuser, chez les Grecs par la beauté même des
hommes de l’Attique. Aucune nation, parmi les Grecs, ne produisait des
hommes d’une si grande beauté que les Athéniens. Platon parle avec
enthousiasme de Démus et de Charmide: on voyait le nom du premier écrit
sur tous les portiques de la ville et sur les façades de toutes les
maisons, pour transmettre à la postérité la mémoire d’un mortel si
accompli. Xénophon et Critias, disciples de Socrate, éclipsaient la
jeunesse la plus florissante de la Grèce[100]. Alcibiade conserva tout
l’éclat d’une beauté resplendissante, les belles proportions et
l’heureuse constitution de son corps, dans son enfance, dans sa jeunesse
et dans son âge viril: il fut séduisant à toutes les périodes de sa
vie[101].

  [100] De Pauw, _Recherches philosophiques sur les Grecs_, t. I, p.
    107.

  [101] Plutarque, _Alcibiade_, I.

Pour satisfaire cette passion de la beauté masculine et pour l’exploiter
profitablement, tous les jours, à Athènes et à Corinthe, les marchands
d’esclaves amenaient de beaux jeunes garçons, achetés souvent fort cher;
on leur donnait dans la maison l’emploi des concubines. L’honnêteté
publique et la pudeur conjugale ne s’en indignaient point. Les jeunes
citoyens qui, comme Alcibiade, excitaient beaucoup de ces passions
ignobles, étaient honorés; ils occupaient la première place dans les
jeux, portaient des habits d’étoffe précieuse qui les faisaient
reconnaître et recueillaient sur leur passage l’éclatant témoignage de
l’immoralité publique[102].

  [102] Dufour, _Histoire de la prostitution_, t. I, p. 213.

L’origine de la pédication se perd dans la nuit des temps; on la
retrouve à peu près partout. Cette passion fut fort commune à Ténédos et
dans d’autres villes de la Grèce, les mieux policées. Ainsi les
Chalcidiens d’Eubée y sont fort adonnés, et le mot _Chalkididzein_
s’appliquait à amour des enfants[103].

  [103] Suidas. Lexique: _Chalkididzein_. Voir le traité précis de
    Forberg: _De figuris Veneris_.

En Crète, les enfants que l’on aime sont très considérés: c’est à qui y
enlèvera plutôt qu’un autre des enfants mâles. C’est même un déshonneur,
pour un beau garçon de n’être pas aimé.

Si l’on en croit Timée, c’est de Crète que cet amour passa d’abord en
Grèce.

Les Celtes qui, de tous les Barbares, ont les plus belles femmes,
préfèrent l’amour des garçons; de sorte que plusieurs en ont souvent
deux couchés avec eux sur les peaux où ils reposent.

Alexandre était extrêmement passionné à cet égard. Dicéarque rappelle
qu’Alexandre offrant un sacrifice à Ilion, et ayant conçu un violent
amour pour l’eunuque Bagoas, il le baisa en présence de milliers de
spectateurs.

Talon aime Rhadamante le Juste; Hercule fut l’objet de la passion
d’Eurystée. Agamemnon prit Argynne pour Mignon après l’avoir vu nager
dans le Céphise. Aristoclès le Citharède fut celui du roi Antigonus.

A Mégare, les plus grands honneurs étaient réservés aux beaux garçons,
appelés à se mesurer en des concours de baisers. Dans ces jeux, on
distribuait aussi un prix à celui qui, colorant le mieux cette passion,
en faisait mieux sentir les agréments et les charmes.

Le poète Sophocle aimait les jeunes garçons; et, loin de cacher son
vice, il se plaisait à user de stratagèmes habiles pour embrasser devant
tous les convives les jeunes échansons lorsqu’ils étaient séduisants.

Théopompe raconte qu’Odomarque ayant joui du fils de Pythodore de
Sicyone, fort beau jeune homme, lorsqu’il vint à Delphes consacrer sa
chevelure (comme le faisaient les jeunes gens à leur entrée dans la
puberté), lui donna quatre petites étrilles d’or servant à déterger la
peau après le bain, consacrées autrefois par les Sybarites, et qui
avaient été enlevées du temple[104].

  [104] Athénée, _Le Banquet_, XI, 4;--XIII, 8;--Bret, _Lycoris ou la
    Courtisane grecque_, Amsterdam, 1746, p. 34.

Aristote fut épris des charmes de son disciple Théodecte. Socrate,
surnommé «sanctus pederastes», fut amoureux d’Alcibiade, lequel menait
la vie la plus voluptueuse et passait des journées entières dans la
débauche et les plaisirs les plus criminels. Habillé d’une manière
efféminée, il paraissait sur la place publique traînant de longs
manteaux de pourpre. Il faisait d’ailleurs cyniquement parade de ses
vices monstrueux, et il fut convaincu d’avoir, dans une partie de
libertinage avec ses amis, mutilé les hermès de lubrique manière, et
contrefait les mystères; Théodore y faisait les fonctions de héraut;
Polytion, celles de porte-flambeau; Alcibiade, celles d’hiérophante; les
autres étaient les initiés ou les mystes, servant également Bacchus et
Priape[105].

  [105] Plutarque, _Alcibiade_, XVIII, XXIII.

Pour laisser un témoignage public de corruption, Alcibiade s’était fait
peindre, pour ainsi dire, sous ses deux faces: nu et recevant la
couronne aux jeux olympiques; nu et encore vainqueur sur les genoux de
la joueuse de flûte Néméa[106].

  [106] Dufour, _Histoire de la prostitution_, I, p. 215.

Le vice était très répandu, même dans la classe des Athéniens
distingués. Aristophane ne leur a pas ménagé les traits de sa mordante
satire. Ici Bacchus parle de Clisthène l’orateur comme d’un navire ou
d’une prostituée que l’on «monte». Complètement imberbe, il ressemblait
à un eunuque et se livrait à toutes les prostitutions; plus loin, c’est
le poète comique, Cratinus qui se rase à la mode des pédérastes, qui
s’arrache les poils du derrière et se déchire les joues sur le tombeau
d’un amant. Là Agoracitus, désireux de récompenser le peuple, lui donne
un jeune garçon aux f... bien taillées (_coleatum_), et qu’il pourra
employer à tous services. Voici le poète tragique Agathon, appelé
Cyrène, du nom d’une courtisane aux mœurs dissolues, qui est accusé de
se livrer aux pédérastes (_pædicari_), de s’agiter pour eux en
mouvements lubriques (_clunem agitare_); sa robe même couleur de safran,
exhale une suave odeur de membre viril. Et Pisthétérus, bâtisseur de la
cité de rêve, s’écrie: «Je veux une ville où le père d’un beau garçon
m’arrête dans la rue et me dise d’un air de reproche, comme si je lui
avais manqué: Ah! c’est bien agir, Stilbonide! tu as rencontré mon fils
qui revenait du bain, après le gymnase, et tu ne lui as pas parlé, tu ne
l’as pas embrassé, ni emmené, tu ne lui as pas caressé les parties
(_neque testiculos attrectasti_). Dirait-on que tu es un vieil ami?»

Ce genre de débauches était particulièrement reproché aux orateurs;
c’est l’école où ils se forment, où ils forment leurs élèves, dit
Aristophane. Athénée ajoute qu’ils mènent au Lycée leurs mignons rasés
en haut, épilés par le bas. Les maîtres de rhétorique exigeaient pour
prix de leurs leçons des complaisances infâmes. Dans les _Grenouilles_,
Eschyle reproche à Euripide d’avoir enseigné le verbiage, à la suite de
quoi les palestres ont été désertées, et les jeunes gens se sont
prostitués (_quæ res culos contrivit adolescentulorum_). De même Lucien
nous présente le jeune Clinias, amant de Drosé, détourné de sa maîtresse
par un infâme philosophe, un certain Aristénète, un pédéraste qui, sous
prétexte de philosophie, vit avec les plus jolis garçons et leur lit les
dialogues érotiques des anciens philosophes[107].

  [107] Athénée, _Le Banquet_, XIII, 2; Aristophane, _Les Grenouilles_;
    _Les Acharniens_; _Les Chevaliers_; _Plutus_; _Les Thesmophories_;
    _Les Oiseaux_;--Lucien, _Dialogues des courtisanes_, X.

Les pédérastes avaient pour la beauté de leurs mignons des sollicitudes
infinies: «Pour les joues, il faut qu’elles soient nues et qu’aucun
nuage, aucun brouillard ne vienne en obscurcir l’éclat. Des yeux fermés
ne sont pas agréables à voir; il en est de même des joues d’un beau
visage, lorsqu’elles sont couvertes de poils. Emploie les onguents;
sers-toi de petits rasoirs ou de l’extrémité de tes doigts; use de savon
ou bien d’herbes; enfin, de tout ce que tu voudras, mais fais en sorte
de prolonger ta beauté.»

Et la jalousie, parmi ces amoureux invertis, revêt une forme aussi
passionnée que dans l’amour naturel: «Je te salue, bien que tu ne le
veuilles pas; je te salue, bien que tu ne m’écrives point, toi, dont la
beauté, accessible à d’autres, est pour moi seul pleine de fierté. Non,
tu n’es pas fait de chair et de tout ce qui compose le corps humain,
mais d’un mélange de pierre, de diamant et d’eau du Styx. Puissé-je te
voir bientôt avec une barbe naissante, assiéger à ton tour la porte
d’autrui!...

«Tu m’as bien l’air plutôt d’être un Scythe ou un barbare et d’arriver
des régions où les autels sont si inhospitaliers. Tu peux alors suivre
la coutume de ta patrie; et si tu ne veux point écouter qui t’adore,
prends une épée. Tu n’as rien à craindre. Ta victime ne cherchera pas
même à se défendre. Une blessure de toi, ce serait le comble de ses
vœux[108].»

  [108] _Lettres galantes d’Aristénète_, 19, 41, 61.

Encore est-il que tous ces baisers, pour libertins qu’ils soient, sont
donnés et reçus par des êtres humains. Mais que dire de la passion d’une
femme pour un âne dont elle paie d’une très forte somme les caresses
durant une nuit. Laissée seule avec son amant aux longues oreilles, elle
se déshabille et, toute nue, se parfume ainsi que son âne; puis, le
couvrant de baisers, elle l’attire sur le lit. Après l’avoir excité par
mille caresses amoureuses, elle se glisse sous le ventre de l’animal,
l’enlace, et se soulevant le reçoit tout entier en elle. Insatiable de
voluptés, elle employa des nuits entières à cet exercice. Et le jour où
cet âne, grâce à une métamorphose, a pris la forme humaine qu’il avait
perdue à la suite d’une malsaine curiosité, il va retrouver son
amoureuse, et, tout fier de lui, se met à nu, sûr de son effet. Mais
elle le renvoie avec mépris. «Par Jupiter, dit-elle, ce n’est pas de
toi, c’est de l’âne que j’étais amoureuse; c’est avec lui et non avec
toi que j’ai couché. Je pensais que tu avais conservé le bel et grand
échantillon qui distinguait mon âne. Mais je vois bien qu’au lieu de ce
charmant et utile animal, tu n’es plus, depuis ta métamorphose, qu’un
singe ridicule.»[109]

  [109] Lucien, _Lucius ou l’âne_, 51, 56.

Quelque désir que nous ayons de ne pas nous attarder à ces sortes
d’aliénations sexuelles, nous devons, pour être complets, rappeler
quelques attentats contre nature transmis par des écrivains dignes de
foi.

C’est encore Lucien qui nous conte l’aventure d’un jeune homme distingué
tombé éperdument amoureux de la statue de la Vénus de Gnide. Un soir il
se cache dans le temple, où il est enfermé, à l’insu des prêtresses. Le
lendemain on découvrit des vestiges de ses embrassements amoureux, et la
déesse portait à la cuisse une tache comme un témoin de l’outrage
qu’elle avait subi. Quant au coupable, il disparut pour toujours[110].

  [110] Lucien, _Les Amours_, 15, 16.

Athénée cite deux exemples analogues:

Clisophe, devenu amoureux d’une statue de marbre de Paros, s’enferma
dans le temple de Samos, où elle était, pour en jouir; mais ne le
pouvant pas, vu le froid et la dureté de la pierre, il se retira pour
aller chercher un morceau de chair, qu’il y appliqua par devant, et se
satisfit.

Polémon dit qu’il y avait dans la galerie des tableaux de Delphes deux
enfants de pierre. Certain Théore ayant conçu la plus vive passion pour
l’une de ces statues, s’enferma avec elle et laissa une couronne pour
prix de sa jouissance[111].

  [111] Athénée, _Le Banquet_, XIII, 8.




CHAPITRE V

Le Baiser dans les arts

La représentation de Priape.--La médaille de Lesbos.--La main
phallique.--La Vénus de Gnide.--Eros hermaphrodite.--L’_Aphrodision_:
galeries licencieuses.


Non seulement les auteurs anciens s’exprimaient librement sur des sujets
pour lesquels nous avons inventé la pudeur, mais encore les peintres et
les sculpteurs ne gardaient aucune retenue à cet égard. Trop près de la
nature pour considérer déjà l’instinct sexuel comme chose honteuse, les
Grecs, loin d’attacher une idée libertine à la représentation de
l’organe de la génération, lui donnaient la plus haute signification
symbolique. Nous n’en voulons pour preuve que le bronze célèbre que
Benoît IV fit entrer au Vatican au Xe siècle: il représente le membre
viril placé sur la tête du coq, emblème du soleil, porté sur le cou et
les épaules par un homme; c’est le pouvoir générateur de l’Eros. Et
l’inscription du piédestal est des plus significatives, le Priape y
étant dénommé «Sauveur du monde».

Les Grecs ne répugnaient pas davantage à la représentation symbolique de
la lasciveté sous la forme de groupes rappelant plus où moins
directement le culte physiologique des Egyptiens pour le bouc de Mendès.
Dans l’une de ces sculptures le bouc est passif, assailli lui-même par
un être mythologique, faune ou satyre.

Pan lui-même était représenté se versant de l’eau sur les organes
sexuels afin de fortifier le pouvoir créateur actif avec l’élément
prolifique passif.

On trouve encore dans les anciennes sculptures certains êtres
androgynes, possédant les organes des deux sexes. L’un d’eux est
représenté endormi, avec les organes sexuels recouverts, et l’œuf du
chaos brisé dessous. Sur l’autre côté, Bacchus le créateur, portant une
torche, emblème du feu éthéré, la penche sur la figure endormie, pendant
qu’un de ses agents semble attendre son ordre pour commencer l’exécution
d’un office dont, selon des signes extérieurs très visibles, il
s’acquittera avec énergie et succès[112].

  [112] Richard Payne Knight, _Le culte de Priape_, p. 17 sqq.; pl. II,
    fig. 3; pl. VII; pl. V, fig. 1, 3.

Dans un spécimen de sculpture rapporté de l’île d’Elephanta, se
trouvaient plusieurs figures de très haut relief: la principale est
celle d’un homme et d’une femme exerçant mutuellement sur leurs organes
respectifs une action énergique, emblème sans doute des pouvoirs actifs
et passifs de la génération s’entr’aidant mutuellement[113].

  [113] Richard Payne Knight, _Le culte de Priape_, pl. XI.

Mais voici un témoignage plus précis encore du culte sincère du baiser.
Sur une gemme antique, une femme nue apporte à l’autel de Priape, et des
deux mains, un nombre respectable de phallus: c’est l’expression
matérielle d’une reconnaissance émue au dieu auquel elle doit des
minutes précieuses[114].

  [114] Richard Payne Knight, _Le culte de Priape_, pl. III, fig. 3.

Dans l’île de Lesbos l’acte générateur était une sorte de sacrement,
ainsi qu’en témoigne la devise des médailles. Un mâle arc-bouté sur ses
deux jambes, le phallus en érection, soulève une femme nue dont il a
passé les deux jambes de chaque côté de son corps. Les figures, quelque
peu bestiales, sont mystiques et allégoriques. Le mâle a un mélange du
bouc dans sa barbe et dans ses traits, et doit représenter Pan, pouvoir
générateur de l’Univers; la femme a l’ampleur et la plénitude qui
caractérisent la personnification des pouvoirs passifs[115].

  [115] Richard Payne Knight, _Le culte de Priape_, p. 82; pl. LX, fig.
    8.

Une médaille phénicienne nous a conservé la représentation du geste
obscène dit «la figue» ou main phallique. C’est une amulette de temps
immémorial. Les anciens avaient deux formes de cette main. L’une
étendait le doigt du milieu, gardant le pouce et les autres doigts
repliés sur eux-mêmes; l’autre avait toute la main fermée, mais le pouce
était passé entre l’index et le médium.

La première de ces formes est la plus ancienne: l’extension du médium y
représente celle du membre viril, et les doigts repliés de chaque côté
sont les testicules.

Aussi les Grecs nommaient-ils le médium _katapugôn_ (adonné aux plaisirs
vénériens), faisant allusion à des pratiques honteuses, moins cachées
alors qu’aujourd’hui. Montrer la main dans cette forme s’exprimait en
grec du mot _skimalidzein_, qui signifie primitivement enfoncer le
médium au derrière des poules pour voir si elles vont pondre, et qui en
est venu à désigner les caresses profondes aux hanches des femmes. Ce
geste était considéré comme une insulte méprisante, désignant la
personne indiquée comme adonnée aux vices anti-naturels.

Néanmoins, il était un véritable talisman contre les influences
malfaisantes et, figuré en pierreries, il était suspendu au cou ou aux
oreilles des femmes. Au musée secret de Naples se trouvent des spécimens
de semblables amulettes sous forme de deux bras joints par le coude;
l’un d’eux est terminé par la tête d’un phallus, l’autre possède une
main phallique[116].

  [116] Richard Payne Knight, _Le culte de Priape_, p. 118, pl. II, fig.
    1. Voir C. Famin, _Peintures, bronzes et statues érotiques formant
    la collection du cabinet secret du Musée royal de Naples_, Paris,
    1832.

Le nombre des Vénus figurées en marbre dans les diverses villes de la
Grèce était considérable. La plus remarquable était celle érigée à
Gnide, dite ville de Vénus, et où on rencontrait tout naturellement des
figures lascives de terre cuite. La statue, ouvrage de Praxitèle, était
en marbre de Paros, et de la plus parfaite beauté. Phryné avait servi de
modèle à l’artiste. «Sa bouche s’entr’ouvre par un gracieux sourire, ses
charmes se laissent voir à découvert, aucun voile ne les dérobe; elle
est entièrement nue, excepté que de l’une de ses mains elle cache
furtivement son sexe.» Le temple a une seconde porte pour ceux qui
veulent contempler la beauté postérieure de la déesse[117].

  [117] Lucien, _Les Amours_, 11, 13.

A Myrina, ancienne ville grecque d’Eolie, fut découverte, en 1870, une
vaste nécropole que les membres de l’Ecole française d’Athènes
fouillèrent de 1880 à 1883, pour en retirer quantité de terres cuites,
parmi lesquelles:

Une _scène nuptiale_. Le jeune homme se penche comme pour saisir sous
les bras sa compagne, chastement enveloppée sous de longs voiles qui
recouvrent sa tête. C’est l’épisode du «dévoilement», le premier acte de
la soirée des noces, quand les époux se retrouvaient seuls.

_Une danseuse jouant des crotales_. La _crotalistria_ se livre à un
mouvement violent, dont l’effet est augmenté par la transparence de la
tunique, serrée autour du torse qui semble se dégager nu de l’himation.
Cette figurine a un déhanchement sensuel très caractéristique.

_Aphrodite assise sur un bouc_. Cette statue en bronze, œuvre de Scopas,
se trouvait dans l’enceinte d’un temple élevé à Elis. On la nommait
_Aphrodite Pandemos_, ou Vénus populaire.

_Eros hermaphrodite dansant_, figurine destinée à être suspendue. «Dans
l’aspect androgyne de ces représentations d’Eros, il faut se garder de
voir un souvenir des vieilles conceptions de l’art oriental, ni même le
type proprement dit de l’Hermaphrodite, qui ne se développa qu’assez
tard en tant que création indépendante et prit facilement un caractère
licencieux. Ce qui nous paraît étrange dans le type d’Eros hermaphrodite
est précisément ce qui choque les idées modernes dans quelques dialogues
de Platon: l’assimilation de la beauté virile à la beauté féminine, les
hommages adressés à celle-là qui ne nous semblent convenir qu’à
celle-ci. Pas plus que Phèdre ou Charmide, l’Eros de Praxitèle n’est
hermaphrodite: il est beau de la double beauté de l’homme et de la
femme; c’est le chef-d’œuvre, ce n’est pas une erreur de la nature. Mais
une pente rapide conduit des jeunes dieux de Praxitèle aux
représentations sensuelles de l’Hermaphrodite. L’influence des religions
orientales, à la fois mystiques et grossières, et surtout la décadence
des mœurs, dénaturèrent l’idéal que la civilisation athénienne avait
conçu. L’hermaphroditisme ne fut plus la synthèse de deux beautés, mais
celle de deux sexes.»[118]

  [118] _Ecole Française d’Athènes: La Nécropole de Myrina_, par E.
    Pottier et S. Reinach. Paris 1887; t. I, p. 293 sqq.; pl. VI, 2;
    XII, 2; XIV, 1, 2; XV, 1; XXXIV, 2; XL, 3, 4.

Nous savons aussi, par des indiscrétions d’écrivains anciens, que chez
les Grecs nombre de maisons comprenaient un réduit consacré uniquement
au culte de Vénus. Les Grecs le nommaient _Aphrodision_, et l’on y a
retrouvé des peintures érotiques. L’usage des images obscènes était
d’ailleurs fréquent dans l’antiquité: les Grecs appelaient ces peintures
lascives des _grylli_ (bamboches, saletés), de _grullos_ qui signifie
«pourceau». Les peintres Polygnote et Parrhasius sont cités par
Pausanias et Pline comme ayant excellé dans ce genre de composition.
Zeuxis, Philoxène, Apelles même s’amusèrent à des gravures priapesques.

Suétone conte que quelqu’un ayant légué à Tibère un tableau de
Parrhasius «où Atalante prostitue sa bouche à Méléagre», et le testament
lui donnant la faculté, si le sujet lui déplaisait, de recevoir à la
place un million de sesterces (193.750 fr.), il préféra le tableau et le
fit mettre dans sa chambre à coucher[119].

  [119] Pline, _Histoire naturelle_, XXXV, 10; Suétone, _Tibère_, 44; C.
    Famin, _Peintures, bronzes et statues érotiques du Musée royal de
    Naples_.

Une peinture d’Aétion, proposée par Lucien comme modèle au style
gracieux, représentait les noces d’Alexandre et de Roxane. Dans une
chambre magnifique est un lit nuptial: Roxane y est assise; c’est une
jeune vierge d’une beauté parfaite. Elle regarde à terre, toute confuse
de la présence d’Alexandre; une troupe d’Amours voltige en souriant.
L’un, placé derrière la jeune épouse, soulève le voile qui lui couvre la
tête, et montre Roxane à son époux. Un autre, esclave empressé, délie la
sandale comme pour hâter le moment du bonheur; un troisième saisit
Alexandre par son manteau et l’entraîne de toutes ses forces vers
Roxane[120]. Ce dernier geste s’explique par l’hostilité avérée
d’Alexandre pour le baiser vénérien[121].

  [120] Lucien, _Hérodote ou Aétion_, 5.

  [121] Voir chap. III.

Ces sortes de compositions devinrent si licencieuses et se multiplièrent
à un tel point que les poètes se plaignirent de la dissolution des
peintres. Les femmes de la Grèce, agitées d’un côté par les vapeurs des
vins les plus violents dont elles étaient friandes, et de l’autre, par
la vue de tant d’objets propres à irriter les sens, ne pouvaient que
difficilement conserver quelque empire sur elles-mêmes[122].

  [122] De Pauw, _Recherches philosophiques sur les Grecs_, t. II, p.
    89.

Nous avons fort peu de documents précis, hors de ceux dont nous avons
parlé et qui ont plutôt trait au culte public du baiser. Pour ce qui est
des peintures ou sculptures érotiques et lascives appartenant aux
galeries particulières, nous en sommes réduits à les deviner, surtout
d’après les exemplaires retrouvés des galeries artistiques romaines, qui
devaient pour la plupart imiter l’art grec ou s’en inspirer. Nous
pourrons, au moment où nous étudierons le baiser chez les Romains,
décrire, non sans quelque précaution verbale, les pièces d’un cabinet
secret qui constitueraient le plus complet des _aphrodisions_.

Cependant un recueil, attribué au savant d’Hancarville, prétend
reproduire un certain nombre de ces tableaux où les anciens se
plaisaient à figurer les formes variées et séduisantes du baiser. Nous
nous garderions d’affirmer la véracité du document; nous serions plutôt
tentés, après bien d’autres, de le déclarer controuvé. Mais la
vraisemblance y est habilement sauvegardée: c’est notre excuse. Nous
n’en aurions d’ailleurs aucune de passer sous silence une pareille
tentative de reconstitution. Nous ne signalons ici que les sujets se
rapportant plus directement aux mœurs grecques; les sujets romains
viendront à leur tour. Chacun des tableaux représentés est accompagné
d’un court commentaire, que nous reproduisons, autant que faire se
pourra.

Nº 12.--«Bizarrerie qu’une femme n’avoue pas, et qui montre l’ancienneté
du goût peu orthodoxe reproché aux Grecs et aux Etrusques.» La gravure
représente une scène de pédication où la femme est naturellement
«cinède».

Nº 28.--«Echantillon de la gymnastique des anciens; les filles de Sparte
s’y exerçaient comme les hommes.» Un jeune homme a soulevé une femme,
laquelle croise les jambes dans son dos, tandis qu’il la pénètre.

2me Partie, nº 4.--«Sacrifice au dieu des jardins. Le prêtre qui joue de
la double flûte est un de ceux que Sidoine Apollinaire appelle _mystæ_,
parce qu’ils servaient également Priape et Bacchus. Hérodote les nomme
_phalliphori_, ou porte-priapes, parce que dans les processions ils
portaient le symbole du dieu de Lampsaque.»

Nº 12.--«Festus dit qu’avant de mener les jeunes mariées à leurs époux
on les conduisait dans un temple de Priape et on les asseyait sur son
sexe proéminent. Cette médaille représente cette cérémonie.»

Lactance prétend que cette coutume était instituée afin que le dieu
parût avoir la primeur des baisers de la fiancée; mais il est probable
qu’au début cette cérémonie avait un caractère symbolique, tendant à ce
que la jeune femme soit rendue féconde par sa communion étroite avec le
principe divin.

Nº 14.--Un satyre assaillant avec succès un bouc. Voir les paroles de
Damœtas à Ménalque: «Ménage tes reproches. On sait de tes aventures...
quand tes boucs te regardèrent de travers... et certain antre consacré
aux Nymphes. Mais les Nymphes, indulgentes, en rirent.»[123]

  [123] Virgile, _Bucoliques_, Eglogue, III, 8-9.

Nº 32.--«Le caractère d’Alcibiade qu’on peut aisément expliquer. Un
Priape en érection devant une colonne, agacé par un papillon et un
aspic.»

Nº 33.--«Le cheval de Troye». Tableau vivant, scènes de luxure et poses
complexes à multiples personnages[124].

  [124] _Veneres et Priapi uti observantur in gemmis antiquis_. Naples,
    vers 1771 (Bib. Nat. Enfer 344).




CHAPITRE VI

Le Culte du Baiser

Priape et l’âne de Silène.--Priapées.--Les Dionysiaques: chants
phalliques.--Le langage des chariots.--Les Baptes.

Thesmophories: culte du baiser lesbien.--Aphrodisies: lutte de
lubricité.--Fête d’Adonis.

Les Vénus grecques: Pandemos, Courtisane, Remueuse.--Offrandes des
courtisanes.

Vénus Callipyge.--Les courtisanes sacrées de Corinthe.


Les Grecs se flattaient d’avoir embelli les graves allégories des
Egyptiens; alors que ces derniers, traitant les Grecs d’enfants, leur
reprochaient de les avoir dégradées. L’Isis d’Egypte était l’emblème
sacré de la nature, la Vénus de Grèce n’était qu’une courtisane. La
religion grecque tendait en effet à faire de l’homme un être aimable,
plein de grâces et de courage, en rassemblant autour de lui tous les
plaisirs dont il est avide. Ainsi avait-elle divinisé l’amour, le
baiser, source de vie, source de voluptés.

Mais avec leur imagination féconde et déréglée, les Grecs avaient
mélangé confusément le culte transmis par les Egyptiens, et ceux des
Syriens, des Babyloniens, des Phéniciens, des Phrygiens, pour enfanter
le dédale inextricable d’une mythologie dans laquelle on s’égare
aisément.

La cérémonie sacrée du Phallus, ils la tenaient bien des Egyptiens: mais
le Priape vénérable, par suite de la corruption de l’ancienne
mythologie, descendit du rang de dieu de la nature au rang de divinité
rurale subalterne. Il fut supposé fils de Bacchus, vivant parmi les
nymphes d’une fontaine, et exprimant la fertilité des jardins. Sa
légende se dégage à peu près nette de mille fables.

Priape, fils de Vénus et de Bacchus, fut doté par la jalousie de Junon
d’un membre gigantesque. Elevé à Lampsaque, il plaît si bien par sa
force spéciale aux Lampsaciennes que les maris, jaloux et humiliés, le
condamnent à l’exil. Mais sur les prières des femmes, une maladie
honteuse atteint les époux à la source même de la virilité; Priape,
imploré et rappelé à Lampsaque, s’apaise. De là son culte dans cette
ville.

L’âne lui était consacré en souvenir de la fable suivante. Un jour,
Priape rencontra Vesta couchée sur l’herbe et plongée dans un profond
sommeil. Il allait profiter d’une occasion aussi favorable à ses goûts
lascifs, lorsqu’un âne vint fort à propos réveiller par ses braiments la
déesse endormie, qui échappa aux poursuites du dieu libertin. D’autres
écrivains rattachent cette association à une dispute que Priape eut avec
l’âne de Silène sur le volume respectif de leurs avantages virils.

Sur les autels de Priape on faisait des sacrifices de primeurs; des
couronnes étaient posées sur la tête du dieu et ailleurs. L’attribut de
sa force était porté en pompe dans les cérémonies publiques et même
adoré en secret dans l’intérieur domestique. On imprimait cette forme à
des vases et même à des coupes d’or, d’ivoire ou de verre. Les femmes
enveloppaient ces instruments sacrés dans des langes de lin et de soie.
On prétend qu’ils servaient alors d’auxiliaires pour la recherche de la
volupté.

Les courtisanes consacraient à Priape des ex-voto significatifs, dont le
nombre exprimait celui des sacrifices consommés dans une heureuse nuit.
Le dieu avait aussi droit aux prémices des vierges: soit piété, soit
précaution, soit hypocrisie, les nouvelles mariées ne manquaient pas de
s’asseoir douloureusement sur la statue du dieu[125].

  [125] Chaussard, _Fêtes et Courtisanes de la Grèce_, t. I, ch.
    6.--Dulaure, _Le culte du Phallus dans l’antiquité_, ch. VII;--Saint
    Augustin, _De la Cité de Dieu_;--_Priapeia_, carm. 34.

La fête à laquelle s’associait le plus étroitement le culte de Priape ou
du phallos était celle de Bacchus ou Dionysos, célébrée à Athènes avec
le plus de pompe et le plus de licence. Ces fêtes rappellent la double
ivresse du vin et de la volupté. Dans l’origine le culte, provenant sans
doute de celui d’Osiris, était simple et populaire: il était célébré
avec une cruche de vin, un cep, un bouc paré de festons, une corbeille
remplie de figues, un phallus. Puis il dégénéra en bacchanale. La
procession, qui en était la manifestation extérieure, se déroulait dans
l’ordre suivant. Les bacchants ou initiés, déguisés en pans, en silènes,
en satyres, déployaient les attributs d’une virilité exagérée et dans un
état apparent de désir continu; les uns étaient montés sur des ânes, les
autres traînaient des boucs, en se heurtant et se mêlant au milieu de
cris tumultueux. «L’homme le plus débauché, dit un Père de l’Eglise
grecque, n’oserait jamais, dans le lieu le plus secret de son
appartement, se livrer aux infamies que commet effrontément le chœur des
satyres, dans une procession publique.» A leur suite viennent les
canéphores, jeunes vierges portant des corbeilles qui contiennent les
prémices des fruits et des gâteaux en forme d’ombilics; au-dessus de ces
offrandes, bien droit et couronné de fleurs, un phallos. Les
phallophores suivent, couronnés de lierre, de violette, de serpolet et
d’acanthe. Dans leur cortège, une statue de Bacchus remarquable par un
triple phallus. Le van mystique est porté sur la tête d’une prêtresse
nommée lycnophore.

La marche est fermée par les ithyphalles, vêtus d’habits de femme. Toute
la ville est plongée dans l’ivresse, et des hymnes phalliques résonnent
de toutes parts: «O Phalès, compagnon des orgies de Bacchus, coureur de
nuit, dieu de l’adultère, amant des jeunes garçons, avec quelle joie je
reviens dans mon bourg! Combien il est doux, ô Phalès, Phalès, de
surprendre la jolie bûcheronne Thratta, l’esclave de Strymodore, volant
du bois sur le mont Phellée, de la saisir à bras le corps, de la jeter à
terre et de la posséder!»

Le temple s’ouvre aux initiés seuls; des matrones vénérées en sont les
prêtresses.

Pausanias conte qu’en Arcardie, Dionysos a encore une fête où le sang
des femmes fouettées à outrance coule sur son autel[126].

  [126] Chaussard, _Fêtes de la Grèce_, t. I, ch. 6;--Dulaure, _Le culte
    du phallus_, ch. VII;--Aristophane, _Lysistrata_; _Les
    Acharniens_;--Pausanias, VIII, 23;--Démosthène, _Plaid. cont.
    Nééra_.

L’explication de la plupart des cérémonies de ce culte est fournie par
la fable de Bacchus et Polymnus, telle qu’elle à été transmise par
Clément d’Alexandrie[127].

  [127] Voir _Le Baiser: Babylone et Sodome_, ch. IV, p. 160. (Daragon,
    éditeur).

Le symbole phallique figurait même dans les cérémonies des mystères par
excellence, ceux d’Eleusis, auxquels tous les hommes distingués par
leurs talents et leurs vertus s’honoraient d’être initiés. Tertullien
nous apprend que le phallos faisait partie, à Eleusis, des objets
mystérieux; et un autre Père de l’Eglise ajoute qu’on vénérait aussi,
dans les orgies secrètes d’Eleusis, l’image du sexe féminin. Pour
justifier la présence de ces figures obscènes dans des mystères aussi
saints, les prêtres imaginèrent la fable suivante. Cérès parcourant le
monde à la recherche de sa fille Proserpine enlevée par Pluton, arrive à
Eleusis accablée de lassitude. Une femme nommée Baubo lui offre
l’hospitalité, veut la réconforter et la rafraîchir; mais Cérès refuse
toute assistance. Baubo, pour vaincre l’obstination de la déesse, a
recours à une plaisanterie licencieuse. Elle cache son sexe sous une
petite figure phallique, puis reparaît devant Cérès, la robe relevée,
secouant et caressant le jouet postiche. A ce spectacle, aussi étrange
qu’inattendu, Cérès éclate de rire, oublie son chagrin, et consent avec
joie à boire et à manger[128].

  [128] Chaussard, _Fêtes de la Grèce_, t. II, ch. 4;--Dulaure, _Le
    culte du phallus_, ch. VII.

Les mystères de Cérès à Eleusis attiraient une foule de courtisanes. Les
dépenses de l’initiation, au profit des prêtres, étaient si
considérables que les amants se faisaient un mérite aux yeux de leurs
maîtresses en payant pour elles ces frais. L’orateur Lysias paya pour la
jeune Métanire.

Durant les cérémonies nocturnes, les ténèbres et la loi du silence
favorisaient les projets les plus hardis et les entreprises les plus
téméraires, voire même des aventures scandaleuses comme celles sur
lesquelles les poètes comiques échafaudèrent les intrigues de leurs
pièces, supposant que de jeunes personnes, entraînées par l’ivresse des
passions, s’y abandonnaient dans l’obscurité à des inconnus. Ainsi dans
l’_Aululaire_ de Plaute, la fille de l’Athénien Euclion était devenue
mère pendant les mystères de Cérès, sans même connaître le père de son
enfant.

C’est dans les murs mêmes d’Athènes qu’était conservé l’immense attirail
nécessaire à la célébration des mystères, où l’on voyait paraître des
_lingams_ et d’autres obscènes symboles, dont la forme désignait assez
l’origine égyptienne.

Du culte combiné de Cérès et de Bacchus était née cette fameuse
procession, souvent composée de trente mille pèlerins qui se
couronnaient de feuille de myrtes et portaient tous les ans la statue de
Bacchus à Eleusis, en partant du Céramique d’Athènes, et en poussant
tout le long du parcours des cris d’allégresse. Les dames d’Athènes,
montées sur des chars découverts et superbement parées, marchaient à la
tête de cette orgie; et leurs aventures amoureuses commençaient déjà
même avant qu’elles fussent arrivées au lieu de leur destination.
Ensuite elles se permettaient, durant tout le cours de leur route, des
discours si licencieux qu’on les nommait vulgairement le «langage des
chariots». C’était la véritable image d’une bacchanale ambulante[129].

  [129] De Pauw, _Recherches philosophiques sur les Grecs_, t. II, p.
    218 sqq. Plaute, L’_Aululaire_, prologue; Aristophane, _Plutus_.

Aux mystères nocturnes de Cotytto, célébrés en Thrace en l’honneur de
Cotys, la grande divinité des Edoniens, le phallos figurait sous la
forme de verres dans lesquels les initiés buvaient des liqueurs
excitantes. Les adeptes de ce culte à Athènes se dénommaient les
_Baptes_, titre qui indique une purification par l’eau: ils juraient par
l’amandier, qui rappelait une fable licencieuse. Jupiter, disait-on,
étant agité d’un songe impur, la terre reçut la semence de l’immortel et
enfanta un hermaphrodite accompli, Agdistis, auquel les dieux ne
laissèrent que le sexe féminin. Son organe viril jeté sur la terre y
prit racine, se changea en amandier et se couronna de fruits.

«Tels les Baptes, dit Juvénal, célébraient leurs nocturnes orgies à la
lueur des flambeaux, habitués à fatiguer, dans Athènes, leur impure
Cotytto. L’un promène obliquement sur ses sourcils une aiguille enduite
de noir de fumée, et se peint les yeux en allongeant une paupière
clignotante; l’autre boit dans un Priape de verre, rassemble ses longs
cheveux sous un réseau d’or, vêtu d’une robe bleue brochée ou vert pâle
unie et servi par un esclave qui ne jure que par Junon. Là, nulle pudeur
dans le langage, nulle décence à table; là toute la turpitude de Cybèle,
et pleine liberté de soupirer de honteuses amours.»

Les femmes étaient sévèrement éloignées de ces orgies. Alcibiade y était
initié. Le poète Eupolis joua les mystères de Cotytto dans sa comédie
des _Baptes_. On prétend que les initiés se vengèrent en le jetant à la
mer[130].

  [130] Strabon, _Géographie_, X, 15; Juvénal, _Satires_, II, 91 sqq.;
    Eupolis, _Les Baptes_, fragments; Chaussard, _Des fêtes de la
    Grèce_, t. I, ch. VI.

Le culte fondu de Cérès et de Proserpine était au contraire célébré par
les femmes seules; les cérémonies en duraient trois jours. Le dernier,
on présentait aux deux déesses des gâteaux pétris de sésame et de miel,
auxquels on imprimait les formes caractéristiques du sexe féminin.

Les femmes se préparaient aux mystères par l’abstinence des voluptés:
elles jonchaient leur lit de plantes où circule une sève froide et
paresseuse, dont l’effet est de glacer les sens. Les hommes étaient
soigneusement écartés de ces mystères que couvrait un secret
impénétrable; les esclaves et les servantes étaient également éloignés.

Les pratiques intérieures étaient très licencieuses, à en croire
Aristophane. Pendant la durée des fêtes, les femmes étaient logées deux
à deux sous des tentes dressées près du temple de Cérès. Aussi ces
mystères donnaient-ils lieu à toutes sortes de soupçons d’orgies: ainsi
Agathon, prié par Euripide d’aller plaider sa cause auprès des femmes
dans les _Thesmophories_, avoue qu’il redoute d’être accusé d’aller
dérober les plaisirs nocturnes des femmes et ravir leur Vénus intime,
faisant allusion aux baisers lesbiens dont, disait-on, les femmes
usaient entre elles durant les réunions des Thesmophories[131].

  [131] Chaussard, _Des fêtes de la Grèce_, 3e part., ch. V;
    Aristophane, _Les Thesmophories_.

Les _Aphrodisies_, ou Fêtes de la bonne déesse, célébrées aussi en
secret, étaient durant sept jours l’occasion d’indescriptibles orgies.
Le troisième jour, les hommes et les chiens mâles étant bannis du
temple, les femmes restées seules consommaient dans la nuit les
sacrifices et les mystères. Le lendemain, les deux sexes se
rapprochaient avec une effrénée lubricité. «Nous savons, dit Juvénal, ce
qui se passe au fond de ces sanctuaires quand la trompette agite ces
ménades et, lorsqu’étourdies par les sons et enivrées de vin, elles font
voler leurs cheveux épars et hurlent à l’envi le nom de Priape. Quelle
fureur! Saufella, tenant en main une couronne, provoque les plus viles
courtisanes et remporte le prix de la lubricité; mais à son tour elle
rend hommage aux ardeurs fougueuses de Médulline. Celle qui triomphe
dans ses assauts lubriques passe pour la plus noble athlète. Rien n’est
feint; les attitudes y sont d’une telle énergie qu’elles auraient
enflammé le vieux Priam et Nestor affaibli par ses longues années. Déjà
les désirs veulent être assouvis; déjà chaque femme reconnaît qu’elle ne
tient dans ses bras qu’une femme, et le sanctuaire retentit de ces cris
unanimes: il est temps d’introduire les hommes. Mon amant dormirait-il?
qu’on l’éveille. Point d’amant, je me livre aux esclaves; point
d’esclave, qu’on appelle un manœuvre: à son défaut, l’approche d’une
brute ne l’effraierait pas.»

Alexis dit même que Corinthe ne célébrait pas seulement les
_Aphrodisies_ des courtisanes, mais encore une autre fête semblable pour
les femmes libres. Pendant ces jours-là, il était d’usage de se livrer
aux festins, et la loi autorisait les courtisanes à s’y trouver avec les
femmes libres[132].

  [132] Athénée, _Le Banquet_, XIII, 4; Juvénal, Satires, VI, 314 sqq.;
    Chaussard, _Fêtes de la Grèce_, t. I, ch. 6.

Enfin la Grèce entière célébrait au printemps le culte d’Adonis,
rappelant celui d’Osiris. Des prêtresses de Vénus accompagnaient le char
lugubre, manifestant leurs douleurs et promenant en pompe les simulacres
de Vénus et d’Adonis, qui étaient ensuite déposés sur une estrade
luxueusement décorée. Après trois jours de larmes une journée
d’allégresse célébrait la résurrection d’Adonis, personnifié par le plus
beau des adolescents, à côté duquel, sur un lit voluptueux, était placée
son amante embellie par le bonheur. L’allégresse se fondait d’ailleurs
dans une scène de lubricité[133].

  [133] Chaussard, _Des fêtes de la Grèce_, t. I, ch. 5; Théocrite,
    Idylle 15.

                   *       *       *       *       *

Les Grecs, qui avaient reçu leurs dieux des Egyptiens, des Libyens, des
Pélasges et des Phéniciens, ne connurent sans doute pas Vénus avant
l’arrivée de Cadmus. Mais peu à peu le culte de cette déesse s’étendit
et se multiplia sous une foule de noms différents, chargés d’exprimer le
plus souvent les modes de la sensualité raffinée du peuple grec.
Cependant il en est qui ont trait à d’autres soucis que l’amour, Vénus
étant invoquée et adorée, de préférence à toute autre divinité, dans les
circonstances les plus diverses. Il nous suffira de noter au passage les
Vénus dont le culte intéresse de plus près notre sujet: une énumération
complète serait fort longue et risquerait d’être fastidieuse. Larcher en
effet a compté chez les peuples de Grèce et d’Italie 185 temples, 104
statues et 7 tableaux de Vénus.

D’une façon générale les mystères en l’honneur de Vénus étaient célébrés
en présentant aux initiés du sel, un phallos, symboles de sa naissance;
et les initiés lui offraient une pièce d’argent, comme à une courtisane.

Un des temples de Vénus les plus fréquentés était celui de Paphos. Au
temple d’Amathonte, la statue de la déesse avait une barbe, le corps et
l’habit d’une femme, avec un sceptre et les parties sexuelles de
l’homme. Elle était appelée Aphroditos: les hommes lui sacrifiaient en
habit de femmes, et les femmes en habit d’hommes.

Près d’Amathonte se trouvait le bois de Vénus-Ariadne avec le tombeau de
cette princesse, conformément à la légende contée par Plutarque. Thésée
est jeté sur les côtes de Chypre avec Ariadne, grosse de ses œuvres.
Celle-ci débarquée, les vents emportent Thésée en pleine mer. Ariadne,
recueillie par les femmes du pays, meurt dans les douleurs de
l’enfantement. Thésée, à son retour, laissa une somme d’argent aux
Cypriotes pour faire chaque année un sacrifice à Ariadne. Dans ce
sacrifice, un jeune homme couché sur un lit imite les mouvements et les
cris d’une femme en travail.

Le temple le plus ancien de la déesse en Grèce se trouvait à Cythère, où
elle avait une statue armée. De cette île, elle prenait le nom de
Cythérée, ou bien parce que les amants se cachent et agissent en secret,
ou encore parce qu’elle cache les amants, ou enfin à cause de
l’imprégnation, dit Phurnutus, qui est la suite de l’union des deux
sexes. Les jeux d’étymologie permettent le choix entre ces explications.

Egée ayant introduit le culte de Vénus à Athènes, le même sans doute
qu’en Assyrie et en Chypre, les Grecs conservèrent le culte d’Uranie, la
Céleste, dans toute sa pureté; mais ils imaginèrent d’autres Vénus qui
présidaient, suivant eux, aux plaisirs peu chastes. Ainsi
Vénus-Pandemos, ou Vénus populaire, favorisait la prostitution publique:
elle était représentée à Elis, assise sur un banc. Solon lui avait fait
bâtir à Athènes un temple avec les impôts qu’il avait perçus sur les
femmes placées par ses soins dans les _dictérions_. Les courtisanes
d’Athènes étaient très empressées aux fêtes de Pandemos, qui se
célébraient le quatrième jour de chaque mois: ce jour-là elles
n’exerçaient leur métier qu’au profit de la déesse.

Vénus était aussi adorée, en vingt endroits de la Grèce, sous le nom
d’_Etaira_, ou de courtisane: Hésychius parle même d’un temple qui lui
était élevé à Athènes, et d’un autre à Ephèse.

Vénus _Peribasia_ ou _Divaricatrix_ était adorée chez les Argiens. Son
nom lui venait, disait Clément d’Alexandrie, _a divaricandis cruribus_
(de ce qu’elle écartait les jambes), en un mot de son art de varier les
mouvements de la volupté, de la souplesse de ses cuisses et de ses
reins. Elle était nommée aussi _Salacia_, _Lubia_, _Lubentina_ toujours
à cause de sa science des voluptés. C’est à elle sans doute que Dédale
avait dédié une statue en bois qui se mouvait d’elle-même par le moyen
du vif argent dont il l’avait emplie. C’est certainement à l’une de ces
personnifications de Vénus que s’adressaient les offrandes des
courtisanes, présentées comme «dîmes des gains du lit», encore humides
de parfums, dépouilles de luttes amoureuses, scandales, molles
ceintures, voiles de safran, couronnes de lierre, peignes, pinces à
épiler, miroirs d’argent poli, voire même «des objets qu’on ne nomme
point aux hommes, des instruments de toute sorte de volupté» et un
éperon d’or, «bel aiguillon des courses équestres» (il s’agit, bien
entendu, d’équitation vénérienne).

A Samos, Vénus avait un temple que les courtisanes ayant suivi Périclès
au siège de cette ville, firent bâtir du produit de leurs baisers.

A Péra, près du mont Hymette se trouvait encore un Temple de Vénus avec
une fontaine qui procurait une heureuse délivrance aux femmes enceintes
et donnait la fécondité à celles qui étaient stériles.

Les Athéniens élevèrent même des temples à Leaena et Lamia, courtisanes,
maîtresses de Démétrius Poliorcète, sous le nom de Vénus Leaena et Vénus
Lamia.

A Athènes encore était le temple de Vénus _Psithyros_ ou _Susurratrix_,
ainsi nommée, dit Pausanias, parce que les femmes qui adressaient leurs
prières à Vénus les lui faisaient à l’oreille, de avec des susurrements.
Mégalopolis avait élevé un temple à Vénus _Mechanitis_, pour
l’ingéniosité de ses artifices, l’habileté de ses machinations.
Syracuse, enfin, avait déifié Vénus Callipyge, en l’honneur de deux
belles personnes aux charmes puissants. Un homme de la campagne,
contait-on, avait deux filles très belles qui, ne pouvant s’accorder sur
la beauté de leurs f....s, se rendirent sur le grand chemin pour faire
décider le point en litige. Passe un jeune homme, les belles lui
montrent leurs charmes. Il décide en faveur de l’aînée, dont il est
épris au point d’en tomber malade. Il raconte son aventure à son jeune
frère, qui se rend au même endroit, examine aussi les charmes des deux
sœurs et se prononce en faveur de la cadette. Le père de ces jeunes
gens, après de vaines exhortations, se laisse toucher, va trouver le
père des deux jeunes filles, les emmène et les donne pour femmes à ses
fils. On ne les connaissait à Syracuse que sous le nom de Belles f....s.
Elles amassèrent de grands biens, dont elles firent bâtir un temple sous
le nom de Vénus aux belles f....s.

Le temple de Vénus à Corinthe était si riche qu’il possédait, à titre de
hiérodules ou d’esclaves sacrés, plus de mille courtisanes vouées au
culte de la déesse par des donateurs de l’un et de l’autre sexe; et
naturellement la présence de ces femmes, en attirant une foule d’hommes
dans la ville, contribuait encore à l’enrichir. Les patrons de navires,
notamment, venaient s’y ruiner à plaisir: car les Corinthiennes étaient
réputées par leur adresse à se plier à toutes les attitudes inventées
par l’imagination des prêtresses dans l’exercice du culte de leur déesse
tutélaire.

Aussi dans cette ville, un usage ancien était de réunir toutes les
courtisanes pour présenter à Vénus les vœux de la ville pour des choses
importantes. Si même des particuliers faisaient des vœux à Vénus, ils
lui amenaient un nombre déterminé de courtisanes lorsqu’ils avaient
obtenu ce qu’ils demandaient. Ainsi Xénophon de Corinthe, partant pour
les jeux olympiques, fit vœu d’amener à Vénus un certain nombre de
courtisanes quand il aurait vaincu. Et Pindare écrivit lui-même le chant
du sacrifice: «O jeunes filles, dit-il aux courtisanes, qui recevez tous
les étrangers et leur donnez l’hospitalité; prêtresses de la déesse
Vénus dans la riche Corinthe, c’est vous qui, en faisant brûler par vos
mains des larmes d’encens pur et qui, touchant Vénus la mère des amours
par vos prières intérieures, vous méritez souvent son secours céleste,
et nous procurez les doux instants de cueillir sur des lits mollets les
plus agréables fruits dans nos pressants besoins.»[134]

  [134] Athénée, _Banquet_, VI, 14; XII, 13; XIII, 3, 4; Strabon,
    _Géographie_, VIII, 80; Philodème, _Epigrammes_; Brunck, _Analecta_,
    II, p. 85; Xénophon, _Banquet_, 8; Pausanias, VI, 25; Plutarque,
    _Thésée_, 18; Aristote, _De l’âme_, I, 3; Anthologie grecque,
    _Epigrammes érotiques_, 159, 199, 200, 201, 203; _Epigrammes
    votives_, 17, 172, 206-208, 210, 290; Larcher, _Mémoire sur Vénus_.
    Paris, 1775, _passim_.

C’est le baiser charnel, avec toutes ses lubricités, purifié par le
culte, magnifié, divinisé.




ANTHOLOGIE




Déclaration d’amour


Je ne sais pas ce que je dois louer le plus en toi. Ta tête? Mais quels
yeux! Tes yeux? Mais quelles joues! Tes joues? Mais tes lèvres
m’attirent et me brûlent. Comme elles sont modestement closes, mais
assez ouvertes cependant pour laisser échapper le parfum de ton haleine!
Et lorsque tu retires tes vêtements, que de trésors cachés! Ils me
semblent lancer des éclairs. O Phidias, Lysippe, et toi Polyclète,
combien vous avez perdu d’avoir quitté si vite ce monde! En présence
d’un tel modèle, vous n’auriez point cherché à créer d’autre statue.
Tout en toi est admirable. Quelle finesse de main! quelle largeur de
poitrine! quelle harmonie de formes! Je n’ai plus de mots pour exprimer
le reste. En vérité, une pareille beauté rendrait difficile le jugement
du fils de Priam lui-même. Hélas! Comment donc faire? De quel côté me
tourner? Louerai-je ceci? Mais cela vaut mieux. Donnerai-je le prix à
cette perfection? Mais cette autre m’entraîne. Laisse-moi joindre le
toucher à la vue et je prononcerai.


_Lettres galantes de Philostrate_ (lettre 65).

(Traduction Stéphane de Rouville, Paris 1876.)




L’enchantement du baiser


A ce moment une abeille ou une guêpe vint bourdonner autour de ma tête:
je portai vivement la main à mon visage, feignant d’être piqué et de
ressentir une cuisante douleur. Leucippe s’approcha, écarta ma main et
me demanda où j’étais piqué. «A la lèvre, lui dis-je; mais vous,
pourquoi ne pas m’expliquer le charme qui guérit des piqûres, chère
Leucippe?» Elle s’approcha davantage et plaça sa bouche près de la
mienne, comme pour prononcer les paroles magiques. Pendant qu’elle les
murmurait tout bas, ses lèvres effleuraient les miennes; et moi je
l’embrassais en silence, étouffant sur mes lèvres le bruit des baisers
que je lui dérobais. Elle, de son côté, ouvrait et fermait les lèvres,
murmurant sa douce magie et faisait de ses enchantements autant de
baisers. J’osai alors la serrer dans mes bras et l’embrasser sans
détour.--Que faites-vous? me dit-elle en se retirant; connaîtriez-vous
aussi l’art des enchantements?--Je baise le charme, lui dis-je; car vous
m’avez enlevé la douleur. Elle comprit ma pensée et sourit. Mon audace
s’en accrut: «Hélas! ma bien-aimée, lui dis-je, je sens de nouveau une
blessure plus cruelle encore; l’aiguillon a pénétré jusqu’au cœur, et
réclame tous tes charmes. N’aurais-tu point une abeille sur les lèvres?
car elles sont pleines de miel, et pourtant tes baisers font de vives
blessures. Je t’en supplie, charme de nouveau mes douleurs, et surtout
prolonge les enchantements, de peur que la blessure ne s’envenime
encore.»


Achille TATIUS,

_Leucippe et Clitophon_ (II, 7)

(traduction Ch. Zévort).




La leçon d’amour


Alors les brebis besloyent, les aigneaux saultoyent et se courboyent
soubz le ventre de leurs mères pour teter; les beliers poursuyvoyent les
brebis, qui n’avoyent point encore aignelé, et après qu’ilz les avoyent
arrestées, sailloyent chacun la sienne. Autant en faisoyent les boucz
après les chèvres, saultant à l’environ, et quelques-uns combattans pour
l’amour d’elles: chacun avoit la sienne, et gardoit qu’autre que luy ne
la couvrist. Toutes lesquelles choses eussent peu inciter des vieillards
refroidiz à désirer la joüissance d’amour; et par plus forte raison
incitèrent-elles Daphnis et Chloé, qui estoyent en la première fleur de
la jeunesse, et qui, pourchassans de longtemps le dernier but de
contentement d’amour, brusloyent en oyant ce qu’ilz oyoyent, et se
fondoyent de désir en voyant ce qu’ilz voyoyent, cherchant quelque chose
qu’ilz ne pouvoyent trouver oultre le baiser et l’embrasser; mesmement
Daphnis, lequel estant devenu grand et en bon point, pour n’avoir bougé
tout le long de l’hyver de la maison à ne rien faire, frissoit après le
baiser, et estoit gros, comme l’on dit, d’embrasser, faisant toutes
choses plus hardiment, plus curieusement et plus ardemment que paravant,
pressant Chloé de luy octroyer tout ce qu’il vouloit, et de se coucher
nuë à nud avec luy plus longuement qu’ilz n’avoyent accoustumé. Chloé
luy demandoit: «Et qu’y a-t-il plus à coucher nuë à nud par-dessus le
baiser et l’embrasser, qu’à coucher tout vestu?--Cela, respondoit
Daphnis, que les beliers font aux brebis et les boucz aux chèvres;
vois-tu comment après cela les brebis ne s’enfuyent plus, ny les beliers
aussi ne se travaillent plus pour courir après; ains paissent tous deux
amiablement ensemble, comme estant tous deux assouviz et contens? et
doit estre quelque chose plus doulce que ce que nous faisons, et qui
surpasse l’amertume d’amour.--Et mais, disoit Chloé, ne vois-tu pas
comment les beliers et les brebis, les boucz et les chèvres, en faisant
ce que tu dis, se tiennent tout de bout, les masles saillans dessus, les
femelles soustenans les masles sur le dos? et tu veux que je me couche
par terre avec toy, et encore toute nuë, là ou les femelles sont plus
garnies de laine et de poil, et plus velues que je ne suis couverte
quand je suis toute vestuë.» Daphnis ne sçavoit que respondre à cela, et
luy obéïssant se couchoit auprès d’elle tout vestu, où il demouroit
longtemps, gissant tout de son long, ne sçachant par quel bout se
prendre pour faire ce que tant il désiroit. Il la faisoit relever et
l’embrassoit par derrière, en imitant les boucz; mais il s’en trouvoit
encore moins satisfait que devant. Si se rassit à terre et se print à
plorer sa sotise de ce qu’il sçavoit moins que les belins, comment il
falloit accomplir les œuvres d’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Or quelques jours plus tard, certaine petite femme jeune, belle,
délicate, qui avait nom Lycœnion, et que son mari, fort cassé, ne
satisfaisait point à son gré, mena Daphnis le plus avant qu’elle put
dans le bois, et lui offrit de lui montrer «comment il faut faire le jeu
d’amour.»_

Daphnis perdit toute contenance tant il fut ayse, comme un pauvre garson
de village jeune et amoureux: si se met à genoux devant Lycœnion, la
priant bien fort de luy enseigner ce plaisant mestier le plustost
qu’elle pourroit, afin qu’il peust faire ce qu’il désiroit à Chloé; et
comme si c’eust été quelque grand et malaysé secret, luy promist qu’il
luy donneroit un chevreau, des fromages molz, de la cresme, et plustost
la chèvre avec: aussi Lycœnion trouvant en ce jeune chevrier une
simplicité plus grande qu’elle n’eust pensé, commença à le passer
maistre en ceste manière. Elle luy commanda de s’asseoir auprès d’elle
et de la baiser comme il avoit accoustumé de baiser Chloé, et en la
baisant, de l’embrasser le plus estroitement qu’il luy seroit possible;
et finalement de se mettre de son long par terre avec elle. Après que
Daphnis se fust assis auprès d’elle, qu’il l’eust baisée, et se fut
couché par terre, Lycœnion le trouvant en estat, le souleva un peu, et
se glissa adroitement dessoubz luy, puis elle le mit dans le chemin
qu’il avoit jusques-là cherché. Tout se passa à l’ordinaire, la nature
elle-mesme luy ayant appris ce qu’il y avoit de plus à faire.


LONGUS.

_Daphnis et Chloé_, livre III

(traduction d’Amyot.)




Le combat d’amour


Palestre, sitôt qu’elle eut mis dormir sa maîtresse, s’en vint devers
moi sans tarder; et lors ce fut à nous de boire et de faire débauche de
vin ensemble et de baisers; par où nous étant confortés et préparés au
déduit, Palestre se lève et me dit: songe, jeune homme, comme je
m’appelle, et te souvienne que tu as affaire à Palestre. Or sus, on va
voir en cette joute ce que tu sais faire, et si tu es appris aux armes
comme gentil compagnon.--J’accepte ton défi, lui dis-je, et me dure
mille ans que nous ne soyons aux prises. Déshabille-toi; fais tôt...
Lors elle: C’est moi qui suis le maître d’exercices et qui vais éprouver
ton adresse et ta force en divers tours de lutte; toi, fais devoir
d’obéir et d’exécuter à point ce que je commanderai.--Commande, lui
dis-je.--Cependant elle se déshabillait, et quand elle fut toute nue:
Dépouille-toi, jouvenceau, et te frotte de cette huile. Allons, ferme,
bon pied, bon œil. Accole ton adversaire, et d’un croc en jambe le
renverse. Bon, bras à bras, corps à corps, flanc contre flanc; appuie et
toujours tiens le dessus. Çà, sous les reins cette main, l’autre sous la
cuisse; lève haut, donne la saccade, redouble, serre, sacque, choque,
boute, coup sur coup; point de relâche; dès que tu sens mollir, étreins;
là, là, bellement; allons! au but! te voilà quitte.

Au bout d’un instant, elle se lève en pieds; et après s’être un peu
soignée: Voyons, dit-elle, si tu es champion à l’épreuve en toutes
joutes et combats jusqu’à outrance. Puis tombant à genoux sur le lit:
Maintenant nous allons combattre à fer émoulu. Elle tombe aussitôt sur
ses genoux en s’arrangeant sur le lit, et me tourne le dos. Çà, beau
lutteur, me dit-elle vous voilà en présence, préparez-vous au combat,
avancez; portez-vous encore plus avant. Vous voyez votre adversaire nu,
ne l’épargnez pas; et d’abord il est à propos de l’enlacer fortement;
ensuite il faut le pencher, fondre sur lui, tenir ferme, et ne laisser
aucun intervalle entre vous deux. S’il commence à lâcher prise, ne
perdez pas un moment, enlevez-le et tenez-le en l’air en le couvrant de
votre corps et continuant de le harceler; mais surtout ne vous retirez
pas en arrière avant que vous en ayez reçu l’ordre; courbez son dos en
voûte, contenez-le par dessous; donnez-lui de nouveau le croc en jambe,
afin qu’il ne vous échappe pas; tenez-le bien et pressez vos mouvements:
lâchez-le, le voilà terrassé, il est tout en nage. Je partis d’un grand
éclat de rire, puis je repris: Mon maître, il me prend fantaisie de te
prescrire à mon tour quelque petit exercice. Songe à m’obéir
ponctuellement. Relève-toi et demeure assise; avance une main
officieuse; caresse-moi légèrement, et promène-la sur moi; enlace-moi
bien, et fais-moi tomber dans les bras du sommeil.


LUCIEN.

_La Luciade ou l’Ane_

(Traduction Paul-Luis Courrier et Belin de Ballu.)




Concours de Beauté


MÉGARE A BACCHIS

Nous étions toutes rassemblées chez Glycère: Thessala, Moscharion,
Thaïs, Myrrhine, Chrysion, Anthracion, Pétala, Thryallis, Euxippe et
même Philumène. Quel délicieux repas nous avons fait! Les chansons, les
bons mots et le vin nous ont tenues en haleine jusqu’au chant du coq.
Les parfums, les fleurs et les confitures ne nous ont point manqué. La
table était dressée sous des lauriers, qui nous couvraient de leur
ombre. Une seule chose nous manquait, c’était vous. Du reste, il y avait
abondance de tout. Nous avons souvent fait la débauche ensemble, mais il
est rare que nous nous soyons si bien diverties.

Mais ce qui nous divertit infiniment fut une dispute qui s’éleva entre
Myrrhine et Thryallis, laquelle des deux montrerait les fesses les plus
belles et les plus dodues. Myrrhine, la première, défit sa ceinture.
Elle avait une chemise de soie, au travers de laquelle on apercevait
aisément le tremblement de ses fesses dans les mouvements qu’elle
donnait à ses reins, regardant souvent derrière elle le branlement de
ses fesses. En même temps elle soupirait doucement, comme si elle eût
actuellement été aux prises dans un combat amoureux. Par Vénus,
l’adresse avec laquelle elle s’en acquitta me remplit d’admiration.

Elle ne fit cependant pas perdre courage à Thryallis, qui poussa même
l’effronterie plus loin qu’elle. «Ce n’est point au travers d’un rideau,
dit-elle, que je veux lui disputer le prix, ni faire la sucrée. Il ne
faut point alléguer de vains prétextes lorsqu’il s’agit de combattre.
C’est toute nue que je veux le faire, comme dans les exercices du
gymnase». Elle ôte en même temps sa chemise, et tendant le derrière:
«Tenez, Myrrhine, dit-elle, voyez si vous pouvez trouver à redire à leur
teint et s’il n’est pas pur et naturel. Voyez quel éclat il a, voyez
comme ces hanches sont bien prises, et comme ces fesses ne sont ni trop
charnues, ni trop décharnées. Elles ne sont point flasques comme celles
de Myrrhine. Mais elles sourient et ont tout l’air de rire.»

En même temps, elle donna un si grand mouvement à ses fesses qu’elle les
faisait rebondir çà et là sur ses reins. De sorte que, nous mettant
toutes à frapper des mains, nous lui adjugeâmes la victoire.

Il y eut encore d’autres disputes, surtout à qui montrerait les plus
beaux seins. Personne n’osa disputer la beauté du ventre avec Philumène,
parce qu’elle a de l’embonpoint et n’a point été grosse.

Après avoir passé ainsi toute la nuit, avoir bien maudit nos amants et
en avoir souhaité d’autres (car en amour la nouveauté plaît toujours),
nous nous sommes retirées toutes prises de vin.


(_Lettres du rhéteur Alciphron_, I, 39.)




Ode à une femme aimée


Celui-là me paraît égal aux dieux qui, assis en face de toi, écoute de
près ton doux parler,

Et ton aimable rire: ils font tressaillir mon cœur dans mon sein; la
voix n’arrive plus à mes lèvres.

Ma langue se brise, un feu subtil court rapidement sous ma chair; mes
yeux ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent.

Une sueur glacée m’inonde, un tremblement me saisit tout entière; je
deviens plus verte que l’herbe, il semble que je vais mourir.

Eh bien! j’oserai tout, puisque mon infortune...


SAPHO.

(Traduction Em. Deschanel.)




Le baiser lesbien


CLONARION ET LÉAENA

CLONARION.--On dit d’étranges choses de toi, Léaena; que Mégille, cette
riche dame de Lesbos, te caresse comme ferait un homme. Qu’en est-il?
Cela est-il vrai?

LÉAENA.--Il en est quelque chose.

CLONARION.--Mais à quoi aboutissent toutes ces caresses? Je ne le puis
comprendre. Tu ne m’aimes point, car tu ne me les cèlerais pas.

LÉAENA.--Je t’aime plus que personne; mais j’ai honte de le dire, c’est
une étrange femelle.

CLONARION.--Tu veux dire sans doute que c’est quelque Tribade, comme on
dit qu’il y en a beaucoup en cette île, qui n’aiment pas les hommes, et
qui caressent les femmes.

LÉAENA.--C’est quelque chose de semblable.

CLONARION.--Conte-moi comment elle te déclara sa passion, ce que tu lui
répondis et le reste de cette aventure.

LÉAENA.--Elle faisait la débauche avec Démonasse de Corinthe, qui est de
son humeur; et elles m’envoyèrent quérir comme musicienne, pour chanter
et jouer des instruments pendant leur repas. Après avoir fait bonne
chère, elles me retinrent à coucher, et me dirent que je coucherais avec
elles, et qu’elles me mettraient au milieu; ce que je n’osai refuser,
parce qu’il me semblait qu’elles me faisaient honneur. Lorsque nous
fûmes au lit, elles m’embrassèrent comme des hommes, non seulement en
appliquant les lèvres, mais en entr’ouvrant la bouche, me caressant, me
pressant la gorge; Démonasse même me mordait en me donnant des baisers.
Pour moi, je ne voyais pas où elles voulaient en venir. A la fin,
Mégille tout en fureur, ôta sa coiffure, et parut toute nue, et la tête
rase comme un athlète, ce qui me surprit encore plus. Alors prenant la
parole: «As-tu vu, dit-elle, un plus beau garçon?--Je ne vois point là,
lui dis-je, de garçon.--Ne m’offense point, dit-elle, je ne m’appelle
pas Mégille, mais Mégillus; et voilà ma femme.» (_montrant Démonasse._)
Je me pris à rire à ce discours et lui dis: «Quoi! tu nous as trompées
si longtemps étant homme, et passant pour femme, comme Achille parmi les
filles? Mais tu n’es pas faite comme lui.--Non, dit-elle, mais je n’en
ai pas besoin; et si tu veux l’éprouver, tu trouveras qu’il ne me manque
rien pour accomplir tes désirs et les miens.--N’es-tu point
hermaphrodite, lui dis-je, comme ce devin de Thèbes dont m’a parlé ma
compagne Isménodore, qui devint homme après avoir été femme?--Non,
dit-elle, mais j’ai toutes les passions et les inclinations des
hommes.--Et il te suffit des désirs? lui répondis-je.--Léaena, me
dit-elle, laisse-toi faire, si tu ne me crois pas, et tu comprendras que
je suis tout à fait un homme. J’ai ce qu’il faut pour te convaincre:
encore une fois, laisse-toi faire, et tu verras.» Je me suis laissé
faire, Clonarion, j’ai cédé à ses instances, accompagnées d’un
magnifique collier et d’une robe de lin du plus fin tissu. Je l’ai
saisie dans mes bras comme un homme; elle m’a embrassée toute haletante,
et m’a paru goûter le plus vif plaisir.

CLONARION.--Mais que fit-elle, et comment s’y prit-elle? C’est là ce
qu’il faut me raconter.

LÉAENA.--N’insiste pas davantage. Ce n’est pas beau. Aussi, j’en jure
par Vénus, je n’en dirai rien.


LUCIEN.

_Dialogues des courtisanes_, V

(Traduction Belin de Ballu et Eugène Talbot.)




Les deux baisers


Abandonnons les mythes pour parler de la réalité même et des jouissances
véritables. Pour moi, dit Clitophon, j’en suis encore à mes premières
armes avec les femmes et je n’ai connu que celles qui vendent leurs
faveurs. Un autre plus anciennement initié aurait sans doute beaucoup
plus à dire. Pourtant j’essaierai, malgré mon peu d’expérience. Le corps
de la femme est souple et flexible sous les étreintes de l’amour; ses
lèvres sont douces aux baisers; ses bras, tout en elle est approprié aux
plaisirs de Vénus. C’est la volupté même qu’on étreint quand on la
possède, et le baiser s’empreint sur ses lèvres comme le sceau sur la
cire. Les baisers qu’elle rend à son tour ne sont point sans un certain
art; elle sait habilement en augmenter la douceur. Ce n’est point assez
pour elle que les lèvres s’unissent amoureusement aux lèvres: ses dents
mêmes cherchent les embrassements; elle dévore la bouche de son amant,
elle mord les baisers; ses seins, qu’on sent palpiter sous la main, sont
une nouvelle source de jouissance. Au moment suprême de l’amour, elle
tressaille comme aiguillonnée par la volupté; sa bouche s’ouvre à un
torrent de baisers; elle ne contient plus ses transports. Les langues à
ce moment se cherchent mutuellement, elles veulent s’unir et avoir,
elles aussi, leurs embrassements. Vous augmentez vous-même le plaisir en
ouvrant les lèvres à de larges et profonds baisers. Lorsqu’approche le
terme, la femme devient haletante sous la volupté qui l’inonde. Sa
respiration pressée s’élance, mêlée au souffle de l’amour, jusque sur
les lèvres où elle rencontre le baiser qui erre sur le bord et cherche à
pénétrer plus avant; refoulée par le baiser qui se mêle à elle et la
suit, elle revient en arrière et arrive jusqu’au cœur. Celui-ci, ébranlé
par les baisers, s’agite, tressaille; et s’il n’était fortement enchaîné
dans la poitrine, il briserait ses liens pour suivre les baisers. Avec
les enfants, les embrassements sont sans art, les étreintes sans
raffinements délicats; Vénus est languissante, le plaisir nul.

--Il me semble, dit Ménélas, que bien loin d’être novice, tu as toute
l’expérience de la vieillesse dans les mystères de Vénus, à voir tout ce
que tu nous débites sur les petits mérites secrets des femmes. Mais
écoute à ton tour ceux des enfants: chez la femme tout est fardé, et les
paroles et l’extérieur; si quelqu’une paraît belle, c’est l’œuvre
longtemps élaborée des onguents et de la peinture. Sa beauté est tout
entière dans les parfums, dans la teinture des cheveux, dans l’artifice
des caresses. Dépouillez-la de ces mille accessoires menteurs, et elle
ressemble au geai de la fable, dépouillé de ses plumes. La beauté des
enfants n’est pas saturée de toutes ces senteurs, de toutes ces odeurs
trompeuses et empruntées; mais la sueur de l’enfant a un plus doux
parfum que toutes les huiles et lotions féminines. On peut, d’ailleurs,
avant les embrassements amoureux, les étreindre à la palestre, les
serrer dans ses bras, au grand jour et sans honte. Les ardeurs de
l’amour ne viennent pas s’éteindre sur une chair molle et sans
résistance; les corps se résistent mutuellement et luttent entre eux de
volupté. Les baisers n’ont pas l’apprêt de ceux de la femme; leur art
menteur ne prépare point sur les lèvres une fade déception: l’enfant
embrasse comme il sait; ce sont des baisers sans artifice, mais ce sont
ceux de la nature. L’image des embrassements de l’enfant, c’est le
nectar devenu solide, se substituant aux lèvres, donnant et recevant les
baisers. Pour l’amant, point de satiété; il a beau puiser à la coupe,
toujours il a soif de baiser encore; il ne saurait retirer sa bouche
jusqu’à ce que l’excès même de la volupté le force à quitter les lèvres.


ACHILLE TATIUS.

_Leucippe et Clitophon_ (III, 37 et 38).

(Traduction Ch. Zévort.)




Le baiser bestial


Lucius, métamorphosé en âne, conte ses aventures.

La dame, restée seule avec moi, d’abord allume une grande lampe dont la
lueur éclairait partout. Puis debout près de cette lampe s’étant
dépouillée toute nue, elle prit de l’essence d’une certaine fiole, en
versa sur soi, s’en oignit, et à moi aussi me parfuma le corps et le
museau surtout d’une suave odeur; puis me baisa et me caressait avec
pareil langage et toute belle façon comme si j’eusse été son amant.
Enfin me prenant par ma longe, elle m’entraîne sur le lit. Je n’avais
nulle envie de me faire prier, la voyant belle de tout point, avec ce
que la bonne chère, et le vin vieux que je venais de boire, me rendaient
assez disposé à la satisfaire; mais je ne savais comment m’y prendre,
n’ayant touché femelle depuis ma métamorphose. Une chose encore me
troublait; j’avais peur de la déchirer, vu la disproportion qui existait
entre nous deux. Mais l’expérience me fit voir que je m’abusais, car
emportée par ses désirs, elle s’étendit sous moi comme sous un homme et
de ses bras, me tirant à soi et se soulevant du corps, me mit dedans
tout entier. Moi pauvre, je craignais encore et me retirais bellement
pour la ménager. Mais elle, tant plus je reculais, tant plus me serrait
et s’enferrait de tout ce que je lui dérobais. A la fin donc pour lui
complaire (aussi que je pensais valoir bien, tout âne que j’étais,
l’amant de Pasiphaé), la voulant servir à gré, je fus ébahi que je me
trouvai petitement outillé pour la demoiselle, et connus que j’avais eu
tort d’y faire tant de façons. J’eus assez affaire toute la nuit à la
contenter, tant elle était amoureuse et infatigable au déduit.


LUCIEN.

_La Luciade ou l’Ane_

(traduction de Paul-Louis Courier.)




Table des Matières


  Chapitre I.--Le Baiser conjugal                  3
     --    II.--Les grandes Hétaïres              33
     --    III.--Le Baiser vénal                  57
     --    IV.--Le Science du Baiser              91
     --    V.--Le Baiser dans les Arts           131
     --    VI.--Le Culte du Baiser               149

  ANTHOLOGIE:

  Déclaration d’amour (_Philostrate_)            177
  L’enchantement du Baiser (_Achille Tatius_)    179
  La Leçon d’Amour (_Longus_)                    181
  Le Combat d’Amour (_Lucien_)                   186
  Concours de beauté (_Alciphron_)               190
  Ode à une femme aimée (_Sapho_)                194
  Le Baiser lesbien (_Lucien_)                   195
  Les deux Baisers (_Achille Tatius_)            200
  Le Baiser bestial (_Lucien_)                   204




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  MANUSCRITS OU DES TEXTES ORIGINAUX.--PRÉFACE ET NOTES
  BIO-BIBLIOGRAPHIQUES.


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engageons vivement nos clients à nous envoyer leur souscription à
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dégageons dès maintenant notre responsabilité pour les séries qui
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

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