Dans la Haute-Gambie : Voyage d'exploration scientifique, 1891-1892

By Rançon

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Title: Dans la Haute-Gambie
        Voyage d'exploration scientifique, 1891-1892

Author: André Rançon

Release date: May 24, 2024 [eBook #73690]

Language: French

Original publication: Paris: Société d'Editions Scientifiques, 1894

Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/University of California Libraries and the bibliothèque numérique du Cirad (NumBA))


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                         DANS LA HAUTE-GAMBIE
                               * * * * *
                   VOYAGE D’EXPLORATION SCIENTIFIQUE
                               1891-1892


                        =DANS LA HAUTE-GAMBIE=

                               * * * * *

                  =VOYAGE D’EXPLORATION SCIENTIFIQUE=

                                  PAR
                       =Le Docteur André RANÇON=

                MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DES COLONIES
                   CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR

                               * * * * *

                              =1891-1892=

[Décoration]

                                 PARIS
                   SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS SCIENTIFIQUES
                     PLACE DE L’ÉCOLE DE MÉDECINE
                      =4, Rue Antoine-Dubois, 4=
                               * * * * *
                                 1894




                  A M. LE PROFESSEUR EDOUARD HECKEL,
      Directeur du Musée et de l’institut colonial de Marseille,
    Professeur à la Faculté des Sciences et à l’École de Médecine,
                    Directeur du Jardin botanique.


        MON CHER MAÎTRE ET AMI,

_En m’autorisant à inscrire votre nom en tête de ce livre, vous
m’avez fait un bien grand honneur, et je vous en garde au cœur,
croyez-le bien, une profonde gratitude._

_C’est vous qui l’avez inspiré. C’est d’après vos conseils
qu’il a été rédigé. C’est enfin grâce à votre affectueux
dévouement, qu’il a pu voir le jour. La reconnaissance sans bornes
que je vous ai vouée depuis si longtemps déjà, m’imposait de vous
en offrir la primeur. Aussi est-ce avec bonheur que je m’acquitte
aujourd’hui de ce devoir._

_Votre œuvre, mon cher Maître, a déjà rendu à la science
d’inappréciables services. Elle sera dans l’avenir, n’en
doutez pas, encore plus féconde. Vous avez su choisir le terrain
où il fallait jeter la semence. Le grain a vigoureusement germé. La
récolte ne se fera pas attendre._

_Grâce à vous, nos produits exotiques sont maintenant
méthodiquement étudiés. Notre commerce et notre industrie peuvent
trouver dans vos études un guide sûr et infaillible. Vous avez
puissamment contribué à mettre en valeur l’immense empire colonial
que nous devons au courage et à la vaillance de nos soldats._

_Avec une foi d’apôtre que rien n’a jamais pu abattre, vous
marchez résolûment vers le but que vous vous êtes proposé. Votre
honnêteté à toute épreuve, votre généreux désintéressement,
votre patriotisme éclairé, sont pour tous ceux qui vous connaissent
les garanties les plus solides de la haute valeur scientifique et
morale de vos travaux. Aussi veuillez ne voir, je vous prie, dans
cette dédicace, que le témoignage le plus sincère de toute mon
admiration et de mon absolu dévouement._

                                                    Dr A. RANÇON.

  10 octobre 1894.

                               * * * * *




                             INTRODUCTION
                               * * * * *


En 1891, M. le ministre du Commerce, de l’Industrie et des
Colonies, à la suite d’un article paru sous ma signature dans le
_Petit Marseillais_, et traitant de la rareté croissante et de la
disparition prochaine[1] de la _Gutta percha_ des îles de la Sonde,
voulut bien me faire appeler à Paris pour exposer devant le comité
technique des ingénieurs électriciens de l’État, mes idées sur
ce point et le remède à apporter à une situation menaçante pour
une branche primordiale de l’industrie française.

Après avoir fait, dans une conférence privée, l’historique de
ce sujet, je conclus à la possibilité de remplacer la gutta vraie
des îles de la Sonde, par des produits végétaux similaires à
trouver dans nos possessions africaines du Soudan ou du Congo. Au
lieu de tenter (comme on s’est depuis inutilement efforcé de le
faire) l’acclimatation du _Palachium Gutta_ dans nos possessions
équatoriales, ce qui, au cas de succès, eût exigé un temps très
long, j’estimais qu’en raison de l’indispensabilité du produit,
il valait mieux rechercher des arbres nouveaux et immédiatement
exploitables. J’étais conduit à formuler ce conseil en me
basant sur les résultats de certaines recherches faites dans ce
sens par moi en 1885, et que j’ai publiées à cette époque dans
le journal _La Nature_, de G. Tissandier ; elles avaient trait au
latex solide d’une Sapotacée absolument spéciale à l’Afrique :
le _Butyrospermum Parkii_ de Kotschy. Cette gutta inconnue jusqu’à
mes travaux, me paraissait donner quelques espérances. J’indiquai,
au cours de cette conférence, qu’il y aurait peut-être là un
succédané de la vraie Gutta, mais qu’une mission scientifique
au Soudan pourrait seule nous éclairer sur le bien fondé de ces
prévisions, tout en portant son attention sur d’autres végétaux
à latex exploitable. Le comité, après m’avoir entendu, conclut,
par l’organe de son président, à l’utilité de cette mission
et voulut bien donner son appui moral à la demande que j’adressai
immédiatement à M. Étienne, alors sous-secrétaire d’État aux
Colonies, en vue d’obtenir l’organisation de ces recherches
scientifiques. M. Étienne, dont l’esprit est largement ouvert
à toutes les questions d’application scientifiques coloniales,
répondit à mes propositions avec un empressement bienveillant
dont je ne saurais trop le remercier. Sur-le-champ, d’après
ses ordres et par mes soins, furent organisées deux missions
scientifiques. La première, chargée d’aller à la Guyane étudier
l’exploitation des _Mimusops Balata_, essence productrice d’une
gutta appréciée, fut confiée à M. Geoffroy, pharmacien de la
marine, licencié ès sciences : l’autre, appelée à la recherche
et à l’étude des _Guttas_ du Soudan français, eut pour chef
M. le Dr Rançon, médecin de 1re classe des colonies. Le premier
de ces deux explorateurs a succombé à la suite des fatigues de
sa mission accomplie au Maroni avec le plus grand dévouement et
le plus grand succès. La mort ne lui a pas laissé le temps de
rédiger le rapport de son voyage d’exploration[2], mais il a
cependant pu goûter la satisfaction suprême de voir son œuvre
couronnée comme elle méritait de l’être. A la suite de ses
recherches, en effet, un vrai mouvement s’est produit en vue de
l’exploitation de ces richesses forestières, jusque-là méconnues,
et la question du _Balata_ est devenue un moment, avant la fièvre
de l’or, la préoccupation dominante de la Guyane française :
plusieurs sociétés se sont organisées en vue de cette industrie
forestière pleine de promesses.

Plus heureux que son collègue E. Geoffroy, le Dr Rançon, après une
longue et pénible maladie résultant d’un séjour trop prolongé
au Soudan, a pu récupérer sa santé un moment compromise, et
présenter sous forme de mémoire scientifique les résultats de sa
mission laborieuse. C’est le détail de ce voyage d’exploration,
mémorable et fructueux à tous égards, que M. le Dr Rançon relate
dans le travail qui va suivre et qui forme, en grande partie, le
deuxième volume des Annales du _Musée et de l’Institut colonial
de Marseille_. Je suis heureux de l’insérer dans ce recueil ;
mais, pour l’intelligence du sujet, il était nécessaire d’en
donner ici brièvement la genèse. Le lecteur jugera lui-même à quel
point M. le Dr Rançon, par les résultats de sa mission, a dépassé
les espérances de ceux qui la lui confièrent et combien il a su
élargir le cadre restreint du programme qui lui était tracé.

Qu’il me soit permis, en terminant, de remercier le Ministère
des Colonies, celui de l’Instruction publique, la Municipalité
de Marseille avec la Chambre de Commerce et la Société française
du Sénégal et de la côte occidentale d’Afrique, la Chambre de
Commerce de Bordeaux, qui, par leur généreux concours ou leurs
souscriptions à des exemplaires, m’ont permis la publication du
rapport de M. Rançon. J’ai l’assurance que leur libéralité
portera ses fruits et ne sera pas perdue pour les intérêts des
ports commerciaux de la France, dont les relations suivies avec la
côte occidentale d’Afrique constituent un élément important
de prospérité.

  Marseille, le 15 juillet 1894.

                                     Professeur Dr E. HECKEL,
                                  Directeur des Annales du Musée
                              et de l’Institut colonial de Marseille.

                               * * * * *




[Illustration : Chaland pour le transport du personnel européen
dans le Haut-Sénégal.]

                           CHAPITRE PREMIER

[Illustration : _Carte de Ouli._]

Comment je fus amené à visiter la Haute-Gambie. — Aperçu
rapide de l’itinéraire que j’ai suivi pour m’y rendre. —
Composition de ma caravane. — Mon interprète Almoudo Samba
N’Diaye. — De Kayes à Nétéboulou (Ouli). — Séjour à
Nétéboulou. — Maladie. — Manque de vivres. — Comment je fus
ravitaillé par la Compagnie Française de la côte occidentale
d’Afrique. — Extrême complaisance de M. le capitaine Roux,
de l’infanterie de marine, commandant du cercle de Bakel. —
Je puis quitter Nétéboulou. — Préparatifs de départ. —
Projet d’itinéraire. — Nétéboulou. — Son histoire. —
Sa population. — Son chef Sandia-Diamé. — Importance de sa
situation au point de vue commercial. — Son avenir.


C’est au cours de la Mission scientifique que le département
des Colonies avait bien voulu me confier au commencement de
l’année 1891, qu’il me fut donné de visiter la Haute-Gambie
et d’explorer, dans tous leurs détails, les régions qu’arrose,
dans cette partie de son cours, ce grand fleuve africain. Avant moi,
quelques rares voyageurs les avaient rapidement parcourues. Mes
camarades Oberdorf, Levasseur, Briquelot, Liotard en avaient
rapporté quelques vagues renseignements historiques et de précieux
itinéraires qui, pendant mon voyage, m’ont été d’un puissant
secours. Mon plus grand désir était de marcher sur leurs traces,
et, si possible, de compléter leurs travaux et de faire de ces
contrées, encore peu connues, une étude qui pût être de quelque
utilité. Un séjour de plus de six années au Sénégal et au Soudan
Français, les différentes missions dont j’avais été chargé,
dans ces deux colonies, dans le Sine, le Saloum, le Bélédougou, le
Bambouck, les études que j’y avais faites, et enfin l’attrait
tout particulier qu’ont toujours eu pour moi les pays tropicaux,
m’avaient préparé à ce travail. Il m’était permis d’espérer
que je pourrais accomplir mon projet et atteindre le modeste résultat
que je m’étais proposé.

Par décision de M. le sous-secrétaire d’État des colonies en date
du 16 mars 1891, j’avais été chargé d’une mission scientifique
dont le principal objet était de rechercher au Soudan Français
les végétaux à gutta-percha et d’en faire une étude aussi
complète et aussi consciencieuse que possible. Muni d’instructions
détaillées, bien outillé, et après avoir reçu, à Paris, au
Muséum d’histoire naturelle auprès de M. le professeur Cornu, et,
à Marseille, à la Faculté des sciences, sous la savante direction
de M. le professeur Heckel, l’éducation technique indispensable
pour accomplir les travaux qui m’étaient confiés, je m’embarquai
à Bordeaux, le 20 avril suivant, sur le paquebot « _Congo_ » de
la Compagnie des Messageries maritimes qui, le 29 du même mois,
me déposa à Dakar. Quarante-huit heures après, j’étais à
Saint-Louis et, le 4 mai, j’en partais à bord de la citerne
à vapeur « l’_Akba_ » pour Podor, où je devais rejoindre un
nombreux convoi qui y était en partance pour Kayes. Faute de moyens
de transport, ce ne fut que le 15 que nous pûmes nous mettre en
route, et le 3 juin, après un long et pénible voyage en chaland,
nous débarquions enfin à Kayes, chef-lieu des Etablissements
Français au Soudan. Là, j’organisai en peu de jours ma caravane,
et, grâce à l’obligeance de M. le lieutenant-colonel Archinard,
alors commandant supérieur, qui voulut bien mettre à ma disposition
un cheval de selle et un mulet de bât, ainsi que quelques porteurs
qui devaient m’accompagner jusqu’à Sénoudébou seulement,
je pus me mettre en route le 19 du même mois. Conformément aux
instructions qui m’avaient été données, je visitai d’abord le
Kaméra en entier, le traversai du Nord au Sud, puis me dirigeant
vers l’Ouest, je franchis la Falémé en face de Sénoudébou
et arrivai dans ce dernier village le 24 juin. Là, je congédiai
les porteurs qui m’avaient été donnés à Kayes, visitai les
environs minutieusement, prenant chaque jour de nombreuses notes
sur tout ce qui pouvait intéresser la mission dont j’étais
chargé, et réorganisai ma caravane. Il me fallait recruter de
nouveaux porteurs pour remplacer ceux dont je m’étais séparé
et refaire les caisses de provisions que je devais emporter. Sur ma
route, ma caravane s’était augmentée, en passant à Takoutala,
de mon interprète et de son frère que j’avais, selon conventions
faites à Kayes, retrouvé dans ce village, où il habitait avec
toute sa famille. C’était un brave garçon, métis Bambara et
Peulh de la famille des Massassis du Kaarta. Je l’avais gagé
autrefois pendant longtemps comme domestique et je n’avais jamais
eu qu’à m’en louer. Il se nommait Almoudo Samba N’Diaye ;
il parlait couramment le français et la plupart des langues du
Soudan. Pendant toute la durée de mon voyage, il eut une conduite
toujours irréprochable. D’une scrupuleuse honnêteté, il me rendit
de grands services, et je suis heureux de le remercier publiquement
ici du précieux concours qu’il n’a jamais cessé de me donner
en toutes circonstances pendant les dix mois que nous avons vécu
ensemble. A notre départ de Takoutala, son frère Oumar, jeune
garçon de treize ans environ, voulut absolument accompagner son
aîné. Almoudo me demanda la permission de l’emmener. Je me gardai
bien de lui refuser cette petite satisfaction, et, dans la suite,
je n’eus jamais qu’à me féliciter d’avoir accédé à son
désir, car ce jeune enfant, véritable polyglotte, me rendit de
réels services, et me donna souvent de précieux renseignements
qui me facilitèrent, en maintes circonstances, mes études de
linguistique et d’ethnologie.

[Illustration : Sénoudébou (Bondou), Femmes Toucouleurs.]

Au départ de Sénoudébou, ma caravane se trouvait donc ainsi
composée : un interprète _Almoudo Samba N’Diaye_, son frère
_Oumar_, un cuisinier _Samba Sisoko_, Malinké de Badougou, dont la
face réjouie et dodue me promettait pour l’avenir un ordinaire
confortable, un domestique _Gardigué Couloubaly_, Bambara de Nyamina
(Niger), deux palefreniers, _Samba N’Diaye_, ouolof de Saint-Louis,
et _Sory_, bambara de Ségou, enfin onze porteurs et deux animaux,
un cheval et un mulet. N’oublions pas non plus _Fatouma_, la femme
du palefrenier _Samba_ qu’il m’avait demandé l’autorisation
d’emmener et qui, pendant toute la durée du voyage, fut la
blanchisseuse de la caravane. Donc, en me comptant, nous n’étions
en tout que dix-huit personnes. Fidèle à la façon dont j’avais
déjà procédé en d’autres circonstances, j’avais absolument
interdit les armes à tout mon monde. On verra dans la suite de ce
récit que cette précaution me facilita beaucoup l’entrée dans
le pays des Coniaguiés et à Damentan ; elle contribua, dans une
large mesure, au succès de mon voyage dans ces pays inconnus. Nous
ne saurions trop recommander à ceux qui voudraient visiter le Soudan
français, ce mode de procéder. Il nous a toujours bien réussi
et nous a souvent permis de nous tirer, tout à notre honneur,
de situations critiques et dangereuses.

Donc, ma caravane étant formée, tout mon personnel étant
bien dressé et chacun sachant ce qu’il avait à faire, nous
quittâmes Sénoudébou le 3 juillet, à 4 heures du matin, dans
l’ordre le plus parfait et fîmes route vers le Sud, vers la
Gambie. Successivement nous visitâmes la partie Sud du Bondou,
le Tiali, le Niéri, la partie Sud-Est du Ferlo-Bondou, le Nord du
Ouli, et après vingt-trois jours de marche dans un pays pauvre et
peu peuplé, où nous n’avons que difficilement trouvé ce qui
nous était nécessaire pour nous nourrir, nous arrivions enfin
à Nétéboulou, à 20 kilomètres de la Gambie. J’y fus reçu
en grande pompe par le chef du village Sandia-Diamé, homme d’un
grand dévouement, honnête, intelligent, et qui, dans ces contrées
lointaines, a rendu de grands services à la cause Française. Il
me manifesta toujours le plus profond respect, je dirai plus, la
plus grande affection, et, pendant la maladie qui me retint dans son
village, il me prodigua, avec Almoudo et mes domestiques, des soins
dont je leur garde une profonde gratitude. Connaissant à fond tout le
pays qu’il avait autrefois parcouru en tous sens comme dioula[3],
il me donna toujours des renseignements absolument précis et qui,
durant notre voyage, me furent d’un précieux secours.

[Illustration : Une rue à Sénoudébou (village Toucouleur du
Bondou).]

Avant de quitter Marseille, j’avais demandé à M. Bohn, directeur
de la Compagnie Française, de vouloir bien donner des ordres à
M. l’agent de la factorerie de Mac-Carthy, pour que celui-ci me
fit parvenir, à Nétéboulou, ce dont je pourrais avoir besoin pour
ravitailler ma caravane, pensant bien que je ne trouverais sur ma
route que difficilement ce qui m’était nécessaire. J’étais loin
cependant de supposer que toutes ces régions fussent aussi pauvres
et que nous arriverions à Nétéboulou, après un voyage relativement
court, absolument dénués de tout. D’après mes calculs, je devais
y être le premier août au plus tard et je comptais bien y trouver,
à cette date, ce dont je pourrais alors avoir besoin. Mon espoir ne
fut pas déçu, à peine étais-je installé dans la case préparée
à mon intention par les soins de Sandia, qu’on m’annonça
l’arrivée du patron du chaland. M. l’agent de Mac-Carthy
me l’expédiait avec des vivres pour mes hommes et pour moi. Il
était arrivé, la veille, à Yabouteguenda, sur la Gambie, et ayant
appris que je me trouvais à Nétéboulou, il venait se mettre à
mes ordres. Nétéboulou n’étant éloigné de Yabouteguenda que
d’une vingtaine de kilomètres et, de plus, le marigot étant
navigable jusqu’à Genoto, il fut facile de faire remonter le
chaland jusqu’à ce point et de faire transporter son chargement
jusqu’au village. Genoto n’est éloigné de Nétéboulou que
de cinq kilomètres environ. Ces provisions furent les bienvenues,
on n’en doute pas. Elles me furent d’un grand secours pendant
l’hivernage et me permirent de pourvoir aisément à la nourriture
de mes hommes. Grâce à la diligence de M. l’agent de Mac-Carthy,
je vécus là dans d’assez bonnes conditions. Je ne saurais trop
le remercier de la confiance qu’il m’a toujours témoignée et
de l’empressement qu’il a mis à me faire parvenir toutes les
commandes que je lui ai faites pendant mon séjour en Gambie.

Mon intention était de visiter la rive droite de la Gambie,
jusqu’à Mac-Carthy pendant l’hivernage. La maladie et aussi
l’abondance et la précocité des pluies dans ces régions me
forcèrent à renoncer à mettre mon projet à exécution et je
me décidai, en conséquence, à attendre à Nétéboulou la fin
de l’hivernage et le retour de la saison sèche. Je pris alors
mes dispositions en prévision d’un long séjour. Tout d’abord,
afin de réduire le plus possible mes dépenses, je congédiai tous
mes porteurs et ne gardai avec moi que le personnel qui m’était
strictement indispensable. Une écurie fut construite pour mes animaux
par les soins de Sandia et de mes palefreniers, et j’aménageai
ma case et celle de mes hommes le mieux possible.

Je n’entrerai ici dans aucun détail au sujet de mon séjour à
Nétéboulou. Nous avons eu à supporter là toutes les fatigues et
toutes les privations qu’entraîne l’hivernage dans les pays
Soudaniens. Ma santé y fut fortement ébranlée, et, malgré les
soins les plus attentifs, mes animaux succombèrent aux atteintes
du climat.

Je ne pus quitter cet hospitalier village que le 27 octobre. Je
fus obligé d’attendre jusqu’à cette époque pour pouvoir me
mettre en route. L’inondation commençait alors à décroître,
les chemins étaient plus praticables et j’avais reçu une nouvelle
monture que m’avait envoyée mon bon ami, M. le capitaine Roux, de
l’infanterie de marine, commandant du cercle de Bakel. Pendant les
trois longs mois que je suis resté ainsi bloqué à Nétéboulou,
je mis à profit les quelques jours de repos que me laissa la
fièvre pour étudier l’ethnographie et les coutumes du pays. Je
fis avec soin mes observations météorologiques et pris tous les
renseignements possibles sur les contrées que j’allais visiter.

Ce fut également à Nétéboulou que je reçus la nouvelle que M. le
Ministre de l’Instruction publique avait bien voulu me confier
dans ces régions éloignées une mission scientifique et gratuite
en plus de celle dont j’étais déjà chargé par le département
des Colonies. J’en fus très heureux, car c’était, pour ainsi
dire, la sanction scientifique donnée à mes travaux. La dépêche
ministérielle qui me l’annonça me parvint quelques jours avant
mon départ, grâce aux bons soins et à la complaisance de M. le
capitaine Roux, qui, pendant mon séjour dans le Ouli, ne manqua
jamais une occasion de me faire parvenir ma correspondance et de me
tenir au courant de tout ce qui pouvait m’intéresser.

Vers le milieu d’octobre, ma santé étant enfin devenue meilleure,
je pus songer à me remettre en route et à exécuter le projet
de voyage que j’avais élaboré pendant les deux mois qui
venaient de s’écouler et pour lequel j’avais recueilli tous
les renseignements possibles afin de ne rien laisser au hasard. En
conséquence, je décidai de visiter et étudier complètement le
Ouli, le Sandougou et d’explorer les rives de la Gambie jusqu’à
Mac-Carthy. Mon intention était, de ce point, de visiter, au
Nord, le Kalonkadougou et de revenir à Nétéboulou, d’où je
comptais me diriger vers le Sud-Est, visiter le pays de Damentan,
la Haute-Gambie et revenir à Kayes par le Bambouck. Je pus aisément
mettre ce plan à exécution. Même, je pus m’avancer plus au Sud
que je ne me l’étais proposé et visiter le pays de Damentan et le
pays des Coniaguiés et des Bassarés, pays absolument inconnus et
où jamais Européen ne s’était aventuré. De plus, je pouvais,
en suivant cet itinéraire, explorer complètement les vallées
de la Haute-Gambie et visiter avantageusement tout le pays compris
entre ce grand cours d’eau et la Haute-Falémé.

Sandia, qui m’était absolument dévoué, me demanda de
m’accompagner dans la première partie de mon voyage. J’en fus
très heureux ; car il connaissait à fond le pays que nous allions
traverser, et, pendant toute la durée de son séjour avec moi,
je n’eus jamais qu’à me louer des services qu’il m’a rendus.

Bien décidé à quitter Nétéboulou le plus tôt possible, je
me mis donc, dès que mes forces me le permirent, à organiser
ma caravane. Je confiai au frère de Sandia mes bagages les plus
encombrants, mes caisses de collections, et n’emportai avec moi
que ce qui m’était absolument nécessaire pour un voyage de
trente jours, au plus. J’engageai sur place les porteurs qui
m’étaient indispensables, et le 25 octobre nous étions tous
prêts à partir. Une malencontreuse tornade nous força à rester
à Nétéboulou quarante-huit heures de plus, et ce ne fut que le
27 que nous pûmes nous mettre en route.

Pendant les deux mois qui venaient de s’écouler, ma caravane
s’était encore augmentée d’une nouvelle recrue. Je vis arriver
un jour, dans ma case, avec le fils du chef du Ouli, un jeune noir
que j’avais connu autrefois à Kayes et qui avait accompagné mon
ami, le lieutenant Levasseur, de l’infanterie de marine, dans le
beau voyage qu’il avait fait, en 1887-1888, de Kayes à Sedhiou par
Labé. Ce noir, avec les quelques économies péniblement réalisées,
avait entrepris un petit commerce de dioula (marchand ambulant)
et n’avait pas réussi. Quand je le vis il était absolument à
bout de ressources et vivait de la charité de Massara, fils du
Massa-Ouli. Il me demanda alors de se joindre à ma caravane, de me
servir à quelque titre que ce soit, n’exigeant pour tout salaire
que sa nourriture et ses vêtements. C’était peu de chose. Je
l’engageai et n’eus guère à me louer de ses services. Peu
travailleur (la paresse était inconnue parmi mes hommes), il fut
souvent l’objet de leurs quolibets. Malgré cela, je ne puis
m’empêcher de reconnaître qu’il m’a rendu en quelques rares
circonstances, de réels services que je lui ai d’ailleurs toujours
grassement payés.

Avant de quitter Nétéboulou, ce village hospitalier où j’ai
été reçu et hébergé pendant si longtemps avec tant de
générosité et de sympathie, je ne puis m’empêcher de faire
connaître son histoire et ses habitants. Je serais heureux que
le lecteur trouvât quelque intérêt à lire ces lignes. Elles
me sont dictées par la profonde reconnaissance que j’ai vouée
à tous ceux qui, dans ce petit coin du vaste continent africain,
m’ont prodigué leurs soins et m’ont toujours témoigné le plus
grand respect. Aujourd’hui même, après plus d’une année de
séparation, je ne puis m’empêcher, en me rappelant mes amis
de là-bas et tout ce qu’ils ont fait pour moi, d’éprouver
une émotion profonde et de reconnaître que, malgré tout, je
suis encore leur débiteur. Je n’espère point que ces lignes
leur tombent jamais sous les yeux, mais je serais bien heureux si
quelque voyageur égaré dans ces contrées lointaines pouvait leur
dire que je ne les ai pas oubliés, et que les quelques jours que
j’ai passés au milieu d’eux sont, malgré les souffrances que
j’y ai éprouvées, restés profondément gravés dans mon cœur
et que j’en garde le souvenir le plus cher.

Nétéboulou, ainsi nommé parce qu’il est situé au milieu
d’une véritable forêt de Nétés (légumineuse)[4] (en
Malinké : _Nété_, et _boulou_, village : village des Nétés)
est une agglomération d’environ 500 habitants. Il est propre,
bien construit et les cases du chef sont entourées d’un joli
petit tata Malinké à tourelles, tout neuf, dont la hauteur est
d’environ quatre mètres et la largeur d’à peu près un mètre
à la base et quarante centimètres au sommet. Ce tata est construit
en argile fortement colorée en rouge par de l’oxyde de fer :
vu de loin son aspect sombre impressionne tristement le voyageur ;
à l’intérieur, se trouvent les cases du chef, celles de ses
femmes et ses magasins. Sa circonférence est d’environ huit cents
mètres, et ses murs sont crénelés pour, qu’en cas de siège,
les défenseurs puissent aisément faire usage de leurs armes. Le
village est entièrement situé sur une petite éminence à l’Ouest,
et au Nord de laquelle se trouve le marigot qui porte son nom. Les
cases sont, en général, vastes, construites à la mode Malinkée,
en terre, rondes et surmontées d’un toit en chaume qui affecte
la forme d’un chapeau pointu. Les cours qu’elles laissent entre
elles sont, en général, assez propres ; mais la place principale
du village est, comme dans tous les villages Malinkés, d’une
malpropreté révoltante. C’est le dépotoir commun où chaque
ménagère vient, chaque jour, jeter des détritus de toutes sortes.

[Illustration : Plan d’une habitation Malinkée

(Dessin de A. M. Marrot, d’après les documents de l’auteur).]

A environ huit cents mètres du village actuel, dans le Nord, de
l’autre côté du marigot, se voient les ruines de l’ancien
village dont le tata du chef est encore debout. Ce village fut
détruit par le marabout Mahmadou-Lamine Dramé, en 1887, dans les
circonstances suivantes. Son chef était le frère de Sandia et
grand ami des Français. Il fut un des commandants de la colonne
du Ouli, qui battit le marabout après sa fuite de Dianna. Ce fut
dans un but de vengeance que Mahmadou-Lamine vint l’attaquer
au fort de l’hivernage. Son chef, Malamine, fut tué pendant le
combat. La population fut emmenée en captivité par le vainqueur et
le village détruit. C’était Malamine qui l’avait fondé vingt
ans auparavant environ. C’est pourquoi Nétéboulou est souvent
appelé dans le pays : « Village de Malamine. » Riche dioula
Malinké musulman, c’était un homme fort honnête et qui avait
dans tout le pays une grande renommée de justice. Aussi venait-on de
partout le consulter. Après sa mort, son frère, Sandia, le chef du
village actuel, lui succéda et reconstruisit Nétéboulou là où
il est aujourd’hui. Il a hérité de la renommée de son frère
et jouit dans les villages voisins d’une grande influence.

La population est uniquement formée de Malinkés musulmans de
la famille des Niagatés-Sinatés, qui émigrèrent du pays
de Guidioumé dans le Ouli, où ils s’établirent lorsque
les Soninkés s’emparèrent du Kaarta et en chassèrent les
Malinkés. Ils n’ont ni le type ni les mœurs des autres Malinkés
que nous avons vus jusqu’à ce jour. Ils doivent être le produit
d’un croisement quelconque. On rencontre dans le Ouli, le Niani et
même le Diakka, quelques villages dont les habitants présentent
les mêmes caractères. Je serais assez porté à leur attribuer
la même origine qu’aux Diakankés et aux Déniankés. Ce serait
alors une race de mélange dans laquelle il y aurait deux éléments
Mandingues pour un élément Peulh.

Nétéboulou est un village relativement riche. Nous nous y sommes
trouvé et y avons séjourné pendant toute la saison des cultures
et nous avons pu constater avec plaisir qu’elles y sont faites
avec plus de soin et en plus grande quantité que dans les pays
voisins. Tout autour des cases se trouvent de vastes champs de
mil, maïs, arachides, coton, etc., etc., et de petits jardinets
où les femmes et les enfants cultivent des oignons, oseille,
courges, tomates, tabac. Malgré cela, la misère y est grande
pendant l’hivernage, car là, comme partout au Soudan, le noir est
gaspilleur et peu prévoyant. Il consomme en peu de mois sa récolte,
fait bombance et, pendant la saison des pluies, il en est souvent
réduit à la portion congrue, en attendant la moisson prochaine.

Grâce à l’initiative de son chef, Sandia, il y existe un
petit embryon de commerce. Et pourtant sa situation exceptionnelle
devrait en faire un centre important de transactions. Nétéboulou
est en effet situé au point de jonction des principales routes qui
sillonnent la région. C’est le lieu de passage tout indiqué des
caravanes qui se rendent de Bakel, du Bondou, du Bambouck, du Tenda
à Mac-Carthy ou à Bathurst ou bien qui en reviennent. C’est
là encore que font étape tous les dioulas qui se rendent sur la
rive gauche de la Gambie dans le Fouladougou de Moussa-Molo ou qui
regagnent Bakel et Médine. Pendant le séjour que nous y avons
fait, nous avons pu assister fréquemment à ces arrivées et à
ces départs de dioulas et de caravanes, et il ne s’est pour
ainsi dire pas passé de jour que nous n’ayons reçu la visite
de ces voyageurs. Si nous ajoutons enfin que Nétéboulou n’est
distant de la Gambie que de vingt kilomètres et que son marigot est
navigable toute l’année jusqu’à Genoto, à 5 kilom. du village,
on comprendra aisément que peu d’efforts suffiraient pour en
faire le débouché de tout le Ouli, le Tenda et le Diaka. Disons en
terminant que la Gambie cesse d’être navigable pour les bâtiments
de fort tonnage à quelques kilomètres au-dessus de l’embouchure
du marigot de Nétéboulou. Elle est, en effet, en ce point traversée
par un barrage rocheux qui s’étend d’une rive à l’autre.

C’est le barrage de Kokonko-Taloto. Ce détail est important à
noter, et, de ce fait, nous estimons que Nétéboulou et Genoto
sont appelés sous peu à devenir des centres commerciaux qui
ne seront pas à dédaigner. Son chef fait, du reste, tout ce
qu’il faut pour cela. Il entretient des relations suivies avec la
factorerie Française de Mac-Carthy, et j’ai appris que, grâce aux
renseignements que j’avais donnés à ce sujet à l’agent qui la
dirige, il s’était fait, dans ces parages, sous la direction de
Sandia lui-même, des échanges relativement fructueux. Ce n’était
là qu’un essai qui a dû être recommencé, cette année, sur une
plus grande échelle. Maintenant que la paix la plus profonde règne
dans ces contrées, et, étant donné surtout les procédés que la
Compagnie emploie vis-à-vis des indigènes, nous ne doutons pas que
le succès le plus complet ne vienne couronner les efforts qu’elle
n’a jamais cessé de faire pour développer en Gambie notre commerce
et notre influence. La cire du Tenda, l’ivoire et surtout les
arachides du Ouli suffiront amplement pour alimenter cette escale
et seront pour les trafiquants une source de bénéfices sérieux.

Les habitants de Nétéboulou, paisibles agriculteurs, se livrent
avec soin à l’élevage des bestiaux. Le village possède un beau
troupeau d’une cinquantaine de têtes dont Sandia s’occupe
régulièrement chaque jour et dont la plus grande partie lui
appartient. J’ai été bien heureux, pendant les quelques semaines
que j’y suis resté, d’y trouver, matin et soir, un peu de
lait, et de temps en temps un peu de viande fraîche pour réparer
mes forces épuisées par la maladie. C’est assurément à ces
modestes ressources, qui furent toujours généreusement mises à
ma disposition, que je dois de ne pas avoir succombé. Les moutons,
chèvres et poulets y sont aussi relativement nombreux et permettent
aux habitants de varier un peu leur alimentation. Quant aux chevaux,
outre le mien, je n’y en ai jamais vu que deux : celui de Sandia
et celui de son frère, Mody-Moussa. Cet animal domestique, est, du
reste, assez rare dans toute cette région. Il y vit difficilement
et a besoin de grands soins pour pouvoir y supporter les rigueurs
du climat.

En résumé, nous estimons, d’après ce que nous y avons vu, qu’il
serait facile d’augmenter dans une notable mesure les ressources
de ce petit village, d’y attirer les produits des pays voisins,
et enfin d’en faire le centre commercial le plus important de
la contrée.

                               * * * * *




[Illustration : Vue prise de la Falémé.]

                           CHAPITRE DEUXIÈME

Départ de Nétéboulou. — Témoignages de sympathie de
la population. — En route pour Sini. — Ordre de marche
de la caravane. — La plaine de Genoto. — Arrivée à
Makadian-Counda. — De Makadian-Counda à Sini. — Arrivée à
Sini. — Belle réception. — Le tam-tam. — Le Balafon. —
Sérénade. — Le chef du Ouli, Massa-Ouli. — Sa famille. —
Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. —
Le Nété. — Le Téli. — Le N’taba. — Sini. — Sa
population. — Belles cultures. — Départ de Sini. — Canapé. —
Lait et beurre en abondance. — Soutoko. — La mosquée. —
Villages Peulhs. — Fatigue de la route. — Arrivée à
Barocounda. — Départ de Barocounda. — Arrivée à Toubacouta. —
Épisode de la guerre du marabout Mahmadou-Lamine-Dramé. —
Réception peu cordiale à Toubacouta. — Belle case. — Traces du
passage de la mission de délimitation des possessions Françaises
et Anglaises en Gambie. — Toubacouta. — L’ancien et le nouveau
village. — L’envoyé de Guimmé-Mahmady, le chef du Sandougou. —
Beaux lougans. — Belles rizières. — Le marigot de Maka-Doua,
frontière du Ouli et du Sandougou. — Description de la route de
Sini à Toubacouta. — Géologie. — Botanique. — Le dougoura.


Bien que je fusse encore très faible, je décidai de quitter
Nétéboulou le jour que je m’étais fixé. Du reste, la saison des
pluies touchait à sa fin, l’inondation diminuait rapidement et
de jour en jour les chemins devenaient meilleurs et plus aisément
praticables. Les préparatifs du départ étaient faits depuis
plusieurs jours déjà et le personnel qui m’était nécessaire
était bien dressé. Rien ne nous retenant plus à Nétéboulou, le 27
octobre 1891, à 6 h. 45 du matin, nous nous mettions en route. Tout
mon monde était aussi heureux que moi de partir. L’oisiveté
que nous menions à Nétéboulou commençait à nous peser et nous
n’étions nullement fâchés de reprendre notre course.

Je pus, malgré mon extrême faiblesse, monter assez aisément à
cheval sur la place principale du village. Toute la population du
village est là qui nous accompagne de ses souhaits et qui vient nous
saluer au départ. Tous les hommes viennent me serrer la main. Les
femmes, les enfants eux-mêmes me font part des vœux qu’ils forment
pour la bonne réussite de mon voyage. Jamais je ne compris mieux
qu’en cette circonstance quels meilleurs résultats on peut obtenir
en traitant avec douceur ces populations primitives. La sévérité
excessive et la brutalité ont toujours été, pour moi, de mauvais
procédés de colonisation et je me suis toujours très bien trouvé,
dans mes différents voyages en Afrique, de ne pas les employer.

Le frère de Sandia, Mody-Moussa, et son fils Diamé nous
accompagnent jusqu’aux dernières cases du village. Là on se
serre de nouveau la main. Sandia fait mille recommandations à son
frère qui le doit remplacer pendant son absence, serre la main à
son fils, lui recommande d’avoir bien soin de sa case, et nous
nous mettons en route pour Sini, où j’avais l’intention de
faire étape. Sandia, qui connaît le pays à merveille, est en
tête de la caravane. Derrière lui marche le palefrenier de son
cheval. Je suis immédiatement. Viennent ensuite mon interprète,
mon palefrenier, les porteurs. Samba-Sisoko et Gardigué-Couloubaly
ferment enfin la marche et ont pour consigne de veiller au bon ordre
de la caravane. C’est cette disposition que j’ai toujours adoptée
pendant les étapes et je n’ai jamais eu à constater le moindre
désordre, chacun sachant parfaitement ce qu’il avait à faire.

Avant de quitter Nétéboulou, je m’étais efforcé de bien
connaître l’allure de mon cheval et j’étais arrivé à savoir
à peu près exactement quelle était la distance qu’il parcourait
au pas en une heure et même en une minute. Aussi, n’ayant aucune
préoccupation à ce sujet, je pouvais, sans distraction, lever
mon itinéraire. Ma boussole fonctionnait à merveille et ma montre
étant bien réglée, je n’eus relativement que de faibles erreurs
à enregistrer.

A peine avions-nous quitté le village que nous entrons
immédiatement dans les _lougans_[5]. Ils s’étendent à perte
de vue. Mil, maïs, arachides, etc., etc., on voit défiler toutes
les plantes cultivées dans le pays. La route suit une direction
Sud légèrement Ouest, longeant à deux kilomètres environ le
marigot, et à quatre kilomètres du village nous le laissons sur
notre gauche. Nous apercevons alors les _rôniers_[6] de Genoto,
point extrême où puissent venir les chalands, et nous traversons
une vaste plaine couverte d’herbes maigres et parsemée de larges
flaques d’eau. C’est la plaine de Genoto que limitent, au Sud, la
Gambie, à l’Ouest et au Nord, les collines du Ouli et à l’Est,
le marigot de Nétéboulou. Absolument inculte, stérile, elle nous
offre, avec ses rares bouquets d’arbres rabougris, l’aspect que
doivent présenter, en Amérique, les solitudes de la Prairie. La
route, à ce moment, est franchement Ouest. Il en sera de même
jusqu’à Sini. Nous laissons sur notre gauche les ruines du petit
village de Coussaié, et à 9 h. 42 nous arrivons à Makadian-Counda.

_Makadian-Counda._ — Petit village Malinké d’environ 350
habitants. Il ne présente rien de bien particulier. Il est mal
entretenu, sale, nauséabond. En 1886, il fut pillé et détruit
par les guerriers du marabout Mahmadou-Lamine. Actuellement, il
est en partie reconstruit. Ses habitants sont des gens paisibles,
qui se livrent tranquillement à la culture de leurs lougans. Aussi
sont-ils riches en produits de toutes sortes. Nous faisons la halte
sur la place principale du village, et, à peine étais-je descendu
de cheval, que le chef, accompagné de ses principaux notables,
vint me saluer. C’est un parent d’une des femmes de Sandia. Il
me fait mille protestations d’amitié et m’offre quelques œufs
frais qui sont les bienvenus. Après l’avoir remercié de son
aimable réception et lui avoir serré la main, nous nous remettons
en route pour Sini.

A quelques centaines de mètres du village, nous rencontrons le fils
du chef du Ouli, Massara. Son père l’envoie à notre avance avec
deux ou trois autres cavaliers. Ce jeune homme, âgé d’environ
trente ans, est un ivrogne fieffé. Il monte un beau cheval noir
dont lui a fait cadeau, me dit-il, le colonel Archinard, pour le
récompenser de sa belle conduite pendant la campagne de Nioro, à
laquelle il a pris part avec les meilleurs guerriers du Ouli. Encore
trois kilomètres au milieu de beaux lougans et, à dix heures dix
minutes, nous arrivons enfin à Sini, où nous allons passer la
journée. Il fait une chaleur étouffante, et, cependant, malgré
mon état maladif, je n’en suis pas trop incommodé.

Depuis mon arrivée dans la région, le village de Sini avait souvent
manifesté le désir d’avoir ma visite. Aussi comprendra-t-on
aisément que j’y fus reçu à bras ouverts. Déjà, en voyant
arriver à mon avance le fils du chef, je m’étais fait une
idée de la réception qui m’y attendait. A peine descendu de
cheval, je fus conduit à la case qui avait été préparée à
mon intention. Des cases avaient été également préparées pour
Sandia, mon interprète et mes hommes. Nous y fûmes bien logés
et y passâmes la journée sans trop y souffrir de la chaleur. Il
y avait à peine quelques instants que nous étions installés que
le chef, Massa-Ouli, vint me rendre visite. C’est un vieillard
d’environ 70 ans, encore bien conservé, mais cependant fort
rhumatisant. Son tam-tam, ses principaux notables l’accompagnaient
et, pour la circonstance, il avait endossé le manteau de chef, rouge,
bordé de galons d’or, qui lui avait été donné par Monsieur le
commandant supérieur. Nous causâmes longuement des choses du pays,
il me fit mille protestations d’amitié, et nous nous quittâmes
les meilleurs amis du monde. A mon intention, il avait immolé un
bœuf, et préparé tout ce qu’il fallait pour la nourriture de
mes hommes et de mes animaux. Aussi la mission fit-elle grasse chère
ce jour-là.

Le temps s’écoula rapidement dans cet hospitalier village et la
soirée arriva sans que nous nous soyons ennuyés un seul instant. A
quatre heures du soir, Massa-Ouli m’envoya son tam-tam et je fus
obligé, pour lui être agréable, d’assister à la sérénade
qu’il me donna devant notre logement. Très curieux ce tam-tam. Il
se compose de tambourins et de balafons et les airs que jouent les
artistes ne manquent pas d’un certain agrément. Quiconque a entendu
le balafon ne peut oublier les sons harmonieux que rend ce primitif
instrument, et la virtuosité, si je puis parler ainsi, dont font
preuve ceux qui en jouent. Tout le monde connaît le tambourin des
peuplades africaines. Il n’en est pas de même du balafon. Aussi
croyons-nous devoir en donner ici une description détaillée. Je
crois donc devoir rapporter textuellement ce que j’écrivais à
ce sujet, sur les lieux mêmes, dans mes notes journalières.

Le balafon est un instrument assez rare au Soudan. Il est plutôt
particulier aux peuples qui habitent les rivières du Sud et notamment
la Gambie. On le trouve encore dans certains villages Malinkés du Sud
du Bambouck et au Fouta-Diallon. C’est peut-être avec la guitare,
que l’on désigne sous le nom de Cora, l’instrument de musique
soudanien dont les sons impressionnent le moins désagréablement
l’oreille. Il est assez compliqué et demande, pour sa construction,
un ouvrier exercé. Aussi son prix est-il relativement élevé :
quatre-vingt-dix à cent francs environ.

Le balafon se compose essentiellement : 1o du cadre ; 2o de
l’appareil producteur du son ; 3o d’un appareil qui joue le
rôle de résonateur.

1o _Cadre._ — Le cadre se compose d’un trapèze en bois ayant
la forme que représente la figure ci-contre. Ce cadre est formé
par des morceaux de bois de 0m80 environ de longueur sur 0m06 de
largeur et 0m03 d’épaisseur pour les grands côtés. Des petits
côtés, l’un a environ 0m25 de longueur et l’autre 0m15. Ils
sont formés par des morceaux de bois de même largeur et épaisseur
que les autres. L’intervalle compris entre les deux grands montants
est comblé par des traverses qui vont de l’un à l’autre et qui
en rendent la solidité plus grande. Une autre traverse réunit les
deux petits côtés. Tout cela est uni au moyen de cordes de baobab
et est d’une grande solidité.

[Illustration]

[Illustration]

Aux quatre angles de ce cadre A. B. C. D. se trouvent quatre
montants en bois de même hauteur, solidement fixés au cadre et
ayant environ 0m20 de hauteur. Ces montants sont unis entre eux par
des cordes solides, généralement en cuir, qui forment ainsi un
cadre E. F. H. O. parallèle à celui que nous venons de décrire
et qui est inférieur. C’est sur ces cordes que va être posé
l’appareil producteur du son.

2e _Appareil producteur du son._ — Cet appareil se compose
simplement d’une série de lamelles de bois très dur disposées
par ordre de longueur sur le cadre supérieur. Comme l’indique
la figure ci-dessous, ces lamelles ont toutes la même largeur et
la même épaisseur, mais non la même longueur. La plus longue a
environ vingt-cinq centimètres de longueur et les autres vont en
diminuant de longueur jusqu’à la dernière qui peut avoir huit
centimètres environ. Leur nombre est variable ; mais il est rarement
inférieur à 12 et supérieur à 20. Ces lamelles sont fixées sur
les cordes supérieures du cadre à l’aide de petites cordes qui
les maintiennent en place, en leur laissant toutefois une certaine
mobilité.

[Illustration]

[Illustration]

Les deux figures ci-dessus peuvent donner une idée de ce que sont
ces lamelles. La figure A représente une lamelle entière et la
figure B une coupe qui serait faite perpendiculairement à son axe.

3o _Appareil résonateur._ — L’appareil résonateur qui est
destiné à renforcer les sons est bien simple. Il se compose
d’une série de petites calebasses ayant la forme que représente
la figure ci-dessous (no 1) et qui sont fixées au-dessous de chaque
lamelle. C’est là le côté le plus délicat de la construction ;
car, en effet, de la grosseur de la calebasse dépendra la nature
du son, on comprendra qu’il faut apporter un certain choix dans
la composition de cet appareil, afin de ne pas modifier l’accord
et surtout d’obtenir une gamme à peu près exacte. Aussi voit-on
des lamelles avoir deux calebasses et d’autres une seule. Tout
cela dépend du volume.

[Illustration]

Les figures ci-dessus peuvent donner une idée de la façon
dont sont disposées les calebasses au-dessous des lamelles. Ces
calebasses sont maintenues en place par des liens qui les joignent aux
différents côtés du cadre et qui les unissent entre elles. Tout cet
ensemble, qui paraît devoir être très fragile, est, au contraire,
excessivement solide.

Pour jouer du balafon, on s’asseoit par terre et on place
l’instrument devant soi, de façon à avoir les lamelles les plus
longues à sa gauche. On peut également en jouer en marchant ; alors,
l’instrument est porté, suspendu au cou par des liens qui sont
fixés à ses deux extrémités. L’instrument repose alors sur
le ventre de l’exécutant, de façon à ce qu’il ait toujours
à sa gauche les lamelles les plus longues, celles qui donnent les
notes les plus graves.

Pour tirer des sons de ce bizarre mais ingénieux instrument, il
suffit de frapper d’un coup sec la lamelle avec les baguettes
représentées ci-dessous.

[Illustration]

Ces baguettes sont en bois. Il en est qui s’en servent à
nu, d’autres, au contraire, qui entourent l’extrémité
renflée à l’aide de chiffons excessivement serrés ou, mieux,
de caoutchouc. Il nous a semblé que les sons obtenus avec ces
dernières étaient plus harmonieux que ceux obtenus avec les autres.

Le balafon est construit, en ce qui concerne le bois, par les
forgerons. Quant à l’agencement des différentes pièces, il
est fait par l’artiste lui-même. Le bois qui doit servir à
la construction doit être très dur, bien sec, et ne présentant
aucun défaut. Plusieurs espèces peuvent être employées à cet
usage. Citons : le Samboni (_Cytharexylum quadrangulare_ Jacq.), le
Vène (_Pterocarpus erinaceus_ Poir.), le Kaki (_Diospyros ebenum_
Retz.). De même, les calebasses doivent être bien sèches, ne
présenter aucun défaut ni fissure, car le son pourrait en être
profondément altéré. Enfin, les cordes elles-mêmes doivent être
minutieusement construites et présenter toutes les garanties voulues
de solidité et de bonne fabrication.

Le balafon peut être considéré, au Soudan, comme étant un
instrument de luxe. Il n’y a guère que les chefs riches et
influents qui en aient, et le griot (musicien de profession) qui en
joue, jouit habituellement dans le village d’une considération que
n’ont pas ses autres collègues. Seul, il est admis à l’honneur
de jouer du balafon, et, tant est grande l’estime que l’on a
pour cet instrument que, souvent, l’épithète de balafon est
ajoutée au nom de l’artiste qui s’en sert. Ainsi, à Koundou
(Fouladougou), par exemple, le joueur de balafon porte le nom de
« Fodé-Balafon ». Il n’est connu que sous ce nom-là dans les
villages environnants.

Les sons obtenus avec cet instrument sont relativement assez
mélodieux et dans l’agencement des notes, il est facile d’y
retrouver les éléments de la gamme. Les airs que jouent les
griots présentent également une certaine harmonie et un rhythme
appréciables, même pour une oreille peu musicale.

Après une heure de musique effrénée, et après avoir assisté aux
danses les plus échevelées, exécutées cependant en mon honneur,
je congédiai, par la voix de mon interprète, les artistes mâles et
femelles qui m’entouraient, et orchestre en tête, je me rendis à
la demeure du chef pour lui rendre la visite qu’il m’avait faite
le matin. Cette façon de procéder m’a toujours réussi au Soudan,
et, c’est en usant sans cesse de la plus grande politesse et de
la plus grande douceur que je suis arrivé à me concilier partout
le respect et l’amitié des chefs avec lesquels j’ai été en
relations. Point ne sert de prendre avec ces gens-là des airs de
matamores et de croquemitaines. Nous n’arriverions jamais qu’à
nous aliéner leur sympathie. Il faut avoir le bon esprit de ne
se considérer que comme leur hôte, et, si l’on sait conserver
toutefois sa dignité d’homme et de Français, on peut être
certain que d’eux-mêmes ils reconnaîtront notre supériorité.

Massa-Ouli attendait d’ailleurs ma visite. Je le trouvai dans sa
case, entouré de toute sa famille. Il me présenta ses enfants, ses
femmes et ses frères, et, après un entretien des plus aimables, nous
nous quittâmes en nous serrant la main, à plusieurs reprises. Je fis
à tous de petits cadeaux, dont ils me remercièrent vivement. Inutile
de dire que les griots ne furent pas oubliés. C’est dans
l’usage, et je n’aurais pas voulu laisser de moi une mauvaise
impression. Tous, sauf le chef, me reconduisirent à mon campement,
et chacun rentra chez soi, fatigué, mais satisfait, moi surtout.

L’habitation du chef du Ouli ne diffère guère de celles de
ses sujets. Les cases sont absolument construites sur le même
modèle. Elles sont plus vastes et plus nombreuses, et voilà
tout. Celle où il se tient dans la journée est située au pied
d’un superbe _N’taba_, bel arbre de la famille des Sterculiacées,
sur lequel nous reviendrons plus loin. C’est un des plus beaux
échantillons de cette espèce végétale que j’aie rencontré
dans tout le cours de mes voyages au Sénégal et au Soudan.

La route de Nétéboulou à Sini présente d’intéressantes
particularités ; Nétéboulou est construit sur un plateau dont
le sous-sol est formé de quartz et de grès ferrugineux que
recouvre une épaisse couche de latérite. Elle disparaît à deux
kilomètres environ du village au-delà du marigot qui porte son nom,
pour faire place à la plaine stérile de Genoto. Cette vaste plaine
marécageuse est complètement inondée pendant l’hivernage. Elle
mesure environ vingt kilomètres de longueur sur quinze de largeur
dans ses plus grandes dimensions, et s’étend des collines
du Ouli et de Nétéboulou jusqu’à la Gambie et au marigot de
Nétéboulou. Le sol en est uniquement formé par une épaisse couche
d’argiles anciennes et d’alluvions récentes. A peine y voit-on
par-ci par-là quelques arbres peu vigoureux, rachitiques. Elle est
couverte, dans toute son étendue, par une herbe mince et ténue
parsemée de touffes de Joncées et de Cypéracées. Après avoir
traversé de l’Est à l’Ouest ce morne désert, on arrive par une
pente assez raide sur le plateau de Sini ; jusqu’à Makadian-Counda
ce ne sont que des argiles compactes ; mais à peu de distance de
ce village la latérite reparaît et l’on peut dire que la plus
grande partie du plateau en est uniquement formée. Son sous-sol ne
présente guère que des roches de nature ferrugineuse.

Au point de vue botanique, nous ne trouvons à signaler que trois
espèces principales de végétaux.


1o _Nété._ — Le Nété ou Néré (_Parkia biglobosa_
H. Benth.)[7], est une belle Légumineuse de la tribu des
Parkiées. On la trouve en grande quantité dans le Bambouck, le
Bélédougou, la Haute-Gambie. Il est facile de la reconnaître à ses
feuilles profondément découpées qui ressemblent à s’y méprendre
à celles de certaines de nos fougères, et à ses fleurs d’un beau
rouge foncé et disposées en forme de boule à l’extrémité des
jeunes rameaux. Son fruit est une gousse d’une belle dimension en
tout semblable à nos plus beaux haricots. Il contient une douzaine
de graines entourées d’une pulpe jaune relativement assez compacte
et abondante. Cette pulpe est très parfumée. Sèche, elle forme
une sorte de farine que les indigènes mangent volontiers pendant
la disette. Les fruits poussent au nombre de huit ou dix au maximum,
à l’extrémité des jeunes rameaux. Ce végétal fleurit de juin
à août et ses fruits ne sont guère comestibles avant le mois
de mars de l’année suivante. On le trouve en grand nombre aux
environs de Nétéboulou. Son bois est généralement peu employé.


2o _Téli._ — Le Téli (_Erythrophlæum Guineense_ Rich.)[8],
est un végétal de haute stature. C’est encore une belle
Légumineuse-Parkiée. Il croît, de préférence, sur les bords des
marigots et j’en ai vu de beaux échantillons dans les environs de
Nétéboulou. Il est facile à reconnaître à la couleur sombre de
son feuillage, et à son fruit qui est une gousse rougeâtre quand
elle est sèche et plus large que ne le sont, en général, celles des
autres légumineuses. Son écorce est profondément fendillée, et,
si on l’enlève, sa partie intérieure présente une belle couleur
rouge foncée. Chaque gousse contient environ huit à dix graines,
à deux faces bombées, ressemblant à s’y méprendre à celles de
certains haricots. Ces graines, qui ont toujours à peu près le même
poids, servent dans certaines régions, le Bouré, par exemple, pour
peser l’or. Cinq de ces graines équivalent à peu près en poids
à un gros, environ trois grammes quatre-vingt-deux centigrammes.

Le Téli ou Tali (Peulh, Bambara, Malinké) est la plante
vénéneuse par excellence au Soudan français, au dire, du moins,
des habitants. Il entrerait du Téli dans la composition du
« _Corté_ », le fameux poison que les habitants de Komboreah
(Konkodougou) sont si habiles à préparer et qui est si connu
dans le Baleya, l’Amana, le Dinguiray et même à Siguiri. Mais
quelle est la partie de la plante qui est utilisée ? C’est
ce que nous n’avons pas encore pu savoir. Toutefois nous avons
appris que, dans certaines de nos rivières du Sud, le Rio-Nûnez,
le Rio-Pongo particulièrement, et dans le pays de Loango, où le
Téli est appelé Boudu ou Boudou, les indigènes fabriquent avec
sa racine, par infusion, une liqueur d’une extrême amertume et
qui sert de poison d’épreuve. Quand elle est trop chargée,
elle cause la suffocation, la rétention d’urine, etc., etc.,
l’accusé tombe et est déclaré coupable ; à dose plus faible,
elle n’amène pas d’accidents graves, alors l’accusé résiste
et est déclaré innocent.

D’après les indigènes du Soudan, toutes les parties de la
plante seraient excessivement vénéneuses. Voici ce que me disait
à son sujet le chef de Gangali (Niéri) : « Une feuille de Téli
dans le couscouss suffit pour empoisonner toute une famille. Un
bœuf, un cheval, un mouton en mange-t-il, il meurt aussitôt. Un
oiseau, un insecte mange-t-il une fleur de Téli, il tombe aussitôt
foudroyé. » De plus, les poissons ne vivent pas dans les marigots
dont les bords sont couverts de Télis, et il serait dangereux d’y
faire boire les animaux. Je me souviens encore que, sur la route
de Damentan, mon palefrenier refusa absolument de faire boire mon
cheval à l’eau d’un marigot dont les bords étaient couverts de
Télis. Fait singulier : cette eau, qui est toxique pour le cheval,
paraît-il, ne le serait pas pour l’homme. Je ne sais ce qu’il
peut y avoir de vrai pour le premier, mais, ce que nous pouvons
assurer, c’est qu’il nous est arrivé souvent de faire usage
d’eau puisée au pied d’un Téli et que nous n’en avons jamais
été incommodé. Il en a toujours été de même pour nos hommes.

Tout cela est évidemment bien exagéré, mais il s’en dégage ce
fait toutefois, c’est que toutes les parties de la plante sont
nuisibles mais à des degrés différents. Celle qui est la plus
active, et cela, au plus haut degré, c’est l’écorce. L’écorce
fraîche l’est plus que l’écorce sèche, et celle des jeunes
sujets plus que celle des vieux arbres. Après l’écorce la racine,
puis la fleur et les graines. Les feuilles n’auraient que de
faibles propriétés nocives, mais, cependant, encore assez fortes
pour occasionner la mort, à une faible dose.

Jamais les animaux n’en mangent. On peut les laisser paître
en toute sécurité dans la brousse. Ils ne mangeront jamais les
feuilles du Téli, jamais ils n’en brouteront l’écorce. Cet
arbre leur cause une répulsion qu’ils ne peuvent surmonter. Par
instinct, ils s’en éloignent toujours. Ils ne peuvent en absorber
que lorsqu’on en mélange les feuilles avec l’herbe qu’on
leur donne en pâture. Et encore arrive-t-il fréquemment qu’ils
mangent le bon fourrage et laissent le téli ?? La meilleure façon
de leur en faire absorber est simplement de pulvériser l’écorce
et de leur administrer avec leurs aliments la poudre ainsi obtenue.

D’après les renseignements que j’ai recueillis un peu partout à
ce sujet, et que Sandia, le chef de Nétéboulou, m’a confirmés,
car il avait vu le cheval de son père mourir empoisonné, par
malveillance, avec du Téli, les animaux qui en absorbent à doses
toxiques éprouveraient les premiers accidents environ deux heures
après l’ingestion. Leur ventre deviendrait très volumineux. Ils
présenteraient une écume abondante à la bouche, des convulsions
qui dureraient une demi-heure environ et la mort surviendrait deux
heures et demie ou trois heures après l’ingestion du poison.

Les noirs du Soudan utilisent les feuilles du Téli contre le ver de
Guinée, et, voici comment : lorsque l’abcès qu’occasionne le ver
s’est ouvert spontanément ou bien à la suite d’une manœuvre
opératoire, et que le parasite commence à sortir, ils enveloppent
la partie malade avec des feuilles de Téli. Deux ou trois suffisent
pour la couvrir complètement. Un pansement fait avec des feuilles
d’un autre végétal quelconque inoffensif et maintenu toujours
humide est appliqué par-dessus. Le tout est fixé à l’aide de
lacs. Ils prétendent que le ver est alors empoisonné et qu’il
sort plus facilement. Ceci mérite confirmation, on le comprendra
aisément. J’ai cependant vu des malades se bien trouver de ce
traitement.

Le Téli ne sert en aucune autre circonstance. Il inspire aux
indigènes une telle frayeur qu’ils ne l’utilisent ni dans la
construction de leurs cases ni même pour faire cuire leurs aliments.


3o _N’taba._ — Le _N’taba_[9] est une Malvoïdée de la famille
des Sterculiacées. C’est le « Sterculia cordifolia _Cav._ »,
ainsi nommé parce que ses feuilles sont en forme de cœur. C’est un
des plus beaux végétaux des régions de l’Afrique tropicale. On
le reconnaît aisément à son tronc énorme, à ses feuilles
excessivement larges et à son fruit absolument caractéristique. Ce
fruit, qui vient à l’extrémité des jeunes rameaux, a la forme
d’une gousse volumineuse, dont les valves charnues s’ouvrent
à la pression par son arête convexe. Son extrémité libre est
munie d’une sorte d’appendice charnu en forme d’aiguillon de
0m06 environ de longueur. Quand il est mûr, il a une couleur rouge
clair qui ne peut laisser aucun doute. Il renferme une douzaine de
graines polyédriques noyées dans une pulpe jaunâtre, savoureuse,
et excessivement parfumée. C’est un des meilleurs desserts
que j’aie rencontrés au Soudan et souvent nous nous en sommes
régalés. Les fruits sont accouplés au nombre de trois, cinq ou
sept en faisceaux et adhèrent fortement au pédoncule et à la
tige qui les porte. Ils tombent rarement et pour les cueillir on
est obligé de sectionner le rameau qui les porte.

Cet arbre acquiert des proportions gigantesques. Nous en avons vu
dans le Ouli, le Sandougou, le Kantora, à Mac-Carthy, etc., etc.,
des spécimens vraiment remarquables. Dans ces régions, c’est
l’arbre à palabres préféré dans tous les villages et son épais
feuillage est recherché pendant les heures chaudes de la journée.

Le _N’taba_ habite de préférence, les terres riches en humus
et les terrains à latérite. On ne le trouve, pour ainsi dire,
jamais sur les bords des marigots. Et pourtant, il affectionne tout
particulièrement les régions humides. Aussi est-il excessivement
rare dans les régions sablonneuses et les steppes du Soudan. C’est
surtout dans le Sud de nos possessions qu’on le rencontre, de
préférence, dans le Sandougou, le Ouli, le Konkodougou, le Sud du
Diébédougou, le Damentan, le Niocolo, le pays des Coniaguiés et des
Bassarés, etc., etc. Il se prête cependant assez volontiers à la
culture dans des régions plus septentrionales. Ainsi, à Bammako,
notre excellent ami, M. le vétérinaire Körper, a obtenu à ce
sujet des résultats surprenants et a pu acclimater absolument
ce végétal sur cette partie des bords du Niger. Il ne faut pas
oublier que le _N’taba_ est le congénère du Kola. Il est donc
permis d’espérer que l’on pourra arriver, un jour, à cultiver
ce dernier végétal dans les régions où croît le premier.

Le _N’taba_ est peu utilisé par les indigènes. Dès qu’ils sont
mûrs, les fruits sont mangés avec avidité par les enfants. Dans
certaines régions, à Missira (Sandougou) notamment, il m’a été
dit que ces fruits étaient parfois employés avec succès contre
certaines diarrhées rebelles. Je n’ai jamais eu à le constater.

Le _N’taba_, suivant les régions qu’il habite, fleurit du mois
de janvier au mois de mars et les fruits arrivent à maturité du
commencement de juin à la fin de juillet. Il porte des feuilles
pendant toute l’année. Il a été introduit à la Guyane (Maroni).

Nous ne voulons pas quitter Sini sans le faire connaître plus
complètement au lecteur. Sini, capitale de l’État Malinké du
Ouli, est un village d’environ 600 habitants. Bien qu’il soit la
résidence du Massa-Ouli ou chef du Ouli, il a absolument l’aspect
du plus simple des villages. Ses cases sont construites en terre,
rondes et couvertes d’un toit en chaume qui à la forme d’un
chapeau pointu. Il est entouré d’un tata (fortification en terre)
à tourelles qui tombe littéralement en ruines, mais qui, à en
juger par ce qu’il en reste, devait être très fort. Le chef
n’a pas de tata particulier, comme cela a lieu dans la plupart
des villages Malinkés. — La population est formée uniquement
de Malinkés, sales et grands ivrognes. Les membres de la famille
royale, à part peut-être le chef actuel, ont à ce point de vue
une réputation bien méritée. — Sini a été attaqué par le
marabout Mahmadou-Lamine-Dramé en 1886, lorsque, chassé de Dianna
par le colonel Galliéni, il s’enfuit vers le Ouli et se réfugia
à Toubacouta. Les habitants avaient eu le temps de prendre toutes
les mesures de défense nécessaires. Un fort sagné (fortification
en bois) avait été construit autour du village. On en voit encore
les restes. Les guerriers des villages voisins étaient venus
se réfugier auprès du chef, et, de ce fait, en peu de jours,
Massa-Ouli se trouva à la tête d’une colonne de six à huit
cents hommes. Trop âgé pour la conduire au combat, il en confia
le commandement à son jeune fils Massara et à Malamine, le chef
de Nétéboulou, le frère de Sandia, le chef actuel. En vain,
les bandes du marabout tentèrent-elles de s’emparer de vive
force du village. Elles l’attaquèrent inutilement trois jours de
suite. Voyant la place aussi bien défendue, le marabout se retira,
mais attaqué par les guerriers du Ouli qui sortirent alors en
masse du village et se mirent à sa poursuite, il fut complètement
battu, et se réfugia avec les quelques guerriers qui lui restaient
à Toubacouta, dont le chef lui ouvrit les portes et le reçut à
bras ouverts. Sini avait cependant souffert de ce siège de trois
jours. Un incendie allumé par l’ennemi avait dévoré les toits
de la moitié des cases. Heureusement la population et les guerriers
avaient pu se réfugier dans l’espace compris entre le tata et le
sagné. C’en était fait autrement du village et l’on peut être
certain que si le marabout s’en était emparé, il ne l’eût pas
ménagé. On voit encore les traces de cet incendie, notamment dans
le quartier qui est situé sur la route de Goundiourou.

La population de Sini est paisible, hospitalière et s’adonne
surtout à la culture. Aussi le village est-il entouré de tous
côtés de beaux lougans de mil, maïs, arachides. Autour des cases
mêmes les femmes et les enfants font de petits jardinets où ils
cultivent avec succès, oignons, courges, tomates, oseille. L’espace
compris entre le tata et le sagné est également bien cultivé, et
j’y ai remarqué de belles plantations de maïs et de manioc. Par
contre, le troupeau du village est peu nombreux. Du reste les
Malinkés, proprement dits, de cette région, élèvent peu de
bétail. Ils laissent ce soin aux Peulhs qu’ils rançonnent d’une
façon éhontée à ce point de vue.

Dans la soirée, Massa-Ouli et ses fils et ses frères vinrent me
saluer de nouveau et me quittèrent en me promettant de venir le
lendemain matin me serrer la main. Tout le monde dormit bien cette
nuit-là, aussi les préparatifs du départ se firent-ils rapidement.


_28 octobre._ A cinq heures du matin, je réveille toute la caravane,
mon interprète Almoudo et Sandia sont les premiers debout et
organisent le convoi rapidement. Enfin, après un déjeuner
sommaire, nous pouvons nous mettre en route à cinq heures
quarante minutes. Malgré l’heure matinale, tout le monde est
debout. Massa-Ouli lui-même est assis devant la porte de sa case et
me serre la main avec effusion à plusieurs reprises et me souhaite
un bon voyage. Son fils Massara est à cheval et va nous accompagner
jusqu’au premier village. Je donne le signal du départ et bien
à regret nous quittons Sini, non sans avoir promis à nos amis de
revenir les voir à notre retour de Mac-Carthy.

Le jour commence à poindre quand nous franchissons les portes
du sagné pour nous engager au milieu de beaux lougans de mil
dont les tiges hautes de plus de quatre mètres se rejoignent et
forment au-dessus de nos têtes un véritable dôme de feuilles et
d’épis. La température est excessivement fraîche. Je constate
16 degrés. La rosée est de plus très abondante et nous sommes
absolument inondés peu après le départ. Nous marchons d’une
bonne allure pour nous réchauffer et dans le plus grand ordre. Il
est 6 heures 15 quand nous arrivons à Canapé. C’est le premier
village Peulh que nous rencontrons. Tout le monde est debout. Il
faut mettre pied à terre.


_Canapé._ — Canapé est un village d’environ deux cent cinquante
habitants. Il est entièrement construit en paille. C’est, du
reste, le seul mode de construction employé par les Peulhs. Il
est littéralement enfoui au milieu du mil et du maïs, et jusque
devant les cases tout est cultivé. Pas un pouce de terrain n’est
perdu. Ses habitants viennent du Fouladougou et le Ouli, le Sandougou
et le Niani en sont très peuplés. C’est là qu’ils y cherchent
un refuge contre les pillages et les exactions des souverains
de leur pays d’origine. Ils construisent en paille de gentils
petits villages proprets et se livrent avec passion à la culture
et à l’élevage. Aussi sont-ils absolument pressurés par leurs
nouveaux maîtres.

A peine étions-nous arrivés que sur l’ordre du chef on nous
apporta de grandes et nombreuses calebasses de lait sûr et
de couscouss pour les hommes et pour moi du lait frais et des
œufs en quantité. Bon gré mal gré il fallut s’attabler et
manger. Heureusement que le noir a l’estomac complaisant, aussi
mes lascars firent-ils sérieusement honneur à ce petit apéritif,
comme disait mon fidèle Almoudo. Pour moi, je me contentai d’avaler
quelques œufs crus et de boire deux tasses environ d’un excellent
lait fraîchement tiré. Ce qui me fit encore plus de plaisir ce fut
le cadeau que me fit le chef de plusieurs bouteilles d’excellent
beurre. Ce qui me promettait, grâce au modeste talent de mon
cuisinier, Samba-Sisoko, une excellente cuisine pour l’avenir.

Après une halte de vingt minutes environ, nous nous remîmes en
marche, non sans avoir serré vigoureusement la main à Massara, qui
nous quittait là pour retourner à Sini, et sans l’avoir remercié
de sa généreuse hospitalité. Le chef de Canapé et ses principaux
notables m’accompagnèrent pendant plusieurs kilomètres et, chemin
faisant, me firent part de la situation pénible qui leur était faite
dans le Ouli. Je leur promis d’en informer le commandant de Bakel
dont ils relevaient, et ils me quittèrent enchantés. J’ai appris
depuis que tout avait été réglé au mieux de leurs intérêts et
à la satisfaction générale.

En quittant Canapé, nous traversons d’abord les lougans du village
qui, relativement, ont une superficie considérable. Peu après,
nous entrons en pleine brousse. Elle se continue jusqu’aux lougans
de Soutouko, où nous arrivons vers neuf heures du matin.


_Soutouko._ — Soutouko est un village d’environ 550 habitants. Sa
population est formée uniquement de Malinkés musulmans. Ils
différent absolument des autres Malinkés et se rapprochent beaucoup
de la race Toucouleure dont beaucoup d’entre eux ont le type et
les mœurs. Ce sont ces Malinkés que, dans les Rivières du Sud,
on désigne sous le nom de Mandingues. Nous y reviendrons plus
loin. Musulmans fanatiques, ils furent des premiers à embrasser la
cause du marabout Mahmadou-Lamine.

Soutouko n’a nullement l’aspect des autres villages
Malinkés. Bien qu’il soit construit de la même façon, il est
propre et bien entretenu. Au centre du village règne une mosquée
en paille et pisé bien comprise et dont les abords sont indemnes
de tout immondice. Je n’ai pas besoin de dire qu’elle est
assidûment fréquentée.

Là encore il fallut mettre pied à terre et accepter le lunch qui
nous était préparé. Mes hommes s’en tirèrent à merveille. Pour
moi, je ne pus absorber qu’une petite quantité de lait et quelques
œufs frais. La fatigue commençait à se faire sentir et je ne pus
que difficilement remonter à cheval. J’étais loin d’être
complètement remis des assauts que j’avais eu à supporter à
Nétéboulou.

La route entre Soutouko et Barocounda, où j’avais décidé
que je ferais étape, est bordée à droite et à gauche par de
superbes champs de mil et d’arachides. Elle ne présente rien
de particulier et nous la fîmes sans aucun autre incident que les
nombreuses haltes que ma faiblesse me força à faire, tous les deux
ou trois kilomètres. Environ à mi-chemin de Barocounda se trouvent
plusieurs villages Peulhs dont les habitants se livrent paisiblement
à la culture. Ce sont : _Marosouto_ — _Ourosaradado_ — _Tabandi_
— _Sarè n’Dougo_ — _Saré-Dialloubé_. Nous fîmes halte à
Tabandi et les habitants vinrent nous saluer et nous apporter des
calebasses de lait et d’eau fraîche pour nous désaltérer, car la
chaleur commençait à être insupportable. Ils nous autorisèrent
également à arracher quelques pieds d’arachides. Nous nous
régalâmes de leurs graines vertes. C’est un des meilleurs fruits
du Soudan que je connaisse.

Enfin, à midi, nous apercevions les toits pointus de Barocounda,
où nous allions pouvoir goûter quelque repos et nous mettre à
l’abri des ardeurs de la canicule. J’étais absolument à bout
de forces quand je pus prendre possession du logement qui avait
été préparé à mon intention.

Je fus reçu à Barocounda avec autant d’empressement et de
sympathie que dans les autres villages du Ouli que je venais de
visiter. Nous eûmes à profusion de tout ce que l’on peut trouver
au Soudan et j’estime encore aujourd’hui que les quelques cadeaux
dont ma pauvre pacotille me permit la largesse à mes hôtes en
reconnaissance de leur généreux accueil, furent bien au-dessous
de ce qu’ils dépensèrent en mon honneur.


_Barocounda._ — Barocounda est un gros village de 750 habitants
environ. Sa population est uniquement formée de Malinkés
puants, sales et ivrognes. Ses cases sont construites sans aucun
soin, sans aucun ordre, et la plupart d’entre elles tombent
littéralement en ruines. Il est absolument ouvert et ne possède
aucune défense. La place principale du village, où se trouvent
deux superbes _n’tabas_, est absolument encombrée de détritus
de toutes sortes. C’est, comme dans tous les villages Malinkés,
du reste, le dépotoir commun où chacun vient jeter les ordures de
son ménage. Il possède de beaux lougans et de belles rizières,
mais peu de bestiaux. Par contre, les chèvres et les poulets y
sont excessivement nombreux. Pendant la guerre du marabout, il fut
relativement épargné et n’eut à supporter que les razzias des
pillards qui l’accompagnaient.

Je passai là une assez bonne journée qui me remit des fatigues
de la longue étape du matin. Dans la soirée, le ciel se couvrit
brusquement. Eclairs, roulements de tonnerre se succédèrent
sans interruption pendant plusieurs heures. La chaleur devint
intolérable ; mais, contre notre attente, il ne tomba pas une goutte
de pluie. Heureusement que vers minuit les nuages se dissipèrent. Le
vent du Nord se leva, vint rafraîchir l’atmosphère, et nous
permit de goûter, pendant quelques heures, un sommeil réparateur. Le
lendemain, au réveil, il n’y avait plus trace de l’orage de la
veille, et nous pûmes, sans crainte d’être trempés, nous mettre
en route pour Toubacouta, où j’avais décidé de faire étape.


_29 octobre._ — Nous quittons Barocounda à 5 h. 15 du matin et nous
nous rendons sans aucun incident à Toubacouta, où nous arrivons à
9 h. 15. La route de Barocounda à Toubacouta ne présente rien de
bien particulier tant au point de vue botanique que géologique. Elle
traverse une vaste plaine argileuse couverte de bambous à travers
lesquels on n’avance que difficilement. Du haut du plateau qui
domine la plaine où s’élevait jadis l’ancien village de
Toubacouta, on découvre tout le champ de bataille où fut mise en
déroute l’armée du marabout par la petite colonne que commanda
et dirigea avec tant d’autorité mon excellent ami M. le capitaine
Fortin, de l’artillerie de marine. Sandia, qui y assista et y paya
de sa personne, me donna sur les lieux mêmes tous les détails de
cette glorieuse campagne. L’intelligent chef de Koussan-Almamy,
Abdoul-Séga, qui y remplissait les fonctions d’interprète de
la colonne française, a bien voulu me renseigner à ce sujet aussi
exactement que possible. C’est d’après leurs récits que j’ai
rédigé ce qui suit :

Toubacouta était situé au bord d’une vallée qu’entourait au
Sud, au Nord et à l’Ouest une ceinture de collines peu élevées. A
l’Est il est défendu par le petit marigot de Maka-Doua qui
sépare le Ouli du Sandougou. Ce marigot est peu profond et ne
saurait constituer un obstacle difficile à surmonter. Toubacouta,
au point de vue de la stratégie indigène, était fort bien situé,
étant donné surtout qu’il n’aurait jamais affaire à des
ennemis familiers avec les armes à longue portée. Attaqué,
au contraire, par des troupes européennes, sa position devenait
absolument mauvaise. Si, quand il avait à combattre contre des noirs,
il voyait descendre leurs colonnes d’attaque sur les flancs des
collines qui l’entourent, par contre il ne pouvait rien contre
nos canons, qui, du haut de ces mêmes collines le pouvaient
bombarder impunément. Son tata, à en juger par les ruines que
nous y avons vues, devait être relativement fort. De plus, chaque
demeure particulière était entourée d’un petit mur, comme cela
a lieu dans la plupart des villages Malinkés. Ces petits ouvrages
de défense intérieurs n’étaient pas à négliger, car il est
évident qu’ils forment autant de réduits qu’il faut, dans un
assaut régulier, emporter de vive force. Toubacouta devait être un
fort village d’environ 800 habitants. Ses ruines sont maintenant
pour ainsi dire inhabitées. Depuis la guerre du marabout, il ne s’y
est élevé que quelques petites huttes où viennent se reposer les
captifs qui cultivent les lougans environnants, et le maïs pousse
haut et dru là où le faux prophète a prèché la guerre sainte. A
deux kilomètres environ à l’ouest, de l’autre côté du marigot
de Maka-Doua, sur le sommet d’une verdoyante colline, a été
reconstruit Toubacouta. Ses habitants, que la guerre avait dispersés,
sont à peu près tous revenus maintenant. L’ancien Toubacouta
est donc situé dans le Ouli et le nouveau dans le Sandougou. La
population est uniquement formée de Malinkés musulmans, fanatiques
qui furent des premiers, on n’en doute pas, à se ranger sous la
bannière du marabout. Ils avaient émigré de la rive gauche de la
Gambie quelques années auparavant dans les circonstances suivantes :

Vers 1869 ou 1870, le marabout Simotto Moro (Moro, en mandingue du
Sud, signifie marabout). On ajoute ce qualificatif au nom de tous
les marabouts qui acquièrent quelque renommée, frère de Dimbo,
le chef actuel de Toubacouta, habitait les bords du marigot de
Simotto-Ouol, qui se jette dans la Gambie, tout près du village
de Oualiba-Counda, dans le Fouladougou, à trois kilomètres
environ au Sud-Ouest de Yabouteguenda. Ce marabout avait dans son
village une grande influence et sa renommée lui avait attiré bon
nombre de disciples qui lui étaient venus des autres villages du
Ghabou. Le Ghabou est ce vaste pays Malinké situé sur la rive
gauche de la Gambie dont s’empara Alpha-Molo et auquel on donne
aujourd’hui le nom de Fouladougou. De nos jours, Moussa-Molo,
fils du précédent, y a succédé à son père et y règne en
véritable tyran. Les agissements de Simotto-Moro ne tardèrent
pas à éveiller la défiance d’Alpha-Molo, qui résolut de
se débarrasser d’un voisin qui menaçait de faire échec à
son autorité naissante. Averti à temps et ne se voyant plus en
sûreté dans son petit village du Ghabou, Simotto-Moro, à la tête
de deux ou trois mille individus, traversa la Gambie à Yabouteguenda
et vint demander au Massa-Ouli (chef du Ouli) de l’autoriser à
s’établir dans son pays et de lui accorder dans ce but pour lui
et ses compagnons une concession de terrain suffisante. Le Massa,
enchanté de voir ainsi s’augmenter le nombre de ses sujets, lui
répondit qu’il pouvait s’installer avec sa suite partout où
il lui conviendrait dans son territoire. Le vieux marabout n’en
demandait pas plus. Aussi son choix fut-il vite fait. Sur les bords
du marigot de Maka-Doua, qui sépare le Ouli du Sandougou, il avait
remarqué depuis longtemps des terres fertiles et une bonne position
pour y construire un village. C’est là qu’il demanda à se
fixer. Non-seulement le Massa y consentit, mais encore il lui envoya
son frère Penda-Mahmady avec quatre cents hommes pour l’aider à
construire un sagné et un tata. Sous la conduite du marabout, en peu
de mois, le nouveau village fut élevé et solidement fortifié. Il
ne se contenta pas d’entourer ses nouvelle demeures d’un fort
sagné (palissade formée de pièces de bois jointives, plantées en
terre et hautes d’environ trois mètres), et d’un épais tata,
il fit en plus creuser autour de ces premières défenses deux larges
et profonds fossés, l’un extérieur et l’autre intérieur au
sagné. Le nom de Toubacouta fut donné au nouveau village.

A l’abri de ses murailles et n’ayant plus rien à redouter
d’Alpha-Molo et de ses Peulhs, le vieux marabout continua ses
prédications et sa renommée ne fit que croître dans tous les
pays riverains de la Gambie. Pendant bon nombre d’années on ne
parla que de lui dans toute la région, et son nom de Simotto-Moro
(marabout du Simotto du nom du marigot sur les bords duquel il avait
d’abord habité et commencé sa carrière religieuse) était dans
la bouche de tous les bons Musulmans. Il ne tarda pas à essayer de
profiter de la situation exceptionnelle qu’il s’était faite, et
chercha maintes fois à faire naître les occasions d’en imposer à
son généreux hôte. Massa-Ouli ne résista pas, et, tant est grande
la crainte que les marabouts inspirent aux populations non musulmanes
du Soudan, qu’il n’osa jamais contrecarrer les desseins du vieux
marabout. Cela fut une grande faute comme on le verra plus loin. Les
choses restèrent pourtant en état jusque vers 1875, époque à
laquelle Ousman-Gassy, fils de Boubakar-Saada, almamy du Bondou,
organisa une petite colonne dans le Ferlo-Bondou et marcha contre
Toubacouta. En arrivant devant le village, il reconnut, mais trop
tard, que ses forces étaient insuffisantes pour qu’il puisse
s’en emparer. Il se contenta de faire caracoler ses cavaliers
jusque sous les murs de la place, et, après avoir échangé une
vive fusillade avec les défenseurs, il se retira avec une vingtaine
de prisonniers. Il traversa alors la Gambie et se rendit auprès
de Moussa-Molo pour l’aider à réprimer la révolte qui venait
d’éclater dans toute la région ouest du Fouladougou.

Mais à l’instigation de Simotto-Moro, Massa-Ouli se plaignit à
Boubakar-Saada de la conduite d’Ousman-Gassy. Ses récriminations
n’eurent aucun effet, et, de ce fait, le marabout ne lui pardonna
pas de ne pas avoir tiré vengeance de l’affront qui lui avait été
fait. Son mépris et sa honte pour son hôte s’envenimèrent chaque
jour et il ne songea plus qu’à lui faire payer cher sa lâcheté
vis-à-vis de l’almamy du Bondou. Ses vœux ne tardèrent pas à
être exaucés. Vers la fin de 1876 ou au commencement de 1877, les
marabouts Mour-Seïny et Biram-Cissé, lieutenants de Mahmoudou-Dadi,
roi du Saloum, qui venait de soumettre tout le Niani, levèrent
une colonne de deux ou trois mille hommes et marchèrent contre le
Ouli. Si Simotto-Moro ne leur donna pas de guerriers, il leur donna,
du moins, tous les renseignements nécessaires pour faciliter leurs
entreprises, et, en effet, Medina, qui était alors la capitale du
pays, fut pris d’assaut et Massa-Ouli fut réduit à s’enfuir
avec quelques cavaliers qui lui servirent d’escorte. Cependant,
les guerriers du Ouli ne perdirent pas courage. Penda-Mahmady et
Dally-Manoma, frères du Massa, réussirent à en rallier deux
ou trois cents environ, avec lesquels ils allèrent s’embusquer
au gué de Paqueba, sur la rivière Sandougou, afin de barrer la
route à l’ennemi et lui couper toute retraite. Le surlendemain
matin, Mour-Seïny et les siens se présentèrent pour traverser
le gué. Les guerriers du Ouli les reçurent à coups de fusil. Le
combat s’engagea et après deux heures d’une lutte acharnée,
le Ouli lâcha pied et ses guerriers se débandèrent en laissant
sur le champ de bataille bon nombre de morts et de blessés, qui
furent presque tous achevés par les Ouolofs de Mour-Seïny. Dans
cette journée, le Ouli avait perdu ses meilleurs guerriers, au
nombre desquels se trouvaient six princes de la famille régnante,
dix ou douze captifs de la couronne et cinquante à soixante hommes.

Mour-Seïny rentra triomphalement à Koussalan (Niani) après avoir
mis à sac le Ouli et satisfait ainsi la vengeance de Simotto-Moro,
qui ne crut même pas devoir cacher tout le plaisir que lui causait
la défaite et la ruine de son hôte.

Jusqu’en 1881, époque à laquelle il mourut, la paix ne fut pas
troublée. Son fils Dimbo, qui lui succéda, hérita de la haine que
son père avait vouée aux Oualiabés (famille régnante du Ouli)
et aux Sissibés (famille régnante du Bondou). Aussi, en 1886,
lorsque le marabout Mahmadou-Lamine se sauva de Dianna devant la
colonne du colonel Galliéni, ce fut à Toubacouta, auprès de
Dimbo, qu’il alla se réfugier et reconstituer son armée. Dès
lors, ce village devint le repaire de tous les brigands et de tous
les rebelles du Niani, du Sandougou, en un mot, de tous les pays
Mandingues riverains de la Gambie et du Saloum.

Cet état de choses ne pouvait durer longtemps ainsi sans exposer les
pays alliés de la France à devenir encore la proie des colonnes de
Mahmadou-Lamine. Le colonel Galliéni, alors commandant supérieur
du Soudan Français, obligé de se rendre en toute hâte sur les
bords du Niger où sa présence était urgente, résolut, pour
tranquilliser les populations et pour surveiller les agissements du
marabout pendant l’hivernage, d’établir un poste provisoire dans
le pays. A cet effet, il chargea le lieutenant indigène Yoro-Coumba,
des tirailleurs sénégalais, de se rendre dans le Bondou et dans les
pays riverains de la Gambie, afin d’entamer des relations suivies
avec les habitants et de ramener à nous ceux qui tenaient encore
pour Mahmadou-Lamine.

Le lieutenant s’acquitta avec intelligence et succès de sa
mission et put s’avancer jusqu’à Yabouteguenda sur la Gambie,
à une journée de marche de Toubacouta. Dans ce périlleux voyage, il
n’était accompagné que de dix tirailleurs sénégalais et d’une
centaine de cavaliers du Bondou que commandait Ousman-Gassy. Notre ami
Abdoul-Séga, chef de Koussan-Almamy, lui servait d’interprète et
de secrétaire. Saada Ahmady, le nouvel almamy du Bondou, n’avait
pu l’accompagner jusqu’à Yabouteguenda et était resté à
Nétéboulou, village distant d’une étape de ce dernier.

Yoro-Coumba, revenu à Sini, la capitale du Ouli, dans la
dernière quinzaine d’avril 1887, y reçut l’ordre de M. le
colonel Galliéni de revenir dans le Bondou et d’y choisir un
endroit convenable non loin du Niéri-Kô pour y établir le poste
d’observation.

Il fit choix de Bani-Israïla, village du Diaka, province tributaire
du Bondou. Tous les habitants de ce village, musulmans fanatiques,
avaient suivi le marabout Mahmadou-Lamine dans sa fuite. Mais peu
après que le lieutenant s’y fut établi ils commencèrent à
revenir et peu à peu le village se repeupla. Du reste, depuis
son arrivée dans le pays, il n’avait cessé d’envoyer des
émissaires dans les États voisins pour annoncer à ceux qui s’y
étaient réfugiés qu’ils pouvaient sans crainte retourner dans
leurs villages respectifs.

Ce fut dans la première quinzaine de mai 1887 que le capitaine
Fortin fut nommé, par M. le colonel Galliéni, commandant du poste
de Bani-Israïla et de la colonne qui, au retour de la belle saison,
devait opérer contre Toubacouta. Il s’établit à environ cinq ou
six cents mètres au Sud-Est du village, en un endroit assez élevé
d’où l’on domine toute la plaine environnante. Il construisit
là un poste des mieux fortifiés et capable de résister à toutes
les attaques du marabout. La garnison en était relativement peu
nombreuse, mais suffisante cependant pour tenir la campagne sans
crainte d’essuyer un échec. Fortin n’avait avec lui, en effet,
qu’une compagnie de tirailleurs sénégalais que commandait le
lieutenant Renard, ayant sous ses ordres le lieutenant indigène
Yoro-Coumba, dont la mission était terminée. Monsieur le pharmacien
de deuxième classe Liotard était chargé d’assurer le service
de l’ambulance, et deux interprètes, dont l’un était notre
ami Abdoul-Séga de Koussan-Almamy, étaient à la disposition
du commandant. Le commandant du cercle de Bakel était chargé
d’assurer le ravitaillement de la petite colonne.

Au milieu de ce pays dévasté, et malgré les privations de toutes
sortes et les maladies qui l’assaillirent à cette époque si
malsaine dans les pays chauds, la petite troupe que commandait
notre ami ne se laissa jamais aller au découragement et traversa
victorieusement ces pénibles épreuves. Tous, à l’exemple de
leur chef, rivalisèrent de courage et de dévouement, et l’on
peut dire que cette campagne fut une des plus glorieuses et des plus
intelligemment conduites de toutes celles que nous avons entreprises
au Soudan.

Mettant à profit l’inaction forcée à laquelle le condamnait
la saison des pluies, le capitaine Fortin noua des relations très
suivies avec les pays riverains de la Gambie et obtint de leurs
chefs la promesse qu’ils arrêteraient le marabout s’il venait
à se réfugier chez eux.

Vers la fin du mois de juillet, le Niéri-Kô n’était plus guéable
et l’inondation était telle qu’il était devenu absolument
impossible, en cas de besoin, de mobiliser la garnison de Bani. Fortin
tourna la difficulté en envoyant dans le Ouli Ousman-Gassy avec
une centaine de cavaliers et deux cents fantassins. Ousman-Gassy
alla camper à Sini. Grâce à ses dispositions, Sini put repousser
victorieusement les attaques du marabout et lui infliger même une
cruelle défaite, mais Ousman-Gassy ne put arriver à temps pour
secourir Nétéboulou, dont Mahmadou-Lamine réussit à s’emparer
par surprise.

Entre temps, Fortin négocia activement avec le roi du Fouladougou,
Moussa-Molo, et réussit à conclure avec lui un arrangement en
vertu duquel notre nouvel allié franchit la Gambie et installa tout
le long de ce fleuve, jusqu’à Mac-Carthy, sur la rive droite,
des postes de guerriers destinés à barrer la route au marabout,
dans le cas où Toubacouta pris, il voudrait fuir et chercher un
refuge sur la rive droite. Dans le même but, il enjoignit aux
Massa-Diambour et Massa-Coutia (Kalonkadougou) de marcher avec
leurs guerriers contre Mahmadou-Lamine si, par hasard, il venait à
s’enfuir vers le Nord. Les mêmes précautions étaient prises vers
l’Ouest et Ousman-Celli, chef de Oualia (Sandougou), l’alcati
(chef) de Koussalan et tous les autres chefs Ouolofs et Torodos du
Niani s’étaient engagés à l’arrêter s’il fuyait vers leurs
pays respectifs.

Tout était, comme on le voit, savamment combiné. Rien n’était
laissé au hasard, à l’imprévu. La réussite était certaine,
et c’en était fait de la puissance du marabout.

Toutes ces dispositions prises, Fortin n’attendit plus pour agir que
les ordres du colonel et les renforts qui lui étaient annoncés. —
Le 22 novembre 1887, ils arrivèrent. C’étaient deux compagnies
de tirailleurs sénégalais commandées par le lieutenant Chaleil,
ayant sous ses ordres les lieutenants Pichon et Poitout, une section
d’artillerie commandée par le lieutenant Le Tanhouézet. En plus,
le lieutenant Levasseur, de l’état-major du Soudan, et le docteur
Fougère, médecin de deuxième classe de la marine, étaient mis
à la disposition du commandant de la colonne expéditionnaire.

Enfin, le 28 novembre au soir, après avoir organisé ses troupes,
Fortin quittait Bani et marchait contre Toubacouta. La colonne arriva
rapidement à Sini, d’où une colonne volante fut expédiée à
Passamassi pour couper la retraite à l’ennemi s’il tentait de
fuir vers le Kantora. Le 5 décembre, la colonne campe à Soutouko,
le 6 à Dalla-Bâ, à trois kilomètres de l’ennemi. Cette
dernière marche se fit de nuit pour ne pas éveiller les soupçons
des rebelles. Enfin, le 7, au point du jour, on arrive devant
Toubacouta. Immédiatement, le feu est ouvert. Toubacouta est
mitraillé et livré aux flammes. Mais le marabout, qui, par hasard,
n’avait pas couché cette nuit-là dans le village, put échapper et
s’enfuir vers le Sandougou. Sans perdre de temps, Fortin lança à
sa poursuite Ousman-Gassy et Moussa-Molo avec leurs cavaliers. Ils
l’atteignirent au village de N’goga-Soukouta. Moussa-Molo,
l’ayant fait cerner et tuer par ses cavaliers, lui fit trancher
la tête par un de ses griots, qui l’apporta au capitaine Fortin,
à Toubacouta. Ainsi se termina cette glorieuse campagne, et tel fut,
sauf erreurs, ce brillant fait d’armes, trop peu connu en France
et qui fait le plus grand honneur au capitaine Fortin, aux courageux
officiers et aux vaillantes troupes qui le secondèrent si bravement.

Après avoir laissé à l’Ouest les ruines de l’ancien village
de Toubacouta et franchi le marigot de Maka-Doua, nous gravissons
le versant peu incliné de la colline sur laquelle s’élève le
nouveau village de Toubacouta. Comme nous l’avons dit plus haut,
nous sommes là dans le Sandougou. Je fus, du moins en apparence, bien
reçu par les habitants de ce village désormais célèbre. J’eus
pour logement une case vaste, spacieuse, carrée, bien aérée et
ne ressemblant en rien aux cases que j’avais habitées jusqu’à
ce jour. Je me rappelle encore combien grand fut mon étonnement et
ma satisfaction de me voir ainsi logé et j’en témoignai au chef
tout mon contentement.

Je n’ai pas besoin de dire qu’il me fit mille protestations
d’amitié et de dévouement. On verra par ce qui suit que ses
actes furent loin d’être en accord avec ses paroles. D’abord,
contrairement aux usages de tous les pays noirs, il ne m’envoya
rien pour mes repas, et ce ne fut que lorsque Sandia lui eût fait
part de mon étonnement qu’il se décida à faire préparer du
couscouss pour mes hommes que je lui payai comptant, bien entendu. Je
puis dire qu’à part les villages Coniaguiés, où nous en fûmes
réduits à la portion congrue, ce fut à Toubacouta que je fus le
plus mal hébergé : aussi ma surprise fût-elle extrême quand
il me montra une attestation de la mission de délimitation des
possessions anglaises et françaises en Gambie, qui avait séjourné
dans son village quelques mois auparavant, par laquelle le plus
grand éloge était fait de la généreuse hospitalité qu’il leur
avait offerte. Ce ne fut que dans la soirée qu’il revint à de
meilleurs sentiments et qu’il vint m’offrir un mouton que je
refusai impitoyablement.

La journée se passa sans autre incident qu’un violent orage
accompagné d’une pluie diluvienne, et l’arrivée d’un envoyé
de Guimmé-Mahmady, chef du Sandougou, qu’il avait chargé de
venir me chercher là pour me conduire à Missira, sa résidence.

Pendant toute la nuit, la pluie tomba à torrents. Elle ne cessa que
vers deux heures du matin, et nous pûmes au point du jour partir
pour Missira. J’aurais été désolé d’être forcé de rester
un jour de plus à Toubacouta. La réception qui m’y avait été
faite était loin de m’y engager.

Le nouveau village de Toubacouta est situé à environ vingt-et-un
kilomètres de Barocounda et à neuf kilomètres de la Gambie. Sa
population, formée uniquement de Malinkés musulmans, est environ
de six cents habitants. Il est bien construit, bien entretenu et
d’une propreté remarquable pour un village noir. J’en fus
littéralement charmé. Il est absolument ouvert et ne possède ni
tata, ni sagné. Ses environs sont bien cultivés et il est entouré
des lougans les mieux entretenus et des plus belles rizières
de la région. Son troupeau est relativement nombreux et chaque
propriétaire possède en quantité moutons, chèvres et poulets.

Toubacouta appartient aujourd’hui à l’Angleterre. Il est compris
dans la zone de terrain que nous lui avons cédé par le traité du
10 août 1889.

Le marigot de Maka-Doua, qui forme la limite du Ouli à l’Ouest
et le sépare du Sandougou, se jette dans la Gambie à la hauteur de
Fatatenda. Il est formé par deux branches dont l’une, le Maka-Doua,
proprement dit, passe entre les deux villages de Toubacouta l’ancien
et le nouveau, et l’autre, le Douga-Kô, passe à Dalésilamé. Ses
bords sont couverts de magnifiques rizières et de beaux lougans de
mil et d’arachides.

De Sini à Toubacouta, la nature du sol change progressivement
au fur et à mesure que nous descendons vers le Sud et que nous
approchons des rives de la Gambie. Nous trouvons bien encore
les argiles compactes aux environs de Sini et de Canapé. Elles
apparaissent encore aux environs de Toubacouta et de Barocounda ;
mais d’une façon générale, c’est la latérite qui domine dans
toute cette région, et aux environs de la Gambie, les marais et les
alluvions récentes. Aussi le terrain est-il là d’une richesse
et d’une fertilité étonnantes. Les collines elles-mêmes que
nous avons traversées sont excessivement boisées et le sol en
est encore recouvert par une épaisse couche d’humus qui les
rendent supérieurement fertiles. Les plateaux ferrugineux et
rocheux ont presque complètement disparu. Parfaitement arrosés
par de nombreux marigots qui débordent, chaque année, les environs
des villages sont couverts de belles rizières. Le mil, arachides,
maïs et toutes les autres plantes cultivées par les indigènes y
prospèrent à merveille.

La flore y est plus belle que dans les régions plus septentrionales
et les grandes espèces botaniques s’y développent d’une façon
remarquable. _N’tabas_, _Fromagers_, _Baobabs_, _Rôniers_, grandes
Légumineuses, etc., etc., y atteignent des proportions énormes. La
brousse elle-même y est si vivace et y acquiert une hauteur telle,
que, dans les sentiers, qui, dans ces régions, servent de route,
cavaliers et chevaux disparaissent complètement sous la verdure.


_Le Dougoura._ — C’est dans cette région que j’ai vu
les derniers spécimens d’un beau végétal que j’avais
rencontré en abondance dans le Bondou, le Tiali, le Niéri et la
région Nord-Ouest du Ouli. Les indigènes lui donnent le nom de
« _Dougoura_ ». C’est un bel arbre qui atteint des proportions
énormes, et, qu’à la forme de sa graine, j’ai cru reconnaître
appartenir à la famille des Térébinthacées. Son tronc volumineux,
droit, élancé, s’élève parfois à six ou huit mètres de
hauteur. Il émet à ce niveau des branches maîtresses énormes
qui donnent elles-mêmes un grand nombre de rameaux. Son écorce
est épaisse, profondément fendillée, et si on y pratique une
incision intéressant toute son épaisseur, il en découle un
suc blanc laiteux, épais et poissant les doigts et exhalant une
odeur prononcée de térébenthine. Son bois est blanc, dur, et
parfois les indigènes s’en servent pour fabriquer des mortiers à
couscouss. Ses feuilles peu épaisses et peu touffues sont d’un vert
tendre, luisantes, et leur forme rappelle un peu celle de l’Acacia
de nos jardins. Je n’en ai jamais vu la fleur. Le fruit est des plus
caractéristiques et permet de reconnaître de loin l’arbre qui le
porte. Il croît à l’extrémité des jeunes rameaux. Sa forme et sa
couleur rappellent celles du citron. Sa grosseur est celle du poing
à peu près. Quand il est vert, il adhère fortement à la tige qui
le porte. Il tombe à maturité complète et, sous les arbres, le
sol en est parfois couvert, car il est excessivement abondant. Son
épicarpe relativement épais laisse couler à l’incision une
notable quantité de suc blanc semblable à celui que l’on
obtient en incisant le tronc, mais plus fluide. La membrane qui
le recouvre est mince, luisante et de la couleur d’une peau de
citron arrivé à maturité. Le sarcocarpe est formé par une pulpe
abondante d’un jaune clair dans laquelle sont noyées les graines
qu’entoure un spermoderme membraneux peu résistant. Cette pulpe,
très savoureuse, est fort appréciée des indigènes et nous nous en
sommes fréquemment régalés. Les graines sont volumineuses. Chaque
fruit en contient dix ou douze au maximum. Elles ont la forme
d’une grosse fève dont les cotylédons énormes se séparent
aisément. Elles sont entourées d’une enveloppe brune qui se
détache aisément lorsqu’elles sont restées quelques heures
à l’air et au soleil. L’embryon volumineux est très apparent
par les deux cotylédons. C’est une _Burséracée_ dont il n’a
pas été possible de faire la détermination exacte à cause de
l’absence des fleurs.

Ce fruit est très rafraîchissant et constitue une précieuse
ressource pour les indigènes de ces régions qui, dans les temps
de disette, en font une abondante consommation.

                               * * * * *




[Illustration : Ruisseau de Koromadji, frontière commune du Ouli
et du Ferlo-Bondou (route de Naoudé à Tamba-Counda)]

                             CHAPITRE III

Le Ouli. — Situation. — Limites. — Aspect général du pays. —
Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. —
Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. — Animaux
domestiques. — Populations. — Ethnologie. — Rapports du chef
du pays avec les différents villages. — Rapports du Ouli avec
les autorités françaises. — Conclusions.


_Le Ouli._ — _Situation._ — _Limites._ — Le Ouli, comme
tous les États Noirs, n’a pas de limites bien déterminées et
n’a, pour ainsi dire, pas de frontières naturelles. Il n’y a
qu’au Sud et au Sud-Ouest qu’elles soient, depuis peu, du reste,
définitivement fixées. Toutefois, nous pouvons dire qu’il est à
peu près compris entre les 12° 25′ et 16° 27 minutes de longitude
ouest et les 13° 16′ et 13° 46′ de latitude Nord. Au Nord,
il confine au Kalonkadougou ; à l’Ouest, au Sandougou ; au Sud,
il est borné par la Gambie qui le sépare du Kantora. Au Nord-Est,
il confine au Ferlo-Bondou et au Diaka. Enfin, à l’Est, il touche
au Tenda. Si nous prenons sa ligne frontière à la Gambie, au Sud de
Toubacouta, nous verrons qu’elle se dirige d’abord, du Sud-Est
au Nord-Ouest, jusqu’au marigot de Maka-Doua qui le sépare du
Sandougou. De là, elle se dirige directement au Nord jusqu’aux
environs de Paquira. Elle passe là entre ce dernier village, qui
est du Ouli, et Diabaké, qui est du Kalonkadougou. De là, elle
se dirige au Sud-Est jusqu’au marigot de Kokiara, qui sépare le
Ouli du Ferlo-Bondou. Les ruines de l’ancien village de Kokiara
appartiennent au Ouli. En quittant ce point, la ligne frontière se
dirige au S.-S.-O. jusqu’aux environs des ruines de Moundoundou
qui sont au Ferlo-Bondou. Des ruines de Moundoundou, sa direction est
Sud-Est jusqu’au marigot de Touloufa près de la mare de Pireté. De
ce point, sa direction est franchement S.-S.-E. jusqu’à la Gambie,
où elle aboutit. De là, à l’embouchure du marigot de Maka-Doua,
la Gambie forme la frontière Sud du Ouli. Les limites que nous
venons de donner sont celles que avons pu obtenir par renseignements ;
mais, nous le répétons, elles n’ont rien de certain et ne peuvent
être qu’approximatives.

Le Ouli, comme on le voit, est un pays assez étendu. Il mesure dans
ses plus grandes dimensions, de l’Est, à l’Ouest, 130 km. et
du Nord au Sud, 70 km. Ces mensurations, bien entendu, sont faites
à vol d’oiseau et d’après renseignements. Elles n’ont donc
rien d’absolument exact. On comprendra aisément, d’après ce
qui précède, qu’il soit impossible de lui assigner une forme
quelconque.


_Description géographique._ — _Aspect général._ — Si l’on
visite le Ouli, ou pourra reconnaître facilement que l’aspect
du pays change presque brusquement du Nord au Sud. La partie Nord,
environ jusqu’à Konjour, Sini, Nétéboulou, appartient à cette
sorte de zone intermédiaire entre les pays arides, les steppes
de la Sénégambie et les pays de forêts des régions tropicales
qu’arrosent les rivières du Sud. La partie Sud qui s’étendrait
depuis la ligne mentionnée plus haut jusqu’à la Gambie appartient
absolument à la région tropicale du Sud. Du reste, ces différences
apparaîtront plus frappantes encore, lorsque nous traiterons de la
géologie et de la flore du pays. Quoiqu’il en soit, l’aspect
général du Ouli diffère absolument de celui des autres pays du
Soudan français. On s’aperçoit rapidement que l’on parcourt
une région fertile, et l’on n’éprouve pas cette pénible
sensation que nous donnent les solitudes arides et désolées des
environs de Badumbé et du Fouladougou, par exemple. Nulle part,
dans le Ouli, on ne trouve de ces collines nues et stériles, comme
on en voit aux environs de Kita, Koundou et même Bammako. En tout
temps, celles du Ouli, surtout dans le Sud, sont couvertes d’une
puissante végétation qui plaît à l’œil du voyageur et le
repose. Tout autre est l’aspect du pays compris entre le Kokiara,
Tambacounda, Nétéboulou, Dialakoto et la Gambie. Cette partie
du Ouli, absolument déserte et inhabitée, rappelle les environs
du Tankisso et de Siguiri. C’est la brousse absolue, dans toute
l’acception du mot, et sur les bords de la Gambie le marais
infect et pestilentiel. C’est la région des grandes solitudes
Soudaniennes, le pays qu’habitent de préférence les éléphants
et le sanglier. Ce sont les territoires des grandes chasses des gens
du Tenda.

[Illustration : Bords de la Gambie (entre Dialacoto et Nétéboulou).]


_Hydrologie._ — A ce point de vue, le Ouli tout entier appartient
au bassin de la Gambie. Ce fleuve, qui forme la frontière sud,
reçoit tous les marigots qui arrosent le Ouli. Presque tous ont de
l’eau pendant l’année entière, plus ou moins croupissante,
mais enfin, ils en ont. Pendant l’hivernage, le fleuve et les
marigots débordent et l’inondation couvre de très grandes
étendues de terrain. Les eaux, en se retirant, laissent déposer
un limon très fertile où les indigènes, à la fin de la saison
sèche, font leurs plus belles rizières. Quoiqu’il en soit,
l’inondation n’atteint jamais une hauteur considérable, 20
à 30 centimètres au plus. Cela tient à ce que le fleuve et les
marigots sont profondément encaissés.

De Dialacoto au marigot de Maka-Doua, la Gambie a un cours,
excessivement sinueux. Elle se dirige d’abord d’une façon
générale du Sud-Est au Nord-Ouest, jusqu’au marigot de
Bira-Kô. Elle reçoit dans ce parcours deux marigots : le Niéri-Kô
et le Bira-Kô.

Le Niéri-Kô est, après le Sandougou, le plus important de la
région. C’est une véritable rivière. Dans le Ouli, il ne reçoit
que le Touloufa-Kô non loin duquel se trouve le petit village de
Dialacoto. A 25 kilomètres environ au Nord-Ouest du Niéri se jette
le Bira-Kô, marigot de peu d’importance.

Du Bira-Kô, la Gambie se dirige au Sud-Ouest puis brusquement au
Nord-Ouest jusqu’au Faraba-Kô, formant ainsi un vaste coude qui
embrasse toute la partie Est du Ouli qui est inhabitée.

Durant ce parcours, elle reçoit, dans la partie ascendante du coude,
deux petits marigots qui lui apportent les eaux d’un lac d’assez
grande étendue qui se trouve non loin de là. Quelques kilomètres
plus loin, elle reçoit le Niaoulé-Kô, enfin l’embouchure du
Faraba-Kô se trouve dans la partie la plus septentrionale de la
branche ascendante du coude. Cet important marigot reçoit dans le
Ouli, le marigot de Faratatoto, qui passe a Tambacounda, le marigot
de Kokiara et celui d’Idakoto. Ces deux derniers communiquent
également avec le Sandougou ou Badiara-Kô. Le Faraba-Kô reçoit
encore le Godjieil-Kô, dont un petit affluent, le marigot de Naoudé,
passe à Naoudé dans le Ferlo-Bondou, et communique aussi avec
le Sandougou.

Du Faraba-Kô au Maka-Doua, la direction générale de la Gambie,
abstraction faite des nombreux méandres que présente son cours,
est Est-Ouest. Depuis Dialacoto jusqu’au Faraba-Kô, aucun village
ne s’élève ni sur l’une ni sur l’autre de ses rives. Après
avoir reçu un petit marigot, le Coumba-Kondou-Kô, le fleuve est à
quelques kilomètres en amont de Yabouteguenda absolument barré par
un banc de roches d’environ une centaine de mètres de largeur. Ce
banc s’étend presque d’une rive à l’autre, ne laissant le
long de la rive gauche qu’un étroit chenal d’environ 15 mètres
de largeur. L’eau coule avec fracas entre les roches. Pendant
l’hivernage, il est recouvert par les eaux, et, pendant la saison
sèche, les roches sont à nu, et, entre elles croissent des arbustes,
comme il en croît dans les barrages du Sénégal. En tout temps,
malgré la rapidité du courant, pirogues et chalands à fond
plat peuvent le franchir ; mais la navigation y est de tout temps
impossible pour les bateaux calant plus de 0 m. 50 c. Il se nomme
le barrage de Kokonko-Taloto.

A environ un kilomètre du barrage de Kokonko-Taloto la Gambie reçoit
le marigot de Nétéboulou, sur les bords duquel est construit le
village de même nom. Ce marigot est navigable, en toute saison,
jusqu’à Genoto, à 5 kilomètres de Nétéboulou, où se trouvait
autrefois un petit village de traitants qui fut détruit pendant
la guerre du marabout Mahmadou-Lamine. On en voit encore les ruines
aujourd’hui. A 7 ou 8 kilomètres de là se jette le Bakanan-Kô
dont une des branches passe à Sini et l’autre à Makadian-Counda.

A 15 kilomètres environ du barrage de Kokonko-Taloto, en aval, se
trouve le petit village de traite de Yabouteguenda, non loin duquel
s’élève celui de Fatoto. A 25 kilomètres en aval de ce dernier
la Gambie reçoit le marigot de Bouboulalo, qui passe à Badia-Counda,
et dont un des affluents, le Sinadiassa-Kô, passe à Bambako. Enfin,
à la hauteur de Fatatenda, dans la direction de Toubacouta, se jette
le marigot de Maka-Doua, qui sépare le Ouli du Sandougou et dont une
des branches, le Douga-Kô, passe à Dalésilamé. Comme on le voit,
la partie Sud du Ouli est abondamment arrosée, surtout à partir
de Nétéboulou. Aussi est-elle excessivement fertile.

La partie Nord est bien moins arrosée. On n’y trouve que le
Sandougou ou Badiara-Kô, qui est encore bien faible dans cette
région. Sa branche principale passe à Koussanar et il reçoit un
grand nombre de petits affluents insignifiants qui n’ont même
pas reçu de noms particuliers.

Nous serions incomplets, si nous ne mentionnions pas les nombreuses
mares qui se trouvent dans le Ouli et sur toutes les routes. Nous
ne citerons que les plus, importantes : la mare de Sounkou et la
mare de Diadala dans la partie Est, la mare de Bambi dans la partie
Nord, les mares de Naumicoi et de Dalaba-Tiamoye dans la partie
Sud. L’eau de ces mares peut être utilisée pendant la saison
sèche, bien qu’elle ne soit pas d’une qualité supérieure.

Dans les villages situés sur les bords du fleuve, c’est son eau
qui sert aux usages journaliers. Elle est absolument excellente. Il
en est de même dans certains villages situés près des marigots,
bien que souvent leur eau laisse beaucoup à désirer. Enfin, dans
beaucoup de villages, et c’est la majorité, on se sert de l’eau
de puits. Ces puits, excessivement profonds dans le Nord, le sont
moins dans le Sud. L’eau en est très bonne. Nous traiterons plus
longuement cette question dans le chapitre qui aura pour objet la
constitution géologique du sol du Oubi.


_Orographie._ — Le Ouli ne possède pas, à proprement parler,
de système orographique véritable et bien défini. On y rencontre,
par-ci par-là, des reliefs de terrain peu accentués, des collines
de peu d’élévation, mais rien de bien caractérisé, surtout au
Nord. Aux environs de Koussanar, notamment, se trouvent des collines
de peu d’étendue, huit à dix kilomètres au plus, renfermant de
belles vallées. Cependant, pour mettre un peu de méthode dans la
description orographique de ce pays, on peut admettre, à la rigueur,
l’existence de trois plateaux bien distincts dont se détachent
les collines principales qui sillonnent le Ouli.

1o _Le plateau de Tamba-Counda_, peu élevé, 100 à 150 mètres
au maximum au-dessus de la plaine, et d’où se détachent : 1o
deux rangées parallèles de collines se dirigeant vers Licounda et
Barocounda. Le Sandougou coule dans la vallée qui les sépare ;
2o une colline plus élevée se dirigeant vers le Sud, d’une
longueur de huit kilomètres environ ; 3o une série de collines plus
élevées entre lesquelles coule le Godjieil-Kô et se dirigeant
vers l’Est. Entre ces deux séries de collines, on trouve le
marigot de Tambacounda ou de Faratatoto. Toutes ces collines sont
peu élevées. Ce sont à peine de petits reliefs de terrain.

2o _Le plateau de Nétéboulou_, d’où partent deux rangées de
collines se dirigeant vers le Sud et entre lesquelles on trouve
le marigot de Nétéboulou. Au Sud, l’horizon est borné par
les collines qui longent à peu de distance la Gambie. La plaine
marécageuse du Genoto sépare le plateau de Nétéboulou de celui
de Sini.

3o _Le plateau de Sini_, le plus important des trois, pourrait, à la
rigueur, être considéré comme la clef du système orographique du
Ouli. Ce plateau a environ 10 kilomètres de long sur 8 de large. Sa
plus grande dimension est de l’Est à l’Ouest et sa plus petite du
Nord au Sud. Il commence, à l’Ouest, à environ trois kilomètres
du village et se termine, à l’Est, à la plaine de Genoto. De
ce plateau, partent deux séries de collines : la première, qui
se dirige vers le Sud-Est, vient se terminer au Bouboulalo-Kô,
la seconde, qui se dirige au Sud d’abord jusqu’aux environs de
Passamassi, se dirige ensuite vers l’Ouest en suivant la Gambie
jusqu’aux environs de Sameteguenda (rive gauche). De là, elle
remonte vers le Nord pour se terminer aux environs de Soutouko.

Outre ces trois grandes divisions orographiques, on trouve encore dans
le Ouli bon nombre de petites collines de huit à dix kilomètres
de longueur et qui ne font partie d’aucun de ces systèmes. Nous
citerons celles qui s’étendent entre le Sina-Diassa-Kô et
le Bouboulalo-Kô, et celles qui sont situées aux environs de
Goundiourou, Boukari-Counda et sur la route de Tambacounda à
Nétéboulou, au Nord de ce dernier village.

L’orographie de la partie Est du Ouli est des plus simples. Quelques
collines isolées entourent Dialacoto. Une chaîne peu importante
longe la Gambie dans le grand coude qu’elle fait entre le Bira-Kô
et Faraba-Kô.

En résumé, le Ouli est plutôt un pays plat, de plaines, qu’un
pays montagneux. Il n’y a guère que sa partie Sud-Ouest, comme
nous l’avons vu, qui présente des reliefs de terrain de quelque
importance. A l’Est, à part la chaîne qui longe la Gambie, nous
ne trouvons qu’une immense plaine de plus de soixante kilomètres
de longueur sur trente environ de largeur et qui n’est coupée
par aucune hauteur qui mérite d’être signalée.

Ces collines sont, en général, peu élevées. Leurs plus grandes
hauteurs n’atteignent pas 175 mètres. Elles sont excessivement
boisées mais non cultivées. Leurs flancs présentent généralement
une pente assez raide d’où toute terre végétale est entraînée
dans la plaine par les pluies torrentielles de l’hivernage. Aussi
le sol en est-il profondément raviné, et la roche se montre-t-elle
à nu presque partout.


_Constitution géologique du sol._ — La constitution géologique
du sol du Ouli diffère sensiblement dans la partie Nord, la partie
Sud et la partie Est. Toute la partie Est est formée d’un sous-sol
de terrain ardoisier dont les quartz et les schistes sont les roches
principales. La croûte terrestre est formée d’argiles compactes
et d’alluvions anciennes que recouvre un sable fin et blanc en
certains endroits, sable qui est le résultat de la désagrégation
des roches. Les collines y sont formées surtout de grès, quartz
et conglomérats ferrugineux.

Les parties Nord et Nord-ouest présentent une constitution
mixte. Là, on trouve, en effet, les argiles compactes alternant avec
la latérite. Cette dernière, qui n’est qu’une argile durcie et
dense d’une couleur rouge brique, renferme des cristaux de quartz
et donne une terre d’une merveilleuse fertilité. Le sous-sol est
formé de terrain ardoisier en certains endroits. En d’autres,
ce sont les quartz et les terrains ferrugineux qui dominent. C’est
surtout aux environs de Tambacounda, Nétéboulou, Sini, Goundiourou,
Koussanar, qu’apparaît la latérite. Le plateau de Sini en est
presque uniquement formé.

Les parties Sud et Sud-Ouest présentent une toute autre
constitution. Là, en effet, nous ne trouvons plus que de rares
ilots d’argiles compactes. C’est la latérite qui domine presque
partout. Aux environs des marigots nous trouvons quelques marais
dont le sol est formé d’argiles compactes que recouvre une couche
relativement épaisse d’alluvions anciennes et récentes. Ces
marais sont tous excessivement fertiles.

Dans tout le Ouli, enfin, la roche se montre à nu en certains
endroits et constitue des plateaux plus ou moins étendus absolument
nus et stériles. Par places, ces plateaux, en général formés de
grès, quartz et roches ferrugineuses, constituent de véritables
cuvettes, qui, remplies d’eau par les pluies d’hivernage, se
transforment en mares dont quelques-unes sont encore relativement
profondes.

Nous avons dit plus haut que les puits des villages du Ouli étaient
très profonds dans la partie Nord et qu’ils l’étaient moins dans
la partie Sud. Dans la partie Nord, à Koussanar et à Goundiourou
notamment, nous en avons vu qui mesuraient jusqu’à quarante
mètres de profondeur. Cela nous a permis de constater quels étaient
les différents terrains qui formaient le sol de cette partie du
Ouli. Nous avons pu ainsi constater la disposition suivante : 1o
couche de sables très fins ; 2o couche de latérite (elle fait
souvent défaut) ; 3o argiles compactes ; 4o terrain ardoisier
(quartz, schistes, roches ferrugineuses) ; 5o couche de sables non
constante et enfin la masse d’eau souterraine reposant sur la
roche (rare) ou les argiles. L’eau de ces puits est d’excellente
qualité. Cela tient à ce qu’elle a, en général, filtré entre
les couches de sables profondes.

L’eau des puits de la région Sud et de la région Sud-Est est moins
bonne. Disons tout d’abord qu’on la trouve à une profondeur
moins grande, 12 à 15 mètres environ. Là, la disposition des
couches varie un peu. Nous trouvons, en effet : 1o une première
couche de latérite que recouvre parfois une couche assez épaisse
d’humus ; 2o couche rocheuse formée de grès et de quartz, et, en
quelques endroits très rares, de gneiss ; 3o couche d’argiles ;
4o couche de sables non constante et toujours peu épaisse ;
5o enfin une couche d’argiles limoneuses sur laquelle repose
la masse d’eau souterraine. Il résulte de ces dispositions que
l’eau de ces puits a souvent un aspect blanchâtre et un goût
terreux très prononcé. Malgré cela, bouillie et filtrée, elle est
encore potable. Comme on le voit par la description qui précède,
le sol du Ouli appartient au système géologique du Ferlo et du
Bondou dans le Nord. Au Sud, c’est le commencement des terrains
que nous retrouverons dans le Sandougou et le Ouli.


_Sol._ — _Production du sol._ — _Cultures._ — La constitution
géologique du sol nous apprend quelle doit être la flore du
Ouli. En effet, au Nord, nous ne trouvons, ainsi qu’à l’Est,
que des essences absolument rachitiques. Seuls, à l’Est, les
bords de la Gambie sont couverts d’une belle végétation. Mais
c’est à peine si elle s’étend à quelques centaines de mètres
du fleuve. Pas de futaies, on dirait que le sol n’est pas assez
fort pour nourrir ce qui vit à sa surface. Arbres tordus, aux formes
bizarres, étranges, herbes maigres, minces, ténues, brûlées par
le soleil avant d’être arrivées à leur complet développement,
tel est l’aspect que présentent ces deux parties du Ouli. Au Nord,
les Acacias, les Mimosées abondent. C’est avec quelques Ficus tout
ce que nous trouvons de plus important à signaler. Nous retrouvons
absolument la flore pauvre du Bondou.

A mesure que nous avançons dans le Sud, elle se modifie
profondément, et, déjà, aux environs de Goundiourou et de
Siouoro, nous voyons apparaître des végétaux d’une taille plus
élevée. On rencontre quelques rares Caïl-Cédrats[10] et quelques
belles Légumineuses ; mais il faut arriver jusqu’à Sini pour voir
se développer la belle flore des tropiques. Déjà aux environs de ce
village, nous trouvons quelques beaux Ficus, et à Sini même, dans
la cour du chef, se dresse un superbe _N’taba_ (Sterculiacée). A
partir de Sini, la végétation devient de plus en plus puissante,
_Caïl-Cédrats_, _N’tabas_, _Ficus_, _Bambous_ gigantesques,
Légumineuses énormes y viennent à merveille, et lorsque l’on
arrive sur les bords de la Gambie, on est stupéfait en voyant les
dimensions que prennent les végétaux qui y croissent. En résumé,
la flore du Ouli tient à la fois de celle de la région des steppes
Sénégambiennes et Soudaniennes et de celle des régions tropicales
des rivières du Sud.

Les productions du sol, dans de semblables conditions, doivent
varier considérablement. Dans les régions du Nord et de l’Est,
à part Tambacounda, Licounda et Goundiourou, le reste du pays
est peu cultivé. La région Est est absolument inhabitée,
stérile et inculte. Les villages du Nord sont entourés de
lougans de mil[11]. Les variétés qui ne demandent que des
terres faibles y sont surtout cultivées. Outre le mil, nous y
rencontrons encore le maïs, mais en petites quantités, enfin
quelques rares lougans d’arachides, bordés par de nombreux pieds
d’oseille indigène. Dans les petits jardins qui entourent les
villages, se trouvent de belles plantations de tabac, de tomates
indigènes. Mentionnons aussi quelques lougans de coton. — Autrement
plus riches sont les cultures dans la région du Sud. Lougans immenses
de mil, d’arachides[12] se rencontrent à chaque instant. Les
variétés de mil les plus riches y sont cultivées surtout aux
environs des villages Peulhs. Les arachides y abondent et sont
très estimées dans le commerce. Le coton forme un des principaux
produits du pays et on en récolte assez pour que les tisserands
soient occupés, toute l’année, à fabriquer ces petites bandes
d’étoffes qui, dans ces régions, servent de monnaie pour les
transactions commerciales. Citons encore le maïs, en général
peu cultivé, enfin le riz dont les plantations commencent à
apparaître à Tambacounda et à Nétéboulou, mais qui n’a pas
encore l’importance que nous lui verrons dans le Sandougou. Autour
des villages, on cultive du tabac, tomates, gombos[13], oseille, et
Cucurbitacées les plus variées, diabérés, oussos, indigo, etc.,
etc. Comme on le voit, les cultures sont assez variées dans le Sud
du Ouli ; mais la production n’est pas encore ce qu’elle pourrait
être. Cela tient à ce que là, comme partout ailleurs, au Soudan,
le noir est esclave de la routine et des préjugés superstitieux
de sa race. Aussi est-ce toujours, malgré tout ce que l’on peut
dire, les mêmes procédés tout à fait primitifs et absolument
insuffisants, qu’ils emploient.


_Faune._ — _Animaux domestiques._ — La faune est moins riche que
dans bien d’autres parties du Soudan. A l’Est, dans cette partie
du Ouli déserte qui confine au Tenda, on trouve l’éléphant assez
fréquent. Seules les populations du Tenda se livrent à sa chasse,
qui est assez fructueuse. Ils mangent sa chair et échangent les
défenses d’un ivoire très fin et d’excellente qualité, contre
le sel, les _kolas_, étoffes, etc., etc., qu’ils trouvent soit
à Mac-Carthy, soit à Bathurst. Le sanglier y est très abondant,
mais on ne le chasse pas. Les habitants, étant musulmans pour la
plupart, ne mangent pas sa chair. Dans le fleuve et les marigots, les
hippopotames vivent en grand nombre. Ils sont également l’objet
d’une chasse suivie. Les habitants en mangent la chair et vendent
les défenses. Dans les autres parties du Ouli, on rencontre parmi les
carnassiers : le guépard, le lynx, le chat-tigre. Parmi les animaux,
nous citerons la gazelle, la biche, le singe vert, le rat Daman
et quelques rares Hyrax. L’antilope fait absolument défaut. —
Mentionnons enfin une grande variété d’oiseaux de toutes sortes
aux plumages les plus variés et les plus colorés. La perdrix grise,
l’outarde, la tourterelle, le pigeon, la caille de Barbarie sont
les principaux oiseaux que l’on y peut chasser pour leur chair :
elle est assez bonne.

Les animaux domestiques y sont relativement nombreux et l’objet de
soins particuliers. Les Ouolofs et les Peulhs élèvent une grande
quantité de bœufs, petits mais de bonne qualité. Le Malinké,
proprement dit, n’en élève que fort peu. Je n’ai jamais pu
savoir pourquoi. « Ils ne savent pas faire », disent-ils. Par
contre, on trouve dans leurs villages, en grande quantité, chèvres,
moutons etc., etc. Les poulets abondent dans toutes les régions
et il est même quelques villages qui élèvent quelques canards de
Barbarie. Les chiens sont très nombreux. Dans tous les villages, ce
sont les agents les plus actifs de la voirie. Les chats sont en bien
plus petit nombre. Le noir, en général, n’aime pas cet animal.


_Populations._ — _Ethnologie._ — Le Ouli est loin d’être
aussi peuplé que le voudrait son étendue. Cela tient à la fois aux
guerres antérieures qu’il a eu à soutenir contre les Sissibes du
Bondou, à sa mauvaise administration et à la passion qu’ont pour
les captifs les Malinkés qui le gouvernent. Il est habité par des
Malinkés proprement dits, des Malinkés Musulmans, des Ouolofs, des
Peulhs et des Sarracolés. Le territoire appartient aux Malinkés. Sa
population peut s’élever au grand maximum à dix mille habitants
environ, soit deux habitants par kilomètre carré.

1o _Malinkés proprement dits._ — Si l’on en croit la légende,
les premiers Malinkés qui habitèrent le Ouli y vinrent à la suite
de Siré-Birama-Birété, l’un des lieutenants de Soun-Djatta,
le grand héros du Manding. Cette première invasion se perd dans
la nuit des temps, et il nous est impossible de lui assigner une
date quelconque. Ils quittèrent les bords du Niger et vinrent
se fixer dans cette partie du Soudan dont ils avaient entendu
vanter la fertilité et la richesse en gibier. On ne trouve plus
trace dans le pays de ces premiers colons et tout porte à croire
qu’ils en ont été chassés par les Malinkés qui s’y trouvent
maintenant et qu’ils franchirent la Gambie pour aller se fixer
dans le Ghabou, aujourd’hui Fouladougou, d’où les chassèrent
dans cette seconde partie du siècle les Peulhs de Moussa-Molo
et de son père. La seconde migration Malinkée est de date plus
récente. Elle eut lieu à la suite des guerres perpétuelles que
leur faisaient les almamys du Bondou. Les Ouali ou Oualiabés,
les chefs actuels du pays, habitaient autrefois le Bondou sur les
deux rives de la Falémé aux environs des villages actuels de
Tomboura et de Sansandig. Continuellement en butte aux attaques
des Almamys, qui, sous prétexte de religion, les pillaient et
les rançonnaient sans merci, ils émigrèrent en masse et un beau
jour vinrent se fixer avec plusieurs autres familles dans le Ouli,
d’où ils chassèrent les premiers habitants. Ils sont depuis
restés les maîtres du pays. Autour d’eux, vinrent dans la suite
se fixer d’autres familles qui émigrèrent du Bambouck. C’est
ainsi que dans le Ouli, outre les Oualiabés, nous trouvons des
Camaras, des Damfas, des Bamés, N’Dao, Nanki, Guilé, Néri,
Diata. Ces derniers habitaient jadis les bords de la Falémé, au
village de Kakoulou. Paté-gaye, fils de l’almamy Maka-Guiba du
Bondou vint un beau jour sans aucun motif attaquer leur village et
s’en empara. Ceux des habitants qui échappèrent au massacre ou
ne furent pas faits captifs quittèrent le pays et vinrent fonder
le village de Tambacounda. Quand ils arrivèrent dans le pays,
ils ne trouvèrent là qu’une seule case, un seul captif qui
y faisait ses lougans. Ils lui demandèrent l’hospitalité et
ainsi s’éleva le village de Tambacounda du nom du captif qui
les avait recueillis. Counda en Mandingue du sud signifie village :
Donc, Tambacounda veut dire : « village de Tamba ». Ces Malinkés
sont encore appelés Contoucobés ; mais leur nom véritable est
Diata. La plupart des familles qui vinrent dans le Ouli, à la suite
des Oualiabés, habitent actuellement les mêmes villages et se sont
presque fondues entre elles. D’autres, au contraire, et c’est le
petit nombre, ont formé des villages particuliers. Voici, du reste,
les noms des villages Malinkés proprement dits du Ouli avec les
noms des familles qui les habitent.

  _Sini_ (Oualiabés), résidence actuelle du chef du pays, est
  aussi appelé par les habitants Sansanto.

  _Siouoro_ (Oualiabés).

  _Makadian-Counda_ (Oualiabés).

  _Bokari-Counda_ (village de captifs appartenant au chef du Ouli,
  Massa-Ouli).

  _Licounda_ (Oualiabès).

  _Colondine_ (Oualiabès).

  _Tambacounda_ (Diata ou Contoucobès).

  _Kotiaré_ (N’Dao).

  _Coumbidian_ (Camara).

  _Koussanar_ (Camara).

  _Sané_ (Camara).

Plusieurs villages de Malinkés, proprement dits, sont actuellement
en ruines et inhabités. Les habitants sont allés se fixer dans
les autres villages. Ce sont :

  _Fafidgi_, _Bambako_, _Kankadi_, _Niani_, _Medina_.

Les Malinkés du Ouli sont ce que nous les avons toujours
vus partout : sales, puants, dégoûtants, fainéants et
ivrognes. Ils n’ont qu’une pensée, qu’un but, ne rien faire et
s’enivrer. Aussi, pour atteindre ce but, ne cherchent-ils qu’une
chose, avoir, par tous les moyens possibles, assez de captifs pour
faire cultiver leurs lougans. Je ne crois pas exagérer en disant,
qu’à part les grandes familles, les autres sont plus ou moins
captifs les unes les autres. Avant qu’ils soient soumis à notre
autorité c’étaient des pillards de première classe. Tambacounda
avait, sous ce rapport, une célèbre réputation. Le malheureux
dioula qui s’y aventurait y était toujours dévalisé et souvent
roué de coups. Depuis qu’ils nous obéissent, la sécurité règne
dans le pays.

Les villages sont mal entretenus et tombent en ruines. Toujours,
par paresse, les tatas ne sont plus que des décombres. Ils sont,
du reste, devenus inutiles depuis notre occupation. Les rues des
villages sont absolument dégoûtantes, et, si les chiens ne se
chargeaient pas de les nettoyer, ce serait partout une véritable
infection. Il y a sous ce rapport beaucoup à faire. En résumé,
le Malinké est fort peu intéressant quand on l’étudie chez lui.

2o _Malinkés musulmans._ — Outre les Malinkés dont nous
venons de parler, il en est d’autres que l’on désigne sous le
nom de « Marabouts » parce qu’ils pratiquent la religion de
l’Islam. Sont-ce bien des Malinkés convertis simplement à la
religion du prophète ? nous en doutons ? Ils n’ont absolument
rien du Malinké, ni les mœurs, ni les habitudes, ni même la
saleté. Leurs traits sont fins et rappellent ceux du Peulh ou du
Toucouleur. Ils n’ont rien du visage simiesque du Malinké. En
outre, leurs villages sont plus propres, mieux entretenus et
diffèrent absolument de ceux des Malinkés proprement dits. Sont-ce
des Mandingues, des représentants de la race mère. Nous ne le
croyons pas davantage. Nous serions plutôt portés à admettre
que ce sont des métis Toucouleurs et Malinkés. Tout semblerait le
prouver. Ce sont des musulmans fanatiques, comme le Toucouleur dont
ils portent le costume. Ils sont fins et rusés et affectent dans
leurs vêtements une grande propreté.

Nous ne faisons là, du reste, qu’une simple supposition. Ils ont
des origines si diverses qu’il est bien difficile de préciser leur
histoire. Ils forment, en effet, une population fort hétérogène,
venue de différents pays du Soudan. D’après les renseignements que
nous avons pu recueillir ce seraient des dioulas venus du Manding,
du Bambouck ou d’ailleurs et qui, ayant fait fortune, se seraient
fixés dans le pays, attirés par sa fertilité, et y auraient ainsi
fondé les villages qu’ils habitent aujourd’hui. Voici les noms
de ces villages avec indication des familles et pays d’origine :

  _Nétéboulou._ (Sinatés-Niagatés)    Guidioumé.

  _Passamassi_ (Baio)                 Bambouck.

  _Soutouko_ (Diabaio)                Bambouck.

  _Badia-Counda_ (Badia)              Manding.

  _Dalésilamé_ (Cammagatés)           Manding.

  _Limbanboulou_ (Diakankés)          Diaka.

  _Baro-Counda_ (Baro)                Bambouck.

  _Medina-Couta_ (Camara)             Bambouck.

  _Piraï_ (Camara)                    Bambouck.

  _Samé_ (Camara)                     Bambouck.

  _Kérouané_ (Baio)                   Bambouck.

  _Soutouko-Niacoué_ (Badia)          Manding.

  _Biroufou_ (Dabo)                   Bambouck.

  _Fodé-Counda_ (Sinatés-Niagatés)    Guidioumé.

  _Dassalam_ (Cammagatés)             Manding.

Pendant la guerre contre le marabout Mahmadou-Lamine, beaucoup
d’entre eux prirent parti pour lui, et, après sa défaite, ne
revinrent pas dans le pays. D’autres, au contraire, s’enfuirent
à son approche, et disparurent également. Il en est résulté que
l’on rencontre surtout dans le Sud du Ouli quantité de villages en
ruines qui même ne tarderont pas à disparaître complètement. Voici
les noms des principaux de ces villages.

  _Mamacoto_     _Mountogou_     _Makadian-Counda._

  _Canapé_       _Boutoundi_     _Dougoutabassi._

  _Morecounda_   _Soumacounda_   _Dembaboulou._

  _Sabouciré_    _Kouakan_       _Fadiga-Counda._

Ces musulmans jouissent dans le Ouli d’une liberté absolue. Ils
obéissent au chef Malinké, dont ils reconnaissent l’autorité qui
ne se fait jamais beaucoup sentir, du reste. Ils cultivent en paix,
et, entre temps, font du commerce.

Il existe aussi dans le Ouli deux villages de Diakankés. Ce
sont : _Dialacoto_, le seul village de la partie Est, et
_Limbanboulou_. Dialacoto, à vrai dire, vu son éloignement, ne
fait partie que nominativement du Ouli. Ses affaires sont dans le
Tenda, plutôt. Une partie de sa population se compose de Malinkés,
proprement dits. Les Diakankés sont de fougueux musulmans. Ils
vivent tranquilles dans leur village et un peu à l’écart de
leurs voisins.

3o _Ouolofs._ — Ils sont désignés par les Malinkés sous le nom
de Sourouaou. Venus du Saloum et du Bondou, ils ont fondé dans
le Ouli plusieurs villages remarquables par les belles cultures
qui les entourent. Ils sont musulmans, mais, en général, peu
pratiquants. Chassés du Saloum par la guerre et du Bondou par les
exactions des Almamys, ils vivent en paix dans le Ouli, nullement
tracassés par les maîtres du pays. Ce sont avec les Peulhs, les
grands agriculteurs de cette région. Ils n’ont que fort peu de
captifs et font tout par eux-mêmes. Aussi leurs lougans sont-ils
les plus beaux que nous ayons vus. Ils élèvent aussi beaucoup de
bœufs, moutons et chèvres.

Leurs villages, comme ceux des Ouolofs des autres pays, sont
construits en paille, tiges de mil ou bambous jointifs. Ils sont
aussi sales et aussi mal entretenus que ceux des Malinkés. Je fais
toutefois une exception pour Goundiourou, qui m’a paru propre et
en bon état. Voici les noms des villages Ouolofs du Ouli.

  _Tatoto_     _Goundiourou_   _Ahmady-Faali-Counda_

  _N’Dokkar_   _Passi_         _Diaecounda_   _Diabaké._

Nous ne saurions trop les favoriser, car ce sont des gens paisibles
et travailleurs, ce qui est rare dans ce pays, où la fainéantise
est à l’ordre du jour.

4o _Sarracolés._ — Trois villages de Sarracolés venus du
Bondou pour les mêmes motifs qui en ont fait partir les Ouolofs,
s’élèvent non loin d’autres villages. Ce sont : _Goundiourou_,
près des Ouolofs ; _Dalésilamé_, près d’un village Malinké
musulman du même nom ; _Badiaga-Counda_, près du village Malinké
qui se nomme ainsi. Musulmans, comme leurs voisins, les Sarracolés
vivent en bonne intelligence avec eux et cultivent paisiblement leurs
champs de mil et d’arachides. Ils ne font pas parler d’eux,
ce qui est une bonne note pour un village noir ; car lorsqu’il
fait parler de lui, ce ne peut être qu’en mal.

5o _Peulhs._ — Les Peulhs du Ouli sont relativement très
nombreux. Ils y vivent depuis que les Malinkés s’y sont établis,
et sous leur protection, qu’ils paient peut-être un peu cher,
comme nous le verrons plus loin. Ils n’ont aucune religion et
s’enivrent comme de véritables Malinkés. D’où sont-ils
venus ? on n’en sait trop rien. Cependant voici une version qui
m’a été donnée et qui pourrait bien être la bonne surtout en
ce qui concerne les dernières migrations Peulhes dans le Ouli.

Lorsque le père de Moussa-Molo, le chef actuel du Fouladougou,
Alpha-Molo, vint dans le pays pour en faire la conquête, son armée
était presque uniquement composée de Peulhs venus de partout se
joindre à lui. C’est avec eux qu’il conquit le Ghabou et en
chassa les Malinkés qui se réfugièrent dans le Sandougou, le Niani,
le Damentan, le Bassaré et le Coniaguié. A leur place, il installa
ses Peulhs et donna au pays le nom de Fouladougou (Pays Peulh) qu’il
a conservé depuis. Mais, peu après, n’ayant plus les Malinkés
à piller, il pressura ses propres sujets. Alors commença vers le
Niani, le Ouli et le Sandougou, cette émigration Peulhe qui n’a
fait que continuer depuis que Moussa-Molo a succédé à son père
et s’est livré aux mêmes rapines et aux mêmes exactions. Ce
serait alors que les Peulhs de Fouladougou vinrent se fixer dans
le Ouli, il y a une soixantaine d’années environ. Les Malinkés
leur donnèrent l’hospitalité ; mais ils la leur font payer en
les pressurant encore plus que Moussa-Molo.

Ils ont fondé dans le Ouli un grand nombre de villages de culture
entourés de beaux lougans. Le Peulh est comme le Ouolof, il n’a pas
ou peu de captifs et fait ses travaux lui-même. Leurs villages sont
en paille, provisoires, car il aime le changement et ne construit
jamais d’une façon définitive. Ils élèvent quantité de
bœufs et sont une véritable richesse pour le pays. Le Peulh est
aussi sale et aussi puant que le Malinké, mais il est excessivement
travailleur, dans le Ouli, du moins, qualité qui manque absolument
à ce dernier. Voici les noms des villages Peulhs du Ouli.

  _Canapé_          _Saré n’dougo_     _Tiamoye._

  _Passamassi_      _Marosouto_        _Saré-Dialloubé._

  _Suo-counda_      _Koursacoto_       _Sara-Dadoa._

  _Ilo-counda_      _Demou-counda_     _Collinkan._

  _Gelaio-counda_   _Codiara-counda_   _Farato._

  _Tabandi_         _Coumbali_         _Boro._

  _Candé-counda_    _Ouro-Sara-dado_


_Situation et organisation politiques._ — La famille des Oualiabés
est, avons-nous dit, la famille régnante du Ouli. Le chef porte le
titre de _Massa_ et ses fils prennent le nom de _Massara_ (fils du
Massa). Le sol du pays est sa propriété et les habitants ne sont,
pour ainsi dire, que des usufruitiers. Avant notre arrivée, il
pouvait disposer de leurs biens à sa guise, et même les chasser,
s’il le voulait.

Comme on le voit, c’était l’absolutisme dans toute l’acception
du mot. Aujourd’hui, il n’en est pas ainsi. Malgré cette
apparence de pouvoir, disons de suite que l’autorité du Massa
est absolument nulle et que l’on ne trouverait pas dans tout le
Ouli un seul captif qui lui obéisse.

L’ordre de succession se fait par ligne collatérale. Aussi les
Massas sont-ils des vieillards abrutis, ivrognes et sans énergie. On
comprend ce que doit être l’autorité entre pareilles mains. Les
fils, les frères, les cousins, etc., etc., du chef en profitent
pour commettre mille et mille exactions qu’ils savent parfaitement
devoir rester impunies. En réalité, l’autorité du Massa se
borne simplement à juger les affaires entre particuliers et entre
villages. C’est un juge plutôt qu’un chef véritable. Mais
il ne juge pas en dernier ressort, au dessus de lui se trouve le
commandant du cercle et le gouverneur.

Chaque village s’administre lui-même et comme bon lui semble. Le
chef est maître dans son village. Il n’existe aucun impôt et le
Massa n’en peut exiger aucun. Il n’y a que les Peulhs qui soient
absolument surchargés de redevances, non par le chef, mais par les
membres de sa famille. Bœufs, mil, arachides, chaque jour on leur
demande quelque chose, et de telle façon qu’on leur fait comprendre
qu’on le prendra, s’ils ne le donnent pas. Je me suis toujours
demandé pourquoi les habitants des pays Malinkés regardaient les
Peulhs qui habitaient leur territoire comme de véritables serfs
taillables et corvéables à merci. Ce sont pourtant des hommes
libres. Je n’ai jamais mieux compris la situation faite aux Peulhs
dans les pays où ils viennent demander l’hospitalité, qu’un
jour, où Sandia, l’intelligent chef de Nétéboulou, me faisant
ses doléances sur sa pauvreté (notez qu’il possède environ
150 captifs, ce qui est dans le pays une fortune énorme), me dit,
entre autres choses qu’il n’avait pas : « Je n’ai pas ceci,
je n’ai pas cela, _je n’ai pas de Peulhs_ ». Il paraîtrait,
d’après les renseignements que j’ai pris, que c’est un fait
acquis. Le Peulh est l’homme du chef sur le territoire duquel il
habite, et, comme tel, il peut être pressuré à gogo. Actuellement,
les choses en étaient arrivés à un tel point dans le Ouli que
les Peulhs étaient décidés à émigrer dans le Fouladougou, si
nous n’améliorions pas leur situation. Il fallut que Monsieur
le commandant du cercle de Bakel s’y rendit pour arranger sur les
lieux les affaires. Il réussit à leur donner une organisation qui
fut acceptée par les intéressés des deux partis.

Il n’en est pas de même pour les Ouolofs, les Marabouts Malinkés
et des Sarracolés. Ils marchent absolument sur le même pied que
les Malinkés du pays et y jouissent des mêmes droits et des mêmes
privilèges.


_Rapports du Ouli avec les autorités Françaises._ — Ce n’est que
depuis 1886, après la colonne de Dianna, que le Ouli s’est placé
sous notre protectorat, et a conclu avec le colonel Galliéni, alors
commandant supérieur du Soudan Français, le traité par lequel
il reconnaît notre autorité : jusqu’à l’année dernière,
il relevait du commandant du cercle de Bakel aux points de vue
administratif, politique et judiciaire. Actuellement, depuis les
nouvelles dispositions qui ont distrait du Soudan Français tous
les pays situés à l’Ouest de la Falémé, sauf Bakel et son
territoire, pour les placer sous l’autorité du Gouverneur
du Sénégal, le Ouli fait partie de cette colonie, et j’ai
appris depuis peu qu’un administrateur colonial devait être
placé dans cette région afin d’y faire sentir plus efficacement
l’action du pouvoir central. Cette mesure aura surtout pour effet
d’augmenter considérablement notre influence dans ce pays qui,
vu son éloignement, y échappait un peu. Jusqu’à ce jour, notre
intervention dans ses affaires a eu un réel résultat. Cela a été
d’en faire disparaître le brigandage et la chasse aux captifs qui
y étaient fort en honneur. Mais notre rôle ne doit pas se borner
là seulement et nous avons plus encore à y faire.


_Conclusions._ — Nous avons vu que le Ouli était un pays pauvre
dans certaines de ses parties, mais riche et fertile dans d’autres,
notamment dans le Sud. Il suffirait de peu d’efforts pour en faire
un pays bien plus productif qu’il n’est. Pour cela il faudrait
rendre aux Massas leur autorité et, pour cela, établir un impôt
régulier qui leur serait payé par tout le pays, le dixième de
la récolte, comme cela existe dans bien d’autres pays Noirs,
leur faire comprendre en même temps qu’ils dépendent de nous
entièrement et qu’ils ne sont rien que par nous. En second lieu,
faire aux Peulhs une situation plus sortable, les y attirer le plus
possible. Il faudrait y créer un courant commercial, soit vers
Bakel, soit vers la Gambie, en favorisant la création d’escales
sur les bords de ce fleuve. Enfin, il serait bon que chaque année,
le commandant du cercle ou tout autre fonctionnaire délégué du
gouverneur et muni des pouvoirs nécessaires, le visite en détail
afin d’y régler les affaires en suspens. Nous sommes persuadés
que ces quelques mesures sagement et prudemment mises en pratique
auraient des résultats immédiats et donneraient au pays une
prospérité inconnue jusqu’à ce jour.

                               * * * * *




                              CHAPITRE IV

Départ de Toubacouta. — Beaux lougans de mil. — Le
_Caïl-cédrat_. — Arrivée à Dalésilamé. — Village Sarracolé
et village Malinké Musulman. — Rencontre d’un dioula. —
De l’hospitalité chez les Indigènes. — Souma-Counda. — De
Souma-Counda à Missira. — Cordiale réception. — Guimmé-Mahmady,
chef du Sandougou. — Séjour à Missira. — Visite des chefs des
villages du Sandougou. — Beurre, lait, kolas en abondance. —
Violente tornade. — Départ de Missira. — Vastes champs
d’arachides. — Pioche spéciale pour les arracher. — Le
Diabéré. — Diakaba. — Nombreux papayers. — Sidigui-Counda. —
Saré-fodé. — Saré-Demba-Ouali. — Son chef Demba. —
Visite du frère de Maka-Cissé, chef du Sandougou occidental. —
Cordiale réception des Peulhs. — Puces et punaises. — Départ
de Saré-Demba-Ouali. — Le village Ouolof de Tabandi. —
Arrivée au village Toucouleur Torodo de Oualia. — Ousman-Celli,
son chef. — Belle réception. — Belle case. — Excursion au
Sandougou. — Saré-Demboubé. — Le Sandougou frontière du Niani
et du Sandougou. — Le gué de Oualia. — Description de la route
de Toubacouta au Sandougou. — Le Baobab. — Le _Kinkélibah_. —
Violent accès de fièvre.


A cinq heures quarante minutes du matin, nous quittons Toubacouta. La
pluie qui est tombée à torrents pendant toute la nuit a
détrempé le chemin. Aussi est-il devenu excessivement glissant
et n’avançons-nous qu’avec mille précautions. De plus, la
brousse est excessivement haute et nous fouette à chaque instant le
visage. En peu de temps les gouttes d’eau dont elle est couverte
nous ont complètement inondés. Heureusement les nuages se sont
dissipés au lever du jour et le soleil qui va paraître ne tardera
pas à nous sécher.

L’envoyé de Guimmé-Mahmady, le chef du Sandougou, chevauche en
tête de la caravane et nous montre le chemin. Aussi marchons-nous
sans hésitation aucune. La route ne présente, du reste, aucune
difficulté. Elle se déroule au milieu de vastes et beaux lougans
de mil, bien cultivés.

Cette région est certes une des plus fertiles que j’aie visitées
au Soudan. Toutes les plantes qui servent à l’alimentation des
indigènes y croissent d’une façon remarquable. Le mil, entre
autres, y donne un rendement considérable et bien supérieur à celui
des mils des autres régions. Les variétés qui sont cultivées là
ne sont pourtant pas différentes de celles des pays voisins. Le sol
est plus riche et les cultivateurs plus soigneux et plus travailleurs,
et voilà tout.

Depuis mon départ de Kayes, je n’avais vu, par-ci par-là, que
quelques rares échantillons de _Caïl-cédrat_, ce beau végétal,
si commun et si précieux dans certaines régions du Soudan
Français. C’est là que je commençai à le retrouver en notable
quantité et que j’en vis des spécimens vraiment remarquables.


Le _Caïl-cédrat_ est un bel arbre qui atteint des proportions
fort remarquables. Les indigènes du Soudan le désignent presque
partout sous le nom de « Diala ». C’est le _Khaya Senegalensis_
G. et Per. de la famille des _Cédrélacées_. Sa tige, droite, prend
parfois de telles dimensions qu’on y peut creuser des pirogues de
toutes pièces. Je me souviens avoir franchi la Gambie à Sillacounda
(Niocolo) dans une embarcation de ce genre, qui n’avait pas moins de
quatre mètres de longueur sur cinquante centimètres de largeur et
trente-cinq de profondeur. Elle avait été creusée dans une seule
bille de Caïl-cédrat, ce qui permet de supposer que l’arbre qui
l’avait fournie devait être énorme.

Son écorce est large, cintrée, fendillée légèrement,
rougeâtre et couverte d’un épiderme presque lisse et d’un gris
blanchâtre. Sa cassure est grenue en dehors, puis un peu lamelleuse
et formée en dedans par une série simple de fibres ligneuses
aplaties et agglutinées. Elle est dure, cassante, fort lourde,
amère et légèrement odorante. Si on y pratique une incision
intéressant toute son épaisseur, il s’écoule par la blessure
un liquide rougeâtre qui se coagule à l’air libre en une petite
masse résineuse de couleur brune très foncée. Si, enfin, on fait
brûler des morceaux de ce bois, la fumée qu’ils donnent exhale
une odeur douce et caractéristique. Aussi est-il impossible de
s’en servir pour faire cuire des aliments grillés ou rôtis,
car ils s’en imprègnent tellement qu’ils sont, de ce fait,
absolument exécrables à manger. Les cendres que l’on obtient en
faisant brûler le _Caïl-cédrat_ à l’air libre renferment une
grande quantité de nitrate de potasse, et sont d’une blancheur
immaculée. C’est, du reste, à la présence de ce sel, je crois,
qu’il faut attribuer la propriété toute particulière que possède
ce végétal de brûler rapidement, même lorsqu’il est vert. Je
me souviens, étant à Koundou, avoir ainsi enflammé une planche de
_Caïl-cédrat_, rien qu’en y posant mon cigare allumé. En quelques
minutes, cinq centimètres carrés se consumèrent de ce fait.

Le bois est rouge foncé et rappelle celui de l’acajou par sa
couleur et sa texture. C’est pourquoi ce végétal a été souvent
appelé l’ « _Acajou du Sénégal_ ». Il est dur et très cassant,
même lorsqu’il est vert. Malgré cela, on en fait à Saint-Louis
et au Soudan de beaux meubles et, en France, il pourrait servir pour
les travaux d’ébénisterie les plus délicats.

Les feuilles composées sont d’un beau vert foncé et persistent
toute l’année. La floraison a lieu de la fin d’avril à la
fin de mai ou au commencement de juin. Les fleurs sont d’un blanc
légèrement jaunâtre. — Calice à préfloraison imbriquée. —
Etamines définies, régulières. — Styles soudés. — Fruit rond
adhérent fortement au pédoncule, ne tombant pas à maturité. —
Loges pluriovulées. — Graines ailées. — Embryon inclus dans
le périsperme qu’il égale presque.

Les indigènes utilisent le _Caïl-cédrat_ pour la construction
de leurs cases et de leurs pirogues, et pour la fabrication de
certains ustensiles de ménage, tabourets, pilons et mortiers à
couscouss. Mais c’est surtout comme médicament qu’il est le
plus souvent employé. On s’en sert surtout contre la fièvre
intermittente, la blennorrhagie, les diarrhées rebelles, et comme
topiques pour panser certaines plaies de mauvaise nature.

La même préparation plus ou moins concentrée sert contre
les fièvres intermittentes, la blennorrhagie et les diarrhées
rebelles. On prend environ trente à cinquante grammes d’écorce
fraîche que l’on fait bouillir dans un litre d’eau jusqu’à
ce que la liqueur soit réduite d’un tiers à peu près. On y
ajoute environ dix ou 15 grammes de sel et on se l’administre
en deux fois dans la journée. Cette liqueur est excessivement
amère et nous l’avons vu réussir assez fréquemment, sur
des noirs particulièrement. Dans les cas de blennorrhagie, on
emploie de préférence la macération et je pourrais citer le
nom d’un jeune métis de Saint-Louis qui s’en est très bien
trouvé. L’action fébrifuge de l’écorce de _Caïl-cédrat_
serait due à une matière colorante rouge qui y est très abondante
et à un principe neutre, amer, qui a été isolé par Caventou, et
auquel il a donné le nom de _Caïl-cédrin_. Quoiqu’il en soit,
l’action de ce principe comme fébrifuge est bien inférieure à
celle du sulfate de quinine.

En ce qui concerne le traitement des plaies de mauvaise nature, je
crois devoir laisser ici la parole à mon excellent ami, le capitaine
Binger, qui s’en est servi avec succès. Voici ce que dit, à
ce sujet, le célèbre explorateur sur son mode d’emploi : « On
fait cuire un morceau d’écorce du poids de un kilogramme environ
dans deux litres d’eau et on laisse réduire à un litre. Cette
préparation sert à laver et à nettoyer la plaie. Un autre morceau
d’écorce fraîchement coupé est pilé dans un mortier à mil
jusqu’à ce qu’on obtienne un morceau de pâte. Cette pâte est
séchée au soleil, les gros résidus sont enlevés et la poudre qui
reste est employée à saupoudrer la plaie après chaque lavage. La
croûte qui ne tarde pas à se former est enlevée tous les jours
jusqu’à ce que toute trace de suppuration ait disparu et que la
plaie ait l’aspect sanguinolent. On cesse ensuite les lavages
et l’on se contente de saupoudrer les parties non recouvertes
de croûte. J’ai vu ce remède réussir sur un de nos mulets qui
avait une plaie au côté. » Pour nous, nous l’avons vu également
employer avec succès par un indigène de Koundou qui avait à la face
externe de la jambe gauche une plaie qui suppurait depuis longtemps
et qui lui était survenue à la suite de plusieurs furoncles mal
soignés et de mauvaise nature. Nous ne saurions trop recommander ce
remède à ceux qui se trouveraient dans le cas de l’expérimenter
et d’en déterminer exactement les propriétés curatives.

Après une heure de marche nous arrivons à Dalésilamé, où
nous faisons la halte sur la place principale du village, sous un
magnifique ficus.


_Dalésilamé._ — Dalésilamé est un village d’environ
650 habitants. Sa population est formée à parties égales de
Malinkés Musulmans et de Sarracolés. Il y a, à proprement parler,
deux villages et deux chefs, un village et un chef Malinkés,
un village et un chef Sarracolés. Les uns et les autres sont des
Musulmans fanatiques. Les Sarracolés de Dalésilamé habitaient
autrefois de l’autre côté de la Gambie, sur la rive gauche,
dans le pays de Ghabou. Pillés et pressurés sans cesse par les
Peulhs du Fouladougou, ils passèrent le fleuve et vinrent se fixer
à Dalésilamé. On sera peut-être étonné de voir les Sarracolés
si loin de leur pays d’origine ; mais on s’expliquera aisément
ce fait, quand on saura qu’ils habitaient autrefois le Guidioumé
près Nioro et qu’ils ont fui à l’approche d’El Hadj Oumar. Le
Sarracolé est d’humeur très vagabonde, on comprendra dès
lors qu’il ait pu venir jusqu’à la Gambie en fuyant devant
l’envahisseur. Ceux de Dalésilamé appartiennent à la famille
des Diawaras.

Les deux villages sont séparés par une large rue d’environ deux
cents mètres de longueur sur six de largeur. Les Malinkés sont
à l’Ouest et les Sarracolés à l’Est. Ni l’un ni l’autre
ne sont fortifiés. Pas de tata, pas de sagné. Chaque habitation
particulière est entourée d’une palissade (tapade) construite
avec des tiges de mil et de bambous jointives et haute d’environ
deux mètres à deux mètres cinquante centimètres. A cette époque
de l’année, les toits des cases disparaissent complètement sous
les cucurbitacées de toutes sortes. Ce qui donne au village un
aspect vert sombre excessivement curieux. Il se confond absolument
avec la campagne environnante, et, seule la fumée qui sort du toit
en décèle au loin la présence. — A peine avions-nous mis pied
à terre que les chefs vinrent me saluer et m’offrir un peu de
lait pour me désaltérer. Sandia, qui y compte beaucoup d’amis,
est l’objet d’une véritable ovation, car il leur a maintes fois
rendu de réels services et son bon sens y est fort apprécié.

Je rencontrai dans ce village un dioula (marchand ambulant) qui
y était arrivé depuis trois mois environ et qui y avait été
surpris par l’hivernage. Ne pouvant continuer sa route vers le
Sud, il y attendait le retour de la belle saison, et s’y était
installé pour un long séjour. Une case lui avait été donnée et
le village pourvoyait à sa nourriture de chaque jour et à celle
de son petit âne. Ces exemples de généreuse hospitalité ne sont
pas rares au Soudan. Dans chaque village, le voyageur est assuré,
quelle que soit la race à laquelle il appartienne et celle de ses
hôtes, de trouver une case pour s’abriter, une natte pour se
reposer et du couscouss pour calmer sa faim. Pendant le long séjour
que j’ai fait dans ces régions, il n’y a guère que chez les
Coniaguiés que j’ai vu le voyageur négligé et que j’ai vu
refuser quelques poignées de mil ou d’arachides. Cette peuplade,
du reste, de même que sa congénère, les Bassarés, a, sous ce
rapport, une triste réputation.

Nous quittons Dalésilamé après nous y être reposés pendant
un quart d’heure environ et nous nous remettons en route après
avoir remercié les chefs de leur bonne réception et leur avoir
serré la main. C’est toujours au milieu des champs de mil que
nous chevauchons et nous ne quittons ceux de Dalésilamé que
pour entrer dans ceux de Souma-Counda, village distant du premier
de trois kilomètres sept cents mètres, et auquel nous arrivons
après quarante-cinq minutes de marche. Nous le traversons sans nous
y arrêter.


_Souma-Counda._ — Souma-Counda est un village Peulh d’environ
trois cents habitants. Il est littéralement enfoui au milieu de ses
lougans qui sont immenses. Ses cases sont en paille. Quand nous y
passons presque tous les habitants sont absents. Tout le monde est
occupé aux travaux des champs.

A peine sommes-nous sortis des lougans du village que nous tombons
en pleine brousse et que nous traversons une véritable forêt
vierge de bambous, à travers lesquels nous avançons lentement et
difficilement. Nous en sortons un instant pour traverser des champs de
mil qui appartiennent à Missira et au milieu desquels s’élève un
petit village de culture de deux ou trois cases. Enfin, une demi-heure
après, nous entrons dans ceux de Missira. Ils sont immenses et ont
plusieurs kilomètres d’étendue. Il est neuf heures et demie quand
nous arrivons à Missira, que, de loin, nous ne voyons nullement,
car les toits des cases disparaissent littéralement sous les
cucurbitacées de toutes espèces.


_Missira._ — Missira est un gros village de neuf cents habitants
environ. Sa population est uniquement formée de Malinkés
musulmans. C’est la capitale du Sandougou oriental et la résidence
de Guimmé-Mahmady, son chef. Le village est relativement propre et
bien entretenu. On n’y voit que peu de ruines et ses rues sont
assez bien alignées. La place principale est très vaste et on
n’y voit pas les tas d’ordures que l’on trouve généralement
dans la plupart des villages Malinkés. Au milieu s’élève un
superbe _N’taba_, le plus beau de tous ceux que j’aie jamais
vus. Il y en a plusieurs dans le village, et je me souviens qu’il
y en avait un fort beau également en face de la case où j’étais
logé. — Les cases du village sont construites à la mode Malinkée
et chaque habitation, séparée de ses voisines par une palissade
en tiges de mil et de maïs, forme une propriété absolument
bien délimitée. — Missira ne possède pas de tata ; un simple
sagné peu important l’entoure, mais ne saurait constituer un
moyen sérieux de défense. Les habitants, musulmans assez tièdes,
sont de paisibles agriculteurs qui cultivent en paix leurs vastes
lougans et élèvent leurs bœufs, chèvres et moutons. Ce village
est très dévoué à la cause française. Situé à cinq kilomètres
de la Gambie, il est compris dans la zone que, par le traité du
10 août 1889, nous avons cédée à l’Angleterre. J’ai appris
depuis quelque temps que, ne voulant pas devenir Anglais, il avait
émigré en masse sur le territoire français, abandonnant ainsi sans
hésiter des terrains d’une fertilité remarquable, pour venir se
fixer dans une région moins favorisée. Il en a, du reste, été de
même pour beaucoup d’autres villages du Sandougou, qui suivirent
l’exemple de Missira et vinrent s’établir en pays français
pour ne pas avoir à recevoir le mot d’ordre de Mac-Carthy.

On comprendra aisément, d’après ce que je viens de dire,
que la réception qui me fut faite à Missira ait été des plus
cordiales. Guimmé-Mahmady, le chef, vint à cheval à ma rencontre et
me conduisit lui-même à la case qui m’avait été préparée. Je
fus logé d’une façon confortable pour le pays, et mes hommes
eux-mêmes n’eurent qu’à se louer de l’accueil qui leur fut
fait. Un bœuf fut immolé à notre intention et l’on comprendra
toute l’importance de ce fait quand on saura combien l’indigène
aime ses bestiaux et qu’il faut une circonstance grave (mariage,
circoncision, visite d’un chef, etc., etc.) pour qu’il consente
à ce sacrifice. Nos chevaux eux-mêmes eurent leur part du festin,
et se régalèrent de paille d’arachides et de mil.

Dès que j’eus terminé mon installation et procédé à une
toilette indispensable après une longue étape, je reçus la visite
de Guimmé-Mahmady, de sa famille et de ses notables. Mon hôte
(Diatigué) les accompagnait. C’était le griot favori du chef,
brave homme dans toute l’acception du mot et qui, durant les deux
jours que je passai chez lui, fit toujours preuve de la plus grande
obligeance et me manifesta le plus grand respect et la plus sincère
amabilité. Aussi fus-je heureux en le quittant de lui offrir un
beau cadeau pour le dédommager de tout l’embarras que je lui
avais causé, cadeau auquel il fut très sensible.

Après les salutations d’usage, Guimmé-Mahmady me présenta toutes
les personnes qui l’accompagnaient et me demanda de rester un jour
de plus, afin que je puisse voir les chefs de ses village auxquels
il avait annoncé mon arrivée et qui devaient venir me saluer. Je
ne pouvais faire autrement qu’accéder à son désir et lui promis
de ne le quitter que le surlendemain matin. Ce chef du Sandougou
est loin de ressembler aux autres chefs que j’avais vus depuis
longtemps. Il est jeune, intelligent, actif et fort tolérant pour
un musulman. Aussi, aucun de ses administrés ne vint-il jamais
se plaindre à moi, ce qui m’était arrivé dans tous les autres
pays que j’avais visités. Tout le monde vit chez lui sur le même
pied d’égalité, et, chose rare au Soudan, il sait bien se faire
obéir. Pendant la guerre du marabout il prit parti pour nous,
et comme nous le verrons plus loin, c’est à nous qu’il dut
de reconquérir son autorité. Je fus heureux de constater qu’il
nous en avait gardé une profonde reconnaissance. Ce fait mérite
d’être signalé, car ce sentiment est rare chez les noirs et ceux
qui en font preuve sont loin d’être nombreux.

La journée se passa sans autre incident à noter que les nombreuses
visites que je reçus dès que j’eus terminé mon travail de
chaque jour, rédigé mes notes et mon journal de marche et dessiné
l’itinéraire parcouru le matin.

La température, qui avait été supportable la journée, devint
le soir insupportable. Le ciel se couvrit d’épais nuages, mais
malgré cela, il ne tomba pas une seule goutte d’eau. Aussi la
nuit fut-elle excessivement pénible. Dévoré par les moustiques,
je dormis mal et ce ne fut qu’au jour que je pus enfin goûter
quelques heures d’un sommeil réparateur.

Le défilé des chefs commença dès le matin et dura toute
la journée. Je les reçus tous du mieux que je pus. Chacun
m’apportait un petit cadeau, celui-ci du beurre, celui-là du
lait, les autres des _kolas_, preuve de tout leur respect. Aussi,
quand tous furent partis, me trouvai-je fort riche et l’heureux
possesseur de nombreuses bouteilles de beurre et de plusieurs
centaines de beaux _kolas_. Ces derniers surtout nous firent à
nos hommes et à moi le plus grand plaisir, car depuis longtemps
nous étions privés de cette précieuse graine et plus que jamais,
vu l’extrême délabrement de ma santé, j’en avais besoin pour
pouvoir supporter les fatigues qui m’attendaient.

Dans la soirée de ce second jour, au moment où allait commencer le
tam-tam organisé en mon honneur, éclata une violente tornade. Vent
violent, éclairs, tonnerre, pluie torrentielle, rien ne manqua. La
température baissa rapidement et je pus jusqu’au lendemain matin
dormir profondément. J’en avais bien besoin, car j’étais
littéralement exténué.


_1er novembre 1891._ — Le premier novembre 1891, je me levai
frais et dispos au point du jour, et les préparatifs de départ
rapidement faits, je me mis en route pour Saré-Demba-Ouali, village
Peulh distant de 16 kilomètres environ de Missira, et où j’avais
décidé de faire étape, désirant voir de près ce que les Peulhs
étaient chez eux. Guimmé-Mahmady ne voulut pas me laisser partir
seul ainsi. Il avait bien avant l’heure du départ fait seller son
cheval et chausser ses grandes guêtres en peau de panthère. Il me
demanda de m’accompagner jusqu’au village de Saré-Fodé, où il
avait affaire. Je fus, on n’en doute pas, enchanté de l’avoir
pour compagnon, et après avoir de nouveau remercié mes hôtes,
je quittai Missara, avec la satisfaction d’y avoir constaté
combien était grande l’influence de la France dans ces régions
et combien était sincère l’attachement que nous ont voué les
populations qui les habitent.

Missira est entouré de vastes champs d’arachides. Le terrain, qui
est presque uniquement formé de latérite, est des plus propres à la
culture de cette plante. Aussi cette graine y est-elle très abondante
et y constitue-t-elle une véritable richesse pour les habitants.


_L’arachide._ — L’arachide (arachis hypogæa) est une
légumineuse cæsalpinée. Elle est cultivée dans toute notre
colonie du Sénégal et au Soudan Français. Celles de Gambie sont
particulièrement recherchées et jouissent dans le commerce d’une
faveur bien méritée. C’est une plante herbacée, radicante,
annuelle, à tige et rameaux cylindriques, pubescents : feuilles
engaînantes, composées de deux paires de folioles, inflorescence
axillaire, en cyme unipare, biflore : fleurs hermaphrodites, parfois
polygames, subsessiles ; calice gamosépale à 5 divisions et à
préfloraison quinconciale ; corolle gamopétale, papilionacée ;
10 étamines monadelphes, l’antérieure stérile ; ovaire supère,
3-4 sperme ; style long, pubescent à l’extrémité ; pas de
stigmate ; ovules anatropes, ascendants, fruit sec indéhiscent,
testacé, porté à l’extrémité d’un long pédoncule porté à
l’aisselle des feuilles ; embryon homotrope, à radicule infère ;
cotylédons huileux.

Après la fécondation, le pédoncule floral s’allonge vers le
sol et y fait pénétrer l’ovaire qui s’enfonce jusqu’à une
profondeur de 5 à 8 centimètres, grossit et se transforme en une
gousse un peu étranglée en son milieu ; cette gousse est longue
de 25 à 30 millimètres, épaisse de 9 à 14 millimètres : Elle
est composée d’une coque blanche, mince, réticulée, contenant
1-4 semences rouge vineux au dehors, blanches au dedans et d’un
goût rappelant assez celui de la noisette.

Ces graines donnent une huile d’excellente qualité qui peut
remplacer dans tous ses usages et sans inconvénient l’huile
d’olives.

Depuis que le commerce des arachides a pris une extension
considérable et telle que l’on peut dire qu’il est le plus
important de la côte d’Afrique, les indigènes cultivent cette
plante avec beaucoup plus de soin et sur une plus grande échelle. La
production en augmente chaque année et elle serait bien plus
considérable encore si les procédés de culture n’étaient pas
aussi primitifs.

L’arachide est une plante excessivement épuisante. Pour la
cultiver, les indigènes fertilisent le sol en brûlant simplement les
mauvaises herbes qu’ils ont d’abord coupées et laissées sécher
sur place ; les femmes et les enfants bêchent alors légèrement le
terrain, sèment les graines et les recouvrent de terre. Les semis
se font de la fin de juin au commencement d’août, et la récolte
a lieu trois ou quatre mois après. Quand les gousses sont mûres,
on arrache les pieds d’arachides qu’on laisse sécher au soleil,
puis on sépare les gousses des feuilles et des tiges.

Dans la plupart des régions du Sénégal, où est cultivée
l’arachide, on l’arrache à la main. Ce procédé a le grand
désavantage d’occasionner une perte de graines considérable. Elles
se détachent, en effet, à la traction, et restent dans la
terre. J’ai vu employer dans le Sandougou, à Missira, pour la
première fois, un moyen qui remédie à cet inconvénient et que je
tiens à signaler ici. Les habitants de ce pays se servent pour cela
d’une pioche spéciale et qui ne sert qu’à cet usage. La figure
A en représente la coupe verticale et la figure B la représente en
entier. Les indigènes la nomment comme les autres pioches dont ils
se servent : « Daba ». Elle se compose essentiéllement : d’un
manche en bois résistant _a_, et d’une pioche proprement dite,
_b_. Ces deux parties sont unies entre elles par des liens solides
comme le représente la partie _c_ de la figure B, de telle façon
que le manche forme avec la pioche un angle de 35 degrés au plus. La
pioche est également en bois très dur et son extrémité _d_ est
garnie d’une armature de fer pour lui permettre de s’engager
plus facilement dans le sol. Le travailleur saisit à deux mains
le manche _a_ et de gauche à droite ou de droite à gauche, selon
ses dispositions, engage profondément la pioche _b_ sous le pied
d’arachide qu’il veut enlever. Comme cette pioche est très large,
0,15 centimètres environ, il lui suffit de la faire basculer pour
arracher la plante entière. Cet instrument qui, au premier abord,
ne semble pas très pratique, est cependant manœuvré avec grande
adresse et rapidité par les indigènes. J’ai pu, grâce à la
générosité de Guimmé-Mahmady, en rapporter un en France. Il
est actuellement au musée colonial, à Marseille. Le prix de cette
pioche est d’environ six francs dans le pays et il n’y a guère
que les forgerons du Sandougou qui la sachent confectionner.

[Illustration]

Les Noirs utilisent l’arachide en maintes circonstances et de toutes
façons. La graine constitue pour eux un aliment de premier ordre,
soit fraîche, soit sèche, soit crue, soit torréfiée. Ils en
extraient l’huile qui sert à leur cuisine. Nous avons eu souvent
recours à leur industrie pour en avoir et nous n’avons pas eu à
nous en plaindre. Cette huile leur sert également à fabriquer avec
les cendres de certains végétaux un savon dont nous nous sommes
souvent servi et qui nous a été souvent très utile. L’arachide
pilée ou écrasée entre deux pierres leur sert de condiment
pour la plupart des sauces avec lesquelles ils assaisonnent leur
couscouss. Ils font également des cataplasmes d’arachides en
certaines circonstances et se frictionnent avec son huile dans les
cas de douleurs rhumatismales. Enfin la poudre qu’ils obtiennent en
les écrasant après les avoir fait brûler leur sert pour se tatouer
les gencives et la lèvre inférieure. — Les feuilles vertes sont
employées pour les sauces et en cataplasmes ; après la récolte,
ils les font sécher avec leurs tiges et cela constitue une paille
qui est à juste titre considérée comme le meilleur fourrage du
Soudan. Les animaux qui en font usage engraissent rapidement et le
lait des vaches qui en mangent est plus savoureux et plus riche en
principes nutritifs que celui de celles qui n’en consomment pas.

Le commerce des arachides commence à prendre dans le Sandougou une
réelle importance. La Compagnie française de la côte occidentale
d’Afrique y en achète, chaque année, de notables quantités
qu’elle transporte à Mac-Carthy, où elle les charge sur ses
vapeurs. Il ne fera que croître, surtout si on peut arriver à
améliorer les moyens de transport et à lui créer des débouchés
sur le fleuve.

Peu après avoir quitté Missira, nous apercevons sur notre gauche
un beau champ de diabérés. Cette plante, très commune dans ces
régions, le Tenda, le sud du Bambouck, le Niani, etc., etc., et en
général, dans les contrées les plus méridionales de notre colonie
Soudanienne, mérite que nous en fassions une description détaillée.


_Le Diabéré._ — Les Bambaras et les Sarracolés la
nomment _Diabéré_, les Malinkés _Diabéro_ et les Peulhs
_Oussoudié_. C’est une superbe Aroïdée du genre Arum. Elle
croît, de préférence, dans les endroits humides et à l’abri
des rayons du soleil. Elle aime une terre riche en humus. C’est
pourquoi les lougans de Diabérés sont toujours situés à l’ombre
des grands arbres, où la terre est plus fraîche, à l’abri
du soleil, et plus riche en humus, du fait même du terreau que
forment les feuilles en y pourrissant. C’est une plante vivace
dont la tige souterraine est constituée par un tubercule. Feuilles
longuement pétiolées et pouvant atteindre jusqu’à deux mètres
de hauteur, fortement engaînantes à la base, peltées et dont le
limbe atteint parfois des dimensions énormes. Elles présentent une
échancrure assez profonde à leur partie inférieure, échancrure qui
s’avance jusqu’à quelques centimètres de l’épanouissement
du pétiole. Celui-ci s’épanouit en trois nervures principales
plus volumineuses que les autres et facilement reconnaissables,
car elles sont très apparentes. De ces trois nervures partent les
nervures secondaires fortement accentuées aussi.

[Illustration]

La figure ci-contre peut donner une idée de cette disposition
toute particulière. Ces feuilles sont très épaisses. Les
trois nervures principales ne font jamais défaut. Les nervures
secondaires sont en nombre variable suivant l’âge du végétal
et surtout les dimensions des feuilles. Les nervures secondaires
émettent elles-mêmes un grand nombre de filaments fort apparents
et qui sillonnent le parenchyme de la feuille en venant aboutir
presque en droite ligne aux bords. La face supérieure a une couleur
verte foncée très prononcée. Elle est légèrement veloutée. La
couleur de la face inférieure est verte très pâle. Elle est aussi
légèrement veloutée. Enfin le pétiole d’un brun verdâtre à
la base est d’un vert tendre à son sommet.

Les fleurs sont unisexuées, réunies sur un même spadice, les
femelles à la base, les mâles au-dessus, non périanthées. Elles
sont enveloppées dans une spathe peu ouverte, roulée en cornet
et de couleur blanche légèrement jaunâtre. Le fruit est une
baie globuleuse uniloculaire renfermant de deux à huit graines. Je
dédie cette plante nouvelle à M. le professeur Heckel en la nommant
_Arum Heckeli_.

[Illustration : _Arum Heckeli_ Rançon.

Diabéré : Aroïdée comestible du genre Arum (feuille d’après nature).

(Dessin de A. M. Marrot).]

La racine est un tubercule de la grosseur du poing environ, d’un
brun noirâtre et ayant un peu la forme d’un oignon légèrement
allongé. Sur ce tubercule viennent, quand la plante arrive à
maturité, douze ou quinze turions environ dont les plus volumineux
atteignent tout au plus la grosseur d’un œuf. C’est la partie
comestible, et qui sert à la reproduction. Leur forme est celle
du tubercule auquel ils adhèrent fortement. Leur couleur est aussi
la même. La chair de ces turions est blanche, fortement aqueuse et
compacte, elle rappelle celle de la pomme de terre ou plutôt de la
patate. Leur odeur est légèrement vireuse.

Les semis de _diabéré_ se font en juin et en juillet. Il suffit
pour cela de placer les turions dans un trou creusé dans la terre à
une profondeur d’environ dix à quinze centimètres. La récolte
se fait en décembre. Vers la fin d’octobre ou au commencement
de novembre, les habitants du Sandougou ont l’habitude de couper
les feuilles à une hauteur de dix centimètres du sol environ pour
faire grossir davantage les turions.

Le _diabéré_ est un légume qui n’est pas à dédaigner
même pour le palais délicat des Européens. Bouilli ou frit à
la poële, il constitue un aliment d’un goût agréable. Je me
souviens en avoir mangé avec plaisir en ragoût avec du mouton. Les
indigènes le préfèrent bouilli et dans certaines régions, le
Diaka, le Sandougou, le Tenda par exemple, ils en font une grande
consommation. Dans ces derniers pays surtout on en consomme beaucoup,
et les indigènes des pays voisins attribuent à l’abus qu’ils en
font la maladie de peau et les nombreux goîtres dont sont atteints
les habitants du Tenda. Nous y reviendrons plus longuement plus loin
quand nous parlerons de ce pays.

A sept heures quinze minutes, nous traversons sans nous y arrêter
le village de Diakaba. Le soleil commence à devenir brûlant,
et la température chaude et humide est absolument intolérable.


_Diakaba._ — Diakaba est un village d’environ 600 habitants. Sa
population est uniquement formée de Malinkés musulmans. Il est
littéralement couvert de verdure et à part une grande quantité
de papayers[14] il ne présente rien de particulier à signaler. Ce
végétal croît là en pleine terre et n’a pas besoin de soins
spéciaux. On le rencontre dans presque tous les villages du
Sandougou. Son fruit, que tout le monde connaît, est savoureux et
délicat et l’un des meilleurs desserts que l’on puisse rencontrer
dans les pays chauds.

A un kilomètre et demi environ de Diakaba, nous traversons un assez
gros village Peulh, Sidigui-Counda, qui disparaît littéralement
dans une épaisse forêt de mil et de maïs.


_Sidigui-Counda._ — Sidigui-Counda est un village de 400 habitants
environ. Il est habité par des Peulhs récemment émigrés du
Fouladougou. Ils se livrent là paisiblement à l’élevage et à
la culture de leurs champs. Il est construit en paille et argile
comme tous les villages Peulhs, du reste. Chaque chef de case a ses
cases séparées de celles des autres et les intervalles sont semés
de mil, arachides, tabac, oseille, etc., etc.

A quatre kilomètres de Sidigui-Counda nous arrivons au village
de Saré-Fodé, où Guimmé-Mahmady me quitte en me souhaitant un
bon voyage.


_Saré-Fodé._ — C’est un petit village Peulh de 350
habitants environ. Nous y faisons la halte et y prenons quelques
minutes de repos sous un petit appentis que recouvrent de belles
Cucurbitacées. La population en est uniquement formée de Peulhs. A
peine avions-nous mis pied à terre que le chef vint me saluer et
m’apporta pour me rafraîchir plusieurs calebasses d’un bon
lait fraîchement tiré dont nous nous régalâmes mes hommes et
moi. Nous nous remîmes en route par une chaleur torride.

A peu de distance nous traversons le petit village Peulh de
_Saré-Bourandio_, le dernier du Sandougou oriental et, six
kilomètres plus loin, nous trouvons enfin _Saré-Demba-Ouali_,
le premier village du Sandougou oriental, où j’avais décidé de
faire étape ce jour-là.


_Saré-Demba-Ouali._ — C’est un village Peulh d’environ 550
habitants. Il a absolument l’aspect des autres villages que nous
venons de traverser et la route qui y conduit depuis Saré-Bourandio,
traverse une forêt de bambous de trois à quatre kilomètres de
largeur, et, de ce fait, est difficile à pratiquer.

Je fus bien reçu dans ce village de simples cultivateurs. Pas de
tapage, pas d’ostentation, mais simplement une bonne hospitalité
franche et généreuse. Par exemple, le logement laissait un peu à
désirer et je pus là me convaincre que les cases Peulhs étaient
bien loin d’être confortables. Rien cependant ne me manqua et
mes animaux, mes hommes et moi, nous eûmes à foison de tout ce
que l’on peut trouver dans un village noir. Le chef, Demba, est
un homme jeune, actif et sachant faire respecter son autorité,
chose rare chez les peuples Soudaniens. Je me souviens encore avec
quel ton il intima à l’un de ses notables l’ordre de se taire
parce qu’il s’était permis de l’interrompre pendant qu’il
parlait. Almoudo, mon interprète, qui est cependant un autoritaire,
en était absolument étonné.

Vers quatre heures de l’après-midi, je reçus la visite du
frère de Maka-Cissé, le chef du Sandougou occidental, qui venait
me faire part du chagrin que je lui avais fait en n’allant pas
camper dans son village distant de quelques kilomètres seulement
de Saré-Demba-Ouali, dans le Sud. Il craignait de m’avoir
mécontenté. Je le rassurai complètement et achevai de calmer ses
alarmes en lui faisant cadeau d’une douzaine de _kolas blancs_,
pour lui bien prouver que j’étais son ami. On sait qu’au Soudan
Français, pour prouver à quelqu’un toute l’estime que l’on a
pour lui, il suffit de lui faire cadeau de quelques kolas blancs. Il
comprit d’autant mieux que je ne pouvais aller chez lui, quand je
lui eus dit que j’étais très pressé et que je ne pouvais ainsi
m’écarter de ma route. Il partit tranquille et satisfait et, le
lendemain, à Oualia, il vint de nouveau me voir et m’apporter un
bœuf pour mon déjeuner et celui de mes hommes.

La nuit, malgré la chaleur étouffante, se serait bien passée, si je
n’avais eu à repousser sans cesse les attaques multiples d’une
véritable nuée de puces et de punaises qui vinrent m’assaillir
et m’empêchèrent littéralement de fermer l’œil. Ces insectes
pullulent littéralement dans tous les villages Peulhs, et leurs
habitants, vrais nids à parasites de toutes sortes, n’en semblent
nullement incommodés. Il n’en a pas été de même pour nous. Nous
en avons fait, mes hommes et moi, la pénible expérience. Aussi,
dès le point du jour, tout mon monde était-il debout et les
préparatifs du départ rapidement faits.


_2 novembre 1891._ — A cinq heures cinquante minutes du matin,
nous quittons Saré-Demba-Ouali. Une rosée abondante et fraîche
inonde la brousse qui est fort haute dès que nous sommes sortis du
village. Heureusement que le chef a eu la précaution de faire marcher
devant nous quatre de ses hommes qui, armés de grands bambous,
frappent à tour de bras sur les herbes et font ainsi tomber les
gouttes d’eau. Sans cette prévenance nous n’aurions pas fait
deux cents mètres sans être trempés jusqu’aux os. Quarante
minutes après avoir quitté Saré-Demba-Ouali, nous arrivons au
petit village Ouolof de Tabandi.


_Tabandi._ — C’est un village d’environ 500 habitants. La
population en est entièrement Ouolove. Elle a émigré du Bondou pour
fuir les exactions des Almamys Sissibés et de leur famille. Tabandi
ne le cède en rien en malpropreté aux villages Peulhs et
Malinkés. Il est tout aussi mal entretenu et ne possède aucun
moyen de défense, ni tata, ni sagné. Il est entouré de lougans
bien cultivés et jusque dans les cours des habitations on trouve
de jolis jardins de diabérés, tomates, oseille et oignons. Les
Ouolofs, du reste, cultivent beaucoup plus et mieux que les autres
peuples du Soudan. Cela tient sans nul doute à ce qu’ils font
tout par eux-mêmes et qu’ils n’ont pour ainsi dire que quelques
rares captifs. Nous faisons la halte sous un superbe _N’taba_
et les notables et le chef viennent me saluer. Ils me demandent de
passer la journée dans leur village, et, à mon grand regret, je
suis forcé de refuser leur invitation, étant attendu à Oualia et
ne pouvant m’attarder ainsi dans chaque village. Ces braves gens
voudraient après la récolte retourner dans le Bondou, leur pays
natal, mais ils redoutent encore les exactions des Sissibés. Je
les rassure du mieux que je puis, à ce sujet, et m’efforce de
leur faire comprendre que, grâce à nous, leur situation dans le
Bondou ne sera plus ce qu’elle était autrefois. Je leur serre
la main et remonte à cheval. A sept heures quarante minutes nous
arrivons enfin à Oualia, où nous allons passer la journée.


_Oualia._ — Oualia est un gros village d’environ 1200
habitants. Il est relativement propre et bien construit. Il est
entouré d’un fort sagné de quatre mètres de hauteur environ qui
l’enveloppe de toutes parts. Cinq portes qui y ont été ménagées
permettent de pénétrer dans l’intérieur. Sa population est
uniquement composée de Toucouleurs venus du Fouta-Toro, sous
la conduite de leur chef. Ces Toucouleurs s’adonnent là à la
culture de leurs vastes lougans et élèvent avec soin de nombreux
bestiaux. Nous verrons dans le chapitre suivant quelle a été
jusqu’à ce jour leur histoire et quel avenir leur est réservé
dans le Sandougou. Oualia est situé à environ quatre kilomètres
du Sandougou, sur une petite éminence qui domine une vaste plaine
bien cultivée.

Je fus d’autant mieux reçu à Oualia que son chef Ousman-Celli
avait fait avec nous la campagne de Toubacouta contre le marabout
Mahmadou-Lamine et qu’il nous est absolument dévoué. C’est
un homme fort intelligent, rusé comme un Toucouleur et en ayant,
du reste, le type et tout l’aspect extérieur.

Il avait fait préparer, à mon intention, une belle case, la plus
belle du village. Mais je fus obligé de renoncer à y loger, car elle
était tellement obscure que je n’y aurais pas vu assez clair pour
y travailler, et, de plus, elle était divisée en compartiments si
petits que j’aurais pu à peine m’y retourner. Je me contentai,
en conséquence, d’une habitation moins élégante, mais où je
ne manquais ni d’air ni de lumière. Là, encore, je reçus de
nombreuses visites, et c’est à peine si je pus trouver le temps
nécessaire pour faire mon travail journalier. Vers quatre heures
du soir, me sentant un peu indisposé, je montai à cheval et, pour
me distraire un peu de l’énervement que j’avais éprouvé dans
la journée, je fis une courte promenade jusqu’au Sandougou et
revins à Oualia au soleil couchant. A deux kilomètres de Oualia, je
traversai le petit village de _Saré-Demboubé_, dont la population,
d’environ 250 habitants, est d’origine Toucouleure et a pour chef
le frère lui-même d’Ousman-Celli. — A environ quinze cents
mètres de ce village coule le Sandougou qui forme la séparation
entre le Niani et le Sandougou. C’est le marigot le plus important
de la région. Ses eaux coulent en toute saison. Sa largeur est
là d’environ cinquante à soixante mètres, et Ousman-Celli y a
toujours deux pirogues pour en faciliter le passage aux voyageurs. A
six kilomètres en amont de cet endroit on le peut traverser à
gué. Ce gué porte le nom de _Gué de Oualia_. Il n’est guère
praticable que du mois de février au mois de juin. Je pus m’assurer
que nous pourrions le franchir en face de Saré-Demboubé sans trop
de difficultés.

A peine fus-je rentré à Oualia que l’accès de fièvre, qui
me menaçait depuis quelques heures, se déclara violemment. Je
fus obligé de me coucher sans souper. Frissons, chaleur, sueurs
se succédèrent rapidement et au point du jour je me sentis assez
vigoureux pour me remettre en route.

De Toubacouta à Saré-Demba-Ouali et au Sandougou la route change peu
d’aspect. Nous pourrions répéter à ce sujet ce que nous avons
dit pour la route de Sini à Toubacouta, mais en accentuant encore,
si cela est possible. On suit une véritable vallée de latérite
entrecoupée par deux endroits différents par deux plateaux assez
élevés formés de quartz et de roches ferrugineuses. La latérite
domine partout, mais si on s’écarte à droite ou à gauche de la
vallée on retrouve immédiatement les argiles compactes et sur les
bords de la Gambie des marais et des alluvions. — Le terrain compris
dans le grand coude que forme au Sud la Gambie en cette région
est uniquement formé d’argiles compactes et d’alluvions. Les
collines qui viennent y mourir sont formées de quartz et de
roches ferrugineuses. Elles sont excessivement boisées. — La
végétation dans ces régions est absolument luxuriante et les
cultures magnifiques. La flore varie peu. Toujours les mêmes
essences : _Nétés_, _N’tabas_, _Fromagers_, _Caïl-cédrats_,
_Légumineuses_ les plus variées, quelques beaux Baobabs et quelques
échantillons de belles Combrétacées ! Les mil, maïs, arachides,
riz, etc., etc., y poussent à merveille et n’y ont besoin que de
peu de soins pour donner une récolte abondante.


_Le Baobab._ — Dans presque toutes nos possessions Sénégambiennes
et Soudaniennes, on trouve cet arbre, fantastique, étrange, aux
formes bizarres, véritable Titan végétal, auquel on a donné
le nom curieux de _Baobab_, comme si on voulait attirer sur lui
l’attention rien qu’en le prononçant. C’est l’_Adansonia
digitata_ L.[15] de la famille des Malvoïdées. Il peut atteindre
jusqu’à 12 mètres de diamètre. Cette plante est si diversement
employée par les indigènes et peut rendre de tels services à
l’Européen lui-même que nous aurions été incomplets si nous
n’en avions pas fait l’histoire de façon à bien faire connaître
ses propriétés et ses usages.

Le Baobab est facile à reconnaître. Quiconque l’a vu une fois
n’oubliera jamais sa forme bizarre, ses dimensions gigantesques,
l’aspect tout particulier de ce géant des solitudes Africaines qui
le fait ressembler à quelque animal légendaire et préhistorique. On
dirait une pieuvre de taille démesurée, dont le corps serait
représenté par la tige courte et énorme et les tentacules par
les rameaux tordus et noueux.

L’écorce est très épaisse. L’épiderme est assez mince
et de couleur gris ardoisé. La couleur de celui du tronc est
légèrement terne, celle de celui des rameaux est au contraire très
brillante. Cette écorce est très épaisse, environ trois à quatre
centimètres chez les adultes. Elle peut s’enlever aisément,
et en larges plaques. Sa face interne est blanchâtre, luisante,
gluante. Si, à l’époque de la floraison, on y pratique une
incision intéressant toute son épaisseur, on voit s’écouler
par la blessure un liquide mucilagineux, d’un gris sale qui,
à l’air libre, ne tarde pas à prendre la consistance de la
gélatine. D’après Heckel, de Marseille, ce mucilage serait
donné par des lacunes mucilagineuses, dans un point très
limité de l’écorce seulement. Ces lacunes proviendraient
de la gélification non d’une cellule, mais d’un groupe de
cellules. Dans la composition de l’écorce, entrent encore des
fibres très résistantes, et en grande quantité, dont les indigènes
se servent journellement pour fabriquer des cordes excessivement
fortes qu’ils emploient à maints usages et avec lesquelles ils
fabriquent des hamacs d’une remarquable solidité. Aussi, dans
ce but, ils dépouillent l’arbre de son écorce sur une hauteur
d’environ 1m50 ou 2 mètres à partir du sol. Ces blessures,
même réparées, contribuent à donner à ce végétal un aspect
encore plus saisissant.

Le bois de Baobab est peu utilisé par les indigènes. Difficile
à travailler, ils ne l’emploient qu’à défaut d’autres dans
la construction de leurs pirogues. Je n’ai point appris qu’ils
s’en servent à aucun titre que ce soit dans leur thérapeutique.

Les feuilles sont d’un beau vert et très tendre, elles ressemblent
à celles du marronnier d’Inde. Elles sont alternes et accompagnées
de deux stipules à la base, le limbe en est lisse sans dentelures
sur leur contour quand elles sont vieilles, dentelées au contraire
quand elles sont jeunes, surtout vers leur sommet. Ces feuilles
sont en général peu nombreuses. Il n’y a que les jeunes
rameaux qui en soient pourvues. Elles poussent au commencement de
la saison des pluies et tombent dès qu’elle cesse et dès que la
température de la nuit se rafraîchit. On sait combien est funeste
à l’Européen appelé à vivre sous les climats où croît le
baobab la saison des pluies. De même la saison sèche, à cause
du refroidissement nocturne, est fatale à l’indigène. Aussi
existe-t-il au Sénégal et au Soudan un dicton fort connu de ceux
qui habitent ces régions. Les indigènes disent, en effet, « que
la pousse des feuilles de baobab est le signal de la mort du blanc
et que leur chute est l’annonce de celle du noir ».

Les fleurs sont énormes, suspendues à l’extrémité des jeunes
rameaux par un pédoncule de vingt-cinq à trente centimètres de
longueur. Le calice en est coriace, caduc, gamophylle, pentamère,
chargé en dehors de poils cotonneux. La corolle est blanche
à cinq pétales très épais et très résistants. Étamines
biloculaires, indéfinies, monadelphes ; ovaire à cinq carpelles,
multiovulés. Cette fleur exhale une odeur assez douce qui rappelle
assez celle de l’Althæa.

Le fruit a la forme d’un jeune melon vert, velu et allongé. Il
est porté sur un long pédoncule et il pend à l’extrémité des
jeunes rameaux au bout desquels il s’insère. C’est une capsule
indéhiscente et il faut un choc assez violent pour la briser. Ce
fruit renferme trente à quarante graines entières, réniformes,
pourvues d’un épisperme dur et noirâtre, d’un embryon huileux,
et de cotylédons plissés. Ces graines sont noyées dans une pulpe
blanc-rougeâtre abondante et d’un goût légèrement acide. De
nombreux filaments d’un rose tendre la traversent. La face interne
de la capsule en est également absolument tapissée. Ce fruit,
dont les singes sont très friands, est connu en France sous le nom
de _pain de singe_.

Nous savons que le baobab est très employé non seulement par
les indigènes, mais aussi par les Européens. Nous avons vu
que les fibres que renferme son écorce servaient aux noirs pour
fabriquer leurs cordes et qu’ils utilisaient parfois son bois
pour la construction de leurs pirogues. Je me rappelle avoir lu,
dans je ne sais trop quel livre, qu’ils l’employaient aussi
pour fabriquer des cercueils. Jamais, de mémoire d’homme, dans
n’importe quel village indigène du Sénégal ou du Soudan, le
cadavre d’un noir n’a été enfermé dans un cercueil quelconque
pour être inhumé. L’auteur faisait sans doute allusion à ce
fait que, dans certaines régions, le Djolof, par exemple, on avait
l’habitude de creuser dans le tronc des baobabs la sépulture
des griots. Cette caste si méprisée y est, de ce fait, exclue
des cimetières communs. On jugera par là combien sont grandes les
dimensions que peut atteindre ce végétal.

C’est surtout dans l’alimentation et dans la thérapeutique
que certaines parties du baobab, les feuilles et les fruits
particulièrement, sont employées.

Les jeunes feuilles vertes et fraîches sont utilisées pour fabriquer
les sauces destinées à assaisonner le couscouss. Desséchées
et pulvérisées, elles donnent une poudre qui, sous le nom de
_Lalo_, est mêlée aux aliments et sert de condiment. Cette poudre,
légèrement astringente au goût, a, de plus, une odeur absolument
nauséabonde. Bouillies, ces feuilles servent à confectionner des
cataplasmes excessivement émollients. Les bains de feuilles de lalo
jouissent également, à un haut degré, de cette propriété. Elle
est évidemment due à la grande quantité de mucilage qu’elles
contiennent ; je me suis très bien trouvé, en maintes circonstances,
de m’en être servi.

Le fruit est de beaucoup le plus employé, et c’est la pulpe
qui entoure ses graines qui est principalement active. En temps
de disette, les indigènes en font une grande consommation, et
il est pour eux une précieuse ressource. Le _pain de singe_ est
très commun dans tous les villages et on le trouve en abondance
sur tous les marchés. Il est considéré par les indigènes comme
le médicament antidysentérique par excellence. Il est mélangé
aux aliments mêmes. Ainsi le noir se nourrit souvent de farine
de mil et de lait caillé. On désigne ce mélange sous le nom de
_Sanglé_. Lorsqu’il est atteint par la dysenterie, il mélange le
pain de singe à cette bouillie. La pulpe, desséchée et réduite
à l’état de farine, s’expédiait autrefois en Europe sous le
nom de _terre sigillée de Lemnos_ ou _terra Lemnia_. D’après
Heckel et Schlagdenhauffen (de Nancy), l’action de cette pulpe
serait due, dans la dysenterie, à l’abondance des corps gras,
qui, suspendus par les matières gommeuses, peuvent constituer un
léger laxatif et émollient. L’écorce pilée et les graines
torréfiées sont aussi usitées contre cette affection, mais dans
les cas graves. Elles sont également préconisées contre les
hémorrhagies, les fièvres intermittentes et la lientérie. Leur
action est alors due, vraisemblablement, au tannin spécial qu’elles
renferment. Constatons en terminant que tous les médecins qui se
sont servis du baobab sont unanimes à en reconnaître les bons
effets et ne lui ont trouvé aucun inconvénient.

[Illustration : Kinkélibah (_Combretum Raimbaulti_ Heckel :
rameau floral).]


_Kinkélibah._ — Un autre végétal non moins précieux, dont nous
avons été à même de constater sur nous-mêmes la bienfaisante
action, se trouve en grande quantité notamment sur les plateaux
élevés du Sandougou. C’est le Kinkélibah (_Combretum Raimbaulti_
Heckel), famille des Combrétacées. Très commun dans les Rivières
du Sud, on le trouve encore dans le Cayor, où les Ouolofs lui
donnent les noms de _Sekhaou_ et _Khassaou_. Avec ses rameaux ils
construisent des greniers dans lesquels ils conservent leur mil
et leurs haricots. Ces greniers sont appelés _Lakhass_, nom que,
dans cette région, on donne encore parfois au Kinkélibah, qui est
son nom en langue Soussou. Il croît dans les terrains sablonneux
et pierreux. On ne le trouve jamais au bord de la mer. Il fleurit de
mai à juin. Voici la description qu’en donne le professeur Heckel,
de Marseille : « Cet arbuste, plus ou moins touffu suivant l’âge,
et dont la tige peut atteindre un décimètre de diamètre, devient
alors tout blanc et tranche beaucoup sur les arbres et arbustes qui
l’environnent ; aussi, est-ce à cette époque qu’il est le plus
facile de le reconnaître. Son fruit caractéristique se dessèche
en même temps que les feuilles et tombe avec elles pendant la saison
sèche. Son ombrage agréable est très recherché. Il donne souvent
abri pendant la nuit aux caravanes de l’intérieur. Ce végétal
est muni d’une racine pivotante, dont les ramifications se terminent
par des nœuds à radicelles, d’où naissent de nouveaux rejets. Une
des tiges s’élève au-dessus des autres pour former un arbrisseau
(jamais un arbre) avec branches étendues dans tous les sens, mais
plutôt horizontales que verticales. La tige du Kinkélibah est lisse
et blanchâtre, elle porte des rameaux opposés. Son bois est blanc,
dur et serré. »

Les feuilles fraîches ou sèches sont particulièrement
utilisées. Les indigènes des Rivières du Sud les emploient avec
succès dans les cas de fièvres bilieuses simples ou inflammatoires,
de rémittentes bilieuses et de bilieuses hématuriques. C’est
au révérend père Raimbault, missionnaire apostolique à la
côte occidentale d’Afrique, que l’on doit d’avoir attiré
l’attention du monde scientifique sur ce précieux végétal, et ce
sont les savants professeurs Heckel et Schlagdenhauffen qui l’ont
les premiers étudié et analysé. Voici comment, d’après le père
Raimbault qui l’a fréquemment utilisé et toujours avec succès,
on le doit employer. « Le Kinkélibah est administré sous forme
de tisane. Les feuilles sont employées en décoction. On les fait
bouillir pendant un quart d’heure environ soit fraîches, soit
desséchées. Sous ce dernier état, les feuilles pilées peuvent
se conserver pendant plusieurs années avec les mêmes propriétés.

Pour se servir de la poudre de Kinkélibah, on met dans une bouilloire
autant de cuillerées à café de cette poudre qu’il y a de verres
d’eau (4 grammes pour 250 gr. d’eau, 16 gr. pour un litre). On
couvre bien et on laisse bouillir 15 minutes, on décante, on filtre,
ou bien on boit le liquide tel quel au choix du malade.

La tisane doit être amère et jaunâtre. Si elle prenait une couleur
brune, c’est qu’elle serait trop forte et il faudrait ajouter
de l’eau, si elle devient jaune clair, c’est qu’elle est trop
faible, alors il faut faire bouillir plus longtemps et ajouter au
besoin de la poudre.

On prend un verre (250 grammes) de Kinkélibah dans les cas de fièvre
bilieuse hématurique, le plus tôt possible ; puis, après 10 minutes
de repos, un demi-verre (125 grammes), ensuite repos de dix minutes
et enfin un autre demi-verre. Les vomissements se produisent alors,
mais ils ne tardent pas à s’arrêter et à cesser pour toujours. On
doit, du reste, faire boire du Kinkélibah à la soif du malade,
durant tout le cours de la maladie, et pendant quatre jours au moins,
en ne dépassant guère, toutefois, un litre et demi par jour.

Aucune nourriture ne doit être prise pendant toute la durée de
la teinte ictérique, c’est-à-dire pendant les trois premiers
jours. Le 4e jour, nourriture très légère et peu à la fois. Le
mieux même le 4e jour est de ne prendre que du Kinkélibah comme
boisson. Le R. P. Raimbault nourrit ses malades avec des œufs crus
battus dans du rhum et du cognac. Il donne avec succès un purgatif,
dès le commencement de l’accès ; c’est nécessaire en tout cas,
quand la constipation intervient.

Le 4e jour au matin, en même temps que le Kinkélibah, il donne 0
gr. 80 de sulfate de quinine ; il continue ce fébrifuge autant que
dure la fièvre, en diminuant chaque jour la dose, tout en continuant
le Kinkélibah.

Il conseille de prendre un verre de Kinkélibah chaque fois qu’il
y a embarras gastrique de nature biliaire, et considère comme un
moyen sûr d’acclimatement, pour l’Européen, de prendre, chaque
matin à jeûn, un verre de cette décoction. » (De l’emploi
des feuilles du _Combretum Raimbaulti_ Heckel, contre la fièvre
bilieuse hématurique des pays chauds, par le Dr Edouard Heckel,
professeur à la Faculté des Sciences et à l’Ecole de Médecine
de Marseille. — Extrait du _Répertoire de Pharmacie_, juin 1891).

Nous avons expérimenté le Kinkélibah deux fois sur nous-mêmes à
Nétéboulou, alors que j’étais atteint de rémittente bilieuse,
et à Oualia contre l’accès bilieux dont nous avons parlé
plus haut. Je m’en suis également servi à Mac-Carthy pour
soigner plusieurs de mes hommes qui y furent atteints de fièvres
intermittentes compliquées d’embarras gastriques prononcés. Je
m’en suis toujours très bien trouvé et n’ai eu à enregistrer
que des succès. Je me suis toujours attaché à suivre à la lettre
les indications formulées par le R. P. Raimbault et j’ai toujours
vu le médicament agir comme il vient d’être dit. D’après
ce que nous avons observé, nous croyons donc que les feuilles de
Kinkélibah jouissent de précieuses propriétés. Il est à n’en
pas douter, tonique, diurétique et légèrement cholagogue. Il est
de plus émétique au début, et, par l’emploi répété, empêche
le retour des vomissements. D’après Heckel, ses propriétés
toniques et diurétiques seraient justifiées par la présence
du tannin et du nitrate de potasse. Quant aux autres actions, la
composition chimique n’en donne aucune explication plausible.

                               * * * * *




                              CHAPITRE V

[Illustration : _Sandougou_]

Le Sandougou. — Description géographique. — Aspect général. —
Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. —
Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. — Animaux
domestiques. — Populations. — Ethnologie. — Situation
et organisation politiques. — Rapports avec les autorités
françaises. — Conclusions.


Le Sandougou est peut-être, de tous les pays que nous avons visités
dans le bassin de la Gambie, celui qui présente les frontières
les mieux définies. Bien que cet Etat ait été mutilé par suite
de ce que les Toucouleurs Torodos s’y sont taillés une petite
principauté, nous n’en donnerons pas moins la description
géographique, comme si cette mutilation n’avait pas eu lieu.

Ses limites extrêmes sont comprises entre les 13° 16′ et 13°
34′ de latitude Nord et les 15° 23′ et 16° 50′ de longitude
Ouest. La Gambie forme sa frontière Sud et le sépare du Fouladougou,
au Sud-Est le marigot de Maka-Doua le sépare du Ouli et à l’Est
une ligne fictive serait frontière entre ces deux pays. Cette ligne,
partant de Toubacouta, aboutirait à mi-chemin entre Diabaké et
Koussanar. Enfin, à l’Ouest et au Nord, le Sandougou lui donne
une frontière naturelle. Au Nord, c’est la branche septentrionale
qui forme la séparation. Il conduit à l’Ouest au Niani et au Nord
au Kalonkadougou. Comme on le voit, ce pays est assez important. Il
est très peuplé dans la partie Sud. Sa partie Nord l’est fort
peu. Du Nord au Sud, sa plus grande dimension est d’environ 53
kilom. et de l’Est à l’Ouest elle est de près de 18 kilom. Sa
superficie est d’environ 2500 kilom.


_Description géographique._ — _Aspect général._ — De même
que pour le Ouli, on peut considérer dans le Sandougou deux parties
bien distinctes l’une de l’autre sous tous les rapports, une
partie Nord et une partie Sud. Une ligne fictive allant de Paqueba
dans le Sandougou à Goundiourou dans le Ouli indiquerait d’une
façon à peu près exacte la séparation de ces deux régions.

La partie Nord appartient à la région des Steppes. C’est un pays
plat, à peine vallonné et absolument stérile. Son sol ingrat ne se
prête à aucune culture et il est à peu près inhabité. On n’y
trouve, en effet, que trois villages, Colibentan, Sandougoumana et
Lamen, encore sont-ils situés sur les bords du marigot où la terre
est un peu plus fertile.

Si l’on descend vers le Sud, l’aspect du pays change rapidement,
surtout à partir de Kouta-Counda. Les steppes disparaissent, la
végétation devient plus riche, et la nature du sol se modifie
complètement. Enfin, à vingt kilomètres environ de la Gambie,
nous trouvons un pays qui présente absolument l’aspect d’une
de nos rivières du Sud. C’est la végétation des tropiques dans
toute sa splendeur. Le sol y est d’une fertilité étonnante et le
pays présente un aspect qui repose la vue du voyageur. En résumé,
au Nord région de steppes stérile et inhabitée, au Sud, région
tropicale riche, fertile et excessivement peuplée. Peu de collines
dans le Sandougou, et celles que l’on y rencontre dans le Sud
particulièrement sont fort peu élevées. Elles sont, par contre,
excessivement boisées, et, en tout temps, les végétaux qui les
couvrent sont couverts de feuilles. A notre avis, la partie Sud du
Sandougou est la plus fertile des régions que nous ayons visitées
au Soudan.


_Hydrologie._ — A ce point de vue, le Sandougou appartient tout
entier au bassin de la Gambie. C’est dans ce fleuve, en effet,
que se jettent tous les marigots qui arrosent le pays, marigots, du
reste peu nombreux et fort peu importants, à part le Sandougou. Si
la Gambie ne reçoit que peu de marigots, par contre, elle forme un
grand nombre de véritables criques qui donnent aux terres qui les
avoisinent une étonnante fertilité.

La région Nord du Sandougou est fort peu arrosée. Nous n’y
trouvons, en effet, que le Sandougou lui-même tout-à-fait à
l’extrémité Nord. Il forme là deux branches dont l’une passe
à Koussanar et l’autre non loin de Goundiourou dans le Ouli. Bien
que toute l’année il y ait de l’eau, elle n’y coule cependant
pas, pendant la saison sèche. Comme nous l’avons dit plus haut,
cette région septentrionale est absolument un pays de steppes, et
c’est à peine si de loin en loin on y rencontre quelques mares
où croupit une eau absolument impropre aux usages domestiques.

La région du Sud est, au contraire, puissamment arrosée, non pas
qu’il s’y trouve beaucoup de marigots, mais parce que le sol
est, pour ainsi dire, imprégné par les eaux d’infiltration et
cela à une distance assez considérable du cours du fleuve. Il en
résulte de véritables marécages qui, pendant l’hivernage, sont
transformés en magnifiques rizières et qui se dessèchent pendant
la saison sèche, laissant à nu une couche assez épaisse de vases
et d’argiles. Le pays est parsemé de mares peu profondes, à
fonds d’argiles et de vases qui se dessèchent également pendant
la saison sèche.

Le Sandougou, de son embouchure entre Paddy et Fory, jusqu’aux
environs de Sandougoumana, où il se divise en deux branches, est un
large marigot de 60 à 70 mètres environ de largeur et excessivement
profond. Entre ces deux points extrêmes, en toute saison, l’eau y
coule claire et limpide. Non loin de ses bords, sur les deux rives,
s’élèvent des villages relativement nombreux. On a pu remarquer
à ce propos que les rives de la Gambie étaient peu peuplées. Les
villages que l’on y rencontre sont assez éloignés du fleuve. Il
en est de même pour le Sandougou. Cela tient à ce que les bords
du fleuve sont, pendant l’hivernage et pendant une bonne partie
de la saison sèche, transformés en véritables marais absolument
inhabitables.

En résumé, l’hydrologie du Sandougou est des plus simples :
deux grands cours d’eau, la Gambie et le Sandougou. Pas de
marigots proprement dits, mais de véritables criques que forment
dans l’intérieur des terres les nombreux détours que présente
le fleuve. La région Nord absolument aride, la région Sud,
au contraire, couverte de mares et de marais produits par les
infiltrations souterraines, transformées en rizières pendant
l’hivernage et à sec pendant la saison sèche.


_Orographie._ — De ce que nous venons de dire de l’hydrologie
du Sandougou, on peut facilement en déduire ce que peut être son
orographie. Dans la région Nord, terrain absolument plat, quelques
dunes de sables ou d’argiles compactes et voilà tout. Pays à peine
vallonné. Dans la région Sud, nous ne trouvons à mentionner comme
reliefs de terrain appréciables que la chaîne de petites collines
qui longe la Gambie à environ 1500 mètres de sa rive et que nous
retrouvons dans tout le cours de ce fleuve, sauf dans une certaine
partie du Tenda. Ces collines sont peu élevées. Elles n’ont
guère plus au maximum de trente à quarante mètres au-dessus
du niveau du fleuve, et elles sont excessivement boisées. Par-ci
par-là, on trouve, en outre, quelques petites collines d’un ou
deux kilomètres de longueur sur 500 mètres ou un kilomètre de
largeur et venues là on ne sait d’où ni comment. Elles semblent
placées dans les plaines, comme de véritables buttes de tir et
sont couvertes d’arbres. Leurs flancs sont assez à pic, et, de
ce fait même, profondément ravinés par les pluies de l’hivernage.

De même que sur les bords de la Gambie, nous avons remarqué une
petite chaîne de collines, de même il en existe une semblable
le long du Sandougou, ces collines n’atteignent pas plus d’une
dizaine de mètres de hauteur et sont formées d’argiles et non
de roches, comme les précédentes. Ce sont plutôt de légères
ondulations du sol que des collines véritables.


_Constitution géologique du sol._ — A ce point de vue, nous
considérons dans le Sandougou deux régions bien distinctes : la
région Nord et la région Sud. Nous avons indiqué plus haut la
ligne qui pourrait les séparer.

Dans la région Nord région de steppes soudaniennes, nous trouvons à
peu près les mêmes terrains que dans le Kalonkadougou et la partie
Nord du Ouli auxquels, du reste, elle confine. Une couche épaisse
de sables, soit alluvionnaires, soit produits par la désagrégation
des roches par les pluies d’hivernage, recouvre par endroits une
couche plus épaisse d’argiles compactes. En d’autres lieux, cette
première couche fait absolument défaut et on trouve de suite les
argiles. Le sous-sol est généralement formé de terrains ardoisiers,
dont les schistes apparaissent à nu en certains endroits, schistes
lamelleux et micacés surtout. Ailleurs, et le fait est assez rare,
nous trouvons quelques grès et quelques quartz. La roche et le
conglomérat ferrugineux font presque partout défaut. On n’en
trouve que quelques rares échantillons semés par-ci par-là, on
ne sait ni comment ni par qui, véritables cailloux roulés, blocs
erratiques qui ont dû être entraînés dans ces régions désolées
par les inondations. Il est facile de voir, du reste, qu’ils sont en
voie rapide de désagrégation. La latérite fait absolument défaut.

Telle est la constitution géologique du sol de la région
méridionale du Sandougou. A mesure que nous descendons dans le Sud,
l’aspect du terrain change absolument. Les sables du Nord et les
argiles disparaissent quand on approche de la Gambie. Elles font
place à un tout autre terrain qui mérite une description toute
particulière.

Tout d’abord le sous-sol n’est plus le même. Les schistes du
terrain ardoisier ont disparu pour faire place aux quartz, grès
et conglomérats ferrugineux. Par-ci, par-là, la roche émerge
au-dessus de la croûte terrestre et forme ces collines isolées,
rouges, dont nous avons parlé plus haut. Ailleurs ce sont de vastes
plateaux rocheux, creusés parfois en cuvettes remplies d’eau
pendant la saison des pluies. Plus on approche de la Gambie et plus
le sous-sol rocheux est profondément enfoui sous une épaisse
couche de terres fertiles et cultivées. Cette couche diffère
suivant les endroits où on l’étudie. Au nord, au point où
commence la région méridionale, elle est formée d’une couche
peu épaisse de latérite que recouvre un sable excessivement fin,
produit par la désagrégation des roches cristallines. Plus au sud,
nous avons bien toujours la même couche de latérite ; mais les
sables ont disparu et ont fait place en certains endroits à une
couche relativement épaisse d’humus, et, en d’autres, dans les
marais, à une couche vaseuse qui repose elle-même sur une couche
épaisse d’argiles compactes.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les rives de la Gambie à
un kilomètre environ à l’intérieur des terres sont couvertes
de marécages pendant l’hivernage, et, pendant la saison sèche,
présentent une couche relativement épaisse d’alluvions récentes,
séchées, durcies et profondément fendillées par l’action du
soleil et du vent d’Est.

Les collines qui la bordent sont formées de terrains identiques au
sous-sol que nous venons de décrire. En maints endroits, la roche
s’y montre à nu. Cela est dû à ce que les flancs sont assez
abrupts pour que les grandes pluies d’hivernage entraînent dans
la plaine toute la terre qui peut s’y trouver. Aussi sont-elles
profondément ravinées.


_Flore. Productions du sol. Cultures._ — La région nord est
absolument stérile. Nous n’y trouvons que la flore des terrains
pauvres en humus, quelques mimosées rachitiques aux dards acérés
et autres végétaux aux formes bizarres, étranges, que le sol n’a
pu faire se développer d’une façon normale. Dans le fond des
vallons où croupit, pendant la saison des pluies, une eau absolument
impropre à n’importe quel usage domestique que ce soit, on trouve
une brousse maigre formée de quelques graminées minces et ténues
et de quelques cypéracées.

On comprend aisément ce que peuvent être les cultures dans un
pareil terrain et ce que peut produire le sol. Hâtons-nous de dire
toutefois que cette région est à peu près inhabitée, sauf en
deux ou trois endroits où la terre, étant plus fertile, se sont
construits les villages de Colibentan, Sandougoumana et Lamen. Le
mil est la principale culture, pour ne pas dire la seule. C’est
surtout la variété baciba qui y est cultivée. Si nous citons,
outre cela, le tabac, et quelques lougans d’arachides, nous aurons
épuisé les cultures de la région Nord.

Autant la région Nord est pauvre, autant la région Sud est riche. La
végétation y est d’une rare vigueur et rappelle celle de nos
Rivières du Sud. Légumineuses gigantesques, N’tabas, fromagers,
caïl-cédrats, ficus énormes et de toutes natures, baobabs, etc.,
etc., y abondent. Le sol y produit tout ce que les indigènes y
veulent bien cultiver. Le mil, le maïs y atteignent des proportions
énormes et y donnent un rendement considérable. Le riz y abonde et
forme la plus grande partie de l’alimentation indigène. C’est
surtout sur les bords du fleuve et du marigot, à deux ou trois
kilomètres de leurs cours, que se trouvent les plus belles et les
plus riches rizières du Sandougou. Mais de toutes les cultures,
celle qui est la plus développée et qui donne le rendement le plus
considérable est assurément celle de l’arachide. Tout, du reste,
concourt, dans le Sandougou, à rendre cette culture excessivement
productive : la nature du terrain et le zèle des travailleurs,
qui s’y livrent sur une grande échelle ; car ils savent qu’ils
en tireront profit. Les arachides du Sandougou sont très belles
et sont fort recherchées des commerçants de la Gambie. Elles sont
de beaucoup supérieures à celles du Cayor et du pays de Galam. Si
l’on parcourt le Sandougou on pourra constater que toute la bande
de terrain qui, des rives du fleuve, s’étend à environ quinze
kilomètres à l’intérieur, est presque uniquement occupée par
cette culture et, encore, que de terrains perdus et qui pourraient
être utilisés. Outre les cultures mentionnées plus haut, nous
citerons encore le tabac, l’oseille, les cucurbitacées de toutes
sortes, le coton, etc., etc. Cette dernière culture est excessivement
développée et avec le produit on fabrique dans le pays une étoffe
qui sert de monnaie.

En résumé, le Sandougou, dans sa partie Sud, peut être
considéré comme le pays le plus fertile de cette région. Il
suffirait de peu d’efforts pour augmenter d’une façon notable
sa production. Malheureusement, la plus grande partie des terres
qui seraient susceptibles de culture ont été cédées par nous aux
Anglais par le traité qui détermine nos possessions et les leurs
en Gambie. Par contre, dans cette région, le commerce qui s’y
fait est heureusement entre les mains de la Compagnie Française de
la côte occidentale d’Afrique et du Sénégal.

_Faune. Animaux domestiques._ — La faune est peu riche. Les
grands fauves y font complètement défaut, et c’est à peine
si on y trouve quelques sangliers et quelques rares biches. Pas
d’antilopes. Peu d’animaux nuisibles. Nous ne citerons que
les chacals, hyènes, lynx et panthères, encore sont-ils très
rares. Dans la Gambie et le Sandougou foisonnent les caïmans et
les hippopotames.

Les animaux domestiques y sont les mêmes que dans les autres
pays. Beaucoup, beaucoup de bœufs petits, mais de bonne qualité. Le
lait que donnent les vaches est absolument de qualité supérieure
et les Peulhs du pays en fabriquent un beurre qui n’est pas à
dédaigner, surtout quand il a été battu à nouveau et nettoyé avec
soin. Le commerce des peaux de bœufs qui se fait avec Mac-Carthy est
assez important et il ne ferait que s’accroître si les habitants
amélioraient leurs procédés d’élevage. Peu de chevaux, ceux que
l’on y trouve viennent du Ouli, du Niani et même du Cayor. Par
contre, tous les villages regorgent littéralement de moutons,
chèvres, poulets, canards. Mentionnons pour mémoire les chiens
très nombreux et qui sont les agents les plus actifs et les seuls,
du reste, de la voirie. Peu de chats.


_Population. Ethnologie._ — Relativement à son étendue, le
Sandougou est peu peuplé. Cela tient à ce que la région Sud est
seule habitée. Il n’y a guère plus d’une douzaine de mille
habitants, ce qui nous donne à peu près 4,5 habitants par kilomètre
carré, ce qui est cependant au Soudan une proportion relativement
élevée. On y trouve des peuples de plusieurs races différentes :
Malinkés musulmans, Peulhs, Toucouleurs, Sarracolés, Ouolofs.

1o _Malinkés musulmans._ — Ce sont les maîtres du pays, les
propriétaires du sol. Ce sont eux qui, venus les premiers dans le
Sandougou après les migrations du Manding, le colonisèrent. Une
seule famille occupa d’abord ce pays relativement étendu :
celle des Dioulas. Ce sont encore les chefs du Sandougou. Quand,
comment et à la suite de quels événements se convertirent-ils à
l’Islamisme, nous ne saurions le dire. Tout ce que nous pourrions
affirmer, c’est que, dans le Sandougou, tous les Malinkés, à
quelque famille qu’ils appartiennent, sont musulmans et musulmans
fanatiques. Aussi la plus grande partie de la population prit-elle
fait et cause pour le marabout Mahmadou-Lamine.

Le Malinké du Sandougou est loin de présenter le type du parfait
abruti que possède à un si haut degré le Malinké non musulman
du Ouli et du Kalonkadougou, par exemple. Il est intelligent, a
l’esprit fort éveillé et ses traits présentent une finesse que
n’ont pas ceux des autres Malinkés. Il est travailleur (autant,
bien entendu, qu’un nègre peut l’être) et propre. Les villages
sont mieux construits, mieux entretenus. Dans chaque village se
trouvent une ou plusieurs mosquées, bien faites, bien disposées
et couvertes en paille. Les abords en sont toujours excessivement
propres, et ce ne sont pas les endroits les moins fréquentés du
village. Les usages, coutumes, etc., sont chez eux les mêmes que
chez les autres peuples musulmans.

2o _Peulhs._ — Les Peulhs sont très nombreux dans le Sandougou. Ils
s’y livrent avec ardeur à la culture et à l’élevage. Ils
sont là aussi sales que partout ailleurs et leurs villages y sont
les mêmes que dans les autres pays. Non loin d’être musulmans,
ce sont, au contraire des ivrognes fieffés ; d’où sont-ils
venus ? Tout porte à croire qu’ils ont suivi les premiers colons
et qu’à ce petit noyau sont venues se joindre d’autres familles
émigrées du Cayor, Fouta-Djallon et surtout du Fouladougou. Le
Peulh est, nous le savons, une race excessivement nomade. Il
vit presque partout dans une espèce de sujétion vis-à-vis des
propriétaires du pays. De ce fait même qu’il est nomade, il est
exposé, dans ses pérégrinations, à être, à chaque instant,
pillé. Aussi cherche-t-il un coin où la terre soit bonne pour y
fixer sa tente, et quand il l’a trouvé, il s’y installe avec
sa famille et avec l’autorisation du chef du pays dont il est,
pour ainsi dire, l’humble serf. Je ne saurais mieux comparer
l’état de sujétion dans lequel vit le Peulh vis-à-vis de son
protecteur. Celui-ci parfois le rançonne et le pressure à outrance,
ce qui entraîne souvent de grandes émigrations. D’autres,
plus intelligents, le laissent en paix dans ses lougans, comprenant
qu’il est une véritable source de richesse et de bien-être pour
son pays. Malgré tout cela, le Peulh jouit de sa liberté entière
et dans le Sandougou plus que partout ailleurs. Il ne contribue pas
peu à augmenter la richesse du pays. C’est ce qu’ont compris
les maîtres du Sandougou.

3o _Sarracolés._ — Nous trouvons encore dans le Sandougou
quelques Sarracolés. Ils y ont formé trois villages auprès
de villages Malinkés sous la tutelle desquels ils semblent se
trouver. Ces Sarracolés sont venus les uns du Guidioumé, lors de la
conquête du Kaarta par El-Hadj Oumar, les autres du pays de Ghabou
(aujourd’hui Fouladougou), lors de la conquête de ce pays par le
père de Moussa-Molo, Alpha-Molo et par Moussa-Molo lui-même. Ils
sont venus les uns et les autres, chassés par les conquérants,
se réfugier là. Ils y vivent en paix en cultivant leurs lougans
et faisant un peu de commerce, fort respectueux de l’autorité de
ceux qui leur ont donné l’hospitalité et qui les ont protégés.

4o _Ouolofs._ — Quelques centaines de Ouolofs émigrés du Bondou
sont également venu se fixer dans le Sandougou pour fuir les
exactions des Almamys et surtout des membres de leur famille. Ils
ont formé deux villages où ils vivent fort heureux, disent-ils,
et où personne ne les tracasse et ne les empêche de cultiver
leurs champs et d’élever leurs troupeaux. Ils reconnaissent
l’autorité des maîtres du pays et ceux-ci ont le bon esprit de
ne pas les pressurer. Ils sont, en résumé, absolument libres sur
le sol du Sandougou.

5o _Toucouleurs._ — Ils forment, après les Peulhs, dans le
Sandougou, la colonie la plus nombreuse et ont réussi à se rendre
indispensables et indépendants. Ils forment un petit État. Ce
sont des Torodos venus du Fouta-Toro. Ils sont grands cultivateurs
de mil, arachides, etc., et leur situation toute particulière
à l’embouchure du Sandougou, dans la partie la plus fertile du
pays, leur permet d’avoir des cultures fort étendues et d’en
retirer, chaque année, un profit certain en vendant leurs produits
à Mac-Carthy qui est peu éloigné.


_Situation et organisation politiques._ — Il faut remonter à
quelques années afin de bien comprendre quelle est la situation
politique actuelle du Sandougou. Le Sandougou, tel que nous venons
de le décrire et dans les limites naturelles que nous lui avons
données a, de tout temps, appartenu à la famille des Malinkés
musulmans des Dioulas à laquelle appartient encore aujourd’hui
le chef de ce pays, Guimmé-Mahmady.

Il y a environ vingt ou vingt-cinq ans, le pouvoir était entre
les mains du frère du chef actuel. De son vivant, quelques
Toucouleurs Torodos, établis dans le Niani à Koussalan, vinrent,
sous la conduite de leur chef Maka-Cissé, demander au chef du
Sandougou l’autorisation de s’établir à Niankoui, non loin de
l’embouchure du Sandougou. Non seulement l’autorisation leur fut
accordée, mais encore on leur donna le terrain en nu-propriété. Les
Toucouleurs s’établirent là, y construisirent le village de
Niankoui qu’ils appelèrent Dinguiray et s’y retranchèrent
fortement derrière un solide sagné qui leur permit de repousser
les attaques incessantes de leurs voisins, les Malinkés musulmans
de County (Niani). Mais là, comme partout ailleurs, du reste, les
Toucouleurs firent la tache d’huile et continuèrent à agrandir
leur territoire. Des Torodos vinrent du Fouta se ranger auprès
de Maka-Cissé. D’où nouvelles demandes de terrains au chef du
Sandougou qui accordait toujours, heureux de voir se peupler son
pays et ne comprenant pas qu’un jour viendrait où les Toucouleurs
seraient plus maîtres que lui. C’est ainsi que se fondèrent
une demi douzaine de villages Torodos qui reconnurent Maka-Cissé
pour chef.

Vers la même époque, un autre Toucouleur, Ousman-Celli, émigré
lui-même du Fouta-Toro, vint s’établir avec sa famille et quelques
amis non loin du Sandougou, à Oualia. Il y fonda un gros village
et à quelques centaines de mètres du marigot établit son frère
à Saré-Demboubé.

Je passe sous silence les faits antérieurs qui intéressent
Maka-Cissé et Ousman-Celli et la vie toute d’aventures qu’ils
menèrent jusqu’au jour où ils vinrent se fixer définitivement
dans le Sandougou, avec l’assentiment du chef de ce pays, qui leur
prodigua tous les terrains dont ils pouvaient avoir besoin.

Tant qu’il vécut, tout alla bien et les deux fractions
s’entendirent à merveille, les Toucouleurs reconnaissant
son autorité ; mais, à sa mort, le pouvoir devait échoir à
son frère Guimmé-Mahmady, encore enfant. Profitant de cela, un
ancien captif de la famille régnante, Mody-Fatouma, prit en main
l’autorité, et, sans la guerre contre le marabout Mahmadou-Lamine,
il règnerait peut-être encore dans le Sandougou. Je n’ai pas
besoin de dire que dans tout le désordre qui accompagna cette
transmission des pouvoirs, les Toucouleurs surent tirer parti de
la situation et firent reconnaître leur indépendance absolue
vis-à-vis du Sandougou. Mais la guerre contre Mahmadou-Lamine
venait d’éclater, et, bien entendu, Mody-Fatouma, en sa qualité
de musulman, alla se ranger sous la bannière du faux prophète avec
tous ses guerriers. Les Toucouleurs, plus rusés et sentant quelle
serait l’issue de la lutte, vinrent, sous la conduite de leurs
chefs Maka-Cissé et Ousman-Celli, grossir la troupe des auxiliaires
de la colonne qui opéra contre Toubacouta. Ce village pris, le
marabout mort, le capitaine Fortin, pour remettre les choses en
état dans le Sandougou, lança notre allié, Moussa-Molo et ses
Peulhs, contre Mody-Fatouma, qui, fait prisonnier, eut la tête
tranchée. Guimmé-Mahmady, le véritable chef du Sandougou, fut
rétabli dans son autorité. L’indépendance des Toucouleurs fut
de nouveau reconnue et, en 1889, le capitaine Briquelot fut chargé
d’établir les limites des deux pays.

Il existe donc, à proprement parler, dans le Sandougou, deux
parties, l’une, la véritable, celle de Guimmé-Mahmady, que
nous désignerons sous le nom de _Sandougou oriental_, et l’autre
commandée par Maka-Cissé, et que nous désignerons sous le nom de
_Sandougou occidental_.

Dans toutes ces affaires, Ousman-Celli, ne voulant pas voir
l’autorité Toucouleure divisée, se rangea sous les ordres de
Maka-Cissé ; mais celui-ci conserva à son village toutes ses
prérogatives et libertés.

Le Sandougou oriental (Guimmé-Mahmady) est bien plus vaste que
son voisin. Sa population peut être estimée à environ 6 à 8.000
habitants, Malinkés, Peulhs, Sarracolés, Toucouleurs, dont voici
les villages :

                 1o _Villages Malinkés musulmans._

  Dalésilamé.      Tiangali.                      Couraho.

  Toubacouta.      Diakaba.                       Paqueba.

  Kouongo.         Missira (résidence du chef).   Medina.

  Koundansou.      Diabougou.                     Sandougoumana.

  Boulembou.       Tabadian.

                       2o _Villages Peulhs._

  Pilengui.        Saré-Demba-Laba.               Saré-Fodigué.

  Saré-Dadé.       Diamkoulori.                   Saré-Bourandio.

  Souma-Counda.    Sara-Ouri.                     Sidigui-Counda.

  Ouali-Dembera.   Ahmadyciré.                    Saré-Koli-Demou.

  Tiangali-Foulbé.

                    3o _Villages Toucouleurs._

  Alphagaia.       Dialloubé.

  4o _Villages Sarracolés._

  Dalésilamé.      Diabougou.                     Boulembou.

Le Sandougou occidental (Maka-Cissé) est bien moins important que le
précédent. Il ne compte guère plus de 4 à 5.000 habitants. Autour
des villages Toucouleurs se sont élevés quelques villages Ouolofs
et Peulhs. Du reste, les Toucouleurs font tout ce qu’ils peuvent
pour attirer chez eux les émigrants, et nul doute que ce petit pays
ne soit appelé à un avenir certain. Voici la liste de ses villages :

                    1o _Villages Toucouleurs._

  Naoudé.          Oualia.             Alimakaia.

  Saré-Demboubé.   Kamana-Counda.      Dinguiray ou Niankoui
                                       (résidence du chef).

                      2o _Villages Ouolofs._

  Tabandi.         Baia.

                       3o _Villages Peulhs._

  M’Barani.        Saré-Demba-Ouali.   Saré-Guéda.   Saré-Dialo.

D’après ce que nous venons de dire, on comprend que la situation ne
soit pas des plus amicales entre les deux chefs du Sandougou. Sans
doute, Guimmé-Mahmady ne peut faire autrement qu’accepter ou
plutôt supporter une situation qu’ont créée ses prédécesseurs
et que des traités ont sanctionnée. Mais il n’en existe pas
moins une sourde hostilité entre les deux pays, et on en serait
déjà venu aux mains si nous n’étions pas là. Guimmé-Mahmady
voit bien où tendent les Toucouleurs, à s’agrandir sans cesse à
ses dépens. Il n’est que temps qu’une solution intervienne et
que des limites certaines soient assurées aux deux États, afin que
chacun reste chez soi et pour éviter ainsi tout conflit. Un grand
pas a déjà été fait dans ce sens, grâce à l’énergie de M. le
capitaine Roux, commandant du cercle de Bakel, et à la connaissance
approfondie qu’il a des affaires de ce pays. Mais il y a encore
beaucoup à faire pour arriver à y étouffer tous les germes de
discorde qui sont le plus grand obstacle à son développement.

Comme dans tous les pays noirs, le sol, dans le Sandougou, appartient
aux maîtres du pays. Les habitants ne sont, pour ainsi dire,
que des usufruitiers. Il n’existe aucun impôt et l’autorité
du chef du pays vis-à-vis des autres chefs de villages est bien
peu de chose. Elle se borne uniquement à un rôle de juge et à
commander les guerriers pendant la guerre. J’ai cru cependant
remarquer que Guimmé-Mahmady, de même que Maka-Cissé, du reste,
étaient plus obéis que les autres chefs de pays que nous avions
vus jusqu’à ce jour. Tous les deux ont le bon esprit de ne pas
imiter leurs voisins du Ouli et de ne pas pressurer les populations
qui viennent leur demander l’hospitalité. Peulhs, Toucouleurs,
Malinkés musulmans, Sarracolés, Ouolofs jouissent partout des mêmes
libertés et tous se trouvent fort heureux de leur sort. Il se fait,
du reste, du Bondou, du Fouta-Toro, du Saloum et du Fouladougou un
véritable courant d’émigration qui permet de rendre ce pays encore
plus prospère dans un avenir plus ou moins éloigné : chaque année,
les cultures y augmentent d’une façon notable et nous ne doutons
pas que s’il s’y établissait une ou plusieurs factoreries,
le commerce, déjà assez important, ne ferait que croître et se
développer dans une notable proportions.


_Rapports avec les autorités Françaises._ — _Conclusions._ — Le
Sandougou tout entier est placé sous le protectorat de la France,
depuis 1887, après les événements de Toubacouta et la mort du
marabout Mahmadou-Lamine. Depuis cette époque, nous n’avons eu
qu’à nous louer des rapports que nous avons eu tant avec l’un
qu’avec l’autre des deux chefs, et les clauses du traité ont
toujours été scrupuleusement exécutées. L’ordre n’a pas cessé
de régner dans le pays, et le commerce a pu s’y faire librement
et en toute sécurité. Au point de vue politique, administratif et
judiciaire, le Sandougou relevait autrefois du commandant du cercle de
Bakel et du commandant supérieur du Soudan Français. Actuellement,
d’après les dernières dispositions prises par le gouvernement,
il a été rattaché à la colonie du Sénégal et relève de son
gouverneur.

En résumé, le Sandougou est un pays riche, du moins dans sa partie
Sud, et qui tend à se développer. Nous ne saurions trop faire pour
le favoriser. Aussi notre premier soin doit-il être de faire cesser
au plus tôt les discussions qui existent entre Guimmé-Mahmady
et Maka-Cissé. Malheureusement, le pays était trop éloigné de
notre centre d’action pour que notre protectorat s’y fît sentir
d’une façon efficace et profitable. Monsieur le gouverneur du
Sénégal a remédié à cet état de choses en établissant dans
ces régions un administrateur colonial dont la présence suffira
pour y ramener la bonne entente et qui pourra régler sur les lieux
les questions qui divisent les deux chefs. Quand ce résultat aura
été obtenu, nous devrons faire tous nos efforts pour y créer un
véritable courant commercial à notre profit et, pour y arriver,
il suffira de protéger le plus possible le commerce déjà existant
et d’en favoriser le développement.

                               * * * * *




                              CHAPITRE VI

Départ de Oualia. — Passage du Sandougou. —
Cissé-Counda-Teguenda. — Countiao. — Cissé-Counda. — Arrivée
à Koussalan. — Grande fatigue éprouvée pendant la route. —
Description de la route du Sandougou à Koussalan. — Koussalan, sa
population, son chef. — Beaux lougans. — Le mil. — Le maïs. —
Le tamarinier. — Départ de Koussalan. — Carantaba. — Beaux
jardins d’oignons. — Calen-Foulbé. — Calen-Ouolof. —
Description de la route de Koussalan à Calen-Ouolof. — Le
Laré ou Saba, liane à caoutchouc. — Je reçois une lettre de
M. l’Agent de la Compagnie française à Mac-Carthy. — Nuit
sans sommeil. — Les moustiques. — Départ de Calen-Ouolof. —
Rosée abondante. — Yola. — Couiaou. — Lamine-Sandi-Counda. —
Medina-Canti-Countou. — Arrivée à Lamine-Coto. — J’y trouve
M. Joannon, agent de la Compagnie française à Mac-Carthy. —
Réception amicale. — Arrivée à Mac-Carthy. — Description de la
route de Calen-Ouolof à Mac-Carthy. — Le riz et les rizières. —
Le rônier. — Installation et séjour à Mac-Carthy. — Réception
sympathique. — Arrivée de MM. Frey et Trouint, agents de la
Compagnie. — Nombreux achats en prévision de mon voyage au
Kantora, à Damentan et aux pays des Coniaguiés. — Nous sommes
tous malades. — Départ retardé.


Malgré une nuit sans sommeil et une grande faiblesse, je pus
quitter Oualia le 3 novembre à six heures du matin. Ousman-Celli
avait tenu à m’accompagner et à assister en personne avec
quelques-uns de ses hommes au passage du Sandougou, afin que tout
se passât régulièrement ; à six heures trente nous traversons
le petit village de Saré-Demboubé, qui dépend de Oualia, et, à
six heures cinquante, nous sommes sur les bords du Sandougou. Le
passage commence immédiatement. A l’aide des pirogues tout se
fait rapidement et sans accident. Seul, le cheval de Sandia nous
donna quelque ennui, car ne voulant pas entrer dans l’eau qui est
très profonde, il fallut l’y précipiter. Tenu alors par la bride,
par son palefrenier assis dans la pirogue, il nagea vigoureusement et
atteignit sans encombre l’autre rive. Je passai le dernier quand
tout eût été terminé et que j’eus bien constaté que rien ne
manquait. Pendant toute la durée de l’opération je fus obligé
de rester assis sur la berge tant était grande la lassitude que
j’éprouvais. Ousman-Celli ne me quitta pas un instant et insista
même encore pour que je restasse chez lui plus longtemps afin de me
reposer et me rétablir complètement. Malgré le désir que j’en
avais, je refusai et le remerciai de sa bonne hospitalité. Enfin,
à 7 h. 45, je pus me remettre en route, bien que j’eusse encore
des nausées et de fréquents vertiges.

Nous n’avions pas quitté la rive droite depuis dix minutes que nous
traversions le petit village de _Cissé-Counda-Teguenda_. Il peut
avoir environ cent cinquante habitants, tous Malinkés Musulmans,
et il est entouré de beaux lougans de mil. Au moment où nous
les avons traversés les travailleurs étaient occupés à en
courber les tiges en deux, sans doute pour lui permettre de mieux
mûrir. Elles sont si élevées, qu’ils sont obligés, pour en
attirer à eux l’extrémité, de se servir d’un long bambou
terminé par un crochet.

Deux kilomètres après avoir quitté Cissé-Counda-Teguenda, nous
traversons le marigot de Countiao M’Bolo, transformé à cette
époque de l’année en véritable rivière. Nous rencontrons à ce
moment le fils du chef de Koussalan, que son père envoie à notre
avance pour nous souhaiter la bienvenue. Je lui serre la main et
le remercie de sa prévenance. Je fus d’autant plus satisfait
de cette démarche qu’on m’avait dit à Oualia que je serais
mal reçu à Koussalan. Le fait d’être venu au-devant de moi me
prouva le contraire et je poursuivis la route complètement rassuré
sur l’accueil qui m’attendait.

Dix minutes après avoir traversé le marigot de Countiao nous
arrivons au village qui lui a donné son nom.


_Countiao._ — C’est un village de Malinkés musulmans dont la
population peut s’élever à quatre cents habitants environ. Il
tombe littéralement en ruines et on y voit encore les derniers
vestiges d’un tata en pisé qui devait être assez sérieux. Bien
que je ne fus à cheval que depuis trente-cinq minutes au plus, je
suis forcé de mettre pied à terre. Je suis littéralement à bout de
forces, à peine me suis-je installé sous un superbe _N’taba_ pour
y prendre un peu de repos que je suis pris de violents vomissements. A
plusieurs reprises j’expectore une notable quantité de bile et,
soulagé, je puis me remettre en route sans avoir pu goûter au lait
que le chef du village était venu m’offrir pour me désaltérer.

Deux kilomètres plus loin nous laissons sur notre droite le gros
village Malinké musulman de _Cissé-Counda_. Il s’élève au fond
d’une petite vallée absolument couverte de lougans d’arachides
et m’a paru bien construit, bien que le tata qui l’entoure
tombe en ruines. Ce tata, à en juger par les pans de mur qui sont
encore debout, devait avoir au minimum une hauteur de quatre mètres
et une largeur de deux mètres à la base et un mètre vingt-cinq
centimètres au sommet. D’après les renseignements qui m’ont
été donnés, c’était un des plus importants de la région.

Enfin, à neuf heures trente-cinq minutes, exténué et mourant de
soif, j’aperçois avec plaisir les toits pointus de Koussalan, but
de l’étape, où nous mettons pied à terre peu après. Il était
temps, je ne tenais plus à cheval. J’avais mis trois heures et
demie pour faire les 12 kilom. qui séparent Oualia de ce dernier
village. Je n’avais pu marcher avec l’allure qui m’était
habituelle, obligé de me reposer fréquemment.

A peine installé dans la case qui avait été préparée à mon
intention, je me fis faire aussitôt par Samba, mon cuisinier, une
légère tisane de feuilles de Kinkélibah. J’en bus en quelques
heures plusieurs verres, et dans l’après-midi, à quatre heure, une
abondante débâcle bilieuse étant survenue, la fièvre qui durait
depuis vingt-quatre heures tomba brusquement. Je fus immédiatement
soulagé et pus travailler un peu et manger le soir avec assez
d’appétit quelques œufs à la coque et un peu de cette crème
que Samba savait si bien confectionner.

De Oualia à Koussalan la route est bornée à droite et à
gauche par une suite ininterrompue de lougans et de rizières qui
s’étendent à perte de vue. C’est surtout aux environs de
Countiao, Cissé-Counda et même Koussalan que se trouvent les
rizières. Car ces villages sont entourés de vastes marais à
fonds argileux. Le terrain présente ailleurs la même constitution
que le reste du pays, latérite, terrain ferrugineux et argiles
compactes. La flore ne change pas. Les arbres sont plus volumineux,
voilà tout. Beaucoup de N’tabas.


_Koussalan._ — Koussalan est un village d’environ
1,200 habitants. Sa population est uniquement composée de
Toucouleurs-Torodos émigrés du Fouta. Il est mal entretenu
et on y voit encore les ruines d’un tata qui devait être
assez respectable. Aujourd’hui, c’est un village absolument
ouvert. Seules les cases du chef sont entourées d’un mauvais
sagné, fortification faite avec des billes de bois jointives
d’environ deux mètres cinquante centimètres de hauteur. Il est
construit mi-partie à la mode Malinkée (cases en terre et toit
en paille) et mi-partie à la mode Toucouleure (cases entièrement
en paille).

Son chef porte le titre d’_Alcati_. — L’Alcati, dans les
pays Toucouleurs et Sérères, est à proprement parler plutôt
un chef militaire qu’un chef de village. On donne toutefois
assez généralement ce titre aux chefs de village qui ont quelque
renommée guerrière et on ajoute ce qualificatif à leur nom. Ainsi
on dira Demba-Alcati, Samba-Alcati, etc., etc. Souvent aussi on se
contente pour le désigner d’ajouter au nom de son village le mot
Alcati. On dira de même Koussalan-Alcati, Fatick-Alcati, etc.,
etc. L’Alcati actuel de Koussalan est un vieillard d’environ
une soixantaine d’années, encore vert, actif et vigoureux. Il me
reçut fort bien et ne laissa manquer de rien ma caravane pendant la
journée que nous avons été ses hôtes. Par contre, la population,
à part quelques notables, est assez indifférente. Elle s’adonne
surtout à la culture et à l’élevage et chaque famille possède
de nombreuses têtes de bétail et des greniers bien remplis de mil,
maïs, riz, arachides, etc.

Koussalan soutint, dans le courant de l’année 1879, un siège
fameux contre l’armée alliée de Boubakar-Saada, almamy du
Bondou, Alpha-Ibrahima, chef de Labé (Fouta Djallon) et Moussa-Molo,
fils du roi du Fouladougou, Alpha-Molo. Koussalan, quelques années
auparavant, avait reçu bon nombre de captifs évadés de Naoudé,
village du Ferlo-Bondou, appartenant à Boubakar-Saada. Malgré
les demandes réitérées de ce dernier il avait toujours refusé
de les rendre. Aussi, fatigué de réclamer sans cesse sans obtenir
satisfaction, l’almamy du Bondou se décida-t-il à aller attaquer
Koussalan pour rentrer dans son bien.

Dans le courant de mars 1879, l’armée alliée traversa la Gambie
et les deux rois vinrent camper entre Sini et Makadian-Counda
(Ouli). Alpha-Molo, malade, était rentré dans sa capitale, et
son fils, Moussa-Molo, avait pris le commandement des guerriers de
Fouladougou. Du Ouli, Alpha-Ibrahima et Boubakar envoyèrent des
émissaires dans le Niani, à Koussalan, pour exhorter les habitants
de ce village à revenir à de meilleurs sentiments et à laisser les
captifs de Naoudé rentrer dans leur village. Mais, les Toucouleurs
se fiant à la solidité de leurs sagnés et de leurs tatas, s’y
refusèrent net et battirent le tam-tam de guerre. Ils réunirent
dans leurs murs un grand nombre de guerriers de la région Ouest de
Koussalan et attendirent patiemment. Les villages de la région Est
avaient fait partir les femmes, les enfants et les vieillards. Seuls,
les guerriers valides étaient restés pour pouvoir, en cas
d’attaque, défendre leurs cases. Vers la fin de mai, Boubakar
et ses alliés quittèrent le Ouli et se mirent en marche contre
Koussalan. Arrivés dans le Sandougou, les alliés envoyèrent de
nouveau des émissaires aux Toucouleurs pour leur réclamer encore
ceux qu’ils détenaient injustement. Non seulement on ne les laissa
pas parler mais encore deux d’entre eux furent mis à mort. A cette
nouvelle, les alliés n’hésitèrent plus et marchèrent contre
le village ennemi. Mais, dès leur arrivée devant la place, quand
ils virent les formidables sagnés dont elle était entourée et les
nombreux guerriers qui garnissaient ses murs, ils reconnurent qu’il
leur serait difficile de l’emporter de vive force. Ils résolurent
alors d’en faire le siège en règle et, pour cela, l’armée du
Bondou prit position à l’Est, celle du Fouta-Djallon au Nord et
celle du Fouladougou au Nord-Est. De forts sagnés furent construits
à environ une portée de fusil de ceux du village afin d’abriter
les hommes et, du matin au soir, ce ne fut plus, chaque jour, qu’un
échange continuel de coups de fusil. Cependant les assiégeants
parvinrent à franchir le fossé qui entoure le village et à faire
évacuer les postes qui se trouvaient entre le fossé extérieur
et le sagné. Ils réussirent même à ouvrir quelques portes du
sagné en coupant les lianes qui les retenaient. Mais, malgré ces
quelques succès, l’armée alliée se décimait sans obtenir de
grands résultats, et elle se disposait à donner un assaut décisif
lorsque tout à coup on entendit de grands cris du côté du campement
du Fouladougou. C’était du secours qu’arrivait à l’ennemi,
par la route de Carantaba. Ce fut une panique indescriptible dans
les rangs de l’armée alliée. Tous ses guerriers s’enfuirent à
la hâte. La déroute fut générale. Alpha-Ibrahima et Boubakar,
abandonnés par leurs hommes, n’eurent que le temps de monter à
cheval et de s’enfuir. Ils faillirent même être cernés par des
cavaliers ennemis, dont quelques-uns arrivèrent jusqu’à eux,
et ils eussent été faits prisonniers si Ousman-Gassy et Modi-Yaya
ne s’étaient pas vivement portés à leur secours et n’avaient
pas dispersé les assaillants. Toute la soirée, ils couvrirent la
retraite des deux rois, et tous purent repasser le Sandougou, au gué
de Paqueba. Ils rentrèrent alors à Sini, où ils se reposèrent
deux jours, pour rallier leurs hommes, dispersés de tous côtés et
que les guerriers du Niani et du Sandougou poursuivirent jusque dans
le Kalonkadougou et sur les bords de la Gambie. Trois cents hommes
environ furent tués, neuf cents faits prisonniers et cinq ou six
cents avaient disparu. Trois jours après, Boubakar se sépara de
ses alliés et reprit le chemin du Bondou. Alpha-Ibrahima rentra à
Labé, après avoir traversé la Gambie à Passamassi, et Moussa-Molo
regagna le Fouladougou par Oualiba-Counda. Boubakar-Saada ne revint
plus attaquer Koussalan.

Dans la guerre contre le marabout Mahmadou-Lamine, Koussalan prit
parti pour nous et ses guerriers combattirent à nos côtés à
Toubacouta. Aujourd’hui que la paix de ces contrées n’est plus
troublée, les Toucouleurs se livrent en toute sécurité à la
culture de leurs lougans. Ils en ont grand soin et, chaque année,
récoltent en abondance mil, maïs, arachides, etc., etc.


_Le Mil._ — Le mil (_Sorghum vulgare_) forme au Sénégal,
au Soudan, en un mot dans la plupart des régions de l’Afrique
tropicale, la base de l’alimentation des indigènes et de leurs
bestiaux. C’est une graminée de haute stature dont la tige
atteint parfois en certaines régions trois et quatre mètres de
hauteur. Il croît, de préférence, dans les climats chauds, où les
deux saisons, sèche et pluvieuse, sont parfaitement tranchées. Il
demande un sol assez fertile et riche surtout en nitrate de potasse.

Son grain est petit, rond. Il est enveloppé de deux écailles
coriaces, résistantes, difficiles à séparer, de couleur tantôt
noirâtre, tantôt rouge foncé.

On le sème au commencement de la saison des pluies, vers la fin mai
ou dans les premiers jours de juin, et la récolte se fait pendant
la saison sèche, aux mois de novembre et décembre.

Les terrains destinés à sa culture demandent peu de
préparation. Les indigènes se contentent d’enlever les mauvaises
herbes et de les brûler sur place. Ils en répandent les cendres
sur les terrains destinés à être ensemencés et placent environ 8
à 10 graines par trou. Ces trous, profonds de 8 à 10 centimètres
au plus, sont distants les uns des autres de trente à quarante
centimètres. La graine enfouie est ensuite légèrement recouverte
de terre. Dans certaines régions, comme à Damentan, au Niocolo,
etc., etc., les cultivateurs ne s’en tiennent pas à ces procédés
primitifs et forment de véritables sillons sans doute dans un but
d’irrigation afin de permettre à l’eau des pluies de séjourner
plus longtemps aux pieds de la plante. J’ai remarqué, en effet,
que ce mode de culture était surtout employé dans les régions
sèches, pauvres en marigots, et dans lesquelles on ne peut compter
que sur l’eau du ciel pour fertiliser le sol.

Le rendement donné par le mil est considérable. Il est d’environ
une tonne et demie par hectare et sa valeur vénale est de dix
francs à peu près les cent kilos. Dans la Haute-Gambie tout le
mil récolté est consommé sur place.

Il y existe certaines régions, comme le Sandougou et le Niani,
dans lesquels on en fait deux récoltes par an, la première dans
les terrains élevés et la seconde sur les berges du fleuve et
des marigots, lorsque l’inondation a cessé et que les eaux
sont rentrées dans leur lit. Le sorgho croît alors, grâce à
l’humidité que le sol a conservée. Mais, en tous cas, cette
seconde récolte est bien moins fructueuse que la première.

En général, le mil n’a qu’une panicule ; mais il n’est pas
rare de voir des tiges en porter trois ou quatre. Cela se produit
surtout dans les années très pluvieuses. Mais alors ces pousses
secondaires sont petites et produisent peu.

Les feuilles sont longues et assez larges. Vertes, elles forment un
aliment précieux pour les animaux, et sèches elles sont surtout
recherchées par les chèvres et les moutons. Les bœufs, animaux
délicats, n’en mangent que fort peu, dans ce second cas. Il en
est de même pour les chevaux.

Le diamètre d’une tige de mil, pris à partie moyenne, varie
entre deux et trois centimètres et demi.

On distingue deux sortes de sorghos ou mils : le _gros_ et le
_petit_. Elles se subdivisent à leur tour en un nombre infini de
variétés portant chacune un nom indigène particulier et qui se
distinguent les unes à la forme et les autres à la couleur de
leurs grains.

Les variétés de gros mil les plus communes dans la Haute-Gambie
sont : le _gadiaba_, le _guessékélé_, le _baciba_, le
_hamariboubou_, le _madio_.

Le _gadiaba_ demande des terrains argileux comme, du reste, toutes
les variétés de gros mil. Sa tige est très élevée. Les axes de
ses panicules sont très longs et très nombreux. Ils portent à
leur extrémité libre une graine de la grosseur d’un pois dont
l’enveloppe est noirâtre.

Le _guessékélé_ est cultivé un peu partout. Il ressemble beaucoup
comme port au gadiaba ; mais il en diffère par ses panicules dont les
axes sont peu fournis et beaucoup plus longs. Sa graine dépourvue
de son enveloppe, moins noire que celle du précédent, est d’un
beau blanc nacré. C’est le mil nacré très recherché pour les
animaux. Il est tendre et se broie facilement.

Le _baciba_ a le même aspect que les précédents, mais ses feuilles
sont plus courtes et plus larges. Ses panicules sont relativement
courtes et leurs axes moins longs que ceux des variétés dont nous
venons de parler. La couleur de ses grains est rouge, ainsi, du reste,
que les détritus que donnent la préparation de sa farine. Il est
surtout employé par les indigènes pour la préparation de leur
couscouss. Son grain très dur est difficilement broyé par les
animaux. Aussi doit-on éviter de l’employer pour leur alimentation
à l’exclusion des autres ; car il peut parfois déterminer de
graves occlusions intestinales. Il importe de ne pas le confondre
avec le mil rouge de Sierra-Leone, qui est une autre variété tout
aussi mauvaise pour les chevaux.

Le _hamariboubou_ diffère des précédents par sa panicule dont
les axes sont excessivement courts, ce qui la fait ressembler à un
véritable pain de sucre. La taille de la plante ne dépasse jamais
1m50 à deux mètres, et ses grains sont enveloppés par une pellicule
de couleur roussâtre caractéristique. Le rendement de ce mil est
considérable. C’est la plus productive de toutes les variétés.

Le _madio_, c’est la seule espèce de gros mil dont la panicule
porte des axes si rapprochés et si courts qu’on pourrait la
confondre avec un véritable épi. Il ressemble comme forme au
millet que nous donnons en France aux oiseaux. Arrivé à maturité,
les panicules ont une couleur brunâtre caractéristique. Leur
longueur est d’environ trente à trente-cinq centimètres. Il
n’en vient généralement qu’une seule à l’extrémité de
la tige dont la hauteur ne dépasse pas deux mètres. Les feuilles
sont longues et très étroites en forme de fer de lance. Une des
enveloppes de la graine se termine à son extrémité libre par un
filament de plusieurs centimètres, 5 ou 6, de longueur, qui tombe
à la maturité. La graine, dépourvue de ses enveloppes, qui sont
moitié blanches et noires, a une belle couleur d’un blanc mat. On
le récolte un des premiers.

Les variétés de petit mil les plus communes dans la Haute-Gambie
sont : le _Souna_, le _Sanio_, le _N’guéné_.

Le _Souna_ est, de toutes les variétés de mil, celle qui arrive le
plus rapidement à maturité. Semé en juillet, on peut le récolter
en septembre et en octobre. Sa tige est de petite taille. Ses
feuilles, très étroites et très longues, sont peu nombreuses,
huit ou dix au maximum par pied. Sa panicule est relativement
longue, trente à trente-cinq centimètres environ, et ses axes
sont si courts que son diamètre à la partie moyenne ne dépasse
pas un centimètre et demi. Contrairement au madio, l’enveloppe
de sa graine ne se termine pas en filament. La graine, très petite,
égale en grosseur la moitié de celle du gros mil. Elle est d’un
blanc mat et est très difficile à décortiquer. Sa farine donne
à la cuisson un couscouss fort apprécié.

Le _Sanio_. — Il ressemble beaucoup à ce dernier. Par exemple, il
ne mûrit que longtemps après lui, vers le milieu de novembre. Quand
il est mûr, ses panicules diffèrent de celles du Souna par leur
couleur vert glauque qui permet de ne pas les confondre. L’enveloppe
de ses graines est aussi légèrement verte. Il est de petite taille
et ses feuilles, au lieu de retomber comme celles des autres mils,
sont presque droites, fortement engaînantes à la base et presque
appliquées contre la tige.

Le _N’guéné_ pourrait presque être considéré comme une
variété intermédiaire entre le gros mil et le petit mil. Il a
l’aspect du sanio, mais ses graines sont plus volumineuses sans
égaler toutefois la grosseur de celles du gros mil. Il arrive à
maturité complète de fin octobre à fin novembre. Quand il est mûr,
ses graines se détachent facilement. Aussi le cueille-t-on avant
qu’il soit arrivé à complète maturité et le fait-on sécher
en tas de forme cubique dressés sur des piquets qui soutiennent
des nattes et qui sont fixés sur une aire bien battue et enduite
au préalable de bouse de vache délayée dans une petite quantité
d’eau.

Mentionnons encore une variété intermédiaire entre le gros et le
petit mil. C’est le _Tiokandé_. Cette variété est très sucrée
et peu cultivée. Elle est peu appréciée pour le couscouss. Mais
je crois qu’il serait bon d’en favoriser le développement et
la propagation ; car elle pourrait être utilisée avec profit
pour la fabrication d’un alcool qui a été reconnu être de
bonne nature. C’est avec de la farine de Tiokandé que, dans les
pays mandingues, on confectionne, le dernier jour de l’année,
pour la fête des captifs (_Dionsali_), les friandises, boulettes
et galettes que l’on a l’habitude, en cette circonstance, de
distribuer aux enfants du village.

Il existe enfin une dernière espèce de mil assez commune dans
le Niani, le Nord du Ouli et du Sandougou, le Tenda et le pays
de Gamon, c’est le _Bakat_, ou mil des oiseaux, qui croît à
l’état sauvage et ressemble au millet de France. Les indigènes
n’en font guère usage que lorsque, pour une cause quelconque,
le mil cultivé vient à manquer.

Toutes ces variétés de mil servent à la nourriture des
indigènes. Sauf le mil rouge, toutes pourraient être également
employées dans l’alimentation des animaux. Mais nous croyons
préférable de n’avoir recours qu’au gros mil. Il se broie,
en effet, aisément et se digère bien. Il n’en est pas de même
du petit mil. Ses grains sont parfois trop petits pour être saisis
sous les arcades dentaires, ils glissent sans être broyés dans
le pharynx et l’animal les avale, en majeure partie, entiers. De
ce fait, ils se digèrent mal, et la bête se nourrit peu. Nous
avons vu des animaux, chez lesquels l’usage exclusif du petit mil
déterminait parfois des diarrhées qui disparaissaient dès qu’on
en supprimait l’emploi. Pour se bien nourrir, un cheval doit,
en temps ordinaire, consommer de quatre à cinq kilos de mil par jour.

La paille des panicules constitue également un excellent aliment
dont les chevaux, bœufs, chèvres, moutons sont exclusivement
friands. Mais elle est loin d’égaler en principes nutritifs la
paille d’arachides.

Les indigènes consomment les grains de mil sous quatre formes
différentes, en entier crus ou bouillis, concassé, c’est le
_Sankalé_, ou transformés en farine.

Rarement ils les mangent crus. Ils n’en font guère usage sous
cette forme que lorsqu’il est vert et pendant les longues routes
quand ils sont pressés par la faim. De même, il est peu fréquent
qu’ils les mangent simplement bouillis avec leur écorce. Ils
préfèrent surtout le sankalé et la farine.

Pour préparer le sankalé, les grains de mil sont placés dans
un mortier spécial que tout le monde connaît. On y ajoute un
peu d’eau simplement pour les mouiller légèrement. Puis, à
l’aide d’un pilon manié de haut en bas, on les écrase et
on les réduit en fragments de la grosseur d’une grosse tête
d’épingle environ. Cette opération terminée, le sankalé est
vanné à l’air libre pour le débarrasser des parcelles de son
écorce qui lui donneraient un goût astringent peu agréable. Il
est ensuite mis à sécher au soleil pendant quelques heures et cuit
ensuite soit à la vapeur d’eau, soit à l’étuvée. On le mange
alors avec de la viande ou du poisson et une sauce relevée dans
laquelle entre souvent une décoction mucilagineuse de feuilles
de baobab destinée à en masquer l’astringence. Le sankalé se
conserve peu de temps, il prend rapidement, au bout de trois jours
à peu près, une odeur rance qui le rend impropre à la consommation.

La farine demande une préparation plus longue et plus délicate. Elle
se prépare de la même façon que le sankalé, et l’appareil dont
on se sert, un mortier et un pilon, est le même. Mais l’opération
doit être continuée jusqu’à ce que les grains soient réduits en
poudre absolument impalpable. Quand ce résultat a été obtenu, le
produit est versé soit dans une calebasse, soit dans des corbeilles
finement tressées. On leur imprime une sorte de mouvement circulaire
qui a pour but de faire venir à la surface les résidus et les
fragments mal pulvérisés. On les enlève à la main ; ces déchets
sont donnés au bétail et à la volaille et souvent consommés par
les indigènes eux-mêmes en temps de disette. La farine ainsi obtenue
est de couleur café au lait clair, douce au toucher, hygrométrique,
avec tendance à se pelotonner. Elle dégage rapidement une forte
odeur d’huile rance. Cuite à l’étuvée ou à la vapeur, elle est
mangée sous forme de bouillie, de galettes ou de boulettes avec de la
viande ou du poisson, et une sauce très relevée. Séchée au soleil,
elle constitue un couscouss précieux pendant les longues marches.

Le mil est relativement assez riche en matières azotées. Malgré
cela, il ne constitue pas un aliment très nourrissant ; aussi les
indigènes en consomment-ils de grandes quantités pour arriver à
satisfaire leur faim.

Les Malinkés et les Bambaras confectionnent avec le mil une sorte de
boisson fermentée, légèrement alcoolique, qu’ils nomment _dolo_
et pour laquelle ils ont un penchant tout particulier. Cette bière
a un petit goût aigrelet qui est loin d’être désagréable,
et l’Européen, appelé à vivre dans ces régions, s’y habitue
rapidement. Prise en petite quantité, elle est rafraîchissante,
mais elle finit par occasionner des gastrites et des dyspepsies
quand on en fait un usage prolongé. Ces affections disparaissent
dès que l’on cesse d’en boire. Mélangé avec du miel, le dolo
forme un hydromel très apprécié des Bambaras du Bélédougou.

Les cendres données par les tiges de mil sont remarquablement
blanches et fines. Elles renferment une notable quantité de nitrate
de potasse.

Des feuilles et des tiges de certaines variétés, le baciba et
le guessékélé, par exemple, les forgerons retirent, je ne sais
trop par quel procédé, une belle couleur rouge vineux, qui leur
sert à teindre les pailles avec lesquelles ils tressent leurs
corbeilles, leurs chapeaux et les paillassons destinés à couvrir
les calebasses. Avec la farine on fait d’excellents barbottages
pour les chevaux. Quand nous aurons dit enfin que les tiges servent
dans la construction des cases et des palissades qui les entourent,
on comprendra aisément que le mil, vu ses usages multiples, soit
regardé, à juste titre, par les indigènes, comme la plante la
plus précieuse.

Le _Maïs_[16]. Il existe dans cette région, comme dans les autres
parties d’ailleurs du Soudan Français deux variétés de cette
graminée : le maïs jaune à grains moyens et le maïs blanc. Elles
sont cultivées en aussi grande quantité toutes les deux : mais les
champs de maïs sont loin d’avoir l’étendue et l’importance
des champs de mil. Le mil est l’aliment indispensable. C’est la
manne quotidienne. Le maïs est, au contraire, un aliment de luxe,
bien moins estimé que le mil et le riz. Il n’en est pas moins
précieux ; car de toutes les céréales c’est celle qui arrive la
première à maturité et qui, vers la fin de la saison des pluies,
permet au noir imprévoyant d’attendre la récolte du mil.

Le maïs demande une terre bien plus riche que le mil. C’est
pourquoi on ne le trouve qu’en quantité relativement peu
considérable et on peut dire que la production de cette céréale
est à celle du mil comme un est à cinquante. Les indigènes le
sèment de préférence dans l’intérieur même des villages et
aux alentours, surtout dans les ruines et partout où le terreau
est assez abondant.

Les semis se font au commencement de la saison pluvieuse, vers la
fin du mois de mai ou au commencement de juin. La récolte a lieu
dans les premiers jours de septembre. Après la récolte, la terre
est de nouveau travaillée et semée en arachides, mais ce fait
est assez rare et je ne l’ai jamais observé que dans certaines
régions du Fouta et sur les bords de la Gambie, dans le Ouli, le
Sandougou et le Niani. Dans les terrains plus élevés et moins bien
arrosés on ne fait qu’une seule récolte. Les semis sont faits
absolument comme ceux du mil. Les graines toutefois sont enfouies
dans la terre à des distances plus grandes que celles auxquelles on
place le mil. Les intervalles sont comblés soit avec des arachides,
soit avec des haricots.

La plante acquiert, surtout si la saison est bonne, ni trop sèche
ni trop pluvieuse, un développement rapide et plus considérable
que dans les pays tempérés. J’ai cru remarquer que les feuilles
sont plus étroites et bien plus longues que celles de nos maïs
européens. Le grain nous a semblé aussi plus petit et plus
coriace. La tige, par contre, est bien plus élevée.

Les indigènes utilisent les jeunes tiges de maïs pour la nourriture
des animaux, bœufs, chevaux, moutons, chèvres. C’est un des
meilleurs fourrages du Soudan : mais il serait mauvais, je crois,
d’en faire la nourriture exclusive des bestiaux. Car il peut
parfois, surtout quand on en fait un usage trop copieux, déterminer
des coliques funestes.

Le grain est également employé pour les animaux et dans
l’alimentation des indigènes.

A peine mûr, et lorsqu’il vient d’être cueilli, il constitue un
excellent aliment d’une très facile digestion. Mais lorsqu’il
a été récolté depuis plusieurs semaines déjà, il durcit très
rapidement et devient excessivement coriace. Aussi les animaux,
les chevaux et les mulets particulièrement le broient-ils très
difficilement et, par ce fait même, le digèrent-ils mal. Le mieux
pour remédier à cet inconvénient est de le concasser avant de le
leur donner. Ainsi préparé, il constitue un aliment précieux et
rapidement assimilable.

Les indigènes le consomment sous plusieurs formes. Quand il est à
peine mûr, ils en font griller légèrement au feu les épis et en
mangent les grains tels quels en les détachant simplement avec les
dents. Nous en avons fait souvent usage sous cette forme et nous
lui avons toujours trouvé un goût fort agréable. C’est dans
les villages un véritable régal pour les petits enfants et, dans
les longs voyages, un élément précieux de ravitaillement par le
fait même que la préparation en est rapide et très facile. Secs,
les grains sont concassés dans le mortier à couscouss à l’aide du
pilon, transformés en sankalé et mangés bouillis avec de la viande
et du poisson et assaisonnés d’une sauce très relevée. Réduits
en farine, ils sont consommés sous forme de bouillie cuite à
la vapeur et préparés comme la farine de mil. Les propriétés
rafraîchissantes de la farine de maïs la font rechercher pour
l’alimentation des malades. Mélangée avec du lait, elle constitue
la nourriture des convalescents et des jeunes enfants. Cette farine ne
se conserve que peu de jours. Elle fermente rapidement et doit être
immédiatement consommée. Il en est de même du maïs en grain quand
il est enfermé dans les greniers avant d’être parfaitement sec.

Les résidus de sa préparation sont donnés en nourriture aux
bestiaux et aux volailles, les tiges servent à confectionner les
_tapades_ (clôtures) des habitations, et les feuilles desséchées
sont mangées avec avidité par les chèvres particulièrement. Elles
seraient utilisées avec profit dans nos postes pour confectionner
des paillasses pour la troupe. Nous nous en sommes très bien trouvé
de nous en être ainsi servi à Koundou, quand nous y remplissions
les fonctions de commandant de Cercle.

Les indigènes, les Bambaras et les Malinkés surtout, fabriquent
encore avec le maïs une sorte de bière (dolo), qui est loin
d’avoir les qualités de celle du mil. Son goût est un peu fade
et sa digestion plus difficile. Aussi ne se sert-on du maïs que
lorsque le mil vient à manquer.

Le rendement du maïs est un peu supérieur à celui du mil. Il est
à peu près de deux tonnes à l’hectare, quand la culture en est
faite dans de bonnes conditions et que la saison lui est favorable. Sa
valeur est environ 10 fr. les 100 kilogrammes.


Le _Tamarinier._ — Dans toute cette contrée, il existe un
végétal précieux, fort employé dans la thérapeutique indigène
et qui rend également aux Européens de grands services. C’est le
tamarinier (_Tamarindus Indica_ L.) de la famille des Légumineuses
Cæsalpinées. C’est un arbre élevé qui atteint parfois de belles
proportions, et qui est facile à reconnaître de loin à ses feuilles
et à ses fruits. Les feuilles en sont paripinnées à folioles
elliptiques, inéquilatérales, obtuses, entières, glabres. Les
fleurs sont assez grandes, jaune-verdâtre, entières, veinées de
rouge, en grappes axillaires pauciflores. Calice à quatre divisions
inégales. Corolle à cinq pétales, trois plus longs que le calice,
deux très petits et très étroits. Sept étamines monadelphes, trois
fertiles opposées aux sépales extérieurs ; 4 stériles alternes
aux premières. Style épaissi au sommet, barbu en dehors. Fruit long
de 10 à 14 centimètres, épais, un peu comprimé et recourbé,
brun-fauve, pourvu de plusieurs étranglements, terminé par une
petite pointe et rempli d’une pulpe rougeâtre qui brunit par
la dessiccation. Dans cette pulpe nagent des graines comprimées,
subquadrilatères, luisantes et de couleur brune presque noire. Ces
fruits, même arrivés à maturité complète, se détachent assez
difficilement du rameau qui les porte. Ils ne tombent d’eux-mêmes
que lorsqu’ils sont attaqués par les insectes.

Le bois du tamarinier est dur, dense, solide, liant et bon pour le
charronnage. On s’en sert beaucoup à Kayes pour faire les couples
d’embarcations.

La pulpe est utilisée par les indigènes et les Européens dans
la thérapeutique journalière. Elle a une saveur légèrement
astringente et acidule. D’après Vauquelin, elle renfermerait
des acides tartrique, citrique, malique, du bitartrate de potasse,
du sucre, de la gomme, de la pectine. C’est un des meilleurs
laxatifs et des plus inoffensifs. On trouve le tamarin sur la plupart
des marchés du Sénégal et du Soudan sous forme de boules de la
grosseur du poing environ. Ces boules sont de couleur rougeâtre quand
elles sont fraîches et brunes presque noires quand elles ont été
récoltées depuis quelque temps. Elles sont formées avec les graines
et la pulpe qui, réduite en pâte, les agglutine solidement. On y
trouve encore des fragments d’écorce, des morceaux de la coque
du fruit et surtout, en grande quantité les fibres rouges qui,
dans le fruit mûr, tapissent la face interne de la gousse.

La façon dont les noirs préparent le tamarin pour l’administrer
est de beaucoup la meilleure. Elle a surtout pour résultat de donner
une boisson d’un goût des plus agréables. Dans un litre et demi
d’eau environ, on met à peu près à macérer à froid 50 à 60
grammes de pulpe telle qu’on la trouve au marché, avec ses graines,
ses fragments d’écorce et ses fibres rouges. En trois heures au
plus la pulpe a été complètement dissoute. On n’a plus qu’à
décanter et l’on obtient aussi une liqueur d’un blanc roussâtre
à odeur et saveur acide et légèrement astringente. Si on y ajoute
un peu de sucre on peut en faire une excellente limonade qui nous
a été souvent précieuse pendant les longues étapes. Trois ou
quatre verres par jour de cette boisson suffisent pour maintenir la
liberté du ventre si précieuse sous ces climats malsains.

L’usage prolongé et en abondance du tamarin finit par fatiguer
l’estomac et détermine des gastrites et des dyspepsies qui
disparaissent dès qu’on cesse d’en consommer. On peut également
manger la pulpe sans la faire dissoudre en en débarrassant simplement
les graines avec les dents ; mais on ne saurait trop s’en abstenir
malgré tout le plaisir que procure, pendant les grandes chaleurs,
sa saveur acide, car elle détermine en peu de temps une gingivite
souvent très rebelle et très douloureuse.

Sur les marchés du Soudan, la valeur du tamarin est d’environ 0
fr. 30 cent. la boule de 250 grammes. Il est plus cher à Saint-Louis,
Rufisque, Dakar et Gorée, où une boule de 150 grammes se vend
couramment 0 fr. 50 cent.


_4 novembre._ — Je dormis pendant la nuit que je passai à
Koussalan, comme cela ne m’était pas arrivé depuis bien
longtemps. Aussi, au réveil, me sentis-je très bien, à part
toutefois une grande faiblesse. A cinq heures quarante minutes,
après avoir pris un déjeuner sommaire, nous nous mettons en route
pour Calen-Ouolof, où j’ai décidé que nous irions camper ce
jour-là. Le fils du chef m’accompagne et son père lui a donné
l’ordre de ne me quitter que lorsque je n’aurais plus besoin de
lui, c’est-à-dire à mon arrivée à Mac-Carthy. Nous marchons
d’une bonne allure et aucun de mes hommes ne reste en arrière. On
voit que c’est l’avant-dernière étape avant d’arriver
à Mac-Carthy. La route ne présente aucune difficulté et si ce
n’était l’abondante rosée qui nous inonde littéralement, elle
eût été des plus agréables. Nous faisons la halte à Carantaba,
village distant de 6 kilomètres environ de Koussalan et où nous
arrivons à sept heures cinquante minutes. Le village est absolument
désert. Tous les hommes ont pris la fuite et se sont cachés dans
leurs lougans. Je me demande encore pourquoi. Je n’y ai trouvé
que quelques femmes et les enfants. J’interrogeai à ce sujet la
fille du chef qui me déclara que tout le village avait eu peur,
mais qu’elle savait bien que je ne venais pas dans leur pays
pour leur faire du mal et qu’elle était restée bien tranquille
à préparer son couscouss. C’est bien encore là une preuve du
peu de vaillance des noirs. A l’approche d’un danger, même
imaginaire, les hommes fuient en laissant les cases à la garde des
femmes et des enfants. Le même fait s’est passé à Ségou lorsque
nous sommes allés l’attaquer, les hommes se sont enfuis à notre
approche après avoir fermé les portes du Diomfoutou (sérail), où
se trouvaient les femmes, et leur avoir jeté les clefs par-dessus
la muraille. Je rassurai du mieux que je pus cette brave femme et
me remis en route après lui avoir bien recommandé de dire à son
père de venir me voir à Calen-Ouolof, où j’allais camper, ou
bien à Mac-Carthy. J’eus sa visite quarante-huit heures après
à Mac-Carthy, et après explication, nous rîmes beaucoup ensemble
de la frayeur que je leur avais causée.

Quel ne fut pas mon étonnement, au moment où j’allais me remettre
en route, de voir sortir d’une case, où il avait passé la nuit,
Mahmady-Diallo, mon courrier que j’avais expédié la veille pour
annoncer mon arrivée à Calen-Ouolof. Je lui demandai compte de sa
mission et il me répondit qu’étant fatigué, il était resté à
Carantaba pour se reposer ; mais qu’il avait expédié un homme
du village au chef de Calen pour le prévenir, qu’il l’avait
vu partir. Tout étant pour le mieux, du moins je le croyais, nous
quittâmes Carantaba.


_Carantaba._ — Carantaba est un gros village de Malinkés
musulmans d’environ neuf cents habitants. La population est
absolument fanatique. Autour de lui sont groupés quatre autres
villages qui portent le même nom. Trois de ces villages sont
Malinkés musulmans et le quatrième est Toucouleur-Torodo. Ces
quatre villages réunis peuvent former une population totale
d’environ quinze cents habitants. En janvier 1872, Carantaba, qui
s’était révolté contre l’autorité du Massa de Kataba (Niani)
dont il relevait, fut pris et détruit par Boubakar-Saada, almamy
du Bondou, que ce dernier avait appelé à son aide. Reconstruit,
il fut de nouveau attaqué et brûlé par les troupes alliées du
Bondou, du Fouladougou et du Fouta-Djallon. Mais ses habitants ne
perdirent pas courage. Ils se remirent vaillamment à l’œuvre,
reconstruisirent de nouveau leur village et l’entourèrent d’un
fort sagné. Ce furent ses guerriers qui, en 1879, décidèrent de
la défaite de l’armée alliée que commandaient devant Koussalan,
Boubakar-Saada, Alpha-Ibrahima, et Moussa-Molo. Pendant la guerre du
marabout, Mahmadou-Lamine-Dramé, beaucoup des guerriers de Carantaba
se rangèrent sous sa bannière, mais la plus grande partie, les
Toucouleurs surtout, combattirent à nos côtés sous les murs de
Toubacouta. Depuis cette époque, la paix règne, dans cette région,
et Toucouleurs et Malinkés musulmans se livrent avec ardeur à la
culture de leurs vastes lougans de mil, arachides, maïs, et de
leurs belles rizières. Autour des villages se trouvent de jolis
petits jardins où l’oignon est cultivé avec succès.

Cette plante potagère est surtout cultivée par les peuples de
race Mandingue. On n’en trouve que rarement et en très petite
quantité dans les villages de race Peulhe. Autour des villages
Bambaras et Malinkés, on trouve bon nombre de petits carrés de
jardins ensemencés avec soin. On choisit, de préférence, une
terre riche en humus. Elle est proprement préparée et on n’y
voit jamais le moindre brin d’herbe. Les semis sont faits avec
la plus grande régularité et chaque pied distant de son voisin de
vingt-cinq-centimètres. Plantés vers la fin de l’hivernage, en
octobre, la récolte se fait vers la fin de décembre. Chaque jour,
les femmes et les enfants, à l’aide de calebasses, procèdent à
l’arrosage. Ils se servent de ce légume pour assaisonner leur
couscouss. L’oignon du Soudan est bien plus petit que celui de
nos climats tempérés. La grosseur est à peu près celle d’une
noix. La saveur est excessivement sucrée et il est très recherché
par l’Européen qui s’égare dans ces contrées. Avec les queues
on assaisonne les omelettes, les sauces, et les bulbes sont mangés
en salade ou comme condiments. C’est pour nos estomacs délabrés
par le climat et la mauvaise alimentation un des meilleurs excitants
de l’appétit, et surtout le plus inoffensif.

Après avoir pris à Carantaba vingt minutes de repos, nous
nous remettons en marche. A deux kilomètres environ du village,
j’éprouvai une émotion. Nous traversions un marais, à fond
vaseux et glissant, où nous enfoncions à peu près jusqu’au
genou, lorsque, tout-à-coup, le porteur chargé de la cantine, où
étaient enfermés mes instruments et mes notes, fit un faux pas et
s’abattit tout son long dans l’eau avec son fardeau. La cantine
disparut complètement et s’enfonça de quelques centimètres
dans la vase. Retirée aussitôt, je constatai, avec plaisir,
après l’avoir ouverte sur la terre ferme, que, grâce à son
étanchéité parfaite, pas la moindre goutte d’eau n’y avait
pénétré. Aussi ne puis-je m’empêcher, in petto, de rendre
grâce au soin avec lequel elle avait été fabriquée par M. Flem,
constructeur d’articles de voyage à Paris. S’il en avait été
autrement, outre mes instruments, j’aurais perdu là le fruit de
plusieurs années de travail.

A 9 h. 30 nous traversons un petit village de Peulhs de 250 habitants
environ. C’est Calen-Foulbé. Il disparaît presque entièrement au
milieu de ses lougans et cucurbitacées de toute sortes qui couvrent
ses toits. Ses habitants ont dans tout le pays la renommée d’être
d’excellents fabricants de mortiers et pilons à couscouss. Nous
ne nous y arrêtons pas et trois kilomètres plus loin nous sommes
à Calen-Ouolof, but de l’étape.

_Calen-Ouolof_ est un village d’environ trois cents habitants. Sa
population Ouolove, comme l’indique son nom, est venue du
Bondou pour fuir les exactions des almamys Sissibés et de leur
famille. J’y fus très bien reçu. Je fus étonné de voir à
mon arrivée que rien n’était préparé pour me recevoir. J’en
demandai le motif et il me fut répondu que l’on n’avait pas reçu
le courrier que Mahmady prétendait avoir expédié de Carantaba. Je
ne pus arriver à tirer cette affaire au clair. Toutefois, en voyant
l’empressement que mettaient les habitants à m’être agréable,
j’acquis la ferme conviction que mon courrier m’avait menti, ce
qui est loin d’être rare chez les noirs, surtout quand ils sont
pris en défaut. Quoiqu’il en soit nous fûmes bien hébergés à
Calen-Ouolof et ni moi, ni mes animaux, ni mes hommes n’eûmes
à nous plaindre de l’hospitalité qui nous fut généreusement
donnée.

La route de Koussalan à Calen-Ouolof diffère sensiblement des
chemins déjà parcourus. En quittant Koussalan, nous traversons
d’abord les lougans du village, puis nous entrons dans une
vaste plaine nue et marécageuse. Plus nous avançons et plus le
terrain s’élève. Nous traversons alors un plateau ferrugineux
couvert de bambous. Interrompu à mi-chemin par des lougans qui
appartiennent à Koussalan, il se continue jusqu’aux lougans de
Carantaba. Signalons à droite et à gauche de la route, sur le
plateau mentionné plus haut, deux mares assez profondes et pleines
d’eau en cette saison. De Carantaba à Calen-Ouolof ce n’est plus
qu’une succession de marais, rizières, lougans, excepté toutefois
un peu avant d’arriver à Calen-Ouolof, où nous traversons une
colline ferrugineuse de deux kilomètres de longueur environ. La
flore n’a pas varié, légumineuses, n’tabas, fromagers, baobabs,
tamariniers, etc., etc. Nous remarquons aussi de beaux échantillons
de Laré ou Saba, belle liane à caoutchouc.


_Le Laré_ ou _Saba, liane à caoutchouc._ — Cette liane (_Vahea
Senegalensis_ A. D. C.) est nommée _Laré_ par les peuples de
race Peulhe et _Saba_ par les noirs de race Mandingue. Elle atteint
souvent des proportions gigantesques. Nous en avons vu fréquemment
dont le tronc égalait la grosseur de la cuisse d’un homme
vigoureux. C’est une Apocynée du genre Landolphia ou Vahea. Elle
s’attache toujours aux grands végétaux et acquiert parfois
un si grand développement que l’arbre qui la porte disparaît
complètement. Elle est très facile à reconnaître à son port
majestueux et au dôme de verdure qu’elle forme au-dessus des
végétaux auxquels elle s’attache. Ses fleurs, blanches, qui ont
la forme de celles du jasmin, exhalent une odeur des plus agréables
qui permet d’en reconnaître au loin la présence. Ses fruits sont
tout aussi caractéristiques. Ils sont volumineux et affectent la
forme d’une orange, de celles que l’on désigne sous le nom de
pamplemousses (_Citrus decumana_). Leur coloration est vert sombre
quand ils ne sont pas mûrs. Arrivés à maturité, ils sont, au
contraire, d’un jaune rouge qui ne permet de les confondre avec
aucun autre. Ils poussent à l’extrémité des petits rameaux. Ils
contiennent à l’intérieur une trentaine de graines de forme
pyramidale qui sont noyées dans une pulpe jaune d’or d’un goût
délicieux et excessivement rafraîchissante.

On trouve le Laré partout au Soudan français ; mais les contrées
où il est en plus grande abondance sont le Niocolo, le Baleya,
l’Amana, le Dinguiray, etc., etc. Il croît, de préférence,
sur les bords des marigots, dans les terrains humides, marécageux
surtout. Nous avons pu remarquer que les Larés qui poussent dans
les argiles et sur les plateaux ferrugineux sont moins développés
que ceux qui croissent sur les rives des marigots et présentent
une vitalité bien moins grande. Plus on s’avance vers le sud et
plus il devient commun. Nul doute qu’il ne croisse également sur
le bord des rivières du Sud et de leurs affluents. Monsieur le Dr
Crozat, dans son voyage au Fouta-Djallon, l’a trouvé partout dans
ce pays et en abondance. Il existe de même en grande quantité dans
toutes les régions situées dans la boucle du Niger, dans le pays
de Ségou et dans le Macina au Nord.

Toutes les parties du Laré donnent un suc abondant. C’est le
végétal qui, au Soudan, en donne le plus. En outre, ce suc donne
un caoutchouc qui nous semble le meilleur de tous les produits
similaires de Vahea d’Afrique ; il en donne surtout beaucoup
plus. Pour l’extraction, point n’est besoin de procédés
particuliers pour pratiquer les incisions. La simple incision
longitudinale ou transversale laisse écouler de grandes quantités
de suc. En toutes saisons, il en donne beaucoup et l’âge ou
l’état des végétaux influe peu sur la production. Il se coagule
rapidement par la simple évaporation. C’est assurément de tous les
végétaux à caoutchouc celui qui donnera toujours en tous lieux et
en tout temps les résultats les plus satisfaisants et surtout les
plus rémunérateurs. Il nous souvient avoir entendu raconter par
nos camarades ce fait, à savoir que, sur les bords du Tankisso,
M. le lieutenant de vaisseau Hourst, commandant de la flottille
du Niger, avait pu en un temps relativement court, par les moyens
tout primitifs qu’il avait à sa disposition, en récolter des
quantités relativement considérables. Cela permet d’augurer que
l’exploitation en serait facile et fructueuse.

Le caoutchouc du laré présente, à s’y méprendre, les
caractères macroscopiques de celui de l’Hevea. Jouit-il des mêmes
propriétés ? Tout permet de l’espérer. Des échantillons ont
été rapportés en France et sont soumis à l’analyse. Nous avons
tout lieu de croire que les résultats en seront favorablement
concluants. Nous ne saurions trop attirer l’attention sur ce
précieux végétal, qui, à notre avis, est appelé à un avenir
prochain et certain.

La journée que je passai à Calen-Ouolof s’écoula sans
incidents. Je reçus de nombreux visiteurs, qui vinrent me saluer,
et, ce qui me fit encore plus de plaisir, un courrier m’apporta
vers cinq heures du soir une lettre fort aimable de M. l’agent
de la factorerie française de Mac-Carthy, dans laquelle il me
souhaitait la bienvenue et m’annonçait que j’étais attendu avec
impatience. Je le fis immédiatement prévenir que j’arriverai le
lendemain matin de bonne heure, et, en même temps, je fis annoncer
au chef de Lamine-Coto que j’irais camper dans son village.

A la nuit tombante, tout le monde se coucha dans l’espoir de
passer une bonne nuit. Notre espoir fut rapidement déçu, et,
dès que les feux furent éteints, nous fûmes tous assaillis par
des nuées de moustiques, qui nous tinrent éveillés. Depuis Bala,
dans le Niéri, je n’en avais jamais été aussi incommodé. Toute
la nuit s’écoula sans sommeil et je vis se lever le jour sans avoir
pu fermer l’œil une seule minute. Mes hommes en souffrirent autant
que moi. Je suis bien certain qu’ils ont conservé de Calen-Ouolof
le même souvenir cuisant que j’en garde encore. Moustiques et
maringouins nous attaquèrent avec la même fureur et nous firent
payer cher l’hospitalité que nous avaient généreusement accordée
les habitants. Impossible de se garantir contre leurs multiples
piqûres. Leurs trompes acérées traversaient même les vêtements
pour venir chercher sur notre figure, nos bras et nos jambes, leur
nourriture quotidienne.

On comprendra sans peine combien nous fûmes heureux de voir se lever
le jour. C’était la fin de nos tourments. Aussi les préparatifs
du départ furent-ils rapidement faits et pûmes-nous nous mettre
en route sans retard.


_5 novembre._ — A cinq heures du matin, nous quittons Calen-Ouolof
en bon ordre. Il fait une température des plus agréables ; mais
il règne une humidité considérable et le sol est couvert d’une
rosée très abondante. Aussi sommes-nous littéralement trempés
peu après le départ.

_Yola._ — A sept heures quinze minutes, nous arrivons à Yola,
village de Malinkés musulmans, dont la population peut s’élever
à environ 450 habitants. Le frère du chef, remplaçant son frère
malade, vient me recevoir, et nous causons fort amicalement pendant un
quart d’heure environ. Il me promet de m’envoyer à Lamine-Coto
du riz pour nourrir mes hommes pendant mon séjour à Mac-Carthy. On
n’est pas plus complaisant.

_Couiaou._ — A sept heures trente minutes, nous nous remettons en
marche. A sept heures cinquante-cinq nous laissons sur notre droite le
petit village de Couiaou, dont la population peut s’élever à une
centaine d’habitants. Ce petit village, brûlé, il y a quelques
années, par mon ami, le lieutenant Levasseur, de l’infanterie de
marine, à la suite d’affaires de captifs, commence à peine à
sortir de ses ruines. Il m’a paru fort mal entretenu, comme tous
les villages Malinkés du reste.

_Lamine-Sandi-Counda._ — Non loin de Couiaou se trouve le village
Malinké musulman de Lamine-Sandi-Counda, peuplé d’environ cent
habitants, d’après les renseignements qui m’ont été donnés. De
la route, on ne le voit pas, car il est absolument caché par les
lougans de mil.

_Medina._ — Un peu plus loin nous laissons encore à droite le
petit village de Medina devant lequel nous passons à huit heures
trente-cinq. Il peut avoir environ cent cinquante habitants Malinkés
musulmans et est entouré de belles rizières.

_Canti-Countou._ — A peu de distance de Medina, nous laissons sur
la gauche, Canti-Countou, petit village Malinké musulman, dont la
population s’élève à cent cinquante habitants environ. Il est
situé à deux cents mètres à peu près de la route et possède
de belles cultures de mil et de belles rizières.

Enfin, à neuf heures trente minutes, nous arrivons à Lamine-Coto,
but de l’étape, où j’ai le plaisir de trouver M. Joannon,
agent de la Compagnie Française, à Mac-Carthy, qui avait poussé
l’amabilité jusqu’à venir à mon avance. Je suis tout heureux
de voir enfin une figure blanche. En peu de temps nous avons fait
complète connaissance : car nous étions loin d’être étrangers
l’un à l’autre. Nous avions échangé une correspondance
relativement active pendant mon séjour à Nétéboulou, et, en pays
noir, les lettres sont d’excellents moyens de rapprochement. Seul
Européen et seul Français à Mac-Carthy en cette saison où le
commerce est peu actif, on comprendra aisément qu’il fit à un
compatriote la plus cordiale des réceptions. Je suis obligé de me
rendre à son invitation et d’aller déjeuner à Mac-Carthy, à
la factorerie française, mais auparavant j’installe mes hommes et
mes animaux. Je reçois le chef du village et je change de vêtements
car je suis tout trempé.

Sandia prête son cheval à M. Joannon, et nous nous rendons au bord
du fleuve où nous attend un canot. La Gambie est peu éloignée de
Lamine-Coto (1 km. 079). Un peu avant d’y arriver nous apercevons
les constructions de Mac-Carthy et en face de l’endroit où nous
dépose le canot se détache en blanc, avec ses ouvertures vertes, la
factorerie française, la construction la mieux comprise de l’île
entière. Il est 10 heures 1/2 quand nous y arrivons. Immédiatement
M. Joannon me met en possession de ma chambre. Je suis admirablement
bien installé ; lit avec sommier et moustiquaire, toilette. Rien
ne manque. Nous sommes à douze jours de mer de France, au cœur de
l’Afrique, et nous retrouvons le même bien-être qu’en Europe. Je
vais donc pouvoir me reposer un peu et goûter les charmes de la
vie européenne. Je déjeune à merveille, je n’ai pas besoin de
le dire. Ce repas, dans la vaste salle à manger de la factorerie
où règne tout le confortable des demeures européennes dans les
pays chauds, est un des meilleurs que j’ai fait de ma vie et celui
dont le souvenir m’est le plus cher. C’est que, si les savantes
préparations de nos laboratoires culinaires y faisaient défaut,
il y avait deux condiments qu’on ne trouvera guère sur les tables
de nos dîners officiels, un vigoureux appétit et la plus franche
cordialité.

L’après-midi s’écoula rapidement et, à quatre heures,
nous quittâmes la factorerie pour nous rendre à Lamine-Coto,
où je voulais veiller à l’installation de mes hommes,
arranger mes bagages et régler quelques affaires. J’avais donné
l’ordre aux palefreniers, en partant le matin, de nous amener les
chevaux au fleuve à cette heure-là. Ils ont été exacts et nous
n’avons pas eu à les attendre. A la nuit tombante, après avoir
fait à Lamine-Coto ce que j’avais à y faire, je retourne à
Mac-Carthy. Sandia et Almoudo m’y accompagnent. Ils sont logés
dans l’intérieur de la factorerie où M. Joannon leur a fait
préparer une case. Je dîne aussi bien que j’ai déjeuné et,
à neuf heures du soir, je me mets voluptueusement au lit. Il y a
sept mois que cela ne m’était arrivé.

_Lamine-Coto._ — Lamine-Coto est un village de Malinkés musulmans
de 250 habitants environ. Le chef en est jeune, intelligent et il
me reçoit à merveille. Grâce à son obligeance mes hommes et mes
chevaux n’y ont manqué de rien. Il a eu, en un mot, pour moi,
toutes les prévenances qu’un noir peut avoir.

La route de Calen-Ouolof à Lamine et à Mac-Carthy ne présente
rien de bien particulier. De Calen à Yola le terrain s’abaisse
sensiblement, et à peu de distance de Calen nous traversons une
vaste plaine marécageuse qui s’étend au-delà de Yola. A peine
sommes-nous sortis des lougans de ce village que nous entrons en
plein dans le marais. Nous ne le quittons guère qu’en arrivant
à Couiaou. Là, le terrain s’élève un peu, nous traversons une
petite colline ferrugineuse aux environs de Medina, et, de chaque
côté de la route jusqu’à Lamine-Coto, nous remarquons de petites
collines de même composition. De Lamine-Coto à la Gambie, ce ne
sont plus que des argiles alluvionnaires entrecoupées de marécages
non encore desséchés.

La flore est peu variée, Légumineuses gigantesques, N’tabas,
Nétés resplendissants de verdure, etc., etc. Les rives de la Gambie
sont couvertes de beaux arbres. On voit que nous avons quitté la
région des steppes Soudaniennes pour la région des tropiques,
proprement dite. Aussi la végétation devient-elle de plus en plus
puissante et luxuriante.

_Le riz et les rizières._ — Le riz, dans toutes les régions
que nous venons de parcourir de Nétéboulou à Mac-Carthy, est
l’objet de grandes cultures et de soins attentifs. Les rives du
fleuve, les bords des marigots et les marécages que laissent les
eaux en se retirant sont, aux environs des villages, transformés en
rizières de bon rapport. La production, déjà très considérable,
pourrait encore être augmentée dans de notables proportions si
les habitants voulaient utiliser tous les terrains propres à cette
culture. Mais pour le riz ils procèdent absolument comme pour les
autres céréales et ne sèment que ce qui leur est strictement
nécessaire pour leur consommation. C’est toujours la même
imprévoyance. Que la récolte, pour une cause quelconque, vienne
à manquer, et c’est la famine.

Le riz ne demande que peu de soins, et le terrain ainsi que le
climat sont si favorables à sa culture que le rendement qu’il
donne est toujours considérable. Pour préparer le sol destiné
aux semailles, on se contente simplement de le débroussailler. On
choisit de préférence un terrain humide sur les bords du fleuve,
des marais, et même dans le lit de certains marigots. A l’aide
d’un bâton, on sème le riz en faisant un trou dans lequel on
place trois ou quatre graines. Ces trous sont environ situés à
15 centimètres l’un de l’autre. Dans certaines régions on le
sème simplement à la volée, et on recouvre les grains en piochant
peu profondément le sol. Tout ce travail est peu pénible, aussi
est-il généralement exécuté par les femmes et les enfants.

Les semis se font au commencement des pluies, quand il est tombé une
certaine quantité d’eau, vers la fin de juillet. L’inondation qui
survient en août fertilise la rizière et permet aux graines de bien
se développer. La récolte se fait en octobre et en novembre. Un
mois avant d’y procéder, on a bien soin d’enlever toutes les
mauvaises herbes afin de lui permettre de bien mûrir. La cueillette
est faite brin par brin et, de ce fait, demande un temps assez long
et une grande patience. On sait que cette qualité ne manque pas
aux Noirs. Coupés à dix centimètres au-dessus du sol, les épis,
dont le chaume a une longueur d’environ vingt-cinq centimètres,
sont réunis en paquets assez volumineux, liés fortement, et mis
à sécher sur le toit des cases. Ils sont rentrés tous les soirs,
afin de ne pas les exposer à la rosée de la nuit qui les altérerait
sûrement et les ferait pourrir. Quand ils sont bien secs, ils sont
battus, vannés, et le grain destiné à la consommation est enfermé
dans des sortes de récipients en terre placés dans les cases
elles-mêmes. Ces récipients qui servent également à renfermer
les haricots, le coton, le fonio, etc., etc., ont à peu près la
forme d’un grand tube. Ils sont faits en terre séchée au soleil
tout simplement. Pour cela, on fabrique de véritables cylindres que
l’on fait sécher, puis on les superpose les uns sur les autres
et on les lute avec de l’argile. Cette sorte d’outre repose sur
trois pieds également en terre qui sont, en général, fixés au
sol. Il y en a de toutes les dimensions. Ils sont généralement
placés dans les cases, aux pieds et à la tête du petit tertre
qui sert de lit à l’habitant. L’ouverture en est fermée à
l’aide d’un gâteau rond en terre, discoïde et fabriqué de la
même façon que le récipient lui-même, c’est-à-dire en argile
séchée au soleil. Les parois sont si épaisses qu’il est rare que
ces sortes de barriques en terre s’effondrent. Sur les parties qui
font face au lit sont généralement modelés des seins de femmes,
ou bien encore des phallus de dimensions normales.

Les épis destinés aux semailles sont conservés avec leur chaume
réunis et liés en paquets comme précédemment et suspendus aux
bambous qui forment la charpente du toit de la case.

Le riz du Soudan, que l’on désigne généralement sur les marchés
sous le nom de « _riz Malinké_ », pour ne pas le confondre avec
le riz Caroline ou de Chine que nous importons, est d’un blanc
légèrement grisâtre. Il présente de petites stries brunes qui
sont évidemment dues à ce qu’il est mal décortiqué. Il est
plus dur que les autres riz, et son goût est moins fade. Quand
il a été bouilli, ses grains sont poisseux et s’agglutinent
aisément. Cela est vraisemblablement dû au mucilage abondant
qu’ils contiennent. On le mange bouilli ou cuit à l’étuvée
et mélangé avec de la viande ou du poisson. Les indigènes lui
préfèrent cependant le couscouss de mil, car ils prétendent que
le riz ne les nourrit pas autant.

La valeur commerciale du riz en Gambie est environ de 0 f. 15 le
kilo, et le rendement moyen à peu près de 4,550 kilogrammes à
l’hectare.

Sur les marchés on se sert pour mesurer le mil, le riz, les haricots,
le sel, d’une mesure toute spéciale que l’on désigne sous le
nom de « moule. » Sa contenance varie suivant les pays. Ainsi le
moule Bambara vaut 2 kil. environ, le moule Malinké en Gambie 1
k. 800, et le moule Toucouleur dans le Bondou, 1 k. 500.

La paille de riz forme un excellent fourrage dont tous les bestiaux
sont excessivement friands. Les indigènes s’en servent pour
fabriquer des chapeaux, des couvercles de calebasses et de petites
corbeilles plates assez originales.

_Le Rônier._ — Les rives de la Gambie sont couvertes de rôniers et
il en existe des forêts d’une étendue relativement considérable
où l’on peut remarquer des échantillons de ce végétal qui
atteignent des dimensions vraiment gigantesques. C’est le plus
grand des palmiers, le _Borassus flabelliformis_. Il est facilement
reconnaissable à son port élevé et caractéristique. Sa tige est
très grande et peut atteindre parfois jusqu’à vingt-cinq et trente
mètres. Elle est renflée au milieu et ses parties inférieures et
supérieures sont bien moins volumineuses et bien plus effilées. Son
écorce est noirâtre et porte les cicatrices des blessures qu’y
font les feuilles en tombant. Le bois, bien qu’il ait l’aspect
spongieux est très dur et est difficilement attaquable par la
scie. Les billes de rôniers sont plus lourdes que l’eau. C’est un
des rares bois qui ne flotte pas. Les feuilles d’un rônier adulte
sont groupées en un bouquet volumineux situé au faite de la tige,
et présente de profondes découpures. Le tronc n’en porte jamais,
sauf quand il est jeune. Leur couleur vert foncé et leur résistance
rappelle de loin les feuilles artificielles en zinc de certains
décors de théâtre ou de girouettes. Les plus jeunes, fortement
imbriquées et engaînantes au sommet du végétal, sont d’un
blanc d’ivoire. Très tendres, elles forment le chou palmiste. Les
feuilles du rônier ne tombent qu’après dessiccation complète.

Les fruits, désignés sous le nom de _rônes_, sont disposés en
grappes de quarante ou cinquante environ. Ils sont de la grosseur
d’un melon de moyenne taille et très lourds. L’enveloppe
en est verte quand ils sont jeunes ; à maturité, elle est jaune
orange. Les graines volumineuses, noirâtres, discoïdes ou en forme
de sphères aplaties aux deux pôles, sont enveloppées d’une pulpe
jaune d’or filamenteuse, très aqueuse, très odorante, et d’un
goût agréable mais légèrement térébenthiné. Les indigènes
en font une grande consommation, surtout en temps de disette.

Le rônier est un bois plein, de longue durée et d’une solidité
remarquable. Inattaquable par les insectes et par l’humidité,
il est excellent pour les pilotis, et l’on s’en sert couramment
dans la construction des ponts et des appontements. Les arbres mâles
sont seuls employés ; les arbres femelles ne peuvent servir qu’à
des palissades, car ils sont creux et peu résistants.

Les indigènes utilisent les feuilles pour couvrir les constructions
provisoires qu’ils font dans leurs villages de cultures. Nous
nous sommes très bien trouvés de les avoir employées pour nos
campements. Avec les jeunes feuilles, ils fabriquent aussi, en les
tressant, des liens très résistants. Nous avons été à même
d’apprécier leur solidité quand nous avons traversé en radeau
la Gambie au gué de Bady.

Outre le fruit, les Noirs mangent encore les racines des jeunes
pousses. Elles ont un goût légèrement astringent et assez
déplaisant. On les mange crues. Le bourgeon terminal est très
tendre. C’est un chou palmiste moins savoureux assurément que
celui de l’_Oreodoxa oleracea_, mais qui mérite cependant d’être
apprécié. Coupé en petits fragments de deux centimètres carrés,
et bien assaisonné d’huile, de vinaigre, sel et poivre, on en
fait une très bonne salade, surtout si on a eu la précaution de
la faire macérer pendant vingt-quatre heures. Ce plat est très
apprécié des Européens appelés à résider au Soudan. Enfin,
le rônier fournit une sève relativement abondante dont on pourrait
extraire du sucre et qui donne, par fermentation, un _vin de palme_
de qualité inférieure.

Je ne comptais rester à Mac-Carthy que trois ou quatre jours. Aussi
m’étais-je installé en conséquence. Dès le lendemain de
mon arrivée, je fis une visite à M. le gouverneur anglais de
l’île. Je trouvai en M. Syrett, métis de Bathurst, ancien
secrétaire du gouverneur général de la Gambie et tout récemment
installé, un homme charmant, bien élevé et d’une remarquable
obligeance. Pendant toute la durée de mon séjour à Mac-Carthy,
je n’eus absolument qu’à me louer des rapports que j’ai eus
avec lui. Peu de jours après mon arrivée, l’« Odette, » la
petite chaloupe à vapeur de la Compagnie, amena M. Frey, l’agent
en titre de la factorerie (M. Joannon n’était qu’intérimaire),
et M. Trouint, l’agent de la petite factorerie de Nianimaro,
située à un jour ou deux en aval de Mac-Carthy. Nous passâmes
deux jours charmants après lesquels M. Trouint, ayant réglé ses
affaires avec M. Frey, repartit pour rejoindre son poste.

Tous mes préparatifs étaient faits. Je m’étais ravitaillé
et j’avais acheté et expédié à Nétéboulou une nombreuse
pacotille dont j’avais besoin en prévision du voyage que
j’allais entreprendre au Kantora, à Damentan et au pays des
Coniaguiés. Un courrier, que M. le commandant de Bakel m’avait
expédié pour me porter ma correspondance et qui était venu me
rejoindre à Mac-Carthy après vingt jours de marche, se chargea
de la transporter à Nétéboulou. J’organisai à cet effet un
convoi de porteurs dont il eut la direction. Ces hommes étaient
au nombre de quatorze. Je les avais recrutés sur place et ils
arrivèrent sans encombre dans le Ouli avec leurs charges intactes. Et
pourtant les marchandises qu’ils portaient étaient bien faites
pour exciter leur cupidité. C’étaient des sacs de sel, des
caisses de tafia, de genièvre, de verroterie, de tiges de laiton,
des ballots d’étoffes, etc., etc. Il faut dire aussi que leur
chef de convoi, Boubou-Cissé, était un homme dévoué et d’une
scrupuleuse honnêteté.

J’étais prêt à partir et je me disposais à me mettre en
route lorsque je fus de nouveau atteint de fièvres intermittentes
si violentes que je dus garder le lit pendant plusieurs jours,
et ce ne fut que le 27 novembre que je pus quitter Mac-Carthy. En
même temps que moi, M. Joannon fut atteint d’un violent accès
à forme bilieuse et M. Frey lui-même fut obligé de s’aliter
pendant près d’une semaine. L’influence du climat se fit même
sentir sur mes hommes, étrangers pour la plupart à ces régions. La
température des nuits s’était beaucoup refroidie, et tous plus
ou moins souffraient de la poitrine ou des bronches. Même le jeune
frère de mon interprète eut une légère congestion pulmonaire
avec fièvre intense qui, pendant deux ou trois jours, me causa de
vives inquiétudes. Les animaux ne furent pas non plus épargnés. Je
n’avais, en effet, à leur donner pour toute nourriture que ce gros
mil rouge de Sierra-Leone, qui leur est si préjudiciable. En plus,
le cheval de Sandia fut atteint de violents accès de fièvre et
nous aurions peut-être eu un malheur à déplorer si je n’avais
pas eu pour les soutenir et les alimenter quelques caisses de
galettes à base de Kola que M. le Dr Heckel, de Marseille, avait
eu la généreuse prévenance de m’expédier à Mac-Carthy par les
soins de la Compagnie Française de la côte occidentale d’Afrique.

Retenu par la maladie à Mac-Carthy, je mis à profit l’inaction
forcée à laquelle j’étais condamné pour faire de cette
colonie anglaise une étude aussi approfondie que possible. C’est
le résultat de mes observations que je vais essayer de faire
connaître au lecteur dans le chapitre qui va suivre. Je n’ai point
la prétention de me figurer que j’ai découvert sur Mac-Carthy
quelque chose de nouveau, mais je suis intimement persuadé que ces
quelques notes que j’ai recueillies seront de quelque intérêt,
et, je dirai plus, de quelque utilité.

                               * * * * *




[Illustration : MAC-CARTHY]

                             CHAPITRE VII

Mac-Carthy. — Situation géographique. — Notice historique. —
Description géographique. — Aspect général. — Hydrologie. —
Orographie. — Constitution géologique du sol. — Climatologie. —
Flore. — Productions du sol ; cultures. — Faune. — Animaux
domestiques. — Le Protopterus ou Mudfisch des Anglais, ou
Schlammfisch des Allemands, ou poisson de vase. — Ethnographie ;
populations. — Organisation politique et administration. —
Conclusions.


L’île de Mac-Carthy, que les indigènes désignent sous le
nom de « Yan-Yan-M’Bouré », est située au milieu du fleuve
« Gambie ». Si, partant de Bathurst, on remonte le fleuve, on la
trouve à environ 200 milles de l’embouchure. Sa position serait à
peu près par 17° 7′ de longitude ouest et 13° 33′ de latitude
Nord. Sa plus grande longueur mesurée de l’Est à l’Ouest est
de 10 kilomètres environ et sa plus grande largeur, évaluée du
Nord au Sud, est de 6 kilomètres. Sa superficie serait à peu près
de 53 kilomètres carrés. Sa forme est à peu de chose près celle
d’une ellipse dont le grand axe serait orienté Est-Ouest.

Les deux bras du fleuve qui l’enserrent ont une largeur inégale
et le bras Nord est de beaucoup le plus important. Il est aussi plus
accessible à la navigation que celui du Sud. C’est, du reste,
sur sa rive que se trouvent tous les établissements commerciaux de
l’île. Au Nord, Mac-Carthy est voisine du Niani. Au Nord-Est, dans
ce même pays, et non loin de la rive droite du fleuve, se trouvent,
à une quarantaine de kilomètres environ, les ruines du village de
Pisania, point de départ choisi par Mungo-Park, lors de son premier
voyage en 1796. Au Sud, nous trouvons, en face, sur la rive gauche
du fleuve, le Guimara, et, environ à une centaine de kilomètres
à l’est, le Kantora où se trouvait autrefois le fameux marché
de Kantor, que certains historiens Portuguais citent comme un centre
commercial aussi important que pouvait l’être jadis Tombouctou.

Il y a près de trois siècles que Mac-Carthy est connue des
Européens. En 1618, Thompson la visita. Parti de l’embouchure
de la Gambie, il remonta le fleuve jusqu’au Tenda, reconnut,
par conséquent, cette île et se disposait à poursuivre sa
route jusqu’à Tombouctou, lorsqu’il fut massacré par les
indigènes. Deux années plus tard, Jobson y aborda de nouveau,
et, en 1796, Mungo-Park y séjourna. Depuis cette époque de
nombreux voyageurs l’ont visitée ; mais c’est au commencement
du siècle seulement que les Anglais comprirent son importance et
s’y installèrent définitivement.


_Description géographique ; aspect général._ — Mac-Carthy,
dans sa partie moyenne, a absolument l’aspect que présentent nos
rivières du Sud. La végétation y est puissante et les végétaux
que l’on y trouve acquièrent des dimensions énormes. Les
parties Est et Ouest sont plus tristes. On n’y trouve, en effet,
que des marais où croissent de nombreuses plantes aquatiques et des
Cypéracées gigantesques. Les arbres y sont rares. On peut cependant
encore y remarquer de beaux échantillons de palmiers rôniers. En
résumé, on peut dire que Mac-Carthy appartient à cette zone de
transition que l’on trouve entre les steppes du Sénégal et du
Soudan et les régions tropicales du Sud.


_Hydrologie._ — On ne rencontre dans l’île ni marigots ni
rivières. Pendant l’hivernage, il existe parfois, surtout quand
la crue du fleuve est très prononcée, une sorte de petit cours
d’eau qui, dirigé du Nord au Sud, fait communiquer les deux
bras du fleuve. Il est à peu près situé vers la partie médiane
de l’île, et ne coule guère que pendant deux ou trois mois au
plus. Dans les parties Est et Ouest sont de grands marais qui les
rendent absolument inhabitables.

Pour les usages domestiques, on ne fait guère emploi que de l’eau
du fleuve, qui, bien filtrée, est loin d’être mauvaise. On trouve
aussi, dans les deux villages qui s’y sont construits, quelques
puits ; mais l’eau qu’on en retire contient une grande quantité
de matières terreuses, qui, surtout pendant l’hivernage, la rendent
impropre à la consommation. La masse d’eau souterraine est peu
profonde, ce qui se comprend aisément, l’île étant peu élevée
au-dessus du fleuve. On la trouve à environ 3m50 de profondeur.


_Orographie._ — Il n’y a pas trace de collines, le terrain
est absolument plat, sauf dans la partie moyenne, où la ville est
construite sur une sorte de croupe élevée de 1m50 au plus au-dessus
des terrains environnants.


_Constitution géologique du sol._ — Le sous-sol de l’île
de Mac-Carthy appartient tout entier aux terrains de formation
secondaire. Les roches qu’on y rencontre, grès, quartz simples ou
ferrugineux, conglomérats à gangue silico-argileuse ne permettent
pas d’en douter. Cette ossature est recouverte dans les parties
Est et Ouest, d’une épaisse couche d’argiles compactes qui
forment le fond des marais. Dans la partie centrale et aux environs
de Boraba, c’est de la latérite formée par la désagrégation des
roches cristallines. Aux environs de la ville commerciale, la roche
se montre à nu et l’on peut y remarquer de beaux échantillons
de grès, quartz et quelques schistes lamelleux. Cette dernière
roche est cependant assez rare. Les rives de l’île sont couvertes
d’alluvions anciennes et récentes qui s’étendent à environ
150 mètres vers l’intérieur. Elles sont bien plus abondantes
sur la rive Nord et sur la rive Sud. Il résulte, du reste, des
observations qui ont été faites, que, chaque année, cette rive
empiète sur le fleuve, tandis qu’au Sud c’est, au contraire,
la Gambie qui s’avance de plus en plus dans les terres.


_Climatologie._ — De ce que nous venons de dire de la situation
géographique, de l’hydrologie et de la constitution géologique
du sol de l’île de Mac-Carthy, nous pouvons aisément conclure
ce que doit être son climat. Sa longitude et sa latitude la
placent naturellement dans les climats chauds par excellence. La
température y est naturellement élevée, surtout pendant la saison
chaude. Pendant l’hivernage, au contraire, le thermomètre n’y
monte jamais bien haut. Il ne dépasse guère trente à trente-deux
degrés centigrades. Mais l’atmosphère y est absolument saturée
d’humidité et d’électricité. Aussi cette saison y est-elle des
plus pénibles à supporter, et c’est à cette époque de l’année
que les Européens y sont le plus éprouvés. L’hivernage y est
précoce et les premières pluies apparaissent au commencement de
mai. Elles sont toujours très abondantes et durent jusqu’au mois
de novembre. Les vents de Sud-Ouest règnent pendant toute cette
saison. Durant la période sèche, au contraire, de novembre à mai,
soufflent les vents brûlants d’Est et de Nord-Est. A cette époque,
le rayonnement nocturne est tel que, pendant les mois de novembre,
décembre et janvier, il n’est pas rare de voir le thermomètre
descendre parfois jusqu’à dix degrés et même au-dessous. On
comprend combien de semblables variations sont pernicieuses à
la santé. De plus la constitution géologique du sol contribue
puissamment à augmenter l’insalubrité de l’île. Les marais des
parties Est et Ouest, l’imperméabilité du sous-sol qui ne permet
pas aux eaux de s’écouler en font un des coins les plus malsains
du globe. C’est ce que dans sa sollicitude pour ses employés,
la Compagnie française a bien compris. Aussi a-t-elle décidé
que ses agents de Mac-Carthy iraient chaque année se retremper
à Bathurst et éliminer au bord de la mer le poison qu’ils y
absorbent. Grâce à cette mesure et à un grand confortable, ils
peuvent sans trop souffrir y résider plusieurs années.


_Flore._ — _Productions du sol._ — _Cultures._ — La flore
de Mac-Carthy est peu variée ; mais, par contre, les essences
botaniques que l’on y rencontre, s’y développent rapidement
et y acquièrent des dimensions que, seuls, peuvent atteindre les
végétaux propres aux régions tropicales. Les végétaux les plus
communs sont : le caïl-cédrat (_Khaya Senegalensis_ A. de Juss.),
le tamarinier (_Tamarindus indica_ Lin.), le baobab (_Adansonia
digitata_ Lin.), le fromager (_Bombax ceiba_ Lin.), le rônier
(_Borassus flabelliformis_ Lin.), le n’taba (_Sterculia cordifolia_
Cav.), enfin une grande variété de ficus et de légumineuses. Mais,
nous le répétons, ces végétaux, vu l’exiguité de l’île,
y sont en minime quantité. On ne les trouve guère que dans la
partie centrale. A l’Est et à l’Ouest, à part le rônier,
ils sont relativement rares.

Il y a peu de champs cultivés. Le sol se prête peu à la culture. On
ne trouve des lougans qu’aux environs des villages, encore sont-ils
de peu d’étendue. Un peu de mil et de maïs, et voilà tout. Par
contre, chaque habitant possède autour de son habitation de petits
jardinets où sont cultivés avec grand succès, tabac, courges,
calebasses, tomates indigènes, patates douces, manioc. Les papayers,
citronniers, goyaviers, bananiers s’y sont très bien acclimatés et
y sont cultivés avec grand succès. Dans les régions Est et Ouest
se trouvent de belles rizières. Enfin, chaque factorerie, ainsi que
les fonctionnaires, possèdent de beaux jardins où l’on récolte
quelques légumes d’Europe, choux, salades, radis, oignons, etc.,
qui font les délices de ceux que leurs affaires ou leurs fonctions
forcent à résider dans le pays.


_Faune, animaux domestiques._ — La faune est des plus
pauvres. Quelques rares singes, venus là on ne sait pourquoi,
quelques pigeons, tourterelles, bécassines et perdrix grises,
une grande variété d’oiseaux de toutes sortes, au plumage
varié. Pas d’animaux nuisibles ; mais, par contre, une quantité
énorme de moustiques, surtout pendant l’hivernage. Quelques rares
serpents non venimeux et une grande variété de lézards. Le
fleuve est très riche en poissons dont les espèces sont
excessivement nombreuses. Quelques-unes sont excellentes et
constituent une ressource précieuse pour la table. Mais, par
contre, il est absolument infesté de caïmans. Il en est qui sont
réellement énormes et qui deviennent un véritable danger pour les
baigneurs. Aussi ne s’y plonge-t-on jamais. Les hippopotames s’y
montrent aussi fréquemment ; mais ils habitent de préférence les
marigots voisins.

Parmi les animaux domestiques nous citerons particulièrement les
chiens, chèvres, moutons, poulets, canards. Les bœufs viennent
surtout de la terre ferme, selon les besoins de l’alimentation. Les
chevaux y vivent difficilement. Pendant le séjour que nous y avons
fait, nous n’en avons vu que trois, celui du gouverneur et deux
autres qui appartenaient à la Compagnie française.


_Le Protopterus annectens_, ou _Mudfisch des Anglais_,
ou _Schlammfisch des Allemands_, ou _poisson de vase_. — Nous
serions incomplets si nous ne mentionnions pas ici cette espèce
de poisson si bizarre, qui se niche dans la vase du fleuve et des
marigots avoisinants et qui peut pendant plusieurs mois vivre en
dehors de tout liquide, à l’air libre. C’est le _Protopterus_ ou
poisson de vase que les Anglais désignent sous le nom de _Mudfisch_,
les Allemands _Schlammfisch_. Par sa constitution et ses mœurs,
il se distingue des poissons proprement dits et forme pour ainsi
dire un ordre particulier intermédiaire entre les poissons et les
batraciens. Nous verrons plus loin qu’il a en effet des caractères
communs à ces deux classes.

On le trouve dans la plupart des cours d’eau de l’Afrique
occidentale, surtout dans la région comprise entre les 5e et
13e degrés de latitude nord. Il affectionne particulièrement les
marigots dans lesquels le courant est peu prononcé. On le rencontre
également dans les grands fleuves, principalement dans les parties
où le courant se fait peu sentir. La Mellacorée, la Casamance et la
Gambie, ainsi que les marigots qui en dépendent, sont les fleuves qui
en renferment le plus. Il est très commun aux environs de Mac-Carthy
et à l’embouchure du Sandougou et du marigot de Countiao.

Grâce à l’obligeance de MM. les agents de la Compagnie française,
j’ai pu en expédier en France plusieurs caisses et examiner
attentivement ce curieux animal. Mon excellent ami, M. le lieutenant
Tête, de l’infanterie de marine, et M. le Dr Bonnefoy, médecin
de 2e classe de la marine, ont pu également l’observer. Ils ont
bien voulu me communiquer leurs notes à son sujet. Elles m’ont
été d’un précieux secours pour rédiger ce qui suit et pour
compléter l’étude rapide que j’en avais faite[17].

Les Protopterus appartiennent à l’ordre des _Dipneustes
dipneumones_. La peau est écailleuse, — cinq branchies
tripinnatifides — deux poumons aréolaires, dilatés en avant,
rétrécis en arrière, où ils atteignent le cloaque ; ils
communiquent par une courte trachée membraneuse, avec le dehors,
au moyen d’une glotte s’ouvrant dans le plancher du pharynx ;
cœur à ventricule simple, oreillette simple ; appareil génital
femelle plus semblable à celui des batraciens qu’à celui des
poissons. Au lieu de nageoires, quatre extrémités irrégulièrement
cylindriques, longues de cinq à dix centimètres ; les deux
antérieures prennent naissance à l’extrémité postérieure de
la tête ; les deux postérieures s’étendent à la naissance
d’une queue lancéolée. — La couleur de la peau est gris
brun, sale. Elle est semée de taches sombres. Le squelette est
cartilagineux, sauf la tête, qui est seule ossifiée. La colonne
vertébrale est formée d’une tige cylindrique, subcartilagineuse,
revêtue d’une gaîne fibreuse et d’une série de pièces neurales
disposées en toit au-dessus de la moelle épinière. Ces pièces
sont soudées entre elles, sur la ligne médiane, où elles portent
une apophyse épineuse styliforme. L’articulation de la tête est
effectuée par un seul condyle.

Pendant l’hivernage, ces sortes de poissons vivent dans la vase,
au fond des marais, des marigots et du fleuve. Ils se nourrissent
de petits poissons et autres animaux aquatiques. Quand les marais
commencent à se dessécher, ils font un trou dans la vase molle et y
fixent leur demeure. Là, le poisson de vase se replie en deux par une
demi-révolution sur lui-même, et la queue vient recouvrir la tête
comme un bonnet. A ce moment, les glandes de la peau sécrètent un
liquide gluant qui se dessèche et forme une enveloppe imperméable,
membraneuse, couleur feuille-morte, et laissant seulement à nu
l’ouverture de la bouche. L’animal tombe alors dans une sorte
de léthargie qui va durer pendant toute la saison sèche. Il n’en
sortira que pendant l’hivernage suivant, lorsque les pluies auront
détrempé le sol.

Le moment propice pour s’en emparer est l’époque pendant laquelle
il est plongé dans son sommeil léthargique, c’est-à-dire du mois
de novembre au mois de juin. Il faut alors découper autour de son
nid une motte de vase de la grosseur d’un beau melon, en ayant bien
soin de ne pas toucher à ses parois. Cette motte de terre sèche
rapidement, devient compacte et très dure. On peut la conserver
ainsi pendant sept ou huit mois à l’air libre sans que l’animal
en souffre. Il est facile de s’en assurer en examinant de temps en
temps la petite ouverture qui y est ménagée pour la bouche. Tant
qu’on y constatera la présence de cette partie du corps, le poisson
sera vivant. Si elle manque et si le trou apparaît béant, il sera
mort. En effet, dès qu’il a cessé de vivre, la tête retombe au
bord du nid et l’orifice buccal n’est plus apparent. Il suffit de
plonger la motte de vase en entier dans l’eau pendant quarante-huit
heures environ pour voir l’animal reprendre toute sa vitalité.

Il ne vit que dans l’eau douce, à une température de 12 à 25
degrés, au plus. L’eau saumâtre lui est funeste, surtout quand
elle est très chargée de chlorure de sodium. On ne le trouve,
pour ainsi dire jamais dans les marais salants et à l’embouchure
des fleuves. Il est inconnu dans le Sénégal, la Falémé, le Niger
et le Tankisso.

Le meilleur procédé pour l’expédition en Europe, est d’emballer
les mottes dans de la paille bien sèche, paille de riz ou de _Fonio_,
ou à défaut dans des feuilles exemptes de toute humidité. La
caisse où on les mettra doit être solide, à couvercle grillagé
et percée partout de trous nombreux, de façon à laisser librement
circuler l’air. Les Protopterus ainsi expédiés sont arrivés
en parfait état en France. M. le professeur Vaillant, au Muséum
d’Histoire Naturelle, à Paris, et M. le Dr Heckel, professeur
à la Faculté des Sciences de Marseille, ont pu réussir à les
conserver. J’ai appris dernièrement que M. le Dr Burckhardt, de
Berlin, était en train de faire également des essais d’élevage
à l’aquarium de cette ville. Jusqu’à présent, je ne connais
pas encore les résultats obtenus dans ce sens.


_Ethnographie_ ; _populations._ — Relativement à son étendue,
Mac-Carthy est peu peuplée. Il n’y a pas plus de quinze cents
habitants, soit environ vingt-cinq par kilomètre carré. On n’y
trouve que deux centres de population : George-Town et Boraba.

_George-Town_ (1,200 habitants), est située vers la partie
centrale de l’île, sur sa côte Nord. Sa population se compose
d’éléments les plus divers ; un seul Européen, deux au plus,
agents de la Compagnie française, des mulâtres anglais venus
de Bathurst et de Sierra-Leone, des Ouolofs, des Malinkés, des
Akous de Sierra-Leone et quelques Toucouleurs. De tous ces peuples,
les Malinkés ou Mandingues sont indigènes ; les autres n’y sont
qu’importés et n’y sont venus qu’à la suite des commerçants
qui les emploient, ou pour y faire eux-mêmes du commerce à leurs
risques et périls.

La ville par elle-même se compose de deux parties, l’une construite
en pierres ; c’est la ville commerciale ; l’autre construite à
la mode indigène, c’est la ville noire.

Les constructions sont peu nombreuses dans la ville commerciale. On
n’y trouve guère que la factorerie française, la factorerie
anglaise, l’église protestante, quelques magasins et enfin
la demeure du gouverneur. De toutes ces constructions, la
factorerie française est de beaucoup la mieux comprise et la plus
confortable. C’est une vaste maison construite avec galeries et
vérandahs, appropriée aux pays chauds et où l’on reçoit un
accueil charmant et une large hospitalité. D’immenses magasins en
dépendent, et l’on y trouve toutes les installations que nécessite
le commerce tout particulier de ces régions. La factorerie anglaise
est moins confortable. La résidence du gouverneur est un pavillon
carré, construit en pierres avec rez-de-chaussée et étage. Il
est à galeries et à arcades. Jusqu’à ce jour, il était assez
mal entretenu. Le gouverneur actuel, M. Syrett, y faisait faire de
grandes et utiles réparations pendant le séjour que nous avons
fait à Mac-Carthy.

George-Town a dû être autrefois un centre de population et de
commerce bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui. On
peut s’en faire une idée par les ruines que l’on y rencontre à
chaque pas : ruines de l’ancien palais de justice, de l’hôpital,
de casernes, de maisons particulières, toutes constructions faites
à grands frais avec la pierre ferrugineuse du pays, qu’il faut
aller chercher au loin sur la terre ferme, et avec ciment et chaux,
soit importés d’Europe, soit fabriqués avec des coquilles
d’huîtres que les côtres apportent de Bathurst. C’est encore
le mode de construction employé aujourd’hui.

Le ville indigène est bien tracée. Les rues sont larges et bien
entretenues devant les habitations, mais le milieu est sale et les
herbes y poussent à discrétion. Elle se compose de huttes indigènes
construites à la mode du pays, en chaume et en bambous. Entre les
cases, les habitants font de petits jardinets où ils cultivent du
tabac, des courges, calebasses, etc. ; mais avec ce même manque de
soin dont le noir fait toujours preuve partout.

Nous avons dit plus haut de quels éléments se composait la
population de George-Town. Tout ce monde-là parle anglais, et
dans les relations journalières ne se sert absolument que de cette
langue. La plupart des habitants sont protestants, et le dimanche
est observé comme dans la ville la plus puritaine d’Angleterre. Le
pasteur est un noir qui fait partie de la Mission de Bathurst.

_Boraba_ (300 hab.). — A 3 kilomètres environ à l’Est de
George-Town se trouve le petit village de Boraba. Il est habité par
des Mandingues uniquement. Ils vivent là paisiblement et se livrent
à la culture de leurs lougans de mil, patates, riz, arachides. Ils
ne viennent guère à George-Town que pour y chercher ce dont ils
peuvent avoir besoin.

Les aborigènes de Mac-Carthy sont, avons-nous dit plus haut, les
Mandingues. D’où sont-ils venus ? Sans nul doute directement du
Manding. La légende nous apprend, en effet, que Moussa-Mansa, fils
de Soun-Djatta, le héros mandingue, à son retour du pèlerinage
qu’il fit à La Mecque, s’avança jusqu’à Yan-Yan M’Bouré
(c’est le nom que les indigènes donnent à Mac-Carthy), après
avoir ravagé le Gamon, le Tenda, le Ouli et le Niani. Mais nous
croyons aussi qu’à ces premiers colons, compagnons de Moussa-Mansa,
vinrent dans la suite se joindre d’autres familles venues du Ghabou
et du Ouli. Ce qui nous le ferait supposer avec juste raison, c’est
qu’à Yan-Yan M’Bouré, on ne trouve pas seulement des Keitas,
mais aussi des Camaras, des Niabalis et des Dabos. Or, toute famille
dont un ancêtre a fait partie à un titre quelconque des colonnes
de Soun-Djatta ou de ses descendants, ne manque pas d’ajouter à
son nom celui de Keita et souvent même de substituer ce dernier au
premier. On peut donc affirmer que les familles qui ont conservé
leurs _Diamous_ primitifs (nom de famille) ne sont pas venues à la
suite des conquérants Mandingues issus du sang de Soun-Djatta. Quoi
qu’il en soit, les Mandingues de Mac-Carthy se sont conservés
purs de tout mélange. Musulmans farouches, ils vivent renfermés
dans leur petit village de Boraba et n’ont que de rares relations
avec leurs voisins.


_Industrie, Commerce._ — Il n’y a à Mac-Carthy aucune
industrie. Nous n’y avons trouvé que quelques forgerons indigènes
et quelques charpentiers attachés aux maisons de commerce.

Par contre, les transactions commerciales qui s’y font ont une
réelle importance, et tout permet d’espérer qu’elles ne feront
que prendre chaque année une extension plus considérable. Nous
avons été heureux de constater que la plus grande partie du
commerce actuel était entre des mains françaises. Grâce à son
influence dans ces régions et aux procédés qu’elle emploie,
la Compagnie française de la côte occidentale d’Afrique a su
monopoliser presque toutes les affaires qui s’y font. Nous avons pu
nous procurer des chiffres exacts, que nous tenons à rapporter ici
et qui ne permettront pas de douter un instant de l’extension du
commerce français dans ces régions. Ce commerce se compose presque
uniquement d’échanges de produits du pays contre des étoffes, du
sel, tabac, poudre, verroterie, etc., etc. Les principaux produits
achetés sont exportés en Europe. Ce sont des arachides, peaux,
cire, caoutchouc, ivoire.

En 1890, les quantités traitées ont été environ :

  Arachides : 3,000 tonnes, à 170 fr. la tonne environ.

  Peaux : 10,000, à 2 fr. 50 ou 3 fr. la peau.

  Caoutchouc : 4,500 kilog., à environ 1 fr. 25 le kilog.

  Cire : 8,000 kilog., à environ 1 fr. le kilog.

  Ivoire : Quelques défenses seulement, à des prix variables.

Si nous ajoutons à cela un certain chiffre d’affaires au comptant,
consistant dans la vente de riz, mil, verroteries, alcools, sel,
étoffes, etc., etc., chiffre qui peut s’élever environ à 3,500
ou 4,000 francs par mois, on verra que Mac-Carthy est un centre
de commerce assez important. De ce fait, elle mériterait que
l’administration anglaise s’en occupât un peu plus et donnât
aux commerçants une protection plus efficace.

Ce n’est assurément pas dans l’île que le commerce peut trouver
assez de produits pour s’alimenter. Mais de partout on y apporte des
denrées en notable quantité, et, de plus, les maisons de commerce
envoient dans tous les pays voisins des représentants qui y drainent
tout ce qui peut être l’objet d’un trafic quelconque.

Par eau, les communications se font aisément, et, pendant toute
l’année, les grands vapeurs y peuvent venir charger. Cela ne
contribue pas peu au développement des affaires.

Outre les produits que nous venons de mentionner, les factoreries en
achètent encore d’autres qu’elles revendent sur place. Parmi
ceux-là, nous citerons particulièrement les Kolas, le beurre
de Karité, les étoffes du pays, le mil et le maïs. Le chiffre
d’affaires ainsi obtenu est relativement élevé et vient
s’ajouter à ceux que nous avons cités plus haut.


_Organisation politique et administration._ — Les Anglais ont
appliqué à Mac-Carthy le système politique qu’ils ont adopté
dans la plupart de leurs colonies africaines. Ils ne se mêlent en
rien des affaires des indigènes ; mais aussi, dès qu’un conflit
éclate, ils savent bien prendre toutes leurs précautions pour que
les intérêts de leurs nationaux, de quelque nature qu’ils soient,
restent sauvegardés.

Les habitants de l’île de Mac-Carthy sont sujets anglais, de
quelque couleur et de quelque nationalité qu’ils soient. Ceci
ne s’applique, bien entendu, qu’aux indigènes. L’esclavage,
sous quelque forme que ce soit et de quelque nom qu’on le désigne,
y est totalement inconnu. Tout captif évadé qui se réfugie à
Mac-Carthy est considéré comme un homme libre et est assuré de
la protection efficace des autorités anglaises.

On reconnaîtra que cette ligne de conduite, que les Anglais ont
adoptée en Gambie à l’égard des indigènes, est bien faite
pour leur attirer toutes les sympathies des noirs. Aussi, il
faut voir comme les habitants de George-Town se sont, pour ainsi
dire identifiés avec leurs gouvernants. Ils ne leur ont pas pris
seulement leur langue, mais aussi leurs mœurs, leurs coutumes, et
je dirai presque aussi leurs sympathies et leurs antipathies. Rien
d’intéressant et d’instructif comme de voir, le dimanche,
cette population de Noirs, de races diverses, se rendre en costume
Européen au temple protestant. Enfin la meilleure preuve que nous
pourrions apporter à l’appui de ce que nous venons de dire, est
le respect qu’ils ont su leur inculquer pour la reine Victoria. Le
jour de sa fête est jour férié et l’hymne national y est chanté
par toute la population indistinctement.

Au point de vue administratif comme au point de vue politique,
Mac-Carthy dépend entièrement de Bathurst. L’autorité anglaise
y est représentée par un gouverneur qui relève de celui de
Bathurst. Il est nommé par le pouvoir métropolitain sur la
proposition de ce dernier. Lorsqu’il s’absente, il est remplacé
dans ses fonctions par un intérimaire nommé par le gouverneur de
Bathurst. Cet intérimaire est généralement un habitant notable
anglais de la ville.

Le gouverneur est un fonctionnaire absolument civil, qui tient
entre ses mains tous les rouages administratifs et tous les
pouvoirs. C’est la seule autorité de l’île. Il est assisté,
pour la justice, par une sorte de greffier-secrétaire. Sa juridiction
est fort peu étendue et ses pouvoirs très restreints. Au criminel,
il ne peut condamner qu’à de légères amendes et n’infliger
que quelques jours de prison. Au civil, il remplit à peu près les
fonctions de juge de paix. Les affaires graves et importantes sont
jugées par les tribunaux de Bathurst, auxquels on peut toujours,
du reste, faire appel des jugements rendus par le gouverneur.

Il n’y a pas de garnison à Mac-Carthy. Une dizaine de police-men,
commandés par un sergent, sont chargés, sous l’autorité
du gouverneur, de maintenir l’ordre. A part ces modestes
fonctionnaires, il n’y a dans l’île aucune force militaire
constituée, et pour la défense, en cas d’attaque, l’autorité ne
dispose que de quelques canons d’un ancien modèle et des quelques
fusils dont est armée la police.

[Illustration : Balangar. — Factorerie de la Compagnie française
de l’Afrique occidentale.]

Les revenus du gouvernement y sont peu importants. Il n’y a pas
de douanes. Les droits d’entrée sont acquittés à Bathurst. Pas
d’octroi non plus. Les amendes, les frais de justice, quelques
taxes de nature municipale, pourrions-nous dire, constituent les
recettes de l’île.

L’instruction y est donnée aux enfants par le ministre protestant,
qui est en même temps chargé de l’école.

Mac-Carthy ne possède ni service postal, ni service télégraphique,
bien qu’elle soit peu éloignée de Bathurst. Aussi les
communications avec le chef-lieu sont-elles des plus rares et des
plus difficiles, surtout pendant l’hivernage. Il faut avoir recours
à la complaisance des maisons de commerce, et encore pendant la
saison des pluies ne faut-il pas compter sur plus d’un bateau
par mois. La métropole et la colonie ne font rien pour y favoriser
le développement des relations commerciales. Tout est laissé à
l’initiative privée. Il faut dire aussi que, sous ce rapport,
les négociants jouissent de la plus grande latitude. Ce système,
certes, peut avoir du bon. Les résultats semblent le prouver. Malgré
cela, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que le pouvoir
central est bien avare pour Mac-Carthy.


_Conclusions._ — Notre but, dans ce chapitre, a été de faire
connaître autant que possible Mac-Carthy. Nous nous sommes efforcé
de l’étudier sous tous ses aspects et de faire ressortir son
importance commerciale. Là encore, bien que nous nous trouvions en
pays absolument étranger, nous avons été heureux de constater
combien était puissant le commerce français. Nous y sommes au
premier rang, et pourtant nous avions à lutter contre un terrible
et puissant adversaire. Qu’on ne vienne donc pas nous dire que le
commerce français est réduit à néant dans les pays d’outre-mer
et que l’Anglais nous a partout supplantés et évincés ! Les
chiffres que nous avons cités sont plus éloquents que tout ce que
nous pourrions dire. Ils ne feront que croître, nous en sommes
persuadé, et nous ne saurions mieux conclure qu’en formant le
souhait que nos commerçants comprennent toute la grande importance
qu’il y a, à l’heure présente, à ne pas laisser péricliter
notre influence en Gambie.




                             CHAPITRE VIII

[Illustration : _Kalonkadougou_]

Départ de Mac-Carthy. — En route pour le Kalonkadougou. —
Diamali. — La vigne du Soudan. — Canouma. — Le _Fonio_. — Le
_Fromager_. — Counté-Counda. — Arrivée à Demba-Counda. —
Fatigue extrême. — Bonne réception. — Le village. —
Son chef. — Je suis forcé d’y rester deux jours. —
Description de la route de Mac-Carthy à Demba-Counda. —
Géologie. — Botanique. — Bizarre superstition. —
Départ de Demba-Counda. — Arrivée à Kountata, premier
village du Kalonkadougou. — De Kountata à Diambour. — Beaux
lougans. — Les puits de Diambour. — Belle réception. — Le
village. — Massa-Diambour. — Séjour à Diambour. — Départ
pour Goundiourou. — Arrivée à Goundiourou. — Village en
ruines. — Oseille et tomates indigènes. — Description de la
route de Diambour à Goundiourou. — De Goundiourou à Daouadi. —
Guiriméo. — Mansa-Bakari-Counda. — Saré-Dadi. — Daouadi. —
Aspect du village. — Un courrier rapide. — Lettre de M. Frey. —
Description de la route de Goundiourou à Daouadi. — La _gomme_
et les _gommiers_. — La _gomme_ de _Kellé_. — De Daouadi
à Coutia. — Boulou. — Coutia. — Massa-Coutia. — Aspect
du village. — Les tisserands. — Description de la route de
Daouadi à Coutia. — Le coton. — Les Niébès-Ghertés ou
Tigalo-N’galo. — Patates douces.


27 novembre. — Ce fut le 27 novembre seulement que nous pûmes
nous remettre en route. Malgré une nuit de fièvre et d’insomnie,
bien que la température fût excellente, je me décidai quand
même à partir. J’étais intimement convaincu que dès que
nous aurions atteint des régions plus septentrionales et des
plateaux plus élevés, nous verrions rapidement disparaître les
accidents palustres dont nous avions souffert à Mac-Carthy. Ma
faiblesse était devenue extrême, en peu de jours ma figure avait
pris le cachet paludéen caractéristique de la côte occidentale
d’Afrique. MM. les agents font tous leurs efforts pour me retenir ;
mais je refuse absolument leur bonne invitation. Je ne puis rester
plus longtemps, j’estime que j’ai assez perdu de jours et il faut
enfin partir, si je ne veux pas tomber plus sérieusement malade et
peut-être être obligé de rentrer en France sans avoir accompli
ma tâche.

Donc, le 27 novembre, à 7 heures du matin, nous quittons la
factorerie. MM. les agents viennent m’accompagner de l’autre
côté du fleuve où m’attendent mon cheval et mon palefrenier. Là,
après les avoir remerciés de leur bonne hospitalité, je monte
à cheval, et, à mon grand étonnement, je me hisse avec bien
moins de peine que je ne l’aurais cru. A Lamine-Coto, je trouve
tout préparé pour le départ, et après avoir remercié le chef
d’avoir donné l’hospitalité à mes hommes et lui avoir prouvé
par un beau cadeau toute ma reconnaissance, nous nous mettons en route
pour Demba-Counda, village distant de seize kilomètres environ et
où j’avais décidé de faire étape ce jour-là.


_Diamali._ — A 7 h. 50, nous traversons le petit village Toucouleur
de Diamali. Sa population est d’environ 150 habitants. Ce sont
des Toucouleurs-Torodos qui y émigrèrent à peu près à la même
époque que ceux de Oualia et de Dinguiray. Tout le long de la route,
je constatai l’existence de nombreux pieds de « Vigne du Soudan »,
de différentes espèces.


_Vigne du Soudan._ — Ce végétal est très commun au Soudan. Je
l’ai trouvé un peu partout mais particulièrement aux environs
de Kayes, à Koundou, à Niagassola, dans le Bondou, le Tiali, le
Niéri, le Ouli, le Bélédougou, le ravin de Soknafi, non loin de
Bammako, etc., etc. Nulle part il n’est cultivé et croît partout
spontanément. Il affectionne particulièrement les terrains bas,
humides et surtout les forêts les plus épaisses et dont le sol est
le plus riche en humus. J’ai remarqué que les pieds qui croissaient
sur les plateaux portaient rarement des fruits. Ils étaient brûlés
par le soleil avant d’avoir produit, et n’arrivaient jamais à
complet développement.

La vigne du Soudan ressemble beaucoup, comme port, aux vignes
américaines et surtout aux espèces _Othello_ et _Hundinckton_
que l’on cultive actuellement en France, mais elle est loin
d’atteindre les dimensions qu’elles acquièrent sous nos
climats. C’est surtout par le feuillage qu’elle s’en rapproche
le plus.

Elle fleurit vers la fin de juillet ou le commencement d’août,
ses fruits arrivent à maturité complète vers la fin d’octobre ou
au commencement de novembre. Les grappes en sont généralement peu
nombreuses et peu fournies. Nous avons souvent vu des pieds adultes
qui n’en portaient aucune.

Jusqu’à ce jour on en a déterminé cinq espèces principales, les
_Vitis Lecardi_, _Durandi_, _Faidherbi_, _Chantini_ et _Narydi_. Les
trois dernières sont les plus productives. Le _Vitis Faidherbi_ donne
un raisin jaunâtre, et la _Vitis Narydi_ un raisin très doré ;
quant à l’espèce _Lecardi_, qui est surtout très commune sur
les bords du Niger, elle produit un grain violet noirâtre qui n’a
que peu de saveur.

Les grains de toutes les espèces de vigne du Soudan sont petits. Leur
grosseur ne dépasse pas celle d’un gros pois. La pulpe est peu
abondante et les graines très volumineuses. C’est, du reste,
la caractéristique de la majeure partie des fruits non cultivés
des pays chauds. Cette pulpe a légèrement le goût du raisin,
et encore n’arrive-t-on à le découvrir qu’avec la plus grande
bonne volonté. On a fait à ces végétaux une réputation qu’ils
sont loin de mériter, et certains utopistes leur ont attribué
une importance que dans l’état actuel des choses, ils sont
loin d’avoir. Peut-être arrivera-t-on, par la culture, à les
améliorer et à en augmenter la production, mais bien des siècles
s’écouleront encore avant qu’on ait pu en tirer un produit qui
puisse rappeler de loin les vins de nos plus mauvais crûs.

A neuf heures, nous faisons halte au village Toucouleur de
Canouma. _Canouma_ est un village de 350 habitants, bien bâti,
propre et habité par des Toucouleurs-Torodos émigrés du Fouta,
à la suite d’Ousmann-Celli, le chef de Oualia. Ils s’étaient
d’abord fixés dans ce dernier village, mais des différends étant
survenus entre eux et le chef, ils partirent et vinrent s’établir
à Canouma. Dès mon arrivée, le chef et les principaux notables
vinrent me saluer. Je trouve là également le frère du chef
de Demba-Counda, venu au-devant de moi pour me conduire dans son
village. Après une halte d’un quart d’heure pendant lequel
nous pûmes nous désaltérer, grâce à l’amabilité du chef
qui, dès que j’eus mis pied à terre, m’avait envoyé deux
calebasses d’excellent lait, nous nous remettons en route. Non loin
de Canouma, nous laissons un peu sur notre droite un petit village
Peulh, enfoui, comme ils le sont tous, au milieu du mil. Quand nous
passons devant ses cases, qui s’élèvent à deux cents mètres
de la route environ, les femmes et les enfants sont occupés à
récolter le Fonio. C’est la saison, du reste. Le riz a disparu
et est remplacé par cette céréale, que, dans certaines régions,
les indigènes lui préfèrent.


_Le Fonio._ — On a souvent regardé le fonio comme une variété
du sorgho. Il n’en est rien. Cette confusion provient de ce que,
dans certaines régions, le Fouta par exemple, les indigènes,
quand on leur demande les noms des différentes variétés de mils,
désignent l’une d’entre elles sous ce nom. Mais il ne faut pas
s’y tromper, ce mot désigne deux plantes absolument différentes,
une variété de petit mil Toucouleur et une autre céréale qui
n’a avec elle rien de commun.

Le fonio, proprement dit, n’est autre chose que le _Penicellaria
spicata_ Wild., que les Ouolofs appellent encore _Dekkélé_. C’est
une graminée dont les proportions sont bien plus petites que celles
du sorgho. Sa tige a environ trente-cinq centimètres de hauteur,
cinquante au plus, à feuilles très étroites, relativement longues
et dont la forme rappelle celle d’un fer de lance très effilé. Ses
graines sont très petites, de forme légèrement oblongue, très
nombreuses et groupées sur une inflorescence cylindrique en forme
d’épi très allongé. Elles sont de meilleure qualité que celles
du sorgho et servent à préparer un aliment très apprécié des
indigènes.

Sa culture, très facile, ne demande pas une préparation méticuleuse
du terrain. Après avoir enlevé et brûlé les herbes des terres
que l’on veut ensemencer en fonio, les semis sont faits à la
volée. Un léger grattage du sol à l’aide d’une pioche _ad
hoc_ suffit pour recouvrir les semences. Ce travail, peu pénible,
est fait surtout par les femmes et les enfants. Le fonio est semé
au début de la saison des pluies, après les premières tornades,
vers le commencement de juillet. Il lève quinze jours après et les
fruits arrivent à maturité vers la fin de novembre. Il demande
un sol peu riche en humus, ni trop sec, ni trop humide. Les semis
faits dans les marais et dans les endroits bien ombragés donnent
un résultat bien inférieur aux semis pratiqués dans les terrains
secs et bien exposés au soleil. L’humidité qui résulte des pluies
d’hivernage suffit pour lui permettre de bien prospérer. Une trop
grande abondance d’eau l’empêche de bien fructifier. Jusqu’au
moment de la récolte, on ne prend nullement le soin d’enlever
les herbes inutiles des lougans. Il en résulte que lorsqu’il est
arrivé à maturité complète on est obligé, pour le cueillir, de le
couper tige par tige. Ce qui, on le comprendra, occasionne une perte
de temps considérable. On le met ensuite à sécher dans les cours
des habitations, dont le sol a été, au préalable, bien battu et
enduit de bouse de vache. Deux ou trois jours suffisent pour cela. Les
grains se détachent alors très aisément et pour cela il n’y a
qu’à le prendre à poignée et à le frapper légèrement contre
le sol. Vannés et débarrassés des fragments de paille qui s’y
sont mélangés, ils sont ensuite enfermés dans des récipients en
terre analogues à ceux dont nous avons parlé plus haut. Ils s’y
conservent sans s’altérer jusqu’à la récolte prochaine. Ces
grains sont de couleur légèrement brune. Mais quand ils ont été
décortiqués à l’aide du mortier et du pilon à couscouss,
et débarrassés de leurs enveloppes, ils présentent un aspect
légèrement jaunâtre qui rappelle beaucoup celui de la semoule,
avec laquelle le fonio, a du reste, de grands points de ressemblance.

Les indigènes préparent avec le fonio un couscouss qui jouit partout
d’une grande faveur. On le fait bouillir ou cuire à la vapeur
d’eau et on le mange avec de la viande, du poisson et une sauce
très relevée. Il est considéré par les noirs comme la plante la
plus nourrissante. Il contient en effet une proportion relativement
considérable de matières azotées : 10,84 pour cent environ. Très
facile à préparer, il est de ce fait excessivement précieux
pour l’alimentation dans les expéditions. C’est le viatique
indispensable de tous les dioulas et l’aliment que l’on emporte,
de préférence, pour les longs voyages et les longues chasses dans
la brousse. Il est au préalable bien décortiqué, bien pilé et
bien séché au soleil. Le voyageur en emplit sa peau de bouc et à
l’étape le fait cuire généralement dans une vieille boîte de
conserves qu’il porte attachée à la ceinture.

Le fonio est peu utilisé pour la nourriture des animaux, des chevaux
particulièrement. D’abord il n’y en a jamais en assez grande
quantité pour cela. De plus, ils le digèrent assez difficilement,
ses grains étant généralement mal broyés. On lui préfère de
beaucoup le mil pour cet usage.

La paille très fine constitue un excellent fourrage dont les
bestiaux sont très friands. Elle est très hygrométrique, et les
dioulas s’en servent pour emballer leurs Kolas après l’avoir
légèrement mouillée. Bien empaquetée dans des paniers _ad hoc_,
elle conserve son humidité pendant plusieurs jours. De ce fait
les Kolas ne se dessèchent pas, et, pour les maintenir toujours
frais, il suffit d’asperger les ballots tous les quatre jours à
peu près. Elle peut enfin servir à fabriquer de bonnes paillasses
pour le couchage. Elles ont sur les paillasses faites avec la paille
de maïs le grand avantage de ne pas s’affaisser autant, et de
s’échauffer plus lentement. Nous nous sommes fréquemment très
bien trouvé de l’avoir ainsi employée pour notre usage personnel.

Le rendement du fonio est bien plus considérable que celui
du mil ou du riz. De toutes les céréales cultivées dans ces
régions, c’est celle qui produit le plus. Il donne environ 5,000
kilogrammes à l’hectare. Sa valeur commerciale est à peu près
de 20 francs les cent kilogs. On en trouve, du reste, fort peu sur
les marchés. La récolte est consommée presque entièrement sur
place. Monsieur le pharmacien en chef des colonies Raoul, dans
son savant « Manuel pratique des cultures tropicales » donne,
des grains de cette précieuse plante, une analyse détaillée qui
nous permet de conclure qu’elle possède au plus haut degré les
qualités que l’on doit exiger d’une céréale destinée à
concourir à l’alimentation de l’homme.


_Le Fromager._ — Ce végétal, très commun dans tout le
Soudan Français, disparaît peu à peu à mesure que l’on
s’éloigne de la Gambie et que l’on s’avance dans les régions
septentrionales. Canouma est le dernier village où nous l’ayons
vu dans ces parages. C’est un arbre qui atteint des dimensions
colossales et qui est très facile à reconnaître à son port
majestueux, à ses fruits caractéristiques et aux épines qui
couvrent sa tige et ses principaux rameaux. C’est l’arbre à
palabre de beaucoup de villages et c’est à ses pieds que, dans
bien des villages Malinkés, on construit ces vastes lits de camp
sur lesquels couchent les hommes pendant les nuits étouffantes de
la saison chaude.

Le Fromager (_Bombax ceiba_ L.) est une Malvoïdée de la famille
des _Bombacées_. Sa tige est très volumineuse et atteint parfois
jusqu’à huit et dix mètres de hauteur. On montre à Goniokori les
deux fromagers sous lesquels campa Mungo-Park lorsqu’il passa dans
ce village, et tous les Européens les connaissent sous les noms de
« Fromagers de Mungo-Park ». Ils ont des dimensions réellement
gigantesques.

L’écorce du fromager ordinaire est d’une belle couleur vert
lézard. Elle est couverte d’épines volumineuses très acérées
et qui se détachent difficilement. Le bois, très tendre, est peu
employé. Les feuilles sont alternes, stipulées et généralement
peu abondantes. L’arbre en porte toute l’année. Il fleurit
en janvier ou février et ses fruits arrivent à maturité en
juin ou juillet. Ces fruits secs ont l’endocarpe chargé de
poils à l’intérieur, et ils renferment une trentaine de graines
qu’entoure une sorte de bourre laineuse caractéristique qui permet
de reconnaître aisément ce végétal.

Le fromager, proprement dit, croît dans les terrains légèrement
humides et a besoin d’une forte terre pour bien prospérer. Nous
en avons vu à Mac-Carthy de beaux spécimens.

Il existe au Soudan deux sortes de fromagers, le fromager proprement
dit et le _Dondol_. Ce dernier présente des particularités qui
méritent d’être signalées. A l’encontre de son frère, il
croît de préférence dans les terrains pauvres en humus, surtout
sur les plateaux ferrugineux, si communs dans ces régions arides
et désolées. Il n’acquiert jamais les énormes proportions du
fromager proprement dit. Le diamètre de sa tige ne dépasse guère
quarante ou cinquante centimètres au maximum. Son écorce, au lieu
d’être verte, a une couleur brun noirâtre prononcée. Elle est
profondément fendillée, et il n’y a que les jeunes rameaux qui
présentent des épines, peu adhérentes et qui tombent au bout
de deux ou trois ans. Ses rameaux sont peu nombreux et de petites
dimensions si on les compare au tronc. Ils ne portent que de rares
feuilles alternes et stipulées, peu persistantes et qui tombent dès
les premières chaleurs. Les feuilles ne se montrent que longtemps
après la floraison, c’est-à-dire deux mois environ après la
chute des fleurs. La floraison a lieu vers la fin de décembre. A
cette époque, l’arbre se couvre de belles fleurs d’un rouge vif,
qui sont absolument caractéristiques de ce végétal. Elles ne durent
guère que trois à cinq jours au plus et tombent naturellement. Au
pied de l’arbre, le sol en est littéralement jonché. Rien de
curieux à voir comme le dondol en fleur, on dirait un superbe pied
de flamboyant, mais absolument dépourvu de feuilles. Du rouge,
rien que du rouge, les rameaux disparaissent entièrement sous cette
avalanche de couleurs vives et chatoyantes. A ces fleurs succèdent
en quantité relativement considérable les fruits. Ces fruits sont
secs, déhiscents, à coque de couleur marron foncé, et s’ouvrant
aisément au choc. La grande chaleur suffit pour les faire éclater
quand ils sont arrivés à maturité. L’endocarpe en est chargé
de poils doux et soyeux à l’intérieur. La cavité de ce fruit
(tous ceux qui ont vécu au Soudan le connaissent bien) est remplie
par une bourre épaisse, laineuse, douce au toucher et ayant, à
la lumière, le reflet de la soie. A l’époque de la maturité,
c’est-à-dire vers mai, juin et juillet, le sol en est couvert
au pied des arbres. Elle est excessivement légère, très riche
en nitrate de potasse, et, même sous un gros volume, s’enflamme
rapidement et brûle comme le coton poudre, en ne laissant qu’un
résidu absolument insignifiant. Cette bourre est très difficile à
tisser et à filer. J’ai cependant entendu dire que les indigènes
du Canadougou, pays situé à l’Est du Niger, dans la partie la plus
méridionale de sa boucle, s’en servaient parfois pour fabriquer
certaines étoffes de prix et pour exécuter de fines broderies. Elle
est, par contre, très bonne pour confectionner des matelas et des
oreillers. Nous l’avons souvent employée à cet usage.

Cette bourre enveloppe une trentaine de graines noirâtres qui
diffèrent de celles du fromager ordinaire, d’après M. le
professeur Cornu, du Muséum d’histoire naturelle de Paris, en ce
qu’elles ne sont pas bosselées. Je dédie cette espèce nouvelle
à M. le professeur Cornu en l’appelant _Bombax Cornui_.

Les indigènes utilisent peu le fromager. Toutefois, ses fleurs
sécréteraient une liqueur qui serait à la fois diurétique et
purgative. Le suc de ses racines est apéritif et son écorce serait
aussi légèrement apéritive.

Le bois du dondol ressemble à s’y méprendre à celui du peuplier,
dont il a, du reste, toutes les qualités, et je me souviens avoir
entendu dire, en 1892, par mon excellent camarade, M. le capitaine
Huvenoit, de l’artillerie de marine, alors directeur des travaux du
chemin de fer de Kayes à Bafoulabé, qu’il en avait fait débiter
des planches dont il avait tiré grande utilité.

A neuf heures quarante-cinq minutes, nous traversons le petit
village de _Counté-Counda_. Sa population, qui y est d’environ
trois cents habitants, est composée de Ouolofs émigrés du Bondou
et du Saloum. A onze heures environ, nous arrivons à Demba-Counda,
où j’avais résolu de faire étape ce jour-là. Il était temps,
j’étais exténué. Cette route s’est faite pour moi dans des
conditions déplorables de souffrances. Je me demande encore comment
j’ai pu arriver à l’étape. La fièvre ne m’a pas quitté
tout le long de la route, et vers le petit village de Diamali, je fus
pris de douleurs telles, dans la région de la rate et s’irradiant
jusqu’à l’épaule gauche, que j’eus peine à me tenir à
cheval. C’est dans ces conditions que j’arrivai à Demba-Counda,
où m’attendait enfin le calme et le repos. Dès mon arrivée, je
fus obligé de me mettre au lit et ce n’est que dans la soirée que,
la douleur de l’épaule et de la région splénique ayant disparu,
je pus travailler un peu.

_Demba-Counda._ — Demba-Counda est un gros village d’environ six
cents habitants. Sa population est uniquement composée de Ouolofs
venus du Bondou. Il est relativement propre et bien entretenu. Il
faut dire aussi qu’il a été reconstruit depuis peu de temps. Les
chapeaux des cases sont absolument neufs, ce qui lui donne un aspect
réjouissant que n’ont pas les vieux villages Malinkés. Il est
absolument ouvert et ne possède ni sagné, ni tata. Les habitants
sont de grands cultivateurs. Ils possèdent de beaux lougans et un
beau troupeau de plusieurs centaines de têtes.

Le chef est un bon vieillard à l’aspect patriarcal. Il est regardé
comme le chef de tous les Ouolofs du Niani. Il jouit dans toute cette
région d’une grande réputation de justice et on vient de loin
lui demander ses avis et ses conseils. Il me reçut à merveille,
me donna pour logement sa meilleure case et me fit cadeau d’un beau
bœuf « pour mon déjeuner », selon la formule consacrée. Je n’ai
pas besoin de dire qu’il fut immédiatement occis et dévoré. Mes
hommes et le village tout entier s’en régalèrent. Le bœuf est
viande de luxe dans ces régions, et il faut une grande circonstance
pour qu’on se décide à en abattre un. C’est alors une série
de festins et d’agapes d’autant plus estimés qu’ils sont
plus rares.

La route de Mac-Carthy à Demba-Counda présente ceci de
particulier, qu’à peine à quelques kilomètres de la Gambie, nous
reconnaissons de suite que nous venons de quitter la zone première
de la région tropicale pour entrer de nouveau dans cette région
bâtarde à laquelle appartient la partie sud de nos possessions
Soudaniennes. Plus, en effet, de ces gigantesques végétaux que nous
avions remarqués dans le Sandougou. N’tabas, nétés, fromagers,
etc., etc., disparaissent. Plus nous nous enfonçons dans le Nord et
plus la végétation se ralentit et plus la flore devient pauvre et
rabougrie. Les productions du sol sont toujours les mêmes, mais le
riz fait absolument défaut.

La nature du sol se modifie considérablement. Plus de marais,
comme dans le Sud. La latérite disparaît complètement et nous ne
trouvons plus que des argiles alluvionnaires anciennes qui recouvrent
un sous-sol ardoisier dont les roches émergent par-ci par-là de
la couche d’alluvions. Plus de marigots. On ne boit que l’eau
des puits qui sont excessivement profonds. En résumé le terrain
se rapproche de plus en plus de ceux que nous avons rencontrés dans
le Bondou et le Ferlo-Bondou.

Je fus forcé de rester deux jours à Demba-Counda. Ma faiblesse
était telle, que j’aurais été absolument incapable de me
tenir à cheval. Malgré cela, je fus obligé de recevoir de
nombreuses visites. Tous les chefs des environs vinrent me saluer
et il m’en aurait coûté de les renvoyer sans les remercier et
leur serrer la main. Je n’ai pas besoin de dire que, dans cette
circonstance, je n’eus qu’à me louer du dévouement de Sandia et
d’Almoudo. Ils ne me quittèrent pas et me prodiguèrent les soins
les plus attentifs. Il est curieux de voir combien, chez le Noir,
l’instinct premier de la race tend toujours à se manifester
même chez ceux qui ont vécu pendant longtemps au contact de
l’Européen. Le fait suivant en est une preuve certaine. Almoudo,
comme je l’ai dit au début de ce récit, vit, depuis une quinzaine
d’années, au milieu de nous. Il connaît nos mœurs, nos coutumes,
et peut, à juste titre, être regardé comme un noir intelligent
et relativement civilisé. Cela ne l’empêche pas de se livrer
à toutes les pratiques superstitieuses de sa race. Dans la case
où j’étais logé à Demba-Counda se trouvait un de ces petits
tabourets sur lesquels les femmes ont l’habitude de s’asseoir. Je
ne sais à quel moment je dis à Almoudo de s’y asseoir. Je le
vis alors examiner attentivement cet escabeau et cracher ensuite
légèrement dessus. Je lui demandai les motifs de cette nouvelle
pratique. Ce à quoi il me répondit : « Ces sièges ne sont faits
que pour les femmes, et si un homme s’asseoit dessus sans y avoir
préalablement craché, tous les enfants qu’il aura dans la suite
seront sûrement des filles. » Or, comme Almoudo venait de se marier,
on comprendra aisément que comme tout bon noir, son unique désir
était de voir ses fils perpétuer sa race et son nom. Je me suis
souvent demandé quels pouvaient être les motifs de cette étrange
superstition. Je n’ai jamais pu, malgré mes recherches, en avoir
une explication satisfaisante.


_29 novembre._ — Bien que j’aie passé une fort mauvaise
nuit et que la fièvre dure toujours au moment où je me lève,
je décide quand même de me rendre à Kountata, village distant
seulement de quelques kilomètres de Demba-Counda. Donc, malgré les
instances du brave chef, qui, me voyant si souffrant, veut à toutes
forces me retenir, nous nous mettons en route à six heures dix. La
température est des plus agréables. Nous sommes en pleine saison
fraîche. Les nuits sont même un peu froides et on a besoin de se
bien couvrir. La roule se fait sans incidents et à 8 heures 15 nous
arrivons à Kountata. Rien de bien particulier à signaler, si ce
n’est trois petits villages Peulhs au milieu de beaux lougans. Ce
sont : _Fara-Counda_, 150 hab. ; _Diané-Counda_, 200 hab. ;
_Bouran-Counda_, 250 hab. — La nature du terrain s’accentue de
plus en plus. Ce sont toujours les mêmes argiles. La flore devient
de plus en plus pauvre.


_Kountata._ — Kountata est un village Malinké de 450 habitants
environ. On s’en aperçoit de suite en y entrant, tellement il
est sale, puant et mal entretenu. Malgré cela, j’y suis bien
reçu. C’est le premier village du Kalonkadougou ; il obéit au
chef de Diambour. J’y reçois encore quelques visites et suis
obligé de passer la journée sur mon lit. Malgré de fréquentes
nausées, je puis cependant prendre quelque nourriture. On me donne
à profusion tout ce qui m’est nécessaire pour nourrir mes hommes
et mes animaux. De Demba-Counda à Kountata, la distance n’est
que de 10 kil. 375.


_30 novembre._ — La fièvre ne m’a pas quitté, je passe
cependant une nuit relativement calme. Mais au moment de me lever,
je suis absolument exténué. Je me mets quand même en route pour
Diambour, et à 5 heures 40 nous quittons Kountata en bon ordre. Pas
un seul village entre Kountata et Diambour. Quelques cases de
Peulhs seulement à environ trois kilomètres avant d’arriver. Je
n’oublierai jamais ce que j’ai souffert pendant cette étape de
vingt kilomètres. Ma faiblesse était si grande et les nausées si
fréquentes, que j’étais obligé de descendre de cheval toutes les
demi-heures pour me reposer et vomir, et cela de 5 heures 40 à 10
heures 40, heure à laquelle nous sommes arrivés à l’étape. Je
faillis avoir une syncope en descendant de cheval. Heureusement
que mes hommes avaient pris les devants et avaient eu la présence
d’esprit de monter mon lit en arrivant. Je pus m’étendre
aussitôt.

La route de Kountata à Diambour traverse la brousse et rien que
la brousse. La sécheresse y devient de plus en plus grande, et les
habitants, pour avoir l’eau qui leur est nécessaire, sont obligés
de creuser des puits de 45 à 50 mètres de profondeur. Ces puits,
on le comprend aisément, vu les moyens primitifs employés pour
les construire, demandent un long et pénible travail. Ce sont les
Ouolofs qui y sont les plus habiles, et chaque village leur paie une
assez forte redevance pour qu’ils les nettoient et les entretiennent
en temps voulu. On y puise à l’aide d’une calebasse attachée
à l’extrémité d’une longue corde de baobab, et pour que les
femmes et les enfants n’y tombent pas, leur ouverture est fermée
à l’aide de pièces de bois jointives qui forment un véritable
plancher, dans lequel on ménage deux ou plusieurs passages pour
permettre d’y plonger les récipients. Ces puits diffèrent
beaucoup de ceux du Cayor. Ils ne sont pas comme ceux-ci creusés
en forme de cuvettes, mais absolument à pic. Comme ils ne sont pas
maçonnés à l’intérieur, il se produit parfois des éboulements
dangereux. Ces sortes d’accidents sont cependant moins fréquents
dans le Kalonkadougou que dans le Cayor et le Baol, par exemple. Car
le sol du Kalonkadougou, formé d’argiles, est moins mouvant que les
sables de ces deux derniers pays. Bien qu’il n’y ait, dans cette
région, aucun marigot, le sol est cependant encore assez fertile,
et Diambour est entouré de beaux lougans de mil.


_Diambour._ — Diambour est un gros village Malinké de huit cents
habitants environ, puant, dégoûtant et tombant en ruines. Il est
entouré d’un sagné des plus rudimentaires et on y voit encore
les vestiges d’un tata qui devait être assez sérieux. Ses cases
sont construites à la mode indigène. Beaucoup d’entre elles ne
sont plus que des décombres. C’est la résidence du chef de cette
partie du Kalonkadougou qui a Diambour pour chef-lieu. Ce chef,
connu sous le nom de Massa-Diambour, est un vieillard absolument
idiot, abruti par l’alcool, et repoussant tellement il est sale,
crasseux et nauséabond. Il ne jouit, pour ainsi dire, d’aucune
autorité dans la région. J’y reçois, du reste, le meilleur
accueil. A peine étais-je installé dans une magnifique case, qui
avait été préparée à mon intention, que le chef vint me rendre
visite. Précédé de deux griots, dont l’un jouait du balafon
et l’autre du cora (guitare à vingt-six cordes), et suivi de
tous ses notables, il pénétra dans la cour de mon habitation et
Sandia l’introduisit auprès de moi. Malgré ma grande fatigue,
je m’entretins longuement avec lui, et, après un palabre de trois
quarts d’heure, il me quitta en me disant que je pouvais me reposer
dans son village aussi longtemps que je le désirais, et que plus
j’y resterais et plus il serait heureux, que je n’avais pas à
me préoccuper de la nourriture de mes hommes et de mes animaux,
et qu’il pourvoirait à tout. J’étais loin de m’attendre à
une semblable réception, car j’étais le troisième Européen qui
s’aventurait dans ces régions. J’ai été heureux de constater
une fois de plus combien était grand en Afrique le prestige du
nom français.

_Le Cora._ — Le Cora est le nom Khassonké d’une grande guitare
que l’on rencontre surtout chez les peuples de race Mandingue. Les
Bambaras la nomment _M’Bolo_, les Malinkés _M’Bolo_ également,
les Peulhs _M’Bolo M’Bata_, ainsi que les Sarracolés.

De tous les instruments de musique en usage parmi les peuples
du Soudan, cette guitare est assurément le plus harmonieux. Je
me souviens que cela m’avait frappé la première fois que je
l’entendis à Saint-Louis. Je me promenais avec un de mes collègues
lorsque nous fîmes, dans le village de Guet N’dar, la rencontre
de deux artistes qui se promenaient dans les rues en jouant de leur
instrument. Nous les amenâmes avec nous et les installâmes sur une
petite terrasse sur laquelle s’ouvrait la porte de notre salle à
manger, et, moyennant une modique rétribution, nous les fîmes jouer
pendant tout le repas du soir, et nous ne nous sommes pas ennuyés en
les entendant. Je l’ai depuis maintes et maintes fois entendue, et
toujours avec le même plaisir. Je ne suis pas le seul sur lequel cet
instrument ait fait cette impression. A Tombé, dans le Konkodougou,
pendant notre mission dans le Bambouck, un joueur de Cora charma,
pendant plusieurs heures, mes compagnons de route. Je ne pus en
profiter, car alors je dormais profondément. Aussi, le lendemain,
je regrettai vivement de ne pas avoir pris ma part du concert,
surtout lorsque mes compagnons me dirent quelle délicieuse soirée
ils avaient passée.

Cette guitare est très volumineuse. Aussi les joueurs sont-ils
obligés de la porter en en appuyant la caisse sur le ventre et en
passant autour de leur cou un cordon qui vient se fixer sur cette
caisse. Quand ils en jouent assis, ils placent la caisse entre leurs
jambes, le manche étant tourné en haut. Il est très-difficile
d’en jouer et elle est peu commune. Elle est accordée d’avance
et les artistes n’ont pas à appuyer sur les cordes pour produire
les notes. Chaque corde donne une note unique.

Elle se compose essentiellement d’une caisse qui n’est autre
chose qu’une grande calebasse recouverte de peau bien tendue. Un
manche y est adapté. Les cordes viennent s’y attacher. Elles sont
fixées d’autre part à l’extrémité diamétralement opposée
du point de la calebasse où s’insère le manche. Ces cordes,
à l’aide d’un support, sont disposées de haut en bas dans un
sens horizontal par rapport à la caisse. Leur nombre varie de douze
à trente. A l’extrémité libre du manche se trouve un petit
ornement en fer ayant forme de palette recourbée. Ses bords sont
percés de petits trous dans lesquels sont passés de petits anneaux
de métal très mobiles qui tintent rien que du seul fait de jouer
de l’instrument. Le prix de cette guitare est relativement élevé,
quatre-vingt-dix à cent francs environ.

Je fus obligé de séjourner pendant trois jours à
Diambour. J’aurais été incapable de continuer ma route tant était
grande ma faiblesse. Pendant tout ce temps, le Massa fit tout ce
qu’il put pour que nous ne manquions de rien. Aussi, ce fut avec
grand plaisir que je lui fis en partant un cadeau d’étoffe et
d’argent qui compensa dans une juste mesure les dépenses qu’il
avait dû faire pour nous recevoir et nous héberger.


_3 décembre._ — Le 3 décembre, après une excellente nuit, me
sentant tout dispos, je donnai le signal du départ, et à cinq heures
cinquante du matin nous prenions la route de Goundiourou, village
situé à environ seize kilomètres dans le Nord de Diambour. La
température était excellente et si douce qu’on ne se serait
jamais figuré qu’on se trouvait dans un des pays les plus chauds
du globe. Mais cette illusion dure peu, et le soleil est-il levé
depuis une heure à peine, que ses brûlants rayons nous ont vite
rappelé à la réalité. La route se fait rapidement et sans aucun
incident. A neuf heures vingt minutes nous arrivons à l’étape,
et, à mon grand contentement, je ne suis pas trop fatigué de ce
trajet relativement un peu long pour un convalescent.

La route de Diambour à Goundiourou ne présente rien de bien
particulier. Elle traverse la brousse uniquement et il n’y a pas
un seul village jusqu’à Goundiourou. A environ six kilomètres
de Diambour, nous entrons dans une forêt de bambous au milieu de
laquelle nous n’avançons qu’à grand peine et encore à l’aide
du sabre d’abattis. C’est un fouillis inextricable. Cela dure
ainsi pendant plus de huit kilomètres, et quand nous en sortons, peu
après, nous apercevons le village de Goundiourou, but de l’étape.

La nature du terrain s’est fort peu modifiée. Plus nous avançons
dans le Nord et plus nous voyons disparaître les éléments
géologiques que nous avions trouvés sur les rives du fleuve. Les
argiles compactes prennent la place de la latérite et la nature du
sol se rapproche de plus en plus de celle du Ferlo et du Bondou.

Du reste, la flore elle-même se modifie et les Mimosées recommencent
à apparaître. Signalons encore quelques lianes à caoutchouc,
mais de très petites dimensions. La brousse a également changé
d’aspect, et nous n’avons plus qu’une herbe, mince, ténue,
rabougrie, parsemée par-ci par-là de touffes de hautes Cypéracées.

Plus de marigots. Cela n’a rien d’étonnant, étant donnée la
nature du terrain.


_Goundiourou._ — Goundiourou, où nous faisons étape, est un petit
village Malinké de 200 habitants environ. Il tombe littéralement
en ruines, et la plus grande partie de sa population habite pour
ainsi dire au milieu des décombres. Il y a bien quelques toitures
de cases neuves ; mais elles sont très rares. Le Malinké, du reste,
aime peu à réparer son habitation. Il préfère, quand elle menace
de s’effondrer sur lui, en construire une nouvelle auprès de
l’ancienne. Cette façon de procéder contribue beaucoup à donner
à leurs villages l’aspect misérable qu’ils ont tous. On voit
encore à Goundiourou les vestiges d’un ancien tata qui avait
la réputation d’être le plus sérieux de la région. Il n’en
reste plus que quelques pans de murs. A l’intérieur se trouve un
second tata concentrique au premier. Il entoure les cases du chef
et est un peu mieux entretenu que le tata extérieur.

Je fus très bien reçu à Goundiourou. Du reste, le chef m’avait
envoyé saluer par son frère à Diambour. Ce chef, assez jeune, m’a
paru relativement intelligent. En causant avec lui, je lui demandai
comment il se faisait que son village soit si mal entretenu. Il me
répondit que les terres étant devenues mauvaises pour la culture, il
avait l’intention d’aller se fixer ailleurs, et c’est pourquoi
on ne réparait pas les cases. Tout autour du tata et même jusque
dans les cours intérieures du village se voient de jolis petits
jardinets où sont cultivées, pour les besoins journaliers, des
tomates et de l’oseille.


_Tomates._ — Il existe dans toute cette région une Solanée
que les indigènes désignent sous le nom de _Diakato_ et qui,
par son port, ses fleurs et ses fruits, rappelle la tomate des pays
tempérés. Elle en diffère sensiblement cependant. Ainsi, quand
la plante est arrivée à complet développement, elle n’a pas
besoin de support pour soutenir ses rameaux. Sa tige est plutôt
arborescente. Elle ne rampe pas, elle se dresse, au contraire,
vigoureusement. Par ce caractère, elle se classe naturellement
dans le type des Solanées arborescentes. Ses fleurs, toujours
très nombreuses, ressemblent absolument aux fleurs de nos tomates,
mais elles sont de couleur légèrement violacée. Ses feuilles sont
bien moins profondément découpées. Elles présentent une curieuse
particularité. Les nervures principales à leurs faces inférieures
sont très saillantes et sont munies de plusieurs épines légèrement
molles, très adhérentes, cependant, et très acérées. On les
trouve encore sur les jeunes rameaux. La tige principale et ses
premières divisions en sont dépourvues. La face supérieure des
feuilles est d’un vert luisant et la face inférieure blanchâtre
et légèrement veloutée. Les fruits ressemblent à ceux de la
tomate ordinaire, mais sont un peu plus petits. Leur forme et leur
disposition intérieure sont les mêmes. Leur goût est, par contre,
tout différent. Au lieu d’être acide, comme cela a généralement
lieu, ou sucré, il est excessivement amer. Cette amertume est surtout
très prononcée quand ce fruit est mangé cru. Elle disparaît un
peu quand il est cuit. La couleur de ce fruit n’est jamais d’un
rouge vif comme celle de nos tomates. Elle est jaune pâle et rouge
écarlate mélangés.

Les semis se font vers la fin de mai. Quand la plante a atteint
environ huit à dix centimètres de hauteur, elle est repiquée dans
les jardins. Les pieds sont placés à environ trente centimètres
les uns des autres. Cette opération s’effectue généralement
dans les premiers jours de juillet. La floraison a lieu en août,
et les fruits arrivent à maturité en octobre et en novembre.

Les indigènes mangent cette tomate crue ou cuite, et, dans ce
dernier cas, elle leur sert surtout à assaisonner leur riz. Nous
avons souvent mangé de ce riz ainsi préparé et nous l’avons
toujours trouvé plus savoureux. Cette espèce tient, par sa tige,
ses feuilles et ses fleurs, du groupe _Melongena_ appartenant au
genre _Solanum_.

Il existe encore dans toute cette région une Solanée qui donne de
magnifiques petits fruits rouges de la grosseur d’une cerise et que
l’on trouve en abondance sur tous le marchés du Soudan. C’est la
« _Tomate cerise_ ». Elle croît partout en grande quantité, et,
dans beaucoup de villages, elle tapisse les clôtures en bambous
des jardins. Son port est absolument le même que celui de nos
tomates des climats tempérés. Sa feuille et sa fleur ont les
mêmes caractères. Elle se developpe spontanément et n’a besoin
d’aucune culture. Les indigènes la mangent crue ou bien s’en
servent comme condiment. Son goût aigrelet et rafraîchissant
la fait rechercher des Européens, et il n’est pas de poste où
elle ne paraisse, chaque jour, régulièrement sur la table. On la
mange comme hors-d’œuvre avec ou sans sel, ou bien en salade, ou
bien en omelette. Elle entre également dans la composition d’un
excellent potage.

[Illustration : A, tomate et BB’ oseille du Soudan

(Dessin de A. M. Marrot, d’après nature).]

Nous croyons, à ce sujet, devoir mentionner ici combien dans
les pays chauds notre tomate d’Europe dégénère, afin de bien
faire ressortir que ce fruit, tel que nous l’obtenons, n’est
absolument qu’un produit de la culture. La première année, les
plantations donnent un fruit absolument identique quant à la forme,
à la grosseur, au goût et à la couleur à notre tomate. Si on sème
l’année suivante les graines récoltées sur place, on n’obtient
plus qu’une tomate de la grosseur d’une noix au plus et dont
la forme, au lieu d’être discoïde, est devenue parfaitement
oblongue. L’acidité est moins prononcée aussi. Semons des graines
de cette dernière récolte et nous n’avons plus alors que la tomate
cerise. Quels que soient les procédés de culture que l’on emploie,
c’est à cet inévitable résultat que l’on arrive toujours
fatalement. Nul doute que le climat et la nature du sol n’influent
sur ces transformations rapides. Deux années suffisent pour ramener
la plante améliorée chez nous par la culture, à l’échantillon
origine. Nous avons observé ce fait sur bien d’autres végétaux,
et nous sommes persuadé que, sous les climats tropicaux, tout ce
qui vit et se cultive sous les climats tempérés ne tarde pas à
s’étioler et à dégénérer. Le règne végétal suit en cela
les mêmes règles que le règne animal.


_Oseilles._ — Dans les jardinets qui entourent généralement
les villages, on trouve deux variétés d’oseilles dont les
indigènes sont excessivement friands. Les Noirs de la Gambie leur
donnent le nom de « _Dakissé_ ». Elles sont ainsi appelées par
les peuples d’origine Mandingue aussi bien que par les peuples
de race Peulhe. Elles diffèrent cependant profondément. L’une
n’est qu’un _Rumex_ (Polygonées) de la section des _Acetosella_,
dont elle présente tous les caractères. Elle est surtout cultivée
dans les jardins. L’autre est, au contraire, une Malvacée. C’est
l’_Hibiscus Sabdariffa_ L., connu surtout sous le nom d’_oseille
de Guinée_. On la rencontre particulièrement dans les lougans
d’arachides, où elle est semée en bordure. Ses feuilles, sa tige
et son fruit, très acides, sont utilisés comme condiments. Ses
différentes parties ont, à un haut degré, les caractères
propres des Malvacées. Ses graines sont très appréciées et
entrent dans la composition des sauces avec lesquelles sont mangés
les couscouss. Elles sont auparavant soumises à une préparation
toute spéciale. Aussitôt après la récolte, elles sont mises,
alors qu’elles ne sont pas encore sèches, à bouillir dans
l’eau pendant quelques minutes. Retirées du liquide et bien
égouttées, elles sont étendues sur des nattes fines et séchées
au soleil. Elles exhalent alors une odeur épouvantable, et telle
que deux ou trois kilogrammes suffisent pour empoisonner un village
entier. On juge ce que ce doit être quand, dans chaque famille,
on se livre à cette opération. Quand elles sont bien séchées,
elles sont enveloppées dans du calicot ou de la guinée, et les
petits paquets sont suspendus à l’intérieur de la case, aux
rayons du toit qui la recouvre. Elles peuvent, ainsi préparées,
se conserver indéfiniment. Quand on veut s’en servir, on en
pile, dans le mortier à couscouss, la quantité dont on a besoin,
et on les réduit en poudre absolument impalpable. Cette poudre
sert à assaisonner certaines sauces. Il faut avoir soin de n’en
fabriquer que la quantité dont on a strictement besoin, car elle
perd rapidement son arome et devient absolument insipide. Le goût
qu’elle donne aux aliments est loin d’être succulent, mais,
somme toute, il est parfaitement supportable. Je doute cependant
qu’il ait quelque succès dans la cuisine européenne.

_4 décembre._ — Ma santé s’améliore de plus en plus et je sens
les forces revenir rapidement. Je n’ai plus de fièvre et, grâce
à la douceur de la température, l’appétit est devenu meilleur. A
5 h. 45 du matin, nous quittons Goundiourou et nous prenons en bon
ordre la route de Daouadi, village où j’ai décidé de camper ce
jour-là et qui est situé à 16 kilomètres environ de Goundiourou,
dans l’Est-Nord-Est. J’aurais pu prendre un chemin plus court,
mais je tenais à visiter ce village, dans lequel un seul Européen,
M. le pharmacien de deuxième classe de la marine Liotard, était
entré avant moi.

La route se fit sans aucun incident et sans fatigue pour moi. A 6
h. 55, nous traversons le village de Guiriméo sans nous y arrêter.


_Guiriméo._ — Il possède environ 250 habitants. Sa population
est uniquement composée de Ouolofs venus du Saloum. Il m’a paru
si sale et si mal entretenu qu’au premier abord je l’ai pris
pour un village Malinké. Il est entouré d’un sagné assez solide
et on y voit encore les ruines d’un petit tata. Tous ses environs
sont bien cultivés, et il possède de riches lougans de mil, coton,
arachides et maïs ; à quelques centaines de mètres du village
principal, se trouve un petit village de cinquante habitants environ
qui dépend du premier.


_Mansa-Bakari-Counda._ — A 8 h. 30 nous traversons encore, sans
nous y arrêter, le petit village ouolof de Mansa-Bakari-Counda,
dont la population s’élève à deux cents habitants environ venus
du Saloum comme ceux de Guiriméo. Ces deux villages sont, malgré
leur petit nombre d’habitants, les plus riches du Kalonkadougou. Ils
possèdent les plus belles cultures de la région et la famine vient
rarement les visiter. Mansa-Bakari-Counda ne possède aucun moyen
de défense. Il est absolument ouvert.


_Saré-Dadi._ — A un kilomètre de là environ se trouve le petit
village de Saré-Dadi, dont la population, entièrement composée de
Peulhs, ne dépasse pas 60 habitants. Il est, comme tous les villages
Peulhs, construit en paille et ne présente rien de particulier que
son troupeau de plus de deux cents bœufs. Il possède, en outre,
un grand nombre de chèvres et de moutons.


_Daouadi._ — A 9 h. 20 enfin nous sommes à Daouadi, où nous allons
passer la journée et camper. C’est un village de 350 habitants
environ. La population est Malinkée de la famille des N’Dao. Il
mérite une mention honorable, car il est un peu moins sale que les
villages Malinkés visités jusqu’à ce jour et ses cases sont
mieux entretenues. Il est entouré des ruines d’un ancien tata qui
devait être assez sérieux. A l’intérieur, se trouve un second
tata concentrique au premier qui entoure les cases du chef et qui
a été tout récemment construit. Je suis bien reçu et bien logé
autant qu’on peut l’être dans un village noir. La journée se
passe bien pour tout le monde. Je n’ai pas besoin de dire que je
reçois de nombreuses visites. Tous les chefs des environs sont venus
me saluer, et celui de Coutia, où je dois aller demain, m’a envoyé
son fils pour me conduire chez lui ; on n’est pas plus prévenant.

Pendant mon séjour à Diambour, j’avais expédié à Mac-Carthy un
courrier pour y aller chercher différents objets qui m’étaient
nécessaires et dont j’avais, au moment du départ, oublié de
me prémunir. J’étais à peine installé à Daouadi qu’il
arriva, ayant accompli la mission dont je l’avais chargé. Il
avait fait, aller et retour, cent-dix-huit kilomètres en moins de
24 heures. D’après les calculs que je fis, il avait dû marcher
à une allure de près de six kilomètres à l’heure. Ces exemples
de vitesse chez les noirs ne sont pas rares. Nous en avons connu qui
parcouraient en un temps relativement court des distances vraiment
fabuleuses. Quand je lui demandai comment il avait pu faire pour
marcher aussi vite, il me répondit qu’il avait « mangé
du Kola pendant toute la route et que « cela l’avait fait
marcher ». Nous reviendrons dans le cours de cette relation sur
cette importante question. Notre homme était bien un peu fourbu
en arrivant à Daouadi, mais après d’abondantes ablutions et
un massage vigoureux, il repartit dans la soirée pour Diambour,
où il habitait. Outre ce que j’avais demandé à Mac-Carthy,
M. Frey avait eu l’extrême obligeance de m’envoyer en plus une
dizaine de kilogs. de pommes de terre et cent citrons environ. Je
n’ai pas besoin de dire avec quel plaisir et quelle reconnaissance
j’accueillis ce précieux présent. Ceux qui ont voyagé dans
ces contrées déshéritées en seront aisément convaincus. Une
lettre fort aimable l’accompagnait. Entre autres choses, elle
m’annonçait que M. Joannon était de nouveau malade. M. Frey
lui-même gardait le lit depuis mon départ. La fièvre l’avait
terrassé le soir même du jour où je les avais quittés. J’appris
peu de jours après, avec satisfaction, par un noir qui revenait de
George-Town, qu’ils avaient été tous les deux gravement atteints,
mais qu’ils s’étaient rapidement rétablis.

La route de Goundiourou à Daouadi ne présente rien de bien
particulier. La nature du terrain se modifie de plus en plus et nous
n’avons maintenant que des argiles compactes. C’est absolument le
sol du Ferlo et du Bondou. Pas de marigots. A partir de Guiriméo,
le sol s’élève un peu et Daouadi est situé au milieu d’un
plateau d’où l’on aperçoit au loin, vers le Nord et le Nord-Est,
quelques petites collines qui paraissent assez boisées.

Le mil, coton, oseille, arachides, tomates sont les plantes
alimentaires qui y sont principalement cultivées. La flore devient de
plus en plus pauvre. Les Mimosées et les Acacias deviennent de plus
en plus fréquents. Par-ci, par-là nous trouvons quelques gommiers
et, d’après les dires des habitants, on trouverait aussi, dans
la brousse, quelques échantillons du végétal qui donne la gomme
de Kellé.


_Gomme et Gommiers._ — La gomme arabique est l’objet, chacun le
sait, de transactions commerciales importantes au Sénégal. Elle y
est surtout apportée aux escales du fleuve par les Maures de la rive
droite. C’est dans leur pays que les végétaux qui la donnent sont
particulièrement abondants. Cette gomme est produite par plusieurs
variétés d’Acacias, dont les principales sont les suivantes :
_Verek_, _neboueb_, _adstringens_, _tomentosa_, _fasciculata_
et _Seyal_. La plus estimée est donnée par l’_Acacia Verek_
G. et P. Cette exsudation n’apparaîtrait que sous l’influence
de certaines conditions morbides des végétaux et serait souvent
aidée, sinon provoquée par une plante parasite nommée le _Loranthus
Senegalensis_[18]. L’_Acacia Verek_ habite surtout le pays des
Maures. Il est très rare dans les contrées situées sur la rive
gauche du fleuve. On n’en trouve que quelques échantillons dans
le Bondou et le Ferlo. Nous en avons trouvé quelques-uns dans le
Kalonkadougou également. Mais ce sont surtout les autres variétés
qui y sont plus communes. Elles donnent une gomme généralement
peu estimée. Les indigènes, du reste, ne la récoltent pas.


_Gomme de Kellé._ — Il existe encore, dans le Bondou notamment,
le Bambouk et les pays avoisinants, une autre espèce de gomme que
les Toucouleurs nomment _Kellé_ et les Malinkés _Kelli_. Ce n’est
pas, à proprement parler, une gomme véritable. Ses caractères
la rapprocheraient davantage de la gutta-percha. Il nous a été
impossible de nous en procurer. Les indigènes lui donnent, en effet,
des vertus remarquables. D’après eux, tout noir qui posséderait
dans sa case un fragment de Kellé serait assuré de voir tout lui
réussir et d’acquérir une grosse fortune. Aussi, quand ils en
possèdent, ils la cachent précieusement avec un soin jaloux. De
même, quand ils connaissent l’existence quelque part d’un
échantillon du végétal qui la produit, ils se gardent bien d’en
faire part à qui que ce soit. Je n’ai jamais pu le voir ; mais
j’ai tout lieu de croire, à la description qui m’en a été
faite, que ce serait une Légumineuse. Je ne puis cependant pas
l’affirmer. Quoiqu’il en soit, cette plante est excessivement
rare et regardée comme fétiche dans toutes les régions où on
la rencontre.


_5 décembre._ — A 5 heures 45, nous quittons Daouadi par une
température excessivement fraîche et nous nous dirigeons à
l’Est-Sud-Est vers Coutia, où j’ai décidé d’aller passer
la journée et où je suis attendu.

La route se fait rapidement et sans encombre. A 6 heures 15,
nous traversons le petit village de _Boulou_, dont la population,
d’une centaine d’habitants environ, est uniquement formée de
Malinkés. Il est entouré de vastes lougans d’arachides. —
De Boulou à Coutia, nous marchons au milieu des lougans de mil de
ce dernier village. Ils sont immenses et s’étendent à perte de
vue. A 7 heures 15, nous mettons pied à terre à Coutia.


_Coutia._ — C’est un gros village Malinké, dont la population
s’élève à 900 habitants environ. Il se compose de deux villages,
un gros et un petit, séparés par quelques centaines de mètres à
peine. Le village principal, où nous avons campé, est un village
Malinké dans toute l’acception du mot. Il est entouré d’un
mauvais sagné et son tata tombe partout en ruines. Le tata intérieur
qui entoure les cases du chef est cependant bien entretenu et assez
sérieux. La place principale du village est encombrée par des
ordures et des détritus de toutes sortes.

Coutia est la résidence du chef de cette partie du
Kalonkadougou. Massa-Coutia, de la famille Malinkée des N’Dao, est
un vieillard d’environ soixante-dix ans, repoussant de saleté. Il
est relativement intelligent, ivrogne au plus haut degré et fort
malhonnête, paraît-il, dans ses relations privées. Comme tous les
chefs Malinkés, il ne jouit absolument d’aucune autorité. Pour
moi particulièrement, je n’ai nullement eu à m’en plaindre. Il
m’a bien reçu et ne nous a laissé manquer de rien. Mes hommes
y ont été bien traités et tous y font bombance, sauf Almoudo,
mon interprète, qui, pendant toute la journée, n’a absolument
mangé que les restes de mes repas, ce qui, pour un noir, est une
faible pitance. Je lui demandai, bien entendu, les causes d’une
semblable abstinence. Il me répondit que les N’Dao étaient
ennemis nés de sa famille et qu’un Massassi de pouvait rien
accepter d’eux. Je lui fis remarquer que, dans le cas présent,
il n’avait aucune obligation envers les N’Dao de Coutia,
puisque je payais tout ce qu’ils me donnaient pour nourrir mes
hommes. Il me répondit que cela ne faisait rien et qu’un Massassi
ne devait jamais rien manger de ce qu’aurait touché un N’Dao. Je
n’insistai pas et je pus constater qu’il ne toucha à rien de
ce qu’ils m’apportèrent. J’étais loin de supposer que la
haine pût entrer aussi profondément dans le cœur d’un noir.

J’aurais passé à Coutia une excellente journée, si je n’avais
eu pour voisin un tisserand. Il me fallut jusqu’à la nuit tombante
supporter le grincement agaçant de son métier. Au Soudan, les
tisserands forment une caste peu en honneur. Ce sont pourtant,
en général, de bons travailleurs. Peut-être est-ce pour cela
que leurs compatriotes ne leur accordent pas leur estime. Du
matin au soir ils font activement marcher la navette et gagnent
ainsi deux francs ou deux francs cinquante centimes par jour. Il
faut voir avec quelle adresse ils font manœuvrer leurs métiers,
cependant bien primitifs. Ces appareils sont surtout très étroits
et ressemblent à ceux dont on se servait autrefois en Europe. Ils
ne peuvent servir qu’à fabriquer des étoffes dont la largeur ne
dépasse pas quinze à vingt centimètres. Ils mettent en œuvre du
coton récolté dans le pays et qui a été préalablement filé
par les ménagères. Le tissu ainsi obtenu est d’une solidité
remarquable. En réunissant ensemble ces petites bandes d’étoffes,
on peut en faire des vêtements et même des couvertures. Les
boubous lomas et les couvertures de Ségou et du Macina sont
particulièrement recherchés. Dans les régions de la Gambie et
dans le Sud du Bambouck, ces petites bandes d’étoffes de coton
servent de monnaie courante pour les échanges. L’unité est le
_pagne_, qui équivaut à deux coudées au carré d’étoffes. Sa
valeur est d’environ deux francs. Rarement les tisserands tissent
la laine de leurs moutons. Il n’y a guère que dans le Nord de nos
possessions soudaniennes, dans le Grand-Bélédougou, le Macina, le
pays de Ségou, etc., que l’on peut trouver une sorte de manteau
à capuchon que l’on peut facilement transformer en couverture et
que les indigènes désignent sous le nom de _cassan_. Cette étoffe
est excessivement chaude et a le grand avantage de ne s’imprégner
que difficilement d’humidité.

C’est dans un pays uniquement formé d’argiles alluvionnaires
compactes que se déroule la route de Daouadi à Coutia. Nous avons
affaire là aux mêmes terrains et à la même flore que dans
le reste du Kalonkadougou. Aussi n’insisterons-nous pas plus
longuement. Vers l’Est, le sol s’affaisse légèrement. Les
cultures sont les mêmes et Coutia possède de beaux lougans de
coton, de mil, d’arachides et quelques jardinets où l’on cultive
courges, tomates, oseille, patates douces, etc., etc.


_Le Coton._ — Le cotonnier (_Gossypium punctatum_ Guil. et Perrotet)
de la famille des Malvacées, pousse d’une façon remarquable dans
tout le bassin de la Gambie. Les indigènes, dans le Kalonkadougou, en
font de superbes lougans, auxquels ils apportent un soin relativement
attentif. Ces lougans sont généralement situés aux alentours du
village, afin que les femmes et les enfants, auxquels incombe la
cueillette, ne s’écartent et ne s’éloignent pas trop au moment
de la récolte.

Le terrain est, au préalable, bien débarrassé de toutes
les herbes qui pourraient entraver le bon développement du
végétal. Quand elles sont sèches, on les réunit en tas et on les
brûle. Les cendres sont répandues sur le sol et contribuent à le
fertiliser. Puis, à l’aide de la pioche, on pratique des sillons
distants les uns des autres d’environ quarante centimètres. La
terre en est bien relevée en dôme et, quand tout est fini, on
croirait que tout ce travail a été fait à la charrue.

C’est sur le point culminant de ces sillons que sont faits les
semis. On pratique simplement à l’aide d’un morceau de bois,
un trou de cinq à six centimètres de profondeur, dans lequel
on introduit deux ou trois graines. Le coton lève deux semaines
environ après avoir été semé. Il rapporte six ou sept mois
après. Une plantation faite en juin fleurit vers la fin d’octobre
et la récolte peut être faite en janvier ou février. Ce n’est
guère que lorsque la capsule s’est ouverte et que les soies s’en
échappent que l’on y procède. Ce travail peu pénible est fait
par les femmes et les enfants. La cueillette terminée, le coton
est étendu sur des nattes au soleil afin de le bien sécher et de
le faire blanchir. Puis, les graines sont enlevées, séparées de
la bourre. Celle-ci, si on ne l’emploie pas immédiatement, est
placée dans des vases en terre, où elle est absolument à l’abri
de l’humidité. A leurs moments perdus, le soir notamment dans
les dernières heures du jour, les femmes le filent à l’aide de
petits fuseaux analogues à ceux dont on se sert encore dans nos
campagnes et fabriquent un fil très résistant avec lequel les
tisserands tissent ces étoffes dont nous avons parlé plus haut.

De tout temps, les indigènes ont cultivé et utilisé le coton, et
bien avant notre installation dans le pays, ils savaient en fabriquer
des étoffes. Mais pour cela, comme pour tout le reste, ils font
preuve de la plus grande imprévoyance et ne récoltent que ce qui
leur est absolument nécessaire pour leurs besoins. La production,
depuis que ces régions sont soumises à notre autorité, n’a pas
augmenté d’un kilog. Il faut dire aussi que nous n’avons rien
fait pour cela.

Le coton le plus commun en Gambie est le coton à courte soie
(_Gossypium punctatum_ G. et P.). Il est loin d’être aussi beau
qu’on a bien voulu le dire. Si l’on ne regarde que la couleur, il
est d’une blancheur éclatante. Mais il est peu souple, difficile à
filer, et surtout le rendement en est peu considérable. En résumé,
un coton de cette valeur n’est pas commercial en Europe. En 1827,
on a bien tenté d’acclimater, au Sénégal, les espèces les
plus estimées sur nos marchés. Successivement on y a cultivé les
espèces _indicum_ Lk., _hirsutum_ L., _barbadense_ L., _acuminatum_
Roxb. Mais aucune n’a donné de résultats satisfaisants. Les
essais ont dû être abandonnés. Il en sera encore de même
aujourd’hui. Seule, l’espèce indigène y réussira. Le climat,
la nature du sol n’ont pas changé et ne permettront jamais
aux cotons de qualité supérieure d’y prospérer. Bien plus,
nous sommes intimement persuadé qu’ils y dégénèreront aussi
bien que les autres végétaux que l’on a voulu y importer. Il
serait bien plus logique d’améliorer par la culture celui qui y
croît déjà que de tenter des expériences qui ne seront jamais,
quoiqu’il arrive, rémunératrices.

Outre les espèces dont nous venons de parler, il en existe encore
une autre dite _Gossypium intermedium_ Tod. Peu abondante dans le
bassin de la Gambie, elle est surtout cultivée au Sénégal et
dans le Grand Bélédougou. Elle donne un coton plus grossier,
de couleur jaune sale et dont les soies adhèrent fortement aux
graines. Le tissu que l’on en obtient est plus grossier et de
moins bonne qualité que le tissu que donne la première.

Les graines sont peu utilisées en dehors des semis. En Gambie, on en
extrait parfois l’huile et l’on s’en sert dans la thérapeutique
courante, surtout pour le pansement des plaies. En temps de disette,
les indigènes mangent parfois les jeunes feuilles de coton sous forme
de bouillie. On en fait également des cataplasmes très émollients,
et elles servent à préparer des bains, souverains, disent-ils,
contre les douleurs rhumatismales des extrémités.


_Tigalo N’galo_ ou _Niébé gherté._ — Il existe en abondance
dans toute cette région une Légumineuse qui peut être considérée
comme la plante qui forme la transition entre l’arachide (_Arachis
hypogæa_ L.) et le Haricot (_Phaseolus vulgaris_ L.), avec lesquels
elle a des caractères communs. Du reste, les indigènes lui ont
donné un nom composé de ceux de ces deux plantes. Les peuplades de
race Mandingue la nomment : Tigalo N’galo. Arachide en Malinké
se dit _Tigo_ et _Tiga_ suivant les régions. N’galo est le nom
d’un petit haricot très commun dans tout le Soudan. Les peuplades
d’origine Peulhe la nomment _Niébé-gherté_. En Peulh _Niébé_
signifie haricot et _gherté_ arachides. Elle est très cultivée dans
tout le Soudan et ses graines constituent un aliment recherché des
indigènes et apprécié des Européens eux-mêmes. Le port de cette
Légumineuse diffère de celui de l’arachide et rappellerait plutôt
celui de nos petits haricots nains. On la sème au commencement de
juin dans un terrain bien préparé et souvent aussi en bordure autour
des lougans de mil, maïs et arachides. Elle demande une humidité
assez prononcée et donne vers le commencement de novembre un fruit
sec, indéhiscent. Si on en brise la coque, il s’en échappe
une graine ronde d’une blancheur nacrée de la grosseur d’une
noisette, dont elle a un peu la forme. Cette graine est munie d’une
enveloppe épaisse dure, coriace et qui se détache à la cuisson. De
blanche qu’elle était, elle prend une couleur violacée très
prononcée et qui colore fortement le bouillon dans lequel on la fait
cuire. Cette enveloppe n’est pas comestible. On l’enlève dès
qu’elle n’adhère plus aux cotylédons qui sont volumineux et
très savoureux. Les indigènes mangent les Niébés-ghertés bouillis
et, dans nos postes, on en fait de bonnes purées et d’excellents
potages. Elle remplace avantageusement le haricot.


_Patates douces._ — La patate (_Ipomœa Batatas_ Poir.), est
très cultivée également, mais surtout dans les régions humides
et bien arrosées. On en fait de beaux lougans dans le Sandougou,
le Niani, le Kalonkadougou et à Mac-Carthy. Elle pousse très
rapidement et ses ramifications souterraines prennent en peu de
temps un développement si rapide qu’il est difficile d’en
débarrasser le terrain où elle s’est implantée. Les indigènes
la plantent de deux façons : ou bien par boutures ou bien encore
par une méthode mixte qui consiste à faire germer en terre des
tubercules sur lesquels on prend ensuite des boutures que l’on pique
à environ soixante centimètres les unes des autres. En peu de temps,
elles émettent en tout sens des rameaux qui rampent sur le sol où
ils s’implantent par des racines adventives multiples. Au bout de
deux ou trois mois, il se forme au pied de la plante des tubercules
farineux qui grossissent pendant toute la saison des pluies et que
l’on récolte au début de la saison sèche, quand les feuilles
commencent à jaunir. La sécheresse est préjudiciable à la patate,
aussi ne la cultive-t-on que pendant l’hivernage.

Il en existe un grand nombre de variétés qui ne diffèrent, du
reste, entre elles, que par la forme et la couleur. Il en est de
longues et de rondes ou plutôt ovoïdes. Les unes sont blanches,
les autres jaunâtres, d’autres enfin légèrement rosées. Ces
dernières sont d’ailleurs d’une qualité supérieure. Le goût
de la patate rappelle un peu celui de la pomme de terre ; mais il est
plus sucré. De plus, sa chair est parsemée de nombreux filaments
désagréables quand on la mange. Les indigènes la font bouillir
ou cuire sous la cendre. Les Européens en font de bonnes fritures,
d’excellents potages et de succulentes purées. Cuites dans un
sirop de sucre, elle sert à confectionner un entremêt dont le
goût rappelle celui du marron glacé.

Les feuilles constituent un excellent fourrage pour les animaux. La
patate se conserve peu de temps pendant la saison sèche. Elle est
attaquée par les insectes et pourrit rapidement.




                              CHAPITRE IX

Le Kalonkadougou. — Limites-frontières. — Description
géographique. — Aspect général. — Constitution géologique du
sol. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. —
Animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Situation
et organisation politiques actuelles. — Rapports avec les autorités
françaises. — Conclusions.


On désigne sous le nom de Kalonkadougou un pays vaste, peu peuplé
en raison de son étendue, et dont les limites géographiques sont
peu nettes et mal déterminées. Il est compris à peu près entre
les 13° 40′ et 14° 50′ de latitude Nord et les 16° 20′ et
17° de longitude à l’Ouest du méridien de Paris.

Il confine au Nord au Ferlo-Fouta et au Fouta-Toro, à l’Ouest au
Niani, au Sud au Niani, Sandougou et Ouli, et enfin, à l’est au
Ferlo-Bondou. Il est séparé de ces différents pays, notamment du
Fouta-Toro au Nord et du Ferlo-Bondou à l’Est, par d’immenses
plaines désertes, inondées pendant l’hivernage et qui constituent
pour lui les meilleures frontières. Il en est de même à l’Ouest
et au Sud, mais là ces espaces ne dépassent pas 40 ou 50 kilomètres
au plus, néanmoins ils suffisent à établir une séparation assez
tranchée pour qu’il n’y ait pas de contestations avec les
pays voisins.


_Description géographique : Aspect général._ — Le Kalonkadougou
est un pays plat, par excellence. C’est à peine si le sol est
vallonné en quelques rares endroits. Pas le moindre marigot, de
ce fait, que le terrain y est plus élevé que le niveau des plus
hautes eaux de la Gambie. A peine quelques collines peu élevées
aux environs de Goundiourou et de Daouadi. Partout des plaines
nues et brûlées où pousse une herbe pauvre et rabougrie. Pas
de forêts. Les arbres y sont clairsemés et la haute futaie y est
absolument inconnue. Par contre, des arbres aux formes contournées,
bizarres, véritables rachitiques qui n’ont pu se développer
normalement dans ce sol ingrat et pauvre.


_Constitution géologique du sol._ — Le Kalonkadougou peut être,
au point de vue géologique, considéré comme un vaste plateau
formé d’argiles alluvionnaires compactes. Il fait partie de cet
ensemble d’alluvions anciennes qui comprend le Ferlo, le Bondou,
la partie Nord du Niani et la plus grande partie du Fouta-Toro. Par-ci
par-là, nous voyons bien émerger quelques rares îlots de latérite,
mais la plus grande partie du sous-sol est uniquement formée de
terrain ardoisier.

Il est facile de voir comment se modifie, d’une façon sensible, la
nature du terrain à mesure que l’on s’élève dans le Nord. Sur
les rives de la Gambie, nous sommes en présence de marécages et de
terrains d’alluvions récentes. A mesure que l’on s’avance dans
le Nord, le sol s’élève d’une façon sensible. Les alluvions
récentes disparaissent pour faire place d’abord à une étroite
bande de latérite à peu près au niveau de Kountata. Çà et là
émergent quelques roches ferrugineuses. Enfin, aux environs de
Goundiourou, la latérite disparaît complètement et on ne trouve
plus que des argiles. Nous sommes là sur le plateau proprement dit
du Kalonkadougou. D’après ce qui précède, on ne saurait mieux le
comparer qu’à un mamelon dont le terrain est formé d’argiles
alluvionnaires, mais dont les flancs sont recouverts par une couche
peu épaisse de latérite.

Il résulte évidemment de cette disposition toute particulière
du sol que le Kalonkadougou ne doit posséder ni marigot ni cours
d’eau. Les habitants ne se servent que de l’eau des puits, qui
sont excessivement profonds et qui atteignent, en certains endroits,
jusqu’à cinquante mètres de profondeur. Grâce à ces puits,
nous avons pu nous rendre un compte exact de la nature du sol et
de la superposition des différentes couches géologiques. Nous
en avons examiné attentivement un grand nombre et nous avons
constaté partout une même disposition invariable. La nappe
d’eau souterraine se trouve à une profondeur variant de 45 à
50 mètres. Elle est séparée de la surface du sol : 1o par une
couche peu épaisse de sables produits par la désagrégation de
l’argile ; 2o argiles compactes (3 ou 4 mètres d’épaisseur) ;
3o terrain ardoisier (couche très épaisse) ; 4o couche de sables
non constante et enfin la masse aqueuse reposant sur un lit très
épais d’argiles compactes. L’eau est très abondante et de
bonne qualité. Cela n’est pas étonnant, car elle est une eau
d’infiltration, et elle a filtré à travers les sables de la
couche inférieure. Telle est, dans son ensemble, la constitution
géologique du sol du Kalonkadougou. C’est, à peu de chose près,
du reste, celle de toutes les steppes Soudaniennes.


_Flore._ — _Productions du sol._ — _Cultures._ — De la
constitution géologique que nous venons d’esquisser, nous
pouvons facilement déduire ce que doit être la flore de ce
pays et quelles sont les productions du sol. Dans son ensemble,
la flore est excessivement pauvre. Cela se comprendra aisément,
car l’humus fait partout presque absolument défaut. A mesure
que nous nous avançons dans le Nord, nous voyons disparaître les
belles essences que l’on remarque dans les terrains d’alluvions
récentes des bords de la Gambie. Les Sterculiacées, N’tabas
et autres, les Légumineuses gigantesques disparaissent peu à
peu pour faire place aux Mimosées et à une végétation maigre
et pauvre. On dirait que le sol n’a pas la force de nourrir la
plante. Plus de Nétés, plus de Caïl-Cédrats et, à la place,
des Mimosas et des Acacias de toutes sortes aux dards acérés. La
brousse elle-même est profondément modifiée. Ce ne sont plus ces
excellents fourrages que l’on rencontre dans les terrains dont
la latérite forme l’élément principal ; mais de gigantesques
Joncées et Cypéracées qui ont poussé par touffes épaisses
pendant l’hivernage et qui ont prospéré pendant tout le temps
que le sol a été couvert par les eaux que les argiles n’absorbent
pas. Plus de ces lianes énormes que l’on rencontre sur les bords
des marigots du Sandougou et du Niani ; mais seulement quelques rares
échantillons de lianes qui ont peine à vivre et à se développer
dans un terrain qui, pendant sept mois de l’année, ne peut leur
donner la nourriture dont elles ont besoin pour vivre.

On comprendra aisément que les productions du sol et les cultures
soient peu variées. Ce sont des productions de terrains pauvres en
humus. Pas de riz. Il n’y a pas d’eau. Le mil est la principale
culture et encore sont-ce surtout les variétés désignées sous les
noms de _Baciba_, _Guessékélé_, _Sanio_ qui sont particulièrement
cultivées ; sans doute, parce qu’elles n’ont pas besoin pour
prospérer de terres fortes. Avec le mil, du maïs, des haricots,
oseille, arachides, patates, calebasses, courges, tomates et
tabac. Voilà à peu près tout. Quant aux procédés de culture,
ils ne diffèrent pas de ceux employés dans tout le Soudan.


_Faune._ — _Animaux domestiques._ — La faune est la même que
dans les autres pays du Soudan. Les animaux sauvages y sont rares
cependant. Citons : biches, antilopes, gazelles, girafes dans
la partie Nord. Quelques sangliers dans le Sud. Parmi les animaux
nuisibles : hyènes, chacals, panthères, guépards. Peu ou point de
serpents. Enfin, une grande variété d’oiseaux de toutes sortes :
perdrix, cailles de Barbarie, outardes, pigeons, tourterelles,
oiseaux aux plumages variés et aux brillantes couleurs qui sont
chassés pendant l’hivernage, par des chasseurs spéciaux et sont
l’objet d’un petit commerce dont Bathurst surtout a le monopole.

Parmi les animaux domestiques, nous citerons, en première ligne, le
bœuf. Il est élevé par les Peulhs surtout. Les Malinkés n’en
élèvent pas. La taille est petite ; mais sa chair est savoureuse
et les vaches donnent un lait très riche en matières grasses et
d’excellente qualité. Par contre, si le Malinké n’élève pas
de bœufs, il élève en quantité poulets, chèvres et moutons. Tout
cela ne vaut pas cher comme viande de boucherie. Les chats sont peu
nombreux ; les chiens, au contraire, pullulent. Ils sont chargés
de la voirie, dans les villages.


_Populations._ — _Ethnographie._ — On trouve trois races dans
le Kalonkadougou : 1o _Malinkés_, 2o _Peulhs_, 3o _Ouolofs_.


1o _Malinkés._ — Les Malinkés sont maîtres du pays par le
droit de premiers occupants. D’après les renseignements que nous
avons pu recueillir, tout porte à croire qu’ils sont venus des
bords de la Falémé, chassés par la guerre continuelle que leur
faisaient les Almamys du Bondou. Nous les avons trouvés là tels que
nous les avons vus partout, dans le Bambouck, le Manding, le Ouli,
etc., etc... Voleurs, menteurs, ivrognes, ils sont d’une saleté
repoussante et couverts de vermine. Là, comme ailleurs, le Malinké
ne rêve qu’une seule chose, avoir assez de captifs pour faire
ses lougans et ne pas travailler lui-même. Aussi, je ne crois pas
exagérer en disant que, dans ce pays, la moitié de la population
est captive de l’autre moitié et réciproquement. Leurs villages
sont d’une malpropreté révoltante. Ils tombent littéralement
en ruines, et cela, par défaut de soins et d’entretien. Une
case menace-t-elle ruines, son chapeau est-il en mauvais état,
on se gardera bien de les réparer. On construira plutôt une case
neuve à côté de la première. Presque tous les villages Malinkés
du Kalonkadougou sont entourés par les ruines de leurs anciens
tatas. Les villages n’ayant plus, depuis notre protectorat, à
redouter les attaques du voisin, on n’a plus entretenu le tata,
devenu inutile. Celui qui entoure à l’intérieur les cases du chef
est encore en assez bon état. Dans quelques villages, les parties
écroulées du tata sont remplacées par un sagné. Mais tout cela
est bien mal fait et bien insuffisant. On accède, en général,
au village par une route étroite bordée de pieux de chaque côté
formant une palissade derrière laquelle se trouvent les jardins du
village. Toutes ces routes forment autour des habitations une sorte
d’enchevêtrement qui peut en rendre l’attaque difficile pour
des Noirs.

Le plus grand bonheur du Malinké du Kalonkadougou est de s’enivrer
et de rester des journées entières sous l’arbre à palabres
à causer et à priser, ou plutôt à chiquer des prises de tabac
qu’ils se placent sur la langue à l’aide d’une sorte de
petite cuiller en cuivre. Les femmes les placent entre la lèvre et
l’arcade dentaire inférieures. Quant à la femme, comme dans tous
les pays nègres, elle ne compte pas. C’est la bête de somme de
la case.


2o _Peulhs._ — Les Peulhs du Kalonkadougou présentent absolument
les mêmes caractères que ceux des autres pays du Soudan. Ils
sont nomades, ne font jamais de villages définitifs et sont grands
cultivateurs et grands éleveurs de bestiaux. C’est la richesse du
pays où ils se trouvent. On connaît le Peulh, nous n’en ferons
pas une nouvelle description, nous nous contenterons de signaler
ses traits distinctifs. Grand généralement, élancé, bien fait,
son visage ne présente aucun des attributs de celui du nègre. Les
lèvres sont minces, le nez aquilin, le visage régulier. Sa couleur
est plutôt jaune que noire. La femme est réellement femme et
ne présente aucun des traits masculins qui sont le propre de la
négresse. Les attaches sont fines, les extrémités petites et
tout, dans son individu, révèle qu’elle occupe dans l’échelle
des êtres un rang plus élevé que la négresse. Elle a le même
rang qu’elle, par exemple, dans la société Peulhe. Le Peulh est
d’une saleté repoussante et, de loin, on le reconnaît facilement
à l’odeur toute particulière qu’exhale sa dégoûtante
personne. Cette odeur est due à ce qu’ils ont l’habitude de
s’enduire les cheveux et le corps de beurre et beaucoup aussi à
ce qu’ils ignorent que l’eau sert aussi bien pour se laver que
pour se désaltérer.

Les Peulhs forment, en général, des villages de peu
d’importance. Ils construisent deux ou trois cases, au plus,
séparées les unes des autres par des lougans. Chaque chef de case
vit séparé des autres avec sa famille. Tout est provisoire chez
eux, et ils sont toujours prêts à partir. Aussi leurs habitations
sont-elles des plus rudimentaires et construites uniquement et
complètement en paille.

Les Peulhs du Kalonkadougou sont des émigrés du Fouladougou. Ils
ont quitté leur pays depuis quelques années déjà pour fuir les
exactions de Moussa-Molo et de sa famille.

A l’encontre de leurs congénères du Kaarta, du Macina et du
Fouta-Djallon, les Peulhs du Kalonkadougou sont des ivrognes fieffés,
et la plus grande partie de leurs récoltes sont échangées, dans
les factoreries de la Gambie, contre du gin ou de l’alcool frelaté.

Le Peulh est, dans le Kalonkadougou, ce qu’il est dans les autres
pays où nous le rencontrons, la bonne vache à lait des maîtres du
pays. Le Malinké ne se contente pas de lui faire payer l’impôt,
mais encore il le pressure à chaque instant de telle façon que
ceux-ci, exaspérés, parlent d’émigrer à nouveau et de retourner
dans le Fouladougou. Il faut dire toutefois que, sous ce rapport,
je n’ai pas entendu, dans le Kalonkadougou, des plaintes aussi
vives que dans le Ouli.

Outre ces Peulhs nomades, il en est d’autres qui sont installés
depuis fort longtemps dans le pays, mais toujours d’une façon
toute provisoire. Ils se sont attachés aux Malinkés du pays, qui
leur ont jadis donné l’hospitalité, et ceux-ci ne les tourmentent
pas. L’impôt payé (le dixième de la récolte), ils ne réclament
plus rien. Ces Peulhs sont, avec les Ouolofs, les grands cultivateurs
du pays. Leurs lougans sont immenses et toujours fort bien entretenus.


3o _Ouolofs._ — Les villages ouolofs du Kalonkadougou sont peu
nombreux. On sera étonné peut-être de les voir établis si loin
de leurs lieux d’origine. Parmi eux, les uns sont venus du Bondou
pour fuir l’etat de guerre perpétuelle qui y régna du temps
des Almamys, et surtout pour se soustraire à leurs exactions. Les
autres sont venus du Saloum, chassés par l’arbitraire des chefs du
pays. Ce sont des gens calmes, paisibles, qui cultivent leurs vastes
lougans, élèvent leurs bestiaux et ne s’occupent nullement des
affaires politiques. Ils payent l’impôt au chef Malinké dont
ils dépendent et qui les a reçus sur son territoire. Ils jouissent
d’une indépendance et d’une liberté absolues.

Leurs villages sont un peu comme les villages Peulhs. Tout y est
provisoire. Le Ouolof, du reste, ne construit pas en terre, et ses
cases sont, en général, en paille. Elles sont construites soit
avec des tiges de maïs, de mil, de bambou, ou simplement en chaume
de Joncées et de Cypéracées. Les tiges sont placées de façon
à être absolument jointives ; mais, malgré le soin qu’ils y
apportent, elles laissent filtrer le soleil de partout, et la pluie
y pénètre aisément. Parfois ils appliquent à l’extérieur une
sorte de revêtement en argile, mais le cas est rare. Le chapeau
est en chaume et fait généralement avec grand soin. Les cases sont
rondes. Autre chose est le Ouolof, suivant qu’on le voit dans un
des centres civilisés de notre colonie ou dans l’intérieur. Là,
il est policé, civilisé. Ici, c’est absolument le nègre de la
brousse. Les villages sont mal entretenus, sales, dégoûtants
et lui-même ne le cède en rien au Peulh et au Malinké en
malpropreté. Malgré cela, il est de beaucoup plus intelligent
que les autres peuples du Soudan, et n’est pas rebelle comme le
Malinké à tout progrès. Ses lougans sont avec ceux des Peulhs
les plus riches du pays et les plus étendus. De plus, il élève
force bestiaux, chose que n’a jamais su faire un Malinké.

C’est un fait que j’ai remarqué depuis longtemps, à savoir que
moins un village possédait de captifs, et plus il cultivait. Ainsi
le Peulh et le Ouolof n’ont que peu ou pas de captifs et ce sont
eux qui possèdent les plus riches cultures et les mieux faites. Cela
tient uniquement à ce qu’ils font tout par eux-mêmes.

Outre les Malinkés, Peulhs et Ouolofs dont nous venons de parler,
il existe encore dans le Kalonkadougou un village, _Cissé-Counda_,
qui est habité par des Malinkés marabouts. Ils vivent là absolument
indépendants, ne payant l’impôt à aucun des chefs Malinkés
et ne reconnaissent en rien leur suprématie. Ils sont, du reste,
en fort bonne intelligence avec leurs voisins. Marabouts fanatiques,
comme le sont tous les convertis à l’Islamisme, ils se contentent
de faire leurs lougans et n’ont jamais avec leurs voisins que des
relations de bon voisinage.

Telle est la population du Kalonkadougou. Les Malinkés et les
Peulhs ne sont pas musulmans. Les Ouolofs pratiquent, au contraire,
la religion du prophète, mais ils sont, en général, assez
tièdes. Ouolofs, Malinkés, Peulhs et Marabouts de Cissé-Counda
forment une population dont le total peut être estimé à environ
8.000 individus.


_Situation et organisation politiques actuelles._ — _Rapports
du Kalonkadougou avec les autorités françaises._ — Comme nous
l’avons dit plus haut, le pouvoir territorial et politique est,
dans le Kalonkadougou, entre les mains des Malinkés. Il y est
partagé entre deux familles également puissantes, les Camara
et les N’Dao. Leur autorité est à peu près égale, et ils se
partagent également le territoire. Les Camara sont à l’Ouest
et les N’Dao à l’Est. Les chefs de ces pays portent le nom de
_Massa_, auquel on ajoute celui du village où ils résident. Ainsi
on dit : _Massa-Diambour_, pour le chef des Camara et _Massa-Coutia_
pour le chef des N’Dao. Ces chefs ne sont chefs que de nom car ils
n’ont jamais été obéis par aucun de leurs sujets. Ce sont plutôt
des juges : ils tranchent les différends qui peuvent survenir entre
les particuliers et même entre les villages. A ce sujet le chef
de Diambour aurait sur celui de Coutia une certaine suprématie, à
telles enseignes, que si Massa-Coutia avait un différend, ce serait
à Massa-Diambour qu’il devrait en appeler. Quoiqu’il en soit,
ces deux chefs vivent absolument indépendants l’un de l’autre
et on peut dire qu’il règne entre les deux familles une sorte
d’hostilité jalouse.

Nous pouvons donc dire que, dans le Kalonkadougou, il n’y a aucune
autorité réellement constituée. Chaque village est, pour ainsi
dire, indépendant, et même dans les villages, les chefs eux-mêmes
ne sont pas obéis. De plus, les captifs y tendent chaque jour
davantage à s’affranchir de la domination de leurs maîtres.

Le nombre des villages qui appartiennent à chaque famille est à
peu près le même des deux côtés ; mais, si l’on considère la
surface en terrains cultivés, les N’Dao l’emportent de beaucoup
et cela grâce à ce qu’ils ont dans leur sphère plus de villages
Ouolofs et Peulhs que les Camaras. Nous donnons ci-dessous la liste
des villages qui appartiennent à chaque famille.

                       1o VILLAGES CAMARA :

     _Villages Malinkés_              _Villages Ouolofs_

  Diambour (résidence du chef).       Barsafé

  Dougousini.

  Couppantou.                         _Villages Peulhs_

  Kissan.

  Lampori.                            Guidéré.

  Kountata.                           Tierno.

  Massime.                            Kissandi.

  Calden.                             Ouro-Dianga-Samba.

  Goundiourou.

                        2o VILLAGES N’DAO :

  _Villages Malinkés_   _Villages Ouolofs_     _Villages Peulhs_

  Velingara.            Guiriméo.              Sarabouia.

  Daouadi.              Passi.                 Kissandi.

  Coutia-Coto.          Diabaké.               Kamidala.

  Boulou.               Mansa-Bakari-Counda.   Saré-Dadi.

  Coutia.               Moussa-Botoré.

  Kalibiron.

  Malé.

Ce n’est que depuis 1886 que le Kalonkadougou a été placé
sous notre protectorat par Monsieur le colonel Galliéni,
commandant supérieur du Soudan français. Il fut alors visité une
première fois par M. Liotard, pharmacien de deuxième classe de la
Marine. Mais, en réalité, ce n’est que depuis 1889 que notre
protectorat se fait sentir efficacement dans ce pays. Jusqu’à
cette époque le Kalonkadougou n’était qu’un véritable repaire
de bandits et de voleurs. Le vol et le pillage sont, on le sait, deux
penchants favoris des Malinkés. Un dioula ne pouvait s’aventurer
dans le pays sans être au moins mis à rançon, souvent complètement
dépouillé et bien heureux lorsqu’il s’en tirait sans recevoir
des coups. Les Peulhs eux-mêmes se mettaient de la partie et allaient
en expéditions régulières enlever les bœufs des villages des pays
voisins. Un semblable état de choses ne pouvait durer. Aussi en 1889,
M. le capitaine Briquelot de l’infanterie de marine fut-il chargé
de mettre tout ce monde-là à la raison. Des exemples furent faits,
on désarma le pays. Tous les fusils furent brisés, on prit des
otages et on infligea de justes amendes aux pillards. Une action aussi
énergique ne devait pas tarder à porter ses fruits. En effet, le
calme et la sécurité sont revenus dans le pays et les transactions
commerciales peuvent s’y faire maintenant en toute liberté pour
les marchands qui s’aventurent dans ces tristes régions.

Au point de vue administratif, politique et judiciaire, le
Kalonkadougou relevait autrefois du commandant du cercle de Bakel,
auquel devaient être soumises toutes les questions qui pouvaient
intéresser le pays et ses habitants. Mais depuis les dernières
dispositions prises par le gouvernement, le Kalonkadougou fait
partie de la zone de terrain qui a été placée sous l’autorité
du gouverneur du Sénégal.


_Conclusions._ — De tout ce que nous venons de dire, nous pouvons
conclure que le Kalonkadougou n’est certes pas un pays d’avenir,
mais qu’il serait facile d’augmenter sa production dans une
notable mesure. Il suffirait pour cela d’y attirer le plus possible
de Peulhs et de Ouolofs ; ce sont les grands producteurs du pays. De
plus, il nous faut rendre aux chefs leur autorité et favoriser autant
que possible l’émancipation des captifs. Réduits à leurs propres
ressources, les Malinkés se mettront au travail et la production
en sera augmentée d’autant. Il est urgent surtout d’y régler,
d’une façon définitive, les questions de redevances et impôts
à payer aux chefs, afin que ceux-ci, n’ayant plus une trop grande
latitude, ne soient plus tentés de pressurer leurs sujets ; tenir
enfin la main à ce que bonne et prompte justice y soit toujours
rendue. Il serait bon enfin que, chaque année, un fonctionnaire
quelconque, muni des pouvoirs nécessaires, visitât le pays et
réglât sur place les affaires en litige. En agissant ainsi, nous
croyons que notre protectorat sera réellement effectif et que le
pays pourra se développer plus qu’il ne l’a fait jusqu’à ce
jour. Nous ne parlerons pas ici des améliorations qu’il y aurait
à apporter au mode de culture employé ; cela nous entraînerait trop
loin et nous ferait dépasser le but que nous nous sommes proposé.




                              CHAPITRE X

Départ de Coutia. — Kalibiron. — Diabaké. — Paquira. —
Arrivée à Koussanar. — Description de la route de Coutia
à Koussanar. — Géologie. — Botanique. — Cultures. —
Koussanar. — Aspect du village. — Nombreuses variétés
d’acacias. — Beaux jardins de tabac. — De Koussanar à
Goundiourou. — Coumbidian. — Ahmady-Faali-Counda. — Description
de la route suivie. — Goundiourou. — Remarquable propreté
du village. — Nombreuses visites. — Belles plantations de
haricots. — De Goundiourou à Sini. — Siouoro. — Massara vient
à mon avance. — Arrivée à Sini. — Cordiale réception. —
Description de la route de Goundiourou à Sini. — Géologie. —
Botanique. — Départ de Sini. — Arrivée à Nétéboulou. —
Séjour à Nétéboulou. — Grands préparatifs. — Organisation
d’un convoi pour Kayes. — Pas de courrier. — Un voyage
extraordinaire. — Étrange superstition. — Le génie du
foyer. — Départ de Nétéboulou. — Arrivée à Passamassi. —
Belle réception. — Belle case. — Description de la route de
Nétéboulou à Passamassi. — Belles plantations d’indigo. —
De Passamassi à Son-Counda. — Yabouteguenda. — Le traitant
Niamé-Lamine. — Passage de la Gambie. — Les caïmans. —
Arrivée à Son-Counda. — Description de la route de Passamassi
à Son-Counda. — Nous sommes dans le Kantora. — Le vieux chef
du pays. — Aspect du village. — Courges. — Calebasses. —
Gombos. — Je me dispose à partir pour Damentan.


_6 décembre 1891._ — Je passai à Coutia une excellente nuit. Le
vent de Nord-Est commence à se faire sentir un peu, et c’est à
cela que j’attribue la notable amélioration qui s’est produite
dans mon état depuis mon départ de Diambour. Je réveille tout
mon monde à quatre heures du matin et, à cinq heures, nous nous
mettons en route pour Koussanar, où j’avais décidé d’aller
camper ce jour-là. Nous marchons d’une bonne allure pour nous
réchauffer, car le vent a subitement sauté au Nord-Ouest, et
il fait une brise relativement froide. Je constate douze degrés
à mon thermomètre, en pleine campagne. A deux kilomètres et
demi de Coutia, nous traversons, sans nous y arrêter, le petit
village de _Kalibiron_. Il dépend de Coutia, et sa population,
qui peut s’élever à 150 habitants environ, est uniquement
composée de Malinkés de la famille des N’Dao, il ne présente
rien de particulier. On y remarque encore les derniers vestiges
d’un sagné rudimentaire. Nous avons réveillé les habitants,
quelques têtes se montrent au-dessus des tapades et nous regardent
d’un air ahuri. Deux heures après, nous sommes à _Diabaké_,
village Ouolof de 350 habitants. Il est construit sur le modèle des
villages Toucouleurs, c’est-à-dire que les cases de chaque chef
de famille sont fort espacées les unes des autres et séparées par
des lougans de mil et de petits jardins ; seules, les cases du chef
de village sont entourées d’un rudiment de sagné. Ces Ouolofs,
venus du Bondou, s’adonnent à la culture et à l’élevage. Ils
possèdent les plus beaux lougans que j’ai vus et un beau troupeau
de deux cents têtes de bétail environ. Diabaké est considéré
comme le grenier de toute cette région.

A neuf heures quarante-cinq, nous traversons sans nous y arrêter le
petit village Ouolof de _Paquira_, dont la population s’élève
à environ deux cents habitants. Il est construit en paille et
absolument ouvert. Là, nous quittons le Kalonkadougou et entrons
dans le Ouli. La chaleur devient très forte et c’est avec plaisir
qu’à onze heures cinq minutes, après avoir fait une étape de
près de 28 kilomètres, nous arrivons enfin à Koussanar, où nous
allons passer la journée.

Un peu avant d’arriver à Paquira nous avions trouvé sur la route
une captive qui, pendant la nuit, s’était enfuie de Coutia parce
que, disait-elle, son maître la frappait, elle venait me demander
protection. Fidèle à la ligne de conduite que je m’étais
imposée dès le début de mon voyage, je l’emmenai avec moi et
la confiai aux hommes de son village qui m’avaient accompagné et
qui devaient retourner chez eux le lendemain. Je les chargeai de la
remettre entre les mains de son propriétaire. Je n’ai pas besoin
de dire que pendant tout le trajet entre Paquira et Koussanar un de
mes hommes, celui qui portait le colis le plus lourd, lui plaça
sa charge sur la tête. Il n’y avait rien à dire, c’était
une captive et mon porteur était un homme libre. D’ailleurs,
c’était « manière noire » et il eût été inopportun de faire
du sentiment en cette circonstance.

De Coutia à Koussanar, la route suit une direction Sud-Sud-Est. Tout
d’abord, jusqu’à Diabaké rien à signaler de particulier. La
nature du terrain n’a pas changé, ce sont toujours les argiles
compactes signalées précédemment. La flore a également peu varié,
ce sont toujours les mêmes essences, et les légumineuses mimosées
sont en majorité. A six kilomètres de Coutia, on laisse sur la
droite la mare de _Bambi_, sorte de cuvette rocheuse de 150 mètres
de long sur 100 mètres de large et 1 mètre 50 de profondeur. Les
roches qui la forment sont des grès de la période secondaire.

Peu à peu en approchant de Diabaké, nous voyons apparaître
de nouveau la latérite. En quittant le village qui est encore
construit sur un plateau d’argiles, la route suit une vallée de
huit cents mètres de largeur dont le terrain est uniquement formé
de latérite. De chaque côté ce ne sont que des argiles. Aussi
les indigènes ont-ils mis à profit pour leur culture cet excellent
terrain. De Diabaké à Koussanar, c’est une suite de beaux lougans
de mil interrompus seulement entre Diabaké et Paquira par une forêt
de beaux bambous de quatre kilomètres environ de longueur. A deux
kilomètres de Paquira, la route quitte la vallée pour conduire au
village qui est situé sur une petite colline à gauche ; mais elle
la suit de nouveau à un kilomètre de Paquira et cela jusqu’à
Koussanar.

La flore, depuis Diabaké, s’est sensiblement modifiée, et nous
commençons à retrouver les essences que nous signalions dans le
Sud, dans le Ouli et le Sandougou. A noter quelques beaux nétés
et caïl-cédrats. Les lianes apparaissent de nouveau ; mais elles
sont encore bien maigres. La brousse change également d’aspect à
mesure que nous avançons dans le Sud. Les cypéracées deviennent
de plus en plus rares et les graminées commencent à prendre un
plus grand développement.

_Koussanar_, où nous faisons étape ce jour-là, est un village
Malinké de 250 habitants environ. C’est le village Malinké dans
tout ce qu’il y a de sale, puant et repoussant. Il est situé sur
le sommet d’une petite éminence qui domine la fertile vallée dont
nous avons parlé plus haut, et au pied de laquelle passe la branche
la plus septentrionale du Sandougou. Il est entouré d’un tata de
faible épaisseur dont la hauteur est d’environ trois mètres et
qui ne tombe pas trop en ruines. Par contre, les cases du village
ne sont absolument que des amas de décombres. On ne saurait se
faire une idée d’une pareille décrépitude. Je fus bien reçu
à Koussanar et on me logea dans une case à peu près convenable,
la seule du village qui fût présentable. Elle était située sur
la place principale, à l’ombre de deux magnifiques fromagers.

Le chef est un homme relativement jeune, mais absolument abruti par
l’abus des liqueurs fermentées. Pendant les quelques heures que
j’ai été son hôte, je n’ai pu en tirer aucun renseignement
utile.

La famille des Légumineuses Mimosées est abondamment représentée
dans les environs de Koussanar et on y trouve une grande variété
d’Acacias. Outre les Acacias à gomme, dont nous avons parlé plus
haut, on y trouve encore le _gonakié_ (_Acacia Adansonii_ G. et P. ou
_astringens_ Cunning), dont le bois est très dur, très fin, et se
conserve longtemps. Il est difficile à travailler à sec. A Kayes,
c’est de ce bois dont on se sert pour fabriquer les membrures des
chalands de la flottille du Haut-Sénégal. On a tenté également de
l’utiliser pour fabriquer des traverses de chemin de fer ; mais il
est attaqué par les termites aussi bien que les autres essences. De
plus, certains insectes l’affectionnent particulièrement et le
rongent rapidement. Aussi ne l’emploie-t-on que fort peu dans les
constructions. Par contre, il possède la propriété de durcir dans
l’eau et de ne s’y corrompre que lentement. On pourrait alors
s’en servir avec avantage pour la construction des pilotis. Il donne
une gomme rouge, dite _gomme de gonakié_, qui est peu estimée dans
le commerce.

Le _Khadd_ (_Acacia albicans_ Kunth) y est très commun. Son bois est
très dur, à grains fins et serrés. Il donne une gomme de couleur
foncée de mauvaise qualité et qu’on ne récolte même pas. Les
indigènes se servent de ses tiges pour fabriquer des manches de
pioches et de haches, qui ont le grand défaut de se briser trop
facilement.

Citons encore le _Souroure_ (Acacia _species_), relativement peu
commun et qui sert surtout au Sénégal pour la menuiserie fine. Son
bois est d’une belle couleur jaunâtre ; il est moins dur que le
gonakié et se laisse plus facilement travailler.

Autour du village de Koussanar et sur les rives du Sandougou se
trouvent de belles plantations de tabac. Les indigènes y apportent
un soin tout particulier.

La variété de tabac qui est cultivée au Soudan est la _Nicotiane
rustique_ ou _tabac à feuilles rondes_ (_Nicotiana rustica_
L.). Il diffère sensiblement du _Nicotiana Tabacum_ L. C’est une
plante glutineuse et velue, dont les feuilles sont ovales-obtuses,
pétiolées. Les fleurs sont en cymes paniculées denses. La corolle,
d’un vert jaunâtre, est à tube court et velu. Son fruit est une
capsule arrondie. De toutes les solanées, c’est la plus commune au
Soudan et celle qui est cultivée avec le plus de soin. Elle croît
surtout à merveille dans les terrains riches en humus et aime un
climat chaud et humide. On conçoit dès lors qu’elle prospère
d’une façon remarquable dans toute la Haute-Gambie.

[Illustration : Tabac (Nicotiana Tabacum L.).]

Le terrain dans lequel elle est cultivée est préparé avec un soin
méticuleux et on n’y voit jamais le moindre brin d’herbe. De
plus, chose rare au Soudan, j’ai vu, dans certains villages, fumer
avec la bouse de vache et le crottin des chevaux la terre destinée
à la recevoir. Les semis sont généralement faits à la fin de juin
ou au commencement de juillet. Quand la plante a atteint environ
douze à quinze centimètres de hauteur, les pieds sont repiqués
dans les jardins préparés _ad hoc_. Ils sont placés à environ
trente ou quarante centimètres les uns des autres dans le plus grand
ordre. Ils sont sarclés tous les deux jours et arrosés matin et
soir avec soin. La récolte des feuilles a lieu dans le courant de
janvier et celle des graines vers la fin de février. Sur les bords
des fleuves, le tabac est cultivé toute l’année. Les eaux, en
se retirant, laissent une couche relativement épaisse de limon, qui
conserve son humidité pendant longtemps et qui permet au tabac de se
bien développer. Cette plante prospère à merveille dans tout le
Soudan et ses feuilles y atteignent de remarquables dimensions. Le
rendement qu’elle donne est considérable. Il est à peu près
de 2,500 kilogrammes à l’hectare. Il se vend sur les marchés
couramment 12 fr. 50 le kilog.

Jusqu’à ce jour, il n’a été fait que des essais de culture
absolument insuffisants. Rien de systématique et de méthodique
n’a été tenté, et pourtant tout permet de croire que des efforts
sérieux seraient couronnés de succès et qu’il serait facile
d’acclimater dans ces régions les tabacs de qualités supérieures.

Les indigènes prisent et fument le tabac. Mais, avant de s’en
servir, ils lui font subir toute une préparation qui diffère dans
les deux cas.


1o _Tabac à priser._ — On procède de la même façon, que l’on
ait affaire au tabac de commerce ou au tabac indigène. Les feuilles,
réduites en petits morceaux, sont mises à sécher au soleil ou
devant le feu. Il est préférable qu’elles soient séchées au
soleil. Elles sont ensuite pilées dans un mortier _ad hoc_ avec un
pilon spécial et réduites en poudre absolument impalpable. Mortier
et pilon sont de petites dimensions. Ce sont surtout les femmes qui
sont chargées de ce soin, ou bien des vieillards qui ont acquis
dans cet art une véritable habileté. La poudre ainsi obtenue est
de nouveau étendue sur un linge et mise de nouveau à sécher
au soleil. Puis (voilà l’opération délicate) on prend des
tiges de petit mil que l’on fait brûler. La cendre obtenue est
mise à bouillir dans une petite marmite avec de l’eau. On fait
chauffer jusqu’à ce que l’eau, étant absolument évaporée,
la cendre soit entièrement desséchée et adhérente aux parois de
la marmite. On râcle alors cette cendre, on la réduit en poudre
très fine et on la mélange au tabac environ dans la proportion
du cinquième. Puis, on ajoute à tout cela un peu de beurre ou de
graisse de mouton. On mélange bien, on fait sécher, on triture de
nouveau et voilà le produit que le noir s’introduit avec tant de
délices et en si grande quantité dans le nez. D’après ce qu’ils
disent, la cendre de mil aurait pour but de donner plus de montant
au tabac. Le beurre lui donnerait un arome tout spécial et très
recherché des amateurs, et aurait surtout pour résultat d’enlever
au tabac ainsi préparé toute son âcreté. Quoi qu’il en soit,
nous avons maintes fois essayé d’en priser et nous lui avons
toujours trouvé une force que n’ont pas nos tabacs européens.


2o _Tabac à fumer._ — On ne lui fait guère subir de préparation
spéciale. Les feuilles sont simplement séchées au soleil,
écrasées dans la main et fumées ainsi dans la pipe.

Au Soudan, l’homme est surtout priseur et c’est la femme qui fume
le plus. Pour priser, il s’introduit le tabac dans les narines
avec les doigts ou bien se sert d’une sorte de petite spatule en
fer ou en laiton à l’aide de laquelle il puise dans sa tabatière.

A son extrémité étroite est percé un trou dans lequel passe
une petite lanière en cuir qui lui sert à la suspendre à son
cou. L’extrémité large couverte de tabac est appliquée contre
les narines alternativement et on n’a qu’à humer la poudre. Dans
certaines régions et chez les Malinkés particulièrement, on ne se
contente pas de priser le tabac en poudre, on le chique pour ainsi
dire. Pour cela on en place une volumineuse pincée sur la langue
soit à la main, soit à l’aide du petit instrument dont nous
venons de parler. Les femmes l’introduisent avec une merveilleuse
dextérité entre la lèvre et l’arcade dentaire inférieure.

Pour fumer, la femme se sert d’une pipe généralement en
caïl-cédrat, dont le tuyau est en bambou. Cette pipe est des plus
rudimentaires. Il est rare qu’une femme fume sans offrir de temps
en temps sa pipe à ses voisines. Les hommes font également de même.

Nous avons souvent essayé de fumer de ce tabac et nous avons
toujours été forcé d’y renoncer. Son âcreté est telle
qu’après deux ou trois bouffées au plus nous éprouvions à la
langue et aux gencives une douleur si vive que nous étions forcé de
cesser. Toutefois nous avons constaté que le tabac français fumé
dans ces pipes avait un arome tout particulier et très délicat.

Les peuples de race Mandingue fument et prisent beaucoup plus que
les peuples de race Peulhe. Ils préfèrent de beaucoup notre tabac
au leur et le cadeau le plus apprécié que l’on puisse faire à un
chef est de lui offrir un litre de tabac à priser et quelques têtes
de tabac en feuilles. On nomme ainsi au Sénégal et au Soudan ces
petits paquets de cinq ou six feuilles de tabac liées ensemble par
le pétiole et dont on fait un commerce relativement important. De
même aussi ils ont une préférence bien marquée pour les pipes
en terre de Marseille ou de Valenciennes que nous leur vendons.


_7 Décembre._ — La nuit que nous avons passée à Koussanar a
été excessivement froide. Au réveil, à quatre heures du matin,
je constate douze degrés centigrades au thermomètre placé dans
l’intérieur de ma case et dix seulement au dehors ; à quatre
heures et demie du matin nous nous mettons en route par une nuit
profonde et une bise très fraîche. La rosée est très abondante
et très froide. Aussi, marchons-nous tous vivement pour nous
réchauffer. A cinq heures quinze minutes, au moment où le jour
commence à poindre, nous traversons, sans nous y arrêter, le village
de _Coumbidian_. C’est un village Malinké dont la population
peut s’élever à environ deux cents habitants. Les habitants,
que nous avons réveillés, nous saluent au passage. Coumbidian est
entouré d’un sagné assez bien entretenu, mais qui présente un
moyen de défense absolument insuffisant. — A douze kilomètres
environ de ce village, dans le sud-sud-est, se trouve la branche
méridionale du Sandougou. A cette époque de l’année il est
presque entièrement à sec au point du moins où nous l’avons
traversé. Le passage se fait sans aucune difficulté et sans
accidents. Nous avons à peine de l’eau jusqu’aux genoux. Ses
deux rives sont couvertes de beaux lougans de mil et d’arachides
au milieu desquels s’élève, à 1500 mètres environ du marigot,
le petit village d’_Ahmady-Faali-Counda_. Une seule famille,
composée d’environ vingt-cinq personnes, l’habite. C’est un
village de culture construit en paille, entouré d’un petit sagné
bien fait et habité par des Ouolofs. Ils dépendent de Goundiourou
et vivent là tranquillement en cultivant leurs immenses lougans.

_Goundiourou_ n’est éloigné d’Ahmady-Faali-Counda que de deux
kilomètres environ, nous y arrivons à neuf heures cinq minutes. Il
fait une chaleur torride qui contraste étrangement avec la fraîcheur
de la nuit. J’avais décidé que nous ferions étape dans ce
village, et, de Koussanar, j’avais envoyé au chef un courrier
pour lui annoncer ma visite. Aussi y fus-je très bien reçu.

La route de Koussanar à Goundiourou suit à peu près une
direction sud-sud-est et la distance qui sépare ces deux villages
est d’environ 20 kilom. 500. En quittant Koussanar, on traverse
d’abord une bande de latérite qui n’est qu’un diverticulum
de la fertile vallée qui s’étend de Diabaké à ce dernier
village. La nature du terrain change alors et nous ne trouvons plus
que des argiles compactes. Là, au lieu de recouvrir du terrain
ardoisier, elles recouvrent du terrain ferrugineux que nous voyons
émerger en maints endroits et dont nous rencontrons fréquemment
les roches. A quelques kilomètres avant d’arriver à Goundiourou,
nous voyons de nouveau apparaître la latérite, en même temps
qu’à l’horizon apparaissent dans le sud les collines du Ouli.

La flore a peu changé, notons toutefois l’absence complète de
lianes et l’apparition de quelques beaux ficus.

Goundiourou est un village dont la population peut s’élever à
environ trois cents habitants. Ce sont des Ouolofs venus du Niani,
gens paisibles qui ne demandent qu’à vivre en paix avec leurs
voisins et qu’on les laisse cultiver tranquillement leurs lougans
et élever leurs bestiaux. C’est un des villages les plus riches
du Ouli. A l’encontre des autres villages Ouolofs, il est bien
construit, ses cases en paille bien alignées et bien entretenues lui
donnent un aspect des plus réjouissants et des plus gais. Enfin,
il est d’une remarquable propreté, et on n’y voit pas sur la
place principale les tas d’ordures que l’on rencontre dans les
autres villages et principalement chez les Malinkés. Son chef est
âgé d’environ quarante-cinq à cinquante ans. Intelligent, il
jouit d’une grande autorité et sait se faire obéir, ce qui est
rare dans ces régions. Aussi son village est-il des plus prospères.

Je passai à Goundiourou une excellente journée et la plus cordiale
hospitalité m’y fut donnée ainsi qu’à mes hommes. Dans la
soirée, je reçus la visite des chefs des environs. Tous venaient
m’offrir quelque petit présent ; celui-ci du beurre et du lait,
celui-là des kolas, cet autre un ou deux poulets. Je n’ai pas
besoin de dire que je ne me contentai pas de les remercier et que,
de mon côté, je leur rendis avec usure les cadeaux qu’ils me
firent. C’est là, du reste, une coutume générale et, au Soudan,
plus que partout ailleurs « les petits cadeaux entretiennent
l’amitié ».

Les Ouolofs de Goundiourou cultivent en grande quantité une sorte de
haricots nains qui est très commune au Soudan et que l’on trouve
en grande abondance sur tous les marchés. Les Ouolofs lui donnent
le nom de _Niébé_ et les Malinkés et Bambaras l’appellent _Soo_
ou _Soso_. Cette plante alimentaire demande un terrain légèrement
humide, relativement riche en humus et situé surtout à l’abri des
rayons du soleil. Aussi les semis en sont-ils généralement faits
dans les lougans de mil et de maïs. On y procède, en général, dans
les premiers jours d’août quand ces deux céréales ont atteint
déjà une certaine hauteur. On pratique simplement, à l’aide
d’un petit morceau de bois, un trou d’environ 4 à 6 centimètres
de profondeur dans lequel on place une ou deux graines au plus que
l’on recouvre d’un peu de terre. La plante germe rapidement, et la
récolte se fait vers le commencement de décembre au plus tard. Il
en est de deux espèces différentes qui elles-mêmes se divisent
en un grand nombre de variétés. L’une a absolument l’aspect
de nos haricots nains et l’autre affecte le port de nos haricots
grimpants. Ses rameaux rampent sur le sol et s’étendent souvent
au loin. Il convient de ne pas confondre ces sortes de haricots avec
celles que l’on désigne sous le nom de _Fanto_ et dont nous nous
occuperons plus loin quand nous parlerons des régions où elle
croît de préférence. Ces deux espèces donnent des fruits qui
diffèrent surtout par la forme et la couleur. Il en est de ronds,
d’ovoïdes, de discoïdes, de roses, de blancs, de jaunes, de gris
et de mouchetés. Ces deux dernières variétés sont les meilleures,
les plus recherchées et celles qui se conservent le mieux. Les autres
sont presque toujours attaquées par les insectes. La récolte faite,
les gousses sont mises à sécher, au soleil, sur le toit des cases,
et les graines bien nettoyées sont conservées dans des paniers
ad hoc ou dans des récipients en terre où elles sont à l’abri
de l’humidité.

Les indigènes mangent les haricots bouillis. Au Sénégal, on
les mélange au couscouss et avec différentes sortes de viandes
on en fait un plat connu sous le nom de _Baci-niébé_ et qui est
apprécié même par les Européens. Ce légume d’un goût très
parfumé pourrait remplacer avantageusement le fayol que l’on fait
venir de France pour la ration des troupes. Sa valeur commerciale
est environ de douze francs les cent kilogs. Nous estimons qu’il
serait profitable d’en favoriser la propagation et d’en augmenter
la culture.


_8 décembre._ — La température a été moins froide que pendant
les deux nuits précédentes. Il a soufflé du vent de Nord-Ouest ;
aussi, au réveil, y a-t-il une rosée très abondante. Nous quittons
Goundiourou à 4 h. 30, et à 6 heures, au moment où le soleil se
lève, nous traversons le petit village de _Siouoro_. Il est habité
par des Malinkés et sa population est d’environ 150 individus. Il
ne présente rien de particulier et a le même cachet que les autres
villages Malinkés que nous avons déjà visités. Tout le monde
dort encore quand nous y passons. Seules, quelques femmes commencent
à piler le couscouss. A peine en étions-nous sortis que le fils
du chef vint me saluer sur la route de la part de son père. Je
le remercie de son attention et continue ma route après lui avoir
serré la main. Quelques kilomètres avant d’arriver à Sini, je
rencontre Massara, le fils de Massa-Ouli, que son père envoie à mon
avance avec quelques cavaliers. Ils se joignent à ma caravane et, à
8 h. 40, nous faisons notre entrée à Sini où nous sommes attendus.

La route de Goundiourou à Sini ne présente guère de particulier à
signaler que les nombreux lougans appartenant aux différents villages
dont nous venons de parler. Au point de vue géologique, la nature
des terrains que nous avons signalés entre Koussanar et Goundiourou
s’affirme de plus en plus. La latérite alterne avec les argiles
compactes recouvrant un sous-sol de roches ferrugineuses. Mais c’est
la latérite qui domine. Il est curieux de voir comme les noirs ont eu
l’instinct de deviner que la latérite était plus fertile que les
autres terres. Partout où on le trouve, on est certain d’y voir
un lougan et ce n’est que dans les pays absolument déshérités
que l’on cultive les argiles alluvionnaires. Le sol s’affaisse
beaucoup à mesure que nous avançons vers Sini, mais il se relève
en approchant de ce village et Sini est construit lui-même sur une
éminence formée de terrains ferrugineux que recouvre une couche de
latérite. A l’ouest et au sud l’horizon est absolument borné
par les collines boisées du Ouli.

La flore s’est sensiblement modifiée. Il est vrai que sur les
plateaux argileux nous retrouvons les essences chétives et malingres
que nous signalions précédemment, mais, dans les dépressions de
terrain et sur le flanc des collines où nous avons une terre plus
riche en humus et plus féconde, nous voyons réapparaître les
grands végétaux du sud ; légumineuses énormes, Caïl-Cédrats,
ficus, n’tabas, etc., etc.

Je n’ai pas besoin de dire que je fus reçu à bras ouverts. A
peine étais-je installé dans ma case que le vieux Massa vint
immédiatement me saluer. Nous causons longuement comme de vieux
amis. Entre autres choses, Massara, son fils, m’apprend qu’il
y a trois jours un courrier est passé pour moi à Sini avec
un pli venant du commandant de Bakel et qu’il est arrivé à
Nétéboulou un convoi de dix caisses. Renseignements pris, ces dix
caisses sont au commandant de Bakel qui doit venir prochainement
visiter la région. Quant au courrier qui m’intéresse au plus
haut point, il court après moi sur la route de Mac-Carthy. Enfin,
tout s’éclaircira demain à Nétéboulou.


_9 décembre._ — Je n’ai pas eu la peine ce matin de réveiller
mon monde. Bien avant l’heure du départ, tous les préparatifs
étaient faits. Chacun était heureux de revoir Nétéboulou. Sandia
allait se retrouver au sein de sa famille. Mes hommes allaient
pouvoir se reposer pendant quelques jours. Pour moi, je n’étais pas
fâché de m’arrêter pendant quelques jours pour pouvoir mettre
un peu d’ordre dans mes notes et réorganiser ma caravane. Aussi
étions-nous tout joyeux quand nous nous mîmes en route, après avoir
serré la main à tous nos amis et particulièrement au vieux Massa
qui, malgré l’heure matinale, n’a pas voulu me laisser partir
sans me souhaiter bon voyage et bonne réussite. La route se fait
rapidement sans encombre. Nous revoyons les endroits que nous avions
visités quarante-cinq jours auparavant. Mais qu’ils s’offrent
à nos yeux sous un aspect bien différent ! Plus de ces beaux
lougans de mil et de maïs ; les récoltes sont presque terminées
partout. Le vent brûlant de Nord-Est a commencé à faire sentir
sa desséchante influence. Les arbres commencent à perdre leurs
feuilles et la brousse a perdu sa belle couleur verdoyante. Toute
la campagne prend cet aspect monotone et désolé qui attriste
l’œil du voyageur et lui rappelle la sécheresse et l’aridité
des grandes solitudes Soudaniennes et des steppes Sénégalaises.

A huit heures nous entrons enfin à Nétéboulou. Notre arrivée
fait sensation et tout le village est là pour nous recevoir et
nous souhaiter la bienvenue. Ces braves gens sont tout heureux
de me revoir, et ma foi, je ne suis pas fâché de retrouver ma
bonne case de l’hivernage où j’ai passé pourtant de bien durs
moments. On lui a fait la toilette pendant mon absence et je lui
trouve un véritable air de fête. A mon grand désappointement, je
n’y trouve pas le courrier que j’espérais qu’on m’y aurait
expédié. Le receveur de la poste de Bakel a dû mal interpréter
et tout expédier à Kayes. Il y a deux mois que je n’ai eu de
nouvelles des miens. Quand en aurai-je maintenant ? Pas avant Kayes
assurément.

Tout est prêt quand nous arrivons et mes hommes peuvent manger
aussitôt. On voit qu’il y a là un chef qui sait se faire obéir.

Sandia est tout heureux de revoir les siens et son village, et,
malgré cela, l’impassibilité de ces gens-là est si grande qu’il
ne laisse rien paraître de son contentement en retrouvant son fils,
son frère et ses femmes.

J’ai profité des quelques jours que je passai à Nétéboulou
pour mettre mes notes à jour et pour faire un volumineux courrier
de France que j’expédiai à Kayes en même temps qu’un convoi
de porteurs. Je fus obligé de le former pour me débarrasser de
toutes les caisses de collection que je ne pouvais emporter pendant
le voyage que j’allais entreprendre au Kantora, à Damentan et
au pays des Coniaguiés. J’en confiai la direction au palefrenier
Sory qui, depuis la mort de ma mule, m’était devenu inutile. Je
le chargeai en plus de veiller sur le jeune Oumar, le frère de mon
interprète, que celui-ci me demanda l’autorisation de renvoyer à
Takoutala (Kaméra), craignant pour lui les fatigues de nos futures
excursions. Comme ce village se trouvait sur la route de Nétéboulou
à Kayes, j’accédai volontiers à son désir. J’ai su, à mon
arrivée à Baboulabé, trois mois plus tard, que ce voyage de plus
de cinq cents kilomètres s’était accompli dans les meilleures
conditions, et je retrouvai à Kayes tous mes colis dans le plus
parfait état. Aussi ne manquai-je pas de donner à Sory une belle
gratification.

Il n’y avait pas 24 heures que j’étais à Nétéboulou,
qu’arriva le courrier dont on m’avait parlé à Sini. Il avait
appris à Oualia que j’étais dans le Kalonkadougou et y avait suivi
ma trace sans pouvoir me rejoindre. D’après le calcul que je fis,
il avait marché sans repos pendant cinq jours à raison de soixante
kilomètres par jour. C’était, du reste, un des meilleurs courriers
de Sandia. Il me remit le pli dont il était porteur. C’était
une lettre écrite en arabe et dans laquelle Monsieur le commandant
de Bakel lui annonçait son arrivée prochaine dans le Ouli, et
lui recommandait les caisses qu’il lui avait expédiées par
une caravane opérant son retour en Gambie. Me croyant parti de
Nétéboulou, le capitaine Roux priait Sandia de lui donner de mes
nouvelles. J’aurais été bien heureux de me rencontrer avec lui ;
mais je fus forcé de renoncer à ce plaisir. L’époque de son
voyage était trop lointaine et je ne pouvais l’attendre pendant
plusieurs semaines.

Il est curieux de voir combien les peuples primitifs, à quelque
race qu’ils appartiennent et de quelque religion qu’ils soient,
s’adonnent aux pratiques les plus superstitieuses et les plus
bizarres. Je fus un soir témoin du fait suivant qui me frappa et que
je tiens à relater ici. Je vis une femme de la case où j’habitais
prendre, à la nuit tombante, un poulet blanc avec les deux mains, une
main, la gauche, lui tenant la tête. Elle s’approcha de la porte
d’entrée de son gourbi et frotta la tête du poulet sur le seuil,
puis éleva l’animal en l’air. Par trois fois, elle recommença
cette manœuvre. Intrigué, j’en demandai l’explication à Almoudo
et voici ce qu’il m’apprit. Cela porte bonheur d’avoir dans
sa case un animal blanc, poulet, bœuf ou mouton. Si c’est un
poulet, on opère comme je viens de dire en formulant des désirs
et des vœux. Si c’est un mouton ou un bœuf, on le place au
milieu de la cour de l’habitation. Le chef de case convoque
pour la circonstance ses amis. Tous se placent devant l’animal,
accroupis et appuyant le coude sur le genou droit et tenant la main
tendue vers l’animal. Alors, le chef de case formule ses vœux
et désirs en demandant à l’animal de les exaucer et de les
combler. Ainsi consacré, il est sacro-saint et on n’y touche
pas. On a pour lui les plus grands égards et il est choyé par
toute la maison. C’est le génie du foyer. C’est le fétiche
qui écartera tous les malheurs de la famille qui le possède et
fera réussir toutes ses entreprises. Ces pratiques sont en usage
chez les musulmans aussi bien que chez les peuples qui ne le sont
pas. Nous autres, gens civilisés, nous en avons d’aussi bizarres
et d’aussi étranges. Nous ne le cédons en rien aux Malinkés et
aux Toucouleurs en matière de superstition.

Ma plus grande préoccupation, pendant ces quelques jours de repos
que je pris à Nétéboulou, fut de recueillir le plus possible de
renseignements exacts sur les pays que j’allais visiter, et, à ce
propos, je crois devoir mentionner ici tous ces détails et apprendre
au lecteur comment je fus amené à m’aventurer dans ces contrées
lointaines, qu’aucun Européen n’avait visitées avant moi.

J’étais à Nétéboulou depuis plusieurs semaines déjà,
lorsqu’un jour, en causant avec Sandia, j’appris que de l’autre
côté de la Gambie, dans le sud du pays de Damentan, existait
un peuple aux mœurs différentes de celles des autres peuples
du Soudan. Jamais Européen n’y était allé et quelques rares
dioulas avaient osé seuls s’aventurer dans ce pays. Il habitait,
disait-il, une contrée très fertile et se livrait à l’élevage
des bestiaux sur une grande échelle. A entendre parler ce brave
homme de chef, c’était un vrai pays de cocagne. Les habitants
passaient pour être très inhospitaliers et vivaient en hostilité
ouverte avec tous leurs voisins, dont les plus rapprochés étaient
encore à trois ou quatre jours de marche. Mais s’ils recevaient
mal ceux qui pénétraient sur leur territoire, par contre, ils
s’aventuraient volontiers jusqu’à Yabouteguenda sur la Gambie,
où ils venaient échanger des peaux contre du sel et surtout contre
des liqueurs alcooliques dont ils sont très friands et que leur vend
un traitant noir opérant, en cette escale, pour le compte d’une
maison anglaise de Bathurst. Ahmadou Mody, le frère de Sandia,
avait comme captif un habitant de ce pays qui lui avait été vendu
par un dioula venant du Fouta-Djallon. Mais ce qui, par-dessus tout,
scandalisait profondément mon hôte, c’était que ces hommes
fussent toujours presque complètement nus et vécussent absolument
comme des animaux sauvages. On les désignait dans le pays sous le
nom de _Coniaguiés_ et _Bassarés_. Ils formaient deux tribus qui
avaient absolument les mêmes mœurs et les mêmes coutumes. Le
pays qu’ils habitaient portait le nom de _pays des Coniaguiés_
et _pays des Bassarés_. On le désignait encore sous le simple
nom de _Coniaguié_ et de _Bassaré_. Il était, d’après Sandia,
situé à deux ou trois jours de marche au plus dans le Sud-Est de
Damentan et il ajoutait qu’il était prêt à m’y accompagner.

On comprendra aisément qu’il n’en fallait pas plus pour
piquer ma curiosité. Aussi, dès ce moment, me décidai-je
à entrer en relation avec ceux de ces gens qui viendraient
commercer à Yabouteguenda, et, en principe, mon voyage, dès
lors, fut résolu. Outre l’intérêt tout nouveau qu’une
semblable exploration pouvait avoir, un autre motif me détermina
complètement. Cela me permettait de visiter Damentan, gros village
musulman où jamais Européen n’avait mis le pied, d’entrer en
relations avec ses habitants qui m’en avaient fait témoigner le
désir et surtout d’explorer toute la rive gauche de la Gambie,
depuis Yabouteguenda jusqu’à Damentan, voyage qui n’avait
pas encore été fait jusqu’à ce jour. Ma résolution prise,
je me mis de suite au travail et préparai mon voyage de façon à
n’avoir aucun déboire ni désappointement quand le moment serait
venu de mettre mon projet à exécution.

Tout d’abord je consultai toutes les cartes de la région
que j’avais à ma disposition, et, dans aucune (et pourtant
c’étaient les plus récentes), je ne trouvai mentionnés ces
pays. Rien, absolument rien, au sud de Damentan sur la carte Fortin
entre Pajady, Toumbin, la Gambie et le Fouta-Djallon. Cependant je
me souvenais bien avoir vu sur une carte plus ancienne mentionné
le pays de N’Ghabou et je savais que le Coniaguié et le Bassaré
en étaient autrefois des provinces. C’était là à n’en pas
douter que je devais trouver ces curieuses peuplades. Et ce qui me
confirmait encore dans mon opinion, c’était ce fait que souvent
les Almamys du Bondou étaient allés dans cette région faire la
guerre aux Infidèles. Tout cela ne me permettait pas de douter de
la véracité du récit et des renseignements de Sandia.

Je me fis amener le captif dont il m’avait parlé, et je pus
constater qu’il différait absolument au physique des autres races
soudaniennes. Je l’interrogeai souvent et longuement et jamais il
n’hésita à me tracer la route que je devais suivre pour me rendre
dans son pays. De plus, le frère du traitant de Yabouteguenda, qui
était venu me voir un jour, me donna des renseignements tels que je
ne pouvais douter un seul instant du succès de mon entreprise. Il
me déclara, en outre, que des hommes venus tout dernièrement
à son escale lui avaient dit que je serais très bien reçu chez
eux. A Mac-Carthy enfin, j’appris que la plus grande partie du
beurre de Karité qui y était achetée venait du Coniaguié et du
Bassaré. Je n’avais plus à hésiter et cette dernière nouvelle
me décida complètement. Pendant mon séjour à Mac-Carthy et sur
les indications de Sandia, je me munis de tout ce qu’il me fallait
pour faire ce voyage et pour bien me faire venir des habitants des
pays tout nouveaux que j’allais visiter. Ma pacotille se composa
relativement de bien peu de chose ; mais je savais que tout ce
que j’emportais était fort apprécié de ceux que j’allais
rencontrer. C’était surtout du sel en grande quantité, du gin,
quelques pièces d’étoffes rouge écarlate, des Kolas, de la
verroterie, etc., etc. Tout cela me fut vendu par la Compagnie
française aux conditions les plus avantageuses. Le tout fut expédié
à Nétéboulou par un convoi de porteurs que j’organisai à cet
effet et dont je donnai la direction à un courrier que mon excellent
ami, le capitaine Roux, m’avait expédié de Bakel. En y revenant,
je retrouvai mes caisses en parfait état.

Dès mon retour à Nétéboulou, je ne m’occupai absolument,
pendant les quelques jours que j’y restai, que d’organiser ma
caravane. Outre mon personnel que l’on connaît déjà, j’avais un
convoi de vingt-deux porteurs, et, de plus, Sandia m’accompagnait
avec une dizaine de ses hommes les plus dévoués. Fidèle à la
ligne de conduite que je m’étais imposée dès le départ de Kayes,
ni mes hommes ni moi n’emportions d’armes. Les hommes de Sandia
seuls étaient munis de quelques mauvais fusils de traite, qui,
le cas échéant, ne pouvaient nous être d’aucune utilité. On
verra dans la suite de ce récit que je dus en grande partie à ces
dispositions toutes pacifiques le succès de mon voyage. Pour tous
ces travaux, Sandia et mon interprète Almoudo Samba N’Diaye me
furent d’un grand secours.


_15 décembre 1891._ — Le 15 décembre, tous nos préparatifs
furent terminés, et nous pûmes nous mettre en route. Donc, à 5
heures 45 du matin, nous quittâmes Nétéboulou après avoir pris
congé du village entier et fait nos adieux et quelques cadeaux à
tout ce brave petit monde que je ne devais plus revoir. Le trajet
se fit rapidement et nous arrivâmes sans encombre, à 10 h. 15,
à Passamassi, où nous allions faire étape, et qui n’est situé
qu’à quelques centaines de mètres de Yabouteguenda, sur la Gambie,
où nous devions traverser ce fleuve.

De Nétéboulou à Passamassi la route suit une direction Sud
et la distance qui sépare ces deux villages est de 22 km. 500
environ. La nature du terrain varie peu. Pendant quinze kilomètres
à peu près, la route traverse la plaine marécageuse de Genoto
dont le sol est uniquement formé d’argiles compactes. Jamais
je n’ai trouvé solitude plus désespérante : le marais et
toujours le marais, aujourd’hui desséché, mais rempli d’eau
pendant l’hivernage. Çà et là quelques rares arbres aux formes
contournées, bizarres et fantastiques. A l’horizon, au loin,
apparaissent les rives boisées de la Gambie et, plus loin, les
collines du Kantora sur la rive gauche du fleuve. Après avoir franchi
ces quinze kilomètres on gravit par une pente rapide le flanc d’un
plateau ferrugineux de 3 kilomètres environ de longueur. Le versant
Sud se termine par une pente douce qui nous conduit de nouveau dans
une vaste plaine marécageuse semée de traces d’hippopotames et
où l’on n’avance qu’avec mille précautions. Cette plaine
s’étend jusqu’à la Gambie. Enfin, après avoir traversé
l’extrême pointe Sud de la colline qui le limite à l’Ouest,
nous entrons dans les lougans du village dont le sol n’est formé
que de latérite pure.

La flore est excessivement pauvre. Partout des joncées et des
cypéracées énormes au milieu desquelles hommes et chevaux
disparaissent complètement.

_Passamassi_ est un village de Malinkés musulmans qui ne présente
rien de bien particulier. Sa population est d’environ deux cents
habitants. A huit cents mètres environ du village, le chef et les
principaux notables sont venus à mon avance. Nous échangeons
les poignées de mains les plus cordiales, et je suis reçu à
merveille. Je suis logé comme un véritable prince... nègre, dans
une belle case dont je crois devoir donner une description détaillée
en souvenir de la bonne journée que j’y ai passée. Elle est ronde,
très grande. Son diamètre mesure 6 m. 40, ce qui est énorme pour
une case de noir. Le sol en est bien uni, bien battu, et la toiture
ne laisse filtrer aucun rayon de soleil à travers la paille dont
elle est formée. Deux portes se font vis-à-vis. Ce qui permet une
bonne aération. On accède à la porte principale par une large
marche, haute d’environ trente centimètres, véritable perron
où, pendant la journée, se tinrent mes hommes. Une seconde marche
intérieure plus petite, demi-circulaire, permet d’entrer dans la
case elle-même. Au centre, se trouve le trou traditionnel pour faire
le feu et, devant chaque porte, un trou dans lequel vient se fixer
le bâton qui la tient fermée ; car, dans toutes les cases noires,
les portes se ferment de dedans en dehors. En dehors, une sorte de
loquet la tient close. A droite de la porte principale et occupant le
demi-cercle de la case, se trouve le lit. Il mérite que nous nous
y arrêtions. Il est maçonné et ressemble à ces lits des anciens
Grecs et des premiers Romains, qu’on voit encore représentés sur
de vieilles gravures. Qu’on se figure un édifice carré d’une
hauteur d’environ un mètre. Sur la face qui regarde l’intérieur
de la case, une baie d’un mètre de largeur donne accès par une
marche au lit proprement dit. La longueur de cette construction
a environ 2 mètres 25, et sa largeur 1 mètre 50. Les bases de
l’édifice sont à jour, probablement pour permettre au dormeur de
respirer plus facilement. Un petit entablement termine la crête, et
un rebord assez prononcé couronne le monument. A l’intérieur, le
lit proprement dit. Il est en pierre et a une forme très-légèrement
incurvée. C’est là que l’on étend la natte sur laquelle va
reposer le dormeur. Tout cela est en briques fabriquées sur place
et couvert d’un enduit fort propre. Cet enduit est formé par un
mélange de terre grisâtre, de cendres et de bouse de vache. Il
acquiert, en séchant, une dureté relative. La partie de la muraille
qui regarde le lit est ornementée de cercles concentriques creusés
dans son épaisseur elle-même, et colorés en blanc et en bleu.

A deux kilomètres environ du village Malinké, dans l’Ouest,
se trouve un village Peulh, du même nom. Il peut avoir 150
habitants. Les chefs vinrent me saluer et m’apportèrent des œufs,
du lait, du beurre frais. Ils m’offrirent aussi un superbe bœuf,
qui fut immédiatement sacrifié, et distribué à mes hommes et
aux habitants des villages.

Je reçus aussi la visite du traitant Lamine, qui est installé
à Yabouteguenda, et qui opère pour le compte de la compagnie
anglaise de Bathurst. C’est un homme fort intelligent, dévoué
aux Français, et qui a déjà rendu des services signalés aux
différentes missions Françaises qui ont visité le pays. C’est
lui qui, demain, fera encore traverser la Gambie à toute ma
caravane. Il est très influent dans la région et y jouit d’une
grande popularité. A Passamassi, notamment, il a tout l’air
d’être le chef du village. Le véritable chef m’a pourtant paru
assez autoritaire et bien obéi.

[Illustration : La Gambie à Yaboutéguenda.]

J’ai remarqué aux environs de Passamassi de belles plantations
d’indigo. Ce végétal est très commun dans toute cette région
et chaque village en possède plusieurs beaux lougans aux environs
des cases. Les indigènes en retirent la couleur bleue dont ils se
servent pour teindre leurs étoffes. La culture de cette plante est
très facile. Elle croît, pour ainsi dire, spontanément et on n’a
absolument besoin que de la semer. Les feuilles sont récoltées
vers la fin du mois de novembre et les ménagères leur font subir
la préparation suivante. On les fait sécher au soleil et macérer
ensuite dans environ trois fois leur poids d’eau pendant plusieurs
heures. On y ajoute une petite quantité de cendres. On laisse
reposer et on décante. Le produit ainsi obtenu est alors pétri en
pains qui ont la forme de cônes et mis à sécher au soleil. On
a soin, tous les soirs, de les rentrer pour ne pas les exposer à
l’humidité. Ces pains ont à peu près la forme conique. Leur poids
varie de cinq cents grammes à trois et cinq kilogrammes. C’est sous
cette forme ou bien en petits fragments que l’on trouve l’indigo
sur tous les marchés du Soudan. Son prix varie de quatre à six
francs le kilogramme. Cet indigo donne une couleur bleue violacée qui
est en grand honneur chez tous les peuples du Soudan. Mais elle passe
rapidement et les étoffes qu’elle a servi à colorer déteignent
au lavage. Les indigènes ignorent, en effet, les procédés les
plus efficaces pour la fixer. Ils ne se servent pour cela que des
cendres d’un arbre très commun dans toutes ces régions, le _rhatt_
(_Combretum glutinosum_ G. et Perr.). Bien que l’indigo du Soudan
soit de qualité inférieure aux indigos de Java, du Bengale et
d’Amérique, nous estimons qu’il pourrait être utilisé avec
fruit par nos industriels. C’est pourquoi nous devrions faire tous
nos efforts pour propager dans notre colonie cette plante dont le
rendement considérable sera certainement rémunérateur.


_16 décembre._ — La journée s’écoula à Passamassi sans aucun
incident. La température pendant la nuit fut des meilleures. Nous
sommes en pleine saison sèche. Dans la journée le vent de Nord-Est
commence à faire sentir sa brûlante haleine ; mais il tombe vers
le soir et au coucher du soleil se lève le vent de Nord-Ouest qui
souffle jusqu’au lendemain matin huit ou neuf heures, rafraîchit
l’atmosphère et nous permet de goûter un sommeil bienfaisant et
réparateur. C’est pour l’Européen l’époque la plus agréable
de l’année. C’est pendant ces trois mois de décembre, janvier
et février que sa santé peut se remettre des fatigues éprouvées
pendant l’hivernage. Au contraire, cette saison est néfaste à
l’indigène. Vêtu aussi légèrement qu’il l’est, il est
exposé à toutes les intempéries, et à toutes les affections
inflammatoires qui sont la conséquence inévitable des brusques
variations de température caractéristiques de cette période
de l’année.

Nous quittâmes Passamassi à 5 h. 30, et, à 6 h. 10, nous étions
à Yabouteguenda, sur la rive droite de la Gambie. Dans ce court
trajet, on ne trouve que des argiles compactes et sur les bords de
la Gambie quelques alluvions anciennes et récentes où croissent
les végétaux familiers des marais.

_Yabouteguenda_, dont il a été si longuement question dans ces
dernières années, à propos du traité du 10 août 1889, qui
détermine d’une façon définitive la ligne de démarcation
des possessions anglaises et françaises en Gambie, est le point
terminus auquel aboutit sur la Gambie la zone d’influence dévolue
à nos voisins. C’est un petit village de _cinquante habitants_ au
plus et qui est uniquement formé par les cases et les magasins du
traitant Niamé-Lamine, dont nous avons parlé plus haut. En face,
sur la rive gauche, se trouvent deux ou trois cases où, pendant
la belle saison, il reçoit les indigènes de la rive gauche qui
viennent commercer avec lui.

Il a tout disposé pour nous faire traverser le fleuve et, dès
mon arrivée, l’opération commence. A l’aide de deux grandes
pirogues habilement manœuvrées par ses hommes, en peu de temps,
les bagages et les porteurs sont portés de l’autre côté. Puis
vient le tour des chevaux. Je suis loin d’être tranquille car, en
cet endroit, la Gambie a environ 250 mètres de largeur et est très
profonde. Elle est, de plus, littéralement infestée de caïmans. Les
chevaux dessellés sont mis à l’eau et sont tenus par le bridon
par leurs palefreniers montés dans la pirogue ; à l’avant et à
l’arrière de l’embarcation se tient un adroit tireur qui fait
feu sur chaque caïman qui montre sa tête hors de l’eau. Grâce
à ces précautions tout se passa bien et nous n’eûmes aucun
accident à déplorer. Sandia et moi nous passâmes les derniers,
et, arrivés sur la rive gauche, nous montâmes immédiatement à
cheval, puis la caravane prit la route de Son-Counda, où j’avais
fait annoncer mon arrivée pour ce jour-là et où j’étais attendu.

Le caïman que l’on trouve en abondance dans le Sénégal, la
Gambie et la plupart des cours d’eau de l’Afrique occidentale,
est assurément l’animal le plus répugnant et le plus dangereux
de ces régions. Cet immonde amphibie n’est pas à craindre sur la
terre ferme, mais dans l’eau il est excessivement redoutable. Aussi
est-il imprudent de se baigner dans les lieux qu’il fréquente. Ses
terribles mâchoires saisissent les membres de l’audacieux nageur
et l’attirent au fond de l’eau où il est rapidement noyé. Nous
nous souvenons encore avoir vu disparaître ainsi, en 1883, un
Marocain qui, malgré la consigne, avait voulu gagner à la nage la
rive gauche du Sénégal en face de Tambo-N’kané. A Sillacounda,
dans le Niocolo, le jour où nous y sommes arrivés, un bœuf fut
ainsi entraîné par un caïman pendant qu’il s’abreuvait au
bord de la Gambie. A terre, il se meut difficilement et lentement,
mais dans l’eau, il est au contraire excessivement agile. Sa
constitution ne lui permet pas de rester longtemps sous l’eau et il
est obligé de venir souvent respirer à la surface. Le bouillonnement
qu’il produit alors suffit pour décéler sa présence. On le voit
fréquemment aussi se laisser aller au courant du fleuve. Alors sa
tête seule émerge et sa couleur brune la fait souvent confondre
avec les morceaux de bois qui flottent sur tous les cours d’eau qui
arrosent ces régions. Il construit son nid dans des cavités qu’il
creuse dans la berge au niveau du fleuve et au moment des basses
eaux. C’est là que la femelle dépose ses œufs et qu’éclosent
les petits. Les coquilles, au moment de la montée des eaux, sont
entraînées par le courant et il est d’usage de dire, quand on
les voit passer à Saint-Louis, que l’hivernage est commencé. Le
caïman peut atteindre des proportions énormes et nous en avons vus
qui n’avaient pas moins de quatre mètres de longueur. Toutefois
la longueur moyenne de ceux que l’on rencontre ne dépasse pas
généralement deux mètres cinquante à trois mètres.

Les Indigènes, surtout les Malinkés, les Sarracolés et les
Khassonkés mangent sa chair. Nous en avons vu assez souvent sur le
marché de Kayes. Ce mets est loin d’être délicieux. Il rappelle
un peu le thon pour la texture, mais il a un goût musqué qui est
loin d’être agréable.

Bien que l’on puisse trouver dans tous les traités spéciaux la
description de cet animal, nous croyons devoir mentionner ici ses
caractères particuliers.

Le caïman est un vertébré de l’ordre des _crocodiliens_. Son
corps est couvert de grandes plaques osseuses, carénées sur le
dos, lisses sur le ventre. Leur couleur grisâtre sur le dos est
jaunâtre sur le ventre. L’animal tout entier est ainsi enveloppé
d’une sorte de cuirasse si épaisse que les balles ne peuvent
l’entamer. Les flancs sont les régions les plus vulnérables. Sa
queue est longue et munie d’une crête de fortes dentelures. — Les
vertèbres cervicales sont pourvues de fausses côtes qui s’appuient
les unes sur les autres ; la clavicule manque. Les os coracoïdiens
s’articulent avec un sternum cartilagineux et très allongé. Il
existe, en outre, une sorte de sternum abdominal, qui porte sept
paires de côtes ventrales. Les pubis ne s’unissent pas entre
eux, et ne contribuent pas à former la cavité cotyloïde. Ils
constituent des sortes de côtes dirigées en avant. Les pieds
antérieurs ont cinq doigts, les postérieurs en ont quatre, plus ou
moins palmés, dont les trois internes sont armés d’ongles. La
mâchoire inférieure s’articule directement avec le crâne. Les
dents sont uniradiculées, creuses, caduques, implantées dans
des alvéoles distincts. Chacune d’elles est remplacée par
une nouvelle, après sa chute. Les dents de remplacement sont
enchassées successivement l’une dans l’autre, de telle sorte
que, la supérieure venant à tomber, il s’en trouve toujours
une autre en dessous pour occuper sa place. L’oreille externe se
ferme à l’aide de deux lèvres. Le museau est élargi, renflé
au bout, et la quatrième dent inférieure est reçue dans une
fossette de la mâchoire supérieure. C’est cette particularité
qui distingue surtout le caïman du crocodile, chez lequel cette
dent est reçue dans une échancrure simplement. Le caïman habite
la côte occidentale d’Afrique, tandis que le crocodile habite la
côte orientale. Ils sont tous les deux également à redouter.

Nous arrivons à 8 heures 25, sans incidents, à Son-Counda, après
avoir reconnu les ruines de Farintombou et de Carassi-Counda et
laissé sur notre droite celles de Kantora-Counda. A mi-chemin,
entre Son-Counda et la Gambie, nous rencontrons le frère du chef
que celui-ci a envoyé à mon avance.

La route de Yabouteguenda à Son-Counda présente ceci de particulier
qu’on peut y discerner aisément la différence qui existe entre
la latérite et les argiles compactes. Ces deux sortes de terrain
se succèdent sans interruption. Après une plaine d’argiles
compactes viennent de petits îlots de latérite qui sont bien
cultivés. Par endroit, le sous-sol est formé de terrain ardoisier,
et dans d’autres, de quartz et de grès ferrugineux. C’est du
moins ce que nous avons cru reconnaître par les flancs des collines
que nous laissons à droite et à gauche. Pendant la route, on ne
traverse que deux marigots situés à peu de distance de la Gambie, le
marigot de _Fania_ et celui de _Soubasouto_. Ils sont peu importants.

La flore se rapproche de plus en plus de celle des régions
tropicales. Nulle, ou peu variée dans les plaines argileuses, où
ne croissent guère que quelques maigres cypéracées, elle prend un
tout autre aspect dans les terrains à latérite. Là, nous voyons,
en effet, dans tout leur développement, d’énormes caïl-cédrats,
de gigantesques ficus et de belles légumineuses.

_Son-Counda_, chef-lieu du Kantora, compte environ huit cents
habitants de race Malinkée. Il est situé au centre d’une vaste
plaine que dominent au Sud-Est des collines formées de quartz
ferrugineux et dont l’altitude est environ de vingt à trente
mètres. C’est un des villages noirs les mieux fortifiés que
j’ai visités. Le système défensif se compose, d’après les
renseignements qu’a bien voulu rédiger à mon intention M. le
lieutenant Tête, de l’infanterie de marine : 1o d’une enceinte
ou sagné formée de pieux fortement enfoncés en terre et reliés
entre eux par des liens en écorce d’arbre auxquels sont fixées
des branches d’épine ; en arrière un petit fossé ; 2o une
seconde enceinte composée de palanques sur deux rangs, hautes de deux
mètres, avec un fossé en arrière. Des ouvertures y sont ménagées
pour le tir. La troisième est formée par une muraille en terre
battue de 3m50 à 4m de hauteur et ayant 2 mètres d’épaisseur
à la base et 0m80 au sommet. Des créneaux y sont pratiqués de
distance en distance. Le tracé présente des rentrants et saillants
se flanquant mutuellement. Dans l’intérieur du village, chaque
îlot est entouré de palanques. La mosquée et la case du chef en
ont une double rangée. Toutes les cases sont en terre battue et
recouvertes d’un chapeau en paille. Toutes ces précautions sont
prises contre Moussa-Molo et ses bandes de pillards.

Les environs sont bien cultivés, mais on sent que les habitants
vivent dans un qui-vive perpétuel. Ils ne sortent que par groupes,
bien armés ; et, dans les lougans, ils ont toujours le fusil auprès
d’eux. Leurs lougans sont bien entretenus et dans leurs petits
jardins, ils cultivent en abondance, courges, calebasses, tomates,
oseille et gombos.

Les _courges_ et _calebasses_ sont, au Soudan, cultivées en grande
abondance dans tous les villages. Les courges sont généralement
semées au pied des cases au début de la saison des pluies. Elles
rampent sur les toits qui, en peu de temps, finissent par
disparaître complètement sous leurs larges feuilles. Les fruits
sont comestibles et cueillis au commencement de la saison sèche,
vers la fin d’octobre. Il en existe un grand nombre de variétés,
la plus commune, le _Lagenaria vulgaris_ Ser. sert à faire des
vases et des bouteilles. Les indigènes connaissent les propriétés
thérapeutiques des graines de courges et les utilisent, dans
certaines régions, pour expulser le tænia qui y est très commun.

Le calebassier (_Crescentia Cujete_ L.) est, au contraire, cultivé en
pleine terre dans les lougans. Son fruit est comestible et sa coquille
coupée en deux sert de vase et d’ustensiles de ménage. Il existe
des calebasses de toutes formes et de toutes dimensions. Ce sont les
plats dans lesquels on sert le couscouss et elles tiennent également
lieu de terrines pour laver le linge dans les villages situés
loin des cours d’eau. Leur face externe est généralement unie ;
cependant on en trouve parfois qui sont artistement sculptées. Ce
sont surtout celles qui tiennent lieu de verres et à l’aide
desquelles on puise l’eau dans ces sortes de vases poreux en terre
que l’on désigne sous le nom de _canaris_ et que l’on trouve
dans toutes les cases. Ces canaris ont la propriété de rafraîchir
considérablement, grâce à l’évaporation constante qui se fait
à leur surface extérieure, l’eau que l’on y met.

Le _Gombo_ (_Hibiscus esculentus_ L.), de la famille des Malvacées,
se cultive surtout dans les jardins. C’est une plante annuelle
qui atteint de grandes dimensions. Elle aime les terrains humides
et riches en humus. On la sème vers le commencement de juillet et
ses fruits sont cueillis et mangés au commencement de la saison
sèche. Dès que les pluies ont cessé, la plante se dessèche
rapidement et meurt. Les graines germent très rapidement et en
trois mois le développement est complet. Les fruits sont oblongs
et ont environ dix centimètres de longueur sur trois ou quatre de
largeur. La coque porte des côtes très marquées suivant lesquelles
elle s’ouvre quand elle est sèche. Elle est très pointue au
sommet et couverte de poils. On mange les fruits quand ils sont encore
jeunes. Si alors on en sectionne un transversalement, on trouve les
graines noyées dans une pulpe blanchâtre, visqueuse. A la cuisson,
cette pulpe se transforme en une sorte de mucilage peu savoureux. Elle
disparaît quand le fruit est sec. Les indigènes mangent le gombo
bouilli avec du riz, du couscouss, de la viande ou du poisson. Cuit à
l’eau et assaisonné ensuite à froid à l’huile et au vinaigre,
on en fait une salade qui n’est pas dédaignée des Européens.

Je fus reçu à bras ouverts à Son-Counda et j’y passai une
bonne journée pendant laquelle je pris tous les renseignements dont
j’avais besoin pour continuer ma route vers Damentan. Le vieux chef
du pays, Kouta-Mandou, me rendit en cette circonstance les plus grands
services, et il prescrivit à son frère Mandia de m’accompagner
pendant toute la durée de mon voyage à Damentan et au pays des
Coniaguiés. De plus, il me donna une dizaine d’hommes qui devaient
m’accompagner jusqu’à Damentan et seconder mes porteurs. Avant de
le quitter, je lui fis cadeau de deux sacs de sel et d’une caisse
de 12 bouteilles de genièvre, liqueur avec laquelle il aimait à
s’enivrer et pour laquelle il avait un penchant tout particulier.

                               * * * * *




[Illustration : _Kantora_]

                              CHAPITRE XI

Le Kantora. — Limites, frontières. — Aspect général. —
Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du
sol. — Flore, productions du sol, cultures. — Faune, animaux
domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Rapports du
chef avec ses administrés. — Situation politique actuelle. —
Rapports avec les autorités françaises. — Émigration.


Le Kantora est situé sur la rive gauche de la Gambie. C’est
un pays relativement peu étendu et aujourd’hui absolument
dépeuplé. Il eut, paraît-il, au commencement du siècle, une
grande prospérité, et d’Almada, géographe portugais, rappelle
qu’il y avait autrefois à Kantor un marché qui était dans
ces régions ce qu’était sur les confins du Sahara celui de
Tombouctou. C’est ce marché qui a donné son nom à la région
environnante et pendant longtemps ce pays n’a été connu que sous
le nom de _pays de Kantor_ ou _Kontor_. Jusqu’en 1879 il fut, pour
ainsi dire, oublié. Gouldsbury le visita très superficiellement à
cette époque et le trouva désert. En 1888 les quelques habitants
qui y sont restés vinrent d’eux-mêmes à Kayes nous demander
notre protection, et, en 1889, Briquelot visita Son-Counda. En 1891,
le lieutenant Tête poussa une pointe jusque-là et c’est quelques
mois après lui que nous y passâmes. Nous avons pu recueillir sur ce
pays quelques notes qui ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.

Les limites du Kantora sont assez nettement établies, sauf au Sud,
où une ligne fictive le séparerait du Fouladougou de Moussa-Molo
(autrefois pays de Ghabou). Toutefois, nous pouvons dire d’après
les renseignements que nous nous sommes procurés, qu’il serait
compris entre les 15° 50′ et 16° 27′ de longitude Ouest et les
13° 3′ et 13° 16′ de latitude Nord. Il est bien entendu que
nous donnons là ses limites extrêmes. Il est séparé à l’Est
du pays de Damentan par la Gambie et environ vingt kilomètres du
Koulontou ou rivière Grey, à partir de son embouchure dans la
Gambie. Au Nord, la Gambie le sépare du Ouli jusqu’aux environs
de Tambacessé. A l’Ouest, il est séparé ainsi qu’au Sud du
Fouladougou par une ligne fictive qui, partant de la Gambie entre
Piraï et Tambacessé, passerait non loin de Cissé-Counda et de
là se dirigerait directement à l’Ouest jusqu’à la Rivière
Grey ou Koulontou.


_Aspect général._ — L’aspect général du Kantora diffère
suivant qu’on le parcourt dans sa partie Est ou dans sa partie
Ouest. A l’Est, on ne rencontre que de vastes plaines marécageuses
et absolument stériles. Du reste, à part un petit village de
Sarracolés situé aux environs de Son-Counda, toute cette région est
absolument inhabitée, et d’après les renseignements qui m’ont
été donnés, elle aurait toujours été déserte. Il en est tout
autrement de la partie Ouest. Ce pays présente plutôt un aspect
montagneux. La terre y est fertile et c’est là uniquement où
s’élevaient autrefois les nombreux villages du Kantora disparus
aujourd’hui, soit par la guerre, soit par l’émigration. La
végétation y est magnifique et rappelle celle des Rivières du
Sud. Il n’en est pas de même de la partie Est, où on ne voit
qu’une brousse épaisse et quelques rares arbres rabougris.

En résumé, le Kantora appartient dans sa partie Est aux pays
de plaines et de marécages et dans sa partie Ouest aux pays de
montagne, si toutefois on peut appeler ainsi les nombreuses collines
qui le parcourent.


_Hydrologie._ — Le Kantora appartient tout entier au bassin de
la Gambie, et tous les marigots qui l’arrosent sont tributaires
de ce fleuve. Nous commencerons la description de son hydrologie au
point où sa frontière vient couper la Gambie entre Tambacessé et
Piraï. Un peu en amont de ce village elle reçoit le marigot de
_Suisma_, dont la branche principale passe à Oualiba-Counda. Ce
marigot est formé de deux branches. La seconde, moins importante
que la première, coule dans une étroite vallée que dominent deux
rangées de collines parallèles au cours du marigot et qui est
excessivement fertile. Elle est maintenant inhabitée. Jusqu’au
marigot de _Fania_, nous ne trouvons plus que de petits cours d’eau
sans importance, mais qui n’en contribuent pas moins à augmenter la
fertilité de cette région. Le marigot de _Fania_ débouche dans la
Gambie, non loin de Yabouteguenda. Il passe tout près de la grande
mare de _Nébourou_, coupe la route de Son-Counda à Damentan et
s’étale en un vaste marais aux environs des ruines de Sadofou. Le
marigot de _Soubasouto_, dont l’embouchure n’est située qu’à
deux kilomètres de celle du précédent est de peu d’importance.

A partir de ce point, nous entrons dans la région Est du
Kantora. Bien qu’également très arrosée, elle est, vu la nature
elle-même du sol, absolument stérile. On peut dire qu’une ligne
droite passant par Yabouteguenda et Son-Counda, et coupant la ligne
frontière au Sud, forme la séparation entre ces deux parties du
Kantora. On trouve d’abord en procédant de l’Ouest à l’Est
le marigot de _Kokou_, profond, vaseux et d’un passage difficile,
puis celui de _Médina_, non loin duquel se trouve la grande mare
de _Palama_. Le marigot de _Demba-Sansan_ a son point d’origine
non loin du village de Toubinto dans le Fouladougou. Vers le milieu
de son cours, il s’étale en une vaste mare de même nom que lui,
puis se rétrécit peu à peu pour venir déboucher dans la Gambie,
à quelques kilomètres seulement du marigot de Médina. A peu de
distance du Demba-Sansan, se trouve le marigot de _Tabali_. Il
coule sur un lit de petits cailloux ferrugineux très fins. Non
loin de l’extrême pointe du grand coude que forme la Gambie en
cet endroit, se trouve l’embouchure du marigot de _Canafoulou_
et enfin à quelques kilomètres de là on trouve le _Koulontou_
ou _Rivière Grey_.

L’eau de ces marigots, partout claire et limpide, coule en tout
temps. Elle est toujours excessivement fraîche. Le fond de tous
ces cours d’eau, sauf en ce qui concerne le Fania et le Tabali,
est formé de vases ou d’argiles.

Le cours de la Gambie, du point frontière à l’Ouest à
l’embouchure du Koulontou, n’est qu’une suite de méandres les
plus sinueux. Si nous ne considérons que la direction générale,
nous dirons qu’il est d’abord Ouest-Est, puis Nord-Ouest Sud-Est.

Le régime des eaux diffère légèrement de celui des cours
d’eau des autres pays. Pour la Gambie, c’est la même chose ;
mais il en est autrement pour les marigots. Au Sénégal notamment
l’eau n’y court que pendant la saison des pluies. En Gambie,
au contraire, ils ne sont jamais complètement à sec. Nous estimons
que cela tient beaucoup à ce que la plupart communiquent entre eux
et de plus font communiquer la Gambie avec la rivière Grey, dont
l’eau coule en toute saison, et qui trouve dans le Fouladougou,
le Damentan, le Coniaguié et le pays de Toumbin et de Pajady une
alimentation suffisante pour ne tarir jamais.

Outre les nombreux marigots dont nous venons de parler, on trouve
encore, dans le Kantora, bon nombre de mares dont quelques-unes
contiennent de l’eau pendant toute l’année et sont alimentées
par de petits marigots. Nous citerons parmi les plus importantes,
les mares de _Demba-Sansan_, _Palama_, _Nébourou_ et _Soutou_.


_Orographie._ — Au point de vue orographique, nous pouvons dire
qu’il n’existe dans le Kantora aucun système bien défini. Nous
mentionnerons simplement la série de collines qui longent la
Gambie. Du reste, nous pouvons dire d’une façon générale que
chaque marigot coule au pied d’une colline quand il n’est pas
encaissé entre deux rangées parallèles. Ces collines peuvent,
d’ailleurs, être considérées comme les contreforts des collines
qui suivent le cours de la Gambie. Ainsi que nous l’avons dit, elles
sont moins nombreuses dans la partie Est que dans la partie Ouest,
et celles que l’on rencontre dans la première de ces deux régions
sont bien moins importantes que celles que l’on rencontre dans
la seconde. Cela est uniquement dû à la constitution géologique
du sol.

Toutes ces collines sont fort peu élevées, et c’est tout au
plus si les plus hautes atteignent 50 à 60 mètres. Leurs flancs
présentent une pente assez raide. Aussi les pluies d’hivernage
les ravinent-elles profondément, de telle sorte que la roche se
montre nue en maints endroits. Malgré cela, elles sont toutes
excessivement boisées.

Outre ces collines, mentionnons encore les vastes plateaux rocheux,
peu élevés, que l’on rencontre à chaque instant sur les routes
qui sillonnent le Kantora.


_Constitution géologique du sol._ — De ce que nous venons de
dire de l’hydrologie et de l’orographie du Kantora, nous pouvons
avoir un aperçu de ce que peut être sa constitution géologique.

D’une façon générale, on peut dire que la nature des terrains
que l’on y rencontre est de deux sortes : terrain ardoisier
et terrain de formation secondaire que sont venues recouvrir,
en certains endroits, d’épaisses couches de latérite, et, en
d’autres, des argiles compactes formées par la désagrégation des
roches. En certains points, l’argile et la latérite se montrent
à nu ; en d’autres, au contraire, elles sont recouvertes par une
mince couche de sables formés de cristaux très fins de quartz et
de silice, ou par de petits cailloux ferrugineux produits par la
désagrégation des conglomérats que l’on rencontre fréquemment
dans le Kantora. Quant à la distribution des différents terrains,
elle est excessivement variée.

Les principales roches que l’on rencontre sont dans le terrain
ardoisier, des schistes. Il faut aller assez profondément pour
les rencontrer, huit à dix mètres environ. Dans les terrains
de formation secondaire : des quartz, des roches ferrugineuses de
toutes formes, conglomérats et roches proprement dites à ossatures
de grès de quartz et à gangues argileuses.

Nous pouvons dire d’une façon générale que les argiles se
rencontrent surtout dans la partie Est du Kantora. Là elles alternent
avec les roches ferrugineuses. Il n’y a, dans toute cette région,
à mentionner, en outre, que les quelques petits îlots de latérite
qui se trouvent aux environs de Son-Counda. Les rives de la Gambie
présentent, en outre, une mince couche d’alluvions récentes,
de même que les rives des marigots. Dans toute cette région,
l’humus fait absolument défaut.

Il n’en est pas ainsi pour la partie Ouest. Là nous trouvons
des vallées entières uniquement formées de latérite. La vallée
de Son-Counda entièrement constituée par ce terrain, est d’une
étonnante fertilité. Les argiles ne se montrent guère qu’aux
environs du fleuve.


_Flore_ ; _Productions du sol_ ; _Cultures._ — La flore est dans
l’Est d’une pauvreté remarquable. Sur les plateaux et les
collines quelques arbres chétifs et rabougris, dans les plaines
des cypéracées gigantesques et des herbes de marais. Par contre,
les bords des marigots sont couverts de belles légumineuses et
présentent quelques rares Caïl-Cédrats. Dans la région Ouest,
nous retrouvons la flore du Sud : fromagers énormes, baobabs,
n’tabas, Légumineuses de toutes sortes, télis énormes, etc.,
etc. D’après ce que nous venons de dire, on peut en déduire
quelles sont les plantes susceptibles d’être cultivées dans un
semblable pays et quelles peuvent être les productions du sol. Dans
les terrains pauvres, le mil, dans les autres, au contraire,
l’arachide. Mentionnons encore l’indigo, le coton, le tabac,
les haricots, les tomates, le maïs, etc., etc. Les procédés
de culture employés sont les mêmes que dans les autres pays du
Soudan. Il nous a semblé cependant que les lougans y étaient tenus
avec plus de soins.


_Faune. Animaux domestiques._ — La faune ne diffère guère de celle
des autres pays de cette partie de l’Afrique. Outre les antilopes
de toutes variétés, les biches, singes (Cynocéphales), lynx,
panthères, nous signalerons tout particulièrement l’hippopotame,
qui abonde dans le fleuve et les marigots, et l’éléphant que
l’on trouve en grand nombre dans la région Est. Toute cette partie
du Kantora, d’ailleurs, est marquée de nombreuses traces de ces
deux sortes d’animaux.

Les poissons que l’on trouve dans le fleuve et dans les marigots
sont très appréciés des noirs, mais peu faits pour un palais
civilisé.

Parmi les oiseaux, signalons la perdrix, la tourterelle, les pigeons
sauvages, l’outarde et une grande variété de merles, passereaux
et geais au brillant plumage. Citons encore, parmi les rapaces,
le milan, le vautour, etc., etc., et enfin une énorme quantité de
chauve-souris, surtout sur les bords des marigots.

Peu de serpents. On y rencontre parfois le serpent noir, le
trigonocéphale, le serpent-corail et le boa, mais ce sont des faits
assez rares.

Les caïmans abondent dans le fleuve et à l’embouchure des
marigots, et partout, on voit une grande quantité de lézards de
toutes sortes de couleurs.

Les moustiques y sont rares pendant la saison sèche, mais très
nombreux pendant l’hivernage. Mentionnons aussi une grande variété
de mouches, aux plus brillantes couleurs, et surtout les fourmis
« Magnians », dont la piqûre est excessivement douloureuse.

Les animaux domestiques y sont les mêmes que dans les autres pays :
Bœufs, moutons, chèvres, poulets, chiens, chats. Les bœufs y sont
petits, mais leur chair est très bonne. Les moutons et les chèvres,
quand ils sont jeunes, ne sont pas à dédaigner non plus.


_Populations_ ; _Ethnographie._ — La population du Kantora,
autrefois fort nombreuse, ne compte plus maintenant que mille à
douze cents habitants au plus. Ce pays fut colonisé et peuplé par
des Malinkés, venus les uns du Bambouck (ce furent les premiers),
les autres, du Bondou, chassés par les Almamys de ce pays, et
enfin les derniers du Ghabou, chassés par Alpha-Molo. Mais, en
réalité, les maîtres et propriétaires du sol sont les Malinkés
venus du Bambouck. A ce noyau de population, déjà fort important,
vinrent dans la suite se joindre des Peulhs, des Sarracolés et
quelques Ouolofs venus du Bondou. Aujourd’hui, cette population
a complètement disparu et il ne reste plus que quelques Malinkés
qui ont tenu bon malgré toutes les expéditions dirigées contre
eux par Moussa-Molo ou venues du Bondou et de Labé. Ils se sont
groupés autour des restes de la famille maîtresse du pays qui est
aujourd’hui peu nombreuse et bien déchue.

Si l’on en croit la tradition, ces Malinkés, qui ne formaient que
deux familles (les _Sania_ et les _Bandora_), émigrèrent d’abord
du Manding dans le Bambouck sous la direction de Fodé-Sania, un
des lieutenants de Noïa-Moussa-Sisoko, le grand colonisateur du
Bambouck. A la suite de démêlés avec ce dernier, ils émigrèrent
de nouveau et vinrent se fixer dans le Kantora. Ils ne devaient
plus quitter ce pays que chassés par la guerre sans merci que leur
firent Alpha-Molo, son fils Moussa-Molo, les Almamys du Bondou et
les chefs de Labé sans aucun motif et uniquement pour « faire
captifs ». Beaucoup tombèrent sous les coups des envahisseurs. Peu
émigrèrent dans le Ouli et le Tenda. Quant aux Peulhs, pour la
plupart, ils se joignirent aux bandes de Moussa-Molo. Les Sarracolés
et les quelques Ouolofs qui habitaient le Kantora subirent le sort
des Malinkés. Il existe encore aux environs de Son-Counda un petit
village Sarracolé de peu d’importance. Il se nomme _Diara-Counda_
et n’a guère plus de 200 habitants. Voici la liste complète des
différents villages qui peuplaient jadis le Kantora :

                        1o _Villages Malinkés_

Son-Counda, résidence du chef du pays. 800 habitants environ.

  Farintombou,     n’existe plus.    Sadofou,       n’existe plus.

  Kantali-Counda,        —           Niamanaré,           —

  Coussounou,            —           Koli-Counda,         —

  Kantora-Counda,        —           Tiumidala,           —

D’après les renseignements qui m’ont été donnés par le
chef lui-même, ce serait dans les environs de Kantora-Counda que
s’élevait autrefois la ville de Kantor, dont parle d’Almada. Sa
population, abstraction faite de l’exagération des noirs, ne
devait pas s’élever à plus de huit à dix mille habitants.

                     2o _Villages Sarracolés_

  Manda,     n’existe plus.      Couia,               n’existe plus.

  Diaka,           —             Diaé-Counda,               —

  Simmoto,         —             Samé,                      —

  Médina,          —             Piraï,                     —

  Naoulé,          —             Ouassoulou-Counda,         —

Diara-Counda existe encore. Sa population est d’environ deux
cents habitants.

                       3o _Villages Peulhs._

  Kébé-Counda,         n’existe plus   Bantanto,          n’existe plus

  Boulonkou,                 —         Tiagandapa,              —

  Oualiba-Counda,            —         Demba-son-Counda,        —

  Demba-Koli Counda,         —         Boï-Counda,              —

  Biliban,                   —         Toucoulé-Counda,         —

  Dougoutoto,                —         Velingara,               —

  Kéniéba,                   —         Oura-Counda              —

Il n’y avait qu’un seul village Ouolof, N’Gaouli.

Les Malinkés du Kantora ne diffèrent en rien des autres
Malinkés. Ils sont aussi sales et aussi dégoûtants ; ivrognes et
fainéants, ils sont absolument abrutis à la fois par l’abus de
l’alcool et par le qui-vive sur lequel ils vivent sans cesse.


_Rapports du chef avec ses administrés._ — Ils sont ce que sont les
rapports des chefs avec leurs sujets dans tous les pays Malinkés. Le
chef ne possède aucune autorité et ne jouit, pas plus que les autres
habitants du village, d’aucune prérogative particulière. Il est
absolument inutile. C’est l’anarchie la plus complète. Tout le
monde commande et personne n’obéit. Le chef actuel, Kouta-Mandou,
vieillard de 65 ans environ, s’est plaint, quand j’y suis passé,
de la situation qu’il subissait et de l’opposition qu’en toutes
circonstances lui faisaient ses principaux notables. Malgré moi, il
me fallut, à sa prière, en faire l’observation aux intéressés
dans un grand palabre.


_Situation politique actuelle._ — _Rapports avec les autorités
françaises._ — Comme on le voit, la situation de ce pays jadis
prospère est loin d’être belle aujourd’hui. Sans cesse harcelés
par les Peulhs et les gens du Foréah qui viennent leur enlever
des hommes et des femmes jusque sous les murs du village, ils ne
peuvent sortir de leur enceinte que le fusil sur l’épaule. De
plus, Moussa-Molo qui, depuis quelques années, les laissait en
paix, après les avoir plusieurs fois attaqués en pure perte, a
repris contre eux l’offensive. Pendant mon séjour à Son-Counda,
il s’est avancé à deux jours de marche du village avec une forte
colonne, et, s’il n’a pas attaqué, c’est uniquement parce
qu’il a appris ma présence dans le pays.

Le Kantora avait été placé sous le protectorat de la France à
la suite d’un traité conclu le 23 décembre 1888 à Kayes par le
chef d’escadron d’artillerie de marine Archinard, alors commandant
supérieur du Soudan français, avec les mandataires de Couta-Mandou,
chef du pays. Au point de vue administratif, politique et judiciaire
il relevait du commandant du cercle de Bakel.

Depuis cette époque, par le traité du 10 août 1889, nous avons
cédé à l’Angleterre toute la région Ouest du Kantora jusqu’à
Yabouteguenda.


_Emigration._ — Les Malinkés du Kantora, pendant mon séjour à
Son-Counda, m’avaient manifesté leur intention bien formelle
d’émigrer en masse sur la rive droite de la Gambie pour fuir
les attaques incessantes de Moussa-Molo et les rapines de gens du
Foréah. La tranquillité qui régnait dans les régions du Ouli et du
Sandougou, soumises à notre autorité, les engageait à venir s’y
fixer et à se rapprocher de leurs alliés naturels. L’arrangement
conclu avec l’Angleterre les décida. Voulant rester Français,
ils viennent d’abandonner leur pays et se sont réfugiés dans le
Ouli. De leur côté les Sarracolés de Diara-Counda sont retournés
dans le Bondou, leur pays d’origine. Le Kantora est aujourd’hui
désert, et il ne sera guère possible de le repeupler que si l’on
met Moussa-Molo dans l’absolue impossibilité de nuire.

                               * * * * *




[Illustration : SON-COUNDA]

                             CHAPITRE XII

Départ de Son-Counda. — Marche de nuit. — Frayeur des
Malinkés. — Héméralopie. — Itinéraire de Son-Counda au
marigot de Tabali. — Description de la route. — Géologie. —
Botanique. — Le Dion-Mousso-Dion-Soulo. — Campement en plein
air. — Un gourbi en paille. — De Tabali à la rivière
Grey. — Itinéraire. — Passage de la rivière Grey. —
Ingénieuse embarcation. — De la rivière Grey au marigot de
Konkou-Oulou-Boulo. — Itinéraire. — Description de la route. —
Géologie. — Botanique. — Les lianes _Delbi_ et _Bonghi_. — Le
Barambara. — Du marigot de Konkou-Oulou-Boulou à Damentan. —
Itinéraire. — Description de la route. — Géologie. —
Botanique. — Le Karité. — Arrivée à Damentan. — Belle
réception. — Le chef Alpha-Niabali. — Séjour à Damentan. —
Palabres. — Influence du chef dans la région. — Fanatisme
musulman. — Arrivée d’un Coniaguié. — Je l’envoie
annoncer ma visite à son chef. — Environs de Damentan. —
Belles cultures. — Le Ricin. — Préparatifs de départ pour
le Coniaguié.


_17 décembre._ — Prévoyant que j’aurais une longue étape
à faire par une route peu fréquentée et dans une région
encore inexplorée, je réveillai tout mon monde à 2 h. 15 du
matin. Malgré cela et malgré la grande fraîcheur, toute ma
caravane est réunie à 2 h. 45, et à trois heures, par un beau
clair de lune, nous pouvons nous mettre en route. La nuit a été
très fraîche dans cette première marche et à quelques centaines
de mètres du village nous commençons à avoir de la rosée. Nous
marchons lentement dans un sentier où les porteurs n’avancent
que péniblement. Les Malinkés de Son-Counda se tiennent groupés
autour de moi. Ils ont peur, et bien qu’armés jusqu’aux dents,
ils redoutent de voir paraître les terribles Peulhs à chaque
détour du chemin. De plus, ils n’y voient que difficilement et
arrivent péniblement à se guider dans la brousse. Grands chasseurs
d’éléphants, ils couchent souvent à la belle étoile. Soumis
dès leur enfance à une alimentation presque uniquement végétale,
ils ne font que rarement usage d’aliments minéraux. Aussi sont-ils
tous plus ou moins atteints d’héméralopie, et j’en ai vu qui,
dès que le soleil était couché, avaient peine à retrouver leur
demeure dans le village, si, par hasard, ils s’étaient attardés
sous l’arbre à palabres. Mais quand le jour commence à poindre,
notre marche s’accélère peu à peu et quand le soleil se lève
nous prenons sans peine notre allure habituelle.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, le frère du chef de Son-Counda,
Mandia, m’accompagne. A 5 h. 30 nous traversons le marigot de
Kokou. Il est si profond que je suis obligé de quitter bottes,
pantalon et chaussettes. Peu après, à 5 h. 50, nous traversons le
marigot de Médina moins profond que le premier. Nous laissons sur
notre gauche la grande mare de Palama à 7 h. 10 et à 7 h. 45 nous
faisons la halte. Nous repartons à huit heures. Il fait déjà une
chaleur intolérable. A 8 h. 15 nous laissons à droite une grande
mare, à 8 h. 40 une plus petite, et, à 8 h. 47, nous trouvons
à notre droite l’immense mare de Demba-Sansan et le marigot du
même nom. Nous les longeons pendant quinze cents mètres environ,
et il est neuf heures quand nous traversons le marigot où coule
une eau fraîche, limpide et claire. Nous nous y arrêtons pendant
quelques minutes pour nous désaltérer et enfin à 10 h. 10 nous
sommes au marigot de Tabali, que nous traversons et sur les bords
duquel nous campons.

Au point de vue géologique, de Son-Counda au marigot de Tabali, ce
sont toujours les mêmes terrains. On trouve d’abord quelques îlots
de latérite qui alternent avec les argiles compactes pendant environ
six kilomètres. A partir de là, rien que des argiles compactes
parsemées surtout aux environs des mares de vases profondes. Les
marigots sont tous à fond de vases, sauf celui de Tabali, où nous
campons, et qui coule sur un lit de cailloux ferrugineux. Aussi
l’eau en est-elle excellente. La grande mare de Demba-Sansan,
qui s’étend jusqu’aux collines qui longent la Gambie, est à
fond argileux. Elle est en partie à sec pendant la saison sèche et
remplie d’eau pendant l’hivernage. Elle a environ huit kilomètres
de longueur sur trois de largeur.

On comprend ce que doit être la flore dans de semblables
terrains. Pas de futaies, rien que de hautes herbes de marais
où cheval et cavalier disparaissent. Les bords de la Gambie sont
couverts de magnifiques rôniers dont il existe, notamment dans la
plaine où coule le marigot de Demba-Sansan, une superbe forêt.

Pendant la route mon interprète me fit remarquer plusieurs
échantillons d’une plante dont les indigènes se servent couramment
dans cette région contre la blennorrhagie. On la nomme dans toute la
Gambie : « _Dion-Mousso-Dion-Soulo_ », ce qui signifie en Malinké
du Sud : « _Herbe de la femme captive_ ». Elle est ainsi nommée
parce que, dans les pays Mandingues, la captive est, en général,
la seule qui se livre ouvertement à la prostitution. C’est surtout
la racine qui est employée. Cette racine, charnue, ayant à peu près
la consistance du manioc, est rougeâtre à l’extérieur. Si on la
casse, on la trouve blanche à l’intérieur et très aqueuse. Elle
n’a pas de goût particulier mais son odeur est légèrement
vireuse. Je n’ai jamais pu avoir la plante à l’état frais et
je n’ai jamais eu à son sujet que des renseignements si bizarres
qu’il m’est absolument impossible d’en donner une description
détaillée. Voici comment cette racine est employée. On en sectionne
environ cent grammes par petits fragments, quand elle est fraîche,
et on les fait bouillir dans un litre et demi d’eau environ. Quand
le liquide est devenu d’un blanc laiteux, on le laisse refroidir
et on boit après l’avoir légèrement salé au préalable. La dose
est d’environ de deux à trois litres par vingt-quatre heures. Si,
au contraire, on se sert de la racine sèche : on la pile et on
prend pour une dose environ 60 à 80 grammes de la poudre ainsi
obtenue. Elle est enveloppée dans un morceau d’étoffe et mise
à bouillir dans deux litres environ d’eau. Quand la liqueur,
comme plus haut, est devenue d’un blanc laiteux, on la sale
légèrement et on la laisse refroidir. La dose est la même
que dans le cas qui précède. Je crois que c’est un excellent
diurétique qui agit en même temps sur l’élément douleur et
cela d’une façon absolument efficace. J’ai pu en avoir la
preuve à Nétéboulou. Pendant le séjour que nous y avons fait,
un de mes hommes s’était laissé séduire par les charmes d’une
captive de Sandia et une douloureuse blennorrhagie avait été la
conséquence de cette douce amitié. Il se traita d’abord lui-même,
sur les conseils du forgeron du village, avec des racines de
Dion-Mousso-Dion-Soulo, en suivant le mode d’emploi que nous avons
indiqué plus haut. En quatre jours la douleur avait complètement
disparu, mais l’affection persista malgré le traitement et ce
ne fut qu’à Mac-Carthy que je pus l’en débarrasser grâce
à de bonnes injections astringentes. Cette plante, d’après les
indigènes, se trouverait en grande quantité particulièrement dans
le Sud de nos possessions Soudaniennes. On la rencontrerait aussi dans
des régions plus septentrionales mais en bien moins grande quantité.

A peine fûmes-nous arrivés à l’étape que mes hommes et ceux
de Son-Counda installèrent immédiatement le campement. Les uns
dépecèrent moutons et chèvres dont je m’étais muni pour la route
afin de pourvoir à notre nourriture, les autres me construisirent en
peu de temps avec des bambous et des tiges de hautes herbes sèches
un confortable gourbi de deux mètres de haut sur trois de largeur,
dans lequel je pouvais installer mon lit et mettre à l’abri
des intempéries mes bagages les plus précieux. Bien couvert, il
ne laissait filtrer aucun rayon de soleil et il avait été fait
avec tant de soin que j’y aurais même été à l’abri d’une
tornade. Ce mode de campement dans la brousse est assurément le plus
pratique. Avec des bambous, de la paille sèche et quelques liens en
écorce, il ne faut pas plus d’une heure pour le construire. Il a
sur la tente ce grand avantage de ne pas emmagasiner la chaleur. Si,
par hasard, la pluie survenait, il serait facile de s’en garantir
en admettant toutefois que le gourbi fut insuffisant. Il n’y
aurait qu’à jeter la tente sur son dôme et à l’y maintenir à
l’aide simplement de quelques morceaux de bois assez lourds. Mes
hommes se construisirent pour eux de petites huttes en paille et en
branchages, et, une heure et demie environ après notre arrivée,
le camp était installé.

La journée passa rapidement. Vers trois heures de l’après-midi,
j’envoyai six hommes en avant afin de préparer tout ce qui nous
serait nécessaire pour passer le lendemain la rivière Grey. Je
rédigeai mes notes du jour, fis mes observations météorologiques,
et, à la nuit tombante, après avoir dîné, tout le monde se
coucha et s’endormit rapidement. La journée avait été rude et
nous avions fait une étape de plus de trente-et-un kilomètres.

De Son-Counda au marigot de Tabali, la route que nous avons suivie
est sensiblement orientée Sud-Est.


_18 décembre._ — La nuit s’est écoulée sans incidents. La
première partie a été relativement chaude. Le ciel s’est
subitement couvert, un vent violent de Sud-Ouest a soufflé pendant
près de deux heures. Il est même tombé quelques gouttes de pluie et
pendant un instant je m’attendis à voir éclater la tornade. Mais
nous en fûmes heureusement quittes pour la peur. Vers une heure du
matin, le vent se calma, la fraîcheur se fit sentir et nous pûmes
jusqu’au jour dormir d’un bon sommeil. A quatre heures et demie
je fis lever tout mon personnel et à cinq heures nous pûmes nous
mettre en route. Nous longeons d’abord pendant quelques kilomètres
la grande plaine du Demba-Sansan. Nous traversons ensuite un plateau
de peu d’étendue et formé de quartz ferrugineux. De là, par
une pente douce, nous arrivons dans une vaste plaine argileuse où
nous traversons à 7 h. 5 le marigot de _Canafoulou_. A 8 h. 30
nous arrivons enfin sur le bord du Koulontou ou rivière Grey,
qu’il va falloir franchir. C’est là une délicate opération,
car à cette époque de l’année, elle a encore plus de cinquante
mètres de largeur et est très profonde. De plus, son courant est
excessivement rapide.

Je n’ai pas besoin de dire que les six hommes que j’ai expédiés
hier de Tabali pour tout préparer en vue du passage, n’ont rien
fait de ce qu’on leur avait dit de faire. Ils ont bien construit
avec des tiges de palmier un petit radeau ; mais il est tout à
fait insuffisant. Il faut tout recommencer. Tous nos hommes sont
expédiés dans les environs pour couper des tiges de palmiers en
quantité suffisante, et pendant ce temps-là, je déjeune au pied
d’un arbre et prends quelques notes importantes. A midi tout est
prêt et nous pouvons commencer le passage. Tout se fait sans aucun
accident. Les bagages sont passés les premiers. Les chevaux passent
à la nage tenus en bride par mon vieux palefrenier Samba qui est
un nageur émérite. Je passe le dernier après avoir bien constaté
que rien n’a été oublié.

Il est très ingénieux ce moyen qu’emploient les noirs pour
traverser les gros marigots et même les fleuves. Le radeau, ou
plutôt l’embarcation, car c’en est une véritable, dont ils
se servent, est fabriquée avec des tiges de palmier d’eau. Ces
tiges sont jointives et solidement attachées entre elles. Leur forme
recourbée donne ainsi à l’embarcation un véritable fond et un
bordage. Sa longueur est d’environ trois mètres et sa largeur un
mètre cinquante centimètres. On y peut loger quatre personnes,
dont une, assise à l’arrière, tient une pagaie pour diriger
l’esquif en cas d’accident. Car voici comment elle est mue. A ses
deux extrémités sont attachées des cordes faites de lianes ou de
feuilles de palmiers tressées. Ces cordes sont tenues sur chaque rive
par une équipe d’une dizaine d’hommes qui halent ou laissent
filer suivant qu’on veut aller d’un bord ou de l’autre. On
comprend alors que si une des cordes vient à se briser il soit
nécessaire qu’il y ait dans l’embarcation quelqu’un qui,
à l’aide de la pagaie, soit prêt à la diriger.

Cette pagaie est des plus primitives. Elle se compose simplement
d’un bâton d’un mètre vingt de longueur environ, à l’une
des extrémités duquel on a solidement attaché de petits morceaux
de bois d’environ quinze centimètres de longueur destinés à
former la pelle de l’instrument. Le pilote la manœuvre en tenant
l’extrémité libre de la main droite ou de la main gauche,
l’autre main saisissant la partie moyenne du manche, suivant
qu’il veut aller à droite ou à gauche ou selon ses dispositions
naturelles.

Cette embarcation est très légère. Comme sa largeur est très
grande relativement à la longueur, il est rare qu’elle chavire,
et j’ai vu deux hommes s’appuyer sur le même bord sans pouvoir
arriver à la renverser. Le passage dura environ une heure et
demie. Plusieurs fois les cordes cassèrent et ces petits incidents
nous firent perdre plus d’une demi-heure. Je suis intimement
persuadé que, si nous avions pu nous procurer des liens plus
solides, l’opération eut pu être facilement faite en une heure au
plus. Tous mes bagages arrivèrent intacts sur la rive droite et rien
ne fut mouillé. Almoudo, Sandia, mon palefrenier Samba et Mandia,
le chef de Son-Counda, me rendirent en cette circonstance de grands
services. Tout le monde, du reste, paya de sa personne, et chacun fit
consciencieusement son devoir. Il était près de deux heures quand
tout fut terminé. La chaleur était accablante, bien que le ciel
fût couvert, aussi la fatigue était-elle grande pour tous. Malgré
cela, personne ne murmura quand je donnai le signal du départ.

Le Koulontou, ou rivière Grey, peut être considéré comme le
principal affluent de la Gambie, sinon comme sa branche d’origine
Ouest. Elle coule du Sud-Est au Nord-Ouest, tandis que, dans la
première partie de son cours la Gambie, de sa source à Tomborocoto,
dans le Niocolo, coule du Sud au Nord légèrement Est, de telle sorte
que ces deux branches forment un angle d’environ trente-cinq degrés
dans lequel sont compris les massifs montagneux du Sabé, du Tamgué,
du Niocolo, derniers contreforts au Nord du Fouta-Djallon. A partir
de Tomborocoto, la Gambie s’infléchit vers l’Ouest et coule
dans cette direction jusqu’à la mer. Elle forme un grand coude
en face de la partie Est du Ouli et c’est à l’extrémité la
plus éloignée de ce grand arc que se jette la rivière Grey. Elle
suit le régime de tous les grands cours d’eau Soudaniens et
Sénégalais. Pendant l’hivernage, c’est une belle rivière
qui a environ trois à quatre cents mètres de largeur. Pendant la
saison sèche, au contraire, elle n’a guère plus de quarante à
cinquante mètres dans son cours moyen. Les berges sont absolument
à pic, et d’une saison à l’autre son niveau ne varie pas moins
de 12 à 15 mètres. Ses eaux sont pendant la saison sèche claires,
limpides et délicieuses à boire. Vues de la berge, elles ont un
aspect blanchâtre, terreux. Cela tient à ce qu’elle coule dans
un lit formé d’argiles compactes qui lui donnent leur couleur. La
rivière Grey a un débit considérable et apporte à la Gambie une
masse d’eau relativement énorme. C’est elle qui reçoit la plus
grande partie des pluies de la région Nord-Ouest du Fouta-Djallon, et
tous les marigots qui descendent du flanc Ouest des massifs du Sabé,
Tamgué et Niocolo. Tous les marigots du Coniaguié, du Bassaré,
du Damentan, du pays de Pajady et de Toumbin sont ses tributaires,
et elle reçoit toutes les eaux d’infiltration de la région Est
du Fouladougou. Nous serions assez portés à croire que dans le
Damentan et le Coniaguié, la rivière Grey communique avec la Gambie
par les marigots de Niantafara, de Oupéré et de Oudari. Nous ne
faisons là qu’émettre une simple supposition que peut autoriser
la direction Sud-Ouest-Nord-Est du courant de ces marigots, direction
que nous avons constatée pendant notre voyage. Quoiqu’il en soit,
ces marigots ont de l’eau courante toute l’année, la rivière
Grey dans cette partie de son cours coule à une cote plus élevée
que la Gambie dans la partie correspondante, et, de ce fait, son
courant est plus impétueux que celui de cette dernière. Les bords
de la rivière Grey sont absolument déserts et inhabités. Du reste,
dans la plus grande partie de son cours, elle coule au milieu de
vastes plaines argileuses, stériles pendant la saison sèche et
inondées pendant l’hivernage.

Nous quittons à deux heures la rive droite de la rivière Grey. Nous
traversons tout d’abord une vaste plaine argileuse bordée au Sud
par les collines qui la longent et au Nord-Est et au Nord par celles
qui bordent la Gambie. A 2 h. 35 nous traversons les trois branches
du marigot de _Sambaïa-Boulo_. Dans cette partie du cours de la
Haute-Gambie, le mot Boulo signifie marigot et on l’ajoute à
son nom propre comme ailleurs on ajoute le mot Kô. A 3 h. 45 nous
franchissons celui de _Boufé-na-Kolon_ sur les bords duquel nous
faisons la halte pour nous désaltérer et faire boire les animaux ;
car ils ne pourront plus s’abreuver jusqu’à Damentan. Les rives
de tous les cours d’eau que nous allons rencontrer jusque-là
sont couvertes de télis et les noirs prétendent que leurs eaux
empoisonnées par ce végétal sont fatales aux animaux mais non aux
hommes. Quoiqu’il en puisse être, je ne tiens pas à expérimenter
leur action sur mon propre cheval. Il m’est trop précieux pour
que je me permette une semblable fantaisie. Enfin, à 5 heures, nous
arrivons sur les bords du marigot de _Konkou-Oulou-Boulo_. Nous le
franchissons et allons camper sur la rive opposée au milieu d’un
beau bouquet de télis gigantesques. Les deux rives en sont couvertes
et leurs feuilles en couvrent le sol. Aussi faut-il prendre de grandes
précautions pour que les animaux n’en mangent pas. En moins d’une
heure, mes hommes m’ont construit un gourbi fort confortable,
et à huit heures, après avoir copieusement dîné, tout le monde
se couche : terrassé par la fatigue, chacun s’endort rapidement.

Du campement de Tabali à celui de Koulou-Oulou-Boulo, la distance est
de 29 k. m. 500 environ et la route suit une direction générale
Sud-Sud-Est. Dans tout ce trajet, on ne trouve pour ainsi dire
partout que des argiles compactes. En deux ou trois endroits,
la roche ferrugineuse et les quartz émergent en plateaux peu
étendus. Les marais et les marigots sont à fond de vase, sauf
celui de Konkou-Oulou-Boulo, qui est à fond de sable, mais dont
les bords sont couverts d’alluvions récentes qui en rendent le
passage fort difficile. Les bords et le fond de la rivière Grey
sont formés d’argiles compactes.

Au point de vue botanique, la flore est des plus pauvres. Les
bords du Konkou-Oulou-Boulo sont couverts de télis. Dans les
plaines c’est la brousse et le marais dans toute l’acception
du mot. Cypéracées et joncées y abondent. Les deux rives de la
rivière Grey sont excessivement boisées. On y trouve de superbes
rôniers, de beaux ficus et de nombreux échantillons de deux
lianes très communes dans toute cette région, le _Delbi_ et le
_Bonghi_. Sur les plateaux ferrugineux nous ne trouvons à signaler
que quelques maigres graminées et quelques rares végétaux nommés
« _Barambara_ », par les indigènes, et dont ils utilisent les
racines comme fébrifuge.

[Illustration : SABA (liane à caoutchouc).

A, feuilles. — B, feuilles et fruits.]

Le _Delbi_ est une liane de la famille des Apocynées dont le
feuillage rappelle celui du Laré et du Saba dont nous avons parlé
plus haut. Il croît de préférence sur les hauts plateaux et
en moins grande quantité sur les bords des rivières, fleuves
et marigots. On le trouve partout au Soudan. Ce sont les peuples
de race Peulhe qui lui ont donné le seul nom sous lequel nous la
connaissions. Elle n’acquiert que rarement de grandes dimensions et
son pied a, tout au plus, 6 à 8 centimètres de diamètre. Ses fleurs
blanches ont à peu de chose près les caractères macroscopiques de
celles du Laré, et, comme elles, ressemblent à celles du jasmin
dont elles rappellent un peu l’odeur. Le fruit est un follicule
sec qui contient environ 25 à 30 graines comprimées. Il est mûr
vers la fin de mars. Son aspect grêle et chétif ne permet pas de la
confondre avec le Laré. Comme cette dernière, elle laisse découler
à l’incision un suc blanc laiteux, très aqueux et qui poisse
les doigts. Nous serions tentés de croire que ce n’est autre
chose qu’un caoutchouc de mauvaise qualité. Pendant la saison
sèche, ce suc fait absolument défaut. On n’en trouve que pendant
l’hivernage et encore en très petite quantité. Les indigènes,
du Niocolo notamment, se servent des feuilles pour panser certains
ulcères de mauvaise nature. Nous ne voyons pas trop quelle pourrait
être leur action thérapeutique. Cette plante doit être, d’après
le professeur Heckel, le _Vahea Heudelotii_ A. D. C.

Le _Bonghi_, ainsi nommé par les peuples de race Peulhe, est appelé
_Nombo_ par les Bambaras et les Malinkés. C’est encore une belle
liane de la famille des Apocynées. Elle croît de préférence dans
les bas-fonds humides, et est très rare. Nous ne l’avons trouvée
en grande quantité qu’aux environs de Dalafine dans le Tiali. On
la rencontre, il est vrai, un peu partout au Soudan. Mais elle est
partout très clairsemée. Elle acquiert de grandes dimensions surtout
dans les terrains très humides, et elle est facile à reconnaître à
son port majestueux et au dôme de verdure qu’elle forme au-dessus
des végétaux auxquels elle s’attache. Son feuillage rappelle
celui du Laré et celui du Delbi, mais ses fleurs ne permettent
pas de la confondre avec ces deux dernières lianes. Au lieu
d’être blanches elles sont rosées, volumineuses et leur calice
est hypocratérimorphe. Elle donne à l’incision un suc blanc
laiteux, aqueux et qui poisse les doigts. Contrairement au Delbi,
elle en laisse découler en toutes saisons, mais en bien plus grande
quantité pendant l’hivernage que pendant la saison sèche. A cette
époque de l’année, c’est à peine s’il vient sourdre, peu
après l’incision, quelques rares gouttelettes qui se coagulent
immédiatement et donnent un produit ayant l’aspect de celui
que l’on obtient du Laré. Pendant l’hivernage, au contraire,
le rendement est bien plus considérable, sans cependant égaler ce
que l’on obtient du Laré. Les indigènes n’emploient le Delbi
à aucun usage. Cette plante, d’après l’opinion du professeur
Heckel, serait le _Vahea florida_ F. Mueller.

Le _Barambara_ est un petit arbuste qui croît, de préférence, sur
les plateaux rocheux, dans les terrains pauvres et dans l’interstice
des roches. Il nous a semblé être une _Combretacée_, mais nous
ne saurions l’affirmer. Ses feuilles sont peltées, de petites
dimensions. Leur face supérieure est d’un vert pâle et leur
face inférieure blanchâtre est couverte de poils qui donnent au
toucher la sensation du velours. Cette couleur caractéristique du
feuillage permet de reconnaître la plante de loin. Son port est celui
d’un petit arbuste d’un mètre soixante centimètres de hauteur
au plus. Si on écrase les feuilles dans la main, elles dégagent
une odeur vireuse très prononcée. Les fleurs sont jaunâtres,
toujours peu nombreuses, et les fruits ont l’apparence d’une
drupe très coriace. La tige est cylindrique, généralement courte,
et les rameaux s’en détachent à trente centimètres au plus du
sol. Il vient par touffes de huit à dix pieds au plus. Les jeunes
rameaux sont polyédriques, à côtes très prononcées. Leur écorce
est vert pâle, tandis que celle des rameaux principaux et de la tige
est plutôt blanchâtre. Cet arbuste est très commun dans tout le
Soudan. Ses rameaux servent partout aux indigènes pour se nettoyer
les dents. Voici comment : on en coupe un fragment d’environ quinze
centimètres de longueur. Son diamètre ne doit pas avoir guère plus
d’un centimètre au grand maximum. On mâche une des extrémités
de façon à en faire une véritable brosse avec laquelle on se
frotte ensuite les dents. Ce procédé est excellent.

Je crois que c’est à son fréquent emploi que les noirs
doivent de conserver si longtemps à leurs dents leur éclatante
blancheur. De plus, le tannin qui s’y trouve en grande quantité
contribue beaucoup à conserver aux gencives leur fermeté et leur
tonicité. Beaucoup de végétaux servent à cet usage, mais au
Soudan particulièrement, c’est le barambara qui jouit de la plus
grande faveur. Sur tous les marchés on trouve ces petites tiges de
bois. Elles se vendent couramment cinq centimes les cinq. Les Ouolofs
leur donnent le nom de _Sottio_. Les Malinkés de la Haute-Gambie
vantent les propriétés fébrifuges de ses racines. Ils les emploient
fraîches ou sèches en décoction et en macération. Dans le
premier cas, si on se sert de racines fraîches, on en prend environ
deux cents grammes de petits fragments munis de leur écorce. On
fait macérer pendant vingt-quatre heures dans environ un litre
d’eau. D’autre part, on fabrique avec la même quantité que
l’on fait bouillir dans deux litres et demi d’eau une légère
tisane. La macération est administrée au début de l’accès de
fièvre et la tisane entre les accès. Cette médication donnerait,
paraît-il, de bons résultats. Nous n’avons jamais été à même
de les constater. Si, au contraire, on emploie la racine sèche,
on la réduit en petits fragments que l’on pile de façon à en
faire une poudre assez grossière. On prend environ cent grammes de
cette poudre que l’on met à macérer pendant vingt-quatre heures
dans environ 750 gr. d’eau. Pour la tisane, on met à bouillir
dans deux litres d’eau à peu près cinquante grammes de cette
poudre que l’on a, au préalable, enveloppée dans un petit morceau
d’étoffe. L’administration se fait comme ci-dessus. La racine
fraîche serait, paraît-il, plus active que la racine sèche.


_19 décembre._ — La nuit se passe sans incidents, et, à 5 heures
15 du matin, nous levons le camp et nous nous mettons en route pour
Damentan. Jusqu’au jour, la marche est relativement lente. Mais
dès que la lumière se fait nous reprenons bientôt notre allure
ordinaire. A 7 heures, pendant la halte, j’expédie deux hommes
au village pour annoncer mon arrivée au chef. Nous traversons
successivement et sans difficultés les marigots de _Samasindio_ et
de _Boulodiaroto_. A 8 heures 40, nous sommes au marigot de Damentan
où coule une eau limpide et claire. Les bords de ces marigots sont
couverts de superbes télis. Aussi est-il impossible d’y faire
boire nos chevaux. Il est 11 heures 40 quand nous arrivons enfin en
vue du village. Au pied du petit monticule sur lequel est construit
Damentan, nous traversons une seconde fois le marigot de ce nom sur
un pont des plus primitifs. Ce pont est simplement formé d’une
longue pièce de bois qui repose sur les deux rives. Des pieux
plantés dans le fond du marigot la dépassent d’un mètre et
demi environ. Ils sont attachés au pont lui-même à l’aide de
cordes de baobab et à leur extrémité supérieure sont fixés par
le même procédé de l’un à l’autre des bambous qui servent de
parapet. Il n’y en a que du côté gauche du pont. Aussi faut-il
faire pour le traverser des merveilles d’équilibre. Le passage se
fait sans aucun accident. Mes hommes passent sans difficultés avec
leurs charges sur la tête. Mais, il faut desseller les chevaux et
les conduire à la nage sur l’autre rive. Nous y trouvons le fils
du chef que son père a envoyé à notre avance. Il est en grande
tenue de guerre et accompagné de plusieurs de ses hommes armés
comme lui jusqu’aux dents. Il nous souhaite la bienvenue et nous
conduit au village dont toute la population nous regarde avec des
yeux étonnés. Je constate avec plaisir que c’est dans sa case
même que je suis logé. La case de mes hommes et celle de Sandia
et d’Almoudo sont voisines de la mienne.

La distance qui sépare le marigot de Konkou-Oulou-Boulo de
Damentan est de 27 kilomètres 800 environ et la route suit une
direction générale qui est à peu près S.-S.-E. Toujours des
argiles compactes. Il n’y a qu’à quelques kilomètres avant
d’arriver à Damentan que nous trouvons un peu de latérite. La
flore a également peu varié. Nous ne signalerons seulement comme
végétaux nouveaux que quelques rares échantillons de _Karités_
qui se trouvent entre le marigot de Boulodiaroto et celui de
Damentan. Ce sont les premiers que nous ayons rencontrés depuis
notre départ de Nétéboulou. Je crois devoir à ce propos donner
ici un résumé succinct des observations que j’ai faites sur ce
précieux végétal et, si possible, le faire connaître au lecteur
dans tous ses détails.

Le _Karité_[19] est un bel arbre de la famille des
Sapotacées. C’est le _Butyrospermum Parkii_ Don. Il est très
facile à reconnaître dans la brousse à ses feuilles d’un vert
sombre, poussant en touffes verticillées à l’extrémité des
rameaux et à ses fruits qui sont connus et fort appréciés non
seulement des indigènes, mais encore des Européens qui vivent
au Soudan. Sa pulpe est très savoureuse et sa graine sert à
confectionner un beurre végétal dont nous parlerons plus loin. Il
en existe au Soudan deux variétés, le _Mana_ et _Shee_. C’est
cette dernière qui est de beaucoup la plus commune. Elle est facile
à distinguer de sa congénère. Voici, du reste, leurs caractères
principaux : à première vue, on pourrait aisément les confondre,
mais un examen attentif suffit pour dissiper rapidement cette
erreur. L’écorce du Mana est _blanc grisâtre_. Ses feuilles sont
_moins vertes_ que celles du Shee. Son bois est _moins rouge_, sa
couleur se rapproche plutôt du _jaune_. Son fruit a bien la même
forme que celui du Shee, mais sa graine, au lieu d’être ovale,
_est ronde_, enfin, caractère distinctif capital, _à l’incision,
il ne laisse dégoutter aucun suc_ en quelque saison et en quelque
circonstance que ce soit.

[Illustration : Karité ou Shee (_Butyrospermum Parkii_). Feuilles
d’après nature.

(Dessin de A. M. Marrot).]

L’écorce du Shee est au contraire noirâtre et profondément
fendillée. Son bois est d’un rouge vif à la périphérie et le
cœur en est rouge tendre veiné de blanc et de jaune. Son feuillage
est relativement abondant. Ses fleurs sont blanches, portées à
l’extrémité d’un long pédoncule, et leurs étamines sont très
nombreuses. Le fruit est une drupe dont la pulpe est savoureuse. La
graine est ovale et renferme une amande riche en matières grasses. La
floraison a lieu du milieu de janvier à la fin de février et les
fruits sont mûrs dans les premiers jours de juin ou juillet selon
les régions. Ils tombent quand ils sont arrivés à maturité
complète, et sous les arbres le sol est jonché de graines. Ces
graines rancissent très vite, et pour les faire germer, il faut
avoir le soin de les recueillir sur le végétal lui-même et de
les mettre immédiatement en terre.

Le Shee, aussi bien que le Mana, du reste, se développe très
lentement, et c’est à peine si au bout de vingt ans environ,
son tronc acquiert un diamètre d’une vingtaine de centimètres.

On trouve le Karité, d’une façon générale, dans tout le Soudan
français. Disons tout d’abord que le Shee est de beaucoup le
plus commun. On ne trouve guère le Mana que dans les régions
méridionales de la colonie et encore y est-il assez rare. Le
Karité habite, de préférence, les terrains à latérite et les
terrains à roches ferrugineuses. Il est rare d’en trouver dans
les argiles compactes. Nous avons à ce point de vue remarqué que
le Mana affectionnait surtout ces derniers terrains, tandis que les
premiers étaient particulièrement aimés du Shee. On ne trouve
que très rarement l’une et l’autre espèce sur les bords des
marigots. Elles fuient les terrains vaseux et marécageux. Il n’est
pas rare de voir de beaux échantillons se développer parfois
vigoureusement entre des rochers où la terre végétale semble
faire absolument défaut. En général, les Karités qui poussent
dans de semblables conditions atteignent de faibles proportions et
affectent des formes bizarres qui frappent par leur étrangeté
et leur monstrueux aspect. Les Karités qui se développent, au
contraire, dans les terrains riches en latérite, sont de beaux
végétaux, à tiges absolument droites et à ramures et feuillages
bien fournis. De ce qui précède, il est facile de conclure quelle
peut être l’aire d’extension de ce végétal.

Quoi qu’on en ait pu dire et quoi qu’on en puisse dire encore,
nous ne craignons pas d’affirmer que le Karité est très abondant
au Soudan français. On ne le rencontre, il est vrai, nulle part,
en forêts compactes, et, dans les régions où nous l’avons vu
le plus abondant, le Niocolo, par exemple, les pieds sont toujours
distants les uns des autres de 50 à 60 mètres environ. Ils n’en
sont pas moins fort nombreux et nous estimons qu’il y en a partout
une quantité suffisante, pour, qu’au cas d’exploitation, on en
obtienne un rendement rémunérateur. Nous croyons, en outre, qu’il
serait très facile d’arriver à développer considérablement
ce végétal par les semis et la culture. Ce résultat pourrait
même s’obtenir plus aisément, si l’on pouvait empêcher les
indigènes d’incendier, chaque année, la brousse pour défricher
les terrains qu’ils destinent à la culture. Ces incendies ont,
en effet, pour résultat, au point de vue tout spécial qui nous
intéresse, de détruire en grand nombre les jeunes pieds de Karité
et même ceux qui n’offrent pas une résistance suffisante. Mais
aussi, hâtons-nous de dire que, chez les peuples du Soudan, la
routine a une telle puissance, qu’il sera, de longues années,
impossible de leur faire comprendre tout l’intérêt qu’ils
auraient à multiplier ce végétal et à le cultiver. On arrivera
difficilement à persuader au noir qu’il n’y a pas que les
cultures à rendement immédiat qui soient rémunératrices.

On ne trouve le Karité ni dans le Baol, ni dans le Saloum, le
Sine, le Fouta, le Ouli, le Sandougou, le Niani, le Bondou, etc.,
etc., c’est-à-dire dans aucun des pays dont le sol est formé de
sables ou d’argiles. Par contre on le trouve dans tout le Soudan,
le Fouta-Djallon et à l’Est, Schweinfurth l’a trouvé en grande
quantité dans le pays des Dinkas, des Bongos et des Niams-Niams. A
l’Ouest il commence à apparaître vers le 15° 10′ de longitude
Ouest et au Nord vers le 16° 22′ de latitude. Au Sud, on ne
trouve plus les espèces Shee et Mana au-dessous de la latitude de
la Mellacorée.

La Karité peut servir à plusieurs usages. Son bois très fin et
très résistant peut être employé avec succès pour la menuiserie
et le charpentage. La plupart des charpentes de nos postes du Soudan
sont construites avec ce bois, et, de ce fait, à Kita, Koundou,
Niagassola et Bammako on a été forcé d’en abattre des quantités
considérables. Il a également servi à fabriquer bon nombre des
meubles qu’on y trouve. Les indigènes l’emploient principalement
pour la fabrication des mortiers et pilons à couscouss et pour la
confection de ces petits sièges sur lesquels les femmes s’assoient
dans la cour intérieure des cases.

Mais c’est surtout la graine qui leur est particulièrement
précieuse. Ils en tirent un beurre végétal qui leur sert à
assaisonner leur couscouss, à fabriquer du savon, et à panser les
plaies. Voici comment ils extraient cette précieuse substance. La
récolte faite, on verse les graines dans de grands trous creusés
généralement dans les cours du village. On les laisse là pendant
plusieurs mois. Elles y perdent la pulpe qui les entoure et qui y
pourrit. Les noix retirées sont ensuite placées dans une sorte de
four en argile où on les fait sécher et griller assez de façon
que leurs enveloppes puissent facilement se détacher. L’amande est
alors écrasée de façon à former une pâte bien homogène. Cette
pâte est plongée dans l’eau froide où on la laisse pendant
vingt-quatre heures, puis battue, pétrie et tassée en forme de
pains, enveloppée de feuilles sèches et bien ficelée. Ces pains
sont suspendus dans l’intérieur des cases et peuvent ainsi
se conserver pendant longtemps. Le prix du beurre de Karité est
d’environ deux francs le kilogramme dans les pays de production. Il
pourrait servir avantageusement en Europe pour la fabrication du
savon et des bougies, car il est très riche en acides gras solides ;
mais son prix de revient est trop élevé pour qu’on puisse songer
à l’utiliser sur une grande échelle. Son goût est, au premier
abord, assez répugnant. Cela tient à ce qu’il n’est jamais
pur. Pour la cuisine, on le fait fondre dans une grande marmite, et,
quand il est bouillant, on y projette avec la main quelques gouttes
d’eau froide qui, en se volatilisant, entraînent avec elles les
acides gras volatils. Ceux-ci lui donnent sa saveur désagréable et
nauséabonde. Ainsi préparé, le beurre peut être utilisé même
pour la cuisine européenne. Nous nous en sommes fréquemment servi
pour notre usage personnel et nous nous y sommes très vite habitué.

Le beurre de Karité sert également à panser les plaies. C’est
un excellent cérat et nous en avons obtenu de bons résultats dans
le traitement d’ulcères anciens et pour panser les crevasses de
nos chevaux. Il est également précieux quand on a à soigner des
plaies résultant de brûlures profondes.

Si l’on incise l’écorce du Karité dans toute son épaisseur,
la blessure laisse couler un suc blanc laiteux qui, par évaporation,
donne de la gutta-percha. Nous avons fait, sur place, à ce sujet, les
études les plus complètes, nous nous contenterons de les résumer
ici, notre intention étant de publier prochainement sur cette
importante question un mémoire des plus détaillés. Un Karité,
arrivé à complet développement, ne donne pas plus de 500 grammes
de suc, et encore en pratiquant sur toutes les parties de l’arbre
et aux époques les plus favorables une dizaine d’incisions.

Le rendement diffère suivant les saisons, les heures du jour où
on pratique les incisions, l’âge, l’état des végétaux et
les régions qu’ils habitent.

C’est pendant l’hivernage et à l’époque de la floraison
que le rendement est le plus considérable, c’est-à-dire de la
fin de juin au commencement de février. Pendant la saison sèche,
de mars à juin, il ne faut pas compter sur une récolte abondante.

La quantité de suc obtenue est bien plus faible pendant la journée
que le soir, le matin et la nuit.

L’âge des végétaux influe aussi sensiblement sur le rendement. Il
ne faut pas s’attaquer aux arbres trop jeunes ; car leur suc
contient une proportion d’eau considérable, à tel point qu’il
se coagule difficilement. De plus le produit obtenu n’est pas aussi
bon que lorsque le végétal est plus âgé. Il ne convient pas non
plus d’inciser des Karités trop âgés, car on n’obtient que
des quantités de suc absolument insignifiantes. Il est préférable
de n’opérer que sur des végétaux d’âge moyen et arrivés à
complet développement. C’est là que l’on aura les meilleurs
résultats ; de plus l’arbre ne souffre nullement de ces incisions,
si nombreuses qu’elles puissent être.

Les végétaux sains doivent être préférés à ceux qui sont en
mauvais état, et ceux qui vivent sur les plateaux et les versants
des collines donnent un rendement plus considérable que ceux qui
croissent dans les vallées.

Le suc ainsi obtenu est d’un blanc laiteux, sirupeux. Il poisse les
doigts et les rend collants. On ne peut guère s’en débarrasser
que par le râclage. Il se coagule rapidement sous l’action de
la chaleur solaire et par évaporation. Ce coagulum n’est autre
chose que de la gutta-percha. Si on l’obtient sur l’arbre même,
il est d’un brun rougeâtre et, sous une masse assez épaisse, il
prend la couleur noire chocolat très foncée. Cette coloration est
due, croyons-nous, aux substances colorantes que renferme en plus
l’écorce du végétal. Obtenu dans un vase à l’air libre,
il se présente, au contraire, sous l’aspect d’une masse de
couleur blanchâtre, légèrement teintée en rose ; vu sous une
faible épaisseur, il est absolument opaque. Réduit en boule
et pétri, ce coagulum donne au palper la sensation d’un corps
gras. Nous croyons, en effet, que la gutta du Karité n’est pas
absolument pure et doit contenir des matières grasses en quantité
relativement considérable.

Les indigènes n’extraient pas la gutta du Karité et le suc
qu’il donne ne leur sert à rien. Ils n’en connaissent pas les
propriétés.

Je reçus à Damentan un accueil auquel j’étais loin de
m’attendre ; car il m’avait été dit et répété maintes
fois que les habitants de ce gros village, musulmans fanatiques,
n’étaient que des pillards et des voleurs de grand chemin qui
ne voudraient jamais entrer en relations avec nous. Ma surprise et
ma satisfaction furent donc grandes lorsque j’entendis le chef me
dire qu’ils seraient tous heureux d’être nos amis et qu’il me
priait de parler aux gens du village pour les décider à « venir
avec nous » (_sic_).

Dès que je fus installé dans la belle case qui avait été
préparée à mon intention, il me fit demander s’il pouvait venir
me voir sans me déranger. Almoudo le fit immédiatement entrer ainsi
que ses principaux notables. Je vis un beau vieillard d’environ
65 ans, portant toute sa barbe en pointe et commençant à grisonner
un peu. Figure très intelligente, œil vif, type parfait du métis
Toucouleur et Malinké, et pourtant il se dit Mandingue de pure
race. Alpha-Niabali, tel est son nom, est un fervent musulman. Il
est connu dans tous les environs, Tenda, Coniaguié, Ouli, Niocolo,
etc., etc., comme un marabout fameux, à telles enseignes, qu’on ne
l’appelle guère que Damentan-Moro ou Alpha-Moro (Moro en Mandingue
du Sud signifie Marabout). Par son intelligence, son énergie et
son initiative, il a su se créer là un sort des plus heureux pour
un noir.

A peine fut-il assis, et à peine eûmes-nous échangé les
politesses d’usage et les serrements de main habituels en
pareille circonstance, qu’il me déclara qu’il était très
heureux de me voir. Il avait appris que j’étais resté longtemps
à Nétéboulou, que j’y avais été très malade et qu’il se
disposait à m’envoyer son fils pour me saluer lorsqu’on lui avait
annoncé ma prochaine arrivée. Il désirait beaucoup voir un officier
français dans son village : car il n’ignorait pas tous les mauvais
bruits qu’on faisait courir sur son compte dans tout le pays. Il
voulait être notre ami et faire « un papier avec nous ». Jamais il
n’avait reçu de blancs dans son village, j’étais le premier et
je n’aurais qu’à me louer d’avoir eu confiance en lui et de
ne pas avoir écouté ceux qui avaient voulu m’empêcher de venir
le voir. « Tu peux rester ici tant que tu voudras, tu es chez toi,
Bissimilahi, et je ne vous laisserai manquer de rien ». C’était
la meilleure des réceptions, car, en général, un chef noir
se gardera bien de mal traiter l’hôte auquel il aurait dit :
« Bissimilahi ». C’est dans tout le Soudan le souhait de bienvenue
qui vous assure d’une cordiale hospitalité. Aussi le voyageur
se gardera bien de séjourner longtemps chez celui qui ne le lui
aura pas donné. Sur ces paroles, il me quitta, car il voyait bien
que je n’étais pas encore « fort » et que j’avais besoin de
me « reposer ». « Nous causerons mieux plus tard ». Nous nous
serrâmes de nouveau la main et il sortit de ma case suivi de tous
ceux qui l’avaient accompagné. Il était à peine rentré chez
lui qu’il m’envoya par son fils un superbe bœuf « pour mon
déjeuner » et du couscouss de mil et de riz pour mes hommes, en
si grande quantité que Samba, mon cuisinier, l’estomac le plus
complaisant de ma caravane, déclara qu’on serait « plein »
avant d’avoir tout mangé. Un des hommes de Sandia fit l’office
de boucher et coupa le cou au bœuf. En quelques minutes, il fut
dépouillé et dépecé. Je pus en manger un bon bifteck et je ne
manquai pas d’envoyer à Alpha un quartier de devant. C’est le
morceau qui est toujours donné aux chefs. Le reste fut distribué
entre mes hommes, les gens du Kantora et les habitants du village. Ce
jour-là ce fut à Damentan une bombance générale.

Dans la journée, les Malinkés de Son-Counda me demandèrent à
retourner chez eux, car il pourrait bien se faire, disaient-ils, que
me sachant parti, Moussa-Molo vienne les attaquer. Bien que je fusse
intimement persuadé qu’il n’en serait rien, je leur fis dire par
Sandia qu’ils étaient libres de me quitter quand ils voudraient et
je les congédiai en leur faisant un petit cadeau. Mandia, le frère
du chef du Kantora, resta cependant et m’accompagna au Coniaguié
et jusque dans le Tenda.

Heureux de l’accueil qui m’avait été fait, je décidai de
rester deux jours à Damentan dans le but de décider le village à
conclure une entente avec nous et de prendre tous les renseignements
possibles sur le pays et sur ses voisins.

La journée se passa sans incidents, et le soir, vers 5 heures,
j’allai rendre au chef sa visite. Notre conversation fut des
plus cordiales. Je lui fis part du projet que j’avais formé
d’aller au Coniaguié. Il en fut stupéfait et me déclara net
que je n’en reviendrais pas ; car, me dit-il, « les gens de ce
pays sont de mauvais hommes qui ne donnent jamais un grain de mil
au voyageur. Ce sont de véritables bœufs (missio) ». Je ne crus
pas devoir lui cacher que j’étais absolument décidé à faire le
voyage et que rien ne pourrait modifier ma résolution. Il me promit
alors de me donner tout ce dont j’aurais besoin pour mener à
bien mon entreprise et qu’il ordonnerait à cent de ses guerriers
de m’accompagner, car sans cela on me « couperait sûrement le
cou ». Je le remerciai de ses bonnes intentions et lui déclarai
que mon intention était de n’emmener aucun homme armé et que,
du reste, il pouvait constater que moi-même je n’avais ni sabre,
ni fusil, ni revolver. Je ne lui demanderais simplement que quelques
hommes pour seconder les miens et pour porter mes bagages. Ce à
quoi il me répondit que je pouvais emmener tout son village si
cela me plaisait, que j’étais le maître de faire comme bon me
semblerait, mais que je me repentirais peut-être de ne pas avoir
suivi ses conseils. Je le rassurai du mieux que je pus et nous
nous quittâmes à la nuit tombante après avoir décidé que, le
lendemain matin, dans un grand palabre, j’exposerais aux notables
tous les avantages qu’ils auraient à se lier d’amitié avec nous.

Je rentrai fort satisfait dans ma case et quelques minutes après,
j’entendis dans la mosquée qui était proche de mon habitation
psalmodier le « Lahilahi Allah ». Je n’avais, du reste, entendu
pendant toute la journée que ces paroles monotones et je m’étais
bien gardé de suivre le conseil d’Almoudo qui voulait aller dire
aux fidèles que le bruit de leurs voix m’importunait. Dans les
conditions où je me trouvais, une semblable démarche n’aurait
pas manqué de m’être préjudiciable.


_20 décembre._ — La nuit a été excellente. La température
était un peu chaude, par exemple. Toute la nuit le vent de
Nord-Est a soufflé. Malgré cela, j’ai très bien dormi,
et au réveil, le chef m’envoie pour mon déjeuner deux beaux
poulets. Ils viennent du Coniaguié, me dit Sandia, et ressemblent
en tout à nos plus belles volailles d’Europe. A 9 heures, je
me rends au palabre qui avait été décidé la veille. Sandia,
Mandia et Almoudo m’accompagnent. Ils ont pour la circonstance
revêtu leurs plus beaux vêtements. Almoudo et Mandia ont pris
leurs longs boubous blancs et Sandia un beau boubou en soie verte,
présent de M. l’agent de la Compagnie Française de Mac-Carthy,
par-dessus lequel il a jeté son manteau de chef. Tous ont coiffé
le petit bonnet blanc Toucouleur. C’est dans la case d’entrée
du tata d’Alpha que doit avoir lieu le palabre. Quand nous y
arrivons tous les notables y sont réunis déjà. Des nattes ont
été étendues sur le sol à notre intention et en face de celle
sur laquelle je dois m’asseoir une peau de bœuf attend le chef
du village. Il entre en même temps que moi par la porte opposée à
celle par laquelle nous sommes venus. Chacun s’asseoit à sa place
marquée d’avance suivant l’étiquette observée en pareille
circonstance. A ma droite Sandia et Mandia, à ma gauche Almoudo
et mon vieux palefrenier Samba, qui, par sa race et sa naissance,
avait accès dans toutes les cérémonies noires. En face de moi,
Alpha-Niabali, derrière lui et en cercle ses notables. A la porte
qui donne accès dans le village se tiennent bon nombre des habitants
qui, par leur rang, ne peuvent pas prendre part au palabre. A la porte
qui permet d’entrer dans l’habitation d’Alpha sont ses femmes,
ses enfants et ses captifs. Après les avoir tous salués, j’expose
en peu de phrases tout l’avantage qu’ils auront à se placer sous
notre protectorat. Je leur montre ce que nous faisons pour nos amis
et comment nous traitons nos ennemis. Almoudo traduit textuellement
nos paroles, Sandia et Mandia font leur petit discours et je me retire
pour les laisser délibérer. Leur réponse ne se fit pas attendre, et
j’étais à peine revenu dans ma case qu’Alpha vint m’y trouver,
m’annonça que tout le monde avait trouvé que j’avais dit de
« bonnes paroles », et qu’on serait enchanté d’être avec les
Français. Comme je n’avais aucune qualité pour signer avec lui un
traité provisoire, il fut décidé d’un commun accord qu’à mon
retour du Coniaguié, son fils et un notable auxquels il déléguerait
tous ses pouvoirs m’accompagnerait jusque dans le Tenda et de là
irait avec Sandia à Nétéboulou à la rencontre du commandant de
Bakel, le capitaine Roux, qui devait s’y trouver dans les premiers
jours de janvier et qui était l’agent politique tout désigné
pour terminer cette affaire. Tout s’arrangeait donc au gré de mes
désirs et par cette combinaison notre autorité s’établissait
sans conteste, sur toute cette partie de la rive gauche de la Gambie
qui s’étend du confluent de la rivière Grey au Niocolo. Avec le
Tenda et le Badon déjà en notre possession, tout le haut-cours de
la Gambie allait être ainsi placé sous notre protectorat.

Vers onze heures du matin arriva à Damentan un Coniaguié qui venait
directement d’_Yffané_, la résidence du chef du pays. Il fut
littéralement passé en revue par mes hommes et son costume plus
que primitif que nous décrirons plus loin les stupéfia tous. Je
le fis manger et après qu’il eut pris quelques heures de repos,
je l’expédiai vers quatre heures du soir à son chef pour lui
annoncer ma visite prochaine.

Je fis alors mes préparatifs de départ, car je comptais quitter
Damentan, le lendemain, dans l’après-midi. A cet effet, je confiai
à Alpha-Niabali tous les bagages qui m’étaient inutiles. Je
ne gardai que ceux dont j’avais besoin pour ma route, et, après
avoir bien choisi, j’arrêtai à neuf le nombre des porteurs qui
me seraient nécessaires. Le chef me déclara, à ce sujet, qu’ils
seraient à ma disposition quand je voudrais. Tranquille alors à
ce point de vue, j’allai dans la soirée visiter les environs du
village avec Almoudo et Sandia. Partout, je ne trouvrai que de belles
rizières, de grands lougans de mil, maïs, arachides, et autour du
village de nombreux jardins d’oignons, tomates, oseille, gombos,
etc., etc. Mais ce qui attira le plus mon attention, ce furent
de beaux échantillons de ricin plantés en bordure autour d’un
lougan d’arachides.

_Le Ricin_ (_Ricinus communis_ L.) croît à merveille au Sénégal
et au Soudan, mais il n’est guère cultivé qu’au Sénégal,
dans le Cayor, et encore depuis quelques années seulement, grâce
à l’intelligente initiative de M. le Docteur Castaing, pharmacien
principal de la marine. Les indigènes n’aiment généralement
pas à en ensemencer leurs lougans, car ils prétendent que ce
végétal nuit à leurs autres cultures. Le fait est qu’il
prolifère avec une grande rapidité et finit par couvrir de
ses rejetons, en peu de temps, de grandes étendues de terrain,
et sa destruction demande beaucoup de travail, ce qui, on le sait,
n’est guère l’affaire du noir. La graine du ricin du Sénégal
et du Soudan est plus petite que celle des ricins d’Amérique,
mais elle jouit des mêmes propriétés purgatives et l’huile
qu’elle donne peut être employée, avec avantages, aux mêmes
usages. Cette graine est ovoïde, convexe du côté externe, aplatie
avec un angle longitudinal peu saillant du côté interne. Sa surface
est généralement lisse et luisante, grise avec des taches brunes. Sa
largeur est d’environ huit millimètres.

[Illustration : N’TABA (_Sterculia cordifolia_).

A, feuille. — B, feuilles et fruits.]

Le ricin donne au Sénégal et au Soudan un rendement
considérable. Il pourrait, de ce fait, faire l’objet de
transactions commerciales importantes. Déjà, les résultats
obtenus dans la banlieue de Saint-Louis sont des plus satisfaisants
et la compagnie française le paye couramment dans le Cayor vingt
et vingt-cinq francs la barrique. Il serait facile de le cultiver
en grand au Soudan. Cette plante ne demandant que peu de soins et
croissant, pour ainsi dire spontanément, les indigènes en feraient
de belles plantations, si, surtout, on s’efforçait de leur faire
comprendre tout le bénéfice qu’ils en pourraient retirer.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XIII

[Illustration : _Damentan Tenda et Gamon_]

Le pays de Damentan. — Limites. — Frontières. — Aspect
général. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution
géologique du sol. — Flore, productions du sol, cultures. —
Faune, animaux domestiques. — Populations, ethnographie. —
Rapports de Damentan avec les pays voisins. — Rapports de Damentan
avec les autorités françaises.


Le pays de Damentan est à peu près inconnu. Je crois être le
premier Européen qui l’ait visité. Avant nous un mulâtre de
Bathurst allant au Fouta-Djallon pour y commercer était passé
par ce pays. Il ne s’y était reposé que peu de temps, et,
sur l’ordre du chef, qui, cependant, l’avait fort bien reçu,
avait dû continuer sa route vers Timbo. Je tiens cela du chef même
de Damentan.

Ce pays est fort intéressant à bien des points de vue. Nous avons
pu l’étudier en détail et consciencieusement pendant les quelques
jours que nous y sommes restés. Nous l’avons parcouru de l’Ouest
à l’Est et du Nord-Ouest au Sud-Est. Aussi, croyons-nous pouvoir
en donner une description à peu près exacte.


_Limites. Frontières._ — D’après les renseignements que nous
nous sommes procurés, le pays de Damentan serait compris dans les
limites extrêmes suivantes. Il serait compris entre les 15° 53′
et 15° 14′ de longitude Ouest et entre les 13° 12′ et 12° 43′
de latitude Nord. C’est, comme on le voit, un pays assez étendu. Il
est bien entendu que ces limites sont absolument approximatives.

Il a pour frontières : au Nord, la Gambie ; à l’Ouest, la
rivière Grey ou Koulontou et une partie de la branche descendante
du grand coude que forme la Gambie en face du Tenda. Au Sud-Ouest,
les frontières sont mal définies. On pourrait toutefois lui
assigner la corde du grand coude que forme en cette région la
rivière Grey. Mais tout cela est bien fictif et incertain. Enfin,
au Nord-Est, au Sud et à l’Est, le marigot de Nomandi lui forme
une frontière à peu près naturelle.

Il confine au Nord, au Tenda et au Ouli dont le sépare la Gambie,
à l’Ouest au Kantora et à ce territoire désert et inhabité qui
le sépare du Fouladougou. Au Sud, son territoire touche à celui
de Pajady et de Toumbin et enfin au Nord-Est et au Sud-Est il a pour
voisin le pays de Coniaguié.

Par sa situation, le pays de Damentan est assez isolé ou du moins,
il est assez éloigné de tout voisin. Malgré cela, Damentan est
un lieu de passage pour les dioulas, assez fréquenté surtout par
ceux qui viennent du pays de Bassaré et de Coniaguié ainsi que
de Toumbin et de Pajady et qui se rendent à Yabouteguenda et à
Mac-Carthy pour y faire leurs échanges.


_Aspect général._ — D’une façon générale, nous pouvons dire
que le pays de Damentan est dans sa partie Ouest un pays de plaines
et dans sa partie Sud et Sud-Est un pays de montagnes, ou plutôt
il offre de nombreuses collines assez élevées, entrecoupées de
vallées profondes dans lesquelles coulent des marigots. L’aspect
de cette région plaît, et nous délasse des immenses plaines nues
et arides du Kantora et du Tenda. La végétation sur les crêtes
des collines et sur les plateaux rocheux est, bien entendu, pauvre
et peu importante ; mais dans les vallées et sur les bords des
marigots, elle acquiert une étonnante vigueur et rappelle celle des
pays tropicaux du Sud. En résumé, l’aspect général du pays de
Damentan diffère sensiblement de tout ce que nous avons vu jusqu’à
ce jour, du moins dans certaines régions. Dans le courant de ce
travail nous verrons à quoi tiennent ces différences capitales,
et appréciables pour l’œil même le moins exercé.

Si nous prenons ses points extrêmes, sa plus grande longueur,
mesurée de l’Ouest à l’Est, atteindrait environ 115 kilomètres,
et sa plus grande largeur, mesurée du Sud au Nord, aurait à peine
80 kilomètres. Sa superficie serait environ de 9000 kilomètres
carrés. Mais, nous le répétons, toutes ces mensurations sont
absolument approximatives et n’ont rien de certain.


_Hydrologie._ — Le pays de Damentan appartient tout entier au
bassin de la Gambie. C’est, en effet, ce fleuve et son affluent,
la rivière Grey, qui reçoivent tous les marigots qui l’arrosent,
et sous ce rapport, il est très bien partagé. De plus, l’eau
est courante dans la plupart des marigots. La plupart de ceux qui
arrosent sa partie Ouest se jettent dans cette rivière et ceux que
l’on trouve dans les parties Est et Sud-Est sont tributaires de
la Gambie. L’eau de ces marigots est toujours claire et limpide,
et, ce qui n’est point à dédaigner, pour ceux qui voyagent dans
ces contrées, délicieuse à boire.

La Gambie, dans tout son parcours dans le pays de Damentan, est
navigable pendant toute l’année pour les chalands à faible
tirant d’eau ; mais elle ne l’est pour aucune sorte de bateau
à vapeur. Elle fait de nombreux détours surtout à partir du Tenda
jusqu’à l’embouchure de la rivière Grey.

A partir du gué, où on la traverse en face de Damentan, jusqu’au
point où elle quitte ce territoire, son cours est beaucoup plus
régulier.

Ses rives sont excessivement boisées et, pendant la saison sèche,
ses bords sont absolument à pic et d’un accès fort difficile.

La rivière Grey, dans sa partie qui coule dans le pays de Damentan,
offre le même régime. Elle pourrait être navigable pendant une
centaine de kilomètres pour les chalands de faible tirant d’eau. En
tout temps, l’eau y coule.

Les marigots qui arrosent la partie Ouest du pays de Damentan sont
relativement nombreux. Ils sont tous tributaires de la rivière
Grey. Nous citerons tout d’abord, en allant de l’Ouest à l’Est,
le marigot de _Sambaïa_ que l’on rencontre à peu de distance de
la rivière et qui se divise en trois branches. A 6 ou 8 kilomètres
de là se trouve le marigot de _Boufé-na-Kolon_, qui coule dans une
vaste plaine marécageuse, dont, pendant l’hivernage, il draine
les eaux qu’il conduit à la rivière Grey. Nous en dirons autant
du marigot de _Konkou-Oulou-Boulo_, dont les eaux sont toujours
courantes, claires et limpides. Les marigots de _Samasindio_ et de
_Bolidiaro_ que l’on trouve ensuite sont de peu d’importance. Il
n’en est pas de même du marigot de Damentan que l’on trouve à
environ douze kilomètres de ce village. Ce marigot, qui se jette
dans la rivière Grey, se dirige du Sud-Est au Nord, à peu de
distance de Damentan, il se divise en deux branches qui passent non
loin du village et arrosent et fertilisent la vallée dans laquelle
il est construit. Ces marigots sont pour nous plutôt de véritables
collecteurs que des marigots à proprement parler.

Les marigots qui arrosent les régions Sud-Est et Sud-Ouest du pays
de Damentan se jettent dans la Gambie. D’après les indigènes,
le marigot de _Niantafara_ ferait communiquer directement la
Gambie avec la rivière Grey. A six kilomètres de Damentan nous
rencontrons d’abord le marigot de _Mahéré_ qui traverse la route
de Damentan à Bady et qui reçoit celui de _Bamboulo_, puis vient
celui de Niantafara, puis ceux de _Filandi_ et de _Nomandi_. Ce
dernier forme la séparation entre le pays de Damentan et le pays
des Coniaguiés. Il reçoit lui-même un autre marigot de peu
d’importance, celui de _Talidian_.

Le pays de Damentan est, on le voit, supérieurement arrosé. Outre
les marigots que nous venons de citer, il en existe un
grand nombre d’autres, affluents de ces derniers, mais peu
importants. Mentionnons encore de nombreux marécages, surtout aux
environs de Damentan, et qui sont transformés en belles rizières.

En résumé, l’hydrologie du pays de Damentan est caractérisée,
d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, par ce fait
que la plupart des cours d’eau que l’on y rencontre communiquent
entre eux. C’est un lacis inextricable dont il serait bien difficile
de démêler les fils d’une façon méthodique. Quoiqu’il en
soit, il ressort de cet examen ce fait indiscutable que la Gambie est
le grand régulateur de ce réseau étrange. Marigots et rivières
suivent absolument les fluctuations de son cours. Si elle baisse,
ils baissent, si, au contraire, son niveau monte, de même montera
celui des cours d’eau qui en sont tributaires. On comprendra alors
aisément, d’après ce que nous venons de dire, que tous ces cours
d’eau soient soumis à des crues très rapides et à des baisses
considérables, le régime des eaux de la Gambie, étant, du reste,
comme celui de tous les fleuves africains, excessivement capricieux.


_Orographie._ — L’orographie du pays de Damentan est des plus
simples, et de ce que nous venons de dire de son hydrologie, il est
facile de déduire ce que doivent être les reliefs du sol.

Dans toute la partie qui s’étend de la rivière Grey au marigot
de Damentan, on ne rencontre guère que de petites collines sans
importance, mais qui sont suffisantes pour bien déterminer et
établir le cours des marigots. Ces collines sont généralement
orientées S.-S.-O., N.-N.-E. et leur plus grande élévation
n’atteint pas trente mètres. De même la vallée de la rivière
Grey est limitée par deux rangées de collines qui la suivent
dans tout son cours et vont se rattacher au plateau de Toumbin et
de Pajady. La Gambie coule au pied d’une ligne de collines dont
nous avons vu maints tronçons et que nous retrouvons dans tout
son parcours.

Le marigot de Damentan coule entre deux rangées de collines
assez élevées qui enserrent une vallée de la plus ravissante
fertilité. Ces collines sont excessivement boisées et lorsque
le marigot, dans cette verdoyante vallée, s’est divisé en
deux branches, il coule au pied d’un petit monticule sur lequel
s’élève le village de Damentan.

A partir de là, à mesure que l’on s’avance dans le Sud-Est,
l’orographie devient, pour ainsi dire, d’une régularité
mathématique. On traverse d’abord la vallée de Damentan du
Nord-Ouest au Sud-Est. On gravit ensuite le flanc de la colline
Sud-Est, le long de laquelle coule la branche Sud-Est du marigot. Son
sommet s’étend en un vaste plateau ferrugineux au pied duquel,
au Sud, coule le marigot de Bamboulo dans une étroite vallée
peu favorisée sous le rapport de la végétation, et il en est de
même à mesure que l’on s’avance dans le Sud. Aux collines dont
le sommet s’étale en plateaux et dont les versants sont assez
doux, succèdent d’étroites vallées dans lesquelles coulent
les marigots. Ces collines absolument parallèles ont toutes la
même orientation Nord-Nord-Est, Sud-Sud-Ouest, et sont situées
à des distances à peu près égales les unes des autres. Cette
disposition orographique est une des plus curieuses que nous ayons
vues au Soudan. Elle découle, comme on le voit, d’un système
orographique des plus simples et des plus rationnels.

D’après les renseignements que nous avons pu avoir, ces collines
se continueraient ainsi jusqu’à la Gambie d’une part sur les
bords de laquelle elles viendraient mourir, et d’autre part, elles
rejoindraient là la ligne de collines qui longe la rive droite
de la rivière Grey. Au fur et à mesure que l’on avance dans
le Sud-Est, le terrain s’élève d’une façon sensible. Cette
particularité est toute évidente ; car, s’il en était autrement,
les marigots ne seraient plus au même niveau que la Gambie dont
la cote augmente évidemment, à mesure que l’on remonte vers sa
source, et ils seraient rapidement desséchés. Comme on le voit,
l’orographie du pays de Damentan peut permettre d’éclaircir bien
des points obscurs de son hydrologie, et, pour connaître l’une,
il est indispensable de bien connaître l’autre.


_Constitution géologique du sol._ — La constitution géologique
du sol du pays de Damentan diffère peu de celle des autres
pays du Soudan. C’est toujours la même uniformité dans la
composition du sous-sol et des terrains qui les recouvrent. De
l’étude orographique et hydrologique qui précède, il est facile
d’en déduire quelle doit être la distribution des différents
terrains. De ce que nous avons dit de la partie Ouest de cette
région, il est évident que c’est là surtout où nous trouverons
les argiles compactes. En deux ou trois endroits jusqu’au marigot
de Konkou-Oulou-Boulo à la rivière Grey, on voit émerger la
roche ferrugineuse et les quartz en plateaux peu étendus. Les
marais sont à fonds vaseux. Il en est de même des marigots, sauf
pour celui de Konkou-Oulou-Boulo, qui est à fond de sable. Enfin à
quelques kilomètres du village de Damentan, nous voyons apparaître
la latérite. La colline sur laquelle est construit le village est
uniquement formée de cette sorte de terrain.

A partir de Damentan, nous trouvons des argiles dans les vallées
où coulent les marigots, quelques rares ilots de latérite sur les
plateaux qui couronnent les collines. Beaucoup de marécages, par
exemple, où l’eau croupit sur un sous-sol de vase et d’argile.

Les roches que l’on y rencontre ne peuvent guère, du reste,
laisser de doutes sur la nature des terrains. Ce ne sont que des
quartz, roches et conglomérats ferrugineux à gangues argileuses,
et, en quelques rares endroits, dans les vallées, on peut trouver
quelques schistes qui émergent au niveau de la croûte argileuse.

En résumé, nous pouvons dire que le sol du pays de Damentan peut, au
point de vue géologique, être divisé en quatre sortes de terrains :

1o Argiles compactes dans les plaines qui s’étendent le long de
la rivière Grey et de la Gambie, dans la partie Ouest et dans la
partie Nord du pays ;

2o Latérite aux environs de Damentan et dans quelques endroits de
la région Sud-Est ;

3o Marécages aux environs des marigots ;

4o Plateaux rocheux couronnant les sommets des collines.

Les sables font absolument défaut.

Le sous-sol est presque partout le même, du terrain ardoisier dans
les régions Ouest et Nord, des quartz, grès et argiles compactes
dans les autres parties.

La vallée de Damentan présente, en outre, une couche d’humus assez
épaisse produite vraisemblablement par les détritus des végétaux
qui la couvrent. Ce point est à signaler, car c’est la première
fois que nous rencontrons l’humus en une aussi grande étendue.


_Flore. Productions du sol. Cultures._ — La flore varie
profondément suivant qu’on la considère dans les plaines, sur les
plateaux ou dans les vallées. Dans les plaines, où nous n’avons
que des terrains argileux et marécageux, nous ne trouvons que les
espèces propres aux marais, et encore sont-elles peu nombreuses. Peu
ou point de Joncées, mais énormément de Cypéracées. Par ci,
par là, quelques arbres rabougris et quelques palmiers rôniers
gigantesques.

Sur les plateaux, végétation excessivement pauvre, la terre
faisant presque absolument défaut. Quelques maigres graminées,
quelques mimosées et de rares fromagers et baobabs sont les espèces
botaniques principales que l’on rencontre.

Il en est tout autrement dans les vallées, où nous sommes en
présence d’une végétation riche et puissante. Là nous trouvons
les grandes espèces végétales. Dans la vallée de Damentan,
rôniers, palmiers, caïl-cédrats, sterculiacées, légumineuses de
toutes sortes abondent et y atteignent des proportions énormes. Les
Karités (espèce Mana) y foisonnent et nous en avons vu beaucoup
dont le tronc atteignait aisément la grosseur du corps d’un
homme vigoureux. Ces végétaux se rencontrent encore en assez
grande quantité dans les vallées des marigots de Samasindio et de
Bolidiaro. Les rives des marigots sont couvertes d’une verdoyante et
riche végétation. Parmi les espèces végétales que nous y avons
remarquées, nous citerons particulièrement la liane à caoutchouc
(Saba) qu’on y rencontre en quantités vraiment surprenantes.

Comme il n’y a dans tout le pays qu’un seul village, Damentan,
c’est autour de lui que se trouvent toutes les cultures. Ainsi
donc, la vallée, dans une minime partie et le monticule sur
lequel s’élève le village sont seuls cultivés. Mais aussi,
quelles cultures ! Dans la vallée et sur les bords du marigot,
aussi loin que la vue peut s’étendre, ce ne sont que d’immenses
rizières. Le riz y vient à merveille et il y est d’une très bonne
qualité. Il en a la renommée. Sur le plateau où est construit le
village, ce ne sont que lougans de toutes sortes. Toutes les plantes
cultivées au Soudan y prospèrent d’une façon remarquable. Mil,
coton, arachides, etc., tout y est cultivé. Nous avons remarqué que
les lougans y étaient bien mieux entretenus que dans les autres pays.

Les marigots renferment en quantités considérables, surtout ceux
du Sud-Est, des pieds de _Belancoumfo_, sorte de purgatif et en
même temps de vermifuge fort en honneur chez les indigènes. Nous
y reviendrons plus loin.

Ce que nous venons de dire pour la vallée du marigot de Damentan nous
pourrions le répéter pour les vallées des autres marigots. Aussi
que de terres fertiles qui sont ainsi inutilisées, faute de
population ! Et, la cause d’une semblable désolation, il ne faut
pas la chercher ailleurs que dans les guerres perpétuelles que
se font les indigènes, dans le seul but de faire des captifs et
de piller.


_Faune, animaux domestiques._ — La faune du pays de Damentan est
des plus riches. On y trouve en grande quantité dans les vallées
et les montagnes, lions, panthères, lynx, singes, etc., etc. Le
gros gibier y est excessivement nombreux, et les biches, sangliers,
gazelles, antilopes s’y rencontrent un peu partout. L’éléphant
et l’hippopotame se trouvent dans les vastes plaines qui bordent la
Gambie et la rivière Grey. Les nombreuses traces que l’on y trouve
de ces deux grands fauves attestent qu’ils y vivent en grand nombre.

Les animaux domestiques y sont les mêmes que partout
ailleurs. Damentan possède un superbe troupeau de bœufs d’une
centaine de têtes de bétail. Grands et petits bœufs y sont
mélangés ; les moutons, les chèvres y sont également nombreux,
et les poulets se rencontrent à chaque pas dans le village. Nous
citerons pour mémoire les chats et les chiens. Ces derniers sont
très nombreux et quelques chasseurs les dressent pour poursuivre
la biche. Ceci est cependant assez rare.


_Populations. Ethnographie._ — Ainsi que nous l’avons
dit plus haut, il n’y a qu’un seul village dans ce pays
relativement étendu, Damentan. Il a été fondé par le chef
actuel, Alpha-Niabali. Cette histoire est curieuse à plus d’un
titre. Alpha-Niabali est un Malinké musulman, originaire du pays de
Ghabou (aujourd’hui Fouladougou), du village de Mana. Lorsque son
village fut pris par Alpha-Molo, père de Moussa-Molo, il fut assez
heureux pour échapper avec quelques-uns des siens au massacre et à
la captivité. Il parvint donc avec peine et à travers mille périls
à gagner avec les quelques amis qui l’accompagnaient le pays de
Bassaré. Il y resta douze ans. Mais se sentant mal à l’aise
chez des gens qui n’avaient ni ses mœurs, ni ses coutumes,
ni sa religion, il profita de ce qu’il avait avec eux quelques
contestations au sujet de terrains pour s’en aller et venir avec sa
famille et ses amis fonder dans la vallée de Damentan le village de
ce nom. Ils y avaient été attirés par la beauté du site et surtout
par l’excellente qualité de la terre. Pendant quelques années,
ce petit village ne se composa que des cases du chef et de celles
de quelques familles qui s’étaient jointes à la sienne. Mais
peu à peu la renommée d’Alpha-Niabali, qui passe pour être un
grand marabout, attira à lui beaucoup de ses compatriotes chassés
par la guerre du Ghabou. Des Sarracolés et quelques Toucouleurs,
chassés du Bondou par les exactions des Sissibés et par la guerre
du marabout, vinrent se joindre à eux et finirent par faire de
Damentan un gros et fort village.

Damentan est aujourd’hui un village d’environ mille habitants. Il
est très solidement fortifié. Il est entouré d’un double
sagné fait d’énormes pièces de bois jointives de quatre
mètres de hauteur environ. Entre les deux sagnés se trouve un
fossé relativement profond. A l’intérieur du village et à peu
près au centre se trouve une sorte de réduit excessivement fort
qui entoure les cases du chef. Il est formé d’un tata en terre
d’environ 0m60 centimètres d’épaisseur et de quatre mètres de
hauteur dont la moitié supérieure est doublée d’une rangée de
grosses pièces de bois jointives. Une porte y est ménagée. Damentan
est situé sur une petite élévation de terrain qu’entourent des
collines relativement élevées. Il est environné, de plus, dans les
parties Nord, Sud et Ouest, par le marigot du même nom qui en rend
les abords très difficiles et constitue une défense peu commode à
emporter pour des noirs. Ce marigot traverse un vaste marais dans
la partie ouest qui occupe toute la plaine comprise entre ces deux
montagnes. C’est une rizière d’un grand rapport.

Les habitants de Damentan sont des musulmans fanatiques et leur
village est le centre d’un prosélytisme ardent. Le chef,
Alpha-Niabali a une grande réputation de maraboutisme dans tous
les pays voisins. Durant tout le jour et à certaines heures de
la nuit, on y entend psalmodier l’invocation des croyants et aux
heures du salam la mosquée est souvent trop petite pour contenir
tous les fidèles. Je n’ai pas besoin de dire qu’on y trouve
l’inévitable marabout Maure que l’on est certain de rencontrer
dans la plupart des villages musulmans du Soudan.

La mosquée est située à quelques mètres du tata du chef et à
l’Est de ce dernier.

C’est une vaste case ronde dont le toit est beaucoup plus bas
que celui des cases ordinaires et qui déborde d’environ trente
centimètres la partie supérieure de la construction en terre de
la case. La porte, unique et qui fait face à l’Ouest, est très
basse et il faut se baisser pour y passer. En avant de la porte se
trouve une sorte de perron en terre battue haut d’environ vingt
centimètres. C’est là où les fidèles déposent leurs sandales
avant de pénétrer dans le temple. Cette case est la mieux entretenue
du village et son chapeau est refait tous les ans.

Par sa situation, Damentan est donc un village important. C’est
là que passent bon nombre de routes commerciales venant du Tenda,
du Coniaguié, de Pajady, de Yabouteguenda et du Fouladougou. Aussi,
le chef en profita-t-il pendant longtemps pour se livrer à un
pillage en règle des caravanes. Aujourd’hui, son ardeur au vol
semble s’être un peu apaisée, et les dioulas peuvent passer par
Damentan, en payant un fort impôt ; mais ils ne sont plus que très
rarement pillés.


_Rapports de Damentan avec les pays voisins._ — On comprend que
par sa situation isolée, la richesse de son sol, ce village soit
exposé aux attaques de ses voisins. Damentan est sans cesse en butte
aux vols et aux rapines des gens du Coniaguié. Mais il sait leur
rendre coup pour coup. Il a été souvent attaqué par des colonnes
venues du Fouta-Djallon, mais sa forte position a défié tous les
assauts, et il est sorti vainqueur de la lutte. De leur côté,
les gens de Damentan ne se gênent guère avec leurs voisins du
Tenda et du Kantora. Ils ont été longtemps en lutte ouverte avec
eux, et ce n’étaient que vols et pillages. Aujourd’hui, tout
semble un peu plus tranquille, et ce monde-là vit à peu près en
bonne intelligence.

Je n’ai pas besoin de dire que Damentan et Moussa-Molo sont
loin de s’entendre. Le vaincu ne s’est jamais entendu avec le
vainqueur. Ils ne sont cependant pas en état d’hostilité ouverte,
et même tout semble indiquer qu’ils finiront par s’entendre
pour tomber sur les gens du Coniaguié. Il en est de même avec
le Fouta-Djallon.


_Rapports de Damentan avec les autorités françaises._ — Jusqu’à
ce jour Damentan est resté complètement en dehors de l’influence
française. En leur qualité de musulmans, ses guerriers prirent tous
part à la guerre du marabout Lamine contre nous. Aujourd’hui, ils
ne demandent qu’à se placer sous notre protectorat. Nous avons dit
plus haut ce que nous avons fait dans ce but pendant le court séjour
que nous y sommes restés. Nos efforts n’ont pas été vains et les
promesses qui m’avaient été faites ont été tenues. En effet,
le fils du chef et un des principaux notables m’accompagnèrent
jusqu’à Bady (Tenda) à mon retour du Coniaguié. De là ils se
rendirent avec Sandia à Nétéboulou où ils eurent une entrevue
avec M. le Commandant du cercle de Bakel. J’ignore quel a été
le résultat de tous ces pourparlers ; mais je ne doute pas qu’ils
aboutissent et qu’une convention en soit la conséquence.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XIV

Départ de Damentan. — Le guide Fodé. — De Damentan au marigot
de Bamboulo. — Itinéraire. — Description de la route. — Le
Belancounfo. — Le Raphia vinifera. — Du marigot de Bamboulo au
marigot de Oudari. — Itinéraire. — Description de la route. —
Rencontre de quatre chasseurs Coniaguiés. — Traces laissées par
une troupe d’éléphants. — Le campement de Oudari. — Départ de
Oudari. — Passage du marigot. — Les termitières. — Le marigot
de Oupéré. — Le marigot de Mitchi. — Belle végétation. —
Un pont dans les branches. — Le palmier oléifère (Elæis
Guineensis). — Le marigot de Bankounkou. — Nous apercevons le
plateau du Coniaguié. — Les lougans. — Frayeur des enfants et des
femmes Coniaguiés à mon aspect. — Curiosité des hommes. — Le
Bakis. — Iguigni, le premier village Coniaguié. — Karakaté. —
Ouraké. — Halte sous un fromager. — Le chef du village,
grand-prêtre et gardien du territoire. — Étrange superstition. —
En route pour Yffané, la capitale. — Nombreux sentiers, nombreux
détours. — Une curieuse escorte. — Arrivée à Yffané. —
Halte sous un beau tamarinier. — Le chef Tounkané. — Je suis
autorisé à me reposer dans le village Malinké. — Défense à
mes hommes et à moi d’entrer dans le village Coniaguié. —
Curiosité indiscrète des Indigènes. — Description de la route
du marigot de Oudari à Yffané. — Géologie. — Botanique.


_21 décembre._ — Me voyant bien décidé à mettre mon projet à
exécution, Alpha-Niabali n’essaya plus de me faire revenir sur
ma décision et s’efforça, au contraire, de me donner tous les
renseignements et tous les conseils qu’il jugea indispensables
pour la réussite de mon voyage. Il choisit lui-même les hommes qui
devaient m’accompagner et me donna pour guide un de ses familiers,
nommé Fodé, qui avait habité pendant vingt ans le Coniaguié,
où il faisait du commerce. Un fils qu’il avait eu d’une femme du
pays, y habitait même encore. Connaissant à fond la région et ses
habitants, cet homme pouvait m’être d’une grande utilité. De
plus, mon interprète Almoudo ne connaissant pas la langue qui y
était parlée, il fut convenu au départ que Fodé, qui en avait
une longue habitude, traduirait dans les palabres les paroles que
j’adresserais aux chefs. En y comprenant les hommes de Sandia et
ceux d’Alpha Niabali, ma caravane ne se composait que de vingt-deux
personnes, dont huit seulement étaient armées de vieux fusils de
traite à pierre qui, en cas d’attaque, ne pouvaient nous être
d’aucune utilité. Pour moi, je n’emportai aucune arme. Il en
était de même pour mes hommes. Les préparatifs du départ furent
rapidement faits, et à 2 heures 45 de l’après-midi, par une
chaleur torride, nous quittâmes Damentan, au grand étonnement de
la population entière, sortie de ses cases pour nous voir partir et
nous souhaiter un bon voyage. Alpha m’accompagna pendant environ
deux kilomètres et, après m’avoir serré la main, retourna au
village avec les notables qui l’avaient accompagné.

L’étape, très courte, se fit sans incident. J’avais décidé,
du reste, de partir à cette heure-là dans le but unique de
quitter le village, car je savais, par expérience, combien il
est difficile de réunir ses hommes quand on a séjourné assez
longtemps quelque part. La direction générale de la route que
nous suivons de Damentan au marigot de Bamboulo, où nous campons,
est à peu près Sud-Sud-Est, et la distance qui sépare ces deux
points n’est que de 6 kilom. 840. Nous ne retrouvons plus dans
cette région les plaines argileuses que nous avons rencontrées
dans la partie Ouest du pays de Damentan. Nous longeons d’abord la
vallée de Damentan sur une colline de latérite où se trouvent de
beaux lougans et que, par une pente douce, nous descendons jusqu’au
marigot de Damentan, dont nous traversons à 3 h. 15 m. la première
branche. A partir de ce point, le terrain s’élève peu à peu
puis s’abaisse brusquement jusqu’à la seconde branche du marigot
que nous franchissons à 3 h. 40. Là, nous abandonnons la vallée,
nous gravissons la colline qui se voit au Sud du village et qui
n’est que le versant Nord d’un vaste plateau ferrugineux, à
l’extrémité Sud duquel nous campons près d’un petit marigot
qui porte le nom de Bamboulo. Nous y arrivons à 4 h. 20.

A peine sommes-nous arrivés que nos hommes en peu de temps me
construisent un confortable gourbi avec des feuilles de rôniers. Il
fait une excellente température. Chacun s’arrange du mieux qu’il
peut pour passer la nuit, et à huit heures tout le monde dort, car
il faut se bien reposer pour l’étape de demain, qui sera longue.

La végétation, dans toute cette vallée de Damentan, est
remarquablement belle, et du haut du plateau sur lequel est construit
le village on jouit d’un ravissant coup d’œil. Les collines qui
enserrent cette vallée sont excessivement boisées. Caïl-cédrats,
n’tabas, fromagers, baobabs, palmiers de toutes espèces, parmi
lesquelles j’ai reconnu quelques échantillons du Raphia vinifera
ou palmier à vin, y abondent, et, dans la vallée, nous trouvons
une véritable forêt de Karités de la variété Mana. Les Shees y
sont peu abondants. Dans les marigots, coule une eau limpide, claire
et d’une délicieuse fraîcheur. Le Belancoumfo (_Ceratanthera
Beaumetzi_ Heckel), ce purgatif tænifuge si en honneur dans toute
la Haute-Gambie y croît à merveille et en quantité considérable.

Le _Raphia vinifera_ P. de Beauv. est peu commun au Sénégal et
au Soudan. Ce n’est guère qu’à partir de la Gambie qu’on
commence à le trouver en assez grand nombre. Les indigènes de
ces régions et des Rivières du Sud en récoltent la sève qui,
légèrement fermentée, donne le « vin de palme » dont ils sont
si friands et avec lequel ils aiment tant à s’enivrer. C’est
une boisson aigrelette que l’Européen lui-même ne dédaigne
pas. Son bois pourrait servir à confectionner de légers meubles.

Belancoumfo[20] (_Ceratanthera Beaumetzi_ Heckel) appartient
à la famille des _Scitaminées_, tribu des _Mantisiées_. Ce
végétal croît un peu partout dans ces régions. Il aime surtout
les marigots à eau limpide et courante. C’est un purgatif et un
tænifuge énergique. Les indigènes du Soudan et de la Haute-Gambie
s’en servent couramment ; mais ils en utilisent principalement
les propriétés purgatives. Nous l’avons trouvé en grande
quantité dans le Tenda, le Gamon, le Damentan, le Coniaguié, le
Niocolo, le Dentilia, et le Badon. Nous en avons également relevé
quelques échantillons dans le Tiali, mais en petite quantité. Il
est à la côte occidentale d’Afrique ce qu’est le Kousso à
la côte orientale. On trouve sur tous les marchés ses rhizômes
qui sont seuls employés, et il est connu de toutes les peuplades
qui habitent nos colonies du Sénégal, du Soudan et des Rivières
du Sud. Les Mandingues de la Gambie le nomment : _Belancoumfo_ ;
les Sousous, _Gogoferé et Gogué_ ; les Sosés, _Baticolon_ ;
les Mandingos, métis portugais de la Casamance, _Cassion_ ; les
Ouolofs, _Garaboubiré_ ; les Malinkés du Soudan, _Dialili_ ;
les Bambaras, _Baralili_ ; les Kroumans, _Paqué_ ; les Timnés,
_Abololo_ ; les Akous, _Bachunkarico_ ; les Pahouins du Gabon,
_Essoun_ ; les Peulhs, les Toucouleurs, les Sarracolés, _Dadigogo_
(nom formé des deux mots _dadi_ (racine) et _Gogo_, nom proprement
dit de la plante. Quoiqu’il en soit, au Soudan, au Sénégal et dans
les Rivières du Sud, c’est surtout sous les noms de Belancoumfo
et de Dadigogo que ce végétal est le plus connu.

[Illustration : _Ceratanthera Beaumetzi_ Heckel (Belancoumfo)
tænifuge et purgatif.

Rameau floral et feuille d’après Heckel (Dessin de A. M. Marrot).]

Arrivé à complet développement, cette plante mesure environ un
mètre à un mètre cinquante de haut. Elle a absolument l’aspect
d’un roseau flexible, qui s’incline facilement dans le sens du
courant du marigot où elle croît. Ses feuilles ont environ de 12
à 15 centimètres de long sur 3 à 5 de large. Elles sont d’un
beau vert légèrement velouté à la face supérieure. Leur face
inférieure est plus pâle et leur nervure médiane y est fortement
accusée. Leur pétiole est très allongé et fortement engaînant
dans la moitié de sa longueur environ.

Ce végétal présente au point de vue floral un dimorphisme tout
particulier. Les fleurs apparentes, d’après les renseignements
qui nous ont été donnés, sont d’une belle couleur jaune
orangé. M. le Dr Heckel, professeur à la Faculté des sciences
de Marseille, qui a étudié ce végétal dans tous ses détails,
a reconnu que ces fleurs étaient stériles, et que les fleurs
clandestines, cléistogames, étaient seules fécondes.

Le fruit est ovoïde, légèrement allongé, long de 3 à 6
centimètres, à l’état de maturité complète, et de couleur
rougeâtre. Il renferme plusieurs graines noirâtres, ovales,
ressemblant beaucoup à celles de l’_Amomum Melegueta_ Rosc., que
nous avons trouvé en quantité notable dans le Niocolo. Il s’ouvre
spontanément quand il est sec. La floraison a lieu en septembre,
et les fruits sont mûrs en novembre et décembre. La racine est
un rhizôme, dont le diamètre est d’environ un centimètre à
un centimètre et demi. Sa couleur est légèrement jaunâtre. Il
acquiert de grandes dimensions, prolifère très rapidement, et le
lit des marigots du Damentan en est littéralement tapissé. A des
distances qui varient de deux à cinq centimètres, il présente
des bourrelets assez saillants, d’où émanent les rejets de
la plante. Ce rhizôme se casse facilement, et sa chair présente
une belle couleur blanche. Cette chair est, de plus, excessivement
aqueuse.

Toutes les parties du Belancoumfo exhalent une odeur poivrée très
prononcée, qui rappelle beaucoup celle du gingembre. Le rhizôme
possède cette odeur à un degré bien plus pénétrant que les
feuilles ou les graines. Le goût en est également poivré. On
sait que les noirs aiment beaucoup cette saveur. Aussi mangent-ils
souvent, surtout dans les régions où il croît un petit fragment
de Belancoumfo, pour « se donner la bonne bouche » (_sic_).

C’est surtout dans les Rivières du Sud, à partir de la Casamance,
que les Noirs se servent du Belancoumfo comme tænifuge. Suivant
les régions, ils se l’administrent sous forme de décoction,
d’infusion ou de macération. Dans la Haute-Gambie, le Bondou, le
Soudan et le Sénégal, ce sont surtout ses propriétés purgatives
qui sont appréciées. Je dirai même que je n’y ai rencontré
que fort peu d’indigènes qui connaissent ses propriétés
tænifuges. Voici comment on s’en sert dans ce cas. On peut
administrer le rhizôme de Belancoumfo soit à l’état frais,
soit sec. Frais, on le mange tel quel. Deux fragments de 10 à 15
centimètres de longueur suffisent pour provoquer une abondante
diarrhée. On le coupe encore en petits fragments, de trois
centimètres environ de longueur, que l’on met à macérier
pendant vingt-quatre heures dans l’eau froide. On décante et
on boit environ un verre et demi de cette liqueur après y avoir
ajouté un peu de sel. — Si, au contraire, le rhizôme est sec,
on le pile et la poudre ainsi obtenue est mise à infuser dans
l’eau tiède pendant douze à quinze heures environ. Ceci fait,
on décante et l’on boit environ un verre de la liqueur ainsi
obtenue après y avoir ajouté un peu de sel. Dans les deux cas,
on obtient un effet purgatif violent. La dose de poudre à employer
est de soixante à quatre-vingts grammes par litre d’eau.

M. le professeur Schlagdenhauffen, de Nancy, a isolé le principe
actif de cette plante. C’est une huile essentielle qui possède
à un haut degré les propriétés tænifuges. Il résulte des
expériences absolument concluantes faites par MM. Heckel et
Dujardin-Beaumetz que vingt gouttes de cette huile enfermées dans
une capsule de gélatine et administrées au réveil, suffisent
pour provoquer l’expulsion d’un tænia. Il est bon, afin de
hâter l’évacuation, d’administrer deux heures après une dose
d’huile de ricin.

Le grand avantage de ce tænifuge est de ne provoquer ni nausées,
ni vertiges, et d’agir rapidement.


_22 décembre._ — A trois heures et demie du matin, je réveille
tout mon monde et à quatre heures nous nous mettons en route. La
nuit a été très bonne et nous avons tous très bien dormi. Malgré
l’heure matinale, les préparatifs du départ sont rapidement
faits. Les porteurs marchent bien et la route est très belle. Elle
parcourt d’abord la partie Sud du plateau sur lequel nous avons
campé ; puis par une pente assez raide, nous arrivons dans une
petite vallée où nous traversons le marigot de _Niantafara_ à 4
h. 50. Ce marigot est tributaire de la Rivière-Grey. A 6 heures 45,
nous traversons le marigot de _Filandi_, à 7 heures 35 celui de
_Nomandi_, qui forme la séparation entre le pays de Damentan et
celui des Coniaguiés. Enfin, à 7 heures 45, nous franchissons le
marigot de _Talidian_ sur les bords duquel nous faisons la halte.

Pendant que nous prenions un peu de repos, Sandia aperçut dans
la brousse, à gauche de la route que nous suivions, quatre grands
gaillards qui s’enfuyaient à toutes jambes dans la forêt. Fodé,
le guide que me donna le chef de Damentan, courut aussitôt après
eux, les appela, se fit reconnaître et enfin les décida à venir
nous rejoindre. C’étaient des Coniaguiés venus dans cette région
chasser la grosse bête. En m’apercevant, leur premier mouvement
est de reculer ; mais ils s’enhardissent et s’avancent vers
moi. Je leur tends la main, malgré toute la répugnance qu’ils
m’inspirent. Car, je n’ai jamais rien vu d’aussi sale et
d’aussi dégoûtant. Leur taille élevée, leur coiffure et
leur costume tout particulier, que nous décrirons plus loin, me
prouvèrent que Sandia ne m’avait pas trompé. Je leur souhaite la
bienvenue et leur demande de me conduire auprès de leur chef. Ils
y consentent volontiers et l’un d’eux même, qui paraissait
être supérieur aux autres fit, à ce sujet, une plaisanterie
assez intelligente que je tiens à relater ici : A la question que
lui posa Fodé, notre guide, il répondit d’un petit air malin :
« Nous étions venus ici pour chasser et nous n’avons encore rien
tué, mais nous retournerons quand même avec vous, car nous avons
trouvé un blanc. C’est la meilleure chasse que nous puissions
faire et cela nous portera bonheur ». Ils m’offrirent alors un
gigot de biche grillé qu’ils tirèrent d’une peau de bouc de
propreté plus que douteuse. Je l’acceptai tout en me promettant
bien de ne pas y toucher, et, en échange, je leur fis donner, par
Almoudo, quelques poignées de sel. Ce petit cadeau eut l’air de
leur plaire beaucoup et ils m’en remercièrent vivement. Je donnai
alors le signal du départ. Les Coniaguiés prirent la tête de la
colonne, et à 8 heures, nous nous remîmes en marche sous un soleil
brûlant. A 8 heures 35, nous traversons un petit marigot que l’on
me dit être celui de _Poutou-Pata_. Nous longeons alors une vaste
plaine marécageuse que nous parcourons de l’Ouest à l’Est et
à l’extrémité de laquelle on traverse de nouveau, à 9. h. 15,
le marigot de Poutou-Pata. Cette disposition m’intriguant beaucoup,
car je ne pouvais me figurer qu’à si peu de distance je puisse
retrouver le même cours d’eau, Fodé, que j’interrogeai à
ce sujet, me tira d’embarras en m’expliquant qu’à peu de
distance à l’Est du point où nous avions franchi la première
fois ce marigot, il se divisait en deux branches, l’une Ouest et
l’autre Est. Cette dernière est de beaucoup plus importante que la
première. Elle peut avoir six mètres de largeur environ et un mètre
de profondeur à l’endroit où nous l’avons traversée. Pendant
la saison des pluies sa largeur triplerait et sa profondeur serait
bien plus grande également. Le courant, qui y est à peu près nul
en la saison où nous sommes, serait relativement rapide pendant
l’hivernage. La branche Ouest est insignifiante. Ce n’est
qu’un petit ruisseau bourbeux qui n’a pas plus de deux mètres de
largeur. L’espace compris entre les deux branches est un véritable
marécage à fond d’argile et couvert de plantes aquatiques.

A une centaine de mètres environ de la branche Est du marigot de
Poutou-Pata, le terrain s’élève sensiblement. Par une pente
douce de deux kilomètres de longueur environ, on arrive sur un
vaste plateau formé d’argiles compactes excessivement boisé et
où croît une brousse épaisse. A trois kilomètres du marigot de
Oudari, le terrain s’abaisse légèrement et l’on arrive ainsi
sur les bords de ce petit cours d’eau où nous devons camper. Il
est 11 h. 5 quand nous y arrivons. Cinq cents mètres environ avant
de faire halte, nous avions relevé sur la route le passage d’une
troupe d’éléphants. Elle devait être nombreuse, à en juger par
les traces qu’elle avait laissées. Sur un espace de plusieurs
centaines de mètres à droite et à gauche de la route, le sol
était absolument bouleversé, des arbres relativement volumineux
étaient renversés et l’herbe avait complètement disparu. En
voyant tout ce désordre, Almoudo se mit à rire bruyamment. Je lui
demandai le motif de cette gaieté qui me surprenait chez un garçon
habituellement taciturne et réservé. « Eh ! eh ! me dit-il,
l’aphant y en a beaucoup rigolé, va, y a content pour faire
bêtises ». J’avoue qu’à cette réponse je ne pus m’empêcher
d’éclater de rire moi-même.

L’aspect géologique du terrain que nous avons parcouru du marigot
de Bamboulo à celui de Oudari est bien peu différent de celui des
terrains que nous avons antérieurement visités. Ce n’est qu’une
succession de plateaux argileux et ferrugineux séparés les uns des
autres, à peu de distance par de petites vallées marécageuses
à sol d’argile où coulent les marigots. Pas la moindre trace
de latérite.

Au point de vue botanique, les télis sont peu nombreux, et
nous ne trouvons que les essences que nous avons précédemment
signalées. Mentionnons particulièrement quelques Karités de la
variété Mana, et d’énormes plantes grasses. Les lianes Saba
et Delbi y sont excessivement abondantes, et y acquièrent des
proportions énormes.

La direction générale du marigot de Bamboulo à celui de Oudari,
est Sud-Sud-Est et la distance qui les sépare est de 31 kilomètres
environ.

A peine sommes-nous arrivés à l’étape, que les hommes de
Damentan et ceux de Sandia me construisent, en peu de temps,
sous la direction d’Almoudo, un gourbi fort confortable. Mes
quatre Coniaguiés s’en mêlent, et ce ne sont pas les moins
actifs ni les plus maladroits. A midi tout est terminé, et chacun
s’est construit un petit abri en branchages, pour se garantir des
ardeurs du soleil. Notre camp est situé à l’ombre d’un superbe
Cail-cédrat, autour duquel s’enroule une liane à caoutchouc,
un vrai Saba, énorme et couverte de fruits qui, malheureusement,
ne sont pas encore mûrs. Je la saigne dans la soirée, et elle me
donne, malgré le vent d’Est, un suc relativement abondant.

La journée se passa sans incidents et sans fatigue et, à la nuit
tombante, tout le monde se coucha autour des feux, car la température
s’était considérablement refroidie. Pour moi, je m’enroulai
dans ma couverture et m’endormis aussitôt.


_23 décembre._ — La température, un peu froide pour les
indigènes qui grelottent littéralement au réveil, est excellente
pour moi. Tout le monde a bien dormi. Je fais lever le camp à
quatre heures et demie, et à cinq heures nous nous mettons en
route. Les porteurs marchent bien, et tous sont animés de la
meilleure volonté. A quelques centaines de mètres du campement,
nous sommes obligés de traverser le marigot de Oudari, dont les
bords sont couverts d’une luxuriante végétation. Le passage
est très pénible, car son lit est encombré de branches mortes
et de racines. Je suis obligé de descendre de cheval. On fait
d’abord passer l’animal, et je suis porté sans accident, sur
l’autre rive, par Almoudo et Samba, le palefrenier. L’eau y est
peu profonde, 60 centimètres au plus, et la largeur est d’environ
15 mètres.

Ce marigot, comme tous ceux de cette région, est tributaire
de la rivière Grey. La végétation se fait de plus en plus
maigre à mesure que nous avançons vers le Sud-Est, et, à peine
avons-nous traversé le marigot, que nous entrons dans une vaste
plaine argileuse, stérile, de plusieurs kilomètres de largeur
et littéralement couverte de termitières de toutes formes et de
toutes tailles.

Tous les voyageurs qui ont parcouru le Soudan français connaissent
ces constructions bizarres qu’élève un peu partout cet industrieux
insecte que l’on désigne sous le nom de _termite_. Il appartient
à l’ordre des Névroptères et ressemble au premier aspect à
une grosse fourmi blanche dont il a, du reste, les mœurs. On le
rencontre partout au Sénégal et au Soudan, où il prolifère avec
une rapidité surprenante. C’est assurément un des insectes les
plus voraces de ces régions lointaines. Partout et à toutes les
époques de l’année, il faut s’en garer, car il s’attaque
aussi bien au cuir, à la laine, au bois, etc., etc. Que de fois ne
nous est-il pas arrivé, en ouvrant une de nos caisses de provisions,
d’y trouver un nid de ces malfaisants animaux. Aussi, lorsqu’on
campe dans la brousse, faut-il avoir grand soin de placer sur des
pierres assez élevées les objets que l’on veut préserver de
leur atteinte. De même, il ne faut pas négliger de suspendre aux
branches des arbres voisins ou bien aux montants de son gourbi,
ses bottes, guêtres et vêtements ; on risquerait fort, si on ne
prenait pas cette précaution, de constater le lendemain, au réveil,
des dégâts difficiles à réparer ; car c’est surtout la nuit que
le termite commet ses déprédations. Le jour, il se tient caché
au fond de sa cellule où l’on n’accède que par un labyrinthe
de galeries ingénieusement construites. Il habite par colonies
innombrables dans ces édifices bizarres qu’ils savent élever
en peu de temps. Il existe deux types principaux de ces étranges
constructions ; l’un a absolument la forme d’un énorme champignon
à pied volumineux et relativement court. L’autre, tout en hauteur,
affecte les formes les plus curieuses. Ce sont de véritables
tours avec clochetons, pans coupés et gracieuses aiguilles. Le
premier se trouve surtout dans les terrains argileux et le second
dans les terrains ferrugineux et à latérite. Les termites qui les
habitent semblent appartenir à deux variétés différentes. C’est
à l’aide de la terre transportée et enduite par eux d’une
sorte de bave gluante, que ces insectes arrivent en peu de temps
à élever ces importantes constructions. Ils ne travaillent que
pendant la nuit et il est facile de constater le matin ce qui a
été édifié par ces infatigables maçons. Au soleil, la bâtisse
durcit rapidement et acquiert bientôt la solidité du ciment. Nous
en avons vu fréquemment qu’il était difficile d’attaquer à la
pioche. Les indigènes se servent de la terre de termitières pour
construire des murs et surtout pour fabriquer la sole sur laquelle
ils élèvent leurs demeures. Pour cela, on prend des fragments de
termitière que l’on pile. Avec le sable que l’on a ainsi obtenu,
on confectionne en y ajoutant de l’eau une sorte de mortier qui,
lorsqu’il est sec, est excessivement résistant.

A l’intérieur de cet édifice sont creusées des galeries
tortueuses et innombrables où se logent les habitants. Au centre,
se trouve le chef de la colonie, la reine, qui est toujours plus
volumineuse que les autres.

D’après ce que nous venons de dire, on comprendra aisément combien
le termite peut causer de ravages dans les murs de nos constructions
où l’on n’a pu utiliser la chaux. Toute l’argile qui a servi
à les édifier est, en peu d’années, criblée de galeries qui
en diminuent considérablement la solidité. Le termite s’attaque
également au bois. En peu de temps, il détériore les planchers, les
chevrons et nous avons vu des cases de noir s’écrouler parce que
les portants avaient été minés par des milliers de ces insectes.

Comme la fourmi, il est migrateur, mais ce n’est que pendant la
nuit que les colonies changent de résidence. Quand ces déplacements
ont lieu, elles n’oublient rien dans l’habitation qu’elles
quittent et elles emportent leurs provisions et leurs œufs. Il
n’est pas rare de voir ainsi de nombreuses termitières désertes
et abandonnées. C’est la terre de celles-ci que les indigènes
emploient le plus volontiers pour leurs constructions.

Un vaste plateau ferrugineux fait suite à cette triste plaine. Il
s’étend jusqu’au marigot de _Bôboulo_ que nous traversons
à 6 h. 55, et dont le passage, relativement facile malgré la
vase, se fait sans accident. A quelques centaines de mètres
de là nous franchissons un petit marigot sans importance qui en
dépend. Leurs bords sont couverts de beaux bambous qui obstruent la
route et dont les jeunes rameaux nous fouettent désagréablement
la figure. A partir de ce point la route devient de plus en plus
pénible. Les collines et les petites vallées se succèdent sans
interruption et le terrain s’élève d’une façon sensible à
mesure que nous avançons. Au pied des collines coulent des marigots
profonds, à bords à pic et difficiles à traverser. A 8 h. 15 nous
franchissons celui de _Oupéré_. Il est peu large et peu profond,
mais sa traversée présente de réelles difficultés. Son lit est
encombré de roches excessivement glissantes formées de quartz et de
grès ferrugineux et ses bords sont absolument à pic. Ce gué est
très pénible à pratiquer pour les animaux et il ne faut avancer
qu’avec précaution pour éviter des accidents. La végétation
y est puissante et l’on y trouve les belles essences des pays
tropicaux. Du marigot de Oupéré au marigot de _Mitchi_, la route
traverse une verdoyante colline à laquelle succède une fertile
vallée au fond de laquelle coule ce dernier cours d’eau. A 9
h. 23 nous arrivons sur sa rive gauche. La traversée nous a demandé
plus de vingt minutes. Ce marigot est le plus large que nous ayons
rencontré depuis la rivière Grey. Il a environ cinquante mètres
d’une rive à l’autre au point où nous l’avons franchi. Sa
profondeur à cette époque de l’année est à peu près d’un
mètre cinquante centimètres. Sa rive droite, absolument à pic,
est formée d’argiles excessivement glissantes et sa rive gauche
est formée de roches énormes. Au milieu se trouve un petit banc
de sables très fins. La profondeur à cet endroit ne dépasse pas
trente à quarante centimètres. Son lit est partout ailleurs formé
par une couche de vase dans laquelle on enfonce à chaque pas d’une
dizaine de centimètres. Ignorant ce détail, je voulus le passer à
cheval. Mal m’en a pris, car je m’administrai un bain de pied
tel qu’en arrivant sur l’autre bord, je fus obligé de changer
de vêtements des pieds à la tête. Pendant la saison des pluies le
gué n’est pas praticable. Aussi les indigènes ont-ils construit,
pour traverser ce marigot, un véritable pont suspendu qui repose
sur les branches des arbres des deux rives et qui n’est formé que
de bambous et de branchages solidement liés entre eux mais qui ne
reposent au milieu sur aucun pilotis. Il faut être singe ou noir
pour s’aventurer sur une semblable construction. J’ai vu avec
angoisse plusieurs de mes porteurs le franchir avec leur charge sur
la tête. Je n’eus heureusement à regretter aucun accident.

La végétation est sur les bords du marigot de Mitchi remarquable
de vigueur et de force. C’est un enchevêtrement de lianes
et de végétaux de toutes sortes absolument inextricable. Je
n’énumérerai pas toutes les essences que j’y ai reconnues,
nous avons déjà décrit la plupart d’entre elles. Je ne
citerai que le palmier oléifère dont j’ai vu là le premier
échantillon. D’après les renseignements qui m’ont été donnés
il serait assez commun dans toute cette région.

Le _palmier oléifère_ ou _palmier avoira_ (_Elæis Guineensis_
Jacq.), est très-rare au Soudan et au Sénégal. On ne commence
guère à le rencontrer que dans le bassin de la Gambie, et plus on
s’avance dans le Sud, et plus il devient commun. Il se multiplie
rapidement, croît spontanément et ne demande aucune culture. Dans
les pays de production, il donne deux récoltes par an en mars et
en novembre. Chaque pied donne deux ou trois régimes au plus qui
portent un grand nombre de fruits. Ces fruits qui ressemblent à de
grosses cerises, sont formés par un sarcocarpe fibreux et huileux et
contiennent une amande grasse incluse dans un noyau très dur et qui
est connue dans le commerce sous le nom _d’amande de palme_. Ces
fruits donnent une huile qui, sous le nom d’_huile de palme_,
est utilisée avec avantage par nos industriels. Voici comment
les indigènes la fabriquent. Les fruits mûrs sont jetés dans une
fosse de terre entourée d’un petit mur et tapissée de feuilles du
végétal. On y verse une quantité d’eau assez considérable pour
qu’ils y baignent. Puis on les écrase de façon à en détacher
la pulpe. L’opération terminée, on verse encore de l’eau,
on agite violemment et à plusieurs reprises. L’huile apparaît
alors à la surface en écume rougeâtre. On la recueille dans de
grands canaris en terre (sortes de vases) placés sur des brasiers
ardents. Elle est alors soumise à une ébullition prolongée puis
tamisée ensuite dans un grand vase à moitié rempli d’eau. Le
liquide ainsi obtenu est alors écrémé et c’est l’huile de
palme du commerce.

Cette huile est d’un beau jaune orangé. Elle exhale une odeur très
agréable d’iris ou plutôt de violette. Elle rancit rapidement au
contact de l’air. Elle a une saveur douce et se solidifie au-dessous
de 30°. On la désigne alors sous le nom de _Beurre de palme_. Les
indigènes de la Haute-Gambie lui donnent en langue mandingue le nom
de _N’té N’toulou_. Elle sert à assaisonner certains mets qui
ne sont pas à dédaigner.

De l’amande du palmier oléifère, on extrait également une
matière grasse solide, qui peut servir, quand elle est fraîche,
aux mêmes usages que le beurre. Les indigènes ne l’utilisent
pas. L’huile et les amandes de palme donnent lieu, en Gambie, dans
les Rivières du Sud et sur toute la côte occidentale d’Afrique,
depuis Sainte-Marie-de-Bathurst, à des transactions commerciales
relativement importantes.

Du marigot de Mitchi au marigot de _Bankounkou_, la route ne présente
aucune difficulté. Elle traverse un plateau absolument stérile et
dénudé qui se termine au S.-S.-E. par une pente douce qui vient
mourir sur la rive droite du marigot. Nous le traversons à 10
h. 30. Il est peu large, dix mètres au plus, et il y coule toujours
une eau limpide et claire sur un lit formé de petits cailloux de
quartz fortement colorés en rouge par de l’oxyde de fer. J’y
fais une halte de quelques minutes pour permettre aux hommes de
s’y désaltérer.

Peu après, nous gravissons une petite colline formée de quartz et
d’argiles et nous arrivons sur un plateau formé de conglomérats
ferrugineux et de latérite. Tout ce plateau n’est qu’un vaste
et beau lougan de mil, arachides, etc., etc., où nous trouvons bon
nombre de travailleurs occupés à la récolte. Ils portent tous cet
étrange costume national qui a le don d’exciter l’hilarité de
mes hommes, de Gardigué, mon petit domestique, et de Samba, mon
palefrenier tout particulièrement. Appuyés sur leur long fusil
à pierre, ils nous regardent curieusement passer sans manifester
la moindre crainte. Mais il n’en est pas de même des femmes et
des enfants. Ma vue seule a le privilège de les effrayer. Elles
s’enfuient à mon approche en entraînant leurs petits et ce ne
sont pas leurs vêtements qui retarderont leurs courses, car elles
sont absolument nues. Au lieu de se réfugier au fond des cases
du village de culture, nous les vîmes grimper agilement dans les
arbres. Samba rit aux éclats en voyant cette gymnastique et il
caractérise exactement en deux mots cette retraite burlesque :
« Femmes Coniaguiés y a même chose Golo » (golo signifie
singe). J’avoue que cette comparaison était absolument exacte. De
là et à peu de distance, nous traversons une petite colline peu
élevée, mais excessivement raide, d’où l’on a une vue splendide
qui rappelle, mais en mieux, celles que l’on a dans le Konkodougou
et le Diébédougou (Bambouck). A nos pieds s’étend une grande
et belle vallée couverte de beaux arbres verdoyants et touffus. De
loin je reconnais de superbes palmiers, de gigantesques rôniers,
d’énormes n’tabas. C’est, en un mot, la végétation luxuriante
des tropiques avec sa fraîche et éternelle verdeur. Du point où
nous sommes on me montre à l’horizon une colline relativement
élevée, au sommet de laquelle se dressent de magnifiques
rôniers. Cette colline n’est que le versant Nord-Nord-Ouest du
vaste plateau du Coniaguié. Encore quelques kilomètres et je serai
enfin dans ce pays dont le nom seul excitait tant ma curiosité. Je
pourrai voir ses sauvages habitants et étudier leurs coutumes et
leurs mœurs. Ce ne fut pas sans une certaine émotion, je dirai plus,
sans une certaine appréhension que je m’engageai dans l’étroit
sentier qui y conduit, car je me posais cette éternelle question
que se sont toujours adressée ceux qui ont voyagé en Afrique, en
arrivant devant un village inconnu : « Comment serai-je reçu ? »
Ce n’est certes pas la crainte qui dicte au voyageur une semblable
réflexion. Quand on s’aventure dans ces régions inexplorées,
quand on marche vers l’inconnu, on a fait depuis longtemps le
sacrifice de sa vie. Mais des considérations plus élevées viennent
vous assaillir et au moment de toucher au but on se demande si quelque
malencontreux hasard ne viendra pas entraver le succès du voyage.

A travers les conglomérats qui couvrent le terrain à droite et à
gauche de notre route, je pus constater la présence de nombreux
échantillons d’une Ménispermée fort commune au Sénégal
dans la province du Cayor et que je n’ai guère reconnue au
Soudan que dans les environs de Kayes, non loin du petit village
de Goundiourou. C’est le _Tinospora Bakis_ Miers[21]. On trouve
ses racines dans toutes les officines des marchands indigènes sur
les marchés de Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque. Les noirs
utilisent ses propriétés toniques, diurétiques et fébrifuges. Ils
l’emploient surtout contre la fièvre bilieuse simple ou rémittente
à laquelle ils sont aussi sujets que l’Européen. Ils en font des
décoctions, des macérations, et son usage est particulièrement
fréquent chez les peuples d’origine Ouolove et Sérère.

C’est par une pente douce que l’on arrive sur le vaste plateau
du Coniaguié, et à peine y avons-nous fait deux kilomètres que
nous apercevons sur notre gauche le premier des villages de cette
étrange peuplade. C’est Iguigni.

_Iguigni_ est un gros village d’environ 600 habitants. Sa population
est formée de Malinkés musulmans, émigrés du Ghabou lors de
la conquête de ce pays par Moussa-Molo, et de Coniaguiés. Nous
décrirons plus loin la façon dont sont construites les cases de ces
derniers. Quant au village Malinké, nous n’en dirons rien que nous
ne sachions déjà. Il est 11 heures quand nous y passons. Il fait
une chaleur torride et le vent du Nord-Est balaie de sa brûlante
haleine ce plateau relativement élevé.


_Karakaté._ — A un kilomètre d’Iguigni, nous laissons
encore à gauche, à cinq cents mètres environ de la route, le
village de Karakaté, dont la population, uniquement composée de
Coniaguiés, s’élève à environ 600 habitants. Les cases y sont
fort espacées les unes des autres et les intervalles sont plantés
de tabac, tomates, etc., etc. Les habitants, assis devant la porte de
leurs cases, le fusil entre les jambes, nous regardent curieusement
passer. Beaucoup d’entre eux nous suivent et se joignent à ma
caravane. Ils sont plus surpris qu’effrayés, et rien dans leurs
gestes ou leur attitude ne peut nous faire redouter de leur part la
plus petite hostilité.

A 11 heures 23, il nous faut nous arrêter au village de
_Ouraké_. _Ouraké_ est un gros village de 800 habitants environ. Sa
population est formée de Peulhs, de Malinkés et de Coniaguiés. Il
est situé à 200 mètres environ de la route. C’est là que réside
le chef qui est chargé de veiller à la sécurité de cette partie de
la frontière et qui donne ou refuse aux voyageurs l’autorisation
de séjourner sur le territoire Coniaguié. Avant de se prononcer il
lui faut auparavant consulter l’oracle, et comme cela demandera
quelque temps nous faisons la halte sous un beau fromager où nous
sommes bientôt entourés par les indigènes dont le nombre augmente
à chaque instant. Je profite de ce repos pour demander à Fodé
en quoi consiste la pratique à laquelle se livre le chef pendant
que nous l’attendons. Il me dit alors qu’il va tuer un poulet,
l’éventrer ensuite et que c’est dans ses entrailles qu’il
verra si nous venons dans le pays avec de bonnes ou de mauvaises
intentions et s’il doit nous en accorder l’entrée ou nous faire
rebrousser chemin. Mon guide finissait à peine son récit que le chef
parut à la porte de sa case et s’avança vers notre groupe. De
taille élevée, barbe et cheveux grisonnants et les bras chargés
de bracelets en fer et en laiton, il peut avoir 60 à 65 ans. Il
s’assit en face de moi, me souhaita le bonjour et me demanda ce
que je venais faire dans le pays. Sans doute que mes réponses le
satisfirent, car il me déclara que je pouvais aller à Yffané,
la résidence du chef du pays, mais pas ailleurs, et qu’il me
donnait pour m’y conduire le courrier que j’avais expédié de
Damentan. Il ajouta d’un air entendu qu’il savait bien que je ne
venais pas au Coniaguié pour leur faire du mal et qu’au contraire,
je ne leur dirais et ne leur apporterais que de bonnes choses. Je
n’eus pas de peine à comprendre ce qu’il voulait par là et
je lui fis immédiatement donner par Almoudo environ 5 kilogs. de
sel et une poignée de belle verroterie, présent auquel il fut
très sensible et dont il me remercia à plusieurs reprises. Nous
allions nous remettre en route lorsqu’arriva le jeune fils que
Fodé avait eu dans ce pays d’une femme Coniaguiée à l’époque
où il y faisait le métier de dioula. C’était un jeune homme
de dix-huit ans environ, grand, fort bien découplé et portant
le costume coniaguié. Il ne manifesta, du moins extérieurement,
aucune joie de revoir son père. Il n’en fut pas de même de Fodé,
qui fut tout heureux de me le montrer et de le retrouver. Tout cela
ne m’étonna guère, car je savais depuis longtemps combien le noir
était peu expansif et aime peu à faire parade de ce qu’il ressent.

Dès que le vieux chef d’Ouraké nous eut déclaré que nous
pouvions nous rendre à Yffané, nous nous remîmes en route. Cent
cinquante ou deux cents guerriers Coniaguiés nous escortent et rien
n’est curieux à voir comme cette compagnie d’hommes presque
nus, le fusil sur l’épaule, se pressant sous les pieds de mon
cheval pour mieux me voir. Je n’eus dans ce voyage d’Ouraké
à Yffané qu’à me plaindre de leur importune curiosité. Peu
après avoir quitté Ouraké, nous nous dirigeons vers le S.-S.-O.,
mais nous ne tardons pas à revenir à l’Est. La route est
très belle, littéralement couverte partout d’un sable très
fin de latérite. Elle traverse de beaux lougans et je constate
que les argiles font presque absolument défaut. Nous croisons
à chaque instant d’autres routes qui sillonnent en tout sens
le plateau. C’est un véritable dédale dans lequel il nous eut
été difficile de nous reconnaître si nous n’avions pas eu un
guide pour nous conduire. Pendant le trajet relativement court qui
sépare Ouraké d’Yffané, le Coniaguié qui nous menait au chef
du pays nous fit fréquemment changer de direction. Etait-ce pour
nous dépister, je l’ignore. Toujours est-il que lorsque je lui fis
demander par Fodé les motifs de ces brusques tours et détours, il
répondit qu’il agissait ainsi pour me faire éviter les endroits
dangereux. Il ne fallait pas passer par ci parce que les chevaux
mourraient immédiatement, il ne fallait pas s’aventurer par là
parce que cela aurait nui à la bonne réussite de notre voyage. Cet
autre endroit ne pouvait être foulé par les sabots de nos chevaux
parce qu’un chef y était enterré et que personne autre que
ses frères ne pouvaient parcourir ces lieux sans s’exposer aux
plus grands dangers. D’après son dire, il y aurait ainsi dans
tout le Coniaguié des endroits funestes aux voyageurs ignorants ;
il est vrai qu’il en est aussi qui leur sont propices. Enfin à
midi trente, par une chaleur étouffante et une brise de Nord-Est
brûlante et intolérable, nous arrivons devant Yffané, capitale
du Coniaguié et résidence du roi qui le gouverne. Notre guide
va lui annoncer notre arrivée et nous dit, en attendant, de nous
asseoir sous un beau tamarinier qui est l’arbre à palabres du
village. Peu après, nous le voyons s’avancer vers nous suivi
de plusieurs de ses notables. C’est un homme de cinquante ans
environ, grisonnant et de taille élevée. Rien dans son costume
ne le distingue de ses congénères, et il est tout aussi nu, tout
aussi sale que le moindre de ses sujets.

Je n’ai jamais vu être humain plus abruti, si tant est que l’on
puisse donner le nom d’hommes à ces primates qui ne se distinguent
du singe que par leur langage articulé. C’est à peine s’il nous
souhaite la bienvenue. Je lui expose en peu de mots ce que je viens
faire dans son pays, et lui demande de m’y laisser résider. A cela,
il me répondit que je pouvais rester et aller camper dans un petit
village de Malinkés musulmans, situé à deux cents mètres environ
de l’endroit où nous nous trouvions alors, et il ajouta qu’il
désirait que ni moi ni mes hommes n’entrions dans le village
Coniaguié. Enfin, à une heure, nous pouvons nous installer dans
notre campement et nous sommes cordialement reçus par notre hôte,
marabout Malinké, que Sandia connaissait depuis longtemps déjà. Peu
après notre arrivée, la cour dans laquelle se trouvait la case
que j’habitais, était absolument envahie par les curieux. Hommes,
femmes, enfants, tous plus ou moins nus, tous aussi sales et aussi
dégoûtants, se pressent devant ma porte. Je ne puis la tenir
fermée ; car elle est immédiatement ouverte si j’essaie de me
soustraire à leurs regards indiscrets, et je suis obligé de faire
ma toilette au milieu de tout ce peuple. Quelques-uns plus hardis
pénètrent jusque dans ma case, me saluent, s’asseoient, regardent
et s’en vont. J’ai beau leur faire répéter par Fodé que j’ai
besoin d’être seul, rien n’y fait, et le défilé des visiteurs
continue. Je ne puis m’en débarrasser qu’en leur faisant dire que
je vais dormir. Ils sortent bien de la case, mais restent devant la
porte qui doit demeurer ouverte. J’étais à peine installé sur mon
lit de camp pour prendre après mon déjeuner un peu de repos, que le
chef du pays vint me visiter. Tout en mangeant, j’avais interrogé
notre hôte (diatigué), à son sujet. Il m’apprit qu’il se
nommait Tounkané. On juge de sa surprise quand je l’appelai
par son nom et lui dit de s’asseoir. Alors commença avec lui,
par l’intermédiaire d’Almoudo et de Fodé, une de ces longues
conversations au cours de laquelle il me fallut répondre à ses mille
questions, toutes plus ou moins enfantines. Le plus petit et le plus
insignifiant des objets dont je me servais, excitait sa curiosité
et aussi son envie. Un couvert en ruoltz, surtout, le ravissait et
il me demanda de lui en faire cadeau pour fabriquer des bracelets
pour lui et ses femmes. Cela ne me gênant pas le moins du monde,
car j’en avais de rechange, j’accédai à son désir, et pour que
pareil fait ne se renouvelât pas, ce qui aurait pu m’embarrasser,
je ne me servis plus pendant le reste de mon séjour à Yffané que
de fourchettes et de cuillers en fer. Mais ce qui l’étonna et
aussi l’effraya le plus, ce fut de me voir allumer ma cigarette
avec une allumette. Pendant mon séjour à Mac-Carthy j’avais
fait une ample provision de Suédoises, car j’avais appris,
par expérience, combien elles sont précieuses dans la brousse,
et à Yffané j’en avais emporté quelques boîtes, laissant la
plus grande partie à Damentan. Tout en causant avec Tounkané,
j’en demandai une à Almoudo et l’allumai négligeamment sur la
boîte. En voyant jaillir ainsi la flamme, Tounkané, effrayé, se
leva précipitamment et voulut sortir de ma case en criant qu’il
ne voulait pas qu’un homme qui « portait ainsi le feu dans sa
poche » reste plus longtemps dans son pays. Il fallut que notre
hôte lui expliquât l’emploi de ces petits morceaux de bois et
pour calmer sa frayeur lui déclara qu’il pourrait aisément en
faire autant. Je lui en donnai une boîte de suite et il fut ravi de
voir que lui aussi pouvait porter le feu dans sa main, car de poche
il n’en avait point. Son costume était trop primitif pour cela.

Il me fallut lui expliquer en détail ce que je venais faire
dans le Coniaguié. Sans doute que mes réponses le satisfirent,
car il me demanda de répéter le lendemain dans un grand palabre
auquel il convierait tous les chefs du pays, ce que je venais de
lui dire. Je le lui promis et il se retira sur ces mots, à la nuit
tombante. Peu après, il m’envoya un bouc pour mes hommes et pour
moi, deux de ces beaux poulets, dont Sandia m’avait tant parlé,
mais pas le moindre couscouss et pas le plus petit grain de mil, et,
si notre hôte n’en avait pas donné à ma troupe, mes compagnons se
seraient couchés sans manger. Ce fut également à la générosité
de ce brave homme que nos chevaux durent d’avoir une maigre ration
de paille d’arachides et de mil. De mon côté, je ne voulus pas
être en reste avec Tounkané et je lui fis aussitôt porter quelques
bouteilles de gin qui lui firent le plus grand plaisir.

Je pus enfin sortir un peu et visiter les environs, mais je dus
rentrer bientôt au logis, car j’étais absolument obsédé par
les curieux qui m’entouraient de toutes parts. Heureusement que
de ma case je pouvais parfaitement voir le village Coniaguié et,
bien qu’il me fût interdit de le visiter, me faire une idée de
son importance ainsi que de la façon dont il était disposé.

_Yffané_ ou _Youffané_ est un gros village de 1200 habitants
environ. Sa population est uniquement formée de Coniaguiés. Il
m’a paru bien entretenu, du moins autant que j’ai pu en juger,
ses cases m’ont semblé en bon état. Au centre se trouvent celles
du chef, elles sont construites au milieu d’un carré parfait dont
les quatre côtés sont formés par des cases bien alignées où
habitent les jeunes gens non mariés du village qui lui forment,
pour ainsi dire, une sorte de garde particulière. Ces cases sont
très rapprochées les unes des autres, elles n’ont qu’une seule
porte qui regarde les derrières de la case voisine de façon à ce
que l’on ne puisse voir d’une habitation ce qui se passe dans
l’autre. Il est absolument ouvert et ne possède aucun système
de défense, ni tata, ni sagné. Il est entouré de beaux lougans
de mil, arachides, etc., etc., et a, en résumé, un aspect gai qui
contraste étrangement avec la tristesse des villages fortifiés
des pays Malinkés et Bambaras.

Non loin d’Yffané, à quelques centaines de mètres au plus, se
trouvent trois villages Malinkés peu importants que l’on désigne
sous le nom de Yffané-Maninka-Counda (village Malinké d’Yffané
en langue Mandingue de la Haute-Gambie). Ces villages ne diffèrent
en rien des autres villages Malinkés dont nous avons parlé dans
le cours de ce récit.

La route du marigot de Oudari à Yffané présente une curieuse
disposition de terrain. Ce n’est qu’une succession de
plateaux entrecoupés par de petites vallées où coulent de clairs
marigots. Le terrain s’élève progressivement jusqu’au plateau
du Coniaguié. Le baromètre baisse au fur et à mesure que l’on
avance. Au point de vue géologique, des argiles compactes dans les
vallées. Les collines et les plateaux sont formés de quartz, de
grès et de conglomérats ferrugineux. La roche s’y montre partout
à nu. La latérite n’apparaît qu’aux environs du Coniaguié
et le plateau sur lequel sont construits les villages est uniquement
formé de cette espèce de terrain.

Au point de vue botanique, quelques rares bambous maigres et
rachitiques sur les plateaux. Dans les vallées, au contraire,
végétation riche : rôniers, légumineuses, n’tabas,
caïl-cédrats, etc., etc. Le plateau du Coniaguié présente encore
de nombreux échantillons de Karités. Les deux variétés Shee
et Mana y sont également communes. Enfin, nous y trouvons encore,
entre autres végétaux importants, de beaux spécimens de lianes à
caoutchouc (Saba et Delbi). Les fromagers et les tamariniers y sont
également très communs et y atteignent d’énormes proportions.

Du marigot de Oudari à Yffané, la route suit une direction
générale S.-S.-E., et la distance qui sépare ces deux points peut
être évaluée à environ trente-trois kilomètres.

A nuit close, tous les visiteurs regagnèrent le village
Coniaguié. Je pus dîner en paix et me coucher vers huit heures du
soir. Mais je dus laisser ouverte la porte de ma case, et des hommes
armés montèrent, pendant toute la nuit, une garde active dans la
cour qui la précédait.

                               * * * * *




                              CHAPITRE XV

Séjour à Yffané. — Deuxième journée. — Tam-tam. —
Chiens. — Chacals. — Cris bizarres dans le village. — Étrange
coutume. — Nombreux visiteurs. — Visite de Tounkané. — Grand
palabre. — Pas de vivres. — Cordiale et généreuse hospitalité
des Malinkés. — Tounkané me demande en cachette une bouteille
de gin. — Abondance du gibier dans les environs d’Yffané. —
Troisième journée. — Nombreuses visites de dioulas Malinkés
établis dans le pays. — Les pintades. — Tounkané me fait cadeau
d’un bœuf. — Je puis enfin me procurer un peu de mil et de
fonio. — Refus de Tounkané de me donner des porteurs pour retourner
à Damentan. — Dans la soirée il me promet de m’en donner le
lendemain matin. — Il enverra deux délégués à Nétéboulou pour
s’aboucher avec le commandant de Bakel. — Heureux résultat de mon
voyage. — Départ d’Yffané. — Tounkané me donne deux guides,
mais pas de porteurs. — D’Yffané au marigot de Oudari. —
Campement à Oudari. — Inquiétudes de Sandia. — Arrivée de
quatre Coniaguiés qui font route avec nous. — Du marigot de Oudari
à Damentan. — Les antilopes. — Les sangliers. — Arrivée à
Damentan. — Joie d’Alpha-Niabali de me revoir. — Récit de
Sandia et d’Almoudo. — Ils m’apprennent les dangers que nous
avons courus au Coniaguié.


_24 décembre._ — Nous avons tous passé une excellente nuit. Nous
en avions bien besoin : car après l’étape et la journée d’hier,
nous étions absolument exténués. Pour moi, j’ai très bien
reposé, malgré les chiens, les chacals et le tam-tam. Hier soir,
à peine Tounkané m’eût-il quitté, que commença dans le village
coniaguié, un vacarme épouvantable. On s’y enivra avec le gin
que j’avais donné au chef, et la population entière se livra à
un tam-tam effréné qui se prolongea fort avant dans la nuit. Les
chiens se mirent de la partie et aboyèrent jusqu’au lever du jour,
surexcités par la présence de nombreux chacals qui, chaque nuit,
viennent rôder autour des cases en poussant des hurlements furieux
et aigus. Les hyènes elles-mêmes nous firent visite et un de
ces répugnants animaux s’aventura même jusque dans la cour de
ma case. Pendant plusieurs heures, leurs glapissements lugubres se
firent entendre et tinrent mon brave Almoudo éveillé durant la plus
grande partie de la nuit. Pendant tout notre séjour au Coniaguié,
ce brave serviteur ne dormit jamais que d’un œil, et nuit et jour,
avec Sandia, il veilla à ma sécurité avec un soin jaloux.

Des cris bizarres au commencement de la nuit et assez
espacés frappèrent plusieurs fois mon oreille avant que je
m’endorme. Intrigué, j’en demandai la cause à Sandia et
à Almoudo qui, l’ignorant, interrogèrent à ce sujet notre
hôte. Je les vis revenir en riant aux éclats et quand je leur
demandai le motif d’une si grande hilarité ils me répondirent :
« Coniaguié y en a gueulé comme ça parce que y a bien content
avec son femme ». Je n’eus pas de peine à comprendre ce qu’ils
voulaient dire et ce détail de mœurs est un des plus curieux que
j’aie jamais enregistrés. Je le recommande tout particulièrement
aux méditations des ethnologistes.

Dès le point du jour, je suis littéralement assailli par une bande
de curieux. Ils pénètrent de force dans ma case, et je suis obligé
de mettre un de mes hommes en faction, à ma porte, pour être un
peu chez moi. Mais il me faut la laisser ouverte. De temps en temps
un curieux passe la tête par l’ouverture, me regarde d’un air
ahuri et se retire pour faire place à un autre.

J’étais assis à ma table occupé à rédiger mes notes, lorsque
tout-à-coup, j’entendis au dehors de grands cris accompagnés
d’éclats de rire. Je sortis aussitôt et je devinai de suite
les motifs de toute cette gaieté en voyant un grand gaillard de
Coniaguié qui s’astiquait à tour de bras la poitrine et les
cuisses à l’aide de ma brosse à souliers. Voici comment cela
était arrivé. J’avais rapporté de Mac-Carthy quelques boîtes
de cirage, et, arrivé à l’étape, mon petit domestique Gardigué
avait pour fonction spéciale de nettoyer mes bottes. Assis devant
ma porte, il se livrait à cet exercice en présence de nombreux
curieux qui le regardaient, bouche béante, procéder à ces soins
de propreté. Mais où leur stupéfaction fut au comble, ce fut
lorsqu’ils virent Gardigué, après avoir étendu le cirage, le
faire luire à l’aide de la brosse _ad hoc_. L’un d’eux, plus
hardi que les autres, lui fit demander par Fodé de lui prêter un
instant ce curieux instrument. Ce à quoi mon domestique consentit non
sans difficultés. Notre Coniaguié prit la brosse avec précautions,
l’examina attentivement et se mit à se frotter vigoureusement,
espérant sans doute obtenir sur son cuir le brillant qui l’avait
tant émerveillé. Ce fut à ce moment que j’arrivai. Le résultat
se faisant attendre, j’entendis mon loustic de gamin lui dire que
pour faire luire sa peau il faudrait au préalable l’enduire de
cirage. Notre homme ne voulut pas se soumettre à l’expérience. Je
l’ai beaucoup regretté.

Vers neuf heures du matin, Tounkané vint me rendre visite. Je me
plains de ce que mes hommes n’aient rien eu hier à manger et
lui déclare que s’il ne veut pas me procurer le mil et le fonio
qui m’est nécessaire pour les nourrir, je me verrai forcé de
partir. Il me promet de s’en occuper, mais me déclare aussi qu’il
n’y aurait rien d’étonnant s’il ne pouvait pas réussir, car
il ne peut pas forcer les gens à me vendre leurs denrées s’ils ne
voulaient pas. Or, je savais pertinemment que le village regorgeait
absolument de tout ce dont j’avais besoin. Il est venu me saluer,
dit-il, me demander comment j’avais passé la nuit et m’annoncer
que tous les chefs du pays sont réunis sous l’arbre à palabre,
en dehors du village Coniaguié, ce même tamarinier sous lequel
je l’ai attendu hier, et qu’ils m’attendent. Je m’y rends
aussitôt sans armes, selon mon habitude, et accompagné d’Almoudo,
de Sandia, Fodé et Mandia, le frère du chef de Son-Counda. Les
hommes de Sandia y étaient déjà arrivés et, munis de leurs vieux
fusils à pierre, s’étaient répandus dans la foule. Mais leur
présence eût été bien inutile et ils n’auraient rien pu faire
au cas où nous eussions été attaqués par les deux ou trois cents
guerriers qui nous entouraient.

Je m’asseois sur mon pliant que m’a apporté Gardigué au pied
de l’arbre. Sandia et Mandia sont auprès de moi ainsi que Fodé
et Almoudo. Tounkané est en face de moi, à cinq mètres environ, et
les chefs et leurs guerriers forment le cercle autour de nous. Après
les avoir tous salués, je leur expose ce que les Français font pour
leurs amis et tout l’avantage qu’ils auraient à « être avec
nous ». De ce fait, ils pourraient être certains que Moussa-Molo
et le Fouta-Djallon les laisseraient tranquilles chez eux et ne
viendraient plus les attaquer. Nous ne voulions point prendre
leurs terres, car ils savaient bien que nous en avions assez
partout, et la meilleure preuve que je n’étais pas venu dans
leur pays avec l’intention de leur nuire, c’était qu’ils
pouvaient s’assurer que je n’avais pas de fusil et pas un seul
soldat. Or, ils n’ignoraient pas que nous en avions beaucoup. Nous
ne demandions qu’une seule chose, en échange de la protection que
nous leur donnerions, c’est qu’ils laissent nos dioulas faire
chez eux leur commerce en toute liberté, qu’ils les défendent,
contre les voleurs et que si les blancs venaient dans leur pays,
ils y soient reçus en amis et puissent s’y établir.

Mon petit discours, qu’Almoudo traduisait en Mandingue et que
Fodé répétait en langue Coniaguiée, produisit le meilleur
effet. J’eus à peine terminé qu’un vieux chef se leva et cria
à tue-tête que j’avais dit de bonnes paroles et que j’étais
un bon homme. Tounkané me répondit qu’il savait bien que je
n’étais pas venu pour leur faire du mal, qu’il avait appris
que partout où j’étais passé je n’avais porté préjudice
à personne. J’avais eu raison de ne pas emmener de soldats
avec moi, car si j’en avais eu un seul avec son fusil, je ne
serais jamais entré dans le Coniaguié, il m’aurait arrêté au
marigot de Nomandi qui sépare, comme nous l’avons dit plus haut,
son pays de celui de Damentan. Ils seront contents d’être nos
amis, à condition que nous l’aidions à battre Tierno-Birahima,
un chef de colonne du Fouta-Djallon, qui se trouvait à N’Dama,
au Sud du Coniaguié, et qui était venu l’attaquer dernièrement
sans motifs. Il l’avait bien repoussé et battu à plate couture,
mais il avait été attaqué et il voulait se venger.

Je lui répondis que je ne pouvais lui accorder cela de suite,
que cela ne me regardait pas, je n’étais venu chez eux que pour
savoir s’ils voulaient être nos amis et que pour régler toutes
ces conditions, il n’avait qu’à envoyer deux de ses notables
à Nétéboulou ou à y aller lui-même. Là, ils trouveraient le
commandant de Bakel qui avait tout pouvoir pour faire « un papier
avec eux », et pour arranger leurs affaires.

Ces propositions furent acceptées et il fut entendu qu’il enverrait
deux de ses notables pour régler à Nétéboulou toutes ces affaires
avec le commandant de Bakel qui y devait venir incessamment. Tounkané
ajouta même que ce seraient son propre fils et son frère qu’il
chargerait de cette mission. Enfin, au moment de nous séparer, je
lui promis que j’écrirais au commandant pour le mettre au courant
de tout. Chose que je ne manquai pas de faire en arrivant à Damentan.

Quand tout fut bien convenu entre nous, je me retirai, non sans
avoir serré la main à tous les chefs présents, et les laissai
délibérer entre eux et causer avec Sandia. Ce palabre n’avait
pas duré moins de trois heures et il était midi quand je regagnai
mon logis, enchanté d’avoir obtenu si rapidement un tel résultat.

Tounkané n’a pas tenu sa promesse et mes hommes n’ont absolument
rien à manger. Il nous faut encore avoir recours à l’obligeance
des Malinkés. Mon hôte heureusement a tout prévu et il a
fait fabriquer pour mon personnel un excellent couscouss. Je
l’interrogeai longuement sur cette façon de procéder des
Coniaguiés à mon égard, et il me déclare que cela ne l’étonne
nullement, car ils ont l’habitude de ne jamais rien donner ni
vendre aux voyageurs et que c’est toujours chez eux qu’on
vient camper. Cette particularité m’a toujours frappé, car,
en général, au Soudan, l’hospitalité la plus large et la plus
généreuse est toujours donnée aux voyageurs. Cette peuplade fait,
sous ce rapport, exception, et diffère absolument de toutes celles
que nous avons visitées jusqu’à ce jour. Grâce aux Malinkés
nous n’eûmes pas trop à souffrir des privations que nous auraient
imposées l’avarice et la sauvagerie des Coniaguiés. Aussi en
partant fis-je à notre diatigué (hôte) un superbe cadeau qui le
dédommagea amplement de toutes les dépenses qu’il avait pu faire
pour nous.

Je prenais sur mon lit de campagne un peu de repos quand vers
deux heures de l’après-midi arriva Tounkané absolument
ivre-mort. Almoudo eut toutes les peines du monde à l’empêcher
d’entrer, et il ne se retira que lorsqu’il fut bien certain que
je dormais. Il s’en assura lui-même et vint me regarder de si
près que je sentis son haleine empestée de gin sur mon visage. Je
ne bougeai pas et il s’éloigna en disant qu’il reviendrait plus
tard, car il voulait absolument me voir puisque j’étais son ami.

A cinq heures du soir, je le vis arriver de nouveau, dégrisé,
mais absolument abruti. Nous causâmes amicalement pendant quelques
instants, et entre autres choses me promit de me donner tous les
hommes dont j’aurais besoin pour m’accompagner et porter mes
bagages à Damentan.

Pendant que nous devisions ainsi, un homme entra tout-à-coup
dans ma case et vint lui dire qu’un énorme Koba (variété
d’Antilope) paissait tranquillement non loin du village. Il
dépêcha immédiatement plusieurs chasseurs à sa poursuite. Je lui
demandai alors si ces animaux étaient communs dans les environs. Il
me répondit qu’il y en avait tant que souvent ils s’aventuraient,
surtout pendant l’hivernage, jusque dans l’espace restreint
qui séparait le village Coniaguié du village Malinké et qu’ils
y en avaient fréquemment tué. Il fit alors sortir tous ceux qui
l’avaient accompagné, et, à voix basse, il me dit qu’il avait
quelque chose à me demander. Intrigué, je lui dis de parler. Il
me raconta alors que, hier soir, les hommes du village avaient bu
toute la caisse de gin que je lui avais donnée et qu’il ne lui
en était rien resté. Il me priait de lui en donner une bouteille
pour lui. J’accédai immédiatement à son désir, et lui en fis
remettre une par Almoudo. Il s’en empara vivement, la cacha sous
la loque qui lui servait de boubou et s’enfuit aussitôt vers le
village comme un voleur. Il dut lui faire de nombreuses caresses,
car je ne le revis pas de la journée.

Dans la soirée, je sortis un peu pour me reposer et j’emportai
mon appareil à photographier. J’avais l’intention, puisqu’il
m’était interdit de visiter le village Coniaguié, d’en prendre
un cliché. Je dus y renoncer, car j’avais à peine disposé mon
instrument que je fus entouré par tous les guerriers qui m’avaient
suivis et qui m’intimèrent l’ordre de remporter le tout dans
ma case. Ils croyaient que c’était un canon, et, malgré tout ce
que purent leur dire Sandia, Almoudo et même le marabout Malinké
chez lequel j’étais logé, je dus me soumettre et rentrer au
logis. J’étais absolument furieux.

Le reste de la journée se passa sans incidents, et je me couchai à
la nuit tombante, fatigué et exaspéré par tous les visiteurs qui
n’ont cessé de m’assaillir tout le jour de leurs indiscrétions.


_25 décembre._ — La nuit s’est très bien passée et, sans les
chiens et les chacals, j’aurais très bien dormi. Fréquemment,
j’entendis les cris étranges qui m’avaient tant intrigué hier
et Almoudo ainsi que le vieux Samba, mon palefrenier, m’avouèrent
au réveil qu’ils en avaient beaucoup « rigolé » pendant la
nuit (_sic_). Dès le point du jour, ma cour est envahie par les
visiteurs et les curieux. Je n’ai pas besoin de dire que, comme la
nuit précédente, je fus gardé à vue par un poste de Coniaguiés
en armes, et que je dus laisser ma porte grande ouverte. La même
comédie qu’hier recommence et elle durera toute la journée. Je
remarque que les hommes armés sont beaucoup plus nombreux. Il en
est venu de tous les villages environnants, me dit mon hôte, mais
rien dans leur attitude ne me fait craindre quoi que ce soit de leur
part. Ce sont des curieux, voilà tout, qui veulent voir cet étrange
animal qu’on appelle un blanc. Tounkané vient me voir plusieurs
fois dans la matinée, mais il m’est impossible d’en rien tirer,
il est absolument ivre-mort et incapable de parler.

Une petite querelle de ménage entre le vieux Samba et sa femme vint
à propos à ce moment-là me permettre de me débarrasser de cet
insupportable ivrogne. Je m’empressai de le congédier. Voici ce
qui était arrivé. Depuis notre départ de Kayes, le vieux Samba,
sa femme et le cuisinier s’étaient liés de la plus étroite
amitié. Tout cela faillit bien se terminer à Yffané. Je ne sais
trop pour quel motif une discussion s’éleva entre la femme et le
cuisinier. On en vint vite aux gros mots et madame Samba se permit
des expressions et vomit des insultes telles à l’égard des
parents de notre homme qu’il avertit immédiatement le mari de
la façon dont sa femme venait de traiter « son famille ». Elle
avait insulté son père, elle avait insulté sa mère. Ce sont des
choses qu’un noir ne pardonne pas. Mis au courant de l’affaire, le
palefrenier l’eut vite réglée. Une bonne volée de coups de corde
apprit bien vite à la mégère ce qu’il en coûte de se livrer à
l’égard des ancêtres d’un ami à de semblables intempérances
de langage. Je ferai remarquer que notre cuisinier était autant,
sinon plus, le mari de la belle que le palefrenier. C’est là
ce qui fait le piquant de l’affaire. Dès que j’entendis
leurs cris, je priai Tounkané de se retirer pour me permettre
d’aller voir ce qui se passait. Il s’en alla de bonne grâce,
en me promettant qu’il allait m’apporter un bœuf. Il m’avait
fait tant de promesses depuis mon arrivée que je ne m’attendais
pas plus à lui voir tenir celle-ci que les autres. Aussi mon
étonnement fut-il grand quand on vint m’annoncer que le bœuf
était là. Je vais le voir comme c’est l’usage, et je donne
l’ordre de l’abattre immédiatement. On dut le tuer à coups de
fusil, car ces bœufs vivent absolument à l’état sauvage et il
serait dangereux de s’en approcher de trop près. Le partage en est
immédiatement fait. J’envoie à Tounkané un quartier de devant,
selon la coutume au Soudan, j’en donne aux chefs, à mes hôtes,
etc., etc. Bref, on fit bombance ce jour-là. Il était temps,
car depuis notre arrivée dans le Coniaguié, nous avions été
absolument réduit à la portion congrue. Tounkané poussa même
l’amabilité jusqu’à m’envoyer un peu de fonio pour mes hommes
et du mil pour nos chevaux qui ne vivaient depuis trois jours que
de brousse et d’un peu de paille d’arachides. Quant à la peau
de l’animal je la distribuai entre les hommes de ma caravane pour
qu’ils puissent se faire des sandales.

J’eus encore, dans cette matinée, la visite des quatre chasseurs
qui m’avaient accompagné du marigot de Talidian à Yffané. Ils
allaient repartir pour la chasse et avant de s’en aller ils venaient
me saluer et me souhaiter bon voyage. Je les remerciai et leur fis
quelques petits cadeaux auxquels ils furent très sensibles. Almoudo
leur fit alors raconter par Fodé comment Tounkané nous avait
reçus et leur demanda de nous procurer du mil et du riz ou fonio
pour la route d’Yffané à Damentan. Ils sortirent aussitôt
en me promettant qu’ils allaient s’en occuper. En effet,
quelques instants après, je les vis revenir avec plusieurs femmes
qui consentirent à me vendre pour de la verroterie, du gin et du
tabac, la quantité de mil et de fonio qui m’était nécessaire
pour nourrir mes hommes et mes chevaux pendant trois jours. Je fis
demander à ces femmes pourquoi elles n’étaient pas venues plus
tôt m’offrir leurs marchandises. Elles me répondirent que ce
n’était pas l’habitude du pays et que, de plus, on le leur
avait défendu. Leurs paroles m’intriguèrent beaucoup et je me
demande encore aujourd’hui qui avait bien pu leur faire semblable
défense et dans quel but.

Dans la journée, vers deux heures de l’après-midi, Almoudo vint
m’annoncer que des dioulas Malinkés voulaient me saluer. Je les
fis immédiatement entrer, et, après les salutations d’usage,
celui qui paraissait être le chef prit la parole et me dit qu’ils
étaient venus de Yokounkou, leur village, distant de 15 kilomètres
environ d’Yffané, pour me remercier d’être venu dans le pays
et pour me donner l’assurance qu’ils seraient très heureux de
voir les Français diriger les affaires de Coniaguié parce qu’ils
savaient que le commerce se ferait alors librement et qu’ils
pourraient circuler en toute sécurité dans le pays. Ils avaient
appris comment Tounkané m’avait traité. Cela ne les avait pas
étonnés, car les Coniaguiés étaient réputés partout comme une
peuplade très inhospitalière. Aussi ils m’apportaient des œufs,
des poulets et du mil pour mes hommes et pour mes animaux. Il termina
en me disant que si je voulais aller dans leur village j’y serais
le bienvenu et que je n’y manquerais de rien tant que je voudrais
y rester. Je les remerciai sincèrement de leur invitation et leur
dis que je ne pouvais aller chez eux, car j’étais très pressé
de rentrer à Kayes et que je comptais partir le lendemain matin. Je
leur fis alors quelques cadeaux et entre autres choses je leur donnai
quelques mains de papier qui leur firent le plus grand plaisir. Ils
se retirèrent en me renouvelant de nouveau l’assurance de tout
leur dévouement aux Français et en me promettant qu’ils feraient
tout ce qui dépendrait d’eux afin que Tounkané envoyât au plus
tôt ses mandataires à Nétéboulou pour signer avec le commandant
de Bakel un traité d’amitié. Ils ajoutèrent que je ferais bien
de me méfier des Coniaguiés.

L’un d’eux revint quelques minutes après leur sortie pour me
proposer de lui acheter deux pintades. Almoudo lui demanda alors
combien il voulait les vendre. Deux sacs de sel, dit-il ; ce qui
faisait environ 25 francs. Je ne pouvais décemment pas me permettre
une semblable prodigalité. Enfin, après bien des pourparlers,
il finit par rabattre son prix et j’eus ces deux gallinacés pour
quatre moules de sel et quelques feuilles de papier. Ce n’était
pas payer trop cher l’espoir de deux bons rôtis.

Tounkané revint me voir vers quatre heures du soir avec ses femmes
et son dernier-né ; il me fallut leur faire à chacune un petit
cadeau ; à l’une je donnai de la verroterie, à l’autre du tabac,
à celle-ci du laiton pour se faire un bracelet, à celle-là de la
laine rouge, à cette autre un morceau d’étoffe écarlate, etc.,
etc., à Tounkané son inévitable bouteille de gin. Tout le monde
me remercia, mais quand je demandai si j’aurais le lendemain les
hommes qui m’étaient nécessaires pour retourner à Damentan,
il me répondit qu’il ne pouvait pas me les donner parce que ce
n’était pas l’habitude du pays.

Dans la soirée, il me fit encore demander du gin : je lui en envoyai
quelques bouteilles et peu après je le vis arriver. Il venait
me remercier, me dire que tout était réglé entre nous, qu’il
enverrait son fils et son frère à Nétéboulou pour s’entendre
avec le commandant de Bakel et que je pourrais partir le lendemain
matin à l’heure que je voudrais, qu’il s’était arrangé pour
réunir les quelques hommes qui devaient m’accompagner, mais que
je ne devais pas trop y compter car il craignait bien qu’au moment
du départ, ils refusent de venir ; il ajoutait qu’il ne pouvait
pas les forcer et que dans le Coniaguié, chacun était libre de
faire ce qu’il voulait.

Je me couchai à la nuit tombante, enchanté du résultat auquel
j’étais arrivé et que j’étais loin d’espérer à mon arrivée
dans le Coniaguié. Il y avait bien un point noir, la question
des porteurs. Mais bah ! nous nous étions bien débrouillés en
d’autres circonstances, nous saurons bien nous débrouiller encore,
comme le disait le brave Almoudo.


_26 décembre._ — Je passai une très-bonne nuit et dès le point
du jour, je réveillai tout mon monde. Je dépêche immédiatement
Almoudo et le chef de la case où je suis logé vers Tounkané pour
le saluer en mon nom et pour lui dire que nous n’attendons plus
pour partir que les hommes qu’il m’a promis hier. Il me fait
répondre que personne ne veut porter et qu’il ne peut pas, à
son grand regret, tenir la promesse qu’il m’a faite. Il fallut
donc nous débrouiller nous-mêmes et organiser notre convoi avec
nos propres ressources. Les hommes de Sandia et les miens prennent
alors les bagages et nous nous disposions à nous mettre en route,
lorsque Tounkané arriva. Il vient me saluer, me dit-il, et me
souhaiter un bon voyage. Nous nous serrons la main comme de vieux
amis et il me donne deux guides auxquels il recommande à plusieurs
reprises de me mettre dans la bonne route. Il est six heures du matin
quand nous quittons Yffané. Nous passons en vue du village dont les
habitants nous regardent défiler avec indifférence. Il fait une
température très fraîche. Tout le monde grelotte et les enfants,
pour se réchauffer, tiennent dans les mains un tison enflammé sur
lequel ils soufflent fréquemment pour en activer la combustion. Nos
guides nous font prendre un tout autre chemin que celui que nous
avions suivi à notre arrivée dans le pays. Nous ne trouvons sur
notre passage que le village d’Ouraké et deux petits villages
Malinkés. Cela nous fait gagner environ trois kilomètres. Dans ce
trajet, nous rencontrons plusieurs troupeaux de beaux bœufs qui
se précipitent sur nous au galop et nous chargent. Heureusement
que les guides sont là et les écartent. Il paraît que la vue de
gens habillés a le don d’exaspérer tout particulièrement ces
animaux qui sont habitués à ne voir que des hommes absolument
nus. Nous traversons, sans encombre, le marigot de Bankounkou et
celui de Mitchi, où je suis obligé de me mettre à l’eau. Là,
nos guides nous demandent à retourner à Yffané. N’ayant plus
besoin de leurs services, car la route nous était maintenant bien
connue, je les congédie et leur donne quelques kolas qu’ils
acceptent avec le plus grand plaisir, car ce fruit est très rare
dans le pays et ils en sont particulièrement friands.

La traversée du marigot de Oupéré, de celui de Bôboulo et de celui
de Oudari se fait sans accidents, et à une heure de l’après-midi
nous sommes arrivés sur la rive droite de ce dernier où je trouve
avec plaisir la bonne case que mes hommes m’y avaient construite
quelques jours avant.

Pendant cette longue étape, je n’ai rien à signaler
d’intéressant que la rencontre que nous fîmes à quelques
centaines de mètres du marigot de Oupéré d’une colonie nombreuse
de _fourmis magnians_ qui émigrait sur le sentier, sur une longueur
d’environ deux cents mètres. Nous fûmes obligés, de ce fait,
d’opérer un détour dans la brousse pour les éviter, car leurs
douloureuses morsures sont excessivement redoutées des indigènes
et les chevaux eux-mêmes sont affolés par l’intolérable cuisson
qu’elles déterminent.

Nous avons constaté l’existence au Soudan français de cinq
espèces différentes de fourmis : 1o la fourmi ordinaire que les
Malinkés désignent sous le nom de « _Méné-méné_ » ; 2o une
petite fourmi noire qui habite généralement les cases et dont la
morsure est excessivement douloureuse et que l’on désigne sous le
nom de « _Dougou-méné_ » (_dougou_ village et _méné_ fourmi) ;
3o la fourmi rouge « _Méné-oulé_ », qui mord cruellement et qui
peut même provoquer des ampoules semblables à des brûlures ; 4o la
fourmi-cadavre qui habite surtout dans les lougans et qui est ainsi
nommée parce qu’elle exhale une odeur fétide qui rappelle celle
d’un cadavre en putréfaction. Une seule de ces fourmis suffit pour
empester une case toute entière ; 5o la _fourmi-magnian_, la plus
terrible de toutes. Elle est très volumineuse et sa longueur peut
atteindre parfois un centimètre et demi à deux centimètres. Sa
couleur est noirâtre. Elle est excessivement vorace. Ses
morsures sont excessivement douloureuses et provoquent parfois
l’engourdissement du membre qui a été blessé. Elles vivent
en colonies nombreuses et émigrent fréquemment. Lorsqu’elles
s’attaquent à une charogne elles l’ont rapidement dévorée
et n’en laissent absolument que les os. Si l’on est menacé
d’une invasion de ces terribles insectes, il suffit pour s’en
débarrasser de tracer un sillon en avant d’elles et la colonne
obliquera toujours soit à droite soit à gauche. Je me suis très
bien trouvé, toutes les fois que j’ai été mordu, de laver
la blessure avec de l’alcool à 90° ou bien avec une solution
concentrée de bichlorure de mercure. La douleur cesse presque
immédiatement. En pareil cas, les indigènes se servent de beurre
de karité dont ils étendent une épaisse couche sur la morsure et
par-dessus laquelle ils appliquent deux ou trois feuilles de téli
(Erythrophlæum guineense) qu’ils maintiennent à l’aide d’un
chiffon pendant plusieurs heures. Ce procédé nous a également
bien réussi.

Peu après notre arrivée au campement de Oudari éclata, dans la
brousse, sur la rive opposée du marigot, un immense incendie. Nous
entendîmes toute la journée le crépitement des flammes et je
craignais tellement de lui voir gagner notre campement que je
fis débroussailler au loin autour de nous et placer mes bagages
en dehors de ma case. Le vent était heureusement pour nous. Il
soufflait du Nord-Est et poussait les flammes du côté de la rive
opposée à celle sur laquelle nous étions campés. Malgré cette
circonstance, je ne fus pas sans inquiétudes et recommandai à mes
hommes de veiller avec soin. Tout se passa bien et je n’eus aucun
désastre à déplorer.

Vers trois heures de l’après-midi, arrivèrent quatre hommes
d’Yffané. Ils me demandèrent à camper avec nous et à nous
accompagner à Damentan d’où ils voulaient aller à Yabouteguenda
chercher du sel en échange de beurre de karité dont ils avaient
de fortes charges. Je leur accordai l’autorisation qu’ils
sollicitaient et ne les revis plus qu’à notre arrivée à Damentan,
où ils vinrent me saluer et me souhaiter un bon voyage.

Sandia, malgré tout ce que je pus lui dire, n’était pas
tranquille. Il faut se méfier des Coniaguiés, me répéta-t-il
plusieurs fois dans la journée, car ce ne sont pas de bons hommes
et ils peuvent bien venir nous attaquer cette nuit. J’étais
bien rassuré à ce sujet et j’étais bien persuadé que je
n’avais rien à redouter de semblable. Je ne voulus cependant
pas empêcher Sandia de faire une ronde minutieuse autour du camp,
à la nuit tombante. Il en fouilla avec soin tous les environs et ne
se coucha que lorsqu’il fut convaincu qu’il n’y avait rien de
suspect : mais je suis bien certain qu’il ne dormit pas beaucoup
cette nuit-là.


_27 décembre._ — Excepté Sandia, tout mon monde a bien dormi
et j’eus quelque peine à réveiller mes hommes à trois heures
du matin. Malgré l’heure matinale, les préparatifs du départ
se font très rapidement. Il fait encore nuit noire quand nous
nous mettons en route, et cependant, la marche est bonne. C’est
qu’il fait un froid des plus vifs et je constate huit degrés
seulement au thermomètre centigrade. C’est une des plus basses
températures que j’aie observées dans ces régions. De plus,
une rosée abondante et froide couvre absolument la brousse et, peu
après le départ, nous sommes littéralement trempés jusqu’aux
os. Aussi, à chaque halte, nous faut-il faire de grands feux pour
nous réchauffer et nous sécher. A peu de distance du marigot de
Nomandi, dans une vaste plaine que venait de dévaster un immense
incendie, nous vîmes défiler devant nous un superbe troupeau de
25 à 30 antilopes de la variété que les indigènes désignent
sous le nom de « _Koba_ ». Cet animal est excessivement commun au
Soudan et il en existe plusieurs espèces dont les principales sont :
_le Koba_, _le Dumsa_ et _le Diguidianka_. On les reconnaît à la
forme de leurs cornes, à leur stature, et à leur pelage. Ainsi le
Dumsa est généralement de petite taille. Son poil est alezan foncé
et ses cornes sont droites, de taille moyenne à l’âge adulte,
et fortement acérées. Le Koba est, au contraire, de forte taille,
son pelage grisâtre et sa bouche est blanche. Ses cornes sont en
général annelées, rejetées en arrière et ont une courbe à
concavité postérieure. Le Diguidianka est le plus volumineux de
tous, il est généralement aussi le plus farouche. Son pelage est
alezan et sa taille peut atteindre celle d’un cheval de cavalerie
légère. Ses cornes très fortes atteignent parfois un mètre à un
mètre cinquante de longueur. Elles sont fortement annelées. Très
lourdes, elles sont fortement implantées dans l’os frontal et comme
elles pourraient gêner l’animal quand il est poursuivi, il lève
fortement la tête de façon à ce qu’elles viennent reposer sur
son dos. Tous ces animaux sont très vigoureux et détalent avec une
effrayante rapidité. Aussi ne peut-on les chasser qu’à l’affût
ou bien les tirer avec des armes à longue portée. Leur chair est
excessivement savoureuse.

Nous revoyons, en passant, notre campement du marigot de Bamboulo,
et à peine étions-nous dans la vallée de Damentan que nous faisons
fuir devant nous une belle troupe de sangliers. Je remarque dans leurs
rangs plusieurs vieux solitaires énormes et un grand nombre de jeunes
marcassins. Ils défilent tranquillement à deux portées de fusil de
nous environ. Cet animal, que les indigènes nomment _Diéfali_, est
très commun dans toute cette région. Les musulmans ne le chassent
pas car il est défendu par le Koran de manger sa chair. Aussi,
il se multiplie considérablement et cause de grands ravages dans
les lougans de mil et de patates dont il est très friand.

A midi nous arrivons enfin à Damentan. Tout le monde fait la sieste
ou bien est occupé dans les lougans. Mais la nouvelle de notre
arrivée s’est bientôt répandue et tout le village ne tarde pas à
venir me saluer et à venir prendre de nos nouvelles. On ne comptait
plus nous revoir, car, avec leur exagération habituelle, les noirs
qui y étaient venus du Coniaguié, n’avaient pas manqué de dire
que Tounkané ne voulait pas nous laisser revenir à Damentan. Ce
fut avec un grand plaisir que je repris possession de ma bonne case
et que je pus enfin me reposer un peu. Je crois bien que mes hommes
revirent cet hospitalier village avec encore plus de satisfaction
que moi si cela était possible.

Alpha-Niabali était absent lorsque nous arrivâmes. Il était
allé dans ses lougans surveiller la récolte de son mil. Il fut
aussitôt prévenu et ne tarda pas à venir me rejoindre. Grande
fut sa joie de nous voir sains et saufs et il ne me cacha pas que
pendant les quelques jours qu’avait duré notre voyage, il avait
été fort inquiet de notre sort. Il avait appris la façon peu
cordiale avec laquelle Tounkané nous avait reçus et il n’en
avait été nullement surpris. Mais ce qui le scandalisa le plus
ce fut le peu d’empressement que ce sauvage avait mis à nous
procurer notre nourriture. « Je te l’avais bien dit, me dit-il,
ce sont de véritables bœufs (missio) ». Il fallut lui raconter
en détail notre voyage sans rien omettre. On peut bien penser que
la conversation ne languit pas. Sandia nous raconta alors tout
ce qui s’est passé dans le village Coniaguié pendant notre
séjour à Yffané. Il a été tenu chaque jour au courant des
faits et des gestes des habitants par notre hôte qui y avait ses
grandes et ses petites entrées, et s’il ne m’a prévenu de
tout ce qui se tramait contre nous, c’est uniquement pour ne pas
m’effrayer. Je compris alors pourquoi il insistait tant pour que
je parte et pourquoi il était si inquiet pendant tout le voyage de
retour. Il m’avoue alors n’avoir été réellement tranquille
que lorsque nous eûmes traversé le marigot de Nomandi qui forme
la limite entre le Coniaguié et le Damentan. Je ne crois point
que ma vie ait été aussi sérieusement menacée à Yffané que
ce brave homme de chef veut bien le dire. Malgré cela, je tiens
à relater ici tous les détails qu’il m’a donnés au retour
quand tout péril fut éloigné. Je commence dès le début, dès
mon entrée sur le territoire Coniaguié, et voici à peu près ce
que nous raconta Sandia et que me traduisit fidèlement Almoudo.

Les quatre hommes que nous avions rencontrés au marigot de Talidian
avaient été apostés là pour nous suivre dans la brousse et épier
nos faits et gestes. L’œil perçant de Sandia les découvrit et
force leur a été dès lors de faire route avec nous. A Ouraké, le
chef ne nous fit attendre si longtemps pour nous autoriser à aller
à Yffané qu’afin de permettre aux guerriers du village de se
rassembler pour nous escorter. A partir de là, en effet, le nombre
des guerriers Coniaguiés ne fit qu’augmenter et c’est entourés
de cent ou cent cinquante fusils que nous arrivâmes à Yffané. Dès
que je fus installé dans le village Malinké, et après l’entretien
que j’y eus avec Tounkané dans ma case, on discuta ferme dans la
soirée, dans le village Coniaguié pour savoir si on nous laisserait
retourner à Damentan. Mais on ajourna toute décision au lendemain,
quand on aurait entendu ce que j’avais à dire.

Après le palabre, on discuta longuement dans le village où tous
les chefs Coniaguiés étaient réunis. Il paraîtrait que beaucoup
opinaient pour qu’on nous mît tous à mort ; mais le chef Tounkané
déclara qu’il ne fallait pas agir ainsi, car, étant venu chez
eux sans armes et sans escorte, il était évident que je ne voulais
pas leur faire de mal ; mais il fallait, sous tous les prétextes,
nous empêcher de retourner chez nous, d’où nous n’aurions
pas manqué de revenir bientôt après avec une colonne pour nous
emparer du pays. Ce fut cette opinion qui prévalut. Aussi, comme
première mise à exécution me demanda-t-il de rester un jour de
plus pour lui faire plaisir. Ce que j’accordai, malgré Sandia et
Almoudo qui, étant au courant de la situation, voulaient me faire
partir de suite. Je me souviens encore qu’à ce moment-là quand
je déclarai à Tounkané que je resterais un jour de plus, selon
sa demande, Almoudo me répéta à plusieurs reprises : « Y a pas
bon quand noir y a dire, tu partiras demain, tu partiras demain,
si toi y a resté, Coniaguié y a faire captif ».

Dans la troisième journée, nouveau conciliabule entre les chefs
Coniaguiés. Il est alors décidé que pour m’empêcher de partir,
on s’emparera de mes hommes ; et pour mieux atteindre ce but, on ne
me donnera personne pour porter mes bagages ; mais on n’agira que
lorsque tous les guerriers du pays seront réunis. Je m’étonnais
aussi d’en voir depuis la veille arriver de tous côtés. Le soir,
Tounkané vint me voir et entre autres choses me demanda de ne pas
partir le lendemain matin et de ne me mettre en route que le soir,
parce que, disait-il, des chefs de villages éloignés devaient
venir me saluer et les Malinkés devaient m’apporter un bœuf. Je
le lui refusai et ce fut alors que me voyant absolument décidé
à partir, il me promit qu’au point du jour j’aurais les hommes
qui m’étaient nécessaires. Prévenus par notre hôte de ce qui
s’était passé la veille, Sandia et Almoudo me déclarent qu’il
faut absolument partir le lendemain matin, puisque j’ai déclaré
que je partirais ce jour-là, et que si Tounkané ne donne pas des
hommes, on se débrouillera avec les nôtres et que, s’il le faut,
ils porteront eux-mêmes les bagages. Comme je l’ai dit plus
haut, le lendemain matin, en effet, nous ne pûmes pas avoir les
quelques porteurs qui me manquaient. Nous nous sommes débrouillés
et Tounkané fut, je crois, bien heureux de nous voir partir.

Je ne donne bien entendu, ce récit que, sous toutes réserves,
et uniquement d’après ce que m’ont rapporté mes hommes. Pour
moi, je tiens à affirmer que je n’ai rien eu à reprocher aux
Coniaguiés, que leur indiscrétion, la garde active qu’ils ont
montée autour de ma case et aussi la façon peu hospitalière dont
ils nous ont traités. Du reste, d’après les renseignements que
j’ai pu recueillir sur ces gens-là, j’ai acquis la certitude
qu’ils n’avaient pas fait une exception pour moi et qu’ils
recevaient ainsi tous les étrangers qui s’aventuraient dans
leur pays.

Quand nous eûmes terminé le récit de nos aventures au Coniaguié,
Alpha-Niabali me demanda aussitôt la permission de se retirer
pour donner des ordres afin qu’on nous préparât tout ce qu’il
fallait pour notre dîner, car, disait-il, vous devez avoir faim. Il
fit immédiatement envoyer du mil en quantité considérable pour les
chevaux. Ces pauvres bêtes, absolument affamées, et qui n’avaient,
pour ainsi dire, vécu depuis huit jours que de brousse sèche et
d’un peu de paille d’arachides, firent bombance ce jour-là et
mangèrent double ration de mil. A la nuit tombante, les femmes
du village apportèrent à mes hommes, de bons couscouss de mil,
de riz, de fonio avec de la viande et du lait. Ils rattrapèrent le
temps perdu et ce fut avec joie qu’ils m’entendirent déclarer
à Alpha que je resterais encore un jour à Damentan. J’avais grand
besoin de repos, et je voulais mettre un peu d’ordre dans mes notes.

Ce soir-là tout le monde se coucha et s’endormit de bonne
heure et j’avoue que je ne fus pas de ceux qui dormirent le moins
profondément. Le lendemain s’écoula sans incidents, ce fut encore
pour toute ma caravane une journée de repas pantagruéliques et
de festins copieux. Pour moi, j’ai pu mettre à jour la plus
grande partie de mes notes et faire mes préparatifs de départ
pour le lendemain matin. Je n’ai pas besoin de dire que j’ai
retrouvé absolument intacts tous les bagages que j’avais confiés
à Alpha-Niaboli. Je le remercie de sa généreuse hospitalité,
et lui fais un beau cadeau avant de nous séparer. Il est enchanté
et m’assure une fois de plus de tout son dévouement pour les
Français. « Demain matin, me dit-il, je viendrai te saluer avant
ton départ et mon fils partira avec toi pour aller trouver à
Nétéboulou le commandant de Bakel et l’assurer que je veux
absolument être ami avec vous. »

                               * * * * *




                             CHAPITRE XVI

[Illustration : _Coniaguié_]

Le pays de Coniaguié et le pays de Bassaré. — Limites. —
Frontières. — Aspect général du pays. — Hydrologie. —
Orographie. — Constitution géologique du sol. — Faune. —
Animaux domestiques. — Les bœufs. — Les poulets. — Les
pintades. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. —
Populations. — Ethnographie. — Ethnologie. — Sociologie. —
Opinions diverses sur l’origine des Coniaguiés et des
Bassarés. — Les villages. — Les habitations. — La
nourriture. — La coiffure. — Le vêtement. — Organisation de
la société. — La famille. — Rôle de la femme dans les affaires
publiques. — Religion. — La guerre. — Les armes. — Fabrication
de la poudre. — Langage. — Situation politique actuelle. —
Rapports des Coniaguiés avec leurs voisins. — Notes diverses sur
les Bassarés.


Le pays de Coniaguié et celui de Bassaré étaient absolument
inconnus jusqu’à ce jour. Aucun Européen n’avait visité
avant nous cette région et ce qui nous permet de le présumer,
c’est que nous ne la trouvons mentionnée dans aucune relation
de voyage et ce que l’on en savait jusqu’à ce jour, on ne
l’avait uniquement appris que par de vagues renseignements. Ce
n’est que sur la carte dressée par MM. les lieutenants Plat et
Huillard, de l’infanterie de marine, que nous trouvons le nom de
« Batiari ». C’est ainsi qu’ils désignent cette contrée,
et cette indication permet de supposer que ces deux consciencieux
géographes en avaient entendu parler. Certains autres auteurs,
en parlant du N’Ghabou, disent bien que le Bassary et le Conadjy
en étaient des provinces, mais aucun ne donne à leur sujet aucun
renseignement ni aucun détail. Tout au contraire, le pays compris
entre la rivière Grey et les pays de Niocolo, Sabé, Tamgué a
toujours été considéré jusqu’à ce jour comme absolument
désert et inhabité. Pour nous, nous désignerons sous ces deux
noms de Coniaguié et de Bassaré, toute cette vaste étendue de
terrains qui se trouve située au Sud-Sud-Est de Damentan et qui
est habitée par ces peuplades qui diffèrent si profondément par
leurs mœurs et leurs coutumes des autres peuples du Soudan.


_Limites. Frontières._ — Pour plus de clarté disons tout d’abord
que nous comprendrons dans la même description le pays de Coniaguié
et celui de Bassaré. Les deux peuplades qui les habitent sont,
en effet, de même race et ont les mêmes mœurs, mais leur langage
est un peu différent. D’après les renseignements que nous avons
pu recueillir, ce pays se trouverait à peu près situé entre
les 14° 45′ et 15° 10′ de longitude Ouest et les 12° 25′
et 12° 56′ de latitude Nord. Ces limites ne sont absolument que
très approximatives. Sa plus grande longueur du N.-O. au S.-E. est
d’environ 80 kilomètres et sa plus grande largeur du S.-O. au
N.-E. ne dépasse pas 50 kilomètres. Sa superficie est à peu
près de 4,000 kilomètres carrés, sur lesquels environ un quart
serait habité et cultivé. Il confine au Nord et au Nord-Est au
territoire de Damentan, à l’Est au Niocolo et au Sabé, au Sud
aux pays de N’Dama, de Pajady et de Toumbin, enfin à l’Ouest
aux pays de Pajady, de Toumbin et au Fouladougou. Sa frontière est
des plus irrégulières. Il est séparé du Damentan par le marigot
de Nomandi. La rivière Grey le sépare du Fouladougou. Ailleurs,
rien de certain. Pas de frontières naturelles. Du reste, dans ces
régions, il est séparé des pays voisins par de longs espaces de
terrains absolument déserts et inhabités.


_Aspect général du pays._ — Le pays des Coniaguiés et
des Bassarés, du moins dans la partie que nous avons visitée,
diffère complètement des autres parties du Soudan que nous avons
parcourues. C’est une succession de collines et de vallons qui
lui donne l’aspect le plus mouvementé. L’aspect de la région
avoisinant la rivière Grey est tout différent. Nous retrouvons là
les vastes plaines argileuses que nous signalions entre Son-Counda
et Damentan. Il en serait de même pour la partie qui confine
au Niocolo et au Sabé. La végétation, pauvre sur les plateaux
est, au contraire, excessivement riche dans les vallées et sur
les flancs des collines. Dans les régions avoisinant la rivière
Grey et le Niocolo, nous ne trouvons plus que la végétation rare
des terrains marécageux à fonds d’argiles. La partie habitée
qui est constituée par un vaste plateau d’environ 800 à 1,000
kilomètres de superficie a un aspect riche et agréable que n’ont
pas les autres régions. Les nombreux villages et les vastes lougans
qu’on y rencontre lui donnent un aspect de fertilité et de richesse
que n’ont pas les autres pays du Soudan.


_Hydrologie._ — Nous ne pouvons parler de l’hydrologie du pays
de Coniaguié et de Bassaré qu’uniquement en ce qui concerne la
région que nous avons parcourue. Elle est des plus riches et toutes
les vallées sont arrosées par des marigots où coule en toute saison
une eau claire, limpide et délicieuse à boire. En général, au pied
de chaque colline coule un marigot. D’après nos renseignements,
tous ces marigots seraient tributaires de la rivière Grey et la
plupart d’entre eux la feraient communiquer avec la Gambie. Nous ne
donnons ceci, bien entendu, que sous toutes réserves. De Damentan
à Yffané on trouve successivement les marigots suivants, dans le
Coniaguié, le _Talidian_, le _Poutou-pata_ qui se divise en deux
branches, le marigot de _Oudari_, celui de _Bôboulo_, de _Oupéré_,
de _Mitchi_, et de _Bankounkou_, qui reçoit celui de _Malé_
qui traverse de l’Est à l’Ouest le Coniaguié et sépare le
territoire des Sankoly-Counda de celui des Biaye-Counda ; ce sont
les deux familles qui peuplent ce pays. Sur le plateau lui-même, à
part le marigot de Malé, on ne trouve aucun cours d’eau, et on ne
se sert pour les usages domestiques que de l’eau de puits qui est,
du reste, excellente. Par-ci par-là, on rencontre aussi quelques
mares, mais elles sont rares et de peu d’importance. Comme on le
voit, toute cette région est supérieurement arrosée, et c’est
à la présence de tous ces marigots que les vallées où ils coulent
doivent leur grande fertilité.

La rivière Grey arrose le Coniaguié sur une longueur d’environ
quarante kilomètres. Elle reçoit toutes les eaux qui découlent
le long des flancs du plateau, à l’Ouest. Nous avons longuement
parlé plus haut de cette rivière, nous n’y reviendrons pas
ici. Nous ne pourrions, du reste, rien ajouter à ce que nous avons
déjà écrit à ce sujet.


_Orographie._ — L’orographie du pays des Coniaguiés et des
Bassarés, du moins dans la partie que nous avons visitée, est des
plus simples. La rive gauche de la Gambie est longée dans tout son
cours par une chaîne de collines peu élevées, boisées, et qui
se distinguent au loin dans la plaine. De ces collines partent des
contre-forts en grand nombre qui, perpendiculaires à ces dernières,
se dirigent vers la chaîne peu élevée qui longe la rive droite de
la rivière Grey. De telle sorte que les deux rangées de collines de
la Gambie et de la rivière Grey forment, pour ainsi dire, les deux
montants d’une échelle dont les contre-forts signalés plus haut
seraient les échelons. Entre ces collines s’étendent de belles
vallées au fond desquelles coulent les marigots. Ceux-ci sont dans
tout leur cours absolument parallèles aux collines dont ils suivent
le pied. Leur orientation est la même, Sud-Ouest, Nord-Est. Toutes
ces collines dont nous venons de parler sont relativement peu
élevées : 30 à 35 mètres au maximum. Elles sont généralement
incultes et inhabitées. Leur sommet s’étale en un plateau plus
ou moins vaste, aride, en général, sauf pour celui du Coniaguié
et celui du Bassaré. Leurs flancs sont généralement boisés ;
mais c’est surtout sur les bords des marigots que se voit la
végétation la plus puissante. Par-ci, par là, dans les plaines,
nous trouvons encore quelques-unes de ces collines isolées que l’on
rencontre dans la plupart des régions soudaniennes. Mais elles sont
de plus en plus rares et elles ont un aspect absolument dénudé.


_Constitution géologique du sol._ — La constitution géologique
du sol diffère suivant que l’on s’approche de la Gambie et de
la rivière Grey ou que l’on s’en éloigne. Près de ces grands
cours d’eau, nous trouvons presque uniquement des argiles compactes
à sous-sol de terrain ardoisier. Ailleurs, c’est le terrain de la
période secondaire, par excellence. Les collines sont uniquement
formées de roches que l’on ne rencontre que dans les terrains
de cette nature. Les grès, les quartz ferrugineux y abondent,
et, presque partout nous trouvons le conglomérat ferrugineux à
ossature de grès et de quartz et à gangue argileuse. Nous ne
trouvons la latérite que sur le plateau du Coniaguié, proprement
dit, et par-ci par-là quelques rares îlots de peu d’étendue qui
sont, du reste, peu cultivés. Sur les plateaux, la roche se montre
à nu en maints endroits. Aussi, sont-ils souvent d’une aridité
remarquable. Dans les vallées, c’est le terrain d’alluvion et les
vases qui dominent surtout sur les bords des marigots. Les berges de
ceux-ci sont rarement formées d’argiles, le plus souvent c’est
la roche qui domine. Le fond en est généralement rocheux ou formé
de petits cailloux de grès ou de quartz ferrugineux. Parfois aussi,
il est absolument couvert d’une épaisse couche de détritus
végétaux. Les sables font complètement défaut, sauf dans la
portion habitée, où, cependant, ils ne forment qu’une couche peu
épaisse. L’humus ne se rencontre uniquement que sur les bords des
marigots et dans le voisinage de quelques marais. Il est entièrement
formé de détritus végétaux très abondants dans ces régions. De
ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que tout le pays
Coniaguié appartient aux terrains de formation secondaire, et,
à ce point de vue, il se rattache au système géologique auquel
appartient le Fouta-Diallon tout entier.


_Faune. Animaux domestiques._ — La faune est, on le comprend
aisément, des plus riches et des plus variées. On y trouve
tous les animaux sauvages que l’on rencontre dans les régions
analogues du Soudan. Les antilopes les plus variées ; les biches,
les gazelles y foisonnent. Le sanglier est très commun dans les
vallées, où il trouve en abondance les jeunes racines dont il est
si friand. Le bœuf sauvage est très commun surtout sur le plateau
du Coniaguié. Dans les vastes plaines qui longent les bords de
la Gambie et du Koulontou (rivière Grey), nous trouvons surtout
l’éléphant et l’hippopotame auxquels les habitants du pays
font une chasse acharnée. Les animaux nuisibles ne manquent pas non
plus ; ils habitent surtout les collines rocheuses et les alentours
des villages. Dans les lieux déserts, c’est le lion, la panthère,
le lynx, le chat-tigre. Dans le voisinage des villages, le chacal,
l’hyène et une sorte de chien sauvage élisent domicile. Ils
sont si nombreux que, la nuit, si on n’y est pas habitué, leurs
cris empêchent littéralement de dormir. Les oiseaux sont très
communs. Perdrix, outardes, pintades, passereaux de toutes sortes,
etc., etc., y abondent.

Parmi les animaux domestiques, nous citerons particulièrement les
bœufs, moutons, chèvres, chiens, chats. Les bœufs sont très
nombreux au Coniaguié. Chaque village en possède un troupeau de
plusieurs centaines de têtes. Ils sont de grande taille et très
vigoureux. De toutes les espèces que nous avons vues au Soudan,
c’est assurément celle qui se rapproche le plus de notre bœuf
de France. D’une façon générale, on peut dire que le bœuf du
Coniaguié n’est pas domestiqué, mais simplement apprivoisé. Les
troupeaux vivent dans les taillis qui avoisinent les villages, et,
le soir, rentrent coucher auprès des cases. Habitués à ne voir
que des individus absolument nus, l’aspect des boubous flottants
que portent, en général, les noirs, a le don tout particulier de
les irriter. Ils n’hésitent pas alors à vous charger. Leur chair
est très bonne ; mais il faut une circonstance toute particulière,
fête ou passage d’un chef, pour que les propriétaires se décident
à en abattre une tête et, encore, faut-il la sacrifier à coups
de fusil. C’est une véritable chasse qui est parfois féconde en
accidents. Le lait des vaches n’est pas utilisé.

Les chevaux sont absolument inconnus, et les quelques ânes que
l’on y rencontre y sont amenés par les rares dioulas qui y
viennent commercer.

Les moutons et les chèvres y sont élevés en nombre relativement
considérable. Leur chair est assez bonne et forme la base de
l’alimentation animale des habitants.

Les chiens sont très communs et les chasseurs les dressent à
poursuivre le gibier. Ils manquent absolument de nez.

Les poulets foisonnent dans tous les villages. Outre la petite
espèce que l’on rencontre dans tout le Soudan, il existe encore
au Coniaguié une variété qui rappelle nos grosses poulardes
d’Europe. Ces volatiles sont très estimées dans les pays
voisins. Il nous a semblé cependant que leur chair était plus dure
et moins savoureuse que celle des autres espèces. Les Coniaguiés
excellent dans l’art d’élever les chapons, et, il n’est
pas de village qui n’en possède plusieurs centaines. La pintade
franche y est aussi assez commune, mais elle y est généralement peu
estimée. Outre la pintade grise que l’on trouve partout au Soudan
en liberté, nous avons remarqué au Coniaguié une variété qui,
par son plumage d’un blanc jaunâtre, diffère absolument de la
première. Sa chair est tout aussi savoureuse. Citons enfin quelques
canards de Barbarie et quelques canards armés qui portent aux ailes
de formidables éperons.


_Flore. Productions du sol. Cultures._ — La flore du pays de
Coniaguié varie sensiblement suivant les régions où on l’examine.

Dans les plaines qui avoisinent la Gambie et la rivière Grey,
nous ne trouvons qu’une végétation pauvre. Quelques rares
Joncées, mais des Cypéracées énormes qui atteignent des
hauteurs étonnantes. C’est la brousse dans toute l’acception
du mot. Par-ci par-là quelques rôniers difformes, et, sur les
bords du fleuve, quelques rares palmiers d’eau. Dans les plaines,
quelques arbres rabougris se montrent de loin en loin et donnent au
pays l’aspect de steppes soudaniennes. Toute autre est la flore
des vallées. Là, nous trouvons les grandes essences botaniques qui
caractérisent les régions tropicales des Rivières du Sud. Les
fromagers, les baobabs, les n’tabas, les caïl-cédrats, les
Légumineuses gigantesques se montrent partout et y atteignent
de colossales proportions. Sur les bords des marigots, ce sont
surtout les bambous et les télis que l’on rencontre le plus
fréquemment. Les lianes à caoutchouc et à _Vahea_ sont partout
fort nombreuses. Sur les flancs des collines et sur les plateaux, la
flore devient moins puissante, mais elle est encore très riche. Les
Graminées y constituent un excellent fourrage pour les animaux,
et, à chaque pas, nous rencontrons de superbes karités des deux
variétés shee et mana. Ces végétaux sont surtout très abondants
sur le plateau du Coniaguié, et nous en avons vu de nombreux
échantillons dont le tronc atteignait en grosseur celle du corps
d’un homme vigoureux. L’oranger et le citronnier n’existent
pas, que je sache, dans cette partie du Soudan. Par contre, il y
existe une grande variété de ficus.

Les plantes cultivées y sont les mêmes que dans tout le reste du
Soudan. Les lougans y sont très bien entretenus et très riches. On
y trouve en quantité le mil, les arachides, le riz, le maïs. Autour
des villages, on cultive surtout le tabac, les tomates, l’oseille,
etc., etc. Le fonio y occupe de vastes lougans. En résumé, toute
cette partie du pays Coniaguié peut être considérée comme une
vaste exploitation agricole. Du reste, dans tous les pays voisins,
elle a la réputation d’être excessivement fertile.


_Populations ; Ethnographie ; Ethnologie ; Sociologie._ — Le pays
de Coniaguié est habité par trois races différentes. On y trouve,
en effet, des Malinkés, des Peulhs et des Coniaguiés. Ces derniers
sont de beaucoup les plus nombreux et sont, en vertu du droit de
premiers occupants, les maîtres du sol. Relativement à son étendue,
ce pays est très peuplé, si toutefois l’on ne considère que
la partie qui est habitée. Tous les villages sont situés sur
le plateau dont nous avons parlé plus haut. Aussi sont-ils fort
rapprochés les uns des autres, et, à peine distants de deux ou
trois kilomètres au plus. Les espaces compris entre chaque village
sont partout cultivés et forment de riches lougans. La population
totale du pays, si nous y ajoutons celle de quelques petits villages
isolés dans la brousse et dont nous n’avons pu avoir les noms,
peut s’élever à environ 7,000 ou 8,000 habitants dont les quatre
cinquièmes sont Coniaguiés et le reste Malinké et Peulh.


1o _Peulhs._ — Les Peulhs sont les moins nombreux. Ils ne forment
que cinq villages dont la population peut s’élever à environ
quatre ou cinq cents habitants au plus. Voici les noms de ces
villages :

  Labouqui.              Boumoufoulacounda.

  Kérouané.              Calloia.

             Yrratilia.

Ces Peulhs sont venus là, mi-partie du Fouta-Diallon, mi-partie
du Fouladougou. Les uns sont des Musulmans fanatiques et les autres
des buveurs de gin enragés. Ils s’adonnent principalement à la
culture et à l’élevage des bestiaux. La plupart ont cherché
dans le Coniaguié un refuge contre les exactions des almamys du
Fouta-Diallon et de Moussa-Molo, le souverain du Fouladougou. Leurs
villages sont, comme partout ailleurs, construits en paille, et,
en général, sales et mal entretenus. Ils vivent là tranquillement
sous la protection des Coniaguiés qui, à l’encontre des autres
peuples, ne les molestent et ne les tracassent jamais.

[Illustration : Groupe de Coniaguiés.]


2o _Malinkés._ — Les Malinkés sont de beaucoup plus nombreux. Ils
forment plusieurs villages qui sont, en général, situés non loin
du village Coniaguié auquel ils empruntent le nom. Ces villages sont,
pour la plupart, construits en paille. On n’y trouve que fort peu de
cases en terre bâties comme celles des autres pays Malinkés. Pas de
tatas. Le village est simplement entouré d’une légère palissade
faite en tiges de mil. Voici les noms de ces villages :

  Tamba-Coumba-Coto.

  Navaré-Maninka-Counda.

  Iguigui-Maninka-Counda.

  Yffané-Maninka-Counda (Il y a trois petits villages Malinkés
  de ce nom autour du village Coniaguié).

  Uttiou-Maninka-Counda.

  Yokounkou-Maninka-Counda (Trois villages Malinkés de ce nom
  autour du village Coniaguié).

  Kidaqui-Maninka-Counda.

  Tatini-Maninka-Counda.

  Idiri-Maninka-Counda (Trois villages Malinkés de ce nom).

  Feddé-Maninka-Counda (Trois villages Malinkés de ce nom).

La population de ces différents villages forme un total d’environ
1,500 ou 2,000 habitants. Les Malinkés du Coniaguié sont, en grande
partie, venus du N’Ghabou aujourd’hui Fouladougou, chassés par
la guerre sans merci que leur firent Moussa-Molo et son père. Ils
sont pour la plupart musulmans et s’adonnent spécialement à
la culture. Beaucoup d’entre eux se livrent en même temps au
commerce. Ce sont eux qui, en grande partie, introduisent dans
le pays les quelques étoffes, le sel, la verroterie, etc., etc.,
dont font usage les Coniaguiés. C’est surtout à Mac-Carthy et
à Yabouteguenda qu’ils se procurent tout ce dont ils ont besoin
pour leur commerce. Bien qu’ils vivent en très bonne intelligence
avec leurs hôtes qui ne les pillent et ne les rançonnent jamais,
ils seraient très heureux de voir le pays soumis à l’influence
française ; car ils ne doutent pas que la paix la plus profonde
y règnerait alors et qu’ils pourraient faire leur petit trafic
en toute sécurité. Pendant notre séjour dans le Coniaguié, les
Malinkés d’Yffané me rendirent de signalés services et ce fut
à eux que mes hommes durent de ne pas souffrir de la faim.

La majorité des Malinkés du Coniaguié appartient à la grande
famille Mandingue des Dioulas. Je ferai remarquer à ce propos qu’il
importe de ne pas confondre la famille des Mandingues Dioulas avec les
commerçants auxquels les Européens donnent ce nom. C’est à tort
que nous appelions ces colporteurs Dioulas, car cette appellation
qui peut s’appliquer aussi bien à des Ouolofs, des Sarracolés,
des Bambaras, etc., etc., qu’à des Malinkés, peut donner lieu à
des confusions contre lesquelles il est important que le lecteur se
mette en garde. Peut-être l’origine de cette expression vient-elle
de ce que les Malinkés Dioulas de la rive droite du Niger sont
surtout marchands ambulants. On aurait alors, à la longue, donné
ce qualificatif à tous les colporteurs du Soudan à quelque race
qu’ils appartiennent. On a toutefois toujours soin d’y ajouter
le nom de leur nationalité. Ainsi on dira : un dioula Malinké,
un dioula Sarracolé, un dioula Peulh, etc., etc. Mais si l’on
parle d’un Malinké de la famille des Dioulas on dira : un dioula
au même titre que l’on dit : un Tarawaré, un Sisoko.


3o _Coniaguiés._ — Les Coniaguiés sont de beaucoup les plus
nombreux. Ils forment un grand nombre de villages dont voici les
noms :

  Karakaté.

  Iguigui.

  Benania.

  Ouraké.

  Poumoukia.

  Tianané.

  Kogani-Counda.

  Yffané (résidence du chef du pays).

  Ceddé.

  Oussou (No 1).

  Oussou (No 2).

  Yokounkou.

  Ygguissaia (No 1).

  Ygguissaia (No 2).

  Oussouqui (No 1).

  Iviri.

  Akoungou.

  Bambou.

  Cotta.

  Kounkali (No 1).

  Kounkali (No 2).

  Yalloupadinia.

  Uttiou.

  Tiékaia.

  Ouiané.

  Ypparé.

  Oussouqui (No 2).

  Navaré.

  Boumbou.

  Boutinti.

  Tatini.

  Countifounti.

  Tafoumaia.

  Batianké.

  Tiakourou.

  Nouma.

  Paqueni.

  Oulousato.

  Kidaqui.

D’où vient cette peuplade ? Quelle est son origine ? A quelle
grande race du Soudan pouvons-nous la rattacher. Je reconnaîtrai
franchement qu’à ce sujet, je n’ai pas une opinion encore bien
arrêtée. Je me contenterai de rapporter ici les versions diverses
que j’ai recueillies à leur sujet. Je ne crois point qu’il faille
les rattacher à la famille des Kroumens de la côte de Guinée,
bien que leur costume, leur aspect extérieur et leurs mœurs
permettent de les confondre avec ces derniers. Ils en diffèrent
profondément par des caractères anthropologiques qui ne peuvent
laisser aucun doute et sur lesquels nous aurons occasion de revenir
plus loin. De même, j’estime que rien ne nous permet et de les
rattacher à la grande famille des Sarracolés ou Soninkés. Certaines
cartes portent, en effet, comme celle de Vallière, que toute cette
région est habitée par des Soninkés. Cela provient, à n’en
pas douter, d’une erreur facile à expliquer. L’opinion dont
m’a fait souvent part mon excellent ami, le capitaine Roux, de
l’infanterie de marine, me semble des plus plausibles et je crois
devoir la mentionner ici. D’après lui, cette erreur proviendrait
de ce que, à Bady et dans tout le Tenda-Touré, on se sert souvent
de l’expression « nous autres, Soninkés ». Ce qui ne veut pas
dire du tout qu’ils appartiennent à la race Sarracolée, mais
bien : « hommes restés buveurs, » comme le dit Hecquart et non
« hommes restés païens, » comme le disent d’autres auteurs.

Pour moi, j’opinerais volontiers pour les rattacher à la famille
des Malinkés. Mais alors, nous aurions affaire à des Malinkés
dégénérés ou plutôt à des Malinkés restés absolument à
l’état sauvage. Selon toutes probabilités, les Bassarés,
les Coniaguiés et d’autres familles établies dans le Haut
N’ghabou ont eu leur berceau sur les bords du Niger, qu’ils
ont abandonné avec la grande émigration de Koli-Tengrela vers
le XIVe siècle. Cette émigration s’est répandue dans toute la
vallée du Haut-Sénégal, et un groupe principal est descendu dans
le Fouta-Diallon. On peut supposer que quelques familles, fuyant
devant les agressions incessantes des Peulhs, se sont réfugiées
dans les forêts de la rive gauche de la Gambie. Traquées ensuite
comme des animaux, aux prises avec la faim et les bêtes féroces,
elles ont dû mener là une existence des plus misérables. Les
Coniaguiés et les Bassarés pourraient être regardés comme les
derniers descendants de ces familles errantes.

Mais c’est là, bien entendu, une simple supposition : certains
caractères que nous avons pu constater chez ces peuplades et surtout
une grande parenté de langage nous permet de la regarder comme
vraisemblable. Du reste, les griots que nous avons interrogés à ce
sujet, les chefs que nous avons questionnés et, parmi eux, notre
ami Abdoul-Séga, l’intelligent chef de Koussan-Almamy (Bondou),
ne mettent pas en doute l’origine Mandingue de ces peuplades. Leur
opinion ne diffère guère de la nôtre que sur l’époque à
laquelle aurait eu lieu cette migration. D’après eux, elle serait
de beaucoup antérieure à celle de Koli-Tengrela. Nous ne croyons
cependant pas qu’il en soit ainsi ; car nous n’avons trouvé
nulle part trace de leur passage avant cette époque. S’il en
était ainsi, il faudrait admettre, ce qui serait beaucoup plus
vraisemblable, que les Coniaguiés et les Bassarés sont absolument
originaires du bassin de la Haute-Gambie. Ce que nous ne saurions
admettre, étant donné surtout ce que nous savons des migrations
de la race Mandingue.

Une autre version, aussi vraisemblable que la précédente
sur l’origine des Coniaguiés et des Bassarés, est
la suivante. D’après les renseignements que j’ai pu
recueillir, ce ne seraient que des captifs qui auraient fui en
masse le Fouta-Diallon, et auraient cherché là, sur ces plateaux
difficilement accessibles, un refuge contre les Peulhs, leurs anciens
maîtres. Le Bondou était autrefois, avant sa colonisation par
Malick-Sy et ses Toucouleurs, habité par de nombreuses populations
Malinkées, absolument sauvages, dont les Badiars, les Oualiabés,
etc., etc., étaient les principales. Maka-Guiba, un des successeurs
de Malick-Sy, voulant reconquérir le pays et rétablir l’autorité
de ses ancêtres, fut puissamment aidé dans ses campagnes par
les bandes de ses cousins alors almamys du Fouta-Djallon. Ceux-ci
envoyèrent pour le secourir une armée de plus de 20,000 hommes,
lesquels, la guerre terminée, rentrèrent dans leur pays, chargés
de butin et emmenant en captivité la plus grande partie de ces
peuplades Malinkées dont, aujourd’hui, nous ne retrouvons plus de
traces dans le Bondou. Ceci étant admis, d’une façon générale,
ne pourrait-on pas en conclure que ces captifs s’enfuirent un beau
jour et vinrent se réfugier dans les forêts de la Haute-Gambie,
dans le N’ghabou ? Les Coniaguiés et les Bassarés seraient donc
les descendants des Badiars, Oualiabés, etc., etc., qui peuplaient
autrefois le Bondou. Ce qui permettrait d’accepter cette manière
de voir, c’est que, dans les pays voisins, quand on demande des
renseignements sur leur origine, on ne peut obtenir que ceci, c’est
que ce sont d’anciens captifs du Fouta-Djallon. Quoiqu’il en
soit, nous pouvons aisément, d’après tout cela, admettre que ce
sont des peuplades d’origine Mandingue. Toutefois, nous tenons à
faire, à ce sujet, toutes réserves. La question reste pendante et
tout ce que nous venons d’en dire n’est que suppositions. Une
étude ethnographique plus complète que la nôtre pourrait seule
résoudre cet intéressant problème scientifique.

Les villages Coniaguiés sont, en général, beaucoup plus propres
et mieux entretenus que la plupart des villages des autres pays
Soudaniens que nous avons visités. Ils présentent aussi un tout
autre aspect. La forme des cases diffère complètement de celles que
nous avons vues jusqu’à ce jour. Elles sont rondes et construites
en bambous tressés. Leurs dimensions sont des plus petites, environ
deux mètres à deux mètres cinquante centimètres de diamètre sur
deux mètres cinquante centimètres à trois mètres de hauteur. La
porte s’élève jusqu’au toit, et, de chaque côté d’elle, se
dressent jusqu’au dessus du toit les deux bambous qui lui servent
de montants. Le toit est petit, plus élevé que celui des cases des
autres Noirs, et son bord dépasse de fort peu le corps de la case. Ce
qui leur donne absolument l’aspect d’une ruche d’abeilles. Le
sommet du chapeau est souvent terminé par un ornement en bambou. Il
est formé par un morceau de bois vertical qui sert de support,
sur lequel est fixé un autre morceau de bois en forme de croissant
dont la partie convexe regarde le ciel et supporte des morceaux de
bambous d’environ quinze centimètres de longueur.

La case est immédiatement construite sur le sol qui a été
bien battu au préalable. Pendant la nuit la porte est fermée à
l’aide d’une natte grossièrement faite à l’aide de chaumes de
Graminées ou de tiges de Cypéracées, nattes qui sont connues dans
tout le Soudan sous le nom de _Sécos_. Au milieu de la case se trouve
une petite dépression de terrain de 0m40 environ de diamètre et qui
tient lieu de foyer. Quant au mobilier, il est des plus primitifs :
une natte ou de la paille sur laquelle couche le propriétaire et
voilà tout.

En général, une case n’est habitée que par un seul individu,
homme ou femme. Les enfants, jusqu’à ce qu’ils soient
nubiles, habitent généralement, de préférence, avec la
mère. Contrairement à ce qui se passe chez les autres peuples
du Soudan, les femmes, chez les Coniaguiés et les Bassarés, ne
travaillent pas à la construction des habitations. Ce soin incombe
uniquement aux hommes. C’est, du reste, un travail peu fatiguant et
l’édification de ces demeures primitives demande peu de temps. Huit
ou dix pieux en bois sont disposés en cercle et solidement fichés
en terre. Sur ces pieux sont attachés à l’aide de lianes ou de
cordes de bambous, la grande natte de bambous qui formera les parois
de l’habitation. Au-dessus, se place le toit, également en bambou
ou en chaume et muni de son ornement particulier. Un ou deux jours
au plus sont amplement suffisants pour cette besogne.

Les cases du chef du pays, à Yffané, sont placées au centre d’un
quadrilatère dont les côtés sont formés par des rangées de cases
semblables à celles que nous venons de décrire. L’ouverture en
est dirigée toujours dans le même sens et regarde les derrières de
la case voisine. Ces cases sont peu espacées les unes des autres,
environ un mètre au plus. Elles sont habitées par les jeunes
gens non mariés du village, qui forment, pour ainsi dire, la
garde particulière du chef. Ils y habitent seuls et sont toujours
armés. Rarement, ils s’éloignent tous du village, et dans les
expéditions, ils escortent le chef.

Le Coniaguié est un noir de haute stature. Les hommes de petite
taille sont relativement rares. La moyenne est d’environ un mètre
soixante-douze centimètres. La coloration de leur peau est un peu
moins foncée que celle de la peau du Ouolof et rappelle plutôt
celle du Malinké. Les membres inférieurs sont généralement longs
relativement aux membres supérieurs. Les cuisses sont assez fortes
mais les mollets sont grêles. Les membres supérieurs grêles, en
général, sont d’une longueur démesurée et leur mensuration,
prise de l’articulation scapulo-humérale à l’extrémité du
médius, permet de constater qu’ils atteignent aisément le bord
supérieur de la rotule. Les cheveux sont crépus. La face revêt
à un degré moins prononcé le caractère simiesque de celle du
Malinké. Le nez est moins épaté, les lèvres moins lippues
et l’angle facial est plus ouvert. Le prognathisme est moins
prononcé. Les pectoraux sont bien développés, et les organes des
sens, la vue et l’ouïe, sont excessivement subtils. Cela tient
évidemment au genre de vie qu’ils mènent et à la vie de plein
air à laquelle ils sont condamnés dès leur enfance.

La femme diffère peu des négresses des autres races
soudaniennes. Toutefois elle nous a semblé plus forte et mieux
musclée. Sa face est également moins repoussante et ses membres
inférieurs mieux développés. Sa taille est à peu près la même.

Les Coniaguiés se nourrissent absolument comme les autres peuples
du Soudan. C’est le couscouss, farine de mil, de maïs ou de fonio
et le riz qui constituent la base de leur alimentation. Ils les
mangent cuits simplement à l’étuvée ou mélangés avec de la
viande de bœuf, de mouton, de chèvre ou de poulet ou bien encore
de gibier quelconque : antilope, biche, gazelle, sanglier, etc.,
etc. Ce sont les femmes qui préparent les repas, et, contrairement
à ce qui se passe dans le reste du Soudan, elles mangent souvent
avec leurs enfants à la même calebasse que les hommes. Chez eux,
comme chez les peuples que nous avons déjà visités au Soudan,
le quartier de devant d’un animal abattu est toujours le morceau
réservé aux chefs. Ce sont des buveurs effrénés, et ils ont un
penchant tout particulier pour les liqueurs alcooliques, le genièvre
surtout, que les dioulas leur procurent ou qu’ils vont chercher à
Yabouteguenda et parfois jusqu’à Mac-Carthy. Ils ne fabriquent
pas de dolo, cette sorte de bière de mil dont les Bambaras et
les Malinkés sont si friands. Par contre, ils affectionnent tout
particulièrement le sel et les substances excitantes : piments,
poivre, gingembre. Ils vont souvent à Yabouteguenda échanger
leur beurre de Karité contre quelques sacs de cet excellent sel
qu’importe en si grande quantité en Gambie la Compagnie Française
de la côte occidentale d’Afrique. Quant aux piments, poivre et
gingembre, ils les trouvent sur place.

Le Coniaguié n’est pas tatoué. Cette coloration bleue des lèvres
et des gencives, si estimée des élégantes des pays Malinkés et
Toucouleurs, y est absolument inconnue. On se contente d’enduire
les cheveux de beurre de Karité. Par exemple, tous ont un faible
tout particulier pour les odeurs quelles qu’elles soient. Les
hommes ont pour les parures un goût bien plus prononcé que les
femmes. Ils se perforent les oreilles, et y portent des boucles soit
en fer soit en cuivre. Ils se procurent ce dernier métal surtout à
Mac-Carthy. Ces boucles d’oreilles droites et rigides sont surtout
portées par les jeunes gens. Ou bien elles sont simples, ou bien,
elles sont doubles. Dans ce dernier cas, elles sont très longues
et tombent presque sur les épaules. On peut y remarquer en plus un
détail curieux. L’anneau qui entre dans le pertuis pratiqué au
lobule de l’oreille porte un appendice dirigé en dehors, lequel
se termine par une petite boule supportant un gland fait de laine
rouge. Le rouge, est, du reste, la couleur la plus appréciée par
cette peuplade primitive. La longueur de la boucle d’oreille simple
ne dépasse pas quatre à cinq centimètres. Presque tous les hommes
ont les bras couverts de bracelets soit en fer, soit en cuivre. Ils
portent, de plus, une ceinture faite, en général, de cuir sur
lequel sont cousus en grande quantité des perles en verroterie et en
corail. A cette ceinture, et tout le tour du corps sont attachés de
petits bouts de cordes d’environ vingt centimètres de longueur,
à l’extrémité desquels sont attachées des sortes de lames de
fer très minces recourbées sur elles-mêmes. En s’entrechoquant
pendant la marche, elles produisent un bruit de ferraille qui les
remplit d’aise.

La circoncision se pratique sur l’homme et sur la femme. Cette
opération donne partout lieu à des fêtes comme dans les autres
pays Soudaniens, du reste. Elle se pratique sur les enfants vers
l’âge de quinze ans. De même que les Kroumens et certaines
familles Malinkées du Ouassoulou, les Coniaguiés se liment en
pointe les incisives de la mâchoire supérieure. Cette opération
se fait parfois aussi sur celles de la mâchoire inférieure ;
mais elle est généralement assez rare.

La coiffure des hommes et celle des femmes est la même. Elle
ressemble à s’y méprendre à celle des femmes Toucouleures du
Bondou, des Khassonkées et des Peulhes du Fouladougou. C’est
absolument le même cimier de casque dont l’arète est souvent
agrémentée de petits glands faits en laine rouge. Certains jeunes
gens, pour en rehausser l’éclat, fixent sur le sommet du cimier un
ornement fait d’étoffes rouges et bleues et qui peut avoir environ
trente centimètres de hauteur. Il ressemble à une véritable crête
de coq. Ses deux faces sont ornées de verroterie et de cauris, et son
bord supérieur est couvert de petits glands en laine rouge. Son bord
inférieur concave a absolument la forme du cimier de la coiffure
auquel il est solidement fixé à l’aide de liens. Quand cette
coiffure est en place, son extrémité antérieure s’avance jusque
sur le front et son extrémité postérieure descend jusqu’à la
nuque. On ne peut certes s’empêcher de reconnaître que tout cela
est élégant au premier chef, mais, ce doit être bien gênant et
bien incommode surtout pour dormir. Impossible de se coucher sur
le dos. La coiffure des femmes est absolument la même que celle
des hommes ; mais elle est bien moins ornée. En général tout le
monde est tête nue.

Le vêtement est des plus simples et des plus primitifs. Le costume
des femmes n’a rien à envier en simplicité à celui de notre
mère Eve. La plupart sont absolument nues ; d’autres portent entre
les jambes une petite bande d’étoffes qui est retenue en avant
et en arrière par une corde passée autour des reins. D’autres
enfin portent un pagne qui ne descend guère qu’à mi-cuisses. En
général, ce sont les femmes mariées qui seules s’affublent de
ces simples atours. Les jeunes filles sont toujours absolument et
complètement nues.

Le costume des hommes est un peu plus compliqué. Outre les vêtements
que nous appellerions volontiers de luxe et que nous avons décrits
plus haut, ils portent encore autour du cou un collier en cuir
ornementé de verroteries et qui, large d’environ cinq centimètres,
forme un véritable carcan. Son diamètre est de trente centimètres
à peu près et il repose gracieusement sur les épaules. Parfois,
mais c’est très rare, ils portent aussi un petit boubou qui,
jamais, du reste, ne descend au-dessous du nombril. Les fesses
sont garanties par un morceau de peau de bœuf ou d’antilope, sur
lequel ils s’asseaient et qui est attaché en avant et au niveau
du pubis par des lanières de cuir destinées à le maintenir en
place. Son extrémité inférieure descend jusqu’à l’union du
quart supérieur de la cuisse avec les trois quarts inférieurs.

Le vêtement antérieur, si je puis m’exprimer ainsi, consiste
simplement en un étui fait de feuilles de rôniers tressées entre
elles et est désigné sous le nom de _Sibo_, du nom du rônier
(_Borassus flabelliformis_) en Malinké. Ils y introduisent
la verge. C’est, en un mot, le _manou_ des Canaques de la
Nouvelle-Calédonie. Je me suis souvent demandé quelle pouvait
être l’utilité d’une semblable gaîne. Ce n’est certes point
un vêtement visant spécialement à l’ornementation. Je serais
plutôt porté à croire qu’il est destiné à la protection, et
j’estime que les peuples qui s’en servent le portent surtout
pour protéger le pénis des piqûres de moustiques. Ce qui me
le ferait supposer, c’est qu’on ne trouve cet étui que chez
les peuplades qui ne connaissent pas d’autres vêtements et qui
habitent dans des régions où l’on rencontre le moustique en
grande quantité. Il est généralement tressé grossièrement. Il
est finement travaillé. Son extrémité antérieure effilée porte
parfois un petit gland fait en laine rouge. Ce sont surtout les
jeunes gens qui recherchent ce dernier ornement.

Quand un Coniaguié se rend à Damentan ou à Yabouteguenda, il
met généralement un mauvais pantalon que lui prête un habitant
d’une de ces deux localités. C’est, du reste, pour eux, une
mauvaise recommandation que de porter un boubou quelconque ou un
pantalon. Je me rappelle encore ce que me disait au sujet d’un chef
de village des environs, le vieux Tounkané, le chef du Coniaguié,
à Yffané. « C’est un brave et bon homme, mais pourquoi porte-t-il
un boubou, cela n’est pas bon ». Le chef est absolument vêtu
comme le plus humble de ses sujets. Il ne porte aucun ornement,
aucun signe particulier qui permette de le distinguer des autres.

Le Coniaguié, habitué de bonne heure à vivre dans la brousse,
est excessivement brave. Il est absolument incapable de pitié, et,
contrairement aux autres peuples du Soudan, peu hospitalier. Ainsi,
pendant les quelques jours que nous sommes restés à Yffané, c’est
avec les plus grandes difficultés que j’ai pu me procurer ce qui
m’était nécessaire pour nourrir mes hommes et mes animaux.

Dans tout le pays, les bestiaux sont attentivement surveillés,
mais ils ne sont pas domestiqués au sens exact du mot ; ils ne
sont qu’apprivoisés.

Nous ne croyons point que les Coniaguiés soient anthropophages ;
mais, par contre, ils feraient, paraît-il, en certaines
circonstances, des sacrifices humains. Nous en reparlerons plus
loin. Nous ne nous sommes pas aperçu de ces pratiques pendant notre
voyage. Nous tenons ce renseignement des habitants du Damentan et
nous ne le relatons ici que sous toutes réserves.

Les parents élèvent leurs enfants absolument comme le pratiquent
les autres peuples noirs du Soudan. Ils ne s’en occupent guère
que pendant leur bas-âge et dès que l’enfant peut manger seul,
on le laisse se « débrouiller » de lui-même. Il mange à la
calebasse commune.

De même, les enfants ne s’occupent guère de leurs parents, sauf
cependant quand ils sont vieux ou impotents et qu’ils ne peuvent
plus travailler. La mère y est bien plus respectée que le père,
et cela résulte évidemment de leurs habitudes de polygamie.

La femme y est traitée absolument comme dans la majeure partie
des peuples africains. C’est à elle que sont dévolus les plus
pénibles travaux. J’ai cru cependant remarquer que, surtout en
ce qui concerne les travaux des champs, les hommes s’y adonnaient
plus volontiers que les autres noirs du Soudan. De plus, dans les
affaires publiques, les femmes de chefs jouent un certain rôle sur
lequel nous reviendrons plus loin. Bien que le mari soit le maître
absolu de ses femmes, il est rare cependant qu’il les vende. Il
agit de même pour ses enfants. Comme cela se pratique chez la
plupart des peuples du Soudan occidental et du Sénégal, la mère
porte son enfant sur le dos. Il est à cheval au niveau du sacrum,
repose sur les hanches de celle qui en a charge et est maintenu en
place par un morceau d’étoffe à quatre chefs. La partie pleine de
cette écharpe est passée sous le derrière de l’enfant, et, des
quatre liens, les deux supérieurs viennent s’attacher au-dessus
des seins et les deux inférieurs à la taille de la mère.

La guerre est surtout une guerre d’embuscade, et, ce qui semblerait
le prouver, c’est que les villages ne sont nullement fortifiés.

Comme armes, ils ne se servent presque uniquement que de longs fusils
à pierre, à un coup, qu’ils se procurent à Yabouteguenda et à
Mac-Carthy. De bonne heure, les enfants s’exercent à les manier. Il
n’y a pas pour ainsi dire de caste guerrière spéciale. Tout homme
valide est armé et part en campagne quand il le faut. La poudre
dont ils se servent leur est portée par les marchands ambulants
ou bien ils vont l’acheter à Yabouteguenda ou à Mac-Carthy,
ou encore ils la fabriquent eux-mêmes, à l’aide de salpêtre
qu’ils recueillent dans les endroits humides et de soufre qui
leur est apporté par les dioulas. Le charbon provient surtout des
bambous. — Le mélange se fait en prenant à peu près neuf parties
de salpêtre, deux parties de charbon et deux parties de soufre. Le
tout est pilé très fin dans un mortier et à l’aide d’un pilon
_ad hoc_. Cette poudre est ensuite tamisée et mise en grains. Elle
est d’une qualité absolument inférieure. Aussi préfèrent-ils
celle qui leur vient des magasins européens de Gambie.

Les morts sont inhumés au milieu de cérémonies funèbres des
plus simples. Elles se bornent à quelques coups de fusil tirés
en l’honneur du mort. Chaque décès est l’occasion, dans la
famille du défunt, de grandes réjouissances auxquelles sont
conviés les amis. Après l’inhumation, tous se réunissent
autour de grandes calebasses de couscouss qui sont avidement
et gloutonnement dévorées. Point n’est besoin de dire que,
si l’on est assez heureux pour posséder quelques bouteilles de
gin, elles sont absorbées dans la soirée et la fête ne cesse que
lorsque tous les assistants sont absolument ivres-morts.

De ce que nous venons de dire, il est facile de conclure
que la religion de ces peuples primitifs doit être des plus
grossières. Bien que nous n’ayons rien pu apprendre d’absolument
positif à ce sujet, nous avons pu cependant nous procurer quelques
renseignements qui suffiront pour faire connaître en partie les
pratiques religieuses bizarres auxquelles ils s’adonnent. Ils ont
tous une grande frayeur des sorciers et c’est à eux qu’ils
attribuent généralement la mort de leurs proches. Sauf le cas
de mort par la guerre, jamais un indigène ne croira qu’on peut
mourir de maladie. La nuit, ils se renferment dans leurs huttes,
plutôt pour se dérober aux regards des sorciers que pour échapper
aux coups de leurs ennemis. Jamais ils ne se mettront en chasse sans
avoir au préalable consulté les entrailles d’un animal vivant,
d’un poulet de préférence, afin d’être bien certains qu’ils
ne seront pas exposés à rencontrer des sorciers et qu’ils pourront
échapper à leurs maléfices. De même quand un étranger arrive
dans le pays, le chef du village frontière par lequel il est obligé
de passer, pratique le sacrifice d’un ou plusieurs poulets et en
consulte les entrailles pour savoir quelles sont les intentions du
voyageur en venant au Coniaguié, et si sa présence est ou n’est
pas un danger pour le pays. Si la réponse est favorable et s’il
est bien prouvé que l’on n’est pas animé de mauvaises pensées,
on vous laisse entrer. Dans le cas contraire, il faut s’attendre
à être impitoyablement chassé. Il faut dire aussi que quelques
présents faits à point au chef rendent l’oracle favorable. C’est
ce que nous avons été obligé de faire en arrivant à Ouraké,
qui est le village frontière sur la route de Damentan.

D’après les renseignements que j’ai pu recueillir, ces
peuplades n’auraient aucune notion d’un dieu quel qu’il
soit. Il faut dire que ce sont des Musulmans qui m’ont appris
tout ce que je sais à ce sujet, et chacun sait qu’ils traitent
d’idolâtres tous ceux qui n’ont pas leur croyance. Toutefois
il semblerait certain qu’ils ont un culte tout particulier pour
une sorte d’idole en bois, monstrueuse, qui serait, d’après
eux, la divinité protectrice du pays. Cette idole se trouverait
dans une forêt qui couvre la plus grande partie de la vallée où
s’élève le village de Nouma. C’est le premier village que les
Coniaguiés construisirent en arrivant dans le pays. Lorsqu’ils
redoutent quelque danger pour le pays (la guerre, le feu où les
épidémies), ils se rendent, paraît-il, en grande pompe dans la
forêt, ils y immolent trois jeunes filles de la famille régnante et
arrosent avec leur sang les pieds de leur épouvantable idole. C’est
ainsi qu’en 1891, attaqués par les bandes du chef de N’Dama,
Tierno-Birahima, un des lieutenants de l’almamy du Fouta-Djallon,
ils sacrifièrent trois jeunes filles de la famille du Tounkané,
le chef actuel du pays, pour se rendre la divinité favorable et pour
détourner de leur patrie les dangers dont elle était menacée. Je
me suis laissé dire que si ce sacrifice n’était pas fait, aucun
des guerriers n’entrerait avec confiance en campagne. Le triste sort
qui menace ainsi les jeunes filles de la famille royale ne les effraie
nullement. Elles courent avec joie et fierté au lieu du sacrifice et
c’est un honneur pour les familles que de compter ainsi des martyrs
qui ont donné leur sang pour sauver la nation entière. Afin que
certains esprits bienveillants ne m’accusent pas d’exagération,
je tiens à le répéter une fois de plus, je n’ai pu constater
la véracité et l’exactitude des faits que je viens de relater
plus haut. Je ne les connais que par ce qui m’en a été dit par
les chefs des villages voisins du Coniaguié, et je reproduis ici
sous toutes réserves le résumé de leurs récits, tout en tenant
compte de l’exagération et de l’esprit d’invention qui sont
propres aux noirs. — Il n’y a pour ainsi dire pas de prêtres
de cette sauvage religion ; ce sont les chefs qui en tiennent lieu
et qui sont les sacrificateurs tout désignés. Comme nous l’avons
dit plus haut, ce n’est que dans les circonstances d’une gravité
exceptionnelle que l’on immole des victimes humaines. Dans la vie
courante, on se contente de sacrifier des animaux vivants : bœufs,
moutons, chèvres, poulets, et de préférence ces derniers.

La famille y est constituée comme elle l’est chez les peuples
de race Mandingue. L’enfant appartient à son père, qui peut en
disposer comme bon lui semble. La parenté suit la ligne masculine
et collatérale et les héritages se transmettent de même, aussi
bien dans la vie politique que dans la famille.

Nous ne croyons point que l’amour existe, à proprement parler,
chez les Coniaguiés. Le mariage n’est, pour ainsi dire, qu’un
véritable accouplement plutôt qu’un mariage dans le sens
exact du mot. Le baiser y est absolument inconnu. Par exemple,
ces peuples absolument primitifs, comme nous venons de le voir,
et qui vivent dans un état de nudité presque complet, sont
excessivement pudibonds. Il est un fait à remarquer et sur lequel
j’appellerai tout particulièrement l’attention du lecteur :
c’est que le sentiment de la pudeur existe chez les peuples, qui
n’ont qu’un vêtement rudimentaire, à un degré bien plus élevé
que chez les peuples civilisés, qui éprouvent le besoin de ne rien
laisser voir en dehors de leur figure et leurs mains. C’est que,
chez les premiers, tout est naturel, rien n’est convenu. On ne
leur enseigne pas cette absurdité qu’il est des parties de notre
corps honteuses à montrer et qu’il faut mettre à l’abri de
tous les regards. Et pourquoi ? Simplement pour obéir à un usage
suranné et stupide. Se conformer à ces habitudes de l’espèce,
observer ces conventions dont l’ensemble forme la civilisation,
c’est avoir de la pudeur. Pour nous, ce sentiment est inné chez
l’homme, et ceux qui en ont fait une vertu sont précisément ces
déséquilibrés et ces dégénérés dont l’esprit est hanté
par des passions honteuses et qui, là où il n’y a rien que de
très naturel, croient devoir, pour les besoins de leur cause, voir
autre chose que ce qui y est réellement. Chez les peuples primitifs,
l’homme n’a rien à apprendre, le livre de la nature est grand
ouvert devant ses yeux. Chez nous, au contraire, la curiosité est
d’autant plus excitée qu’on essaie davantage de lui cacher ce
que la nature a départi à chacun de nous. C’est cette curiosité,
bien légitime d’ailleurs, que l’on regarde comme la véritable
violation des lois de la pudeur. La meilleure preuve que nous en
pourrions donner c’est que, chez les Coniaguiés, par exemple,
la masturbation, le sodomisme et les autres vices de même acabit,
qui sont si communs chez nous, sont absolument inconnus. Les quelques
rares individus qui s’y adonnent sont regardés plutôt comme des
fous que comme des coupables.

Contrairement à ce qui se passe chez certains peuples, l’acte du
mariage, au Coniaguié, n’a jamais lieu en public. Quand un mari
dit à une de ses femmes de venir dans sa case pendant la nuit,
celle-ci doit y pénétrer sans être vue de qui que ce soit. Elle
quitte son mari de la même façon dès que l’acte a été consommé
et tous les deux poussent alors les cris les plus discordants. Cette
particularité nous avait déjà été signalée par notre excellent
et regretté collègue et ami, le Dr Crozat, qui l’avait remarquée
chez les Bobos, peuplade qui habite dans la boucle du Niger. En toute
circonstance, l’acte est toujours consommé au fond de la case, dans
la plus complète obscurité et jamais en public ni en plein jour.

La communauté des femmes n’existe pas. Par contre, tous les
hommes sont polygames. Il n’y a pas non plus de cérémonie propre
pour les mariages. Quand un homme veut se marier, il se contente de
demander la jeune fille à son père. Si celui-ci y consent, le futur
donne alors un ou deux poulets, ou bien une poignée de verroterie,
ou bien encore un ou deux moules de mil (le moule, au Coniaguié,
vaut à peu près 1.400 grammes). En aucune circonstance, la femme
n’est consultée. Quand tout est convenu, le mari va la prendre
dans la maison de son père et la conduit dans la case qu’il a
construite pour elle. Ses amis ses et parents l’accompagnent
et cette cérémonie donne lieu à des réjouissances et à de
copieuses libations. Le mariage est surtout endogamique. On se marie
rarement en dehors de la tribu. En cas d’impuissance constatée
du mari, ou d’adultère de la femme, les conjoints divorcent
d’un commun accord. La prostitution est absolument inconnue,
ainsi que l’adultère, du moins du côté de la femme. Le mari
n’a généralement pas de concubines, car il peut avoir autant de
femmes qu’il en désire. En cas de divorce, les enfants restent pour
ainsi dire toujours avec la mère, du moins jusqu’à la puberté. Si
le mari vient à mourir, les veuves sont recueillies par son frère
cadet, qui doit les nourrir et qui peut les épouser. Il n’y est
forcé par aucune coutume. Le lévirat n’est pas obligatoire.

La propriété individuelle existe. Toute parcelle de terre appartient
de droit à celui qui en prend soin. Le testament est inconnu et les
héritages se font toujours par la ligne masculine collatérale. Le
frère hérite des biens du défunt sans aucun conteste par droit
d’aînesse.

Au point de vue du gouvernement et de la constitution sociale,
le Coniaguié est divisé en deux cantons bien distincts, qui sont
habités par deux tribus différentes. Au Nord, les _Saukoly-Counda_,
dont le chef porte le titre de _Saukaf_ (roi). Le chef actuel de
cette tribu se nomme Tounkané et il réside à Yffané. — Au Sud,
les _Biaye-Counda_, dont le chef porte le titre de _Tchikaré_
(roi). Ces deux tribus sont séparées l’une de l’autre par
le marigot de Malé, affluent de la rivière Grey et qui coule de
l’Est à l’Ouest. Ces deux tribus vivent en bonne intelligence,
et il m’a semblé que Tounkané, le Saukaf des Saukoly-Counda,
jouissait également d’une certaine autorité sur les Biaye-Counda.

Quoiqu’il en soit, l’autorité est exercée dans les deux tribus
par un seul chef, qui n’est cependant, en réalité, chef que de
nom. Chaque village a son chef particulier, qui l’administre comme
bon lui semble. En temps de guerre, par exemple, c’est le roi qui
commande à tous les contingents. Je n’ai pas besoin de dire que
cette autorité est plutôt nominative qu’effective. La façon
dont est nommé le chef est des plus curieuses et mérite d’être
signalée. L’ordre de succession n’est ni par ligne directe ni
par ligne collatérale. Quand le chef meurt, celui qui est appelé
à lui succéder est le fils aîné de la sœur du défunt, et,
à défaut de celui-ci, la mère du chef décédé choisit dans la
famille régnante l’héritier de la couronne. En cas de décès
de cette dernière, c’est la famille royale, réunie en conseil,
qui nomme le futur souverain. Enfin, si la famille régnante vient
à s’éteindre, ce sont les chefs des différents villages qui
désignent la nouvelle famille qui devra présider aux destinées
du pays. Tout cela semblerait indiquer que la femme jouit chez
les Coniaguiés d’une situation plus élevée que chez les autres
peuples du Soudan. Il en est peut-être ainsi pour la famille royale,
mais nous ne nous sommes pas aperçu de cette particularité chez
les simples citoyens.

Nous croyons que les diverses castes n’y sont pas aussi tranchées
que chez les autres peuples. Nous n’y avons reconnu l’existence
que de deux classes d’individus bien distinctes : les hommes
libres et les captifs. Mais si toute cette organisation sociale
est encore très vague pour nous, nous pouvons toutefois affirmer
le fait suivant ; c’est que les Coniaguiés, à quelque tribu
ou famille qu’ils appartiennent, ne sont jamais captifs les uns
des autres. Les captifs sont toujours d’une autre nationalité :
Peulhs et Malinkés surtout. En toute circonstance, les captifs y
sont bien traités. Ils ne sont jamais frappés et vivent de la même
vie que leurs maîtres. On se contente de les faire travailler et
de les surveiller pour qu’ils ne s’évadent pas. En tout cas,
la captivité est loin d’y être organisée comme elle l’est,
par exemple, chez les Malinkés, et le nombre des captifs y est
excessivement restreint. Ce ne sont que des captifs faits à la
guerre. Le commerce des esclaves, à proprement parler, n’y
existe pas.

Le chef n’est pas mieux considéré que le plus simple des
sujets. On ne lui paye aucune redevance, et il n’existe aucun
impôt dans le pays.

Les Coniaguiés n’ont aucun signe de reconnaissance particulier, et
je doute même qu’on puisse regarder comme un véritable vêtement
national, l’espèce d’étui dans lequel les hommes emprisonnent
leur verge.

La justice n’y existe qu’à l’état absolument rudimentaire. Il
n’y a aucun code écrit. Du reste, toute espèce d’écriture
y est absolument inconnue. Les traditions y ont seules force de
loi et la raison du plus fort y est toujours la meilleure. Si un
différend s’élève entre particuliers, quand ils ne le règlent
pas spontanément, c’est au conseil des vieillards du village
que l’on a recours ; mais, en général, leurs jugements sont
rarement exécutés. On se contente, pour ainsi dire, uniquement de
leur demander un avis.

Quand on part en guerre et que l’on a fait un butin quelconque,
chacun a pour sa part uniquement ce dont il a pu s’emparer dans
le pillage. Le chef n’a point de part particulière et il n’a
nullement le droit de prélever quoi que ce soit sur ce que chaque
guerrier peut rapporter.

Les Coniaguiés sont surtout un peuple agriculteur et chasseur. Leurs
lougans sont bien cultivés et ils récoltent en abondance, mil,
maïs, arachides, riz, fonio, etc., etc. Ils produiraient bien plus
s’ils n’étaient sans cesse exposés aux attaques de leurs
voisins. Pour pouvoir cultiver en sécurité, ils sont obligés
de placer des sentinelles autour des lougans afin de protéger les
travailleurs. Leurs procédés de culture ne diffèrent en rien de
ceux des autres peuples du Soudan. Les fumures, cultures alternantes,
irrigations y sont inconnues et tous les travaux des champs se font
à la main à l’aide de pioches absolument rudimentaires. — Les
animaux n’y sont dressés à aucune espèce de travail.

Les jeunes gens surtout sont des chasseurs émérites. Ils ne
poursuivent guère que la grosse bête, antilope, bœuf sauvage,
éléphants, et quand ils ont tué quelque chose, chaque famille
a sa part des dépouilles de l’animal. Le chasseur qui a tué la
bête tient surtout à avoir la queue qu’il porte à la ceinture
en guise de trophée. La chasse ne fournit pas uniquement les moyens
d’existence ; mais on peut dire toutefois qu’au Coniaguié,
c’est à la vénerie surtout que l’on a recours quand on veut
manger de la viande. On n’y chasse absolument qu’au fusil,
et parfois on se sert de chiens dressés dans ce but à la chasse
à courre. De bonne heure, les enfants s’habituent à tirer de
l’arc, et ils acquièrent en peu de temps une telle habileté
à cet exercice, qu’ils atteignent aisément, à des distances
relativement grandes, avec des flèches en bambous dont la pointe a
été durcie au feu, de belles pièces de gibier, telles que perdrix,
pintades, rats palmistes, etc., etc.

On chasse généralement en troupe, huit ou dix au plus, et l’on ne
rentre jamais au village qu’après avoir tué un bel animal. Pendant
leur séjour dans la brousse, les chasseurs vivent de gibier qu’ils
font griller sur des charbons ardents. On peut dire enfin que la
chasse n’entraîne jamais de longues migrations à la suite du
gibier. Un groupe de chasseurs ne reste jamais plus de dix ou douze
jours dehors.

La pêche est absolument inconnue.

En fait de céramique, on ne connaît absolument que les quelques
poteries grossières que fabriquent les femmes et qu’elles font
cuire au feu à l’air libre. Tout cela est très primitif.

De tous les métaux, le fer et le cuivre sont les seuls, à peu près,
qui soient connus et utilisés. Le fer est extrait sur place par la
méthode dite Catalane, et le cuivre leur vient de Mac-Carthy ou de
Yabouteguenda, en tiges d’environ un mètre de longueur. Ces deux
métaux leur servent uniquement à fabriquer des bijoux et quelques
sabres et couteaux. La trempe est inconnue. Les Coniaguiés ont
un goût tout particulier pour l’or et l’argent. On ne saurait
s’imaginer combien ils sont fiers et heureux quand ils possèdent
une bague ou un bracelet en l’un ou l’autre de ces métaux. Je
me souviens que pendant mon séjour à Yffané, Tounkané, le chef
du pays, vint un jour me voir au moment où j’achevais mon repas
du matin. Le couvert en ruolz dont je me servais attira de suite
son attention. Naturellement il me le demanda pour s’en faire
des bracelets, me dit-il ; je refusai d’abord. Mais il insista
tellement et je vis que je lui ferais un si grand plaisir que je
fus forcé de le lui donner. Je me gardai bien de lui montrer dans
la suite ce que j’avais encore, car il n’aurait pas manqué de
m’importuner de nouveau jusqu’à ce que je m’en sois départi
en sa faveur. Tant que je restai à Yffané, je fus obligé de ne
plus me servir que de couverts en fer. L’or y est absolument rare
et je ne me souviens pas d’avoir entendu dire qu’il y en eut un
gisement quelconque de ce précieux métal.

Les armes sont en fer et se composent uniquement de mauvais fusils
de traite à pierre que leur apportent les dioulas ou qu’ils vont
acheter à Mac-Carthy ou à Yabouteguenda, de poignards et de sabres
qu’ils fabriquent eux-mêmes. Ils fabriquent également les haches
dont ils se servent pour défricher.

Il n’y existe aucune arme défensive, pas de casques, ni de
boucliers, ni de cuirasses. Il n’y a pas non plus d’armes
empoisonnées.

En campagne, les femmes accompagnent les guerriers ; mais ne se
battent pas. Elles ne font uniquement que porter les munitions et
les provisions.

Les fardeaux sont portés par les hommes et par les femmes, surtout
sur la tête. Dans tout le Coniaguié, il n’y a, pour ainsi dire,
pas de routes, de simples sentiers seulement. Trois chemins donnent
accès au plateau, et ils sont tous les trois gardés par un village
frontière où se trouvent toujours en permanence un nombre assez
grand de guerriers armés.

Les échanges commerciaux se font uniquement en nature. On exporte
surtout des peaux, du beurre de karité, des arachides, et on importe
des liqueurs alcooliques, des armes, de la poudre, du sel, des kolas,
de la verroterie, et très peu d’étoffes. D’après ce que nous
avons dit du vêtement, on comprendra aisément qu’il n’y ait
dans tout le pays aucun tisserand.

La mémoire est, chez le Coniaguié, assez peu devéloppée. La
mémoire des dates leur fait absolument défaut. Celle des faits
est très obtuse et c’est surtout celle des lieux qui est la plus
développée. Ils savent se diriger dans les forêts avec une justesse
de coup d’œil qui étonne. Le moindre objet, un rocher, un arbre
qu’ils auront remarqués quelques jours auparavant, suffisent pour
leur permettre de retrouver leur route s’ils se sont, par hasard,
égarés.

On garde peu de temps le souvenir des morts, et, malgré tous mes
efforts, je n’ai pu obtenir d’eux le récit d’une tradition
ou d’une légende quelconque concernant leurs tribus. Quand je
leur ai demandé d’où ils venaient, au moment de leur arrivée
sur les bords de la Gambie, ils m’ont toujours et uniquement
répondu : « de là-bas » en me montrant l’Est. Peut-être
ignorent-ils absolument quelles sont leurs origines et quelle est
leur histoire ? Peut-être aussi n’en veulent-ils rien dire ? Je
serais plutôt tenté de me ranger à cette dernière opinion,
car je sais combien il répugne aux Noirs, à quelque race qu’ils
appartiennent, de parler de leur histoire et de leur passé.

Tous ces êtres ignorent absolument leur âge. La notion du
temps n’existe pas pour eux. Je me souviens encore quel fut
l’ahurissement de mon interprète Almoudo quand je lui dis de
demander à un jeune Coniaguié, de 18 à 20 ans environ, quel était
son âge. Celui-ci lui répondit avec un sérieux imperturbable :
« deux cents ans ». Ils n’ont même pas, comme les autres noirs
du Soudan, la mémoire de certains faits saillants qui permettent
d’établir leur âge d’une façon approximative. Ainsi si l’on
demande à un Malinké ou à un Toucouleur son âge, il vous dira
bien qu’il n’en sait rien, mais il ajoutera immédiatement :
« j’ai été circoncis l’année de la prise de Sabouciré par
les Blancs », par exemple. Comme on connaît exactement l’époque
à laquelle a eu lieu ce fait d’armes et que l’on sait que la
circoncision se pratique vers l’âge de 15 ans, il est facile
de reconstituer d’une façon très rapprochée l’âge du sujet
observé.

Il est, par exemple, une mémoire qui est très développée chez
les Coniaguiés, c’est celle des outrages reçus et des défaites
essuyées. Il est peu de peuples qui en conservent un souvenir aussi
vif, et leur plus grand désir est de se venger et de rendre à leur
ennemi œil pour œil, dent pour dent.

Le Coniaguié est, en général, peu parleur. Il écoute
distraitement, s’occupant de tout ce qui l’entoure, et,
quoiqu’on lui puisse dire, il reste absolument impassible. Il a
cela de commun avec la plus grande partie des peuples noirs. Je
le crois cependant moins capable d’attention que le Malinké,
le Bambara, le Toucouleur et surtout le Ouolof.

La langue parlée au Coniaguié ressemble un peu à la langue
malinkée, mais elle nous a semblé plus harmonieuse. On y retrouve
un grand nombre de mots mandingues, ce qui nous permettrait
encore plus d’admettre une parenté quelconque entre ces deux
peuples. Le Coniaguié, par contre, n’est pas comme le Malinké
prodigue de formules de politesse. Ainsi quand ils se rencontrent,
ils échangent simplement les salutations suivantes : du lever du
soleil à midi on dit : « Pissoé » ; de midi au coucher du soleil :
« Diakoé », et, à partir du coucher du soleil jusqu’à son
lever : « Mondoé ».

La langue coniaguiée est presque uniquement formée de mots
primitifs ; les mots composés sont absolument inconnus. C’est, du
reste, le propre des langues à leur premier âge. Ils ont des mots
particuliers pour exprimer des idées générales ou abstraites, mais
il est impossible de les ramener à des racines concrètes. Un exemple
suffira. L’homme, en général, se dit : « _assary_ ». La femme,
en général, « _asbalé_ ». Quelques autres mots que nous avons
retenus permettront de se rendre un compte exact de l’harmonie de
cette langue : Ainsi : asseoir se dit : « _niogori_ », attendez :
« _nopiri_ », toi ou vous : « _vaudji_ », moi : « _amé_ »,
père : « _ibâ_ » (en malinké, père se dit : _bâ_), mère :
« _nouma_ », venir : « _aïdji_ », partir : « _djeneb_ ».

La numération est, paraît-il, décimale, et pour compter l’on se
sert indifféremment de cailloux, de graines et plus particulièrement
de lignes. On ignore, par exemple, les chiffres et l’on ne sait
faire de tête aucune opération arithmétique. Voici les noms des
dix premiers nombres :

  Un       Dampo.           Six    Divian.

  Deux     Noky.            Sept   Goby.

  Trois    Ouanar.          Huit   Diovay.

  Quatre   Ouanaky.         Neuf   Dionak.

  Cinq     M’Bed.           Dix    Ouarraky.

On ne connaît ni la semaine, ni aucune période de temps qui s’en
rapproche.

Comme mesure du temps on ne connaît absolument que le mois lunaire,
et les années se comptent du commencement de la saison des pluies
au commencement de la saison pluvieuse suivante. Quant à l’année
solaire, ils n’en ont aucune notion et ils ne connaissent les heures
du jour que par la distance du soleil au-dessus de l’horizon. Par
contre, ils savent parfaitement s’orienter le jour par le soleil, la
nuit par la lune quand elle se montre, ou par les étoiles. Si l’on
demande sa route à un Coniaguié et qu’il vous indique du doigt
la direction dans laquelle se trouve le village où vous désirez
aller, vous pouvez être certain qu’en suivant ses conseils, vous
ne vous écarterez que rarement de la bonne voie. Cette facilité
et l’exactitude avec lesquelles ils s’orientent, sont communes
d’ailleurs à toutes les peuplades du Soudan.

En résumé, d’après ce que nous venons de dire, nous pouvons
conclure que le Coniaguié se rapproche sensiblement du Malinké ;
à notre avis, ou bien c’est un Mandingue dégénéré, ou bien
c’est un Mandingue qui n’a pas encore progressé.


_Situation politique actuelle._ — _Rapports des Coniaguiés
avec leurs voisins._ — La situation politique au Coniaguié est
actuellement déplorable. On peut dire que tout le monde y commande
et que personne n’y obéit. C’est la raison principale de la
faiblesse de ce peuple. Mieux conduits et surtout mieux commandés,
ils résisteraient mieux aux attaques de leurs voisins. Quoiqu’ils
fassent cependant, nous estimons qu’ils finiront par disparaître
un jour ; car ils sont dans un état d’infériorité évidente
vis-à-vis de ceux qui les entourent. Ils ne sont, à tout point
de vue, que mal armés pour soutenir la lutte à laquelle ils
sont journellement exposés et à laquelle leurs voisins et
ennemis sont mieux préparés. A part le pays de Padjisi et de
Toumbin, les Coniaguiés ne vivent en bonne intelligence avec
aucun de leurs voisins, ou plutôt ils sont sans cesse en butte
à leurs attaques. C’est, en effet, chez eux que Moussa-Molo
et les colonnes du Fouta-Djallon vont faire la plupart de leurs
captifs. Non loin du Coniaguié, dans le Sud-Est, existe à N’Bama,
en permanence, une colonne de Peulhs commandée par un marabout du nom
de Tierno-Birahima, qui n’est qu’un lieutenant de l’Almamy du
Fouta-Djallon. Ils pénètrent, à chaque instant, sur le territoire
Coniaguié et y font toujours de nombreux captifs. Quelque temps
avant mon arrivée cependant, les Coniaguiés, attaqués à Uttiou
par Tierno-Birahima, avaient mis complètement son armée en déroute
et fait de nombreux prisonniers.

Pendant longtemps, ils ont été avec Damentan en guerre ouverte. Mais
depuis quelques années, ils vivent en meilleure intelligence
et tout fait espérer que, de leur fait, la paix ne sera pas de
longtemps troublée.

Aucune nation européenne n’a jamais eu aucun rapport avec eux,
nous sommes les premiers qui les ayons visités et ils nous ont
manifesté tout le désir qu’ils ont d’entrer en relations avec
nous. Je crois qu’une entente avec eux ne pourrait qu’être
utile pour asseoir définitivement notre autorité dans cette
partie du Soudan. Nous aurions par là entrée dans les provinces
septentrionales du Fouta-Djallon et pourrions tenir en respect
Moussa-Molo et ses Peulhs. De plus cette possession nous donnerait
encore environ une centaine de kilomètres de la rive gauche de la
Gambie, et nous mettrait plus directement en rapport avec le Niocolo
et les autres dépendances du Fouta-Djallon dans ces régions. Nous
serions enfin absolument maîtres de tout le cours de la Rivière
Grey. Pendant mon séjour dans ce pays je n’avais aucune qualité
pour conclure avec ses chefs un arrangement quelconque, mais je
réussis à décider Tounkané à envoyer des mandataires auprès de
M. le capitaine Roux, de l’infanterie de marine, à Nétéboulou,
où il devait se rendre, afin de s’aboucher avec lui qui, comme
commandant du cercle de Bakel, avait tous les pouvoirs nécessaires
pour régler cette importante question. J’ai appris depuis que
Tounkané avait tenu sa parole, que ses hommes avaient rencontré
le capitaine Roux à Damentan et qu’un traité d’amitié y avait
été signé.


           RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LE PAYS DE BASSARÉ


Dans le Sud-est de Damentan et à l’est du Coniaguié, dont le
sépare une profonde vallée, se trouve le pays de Bassaré, dont
les villages, comme ceux du Coniaguié, s’élèvent sur un vaste
plateau de même formation géologique que le précédent. Ce pays
est habité par une population de même race que celle du Coniaguié,
mais dont la langue est complètement différente. Ils ont le même
costume et à peu de choses près les mêmes usages. Nous ne ferons
qu’indiquer ici ce en quoi ils diffèrent de leurs voisins.

Dans le Bassaré n’habitent que des Bassarés. C’est le nom
que l’on donne aux habitants de ce pays aussi sauvage que son
voisin. Il n’y a ni Peulhs, ni Malinkés.

Le chef de ce pays porte le titre de _Mounelli_ (roi). Le chef actuel
se nomme Tamba et réside à Kénieri-Sarra, qui est la capitale
du pays. Le pouvoir du Mounelli est très limité. Les Bassarés
forment, pour ainsi dire, une sorte de république dans laquelle le
roi n’est que le président d’un conseil composé de tous les
chefs de villages. Il n’y a que dans les affaires graves, telles
que guerres, assassinats, révoltes, etc., etc., qu’il peut user
de son autorité. Il dirige également les guerriers en campagne.

Les Bassarés, comme les Coniaguiés, du reste, ne connaissent
pas l’esclavage. Chacun est libre sur leur petit territoire. Si
un captif évadé d’un autre pays vient chercher un refuge chez
eux, il appartient à celui qui l’a trouvé. Que celui-ci soit un
homme, une femme ou un enfant, il devient, du fait de sa trouvaille,
propriétaire de l’évadé qui ne tarde pas d’ailleurs à être
adopté par la tribu.

Les mariages entre Bassarés se font sans aucune cérémonie,
le consentement de la femme seul suffit, mais est absolument
indispensable. Quand le fiancé a été agréé par celle qu’il
recherche en mariage, il doit donner au père de celle-ci, ou à son
défaut à son frère aîné un fusil neuf, et à sa future femme
cinq chèvres. Après quoi il peut emmener sa femme chez lui.

Si, pour une cause quelconque, le divorce est prononcé, la femme doit
rendre à son ex-mari les cinq chèvres qu’il lui avait données en
dot et son père ou son frère aîné doit rendre le fusil qu’il
avait reçu. Dans ce cas-là, les enfants restent avec leur mère ;
mais si rien de ce qu’il avait donné ne lui est rendu, le père
les garde avec lui jusqu’à complet remboursement.

Les Bassarés sont peut-être la seule peuplade du Soudan que nous
connaissions dans laquelle la femme soit consultée sur le choix de
son mari. Ce fait semblerait prouver qu’elle y est moins asservie
que chez les autres.

Comme chez les Coniaguiés, on ne trouve chez les Bassarés
ni tisserands, ni cordonniers, ni charpentiers, ni griots, ni
marabouts. Ils n’ont que quelques forgerons qui fabriquent leurs
couteaux, sabres, poignards, haches et instruments de culture.

On n’y paye aucun impôt, aucune redevance de quoi que ce soit et à
qui que ce soit. Le chef du pays est cependant nourri par les jeunes
gens non mariés qui composent sa garde, comme cela a également lieu
au Coniaguié. Leurs cases entourent également celles de leur chef,
et ils doivent cultiver ses lougans et récolter le mil, maïs, etc.,
etc. Ils font, en un mot, tous les travaux du chef jusqu’au jour
où ils se marient. Ils quittent alors les cases qu’ils occupaient
dans la demeure royale, si je puis parler ainsi, vont habiter dans
le village et deviennent absolument libres de leurs actes. Ils sont
de suite remplacés à la maison du roi.

La langue des Bassarés est plus harmonieuse encore que celle
des Coniaguiés. Elle se rapproche beaucoup plus du Mandingue que
cette dernière, mais on dirait qu’ils ont pris en plus quelque
chose du rhythme, de l’intonation et de la sonorité de la langue
Peulhe. Je ne serais pas éloigné de croire qu’il y a dans la
langue Bassarée comme une sorte de mélange des langues Peulhe
et Mandingue. C’est encore un idiôme presque uniquement formé
de mots primitifs. Les mots composés y sont très rares et, chose
curieuse, elle ne se rapproche en rien de la langue Coniaguiée. Je
tiens à bien établir ce fait, car il me paraîtrait intéressant
d’élucider ce problème. Il serait curieux de rechercher comment
et pourquoi ces deux peuplades, qui ont assurément la même origine
et dont les mœurs et les coutumes sont à peu de choses près les
mêmes, parlent une langue toute différente. Certes, il n’est pas
douteux que ces deux idiomes dérivent d’une même langue-mère,
mais comment s’est-elle si différemment modifiée ? Voilà le
problème à résoudre. Nous avons pu recueillir quelques mots de ce
langage. Nous les reproduisons ici. L’orthographe que nous avons
adoptée est absolument conforme à la prononciation :

  Cheval se dit :   Efanassi.          Pagne se dit :    Atchiandi.

  Ane               Fali.              Pièce de Guinée   N’godji.

  Poulet            Etiaré.            Salutation        Nessouma.

  Calebasse         Ecusop.            Sabre             Doukouma.

  Tabac             Sirra.             Poudre            Piki.

  Peau de bouc      Ematel.            Homme             Sassané.

  Grand homme       Karé-ké.           Femme             Iokaré.

  Enfant            Bitakibou.         Bœuf              N’guidy.

  Chèvre            Emetchi.           Mouton            Iouféi.

  Venir             Diokou.            Partir            Viené.

  Se lever          Kamily.            Rester            Niououali.

  Eau               Méno.              Boire             Nesseb.

  Manger            Diampolé.          Dormir            Mérassi.

  Viande            Ematioré.          Attendre          Battili.

  Couteau           Etchiatchi.        Donnez-moi        Flil.

      Comment vous appelez-vous ?         Ou atchi alou ?

Les Bassarés ont la numération parlée. Elle est par cinq ;
à cinq on reprend cinq et un, cinq et deux, etc., etc. Ils ne
connaissent aucun chiffre écrit et pour compter se servent de
cailloux, de lignes qu’ils tracent sur le sable, ou de graines,
comme les Coniaguiés. Voici les dix premiers nombres :

  Un se dit :   Amati.           Six se dit:   Bandiouga-Mati.

  Deux          Bati.            Sept          Bandiouga-Bati.

  Trois         Batass.          Huit          Bandiouga-Batass.

  Quatre        Banass.          Neuf          Bandiouga-Banass.

  Cinq          Batio.           Dix           Epo.

Le Bassaré était autrefois un pays fort peuplé. Aujourd’hui,
il est presque désert. Cela tient à ce que, continuellement en
guerre avec leurs voisins du Fouta-Djallon, ils ont vu détruire la
plus grande partie de leurs villages, et leur population emmenée
en captivité.

La population du Bassaré, qui pouvait autrefois être évaluée
de 6 à 8,000 habitants, est tout au plus aujourd’hui de 2,000
habitants. Ils sont, du reste, comme leurs voisins les Coniaguiés,
destinés à disparaître un jour et à fournir de captifs le
Fouta-Djallon et le Fouladougou.

Voici les noms des villages qui ne sont pas encore tombés sous les
coups des guerriers Peulhs :

  Kénieri-Sarra (capitale).    N’guero’-Koulé.

  N’guéro-Daly                 Naugaroua.

  N’guéro-Kiss                 N’guéro-Tchindy.

  N’guéro-Poug                 Noumpou.

  Nikaré                       Peuqui.

  Nauné                        Maucatia.

  Kessi                        Cotatou (No 1).

  Noukaré                      Boutioutonia.

  Coutiaki                     N’Ténou.

  Sériguia                     Tiakessi.

  Akoudou                      Cotatou (No 2).

Aujourd’hui, le pays de Bassaré est, au point de vue politique,
divisé en deux fractions, l’une amie des gens du Fouta-Djallon,
et, par conséquent, ennemie du Coniaguié, l’autre amie du
Coniaguié. Inutile de dire que les deux partis vivent dans un état
de guerre continuelle.

Les Bassarés, comme les Coniaguiés, recherchent notre amitié. Comme
eux, ils sentent qu’ils ont besoin d’être protégés contre
leurs ennemis.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XVII

Repos à Damentan. — Départ de Damentan. — De Damentan à la
Gambie. — Le _Manioc_. — La _pourghère_. — Traces du passage
d’une hyène. — Arrivée sur la rive droite de la Gambie. — Une
forêt de rôniers. — Le gué de Voumbouteguenda entre Damentan et
Bady. — Le fils du chef de Damentan vient me rejoindre. — Passage
de la Gambie. — Entre la Gambie et Bady. — Immense incendie. —
Une superstition bizarre. — Description de la route entre Damentan
et Bady. — Géologie. — Botanique. — Datura. — Sendiègne. —
M’Bolon-M’Bolon. — Arrivée à Bady. — Le village. —
Le chef. — Nous sommes bien reçus. — La population. — Grand
nombre de goîtreux. — Maladies de la peau. — Palabres. — Sandia
me quitte pour retourner à Nétéboulou. — Départ de Bady. —
Sansanto. — Niongané. — Beaux lougans d’arachides. — Arrivée
à Iéninialla. — Belle réception. — Description de la route de
Bady à Iéninialla. — Géologie. — Botanique. — Le Vène. —
Départ de Iéninialla. — Le pont sur le Barsancounti. —
Passage de la rivière Balé. — Rencontre d’une députation des
notables de Gamon venus au devant de moi. — Arrivée à Gamon. —
Belle réception. — Belle case. — Description de la route de
Iéninialla à Gamon. — Géologie. — Botanique. — Le Nando. —
Le Fouff. — Les dattiers. — Les piments. — Description du
village. — Le chef. — Palabres. — Plaintes des habitants.


_29 décembre._ — Après avoir pris à Damentan un jour de
repos bien mérité et pendant lequel mes hommes et mes animaux
se rattrapèrent du jeûne forcé du Coniaguié et se remirent des
fatigues de la route, nous quittâmes à cinq heures du matin cet
hospitalier village et nous nous dirigeâmes vers Bady, où j’avais
l’intention de faire étape ce jour-là. Les préparatifs du
départ se font lentement, toujours à cause des porteurs qu’on
ne peut arriver à rassembler. Au moment où j’allais monter à
cheval, Alpha-Niabali vint me serrer la main, me souhaiter un bon
voyage et m’annoncer, ainsi qu’il me l’avait promis, que son
fils se préparait à m’accompagner pour se rendre avec Sandia à
Nétéboulou pour s’y aboucher avec le commandant de Bakel. Mais
n’étant pas encore prêt à partir, il se mettrait en route plus
tard et me rejoindrait sur la rive droite de la Gambie au gué de
Voumbouteguenda. « A dater d’aujourd’hui, me dit-il, quand je
le quittai, je suis pour toujours l’ami des Français ».

A peine avons-nous quitté le village que nous marchons d’une
vive allure. La route traverse d’abord les lougans du village
que l’on trouve immédiatement après avoir franchi la branche
nord du marigot de Damentan, qui est à sec à cette époque de
l’année. Sur les bords de ce marigot je remarquai de nombreux
pieds de manioc et quelques échantillons de pourghère que pendant
le reste de mon voyage je n’avais vu jusqu’à ce jour qu’en
très petite quantité.

_Le manioc_ (_Manihot dulcis_ H. Bn.), est assez rare au Soudan. On
ne le trouve guère que dans le Belédougou, le Manding, le Gangaran
et les régions Sud de nos possessions. La variété à laquelle
appartient le manioc du Soudan est le manioc doux. Les maniocs
vénéneux y sont relativement très-rares. Les indigènes le
plantent par bouture, chaque année, au commencement de la saison des
pluies. Les tubercules sont bons à manger vers la fin de février. La
tige vit plusieurs années, mais elle se dessèche pendant la saison
des pluies. Les tubercules, au contraire, se conservent parfaitement
dans la terre pendant toute la saison sèche, et émettent de nombreux
rameaux qui se flétrissent à leur tour. Mais les tubercules de deux
ou trois ans deviennent durs et coriaces. C’est pourquoi il est
préférable, pour la consommation, de les cueillir chaque année
et de multiplier la plante par boutures. Les indigènes mangent
le manioc cuit sous la cendre ou bien bouilli et mélangé à leur
couscouss. Ils en sont très friands. Dans tous les jardins de nos
postes, le manioc est cultivé avec succès. Ses tubercules sont
d’excellents légumes pour les potages, et je me souviens avoir
mangé à Kita des galettes frites à la poële et faites avec de la
farine de manioc, du sucre et des jaunes d’œufs. Elles étaient
absolument savoureuses et n’auraient pas été déplacées dans
aucune de nos meilleures pâtisseries. On sait combien le tubercule
du manioc ordinaire (_M. edulis_ Plum.) est vénéneux et quelle
est la préparation qu’il faut lui faire subir pour le rendre
inoffensif. Il est connu que, dans le manioc doux, le principe
nuisible est très peu abondant et que la cuisson suffit pour le
faire disparaître. On ne saurait en nier l’existence, car les
animaux sont incommodés s’ils mangent simplement les feuilles, et
meurent empoisonnés s’ils boivent le suc extrait du tubercule. Le
manioc appartient à la famille des Euphorbiacées. Il affectionne
surtout les climats pluvieux et est précieux par ce seul fait que son
tubercule se conserve longtemps dans la terre. Quant à l’aliment
qu’il donne, il se digère facilement, est très rafraîchissant,
mais possède peu de principes nutritifs.


_La Pourghère._ — La Pourghère (_Jatropha curcas_
L.) ou _Médicinier cathartique_ appartient à la famille des
Euphorbiacées. C’est une plante à feuilles lobées ou palmées,
à fleurs dioïques disposées en grappes et pourvues d’un calice
et d’une corolle. Les mâles ont dix étamines monadelphes et
les femelles un ovaire à trois loges monospermes, avec trois
styles bifides. Son port rappelle celui du ricin et ses graines,
plus grosses que celles de ce dernier végétal, sont noirâtres
plutôt que mouchetées. Leur forme est celle des graines de
ricin. La pourghère donne des graines oléagineuses et éminemment
purgatives et émétiques. Elle croît et se multiplie au Sénégal,
au Soudan et dans les Rivières du Sud avec une grande rapidité. On
s’en sert surtout dans les Rivières du Sud, le Baol, le Sine,
le Saloum, etc., etc., pour faire des haies de jardins. Nous
avons vu à Damentan une jolie plantation de coton complètement
entourée de pourghères. Les indigènes en utilisent les graines
comme purgatives. Deux de ces semences suffisent pour déterminer
une abondante évacuation. Six à huit graines occasionnent des
symptômes alarmants d’empoisonnement. L’absorption d’une
douzaine de graines est suivie de mort. L’huile est purgative à
la dose de huit à dix gouttes au plus. Une dose plus élevée ne
manquerait pas d’entraîner de graves accidents. Cette huile peut
servir également à l’éclairage. Elle brûle en donnant peu de
fumée et peu d’odeur. Elle est encore utilisée avec avantage pour
la fabrication des savons et pour le graissage des machines. Elle
est très fluide, presque incolore, âcre, et très peu soluble dans
l’alcool. Cultivée sur une grande échelle, la pourghère pourrait
donner de sérieux profits, car elle demande peu de soins et donne
un rendement considérable. Les quelques essais faits jusqu’à
ce jour, mal dirigés, et peu encouragés, n’ont donné aucun
résultat appréciable. Il faut dire aussi qu’on n’y a apporté
aucune méthode et aucun soin et que l’on s’est vite lassé de
lutter contre l’apathie des Indigènes, tout est à recommencer.

Après avoir traversé les lougans du village, la route de Damentan
au gué de Voumbouteguenda longe, à environ deux kilomètres
de Damentan, une grande mare que l’on laisse sur la gauche. A
trois kilomètres de là, on traverse le petit marigot de _Mahéri_,
profondément encaissé et à sec à cette époque de l’année. Peu
avant d’y arriver et pendant que nous faisions la halte horaire,
une odeur épouvantable se fit tout à coup sentir. Intrigué,
j’envoyai mon interprète Almoudo à la découverte dans la
direction d’où elle semblait provenir. Peu après, il revint
et me dit que c’étaient les « cabinets » de la hyène qui
sentaient aussi mauvais. Je voulus avoir l’explication de ce fait
et mes hommes m’apprirent alors que cet animal avait l’habitude
d’aller toujours au même endroit déposer ses excréments, et
que ces lieux d’aisance étaient toujours situés non loin de son
repaire. Le fait est que je pus constater moi-même l’existence
dans le même lieu d’une grande quantité de matières fécales
qui exhalaient une odeur absolument repoussante. J’ignorais ce
détail de mœurs de cet animal immonde, et je consigne ici ce fait
comme il m’a été donné, sous toutes réserves, bien entendu.

A huit heures trente minutes nous arrivons enfin sur la rive gauche
de la Gambie, après avoir traversé une large plaine marécageuse
couverte de Cypéracées gigantesques. Le fleuve est devant nous
profondément encaissé. C’est là le gué de Voumbouteguenda ;
il tire son nom d’un petit village malinké qui existait il y a
quelques années encore non-loin en amont et qui est aujourd’hui
détruit. Les habitants sont allés habiter à Damentan.

Les rives de la Gambie en cet endroit, et à cette époque de
l’année, sont très escarpées. Il faut descendre de cheval pour
s’avancer sur la belle plage de sable que les eaux en se retirant
ont mise à découvert. A Voumbouteguenda, pendant l’hivernage,
la Gambie a environ cinq cents mètres de largeur, mais au moment
où nous l’avons traversée, elle n’a pas plus de deux cents
mètres. Par la plage sablonneuse qui se trouve sur la rive gauche,
on arrive à peu près jusqu’au milieu du lit du fleuve. Là existe
un chenal dont la profondeur, à la fin du mois de décembre, est
d’environ trois mètres à trois mètres cinquante et la largeur,
60 à 70 mètres. Le courant y est excessivement rapide. Il va falloir
passer ce chenal en radeau. Quand on l’a traversé, on aborde à
une sorte de banc de plusieurs centaines de mètres de longueur,
qu’on doit parcourir pendant environ 200 mètres pour pouvoir
traverser à gué un second chenal de quatre mètres de largeur et
de 0m80 centimètres de profondeur. On atterrit alors sur la rive du
Tenda (rive droite), non sans être couvert de vase et de débris
végétaux. Un mois après, vers la fin janvier ou au commencement
de février au plus tard, le gué est praticable pour les piétons.

Les rives de la Gambie sont en cet endroit couvertes de superbes
rôniers qui forment de chaque côté une véritable forêt. Sauf
de rares interruptions, elle s’étend, du reste, tout le long du
fleuve presque jusqu’à son embouchure. Il y en a là qui sont
absolument énormes et nulle part, ailleurs, je n’ai vu d’aussi
beaux échantillons de ce précieux végétal.

[Illustration : Rônier (Borassus flabelliformis).]

La veille de mon départ de Damentan, j’avais expédié un homme
à Bady et lui avais bien recommandé de dire au chef de ce village
de m’envoyer à Voumbouteguenda vingt hommes avec tout ce qu’il
fallait pour construire un radeau. Je n’ai pas besoin de dire
qu’aucun d’eux n’était arrivé quand nous atteignîmes le
gué. Fort heureusement, un des hommes de Sandia aperçut attaché à
la rive opposée un grand radeau fait en tiges de feuilles de palmier
et en tout semblable à celui qu’il nous avait fallu construire
pour traverser la rivière Grey. Immédiatement il se mit à l’eau,
traversa le chenal à la nage, reconnut la route que nous avions
à suivre, et, malgré le courant amena à notre rive le précieux
esquif. Mais nous manquons de cordes pour installer le va-et-vient,
et il faut en faire. Les lianes ne seraient pas assez résistantes à
cause du courant. Aussi les hommes de Sandia et les miens vont-ils
couper de jeunes pousses de rôniers qui abondent dans toute cette
région, et après les avoir légèrement passées à la flamme pour
les ramollir, ils les tressent solidement et en peu de temps ont
vite confectionné la longueur qui nous est suffisante. Pendant
ce travail, les hommes de Damentan se vautrent sur le sable et
regardent tranquillement notre personnel se débrouiller du mieux
qu’il peut. Quoique nous fassions et quoique nous disions, nous ne
pouvons pas arriver à les décider à se mettre à la besogne. Mais
l’arrivée du fils du chef qui, comme je l’ai dit plus haut,
devait me rejoindre en cet endroit, change les choses de face, et,
sur son ordre, tous se mettent avec ardeur au travail.

[Illustration : Gué de Voumboutouguenda (Gambie), route de Damantan
à Bady.]

Ce brave garçon, chargé par son père de se rendre à Nétéboulou
avec Sandia pour y voir le commandant de Bakel et signer avec
lui le traité qui doit placer son pays sous notre protectorat,
est accompagné par deux des principaux notables de Damentan, et il
emmène, pour l’offrir au commandant, un beau mouton blanc castré
que l’on désigne dans le pays sous le nom de _Samoné_.

L’opération du passage se fait sans accidents. On y procède
absolument comme je l’ai décrit plus haut pour la rivière Grey,
et à midi tout est terminé. Mon vieux Samba fait passer les animaux
à la nage. Pour moi, je traverse le dernier et suis obligé de
faire comme tout le monde, de me mettre à l’eau et de franchir
environ un kilomètre, ayant de l’eau jusqu’aux aisselles,
pour atteindre la rive opposée. Enfin, tout se passe à merveille
et je constate avec plaisir que tout mon monde est autour de moi,
sur la rive droite, et qu’il ne me manque aucun de mes bagages.

Pendant l’opération, arrivent trois hommes de Bady qui nous
annoncent que les autres les suivent et que s’ils sont en retard,
c’est qu’ils étaient allés, dès le matin, préparer ce qu’il
fallait pour construire un radeau. Je congédie alors les hommes de
Damentan et nous nous mettons en route pour Bady, en n’emportant
que les bagages indispensables. Les autres colis sont laissés sur
la berge sous la garde de deux de nos hommes. Les gens de Bady qui
arrivent les porteront au village.

Il fait une chaleur épouvantable ; mais, nous marchons tout de même
d’une bonne allure. Tout le monde a hâte, après une journée
aussi pénible, de prendre un peu de repos dans une bonne case,
à l’abri du soleil brûlant.

De la Gambie à Bady, la route ne présente aucune difficulté et
nous la faisons sans encombre. A environ six kilomètres du fleuve
nous sommes obligés de faire un assez long détour pour éviter un
immense incendie de brousse. Tout est en feu autour de nous. Cela ne
contribue pas à rafraîchir l’atmosphère. Les gens de Bady nous
disent que le feu brûle ainsi depuis trois jours. Nous n’avons
aucun accident à regretter fort heureusement. Dans toute cette
route la plus grande difficulté est occasionnée par les nombreux
passages d’hippopotames et d’éléphants. Il faut avoir grand soin
d’éviter ces fondrières dans lesquelles les chevaux pourraient
parfaitement se casser les jambes.

Nous étions arrivés à environ cinq kilomètres du village,
lorsque je vis tout à coup accourir à moi et tout effaré mon vieux
palefrenier Samba, qui marchait en avant avec le guide. Il venait
nous dire à Sandia, à Almoudo et à moi que les hommes du village
avaient coupé le cou à un poulet sur la route. Il craignait d’y
voir l’indice d’une mauvaise réception. Je me fis expliquer
par mes Malinkés ce que signifiait cet usage, et voici ce qu’ils
m’apprirent. Quand dans un village Malinké ou Bambara, on apprend
qu’une colonne ou un étranger de marque, blanc ou noir, est en
route pour s’y rendre, on a l’habitude, si on ne le connaît pas,
de couper le cou à un poulet et on répand son sang sur la route
par laquelle doit arriver l’étranger ou la colonne, afin que,
de cette visite, il ne résulte aucun dommage pour le village. Je ne
saurais mieux comparer cette superstition qu’à celle qui consiste,
dans la religion catholique, à faire brûler des cierges devant
des images de saints pour se les rendre favorables. Cette coutume
des Malinkés n’est pas plus ridicule que cette dernière pratique
d’une religion civilisée. Elle est plus primitive, moins raffinée,
et voilà tout. Nous arrivons enfin à Bady à trois heures trente. A
un kilomètre et demi environ du village, nous avions traversé le
petit marigot de _Fayoli_ qui traverse la route et qui, en cette
saison, n’a plus qu’un mince filet d’eau.

Au point de vue géologique, la route de Damentan à Bady ne présente
rien de nouveau à signaler. Un petit plateau de latérite se trouve
en quittant Damentan. Il est en entier cultivé. A partir de là, les
argiles compactes et les plateaux rocheux se succèdent jusqu’à la
Gambie. Sur la rive droite, on traverse d’abord une vaste plaine
marécageuse qui s’étend jusqu’au Ouli et qui est bornée
au Nord-Ouest par les collines du Ouli, au Nord et au Nord-Est
par celles du Tenda. Elle est couverte d’une brousse épaisse,
d’une hauteur prodigieuse, à travers laquelle il est excessivement
pénible de se frayer un chemin. Par-ci par-là on aperçoit très
clairsemés quelques arbres rachitiques et rabougris. Son sol est
argileux. A sec pendant la belle saison, elle est complètement
inondée pendant la saison des pluies. De là, on arrive par une
rampe douce à un plateau formé d’argiles et de conglomérats
ferrugineux. Il s’étend jusqu’à trois kilomètres de Bady,
où apparaît de nouveau la latérite. Le fond de la Gambie, à
l’endroit où nous l’avons traversée, est formé de sables très
fins et de petits cailloux qui résultent de la désagrégation par
les eaux des conglomérats ferrugineux qui se rencontrent sur les
berges dans le haut cours du fleuve.

Au point de vue botanique, végétation excessivement pauvre, sauf sur
les bords de la Gambie, où se trouve une belle forêt de superbes
rôniers semblable à celle que nous avons déjà signalée sur la
rive opposée. Outre des végétaux déjà connus nous citerons
particulièrement quelques rares pieds de lianes Saba et Delbi
(_Vahea_) et un petit bois de superbes Karités de la variété Mana,
situé à environ sept kilomètres de la Gambie. Parmi les végétaux
nouveaux que j’ai pu remarquer pendant le trajet, je citerai le
Datura, le Sendiègne, et une plante comestible que les Malinkés
désignent sous le nom de M’Bolon-M’Bolon.

Le _Datura_ (_Datura Stramonium_ L.) de la famille des Solanées,
croît en grande quantité dans le Sud de nos possessions
Soudaniennes. Il affectionne particulièrement les endroits humides
et à l’abri des rayons du soleil. Il acquiert, dans ces régions,
des proportions surprenantes. Je ne crois point que les indigènes
connaissent ses propriétés thérapeutiques. J’ai entendu dire
cependant qu’ils en prenaient parfois comme aphrodisiaque, mais
j’ignore absolument quelle est la partie de la plante qu’ils
emploient, et quel en est le mode d’administration.


Le _Sendiègne._ — Les indigènes désignent sous ce nom les
racines d’un petit arbuste très commun dans toute cette région et
qu’ils utilisent contre la blennorrhagie. Ce végétal m’a paru
être une Légumineuse. Ils font avec la racine pilée ou concassée
des infusions et des tisanes qu’ils regardent comme absolument
souveraines contre la blennorrhagie. Cette plante est très connue
au Soudan des marabouts et des forgerons et on la trouve sur le
marché de Kayes aussi bien que sur celui de Saint-Louis au Sénégal.


_Le M’Bolon-M’Bolon._ — C’est une petite plante herbacée de
la famille des Légumineuses, qui croît dans le Tenda, le Dentilia,
le Konkodougou, le Diébédougou, etc., etc., et dont les indigènes
utilisent les feuilles et les jeunes pousses comme condiments. Elle
est surtout cultivée dans le Diébédougou, le Konkodougou et le
Tenda. Elle peut atteindre au maximum trente à quarante centimètres
de hauteur. Tige herbacée dont la grosseur ne dépasse jamais celle
du petit doigt. Feuilles lancéolées, longues d’environ quatre
centimètres. Leur face supérieure est vert pâle, lisse. Leur face
inférieure blanchâtre et légèrement rugueuse. Si on écrase entre
les doigts une de ces feuilles, elle exhale une odeur vireuse très
prononcée. Leur saveur est légèrement acidulée. Le fruit est une
gousse à valves excessivement convexes et qui se dessèchent très
rapidement. Ces valves sont transparentes et à leur charnière
viennent s’insérer les graines très nombreuses, petites,
ressemblant à celles du radis, brunes. Elles se détachent très
facilement de leur point d’insertion, et sont presque toujours
libres dans la gousse.

Les indigènes du Tenda, du Diébédougou et du Konkodougou font
bouillir les feuilles du M’Bolon-M’Bolon, les réduisent en pâte
qu’ils mélangent avec leur couscouss ou bien s’en servent pour
fabriquer une sorte de sauce verdâtre dans laquelle ils trempent
leur poignée de couscouss ou de riz avant de le manger. Le goût
de ce condiment rappellerait un peu celui des épinards. Il est
cependant moins fade.

Notre arrivée à Bady fit sensation, car on y avait appris notre
voyage à Damentan et au Coniaguié. Tout le village est là pour
nous voir et Sandia, qui a autrefois habité le Tenda, distribue
à droite et à gauche de nombreuses poignées de mains. On nous
conduit aussitôt au campement que l’on a préparé pour nous,
et pour ma part je suis très bien logé dans une case vaste et bien
aérée. J’étais à peine installé qu’arrivent les bagages que
nous avions laissés sur la berge. Les hommes de Bady, qui sont allés
les chercher, nous ont croisés dans la plaine à quelques centaines
de mètres du fleuve, mais la brousse est si touffue et si haute que
nous n’avons pu les apercevoir. Il y avait à peine dix minutes
que nous étions partis lorsqu’ils sont arrivés à l’endroit
où les attendaient nos hommes. Il ne me manque rien. Rien n’est
avarié. Tout est donc pour le mieux.

Bady est un village d’environ 500 habitants Malinkés non
musulmans. Il a absolument l’aspect de tous les villages Malinkés
que nous avons déjà visités. Les rues y sont étroites, sales,
et les cases construites en terre, rondes et couvertes d’un
toit pointu en chaume. Beaucoup tombent en ruines. Ce qui donne au
village un aspect absolument désolé. Il était autrefois entouré
d’un assez fort tata dont on voit encore les ruines. Ce tata a
été remplacé par un sagné bien construit et d’environ trois
mètres de hauteur. On accède par trois portes dans le village. Ces
portes, très épaisses, sont toujours fermées pendant la nuit,
car les environs sont souvent infestés par des bandes de Peulhs
pillards du Tamgué qui viennent jusque sous les murs du village
enlever les bœufs, les enfants, les femmes et les captifs. Les
habitants présentent le type parfait du Malinké, ivrogne, puant
et abruti. Il n’y a pas à s’y méprendre. Ce sont surtout des
cultivateurs. Ils possèdent de beaux lougans de mil, maïs, arachides
et de vastes rizières. Leur troupeau compte environ cinquante têtes
de bétail. On y trouve également en notable quantité des chèvres,
moutons et poulets. Mes hommes et mes animaux sont bien nourris et
l’on me donne à profusion tout ce dont j’ai besoin.

Le chef, qui est venu me voir peu après mon arrivée, est un
vieillard aveugle, impotent, absolument incapable de quoi que ce soit,
et littéralement abruti.

La première chose qui m’ait frappé en arrivant à Bady est le
grand nombre de goîtreux que l’on y rencontre. Cette affection
y est plus commune chez la femme que chez l’homme. Le nombre des
aveugles y est aussi relativement considérable, et l’on y voit
également beaucoup de malades atteints de vieux ulcères absolument
repoussants. J’y ai constaté en outre l’existence d’une sorte
de maladie de la peau qui ne guérit qu’en faisant disparaître le
pigment. Aussi voit-on quantités d’individus ayant, de ce fait,
les mains ou les pieds absolument blancs. Toutes ces affections sont,
du reste, très communes dans tout le Tenda. Je crois qu’il faut les
attribuer à l’alimentation presque exclusivement végétale dont
font usage les habitants de Tenda. On y mange rarement de la viande
et le sel y est à peu près inconnu. Les Malinkés attribuent la
maladie de peau à laquelle ils sont sujets dans ce pays à l’usage
journalier qu’ils font des Diabérés, je veux dire les turions de
cette Aroïdée du genre Arum que nous avons précédemment décrite
sous le nom d’_A. cornui_.

De Damentan à Bady, la route suit une direction générale Nord-Est
et la distance qui sépare ces deux villages est d’environ
vingt-neuf kilomètres.

Les fatigues que nous avions éprouvées pendant la journée me
décidèrent à rester un jour de plus à Bady. En outre, Sandia
devant me quitter là pour retourner à Nétéboulou, je n’étais
pas fâché de rester un jour encore avec lui pour lui faire toutes
mes recommandations et pour lui confier un volumineux courrier à
destination de France.


_30 décembre._ — La nuit, bien que très fraîche, a cependant
été moins froide que les précédentes. Le ciel a été couvert
pendant la plus grande partie de la nuit et il a soufflé une forte
brise de Nord-Est. Au réveil, le ciel est encore couvert et le
soleil voilé. Une buée épaisse obscurcit l’horizon. Pas de
rosée. La brise vient toujours du Nord-Est.

Tout mon monde a bien dormi jusqu’à sept heures du matin. On
s’est remis des fatigues d’hier.

Vers dix heures du matin, le ciel s’est complètement éclairci. Le
soleil est brillant et il souffle un vent d’Est brûlant. Il fait
une chaleur étouffante.

Le chef m’envoie dans la matinée un superbe bœuf pour mon
déjeuner. On le tue aussitôt et la viande en est distribuée
pour deux jours aux hommes. J’en fais donner pour trois jours à
Sandia ainsi qu’aux différents chefs qui nous accompagnent, et qui
doivent me quitter demain pour se rendre à Nétéboulou. Je n’ai
pas besoin de dire que j’ai envoyé au chef du village, selon la
coutume, un quartier de devant et que tout le village en a eu sa part.

Dans la soirée, tous les chefs des villages environnants vinrent me
voir avec le chef du pays. Bien malgré moi il fallut organiser un
grand palabre qui ne dura pas moins de deux heures. Le Massa ou chef
du pays se plaignit à moi de ce que son autorité était méconnue
des villages qui dépendaient de Bady, et que, particulièrement le
chef de Bamaki était l’organisateur de tout ce qui se faisait
contre lui dans le pays. Je crus devoir lui faire de sévères
remontrances et l’avertis que j’allais causer au commandant de
Bakel pour lui demander de le punir d’une façon exemplaire. Le
Massa se retira enchanté du résultat du palabre. Quel ne fut pas
mon étonnement quand une heure après, il vint me demander de ne
pas mettre ma menace à exécution. Je lui déclarai que je n’en
maintenais pas moins ma décision et profitai de la circonstance pour
le blâmer vertement d’être aussi faible. D’après cela, il ne
devrait s’en prendre qu’à lui si les sujets ne lui obéissaient
pas mieux. Il en est de même, du reste, dans tous les pays Malinkés,
et, il ne faut attribuer le désordre politique qui y règne sans
cesse, qu’à la faiblesse unique dont les chefs font preuve dans
l’exercice du commandement.

Avant de me coucher, je fis à Sandia toutes mes recommandations ;
je lui donnai toutes mes instructions et lui confiai un courrier
volumineux qu’il se chargeait de faire parvenir à Bakel.


_31 décembre._ — La nuit a été très fraîche. Le ciel
clair et étoilé. Brise de Nord. Au réveil, ciel clair, rosée
abondante. Brise de Nord. Température froide. Le soleil se lève
brillant.

Les porteurs sont réunis à l’heure dite. Aussi pouvons-nous
nous mettre en route dès le point du jour. Je fais, avant de monter
à cheval, mes adieux à Sandia. Ce brave homme est tout ému, et,
je puis bien le dire, c’est avec grand regret que je me sépare
de lui. Vivant dans son intimité depuis cinq mois, j’avais pu
apprécier ses qualités rares chez un noir. Je serre également
la main à tous les chefs qui m’ont accompagné et, attristés
par cette séparation, nous nous mettons en route pour Iéninialla,
où j’ai décidé de faire étape ce jour-là.

La route de Bady à Iéninialla se fait sans encombre et
rapidement. Les porteurs marchent bien et rien ne nous retarde. A
600 mètres environ du village nous traversons une des branches
du marigot de Fayoli et peu après nous arrivons au village de
_Niongané_, où nous sommes obligés de faire une courte halte
pour permettre aux porteurs de prendre leurs fusils, parce que,
disent-ils, la route n’est pas sûre. Il paraît, en effet,
que depuis quelques jours une bande de pillards du Tamgué rôde
dans les environs. — Un peu avant d’arriver à Niongané nous
avions laissé sur la gauche la route de Bamaki et, sur la droite,
celles de Kénioto et de Dalésilamé.

_Niongané_ est un village de Malinkés musulmans qui dépend
de Bady. Sa population est d’environ trois cents habitants. Il
est de forme absolument circulaire et est entouré d’un tata en
ruines et d’un double sagné en excellent état. Tout autour se
trouvent de riches lougans de mil, maïs et arachides. A six heures
dix minutes nous passons devant le petit village de _Sansanto_. La
population peut s’élever à environ 450 habitants. Ce sont
des Malinkés musulmans. Il est entouré d’un tata peu élevé,
mais bien entretenu et tout autour se trouvent de superbes lougans
bien cultivés.

A deux kilomètres environ de Sansanto nous traversons le marigot de
_Damoutakoudiala_, dont les bords sont couverts de beaux palmiers
et de superbes _Caïl-cédrats_ (en Malinké _Diala_). Le passage
en est très facile. Nous laissons sur notre droite le petit
village de Kénioto dont on voit les lougans de la route. Quelques
kilomètres plus loin on traverse sans aucune difficulté le marigot
de _Nafadala_, branche de celui de Barsancounti qui, lui-même,
est un affluent du Niéri-Kô. C’est plutôt un vaste marécage
couvert d’herbes palustres qu’un marigot à proprement parler. A
quelques centaines de mètres du Nafadala se trouve le petit village
de Iéninialla, où nous devons passer la journée.

La route de Bady à Iéninialla suit à peu près une direction
Nord-Est, et la distance qui sépare ces deux villages est environ
de quinze kilomètres cinq cents mètres. Elle ne présente aucune
difficulté. Les marigots qu’on y rencontre sont faciles à
traverser et les chevaux ne s’y embourbent pas. Pas de collines ;
elle traverse un pays absolument plat. A mentionner seulement
un petit plateau de roches ferrugineuses qui se trouve à peu de
distance de Iéninialla. La plus grande partie du chemin se fait
à travers de superbes lougans de mil et d’arachides. Au point de
vue géologique nous mentionnerons tout particulièrement les vastes
bancs de latérite qui se trouvent entre Bady et jusqu’à quatre
kilomètres au-delà de Sansanto. Là la latérite fait place à une
plaine d’argiles compactes et au petit plateau formé de quartz
et de conglomérats ferrugineux, qui se trouve à peu de distance
de Iéninialla. Deux kilomètres environ avant d’arriver à ce
dernier village, la latérite réapparaît et toute la plaine dans
laquelle il s’élève est formée de ce terrain. Aussi est-elle
d’une grande fertilité et très bien cultivée. Au point de vue
botanique, nous signalerons tout particulièrement la présence dans
les marigots de nombreux spécimens de Belancoumfo[22]. Leurs rives
présentent aussi quelques télis et de beaux caïl-cédrats. En
arrivant à Iéninialla nous avons remarqué quelques beaux n’tabas
et fromagers. Les nétés y sont également très nombreux et très
beaux. Enfin, surtout sur le petit plateau dont nous venons de parler,
nous avons pu remarquer quelques beaux échantillons de ce végétal
si précieux pour nos constructions au Soudan et que l’on désigne
sous le nom de _Vène_.

_Le Vène_ (Pterocarpus erinaceus) appartient à la famille des
Légumineuses papilionacées. C’est un bel arbre dont la tige,
généralement droite, atteint parfois quatre à cinq mètres de
hauteur. Son écorce blanchâtre permet aisément de le reconnaître
dans la forêt et de ne pas le confondre avec ses voisins. Son
feuillage est généralement maigre et d’un blanc terne. Il fleurit
vers la fin de janvier. Son bois est à grain fin, très dur, serré
et très propre pour la menuiserie fine. Il est moins attaqué que
les autres bois par les termites. On le trouve en grande quantité
dans tout le Soudan et pourrait être l’objet d’une exploitation
sérieuse. A l’incision, son écorce laisse découler une sorte de
cachou à saveur excessivement astringente. Les indigènes utilisent
les propriétés astringentes de son écorce contre les diarrhées
et rebelles comme fébrifuges. Ils en font des macérations très
concentrées dont ils boivent par jour environ la valeur de deux
verres à Bordeaux matin et soir. Le vène est utilisé dans
nos ateliers pour la menuiserie et pour la construction de nos
chalands. On s’en sert également avec avantage pour fabriquer des
traverses de chemin de fer et pour la construction des charpentes
de nos postes.

_Iéninialla_, où nous allons passer cette dernière journée
de l’année 1891, est un village d’environ 450 habitants. Sa
population est uniquement formée de Malinkés musulmans. Il est
relativement propre et bien entretenu. Il est entouré d’un
petit tata encore en assez bon état et d’un solide sagné fait
de grosses pièces de bois jointives d’environ trois mètres de
hauteur. Iéninialla possède de superbes lougans et un beau troupeau
d’une centaine de têtes. C’est un des villages les plus riches
que j’ai rencontrés sur ma route pendant ce long voyage. J’y suis
reçu d’une façon remarquable, du reste j’y étais attendu. Hier,
le chef, aussitôt après avoir reçu mon courrier qui lui annonçait
mon arrivée pour aujourd’hui, avait expédié deux hommes à
Bady pour me souhaiter la bienvenue, et pour me conduire dans son
village, prévenance qui est peu familière aux noirs et que je
tiens à signaler tout particulièrement.

Je suis très bien logé dans une belle case très propre et à
laquelle on a fait la toilette pour me recevoir. Nous ne manquons
de rien et tout ce dont j’ai besoin pour mes hommes, mes animaux
et pour moi m’est apporté avec empressement dès mon arrivée,
sans que j’aie même la peine de demander quoique ce soit. Le chef
m’offre un joli petit bœuf pour mon « déjeuner » (_sic_). Il
est immédiatement sacrifié et distribué entre mes hommes et les
habitants. Bien entendu j’ai fait porter au chef un quartier de
devant. Couscouss, mil, riz, poulets, œufs nous sont offerts à
profusion et rien ne manque de tout ce que l’on peut trouver dans
un village noir.

Je passe à Iéninialla une journée excellente. Dans la soirée,
j’expédie à Gamon un courrier pour annoncer au chef de ce
village mon arrivée pour le lendemain. Le fils du chef est plein de
prévenance pour moi et il est venu dès mon arrivée me saluer de
la part de son père qui, vieux et malade, ne peut pas marcher. Je
ne manque pas d’aller dans la soirée le voir et le remercier de
sa généreuse hospitalité. Je lui fais avant de partir un petit
cadeau d’étoffes, de kolas et de verroteries pour ses femmes. Il
me remercie le plus chaleureusement du monde et nous nous séparons
enchantés l’un de l’autre.


_1er janvier 1892._ — Aujourd’hui, c’est le premier jour
d’une nouvelle année. J’ai supporté bien des fatigues, bien des
misères et éprouvé bien des désillusions pendant celle qui vient
de s’écouler. J’ai appris la mort de plusieurs de mes meilleurs
amis, tombés au champ d’honneur sur cette terre inhospitalière,
terrassés par ce climat meurtrier qui ne pardonne pas. Le minotaure
soudanien ne se rassasie pas. Il lui faut encore des victimes
et toujours ce sont les plus nobles et les meilleures qu’il
sacrifie. Devant ces tombes à peine fermées, découvrons-nous
avec respect. Ils sont morts en braves pour la civilisation, pour
la France, victimes du devoir et de leur dévouement. Espérons que
l’année qui commence sera plus clémente et que ceux que nous
aimons et estimons seront épargnés.

Cette nuit du 31 décembre 1891 au premier janvier 1892 a été
excessivement froide. Brise de nord, ciel clair et étoilé. Au
réveil, ciel clair, brise de nord. Rosée abondante, le soleil se
lève brillant. Température très froide.

Les porteurs sont réunis à l’heure dite et, à cinq heures, au
point du jour, nous pouvons nous mettre en route. Aucun incident à
noter. Nous marchons d’un bon pas pour nous réchauffer. — A 5
h. 45, nous traversons le marigot de _Barsancounti_. En cet endroit,
il n’a pas moins de cinquante mètres de largeur. Fort heureusement
les habitants de Iéninialla ont eu l’excellente idée de construire
au-dessus de son cours un pont en bois, primitif il est vrai, mais
qui est assez ingénieux. Il se compose de deux rangées de pieux
solidement enfoncés dans le lit du marigot, et distants les uns des
autres d’environ 80 centimètres. Les deux rangées sont séparées
l’une de l’autre par un intervalle d’un mètre cinquante
centimètres environ. C’est la largeur du tablier. Ces pieux
sont réunis entre eux par des traverses longitudinales solidement
attachées à l’aide de cordes de bambous. Sur ces traverses repose
le tablier qui est formé de pièces de bois jointives réunies entre
elles, à leur extrémité, par des cordes également en bambous
ou en fibres de baobab. Tout le convoi passe sur ce pont sans aucun
accident. On est obligé cependant de faire passer mon cheval à la
nage. L’eau est absolument glacée. A six heures vingt-cinq nous
traversons le marigot de _Sekoto_ et enfin à huit heures quinze la
rivière _Balé_. Le fond de ce petit cours d’eau, à peine large
de 40 mètres, est excessivement vaseux et couvert d’une épaisse
couche de détritus végétaux. Il faut se mettre à l’eau et ce
n’est qu’au prix de mille difficultés et en enfonçant dans la
vase jusqu’à mi-jambes que nous arrivons sur la rive opposée. A
quelques kilomètres de là nous rencontrons plusieurs guerriers
de Gamon que le chef envoie au devant de nous pour nous escorter
et nous conduire au village. Ils nous apportent des peaux de bouc
remplies d’une eau fraîche et limpide. Elle est la bienvenue,
et, après nous être désaltérés, nous nous remettons tous en
route. Enfin, à onze heures quarante-cinq minutes, nous arrivons
à Gamon, après avoir traversé à quelques centaines de mètres
du village le petit marigot de _Diéfagadala_ dont les bords sont
couverts de superbes rizières.

La route de Iéninialla à Gamon suit une direction générale
à peu près Est. La distance qui sépare ces deux villages est
environ de 29 kilomètres. Ce trajet présente comme difficultés
sérieuses le passage des marigots dont le fond, celui surtout de
la rivière Balé, est extrêmement vaseux. Pas de collines. Le pays
est absolument plat et couvert d’une brousse épaisse.

Au point de vue géologique, on ne rencontre pas de terrains
nouveaux. Ce sont toujours les mêmes, argiles, latérite et
plateaux ferrugineux. En quittant Iéninialla, on suit le banc de
latérite qui commence à deux kilomètres environ à l’Ouest du
village. Ce banc fait place brusquement aux argiles et aux vases
qui couvrent les rives du Barsancounti-Kô et que l’on trouve
à deux kilomètres environ avant d’arriver sur les bords de
ce marigot. Nous signalerons un petit banc de latérite entre
le Barsancounti-Kô et le Sekoto-Kô et qui est cultivé. Dès
que l’on a quitté la plaine marécageuse qui s’étend à un
kilomètre cinq cents mètres du Sekoto, on traverse un vaste plateau
ferrugineux absolument nu. Ce plateau se termine brusquement à cinq
cents mètres de la rivière Balé pour faire place à un vaste
marécage à fond argileux qu’il faut traverser pour arriver à
la rivière. Nouvelle plaine marécageuse sur la rive gauche de la
rivière, puis argiles pendant trois kilomètres environ. La route
traverse ensuite un petit plateau formé de quartz ferrugineux et,
à partir de là, ce ne sont plus que des argiles. La latérite
réapparaît à cinq kilomètres environ avant d’arriver à Gamon
en deux petits îlots de peu d’étendue. Enfin, la colline sur
laquelle est construit le village est elle-même formée d’argiles
recouvrant un sous-sol de quartz et de conglomérats ferrugineux.

Le fond des marigots est formé d’une couche épaisse de vase
qui repose sur des argiles grasses et très profondes. Tous ces
cours d’eau sont tributaires de la rivière Balé, laquelle
est formée par l’apport des marigots d’une grande partie du
Tiali. Elle se jette dans la Gambie. Le marigot de Diéfagadala,
qui passe à Gamon, se jette dans le marigot de Couiankô, lequel
se rend au Niocolo-Koba. Le marigot de Couiankô fait communiquer
le Niéri-Kô avec le Niocolo-Koba.

Au point de vue botanique, nous signalerons tout particulièrement
les fourrés de bambous qui s’étendent sur les rives des marigots
et les lianes delbis et sabas (_Vahea_) qu’on y rencontre partout
en quantités considérables. Signalons encore la présence de
beaux fromagers, baobabs et nétés. Pendant la route mes hommes
me montrèrent deux végétaux dont on utilise les racines dans la
pharmacopée indigène. C’est le _Nando_[23] et le _Fouff_[24]. Le
nando est préconisé surtout contre les coliques et le fouff contre
la blennorrhagie. Cette dernière racine est caractérisée par une
pénétrante odeur qui ressemble un peu à celle du jasmin[25]. Ces
deux végétaux sont encore assez communs dans le Cayor et dans les
environs de Khayes.

Dans l’intérieur même du village de Gamon existe un assez
grand nombre de papayers et de dattiers, et, dans les cours des
habitations, nous avons remarqué de nombreux pieds de piments dont
les indigènes ont un soin jaloux. Le dattier que l’on trouve
au Soudan, dans le Kaméra, le Guidimakha, le Tiali, le Niéri,
le pays de Gamon appartient à une variété de petite taille. Il
prospère à merveille et les dattes qu’il donne sont excessivement
savoureuses. Malheureusement les indigènes ne s’adonnent que fort
peu à la culture de ce précieux végétal. Je suis persuadé que,
dans certaines régions, il serait très facile de le multiplier,
et de créer de belles plantations. Ceux que nous avons vus à Gamon
étaient arrivés à complet développement et, d’après le dire
des habitants, donneraient chaque année une abondante récolte.

Le piment qui est le plus généralement cultivé par les indigènes
appartient à cette variété que l’on désigne sous le nom de
_Poivre de Cayenne_ (_Capsicum frutescens_. L. Solanées). Il est
rouge vif, long de 20 à 30 millimètres, large de 7 à 9 à sa
base, rétréci au voisinage du calice, qui est cupuliforme. Son
odeur est très forte, caractéristique, et sa saveur d’une
âcreté insupportable. Les noirs en sont très friands et s’en
servent pour assaisonner leur couscouss dont il relève le goût
fade et écœurant. Le piment est, de plus, regardé par eux
comme un véritable spécifique contre les hémorrhoïdes. Pour
l’administrer, ou bien ils se contentent de le mélanger à doses
assez fortes avec les aliments, ou bien ils le pilent quand il est
sec et absorbent dans du lait trois ou quatre grammes de la poudre
ainsi obtenue. Il faut avoir le palais des noirs pour ingurgiter
ainsi une dose aussi forte de poudre de piment. Mais, administrée
dans du pain azyme, elle ne cause aucun désagrément. Nous avons pu
en faire nous-même l’expérience et le résultat que nous avons
obtenu a été concluant sous tous les rapports.

_Gamon_ est un gros village de près de 1200 habitants. Sa population
est formée de Malinkés marabouts pour la grande partie. De plus,
il s’y trouve des habitants appartenant à toutes les races du
Soudan : nous y reviendrons plus loin lorsque nous traiterons de
l’ethnographie de ce pays. — Nous y fûmes très bien reçus et
on nous donna à profusion tout ce dont nous avions besoin : mil pour
mon cheval, couscouss pour mes hommes, œufs et viande fraîche pour
moi. De plus, je suis très bien logé, dans une belle case, vaste
et bien aérée. Aussi n’ai-je pas trop souffert de la chaleur,
bien qu’elle fût absolument torride ce jour-là.

Dans l’après-midi, le chef vint me voir avec ses principaux
notables. C’est un homme jeune encore, peu loquace et très
intelligent. Son nom est Koulou-Takourou. Il se fit auprès de moi
l’écho des plaintes de tous les habitants du village. Depuis
qu’ils se sont placés, me dit-il, sous notre protectorat, nous
n’avons rien fait pour eux. Ils sont à chaque instant pillés
par les Peulhs du Tamgué et nous ne faisons rien pour les protéger
contre leurs incursions. Dernièrement encore, un parti de rôdeurs
s’est avancé jusque sous les murs du village et ils ont enlevé
deux hommes et sa propre fille. Il désirerait, ajouta-t-il, être
autorisé à faire sa police lui-même et à se défendre contre ses
ennemis puisque nous ne pouvons pas nous en occuper. Je lui promis de
parler de tout cela à qui de droit. C’est tout ce que je pouvais
lui répondre et tout ce que je pouvais faire.

                               * * * * *




                            CHAPITRE XVIII

[Illustration : _Damentan Tenda et Gamon_]

Le Tenda et le pays de Gamon. — Frontières, Limites. — Aspect
général du pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution
géologique du sol. — Flore, productions du sol, cultures. —
Faune, animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. —
Organisation politique. — Rapports avec les pays voisins. —
Rapports avec les autorités françaises.


Bien que le Tenda et le pays de Gamon soient deux pays absolument
distincts, bien qu’ils n’aient entre eux aucun lien politique ou
administratif, il est d’usage de les accoler ainsi. Nous suivrons
donc cet usage pour la description physique du pays, nous réservant
de faire ensuite des chapitres particuliers pour ce qui les intéresse
aux autres points de vue.

Le Tenda, en y comprenant le pays de Gamon, forme un petit État
qui, sans être étendu et considérablement peuplé, a cependant
pour nous, au point de vue de notre influence en Gambie, une réelle
importance. Aussi en donnerons nous une description aussi complète
que possible sous tous les rapports.


_Frontières, limites._ — Les frontières du Tenda, à l’encontre
de celles des autres pays que nous avons visités, sont assez
nettes. Ses limites extrêmes sont à peu près comprises entre
les 15° 30′et 14° 45′ de longitude Ouest et les 12° 55′ et
13° 17′ de latitude Nord. Au Sud, il est borné par la rivière
Gambie, à l’est par le Niocolo-Koba, affluent de la Gambie, au
Nord par une ligne fictive qui, partant du Niocolo-Koba au point où
cette rivière reçoit le marigot de Situdiouma-Kô, se dirige au
nord-ouest jusqu’aux environs de Gamon, passe entre ce village
et celui de Bokko dans le Diaka, s’infléchit un peu vers le
sud jusqu’à la mare de Tioké, et, enfin, de ce point se dirige
franchement au sud vers la Gambie, qu’elle atteint au point où
se jette le marigot de Dialakoto. Du reste, dans tout ce parcours,
elle suit le marigot qui forme la frontière ouest du Tenda.

Le Tenda confine au sud au pays de Damentan dont le sépare la Gambie,
à l’ouest au Diaka et au Ouli, au nord au Diaka et au pays désert
qui le sépare du Tiali, enfin à l’est et au sud-est au pays
de Badon.


_Aspect du pays._ — L’aspect général du pays est tout différent
suivant que l’on parcourt la région sud ou la région nord. Toute
la région sud, qui avoisine les rives de la Gambie, est d’une
tristesse inimaginable. Ce n’est qu’une vaste plaine absolument
stérile, couverte par les eaux pendant l’hivernage, desséchée
pendant la bonne saison et couverte alors d’une végétation de
nature absolument palustre. Par-ci par-là, quelques arbres rares
et rabougris émergent au-dessus d’une brousse épaisse dont les
Carex et autres Cypéracées forment les principaux éléments. Ces
derniers végétaux prospèrent là à merveille et y atteignent
des dimensions telles que chevaux et cavaliers y disparaissent
complètement. Les sentiers y sont à peine visibles, cachés au
milieu des herbes qui les recouvrent et transformés en véritables
fondrières par les hippopotames et les éléphants qui abondent
dans toute cette région. Cette plaine s’étend jusqu’au Ouli. A
mesure qu’on s’élève dans le nord, le terrain devient plus
accidenté, mais ce n’est qu’à sept kilomètres environ des
rives du fleuve que l’on commence à apercevoir les premières
ondulations du sol. Dans la région nord, le pays change absolument
d’aspect, et nous y retrouvons ces plaines et ces petites collines
qui caractérisent le Soudan dans sa partie Est. Là, le sol est
éminemment fertile. Dans chaque vallée, se trouve un petit village
qui est toujours entouré de belles cultures. Nulle part, je n’ai vu
un petit coin de terrain aussi gai et aussi bien cultivé que cette
riante vallée qui s’étend de Bady au marigot de Barsancounti,
lequel se trouve à trois kilomètres et demi environ au nord-est
de Iéninialla. Ce n’est qu’une suite ininterrompue de beaux
lougans qu’arrosent de petits marigots dont les rives sont couvertes
d’une luxuriante végétation. Toute la partie de la région nord
qui confine au Diaka est également très riche. C’est là où
s’élevaient autrefois les principaux villages du Tenda. La guerre
a malheureusement presque complètement dépeuplé ce pays.

A partir de Gamon et jusqu’au Niocolo-Koba, c’est la désolation
dans toute l’acception du mot. C’est la véritable steppe
soudanienne avec ses roches nues et sa végétation rachitique. Le
pays y est d’une aridité remarquable, et c’est à peine si, sur
les bords des marigots, on rencontre quelques rares bambous, quelques
rares essences botaniques qui sont l’apanage des terrains pauvres en
humus. Les bords de la Gambie y sont comme partout couverts d’une
luxuriante végétation, mais qui s’étend à peine à deux cents
mètres à l’intérieur des terres.


_Hydrologie._ — A ce point de vue le Tenda et le pays de Gamon
appartiennent tout entiers au bassin de la Gambie. C’est de ce
fleuve, en effet, que sont tributaires tous les marigots que l’on
y rencontre et c’est elle qui reçoit également deux petites
rivières, le Niocolo-Koba et la rivière Balé, qui arrosent ses
régions sud-est et nord-est. Il n’y a que fort peu de marigots qui
se jettent directement dans la Gambie et encore sont-ils de maigre
importance. Presque tous se rendent soit à la rivière Balé, soit
au Niocolo-Koba ou plutôt, ce qui serait plus exact, se réunissent
pour former ces deux rivières. Beaucoup de ces marigots communiquent
entre eux ou bien même communiquent avec le Nieri-Kô ou avec des
marigots qui appartiennent au bassin de ce dernier.

La Gambie sert de limite sud au Tenda pendant environ cinquante-cinq
kilomètres de son cours, du confluent du Niocolo-Koba à la naissance
du marigot de Dialakoto qui sépare le Tenda du Ouli. Cette partie de
son cours n’a encore été l’objet d’aucune étude sérieuse. Je
doute même qu’elle ait jamais été parcourue par un explorateur
quelconque. On ne s’est guère jusqu’à ce jour avancé plus loin
que le barrage de Kokonko-Taloto, ou l’embouchure de la rivière
Grey. Golberry reconnut, en effet, le confluent de cette dernière
avec la Gambie, mais il n’a pas fait, de son cours entre ces deux
points une étude hydrologique qui mérite d’être signalée. Tout
ce que nous en pouvons dire, c’est en interrogeant les hommes
du pays et particulièrement les chasseurs d’éléphants et
d’hippopotames que nous l’avons appris. Sa largeur moyenne serait
au moment des plus basses eaux de trois à quatre cents mètres au
maximum. Pendant la saison des pluies elle doublerait et triplerait
même en certains endroits. En toutes saisons, son courant est
excessivement rapide. Son impétuosité augmente considérablement
au commencement de la belle saison, alors que, rentrée dans son
lit, la Gambie reçoit les eaux des affluents et des marigots qui
l’alimentent. Mais à la fin de la saison sèche on ne trouve plus
guère de courant que là où le fleuve trouve un obstacle à son
cours, un petit barrage à franchir. — Elle coule entre deux rives
à pic et le niveau de sa masse d’eau, du jour où il est le plus
élevé à celui où il est le plus bas, varie de douze à quatorze
mètres environ. Les rives sont couvertes d’une riche végétation,
mais elle ne s’étend pas à plus de deux cents mètres au delà du
fleuve. Plus loin c’est la brousse et le marais, surtout sur la rive
droite. Pendant la saison des pluies, alors que ses eaux ont atteint
leur niveau le plus élevé, elle serait navigable pour les chalands
en bois à fond plat, et, pendant la saison sèche, les pirogues
seules pourraient la remonter. On n’y rencontre pas, à proprement
parler, de barrages ; mais son lit est en maints endroits obstrué
par des quantités considérables de roches qui changent son cours
en véritables rapides. Ailleurs ce ne sont que des bancs de sables
très fins ou bien encore son fond est constitué par ces petits
cailloux ferrugineux, ronds, qui proviennent de la désagrégation des
conglomérats. Il n’y a guère que le gué de Voumbouteguenda, où
nous l’avons traversée entre Damentan et Bady qui soit réellement
praticable. Encore ne l’est-il absolument que pendant trois mois de
l’année, janvier, février et mars. La crue du fleuve commence à
se faire sentir dans le courant du mois d’avril, et elle atteint
son maximum vers le milieu de septembre. Pendant la saison des
pluies, ses eaux sont jaunâtres et charrient une grande quantité
de matières terreuses. Pendant la saison sèche, au contraire,
elles sont d’une limpidité parfaite et ne contiennent qu’une
quantité insignifiante de matières organiques. A cette époque de
l’année c’est une eau potable de qualité supérieure et qui
est propre à tous les usages domestiques. On peut la boire sans la
filtrer et sans en être le moindrement incommodé. Mais, pendant
l’hivernage, on ne peut s’en servir qu’après l’avoir fait
reposer, puis décanter et filtrer.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, la Gambie ne reçoit dans le
Tenda aucun marigot qui mérite d’être mentionné. Par contre,
deux rivières assez importantes lui apportent le tribut de leurs
eaux, la rivière Balé et le Niocolo-Koba.

Le _Niokolo-Koba_ n’a pas, à proprement parler, de source ; il est
formé par l’apport d’un grand nombre de marigots qui drainent
les eaux d’infiltration de la partie Nord du pays de Badon ou qui
viennent du Tiali et du Niéri. C’est une jolie petite rivière où
l’eau coule en toutes saisons. Ses berges sont taillées à pic,
comme celles de tous les cours d’eau de cette région. Sa largeur,
qui n’est guère que de 30 à 40 mètres pendant la saison sèche,
atteint 250 à 300 mètres pendant l’hivernage. Son lit est formé
de sables et de roches dans la plus grande partie de son cours. Les
marigots qu’elle reçoit arrosent plutôt le pays de Gamon que le
Tenda proprement dit. Ces marigots sont fort nombreux. En voici les
principaux : Si nous remontons le cours de la rivière, nous trouvons
tout d’abord, à peu de distance de son embouchure, le marigot de
_Kéré-Kô_, qui reçoit lui-même le marigot de _Diéfagadala_. qui
passe à Gamon. Un peu plus haut se trouvent le _Sourouba-Kô_
et le _Firali-Kô_, que l’on traverse en allant de Gamon à
Sibikili. En amont du confluent de ce dernier avec le Niocolo-Koba
se trouve l’_Oussékiri-Kô_ et plus haut l’_Oussékiba-Kô_,
tous les deux de peu d’importance. Enfin le _Condouko-Boulo_,
lequel reçoit le _Saramé-Kô_. Tous ces marigots reçoivent un
grand nombre de marigots secondaires sans aucune importance.

La rivière Balé se jette dans la Gambie à environ trente
kilomètres en aval du confluent du Niocolo-Koba. Comme cette
dernière, elle n’a pas une source propre, elle est formée par
l’apport des eaux d’un grand nombre de marigots qui lui viennent
du Niéri, du Tenda et du Diaka. Elle reçoit, en outre, un grand
nombre de marigots assez importants qui communiquent entre eux pour
la plupart ou qui communiquent avec des marigots tributaires du
Niéri-Kô ou du Niocolo-Koba. Le cours de la rivière Balé est
excessivement sinueux, et, pendant la saison sèche, il est peu
rapide. Sa largeur est d’environ dix mètres pendant la saison
sèche et trente à quarante mètres pendant la saison des pluies. Ses
berges sont à pic et formées d’argiles grasses et très glissantes
qui les rendent difficilement accessibles. Son lit est encombré de
racines, de feuilles et de vases qui forment une couche excessivement
épaisse. Aussi le passage en est-il très difficile surtout pour
les animaux. Tandis que les eaux du Niocolo-Koba sont d’une grande
pureté, celles de la rivière Balé sont, au contraire, en toutes
saisons, absolument souillées. Elles contiennent une grande quantité
de matières terreuses et de détritus végétaux. Aussi pourrait-il
être dangereux d’en faire un usage prolongé. Pour s’en servir
sans en être incommodé, il faut avoir grand soin de les bien
filtrer et encore ne sont-elles jamais, malgré cette précaution,
d’une limpidité parfaite. Cela tient évidemment à la nature
des couches de terrain qui composent son lit. De plus, ses berges
sont excessivement boisées ; outre les grands végétaux qui les
couvrent, des lianes gigantesques forment au-dessus de son cours,
en s’attachant aux arbres, un dôme sous lequel on est absolument
à l’abri des rayons du soleil.

Dans le Tenda, la rivière Balé reçoit deux marigots assez
importants :

1o Le _Barsancounti-Kô_, large, vaseux, dont le courant est pendant
la saison sèche à peine sensible. Il passe à environ quatre
kilomètres de Iéninialla, au nord-est, et reçoit lui-même le
_Nafadala-Kô_, que l’on traverse à environ huit cents mètres à
l’ouest de ce village en venant de Bady ; 2o Le _Sékoto-Kô_, peu
large mais très profond et vaseux. Tous ces marigots renferment un
grand nombre de pieds de Belancoumfo, dont les habitants se servent
journellement comme purgatif. Aux environs des villages leurs bords,
qui sont couverts généralement de vastes marais, sont transformés
en belles rizières d’un grand rapport et dont les Malinkés ont
un soin tout particulier.

Non loin du confluent de la rivière Balé avec la Gambie et à dix
kilomètres en aval environ, se trouve le confluent du marigot de
_Tamou-Takou-Diala_, que l’on rencontre à environ un kilomètre
et demi à l’est du village de Sansanto. Ce marigot peu important
n’est remarquable que par la quantité vraiment prodigieuse de
palmiers qui croissent sur ses bords. A cinq kilomètres environ en
aval de ce dernier nous trouvons le marigot _Fayoli-Kô_ divisé
en deux branches qui passent non loin de Bady, l’une à l’est
et l’autre à l’ouest de ce village. Nous citerons enfin en
terminant le marigot de _Dialacoto_, qui sépare le Tenda du Ouli,
et qui est ainsi appelé du nom du village qui est situé non loin
de son cours et qui borne la frontière du Ouli dans cette région.

Le Tenda, comme on le voit, est assez fortement arrosé. C’est
à n’en pas douter à cette condition qu’il doit la grande
productivité de quelques-unes de ses régions. Cette fertilité
serait bien plus grande si les habitants savaient mettre à profit,
en les canalisant et en les faisant servir à irriguer leurs champs
d’une façon méthodique, ces nombreux cours d’eau dont le sort
les a dotés.

Tous les marigots et rivières dont nous venons de parler suivent
le régime des eaux de la Gambie. Seules les deux rivières Balé et
Niocolo-Koba sont navigables pendant quelques kilomètres seulement
à leur embouchure, pendant les hautes eaux et pour des embarcations
d’un faible tirant d’eau.

Pour les usages domestiques, dans la plupart des villages du Tenda
et à Gamon on ne se sert que d’eau de puits. Ces puits sont peu
profonds en général, car on trouve la nappe d’eau souterraine
à six ou huit mètres au-dessous du sol. L’eau que l’on en
tire est blanchâtre sous une faible épaisseur, elle contient en
petite quantité des matières terreuses dont il est facile de la
débarrasser en la laissant reposer et en la décantant ensuite. Elle
ne contient d’ailleurs aucune matière nuisible. Ces puits, qu’il
faut nettoyer fréquemment, donnent en quantité suffisante l’eau
nécessaire aux besoins des habitants.


_Orographie._ — Le Tenda et le pays de Gamon sont plutôt des pays
de plaines que de montagnes. L’orographie en est des plus simples,
car les reliefs de terrain y sont peu considérables. On ne rencontre,
pour ainsi dire, pas de collines dans le Tenda, proprement dit, et
c’est à peine si le terrain s’élève un peu dans la région
nord-est.

Nous trouvons, au contraire, dans le pays de Gamon quelques rares
chaînes de hauteurs qui sont presque toutes parallèles à la
Gambie et dont la direction est orientée Est-Ouest. L’aspect du
pays change sensiblement, et, aux plaines fertiles du Tenda, ont
succédé des plateaux ferrugineux absolument arides. Ces hauteurs
peu élevées n’atteignent guère que vingt à vingt-cinq mètres
d’élévation et sont les derniers contre-forts du massif rocheux
qui limite à l’ouest le désert de Coulicouna. Dans le Tenda les
marigots et la rivière Balé coulent en plaines ; dans le pays
de Gamon, au contraire, ils coulent, ainsi que le Niocolo-Koba,
entre deux rangées de petites collines orientées pour la plupart
Nord-Est Sud-Ouest. Ces collines sont également peu élevées et
absolument arides.

On rencontre encore dans le Tenda et le pays de Gamon quelques-unes
de ces collines isolées si communes dans tout le Soudan et dont
nous avons eu fréquemment l’occasion de parler dans le cours de
ce travail.

Mentionnons enfin en terminant de nombreuses petites collines
argileuses isolées que l’on trouve par ci par là notamment
aux environs des villages. Elles sont, en général, recouvertes
d’une couche épaisse de latérite et très fertiles. C’est sur
une colline de cette nature que s’élève le village de Gamon. Elle
peut avoir environ trois kilomètres de large sur six de long. C’est
là que se trouvent pour la plupart les lougans des habitants. Son
versant ouest est assez rapide, mais son versant sud-est s’affaisse
par une pente douce d’environ deux kilomètres de longueur. A
son point le plus élevé, cette colline n’a pas plus de quinze
mètres de hauteur. Elle est constamment balayée par les vents de
Nord et de Nord-Est, et elle est abritée contre les vents de Sud
et de Sud-ouest par la rangée de collines qui longe la rive droite
de la Gambie et dont l’élévation est plus considérable.


_Constitution géologique du sol._ — La constitution géologique
du sol du Tenda diffère peu de celles des autres pays du Soudan
Français. Ce sont toujours les mêmes éléments et les mêmes
terrains. Le terrain ardoisier alterne avec les terrains à quartz et
à roches ferrugineuses. La latérite y est abondante, surtout dans
le Tenda proprement dit. C’est à la période secondaire qu’il
convient assurément de rattacher la formation de ces régions.

Les bords de la Gambie sont formés de terrain purement argileux
en grande partie. On rencontre bien en quelques endroits des bancs
de quartz et de grès, mais ils sont assez clairsemés et de peu
d’étendue. Par ci par là se trouvent dans cette vaste plaine, qui
s’étend depuis le confluent du Niocolo-Koba jusqu’aux collines du
Ouli, quelques marécages à fond de vases reposant sur un substratum
d’argiles absolument compactes et imperméables. Au-dessous de
cette couche on trouve le terrain ardoisier bien caractérisé par
des schistes, parmi lesquels le schiste lamelleux domine. A partir du
point où il se termine au Nord, le terrain ardoisier alterne avec
la latérite et de vastes plateaux rocheux où abondent les grès,
les quartz et les conglomérats ferrugineux à gangues d’argiles
siliceuses. A deux kilomètres environ de Bady nous ne trouvons plus
que de la latérite. Elle forme un véritable îlot d’environ 30
kilomètres de longueur sur 20 à 25 de large, et c’est dans cet
espace restreint que s’élèvent les quelques villages du Tenda. A
partir de la rivière Balé nous n’avons plus que du terrain
ardoisier jusqu’aux environs de Gamon où la latérite reparaît
de nouveau. Quelques plateaux rocheux formés de grès et de quartz
simples et ferrugineux émergent bien en quelques endroits ; mais
ils sont, en général, de peu d’étendue. De Gamon au Niocolo-Koba
rien que des roches et plateaux ferrugineux arides.

Les collines du pays de Gamon sont en majeure partie formées de
grès, de quartz et de conglomérats. Les schistes y sont assez
rares. Le granit et le gneiss y font toujours défaut. La terre
végétale y est peu abondante, car le peu qui s’y forme par suite
de la désagrégation des conglomérats et des roches cristallines
est entraîné dans les plaines par les pluies torrentielles de
l’hivernage. — On ne trouve guère d’humus que sur les bords
des marigots du Tenda. Il se forme là par suite de la décomposition
des matières végétales qui y abondent. Il manque absolument sur
les bords des marigots du pays de Gamon qui sont, en général,
peu boisés.


_Climatologie._ — Le climat du Tenda et du pays de Gamon ne diffère
pas sensiblement de celui des autres contrées du Soudan. C’est le
climat des pays tropicaux par excellence. L’hivernage y commence
un peu plus tôt que sur les bords du Sénégal, et la saison sèche
y est plus courte que dans les régions plus septentrionales. La
température y subit les mêmes variations et l’atmosphère y
est plus longtemps saturée d’humidité. De plus, le paludisme
s’y fait sentir davantage et nul doute que l’Européen ne s’y
débilite rapidement s’il était forcé d’y résider longtemps. En
résumé, cette région est peu faite pour des organismes habitués
à vivre dans des climats tempérés. La partie la moins malsaine
serait peut-être le village même de Gamon, par le seul fait qu’il
est relativement à l’abri des vents humides du Sud et du Sud-Ouest.


_Flore. Productions du sol. Cultures._ — La flore est peu riche
et peu variée. Nous retrouvons là les mêmes essences que l’on
trouve partout au Soudan, et, en plus, quelques-uns des végétaux
que l’on ne rencontre que dans les rivières du Sud. Légumineuses,
Combrétacées, Cypéracées, Sterculiacées, Malvacées, sont les
principales familles qui y soient représentées. Sur les rives de la
Gambie, on trouve de beaux rôniers et sur les bords des marigots
quelques palmiers. Nous mentionnerons tout particulièrement
le Karité dont on trouve de nombreux échantillons dans le
Tenda surtout. La variété mana y est bien plus commune que la
variété Shée. Dans les marigots situés entre Bady et Gamon
abonde le Belancoumfo. Nous pourrions citer encore un grand nombre
de végétaux, mais ce serait répéter ce que nous avons déjà
dit. Les habitants exploitent en petite quantité le Karité, et
ils ne fabriquent guère de beurre que ce qu’il leur faut pour
leur consommation.

Le Malinké du Tenda se livre particulièrement à la culture. J’ai
cru remarquer que les hommes s’y adonnaient plus volontiers que
dans les pays voisins. En tout cas, leurs lougans sont toujours et
partout très bien entretenus. On y trouve en abondance tout ce
que les Noirs sont habitués à cultiver ; le mil, l’arachide,
le maïs, les haricots, le fonio, le riz y sont très abondants,
et il est rare qu’il y ait jamais de famine. Autour des villages
on voit de nombreux petits jardins où sont cultivés avec succès
courges, calebasses, tomates, tabac, oseille et ces délicieux petits
oignons dont est si friand l’Européen appelé à vivre dans ces
régions désolées. Ce n’est guère que dans le Tenda que j’ai
vu cultiver sur une grande échelle cette Aroïdée dont les turions
sont connus sous le nom de Diabérés et que les indigènes mangent
avec tant de plaisir et en si grande quantité. Les procédés
de culture employés y sont les mêmes que ceux des autres pays
du Soudan et l’étendue de terrain ensemencée chaque année ne
dépasse pas le cinquième de ce qui pourrait être cultivé.


_Faune. Animaux domestiques._ — La faune est peu variée. Nous
citerons parmi les animaux nuisibles : la panthère, le guépard, le
lynx, le lion, le chat-tigre, etc., etc. Parmi les animaux sauvages,
mais non nuisibles, nous mentionnerons tout particulièrement,
les antilopes, biches, gazelles, singes et surtout l’hippopotame
et l’éléphant que l’on trouve en grand nombre dans les
plaines avoisinant la Gambie. Les gens du Tenda s’adonnent
fréquemment à la chasse de ces grands animaux et elle est souvent
fructueuse. L’ivoire qu’ils récoltent ainsi est échangé à
Mac-Carthy ou à Yabouteguenda contre de la poudre, du sel, des
kolas, des étoffes, etc., etc. Il n’en vient jamais à notre
comptoir de Bakel, bien qu’il ne soit guère plus éloigné que
la colonie anglaise.

Les habitants du Tenda sont des apiculteurs émérites. Tout autour
des villages, les arbres sont couverts de ruches et la quantité de
miel et de cire qui s’y récolte est relativement considérable. Le
miel est consommé sur place et la cire, mise en pains, est vendue
à Mac-Carthy. Les ruches dont se servent les Malinkés du Tenda
sont en bambous ou en chaumes de Graminées tressés. Elles ont à
peu près la forme de cet engin de pêche dont on se sert en France
pour prendre les goujons dans les eaux courantes et qui ressemble à
une bouteille. Les abeilles pénètrent dans l’intérieur par une
ouverture. La cavité est cloisonnée et c’est sur ces cloisons
que les abeilles construisent leurs rayons. La forme de ces ruches
est celle d’un cône. Pour retirer le miel, il suffit d’enlever
la ruche de l’arbre et de soulever le fond qui est mobile. Tous
ne savent pas procéder à cette opération et se préserver des
piqûres. Il en est dont le seul métier est de récolter le miel,
moyennant une modique redevance.

En leur qualité de Malinkés, les habitants du Tenda se livrent
relativement peu à l’élevage. Aussi leurs troupeaux sont-ils bien
moins nombreux qu’ils pourraient l’être. On trouve cependant
dans les villages des bœufs, des moutons et surtout beaucoup de
chèvres. Les poulets y sont aussi très communs.


_Populations._ — _Ethnographie._ — Relativement à son
étendue, le Tenda, en y comprenant le pays de Gamon, est fort peu
peuplé. C’est à peine s’il compte de trois à quatre mille
habitants répandus dans neuf villages : _Bady_, _Iéninialla_,
_Dalésilamé_, _Niongané_, _Sansanto_, _Bamaky_, _Kénioto_,
_Talicori_, _Gamon_. La population du Tenda, proprement dit, ou
Tenda-Touré, comme on l’appelle, est presque uniquement composée
de Malinkés.

Les premiers habitants du Tenda furent des Malinkés de la famille des
_Sania_ qui émigrèrent du Bambouck sous la conduite de Fodé-Sania,
un des lieutenants de Noïa-Moussa-Sisoko. Ils quittèrent leur chef
en même temps que les Sania du Kantora dont ils sont, du reste,
parents ; mais pendant la route, une partie de la caravane, attirée
et captivée par la richesse en gibier du pays et par la fertilité
du sol, se sépara des autres et se fixa dans le Tenda-Touré. Ce
sont encore les Sania qui sont les chefs du pays. Ils ne fondèrent
que deux villages, Bady et Bamaky. Bady est encore aujourd’hui
la résidence du chef du Tenda-Touré. Le chef actuel se nomme :
Faramba-Sania. C’est un vieillard absolument impotent, abruti par
l’abus des liqueurs alcooliques.

Peu après l’installation des Sania dans le Tenda vinrent se
fixer auprès d’eux bon nombre d’autres familles malinkées qui
émigrèrent soit du Bondou, soit du Bambouck, soit des bords de
la Falémé pour se soustraire aux attaques incessantes des almamys
pillards du Bondou. Enfin, il y a une trentaine d’années, quelques
familles, à la suite de la conquête du Ghabou et de la majeure
partie du Kantora par Alpha-Molo et son fils Moussa, le chef actuel
du Fouladougou, vinrent encore se réfugier dans le Tenda et demander
l’hospitalité aux Sanias. Malgré ces émigrations successives et
souvent nombreuses, la population du Tenda n’a jamais été plus
nombreuse qu’elle ne l’est maintenant. Cela tient à ce que ce
pays a toujours été en butte aux attaques des almamys du Bondou
et qu’ils l’ont souvent pillé et ravagé. Nous y reviendrons
plus loin.

Il n’y a plus guère maintenant dans tout le Tenda-Touré que deux
villages qui ne soient pas musulmans. C’est Bady et Bamaky, c’est
à dire les villages des Sanias, les chefs du pays par droit de
premiers occupants. Ils ont conservé les habitudes d’intempérance
de leurs ancêtres et sont grands amateurs de gin, tafia, absinthe,
dolo, en un mot de toute espèce de liqueurs alcooliques. Ils ne
diffèrent en rien de leurs congénères du Kantora, du Ouli, du
Bambouck, etc., etc. Comme ceux que nous avons visités partout,
les Malinkés, proprement dits, du Tenda-Touré sont voleurs,
pillards, menteurs, ivrognes, dégoûtants, et leurs villages sont
d’une saleté repoussante. Les Musulmans sont moins abrutis que
leurs congénères ; leurs villages sont plus propres et mieux
entretenus. Ils sont également moins paresseux et s’adonnent
plus volontiers au commerce et à l’agriculture. Aussi leurs
lougans sont-ils généralement bien cultivés, leurs récoltes sont
meilleures et plus abondantes. On sent qu’il règne, en un mot,
dans leurs villages, un bien-être qui est absolument inconnu chez
leurs voisins.

L’islamisme a fait dans le Tenda-Touré de rapides progrès. Déjà
bien avant le prophète El Hadj Oumar, la majorité de la population
professait la foi musulmane. Cette religion qui convient si bien
aux mœurs et aux aspirations naturelles de la race noire a fini
par être adoptée par tous ceux qui vinrent se grouper autour des
Sanias. Il n’y a que cette famille qui soit restée fidèle à son
culte pour l’alcool, et encore, s’ils ne sont pas musulmans de
fait, ils le sont certainement de cœur. S’ils ne font pas Salam,
c’est uniquement parce qu’ils ne pourraient pas s’enivrer à
leur aise. Tout dans leurs actes, soit publics, soit domestiques,
indique qu’ils se sont déjà inclinés devant le Koran, et,
au Tenda comme dans tous les autres pays Bambaras et Malinkés,
du reste, les conseillers les plus influents des chefs, ceux dont
les avis font autorité, sont toujours des marabouts renommés par
leur piété et leur austérité.

Nous avons vu que, dans le pays de Gamon, il n’y a qu’un
seul village, Gamon, grosse agglomération de plus de douze cents
habitants. Gamon a les mêmes origines que Tamba-Counda. C’est
un village de captifs. Il fut fondé, il y a déjà de nombreuses
années, par un captif Malinké, évadé du Bondou et nommé
_Samba-Takourou_. Peu à peu son village grandit et d’autres captifs
évadés vinrent se fixer auprès de lui avec leurs familles. Il
ne tarda pas à y avoir là un centre important de population. Ils
construisirent alors un fort tata et se retranchèrent solidement
derrière les murs. Bien leur en prit. Les almamys du Bondou, comme
nous le verrons plus loin, encouragés par l’origine même du
village, tinrent à honneur de venir souvent l’attaquer. Gamon
résista toujours à leurs assauts et infligea à ces pillards
de profession de sanglantes défaites bien méritées, du
reste. D’ailleurs, les habitants de Gamon ne le cédaient à
personne pour voler et piller les caravanes qui s’aventuraient
dans ces régions. Il fallut notre intervention pour faire cesser cet
état de choses qui persista jusqu’au jour où, en 1887, le colonel
Galliéni plaça le Tenda et le Gamon sous notre protectorat. Avec
de telles origines, on comprend ce que doit être la population de
Gamon. C’est un ramassis de gens de toutes nationalités et de
toutes races, mais ce sont les Malinkés qui dominent. Le chef est
toujours un Malinké de la famille des Takourou. Le chef actuel se
nomme Koulou-Takourou. Il n’y a, pour ainsi dire, pas de Toucouleurs
à Gamon, mais on y trouve des Bambaras, des Sarracolés, et surtout
des Malinkés. Les Musulmans dominent et la famille du chef appartient
à la religion du prophète. Du reste, chacun est libre à ce point de
vue, et lors même que l’on ne fait pas le Salam, on peut être sûr
de trouver à Gamon, près des Musulmans, aide et protection. Dans
tous les pays voisins, il est d’usage de regarder comme libre,
tout captif qui réussit à gagner Gamon. Il est certain de trouver
là un refuge et la liberté. Si son maître se hasardait à venir
le réclamer, il serait défendu par tous les guerriers du village,
et l’on sait ce qu’il en coûte de s’adresser à Gamon. Aucun
chef n’a jamais pu s’en emparer et c’est à cela qu’il doit
tout son prestige.

Aujourd’hui Gamon est bien déchu de son ancienne splendeur. Ce
n’est plus la forteresse qui a tenu tête à tous les guerriers
de Bondou, et à la porte de laquelle il fallait montrer patte
blanche pour entrer. Son tata, renommé partout autrefois par son
épaisseur et sa solidité, tombe en ruines. Par les décombres, on
peut aisément juger de ce qu’il était jadis. Celui qui entoure
les cases du chef est un peu mieux entretenu, sans cependant être
en bon état. Quant au village lui-même, c’est un village Malinké
dans toute l’acception du mot. C’est tout dire.


_Organisation politique._ — Il n’existe, pour ainsi dire,
pas d’organisation politique dans le Tenda. L’autorité y est
représentée par le chef de la famille des Sanias, qui réside à
Bady, Faramba-Sania, qui porte le titre de Massa. Cette autorité
est plutôt nominative que réellement active. C’est, du reste,
chez les Malinkés, une coutume de ne pas obéir au chef. Il est
plutôt une sorte de juge que l’on consulte dans les circonstances
graves sans jamais pourtant suivre ses conseils. Eux-mêmes, du reste,
font tout ce qu’il faut pour ne pas être obéis et pour perdre
vis-à-vis de leurs sujets le peu de prestige que la naissance aurait
pu leur donner. Dans la majorité des cas, quand, par hasard, il veut
faire acte d’autorité, il est toujours obligé de capituler. Il
n’existe aucun impôt. Les différents villages ne payent au Massa
et à leurs chefs aucune redevance. Chaque village est, pour ainsi
dire, indépendant chez lui et règle lui-même les affaires.

Il existe dans le Tenda et le pays de Gamon trois chefs absolument
indépendants :

1o Le chef du Tenda-Touré, qui réunit autour de lui les villages
suivants : _Bady_, où il réside, _Iéninialla_, _Dalésilamé_,
_Niongané_, _Sansanto_, _Bamaky_ et _Kénioto_ ;

2o _Gamon_, qui ne relève que de son chef ;

3o _Talicori_. Ce village est peuplé par des Malinkés musulmans
de la famille des _Sanés_, venus comme les Sanias du Bambouck. Le
chef actuel se nomme _Ouali-Sané_. Talicori peut avoir environ six
cents habitants.

Dans ce dernier village, il n’existe pas plus d’organisation
politique que dans le Tenda-Touré proprement dit. C’est
l’anarchie la plus complète. Tout le monde commande et personne
n’obéit.


_Rapports du Tenda avec les pays voisins._ — Le Tenda vit en bonne
intelligence avec les pays voisins, le Bondou, le Ouli, le Diaka,
le Niéri et le Tiali. Mais il n’en a pas toujours été ainsi
et ce n’est que depuis notre intervention dans ses affaires
que la paix règne dans le pays. Les almamys du Bondou se sont
pendant de longues années acharnés contre lui. Sous prétexte de
faire la guerre aux infidèles et de les convertir à l’Islam,
leurs colonnes les ont souvent attaqués, ont détruit beaucoup
de leurs villages et emmené leur population en captivité. La
religion n’était que le prétexte et le vol et le pillage ont
toujours été les motifs qui les ont toujours guidés dans leurs
campagnes contre ce malheureux pays. Depuis Maka-Guiba il n’y
eut pas, pour ainsi dire, d’almamy qui ne se crut pour un motif
quelconque obligé d’aller attaquer un quelconque des villages
du Tenda. Mais celui qui se distingua particulièrement dans ces
injustes guerres fut Boubakar-Saada. Quand, après la prise de
Guémou sur les Toucouleurs par le lieutenant-colonel Faron, en
1859, Boubakar eût été délivré de ses pires ennemis, il ne
songea plus qu’à reconquérir par les armes tous les captifs
que lui avaient enlevés les guerres qu’il avait eu à soutenir
contre les lieutenants d’El Hadj Oumar. Sous prétexte que le
Tenda s’était alors joint à ses ennemis et que ses habitants
retenaient de force les émigrés du Bondou qui y étaient venus
chercher refuge, et s’opposaient à leur retour dans leur patrie,
il marcha vers le mois de mars 1860 contre Talicori et s’en empara
sans coup férir. Les Malinkés n’opposèrent aucune résistance
sérieuse. Les deux frères du chef périrent dans le combat, et
Boubakar revint à Senoudébou, sa résidence, avec un riche butin
composé principalement de captifs et d’étoffes du pays. — En
1862, sans aucun motif, il alla attaquer le village de _Guénou-Diala_
non loin de Bamaky. Surpris, Guénou-Diala fut emporté presque
sans combat. Les guerriers furent massacrés, le village pillé
et détruit et la population fut emmenée en captivité dans le
Bondou. En décembre de la même année, nouvelle campagne contre le
Tenda. Cette fois c’est _Sitta-Ouma_ que Boubakar vint attaquer
sous prétexte que les habitants de ce village avaient pillé une
caravane du Bondou. Sitta-Ouma tomba sous les coups de l’almamy
qui y fit un riche butin en captifs et en bœufs surtout. Ces
deux villages détruits par les Toucouleurs du Bondou n’ont pas
été reconstruits. Mais en 1864, il essuya devant _Tinguéto_,
village situé dans les environs de Bady et aujourd’hui disparu,
une sanglante défaite bien qu’il fût venu l’attaquer à la
tête d’une forte armée composée de Toucouleurs du Bondou et de
leurs alliés du Natiaga et du Khasso. Boubakar, dans cette affaire,
échappa par miracle aux guerriers Malinkés. En 1870, par exemple, il
prit une éclatante revanche et s’empara du village de _Sitta-Ouma_,
que les Malinkés échappés au pillage de l’ancien village de ce
nom avaient construit non loin des ruines de ce dernier. Cette fois,
le nouveau Sitta-Ouma fut détruit de fond en comble et toute sa
population fut emmenée en captivité dans le Bondou. — En 1874,
au mois de mars, les derniers habitants de ce village, attaqués
de nouveau dans leurs ruines par Ousmann-Gassy, fils de Boubakar,
se défendirent avec acharnement. Ousmann-Gassy parvint cependant
à y pénétrer et à y faire quelques prisonniers ; mais il en fut
vivement chassé par les défenseurs qui s’étaient retranchés
au milieu des ruines de l’ancien tata du chef. Obligé de battre
en retraite, il fut sans cesse en butte aux attaques des Malinkés
qui le poursuivirent pendant plusieurs jours. Il perdit dans cette
campagne un grand nombre de guerriers, et, parmi eux, le chef de
Dalafine (Tiali). Il réussit cependant à ramener quelques captifs
à Sénoudébou.

Un traité conclu entre Boubakar, les chefs du Tenda-Touré et de
Gamon mit fin à ces guerres continuelles. Mais la paix ne devait
pas régner longtemps. En effet, au mois de mars 1881, Boubakar
se disposait à marcher avec ses alliés du Guoy, du Kaméra, du
Fouta-Toro et du Khasso contre Koussalan (Niani), lorsqu’arrivé
à Sambardé, sur les bords du Niéri-Kô, il y fit la rencontre
de quelques dioulas du Bondou qui vinrent se plaindre à lui
qu’en revenant du Niocolo, où ils étaient allés commercer,
ils avaient été pillés par les guerriers de Gamon, et, malgré
leurs réclamations, on n’avait jamais voulu leur rendre leurs
marchandises. Le traité passé avec les chefs du Tenda était
donc ouvertement violé. Boubakar envoya alors quelques cavaliers
à Gamon pour le leur faire remarquer, mais le chef du village et
ses notables leur répondirent avec arrogance, les maltraitèrent
même et les chassèrent du village en leur déclarant que si
Boubakar voulait avoir les marchandises qu’ils avaient pris aux
gens du Bondou, il n’avait qu’à venir les chercher. A cette
nouvelle, Boubakar, furieux, renonça alors à son expédition
contre Koussalan et marcha contre Gamon. Il comptait bien s’en
emparer dans la première quinzaine d’avril ; mais toutes ses
attaques furent repoussées et il dut se retirer à Bentenani pour
pouvoir le harceler sans cesse par des escarmouches répétées,
avant de donner un assaut définitif. Aussi, peu de jours après,
envoya-t-il contre Gamon trois cents guerriers environ, sous la
conduite de ses fils Saada-Amady et Ousmann-Gassy. Le 30 avril,
ils arrivèrent devant Gamon, échangèrent quelques coups de fusil
avec les défenseurs et s’emparèrent de quelques bœufs. Mais
ils ne purent s’emparer du village et furent obligés de rentrer
à Bentenani quelques jours après, sans avoir obtenu de résultats
appréciables. Gamon résistait à toutes les attaques. Cela dura
ainsi jusqu’au mois de juin suivant, époque à laquelle les
habitants de Gamon, voyant que la saison des semailles approchait,
comprirent que s’ils voulaient cultiver en paix leurs lougans, il
leur importait de traiter avec Boubakar pour échapper à la famine
qui les menaçait. Le chef vint donc trouver l’almamy à Bentenani,
s’entendit avec lui et un nouveau traité fut conclu. Boubakar
revint alors hiverner à Sénoudébou avec ses guerriers.

Mais ce nouveau traité ne devait pas mieux être observé par
Gamon que l’ancien. De nouveau, les guerriers de ce village se
livrèrent à des pillages en règle des caravanes du Bondou. Boubakar
résolut d’en finir cette fois avec eux. Il leva donc une nombreuse
armée, dans ce but, et aidé par ses alliés du Guoy, du Kaméra,
du Khasso et du pays de Badon, il vint camper, au mois de janvier
1883, à Bentenani, d’où il expédia, comme la première fois,
des émissaires à Gamon, pour sommer les habitants d’avoir à
lui rendre les marchandises qu’ils avaient volées à ses hommes
ou bien l’équivalent. Le chef refusa de les recevoir et les
fit immédiatement chasser du village sans même leur permettre de
s’y reposer un instant. Boubakar procéda alors comme il l’avait
fait à sa précédente campagne et se mit à les harceler par des
colonnes volantes jusqu’au mois de juillet, époque à laquelle
les plaines marécageuses du Tenda étant inondées, les cavaliers
ne pouvaient plus tenir la campagne. Il ajourna donc ses projets,
hiverna à Bentenani et attendit le retour de la belle saison pour
frapper un coup décisif.

Donc, au mois de février 1884, il se mit en route avec toutes
ses bandes. Il vint camper à Safalou, dans le Diaka, et de là à
Tenda-Médina, village qui n’existe plus aujourd’hui et qui était
situé sur la frontière du pays de Badon. De là, il envoya contre
Gamon une colonne pour le harceler avant son arrivée. Cette colonne
était commandée par son fils Ousmann-Gassy. Il put arriver avec
ses guerriers jusque sur le tata après avoir franchi les sagnés. Le
combat dura trois heures, au bout desquelles Ousmann-Gassy dut battre
en retraite après avoir perdu beaucoup des siens. Au fort de la
mêlée, un des fils de Toumané, chef du pays de Badon, nommé
Couroundy, qui avait été élevé par Boubakar et qu’il aimait
beaucoup, fut tué aux côtés d’Ousmann-Gassy. Il commandait les
auxiliaires du Badon.

Le lendemain matin, Boubakar se mit en marche et vint cerner le
tata sans l’attaquer. Il campa autour et s’empara des puits et
du marigot qui fournissaient l’eau à la population. Au bout de
quatre jours, les habitants, dévorés par une soif ardente, se
précipitèrent sur les portes pour les enfoncer. Les guerriers
du Badon ayant entendu le tumulte accoururent vers le village
qui les reçut par une fusillade bien nourrie. Ils y répondirent
vigoureusement et arrivèrent franchement jusque sur le tata. Par
une brèche qu’ils y pratiquèrent à coups de pioche, ils purent
pénétrer jusque dans l’intérieur du village et y incendier
quelques cases. Mais les assiégés accoururent en grand nombre sur
le lieu de l’incendie, éteignirent le feu qui commençait à se
propager, et repoussèrent les guerriers du Badon.

Etroitement bloqués dans leur village, les habitants de Gamon
ne pouvaient se procurer assez d’eau pour étancher leur
soif. Arrêtés, comme nous venons de le voir, dans une première
sortie par les guerriers du Badon, ils en tentèrent peu après une
seconde du côté du campement des guerriers du Bondou. Trois cents
guerriers environ sortirent par une porte qu’ils avaient défoncée,
malgré tous les efforts des notables qui voulaient s’y opposer, et
se dirigèrent vers le marigot. Les guerriers du Bondou se portèrent
immédiatement en avant pour leur barrer le passage. Pendant quatre
heures, ils échangèrent une vive fusillade et des deux côtés
personne ne recula. Boubakar-Saada fit dans cette affaire des pertes
très sensibles. Trois des meilleurs captifs de la couronne furent
tués à ses côtés et peu après eux, un de ses confidents intimes,
El Hadj Kaba qui avait été élevé avec lui et qui avait partagé
sa mauvaise comme sa bonne fortune, tomba mortellement frappé
d’une balle au front. Il expira quelques minutes après. Toutes
ces pertes découragèrent profondément l’almamy et il décida
alors de battre en retraite, désespérant de s’emparer d’un
village si bien défendu.

A cette vue, les habitants de Gamon qui, déjà, renonçaient à
soutenir plus longtemps la lutte, poussèrent de grands cris de joie
et se mirent à la poursuite de l’armée du Bondou. La retraite se
transforma bientôt en une déroute générale et la poursuite fut des
plus vives et des plus acharnées. Elle était dirigée par un brigand
renommé dans le pays, du nom de Mahmoudou-Fatouma et qui était
venu à Gamon, avec ses hommes, prêter main-forte aux guerriers
de ce pays, quelques jours seulement avant son investissement par
Boubakar-Saada. L’armée du Bondou fut harcelée nuit et jour
jusqu’à un kilomètre environ de Safalou (Diaka) et elle rentra à
Sénoudébou après avoir perdu environ trois cents hommes. Durant la
poursuite, les gens de Gamon firent environ deux cents prisonniers
qui furent passés aussitôt par les armes ou vendus comme captifs
dans le Niani. Boubakar rentra à Sénoudébou, très affecté de
ce désastre, et sa mort, survenue peu après, vers la fin de 1884,
délivra Gamon de son plus redoutable ennemi.

Gamon, délivré de Boubakar-Saada, faillit bien avoir dans la
personne du marabout Mahmadou-Lamine-Dramé, un ennemi encore
plus acharné que ne l’avait été l’almamy du Bondou. Voici
d’où était venue cette haine du marabout contre ce grand
village. Mahmadou-Lamine-Dramé, né à Safalou (Diaka), habita dans
son enfance à Cocoumalla, petit village voisin de Safalou et qui
n’existe plus aujourd’hui. Un jour qu’il avait accompagné
sa mère et son jeune frère dans leurs lougans pour y faire la
cueillette de l’indigo, des pillards venus de Gamon, qui était
alors en guerre avec le Bondou, les surprirent dans leur travail
et les emmenèrent en captivité à Gamon. Arrivés au village,
ils furent mis aux fers par les guerriers qui les avaient pris et
qui comptaient bien en tirer un profit considérable en les vendant
à quelque dioula de passage. Quelques jours après, une caravane
venant des bords de la Gambie et se dirigeant vers le Bondou et le
Guidimackha, passa par Gamon. Les habitants chargèrent alors son chef
de prévenir les gens de Cocoumalla, que la femme d’Alpha-Ahmadou,
marabout de ce village, et ses deux enfants, étaient captifs
chez eux. Le marabout, averti, fit tout ce qu’il put pour les
racheter. Mais avant qu’il eût pu réunir la somme que lui
demandaient les gens de Gamon, la mère de Mahmadou-Lamine, la femme
du marabout de Cocoumalla, mourut en peu de jours. Mahmadou-Lamine
seul et son frère revinrent donc à Cocoumalla. Revenu dans la
maison paternelle, il y continua ses études d’arabe, et, dans ses
prières, il demandait toujours à Allah la punition des infidèles
de Gamon qui l’avaient fait prisonnier et l’avaient mis aux fers ;
lorsqu’il commença à se créer des partisans, en 1884, il demanda
à Boubakar-Saada, peu avant la mort de ce dernier, de joindre
ses forces aux siennes afin de faire la guerre aux Infidèles et
surtout de détruire Gamon, pensant bien que celui-ci, qui ne pouvait
oublier l’échec qu’il y avait reçu en 1883-84, ne manquerait
pas de s’allier avec lui. Boubakar lui fit répondre qu’il ne
recherchait l’alliance d’aucun marabout, qu’il ne marcherait
qu’avec les amis de la France, et que quels que soient les desseins
du marabout, il lui défendait formellement de mettre les pieds dans
le Bondou. S’il transgressait cet ordre, il l’en chasserait par
les armes. Boubakar mourut quinze jours après, et Gamon, pendant la
guerre du marabout Mahmadou-Lamine, n’ignorant pas les desseins de
celui-ci à son égard, marcha bravement avec nous. Le fils de son
chef en personne commanda les auxiliaires qu’ils nous fournirent
et se conduisit vaillamment pendant la campagne. Les événements
empêchèrent Mahmadou-Lamine de mettre à exécution les menaces
qu’il proférait contre lui et il mourut sans s’être vengé.

Le Tenda-Touré n’a jamais de démêlés avec les villages
libres, ses voisins, Talicori et Gamon. Certes, il y a bien
toujours de temps en temps quelques histoires de captifs. Il ne
peut pas en être autrement. Essayer de modifier cela ce serait
vouloir changer le caractère, les coutumes, l’instinct des
Malinkés. Ce ne sera qu’avec le temps et beaucoup d’adresse et
de patience qu’on pourra y arriver. C’étaient tous autrefois
de fameux pillards, et Gamon avait sous ce rapport une bien triste
célébrité. Aujourd’hui tout cela a cessé, grâce à notre
influence, et la paix et la bonne entente régnent dans ces régions
que la guerre a si longtemps troublées. Par contre, le Tenda et le
Gamon sont souvent en butte aux rapines des Peulhs du Fouladougou
et du Foréah. Il n’est pas jusqu’aux habitants du Tamgué qui
ne viennent jusque sous les murs des villages enlever des bœufs et
des captifs et même des hommes libres qu’ils vont généralement
vendre au Fouta-Djallon. En résumé, de pillards ils sont devenus
les victimes de plus pillards qu’eux. C’est la peine du talion.


_Rapports du Tenda avec les autorités françaises._ — Le Tenda tout
entier, ainsi que le pays de Gamon, sont placés sous le protectorat
de la France.

Gamon a traité avec nous après la colonne de Dianna, et c’est le
premier janvier 1887 que le colonel Galliéni signa avec Oussouby,
chef du pays, le traité de protectorat. Talicori et le Tenda-Touré
ne vinrent à nous qu’en 1888 et le traité qui nous lie à eux a
été signé à Khayes le 9 novembre 1888 par le chef d’escadron
d’artillerie de marine Archinard, commandant supérieur, et
Ouali-Sané, chef de Talicori, et Kolé-Mahady, chef de Bady
(Tenda-Touré).

Au point de vue administratif et politique, le Tenda et le pays de
Gamon dépendaient autrefois du commandant de Bakel. Mais, depuis les
dernières instructions de Monsieur le sous-secrétaire d’Etat, ces
régions sont placées sous les ordres du gouverneur du Sénégal
et sont administrées par un fonctionnaire qui, d’après les
renseignements que j’ai eus dernièrement, réside à Nétéboulou
(Ouli).


_Conclusions._ — Le Tenda et le pays de Gamon, maintenant
tranquilles et ne demandant qu’à se développer, devraient être
l’objet de plus de sollicitude de notre part qu’ils ne l’ont
été depuis qu’ils sont placés sous notre protectorat. Nous
n’avons absolument rien fait pour eux et pourtant il y a là
une source assez importante de produits à exploiter pour notre
commerce. L’ivoire, la cire, les arachides, le beurre de Karité
pourraient fournir l’objet de transactions importantes.

Pour cela, il serait urgent de pacifier le pays et de le débarrasser
des pillards qui le pressurent. Une bonne organisation politique
est indispensable, et il faudrait rendre aux chefs leur autorité,
mais les surveiller de façon à ce qu’ils n’en abusent pas. En
agissant ainsi, on pourrait peut-être tirer de ce pays quelque chose,
si on arrivait à secouer la torpeur et l’inertie de ses habitants
et à leur faire passer leur goût immodéré pour les captifs. Ce
sera la tâche la plus difficile.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XIX

Départ de Gamon. — Difficultés au moment de se mettre en
route. — Toujours les porteurs sont en retard. — De Gamon
au marigot de Firali-Kô. — Route suivie. — Tumulus. —
Respect des Noirs pour les morts. — Campement sur les bords du
marigot. — Description de la route suivie. — Géologie. —
Botanique. — Le Fogan ou Tirba. — Le Cantacoula. — Nouvelle
lune. — Pratique religieuse des Noirs à cette occasion. —
Départ du Firali-Kô. — Route suivie du Firali-Kô au marigot de
Sandikoto-Kô. — Rencontre d’un lion. — Le Niocolo-Koba. —
Campement sur les bords du Sandikoto-Kô. — Description de la
route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le Hammout. — Du
Sandikoto-Kô à Sibikili. — Route suivie. — Chasse au bœuf
sauvage. — Récit de Mahmady au sujet d’un éléphant. —
Arrivée à Sibikili. — Description de la route suivie. —
Géologie. — Botanique. — Le Bambou. — Une maladie particulière
sur ce végétal. — Réception à Sibikili. — Tout le village est
ivre. — Description du village. — Fortifications Malinkées. —
En route pour Badon. — Route suivie. — Rencontre d’une
députation que le chef envoie au devant de moi. — Description de
la route. — Géologie. — Botanique. — Le Calama. — Arrivée
à Badon. — Belle réception. — Le village. — Le chef. — La
population. — Je tombe sérieusement malade.


_2 janvier 1892._ — La température a été pendant la nuit
un peu moins froide que la nuit précédente. — Ciel clair et
étoilé. Brise de Nord. Au réveil, brise de Nord, température
fraîche, ciel clair. Le soleil se lève brillant. Hier, pendant toute
la journée, mes hommes se sont occupés de faire des provisions pour
la route, car nous allons avoir au moins deux jours à passer dans
la brousse. Le chef du village met la plus grande obligeance et la
meilleure volonté pour leur procurer tout ce dont ils auront besoin
pour se nourrir pendant ce temps-là. Il me promet également de me
donner quelques hommes pour aider mes porteurs et un bon guide. Aussi,
je le remercie chaleureusement de sa belle réception et lui fais
cadeau d’un peu de verroterie, de kolas, et de quelques mètres
d’étoffes.

A quatre heures quinze minutes, tout mon monde est debout, bien
dispos. Pour moi, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. Les chiens
du village n’ont pas cessé d’aboyer. Les préparatifs du départ
sont rapidement faits, et nous n’attendons plus pour nous mettre en
route que les hommes de Gamon qui doivent nous accompagner et qui,
d’après les promesses du chef, devaient être réunis devant ma
case à la première heure. Nous perdons plus d’une heure pour les
rassembler. Il faut aller les sortir les uns après les autres de
leurs cases, où ils semblent dormir profondément. Le chef était
absolument navré de ce contre-temps, et il vint même me dire que si
je n’y allais pas moi-même, ils ne se dérangeraient pas. Voilà
pourtant comment est respectée l’autorité du chef dans les
villages Malinkés. Ne pouvant décemment pas faire sa besogne, je lui
donnai Almoudo, mon interprète, pour le seconder. Peu après, tous
étaient rassemblés devant ma porte et à six heures nous pouvions
enfin nous mettre en route. Il était temps, car je commençais à
être absolument exaspéré. A peine étions-nous sortis du village
qu’ils se mettent tous à marcher comme des enragés. Tant mieux,
nous arriverons plus tôt à l’étape.

Non loin de la route et à peu de distance de Gamon, nous passons
devant un tumulus, fait de conglomérats ferrugineux. Chaque homme
de ma caravane, en passant auprès, y jeta un petit morceau de bois
ou un fétu de paille. Intrigué, je demandai à Almoudo la raison
de cette pratique. Il me répondit que c’était là la sépulture
d’un homme, et que tout noir en passant devant, devait y jeter
un morceau de bois ou de paille, « afin d’avoir de la chance
et pour prouver au défunt qu’on ne l’oubliait pas. » Voilà
certes une coutume qui paraîtra bizarre au premier abord. Mais en y
réfléchissant bien, elle ne paraîtra pas plus extraordinaire que
celle qui consiste à orner, à certaines époques de l’année, les
tombes de nos morts. C’est plus primitif, plus naturel et voilà
tout. La pratique des noirs vaut bien la nôtre. Au moins, dans ce
simple fait de jeter un morceau de bois sur une tombe, il n’y a
aucune espèce d’ostentation, aucune satisfaction de vanité, rien
de ce luxe malsain et si déplacé que nous aimons tant à afficher
dans nos cimetières. C’est le respect dans toute sa simplicité.

En général, les tumulus que l’on rencontre ainsi le long des
routes recouvrent les restes de chefs ou de marabouts fameux.

La route se fait sans aucun incident. Après avoir traversé
les lougans du village qui, de ce côté, sont immenses et bien
cultivés, nous franchissons à 7 h. 50 le marigot de Sourouba,
à 8 h. 40 celui de Kéré-Kô et à 9 h. 25 celui de Firali-Kô,
où nous campons, car il faudrait marcher encore trop longtemps
pour trouver de l’eau. En moins d’une heure, mes hommes et les
porteurs de Gamon m’ont construit un gourbi fort confortable à
l’ombre d’un magnifique bouquet de superbes bambous. Almoudo
se multiplie pour accélérer la besogne. Malgré ses travers,
et il en a beaucoup, c’est un serviteur bien précieux et qui,
je crois, m’est absolument dévoué.

La route de Gamon au campement du Firali-Kô ne présente absolument
aucune difficulté. Elle traverse un pays absolument nu et plat et
les marigots que l’on y rencontre, Sourouba-Kô, Kéré-Kô et
Firali-Kô n’offrent aucune difficulté.

Au point de vue géologique, rien de bien particulier à signaler,
si ce n’est la fréquence des plateaux rocheux. En quittant
Gamon, on traverse d’abord un petit banc de latérite où se
trouvent les lougans du village. A partir de là, la latérite et
les argiles compactes ne font qu’alterner pendant environ six
kilomètres. Ces dernières sont plus étendues que la première,
dont, dans cet espace, on ne rencontre que trois ilots de fort
peu d’étendue. Ils sont cultivés et les lougans de mil et
d’arachides occupent toute leur surface. A partir de là, la
route ne fait que traverser d’immenses plateaux rocheux, formés
de quartz et de conglomérats ferrugineux très abondants. Entre
ces plateaux, s’étendent de petits vallons, uniquement formés
d’argiles d’une dureté remarquable, et recouvrant un sous-sol
formé de quartz et de conglomérats, dont les roches émergent par
ci par là à fleur de sol.

Les marigots que nous avons traversés viennent tous du Niocolo-Koba
et l’un d’eux, le Firali-Kô, d’après les dires des indigènes,
ferait communiquer le Niocolo-Koba avec la rivière Balé.

Au point de vue botanique, jamais je n’ai traversé de pays plus
désolé. La végétation y est d’une pauvreté extrême, sauf sur
les bords des marigots, où l’on trouve de véritables fourrés
de bambous. Les plateaux sont absolument dénudés. Par ci par là,
et fort espacés les uns des autres, quelques rares arbres aux formes
bizarres, étranges, dépourvus de feuilles et peu susceptibles de
vous abriter contre les rayons du soleil. Nous ne noterons seulement
que quelques lianes Saba sur les bords du Firali-Kô, quelques
fromagers, quelques dondols et enfin, sur les plateaux rocheux,
de nombreux échantillons d’une fleur désignée sous le nom de
_Fogan_, et quelques spécimens d’un curieux végétal que les
indigènes désignent sous le nom de _Cantacoula_ et qui est assez
commun au Soudan.

Le _Fogan_, comme l’appellent les Ouolofs, est désigné par les
Bambaras sous le nom de _Tirba_ et par les Malinkés sous le nom
de _Tirbo_. C’est une plante terrestre à tige souterraine qui
est bien connue de tous ceux qui ont voyagé au Soudan. Vers le
mois de décembre, la tige émet un pédoncule long d’environ
cinq centimètres et qui se termine par un bourgeon floral. La
fleur est éclose vers le commencement de janvier. Elle est
caractéristique. Ses larges pétales jaunes ne permettent pas de
la confondre avec les autres fleurs similaires que l’on pourrait
rencontrer. Elle est peu odorante et très fugace. Les pétales
tombent cinq ou six jours après leur éclosion et sont remplacés par
un fruit capsulaire qui arrive à maturité vers le mois de mai. Quand
la capsule est sèche, elle s’ouvre d’elle-même et laisse
échapper de nombreux flocons d’une bourre blanche ressemblant à
de la soie végétale. Dans cette bourre sont noyées une quinzaine de
graines noirâtres. Cette bourre brûle presque instantanément si on
y met le feu avec une allumette, en ne laissant, pour ainsi dire, pas
de résidu. Le Fogan affectionne tout particulièrement les terrains
ferrugineux, et il croît, de préférence, dans les interstices des
roches. On le rencontre rarement dans les argiles et la latérite. Les
indigènes attribuent à ses graines des vertus aphrodisiaques[26].

Le _Cantacoula_ est un arbuste qui a de grandes ressemblances,
par son port et son fruit, avec l’oranger. Les plus beaux
spécimens ne dépassent pas deux mètres à trois mètres
cinquante de hauteur et leur tronc à sa partie moyenne n’a pas
plus de dix à quinze centimètres de diamètre. Les feuilles
qui sont d’un vert pâle rappellent par leur forme celles de
l’oranger. Elles sont généralement rares et tombent dès les
premières chaleurs. Ses rameaux portent des dards acérés qui
peuvent atteindre de quatre à cinq centimètres de longueur. Il
fleurit vers la fin de septembre. Ses fleurs blanches ou jaunes
sont situées à l’extrémité de petits rameaux et ne tombent
guère que quinze ou vingt jours après leur éclosion. Le fruit qui
les remplace a absolument la forme d’une orange, et sa couleur,
quand il est mûr. Ce fruit possède une coque très épaisse et
très résistante dans laquelle sont noyées, au milieu d’une pulpe
abondante, trente ou quarante graines de forme discoïde. Cette pulpe
excessivement acide est légèrement et agréablement parfumée. Elle
est précieuse pour le voyageur pendant les grandes chaleurs, car
elle est excessivement rafraîchissante et désaltère celui qui en
fait usage. Elle aurait, paraît-il, des vertus astringentes, et les
indigènes l’utiliseraient contre certaines diarrhées rebelles. Le
Cantacoula croît, de préférence, dans les terrains pauvres en humus
et surtout dans les terrains à roches ferrugineuses. Il affectionne
tout particulièrement les plateaux rocheux et les versants dénudés
des collines. Son fruit arrive à maturité complète à la fin de
janvier et dans le courant de février. Il se détache difficilement,
et, pour le cueillir, il faut couper le pédoncule à l’extrémité
duquel il s’insère. Les indigènes utilisent sa coque pour en faire
des tabatières et s’en servent pour fabriquer des récipients dans
lesquels ils renferment les grains de cette espèce d’encens,
que l’on désigne sous le nom de hammout et sur lequel nous
reviendrons plus loin. Dans le premier cas, ils se contentent de
percer au niveau du point d’insertion du fruit avec son pédoncule,
un trou d’environ un centimètre et demi de diamètre. Par ce trou,
ils vident la pulpe et les graines que contient la coque. Ils la
laissent exposée au soleil pendant plusieurs jours et la garnissent
ensuite de tabac. Le trou est bouché à l’aide d’une petite
cheville en bois. Dans le second cas, ils coupent la coque, à peu
près aux deux tiers, la débarrassent de sa pulpe et de ses graines,
la font sécher au soleil et la remplissent ensuite de hammout[27].

La journée, au campement de Firali-Kô, se passa paisiblement. Vers
la fin du jour, arrivèrent deux hommes qui revenaient de
Sibikili. Ils me demandèrent à passer la nuit au campement,
ce que je leur accordai volontiers. Je leur fis donner en
plus à manger, ce qui les remplit d’aise. En revanche, ils
m’annoncèrent que j’étais à peine à moitié chemin de Gamon
au Niocolo-Koba. J’aurais préféré une autre nouvelle.

De Gamon au campement du Firali-Kô, la route suit, à peu près,
une direction générale Est-Sud-Est et la distance qui les sépare
est environ de 16 kil. 500.

Aujourd’hui c’est jour de liesse pour les noirs. C’est le
premier jour de la lune. Ils l’attendent avec impatience et quand
elle paraît, on la salue à coups de fusil. Citons à ce propos
une nouvelle pratique religieuse qui leur est commune à tous, aussi
bien aux musulmans qu’aux autres. Dès que le mince croissant de
l’astre des nuits paraît à l’horizon, on les voit se tourner
vers lui. Avec l’index de la main droite ils simulent par gestes la
forme de la lune en murmurant quelques paroles et en crachant. Voici
l’explication qui m’a été donnée de cette curieuse pratique
religieuse. Les noirs ne voient dans la lune qu’un être animé
qui peut leur nuire aussi bien que leur faire du bien. C’est
pourquoi, quand elle apparaît, ils l’invoquent de la façon que
nous venons de décrire afin qu’elle exauce leurs désirs. On
ne doit cracher que trois fois seulement en disant cette prière
et autant que possible à intervalles égaux. Ceci est encore pour
nous une preuve que les religions primitives ne sont à leur origine
qu’un culte voué aux grands phénomènes de la nature.

Il a fait pendant toute la journée une température assez
supportable, malgré un fort vent d’Est. Vers quatre heures,
le soleil s’est un peu voilé. Légère buée à l’horizon. La
brise tombe et la température devient lourde et orageuse.


_3 janvier 1892._ — La nuit s’est passée sans aucun
incident. Température assez fraîche. Nuit claire et étoilée. Brise
de Nord assez forte. Au réveil, ciel clair et sans nuages. Rosée
abondante dans les vallées, nulle sur les plateaux.

Les préparatifs du départ se font rapidement. Personne ne se fait
tirer l’oreille pour se lever, et à 4 h. 15 nous pouvons nous
mettre en route. La marche est un peu hésitante au début, mais
dès que le jour commence à poindre, nous marchons d’une vive
allure. A 5 h. 25, nous franchissons le marigot de _Oussékiri-Kô_,
et à 6 h. 15, celui de _Oussékiba-Kô_, sur les bords duquel nous
faisons la halte. A 6 h. 30, nous nous remettons en route, et à
2 kil. 500 du marigot de Oussékiba-Kô, les porteurs qui sont en
avant viennent me dire qu’ils ont trouvé une superbe antilope,
qui avait été égorgée par un lion, et qu’il dévorait quand
ils sont arrivés. Il s’est enfui à leur approche et ils ont pu
le voir. C’était, parait-il, un superbe animal. Ils me demandent
l’autorisation de dépouiller l’antilope et d’en emporter la
viande, ce que je leur permets, me promettant de profiter aussi de
cette bonne aubaine. Ils s’y mettent tous, et en une demi-heure,
ils ont le temps de faire l’opération et d’ingurgiter chacun
un énorme bifteck. Inutile de dire que mes lascars n’étaient pas
les derniers à la curée. Cette antilope était très belle et elle
était pleine. Avant de partir, les porteurs mangent la viande du
fœtus. Le lion avait bondi sur la croupe, où on voyait distinctement
les traces de ses puissantes griffes. Il lui avait brisé les reins,
et quand mes hommes l’ont dérangé de son repas, il avait commencé
à dévorer les filets et une partie du petit. Je prends pour moi une
cuisse et ce qui reste des filets, les reliefs du festin du lion, en
un mot. A 7 h. 30, nous nous remettons en route. Un quart d’heure
après, nous faisons lever une superbe biche et un peu plus loin
un troupeau d’une douzaine d’antilopes, qui détalent à notre
approche. A huit heures, nous franchissons le marigot de _Saramé_,
et à 8 h. 30, celui de _Condouko-Boulo_, où nous faisons halte sous
de superbes arbres, les seuls, du reste, que nous ayons trouvés
pendant l’étape. Caïl-cédrats, fromagers, nétés, n’tabas,
télès, croissent d’une façon surprenante dans le petit coin
de la vallée du Condouko-Boulo. Leurs dimensions sont énormes,
leur feuillage touffu, et c’est à regret que nous quittons ces
délicieux ombrages.

A 8 h. 40, nous repartons, et, chemin faisant, nous faisons lever deux
autres troupeaux de superbes antilopes et bon nombre de biches et de
gazelles. A 9 h. 45, nous traversons enfin, à gué, le Niocolo-Koba,
cette jolie petite rivière qui sert de limite au pays de Bondou et
au pays de Gamon. A l’endroit où nous l’avons traversée, elle
coule sur un lit de petits cailloux ferrugineux. Ses berges sont à
pic et il faut descendre de cheval pour les escalader. Son eau est
claire, limpide et fraîche. Aussi ne manquâmes-nous pas de nous y
désaltérer et de nous y baigner. Nous arrivons enfin, à 10 heures,
sur les bords du Sandikoto-Kô, où nous allons camper. Les bords
de ce marigot sont très escarpés et en gravissant le bord opposé
à celui par lequel nous sommes arrivés, mon cheval s’abat. Fort
heureusement, ni lui ni moi ne sommes blessés. J’eusse été
fort contrarié qu’il arrivât quelque chose de fâcheux à cette
jolie petite bête ; car c’est un brave et bon animal qui me rend
de grands services.

Le campement du Sandikoto-Kô est un des plus mauvais que je
connaisse. Il faut camper au milieu de la brousse pour avoir un
peu d’ombre. En une demi-heure, Almoudo et les porteurs m’ont
construit un gourbi assez confortable. Il était temps, car je
commençais littéralement à griller au soleil. Tout autour de nous,
une brousse sèche. Je recommande bien à tout le monde de bien faire
attention au feu, et pour le combattre, je fais débroussailler
un large espace de terrain tout autour de mon gourbi et j’exige
que mes hommes aient sous la main de longues branches d’arbre
munies de leurs feuilles, pour être immédiatement prêts en cas
d’alerte. C’est la meilleure façon d’éteindre ces feux de
brousse, qui se propagent toujours avec une rapidité surprenante. Il
suffit de battre la zone incendiée, pour étouffer rapidement tout
commencement de feu et éviter parfois de graves désordres. Malgré
mes recommandations, vers trois heures de l’après-midi, un incendie
éclate tout à coup, non loin de mon gourbi. Immédiatement les
hommes s’arment de leurs branches et se précipitent vers le lieu
du sinistre. En quelques minutes, le feu est éteint, mais pas assez
vite cependant pour empêcher de brûler plus de trois cents mètres
carrés de brousse. Fort heureusement, mon gourbi se trouvait au vent
de l’incendie. Sans cela, il eût été infailliblement consumé,
ainsi que mes bagages, ce qui eût été pour moi une perte énorme,
difficile à combler, là où je me trouvais. Ce qui m’aurait
été le plus pénible, c’eût été certainement la perte de
mes papiers, de tous mes cahiers où se trouvent consignées les
notes que je me suis toujours efforcé de prendre régulièrement
et le plus exactement possible depuis plus de six années que je
parcours le Sénégal et le Soudan. Je n’eus pas à déplorer ce
désastre. Du reste, dès le commencement de l’incendie, Almoudo,
sans que j’eus besoin de rien dire, se précipita dans mon gourbi
et, s’emparant de ma précieuse cantine, la porta en lieu sûr. Il
ne me la rapporta que lorsqu’on se fût bien assuré que tout
danger avait disparu. On comprendra aisément, qu’après cela,
je pris les dispositions les plus rigoureuses. Je fis éteindre tous
les brasiers que les hommes avaient allumés autour de mon gourbi,
et je ne les autorisai à n’allumer leurs feux qu’à l’endroit
qui venait d’être débroussaillé par l’incendie. C’est
là également que je les fis coucher. Malgré cela, je fus loin
d’être tranquille, surtout pendant la nuit.

Du campement du Firali-Kô au campement du Sandikoto-Kô, la route
suit une direction générale Est-Sud-Est, et la distance qui sépare
ces deux points, est environ de 24 kil. 500.

Jusqu’au Condouko-Boulo, cette route ne présente aucune difficulté
sérieuse. Elle traverse un pays plat, présentant à peine quelques
légères ondulations du terrain. A partir de ce marigot, il en est
tout autrement. Il faut d’abord gravir, par une pente raide, le
versant Nord-Ouest d’un vaste plateau ferrugineux, semé de roches,
qui rendent la route pénible. Pendant trois kilomètres environ,
elle longe le versant Sud-Est de ce plateau. De là, on a une vue
magnifique. On voit se dérouler devant soi une immense vallée, au
milieu de laquelle coule le Niocolo-Koba. On arrive par une pente
douce sur les bords de cette rivière, et si ce n’étaient ses
bords escarpés, sa traversée n’offrirait aucune difficulté. Il
en est de même pour le Sandikoto-Kô.

Au point de vue géologique, on peut dire que, depuis le campement du
Firali-Kô jusqu’à celui du Sandikoto Kô, ce n’est qu’une
succession de plateaux formés de roches et de conglomérats
ferrugineux. Ils sont peu élevés et séparés par de petites
vallées dans lesquelles coulent les marigots. Ces vallées sont
formées d’argiles, recouvrant un sous-sol ardoisier. La vallée
tout entière du Niocolo-Koba est ainsi formée, et sur ses bords,
les schistes apparaissent à nu. — Le fond des marigots est
formé de vases peu épaisses, reposant sur un sous-sol de quartz
et de conglomérats ferrugineux. Au Niocolo-Koba, dont le courant
est très rapide, la vase fait absolument défaut. Les berges sont
formées d’argiles compactes.

Au point de vue botanique, la végétation est d’une rare
pauvreté. Rien sur les plateaux qu’une herbe mince et ténue et
quelques végétaux difformes et rachitiques. Dans les vallées,
la végétation n’est réellement belle que sur les bords des
marigots, où l’on trouve de majestueuses légumineuses, quelques
caïl-cédrats et de nombreux échantillons de lianes Saba et
Delbi. Les fromagers, n’tabas, baobabs, etc., sont relativement
rares. Sur les deux rives des marigots, s’étend une plaine peu
large (un kilomètre cinq cents mètres au plus), où croissent des
carex et des cypéracées énormes. Le sol de ces plaines est, sur les
bords des cours d’eau, absolument défoncé par les éléphants,
et les traces de leurs pas forment de véritables fondrières,
qu’il faut avoir grand soin d’éviter pendant la marche. Dans
tout ce trajet, je n’ai trouvé d’intéressant à signaler que
la plante qui donne cette résine, que les indigènes désignent
sous le nom de _Hammout_.

On désigne sous le nom de _Hammout_, au Soudan français, une sorte
de résine, dont l’odeur rappelle celle de l’encens. Elle est
donnée par une plante, dont la hauteur ne dépasse que rarement
trois mètres et qui croît, de préférence, dans les terrains
pauvres. Le diamètre de son tronc est d’environ vingt à vingt-cinq
centimètres au maximum et par ses caractères macroscopiques, elle
nous a semblé appartenir à la famille des Térébinthacées[28]. Ce
végétal est relativement rare au Soudan, on le trouve en petit
nombre un peu partout ; mais c’est surtout dans le Ferlo-Baliniama,
qu’il est le plus commun. On en trouve également en notable
quantité dans cette partie déserte qui se trouve aux environs de
Koussan Almamy (Bondou), entre Kéniémalé, Couddi, Hodioliré et
le marigot de Anguidiouol, entre Koukoudak et Kounamba, dans le Tiali.

Cette résine s’extrait, annuellement, du commencement de décembre
à la fin d’avril. C’est, paraît-il, l’époque pendant
laquelle elle est la plus abondante, et où le rendement est le
plus avantageux et la qualité meilleure. De plus, comme en cette
saison les indigènes ne sont pas retenus chez eux par les travaux
des champs, ils peuvent se livrer plus facilement à cette récolte,
qui est pour eux la source de quelques profits.

Pour l’extraire, les indigènes pratiquent sur le tronc de
la plante, jusqu’aux maîtresses branches, des incisions en
nombre variable, huit ou dix au plus. Ces entailles intéressent
l’écorce dans toute son épaisseur. La résine qui en découle
est peu abondante et il faut attendre six à huit jours avant d’en
avoir une petite boule de la grosseur d’une noisette. On procède
alors à la récolte. A l’air libre, la résine durcit par le froid
et elle prend une consistance telle que pour la détacher il faut se
servir d’une tige de fer, spécialement fabriquée pour cela, ou
bien des petites hachettes dont les indigènes usent pour défricher
leurs lougans. La liqueur qui vient sourdre à l’incision est
généralement blanche et limpide, mais en se coagulant elle prend
une couleur opaline légèrement teintée en jaune.

En enlevant la petite boule de hammout qui s’est ainsi formée,
les noirs ont l’habitude de détacher toujours en même temps
la partie de l’écorce du végétal à laquelle elle adhère
d’ordinaire si fortement. Revenus au village, le produit de la
récolte est mis à chauffer au soleil pendant quelques jours pour
le ramollir et afin de le débarrasser de la plus grande partie des
détritus végétaux qu’il renferme. Quand il s’est refroidi et
durci, il est pilé, de nouveau ramolli à la chaleur solaire et
pétri en forme de boules qui sont renfermées dans des coques de
fruits de cantacoula, comme nous l’avons dit plus haut.

La résine durcit alors à la fraîcheur, elle adhère fortement
aux parois du récipient qui la contient, et pour l’en retirer,
il faut se servir de la pointe d’un solide couteau. Cette résine
se présente alors sous l’aspect d’une masse noirâtre, au milieu
de laquelle se distinguent aisément les fragments d’écorce qui
n’ont pu être enlevés. Son odeur est légèrement térébenthinée
et sa saveur très aromatique. C’est sous cette forme que l’on
trouve le hammout sur les marchés du Soudan.

Il ne faut pas confondre le hammout avec le _Tiéoué_, qui est une
autre variété d’encens, que les dioulas de Fouta-Djallon, où
on le récolte surtout, apportent annuellement dans nos comptoirs
et sur les marchés de Bakel, Kayes et Médine. Cet encens est,
d’après les indigènes, de qualité absolument inférieure. Il
est généralement présenté sur les marchés sous forme de grosses
boules grisâtres, à cassure terne et citreuse, non transparentes,
se ramollissant sous la dent, et contenant une notable quantité
d’écorce. Leur odeur est moins térébenthinée que celle
du hammout et la saveur est également aromatique. Le végétal
d’où il s’extrait habite surtout le Fouta-Diallon. On le trouve
également dans cette partie du Bondou qui confine au Tenda et au
pays de Badon. Les noirs ne lui attribuent qu’à un faible degré
les propriétés bienfaisantes du hammout.

Le hammout est l’objet au Soudan d’un petit commerce qui est assez
actif sur les marchés de Kayes, Bakel et Médine. Les traitants
de ces comptoirs accaparent presque tout ce qui est apporté et le
revendent soit à Saint-Louis, aux Ouolofs, soit aux habitants du
Khasso, du Logo, du Natiaga, du Kaarta et du Guidimakha. Mais de
tous, ce sont les Ouolofs et les Khassonkés qui en sont les plus
avides. Les femmes ouoloves de Saint-Louis le font brûler sur des
charbons ardents, dans des espèces de petits fourneaux fabriqués
_ad hoc_. Le hammout, ainsi brûlé, produit une fumée blanchâtre,
et dont l’odeur se rapproche un peu de celle de l’encens. Les
indigènes s’en servent pour parfumer leurs cases. En outre ils lui
attribuent de puissantes vertus curatives. D’après eux, en effet,
le hammout serait, pour ainsi dire, une panacée universelle. Sa
fumée serait très saine pour la santé. Elle chasserait les miasmes
nuisibles, ferait disparaître les maux de tête, guérirait les
bronchites et les rhumes de cerveau, et développerait surtout
l’intelligence, etc., etc.

Le prix du hammout varie suivant les époques et les régions. Avant
la récolte, une boule de moyenne grosseur se vend, à Kayes, de deux
à trois francs, mais quand les arrivages commencent à se faire plus
nombreux, le prix baisse rapidement. Ainsi, à Bakel, par exemple,
il n’est pas rare, à ce moment, de trouver jusqu’à soixante
boules pour une pièce de guinée, soit dix à douze francs environ.

A Saint-Louis, le hammout se vend couramment de un franc cinquante
centimes à deux francs la boule. Dans le Guidimakha, trois boules
coûtent environ deux francs cinquante centimes en mil, et dans le
Khasso, à Kouniakary, par exemple, trois boules se vendent environ
cinq francs en mil ou étoffes.

Pendant toute la journée que nous passâmes au marigot de
Sandikoto-Kô, mes hommes s’occupèrent à faire boucaner la viande
de l’antilope que nous avions trouvée égorgée par un lion pendant
l’étape du matin. Ils se livrèrent à ce travail jusqu’à une
heure assez avancée de la nuit. La viande fut d’abord coupée
en lanières de trente centimètres de long sur quatre de largeur
et deux d’épaisseur. Puis, ces lanières furent étendues sur un
séchoir des plus primitifs et qui se compose uniquement de quatre
fourches plantées en terre en forme de carré. Sur ces fourches sont
placés deux bambous sur lesquels sont fixées des traverses de même
bois, au nombre de dix ou douze. C’est sur ces traverses qu’est
installée la viande destinée à être boucanée. Ce séchoir est
placé à une hauteur telle que la flamme du feu allumé au-dessous
ne puisse pas atteindre la viande et la griller. Quand tout est ainsi
disposé, on allume un ardent brasier entre les quatre fourches qui
servent de support au séchoir. On l’alimente jusqu’à ce que
la viande soit parfaitement desséchée.

Dans les villages, où l’on n’a pas besoin de se hâter de
faire cette besogne, les lanières sont disposées sur le toit des
cases, et la chaleur suffit pour boucaner la viande. Toutefois, on
ne peut guère procéder ainsi que pendant la saison sèche, alors
que soufflent les vents brûlants d’Est et de Nord-Est. Pendant
l’hivernage, quand les vents humides du Sud et du Sud-Ouest se
font sentir, il n’est pas possible de procéder ainsi, car la
viande est pourrie avant d’être boucanée. Chaque soir, il faut
avoir grand soin de rentrer les lanières dans les cases, pour les
mettre à l’abri de l’humidité, et de ne les exposer au soleil
que lorsque toute humidité de la nuit a complètement disparu.

La viande ainsi préparée peut se conserver indéfiniment. Il
se forme à l’extérieur une sorte de croûte épaisse, d’un
demi-centimètre, cornée, pour ainsi dire, qui protège le reste
de la viande. Il faut avoir soin de l’enlever quand on veut
préparer le couscouss. C’est un mets très précieux pour les
voyageurs et qui n’est pas à dédaigner même pour des palais
européens. Pendant les différents séjours que nous avons faits au
Soudan, nous nous sommes parfois estimé très heureux d’en avoir
à notre disposition. La viande boucanée au soleil est meilleure
que celle qui l’a été au feu. Cette dernière, en effet, sent
toujours un peu la fumée, quel que soit le soin que les noirs
apportent à bien entretenir le brasier.


_4 janvier 1892._ — La nuit a été excessivement froide. Ciel clair
et étoilé. Brise de Nord, absolument glaciale. A trois heures du
matin, je constate la température la plus basse que j’ai observée
depuis le commencement de mon voyage, sept degrés centigrades,
trois dixièmes. Au réveil, le ciel est clair. Forte brise de
Nord. Rosée abondante. Température excessivement froide. Le soleil
se lève brillant. La nuit s’est heureusement passée. Pas le
moindre incident. Je n’ai cependant pas pu fermer l’œil, tant
je redoutais à chaque instant de voir éclater un incendie. Les
précautions prises hier soir furent inutiles, tout se passa à
merveille et nous n’eûmes pas l’alerte qui m’avait tant
effrayé dans l’après-midi. Nous avons mille peines à rassembler
les porteurs. Ces pauvres diables sont littéralement gelés et se
chauffent autour des feux. C’est qu’ils sont tous sommairement
vêtus.

Rien de curieux à voir comme un campement de caravane noire
pendant la nuit. Les ânes, s’il y en a, sont entravés des
pattes de devant seulement et peuvent circuler librement dans tout le
camp. Les bagages sont ou bien mis au tas, ou bien, ce qui est le plus
fréquent, chaque porteur couche auprès de son colis. Les ballots de
guinées, sont, de préférence, placés sur une branche d’arbre,
étayés avec le bâton de route ou la lance du propriétaire. Ces
précautions sont prises pour les préserver de l’humidité du
sol et des termites. Quant aux hommes, leur campement est bientôt
établi. Pendant les nuits chaudes, une simple couche de feuilles
fraîches leur sert de lit. Pendant les nuits froides, au contraire,
c’est de la paille sèche, sur laquelle ils s’étendent ; mais
auparavant on allume de grands feux que l’on entretient toute la
nuit, et c’est autour de ces brasiers ardents que s’installent
les dormeurs, si près que l’on se demande comment ils y peuvent
résister et comment leurs vêtements ne sont pas brûlés. Les plus
prévoyants et les sybarites couchent sur des nattes qu’ils ont eu
soin d’emporter. Il en est même qui, pendant la saison chaude,
installent des moustiquaires au-dessus de leur lit, précaution
souvent utile, surtout lorsque le campement est établi sur les
bords d’un marigot.

A quatre heures quinze minutes enfin, nous pouvons nous mettre en
route et, dès le départ, mes hommes marchent d’un bon pas, sans
doute pour se réchauffer. La route du campement du Sandikoto-Kô à
Sibikili a été relativement mouvementée. A cinq heures dix minutes,
nous traversons le marigot de Diala-Kô, joli petit cours d’eau,
dont les bords sont relativement boisés et où nous remarquons
de beaux échantillons de caïl-cédrats, auxquels, du reste,
il doit son nom. Caïl-cédrat se dit, en effet, « _Diala_ »,
en Malinké. A 5 h. 45, nous faisons la halte un peu plus loin. Je
n’ai pas plus tôt ordonné de s’arrêter, qu’immédiatement
les porteurs mettent bas leurs charges et vont ramasser du bois sec
des deux côtés de la route. De grands feux sont allumés et nous
nous mettons tous à nous chauffer sérieusement, et aussi à nous
sécher, car la rosée nous a absolument tous inondés. Pendant un
quart d’heure, je reste avec plaisir devant un énorme brasier
et, quand je vois que tout le monde est à peu près réchauffé,
je donne l’ordre de se remettre en route.

Il n’y avait pas cinq minutes que nous marchions, quand notre
guide déposa tout à coup son léger bagage et s’élança dans la
brousse avec son fusil, sur le côté droit de la route. Il venait
d’apercevoir à peu de distance de l’endroit où nous nous
trouvions, un énorme bœuf sauvage, qui paissait tranquillement
l’herbe fraîche. Il s’approcha en rampant à environ trente
mètres de l’animal. Celui-ci le regardait tranquillement
venir, levant de temps en temps la tête et ne montrant aucun
signe d’inquiétude. Notre homme l’ajusta longuement et
tira. De la route, nous vîmes l’énorme bête faiblir et
s’abattre. Immédiatement, tous les porteurs posèrent leur charge,
et, avec mon autorisation, s’élancèrent dans la direction de notre
adroit chasseur. A leur approche, le bœuf se releva et, au lieu de
les charger, comme c’est l’habitude de ces sortes d’animaux,
il essaya de s’enfuir. Nous le vîmes se redresser péniblement
et, traînant la patte droite de derrière, gagner en boîtant, un
petit bouquet de bois, situé à peu de distance. Toute ma caravane
en débandade l’y suivit et l’y cerna. Immédiatement commença
une fusillade désordonnée et je me demande encore comment il se fit
qu’aucun d’eux ne fut touché par la balle de son voisin. Pas
un projectile ne toucha la bête tant que dura ce désordre. Il
fallut que notre guide, chasseur de son métier, rechargeât son
fusil et, par un coup bien ajusté, jetât l’animal à bas. Se
précipitant alors sur lui, il lui coupa les deux jarrets avec son
sabre et notre bœuf, expirant, fut alors tout simplement égorgé,
comme un vulgaire bœuf domestique.

C’était un mâle énorme. C’est cet animal que les uns désignent
sous le nom de « _vache brune_ » et que les autres appellent :
« _Lour_ ». Sa peau est d’un noir grisâtre et bien plus épaisse
que celle du bœuf domestique. Les poils y sont relativement rares et
excessivement rudes. Sur le dos existe une sorte de crinière assez
bien fournie, s’étendant de la tête à la queue et dont les poils
ont environ douze à quinze centimètres de longueur. La peau est de
plus excessivement luisante. La queue est courte, se terminant par
une touffe de poils assez épaisse. Les jambes très fortes sont
relativement bien plus courtes que celles du bœuf domestique. La
tête est énorme et la mâchoire inférieure déborde un peu en avant
la mâchoire supérieure, ce qui donne à l’animal la physionomie
féroce du bouledogue. Mais c’est au front que siège ce que la
bête présente au point de vue anatomique de plus curieux. Les
cornes sont noires, brillantes, courtes, larges et fortes, à
légère convexité externe. Le frontal dont elles font partie
absolument intégrante, est excessivement large et épais. Tandis
que chez le bœuf ordinaire, il est recouvert de peau et de poils,
chez le bœuf sauvage, il est complètement à nu et très noir. Il
est d’un noir terne, tandis que les cornes sont d’un noir très
brillant. Les Malinkés appellent cet animal « _Segui_ ». Sa chair
est délicieuse et les indigènes en sont excessivement friands. Il
ne se nourrit, pour ainsi dire, que d’herbes tendres et de jeunes
pousses d’arbres.

Comme il est très sauvage, sa chasse présente les plus grands
dangers ; car, lorsqu’il est atteint, il charge immédiatement le
chasseur. Il faut, pour l’avoir, le blesser grièvement du premier
coup. Aussi les noirs le tirent-ils presque toujours, soit dans les
pattes, soit au défaut des épaules. Il court très vite et peut
rattraper aisément un cheval lancé à fond de train.

La balle de notre chasseur lui avait fracassé l’articulation de
la cuisse droite. Il avait été déjà blessé et portait au flanc
droit la cicatrice d’une balle antérieurement reçue.

Dès que l’animal fut mort, tout le monde s’approcha pour
le toucher, le palper. Je fis comme les autres et avec grande
curiosité, car c’était le premier que je pouvais voir d’aussi
près. Notre chasseur lui coupa aussitôt le bout de la queue sur une
longueur d’environ 15 centimètres. C’est là, nous l’avons
déjà dit, un trophée auquel, chez tous les peuples du Soudan,
les chasseurs tiennent énormément. Ils le pendent généralement
à leurs ceintures. Il était absolument impossible de dépecer le
bœuf sur place, car cela nous aurait trop retardé, et il nous eût
été difficile d’emporter avec nos bagages l’énorme quantité
de viande que l’animal ne manquerait pas de donner. Il fut donc
décidé que, pour le moment, on abandonnerait là la bête, et que,
dès notre arrivée à Sibikili, on enverrait des hommes du village
pour le dépecer et en rapporter les morceaux. Mais une caravane
de dioulas quelconque pouvait passer par là et s’approprier le
produit de notre chasse. Aussi, pour qu’on ne vint pas les voler,
mes hommes mirent-ils sur le corps du bœuf un peu de paille sèche,
un caillou sur le cou, puis prononcèrent à voix basse des paroles
dont je ne pus connaître le sens, marmottèrent des invocations,
firent enfin mille pratiques les plus étranges les unes que les
autres. Quand j’en demandai l’explication à notre chasseur,
il me répondit gravement que maintenant il pouvait passer auprès
de sa chasse n’importe qui, il ne la verrait pas et que seuls
pourraient la retrouver ceux auxquels il le dirait et auxquels il
aurait appris les paroles mystérieuses qu’il fallait prononcer
pour cela. Malgré cela, je voyais manifestement qu’il n’était
pas tranquille. Aussi je lui dis que tout ce qu’il venait de faire
pouvait être très bon, mais que ce qui serait le meilleur et le
plus sûr, ce serait de commettre à la garde de la bête un des
hommes de Gamon qui nous accompagnaient et qui ne portait rien. Il
reviendrait avec les hommes de Sibikili. Chose qui fut faite.

Dans beaucoup de pays, au Soudan, on est absolument persuadé,
surtout chez les Malinkés, que l’on peut rendre ainsi invisibles
des objets et même des êtres vivants, rien qu’en faisant certaines
pratiques plus ou moins bizarres. Je me souviens même avoir vu
à Goumbeil, dans le Niéri, un chasseur qui avait la prétention
de se rendre invisible pour toute espèce de gibier. Au moment
où il se préparait à partir pour la chasse, je le vis mettre
dans une calebasse à moitié remplie d’eau, des feuilles d’un
végétal dont je ne pus savoir le nom. Il les y remua longuement
et à plusieurs reprises. Puis, se mettant absolument nu, il fit
sur tout son corps deux ou trois ablutions générales avec cette
eau et se frotta partout avec les feuilles humides. Je lui demandais
alors s’il était malade et dans quel but il agissait ainsi. Il me
répondit sans hésiter qu’il n’était point malade et qu’il
faisait cela uniquement pour que le gibier qu’il allait chasser
ne le vît pas. Rendu ainsi invisible, il pourrait s’approcher
d’aussi près qu’il le voudrait, et tuer à coup sûr tel animal
qu’il aurait choisi. Je lui demandai encore si cette plante le
rendrait aussi invisible pour les hommes. « Non, me répondit-il,
avec cela, le gibier seul ne me verra pas ; mais je connais une autre
plante qu’on ne trouve qu’au Fouta-Diallon et qui, si on porte
au cou un morceau de sa racine, a la propriété de rendre invisible
celui qui la possède pour tous ses ennemis, et cela quand il le
désire ». Il avait vu, disait-il enfin, un Foutanké (homme du
Fouta) qui, pendant la guerre du marabout Mahmadou-Lamine-Dramé,
à Touba-Couta, avait disparu trois fois devant ses yeux au moment
où il l’ajustait pour le tuer. Je ne crus pas devoir pousser plus
loin mon interrogatoire, du moment qu’il avait vu, je n’avais
plus rien à apprendre.

La contrée que nous traversons, est, paraît-il, excessivement
giboyeuse. On y trouve, en grande quantité, antilopes, biches,
gazelles, hippopotames, bœufs sauvages, éléphants, fauves de toutes
sortes, etc., etc. A ce propos, je rapporterai ici un fait qui s’est
passé hier au marigot de Sandikoto-Kô. A peine étions-nous arrivés
au campement que nous entendîmes un coup de fusil assez éloigné de
nous. Peu après, un homme qui fait route avec nous, vint me raconter
qu’il avait tiré sur un éléphant énorme. Mahmady, un de mes
hommes qui était avec lui, ajouta qu’il l’avait vu et qu’il
était si gros qu’il l’avait pris pour un rocher (Kouko) (_sic_).

En effet, à en juger par les traces et les passages que l’on voit
partout, on peut en conclure que la région est excessivement riche en
gibier. Ce ne sont que passages d’éléphants et d’hippopotames
et les bords des marigots sont couverts d’excréments de toutes
sortes d’animaux ; à cette époque de l’année surtout, le
gibier y abonde parce qu’il vient brouter les jeunes herbes qui
poussent après les incendies.

Vers six heures trente minutes, nous nous remîmes en route et sans
autre incident nous arrivâmes à Sibikili, à 11 h. 45, après avoir
successivement traversé les marigots de Dalesilamé, de Séré-Kô,
de Sitadioumou-Kô et sa branche secondaire, le Koumonni-Boulo-Kô
qui est situé à 800 mètres environ de Sibikili. Ses bords sont
couverts de superbes rizières, et nous l’avons traversé sur un
petit pont en bois, des plus primitifs, qui a environ cinq mètres
de long sur un mètre cinquante centimètres de large.

La route du campement du Sandikoto-Kô à Sibikili ne présente
aucune réelle difficulté que le passage du marigot de Séré-Kô
dont les bords sont escarpés et à pic. Mentionnons aussi à ce
point de vue, les nombreux bambous morts, qui obstruent la route,
ainsi que les roches ferrugineuses que l’on y rencontre à chaque
instant et qu’il faut avoir soin d’éviter.

Au point de vue géologique, ce n’est absolument qu’une
succession de plateaux bornés de grès, de quartz et de conglomérats
ferrugineux, et de collines de même nature. Au niveau des marigots,
elles sont entrecoupées par de petites vallées formées d’argiles
et excessivement marécageuses. Ce n’est qu’à partir du
Séré-Kô que se montrent quelques ilots de latérite. Nous en
trouvons aussi, mais peu étendus et très clairsemés, jusqu’aux
environs de Sibikili. La petite colline sur laquelle est construit
ce village est uniquement formée de terrain de cette nature, de
même aussi que la plaine qui l’entoure. Le terrain ardoisier,
proprement dit, est rare et les schistes qui le caractérisent ne
se montrent nulle part à nu. Il forme cependant, à n’en pas
douter, le sous-sol des argiles compactes dont nous avons reconnu
l’existence dans quelques légères dépressions de terrain.

La flore est de plus en plus pauvre. C’est un pays absolument
dénué de toute espèce de végétation, on traverse parfois une
étendue de plusieurs kilomètres sans rencontrer autre chose que
des végétaux absolument rabougris. Ce n’est qu’après avoir
passé le Séré-Kô et encore pendant trois kilomètres au plus
que la végétation est un peu plus riche. Dans tout le trajet, nous
n’avons guère remarqué que quelques caïls-cédrats sur les bords
du Diala-Kô, quelques fromagers, et dans la vallée du Séré-Kô
quelque rares échantillons de karités (variété Shee). Ce pays
était autrefois couvert de bambous, mais ils sont aujourd’hui
presque tous morts et ce végétal tend chaque jour à y disparaître.

_Le Bambou_ (_Bambusa arundinacea_ L.), est une Graminée fort
commune au Soudan. On le rencontre un peu partout, mais surtout
dans le Bambouck, le Bafing, le Koukodougou, le Gamon, le Tenda, le
Damentan, le Badon, le Niocolo, etc., etc. Il croît dans presque tous
les terrains, mais c’est surtout sur les bords des marigots et dans
certaines plaines à fond d’argiles, inondées pendant la saison
des pluies, qu’il est le plus commun et qu’il acquiert ses plus
grandes dimensions. Toutefois sa tige n’atteint pas au Soudan,
dans les terrains qui lui sont les plus propices, un diamètre
de plus de six à huit centimètres et sa hauteur quatre ou cinq
mètres. Sur les plateaux rocheux, il ne dépasse pas deux mètres
d’élévation et trois centimètres au plus de diamètre. Il est
là toujours très peu vigoureux.

Ce végétal, si abondant autrefois dans le Gamon, le Badon et le
Dentilia, y est devenu depuis trois ou quatre années plus rare et
finira par y disparaître complètement. Il est atteint, depuis ce
temps, d’une maladie que les indigènes désignent sous le nom de
_Diambarala_. Je n’ai pas besoin de dire qu’elle est attribuée
à des pratiques de sorcellerie et que les génies malfaisants (_les
Mamma-Diombo_) sont accusés de les en avoir frappés. Cette maladie,
cependant, est causée par un cryptogame parasite qui croît à
l’aisselle des jeunes rameaux et qui en un an, deux au plus, finit
par tuer le végétal. La tige se flétrit, les feuilles tombent,
le bambou sèche sur pied et il suffit d’un vent léger pour en
abattre des bouquets entiers. Les tiges ainsi couchées ne peuvent
plus servir à rien, car elles ont perdu toute leur souplesse et
sont devenues excessivement cassantes. C’est là seulement que
nous avons trouvé cette maladie. Nous ne l’avons constatée nulle
part ailleurs. Les indigènes du Gamon, Badon et Dentilia sont très
affectés de voir ainsi disparaître cette graminée qui leur est
si précieuse. Dans tout le Soudan, en effet, on s’en sert pour
construire les charpentes des toits des cases. On l’utilise pour
fabriquer des nattes, des corbeilles, des cordes, des ruches pour
les abeilles et pour construire les clôtures des petits jardinets
que l’on trouve aux environs des villages. Les bambous pleins sont
préférés pour les constructions et les bambous creux pour les
autres usages. Les Bambaras de la boucle du Niger utilisent aussi
les jeunes tiges de bambous pleins pour fabriquer leurs flèches, et
la corde de leurs arcs est presque toujours faite avec ce végétal.

Le feuillage du bambou constitue un excellent fourrage dont les
animaux, les chevaux surtout, sont excessivement friands. Le meilleur
et le plus tendre, est naturellement fourni par les rameaux les plus
jeunes. Ce fourrage doit probablement ses qualités nutritives à la
quantité relativement considérable de sucre que contiennent les
jeunes pousses et les jeunes feuilles de cette plante. Cependant,
d’après certains indigènes auxquels je l’ai entendu dire,
il pourrait à la longue devenir nuisible et il faut bien se garder
d’en faire la nourriture absolument exclusive des bestiaux.

Nous venions à peine de traverser le Sitadioumou-Kô, quand nous
rencontrâmes, sous un magnifique caïl-cédrat, une députation
d’une dizaine de guerriers de Sibikili, conduits par le fils du chef
et que ce dernier envoyait au devant de moi pour m’escorter et me
conduire au village. Ils avaient eu le bon esprit de nous apporter
plusieurs peaux de bouc pleines d’une eau limpide et fraîche avec
laquelle nous fûmes heureux de nous désaltérer à long traits ;
car si la nuit avait été froide, par contre, la chaleur du jour
était devenue, vers dix heures du matin, absolument intolérable. A
Sibikili, ce jour-là, je constatai, dans ma case, 41 degrés
centigrades. Il faut dire aussi qu’il faisait un vent d’est
brûlant. Aussi quand nous arrivâmes à l’étape, étions-nous
tous exténués. Deux porteurs même, restés en arrière, ne nous
rejoignirent que fort avant dans la soirée.

Notre guide fit aussitôt part aux hommes qui étaient venus au devant
de nous de ce qui nous était arrivé le matin et de la belle chasse
qu’il avait faite. Il leur dit exactement où ils pourront trouver
l’animal. Immédiatement, les hommes de Sibikili me demandent
à ne pas m’accompagner au village et aller de suite chercher
cette viande, qui est pour eux une si bonne aubaine. Je leur accorde
aussitôt l’autorisation de me quitter et tous, à l’exception du
fils du chef, se mettent en route pour le Diala-Kô, non loin duquel
les attend l’homme que nous y avons commis à la garde de la bête.

Je fus bien reçu à Sibikili et nous n’y manquâmes de rien. Dès
notre arrivée, un joli petit bœuf fut immolé à notre intention et
toute la journée on fit bombance. Il me fut impossible d’avoir
avec le chef et les notables une conversation sérieuse, car
tous étaient absolument ivres, et en mon honneur s’étaient
livrés à d’abondantes libations de dolo. Ce sont, du reste,
des ivrognes fieffés et qui, sous ce rapport, jouissent d’une
glorieuse réputation bien méritée. Le chef est un vieillard âgé
d’environ 75 ans et ne jouissant, dans son village, d’aucune
autorité. De plus, il est aveugle.

_Sibikili_ est un village d’environ 500 habitants. Sa population
est uniquement formée de Malinkés. Il dépend de Badon dont il
reconnaît l’autorité. Il est assez propre et assez bien entretenu
pour un village Malinké. Il est entouré d’un tata flanqué de
tours pour la défense et en assez bon état. De plus, les cases du
chef sont entourées d’un second tata concentrique au premier et
qui est assez sérieux. Il est presque neuf. Sa hauteur est environ
de quatre mètres. Sa largeur à la base est à peu près d’un
mètre cinquante et au sommet elle est de plus d’un mètre. Chaque
case forme pour ainsi dire un petit ouvrage de défense. Les gourbis
sont réunis entre eux par des murs en terre de vingt centimètres
d’épaisseur environ, et on ne peut arriver dans la cour intérieure
de l’habitation qu’en traversant une sorte de corps de garde que
les Malinkés désignent sous le nom de _Boulou_ ; c’est une case
en terre plus élevée généralement que les autres, ronde, couverte
en paille ; quelques-unes sont à argamasses, surtout dans les pays
Bambaras. Elles sont munies de deux portes, dont l’une donne accès
dans la rue et l’autre dans l’intérieur de l’habitation.

Sibikili est, comme la plupart des villages Noirs, situé sur une
petite colline que dominent d’autres collines plus élevées. Cette
situation, très bonne pour prévenir les attaques des colonnes
noires, car on les voit arriver de loin, est détestable pour pouvoir
résister à une troupe opérant à l’européenne.

La journée se passe à Sibikili sans aucun incident. Du reste,
tout le monde est exténué et aucun de nos hommes n’est capable
de sortir du campement. Toute la population du village, les hommes
principalement, est ivre et endormie sous l’arbre à palabres. Je
ne suis pas, au moins, importuné par leurs visites, et je puis
travailler en paix. J’envoie dans la soirée un homme à Badon
pour y annoncer mon arrivée pour le lendemain.

Du campement du Sandikoto-Kô à Sibikili, la route suit à peu près
une direction générale Est-Sud-Est, et la distance est environ de
31 kilomètres.


_5 janvier._ — La nuit a été un peu moins froide que la
précédente. Brise de Nord-Est. Température agréable. Ciel clair
et étoilé. Au réveil, ciel clair et sans nuages. Le soleil se
lève brillant. Peu de rosée. Brise de Nord-Est. Température chaude.

J’ai eu hier soir un petit accès de fièvre qui a duré jusqu’à
onze heures environ. Ce matin, je me sens assez bien. Malgré cela,
je prens une dose de sulfate de quinine. J’ai la langue saburrale
et la bouche mauvaise.

Les préparatifs du départ se font assez rapidement et à 5 h. 15
nous pouvons nous mettre en route sans encombre. En sortant du
village, nous traversons d’abord une série de petits jardinets
où les femmes de Sibikili cultivent avec grand soin du tabac et des
oignons. Pas de lougans. Jusqu’à Badon, rien de bien particulier
à signaler ; à 6 h. 30, nous traversons le marigot de Fabili ;
à 7 h. 55, celui de Bamboulo-Kô, et à 8 h. 25 nous faisons notre
entrée à Badon, but de l’étape. Il fait déjà très chaud,
et, malgré le peu de longueur de l’étape, je me sens exténué.

A mi-chemin, entre Sibikili et Badon, nous rencontrons une
députation d’une quinzaine de guerriers que le chef m’envoie,
sous la conduite de son fils, pour nous escorter et nous conduire au
village. Nous faisons la halte là où nous les trouvons, et après
avoir échangé les salutations d’usage, nous nous remettons
en route.

L’arrivée à Badon par la route de Sibikili ne manque pas de
pittoresque. On arrive sur un plateau de latérite qui domine le
village. De là, on voit toute la vallée au centre de laquelle est
construit Badon et au fond à l’horizon, les collines qui longent
la rive droite de la Gambie. Ce plateau est bien cultivé, et c’est
là que se trouvent la plus grande partie des lougans du village. Au
moment où nous l’avons traversé, nous avons chassé devant nous
un superbe troupeau d’une trentaine de têtes de bétail qui y
paissait paisiblement. La route qui mène des lougans au village suit
le versant Sud du plateau. Elle a environ deux mètres de largeur
et est bien débroussaillée. Elle est bordée par une jolie haie
d’oseille qui, à cette époque de l’année, commençait à
être sèche.

La route de Sibikili à Badon n’offre d’autre difficulté que le
passage des deux marigots, le Fabili et le Bamboulo-Kô, dont les
bords sont à pic et le fond extrêmement vaseux, surtout celui du
premier. La plupart du temps, la route traverse un vaste plateau
formé de roches ferrugineuses. Ce n’est qu’en approchant de
Badon, que l’on rencontre deux petites collines que l’on franchit
par des pentes excessivement douces.

Au point de vue géologique, nous n’avons rien de particulier
à signaler, si ce n’est l’extrême abondance des roches et
des conglomérats ferrugineux, tout le long de la route. Argiles
compactes aux environs des marigots. La latérite n’apparaît
qu’à deux kilomètres environ de Badon.

Au point de vue botanique, végétation excessivement pauvre. A
signaler seulement quelques fromagers, tamariniers, caïl-cédrats et
un végétal nouveau, le _Calama_, sur lequel nous reviendrons plus
loin. D’après les renseignements que nous avons pu nous procurer,
tout le Badon renfermerait beaucoup de karités, nous n’en avons
pas rencontré le long de la route. Beaucoup de bambous également,
mais presque tous sont atteints par la maladie.

Le _Calama_, que les Ouolofs appellent _Rehatt_, est un beau végétal
de haute taille. C’est une Combrétacée, le _Combretum glutinosum_
Perr. Il croît, de préférence, dans les terrains pauvres en humus,
sur les terrains rocheux et sur le versant des collines. On le
trouve partout au Soudan, mais c’est surtout dans le Bambouck, le
Birgo, le Gangaran, le Manding et le Bélédougou qu’il est le plus
commun. Les Malinkés l’emploient surtout en teinture. Ce végétal
est appelé _Calama_ par les Bambaras, _Rehatt_ par les Ouolofs,
_Kéré_ par les Malinkés et _Kodioli_ par les Sarracolés. Les
cendres de son bois servent à fixer les couleurs de l’indigo ;
les Bambaras et les Malinkés surtout, retirent de ses feuilles une
couleur qui leur sert à teindre en jaune sale et en rouge couleur
de rouille, leurs boubous et leurs pagnes.

Cette couleur est, pour ainsi dire, la couleur nationale des
Malinkés. Ils l’affectionnent tout particulièrement. Voici comment
ils procèdent. Ils récoltent les feuilles sur l’arbre quand elles
sont encore très vertes, les font sécher puis les écrasent entre
leurs mains. Ceci fait, on verse dessus environ deux fois autant
d’eau qu’il y a de feuilles et on laisse infuser à froid pendant
au moins vingt-quatre heures. On plonge alors l’étoffe à teindre
dans cette infusion et on la laisse tremper pendant douze heures. On
la retire alors et on fait sécher. La teinte plus ou moins foncée
donnée à l’étoffe, tient non pas au temps plus ou moins long
qu’elle reste dans la liqueur, mais au degré plus ou moins grand
de concentration de celle-ci. Cette couleur est aussi contenue dans
les racines, mais je ne me souviens pas avoir entendu dire qu’elles
soient utilisées par les indigènes.

Cette teinture est très adhérente. On la fixe à l’aide des
cendres du végétal lui-même. Elle résiste même à la pluie,
au lavage à l’eau chaude et au savon. Chez les Bambaras et
les Malinkés, les femmes de forgerons acquièrent une véritable
habileté pour la préparer. La façon de cette teinture se paye
environ cinq moules de mil (huit kilos à peu près) par pagne ou
par boubou.

_Badon_ est un gros village Malinké d’environ 750 habitants. Sa
population est formée à peu près par moitié de Malinkés musulmans
et de Malinkés proprement dits. Il est situé au fond d’une
jolie petite vallée et, il faut bien l’avouer, pour un village
Malinké, il n’est pas trop sale et est assez bien entretenu. Son
tata est réparé à neuf et flanqué de tours pour la défense. Le
tata intérieur qui entoure les cases du chef a environ quatre
mètres de hauteur, un mètre d’épaisseur à la base et quarante
centimètres au sommet. Il est en parfait état de même, du reste,
que les petits murs qui unissent entre elles les cases d’une même
habitation. Badon est construit à la mode Malinkée comme Sibikili.

Le chef actuel, Toumané-Keita, est un homme d’environ 55 ans,
littéralement abruti par l’abus journalier qu’il fait des
liqueurs fermentées. C’est le Massa (roi) de tout le pays de Badon.

Peu avant d’arriver au village, mes hommes s’arrêtèrent sous un
beau tamarinier, qui, à en juger par la façon dont l’herbe était
foulée, devait servir d’abri aux caravanes. Ils commençaient à
déposer leurs charges et à s’asseoir pour se reposer quand je
leur intimai l’ordre d’avoir à continuer la route jusqu’au
village. Depuis longtemps, j’avais remarqué qu’avant d’entrer
dans les villages, ils manifestaient toujours le désir de s’asseoir
ainsi quelques minutes avant de franchir les portes du tata. Je
profitai de cette circonstance pour demander ce que signifiait cette
façon d’agir. J’appris alors qu’il était d’usage chez les
noirs, avant de se présenter dans un village, de s’arrêter ainsi
à quelques centaines de mètres, pour se délasser un peu, faire
sa toilette et attendre qu’on vienne vous chercher, et qu’on
vous autorise à enfin camper dans l’enceinte. Nous n’avions
pas besoin de nous conformer à cette coutume puisque le chef nous
avait envoyé chercher à mi-chemin.

Nous fûmes très bien reçus à Badon et nous n’y manquâmes de
rien. Pour moi, deux heures après mon arrivée, je fus pris d’un
nouvel accès de fièvre plus violent que celui de la veille. Il ne
cessa que vers quatre heures de l’après-midi. A ajouter à cela
un violent rhume de cerveau et une forte bronchite. Je me sentis
si faible dans la soirée que je décidai de séjourner à Badon et
d’y passer la journée entière du lendemain. Je devais y rester
plus longtemps, car je tombai sérieusement malade et fus pendant
plusieurs jours incapable de poursuivre ma route.

Je mis à profit cependant mon inaction forcée à Badon pour
rassembler le plus de renseignements possible sur le pays. Je les
transcris dans le chapitre suivant.

De Sibikili à Badon, la direction générale de la route est
Est-Sud-Est, et la distance qui sépare ces deux villages est de
14 kilomètres.

                               * * * * *




[Illustration : _Badon_]

                              CHAPITRE XX

Le pays de Badon. — Limites, frontières. — Aspect général du
pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du
sol. — Faune, animaux domestiques. — Flore, productions du sol,
cultures. — Populations, ethnographie. — Situation et organisation
politiques. — Rapports du pays de Badon avec les pays voisins. —
Rapport du pays de Badon avec les autorités françaises. — Le
Badon au point de vue commercial. — Conclusions. — Traités
passés par le pays de Badon avec la France.


On désigne sous le nom de pays de Badon cette partie du Soudan
français qui est comprise entre la Gambie, le Niocolo-Koba et le
Dentilia. C’est un pays de peu d’étendue et, pour ainsi dire,
désert, mais qui, par sa situation dans le voisinage du Niocolo,
pourrait, à un moment donné, avoir une réelle importance.


_Limites._ — _Frontières._ — De même que les autres pays noirs,
le pays de Badon n’a pas de limites bien définies. Cependant on
peut à peu près lui assigner les limites suivantes : Il est compris
entre les 14° 25′ et 15° 15′ de longitude Ouest et les 13°
14′ et 12° 47′ de latitude Nord. Sa plus grande dimension est
Est-Ouest et mesure environ 120 kilomètres. Sa plus grande largeur
est Nord-Sud et mesure environ 55 kilomètres. Sa superficie est
environ de 6.000 kilomètres carrés.

Il est limité au Sud par la Gambie, à l’Ouest, au Nord et au
Nord-Est par le Niocolo-Koba qui lui forment des frontières
naturelles. Au Sud-Est et à l’Est, sa frontière est
représentée par une ligne fictive qui, partant de la Gambie,
à la naissance du Koussini-Kô, se dirige au Sud-Est jusqu’au
marigot de Koumountouro-Kô. De là, elle remonte au Nord jusqu’au
Sacodofi-Kô, où elle oblique vers l’Ouest pour se diriger vers
le Niocolo-Koba.

Il confine à l’Ouest au pays de Gamon, dont le sépare le
Niocolo-Koba, au Sud, au Niocolo dont le sépare la Gambie et la
partie Sud-Est de la ligne fictive dont nous venons de parler. A
l’Est, il touche au Dentilia et au désert de Coulicouna. Enfin, au
Nord-Est, il est voisin du Bélédougou, et au Nord, il est séparé
du Tiali par un vaste territoire inculte et inhabité. Comme on le
voit, le Badon est un grand rectangle fort allongé dont les grands
côtés orientés Est-Ouest sont formés au Sud par la Gambie et
au Nord par le Niocolo-Koba. Les petits côtés orientés Nord-Sud
sont formés à l’Ouest par le Niocolo-Koba et à l’Est par la
ligne fictive qui le sépare du Dentilia.


_Aspect général du pays._ — Le Badon est une contrée absolument
aride, dont l’aspect général est plutôt celui d’un pays
de montagne que celui d’un pays plat. Du Niocolo-Koba à Badon,
la capitale, on ne voit que des collines absolument dénudées que
séparent de profondes vallées où coulent les marigots tributaires
du Niocolo-Koba. Dans les vallées, la végétation est plus riche
surtout sur les bords des marigots et l’aspect du pays est plus
riant. On y rencontre quelques beaux végétaux ; mais, en général,
le pays est absolument désolé et on peut y faire des kilomètres
et des kilomètres sur des plateaux rocheux, arides et où rien ne
pousse qu’une herbe fine et rare et quelques végétaux rachitiques
et rabougris.

Ce n’est qu’aux environs de Sibikili que le pays change un peu
d’aspect. La végétation plus riche indique que l’on s’est
rapproché de la Gambie. Malgré cela, elle est loin d’être
aussi belle qu’elle ne l’est ordinairement sur les rives de
ce fleuve. C’est que là ses berges sont rocheuses, arides, et
que l’humus fait absolument défaut. De Sibikili à Badon, nous
retrouvons les collines et les plaines que nous avons mentionnées
plus haut. Deux marigots seulement où coule une eau claire et
limpide traversent le sentier et, rompant la monotonie de la route,
présentent sur leurs rives quelques essences botaniques.

De Badon au Dentilia, c’est la désolation dans toute l’acception
du mot. Jamais pays plus triste, jamais désert plus complet. De ce
que nous venons de dire, nous pouvons conclure que le Badon est un
pays absolument aride. La terre végétale ne se montre absolument
qu’aux environs des villages, et encore la partie qui peut être
cultivée est-elle de très petite étendue. On verra dans la suite
de ce travail que les conditions géologiques du sol peuvent seules
être mises en cause pour expliquer cette épouvantable stérilité.


_Hydrologie._ — A ce point de vue, le pays de Badon est
complètement compris dans le bassin de la Gambie, et en partie
dans celui du Niocolo-Koba, tributaire de ce grand fleuve. Les
marigots y sont fort nombreux et beaucoup d’entre eux ne tarissent
jamais. L’eau y coule en plus ou moins grande quantité en toutes
saisons.

La Gambie du marigot de Koussini au Niocolo-Koba coule dans le pays
de Badon environ pendant 80 kilomètres. L’hydrographie de ce
fleuve pendant ce long parcours est à peine connue. Il n’a été
fait à ce sujet aucun travail, et, tout ce que l’on en sait, ce
n’est que par renseignements qu’on a pu l’apprendre. Le cours
en est excessivement rapide, et, en maints endroits, ce fleuve est
barré par des rapides qui en rendent la navigation impossible pour
les chalands même les plus légers ; mais en toutes les saisons les
pirogues y peuvent circuler. Il n’y a pas, à proprement parler,
de barrages véritables. En maints endroits, cependant, se trouvent
des amoncellements de roches qui laissent entre elles des passages
praticables pour les pirogues, mais où le courant est d’une
violence et d’une rapidité extrêmes.

Le régime des eaux du fleuve est le même que dans les autres parties
de son cours. Les eaux, très-basses pendant la saison sèche, sont
excessivement profondes pendant la saison des pluies. Aussi les berges
sont-elles rongées et, en général, absolument à pic. Le fleuve
coule dans la plus grande partie de ce trajet entre deux rangées
de hautes collines qui le longent à peu de distance. Ce n’est
qu’après avoir quitté le Niocolo qu’il coule dans une plaine
basse et marécageuse qui fait partie du pays de Damentan. Les berges
sont, en général, formées de terrains argileux ou de roches, et
le fond est ou de roches, de sables siliceux, d’argiles, ou encore
formé de petits cailloux roulés de quartz et de grès ferrugineux,
produits de la désagrégation des roches et conglomérats que l’on
rencontre dans les terrains au milieu desquels li coule.

Dans le Badon, la Gambie ne peut être traversée à gué
qu’à Tomborocoto, à environ dix kilomètres de Badon dans le
Sud-Sud-Est. Ce gué n’est guère praticable que de janvier
à mai, et encore ne peut-on y parvenir qu’avec beaucoup
de précautions. Son lit est encombré de roches excessivement
glissantes qui rendent l’opération délicate et pénible surtout
pour les animaux. Aussi le courant y est-il excessivement violent. Les
hommes sont obligés de se munir de solides bambous pour guider leurs
pas et pour pouvoir résister au courant qui ne manquerait pas de
les entraîner. En cet endroit et aux basses eaux, les berges de
la Gambie ne sont pas trop escarpées, mais la vase qui les couvre
les rend très-glissantes. Son cours y est coupé dans chaque tiers
environ, par un ilot formé de sables et de roches qui y ont été
roulées par les eaux. Elle forme donc, pour ainsi dire, deux bras :
un grand, le principal, du côté de Badon, qui peut avoir environ
deux cent cinquante mètres ; un petit du côté de Niocolo, dont
la largeur ne dépasse pas cent mètres. La largeur de l’ilot
est de vingt-cinq mètres à peu près. Ce qui nous donne, pour le
gué entier, une largeur totale de 375 mètres au plus. Au mois de
janvier, il n’y a pas plus de quarante à cinquante centimètres
d’eau aux endroits les plus profonds, et à la fin d’avril le
gué est à sec dans presque toute sa largeur, sauf sur la rive
de Badon, où persiste un chenal d’environ dix mètres de large
sur cinquante de profondeur. De même dans le petit bras, l’eau
y coule encore pendant toute la saison sèche, mais en très-petite
quantité. C’est à peine s’il y en a alors en cet endroit une
profondeur de plus de quinze à vingt centimètres.

Dans ce parcours de plus de quatre-vingts kilomètres, pendant
lesquels la Gambie coule dans le pays de Badon, elle ne reçoit,
sur sa rive droite, qu’un fort petit nombre de marigots, et encore
sont-ils de très minime importance. Nous citerons particulièrement :
le _Koussini-Kô_ qui lui sert de limite ou plutôt de point extrême,
de la ligne fictive qui sépare le Badon du Niocolo au Sud-Est.

Le _Fatafi-Kô_ qui, formé par les eaux du désert de Coulicouna,
traverse le Badon du Nord au Sud et se jette dans la Gambie non loin
de Tomborocoto.

Le _Koroci-Koto_ qui naît également aussi dans le désert de
Coulicouna et dont le cours se dirige du Nord-Est au Sud-Ouest.

Le _Bamboulo-Kô_. — Ce marigot est formé par trois branches qui
drainent et apportent à la Gambie les eaux du Nord et du Nord-Est
du pays de Badon. C’est entre ses deux branches principales
qu’est construite la ville de Badon ; sa troisième branche, la
plus occidentale, est de peu d’importance. Chacune de ces branches
reçoit un grand nombre de petits marigots qui les font communiquer
entre elles et qui sont à sec pendant la belle saison. Ils n’ont
pas de noms particuliers.

Du Bamboulo-Kô au Niocolo-Koba nous ne trouvons plus aucun marigot,
se rendant directement à la Gambie, qui mérite d’être mentionné.

Le Niocolo-Koba prend naissance dans le désert de Coulicouna où
dans la partie première de son cours, il s’étale en un vaste
marais qui pourrait à la rigueur être considéré comme son origine
primitive. Il se dirige d’abord du Sud-Est au Nord-Ouest pendant
environ soixante-dix kilomètres, puis faisant un grand coude,
son cours s’infléchit et il coule alors du Nord-Est au Sud-Ouest
pendant environ soixante kilomètres. Il se jette dans la Gambie à
quatre-vingts kilomètres, à peu près, en aval du Koussino-Kô. Il
forme la limite entre le Badon et le Gamon.

Le Niocolo-Koba reçoit, dans le pays de Badon, un grand nombre
de marigots dont nous allons citer les principaux. Nous trouvons
en procédant d’amont en aval les cours d’eau suivants : le
_Sitadioumou-Kô_ qui reçoit lui-même deux marigots importants sur
sa rive droite, le _Fabilo-Kô_, qui passe non loin de Sibikili,
au Sud-Ouest, peu large, cinq mètres au plus, et où coule en
toute saison une eau limpide et claire, et le _Koumouniboulou-Kô_,
que l’on traverse en venant de Gamon à Sibikili. Ce dernier est
pendant la saison sèche plutôt un véritable marécage qu’un
marigot proprement dit ; mais, pendant la saison des pluies, l’eau y
coule en abondance ; il déborde sur une notable étendue de terrains,
et c’est dans cette partie inondée que les habitants de Sibikili
font leurs rizières : elles sont vastes et très productives. Ce
sont, du reste, les seules qu’ils possèdent.

A quinze kilomètres environ en aval du Sitadioumou-Kô, on trouve
le _Séré-Kô_ ou _Kéré-Kô_, marigot important, large, à berges
encaissées et qui reçoit lui-même le _Dalésilamé-Kô_, qui lui
apporte les eaux qu’il collecte dans l’angle formé par la Gambie
et le Niocolo-Koba. Le Dalésilamé-Kô forme avec le Séré-Kô un
angle de trente degrés au plus.

Nous trouvons plus loin le _Diala-Kô_, joli petit marigot fort
ombragé et ainsi nommé parce que ses bords sont couverts de
magnifiques caïl-cédrats. Sa vallée est sans contredit la moins
aride de cette région.

Enfin, à peu de distance du Diala-Kô et au Nord-Ouest, se trouve
le Sandikoto-Kô, marigot peu large, mais profondément encaissé
dans des rives à pic. Son passage offre de sérieuses difficultés,
surtout pour les animaux.

Le Badon est, comme on le voit, fort bien arrosé. Dans la plupart
des marigots que nous venons de citer, l’eau coule en toute saison,
et, d’après les renseignements que nous avons pu nous procurer,
il en est qui ne tariraient jamais, même dans les années les plus
sèches. Cela tient, croyons-nous, à ce qu’ils communiquent entre
eux presque tous par des branches secondaires et même avec la Gambie
et le Niocolo-Koba dont ils suivent les variations. Leurs bords à
pic et le manque de vases que l’on peut constater aisément pour la
majorité d’entre eux, suffisent pour prouver qu’ils sont doués,
du moins pendant la saison des pluies, d’un courant rapide.

Comment se fait-il alors qu’arrosé comme il l’est, le Badon
soit si stérile. Il faut l’attribuer, je crois, à deux causes
principales. La première, c’est que le terrain dont il est
formé est excessivement perméable en certains endroits. Les
eaux d’inondation y séjournent fort peu et n’ont pas le temps
d’y déposer assez de limon pour le fertiliser. Dans d’autres
endroits, au contraire, la croûte terrestre, formée d’argiles,
est imperméable ; les eaux y séjournent bien longtemps, mais quand,
sous l’action de la chaleur solaire, elles se sont évaporées, le
terrain qu’elles découvrent se dessèche rapidement. On ne trouve
plus qu’une argile durcie absolument impropre à la culture. Du
reste, ce que nous disons plus loin de la constitution géologique
de cette région, suffira amplement pour expliquer d’une façon
plus précise le peu de fertilité de son sol.


_Orographie._ — Au point de vue orographique, le Badon pourrait
être rattaché au système général du Niocolo, dont il n’est,
pour ainsi dire, que le prolongement. Il est difficile, malgré tout,
d’y trouver un système méthodique, bien défini, et qui lui soit
absolument propre. Le terrain y est cependant très accidenté. Ce
n’est, du Niocolo-Koba à la Gambie, qu’une suite de collines
séparées par de profondes vallées. La hauteur de ces collines ne
dépasse guère 50 à 60 mètres, et elles sont disposées avec un
certain ordre qui nous permet de donner une idée à peu près exacte
du relief du terrain. Nous avons d’abord la chaîne de hauteurs
qui, sur sa rive droite, longe la Gambie dans presque tout le cours
de ce fleuve. De cette chaîne, partent des collines qui suivent les
deux rives des marigots tributaires de la Gambie et qui vont mourir
dans l’angle formé par cette dernière et le Niocolo-Koba. Ces
collines peu élevées laissent entre elles de profondes vallées
au fond desquelles coulent les marigots.

Nous pourrions répéter pour le Niocolo-Koba ce que nous venons de
dire pour la Gambie. Dans tout son cours, cette rivière est longée
également par deux séries de collines qui viennent se terminer
dans le désert de Coulicouna et qui, à l’Est, se raccordent à
la chaîne montagneuse qui sépare cette contrée des plaines du
Badon-Est et du Dentilia-Ouest. De petites élévations de terrain
peu importantes s’en détachent et suivent les rives des marigots
tributaires du Niocolo-Koba.

Toutes ces collines sont formées de roches absolument abruptes. La
terre végétale y fait absolument défaut et la végétation y est
excessivement rare.

Outre ces chaînes de collines dont nous venons de parler, on
rencontre fréquemment dans le Badon de ces monticules isolés
dont nous avons déjà eu maintes fois l’occasion de parler. Là
ils sont formés par des amoncellements de roches que recouvre une
mince couche de terre ou de sables formés par la désagrégation
des roches sous l’influence des pluies d’hivernage. La colline
sur laquelle est construit le village de Sibikili appartient aux
élévations de terrain de cet ordre.

Les collines du Badon ont des flancs absolument à pic, surtout dans
la partie comprise entre Sibikili et la Gambie par Badon. Aussi
la terre et l’humus y font-ils absolument défaut. Ils sont
entraînés par des pluies d’hivernage. Les versants sont
profondément ravinés, et, de loin, on peut juger de la profondeur
de ces excavations. En résumé, il n’y a pas, comme on le voit,
dans le Badon, de système orographique dans le sens absolu du mot. On
n’y trouve que des collines disposées d’après un certain ordre
commun dans toute cette région. Malgré cela, et étant donnée
surtout la nature du terrain ainsi que l’orientation des reliefs
du sol, on peut rattacher l’orographie de ce pays à celle du
Niocolo avec laquelle elle présente de grandes analogies.


_Constitution géologique du sol._ — Au point de vue géologique
on peut dire, surtout en ce qui concerne son ossature, que ce pays de
Badon appartient tout entier à la période secondaire. L’analogie
des roches que l’on y trouve permet de supposer qu’il fait partie
du même soulèvement que ce dernier. Les terrains d’alluvions y
sont moins fréquents. Par contre, on y rencontre uniquement les
roches qui caractérisent les terrains de cette période. Issu
des soulèvements de la période secondaire, le Badon a dû être
ensuite recouvert par les eaux, lorsque la croûte terrestre a été
assez refroidie pour que les vapeurs contenues dans son atmosphère
puissent se condenser. Il ne saurait y avoir aucun doute à ce sujet,
les roches usées, limées, aux formes bizarres et déchiquetées
qu’on y trouve, en sont une preuve suffisante. Cette période a dû
être très longue, à en juger par les traces qu’elle a laissées
et qui sont encore évidentes, malgré les milliers d’années
écoulées. C’est sans doute à l’époque à laquelle ces eaux se
sont retirées qu’il faut rattacher la formation de ces collines
isolées, rocheuses, qui, dans cette mer immense, devaient former
autant de récifs en ilots, dont l’étendue augmentait au fur et
à mesure que le niveau des eaux qui les couvraient jadis baissait,
tout en y apportant, chaque année, de nouveaux éléments.

Si on considère le sous-sol dont est formé le Badon, on y trouve
deux sortes de terrains : le terrain ardoisier, caractérisé par
des schistes de toutes variétés, schistes lamelleux, schistes
ardoisiers et schistes micacés. C’est particulièrement le
terrain des vallées. En second lieu nous avons un terrain que nous
désignerons sous le nom de terrain secondaire et dont les roches
principales sont les quartz, les grès, simples ou ferrugineux et les
conglomérats de même nature formés de ces deux roches agglutinées
dans une gangue silico-argileuse. Les collines en sont presque
uniquement formées. Les terrains les plus anciens de la période
primaire font absolument défaut. Nous n’avons jamais rencontré,
en effet, ses roches caractéristiques, gneiss et granit, et ses
roches métamorphiques. De même les terrains tertiaires ne s’y
montrent nulle part. Malgré toutes nos recherches, nous n’en
avons, en effet, jamais trouvé la moindre trace sous quelque forme
que ce soit. Il y existe bien une roche qui contient une faible
proportion de carbonate de chaux, mais elle n’existe nulle part
en bancs importants. On la trouve à fleur de terre sous forme
de petits blocs de la grosseur du poing au maximum. Sa couleur
est blanc jaunâtre et sa composition permet de la rattacher à
cette catégorie de roches formées par des débris de coralliens,
débris que les eaux en se retirant ont dû déposer là et qui,
dans la suite, ont été agglutinés par des argiles siliceuses. Cet
élément géologique se rencontre en maints endroits au Soudan,
notamment dans les environs de Badumbé. On en retire par la cuisson
une chaux de qualité inférieure qui, à défaut d’autre, a été
utilisée pour nos constructions. Elle est loin de valoir la chaux
provenant des coquilles d’huîtres qui sont si abondantes sur les
bords de certaines parties du cours du Niger.

Si maintenant nous considérons, au contraire, la croûte terrestre,
nous constaterons trois sortes d’éléments géologiques :
dans les vallées, des argiles compactes épaisses, formées par
la désagrégation aquatique des roches qui composent le terrain
ardoisier, et contenant en certains endroits une notable quantité de
silice ; par ci, par là sur les bords des marigots, des vases et des
dépôts de formation alluvionnaire récente, mais peu étendus et
peu épais. La latérite enfin y est peu abondante. On ne la trouve
guère qu’aux environs de Badon et de Sibikili. Elle est due à la
désagrégation des roches cristallines qui forment le sous-sol du
terrain secondaire. Enfin, sur les plateaux, la roche se montre à nu,
et on n’y rencontre aucune trace de terre végétale. Le peu qui
s’y forme, par suite de la désagrégation des roches et du terreau
qui provient des détritus végétaux, est entraîné par les eaux.

La couche d’eau souterraine se trouve à une profondeur
relativement faible. Dans les villages, on ne se sert, pour ainsi
dire, pour les usages domestiques, que de l’eau de puits. Elle
est très bonne. Cela se comprend aisément, si on réfléchit que
ce n’est qu’une eau d’infiltration et qu’elle traverse
une épaisseur considérable de terrains ne contenant aucuns
principes nuisibles. Pendant la saison des pluies, l’eau est
très abondante dans ces puits. Elle contient alors en suspension
une grande quantité de matières terreuses dont il est facile de la
débarrasser en la laissant reposer. Il suffit ensuite de décanter
et de filtrer. Pendant la saison sèche, au contraire, elle est peu
abondante, mais très limpide. Sous une faible épaisseur, elle a
une couleur légèrement opaline. Les puits se vident rapidement,
et il faut attendre, pour y puiser à nouveau, une heure ou deux,
que le liquide ait filtré en quantité suffisante.


_Faune._ — _Animaux domestiques._ — La faune est excessivement
riche dans le Badon. On y trouve presque tous les animaux nuisibles
et autres, connus au Soudan. Nous citerons particulièrement le lynx,
la panthère, le guépard, le chat-tigre, l’hyène, le chacal et
le lion, qui est fort commun dans les montagnes. La panthère, le
chat-tigre et le guépard y sont, après le lion, les carnassiers
les plus communs. Les collines qui avoisinent les villages en sont
absolument infestés, et il n’est pas de nuit où, si on n’y
veille pas, il ne disparaisse quelque mouton du troupeau ou quelque
poule du poulailler. L’hyène et le chacal viennent rôder, pendant
les ténèbres, jusque dans les cases, si on n’a pas soin de fermer
les portes du tata. Aussi leurs cris qui se mêlent aux aboiements
des chiens font-ils un vacarme qui m’a souvent empêché de dormir.

La Gambie et l’embouchure de la plupart des marigots sont
habités par des milliers de caïmans, qui y atteignent des
proportions énormes. Les reptiles, Boa, serpent noir, serpent Corail
particulièrement y sont assez communs, on ne cite cependant que de
rares accidents. On y rencontre aussi cette variété de serpent que
l’on désigne sous le nom de trigonocéphale, et dont la morsure
est loin d’être aussi dangereuse que celle du congénère de la
Martinique, par exemple. J’ai pu m’en assurer moi-même. Pendant
mon séjour à Badon, un homme du village fut mordu par un de ces
repoussants animaux qu’il parvint, du reste, à tuer et dont il
rapporta la dépouille. Il avait éprouvé, dit-il, une violente
douleur après la morsure. Je constatai, trois heures après, un
gonflement prononcé de la jambe blessée, avec une anesthésie
complète et un peu de parésie de tout le membre, en même temps,
légère prostration. Cet état dura pendant quatre ou cinq jours, au
bout desquels ces symptômes s’amendèrent, et, lorsque je partis,
le malade était complètement rétabli. Les Malinkés sont très
friands de la chair de ce serpent. Ils lui coupent préalablement
la tête et le reste est bouilli et mangé avec du couscouss.

Parmi les animaux sauvages non nuisibles, nous citerons surtout les
Antilopes. Jamais et dans aucun pays du Soudan nous n’en avions
rencontré autant de variétés et en aussi grand nombre. C’est
par troupeaux de dix, quinze, que nous les faisions lever sur la
route. Le sanglier est aussi très commun, surtout dans la partie
qui avoisine le désert de Coulicouna. Pendant le séjour que je
fis à Badon, les fils de mon hôte (diatigué) en tuèrent trois
en moins de quinze jours.

Nous citerons encore le bœuf sauvage (_Ségui_ en Bambara et en
Malinké) il est très commun et, de l’avis des Noirs, le Badon est
le pays où on le trouve en plus grand nombre. A ma connaissance,
les habitants en tuèrent deux et je pus m’assurer que sa viande
était absolument succulente.

La Gambie, le cours inférieur du Niocolo-Koba et des grands marigots
sont peuplés d’hippopotames. Citons enfin l’éléphant qui habite
surtout les vallées. Les Malinkés du Badon organisent parfois de
grandes chasses, et, quand ils sont assez heureux pour en tuer un,
ils en mangent la viande et en vendent les défenses à des dioulas
de passage, ou bien ils vont jusqu’à Yabouteguenda les échanger
contre du sel, de la poudre, des kolas et des étoffes.

On comprendra que, dans un pays aussi giboyeux, les habitants se
livrent ardemment à la chasse. Comme les gens du Tenda et du pays
de Gamon ils en font leur passe-temps favori. Il n’est pas de jour
qu’il n’y en ait quelques-uns qui prennent la brousse dans ce
but. Ils restent parfois des semaines entières dehors, et ne rentrent
jamais les mains vides. On peut dire que dans le Badon, la seule
viande que mangent les Malinkés provient des produits de leur chasse.

Les animaux domestiques y sont relativement nombreux. Badon possède
un beau troupeau de bœufs, des chèvres, des moutons, poulets
en quantité. Malgré cela, la viande de boucherie y est presque
complètement inconnue. Il faut une circonstance grave, présence
d’un chef ou fête quelconque pour que l’on abatte un bœuf. Par
contre, on y consomme relativement beaucoup de chèvres, moutons et
poulets, et à l’époque des circoncisions on en fait de véritables
hécatombes pour nourrir les enfants qui ont été opérés.


_Flore._ — _Productions du sol._ — _Cultures._ — La Flore
du pays de Badon est une des plus pauvres que nous ayons vue
au Soudan. Nulle part le sol ne nous a présenté une aridité
semblable. Les collines, les plateaux sont absolument dénués
de toute espèce de végétation. Il n’y a que sur les bords
des marigots et dans les vallées qu’elle se montre un peu plus
riche. Là, nous trouvons de superbes karités des deux variétés
Shee et Mana. Les habitants en récoltent le fruit pour en extraire
le beurre, mais ils n’en fabriquent que juste ce qu’il leur faut
pour leurs usages domestiques, et encore.... Les caïl-cédrats
et les grandes Légumineuses sont assez communs sur les rives des
marigots et de la Gambie.

Les lianes Saba et Delbi y sont abondantes. La première se trouve
surtout sur les bords des marigots et la seconde sur les plateaux.

On comprend que dans un pays aussi désolé, les cultures soient
peu importantes, la terre végétale faisant presque partout
défaut. Ce n’est qu’aux environs des villages que l’on
rencontre quelques rares lougans. Là, comme partout ailleurs, on
ne cultive que le mil, le maïs, les arachides, le riz, le tabac,
les tomates, etc., etc. Encore la production est-elle excessivement
faible et suffit-elle à peine pour les besoins des habitants, et,
chaque année, pendant l’hivernage, ils en sont réduits pendant
trois mois, à la portion congrue.


_Populations._ — _Ethnographie._ — Le Badon, relativement
peuplé jadis, est aujourd’hui complètement désert. Il n’y
a plus que deux villages, Sibikili et Badon, et encore sont-ils
peu peuplés. Badon ne compte guère plus de 750 habitants et
Sibikili 500. Tous les autres villages ont été détruits par les
Almamys du Fouta-Diallon sans aucun motif, uniquement : « pour faire
captifs », comme disent les noirs. Il y a une quinzaine d’années,
il restait encore quatre villages : _Badon_, _Sibikili_, _Marougou_,
_Ouiako_. L’almamy du Fouta-Diallon, Birahima, vint les attaquer
avec une forte colonne. A son approche tout le monde s’enfuit,
mais la majeure partie des habitants de Marougo et de Ouiako fut
emmenée en captivité. Les villages furent détruits. Toumané, le
chef actuel, après avoir mis sa famille en sûreté, alla demander
du secours à Boubakar-Saada, alors almamy du Bondou. Celui-ci ne
le lui refusa pas, car depuis longtemps il entretenait des relations
amicales avec le Badon et ses guerriers l’avaient souvent secondé
dans maintes expéditions. Il rassembla donc ses hommes et en
personne vint protéger la reconstruction des tatas de Badon et de
Sibikili. A son approche, l’almamy Birahima battit en retraite
avec ses hommes et Boubakar ne quitta le Badon que lorsqu’il fut
bien certain que ses alliés étaient bien en sûreté derrière
leurs murailles. Depuis cette époque ils ne furent plus attaqués
par les Peulhs, mais marchèrent avec Boubakar contre Gamon et y
furent honteusement battus. En sûreté derrière leurs tatas, ils
pillaient et rançonnaient sans pitié les dioulas, jusqu’au jour
où ils furent liés avec nous par un traité de protectorat. La
population du Badon est uniquement formée de Malinkés venus du
Bambouck à la suite de la première grande migration Mandingue qui
peupla et colonisa cette partie du Soudan.

Les habitants de Sibikili sont des Malinkés de la famille des
_Sadiogos_. Ils habitèrent d’abord le Niocolo dont ils furent les
premiers colons Mandingues. Quelques-uns étaient venus directement
du Bambouck à Sibikili. Ceux qui s’étaient fixés dans le Niocolo
ne tardèrent pas à en être chassés par l’invasion des Camaras et
ils vinrent demander asile à leurs parents de Sibikili. Depuis cette
époque, ils ont toujours habité ce village et c’est là seulement
qu’on peut rencontrer des représentants de cette ancienne famille
Malinkée. Ils sont absolument ahuris et s’adonnent avec passion
à l’usage immodéré des boissons alcooliques. Les Sadiogos de
Sibikili furent d’abord indépendants, mais lorsque Badon fut
fondé par des Keitas venus du Niocolo, ils se soumirent à eux.

Comme ceux de Sibikili, les habitants de Badon sont des Malinkés. Les
uns sont musulmans et les autres non. La famille régnante est
celle des Keitas. Ils sont venus du Bambouck au Niocolo d’abord,
où ils soumirent à leur autorité les Dabos et les Camaras. Un
parti traversa alors la Gambie, fonda le village de Badon et soumit
les Sadiogos de Sibikili. Autour des Keitas vinrent dans la suite se
ranger d’autres familles Malinkées musulmanes. Aujourd’hui, il ne
reste plus à Badon que des Keitas et quelques rares Musulmans. Les
Keitas de Badon sont absolument dégénérés, et ils sont loin
d’avoir pour leur ancêtre Soun-Dyatta, le respect qu’ont les
autres membres de cette famille. De même, ils n’ont pas pour
l’hippopotame le culte que doit avoir tout bon Keita et ils en
mangent volontiers la chair.

Badon est situé à peu de distance de la Gambie, neuf kilomètres
environ, à peu près à la hauteur de cette partie de son cours où
ce fleuve cesse de couler du Sud au Nord pour se diriger à l’Ouest
vers la mer, embrassant ainsi le Niocolo dans la concavité du coude
qu’il forme.

Non loin de Badon on montre sur un rocher deux traces de pas, celles
d’un homme et d’un bœuf. D’après la légende, ce serait là
que passèrent les premiers guerriers Peulhs, lorsque le peuple nomade
émigra vers le Fouta-Diallon qu’il devait conquérir. Nous nous
sommes fait montrer ces deux empreintes. Elles ne m’ont pas parues
aussi nettes que les indigènes le prétendent. On y peut reconnaître
cependant la forme d’un pied humain et celle d’un pied de bœuf.

Badon a beaucoup perdu de l’importance qu’il avait
autrefois. Malgré cela, sa situation géographique exceptionnelle
en fait, à notre avis, un point qu’il est utile et prudent de
conserver.

Nous n’avons pas besoin de dire que les Malinkés du Badon
possèdent à un haut degré les qualités remarquables qui
caractérisent les représentants de cette intéressante race. Ce sont
des ivrognes émérites, menteurs, sales, dégoûtants, voleurs et
pillards. Notre intervention dans leurs affaires a pu seule les faire
rester en paix dans leurs villages et modérer leur goût prononcé
pour les vols de grand chemin et les rapines de toutes sortes auxquels
tout bon Malinké doit se livrer avec ardeur pour ne pas déroger.


_Situation et organisation politiques._ — Au point de vue
politique le Badon ne possède aucune organisation. C’est le
gâchis, par excellence, comme dans tous les pays Malinkés,
du reste. Le sol appartient au premier occupant, et tous ceux qui
viennent dans la suite s’y fixer doivent obtenir l’autorisation
du chef et reconnaître son autorité, autorité qui, d’ailleurs,
ne se manifeste d’aucune façon. Le chef du pays ne possède
aucun revenu. Il n’y a aucun impôt. Les ordres sont absolument
méconnus, même par les captifs. Veut-on faire une expédition
militaire, c’est la bagarre la plus complète, le désordre le
plus parfait. Tout le monde commande et personne n’obéit. En
résumé, le chef du pays n’a sur ses sujets aucune autorité
effective. C’est plutôt une sorte de juge que l’on vient
consulter, rarement encore, dans les différends qui s’élèvent
entre les particuliers. Je n’ai pas besoin de dire que ses jugements
ne sont nullement exécutés, surtout par la partie condamnée. Dans
les villages, la véritable autorité est représentée par une sorte
de conseil auquel prennent part les vieillards et les notables et
dans lequel dominent souvent les avis d’un simple griot, forgeron
ou captif favori du chef. C’est dans ce conseil que sont discutées
toutes les affaires qui peuvent intéresser le pays ou le village.

L’ordre de succession se fait par ligne collatérale, comme
chez tous les peuples Noirs du Soudan. Aussi les chefs sont-ils
des vieillards ahuris et abrutis qui n’ont ni l’énergie ni
l’intelligence voulue pour commander aux autres et pour diriger les
affaires du pays. Ils ne maintiennent leur prestige qu’en comblant
de cadeaux leurs sujets. Aussi, aujourd’hui qu’ils ont perdu
leur principale source de revenus, depuis qu’on a réprimé leurs
brigandages, ne peuvent-ils plus faire autant de libéralités. Dès
lors leur prestige s’est trouvé diminué. Ce qui n’est pas
un mal.


_Rapports du pays de Badon avec les pays voisins._ — La population
du Badon vit en bonne intelligence avec ses voisins du Tenda,
du Gamon, du Dentilia et avec les Malinkés du Niocolo. Mais il
n’en est pas de même avec les Malinkés du Bélédougou. Ceux-ci
viennent à chaque instant piller dans les environs des villages et
s’avancent jusque sous leurs murs pour y voler des bœufs et des
captifs. De même, les Peulhs du Tamgué et ceux même du Niocolo
font dans le pays de fréquentes incursions qui se terminent toujours
par l’enlèvement de quelques femmes, enfants, bœufs et captifs.

Les gens du Badon voudraient bien en faire autant et rendre
pillage pour pillage ; mais ils n’osent pas, car ils craignent
d’indisposer contre eux les autorités françaises. Ces gens-là
sont si bêtes qu’ils ne se défendent même pas quand ils sont
attaqués. Aussi, de jour en jour, la situation devient-elle pour eux
absolument insupportable. Ils sont obligés pour pouvoir faire leurs
cultures en paix d’avoir toujours le fusil auprès d’eux. La
nuit, des gens armés veillent à la sécurité des villages
et quand ils vont en route ou à la chasse, ils sont obligés de
s’armer jusqu’aux dents. Un homme voyageant seul serait exposé
à être fait captif soit par les Peulhs, soit par les Malinkés du
Bélédougou. Ces pillards infestent absolument les routes. Il serait
grandement temps de purger cette région de ces êtres malfaisants.


_Rapports du pays de Badon avec les autorités françaises._ — Le
pays de Badon est placé sous le protectorat de la France depuis 1887,
à la suite d’un traité passé par le chef du pays, Toumané,
avec le capitaine d’infanterie de marine Oberdorf, représentant
le lieutenant-colonel Galliéni, commandant supérieur du Soudan
français. Ce traité a été renouvelé et modifié en 1888 par le
sous-lieutenant d’infanterie de marine Levasseur, agissant au nom
du colonel Galliéni.

Depuis cette époque, les gens de Badon ont scrupuleusement observé
les clauses du traité. Oh ! il ne faut pas les en louer ; car,
s’ils ne l’ont pas violé, c’est uniquement parce qu’ils
ont peur de nous. On se tromperait si on s’imaginait le contraire.

Au point de vue administratif, judiciaire et politique, le Badon
relève du commandant du cercle de Bakel.

Son importance commerciale et son éloignement du chef-lieu, ont
récemment décidé le gouvernement du Soudan à y placer un officier
adjoint au capitaine commandant le cercle.

Cette mesure importante ne manquera pas d’être appréciée des
dioulas qui hésitaient à passer par cette route, par crainte des
exigences du chef de ce village.

Le gouvernement français ne perçoit dans le Badon aucun impôt,
aucun droit quel qu’il soit. Notre influence s’y fait peu sentir
vu l’éloignement du pays et surtout aussi du peu de goût qu’ont
les habitants du pays à avoir avec nous des relations plus étroites.


_Le Badon au point de vue commercial._ — _Conclusions._ — Il
ne se fait dans le Badon aucun commerce. Cela, du reste, répugne
aux Malinkés de ces contrées, qui ne sauraient faire un travail
quelconque. Les habitants récoltent juste ce qu’il leur faut
pour manger, et ne se livrent à aucune industrie. Ils fabriquent
eux-mêmes leurs vêtements avec des étoffes confectionnées par
leurs tisserands. Il ne se fait aucune transaction. Malgré cela, le
Badon a une certaine importance au point de vue commercial. C’est,
en effet, un lieu de transit très fréquenté, et cela tient à sa
situation même. Placé au point où se réunissent les routes du
Tenda, du Bondou, du Bambouck, à peu de distance de Tomborocoto dans
le Niocolo et du gué de la Gambie, Badon est un lieu de passage
très fréquenté par les dioulas qui viennent de ces régions
et qui se rendent soit dans le Niocolo, soit au Fouta-Diallon ou
qui en reviennent. Pendant le séjour que nous y avons fait, nous
avons pu juger de l’importance de ce mouvement et nous avons pu
constater que chaque jour quinze ou vingt dioulas venant de toutes
directions, campaient dans ce village. Aussi le chef, abusant de
sa situation, avait-il établi autrefois des droits qui étaient
prélevés sur chaque caravane, sans préjudice, bien entendu,
du pillage auquel se livraient ses hommes. Nous avons fait cesser
cet abus, et aujourd’hui les transactions commerciales se font
librement. C’était une source de revenus considérable pour les
gens du Badon. Aussi le chef se plaint-il sans cesse de l’avoir
perdue. C’est une plainte perpétuelle à ce sujet et le plus
grand plaisir qu’on pourrait faire à ce malandrin, ce serait de
déchirer le traité qui le lie à nous. Il pourrait alors recommencer
à rançonner et à piller sans merci les dioulas. Mais ce n’est
ni notre politique ni l’intérêt du pays. De longtemps toutefois,
il sera bien difficile de le leur faire comprendre.

De ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que le Badon
ne sera jamais un pays de rapport. La nature même de son sol s’y
oppose. Malgré cela, il serait bon de s’en occuper quand même et
sérieusement, car, par sa situation, ce petit pays pourrait acquérir
un jour ou l’autre une grande importance commerciale. Il serait
bon de le repeupler, et la chose serait facile en faisant venir des
Malinkés soit du Bambouck, soit du Ghabou, soit mieux encore du
Coniaguié où les vaincus du Ghabou se sont réfugiés. De plus,
il est indispensable de leur faire sentir et notre protection, et,
en même temps, notre autorité. Pour cela, il est urgent de purger
le pays des bandes de pillards du Bélédougou et des Peulhs du
Tamgué qui l’infestent. Enfin, il serait absolument indispensable
que, chaque année, le fonctionnaire chargé de l’administrer,
le visite et règle les affaires en litige. Voilà, à notre avis,
des mesures qui lui permettraient de se développer et peut-être
de prospérer un peu.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XXI

Séjour à Badon. — Je suis gravement malade d’un accès
de fièvre à forme bilieuse hématurique. — Générosité de
Toumané pour mes hommes et pour moi. — Sa passion pour le dolo. —
Arrivée à Badon d’un envoyé du commandant supérieur du Soudan
se rendant au Fouta-Diallon. — Plaintes de Toumané au sujet des
gens du Bélédougou. — Ma santé s’améliore un peu. — Passage
de nombreux dioulas à Badon. — Plaintes de Toumané au sujet des
dioulas. — Comment on tue un bœuf chez les Malinkés. — Je puis
enfin partir. — Nombreuse escorte. — Faiblesse extrême. —
Départ de Badon pour Tomborocoto (Niocolo). — Route suivie. —
Passage de la Gambie. — Arrivée à Tomborocoto. — Description
de la route. — Géologie. — Botanique. — Les Sénés. —
Le _thé de Gambie_. — Tomborocoto. — Mauvaise réputation des
habitants. — Je suis bien reçu. — Départ de Tomborocoto. —
Route suivie. — Les lougans et les villages de cultures. —
Arrivée à Dikhoy. — Description de la route. — Géologie. —
Botanique. — Poivre. — Enormes haricots. — Dikhoy. — Belle
case. — Légende Malinkée. — Un chef parent d’un oiseau. —
Départ de Dikhoy. — De Dikhoy à Laminia. — Route suivie. —
Médina. — Diengui. — Sillacounda. — Les Karités. — Les
troupeaux. — Palabre à Sillacounda. — Passage de la Gambie. —
Un bœuf pris par un caïman. — Façon de pêcher des habitants de
Sillacounda et de Laminia. — Arrivée à Laminia. — Description
de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — La chasse. —
Le _Touloucouna_. — Laminia. — Description du village. — Sa
population. — Riches troupeaux. — Belles cultures. — Arrivée
d’une caravane de dioulas chargée de kolas. — Le _kola_ au
Soudan français. — Fanatisme musulman des Diakankés. — Une
école de marabouts et de talibés. — Une séance de tatouage.


_6 janvier._ — Malgré la quinine que j’avais absorbée la
veille, j’eus encore le lendemain un violent accès de fièvre
qui dura environ trois heures. C’était le troisième en deux
jours et j’aurais été bien étonné s’il n’avait pas été
hématurique. Du reste, tous les symptômes par lesquels il se
manifesta ne pouvaient me laisser aucun doute à ce sujet et je ne
fus pas étonné quand vers minuit, ayant besoin d’aller à la
garde-robe, je constatai cette couleur malaga foncé des urines qui
effraie tant les nouveaux venus au Soudan. J’avais heureusement
tout ce qu’il me fallait pour me soigner, aussi n’étais-je pas
trop alarmé. De plus, je savais que je ne manquerais pas de soins
intelligents, car mon fidèle Almoudo savait parfaitement comment
se traite cette grave affection.

Après trois jours d’une médication énergique, je pus me
considérer comme absolument hors de danger. Mais j’étais d’une
faiblesse extrême et de plus atteint d’une bronchite qui ne me
laissait de repos ni nuit, ni jour. Je me vis arrêté à Badon
pour longtemps, car je ne me faisais aucune illusion. Avec les
faibles ressources dont je disposais, ne pouvant me procurer une
alimentation assez substantielle pour recouvrer mes forces, je me
demandais avec anxiété quand je pourrais continuer mon voyage. Sans
doute, mon courage et mon énergie ne m’avaient pas abandonné,
mais j’étais absolument sans force et incapable, de longtemps
peut-être, de monter à cheval. Quant à continuer ma route en me
faisant porter en litière, je n’y pouvais songer, c’eût été
perdre absolument aux yeux des indigènes le prestige dont doit
être entouré tout blanc qui voyage dans leur pays. Je ne pouvais
me résoudre à me montrer en aussi piteux équipage.

Pendant toute ma maladie, Toumané ne manqua pas un seul jour
de venir à plusieurs reprises prendre de mes nouvelles. Il fut
toujours pour moi plein d’attention et ne laissa jamais mes hommes
et mes animaux manquer de rien. Dès le lendemain de mon arrivée
il fit tuer un beau bœuf à notre intention, et, afin que nous ne
manquions pas de viande pendant notre séjour chez lui, il envoya
aussitôt plusieurs de ses hommes à la chasse. Successivement, ils
rapportèrent une belle antilope, deux bœufs sauvages et plusieurs
sangliers. Aussi tout le village fit-il bombance pendant les onze
jours que j’y séjournai. Mes hommes étaient absolument gavés
et seraient volontiers restés plus longtemps à Badon.

Dès que mon état se fût un peu amélioré, Toumané vint causer
avec moi chaque jour, matin et soir, mais souvent je fus obligé de
faire tous les frais de la conversation, car il était absolument
ivre. Il a, en effet, pour les boissons fermentées, et pour le
« dolo » en particulier, un goût très prononcé. Quand le
soir je lui demandais ce qu’il avait fait de la journée, il
me répondait invariablement : « J’ai bu du dolo » et quand,
le matin, je lui demandais au moment où il me quittait, ce qu’il
allait faire, il ne manquait pas de me dire : « Je vais surveiller
la fabrication de mon dolo ». Pour n’en pas manquer, il a même
imaginé de frapper Sibikili d’un impôt bizarre. Ainsi, quand dans
ce village on fait du dolo, on doit toujours en porter à Toumané,
au moins une calebasse. Nous en avons vu arriver ainsi presque tous
les jours à Badon, car à Sibikili, quand il y a du mil, on en
fabrique plus que de couscouss et les habitants ne le cèdent en
rien en ivrognerie à leur chef.

Le 9 janvier, je venais à peine de me réveiller au petit jour
après une nuit des plus pénibles, lorsqu’Almoudo vint me
dire que Toumané voulait absolument me parler et qu’il avait
quelque chose de très grave à me dire. Pour me convaincre, mon
interprète ajoutait qu’il n’était pas « saoûl » (_sic_). Je
lui répondis alors de le faire entrer. Toumané pénétra dans
ma case avec précautions, ferma la porte avec mystère après
s’être bien assuré que personne n’était aux écoutes,
s’assit en face de mon lit et me dit à voix basse que dans la
nuit était arrivé à Badon un courrier du commandant supérieur
qui se rendait au Fouta-Diallon à Timbo. Il était porteur d’une
lettre pour l’almamy et malgré les pressantes invitations de
Toumané, il n’avait pas voulu se reposer ni venir me voir. Il
était trop pressé pour cela. Il n’avait fait que prendre un peu
de nourriture et était immédiatement reparti à cheval avec un
guide que lui avait donné Toumané. Celui-ci ajouta qu’il avait
vu la lettre et le cachet du colonel. Il en était tout fier. Cette
nouvelle m’intrigua pendant plusieurs jours, et en arrivant à
Kayes, j’appris qu’en effet un courrier avait été expédié
au Fouta-Diallon avec un pli pour l’almamy. Il y était question,
me dit on, de la mission de M. l’administrateur de Beckmann, qui se
trouvait alors dans ces régions. Cela, du reste, m’intéressait
fort peu et j’eusse été très heureux de voir ce messager,
uniquement pour lui demander des nouvelles du Soudan.

Chaque fois qu’il venait me voir, Toumané ne manquait pas de
se plaindre à moi des pillages auxquels les gens du Bélédougou
se livraient régulièrement sur son territoire. Le 10 janvier, par
exemple, il vint me trouver en toute hâte pour me dire qu’il venait
d’apprendre que des pillards avaient été vus dans la brousse. Il
voulait me demander l’autorisation de rassembler ses guerriers
pour les exterminer. Bien entendu, je lui répondis que cela ne me
regardait nullement, qu’il était bien libre de faire ce qu’il
voudrait, et que s’il était attaqué, il n’avait qu’à se
défendre. Deux jours après il revint à la charge et le lendemain
il m’annonçait qu’un homme du Niocolo venait d’arriver dans
le village pour le prévenir de ne pas envoyer ses gens en route,
car les guerriers du Niocolo tenaient la brousse. Je lui repète
ce que je lui disais trois jours avant. Entre autres choses, il me
raconte que, dernièrement, ils lui ont enlevé son propre fils. Je
lui dis alors de s’adresser au commandant de Bakel. Pour moi je
ne puis rien faire, cela ne me regarde pas. De tous ses discours
il ressortait pour moi une vérité bien évidente, c’est que
Toumané ne demanderait pas mieux que de recommencer le petit métier
qu’il faisait autrefois et de détrousser de nouveau les dioulas
et les caravanes, sous prétexte de purger son pays des pillards
du Bélédougou.

Tous les jours arrivent des caravanes de dioulas qui viennent du
Bondou, du Tenda, du Bambouck et qui se rendent au Fouta-Diallon ou
à Kédougou, dans le Niocolo, pour y chercher des kolas. A cette
époque, il en est peu qui en reviennent, car ce n’est pas encore
le moment. Beaucoup d’entre eux viennent me saluer et entre autres
le chef d’une caravane dont les marchands sont originaires de
Passamassi dans le Ouli ; ce chef était le frère de la femme de
mon hôte à Nétéboulou et il savait que j’avais logé dans sa
famille. Il me dit entre autres choses, qu’il venait d’acheter
des kolas au Fouta-Diallon et qu’il se rendait à Bakel pour les
y vendre un meilleur prix. Il m’en offrit une dizaine. Ce cadeau
me fit grand plaisir, car j’en étais privé depuis bien longtemps.

Toumané ne manqua pas au sujet de toutes ces caravanes qui passaient
par son village de me dire souvent que c’était pour lui une bien
grande charge. Car, disait-il, il fallait les loger et les nourrir
et beaucoup s’en allaient sans rien donner à leur « diatigué »
(hôte) et surtout sans rien lui donner à lui, Toumané, chef du
Badon. Malgré lui, il laissait percer le bout de l’oreille et je
voyais bien où tendaient toutes ces précautions oratoires. Aussi,
afin de le forcer à se déclarer formellement, ne lui répondis-je
jamais que d’une façon évasive. Deux jours enfin avant de quitter
Badon, comme il venait encore de me réitérer ses jérémiades,
je lui demandai à brûle-pourpoint ce qu’il désirait. Il
me déclara alors qu’il serait très heureux si je voulais
l’autoriser à faire payer aux dioulas l’hospitalité qu’il
leur donnait. C’était, sous une autre forme, le rétablissement
de l’impôt qu’il regrettait tant. Je lui répondis que je
n’avais aucune qualité pour lui donner cette autorisation et que
cela regardait uniquement le commandant de Bakel et le commandant
supérieur. Il n’insista pas.

Il y avait neuf jours que j’étais à Badon et ma santé commençait
à se remettre. J’étais encore bien faible et d’une maigreur
extrême, mais l’appétit était revenu, et, si je n’avais pas
été toujours aussi oppressé, j’aurais pu me croire absolument
remis de la dure secousse que je venais d’éprouver. Je décidai,
malgré cela, de me remettre en route. J’avertis alors Toumané que
j’allais nécessairement le quitter et le priai d’expédier dans
la journée un courrier à Tomborocoto pour annoncer au chef de ce
village mon arrivée chez lui pour le 17. Immédiatement Toumané
chargea un de ses hommes de cette mission. Nous fîmes alors nos
préparatifs de départ. Toumané, afin que nous ne manquions de
rien pendant la route, fit de nouveau abattre un beau bœuf qui
fut distribué entre mes hommes et ceux du village. Je fis à ce
sujet une remarque qui ne manque pas d’intérêt au point de vue
ethnologique. Quand, dans un village musulman, on tue un bœuf,
il faut toujours que ce soit un marabout qui lui coupe le cou. On
ne fera, du reste, jamais manger à un musulman de la viande qui
n’aurait pas été saignée. Cette coutume s’est introduite
chez les peuples qui ne pratiquent pas l’islamisme, et partout les
animaux destinés à être mangés sont toujours saignés. Chez les
Malinkés et les Bambaras, peuples qui, pour la plupart, ne font pas
le Salam, c’est un homme libre que ce soin regarde, fils, frère
ou parent de chef ; mais jamais le chef lui-même. L’animal mort,
c’est aux captifs qu’est confié le soin de le dépecer. Comme
on le voit, les plus petites coutumes familières aux Musulmans
s’acclimatent vite chez ceux qui ne le sont pas. Tout cela est
un signe certain que l’islamisme fait au Soudan français des
progrès journaliers.

Pendant tout mon séjour à Badon, il fit une température fort
supportable. C’est que nous étions en pleine saison sèche. La
journée était bien un peu chaude à cause du vent d’Est qui
soufflait régulièrement de neuf heures du matin à cinq heures
du soir ; mais les nuits étaient, par contre, assez fraîches et
permettaient de goûter quelques heures d’un bon sommeil.

Une grande animation régna dans le village pendant toute la journée
qui précéda mon départ. Toumané désignait les guerriers
qui devaient m’escorter pour me défendre contre les pillards
de Bélédougou, si l’envie les prenait de venir attaquer ma
caravane. Je savais pertinemment que toutes ces précautions étaient
inutiles, mais je laissai faire Toumané pour ne pas le froisser et
lui exprimai toute ma reconnaissance de ce qu’il prenait si grand
soin de ma personne. Aussi il fallait voir comme il était fier
quand, le soir, il arriva dans ma case à la tête de 25 guerriers
armés jusqu’aux dents et qu’il venait me présenter. Il les
fit coucher dans la cour de mon hôte et au moment où il allait
me quitter je lui fis un beau cadeau d’étoffes, de verroterie et
d’argent auquel il fut excessivement sensible.


_17 janvier._ — Cette dernière nuit que je passai à Badon fut
bonne et fraîche. Ciel clair et étoilé. Brise de Nord-Est. Au
réveil, température agréable, ciel sans nuages, pas de rosée,
le soleil se lève brillant.

Je réveille tout mon monde à trois heures trente minutes. Les
préparatifs se font rapidement et sans désordre. A mon grand
étonnement, les porteurs sont réunis à l’heure dite. C’est le
fils du chef lui-même qui va me servir de guide jusqu’à Dikhoy,
où il va voir ses parents. Il a, pour la circonstance, revêtu son
costume de brousse et est littéralement couvert de gris-gris pour
se préserver sans doute des balles des Malinkés du Bélédougou,
si par hasard nous en rencontrons. Toumané n’a pas voulu me
laisser partir sans venir me saluer et comme disent les Noirs « me
mettre dans la route ». Il m’accompagne jusqu’à la sortie du
village et ne me quitte qu’au moment où je monte à cheval. Nous
nous serrons la main et le remercie de nouveau de toutes ses bontés
pour moi. A mon grand étonnement, je puis monter à cheval assez
légèrement et, au moment du départ, je ne me sens pas trop mal,
bien que j’éprouve dans les jambes une grande lassitude. Il
est 4 h. 15 quand nous quittons Badon. Il fait un clair de lune
splendide et une température si fraîche que je suis obligé de
prendre ma pèlerine. En avant et en arrière du convoi marchent les
guerriers. Avec une semblable escorte les Malinkés du Bélédougou
peuvent venir, ils trouveront à qui parler. J’avoue cependant
que si nous avions eu un danger quelconque à courir de leur fait,
j’eusse de beaucoup préféré quatre ou cinq tirailleurs avec
leurs fusils Gras.

La route se fait sans incidents et sans encombres jusqu’à
Tomborocoto (Niocolo), but de l’étape. Elle suit une direction
générale Sud-Est-Est, et la distance qui sépare Badon de ce
village est environ de dix-huit kilomètres cinq cents mètres. A
peu de distance de Badon, nous franchissons les deux branches les
plus orientales du _Bamboulo-Kô_. A 5 h. 15, nous franchissons
le marigot de _Koroci-Koto_. A cette époque de l’année,
il est presque complètement à sec, et son lit est obstrué de
grosses roches qui, cependant, ne sont pas un obstacle difficile
à franchir. A partir de là et pendant plusieurs kilomètres, la
route longe le flanc d’une colline rocheuse où nous n’avançons
qu’avec mille précautions, car il faut éviter les roches dont
elle est couverte. Enfin, à 6 h. 10, nous sommes sur la rive droite
de la Gambie, en face du gué qu’il va falloir franchir. Cette
opération, malgré les difficultés qu’elle présente, se fait sans
accident. Je fais d’abord passer le convoi. Les hommes s’arment
de longs et solides bambous pour pouvoir résister au courant, et,
grâce à cela, j’ai la satisfaction de voir tous mes bagages
arriver sur la rive opposée sans avoir été mouillés. Pour moi,
je passe le dernier, et je suis encore si peu solide à cheval que
je suis obligé de le faire tenir en bride par son palefrenier et
Almoudo. J’arrive enfin à mon tour sans aucun accident sur la
rive du Niocolo, où, après avoir pris quelques minutes de repos,
nous nous remettons en route. A 6 h. 45, nous laissons sur notre
droite la route de Marougou et à 8 h. 45 nous mettons enfin pied à
terre à Tomborocoto, devant la case qui a été préparée pour moi.

La plus grosse difficulté que l’on rencontre, de Badon à
Tomborocoto, est le passage de la Gambie. Dans le reste de son
parcours, la route est cependant bien loin d’être belle. Elle
longe, pour ainsi dire, sans cesse, à flanc des collines formées
de quartz et de conglomérats ferrugineux, et, en maints endroits,
elle est obstruée par de gros rochers. Les conglomérats, en
se désagrégeant, donnent de petits cailloux ronds dont sont
littéralement pavés les sentiers et qui rendent la marche très
pénible pour les animaux et pour les hommes. Cette étape est une
des plus fatigantes que nous ayons faites.

Au point de vue géologique, nous n’avons absolument partout que du
terrain formé de quartz et de conglomérats. La terre végétale
est très rare, et la roche végétale se montre à nu presque
partout. Nous n’avons rencontré de latérite qu’aux environs
de Badon et de Tomborocoto. Mentionnons aussi quelques argiles
le long des rives de la Gambie. Le pays est très accidenté. Ce
n’est qu’une suite ininterrompue de collines et de vallées,
disposées sans aucun ordre. Le fond des marigots est uniquement
formé de roches. La vase fait absolument défaut.

Au point de vue botanique, végétation peu riche, sauf sur
les rives de la Gambie. Mentionnons tout spécialement, les
nombreux échantillons de lianes Saba et une quantité relativement
considérable de karités des deux variétés. Du reste, d’après
renseignements, le Niocolo tout entier en renfermerait une grande
quantité. Citons enfin de nombreux échantillons de Sénés de toutes
variétés et le végétal dont on emploie les feuilles pour faire
des infusions si parfumées et que l’on désigne sous le nom de
_Thé de Gambie_.

Le Séné que l’on trouve au Niocolo est donné par une espèce
de Cassia que l’on désigne sous le nom de _Cassia obovata_
Coll. C’est une Légumineuse cæsalpinée, on en trouve les trois
variétés dans presque tout le Soudan, mais c’est surtout la
« _platycarpa_ » Bisch. qui est la plus commune. Toutefois,
dans le grand Bélédougou notamment et dans le Sénégal aux
environs du poste de Kaaédi, nous avons reconnu l’existence
de deux autres variétés, « _genuina_ » et « _obtusata_ ». La
variété _platycarpa_ est caractérisée par des feuilles arrondies,
obtuses. Ses grappes florales égalent les feuilles et ses gousses
sont plus larges, plus incurvées que celles des deux autres
espèces. La variété _genuina_ Bisch. diffère des deux autres en
ce que ses folioles sont arrondies au sommet, rarement aiguës. Les
folioles extrêmes sont obovées et ses grappes florales sont plus
longues que les feuilles. Quant à la variété _obtusata_ Vogel,
les folioles sont très obtuses au sommet. Les gousses sont en forme
de faux. Ses folioles sont rarement toutes tronquées au sommet. Ce
végétal, à quelque variété qu’il appartienne, n’atteint
jamais de grandes dimensions. Deux mètres cinquante au maximum,
il est facilement reconnaissable à ses belles grappes florales
qui sont d’un beau violet et à ses fleurs qui sont celles qui
caractérisent particulièrement ces Légumineuses cæsalpinées.

Les indigènes connaissent parfaitement les propriétés purgatives
du Séné, ils en récoltent les folioles, les font sécher et les
administrent en infusion à la dose de 10 à 15 grammes dans environ
200 à 250 grammes d’eau. Ils s’en servent surtout dans les cas
de fièvres bilieuses, affection à laquelle ils sont fréquemment
sujets, surtout dans le sud de nos possessions Soudaniennes. On
trouve le Séné sur tous les marchés du Sénégal et du Soudan.

_Le thé de Gambie_[29] se trouve particulièrement au Niocolo,
dans le Tenda et le Kantora. Il croît de préférence sur les
plateaux dans les terrains secs. La plante que les indigènes
m’ont montrée ressemble à une Labiée, mais je ne donne ceci
que sous toutes réserves. Ils récoltent ses feuilles velues à
leur face inférieure, luisantes à la face supérieure. Elles sont
oblongues et, au froissement, dégagent une odeur qui n’est pas
désagréable. La récolte faite, on les fait sécher et on s’en
sert sous cette forme pour faire des infusions que les indigènes
s’administrent contre les coliques et les migraines. Le goût
rappelle de loin celui du thé de Chine, mais ce qui domine surtout,
c’est une saveur amère qui est loin d’être agréable. Ces
infusions sont, du reste, fort peu goûtées des Européens.

_Tomborocoto_, où nous campons, est un village d’environ 450
habitants. Sa population est presque uniquement formée de Malinkés
de la famille des Keitas. C’est le premier village du Niocolo que
l’on rencontre après avoir traversé la Gambie. Il est situé
sur un petit monticule, au milieu d’une plaine qu’entourent des
collines relativement élevées. La plaine au milieu de laquelle il
s’élève est bien cultivée et c’est là que se trouvent presque
tous les lougans du village. Il est assez bien entretenu. Son tata ne
tombe pas trop en ruines et celui qui entoure les cases du chef est
en très bon état. Une partie du village est construite en dehors
des cases. En réalité, Tomborocoto se trouve situé non loin du
sommet du grand coude que forme dans cette partie de son cours la
Gambie. Il est plus rapproché de la partie Sud-Nord de ce coude que
de sa partie Est-Ouest. Il n’en est séparé à l’Est que par une
petite chaîne de collines peu élevées et excessivement boisées.

Les habitants de ce village ont une très mauvaise réputation. Ils
passent pour être des pillards accomplis. Depuis quelque temps,
les almamys du Fouta-Diallon, dont relève le Niocolo, y ont mis
bon ordre et les dioulas peuvent y passer sans crainte de se voir
détroussés. La situation se prête bien, en effet, à ce genre
de brigandage. Tomborocoto est, en effet, situé à la tête de la
seule route qui conduit des pays situés au Nord, au Fouta-Diallon,
et cette route est excessivement fréquentée par les dioulas qui se
rendent dans ces régions pour y faire leurs achats de kolas. Les
autorités du Fouta l’ont bien compris et ils ont installé
là une sorte de douane sous les fourches de laquelle tous les
dioulas doivent passer. L’impôt, ainsi prélevé, est absolument
exorbitant. Actuellement, c’est le fils de l’almamy lui-même
qui veille à la rentrée de cet impôt. Point n’est besoin de
dire qu’il ne se contente pas seulement d’écorcher les dioulas
mais qu’il pressure aussi à outrance les habitants du pays.

Je suis très bien reçu à Tomborocoto et le chef du village me
donna de bonne grâce tout ce dont j’eus besoin pour mes hommes
et pour moi, tout en s’excusant de ne pas pouvoir faire davantage,
parce que, me dit-il, ils sont trop « fatigués » (pressurés) par
les gens du Fouta-Diallon, surtout depuis que le fils de l’almamy
est installé dans le pays.

Dès mon arrivée à Tomborocoto, j’expédie un courrier à Dikhoy,
pour prévenir le chef de ce village que j’irai camper le lendemain
chez lui et afin qu’il prépare tout ce qu’il faut pour mes
hommes et pour moi.

Je passai à Tomborocoto une assez bonne journée. Température
agréable. Le vent d’Est un peu faibli. Je suis toujours peu
vigoureux, mais je commence à mieux manger.

Dans la soirée, le chef vint me demander si je voulais les autoriser
à faire un tam-tam en mon honneur. Je lui répondis que je n’y
voyais aucun inconvénient. Aussi, à la nuit tombante, tout le
village se réunit-il sur la place principale et, à la lueur de
feux de brousses, hommes et femmes dansèrent pendant la plus grande
partie de la nuit au son des tambourins. Malgré le mauvais état
de ma santé, je dus y faire acte de présence, et en me retirant
je ne manquai pas de faire aux griots le cadeau obligatoire en
cette circonstance.


_18 janvier._ — Nuit chaude. Le vent d’Est n’a pas
cessé de souffler. Ciel clair et étoilé. Au réveil,
température chaude. Ciel un peu couvert. Brise du Nord-Est. Pas
de rosée. Quelques nuages à l’horizon. Ils se dissipent vers
huit heures.

A 5 h. 15 nous nous mettons en route pour Dikhoy. A mi-chemin, nous
traversons les villages de cultures de Tomborocoto et de Dikhoy. Leurs
lougans sont immenses et occupent toute une vallée de plus de trois
kilomètres de long. Sur les petites collines qui l’enserrent sont
les cases des travailleurs. Chaque ménage possède ainsi plusieurs
fermes. Au moment des semailles, ils viennent les habiter et y restent
tout le temps que doivent durer les cultures et jusqu’à ce que
les récoltes soient faites et emmagasinées dans les greniers. Les
cultivateurs rentrent alors au village principal où ils restent
pendant toute la saison sèche. Ce sont généralement des colonies
de captifs qui sont ainsi installées dans la brousse, et le maître
vient de temps en temps les visiter. Les lougans situés auprès
des villages sont cultivés par les femmes et les enfants.

A 8 h. 30 nous arrivâmes sans encombre à Dikhoy. — La route ne
présente pas de difficultés sérieuses. Il n’y a pas de marigots
à traverser, et les quelques embarras que l’on y rencontre sont
les versants de quelques collines à pic qu’il faut gravir au
milieu des roches et des conglomérats ferrugineux. Du reste, on
oublie vite la fatigue de ces pénibles ascensions, car, lorsqu’on
est arrivé au sommet, on jouit d’un panorama splendide qui repose
de la monotonie des plaines sans horizon.

Au point de vue géologique, ce sont toujours les mêmes terrains que
nous avons à signaler. En quittant Tomborocoto, on traverse une suite
de collines ferrugineuses arides qui, à cinq kilomètres environ
du village, se termine par une plaine d’argiles recouvrant un
sous-sol de terrain ardoisier dont les schistes, en maints endroits,
apparaissent à fleur du sol. Les villages de culture sont situés
au milieu d’un bel ilot de latérite auquel succède une bande
d’argile. Aux environs de Dikhoy la latérite reparaît.

La flore est peu riche et peu variée dans toute cette région. Nous
citerons particulièrement de nombreux spécimens de karités
(_Butyrospermum_) que l’on peut remarquer tout le long de la route
et une grande quantité de lianes Sabas (_Vahea_). On ne trouve
que quelques caïl-cédrats et nétés, surtout dans la vallée
ou s’élèvent les villages de culture. De plus on trouve encore
en notable quantité, dans toute cette région, du gingembre, une
Amomée que les indigènes appellent « poivre » ou « _Enoné_ »,
et des haricots énormes auxquels ils donnent le nom de _Fanto_.

_Le gingembre_, que les Ouolofs désignent sous le nom de
« _Nhydiar_ », appartient à la famille des Amomées. C’est le
_Zingiber officinale_ Roscoë. Il croît surtout à Sierra-Leone et
dans le Fouta-Diallon. On trouve son rhizôme sur tous les marchés
du Sénégal et du Soudan. Il est long, grêle, légèrement aplati
et ramifié. Dépouillé de son écorce jaunâtre, il est alors
aussi blanc à l’extérieur qu’a l’intérieur. Il est léger,
tendre, et sa texture est un peu fibreuse. Sa saveur est brûlante
et son odeur aromatique. Les indigènes en sont très friands. A
Saint-Louis, on fabrique avec le rhizôme du gingembre une boisson
gazeuse ressemblant à de la limonade et qui est loin d’être
déplaisante au goût. Les Ouolofs et les Peulhs particulièrement
en font un grand usage pour assaisonner leur couscouss. Ils lui
attribuent des vertus aphrodisiaques, et il n’est pas rare de voir
des femmes Ouoloves ou Peulhes porter autour des reins des ceintures
de rhizomes de gingembre destinées à rendre la vigueur à leurs
époux quand ils sont affaiblis par l’âge.

Ce que les indigènes désignent sous le nom de « _Poivre_ » et que
les Ouolofs appellent « _Enoné_ » et les Malinkés et Bambaras
« _Niamoco_ », c’est la graine d’une Amomée, l’_Amomum
Melegueta_ Roscoë, qui est très commune au Fouta-Diallon et que
l’on rencontre aussi en grande quantité au Niocolo, et dans les
montagnes du Manding. C’est une plante vivace, à rhizôme charnu
et à feuilles engaînantes dont le fruit est une capsule à trois
loges polyspermes et à déhiscence loculicide. Les semences sont
grosses comme des grains de poivre, anguleuses, de couleur brun
rougeâtre très odorantes, à saveur âcre et brûlante, rappelant
celle du poivre. On ne le trouve qu’en très petites quantités
sur les marchés où il est apporté par les dioulas qui viennent
du Fouta-Diallon. Il est alors contenu dans les coques de ces fruits
qui ressemblent à des oranges, que les Malinkés désignent sous le
nom de Cantacoula et dont se servent les Toucouleurs pour enfermer
la résine du Hammout. Afin qu’elles se tiennent fraîches,
ces graines sont toujours mélangées de feuilles du végétal,
que les dioulas ont soin de mouiller un peu, surtout pendant la
saison sèche. Les indigènes ont un goût très prononcé pour
ces graines. Ils les mangent sèches, entières, en les puisant
une à une dans la coque qui les renferme. Les Toucouleurs surtout
en sont excessivement friands et ils en ont toujours dans la poche
de leur boubou. Réduites en poudre, ils s’en servent encore pour
assaisonner leur couscouss. Enfin le Niamoco entre dans la composition
d’un fard dont font usage, pour se parer, les Toucouleures,
les Peulhes et les Mauresques. Ce fard est une poudre impalpable
noirâtre qui se compose de pierre de Djenné pulvérisée et de
poivre indigène finement pilé. Cette pierre de Djenné, ainsi
nommée parce que c’est là que les dioulas la trouvent, est
appelée _Kalé_ en Bambara et _Fino_ en Toucouleur. Sa coloration
est d’un beau noir avec des reflets bleus. Il nous a semblé que
c’était un sulfure d’antimoine. Les élégantes du Soudan le
réduisent en poudre très fine qu’elles mélangent avec de la
poudre de Niamoco dans la proportion de deux du premier pour un du
second. Elles s’enduisent alors, de ce mélange, les sourcils et
le bord libre des paupières. Comme on le voit, il n’y a pas que
chez nous des femmes habiles pour le maquillage.

On trouve encore assez communément dans le Niocolo d’énormes
haricots auxquels les indigènes donnent le nom de _Fanto_. Ils
sont donnés par une Légumineuse (phaséolée-papilionacée) qui
atteint des dimensions énormes. Dans les villages de culture, on
la sème autour des cases, et, en peu de temps, ses rameaux ont bien
vite couvert celle à laquelle ils s’attachent. Elle est, d’une
façon générale, peu cultivée, on lui préfère le petit haricot
nain dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Elle donne une
gousse longue d’environ douze centimètres, large de trois à cinq,
légèrement rosée et excessivement dure et résistante. Sa couleur,
quand elle est mûre, est d’un blanc légèrement jaunâtre. Cette
gousse contient huit ou dix semences excessivement volumineuses, ayant
à peu près la grosseur d’une grosse noisette, longues d’environ
deux centimètres à deux centimètres et demi, larges d’un
centimètre, et dont les deux faces sont légèrement bombées. Leur
couleur est d’un blanc nacré éclatant. Les indigènes les mangent
rarement. Ce n’est guère que dans les années de disette qu’ils
y ont recours, car ces graines sont excessivement dures, coriaces. Il
faut les faire bouillir pendant des journées entières, afin de les
ramollir, pour qu’elles puissent être mangées. Leur goût est
excessivement fade et loin d’être agréable. On ne peut guère
les manger que mélangées avec du mil ou du maïs et surtout après
les avoir fortement épicées et pimentées. De plus, les indigènes
les accusent de donner une maladie qui fait tomber les dents.

Dikhoy est un village d’environ 400 habitants. La population est
uniquement formée de Malinkés Kéitas. C’est la résidence du
chef des Malinkés de Niocolo, triste chef, car son autorité est
absolument annihilée par l’almamy du Fouta-Diallon, dont il est
tributaire. Dikhoy est construit sur un petit monticule qu’entourent
de toutes parts des collines peu élevées. Il est situé à deux
kilomètres environ de la Gambie, dont il n’est séparé que par
une petite colline boisée dont la hauteur n’est que de cinquante
mètres environ au-dessus de la plaine. Son enceinte est assez bien
entretenue, mais la plupart de ses cases sont inhabitées et tombent
littéralement en ruines. Le tata qui entoure les cases du chef est
en très bon état. Il peut mesurer environ quatre mètres de hauteur
et cinquante centimètres d’épaisseur. Sa forme est rectangulaire
et il est flanqué de tours pour la défense. En général, les
cases du village sont bien faites ; celles-ci sont en pisé et les
chapeaux bien construits. Il est tout entier construit avec une sorte
d’argile fortement colorée en rouge par de l’oxyde de fer,
coloration qui contribue beaucoup à lui donner un aspect encore
plus triste que ne l’ont généralement les villages Malinkés.

Le chef est un homme encore jeune, qui semble avoir quelque autorité
dans son village seulement, mais il ne peut guère l’exercer sur
les villages Malinkés voisins, qui se retranchent toujours derrière
l’almamy du Fouta-Diallon pour lui désobéir.

Je fus reçu à Dikhoy d’une façon fort sympathique, et je n’eus
qu’à me louer de mes rapports avec son chef et ses habitants.

Je fus logé dans une belle case, la plus confortable certes
du village. Elle est construite à la mode Bambara et toute en
terre et en bois. Elle a la forme d’un carré d’environ trois
mètres cinquante de côtés. La case Bambara diffère absolument
de la case Malinkée. Elle est ainsi construite, ses quatre murs
sont faits de briques en argile séchées au soleil et qui ont
environ vingt centimètres de long sur quinze de large et cinq
d’épaisseur. Placées au-dessus les unes des autres dans le sens de
la largeur du mur, elles sont unies entre elles à l’aide d’argile
et recouvertes ensuite avec ce même mortier. Une couche plus ou moins
épaisse d’un mortier fait d’argile, de cendre et de bouse de
vache tapisse ce mur en dehors et en dedans. Quand les quatre murs de
la case sont ainsi construits il faut en faire la toiture. Pour cela,
on plante solidement en terre, dans l’intérieur de l’habitation,
deux ou plusieurs rangées de forts piquets en bois qui se terminent
par de solides fourches. Sur ces fourches et sur ces murs reposent
des poutres et sur ces dernières s’élève la charpente du toit
formée de pièces de bois équarries et jointives. Le tout est
solidement attaché pour plus de sécurité avec de fortes cordes
en fibres de baobab ou de bambous. Sur cette charpente est alors
construite une argamasse, faite d’argile, de sable, de cendres et
de bouse de vache. Elle a environ trente centimètres d’épaisseur
et est parfaitement raccordée avec les murs. Quand elle est bien
conditionnée, elle est parfaitement étanche et ne laisse pas
seulement suinter une goutte d’eau. Cette terrasse est construite en
pente inclinée du côté dans lequel est ménagée la porte. Tout
autour est élevé un rebord d’environ vingt centimètres de
hauteur, destiné à forcer les eaux à s’accumuler du même
côté. Dans ce rebord sont ménagés deux ou plusieurs trous que
l’on garnit d’une dalle en bois et qui permet aux eaux de ne pas
séjourner et de s’écouler sur le sol. Parfois, comme à Dikhoy, le
tout est recouvert d’un fort chapeau en paille. La porte est faite
dans un des côtés, elle est petite et il faut se baisser pour la
franchir. Elle est formée d’un panneau en bois épais qui tourne
autour d’un axe mobile dans la muraille où il est fixé. Elle se
ferme à l’aide d’un loquet assez ingénieux. Dans certaines
cases, de petites fenêtres sont faites dans les parois, mais,
malgré cela, le grand défaut de ces habitations est d’être peu
aéré. Le sol est battu, enduit d’une couche de bouse de vache,
et, au centre, une légère dépression chez les Malinkés, où une
petite élévation circulaire d’environ cinquante centimètres de
diamètre indique la place du foyer.

Je passai à Dikhoy une excellente journée. La chaleur était
très supportable et le vent d’Est avait sensiblement diminué
d’intensité. Dès mon arrivée, j’expédiai à Lillacounda un
courrier pour y annoncer ma visite pour le lendemain.

Dans la soirée, un chef de village des environs qui s’y
trouvait de passage vint me faire visite. Notre entretien fut
à un moment donné interrompu par un incident que je tiens à
relater ici, car il montrera que, bien que les Malinkés subissent
l’influence de l’Islamisme, ils n’ont pas abandonné toutes
leurs superstitions. Mon petit domestique Gardigué Couloubaly jouait
devant la porte de ma case avec un petit oiseau dont il s’était
emparé le matin pendant l’étape. Il lui avait attaché un
morceau de fil à une patte et il le faisait voler, non sans le
brutaliser. C’était un de ces jolis petits passereaux que l’on
désigne sous le nom de « petit Sénégalais ». Le chef l’ayant
aperçu me demanda de donner l’ordre à Gardigué de rendre la
liberté au petit animal. Cela lui ferait grand plaisir, ajouta-t-il,
car il était parent de cet oiseau. Son diamou (nom de famille)
était Sidibé. J’y consentis, mais à la condition qu’il me
dirait comment il se trouvait parent de ce petit animal. Donc,
dès que Gardigué, sur mon ordre, eût détaché le fil qui
retenait l’oiseau prisonnier, et dès que notre homme se fût bien
assuré que son parent s’était envolé au loin, il me raconta
la légende suivante que je transcris ici fidèlement : « Un jour,
mon grand-père, le premier des Sidibés, étant allé à la chasse
à l’éléphant, s’égara dans la forêt et malgré toutes ses
recherches ne put retrouver sa route. Il arriva ainsi dans un désert
au milieu duquel il marcha pendant trois jours sans pouvoir trouver de
l’eau pour se désaltérer ; mourant de soif, il s’était couché
un soir se demandant s’il serait encore vivant le lendemain. Au
point du jour, il fut réveillé par un petit oiseau qui chantait
sur l’arbre au pied duquel il s’était étendu. C’était un
« petit Sénégalais. » A peine mon grand-père fut-il debout
qu’il se mit à voltiger autour de lui et devant lui, essayant
de lui faire comprendre qu’il devait le suivre. Mon grand-père
ne douta pas un seul instant que l’oiseau était venu là pour le
sauver. Il le suivit donc partout où il voulut le conduire et vers
le milieu du jour, ils arrivèrent sur les bords d’un ruisseau
où tous les deux se désaltérèrent. Puis l’oiseau reprit son
vol et le conduisit jusque dans son village, où il le quitta dès
qu’il l’eût vu en sûreté. C’est depuis cette époque que
les Sidibés sont parents du « Petit Sénégalais, » car, sans lui,
notre père serait infailliblement mort. Aussi nous est-il interdit
à tous de le tuer, de manger sa chair ou de souffrir qu’on lui
fasse du mal en notre présence ».

Des légendes analogues se transmettent, du reste, dans
toutes les familles au Soudan et chacune est alliée à un
animal quelconque. C’est ainsi que les Keitas sont parents de
l’hippopotame, sans doute parce que leur ancêtre Soun-Dyatta,
d’après la tradition, avait été métamorphosé en hippopotame un
jour qu’il se baignait à Koulicoro, sur le Niger. Les N’Diaye
sont parents du lion, et les Dialo, de la perdrix, si je ne me
trompe. D’autres sont alliés au scorpion, d’autres enfin
au guépard. Le colonel Galliéni, dans la remarquable relation
qu’il a faite de son voyage au Soudan Français, rapporte un fait
curieux à ce sujet, que je crois devoir rappeler ici, car il est
typique. La mission dont il était le chef, pendant son séjour
à Nango, dans le pays de Ségou, avait à la suite d’un réel
danger couru par le Dr Tautain du fait d’un trigonocéphale
qui lui était passé sur le corps sans le mordre heureusement,
découvert dans le toit de la case qu’elle habitait, un nid de
ces malfaisants animaux. On voulut remédier à ce danger permanent
en incendiant le hangar et en en construisant un autre, mais on dut
céder aux prières du cuisinier Yoro, qui, parent du trigonocéphale,
s’était mis à implorer les membres de la mission en leur disant
qu’il leur arriverait malheur s’ils détruisaient des animaux
qui ne leur avaient fait encore aucun mal. Je laisse ici la parole
à l’auteur qui fut lui-même témoin du fait. « Le désespoir
de notre pauvre cuisinier nous fit beaucoup rire et pensant que
nous allions bientôt partir et qu’en somme la reconstruction de
notre hangar allait nous priver d’abri pendant plusieurs jours,
nous avons écouté ses supplications. Yoro était parent de toute
la famille des reptiles ; car quelques jours auparavant, un fait
à peu près semblable s’était présenté. Je le vis arriver
tout ému, me demandant avec insistance à lui prêter deux mille
cauris : « Et pourquoi faire ? » lui dis-je. « Donne toujours,
capitaine ; à mon arrivée à Saint-Louis, tu me retiendras sur mes
gages vingt francs, cinquante francs même si tu veux ». J’eus
bientôt l’explication de son insistance : derrière lui venait un
chasseur Peulh qui venait de s’emparer d’un boa, qu’il avait
sans doute surpris pendant son sommeil et dont la tête et la queue,
fortement liés, l’empêchaient de nuire. Yoro voulait racheter
son parent. Je me laissai encore émouvoir et donnai les deux mille
cauris. Yoro prit délicatement le boa et s’enfonça dans la
campagne avec son précieux fardeau. Nous ne le vîmes reparaître
que le soir, ayant rendu la liberté au serpent. Il ne voulut jamais
nous donner d’explication sur sa singulière parenté ».

De Tomborocoto à Dikhoy la route suit une direction générale
Sud-Sud-Est ; ces deux villages sont distants d’environ quinze
kilomètres.


_19 Janvier._ — Nuit relativement chaude. Le vent de Nord-Est
a soufflé toute la nuit. Ciel couvert ; au réveil, brise de
Nord-Est. Le soleil se lève voilé. Ciel couvert et bas. La
température est assez fraîche. Rosée peu abondante.

A trois heures quarante-cinq minutes du matin, je réveille mes
nemrods. Les préparatifs de départ sont lentement faits et, contre
mes prévisions, les porteurs sont réunis en temps voulu. Aussi
pouvons nous nous mettre en route à quatre heures et demie. Le
chef du village vient m’accompagner jusqu’au delà du tata et
« me mettre dans la bonne route ». Je lui serre la main avant de
monter à cheval, ainsi qu’au fils du chef de Badon qui me quitte
là pour retourner auprès de son père. Je suis encore bien faible,
mais ma santé s’améliore sensiblement.

La route se fait péniblement pour moi, et pour franchir les marigots,
je suis obligé de descendre de cheval et de me faire porter par
mon vieux Samba, le palefrenier, et par mon fidèle Almoudo. A
cinq heures nous traversons le marigot de _Fafa-Kô_ et à cinq
heures quinze celui de _Fangoli_. Il est six heures dix quand nous
passons au petit village de culture de _Médina_ et à travers ses
lougans qui sont immenses et bien cultivés. Ils appartiennent à
Sillacounda et sont situés sur les versants de petites collines qui
s’étendent jusqu’à la Gambie, que nous longeons pendant quelque
temps. Dans cette partie de la route, on chevauche, pendant environ
deux kilomètres, sur la rive gauche de la Gambie et le sentier se
déroule au pied d’une colline à pic dont la hauteur est environ
de 40 à 50 mètres. Il faut en faire l’ascension un peu plus loin
pour arriver au village de _Diengui_.

_Diengui_ est un village Diakanké dépendant de Sillacounda. Sa
population est d’environ 150 habitants. Il est situé au sommet
d’une petite colline et ne possède ni sagné ni tata. De là on a
une vue splendide. Au pied de la colline, la Gambie, à l’horizon,
à l’Est, les plaines immenses du Dentilia, au Sud et à l’Ouest
les collines du Niocolo. C’est un des plus beaux sites que j’ai
rencontré au Soudan. Les habitants de Diengui sont de paisibles
agriculteurs qui sont venus se fixer là pour y cultiver la terre qui
y est très fertile. Nous faisons la halte sous l’arbre à palabres
du village, un superbe fromager (_Bombax_), et la température
s’est tellement refroidie que nous y allumons de grands feux
de brousse pour nous réchauffer. Peu après notre arrivée, le
chef du village, accompagné de ses notables, vint me saluer et
m’offrir une vingtaine d’œufs frais qui sont les bienvenus. En
causant avec lui, il m’apprend que Sillacounda, le village où
j’avais décidé de faire étape, était fort peu éloigné de
Laminia. Ils n’étaient séparés que par la Gambie qui était
guéable, en cette saison, un peu en amont de Sillacounda. « Il
vaudrait mieux que tu passes la Gambie ce matin, en plein jour, et
que tu ailles camper à Laminia, me dit-il, ce serait plus prudent
que de la passer demain matin pendant la nuit. D’autant mieux que
cela te permettrait de partir de très bonne heure pour te rendre à
Médina-Dentilia, qui est très éloigné ». Je me rendis sans peine
à ce raisonnement et dépêchais aussitôt un homme en avant avec
la consigne d’aller annoncer au chef de Laminia que j’irai camper
chez lui aujourd’hui. En passant à Sillacounda, il devait informer
le chef de ce changement d’itinéraire et lui dire de tout préparer
pour qu’en arrivant, je puisse immédiatement passer le fleuve.

Après avoir remercié ce brave chef de son précieux renseignement
et après nous être bien réchauffés, nous nous remîmes en route et
arrivâmes sans encombre à Sillacounda, à huit heures dix minutes.

_Sillacounda_ est un gros village Diakanké d’environ huit cents
habitants. Il est situé sur un petit monticule qui s’élève au
milieu d’une vaste plaine bien cultivée et est à peine distant
de quelques centaines de mètres de la Gambie. Son tata tombe en
ruines, et en maints endroits est remplacé par une simple palissade
en tiges de mil. Les habitants sont des musulmans fanatiques,
grands agriculteurs et éleveurs de bestiaux. Le village possède
un troupeau de 150 têtes environ. Il est mal entretenu, malpropre
et beaucoup de cases tombent en ruines. Par contre, il possède de
nombreux pieds de papayers. Les fruits de cet arbre, à cette époque
de l’année, ne sont malheureusement pas encore mûrs. Nous nous
arrêtons à une centaine de mètres environ du village. Le chef
et les principaux notables viennent m’y saluer ; il me faut leur
expliquer pourquoi je ne reste pas camper dans leur village. Ils
comprennent parfaitement mes raisons, me donnent les conseils et
les indications nécessaires pour le passage de la Gambie et le
chef lui-même m’accompagne jusqu’au lieu où se trouvent les
pirogues. Mais ce palabre nous fait perdre une demi-heure environ
et il commence à faire très chaud quand nous arrivons enfin sur
les bords du fleuve. Aussi ne suis-je pas fâché de m’y mettre
à l’ombre des arbres superbes qui couvrent la rive gauche.

Les porteurs et les animaux remontent un peu le cours du fleuve sous
la conduite du fils du chef et vont traverser au gué qui se trouve
à environ huit cents mètres en amont. Pour moi je passe en pirogue
avec Almoudo, Gardigué et le cuisinier et fais porter sur l’autre
rive mes objets les plus précieux par ce moyen. Ils auraient pu
être mouillés si les porteurs avaient traversé le gué en les
portant sur leur tête, d’autant plus, me dit le chef, qu’en
cet endroit la Gambie est pavée de roches excessivement glissantes.

Mais il me faut attendre au moins vingt minutes avant de pouvoir
traverser, car les pirogues sont amarrées à l’autre rive et elles
appartiennent à Laminia. Celles de Sillacounda ne sont pas là,
les pêcheurs du village, partis à la pêche depuis deux jours,
les ont emmenées.

Cela me permit de voir dépecer un beau bœuf, sur la berge ; à son
sujet, les hommes de Sillacounda me racontèrent qu’il avait été
happé le matin même par un énorme caïman. Pendant qu’il buvait
tranquillement au fleuve, cet immonde animal l’avait brusquement
saisi au museau et l’avait attiré dans l’eau où il l’avait
noyé. Mais les bergers qui gardaient le troupeau lui avaient tiré
plusieurs coups de fusil et lui avaient fait lâcher prise. Le bœuf
avait alors été ramené à la rive, saigné, et on le dépeçait
pour le distribuer entre les gens du village. Les accidents de ce
genre sont communs à Sillacounda. Aussi faut-il avoir soin, lorsque
l’on fait boire les troupeaux, de bien veiller et de tirer sur
chaque caïman qui montre sa tête au large. Le bief de Sillacounda
en est absolument infesté.

La traversée de la Gambie se fit sans aucun accident et nous
abordâmes sur la rive opposée au milieu d’un fourré où je
remarquai de nouveaux échantillons de cette liane dont les indigènes
utilisent le fruit pour la pêche. La pirogue qui nous porta était
creusée dans un tronc de caïl-cédrat. Les dimensions en étaient
relativement très-grandes. Sa longueur atteignait quatre mètres
et sa largeur quatre-vingts centimètres. Le végétal qui avait
donné une semblable bille de bois devait être absolument énorme.

La liane qui donne le fruit dont les indigènes se servent pour
empoisonner le poisson se trouve partout au Soudan et de préférence
sur les bords des marigots. Elle nous a semblé appartenir à la
famille des Cucurbitacées. Sa tige est excessivement volubile et
atteint en longueur des dimensions considérables. Son plus grand
diamètre ne dépasse pas deux centimètres. Elle est munie de
vrilles nombreuses. La face supérieure de ses feuilles est verte,
velue. La face inférieure est également velue, mais elle est
blanchâtre. La tige et les rameaux sont couverts de poils durs
et rugueux au toucher. Le fruit est une capsule déhiscente verte
quand elle est mûre, de couleur marron quand elle est sèche. Cette
capsule, arrivée à maturité, contient des fibres fines, rugueuses,
qui la cloisonnent, et c’est dans ces fibres que sont noyées
les graines. D’après les indigènes, ces fibres ne seraient
toxiques que pour le poisson. Il les écrasent entre les mains,
les jettent dans les marigots et les rivières surtout aux endroits
où le courant se fait à peine sentir. Le lendemain ils reviennent
recueillir le poisson qui a été empoisonné pendant la nuit,
et la pêche est toujours excessivement fructueuse. On peut voir
de nombreux échantillons de ces lianes dans tous les villages du
Kaméra, sur la rive gauche du Sénégal. Les clôtures en tiges de
mil des cases en sont absolument tapissées.

En débarquant sur la rive droite de la Gambie, je trouve mon cheval
tout sellé que mon brave Samba tenait en bride en m’attendant. Dix
minutes après nous arrivions à Laminia, après avoir traversé
de superbes lougans où paissaient de beaux troupeaux de bœufs et
de moutons.

De Dikhoy à Laminia, la route suit une direction générale
S.-S.-Est, et les deux villages sont distants l’un de l’autre
d’environ 18 kilomètres et demi. Cette route est loin d’être
facile. Elle présente deux gros obstacles, le passage du marigot
de Fangoli et celui de la Gambie. Le marigot de Fangoli est peu
large et relativement peu profond ; mais son lit est encombré
de roches et ses bords à pic et formés d’argiles glissantes en
rendent le passage dangereux, pour les animaux surtout. La Gambie, à
l’endroit où on la passe à gué, est large d’environ deux cents
mètres. Son lit est obstrué par de nombreuses roches glissantes
et le courant y est assez rapide. Aussi, le passage demande-t-il
de grandes précautions. On ne doit s’y engager avec des animaux
chargés qu’après l’avoir soigneusement explorée.

Au point de vue géologique, rien de bien particulier à
signaler. Après avoir quitté Dikhoy et jusqu’à un kilomètre
environ de Fangoli, on traverse un terrain couvert de roches et
conglomérats ferrugineux. A partir de Fangoli et jusqu’au village
de culture de Médina, nous n’avons plus que des argiles qui
recouvrent un sous-sol de terrain ardoisier. Médina et Diengui se
trouvent au milieu d’une large bande de latérite qui s’étend
jusqu’à la Gambie. A deux kilomètres de Diengui, elle fait
de nouveau place aux argiles et réapparaît à trois kilomètres
environ de Sillacounda. La plaine qui s’étend devant le village
et le monticule sur lequel il est construit sont uniquement formés
de ce terrain. Il en est de même pour Laminia.

Au point de vue botanique, nous signalerons tout particulièrement
l’extrême abondance des karités. On trouve ce précieux végétal
tout le long de la route et la plaine de Sillacounda en est absolument
couverte. C’est là où j’ai rencontré les plus beaux et les plus
nombreux spécimens de cette espèce végétale. Les lianes Saba y
sont également très abondantes, surtout aux bords des marigots et
sur les rives de la Gambie. Citons enfin la Casse et le Touloucouna.

_La Casse_ est une gousse siliquiforme qui est produite
par le _Caneficier_ (_Cassia fistula_ L.), famille des
Légumineuses-cæsalpinées. Le Canéficier est un arbre assez grand
à feuilles composées, glabres ; fleurs en grappes pendantes à
pétales jaunes. Le fruit, connu sous le nom de Casse, est une
gousse siliquiforme indéhiscente. Sa longueur est environ de
quinze à cinquante centimètres et épaisse de deux à trois
millimètres. Elle est lisse, noire, pourvue de deux sutures
longitudinales, marquées de sillons annulaires qui correspondent
à autant de cloisons transversales. Les graines sont situées entre
ces cloisons et noyées dans une pulpe qui est la partie active. Les
indigènes ignorent les propriétés de la casse, mais se servent
de l’écorce du canéficier, qui contient beaucoup de tannin,
pour tanner leurs cuirs. Le canéficier est assez commun au Soudan ;
mais c’est surtout dans le grand et le petit Bélédougou et dans
le Niocolo que nous en avons relativement vu le plus grand nombre
d’échantillons.

_Le Touloucouna_ appartient à la famille des Méliacées. C’est
le _Carapa Touloucouna_ L. Il croît surtout dans les rivières du
Sud et dans le Niocolo, où nous n’en avons vu du reste que deux
échantillons : il est bien plus particulier à la région la plus
septentrionale dans laquelle il est commun. Ses graines, bouillies
dans l’eau, puis pilées et pressées, donnent une huile onctueuse
et très amère. Sa couleur est d’un jaune pâle et pourrait
servir à la fabrication des savons. Dans les rivières du Sud,
les indigènes s’en servent pour panser certaines plaies. Ils
prétendent qu’en s’en frottant les pieds on peut aussi se
préserver des atteintes de la puce chique (_Pulex penetrans_). Nous
ignorons si au Niocolo on connaît ses propriétés.

_Laminia_ est un gros village d’environ six cents habitants. Sa
population est uniquement composée de Diakankés. Il est situé
à environ un kilomètre de Sillacounda, sur la rive droite de la
Gambie. Il est situé au milieu d’une vaste plaine bien cultivée
et construit sur un petit monticule qui la domine d’environ 20
ou 25 m. Il est dépourvu de tata et de sagné et est très mal
entretenu. Les habitants sont de paisibles agriculteurs qui se livrent
avec passion à la culture de leurs vastes lougans et à l’élevage
de leurs bestiaux. Toute la plaine, en effet, au centre de laquelle
s’élève cet important village, est transformée en immense champ
de mil, maïs, arachides. Ils sont très bien entretenus. Aussi
les greniers regorgent ils de provisions de toutes sortes. De même
ils apportent un soin tout particulier dans l’élevage de leurs
bestiaux. Leurs bœufs sont magnifiques, et ils en possèdent un
troupeau d’environ deux cents têtes. Les moutons et les chèvres
abondent. Ils sont généralement gras et donnent une excellente
viande de boucherie.

Bien que Laminia soit situé sur la rive droite du fleuve, il fait
quand même partie du Niocolo. Ses habitants sont de la même famille
que ceux de Sillacounda.

Laminia me fit un accueil plein de prévenances et les Diakankés
auraient bien voulu me garder plusieurs jours encore, mais je me
vis forcé, à regret, de décliner leurs offres et, malgré la
plantureuse réception que j’y reçus, je décidai quand même de
partir le lendemain matin. Les habitants de Sillacounda ne furent
pas moins obligeants que ceux de Laminia. Peu après mon arrivée,
le chef et les notables vinrent me faire visite et m’apporter
du lait, des œufs et du mil. De plus, ils m’envoyèrent dans
l’après-midi un joli petit bœuf qui fut aussitôt mis à mort
et distribué entre mes hommes et ceux du village.

La journée se passa bien. Le ciel resta couvert, le soleil voilé,
et malgré un fort vent de Nord-Est la température fut très
supportable.

Vers deux heures de l’après-midi, j’entendis tout-à-coup
éclater dans le village de nombreux coups de fusil. Je fis demander
au chef, par Almoudo, ce que cela signifiait. Il me fit répondre que
c’était parce que les marchands de kolas venaient d’arriver,
qu’on brûlait un peu de poudre, selon la coutume, en pareille
circonstance. Le kola joue, en effet, un grand rôle dans la vie
des indigènes du Soudan, et il s’en fait un commerce relativement
important. Nous avons pu faire à son sujet, pendant nos différentes
campagnes au Sénégal et au Soudan, de curieuses observations, et
recueillir des renseignements précieux sur son commerce, le rôle
qu’il joue au Soudan dans la vie des indigènes et celui qu’il
est appelé à jouer dans celle des Européens que les exigences
du service ou de la profession forcent à résider sous ce climat
meurtrier. Bien que cette question soit un peu en dehors de notre
sujet, je ne crains pas de la traiter ici, car j’estime qu’un
travail sur le Soudan serait incomplet s’il n’y était pas parlé
du kola à un point de vue quelconque.

Nous lisons dans la Monographie des kolas africains de M. le
professeur Heckel, le passage suivant qui nous semble bien résumer
ce que nous avons observé sur le kola au Soudan français, et que
notre but est d’exposer plus loin d’une façon aussi détaillée
que possible. « Le _kola_ ou _gourou_, ou _café du Soudan_ (_Cola_
ou _Sterculia acuminata_, R. Brown), vit entre le 5° de latitude Sud
et le 10° de latitude Nord ; il est en plein rapport à dix ans et
peut donner jusqu’à 45 kilogrammes de noix chaque année. Il y a
deux récoltes, l’une en juin, l’autre en novembre. Les graines
de chaque noix pèsent entre 5 et 25 grammes ; les unes sont d’un
blanc jaune, les autres d’un rouge un peu rosé ; de là vient la
distinction entre les kolas rouges et les kolas blancs ; les graines
mises dans un couffin bourré de feuilles qui les recouvrent, peuvent
se conserver fraîches pendant 25 à 30 jours. Sur le littoral, les
deux principaux marchés sont Gorée et les établissements de la
Gambie, le prix des kolas y varie de 225 à 560 francs les 100 kilog.

Le kola est un antidysentérique et un aphrodisiaque puissant ;
comme le maté et la coca, il calme la faim et permet de
supporter de grandes fatigues ; les noirs en font une consommation
considérable. »

Nous n’avons point l’intention de faire ici une élude absolument
complète du kola. Après les savants travaux du professeur Heckel,
de Marseille, nous estimons qu’il n’y a plus rien à dire
sur l’histoire botanique et l’action soit physiologique, soit
thérapeutique, de cette précieuse substance. Nous nous bornerons
simplement à étudier les produits de ce végétal (graines), au
triple point de vue du commerce, du rôle qu’il joue dans la vie
des indigènes et de celui qu’il est appelé à jouer au Soudan
français dans l’alimentation des Européens.

[Illustration : Graines de Kola : A et B, variété rouge ; C,
variété blanche.]


_Lieux de production et culture du Kola au Soudan Français._ —
D’une façon générale, nous pouvons dire que notre colonie
du Soudan français, proprement dite, ne possède aucun lieu de
production du kola. Il n’en est pas de même dans certaines autres
régions soumises à notre protectorat, surtout dans le Sud. Binger
l’a trouvé dans la plus grande partie des régions qu’il a
visitées dans le cours de son voyage au pays de Kong, et, d’après
cet auteur, le kola n’arriverait à maturité qu’à partir du
8° 1′ de latitude Nord, et, à mesure qu’on s’avancerait vers
le Sud, il deviendrait de plus en plus abondant. Il n’a commencé
à le rencontrer qu’à partir du 11° de latitude Nord ; mais, à
cette latitude, il ne produirait même plus de fruits. Nous trouvons,
en effet, à ce sujet, dans la relation de cet important voyage,
le passage suivant qui est concluant. L’auteur décrit le village
de Kuitampo et il termine ainsi : « Quelques habitations renferment
aussi de jeunes arbres à kola, arbres de luxe seulement, car ils ne
produisent pas autre chose que des fleurs, et l’on ne rencontre
quelques exemplaires donnant des fruits qu’à une quarantaine de
kilomètres dans le Sud ». A Kuitampo, on le trouve environ à 8°
1′ de latitude Nord. Jusqu’à quelle latitude trouve-t-on le kola
dans le Sud, nous ne saurions le dire. Toutefois, il semblerait ne
plus être cultivé à partir de 6° 30′ de latitude Nord.

[Illustration : Rameau floral et fruit du kolatier.]

Le kola, d’après ce que nous venons de dire, ne serait donc
cultivé par les indigènes que du 8° 1′ au 6° 30′ de latitude
Nord. On le trouve cependant ailleurs que dans les plantations.

Les forêts de certaines régions en renferment en notable
quantité. Les indigènes le cultivent en grand dans les régions
qu’il affectionne particulièrement. Binger, le seul voyageur qui
ait peut-être observé attentivement à ce sujet, le constate à
chaque instant. La relation de son voyage est pleine d’attestations
de ce genre. Nous n’en citerons qu’une seule, car elle est
typique : « En quittant Babraso, nous traversons de splendides
plantations de kola. Ces arbres sont plantés en quinconces alternant
avec des palmiers à huile ».

Le kola ne serait donc pas cultivable au Soudan français, puisque
cet arbre n’apparaîtrait qu’aux environs du 11° de latitude
Nord. Nous croyons cependant qu’il serait bon de s’assurer de
ce fait par des essais méthodiques. Peut-être pourrait-on, par
des soins entendus, arriver à un résultat satisfaisant.

Dans le cours du voyage que nous venons de faire au Soudan, nous
avons trouvé dans la Gambie, la Haute-Falémé et jusque dans le
Bambouck, une sterculiacée qui est bien voisine du kola par tous
ses caractères. Nous voulons parler du _N’taba_ (_sterculia
cordifolia_). Partout où nous l’avons vu, il acquiert des
proportions énormes. Il est très commun dans les cercles de Siguiri
et de Bammako. Il nous souvient en avoir vu une belle plantation
aux environs de ce dernier poste. Elle fut créée en 1883, par
notre excellent ami, M. le vétérinaire Körper, et, grâce à
ses soins et à la connaissance approfondie qu’il possède de
la culture, elle s’est rapidement développée. Ne serait-il pas
possible de faire de même pour le kola. Pourquoi ce végétal ne
prospérerait-il pas là où pousse le N’taba ? Aucun essai n’a
encore été sérieusement fait à ce sujet. Seul, mon bon ami, le
commandant Quiquandon, de l’infanterie de marine, en a fait dans
le Kénédougou, pendant son séjour à Sikasso, une plantation qui,
à son départ, était en bonne voie de prospérité. Il nous l’a
lui-même déclaré. Je crois qu’avec des soins on pourrait arriver
à propager ce végétal dans notre colonie. Ce serait une source
de profits considérables. De même, croyons-nous, il serait bon
de tenter dans nos autres colonies tropicales des essais de cette
nature. Déjà aux Antilles, par 14° 5′ de latitude Nord, on a
pu obtenir, sous ce rapport, d’après les avis et les conseils de
M. le professeur Heckel, des résultats satisfaisants. Nous avons
vu des photographies de ce végétal venu dans ce pays et qui ne
laissent aucun doute à ce sujet. C’est là une question sérieuse
à étudier et à élucider au plus tôt, car, nous le répétons,
l’exploitation du kola serait des plus rémunératrices.

[Illustration : Panier à kola.]


_Le Kola au point de vue commercial._ — Le commerce du Kola qui se
fait au Soudan Français est des plus importants. Nous pourrions
même dire que c’est le seul produit qui fasse l’objet
de transactions suivies, et, à ce point de vue, nous sommes
absolument tributaires des colonies anglaises de Sierra-Leone et de
Sainte-Marie-de-Bathurst. Le kola pénètre dans notre colonie par
plusieurs voies, mais les quantités qui nous viennent par la voie
anglaise sont de beaucoup plus considérables.

Saint-Louis qui, lui-même, le reçoit de Gambie et de Sierra-Leone,
n’en exporte au Soudan par Bakel et Médine que de très
faibles proportions. C’est surtout par Mac-Carthy que se fait
l’importation pour tous les pays situés au nord de la Gambie :
Ouli, Kalonkadougou, Sandougou, Bondou, Bambouck.

Nous avons pu, pendant notre séjour dans cette ville, nous
convaincre de l’importance de ce commerce. Nous avons été
heureux de constater qu’il était là tout entier entre les mains du
négoce français, que la Compagnie française de la côte occidentale
d’Afrique représente si avantageusement et si dignement dans toutes
ces régions. Les kolas qu’elle importe lui viennent de Sierra-Leone
par Bathurst. C’est par balles de 25, 50 et 100 kilog. qu’elle les
livre à ses clients de l’intérieur. Ils sont surtout échangés
contre des produits en nature : arachides, cire, ivoire, caoutchouc.

La seconde voie d’importation par laquelle le kola pénètre
au Soudan Français, est celle du Fouta-Diallon. La ville où se
pratiquent le plus les transactions commerciales concernant ce
produit, le plus grand entrepôt est Kédougou, dans le Niocolo. De
tous les points des régions situées entre le Niger et la Falémé,
les dioulas affluent et vont y faire leurs achats. C’est surtout
du mois de novembre au mois de juin que les transactions sont les
plus actives. Elles seraient encore bien plus considérables si les
almamys du Fouta-Diallon n’avaient pas frappé ce produit d’une
taxe exorbitante. Ainsi, tout dioula qui exporte de Kédougou
ou d’un point quelconque du Fouta-Diallon ou de ses provinces
tributaires, le kola doit payer à la sortie une pièce de guinée
ou sa valeur par charge d’âne, soit 50 kilog. et une demi-pièce
ou sa valeur par charge d’homme, soit 25 kilog. Cet impôt est
énorme, surtout si l’on songe que, dans ces régions, une pièce
de guinée vaut de 18 à 25 francs. A Kédougou, tout le commerce
des kolas est entre les mains des Sarracolés, et nous en avons vu
qui opéraient sur de grandes quantités et réalisaient de beaux
bénéfices. Les kolas leur sont apportés du sud par des dioulas,
Peulhs et Malinkés surtout. Les achats se paient en étoffes, sel,
verroterie, poudre et surtout en captifs.

Le kola jouit à Damentan (Haute-Gambie) et dans le pays des
Coniaguiés (contrefort du Fouta-Diallon) de la même faveur que dans
tout le reste du Soudan. Les Coniaguiés en sont particulièrement
friands, j’ai pu le constater à l’empressement avec lequel ils
acceptèrent les cadeaux que je leur faisais de cette graine. Par
contre, ils trouvent difficilement à satisfaire leur gourmandise,
car le kola y est très rare. Bien que Damentan et le Coniaguié
soient relativement peu éloignés de Kédougou, le grand marché
de kolas du Niocolo, ils en reçoivent fort peu par cette voie. La
plus grande partie de ce qu’ils consomment leur vient de Labé et
surtout de Mac-Carthy, elle leur est apportée par les rares dioulas
qui sont assez hardis pour s’aventurer dans leur pays sauvage
fermé à tout étranger. Aussi, le prix en est-il très élevé,
si exorbitant même, que le kola est considéré dans ces régions
comme une marchandise de luxe, et qu’il y fait l’objet d’un
commerce insignifiant. L’arbre à kolas est absolument inconnu dans
ces deux régions, mais j’ai la conviction qu’il y viendrait bien,
en raison de la nature du sol et du climat.

Une autre voie de pénétration est celle du Diallonkadougou
et du Dialloungala. Je n’ai que des données très vagues sur
l’importance du commerce de kola qui se fait dans ces régions,
car je ne les ai pas visitées ; mais je puis affirmer avoir souvent
rencontré, dans mes voyages à travers le Bambouck, des dioulas
qui s’y rendaient pour y faire leurs achats ou qui en revenaient.

La plus grande partie des kolas qui se consomment sur les bords
du Niger vient du Sud et de l’Est par les marchés de Tengrela,
Kankou, et par la voie du Fouta-Diallon par Timbo et Dinguiray.

On ne saurait s’imaginer l’importance de ce commerce dans les
régions comprises dans la boucle du Niger et dans les régions
situées au Sud. Il n’y a qu’à lire l’ouvrage de Binger
pour s’en rendre un compte exact. En parlant du commerce de
l’importante ville de Kong, il dit : « Les filles de l’âge de
six ou sept ans vendent et colportent des kolas dans la ville » ; et
plus loin : « Les femmes des petits marchands, qui sont forcés de
passer au loin une partie de l’année, vivent pendant l’absence
de leurs maris en vendant des kolas, etc. » Nous relevons dans le
passage où il décrit l’important marché de Bobo-Dioulasou :
« Les Haoussas sont très nombreux ici, ils apportent tous du sel
pour emporter des kolas. » A propos du gros village de Ouakara,
il nous dit que l’élément Peulh n’y est représenté que
par quatre familles, et que ce village fait un « gros trafic de
sel et de kolas ». Plus loin, il nous apprend que les caravanes
qui se rendent du sud vers le Haoussa, « sont surtout chargées
de kolas ». « Takla, dit-il plus loin, est un village fort
prospère. Les habitants s’occupent activement du commerce de kola,
et bon nombre de gens de Kong et de Bouabé viennent y faire provision
de ce produit. » Ces quelques citations sont amplement suffisantes
pour montrer toute l’importance de ce produit dans cette partie
du Soudan.

Les kolas qui parviennent à Bakel et à Mac-Carthy sont emballés
dans de grands paniers à l’aide de feuilles très grandes
d’un autre végétal congénère ou de l’arbre producteur
lui-même. Ces paniers pèsent de 25 à 100 kilog. environ. Ainsi
préparée, la graine se garde longtemps intacte et peut impunément
se transporter. Mais, dans l’intérieur, ce procédé n’est
pas pratiqué. De semblables charges sont très lourdes et très
encombrantes pour les moyens de transport dont disposent les
Dioulas. Tout, en effet, est porté dans ces régions à tête
d’homme ou au moyen d’ânes. Aussi l’emballage est-il bien
différent. Les kolas sont toujours noyés dans une grande quantité
de larges feuilles d’une Sterculiacée quelconque, ou, à défaut,
de paille de _fonio_ légèrement humide. Le panier, au lieu d’être
rond, a une forme elliptique.

Il est tressé à l’aide de jeunes tiges d’arbres et présente des
mailles assez longues, de façon, sans doute, à être bien aéré,
afin d’éviter probablement la fermentation des graines. Il est
porté à tête d’homme, et deux cordes, fixées à la partie
antérieure, permettent au captif de maintenir l’équilibre
sans trop de fatigue. Les charges d’ânes sont, le plus souvent,
emballées dans de vieilles toiles ou dans des pagnes hors de service
et solidement ficelées à l’aide de cordes faites avec des fibres
de bambous ou de baobab. C’est ainsi que les kolas arrivent sur
les marchés de Bakel, Kayes, Médine, Bafoulabé, Kita, etc.

Le commerce de détail est des plus répandus. On peut dire que,
dans tout le Soudan Français, il n’y a pas de village de quelque
importance qui n’ait ses marchands de kolas. Dans les centres
importants, c’est au marché que se tiennent les débitants. Dans
les petits villages, c’est dans les cases même qu’ils installent
leurs produits. En tout lieu, ils ont rapidement écoulé leur
marchandise.

Les prix en sont excessivement variables. Ils dépendent sur tout du
plus ou moins grand éloignement des centres de production et de la
plus ou moins grande abondance des arrivages. Dans certains villages
du Bambouck, nous les avons vu vendre dix centimes l’un ; à Bakel,
à Kayes et à Médine, ils sont un peu moins chers, et à Bammako, il
nous est arrivé de les payer en moyenne quinze à vingt centimes la
pièce. Il faut dire aussi que, là, ils sont beaucoup plus volumineux
que dans les régions situées plus à l’Ouest. En général, le
kola blanc est bien plus estimé que le kola rouge. Aussi se vend-il
un peu plus cher partout ; mais, en général, les deux espèces
sont mélangées à peu près en parties égales dans les achats.

Nous ne saurions évaluer en argent l’importance de ce commerce,
mais nous pouvons affirmer qu’il est très considérable et doit
donner lieu à un chiffre important d’affaires.


_Rôle que joue le kola dans la vie des indigènes au Soudan._
— Le kola joue un rôle important au Soudan français dans la
vie des indigènes. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire
les relations de voyages faits dans ce pays par les différents
explorateurs qui l’ont visité. Il a fallu que les indigènes lui
trouvent des propriétés bien salutaires pour qu’ils l’aient en
si haute estime. Dans presque toutes les circonstances de leur vie
sociale on les voit utiliser cette graine. Ainsi, chez les Bambaras
et les Malinkés, s’agit-il d’un serment, c’est sur le kola
qu’ils jurent. Voici comment on procède à cette cérémonie. Une
contestation s’élève-t-elle entre deux noirs, un homme en
accuse-t-il un autre, les anciens et les notables devant lesquels
est portée l’affaire font comparaître l’accusé. S’il nie ce
qu’on lui reproche, on lui fait prêter serment sur le kola. Pour
cela, le forgeron principal (il ne faut pas oublier que les forgerons
sont les prêtres dans les pays Malinkés, Mandingues et Bambaras),
prend un kola bien sain. Il fait placer devant lui celui qui va
jurer. Il allume alors un petit feu de paille et y passe le kola,
sans doute pour le purifier, puis le prenant de la main gauche,
il le pique en maints endroits avec la pointe de son couteau en
prononçant la formule du serment. Ces piqûres sont faites pour
bien montrer que le kola est sain.

Voici la formule la plus ordinaire de ce serment : « Je jure que je
n’ai pas fait ce dont on m’accuse ; si je mens, je veux que ce
kola que je vais manger m’empoisonne dans tant de jours ». Cette
formule est répétée mot par mot par l’accusé au fur et à mesure
que le forgeron la prononce. Ceci fait, le kola est immédiatement
mangé en entier et celui qui vient de jurer est tenu de boire une
calebasse d’eau pour bien prouver qu’il ne triche pas. Ce serment
est le plus terrible qu’un Malinké ou un Bambara puisse prononcer,
et il est bien rare qu’il accepte de se soumettre à cette épreuve
s’il se sent coupable. Sans doute, il pourrait aussi bien jurer
sur le couscouss, le poulet, la viande ; mais aux yeux de tous,
les serments ainsi prononcés ne valent pas ceux qui sont prêtés
sur le kola.

Autre fait : Il me souvient avoir lu quelque part, et dans je ne
sais trop quel récit de voyage, que lorsqu’un Malinké ou un
Bambara voulait demander une jeune fille en mariage, il envoyait au
père huit kolas blancs. Si celui-là acquiesçait à la demande, il
renvoyait au prétendant deux kolas blancs ; dans le cas contraire,
il lui faisait parvenir un kola rouge.

Dans les offrandes que les Bambaras et les Malinkés font à
leur divinité, ce sont toujours les kolas qui sont en plus grand
nombre. Je n’ai pas besoin de dire que, seuls, les forgerons en
profitent. De même, ils déposent des kolas sur la sépulture de
leurs parents et de leurs amis les plus chers.

Si on veut honorer un chef, on lui offrira toujours des kolas et,
de préférence, des kolas blancs. Tous ceux qui ont vécu au Soudan
en ont reçu et donné bien des fois durant le cours de leurs voyages
dans cette région. Enfin, si on mange un kola, le plus grand honneur
que l’on puisse faire à un noir est de partager avec lui. Dans
ce cas-là, on doit détacher les deux cotylédons qui sont unis
entre eux et en offrir un à son convive. Nous pourrions multiplier
à l’infini les exemples et les faits de ce genre. Ceux que nous
venons de citer suffisent amplement, croyons-nous, pour démontrer
combien le kola jouit d’une haute estime chez les peuples du Soudan.

Il y a longtemps que les noirs ont reconnu combien cette graine
précieuse avait sur leur organisme une heureuse action. Ils lui
attribuent toutes sortes de vertus curatives. Ils l’emploient
couramment contre les migraines, céphalalgies, diarrhées,
dysenteries et surtout contre l’impuissance. Mais c’est
principalement quand le noir a une longue course à faire qu’il
s’en sert de préférence. Il dit que le kola fait marcher plus
vite, calme la soif, empêche la fièvre, fait trouver l’eau la plus
mauvaise excellente et, enfin, remplace la viande. Le kola les fait-il
marcher plus vite ? Nous ne croyons pas que cette accélération de
la marche soit exacte. Disons plutôt que son emploi rend la fatigue
moins sensible et permet de marcher plus longtemps. Il me revient,
à ce sujet, à la mémoire, un fait que je tiens à relater ici et
qui me semble probant.

En 1888, lorsque j’étais commandant du cercle de Koundou, je
reçus, un jour, un pli de M. le commandant supérieur du Soudan avec
ordre de le faire parvenir au plus tôt à M. le commandant du cercle
de Bammako. Je fis immédiatement appeler le courrier habituel du
poste, Ahmady-Silla, et lui donnai la consigne de se rendre dans le
plus bref délai à Bammako. Je lui demandai ce qu’il désirait
comme vivres de route : _du sucre_, répondit-il, _du biscuit et
des kolas_. Avec ce simple viatique, il s’engageait à être le
lendemain rendu à destination. Je lui fis donner immédiatement ce
qu’il demandait, et il se mit en route aussitôt. Le lendemain,
à une heure de l’après-midi, je recevais une dépêche de M. le
commandant de Bammako m’accusant réception du pli.

Mon homme était parti à dix heures du matin : il avait donc mis
vingt-six heures pour faire les 135 kilomètres qui séparent Koundou
de Bammako. Il fit le trajet de retour en un laps de temps aussi
court et quand je lui demandai s’il était fatigué : « Non pas
beaucoup, mais un peu, parce qu’il y en a bien bouffé _Gourou_
(Kola) » (sic). Le fait n’a pas besoin de commentaires.

Le kola calme la soif et fait trouver l’eau la plus mauvaise
excellente. Comme preuve à l’appui de cette opinion des noirs,
nous pourrions citer les noms de bien des officiers qui, comme nous,
ont fait au Soudan un usage fréquent du kola. Nous nous contenterons
d’affirmer ce fait, pensant bien qu’une expérience de près
de cinq années sur laquelle repose notre assertion suffira pour
convaincre les plus incrédules.

Les noirs remplacent volontiers la viande par le Kola ; chacun sait
que l’usage de la viande est très restreint dans les villages
du Soudan. Il faut une circonstance grave pour qu’on immole un
bœuf. Aussi les noirs mangent-ils souvent beaucoup de kolas et
prétendent-ils que cette graine peut remplacer la viande. Nous ne
saurions dire jusqu’à quel point ce fait est exact. Il me souvient
qu’à Mac-Carthy, pendant le séjour que nous y fîmes en 1891,
la plupart de nos hommes furent atteints par la fièvre, et de plus
la viande manquait souvent. Aussi leur donnais-je fréquemment des
kolas, et ils ne s’en plaignaient pas, bien au contraire.

Les noirs regardent encore le kola comme un puissant aphrodisiaque. On
sait combien les peuples primitifs tiennent à conserver le plus
longtemps possible leur vigueur génésique. Aussi les peuples du
Soudan, dans ce but, font-ils une ample consommation de Kolas. Jeunes,
les hommes en mangent pour augmenter leur virilité ; vieux,
pour la voir reparaître s’ils l’ont perdue, et il n’est pas
rare de voir des vieillards réduire en poudre le kola à l’aide
d’une râpe qu’ils confectionnent avec de vieilles boîtes à
sardines. N’ayant plus de dents, ils sont obligés de le réduire
en poudre pour pouvoir l’avaler et l’absorber. Nous ne saurions
dire si le kola possède réellement cette propriété si appréciée
des noirs. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il jouit
universellement au Soudan de cette réputation et qu’il donne,
surtout aux jeunes gens, une excitation assez durable. Je doute
qu’il agisse de même sur les vieillards.

Les indigènes ne se servent pas seulement du kola dans
l’alimentation comme médicament. Ils s’en servent aussi comme
teinture. Le kola possède une matière colorante rouge dont ils se
servent pour teindre leurs fils et même, dans certaines régions,
pour se teindre la barbe.

Nous empruntons ces détails à l’excellent livre du capitaine
Binger. Il dit, en effet, en parlant de Bobo Dioulasou : « On y
trouve aussi des bandes de coton de Taganora, des fibres d’ananas
écrues, rougies au kola ou teintes à l’indigo pour broder les
vêtements. » Plus loin, à propos des femmes de Kong : « Les
femmes s’occupent beaucoup d’utiliser les feuilles d’ananas,
en confectionnant du fil avec leurs fibres. Mis en écheveaux, ce fil
est vendu écru ou teint en rouge minium à l’aide de kola ou en
bleu avec l’indigo, ou en jaune avec le souaran. » Nous ne croyons
pas que, à part les régions visitées par Binger, le kola jouisse
au Soudan français d’une grande faveur comme substance colorante.

Nous terminerons ce chapitre par quelques dernières citations
destinées à bien montrer toute l’importance que le noir attache au
kola. Dans la relation de son voyage au pays de Ségou, Mage rapporte
le fait suivant : « Le 8 juillet 1865, à trois heures dix minutes,
Ahmadou se mit en marche ; en même temps, il m’envoyait 100 gourous
par Samba N’Diaye, qui, comme un vrai roué, au lieu de m’en dire
le nombre, me dit : « Je t’apporte des gourous ». Et il m’en
donna quelques poignées, puis affecta de chercher dans son guiba
(poche sur le devant de la poitrine), de sorte que, croyant qu’il
n’en avait plus que quelques-uns, je lui dis : « Si tu en as encore
garde-les pour toi ». Il ne m’en avait donné que 32 et en avait
encore 48, car les gourous se comptent comme les cauris, 80 pour
100. Le soir, je le sus et lui en réclamai quelques-uns, et bien
qu’il dit les avoir tous mangés ou donnés, je lui en fis rendre
10 ou 15. C’était, en ce moment, une marchandise précieuse, _car
il allait falloir se tenir éveillé_. » Plus loin, lors du siège
de Sansandig, les habitants, pour narguer l’armée d’Ahmadou,
lui criaient du haut des murs de la ville : « Allons donc Foutankés
(hommes du Fouta), venez donc au moins nous attaquer, il ne manque
rien ici, voici des gourous ». Et pour complèter l’ironie,
ils leur lançaient des poignées de kolas.

Ces deux faits suffisent pour prouver ce que nous avions avancé et
n’ont pas besoin de commentaires.


_Rôle que le kola est appelé à jouer dans l’alimentation des
Européens au Soudan Français._ — Nous connaissons aujourd’hui
exactement toutes les propriétés physiologiques du kola, et nous
savons que les vertus attribuées par le noir à cette graine ne sont
pas imaginaires. Ce que depuis des siècles l’instinct de la bête
a révélé à l’homme primitif, nous en sommes encore, nous hommes
de science et de travail, à le discuter, malgré les données les
plus précises. Il faut avouer que le dernier des nègres est plus
heureux que nous. Son instinct ne le trompe pas, tandis que notre
science nous est parfois bien inutile et bien infidèle. Pourquoi
chercher à tous les faits observés des explications qui ne seront
jamais qu’à la portée d’un petit nombre d’initiés ? Pourquoi
ne pas admettre simplement la réalité du fait brutal et ne pas se
contenter des résultats indiscutables d’une expérience plusieurs
fois séculaire ? Pourquoi enfin, le kola, agissant sur l’organisme
du noir, n’agirait-il pas de même sur celui du blanc ? Nous avons
vu, constaté, enregistré maintes fois les bienfaits de cette
substance, non seulement sur les indigènes, mais encore sur les
Européens. Nous nous en sommes servi pendant toutes les campagnes
que nous avons faites au Soudan et, en en usant modérément, nous
nous en sommes toujours bien trouvé. Nous pourrions citer des noms
de camarades qui pensent absolument comme nous après expérience.

Je ne doute pas que l’usage modéré du kola serait d’un effet
salutaire sur l’organisme trop souvent affaibli et débilité
des soldats qui font campagne au Soudan. Il y a là des essais
sérieux à tenter, et au Soudan Français, pays du kola, rien
n’a encore été fait de méthodique à ce sujet. Il n’eu a
pas été de même partout et dans d’autres colonies ; en France
même, des expériences sérieuses ont été faites par des hommes
dont la compétence en semblable matière ne saurait être mise en
doute. Les résultats ont été concluants. Nous-même nous avons
cru de notre devoir de nous en occuper sérieusement pendant notre
dernier voyage, et, bien que notre opinion soit de peu de poids dans
une si importante question, nous ne craignons pas de l’écrire
ici et de faire connaître ce à quoi nous sommes arrivé. Nous ne
parlerons pas de l’emploi en nature du kola. Après ce que nous
venons de dire, nous estimons, n’en déplaise à nos adversaires,
que la cause est dès maintenant entendue et jugée. Le procès
est gagné. Nous ne relaterons ici, sans aucun commentaire, que
les résultats des essais tentés par nous sur les hommes et les
animaux avec les rations de guerre au kola formulées par M. le
Dr Heckel, professeur à la Faculté des sciences de Marseille,
dont la compétence scientifique et la haute autorité morale sont
universellement reconnues.

_La galette_ (formule du Dr Heckel) _pour hommes_ que nous avons
expérimentée sur nous-même nous a donné de bons résultats et
nous avons pu, en nous en servant pendant la première partie de
notre voyage, faire, sans trop de fatigue, de longues, de très
longues étapes. Sans doute cette composition n’est pas parfaite,
mais nous estimons que, telle qu’elle est, elle pourrait rendre de
grands services, surtout si elle était méthodiquement administrée
et si son usage en était surveillé par des hommes compétents
et observateurs.

_La galette pour chevaux_ pourrait être utilisée avec profit. Nous
avons pu constater, qu’au début, les animaux originaires du
Soudan ne la mangent qu’avec difficulté. Mais ils finissent
par s’y habituer rapidement. Nourris simplement avec du mil,
ils ne mangent que péniblement l’orge et l’avoine qui entrent
dans sa composition. Mais deux ou trois jours suffisent pour les y
habituer. Le fait suivant en est une preuve évidente. Lorsque je
suis arrivé à Nétéboulou (Haute-Gambie), j’avais pour monture
une jument indigène originaire du pays de Nioro, d’une maigreur
extrême, véritable cheval de l’apocalypse, comme l’appelait un
de mes amis, le matin du jour ou je quittai Kayes. Elle n’avait,
en raison de son origine, jamais été nourrie qu’avec du mil ;
à Nétéboulou, je ne pouvais plus lui en donner ; il n’y en
avait même pas pour mes hommes et les habitants du village. Je fus
donc obligé de ne la nourrir que de galettes et d’herbes vertes,
le fourrage manquant absolument à l’époque de l’hivernage. Il
me fallut six jours pour l’y habituer. Pendant plus d’un mois,
elle ne vécut que grâce à ces rations de guerre. Quand les
galettes vinrent à manquer, elle mourut d’anémie pernicieuse en
peu de jours.

J’avais en plus, comme animal de charge, une mule d’Algérie,
habituée par conséquent à l’orge. Dès le premier jour que je
lui donnai des galettes, elle les dévora de suite avec avidité. Bien
qu’elle ne fût nourrie que de ces rations de guerre et de fourrage
vert, elle se maintint en bonne santé et engraissa même. Je me
souviens combien elle était admirée des habitants du village, et sa
mort, survenue à la suite d’un accès pernicieux, stupéfia tout
le monde. Détail important : quand elle mourut, il y avait plus de
quinze jours que ma provision de galettes était épuisée. Elle ne
se nourrissait plus que d’herbes.

La seconde monture que j’eus en remplacement de la jument
était un vigoureux cheval que je devais à la complaisance de
mon excellent ami le capitaine Roux, de l’infanterie de marine,
commandant du cercle de Bakel, qui me l’avait envoyé selon les
instructions de M. le commandant supérieur. C’était un animal
qui mangeait beaucoup. Pendant les 24 jours que je fus obligé
de passer à Mac-Carthy, étant à bout de forces et miné par la
fièvre, je n’avais, pour l’alimenter, que le mil rouge et dur
de Sierra-Leone, que je devais à la générosité de la Compagnie
Française, mais que l’animal refusait obstinément. J’avais
heureusement trouvé plusieurs caisses de galettes que M. le Dr Heckel
m’avait expédiées par l’un des navires de la Compagnie. Pendant
24 jours, l’animal ne mangea que cela et je ne m’aperçus pas
au départ qu’il eût maigri ou qu’il eût perdu quoi que ce
soit de sa vigueur.

Il en fut de même, du reste, pour le cheval de Nétéboulou
qui m’accompagnait. Cet animal, de plus, fut sujet, pendant
les premiers jours de notre arrivée, à de fréquents accès de
fièvre. Quand nous quittâmes Mac-Carthy, il était complètement
remis et fit toujours son service. Je ne veux point dire que l’usage
des galettes amena sa guérison ; mais je ne puis m’empêcher de
croire qu’elles y aidèrent beaucoup.

Il fallut trois jours pour habituer ces bêtes aux rations à base
de kola. Voilà certes des résultats probants ; quoi qu’on en
ait dit et quoi qu’on en puisse dire encore, nous ne pouvons nous
empêcher de conclure que le kola est appelé à jouer, un jour ou
l’autre, un grand rôle au Soudan dans la vie des Européens et
dans l’existence des animaux que nous y employons.

Je fus très heureux de l’arrivée à Laminia de cette caravane
de marchands de kolas, car cela me permit d’en renouveler ma
provision, qui commençait singulièrement à s’épuiser. Bien
que nous fûmes très-près du marché de Kédougou, je les payai
encore très cher. Je ne pus pas m’en procurer à moins de 7
francs le cent et encore je fus obligé, pour ne pas être plus
écorché, de les faire acheter par Almoudo, en lui recommandant
bien de ne pas dire qu’ils étaient pour moi. Je procédais, du
reste, toujours de cette façon quand j’avais quelque chose à
acheter aux dioulas. Ces honnêtes commerçants ne manquent jamais
de mettre en pratique l’axiome que j’avais entendu formuler un
jour à Kayes par un forgeron indigène employé au chemin de fer :
« Les Blancs, disait-il, ne sont venus chez nous que pour nous
donner de l’argent » ; aussi peut-on être assuré qu’ils nous
feront toujours payer n’importe quoi le double ou le triple de
sa valeur. Je savais qu’Almoudo était foncièrement honnête et
incapable de me tromper. Je me suis toujours très-bien trouvé de
l’avoir chargé de mes achats.

La case dans laquelle je fus logé à Laminia était située non loin
de celle où se tenait l’école des marabouts. Les Diakankés sont
tous musulmans fanatiques, pratiquant dévoiement et réellement
militants. Ils se sont toujours rangés sous la bannière de tous
les faux prophètes qui surgissent si souvent malheureusement au
Soudan. El Hadj Oumar n’eût pas de peine à les entraîner à
sa suite, et dernièrement encore, ils combattirent aux côtés du
marabout Mahmadou-Lamine contre nous et lui donnèrent asile dans le
village de Dianna, dans le Diaka, lorsque nos colonnes l’eurent
chassé du Bondou. Ils écoutent avec ferveur leurs marabouts,
pratiquent avec assiduité leurs enseignements et ne manquent pas
de se rendre régulièrement à l’école des jeunes Talibés
(disciples). Là, sous la direction d’un marabout, ils apprennent
à lire et à écrire l’arabe, et surtout à psalmodier les versets
du Coran. Dans une case spécialement affectée à cet usage, ils
sont réunis dix ou douze depuis le lever du soleil jusqu’à son
coucher. On commence d’abord à leur apprendre à lire, et, pour
cela, on leur fait répéter maintes fois le verset du saint livre
que le marabout a écrit sur leur planchette de bois. Puis, on leur
apprend à écrire. Mais on ne néglige pas pour cela leur instruction
religieuse. Plusieurs heures y sont consacrées chaque jour, et rien
n’est énervant pour l’Européen comme de les entendre psalmodier
en chœur les versets du Coran dont on leur inculque les principes. Le
papier est absolument inconnu dans les écoles. Il n’y a guère que
les marabouts qui en possèdent quelque peu et encore ne le prodiguent
ils pas. Ils s’en servent pour copier le Coran dont tout fervent
musulman doit avoir au moins un exemplaire écrit de sa main. Les
élèves, pour écrire, se servent d’une petite planchette en bois
bien poli. C’est sur cette planchette qu’ils transcrivent la
leçon du jour, à l’aide d’un petit morceau de bambou taillé
en pointe qui leur sert de plume. L’encre est fabriquée avec
un peu de noir de fumée obtenu en faisant griller des arachides
et dissous dans un peu d’eau. Cette encre, on le comprend, est
assez pâle et peu fixe. Il suffit de passer un peu d’eau sur la
planchette pour faire disparaître immédiatement les caractères qui
y ont été tracés. D’après ce que nous venons de dire, on peut
voir que la planchette des jeunes Talibés n’est autre chose que
l’ardoise dont nous nous servons dans nos écoles primaires. —
L’eau qui a servi à laver l’écriture d’un grand marabout
est, paraît-il, une panacée universelle. Il suffit de la boire
pour être immédiatement guéri de n’importe quelle maladie. Je
n’ai pas besoin de dire, que dans chaque village, il existe encore
des musulmans fameux qui exploitent ainsi la crédulité de leurs
coréligionnaires. Car, là comme ailleurs, tout se paye. Un malade
est-il désespéré, on va trouver le marabout. Celui-ci fait un
salam, écrit sur sa tablette un ou deux versets du Coran, les lave
ensuite en ayant bien soin de ne pas perdre une goutte du précieux
liquide, et fait avaler cette originale potion au moribond. Coût
de la présente, cinq ou six moules de mil ou une vingtaine de
kolas. Cela n’empêche pas le malade de mourir. Malgré cela, la
famille paye sans murmurer. On se contente simplement de dire que si
le gris-gris n’a pas réussi, c’est uniquement parce que l’on ne
l’avait pas payé assez cher. Ce simple raisonnement suffira pour
bien faire connaître au lecteur le fanatisme de ces gens-là. Il
n’est pas étonnant dès lors, que vu leurs bonnes dispositions,
les marabouts abusent de la situation exceptionnelle qui leur est
faite et se livrent sans pudeur à leur malhonnête industrie.

Les enfants, dans ces écoles, payent à leur professeur une petite
redevance en mil, poulets, etc., etc. Ils doivent, de plus, le soir,
à la sortie de la classe, aller dans le village quêter de porte
en porte pour le marabout qui les instruit. Il est rare qu’ils
reviennent les mains vides et ils lui portent régulièrement tout
ce qui leur a été donné, sans en rien détourner.

Je crois bien, malgré toute leur assiduité, que la classe ne fut pas
régulièrement faite pendant la journée que je passai à Laminia ;
car l’arrivée d’un blanc dans un village noir est toujours un
gros événement. Chacun veut le voir, lui parler, et les jeunes
élèves ne furent pas les derniers à venir me visiter. Aussi ne
fut-ce guère que dans la soirée, et encore pendant peu de temps,
que je les entendis psalmodier leur leçon du jour.

Vers cinq heures du soir, quand je sortis un peu dans la cour
de l’habitation pour prendre l’air au coucher du soleil,
je pus assister à une séance de tatouages assez originale pour
que je la raconte ici. D’une façon générale, le tatouage est
peu usité chez les Noirs. Par tatouages j’entends les dessins
bizarres, étranges et burlesques que l’on voit sur le corps des
indigènes de certaines îles océaniennes. Chez les noirs du Soudan,
et particulièrement chez les peuplades de race Peulhe et Ouolove, il
n’y a guère que les lèvres et les gencives qui soient l’objet
de pratiques de ce genre. Cette coutume est bien plus fréquente
chez la femme que chez l’homme. Elle consiste à tatouer en bleu
foncé tirant sur le noir, la lèvre inférieure, et en bleu clair
les gencives. L’opération est pratiquée presque uniquement
par les femmes de cordonnier. Nous avons pu en suivre exactement
tous les détails et ils sont assez curieux pour que nous n’en
omettions aucun.

La femme qui opère s’asseoit à l’extrémité d’une natte,
les jambes étendues et écartées. Le ou la patiente s’étend
sur le dos, la tête reposant sur le pagne de l’opérateur, entre
ses jambes.

[Illustration : Femme Toucouleur (Sénoudébou).]

L’appareil opératoire est des plus simples. Il se compose :
1o d’une poudre noire très fine contenue dans une corne de
bœuf ou de chèvre, et obtenue par la calcination d’arachides
pilées ensuite et réduites en poudre absolument impalpable ; 2o
un ou plusieurs chiffons ; 3o de l’appareil qui sert à faire les
piqûres. Cet instrument se compose d’une demi-douzaine environ
de dards d’Accacia très acérés et fortement attachés ensemble.

Le patient couché, comme je l’ai dit plus haut, l’opérateur lui
relève la lèvre supérieure de la main gauche, s’il s’agit de
tatouer les gencives supérieures ; avec la droite et principalement
à l’aide du pouce, il étend sur la gencive une petite couche de
poudre d’arachides calcinées ; puis, à l’aide de l’instrument
décrit plus haut, il pratique des piqûres multiples sur toute la
gencive, de façon à ce que le sang jaillisse. Ceci fait, et lorsque
la victime a craché tout le sang ainsi extrait, l’opérateur essuie
avec le chiffon (lequel sert à tout le monde), en appuyant fortement,
puis, à l’aide du pouce de la main droite, il applique sur la
gencive une couche relativement épaisse de poudre d’arachides en
appuyant fortement. L’opération est faite. Mais pour qu’elle
réussisse, on comprend qu’il est nécessaire que la poudre reste
en contact pendant plusieurs jours avec la partie intéressée. Pour
cela, le patient est obligé de parler le moins possible ou, tout
au moins en parlant, de s’efforcer de ne pas remuer la gencive
tatouée. Il faut boire et manger avec mille précautions ; enfin,
faire en sorte de ne pas enlever la couche de poudre qui doit
produire le tatouage. Deux ou trois jours suffisent pour cela, et,
alors, après s’être bien lavé, on constate que la gencive a
cette belle couleur violacée si appréciée des élégantes.

Beaucoup de femmes se colorent aussi les gencives supérieures et
inférieures, ainsi que la lèvre inférieure, ou bien seulement
les gencives. Mais il est rare, lorsque la lèvre inférieure est
tatouée, que les gencives ne le soient pas.

Le tatouage de la lèvre inférieure se fait absolument comme
celui des gencives. Il est bien plus douloureux. Cela se comprend
aisément. De plus, la grosseur de la lèvre est de beaucoup accrue,
ce qui augmente en même temps considérablement le prognathisme,
qui est, comme on le sait, considéré chez les noirs comme un des
principaux attributs de la beauté.

Il est très rare que la lèvre supérieure soit tatouée.

En général, les hommes ne se livrent pas à ces
pratiques. Quelques-uns, cependant, se font tatouer les gencives
supérieures seulement. C’est encore peu fréquent, et cela ne se
voit guère que chez les jeunes gommeux.

Parfois, lorsqu’à la suite d’une plaie, il est resté une
cicatrice à la figure, dont le tissu est plus clair que la peau qui
l’entoure, on procède, d’après la technique dont nous venons
de parler plus haut, à un tatouage foncé de cette partie.

La coloration ainsi obtenue persiste pendant deux ou trois mois
environ. Après quoi, il faut recommencer, car elle pâlit rapidement.

[Illustration : Femme Toucouleur (Bakel).]

Les noirs trouvent ce tatouage, chez la femme, très beau. C’est ce
qu’il y a de plus _chic_, me disait un ancien tirailleur. Aussi,
n’y a-t-il guère que les femmes, filles de notables huppés ou
les griotes qui se payent ce luxe. S’il n’est pas coûteux,
il est du moins fort douloureux. Beaucoup d’élégantes reculent
devant cette opération qui est, paraît-il, un véritable supplice,
surtout lorsqu’il s’agit de tatouer la lèvre inférieure.




                             CHAPITRE XXII

[Illustration : _Niocolo_]

Le Niocolo. — Limites, Frontières. — Aspect général du
pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du
sol. — Climatologie. — Flore, productions du sol, cultures. —
Faunes, animaux domestiques. — Populations, Ethnographie. —
Situation et organisation politiques actuelles. — Rapports du
Niocolo avec les pays voisins. — Rapports du Niocolo avec les
autorités Françaises. — Le Niocolo au point de vue commercial. —
Conclusions.


On désigne sous le nom de Niocolo tout ce vaste territoire
compris dans ce grand coude que forme la Haute-Gambie entre le
Tenda (embouchure du Niocolo-Koba et le massif montagneux du
Sabé). Par sa constitution et son aspect général, le Niocolo
peut être considéré comme le dernier contre-fort Nord du
massif du Fouta-Diallon dont il forme, du reste, une des provinces
tributaires. Il a été particulièrement visité par Bayol, Noirot
et Levasseur, mais il n’en a jamais été fait une description
méthodique. Les quelques notes que nous avons pu recueillir à son
sujet permettront de se faire une idée, bien vague certainement, de
ce qu’il est et de ce qu’il pourra devenir un jour. En tout cas,
il sera facile de se convaincre que, par sa situation géographique,
il sera, dans l’avenir, appelé à jouer un rôle important au
point de vue de notre influence dans ces régions.


_Limites, frontières._ — Le Niocolo, d’après ce que nous avons
dit plus haut, est à peu près compris entre les 12° 58′ et 12°
28′ de latitude Nord et les 14° 58′ et 14° 28′ de longitude à
l’ouest du méridien de Paris. Comme on le voit, il est relativement
étendu si on le compare aux autres pays Noirs que nous avons visités
dans cette partie du Soudan. Il est peuplé en conséquence.

Les frontières sont assez bien déterminées pour qu’il n’y
ait pas à ce sujet de contestation avec les pays voisins. Il est
borné au Nord par la Gambie, au Nord-Est, à l’Est et au Sud par
une ligne fictive assez bien définie. Cette ligne qui, partant du
gué de la Gambie à Tamborocoto, se dirige directement à l’est,
coupe le marigot de Fatafi-Kô et de là se dirige directement au
Sud-Est, jusqu’au marigot de Koumountourou. De ce marigot, elle se
dirige droit au Sud, coupe les marigots de Daguiri, Kobali, Colongué
et aboutit au marigot de Saguiri qui forme la frontière Sud. La
frontière Ouest est formée aussi par une ligne fictive qui, partant
à peu près du marigot de Nomandi, aboutirait au sud au marigot de
Saguiri. Ainsi limité, le Niocolo peut avoir à peu près dans ses
dimensions les plus grandes en longueur du Nord-Ouest au Sud-Est,
environ 110 kilomètres, en largeur de l’Est à l’Ouest 80
kilomètres. Sa superficie est d’environ 7,500 kilomètres carrés.

Il confine au Nord et au Nord-Est au pays de Badon, à l’Est
au Dentilia, au Sud au Sabé et au Coniaguié et à l’Ouest au
Coniaguié et au pays de Damentan. Il est séparé de ces deux pays
par une large bande de terrain absolument inhabitée. Ce qui est
une garantie pour la paix du pays.

[Illustration : Jeune fille malinkée (Badon).]

Quoi qu’il en soit, et bien qu’il n’ait pas de frontières
naturelles bien déterminées, les frontières fictives qui ont
été établies par accord avec les pays voisins sont assez bien
respectées et il n’y a, pour ainsi dire, jamais de contestation
de territoire. Il faut dire aussi que la force et la puissance du
Fouta-Diallon sont des garanties suffisantes pour que les différends,
s’il y en avait toutefois, se règlent à l’amiable.


_Aspect général._ — L’aspect général du Niocolo diffère
absolument de celui des régions que nous avons visitées jusqu’à
ce jour. Il varie de plus selon les parties que l’on examine. On
peut, à ce point de vue, en effet, y considérer deux régions
bien distinctes que des caractères tout particuliers différencient
l’une de l’autre d’une façon absolument indiscutable. En effet,
la région Est est montagneuse et la région Ouest est, au contraire,
un pays complètement plat. Une ligne partant au Nord du gué de la
Gambie, près de Tamborocoto et venant aboutir perpendiculairement au
Sud au marigot de Saguiri, formerait une démarcation assez exacte
entre ces deux régions. Non seulement elles diffèrent d’aspect,
mais encore leurs productions et leur flore sont tout autres. De
plus, tandis que la région montagneuse est excessivement peuplée,
la région des plaines l’est très peu. La région des montagnes
qui confine à la Gambie, est excessivement arrosée ; la région
des plaines l’est moins, bien qu’elle le soit elle-même beaucoup.

La région montagneuse est excessivement pittoresque et diffère
absolument de tout ce que l’on est habitué à voir au
Soudan. Partout, sur tous les sommets des collines, on a devant
soi des horizons immenses qui reposent des plaines et des vastes
étendues couvertes de brousse que l’on rencontre au Nord de la
Gambie. Ici pas le moindre horizon. La vue est bornée par de minces
rideaux d’arbres. C’est la monotonie la plus désespérante. Là,
au contraire, l’œil du voyageur se plaît et se réjouit à
contempler les vastes étendues qui s’ouvrent devant lui. On
éprouve un soulagement délicieux, quand, après avoir franchi
des centaines de kilomètres d’une tristesse inouïe, on arrive
sur ces plateaux élevés où l’air est plus pur et du haut
desquels on peut contempler un ravissant panorama. La poitrine se
dilate délicieusement et l’impression que l’on éprouve fait
oublier pendant quelques minutes l’aridité des terrains qui
vous environnent. La région des steppes du Kalonkadougou et des
pays situés au Nord du Sénégal n’a, dans le Niocolo, rien qui
lui ressemble, et la région des plaines elle-même a un tout autre
aspect. Elle est excessivement vallonée et les vallées des marigots
qui l’arrosent sont couvertes d’une riche végétation. Nous
verrons dans le cours de cette exposition quelles sont, au point
de vue de l’agriculture, les conséquences de ces différences
capitales entre ces deux régions. Nous verrons également quelle
action la région montagneuse peut avoir sur le climat du pays entier.


_Hydrologie._ — A ce point de vue, le Niocolo tout entier appartient
au bassin de la Gambie. Les marigots qui l’arrosent sont tous
tributaires de ce grand fleuve. Ils lui amènent toutes les eaux
qu’ils drainent dans les collines. Aussi leur cours pendant la
saison des pluies est-il absolument rapide. Pendant la saison sèche,
au contraire, ils sont presque complètement desséchés. Leurs
berges sont à pic et leurs lits sont littéralement pavés de roches
parfois volumineuses que leurs eaux entraînent au loin pendant
l’hivernage. Les marigots qui arrosent la région des plaines
sont connus. Ce pays, à peu près désert, n’a pas encore été,
en effet, exploré et étudié. Mais, d’après les renseignements
que nous avons pu nous procurer à ce sujet, tout porte à croire que
les cours d’eau y sont nombreux. Au lieu d’être de véritables
torrents comme ceux de la région montagneuse, ils sont, au contraire,
transformés, en certaines parties de leur cours, en véritables
marécages. Pendant l’hivernage ils coulent paisiblement vers
la Gambie et lui apportent les eaux d’infiltration des vallées
qu’ils arrosent. Pendant la saison sèche, au contraire, l’eau
y croupit et leurs berges sont couvertes de vases. Ils suivent les
variations et les fluctuations du cours de la Gambie. Ce sont, en
un mot, de véritables marigots, apportant au fleuve, pendant un
certain laps de temps, le tribut de leurs eaux et recevant ensuite
son trop-plein.

Le cours de la Gambie elle-même, de l’embouchure du Niocolo-Koba
au gué de Tamborocoto, est fort peu connu. Il serait fort important
et intéressant à la fois qu’une étude sérieuse en fût faite
par des hommes compétents. Pour nous, nous ne pouvons donner à ce
sujet que des renseignements fort incomplets.

La Gambie coule environ pendant soixante-cinq kilomètres, dans le
Niocolo, du gué de Tamborocoto au confluent du marigot de Saguiri,
et environ pendant cinquante kilomètres du gué de Tamborocoto
à la limite extrême, à l’Ouest, du Niocolo. Elle le sépare
dans cette dernière partie de son cours du pays de Badon. Du
gué de Tamborocoto au marigot de Saguiri, elle forme de nombreux
détours. Son cours est interrompu par de nombreux rapides et
le courant y est, de ce fait, excessivement violent en certains
endroits. Elle y serait difficilement navigable. Elle peut être
traversée à gué à Tamborocoto et à Sillacounda. Encore ces
gués sont-ils peu praticables, car le courant y est très rapide et
le lit du fleuve y est encombré de roches excessivement glissantes
qui rendent l’opération difficile, surtout pour les animaux. Les
bords du fleuve sont partout à pic et couverts d’une riche
végétation. Pendant la saison sèche, le niveau des eaux y est très
bas, et, pendant la saison des pluies, il monte parfois de quatorze
à quinze mètres et cela en quelques semaines à peine. Enfin le
fleuve est littéralement infecté de caïmans et on ne saurait,
quand on le traverse, prendre contre eux trop de précautions,
surtout pour le passage des animaux. Il en est qui atteignent des
proportions colossales et leur voracité est telle qu’ils viennent
parfois jusque sur les rives happer des moutons et même des bœufs.

A partir du gué de Tamborocoto, et sur la rive droite en procédant
du nord au Sud, la Gambie reçoit dans le Niocolo les marigots
suivants dont nous allons décrire brièvement le cours :

Le _Fatafi-Kô_, qui vient du désert de Coulicouna.

Le _Bodian-Kô_, qui se jette en face de Dikhoy.

Le _Koumountourou-Kô_. Il suit à peu près une direction
Nord-Est-Sud-Ouest et est formé par deux branches principales
dont l’une passe non loin des ruines de Mansakouko et l’autre
dans les environs du village de Badioula. Dans son cours, qui peut
avoir environ cinquante kilomètres, il passe non loin des ruines
de Tasiliman, à environ huit kilomètres de Médina-Dentilia,
et il coupe là la route de Laminia. Il se jette dans la Gambie
à quatre ou cinq kilomètres environ en aval de Sillacounda. Il
reçoit au Nord un grand nombre de branches qui viennent du désert
de Coulicouna. Au Sud, il reçoit de le _Samania-Kô_, dont on
traverse les deux branches en allant de Laminia à Médina-Dentilia ;
le _Bancoroti-Kô_, qui passe à Médina-Dentilia et qui est presque
à sec pendant la saison sèche ; enfin une dernière branche, moins
importante que les autres, le _Vandioulou-Kô_, passe non loin des
ruines de Oualia.

_Le Daguiri-Kô_ se jette dans la Gambie à environ un kilomètre
en aval de Laminia. On le traverse à peu de distance de ce village
lorsqu’on va à Médina-Dentilia. Il passe à Daguiri et non loin
de Samé. Il reçoit quelques affluents de peu d’importance.

_Le Kobali-Kô_ vient du Gounianta, passe à Fodé-Counda, Kobali
et se jette dans la Gambie à quelques kilomètres en amont de
Samécouta. La direction de son cours est comme celle du Daguiri-Kô,
Ouest-Nord-Ouest, Est-Sud-Est.

_Le Colongué-Kô_ est le dernier marigot du Niocolo que la Gambie
reçoive sur sa rive droite. Il est formé de plusieurs branches
qui viennent du Gounianta et dont la principale passe à environ dix
kilomètres des ruines de Diantoum et à Colongué qui lui a donné
son nom. La direction de son cours est à peu près Est-Ouest. Dans le
Niocolo, il ne reçoit aucun affluent. Il est presque à sec pendant
la saison sèche et forme, pour ainsi dire, dans la première partie
de son cours, un vaste marécage.

Sur la rive gauche, la Gambie reçoit un grand nombre de marigots dont
le cours est, en général, assez restreint et qui, à sec pendant
la belle saison, sont transformés en véritables torrents pendant
l’hivernage. Cela tient à ce qu’ils coulent, pour la plupart,
dans les étroites vallées qui existent entre les montagnes et que,
pendant l’hivernage, ils reçoivent les eaux qui coulent sur le
flanc des collines. Aussi leurs bords sont-ils à pic et leur lit
est-il souvent encombré de roches ; ce qui en rend le passage très
difficile. Nous allons en donner une très succincte description.

En procédant du Nord au Sud, nous trouvons à partir du gué de
Tamborocoto : _Le Niami-Kô_, dont la branche principale passe non
loin de Nassa.

_Le Fangoli-Kô_, dont le lit est encombré de roches qui en rendent
le passage excessivement dangereux. Il reçoit plusieurs affluents
peu importants. Un d’entre eux passe à Niantambouri et un autre
à Sacoto.

_Le Tian-Kô_, qui passe non loin de Marougou.

_Le Falagankoli-Kô_, qui passe à Tacourou.

Le Sili, qui est formé par deux autres petits marigots peu
importants.

_Le Mallalivondia-Kô_, qui passe à Ibeli.

Enfin le _Saguiri-Kô_, qui est formé par deux branches dont l’une
passe à Iméré, et dont l’autre le fait communiquer avec le
Mallalivondia-Kô. Le cours de tous ces marigots a absolument la même
direction générale Est-Ouest. Outre les marigots que nous venons de
citer, il en existe beaucoup d’autres qui ont la même direction et
qui sont si peu importants qu’on ne leur a même pas donné de noms.


_Orographie._ — Au point de vue orographique, le pays de Niocolo
change absolument d’aspect suivant que l’on étudie la région
Est ou la région Ouest.

A l’Ouest, pays de plaines, de marécages, nous ne trouvons que
quelques rares collines peu élevées, le sol est faiblement vallonné
et ne présente, pour ainsi dire, pas de villages dignes d’être
mentionnés. Nous ne citerons que la série de petites collines qui
longent, à deux kilomètres environ, la rive gauche de la Gambie.

A l’Est, au contraire, nous sommes en plein pays de montagnes. Nous
trouvons d’abord sur la rive droite de la Gambie une chaîne de
collines assez élevées qui longe le fleuve à quelques centaines
de mètres parfois, deux kilomètres au plus. Cette chaîne n’est
interrompue que pour donner passage aux marigots qui arrosent cette
partie du Niocolo. Ces collines sont relativement élevées et il en
est qui atteignent jusqu’à 100 et 125 mètres de hauteur. Nous
pourrions dire qu’elles forment la partie Ouest d’une ceinture
de hauteurs qui, passant par le Dentilia, le désert de Coulicouna
et le Bélédougou, entoure un pays inhabité, véritable plateau
rocheux inculte où aucune culture ne peut être tentée. Ces
collines émettent de petits contreforts qui longent les marigots
qui se jettent dans cette partie de la Gambie et qui arrosent les
plaines argileuses du Dentilia.

A l’Ouest de la Gambie, nous avons une série de collines disposées
d’après un certain ordre, qui permet d’en donner une description
méthodique. C’est d’abord au Nord, un massif assez important
aux environs du village de Nana, d’où partent les séries de
collines que l’on trouve aux environs de Tamborocoto, Maroucoto,
Baïsso, Bantaco, Potaranké, Bantata et Sacoto. Ces collines sont
assez élevées, 150m environ, et l’on peut dire qu’elles
forment les derniers contreforts des montagnes du Fouta-Diallon qui
viennent mourir ici sur la rive gauche de la Gambie, après avoir
constitué cette sorte d’arête centrale qui traverse le Kolladé,
le Tamgué et le Sabé.

Outre ce système orographique Nord, nous trouvons, en outre, dans
cette partie du Niocolo, deux chaînes de collines qui, se rattachant
au massif que nous venons de décrire, se dirigent l’une au Sud-Est,
en longeant la rive gauche du fleuve, et l’autre directement au
Sud en formant la ligne de démarcation véritable entre la région
des plaines et la région montagneuse.

La première chaîne de collines dont nous venons de parler se
détache du massif Nord aux environs de Tamborocoto et vient se
terminer non loin de Kédougou. Elle est interrompue par endroits
pour livrer passage aux marigots qui se jettent dans la Gambie. Le
long de ces marigots, se trouvent de petits contreforts qui vont
rejoindre la chaîne Ouest.

Cette chaîne naît du massif Nord aux environs de Baïsso et se
dirige directement au Sud jusqu’à près de Landuni, où elle
s’épanouit en un nombre assez grand de rameaux secondaires que
l’on trouve aux environs de Saréfitari, Tiokitian et Pataschi.

Outre ces hauteurs principales dont nous venons de parler, on
rencontre encore dans le Niocolo bon nombre de collines isolées
et ne se rattachant à aucun système. En les voyant on se demande
comment elles ont bien pu se former. Parmi celles-ci, nous citerons
particulièrement les collines qui entourent Sacoto, celles d’Itato
et enfin celles que l’on trouve sur la route du Dentilia à quelques
kilomètres de la rive droite de la Gambie.

En résumé, d’après ce que nous venons de dire, il est facile
de conclure que le système orographique du Niocolo forme un tout
bien net et qu’il appartient au grand système du Fouta-Diallon
dont il peut être considéré comme le rejeton ultime.


_Constitution géologique du sol._ — Le Niocolo tout entier
appartient, nous pouvons dire, au point de vue géologique, à
la période secondaire. Sans doute dans sa partie ouest et dans
les vallées de certains marigots, nous trouvons des argiles, des
alluvions de formation plus récente ; mais le sous-sol lui-même
sur lequel elles reposent appartient à la période primaire de
même que l’ossature, le squelette du pays, si nous pouvons nous
exprimer ainsi. C’est à cette époque qu’ont dû émerger et le
Niocolo tout entier et les massifs du Sabé et du Tamgué. Certes,
il n’est guère facile de s’y tromper si on considère combien
les roches sont usées et limées. Issu des soulèvements de la
période secondaire, le Niocolo tout entier a dû être ensuite
recouvert complètement par les eaux lorsque la croûte terrestre
a été assez refroidie pour que les vapeurs contenues dans son
atmosphère puissent se condenser à sa surface. Combien de temps
dura ce déluge et combien de temps le Niocolo resta-t-il submergé,
nul ne le pourrait dire. Mais ce que l’on peut affirmer, c’est
que cette période fut très longue, à en juger par les traces
qu’elle a laissées et qui sont encore évidentes, malgré les
milliers d’années écoulées.

Si nous considérons le sous-sol dont est formé le Niocolo, nous y
trouvons deux sortes de terrains, le terrain ardoisier caractérisé
par des schistes de toutes sortes. C’est le terrain de la région
Ouest et celui d’une partie de la contrée comprise entre les
deux chaînes de collines parallèles dont nous avons parlé plus
haut. C’est aussi le terrain d’une partie des rives et du lit de
la Gambie. On le rencontre enfin aussi dans la plaine qui confine au
Dentilia. En second lieu, nous avons cette sorte de terrain que nous
désignons sous le nom de terrains secondaires et dont les roches
principales et les plus communes sont : des quartz, des grès et des
conglomérats ferrugineux. Les collines de la partie montagneuse en
sont presque uniquement formées.

Si maintenant nous considérons, au contraire, la croûte terrestre,
nous trouverons dans la région Ouest et dans la plaine qui confine
au Dentilia des argiles compactes en couches épaisses, produites par
la désagrégation par les eaux des roches du terrain ardoisier. Par
ci par là à l’Ouest, quelques marécages où l’on peut trouver
des vases et des dépôts alluvionnaires de récente formation.

Dans la partie Est et centrale, nous avons bien en maints endroits des
argiles ; mais c’est la latérite qui domine. Elle est produite par
la désagrégation des roches cristallines qui forment le sous-sol
du terrain secondaire. Les versants des collines sont dépourvus
absolument de terre ou sable quelconque. Tout est entraîné par les
grandes pluies d’hivernage. Sur les plateaux, la roche se montre
à nu partout.

La profondeur à laquelle se trouve la nappe d’eau souterraine
varie considérablement. Très éloignée de la surface dans la
région des montagnes, elle est à quelques mètres seulement dans
la plaine orientale et dans la région Ouest. Dans toute la région
montagneuse, on ne se sert que de l’eau de puits pour tous les
usages domestiques. Cette eau est délicieuse, cela se comprendra
facilement si on réfléchit qu’elle a filtré à travers une
épaisseur considérable de terrains ne contenant aucuns principes
nuisibles.


_Climatologie._ — D’après ce que nous venons de dire, on
comprendra aisément que le climat du Niocolo soit modifié par les
dispositions orographiques et la nature du terrain que nous avons
décrites plus haut. Sans doute le Niocolo appartient aux climats
tropicaux, par excellence ; mais nous croyons qu’il ne doit pas
être aussi insalubre. Nous sommes restés trop peu de temps dans
cet intéressant pays pour donner ici une appréciation sérieuse
et fondée sur des observations minutieuses. Nous ne pouvons donc
émettre que de simples hypothèses qui découlent des principes
généraux mêmes de climatologie.

La direction des collines de la partie Est met la portion centrale
du Niocolo à l’abri des vents brûlants qui viennent de cette
région, de même que les collines de la région Ouest l’abritent
pendant l’hivernage contre les vents humides du Sud-Ouest. Ces
simples dispositions orographiques suffisent pour tempérer
singulièrement l’insalubrité du pays et le climat sous lequel il
se trouve. D’autre part, l’orientation des vallées leur permet de
recevoir directement la brise de Nord et de Nord-Est, ainsi que celles
de Sud et de Sud-Est. Il en résulte évidemment que la température
doit y être relativement moins élevée que dans les autres régions
qui sont directement exposées aux vents brûlants de l’Est.

Quant à l’action de la masse d’eau souterraine sur la salubrité
du pays, nous croyons que, vu son extrême profondeur, elle est de
peu d’importance. Sans doute, dans les plaines argileuses et sur
les bords du fleuve et des marigots, nous trouvons des marécages
et des eaux croupissantes, mais nous croyons que le desséchement
se faisant très rapidement, leur action nocive est de peu de durée.

Tout autre est le climat de la région Ouest ; là nous avons le
climat chaud, par excellence, et tout ce qu’il faut pour que le
pays soit d’une insalubrité remarquable. L’altitude est peu
élevée. Tous les vents s’y font sentir et particulièrement le
vent de Sud-Ouest. Les marais y sont nombreux et le desséchement
n’y est jamais complet. Enfin la croûte terrestre, presque
uniquement formée d’argiles imperméables, laisse s’amonceler
et croupir à sa surface les eaux de l’hivernage. De plus, la masse
d’eau souterraine y est à une minime profondeur et il en résulte
une humidité extrême. Chaleur et humidité sont, on le sait, les
deux éléments climatériques qui favorisent le plus l’éclosion
des miasmes palustres. En résumé, nous estimons qu’il serait
bon de faire de ce pays, au point de vue climatologique, une étude
complète. On pourrait s’assurer ainsi qu’il jouit peut-être
d’un climat plus sain ou plutôt moins malsain que celui des
autres régions de cette partie de l’Afrique. D’après ce que
nous venons de dire, cette hypothèse paraît vraisemblable.


_Flore._ — _Productions du sol._ — _Cultures._ — La flore du
Niocolo diffère peu de celle des autres parties du Soudan. Pauvre
sur les collines, la végétation n’est réellement riche que sur
les bords du fleuve et des marigots. Là nous trouvons les grands
végétaux qui caractérisent les régions des rivières du Sud :
caïl-cédrats, fromagers, baobabs, Légumineuses de toutes sortes et
absolument gigantesques. Mais il existe dans le Niocolo tout entier,
du moins dans les régions Est et centrales, deux végétaux qui
méritent une mention particulière. Le Karité (_Butyrospermum
Parkii_) y est partout excessivement commun et ses deux variétés,
Shée et Mana, s’y rencontrent. La première y est cependant plus
fréquente. Les habitants tirent de la noix une assez grande quantité
de beurre qu’ils vont vendre à Yabouteguenda et à Mac-Carthy.

On trouve ce végétal partout, dans le Niocolo ; mais c’est
surtout aux environs de Sillacounda, Diengui, Dikhoy qu’il est
particulièrement abondant. Toute la plaine de Sillacounda en est
littéralement couverte et nous y en avons vu des échantillons qui
atteignaient des proportions fort respectables. Le karité, dans
cette région du moins, ne pousse pas en forêts compactes. Les pieds
sont distants les uns des autres d’environ soixante mètres. Nous
croyons que, trop rapprochés, ils se développeraient moins
vigoureusement. Il y aurait là matière à créer une véritable
richesse agricole, forestière et commerciale pour le pays. Mais
il faudrait que ceux qui s’en occuperaient fissent tout par
eux-mêmes : car jamais on n’arrivera à faire cultiver par le
noir aucun autre végétal que ceux qui sont susceptibles de lui
donner un rendement immédiat. On n’arrivera jamais à lui faire
semer une seule graine de karité.

Les lianes à caoutchouc Saba (Bambara), et Laré (Peulh), sont
aussi excessivement communes dans le Niocolo. On les trouve un
peu partout, mais c’est surtout sur les bords du fleuve et des
marigots qu’elles sont réellement abondantes. Elles y atteignent
des proportions énormes, mais je doute que jamais un noir quelconque
récolte un gramme de latex de Laré, quels que soient les moyens
que l’on emploie et les arguments qu’on fasse valoir pour leur
conseiller ce léger travail. Ce végétal serait également très
facile à multiplier dans d’énormes proportions, mais, je le
répète, on n’obtiendra jamais rien de l’indigène en dehors
de ce qui sort de la routine.

Les cultures sont très riches dans le Niocolo, surtout dans les
pays habités par les Diakankés : Diengui, Sillacounda, Samécouta,
Laminia. Sous ce rapport les Malinkés commencent à se remuer un
peu. Quant aux Peulhs, ils sont loin de ressembler à leurs frères
du Ouli et du Sandougou. Ils délaissent volontiers la pioche pour
prendre le fusil et aller détrousser les caravanes ou voler des
captifs aux alentours des villages Malinkés.

Le mil, maïs, coton, arachides, tabac, etc., etc., en un mot toutes
les plantes que l’on cultive au Soudan se voient dans les lougans
du Niocolo. Les habitants font de grands et beaux lougans et, pendant
toute l’année, ils ne manquent jamais de mil. Leurs procédés
de culture sont à peu de chose près les mêmes qu’ailleurs,
mais les lougans sont plus soignés. J’ai remarqué que pour les
champs de mil, ils ne se contentaient pas seulement de gratter la
terre et d’y enfouir la semence à une petite profondeur. Ils font
de véritables sillons. Ce qui permet aux eaux de séjourner plus
longtemps autour du mil. Aussi celui-ci y atteint-il des proportions
inconnues ailleurs. Autour des villages, surtout chez les Malinkés,
se trouvent de petits jardinets où sont cultivés, avec grand soin,
oignons, tabac, oseille, etc., etc. C’est surtout aux femmes
qu’incombe cette besogne.


_Faune. Animaux domestiques._ — La faune est peu variée. Parmi
les animaux nuisibles, citons le lion, assez rare, la panthère, le
lynx, le chat-tigre, et, dans la Gambie, le caïman. L’hippopotame
abonde surtout dans les marigots de la région Ouest. C’est
là aussi la région qu’habite l’éléphant, qui est assez
commun. Toutes les variétés d’antilopes, biches, gazelles
y sont représentées en grand nombre. Le bœuf sauvage s’y
rencontre aussi fréquemment. Tous les habitants du Niocolo se
livrent à l’élevage des bœufs, moutons et chèvres. Mais
ceux qui, de beaucoup, possèdent les plus beaux troupeaux, sont
les Diakankés. Samécouta, Sillacounda, Laminia possèdent chacun
plusieurs centaines de têtes de bétail. Les bœufs y sont assez gros
et leur viande est excessivement savoureuse. Le lait des vaches, très
riche en principes gras, est également excellent. Les moutons et
les chèvres y prospèrent à merveille, et ils ne sont pas étiques
comme cela se voit dans presque tout le reste du Soudan. Citons pour
mémoire les poulets, très nombreux partout. C’est toujours la
même volaille décharnée que l’on rencontre partout en Afrique, et
qui n’a rien à envier à ses congénères de l’Opéra-Comique. Il
y a peu de chevaux dans le Niocolo. D’après les renseignements que
j’ai eus à ce sujet, le climat leur serait contraire et ils n’y
vivraient pas. Les ânes, petits et vigoureux, y sont très communs,
et les dioulas s’en servent pour le transport de leurs marchandises.


_Populations. Ethnographie._ — Le Niocolo est, relativement à
son étendue, très peuplé, surtout dans sa partie centrale. Il
n’y a qu’un seul village sur la rive droite de la Gambie,
Laminia (village Diakanké). La partie Ouest est à peu près
inhabitée. On n’y trouve que deux petits villages Malinkés de
très peu d’importance. La population totale du pays peut être
évaluée à environ 25 à 28,000 habitants. Ce qui, vu sa superficie,
nous donne à peu près trois habitants par kilomètre carré. Il
est habité par des Malinkés, des Diakankés, des Peulhs et des
Sarracolés. Les Malinkés et les Peulhs sont de beaucoup les plus
nombreux. Ils forment un grand nombre de villages situés : les
Malinkés au Nord, et les Peulhs au Sud.


1o _Malinkés._ — Les Malinkés ont été les premiers habitants du
Niocolo. Si l’on en croit la légende que racontent volontiers les
griots et les vieillards, les premiers habitants de race Malinkée
dont on retrouve la trace au Niocolo appartenaient à la famille des
_Sadiogos_, venus du Manding lors de la première grande migration,
celle de Koli-Tengrela. Cette famille des Sadiogos arriva on ne sait
comment jusque sur les bords de la Gambie et là les uns franchirent
le fleuve et se fixèrent dans le Niocolo et les autres se fixèrent
à Sibikili, où ils sont encore. Peu après, lors de la seconde
grande migration Mandingue dans le Bambouck, sous la direction des
Sisokos, arrivèrent les _Camaras_ qui chassèrent les Sadiogos et
peuplèrent en partie toute la partie Nord du Niocolo. Les Sadiogos
se retirèrent à Sibikili et c’est dans ce seul village que l’on
peut encore trouver des représentants de cette ancienne famille
Malinkée. Mais les Camaras ne devaient pas jouir longtemps en paix
de leur victoire. Après la mort de Soun-Dyatta, un grand courant
d’émigration Malinkée se fit de l’Est vers l’Ouest, et dans le
Niocolo ne tardèrent pas à arriver deux des plus anciennes familles
du Manding les _Dabos_ et les _Keitas_. Dans le cours du voyage, un
certain nombre de Dabos avait quitté la colonne et s’était fixé
dans le Kouroudougou, près du Diébédougou, où sont encore leurs
descendants. Les Keitas et les Dabos eurent facilement raison des
Camaras et les soumirent à leur autorité. Ceux-ci préférèrent
obéir que de quitter le pays. Les Keitas prirent alors le pouvoir
en main et voulurent pressurer leurs alliés les Dabos comme ils le
faisaient pour les Camaras. Les Dabos, irrités, quittèrent le pays
et allèrent se fixer dans le Ouli. Il n’en reste plus que fort peu
actuellement dans le Niocolo. Dernièrement encore plusieurs cases
de Dabos allèrent rejoindre leurs frères du Ouli. Les Keitas sont
encore les maîtres du Niocolo, de la partie Nord du moins. Leur chef
réside à Dikhoy, chef sans aucune autorité, qui est absolument
annihilé par les almamys du Fouta-Diallon.

Les Malinkés du Niocolo ne diffèrent en rien des Malinkés des
autres pays. Ils sont aussi vantards, pillards, ivrognes, voleurs et
menteurs. Leurs villages sont aussi sales. Ils sont là plus abrutis
que partout ailleurs et la main de fer qui les opprime n’est
pas capable de leur permettre de se relever tant au moral qu’à
tout autre point de vue. Ils forment un grand nombre de villages ;
mais Keitas et Camaras habitent à part, et depuis la conquête les
unions entre ces deux familles ont été fort rares.

                    _Villages Malinkés du Niocolo._

                       1o Villages Keitas :

  Tomborocoto.     Dikhoy (résidence du chef).

  Marougoucoto.    Bantaco.

                        2o _Villages Camaras :_

  Bantata.         Temansou.

  Pataranké.       Maniancanti.

  Barabané.        Vana.

  Dapouta.         Bala.

  Médina.          Lacanta.

  Tigancali.       Mariguilcia.

  Baniou.          Nientambouré.

  Baïsso.          Daria.

Les Malinkés habitent le Nord du Niocolo. Une ligne de démarcation
bien nette les sépare des Peulhs du Sud. Ils n’ont jamais tenté de
s’étendre lors même que le reste du pays était inhabité. Là
où ils ont mis le pied pour la première fois, là ils sont
restés. C’est là la preuve la plus manifeste du peu de vitalité
de ce peuple, qui est appelé à disparaître un jour du Niocolo et
à en être chassé par les Peulhs ou à être absorbé par eux.


2o _Diakankés._ — Les Diakankés du Niocolo sont relativement peu
nombreux. Ils forment quatre villages dont la population totale peut
être évaluée à environ trois mille habitants. Ces villages sont :

_Diengui._ — _Sillacounda._ — _Laminia._ — _Samécouta._ — Les
Diakankés sont établis là de très longue date. Ils ont quitté
le Diaka dès les premiers jours de la conquête de ce pays par les
almamys du Bondou. Pressurés par ces derniers, ils ont préféré
se soumettre aux exigences du Fouta-Diallon que de supporter les
exactions auxquelles ils étaient continuellement exposés dans
le Diaka. Ils ont construit alors sur les bords de la Gambie ces
quatre grands villages dans des situations hors ligne et au milieu
d’un pays excessivement fertile. — Les Diakankés, musulmans
fanatiques, sont des gens absolument paisibles pourvu qu’on leur
laisse pratiquer en paix leur religion. Ils élèvent de nombreux
troupeaux et les greniers de leurs villages regorgent de provisions
de toutes sortes. Ce sont de beaucoup les plus riches du Niocolo. Ils
sont soumis au Fouta-Diallon auquel ils payent tribut. Chaque année,
les quatre villages doivent payer douze bœufs aux almamys. Mais,
en dehors de cela, ils sont obligés de répondre aux demandes de
leurs maîtres qui envoient chercher mil, arachides, etc., etc. Ils
sont fatigués de cela et demandent que cet état de choses cesse
au plus tôt.

N’étaient les bœufs qui les empestent littéralement, leurs
villages seraient bien entretenus. Les cases y sont propres et en
bon état. Chaque village possède une ou plusieurs mosquées qui y
sont construites, en paille, avec le plus grand soin. Leurs immenses
toits en forme de chapeaux pointus viennent jusqu’au ras du sol,
aussi pour entrer dans ces temples, faut-il absolument se mettre à
quatre pattes. Chaque jour, les enfants sont réunis dans une case
spécialement affectée à leur instruction, et un marabout en renom
dans le village, très versé dans la connaissance de l’Arabe et du
Coran, les initie aux mystères de la langue sacrée, leur apprend
et leur explique les versets du Saint Livre. Ces sortes d’écoles
sont très assidûment fréquentées. En résumé, le Diakanké est
un peuple fort intéressant, dont nous devrions nous occuper plus
que nous l’avons fait jusqu’à ce jour.


3o _Sarracolés._ — Il eût été fort étonnant de ne pas trouver
de village Sarracolé dans le Niocolo. On les rencontre partout où
il y a un peu de commerce à faire, et, dans ce pays, ils jouissent,
au point de vue commercial, d’une situation fort sortable. Ils
n’ont formé qu’un seul village, Kédougou, fort peuplé de gens
de toute espèce de races. C’est là que les Sarracolés tiennent,
pour ainsi dire, entre leurs mains, la plus grande partie du commerce
de la région.

Les Sarracolés du Niocolo sont venus d’un peu partout ; mais
ce sont surtout ceux du Guidioumé et du Ghabou qui y sont en plus
grand nombre. Les premiers y sont venus à la suite de la conquête
de leur pays par El Hadj Oumar, et les seconds, à la suite de la
conquête du Ghabou par Alpha-Molo. Ils vivent là en paix, payant
au Fouta-Diallon un fort impôt, et vivant en bonne intelligence
avec leurs voisins, car ceux-ci ont toujours besoin d’eux.


4o _Peulhs._ — Les Peulhs du Niocolo ne ressemblent en rien aux
Peulhs du Ouli ou du Sandougou. Ils sont venus du Fouta-Diallon à la
suite des envahisseurs, lorsque le Niocolo fut soumis à l’autorité
de l’almamy. Ils forment un grand nombre de villages situés dans
la partie Sud du pays, et là, ils se livrent plutôt au brigandage
qu’aux travaux des champs.

Le Peulh de Fouta-Diallon est peut être la pire des races
africaines. C’est le voleur de grand chemin et le pillard par
excellence. Musulman enragé, et sous prétexte de religion,
il se livre à toutes les rapines possibles, aussi bien sur ses
coreligionnaires que sur les infidèles. Ils poussent leurs incursions
jusque dans le Tenda, le pays de Gamon et même le Koukodougou. Il
serait grandement temps de mettre fin à tout cela et de protéger
enfin d’une façon plus efficace ceux que, par traités, nous
avons promis de protéger.

Les Peulhs du Niocolo vivent en paix avec les autres populations du
pays, mais, il n’y a pour ainsi dire aucun rapport entre eux. Chacun
reste chez soi. Voici la liste de leurs villages :

                  _Villages Peulhs du Niocolo :_

  Fadiga.        Landé.

  Marougou.      Tiokitian.

  Sakoto.        Deloum.

  Lacourou.      Iméré.

  Bandofassi.    Etiessé.

  Itato.         Anrabol.

  Pataschi.      Bokari.

  Koudio.        Bandé.

  Landieni.      Saréfitari.

  Niompaya.


_Situation et organisation politiques actuelles._ — Le Niocolo,
avons-nous dit, est tributaire du Fouta-Diallon. La conquête de
ce pays par les almamys s’est faite bien aisément et voici dans
quelles circonstances. C’est à l’époque où il n’y avait
encore dans le Niocolo que des Malinkés ; car les autres peuples
sont venus bien après.

Lorsqu’après la mort de Boubou-Malick-Sy, fils de Malick-Sy,
le fondateur de la dynastie Sissibé du Bondou, ce pays fut livré
en proie aux Malinkés du Bambouck ; Maka-Guiba, héritier de son
oncle, fit demander du secours aux almamys du Fouta-Diallon, ses
cousins, pour reconquérir le royaume de Malick-Sy. On comprend
que ceux-ci ne laissèrent pas échapper une si belle occasion de
se livrer quelque peu au pillage. Ils réunirent donc une forte
colonne et se mirent en route pour le Bondou, pillant et ravageant
tout sur leur passage. Ils arrivèrent ainsi dans le Niocolo. Les
guerriers Malinkés voulurent entrer en campagne contre eux, mais
les vieillards calmèrent leur ardeur en leur faisant remarquer
que le Fouta-Diallon était bien près et bien plus fort qu’eux
et qu’ils finiraient toujours par succomber dans une lutte aussi
inégale. Il valait donc mieux ne pas s’exposer à la colère de
l’almamy et se soumettre à son autorité. Chose qui fut faite,
et, depuis cette époque, le Niocolo est tributaire et vassal du
Fouta-Diallon. Les populations qui vinrent s’y établir dans
la suite acceptèrent une situation déjà existante et payèrent
également l’impôt. C’est également à cette époque que des
Peulhs du Fouta-Diallon vinrent s’établir dans le Sud du Niocolo et
y fondèrent les villages dont nous avons donné plus haut la liste.

La véritable autorité dans le pays est donc celle du Fouta-Diallon
et elle s’exerce spécialement pour recueillir l’impôt et
pressurer les populations qui lui sont soumises.

Le chef des Malinkés, qui réside à Dikhoy, ne jouit absolument
d’aucun pouvoir. C’est, du reste, la coutume dans les pays
Malinkés. On vient parfois lui demander son avis dans certaines
contestations entre villages ou entre particuliers ; mais il est
rarement suivi. En résumé, c’est un chef qui n’en a que le nom.

Les autres villages, Peulhs, Sarracolés, Diakankés s’administrent
comme bon leur semble. Chez les Diakankés, le chef de Sillacounda
jouit d’une autorité assez respectée des autres villages ; car
les quatre villages Diakankés sont tous habités par les membres
de la même famille.

En résumé, au point de vue politique, il n’y a réellement
qu’une autorité dans le Niocolo, la volonté de l’almamy de
Timbo. Nous avons dit plus haut comment elle s’exerçait. Sauf la
question de l’impôt, rien n’est réglé. C’est l’anarchie
et le désordre par excellence.

Par suite du traité passé avec le Fouta-Diallon, le Niocolo se
trouve également placé sous le protectorat de la France. Les
habitants du pays voudraient bien nous voir intervenir en leur
faveur contre leurs tyrans, mais il serait difficile de faire
quoi que ce soit pour eux sans se heurter contre l’autorité de
l’almamy. Malgré tout, il est temps qu’une solution intervienne,
car nos caravanes et nos marchands sont littéralement dépouillés
par les droits exorbitants que l’on exige d’eux.


_Rapports du Niocolo avec les pays voisins._ — Bien que le Niocolo
soit tributaire du Fouta-Diallon, bien qu’il fasse partie du
grand empire Peulh, ses habitants ne sont nullement protégés
par les Peulhs, bien au contraire. Ils n’ont du protectorat
que les charges sans en avoir les avantages, et ses villages,
quand ils sont attaqués, ne sont jamais défendus. On ne vient
jamais à leur secours. Aussi, leurs voisins ne se gênent ils
guère avec eux et ils n’ont pas échappé aux attaques des
almamys du Bondou. Aussi, en décembre 1869, sous prétexte que
les gens de Marougoucoto avaient pillé une caravane du Bondou,
ce qui pouvait bien être vrai, Boubakar-Saada, l’almamy, vint
attaquer ce village et s’en empara aisément. La moitié de la
population se sauva et le reste fut emmené en captivité. Quelque
temps après, Boubakar autorisa ceux qui lui avaient échappé à
reconstruire Marougoucoto. Mal lui en prit, car en 1875, ce village
s’étant repeuplé et son tata ayant été solidement reconstruit,
les habitants recommencèrent leurs brigandages et pillèrent sans
merci tous les dioulas et toutes les caravanes venant du Bondou
ou du Galam et qui s’aventuraient à leur portée. L’almamy
Boubakar leur envoya deux de ses meilleurs guerriers pour leur
enjoindre d’avoir à cesser d’harceler sans cesse ses sujets,
et leur déclarer qu’en cas de refus il marcherait immédiatement
contre eux. Le chef du village lui fit répondre que « s’il était
le maître à Sénoudébou, lui il commandait à Marougoucoto, et
que si les gens du Bondou voulaient passer par son village pour se
rendre au Fouta-Diallon, sans payer l’impôt que toutes les autres
caravanes acquittaient sans récriminer, il continuerait à le leur
faire payer de force ». De plus ses émissaires ne furent même pas
autorisés à se reposer dans le village. On ne leur donna même pas
une calebasse d’eau pour se désaltérer et ils furent reconduits
sous bonne escorte jusque sur la rive droite de la Gambie. Cette
façon de procéder, si contraire à toutes les coutumes noires,
équivalait à une déclaration de guerre. Boubakar, à bon droit, le
comprit ainsi et se prépara à aller châtier ces insolents. Il fit
alors appel à ses alliés du Gadiaga, du Kasso et du Logo, réunit
une forte colonne et entra immédiatement en campagne. L’armée
coalisée traversa la Gambie au gué de Tomborocoto et vint tomber
sur Marougoucoto dans les premiers jours d’avril 1875. Mais les
habitants étaient prévenus et se tenaient sur leur garde. Suivant
une tactique assez commune chez les Malinkés, ils n’attendirent
pas l’ennemi à l’abri de leurs murs et s’avancèrent contre
Boubakar pour lui barrer la route. Du gué de Tomborocoto, la
route suit un défilé que dominent de chaque côté des collines
relativement élevées. Elle est de plus littéralement encombrée de
roches qui la rendent difficilement praticable. Embusqués derrière
les rochers et dans la forêt, ils attaquèrent à l’improviste
l’armée coalisée. Malgré une vigoureuse défense, Boubakar fut
obligé de battre en retraite, ses troupes se débandèrent et se
précipitèrent en désordre vers le gué de Dina (c’est ainsi que
les Toucouleurs appellent le gué de Tomborocoto). Poursuivies à
outrance par les guerriers de Marougoucoto et leurs alliés, c’est
à peine si elles purent franchir la Gambie sous le feu des ennemis
embusqués derrière les rochers des collines environnantes. Boubakar
et Ousman Gassy, son fils, ne purent, malgré leurs efforts, arriver
à rallier leurs hommes et furent obligés de s’enfuir à bride
abattue pour échapper aux balles des Malinkés.

Dans cette journée, Boubakar perdit environ deux cents hommes,
parmi lesquels un de ses neveux, Sidy-Amady-Salif, de la branche
des Sissibés de Koussan-Almamy, et un des captifs de la couronne
qu’il affectionnait le plus, Saada-Samba-Yassa.

Depuis cette époque, aucune guerre n’a désolé le Niocolo. Les
Malinkés qui l’habitent vivent en paix avec leurs voisins
du Badon. Ils sont, du reste, de la même famille, ce qui
cependant ne serait pas une raison. Il en est de même avec
le Dentilia. D’ailleurs, ils ne se sentent plus assez forts
pour essayer de brigander sur les routes comme ils le faisaient
jadis. Opprimés comme ils le sont par le Fouta-Diallon, ils
ne peuvent plus se permettre quoi que ce soit. Autrefois ils
se livraient à un pillage en règle des caravanes qui passaient
par leur pays. Tomborocoto et Marougoucoto avaient à ce sujet une
réputation universelle au Soudan. Mais depuis quelques années,
depuis que nous nous sommes occupés, bien peu pourtant, de leurs
affaires, les vols ont cessé. Les autorités du Fouta-Diallon y
ont mis bon ordre. Nous avons vu quelles étaient leurs relations
avec les Peulhs du Sud. Je crois bien qu’ils préféreraient les
voir ailleurs que là où ils sont ; mais ils ne peuvent rien dire,
ce sont les maîtres.

Les Diankankés vivent absolument à part et n’ont avec les
Malinkés que les relations qu’un peuple musulman peut avoir avec
un peuple qui ne l’est pas.

Quant aux Sarracolés, ces juifs de l’Afrique, ils sont bien avec
tout le monde, pourvu qu’ils en tirent profit et bénéfices,
si petits qu’ils soient.

Nous avons vu ce que sont les Peulhs, voleurs, pillards, brigands dans
toute l’acception du mot. Il serait temps de leur couper les ailes.


_Rapports du Niocolo avec les autorités françaises._ — Les
rapports du Niocolo avec les autorités françaises sont nuls. Cela
se comprend ; nous ne pouvons avoir avec ce pays que des relations
absolument indirectes. Les Malinkés, Sarracolés, Diakankés nous
verraient avec plaisir intervenir d’une façon plus efficace dans
les affaires de leur pays. Aussi lorsqu’ils voient un représentant
quelconque de l’autorité française, le traitent-ils avec les
plus grands égards.

Quant aux Peulhs, il ne faut pas l’oublier, ce sont des émigrés
du Fouta-Diallon et ils reçoivent le mot d’ordre de ce pays ;
le fait suivant suffira amplement pour prouver quelles sont leurs
façons de penser à notre égard. Me trouvant à Gamon, le chef
vint se plaindre à moi de ce que les Peulhs du Niocolo et du Tamgué
venaient jusque sous les murs du village voler leurs enfants, femmes,
captifs et bœufs. Je lui exprimai mon étonnement de ce fait, car,
lui dis-je, ils savent parfaitement que Gamon est Français. « Ah
bien oui, me répondit-il, ils s’en moquent pas mal et si on les
interroge à ce sujet, ils vous répondent qu’ils ne connaissent pas
ce que c’est. Il n’y a pour eux que des villages Malinkés. Aussi
ne se gênent-ils pas pour venir sur notre territoire continuellement
piller, voler et brigander à outrance ». Pour être convaincu de
la chose, il suffit d’interroger à ce sujet les gens du Tenda, du
Gamon, du Dentilia et même du Koukodougou. Tous s’en sont plaints
à moi et m’ont déclaré que, depuis quelque temps surtout, la
présence de ces brigands-là dans le pays leur rendait la situation
absolument intolérable.


_Le Niocolo au point de vue commercial._ — _Conclusions._ —
Le Niocolo, par sa situation géographique, a, au point de vue
commercial, une importance énorme au Soudan. C’est, en effet, par
le Niocolo que passent la plupart des routes qui mènent du Bambouck,
du Bondou, du Tenda, du Ouli, etc., etc., au Fouta-Diallon, routes
qui, par conséquent, font communiquer nos comptoirs du Sénégal avec
ce grand pays. De plus, c’est dans le Niocolo à Kédougou surtout
que les dioulas du Nord viennent faire leurs achats de kolas. On
peut dire, à ce point de vue, que Kédougou est l’entrepôt
de tout le commerce du Nord avec le Fouta-Diallon. Les almamys
l’ont bien compris, aussi celui qui règne actuellement vient-il
d’établir à Sakoto une sorte de douane à l’usage des dioulas
spécialement. Qu’ils aillent au Fouta-Diallon ou qu’ils en
reviennent, il faut payer à l’entrée comme à la sortie, et les
droits ne sont pas minimes. Ainsi c’est une pièce de guinée par
charge d’âne et une demi-pièce par charge d’homme, soit environ
20 francs et 10 francs. C’est le fils lui-même de l’almamy qui
dirige ce service de trésorerie. Je n’ai pas besoin de dire qu’il
en profite pour pressurer le pays d’une façon épouvantable.

Comme on le voit, l’importance commerciale du Niocolo est
capitale. On devrait s’occuper un peu plus de cette question
que nous ne l’avons fait jusqu’à ce jour. Ce qu’il importe
surtout pour favoriser le commerce, c’est de supprimer toutes ces
douanes et de réprimer le brigandage. Pour arriver à ce résultat,
il n’y a qu’un moyen, je le répète, mettre définitivement la
main sur le Fouta-Diallon.

                               * * * * *




[Illustration : _Dentilia_]

                            CHAPITRE XXIII

Départ de Laminia. — Souhaits de bon voyage. — Pratique
religieuse à ce sujet. — De Laminia à Médina. — Dentilia. —
Route suivie. — Extraction du fer. — Hauts-fourneaux. —
Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Le
_Diabé_. — La _Fève de Calabar_. — Arrivée à Médina. —
Dentilia. — Le pavillon tricolore. — Belle réception. —
Orchestre original. — Description du village. — En route pour
Saraia. — Route suivie. — Bembou. — Badioula. — Description
de la route. — Géologie. — Botanique. — Les _ficus_. —
Le _Séno_. — Les _Strophanthus_. — Arrivée à Saraia. —
Le village. — Un mariage chez les Malinkés. — Départ pour
Dalafi. — Beaux lougans. — Le Caoutchouc. — Arrivée à
Dalafi. — Mensonges des habitants. — Respect des Indigènes pour
les bœufs blancs. — En route pour Diaka. — Médina. — Route
suivie. — L’Anacarde. — Cordiale réception.


_20 Janvier 1892._ — La nuit que nous passâmes à Laminia
fut relativement chaude. Le vent du Nord-Est n’a pas cessé de
souffler. Ciel clair et étoilé. Au réveil pas le moindre nuage. Le
soleil se lève brillant. Brise de Nord-Est. Température chaude. Pas
de rosée. Nous avons une longue étape à faire. Aussi je réveille
mon monde dès deux heures et demie du matin. Malgré l’heure
matinale les préparatifs du départ se font très rapidement. Les
porteurs sont réunis à l’heure dite, et, par un beau clair de
lune, nous nous mettons en route à trois heures du matin.

Le chef et les principaux notables n’ont pas voulu me laisser
partir sans venir me serrer la main et sans me souhaiter un bon
voyage. Même ceux de Sillacounda sont restés passer la nuit
à Lamina pour me saluer encore au moment où j’allais les
quitter. Tous me remercièrent sincèrement du petit cadeau que
je leur fis. J’aurais bien voulu leur donner davantage pour
les défrayer un peu des dépenses qu’ils avaient faites pour
me recevoir ; mais ma pacotille commençait singulièrement à
s’épuiser et il me fallait songer aussi à la longue route qui
me restait à faire avant d’arriver dans un de nos postes où
je pourrais me ravitailler. Car, dans ce pays, pour être bien vu,
il faut donner, toujours donner.

Ce n’est, en effet, que par la force ou par force cadeaux que
l’on peut conserver son prestige dans ces régions. Un chef doit
être puissant ou généreux. Voyageant sans escorte, il me fallait
donc, pour me faire respecter, puiser sans cesse dans mes modestes
provisions. « Les cadeaux entretiennent l’amitié », disons-nous
en France. Nulle part, plus qu’au Soudan, ce proverbe n’a été
plus vrai.

Au moment où nous allions nous mettre en route, je vis un des
marabouts du village s’avancer vers Almoudo et lui adresser une
question en lui prenant les deux mains. Mon interprète répondit
affirmativement, et ce disant présenta au marabout ses deux mains
ouvertes, la paume tournée en haut et se touchant par leur bord
interne. Le marabout les prit dans les siennes et marmotta quelques
paroles en crachant plusieurs fois et légèrement sur la paume. Quand
il eut terminé, celui-ci se les passa sur la figure à plusieurs
reprises en répétant : « merci, merci. » Je lui demandai ce que
signifiait cette pratique. Il me répondit alors que ce marabout
était renommé dans tout le pays pour sa sainteté et qu’il venait
de faire une prière pour que nous fassions un bon voyage. « Nous
pouvons être assurés, ajouta-t-il, maintenant qu’il ne nous
arrivera rien de fâcheux pendant la route, car, lorsqu’un grand
marabout donne une prière comme cela à un homme, tous les compagnons
de celui-ci en profitent, car il est alors l’ami d’Allah. C’est
ce qu’il y a de plus que le meilleur. » Je ferai remarquer que
mon interprète était un Bambara qui, s’il ne faisait pas Salam,
observait du moins toutes les autres prescriptions du Coran. C’est
encore là une preuve indiscutable de la grande vénération que,
même les peuples du Soudan qui ne la pratiquent pas, ont pour la
religion du prophète.

Munis de ce précieux viatique, nous nous mîmes en route
pleins de sécurité sur l’issue de notre voyage. Les porteurs
marchent bien. A un quart d’heure du village, nous traversons
le Daguiri-Kô. Les uns en pirogue et les autres à gué. Ce
marigot est peu large et peu profond en cette saison. Les berges
sont cependant à pic et, pendant l’hivernage quand ses eaux ont
été gonflées par les pluies, sa largeur peut être d’environ de
50 à 60 mètres et sa profondeur de 10 à 12 mètres. L’endroit
où il coupe la route de Laminia à Médina-Dentilia est situé à
environ trois cents mètres de la Gambie que l’on peut apercevoir,
du reste, du haut des berges du marigot. Nous traversons, à peu de
distance du Daguiri-Kô, deux de ses affluents. Successivement,
il nous faut franchir le Diguia-Kô, le Douta-Kô, affluents
de Koumountourou-Kô. Nous laissons sur la droite la route de
Dioulafoundou et, à six kilomètres de là, nous arrivons aux ruines
de _Tasiliman_, où nous faisons la halte.

_Tasiliman_ devait être un village qui, à en juger par ses
ruines, devait avoir environ 450 ou 500 habitants. Il était
situé sur un petit monticule qui s’élève à un kilomètre
du Koumountourou-Kô. Sa population l’abandonna à la suite
d’un incendie qui dévora toutes ses cases, et alla habiter à
Médina-Dentilia et à Dioulafoundou. Le sol est cependant très
fertile aux alentours. Les habitants des villages voisins y ont
fait de beaux lougans de mil, et toute la plaine qui l’entoure
est parsemée de superbes karités. Il existe encore au milieu des
ruines du village plusieurs puits qui donnent une eau délicieuse
et qui, pendant la saison des cultures, sont bien entretenus par
les cultivateurs qui viennent s’installer là pour surveiller
leurs champs. Non loin de l’ancien village existent, en effet,
quelques cases et quelques greniers à mil que gardent une ou deux
familles de captifs.

La traversée du Koumountourou-Kô est assez difficile, bien que
ce marigot ne soit pas très large et qu’à cette époque de
l’année il soit presque complètement à sec. Mais ses berges
sont excessivement élevées et à pic. Aussi faut-il prendre
mille précautions pour descendre dans le lit et remonter sur la
berge opposée. De plus, le fond est couvert de débris végétaux
et encombré de racines qu’il faut avoir soin de faire éviter
aux animaux.

A quelques kilomètres du Koumountourou-Kô, nous traversons
successivement le plus important de ses affluents, le Samania-Kô,
et non loin de ce dernier le Bancoroti-Kô, qu’il reçoit et qui
coule au pied du petit monticule sur lequel s’élève le village
de Médina-Dentilia.

A peu de distance de là nous laissons sur la gauche huit ou dix
fours à extraire le fer, et qui étaient éteints quand nous y
sommes passés.

Le minerai de fer est excessivement commun au Soudan. On peut dire
d’une façon générale qu’il n’y existe pas de roche qui n’en
contienne en plus ou moins grande quantité. Mais ce sont surtout les
quartz et les grès qui sont les plus riches. Le fer magnétique est
assez rare. On ne le trouve guère que dans le pays de Ségou. Ce
métal existe plutôt à l’état d’oxydes unis à de la silice
et à de l’argile. Les quartz et les grès ferrugineux forment
des conglomérats parfois énormes qui sont agglutinés entre eux
par de l’argile. Enfin on trouve encore parfois de petits cailloux
roulés qui contiennent une si grande quantité de ce métal que les
indigènes s’en servent parfois comme balles de fusil. Certains
minerais des environs de Dioulafoundou dans le Bambouck contiennent
à peu près 35 % de fer absolument pur. Malgré leurs richesses,
il sera de longtemps impossible de les exploiter, vu le bas prix de
ce métal en Europe. Il ne sera jamais l’objet d’un commerce
d’importation et, pour l’utiliser, il faudrait l’extraire
sur place et l’écouler dans le pays. Encore l’exploitation
ne sera-t-elle jamais rémunératrice, vu le prix élevé de la
main d’œuvre. Il sera toujours moins onéreux de faire venir
d’Europe la quantité de métal dont nous pourrons avoir besoin
dans nos ateliers.

Les indigènes extraient eux-mêmes le métal dont ils ont
besoin pour fabriquer leurs couteaux, sabres et leurs instruments
de culture. Toutefois depuis notre installation au Soudan, ils
préfèrent de beaucoup s’approvisionner sur nos marchés et il faut
aller assez loin dans l’intérieur pour y voir encore fonctionner
leurs hauts-fourneaux. Nous avons pu en voir de nombreux échantillons
dans les différents voyages que nous avons faits au Soudan dans le
Bélédougou, le Niocolo, le Bambouck, le Konkodougou, etc., etc.

Les fourneaux sont généralement construits non loin de la mine
d’où on extrait le minerai. Ce minerai est cassé en petits
fragments d’environ quatre à cinq centimètres cubes et amoncelé
en tas auprès des fours.

Ces fours sont construits en argiles compactes. Leur hauteur est
environ de trois mètres et leur circonférence d’un mètre
cinquante. Leur forme est à peu près cylindrique ; à fleur de
terre trois ou quatre ouvertures ou évents sont ménagées avec
soin et sont munies de tuyaux auxquels s’adaptent des soufflets
que les ouvriers manœuvrent à la main. Une ouverture plus grande
que les autres, et fermée pendant que dure la fonte, communique par
un conduit en argile à une sorte de réservoir en pisé destiné à
recevoir le fer quand l’opération est terminée. Pour l’obtenir
on empile dans le fourneau par couches superposées le minerai et le
charbon. Ce dernier est excellent et donne une chaleur suffisante. On
le fabrique surtout avec le bois du caïl-cédrat, du vène et du
gonakié. Quand le four est chargé, on l’allume par la base et
on souffle vigoureusement de façon à accélérer le plus possible
la combustion. La cheminée est, de plus, construite pour donner un
vigoureux tirage. Aussi l’opération se fait-elle en peu de temps
quand le feu est bien allumé. Lorsqu’on juge que la fusion est
complète, on débouche l’ouverture dont nous avons parlé plus
haut et le métal coule dans le réservoir ménagé à cet effet,
et où on le laisse refroidir. Le fer ainsi obtenu n’est pas de
la fonte et il a toutes les qualités du fer absolument pur. Les
forgerons seuls pratiquent ce métier avec leur famille, et c’est
à eux qu’incombe le soin de fabriquer tous les objets dont les
noirs se servent pour leurs travaux agricoles. Couteaux, haches,
pioches, ainsi que sabres et poignards sont fabriqués avec ce fer
qu’ils travaillent au marteau et à l’enclume après l’avoir
fait rougir au charbon de bois dont ils entretiennent la combustion
avec des soufflets en peaux de boucs et qui sont manœuvrés par leurs
aides. Chaque habitant du village qui a besoin de leurs services
leur paye une certaine redevance proportionnée à l’importance
des commandes.

A dix heures vingt minutes, nous arrivâmes enfin à Médina-Dentilia,
par une chaleur très supportable tempérée par une bonne brise
de Nord-Est.

De Laminia à Médina-Dentilia, la route suit à peu près une
direction générale Est, et la distance parcourue est environ de
32 kil. 500 m. Elle ne présente, pour ainsi dire, pas de grandes
difficultés. Seul, le passage du Daguiri-Kô et du Koumountourou-Kô
nous a un peu retardé.

Au point de vue géologique, nous avons toujours les mêmes
terrains. En quittant Laminia, nous traversons le monticule de
latérite sur lequel est construit le village. Il s’étend environ
jusqu’au marigot de Daguiri. A partir de là, la route traverse une
vaste plaine de trois kilomètres de largeur environ et uniquement
formée d’argiles compactes. Elle est bornée, à l’Est, par de
petites collines que l’on franchit, et où abondent les quartz et
les roches et conglomérats ferrugineux. A l’Est de ces collines,
nous retrouvons les argiles, et nous les avons jusqu’aux ruines de
Tasiliman où apparaît la latérite, sur une étendue d’environ
trois kilomètres, puis nouvelles argiles et de nouveau la latérite
jusqu’à Médina. La petite élévation de terrain sur laquelle
s’élève le village est formée de ce terrain. A peu de distance de
Médina, on peut remarquer, de chaque côté de la route, d’énormes
blocs de beau granit gris. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet
et tâcherons de donner une explication plausible de la présence
de ces roches au milieu de terrains où on n’est pas habitué à
les rencontrer.

Au point de vue botanique, rien de bien particulier à signaler. Les
lianes Saba ont complètement disparu. Les Karités, peu
nombreux dans les plaines argileuses, sont plus abondants dans les
terrains à latérite. C’est la variété Shée que l’on trouve
particulièrement. Les Manas font complètement défaut. Ce végétal
est très commun aux environs des ruines de Tasiliman et dans la
plaine, au centre de laquelle s’élève Médina-Dentilia. Nous
en avons vu dont les dimensions étaient absolument énormes. Deux
autres végétaux ont surtout attiré notre attention pendant cette
étape, le _Diabé_ et la _Fève de Calabar_.

Le _Diabé_ n’est autre chose que le Henné (_Lawsonia inermis_
L.) de la famille des Lythrariées. Ce végétal est assez commun au
Soudan ; mais on le trouve surtout dans le Bambouck, le Dentilia et
le Manding. Les indigènes en utilisent les feuilles pour teindre, en
jaune très foncé, leurs cuirs ; mais elles sont surtout estimées
des femmes qui s’en servent pour se colorer, en rouge acajou,
les ongles et souvent aussi la paume des mains. Voici comment
on procède pour obtenir cette coloration si appréciée des
élégantes. On récolte les plus jeunes feuilles de Diabé. On
les pile de façon à en faire une pâte bien homogène. Puis, on
enduit de cette pâte chaque ongle. La main tout entière est ensuite
enveloppée de feuilles et on a soin de maintenir très humide ce
pansement pendant trois ou quatre jours. Puis on l’enlève, et,
les mains lavées, on trouve les ongles teints en jaune rougeâtre
acajou. Cette coloration persiste pendant trois ou quatre mois ;
après ce temps il faut recommencer l’opération.

Cette teinture des ongles est considérée par les négresses comme
un attribut essentiel de l’élégance. Filles, femmes de chefs
et de notables ne manquent pas de la faire avec soin. Les griotes
s’offrent parfois aussi ce luxe.

Cette pratique est surtout en honneur chez les Peulhs et chez les
peuples qui appartiennent à cette race. Elle est plus rare chez
les peuples de race Mandingue. Quelques jeunes gens adoptent aussi
cette mode, mais ce fait est peu fréquent.

Le Henné est appelé Diabé par les peuples de la race Mandingue
et Pouddi par les Peulhs et leurs congénères.

_La Fève de Calabar_ est la graine du _Physostigma venenosum_
Balf. de la famille des Légumineuses papilionacées. C’est une
plante vivace, ligneuse, grimpante, atteignant jusqu’à douze
mètres de long. Elle croît, de préférence, sur les bords des
marigots. Relativement rare au Soudan, nous ne l’avons rencontrée
que dans le Diébédougou, non loin de Mouralia, et dans le Dentilia,
sur les bords du Daguiri-Kô et du Koumountourou-Kô. Ses feuilles
sont larges et ses fleurs disposées en grappes pendantes sont
roses ou rouges pourpre. Le fruit est une gousse de couleur brun
foncé, longue de 15 à 20 centimètres et contenant environ 5
à 7 semences ovales, de couleur brun-chocolat à épisperme dur,
cassant, chagriné. Les cotylédons sont volumineux, durs, friables,
rétractés et laissent entre eux une sorte de cavité.

Les indigènes du Soudan n’utilisent pas la Fève de Calabar. J’ai
pourtant entendu dire que dans certaines de nos rivières du Sud,
ils s’en servaient comme poison d’épreuve.

Notre entrée à Médina-Dentilia fit sensation. Dès que l’on
aperçut de loin ma caravane, le chef, accompagné de ses principaux
notables, vint à mon avance pour me souhaiter la bienvenue. Il
était précédé par un orchestre des plus bizarres composé d’une
douzaine d’individus armés des instruments les plus étranges. En
débouchant dans la plaine au milieu de laquelle s’élève
Médina-Dentilia, la première chose qui frappa mes regards fut un
beau pavillon tricolore qui flottait à l’extrémité d’un haut
bambou au centre du village. J’avouerai franchement, dût-on rire de
ma sensibilité, que je ressentis alors une violente émotion. C’est
que depuis huit mois que je vivais dans la brousse, c’était la
première fois que quelque chose venait ainsi me rappeler vivement la
patrie, et ce quelque chose était le pavillon national. On ne saurait
s’imaginer tout le plaisir que l’on éprouve à voir flotter les
trois chères couleurs, au centre de l’Afrique, à des milliers de
kilomètres de la mère-patrie. Mes hommes eux-mêmes ne cachèrent
pas toute la joie qu’ils ressentaient, et Almoudo, à cette vue,
crut devoir traduire ses impressions par un vigoureux « ya bon » ;
exclamation qui a son prix dans la bouche d’un noir. Tous ceux
qui connaissent leur caractère en conviendront avec moi.

A peine avions-nous échangé avec le chef et les notables les
salutations d’usage, que nous nous remîmes en route pour le
village au milieu d’un vacarme assourdissant. L’orchestre qui nous
précédait s’en donnait à cœur joie. Les uns frappaient à tour
de bras sur d’énormes tam-tams ; les autres soufflaient à pleins
poumons dans les instruments à vent les plus étranges. Des femmes
enfin chantaient à tue-tête. Je crois que tous les instruments
à vent connus des Malinkés étaient représentés dans cet
épouvantable charivari, depuis la simple flûte jusqu’à la
corne d’antilope et à la corne de bois. Nous allons, du reste,
les décrire.

D’une façon générale, on peut dire que les instruments à vent
sont peu nombreux au Soudan et on ne les trouve guère que chez
les peuples de race Mandingue, Bambaras et Malinkés. Les Bambaras
affectionnent tout particulièrement une espèce de trompe faite
avec une corne d’antilope. Nous avons vu dans le Bélédougou, à
Tiésamébougou et à Déorébougou notamment, des orchestres d’une
quinzaine de musiciens ainsi composés. La construction de ces sortes
de trompes est bien simple : A l’extrémité effilée de la corne,
on perce un trou qui, bien entendu, ne la traverse pas de part en
part. L’extrémité ouverte à l’air libre est recouverte d’une
peau mince de jeune chevreau ou de jeune mouton, tendue de façon
à vibrer mais aussi à laisser échapper l’air. Cette sorte de
trompe ne donne jamais qu’un son rauque et qui impressionne fort
désagréablement l’oreille un peu civilisée. Il en est cependant
qui trouvent cette musique fort agréable. Il n’y a pas à s’en
étonner. Tous les goûts ne sont-ils pas dans la nature ? Chaque
trompe de dimension différente donne un son différend. Nous
n’osons pas appeler note le bruit étrange qui en sort. Il en
résulte que chaque exécutant produisant son bruit particulier l’un
après l’autre, on a comme un espèce d’air. Oh ! il suffit de
ne pas être trop difficile en musique, voilà tout. Cet instrument
serait excellent pour chasser les oiseaux qui, à l’époque de la
maturité, viennent manger le mil dans les lougans.

Les Bambaras nomment cette sorte de trompe Bourou, de même que ces
Malinkés de Médina-Dentilia, auxquels elle ne m’a pas semblé
trop déplaire. Cet instrument est particulièrement animé par le
souffle puissant des captifs.

Sa congénère, la trompe en bois du Bambouck, du Manding,
du Konkodougou, du Dentilia et autres pays Malinkés amateurs
d’harmonie, est aussi appelée _Bourou_. Kayes a le bonheur d’en
posséder un orchestre, qui, chaque dimanche et jours de fêtes, se
fait entendre de cinq à six heures sous les fenêtres du commandant
supérieur, avec accompagnement de toutes sortes de tam-tams et au
son duquel les négresses exécutent leurs pas les plus gracieux.

Cet instrument, qui est bien le plus désagréable que je connaisse,
a la forme d’une clarinette, mais non la même disposition ni
le même son. Il se compose d’un tube long d’environ 0m70 et
taillé tout d’une pièce dans un morceau de bois, de caïl-cédrat
en général. L’extrémité est libre et n’est pas, comme dans
la trompe précédente, recouverte par une peau. A l’extrémité
la plus effilée se trouve l’embouchure. Elle fait saillie sur
le corps de l’instrument et est creusée en cupule, de façon à
ce qu’elle s’adapte parfaitement à la bouche. La difficulté
pour jouer de cet instrument est d’arriver à en tirer un son. On
comprendra facilement, en effet, d’après la description que nous
venons d’en faire, qu’il faut des poumons énergiques et un
souffle puissant pour faire vibrer ces parois de bois. Eh bien ! nous
sommes heureux de constater que nous avons rencontré des artistes qui
s’en tiraient à merveille. Cette vigueur pulmonaire est peut-être
ce qu’il y a de meilleur à l’actif de la race Malinkée.

Cet instrument est encore la propriété exclusive des
captifs. Heureux captifs ! Ils ne sont pas à plaindre.

Les sons arrachés péniblement à cette trompe sont loin de payer
en mélodie l’énorme travail qu’ils nécessitent. Rien de
plus rauque, de plus assourdissant, de plus effrayant. De loin
ils ressemblent, à s’y méprendre, aux braiments de l’âne,
et il nous est arrivé de les confondre. Et dire que j’ai connu
des officiers qui trouvaient quelque chose d’agréable dans ces
fanfares inimaginables, que je qualifierai volontiers de terribles
pour nos oreilles européennes.

Autre chose est la flûte de bambou que l’on peut entendre dans
tous les pays soudaniens. Elle est des plus simples. Elle est formée
d’un morceau de bambou creux d’environ quarante centimètres
de longueur. Une de ses extrémités est bouchée et l’autre
ouverte. Ce cylindre, d’environ trois à quatre centimètres de
diamètre, est percé : 1o d’un trou au voisinage de l’extrémité
fermée. C’est que là s’adaptent les lèvres de l’artiste ;
2o de quatre ou six trous pratiqués à l’autre extrémité de
l’instrument. Ces trous sont distants entre eux de deux centimètres
à deux centimètres et demi et le plus rapproché de l’embouchure
est situé à environ dix centimètres de celle-ci. Ce sont ces
trous qui, comme dans notre flûte, servent à varier les sons,
selon qu’ils sont ouverts ou fermés.

Les sons que donne cet instrument, appelé _Fléni_ par les Bambaras,
sont assez agréables, et, n’était le rhythme monotome des
airs que jouent les exécutants, l’instrument ne serait pas
déplaisant. Tout le monde en joue plus ou moins au Soudan. Mais
il est surtout réservé aux forgerons. C’est principalement le
soir, ou bien le jour en gardant leurs lougans contre les ravages
des oiseaux qu’ils en jouent. Le _Fléni_ fait rarement partie
des orchestres, des tam-tams. Les airs que les musiciens exécutent
avec cette flûte sont, en général, très tristes et portent à
la mélancolie celui qui les écoute. On trouve beaucoup de joueurs
de flûte à bord des chalands de la flotille du Soudan. Le soir,
au mouillage, les laptots se reposent en en jouant au grand plaisir
de leurs camarades.

Je fus ainsi conduit en musique jusqu’à la case qui avait été
préparée à mon intention, dans l’intérieur même du tata
du chef. Je fus très bien logé et, prévenance qui me fut bien
agréable, le chef avait fait installer un bon hamac dans lequel,
après avoir procédé à ma toilette, je fus bien aise de me
bercer un peu en attendant l’heure du déjeuner. Devant ma
porte d’entrée se dressait le bambou à l’extremité duquel
flottait le pavillon tricolore. Avant de congédier le chef, je le
remerciai chaleureusement de cette délicate attention et lui donnai
l’assurance qu’il m’avait fait un sensible plaisir.

_Médina-Dentilia_ est un gros village d’environ douze cents
habitants. La population est formée de Malinkés uniquement dont
la bonne moitié est musulmane. C’est la résidence du chef le
plus influent du Dentilia. Il s’élève sur un petit monticule
peu élevé au-dessus d’une immense plaine bien cultivée
et qu’entourent de toutes parts des collines d’une hauteur
d’environ trente ou quarante mètres et qui de loin nous ont parues
exclusivement boisées. Médina-Dentilia est entouré d’un tata
peu élevé et peu épais, mais très bien entretenu. Du reste,
le village tout entier est beaucoup plus propre que la plupart
de ceux que nous avons visités jusqu’à ce jour. On y voit
que peu de cases en ruines et les habitants apportent un soin tout
particulier à refaire les chapeaux, chaque année, pendant la saison
sèche. Les cases du chef, situées au centre même du village, sont
entourées d’un solide tata dont la hauteur est de quatre ou cinq
mètres et l’épaisseur de deux mètres à la base et quatre-vingt
centimètres au sommet. C’est là la partie la plus sérieuse
des fortifications du village et cet ouvrage est, à mon avis,
absolument imprenable de vive force par une armée noire. Chaque
année, le chef le fait réparer par ses captifs, et, de ce fait,
son épaisseur en est également augmentée. Si le tata du village
était relativement aussi bien entretenu, Médina-Dentilia serait,
de toute la région, le village le mieux défendu. L’enceinte
du village a deux kilomètres et demi de développement et celle
qui entoure les cases du chef, le réduit central, pourrions-nous
dire, trois cent cinquante mètres. On accède dans l’enceinte
extérieure par trois portes, dont l’une regarde l’Ouest,
l’autre le Nord, et la troisième le Sud-Est. Chaque nuit, elles
sont fermées et solidement barricadées. Deux portes seulement
permettent de pénétrer dans le tata central. L’une est au Sud
et l’autre au Nord. Elles sont peu larges et ne peuvent livrer
passage qu’à un seul homme à la fois. A chaque porte succède
une sorte de corps de garde solidement construit en terre, et,
pour pénétrer dans l’intérieur du tata, il faut franchir une
seconde porte qui n’est pas plus large que la première. Chaque
habitation particulière forme en plus un ouvrage de défense,
comme cela existe dans la plupart des villages Malinkés. Mais ce
qui distingue Médina des autres villages dont nous avons déjà
parlé, c’est que toutes ces fortifications domestiques y sont
en très bon état. Les rues sont excessivement étroites. Elles
s’enchevêtrent d’une façon inextricable et il n’est pas
difficile de s’égarer dans tout ce dédale.

Je fus reçu par la population de Médina-Dentilia aussi bien que par
le chef. Mes hommes furent littéralement gavés de nourriture. Un
bœuf fut mis à mort aussitôt après mon arrivée et la viande en
fut distribuée entre ma caravane et le village. Des calebasses de
couscouss, de riz, de fonio nous furent apportées en grand nombre,
et Samba, le cuisinier lui-même, qui était cependant une rude
fourchette, avoua qu’il ne pouvait plus manger, « y a plein »,
répétait-il, en se frappant sur le ventre à chaque invitation
nouvelle qu’on lui faisait de s’asseoir autour de la calebasse.

Médina est, en effet, un village très riche, qui possède un joli
troupeau de bœufs d’une centaine de têtes, et un grand nombre
de chèvres, moutons et poulets. De plus, ses greniers à mil sont
toujours bien approvisionnés, car ses lougans sont très fertiles
et les bras ne manquent pas pour les bien cultiver.

J’y passai une excellente journée et pus m’y reposer des
fatigues de la longue étape de la matinée. Dans l’après-midi,
j’expédiai un courrier à Saraia pour annoncer au chef de ce
village que j’irais camper chez lui le lendemain.


_21 janvier 1892._ — La nuit a été excessivement fraîche. La
brise a soufflé du Nord toute la nuit. Ciel clair et étoilé. Au
réveil, température très froide. Brise du Nord. Ciel clair et
sans nuages. Le soleil se lève brillant. Je fais lever tous mes
hommes à deux heures et demie. Les préparatifs du départ se font
rapidement, mais nous sommes retardés par les porteurs qu’on ne
peut arriver à rassembler. A 3 heures 45, seulement, nous pouvons
nous mettre en route.

Malgré l’heure matinale, le chef du village et ses notables
viennent m’accompagner jusqu’à la sortie du village et, après
m’avoir mis dans la route, ils me demandent à rentrer dans leurs
cases. Je les remercie de nouveau de leur cordiale réception et
monte à cheval après leur avoir serré la main et fait un cadeau
peu en rapport, je l’avoue franchement, avec l’accueil que
j’avais reçu.

Il n’y avait pas un quart d’heure que nous avions quitté Médina,
que je vis accourir vers moi un homme chargé d’un gros paquet
de ces petites bandes d’étoffes de coton que fabriquent les
tisserands Malinkés et qui, dans toutes ces régions, servent de
monnaie courante. Je m’arrêtai aussitôt. Après m’avoir salué,
il me dit que son maître, le chef de Dioulafoundou, ayant appris mon
arrivée dans le pays, l’avait envoyé à Médina pour me saluer et
pour m’offrir des étoffes comme don de bienvenue. Mais il faisait
nuit noire quand il était entré dans le village, et comme on lui
avait dit que je dormais, il n’avait pas voulu me réveiller,
car il savait que j’étais très fatigué. Je le remerciai,
le chargeai de faire tous nos compliments à son chef et le priai
de lui donner l’assurance que son cadeau m’avait fait le plus
grand plaisir. Je lui remis en même temps un petit présent pour son
maître et continuai ma route, après lui avoir serré la main. Avec
ces bandes d’étoffes, je me fis faire, à Saraia, une couverture
qui me fut précieuse pendant le reste de mon voyage, par les nuits
fraîches de janvier et de février.

La route se fit rapidement et sans aucun incident. Les porteurs
marchent bien. Ils veulent se réchauffer. A un kilomètre environ
de Médina, nous franchissons le marigot de _Bancoroti_, dont les
bords à pic offrent pour les animaux une réelle difficulté. A
quatre heures quarante-cinq minutes, au jour levant, nous passons,
sans nous y arrêter, devant le village de Bembou.

_Bembou_ est un énorme village, très étendu, dont la population
peu s’élever à environ mille habitants. Il n’est pas circulaire
comme la plupart des autres villages Malinkés. Son tata a plutôt la
forme d’un double rectangle. Il est composé de deux rectangles,
un grand et un petit, accolés l’un à l’autre. C’est le
premier village que je vois ainsi construit. Ce tata est peu élevé,
trois mètres au plus et peu épais. Mais il est excessivement bien
entretenu. Il est flanqué de tours dont les murs sont percés de
trous par lesquels, en cas de siège, les défenseurs peuvent passer
le canon du fusil et tirer sur l’ennemi sans s’exposer à ses
balles. Quatre portes permettent de pénétrer dans l’intérieur du
village. La première, située à l’angle Nord-Est, fait face à la
seconde située à l’angle Nord-Ouest. La troisième est percée
au milieu de la face Sud du tata et la dernière est située dans
l’angle rentrant que forment en se rejoignant deux des côtés
des deux rectangles. Nous faisons au clair de la lune le tour du
village. Toutes les portes sont fermées. Personne ne se montre
sur la muraille, seuls, quelques chiens font entendre de furieux
aboiements. Ce tata a environ un développement de deux kilomètres. A
l’intérieur, les cases du chef sont défendues par une enceinte
qui nous a paru bien plus sérieuse que l’enceinte extérieure. Ce
tata peut avoir environ quatre mètres cinquante centimètres de
hauteur. Il domine de beaucoup les cases qui l’entourent et il
est également flanqué de tours. De la route, au clair de la lune,
il m’a apparu comme un véritable donjon féodal.

Bembou est situé au milieu d’une vaste plaine bien cultivée,
sur un petit plateau qui la domine de quelques mètres à peine. Tout
autour se voient à l’horizon de petites élévations de terrain. Sa
population est uniquement formée de Malinkés, dont quelques familles
seulement ne pratiquent pas la religion du prophète.

En quittant Bembou, la route traverse de beaux lougans, puis un
vaste plateau formé de roches et de conglomérats ferrugineux,
puis de nouveau des lougans.

A 6 h. 45 nous passons, sans nous arrêter, devant le petit village de
Badioula. Quelques habitants nous regardent par-dessus les murs, tout
étonnés de ce que nous ne nous arrêtions pas dans leur village. Peu
avant d’y arriver et à quelques centaines de mètres du village,
nous laissons sur notre gauche un joli petit jardinet bien cultivé
et où sont plantés de nombreux pieds de tabac que des femmes et
des enfants sont occupés à arroser.

_Badioula_ est un village malinké musulman dont la population peut
s’élever à 350 habitants environ. Il est entouré d’un petit
tata circulaire, flanqué de tours, et qui nous a paru en bon état,
de même que le tata du chef que l’on aperçoit de la route et qui
domine de beaucoup les cases du village. Les habitations de loin
ne nous ont pas cependant parues être aussi bien entretenues que
celles de Médina. Badioula est construit sur un petit monticule
qui domine de vastes et beaux lougans.

Jusqu’à Saraia, où nous arrivons à huit heures vingt-cinq
minutes, rien de bien particulier à signaler.

De Médina à Saraia, la route suit une direction générale Est
et la distance qui sépare ces deux villages est d’environ vingt
kilomètres cinq cents. Elle n’offre qu’une seule difficulté,
encore facilement surmontable ; c’est le passage du marigot de
Bancoroti-Kô. A partir de ce point, on traverse un pays absolument
plat, où on ne trouve aucun marigot, et la route est très belle.

Au point de vue géologique, nous trouvons les mêmes terrains et
les mêmes roches. En quittant Médina, on traverse une bande de
latérite qui s’étend environ jusqu’au marigot de Bancoroti,
puis on rencontre quelques argiles compactes et enfin la latérite
réapparaît à deux kilomètres environ du village de Bembou et
jusqu’à Saraia, elle alterne avec le terrain ferrugineux. Saraia
est construit sur un monticule de terrain uniquement formé de
latérite et richement cultivé.

Au point de vue botanique, les karités sont toujours excessivement
abondants. Quelques-uns sont en fleur. Voici un fait important à
signaler. La floraison de ce précieux végétal a lieu en janvier
et février. C’est l’espèce Shée qui domine ici. Très peu
de Manas. Les lianes Sabas ont réapparu et nous en avons vu de
beaux échantillons, moins beaux toutefois que ceux qui viennent
sur le bord des marigots. Remarqué aussi de nombreux spécimens de
cantacoula, quelques beaux baobabs, ainsi que quelques fromagers,
peu de Légumineuses. Enfin nous citerons en terminant les ficus
très abondants, les sénos, et de beaux pieds de strophanthus.

_Les Ficus_ sont très communs au Soudan. On y trouve les variétés
les plus nombreuses de ce beau végétal. Les plus fréquentes sont :
le _Ficus sycomorus_ L., le _Ficus Afzelii_ L., le _Ficus rugosa_ L.,
le _Ficus macrophylla_ Desf. Ce dernier est très commun, surtout
dans le Bondou. C’est, pour ainsi dire, le seul arbre de toute
cette région qui donne un beau feuillage. Le _Ficus elastica_ Roxb.,
qui donne du caoutchouc, est malheureusement assez rare au Soudan,
on ne le trouve guère que dans la Haute-Gambie, la Haute-Falémé
et dans le haut cours du Bakhoy et du Bafing. Nous en avons trouvé
quelques rares échantillons dans le Dentilia, le Konkodougou et le
Bambouck. Quant au _Banyan_ (Ficus religiosa W.), il est très commun
dans tout le bassin de la Haute-Gambie, où il atteint des proportions
gigantesques. Le Niocolo, le Badon, le Dentilia et le Gounianta
notamment en possèdent de superbes échantillons. A l’incision,
il donne également du caoutchouc ; mais il paraîtrait qu’il est de
plus mauvaise qualité que celui qui est extrait du _Ficus elastica_.

Le _Séno_ (Bambara et Malinké) est un végétal sur lequel je
ne saurais trop attirer l’attention de ceux qui sont appelés à
voyager au Soudan français. C’est un arbuste de taille moyenne
qui, par son port, son feuillage, ses fruits et ses fleurs,
rappelle absolument une rosacée du genre Prunus. Jusqu’à ce
jour je l’avais considéré comme tel, n’ayant pu constater que
ses caractères macroscopiques. Mais après un examen attentif,
M. Cornu, professeur au Museum d’Histoire naturelle de Paris,
est arrivé à le déterminer exactement. C’est une _Olacinée_
du genre _Ximenia_[30]. Ce végétal est assez commun au Soudan,
surtout dans le Fouladougou, le pays de Kita, le Manding, le
Bambouck, le Dentilia et le Kuokodougou. Il croît, de préférence,
dans les terrains pauvres en humus et dans l’interstice des
rochers. Très rare sur les bords des marigots, il fait également
défaut dans les terrains argileux. Cet arbuste atteint au plus trois
mètres de hauteur. Sa tige, rarement droite, est difforme et son
diamètre ne dépasse pas dix centimètres. A sa partie supérieure,
elle émet un grand nombre de rameaux qui portent, en général,
quelques dards acérés d’environ trois centimètres au plus de
longueur. Ce caractère n’est pas constant. Ces rameaux ne sont
pas parfaitement cylindriques, ils sont plutôt polyédriques
et leur écorce, au bout de peu de temps, prend une teinte
grisâtre caractéristique. Les feuilles sont simples, entières,
généralement stipulées. Leur face supérieure est d’un beau
vert foncé et leur face inférieure est blanchâtre. Elles sont peu
abondantes. La fleur est blanche, régulière, à cinq divisions, et
croît à l’extrémité des jeunes rameaux. Les fruits ressemblent,
à s’y méprendre, à la prune mirabelle. Ils sont moins allongés
cependant et parfaitement sphériques. Ils sont presque toujours très
abondants. Leur grosseur est celle d’une grosse noisette. Verts
quand ils sont jeunes, ils sont d’un beau jaune doré quand ils
sont arrivés à maturité. Tous ceux qui ont voyagé au Soudan les
connaissent parfaitement. Ils possèdent une pulpe peu abondante,
rafraîchissante, d’un goût aigrelet, légèrement aromatique
et très agréable. Le noyau, très volumineux relativement à le
grosseur du fruit, est d’un blanc bleuâtre ou jaunâtre. Il se
laisse facilement broyer sous les dents et est complètement rempli
par une amande d’un beau blanc nacré. Cette amande a un goût
très agréable de laurier-cerise. Mais il faut bien se garder de
la manger. Elle contient, en effet, une proportion considérable
d’acide cyanhydrique. L’ingestion de sept ou huit d’entre
elles suffit pour provoquer de graves accidents toxiques. J’en
ai eu un jour un exemple frappant sous les yeux. Dans le courant du
mois d’avril 1888, je faisais route de Koundou à Kita, avec M. le
sous-lieutenant Fournier, décédé l’année suivante à Bammako ;
à peu près à mi-chemin de Koundou au village de Siguiféri où
nous devions faire étape, nous trouvâmes un magnifique Séno
absolument chargé de fruits arrivés à maturité complète. Nous
en fîmes chacun une ample provision. J’en mangeai environ une
quinzaine, mais sans absorber une seule amande. Mon compagnon, au
contraire, que, par mégarde, je n’avais pas songé à avertir,
en croqua une dizaine à peu près. Tout se passa bien jusqu’à
Siguiféri, où nous arrivâmes deux heures après. Mais à peine
étions-nous installés à notre campement qu’il se plaignit de
nausées et de violentes coliques. Peu après, quatre heures environ
après l’ingestion des fruits, diarrhée abondante, vomissements
fréquents, pâleur du visage, sueurs profuses et froides, légère
stupeur, grande fatigue générale. J’eus de suite l’explication
de tous ces symptômes quand, sur ma demande, il m’eût avoué
avoir mangé une dizaine d’amandes de Séno. Vers cinq heures
du soir, il se sentit un peu mieux et nous pûmes nous remettre en
route. Mais ce ne fut que deux jours après qu’il fut complètement
rétabli. Pendant tout ce laps de temps il éprouva fréquemment de
désagréables nausées et surtout une saveur persistante d’amandes
amères qui l’écœurait et l’empêchait absolument de manger.

Les _Strophanthus_ sont relativement communs au Soudan. Il en existe
à ma connaissance trois variétés, le _Strophanthus hispidus_
D. C., le _Strophanthus gratus_ Franchet, et une troisième
variété qui diffère sensiblement de ces deux dernières par
les feuilles et le fruit surtout. Cette dernière n’est pas
encore déterminée, mais elle se rencontre assez fréquemment,
surtout au Sénégal et dans les Rivières du Sud. Le Strophanthus
croît de préférence sur les bords des marigots. On le trouve
en notable quantité dans les environs de Thiès, à environ deux
kilomètres de la ligne du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis,
dans cette partie du pays sérère que l’on désigne sous le nom
de « Ravin des Voleurs ». Assez commun également aux environs
de Mérinaghen et sur les bords du lac de Guier, il est très rare
dans le Fouta, le Ferlo et le Bondou. Nous n’en avons également
trouvé que de rares échantillons dans la Haute-Gambie, le Bambouck
et le Bélédougou. Mais là où il croît vigoureusement c’est
dans le Manding, le long des rives du Tankisso et dans tous les
pays compris dans la boucle du Niger. Il croît généralement
en bouquets épais. Les individus isolés sont rares. C’est une
belle Apocynée vivace dont la feuille est simple et entière. Elle
est d’un vert sombre et ses deux faces, surtout l’inférieure,
sont légèrement velues. La tige peu volumineuse a une couleur
grisâtre quand la plante est arrivée à complet développement,
verte quand elle est jeune. La grosseur est à peu près celle du
pouce et elle est légèrement rugueuse. Elle porte des dards peu
résistants. Ce caractère n’est pas absolument constant et j’ai
vu des individus chez lesquels il faisait absolument défaut. Le fruit
tout spécial et qui ne permet pas de se tromper est un follicule sec
long d’environ 20 à 30 centimètres. Il s’ouvre spontanément
à maturité complète et laisse échapper une soie blanche très
fine qui brûle sans laisser de résidu. C’est dans cette soie
que sont noyées les graines. Ces graines, qui ont à peu près la
grosseur de celles du café, sont plus comprimées et sont munies
d’une longue aigrette plumeuse. Graines et aigrette renferment
les principes actifs de la plante.

Les Bambaras de la boucle du Niger s’en servent pour empoisonner
leurs flèches, ainsi que les Pahouins du Gabon. Le poison qu’ils
confectionnent ainsi porte le nom de _Kouno_ en Bambara. Les Malinkés
disent également Kouno. Ils n’en font généralement pas usage,
du moins dans la partie du Soudan que nous avons visitée. Voici
comment, d’après Binger, se fait cette préparation : « Après
la cueillette, qui a lieu en décembre et en janvier, les cosses sont
ficelées par petites bottes et suspendues aux solives des cases afin
d’être séchées. Pour préparer le poison, on pile les graines
quand elles sont bien sèches et on les laisse macérer dans l’urine
pendant plusieurs jours ; le tout est ensuite cuit avec du mil et du
maïs, jusqu’à ce que la préparation ait la consistance d’une
pâte ressemblant au goudron, dans laquelle on trempe ensuite les
pointes des flèches, des lances et même les balles.

Quand la préparation est fraîche, les blessures occasionnées par
des armes enduites de Kouno sont toutes mortelles ; mais quand il
y a longtemps que celle-ci n’a pas été renouvelée, on peut en
guérir en prenant une boisson qui sert d’antidote. La formule
de ce contre-poison n’est connue que de peu d’individus. Ils
se font payer très cher les doses qu’ils administrent aux
blessés. Quelques forgerons et kéniélala (diseurs de bonne
aventure) seuls en possèdent le secret ; il ne m’a pas été
possible d’obtenir la moindre information à ce sujet. »

Comme Binger, je n’ai donc pu arriver à connaître la composition
de ce précieux antidote. Je ne serais cependant pas éloigné de
croire qu’il y entrerait dans une notable proportion de la fève
de calabar et voici ce qui me le ferait supposer. Un jour, non loin
de Mouralia, dans le Diébédougou, pendant une halte que nous fîmes
sur les bords d’un marigot, je m’amusais à regarder les graines
d’un superbe _Physostigma venenosum_ qui croissait tout près. Je
demandai alors à un de nos hommes, Bambara du pays de Ségou,
à quoi cela servait. Il me répondit seulement : « Y a bon pour
Kouno, quand y a boire ça, y a toujours gagné guéri. » Je ne
pus lui en faire dire davantage. La fève de calabar entre-t-elle
réellement dans la composition de l’antidote du Kouno et sous
quelle forme ? Nous ne saurions le dire.

Quoi qu’il en soit, ce poison agit sur le cœur d’une façon
analogue à la digitaline. Il en paralyse les mouvements et on meurt
par arrêt du cœur. Lors même que l’on n’en meurt pas, son effet
se fait sentir longtemps encore après que l’on a été blessé.

Un de mes meilleurs amis, le capitaine Sansarric, de l’infanterie
de marine[31] qui, à l’assaut de Dienna, reçut, je ne me rappelle
plus à quel doigt, une légère blessure faite avec une flèche
empoisonnée, me racontait à ce sujet ce qu’il avait ressenti
dans la suite. Aussitôt après la blessure il n’éprouva,
pour ainsi dire, pas de douleurs ; mais dès le lendemain il fut
sujet à de fréquentes syncopes. En peu de jours, il s’affaiblit
sensiblement. Il lui semblait parfois que pendant quelques secondes
son cœur cessait de battre et éprouvait une sorte d’angoisse. Ces
symptômes durèrent pendant près d’un mois, et ce ne fut qu’au
bout de quarante-cinq jours qu’il fut complètement remis et
qu’il eut recouvré toutes ses forces.

_Saraia_ est un gros village d’environ onze cents habitants. La
population est uniquement composée de Malinkés. Marabouts ou non,
ils sont là mélangés à peu près par moitié comme cela a lieu
dans la plupart des villages du Dentilia. Saraia est construit sur
un plateau assez élevé au-dessus de la plaine qui l’environne
et on le voit de loin, trois kilomètres au moins en venant de
Médina-Dentilia. Toute cette plaine est très bien cultivée et
on y voit de nombreux échantillons de beaux ficus et de superbes
karités. Elle peut avoir environ 8 kilomètres du Nord au Sud et cinq
de l’Est à l’Ouest. On accède par une pente douce au plateau
sur lequel est construit le village. De là on aperçoit toute la
plaine environnante et à l’horizon une série de petites collines
peu élevées qui l’entourent comme d’une ceinture. Le village
est entouré d’un tata absolument insignifiant. Il n’a guère
plus d’un mètre quatre-vingts centimètres de hauteur. En aucun
endroit il ne dépasse en hauteur celle des murs des cases. Son
épaisseur n’est pas de plus de quarante centimètres. Il est
presque circulaire et construit en zig-zags de façon à ce que les
défenseurs puissent croiser leurs feux. Comme tous les tatas de cette
région, il est complètement fait en argiles fortement colorée en
rouge par des oxydes de fer. Malgré son peu d’épaisseur, et grâce
à sa disposition en crémaillère et aussi aux matériaux qui entrent
dans sa construction, il résiste parfaitement aux grandes pluies de
l’hivernage. Il est muni de tours rondes relativement élevées
pour la défense et est percé de quatre portes qui donnent accès
dans l’intérieur du village. Ces portes sont du reste ce qu’il
y a de plus remarquable dans tout ce système de fortification. Au
lieu d’être rondes, comme elles le sont généralement, elles sont
carrées. Elles font saillie d’environ trois mètres en dedans et en
dehors du mur d’enceinte. Leur longueur dans le sens de la muraille
a à peu près huit mètres, et leur largeur perpendiculairement au
tata est de six mètres cinquante. Leur hauteur, sans y comprendre
le toit, dépasse quatre mètres. Un homme à cheval peut y passer
aisément. Le toit en paille, bien construit, a la forme d’une
pyramide rectangulaire. En cas de siège, ce toit est enlevé, afin
que les assiégeants n’y puissent pas mettre le feu. A environ
quarante centimètres du bord supérieur de la tour se trouve un
plancher fait avec des morceaux de bois jointifs et sur lesquels
s’embusquent des tireurs en cas d’attaque. Les portes, au nombre
de deux, sont en bois et très solidement construites. Une, située
à l’extérieur et s’ouvrant en dedans, bien entendu, donne
accès en dehors du village. L’autre, située à l’intérieur
et s’ouvrant dans le même sens que la première, permet enfin de
pénétrer dans le village. Pendant la nuit, ces deux portes sont
solidement fermées et étayées avec de fortes pièces de bois. Ces
constructions, qui ont certes dû demander beaucoup de travail, ne
servent absolument à rien au point de vue de la défense de Saraia,
car le tata, trop peu important, peut être facilement escaladé. Le
tata qui entoure les cases du chef est beaucoup plus sérieux. Il peut
avoir environ quatre mètres de hauteur sur quatre-vingts centimètres
d’épaisseur. Il est également flanqué de tours pour la défense
et, entre chaque tour, se trouve des contreforts, à l’intérieur
comme à l’extérieur, pour en augmenter la solidité. Il peut
avoir environ cent cinquante mètres de diamètre et deux cent
cinquante mètres de développement. Comme le tata extérieur, il
est circulaire. Le développement de ce dernier est de deux mille
mètres au maximum. Les cases du village sont en assez bon état ;
mais il en est beaucoup qui sont inhabitées et qui ne tarderont
pas à tomber en ruines.

Saraia est un village relativement riche. Il possède de grands et
beaux lougans, de nombreux moutons, beaucoup de chèvres et de poulets
et un troupeau d’environ cent cinquante bœufs. J’y fus très
bien reçu et n’eus rien à demander. Dès mon arrivée, le chef
m’envoya à profusion tout ce dont je pouvais avoir besoin : du mil
pour mon cheval, du couscouss et du riz pour mes hommes, et, pour moi,
du lait, des œufs, des poulets. Un bœuf fut occis à mon intention
et distribué entre mes hommes et les gens du village, selon la façon
de procéder que j’avais adoptée en pareille circonstance. La
journée se passa sans aucun incident. J’expédiai un courrier à
Dalafi pour y annoncer mon arrivée pour le lendemain. La température
fut très douce et j’aurais passé une bonne nuit, si le tamtam
qui fit fureur jusqu’au matin ne m’avait tenu éveillé. C’est
qu’on célébrait ce jour-là un mariage. Les deux conjoints
étaient fils et fille de notables influents du village. Dans la
journée, le chef était venu me faire part de cette cérémonie
et m’avertir qu’on ferait grand tamtam, si toutefois cela ne
me dérangeait pas. En lui répondant que je n’en serais pas
incommodé, je ne savais que trop à quoi m’en tenir, car je
n’ignorais pas que le charivari allait durer toute la nuit. Bien
que les deux mariés et leur famille ne fussent pas musulmans,
tout le village indistinctement prit part à la fête. Je pus y
assister également et me rendre un compte exact de ce qu’est cette
cérémonie chez des Malinkés non musulmans. Qu’on me pardonne,
dans le cours de la description que je vais en faire, d’entrer
dans des détails qui paraîtront peut-être scabreux pour certains
esprits enclins à voir le mal là où il n’y a rien que de très
naturel. L’ethnologie, à mon avis, n’admet pas de réticence,
ne souffre pas de sous-entendus. C’est une science absolument
exacte qui ne s’appuie que sur des faits ; quels qu’ils soient,
on ne saurait les passer sous silence. Honni soit qui mal y pense,
comme dit notre vieux proverbe.

Lorsque tout est arrangé, c’est-à-dire lorsque fiancé et père
de la jeune fille sont d’accord sur la dot à payer par le premier
et que cette dot est versée en totalité ou en partie, on fixe le
jour où la jeune fille sera livrée à son époux, où le mariage
sera consommé. L’époux fait alors construire dans sa concession la
case où devra habiter désormais sa jeune femme. S’il ne possède
pas assez de captifs pour ce travail, il l’exécute lui-même avec
l’aide de ses amis. Je n’ai point besoin de dire que la fiancée
n’est jamais consultée sur le choix de son époux. Dans tout cela,
elle n’est qu’une marchandise et rien de plus, marchandise qui a
sa plus ou moins grande valeur. La journée qui précède le mariage
est occupée tout entière à lui faire, pour la dernière fois, sa
coiffure de jeune fille et à la parer. Ce sont toujours les femmes
de cordonniers et de forgerons qui, moyennant une modique redevance,
se chargent de ce soin. Les amies de la jeune fille se rendent, dès
l’aurore, dans sa case et ne la quittent plus que lorsqu’elle
entrera dans la maison de son mari. Cette coiffure est, comparée
à celle des femmes mariées, d’une remarquable simplicité. Les
cheveux sont divisés en trois masses à peu près égales, deux
pariétales et une occipitale. Ces masses sont disposées chacune en
quatre ou cinq tresses à l’extrémité desquelles on attache une
boule d’ambre, ou quelques grains de verroterie, ou bien encore
une pièce de monnaie. Généralement il existe au sommet de la
tête une tresse plus longue que les autres, au bout de laquelle
est fixée également un ornement quelconque. Le tout est fortement
enduit de beurre ordinaire ou de beurre de karité.

Quand la fiancée a été ainsi coiffée, le tam-tam commence
alors sur la place principale. Le fiancé y doit assister et y
doit danser. Il est accompagné par ses amis et ses parents. Sa
future femme n’y paraît pas. Vers neuf heures du soir, tam-tam
en tête, tous se dirigent vers la case de la jeune fille, qui,
à l’approche du cortège, sort de sa demeure et prend place avec
ses amies derrière les musiciens. La noce, si je puis parler ainsi,
est alors disposée dans l’ordre suivant : En tête le tam-tam,
immédiatement derrière les jeunes filles qui chantent à tue-tête
en frappant des mains pendant que tam-tam fait fureur. Enfin le marié
vient le dernier entouré de ses amis. On se rend ainsi à la case
nuptiale dans laquelle l’épouse pénètre la première ; le lit
nuptial est préparé, une natte et par-dessus un pagne blanc. Dans
la case, outre les époux, se trouve une troisième personne, une
vieille captive, en général, de celles devant lesquelles on n’a
pas besoin de se gêner, qui, comme me le disait Almoudo « n’ont
honte de rien ». Elle est là pour constater que chacun des conjoints
fait bien son devoir. Dès que les deux époux sont entrés dans
la case, les chants et le tam-tam se taisent complètement, chacun
fait silence. Quand tout est consommé et que les traces sanglantes
du sacrifice sont bien marquées sur la pagne blanc, le mari le
remet à la vieille captive, et celle-ci va le montrer aussitôt aux
amis et parents du marié qui attendent devant la case. Alors, les
chants reprennent immédiatement, le tam-tam retentit avec fureur
et on brûle beaucoup de poudre. Tout ce vacarme continue pendant
la nuit entière jusqu’au lever du soleil. Le marié et la mariée
pendant ce temps restent dans leur case. Le lendemain, grand festin,
on mange force calebasses de couscouss, on tue un bœuf, des moutons,
on fait de véritables hécatombes de poulets. Dans les villages non
musulmans on s’enivre de dolo. Le marié seul prend part à ces
agapes. La mariée doit, pendant huit jours, ne pas sortir de la
case nuptiale que la nuit, pour satisfaire ses besoins, et encore
doit-elle être toujours accompagnée par une femme mariée. Elle
peut cependant recevoir les visites de ses amies. Le marié est libre
de rester dans la case ou d’aller et venir comme bon lui semble ;
mais, en général, il ne se montre pas. Quand les huit jours sont
écoulés, on fait alors à l’épousée sa coiffure de femme, et
elle peut alors sortir. C’est encore l’occasion de réjouissances,
de tam-tams, de festins et de soûleries pantagruéliques.

Cette coiffure est bien plus compliquée que la précédente et
est longue à édifier. Elle varie selon les races et souvent de
village à village. Mais, en ce qui concerne les Malinkés, elle
se rattache à un type constant que nous allons décrire aussi
exactement possible.

Les cheveux sont partagés en cinq parties, deux pariétales,
deux occipitales et une supérieure. Les parties pariétales et
occipitales sont tressées et les tresses sont ramenées en avant,
trois pariétales de chaque côté et deux occipitales. Ces tresses
sont maintenues en place par une bandelette d’étoffe que les
femmes portent souvent autour du front et qui vient s’attacher
à la nuque. Mais voici en quoi surtout cette coiffure se fait
particulièrement remarquer. La masse supérieure des cheveux qui
est la plus considérable est divisée en deux parties égales du
front à la nuque, et chaque partie est tressée avec sa voisine de
l’autre côté, de façon à former une sorte de cimier de casque
qui a parfois jusqu’à huit centimètres de hauteur en son point le
plus élevé. Afin qu’il soit bien résistant et ne s’affaisse
point, chose qui ne manquerait pas de se produire avec les seuls
cheveux, l’entrelacement est fait par-dessus une masse compacte
de chiffons ou de crins. En arrière, ce cimier se termine par une
tresse d’environ quinze centimètres de longueur, véritable queue
sur laquelle on fixe toutes sortes de petits gris-gris, d’ornements
en verroterie et à l’extrémité de laquelle sont attachées des
pièces de monnaie ou des boules d’ambre.

Cette coiffure est excessivement solide et dure plusieurs mois sans se
déformer. On la refait cependant tous les trois mois environ. Afin
que les cheveux aient la souplesse voulue pour se prêter à toutes
les combinaisons artistiques, ils sont fortement enduits de beurre. De
là une odeur épouvantable qui décèle de loin la présence d’une
négresse. Les intervalles qui sont laissés entre les tresses et
le cimier sont noircis avec de la poudre d’arachides grillées et
mieux avec de la pierre de Djenné (_Kalé_), finement broyée et
que l’on étend soit avec le pouce nu, soit à l’aide d’un
chiffon. Pour ne pas déranger cet édifice auquel les négresses
tiennent beaucoup, elles ne se lavent jamais. Aussi possède-t-il
toujours une nombreuse garnison.

D’une façon générale, on peut dire que la coiffure est une des
plus grandes préoccupations des négresses du Soudan, à quelque race
qu’elles appartiennent. Aussi il faut voir avec quelle patience,
elles se soumettent aux exigences des coiffeuses. Etendues sur
une natte, la tête reposant sur les genoux de l’artiste, il lui
faut prendre les postures les plus bizarres et les plus anormales
pour lui faciliter sa tâche. Il faut environ deux jours pour
confectionner un pareil édifice. Le premier jour est consacré à
défaire l’ancienne coiffure et à démêler les cheveux. On se
sert pour cela d’un simple poinçon en bois dur, généralement,
et d’un peigne également en bois, et qui n’a pas plus de sept
à huit dents. Il ressemble à ces peignes que certains noirs,
les Bambaras particulièrement, fixent, par coquetterie, dans leur
chevelure, sur les côtés de la tête. Quand les cheveux sont
ainsi bien démêlés, leur volume a, pour ainsi dire, quadruplé,
les négresses ont alors une tête hirsute et ébouriffée qui
ressemble à ces têtes de loup dont nous nous servons en France
pour enlever les toiles d’araignées de nos plafonds. Pour passer
la nuit elles s’enveloppent alors la tête dans un mouchoir qui
emprisonne complètement les cheveux. Il faut toute la journée du
lendemain pour exécuter le chef-d’œuvre capillaire que nous
venons de décrire. Il faut voir alors, quand tout est terminé,
avec quelle complaisance les élégantes se regardent dans ces petits
miroirs que les dioulas leur vendent à des prix exorbitants.

La façon d’une semblable coiffure se paye couramment quatre à
cinq moules de mil, soit environ six à huit kilogrammes.


_22 janvier._ — Pendant la nuit que nous passâmes à Saraia,
personne de nous ne ferma l’œil. Cela se comprend aisément. La
température fut excessivement agréable. Le ciel resta clair et
étoilé et il souffla une légère brise du Nord assez fraîche. Au
réveil, le ciel est pur, sans nuage. Pas de rosée, le soleil se
lève brillant. Comme l’étape doit être relativement courte
d’après les renseignements qui m’ont été donnés, je ne
réunis mon monde qu’à cinq heures du matin. Les préparatifs
du départ se font assez rapidement, mais comme toujours ce sont
les porteurs qui nous retardent. Il faut que tout mon monde s’en
mêle et aille les cueillir littéralement dans les cases où ils ont
passé la nuit. La plupart d’entre eux, du reste, a assisté au
tam-tam, et y a dansé. Aussi dormaient-ils profondément quand il
fallut partir. Enfin, grâce à Almoudo et à mon petit Gardigué,
qui fut réellement impayable en cette circonstance et qui, à
lui seul, me ramena plus de la moitié des hommes, la caravane put
s’organiser et à six heures nous quittions Saraia. Une heure et
demie après nous étions à Dalafi, où je comptais bien me reposer
ce jour-là. J’avais compté, comme on le verra plus loin, sans
la malice et les mensonges des Malinkés de ce village.

De Saraia à Dalafi, la route suit une direction générale
Est-Nord-Est et ces deux villages ne sont distants l’un de
l’autre que de sept kilomètres et demi. Elle ne présente aucune
difficulté. Il n’y a aucun marigot important à signaler ni aucune
colline. Elle traverse un pays absolument plat. De plus, elle est
un peu débroussaillée et a environ deux mètres de largeur. De
chaque côté se trouvent sans interruption de beaux lougans qui
appartiennent les uns à Saraia et les autres à Dalafi. Par ci par
là quelques cases s’élèvent au milieu des champs de mil. Elles
sont destinées à servir d’abri aux travailleurs, pendant les
grandes pluies de l’hivernage. Elles sont inhabitées pendant la
saison sèche alors qu’on ne peut faire aucune culture.

Au point de vue géologique, nous ne trouvons absolument partout que
de la latérite, sauf un petit ilot d’argiles compactes situé à
peu près à mi-route.

Au point de vue botanique, beaucoup, beaucoup de karités, dont
quelques-uns sont en fleur. Les lianes Sabas sont également
assez abondantes. Notons encore quelques beaux ficus, quelques
caïl-cédrats, de belles Légumineuses et, enfin, en arrivant à
Dalafi, sur les bords d’un petit marigot à fond vaseux, quelques
échantillons de Fafetone.

Le _Fafetone_ n’est autre chose que le _Calotropis procera_
R. Br. de la famille des Asclépiadées, qui donne par incision
le caoutchouc. Fafetone est le nom ouolof de cette plante. Les
Malinkés l’appellent _N’goyo_, les Bambaras _N’gei_ et les
Peulhs _Poré_. C’est une liane qui atteint parfois des dimensions
considérables. Elle croît partout dans les rivières du Sud,
au Gabon, au Fouta-Djallon, sur les bords du Tankisso et dans la
majeure partie des régions situées dans la boucle du Niger. Elle
aime un terrain humide ; aussi est-elle très commune dans les pays
où l’hivernage se prolonge. Au Soudan, au contraire, où la saison
des pluies ne dure guère plus de quatre mois au maximum, on ne la
trouve que sur les bords des marigots. Elle fait absolument défaut
dans le Bondou, le Ferlo, le Kaméra, le Fouladougou, le Bambouck et
le Manding. Elle est, par contre, très abondante dans le bassin de
la Gambie et de la Haute-Falémé. Elle sécrète un suc laiteux qui,
par évaporation, donne du caoutchouc d’excellente qualité.

Les Noirs du Soudan ignorent absolument tout procédé pour recueillir
le caoutchouc. Ce n’est guère qu’à partir de la Gambie qu’on
commence à le récolter et la production augmente sensiblement, au
fur et à mesure qu’on s’avance dans le Sud. Mac-Carthy est le
point le plus septentrional où l’on commence à voir apparaître
ce précieux produit. Les indigènes du Sud de la Gambie en apportent
chaque année davantage aux comptoirs de la _Compagnie Française
de la côte occidentale d’Afrique_ et de la _Bathurst trading
Compagny limited_. En 1890, il en a été acheté environ 4,500
kilog. et, d’après les renseignements qui m’ont été donnés,
cette quantité n’était qu’un minimum comparé aux achats faits
depuis. Le caoutchouc que les indigènes apportent aux factoreries
de Gambie est en boule de la grosseur du poing environ. Sa couleur
est brune foncée à la surface ; mais, à l’intérieur, il est
blanc grisâtre. Quand on les fend par le milieu, on constate à
l’intérieur des lacunes assez grandes remplies d’un liquide
parfois abondant, surtout quand la récolte a été récemment
faite. Ce liquide est absolument nauséabond. Aussi les commerçants,
avant d’acheter, ont-ils l’habitude de les fendre pour le faire
écouler et aussi pour s’assurer qu’il n’est pas fraudé ;
car les indigènes ont l’habitude, dans certaines contrées,
d’introduire des cailloux à l’intérieur des boules. A
Mac-Carthy, le caoutchouc se vend à peu près un franc vingt-cinq
centimes le kilogramme. Les noirs mélangent parfois à leur stock de
boules, des boules de gutta. Les traitants les refusaient toujours
comme du caoutchouc de mauvaise qualité ; il n’en est plus de
même aujourd’hui.

Les dioulas emploient, paraît-il, l’écorce du Fafetone comme
stimulant. Il lui attribuent des vertus aphrodisiaques[32]. Les
feuilles de ce végétal ont, de plus, disent les Malinkés du Ghabou
et les Peulhs du Fouladougou, la propriété de clarifier l’eau. Les
Pahouins du Gabon, les Soussous et les Balantes fabriquent, avec ses
fibres, des fils très résistants. Enfin les graines sont entourées
d’une soie courte qui sert à faire des fils qui, colorés en
jaune ou en rouge, servent à coudre les boubous des élégants du
Fouta-Djallon. On dit que cette soie serait dangereuse à manier et
à travailler, car elle est très-cassante et les petits fragments
que l’on peut absorber par la voie respiratoire détermineraient
de graves affections pulmonaires.

_Dalafi_ est un village Malinké qui peut avoir environ six cents
habitants. Il est construit dans une sorte de cuvette au milieu
d’une jolie petite plaine bien cultivée. Il est entouré d’un
faible tata assez mal entretenu. Il en est de même, du reste, du
tata qui entoure les cases du chef. D’ailleurs, d’une façon
générale, le village est sale et beaucoup de cases tombent en
ruines. La population est entièrement musulmane.

Quand nous arrivons à sept heures et demie, la moitié du village
est encore endormie. Il faut dire que beaucoup de ses habitants
étaient allés la veille à Saraia pour assister au mariage et
n’étaient rentrés chez eux que fort avant dans la nuit. Ils
faisaient la grasse matinée. Nous sommes installés aussitôt dans
de bonnes cases, et, le chef du village prévenu de mon arrivée,
vint me saluer en toute hâte. Je fus bien reçu à Dalafi et
ne manquai de rien absolument. Un beau bœuf blanc fut immolé
à mon intention, au grand chagrin d’Almoudo, qui aurait voulu
l’acheter et l’emmener chez lui. Je lui demandai les raisons
de cette préférence, il me répondit alors que, dans tous les
pays noirs, tout le monde savait bien que lorsqu’on avait dans
sa maison un bœuf blanc, on était sûr de voir réussir tout ce
que l’on pourrait entreprendre. C’est le génie bienfaisant
de la famille, le porte-bonheur infaillible. Aussi un bœuf blanc
se paie-t-il toujours plus cher que les autres. Après cela, je me
demandais comment alors mes hôtes avaient pu sacrifier ce précieux
animal. Je fis interroger à ce sujet le fils du chef par Almoudo
et il lui apprit qu’on ne s’était décidé à tuer ce bœuf
que parce qu’il était vieux et qu’on venait d’en acheter un
autre qui était meilleur. Ces paroles calmèrent un peu les regrets
de mon superstitieux interprète.

Je n’aurais eu qu’à me louer des habitants de Dalafi, s’ils
ne m’avaient pas effrontément menti, uniquement dans le seul but
de ne pas m’accompagner à Faraba sur la Falémé. La longueur de
l’étape les effrayait sans doute, et il leur en coûtait d’être
obligés de secouer un peu leur paresse. A Médina-Dentilia et à
Saraia, les hommes que j’avais interrogés sur la route à prendre
pour me rendre à la Falémé, m’avaient tous déclaré que le plus
court était de passer par Dalafi. En causant avec le chef, je lui
déclarai, en conséquence, que je comptais partir le lendemain matin
pour Faraba et lui demandai de me donner des guides et les hommes
nécessaires pour soulager mes porteurs, car je savais pertinemment
que l’étape était excessivement longue. Il ne répondit rien,
mais son frère me dit alors qu’il n’y avait pas de route
de Dalafi à la Falémé, que personne dans le village n’en
connaissait et que lorsqu’ils y allaient ils étaient obligés
de passer par Diaka-Médina. On juge de mon étonnement, après
surtout ce que j’avais appris les jours précédents. Almoudo
interrogea bon nombre d’habitants du village et tous lui dirent
la même chose. Un dioula lui-même, qui se trouvait de passage à
Dalafi, me confirma l’exactitude de ce que le frère du chef venait
de me dire. Ce dioula était venu me trouver pour me prier de lui
faire rendre une charge de kolas que les gens du village lui avaient
dernièrement volée. Il n’avait donc aucun motif pour mentir comme
eux, aussi ses paroles levèrent-elles tous mes doutes. Je décidai,
en conséquence, de partir le soir même pour Diaka-Médina afin de ne
pas perdre un jour et je fis part de ma détermination au chef qui me
dit alors qu’à l’heure précise à laquelle je voudrais partir,
il me donnerait autant d’hommes que je voudrais pour me conduire
« dans la bonne route », jusqu’à ce village. Je le remerciai
et lui fis même un petit cadeau. Malgré cela mes soupçons ne
s’étaient pas complètement dissipés.

Donc, à deux heures trente minutes, nous nous mîmes en route. Les
préparatifs du départ se firent rapidement. Les hommes du village
qui devaient m’accompagner ne se firent pas attendre. Malgré
l’heure, il faisait une chaleur fort supportable et surtout
une brise de Nord qui tempérait considérablement l’ardeur du
soleil. Ciel pur et sans nuages.

La route se fit rapidement et à 4 h. 30 nous étions à
Diaka-Médina. Dès notre arrivée, les hommes de Dalafi vinrent me
demander l’autorisation de retourner chez eux afin d’y arriver
avant la nuit. N’en ayant nullement besoin, je les congédiai en
leur recommandant bien de remercier encore leur chef de ma part pour
toute sa complaisance.

La route de Dalafi à Diaka-Médina ne présente absolument aucune
difficulté. Elle traverse un pays absolument plat et qui n’offre
aucun relief de terrain appréciable. Sa direction générale est
Sud, et la distance qui sépare ces deux villages est environ de
dix kilomètres. Elle traverse plusieurs petits marigots de peu
d’importance, qui sont tous affluents du Séniébouli-Kô qui,
lui-même, se jette dans la Falémé. C’est d’abord à trois
kilomètres de Dalafi le _Fao-Fao-Kô_ où coule une eau claire
et limpide, puis, à quatre kilomètres de Diaka-Médina, le
_Badanbali-Kô_, et enfin, un kilomètre environ avant d’arriver
au village, la branche principale du _Séniébouli-Kô_, qui est peu
important en cet endroit, et dont les bords sont couverts d’une
riche végétation. Tous ces marigots sont très faciles à franchir.

Au point de vue géologique : aussitôt après avoir quitté
Dalafi, nous entrons dans une vaste plaine argileuse interrompue,
à mi-chemin environ, par un plateau de roches ferrugineuses de
peu d’étendue. La latérite a complètement disparu. Elle ne
reparaît qu’à deux kilomètres environ avant d’arriver au
village de Diaka-Médina. La plaine qui entoure ce village est
formée de ce terrain.

La végétation est excessivement pauvre de Dalafi à
Diaka-Médina. Ce n’est que peu avant d’arriver à ce village
que nous voyons réapparaître les grands végétaux. Les karités,
qui ont manqué tout le long de la route, se montrent de nouveau ;
la plaine au milieu de laquelle est construit le village en possède
de nombreux spécimens. Peu de lianes à caoutchouc et à gutta ;
quelques strophanthus sur les bords du Badanbali-Kô et, enfin,
quelques rares pieds d’anacarde aux environs du Fao-Fao-Kô. Ce
végétal est, du reste, très rare dans toute cette région.

L’_anacarde_ ou _acajou à pommes_ (_Anacardium occidentale_
L.), famille des Térébinthacées, est relativement rare au
Soudan. Pendant les différentes campagnes que nous avons faites
dans cette colonie, nous n’en avons guère rencontré que quelques
échantillons sur les bords du Baoulé, dans le Konkodougou et dans le
Niocolo. C’est un arbre de taille moyenne, qui croît généralement
dans les terrains humides. Ses feuilles sont simples, ovales, obtuses
au sommet. Ses fleurs sont disposées en panicules terminales ; leur
corolle, plus longue que le calice, est à cinq divisions. Le fruit,
qui est connu sous le nom de _Noix d’acajou_, est réniforme, à
péricarpe coriace, creusé d’alvéoles remplies d’une huile
visqueuse, noirâtre et caustique. Amande blanche, réniforme,
huileuse, de saveur douce et agréable. La noix d’acajou est
suspendue, par sa base plus renflée, à l’extrémité supérieure
d’un corps charnu, piriforme, dû au développement anormal
du réceptacle. Ce corps, nommé _pomme d’acajou_, est sucré,
acidulé, un peu âcre.

L’écorce de l’anacarde donne à l’incision une résine
jaune et dure que l’on désigne sous le nom de « _gomme
d’anacarde_ ». Les feuilles de ce végétal sont riches en tannin
et pourraient être utilisées avec avantage pour préparer les
peaux d’animaux.

_Diaka-Médina_ est un village Diakanké d’environ 450 habitants. La
population est entièrement musulmane. Il est absolument ouvert et ne
possède aucun moyen de défense, ni tata, ni sagné : on voit encore
les ruines d’un ancien tata qui devait être assez sérieux. Ce
village m’a paru assez propre et assez bien entretenu. Il est
construit au milieu d’une vaste plaine où se trouve tous les
lougans. Comme tous les villages Diakankés, il est relativement
riche. Les habitants possèdent de nombreux greniers de mil, riz,
fonio, arachides, etc., etc., et un beau troupeau d’une cinquantaine
de bœufs et d’une centaine de chèvres et moutons.

J’y reçus l’accueil le plus franc et le plus cordial, comme
cela m’est arrivé dans tous les villages Diakankés où je suis
passé : on me donne à profusion tout ce dont j’ai besoin, et
cela, sans que j’aie la peine de demander quoique ce soit. Le
chef est un homme jeune encore et qui sait se faire obéir. Très
intelligent, il est souvent consulté pour leurs affaires par les
villages environnants. Dès que je fus installé dans une jolie case
il vint me saluer avec les principaux habitants du village. Je ne
manquai pas de lui demander si réellement il n’y avait pas de
route de Dalafi à Faraba, il me répondit qu’il y en avait une
fort belle, pas plus longue que celle de Diaka-Médina et que si
les hommes de ce village m’avaient aussi mal renseigné c’est
uniquement parce qu’ils ne voulaient pas se donner la peine de
me conduire. Du reste, ils agissaient toujours ainsi et quant il y
avait une caravane à héberger ou à guider c’était toujours à
Diaka-Médina qu’ils l’envoyaient. Dans la circonstance présente
il en était enchanté : car cela lui permettait de connaître un
blanc et de causer avec un officier français. Je m’expliquai alors
pourquoi les hommes de Dalafi, à peine arrivés à Diaka-Médina,
s’étaient tant hâtés de retourner chez eux. Le fait est que si
un seul m’était tombé sous la main, il aurait payé pour tous.

Je conversai avec le chef jusqu’à la nuit tombante ; il ne me
quitta que lorsqu’il vit que j’allais dîner. Je le remerciai
de sa cordiale réception et lui recommandai de faire en sorte que
les hommes qu’il devait me donner pour me conduire à la Falémé,
fussent prêts au premier signal ; car l’étape étant fort longue,
j’avais l’intention de me mettre en route vers deux heures du
matin, dès que la lune serait levée. Il me donna l’assurance que
tout serait prêt à l’heure dite et qu’il viendrait lui-même
me mettre dans la bonne route. Il insista longuement pour me faire
rester un jour de plus dans son village. Malgré tout le désir que
j’avais d’être agréable à ce brave homme, et bien que ma santé
fût toujours chancelante, je ne me rendis pas à sa généreuse
invitation, j’avais hâte d’arriver au plus tôt dans un centre
Européen où je pourrais me soigner plus efficacement et me reposer
un peu.

Diaka-Médina est le dernier village du Dentilia à l’Est. C’est
un lieu de passage très fréquenté par les caravanes qui se rendent
du Bambouck au Niocolo et au Fouta-Djallon ou qui en reviennent. Il
ne se passe pas de jours, me disait le chef, qu’il n’en arrive
deux ou trois, surtout pendant la saison sèche. Elles traversent
de préférence ce village, parce que les dioulas savent très bien
qu’ils seront bien reçus et qu’ils ne courront aucun risque
d’être pillés. Les Diakankés sont, en effet, très hospitaliers
et, contrairement aux Malinkés, ne dévalisent jamais ceux qu’ils
hébergent dans leurs villages.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XXIV

Le Dentilia. — Frontières, limites. — Aspect général. —
Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du
sol. — Flore, production du sol, cultures. — Faune, animaux
domestiques. — Populations, Ethnographie. — Situation et
organisation politiques. — Rapport du Dentilia avec les pays
voisins. — Rapport du Dentilia avec les autorités Françaises. —
Le Dentilia au point de vue commercial. — Conclusions.


Les Malinkés désignent sous le nom de Dentilia toute cette région
assez vaste, du reste, qui est située entre le Niocolo à l’Ouest
et le Konkodougou-Sintédougou à l’Est. Elle comprend, pour ainsi
dire, toutes ces vastes plaines qui s’étendent dans la région
septentrionale de l’immense quadrilatère dont la Gambie et la
Falémé forment les deux grands côtés Ouest et Est et qui comprend
le Dentilia, le Gounianta, le Sangala et le Gadaoundou. Le Niocolo
et le Konkodougou, en effet, ne possèdent qu’une petite bande de
terrain de quelques kilomètres seulement de profondeur dans toute
cette région. La partie du Konkodougou qui se trouve ainsi située
à l’ouest de la Falémé est, du reste, absolument stérile et
inhabitée. Le Niocolo possède, au contraire, à l’Est de la
Gambie, un beau village, Laminia, et de riches terrains de culture.


_Limites. Frontières._ — Comme tous les pays que nous avons
déjà décrits, le Dentilia n’a pas de limites naturelles et ses
frontières sont mal déterminées. Toutefois nous pouvons dire,
d’une façon approximative, qu’il est compris entre les 12°
29′ et 12° 55′ de latitude Nord et les 13° 50′ et 14° 40′
de longitude à l’Ouest du méridien de Paris. Mesuré dans ses
plus grandes dimensions, il a environ 85 kilomètres du Sud-Est
au Nord-Ouest et 60 kilomètres du Nord au Sud. Sa superficie est
d’environ 4.500 kilomètres carrés. Au Nord, sa ligne frontière
commence à environ cinq kilomètres de Gondoko, au point où elle
coupe le marigot de Sandoundou-Kô. De là elle se dirige au Sud-Est
en coupant le Séniébouli-Kô, à environ douze kilomètres de
Dalafi. Du Séniébouli-Kô, elle se dirige directement au Sud-Est
jusqu’à Daléma-Kô, qu’elle coupe à environ quinze kilomètres
de la Falémé. Elle suit le cours de ce marigot pendant environ vingt
kilomètres, jusqu’à trois kilomètres au Nord du petit village de
Candaina, qui appartient au Gounianta. De là, elle se dirige droit à
l’Ouest en suivant le cours du Kobali-Kô et en passant à environ
trois kilomètres au Nord de Kobali. Elle abandonne ce marigot à
vingt-deux kilomètres de la Gambie pour se diriger brusquement au
Nord. Elle suit cette direction jusqu’à la mare de Temodalla,
dans le désert de Coulicouna. Elle oblique alors vers l’Est pour
venir se terminer au marigot de Sandoundou. Ainsi délimité, le
Dentilia a à peu près la forme d’une ellipse dont le grand axe
serait orienté Nord-Ouest Sud-Est. Ses villages frontières sont,
au Nord, Gondoko, au Nord-Ouest, Barbri-Médina, Sakoto et Bembou,
à l’Ouest, Médina-Dentilia et Mansakouko, au Sud, Daguiri,
Samé et Nafadji, à l’Est, Dalafi et Diaka-Médina.

Le Dentilia confine au Nord au désert de Coulicouna qui le sépare
de Bélédougou et du Sirimana, à l’Ouest, au pays de Badon et au
Niocolo, au Sud, au Gounianta et à l’Est au pays de Satadougou,
au Konkodougou-Sintédougou et au Bafé.

Bien que ce pays n’ait pas de limites naturelles et que ses
frontières soient absolument conventionnelles, il ne surgit jamais
aucune difficulté de territoire avec les pays voisins. Cela tient
à deux causes principales. D’abord il est absolument isolé et
séparé des centres habités appartenant aux Etats auxquels il
confine par de vastes territoires absolument déserts. Il n’y a
qu’au Sud que ses villages frontières soient situés non loin de
ceux du Gounianta. Mais la communauté d’intérêts, la parenté
de race et une situation analogue absolument isolée en font,
pour ainsi dire, son allié naturel. La seconde raison de cette
bonne intelligence qui règne dans ces contrées est en ce que les
Noirs, habitués à vivre dans la brousse, ont des points de repère
certains qui nous échappent à nous autres blancs. Ils savent, en
pleine forêt, reconnaître aisément dans quel pays ils se trouvent,
chose absolument impossible pour un voyageur qui ne fait que visiter
la contrée en passant. Aussi, est-ce en connaissance de cause
qu’ils s’aventurent chez leurs voisins, et il est excessivement
rare qu’ils se permettent de faire des lougans ou de construire
leurs cases sur un territoire étranger. Ils ne manquent jamais,
dans ce cas-là, d’en solliciter l’autorisation du chef auquel il
appartient, autorisation qui n’est jamais refusée. Ils font alors
partie du pays où ils viennent de se fixer, et le fait d’y avoir
établi leur demeure est regardé, dans tous ces pays Noirs, comme
une véritable naturalisation d’office, et ils doivent se soumettre
aux coutumes et aux lois qui régissent leurs nouveaux compatriotes.


_Aspect général du Dentilia._ — La description géographique du
Dentilia sera des plus simples, car nous sommes là dans un pays de
plaines, où les reliefs du terrain sont peu nombreux et surtout
peu appréciables, et où les cours d’eau sont, en général,
de peu d’importance. On éprouve une impression pénible quand
on parcourt les régions Est et Ouest de ce pays. Le paysage
est absolument plat. Pas d’horizon. Rien qui vous repose la
vue. Partout une stérilité et une monotonie désespérantes. Pas
la moindre éclaircie. Toujours l’horizon est borné par cet
éternel rideau d’arbres rabougris qui semble fuir devant vous au
fur et à mesure que l’on en approche. Pendant des kilomètres
et des kilomètres, les plaines argileuses arides, les plateaux
stériles formés de roches et de conglomérats ferrugineux et
absolument dénudés, les marécages au bord de certains marigots,
se succèdent sans interruption. C’est la terre de la désolation,
par excellence. Aussi, éprouve-t-on un véritable soulagement quand,
après une longue étape dans un semblable désert, on aperçoit
tout à coup, sans que rien ne vous y ait préparé pendant la route,
un village situé sur un petit monticule dominant une plaine parfois
assez étendue, bien cultivée et où s’étalent de beaux lougans
de mil, de maïs et d’arachides. L’œil du voyageur, fatigué
de n’avoir jamais vu, pendant tout le voyage, que cette couleur
grisâtre qui est propre aux argiles, se plaît à contempler
les tons rouges des terrains à latérite au milieu desquels sont
presque toujours construits les villages. Malgré leurs sombres tatas
et leur tristesse infinie, les villages prennent pendant quelques
instants, à vos yeux, un air de fête et de gaieté qui ne frappe
et réjouit malheureusement que de loin et qui disparaît dès que
l’on a franchi la porte et que l’on est obligé de parcourir
ses rues étroites. Il vous semble, qu’après un pénible voyage,
vous êtes enfin arrivé au port si ardemment souhaité et où vous
allez enfin pouvoir vous reposer un peu. Et pourtant, malgré tous
ces désavantages, les habitants du Dentilia sont fort attachés à
leur pays.

Il faut dire aussi qu’ils ont supérieurement choisi les endroits
où ils ont construit leurs villages, et que tout autour la terre
y est d’une fertilité remarquable. D’une façon générale, on
peut dire que tout ce qui est cultivable au Dentilia est ensemencé
chaque année, et que partout où se sont installés les habitants,
la terre leur donne abondamment tout ce dont ils peuvent avoir
besoin. En résumé le Dentilia appartient, dans sa plus grande
partie, à ces pays de steppes soudaniennes dont nous avons eu si
souvent l’occasion de parler. Mais là, ces steppes sont parsemées
d’ilots nombreux de terres cultivables, véritables oasis qui
rendent le pays habitable et lui donnent, dans sa région centrale
du moins, un aspect relativement agréable.


_Hydrologie._ — Le Dentilia est faiblement arrosé. On n’y trouve
aucun grand cours d’eau, pas de fleuve, pas de rivière. Nulle
part on ne trouve d’eau courante pendant la saison sèche. Seuls,
quelques marigots forment tout son système hydrologique. A ce point
de vue, on peut le diviser en deux régions bien distinctes, une
région Ouest qui appartient au bassin de la Gambie et une région
Est qui fait partie de celui de la Falémé. La ligne de partage des
eaux qui sépare les bassins de ces deux grands cours d’eau est
peu marquée dans le Dentilia. Elle est à peine indiquée par une
petite série de collines peu élevées et l’on peut dire qu’en
certaines régions les marigots dépendant d’un bassin empiètent
sur l’autre. Je ne serais même pas éloigné de croire qu’en
certains endroits de petits marigots les font communiquer l’un
avec l’autre. Toutefois la ligne de démarcation pourrait être
à peu près déterminée comme il suit. Elle suit une direction
générale Nord-Ouest-Sud-Est et est à peu près dirigée dans le
sens du grand axe de l’ellipse dont le Dentilia a la forme. Au
Nord, elle commence à la mare de Temodalla et se dirige directement
au Sud jusqu’aux environs de Médina-Dentilia. Elle est indiquée
là par une chaîne de hauteurs assez élevées qui se prolonge au
Nord dans le désert de Coulicouna ; à environ cinq kilomètres au
Nord de Médina-Dentilia, elle oblique brusquement vers l’Est et
suit cette orientation pendant environ douze kilomètres. Là, les
collines s’affaissent sensiblement et nous ne trouvons plus que
de légères ondulations du sol. Le Vandioulou-Kô, qui dépend du
bassin de la Gambie, est parallèle à cette ligne pendant quarante
kilomètres. De ce point, elle se dirige au Nord-Est jusqu’aux
environs de Oualia. Elle oblique alors directement au Sud jusqu’à
Bandiciraïla, d’où elle se dirige au Sud-Est pendant trente
kilomètres pour obliquer ensuite vers le Sud et le Sud-Ouest en
passant non loin de Samé entre le Daguiri-Kô, qui appartient à
la Gambie, et le Samakoto-Kô, qui est de la Falémé. Dans tout ce
trajet cette ligne a environ 120 à 130 kilomètres de développement.

Dans la région Est, nous trouvons, dans sa partie Nord, un grand
marigot, le _Séniébouli-Kô_. Sa direction est à peu près
Sud-Nord. Il naît dans les environs de Bandiciraïla, dans le
Dentilia, où, dans la partie ultime de son cours, il s’étale en un
vaste marais. De là, il passe non loin de Diaka-Médina, et, après
avoir traversé la région Ouest du Bafé et le Sirimana dans toute sa
largeur, il se jette dans la Falémé. Il reçoit dans le Dentilia,
à l’ouest, le Marigot de _Sandoundou_, qui reçoit lui-même le
_Sacodofi-Kô_, lequel est formé par les eaux d’un grand nombre de
marigots de peu d’importance, qui arrosent la région Nord-Ouest
de ce pays. Plus au Sud nous trouvons le _Fao-Fao-Kô_, qui passe
à quatre kilomètres au Sud de Dalafi. Dans la même direction et
à trois kilomètres de ce dernier, se trouve le _Badanbali-Kô_. La
route de Dalafi à Diaka-Médina coupe ces deux marigots. A l’est
le Seniébouli-Kô ne reçoit dans le Dentilia qu’un seul marigot de
peu d’importance, le _Sama-Kô_, que l’on trouve à un kilomètre
et demi de Diaka-Médina, sur la route de Faraba.

On trouve encore dans le Dentilia un marigot important qui appartient
au bassin de la Falémé ; c’est le _Daléma-Kô_. Il forme,
dans une partie de son cours, la séparation entre le Dentilia
et le Koukodougou-Sintédougou, et se jette dans la Falémé, un
peu en aval de Faraba. Il reçoit un grand nombre de branches que
l’on traverse en allant de Diaka-Médina à Faraba. Elles n’ont
pas reçu de noms particuliers. Mentionnons enfin, tout-à-fait au
Sud-Est, le _Samakoto-Kô_, qui passe à Samécouta, un peu au nord
du Daléma-Kô, et qui se jette dans la Falémé, non loin du gué
de Komba-N’-Soukou.

La région Ouest du Dentilia est beaucoup plus arrosée. Nous
trouvons, en procédant du Sud au Nord, les marigots suivants :

Le _Kobali-Kô_, qui passe non loin de Kobali dans le Gounianta et
qui, dans la partie moyenne de son cours, forme la limite entre le
Dentilia et le Gounianta.

Le _Daguiri-Kô_, qui passe à Daguiri et naît entre Samé et Balori,
où il n’est qu’un vaste marécage. Il reçoit plusieurs branches,
dont la plus importante passe à Sanela.

Enfin le _Koumountourou-Kô_, le plus important de tous. Il
se forme non loin de Badioula, se dirige d’abord du Sud-Est
au Nord-Ouest jusqu’aux environs des ruines de Soutouto, puis
son cours s’infléchit vers l’Ouest-Sud-Ouest jusqu’à la
Gambie, dans laquelle il se jette à cinq kilomètres en aval de
Sillacounda. Il passe à peu de distance des ruines de Tasiliman. Dans
ce trajet il reçoit, en procédant de l’Ouest à l’Est, au Sud,
le _Niguia-Kô_, qui reçoit lui-même le _Douta-Kô_, et enfin le
Noukou-Kô. Au Nord, nous trouvons une branche importante dont la
direction est franchement Nord-Est et qui reçoit le _Faraba-Kô_
et le _Vandioulou-Kô_.

Ce dernier reçoit le _Samania-Kô_ et le _Bancoroti-Kô_, qui passe
à quelques centaines de mètres à l’Ouest de Médina-Dentilia,
qu’il contourne du Nord-Est au Nord-Ouest en passant par le Sud
du village. Le Vandioulou, dans la partie la plus Est de son cours,
passe à Oualia. Tous ces marigots reçoivent, en outre, un grand
nombre d’autres petits cours d’eau insignifiants qui sont à
sec pendant la belle saison et auxquels les habitants n’ont pas
donné de noms spéciaux.

Dans tous les villages du Dentilia, on ne fait usage que de l’eau
des puits. Elle est très bonne. La nappe d’eau souterraine
se trouve très profondément, à 20 ou 25 mètres suivant les
régions. Les eaux des puits peuvent donc être considérées comme
des eaux d’infiltration, et comme les couches de terrain qu’elles
traversent ne renferment aucun principe nuisible, il en résulte
qu’elles sont excellentes pour tous les usages domestiques.

La plupart des marigots sont complètement desséchés pendant la
belle saison. Seules, les branches principales contiennent un peu
d’eau croupissante. Ils sont rares ceux dans lesquels on trouve
de l’eau courante. Cela se comprend aisément, car ils sont tous
fort éloignés de la source qui les alimente. Mais, pendant la
saison des pluies, ils se remplissent rapidement, débordent et
envahissent les plaines qu’ils arrosent. Dès que les pluies, ont
cessé, ils se vident aussi vite qu’ils s’étaient remplis. Ils
suivent en cela le régime des eaux du fleuve ou de la rivière dont
ils sont tributaires.


_Orographie._ — L’orographie du Dentilia est des plus
sommaires. Nous n’avons là aucun système bien défini. A peine
quelques collines sillonnent-elles ces plaines arides et incultes
pour la plupart, reliefs peu importants, du reste. A l’Ouest,
cependant, nous trouvons la chaîne de collines qui forme la
limite Est du désert de Caulicouna. Cette chaîne émet des
contre-forts qui longent les marigots qui vont se jeter dans le
Koumountourou-Kô. L’un de ces contre-forts passe même non loin
de Médina-Dentilia, au Nord, et se termine dans la plaine qui
s’étend à l’Est de ce village.

Si le Dentilia n’a pas de système orographique bien déterminé,
il est un fait pourtant constant qu’il est bon de signaler. C’est
le suivant, à savoir que les marigots coulent tous dans des vallées
que bordent de petites collines peu élevées (huit à dix mètres,
au plus) et qui sont parallèles à leur cours. Des villages sont
construits sur de petits monticules et l’on rencontre dans ce
pays comme partout ailleurs dans cette partie de l’Afrique de
ces collines isolées au milieu des plaines, de peu d’étendue
et de peu d’élévation et qui sont absolument indépendantes de
tout système.

La région Ouest est de beaucoup la plus accidentée. Dans les autres
régions, le pays est absolument plat ou ne présente que des reliefs
de terrains sans aucune importance. Ce ne sont, pour ainsi dire,
que de légères ondulations à peine sensibles.


_Constitution géologique du sol._ — Au point de vue géologique,
on peut rattacher à la période secondaire, la formation du sol du
Dentilia tout entier. Les collines que l’on y rencontre dans la
région Ouest ont dû émerger au commencement de cette période. Nul
doute, en effet, que toute cette région n’ait été couverte par
les eaux. Car les roches que l’on y rencontre partout sont usées,
limées et tout indique qu’elles ont été pendant de longues
années submergées et battues par les flots. Quant aux plaines de
la partie centrale ce ne doit être que longtemps, fort longtemps
après qu’elles se sont découvertes. Quant aux rares alluvions
que l’on y rencontre par ci par là, elles sont généralement peu
épaisses et sont surtout formées par le limon que, chaque année,
en se retirant, les eaux déposent sur les bords des marigots. Elles
recouvrent, presque partout, un sous-sol de terrain argileux ou de
terrain ardoisier. Quant à l’humus il fait absolument défaut.

Le sous-sol du Dentilia est formé des mêmes éléments que
celui des pays voisins. Ici du terrain ardoisier, là du terrain
ferrugineux. Les roches que l’on y rencontre sont, du reste,
absolument caractéristiques. Dans les terrains ardoisiers,
ce sont des schistes, ardoisiers et lamelleux surtout, dans les
terrains ferrugineux ce sont des quartz, des grès soit simples,
soit ferrugineux et alors fortement colorés en rouge, et enfin
des conglomérats à gangue silico-argileuse. Ces collines sont
généralement formées de ces deux dernières roches.

La croûte terrestre ne s’est pas non plus sensiblement
modifiée. Les argiles compactes, imperméables, alternent avec
la latérite, mais cette dernière est de beaucoup la moins
fréquente. On ne la trouve qu’autour des villages.

Quant à la distribution des deux sortes de terrain, elle est des
plus simples. Au centre du pays la latérite, c’est la partie
fertile. Tout autour les argiles compactes recouvrant un sous-sol
de terrain ardoisier ou bien un sous-sol formé de grès, quartz
et conglomérats ferrugineux. En maints endroits, la roche émerge
du sol et forme de vastes plateaux absolument arides. La couche
d’argiles est beaucoup plus épaisse au Sud et à l’Est que dans
les autres parties.

Le fond des marigots, vaseux dans la région Ouest, est plutôt
rocheux dans la région Est. Leurs bords sont, en général, argileux
ou couverts de limon, taillés à pic et difficiles à franchir.

De la surface du sol à la nappe d’eau souterraine, les couches
des différents terrains sont ainsi disposées : 1o une couche
d’argiles ou de latérite plus au moins épaisse ; 2o Schistes
ou grès, quartz et conglomérats ferrugineux ; 3o Sable quartzeux
et siliceux ; 4o Argiles ; 5o Nappe d’eau souterraine reposant en
général soit sur le sable qui est rare, soit sur des argiles. Il
résulte de cela que les puits dont le fond est de sable donnent,
en toutes saisons, une eau limpide et claire et, au contraire,
ceux dont le fond est argileux ont une eau de couleur blanchâtre
fortement chargée de matières terreuses, pendant la saison des
pluies principalement. Il est facile de les en débarrasser en les
laissant reposer en décantant et, enfin, en filtrant, si toutefois
on a ce qu’il faut à sa disposition.

Du fait que, dans certaines régions, on a trouvé, en certains
endroits, quelques échantillons de roches granitiques, on a cru
devoir en conclure que certaines parties du Soudan appartenaient à
la période primitive. On pourrait le dire du Dentilia également,
car nous avons vu plus haut que nous avions trouvé aux environs de
Médina-Dentilia d’énormes blocs de beau granit gris. La présence
de ces roches dans des terrains qui appartiennent à une période de
formation géologique tout différente de celle à laquelle elles sont
généralement rattachées peut s’expliquer aisément. Il n’y a
pour cela qu’à les examiner attentivement. Elles ne forment pas,
en effet, de bancs réguliers inhérents au sol environnant. Ce ne
sont pas de ces couches rocheuses caractéristiques des terrains
de la période primitive qui s’étendent au loin sous la croûte
terrestre et forment parfois de véritables montagnes. Ce sont des
blocs isolés, plus ou moins volumineux, noyés dans des argiles,
comme nous l’avons remarqué à Irimalo sur la Falémé, ou
bien entourés de toutes parts de grès ou de quartz ou même de
terrain ardoisier, comme cela existe à Médina-Dentilia. De plus,
pas la moindre arête, par la plus petite rugosité. Elles sont, au
contraire, lisses et polies comme si elles sortaient des mains d’un
bon ouvrier. Très glissantes, les chevaux n’y marchent qu’avec
mille précautions. Tout cela nous permet de conclure qu’elles
ont été déposées là par les flots alors que le pays était
encore complètement couvert par les eaux. Ce sont de véritables
blocs erratiques sur lesquels la mer immense qui les a recouverts
pendant des milliers d’années a laissé son empreinte ineffaçable.


_Climatologie._ — Nous n’aurons que quelques mots à ajouter à
ce que nous venons de dire sur l’hydrologie, l’orographie et la
constitution géologique du sol du Dentilia, pour faire connaître
quel doit être son climat. Par sa latitude et sa longitude, ce pays
se place naturellement dans les climats chauds. Le régime de ses
eaux, le peu de profondeur de la nappe souterraine en font un foyer de
paludisme. Et si nous ajoutons que, vu la presque imperméabilité
de son sol, les eaux qui tombent à sa surface n’étant pas
absorbées, finissent par croupir et ne disparaissent que lentement,
par évaporation due à la chaleur solaire, on sera convaincu que
ce pays est peu habitable pour une race humaine autre que celle
qui le possède. Le blanc ne s’y pourrait pas acclimater. Disons,
en plus, que rien ne le protège contre l’action des vents. Son
système orographique est presque nul, aussi est-il exposé, sans
aucune défense, aux vents brûlants d’Est et de Nord-Est pendant
la saison sèche, et, pendant l’hivernage, aux vents humides et
malsains du Sud et du Sud-Ouest. Son climat ne diffère, en un mot,
de celui des autres parties du Soudan qu’en ce que la saison des
pluies y est plus longue que dans les régions septentrionales.


_Flore._ — _Productions du sol._ — _Cultures._ — La Flore
du Dentilia est peu riche, surtout dans les plaines argileuses de
l’Ouest et de l’extrême Est. Ce n’est que dans les terrains
à latérite que la végétation est un peu plus active. Les bords
des marigots sont également très favorisés sous ce rapport.

Le karité, qui est très rare dans les plaines de terrain argileux,
est, au contraire, très abondant dans les terrains ferrugineux et à
latérite. Nous en avons vu dans la plaine de Médina-Dentilia qui
atteignaient des dimensions fort respectables. Beaucoup étaient en
fleurs. Il y aurait là une source énorme de richesse pour le pays ;
mais il faudrait avoir affaire à d’autres gens qu’à des Noirs
et surtout à des Malinkés. D’une façon générale, on peut dire
que ce végétal est très abondant dans les régions qu’il habite.

Les lianes à caoutchouc (_Vahea_), qui manquent absolument dans
la région Ouest, sont très abondantes dans le reste du pays
et surtout le long des marigots. On les trouve également sur les
plateaux rocheux et ferrugineux. Mais elles sont moins développées
dans ces sortes de terrains que dans le limon qui couvre les bords
des marigots.

Mentionnons encore quelques palmiers le long des cours d’eau,
quelques caïl-cédrats et surtout une énorme quantité de fromagers
un peu partout. Quand nous y sommes passés, au mois de janvier, ils
étaient en fleurs. Les Légumineuses sont assez rares. Nous avons
remarqué cependant quelques nétés et quelques mimosées. Ces
dernières se rencontrent surtout dans les plaines désertes et
incultes de l’Est et de l’Ouest. Le gommier y est inconnu.

On peut dire que, dans le Dentilia, tout ce qui était cultivable est
cultivé. Partout où le sol a permis de faire un lougan, le noir
l’a fait. Mais c’est surtout autour des villages qu’ils sont
nombreux et bien entretenus. Tout ce qui entre dans l’alimentation
du noir y est cultivé, mil, arachides, maïs, etc., etc. Peu de riz,
le terrain n’étant pas propice à la culture de ce végétal,
mais, par contre, de beaux champs de coton et d’indigo. Autour
des villages se trouvent de nombreux jardinets entretenus avec soin
et où les femmes et les enfants cultivent des oignons et du tabac,
dont les Malinkés sont, nous le savons, très friands.

Les lougans sont cultivés en sillons quand la quantité de terre
végétale le permet ou bien en petits monticules d’environ 40
centimètres de diamètre. Toutes ces précautions sont prises pour
permettre aux eaux de séjourner plus longtemps autour des semis. Ils
sont parfaitement entretenus et on n’y voit aucune mauvaise
herbe. Aussi les récoltes sont-elles toujours fort abondantes.


_Faune. Animaux domestiques._ — La Faune du Dentilia diffère
peu de celle des autres pays du Soudan. Ce sont toujours les mêmes
animaux. Parmi les carnassiers, le lion, la panthère, la hyène,
le lynx, le chat-tigre. Les animaux non nuisibles sont représentés
par les antilopes de toutes variétés, biches, gazelles, bœufs
sauvages, etc., etc. Enfin, dans les régions de l’Est et de
l’Ouest, on rencontre encore l’hippopotame et l’éléphant. Ce
dernier commence à y devenir fort rare. Le sanglier, par contre,
y est très commun. Les pintades et les perdrix grises y sont très
nombreuses et leur chair est excessivement savoureuse.

Les Malinkés du Dentilia sont de grands éleveurs de bestiaux et
chaque village possède un troupeau de bœufs fort nombreux. On y
trouve les deux espèces, la grande et la petite ; mais la première y
est plus commune que la seconde. Citons encore les moutons, chèvres
et poulets, qui abondent dans tous les villages.


_Populations. Ethnographie._ — La population du Dentilia, sauf trois
villages, est uniquement formée de Malinkés : les Diakankés y sont
peu nombreux. D’après la tradition, il a été colonisé par une
seule famille, les Damfakas. Venus du Manding dans le Bambouck, lors
de la seconde grande migration Malinkée, avec Noïa-Moussa-Sisoko,
ils se fixèrent d’abord dans le Bambougou et de là émigrèrent
dans le Dentilia qu’ils peuplèrent peu à peu. La légende dit
qu’étant allés un jour à la chasse aux bœufs et aux éléphants,
plusieurs guerriers de cette famille avaient poursuivi à travers
le Diébédougou, le Bafé et le Sirimana, un troupeau de ces gros
animaux. Ils avaient traversé la Falémé aux environs du petit
village de Kolia et étaient arrivés ainsi au centre du Dentilia
alors complètement inhabité. Captivés par la fertilité relative
du terrain et surtout par sa situation isolée qui leur permettrait
d’échapper aux envahisseurs qui continuaient à venir de l’Est,
ils étaient revenus par le Konkodougou dans leur pays et avaient
entraîné à leur suite toute leur famille, malgré tout ce
qu’avait pu faire Moussa-Sisoko pour les retenir. On dit même que
celui-ci, voulant les retenir de force, avait saisi par l’oreille
le chef des Damfakas, mais que ce dernier, ne voulant plus habiter
le Bambougou et désirant à toutes forces s’affranchir de toute
domination, fit un mouvement si brusque pour se délivrer des mains
de Moussa, que son oreille resta entre les doigts de ce dernier. Ce
que voyant, tous les membres de la famille s’enfuirent avec leur
chef, et, guidés par leurs chasseurs, arrivèrent dans ce Dentilia,
sans encombre, où ils se fixèrent. Depuis cette époque, on chante
dans presque tous les tam-tams, pour perpétuer le souvenir de ce
fait, une sorte de complainte dont les premiers mots sont : « Tu ne
t’en iras pas, je te tiens par l’oreille ». Je n’ai jamais pu
obtenir la traduction du reste. Cette légende m’a été racontée
dans le Bambouck par un vieux griot de Nanifara (Bambougou).

Du jour où ils sont venus l’habiter, les Damfakas n’ont pas
quitté le Dentilia. Il leur a toujours appartenu et ils l’ont
toujours dirigé. Les uns sont musulmans et les autres non. Mais
il est facile de constater combien la religion du prophète y fait
chaque année de rapides progrès. Aujourd’hui, buveurs de dolo et
marabouts sont à peu près en nombre égal ; mais ce jour n’est
pas éloigné où tous feront salam.

Peu après leur installation, on ne tarda pas à apprendre dans le
Bambouck combien la nouvelle colonie était prospère et quelle
sécurité y régnait. Aussi, bon nombre de familles malinkées
quittèrent elles le Bambouck pour venir habiter avec les Damfakas ;
c’est ainsi que nous trouvons dans le Dentilia des Cissés et des
Camaras qui sont musulmans, des Dabos et même des Sisokos qui ne le
sont pas. Ils n’ont pas formé de villages spéciaux, et habitent
avec les Damfakas avec lesquels, par des unions fréquentes, ils
finiront par se confondre.

A quelle époque l’islamisme fit-il sa première apparition dans ce
pays, nous ne saurions le dire ? Tout porte à croire cependant que
cette date est encore très récente, car leur religion est encore
mélangée de pratiques et de superstitions que nous retrouvons
vivaces chez les Malinkés qui ne se sont pas encore convertis.

La population entière du Dentilia est d’environ neuf mille
habitants. Ce pays, comme on le voit, est relativement peu habité,
mais si l’on ne tient compte que de la partie où s’élèvent les
villages, la population y est au contraire très dense. Relativement
à sa superficie totale, il n’y aurait que deux habitants par
kilomètre carré. Mais la partie habitée n’ayant, à peu près,
que 1,200 kilomètres carrés de superficie, la population y aurait
une densité de 7 habitants par kilomètre. Voici la liste des
villages Malinkés du Dentilia :

                 _Villages Malinkés du Dentilia._

  Médina-Dentilia.    Dioulafoundou.

  Badioula.           Nafadgi.

  Sekoto.             Sita-counda.

  Sekoto-Kokaba.      Dalafi.

  Saraïa.             Diacorea.

  Bandiciraïla.       Barbri-Médina.

  Sanela.             Gondoko.

  Barocoumbaïa.       Baïtillaë.

  Binéa.              Diabérécoto.

  Bembou.             Bani-Bani.

  Samé.               Daloto.

Outre ces village Malinkés, il existe encore dans le Dentilia trois
autres villages qui sont habités par des Diakankés venus du Bondou,
chassés par les exactions des Almamys. Ce sont :

  _Samécouta._ — _Balalori._ — _Diaka-Médina._

Les villages Malinkés du Dentilia n’ont pas l’aspect que
présentent les autres villages de cette race. Ils sont plus propres
et mieux entretenus. Le mode de construction des habitations et
des tatas est le même. Nous l’avons décrit plus haut. Nous n’y
reviendrons pas. Quant à l’intérieur des villages, il est toujours
et dans tous d’une saleté repoussante. Les rues sont couvertes
d’immondices de toute nature et, seuls, les chiens sont chargés
du service de la voirie.

Le Malinké, buveur de dolo, est là ce qu’il est partout ailleurs,
sale, puant, dégoûtant, suant la vermine, vantard, pillard,
paresseux et ivrogne fieffé.

Tout autre est le Malinké musulman ; il est un peu plus policé. Il
est plus propre et ne boit jamais, du moins en public. Il ne vaut
certes pas mieux que ses congénères. Il est comme lui vantard
et paresseux. Par contre, il est beaucoup plus brave. Mais il est
supérieurement hypocrite et sait cacher ses défauts sous des dehors
plus séduisants et moins repoussants.

Les villages Diakankés sont tous ouverts et démunis de tatas. Ils
sont un peu plus propres que les villages Malinkés et les cases en
ruines y sont moins communes. Leurs habitants y vivent tranquilles,
cultivant leurs lougans, élevant leurs troupeaux et pratiquant en
paix leur religion. Les Diakankés sont tous musulmans fanatiques. Ils
sont excessivement hospitaliers, comme tous les noirs, du reste, en
général. Contrairement aux Malinkés, ils se livrent rarement au
pillage des dioulas et des caravanes qui viennent se reposer chez eux.


_Situation et organisation politiques._ — Il n’y a pas dans
le Dentilia de chef du pays, de Massa, comme dans les autres Etats
Malinkés dont nous avons fait l’histoire plus haut. Chaque village
règle ses affaires comme bon lui semble, sans que personne ait
à s’en occuper en quoi que ce soit. Le chef du village est, en
principe, omnipotent, mais, en fait, il ne jouit absolument d’aucune
autorité, comme cela a lieu dans tous les villages Malinkés. Les
vieillards et les chefs de case forment auprès de lui une sorte de
conseil, dont il peut parfaitement ne pas suivre les avis. Mais de
tous les habitants du village, celui qui a le plus d’influence
auprès du chef est son griot. Le forgeron jouit bien de quelques
prérogatives aussi, mais moins que le griot. Celui-ci donne son avis
dans toutes les affaires publiques et souvent même dans les affaires
privées du chef, et il est rare qu’il ne soit pas suivi. Il peut
tout dire et tout faire, certain d’avance d’être pardonné.

Malgré ce désordre apparent, il n’y a guère de contestations
de village à village. Cela tient à ce que les chefs sont tous de
la même famille, et que tout se règle à l’amiable. Lorsqu’il
s’agit de faire une expédition de guerre quelconque, ce qui est
excessivement rare, je me hâte de le reconnaître, chaque village
fournit son contingent qui est commandé par son chef ou par un
guerrier que celui-ci a désigné. Nous n’avons pas besoin de dire
que c’est la confusion à son plus haut degré.

Lorsqu’en 1888, nous avons signé avec le Dentilia le traité qui
place ce pays sous le protectorat de la France, c’est avec le chef
de Médina-Dentilia, agissant en son nom et au nom des autres chefs,
que les signatures ont été échangées. Par analogie sans doute
avec les autres pays, nous avons voulu en faire le chef de tout le
Dentilia. L’article Ier du traité est, en effet, ainsi conçu :
« La France reconnaît pour chef du pays de Dentilia Ansoumané, fils
de Sokona-Ahmadi ». C’est le nom du chef de Médina. Or, veut-on
savoir quel a été le résultat de cette reconnaissance. Lorsque
je suis passé à Médina-Dentilia, je fus très bien reçu par
Ansoumané lui-même. En causant, je lui demandai quel était le chef
du pays ; il me répondit qu’il n’y en avait pas, et c’est
lui-même qui nous a donné les renseignements politiques que nous
venons de relater.

Cependant, au point de vue de la justice, il est d’usage d’en
appeler au chef de village le plus âgé du pays. Ses jugements
sont presque toujours exécutés. Actuellement, c’est le chef de
Dioulafoundou qui jouit de cette prérogative.

En résumé, il y a dans le Dentilia comme un embryon d’organisation
politique, malgré le désordre apparent. C’est une sorte de
république fédérale.

Les Diakankés vivent absolument à part et leurs affaires sont
réglées par leurs chefs et leurs marabouts. Vis-à-vis des
Malinkés, ils ne sont que les locataires de la terre qu’ils
habitent, le sol appartenant aux Damfakas, qui sont les premiers
occupants.

Les habitants du Dentilia ne payent aucun impôt comme redevance de
quelque nature que ce soit, à qui que ce soit.


_Rapports du Dentilia avec les pays voisins._ — Malgré le voisinage
du Niocolo et du Gounianta, qui sont tributaires de Fouta-Djallon,
le Dentilia n’a jamais eu affaire aux colonnes de guerre de ce
puissant empire Peulh. Il s’est rarement mêlé des affaires des
Etats qui l’avoisinent. Depuis quarante ans il n’a pris part
qu’à deux expéditions. En 1861, il prêta main-forte aux gens
de Marougou (Sirimana), que Boubakar-Saada, almamy du Bondou, était
venu attaquer. Marougou se défendit vigoureusement et l’arrivée
du contingent du Dentilia décida de la victoire. Boubakar-Saada
fut complètement battu et obligé de battre en retraite. Il laissa
bon nombre des siens sur le carreau et fut obligé d’abandonner
ses blessés et, parmi eux, un de ses cousins, Ahmady-Sôma, qui
n’échappa aux bandes du Dentilia que grâce aux ténèbres. En
1868, il s’unit de nouveau à Marougou pour tomber sur Mamakono,
dont les guerriers s’étaient joints aux troupes de Boubakar-Saada
dans la précédente campagne. Cette fois-ci, l’almamy du Bondou
remporta une victoire complète sur ses alliés, mais le Dentilia eut
le bon esprit de se retirer à temps de la lutte et de s’entendre
avec le vainqueur. Aussi ne fut-il pas inquiété. Depuis cette
époque, aucune guerre n’est venue troubler ce pays. Aujourd’hui
il vit en bonne intelligence avec la Badon, le Niocolo, le Gounianta
et le Konkodougou. Il n’a jamais de contestations avec eux. Mais
il n’en est pas de même avec le Bélédougou et le Sirimana, au
Nord. Les habitants de ces deux pays, pillards et voleurs fieffés,
mettent souvent à contribution les villages du Dentilia. Ils vont
jusqu’à enlever sous les murs mêmes des tatas des femmes,
des enfants, des captifs et des bœufs. De plus, ils infestent
les routes pendant toute l’année, à tel point qu’un homme
qui s’aventurerait seul dans la brousse, courrait grand risque
d’être fait captif. La situation est telle que les gens du Dentilia
ne peuvent cultiver leurs lougans que le fusil auprès d’eux.

Les Peulhs du Tamgué font aussi de fréquentes apparitions dans
le pays et s’y livrent aux mêmes rapines que les Malinkés du
Bélédougou et du Sirimana.


_Rapports du Dentilia avec les autorités Françaises._ —
Le Dentilia tout entier est placé sous le protectorat de la
France depuis le 10 janvier 1888, à la suite d’un traité
conclu entre M. le sous-lieutenant d’infanterie de marine,
Levasseur, représentant le lieutenant-colonel d’infanterie
de marine Galliéni, commandant supérieur du Soudan Français,
et Ansoumané, chef de Médina-Dentilia, agissant au nom de tous
les chefs du pays. Les clauses principales en sont fidèlement
observées. Mais le Dentilia est trop éloigné pour que notre
protectorat s’y fasse sentir d’une façon efficace. De plus,
il est rare que les habitants viennent soumettre leurs affaires
aux autorités françaises dont relève leur pays. Au point de vue
politique, administratif et judiciaire, il relève actuellement du
commandant du cercle de Kayes. Vu son éloignement, il échappe au
contrôle de cet officier. Quoi qu’il en soit, ce que nous pouvons
affirmer, pour en avoir fait l’expérience, c’est que tous les
officiers français y sont bien reçus.


_Le Dentilia au point de vue commercial. Conclusions._ — Le Dentilia
avait autrefois une triste réputation, c’était un véritable
coupe-gorge et les dioulas ne pouvaient s’y aventurer sans être
pillés jusqu’au dernier kola et étaient, de plus, souvent même
roués de coups. Depuis le traité, la situation a changé, et le
commerce s’y fait plus sûrement. Il y a bien encore quelques
vols, mais plus de pillage en règle. Par sa situation, ce pays a
une réelle importance au point de vue commercial. C’est par là
que passent tous les dioulas qui se rendent du Bambouck, en Gambie,
au Niocolo et au Fouta-Djallon. Pour en augmenter la prospérité,
il serait bon de mettre un terme aux pillages des Malinkés
du Bélédougou et du Sirimana, et d’en chasser les Peulhs du
Tamgué. Sans doute, on n’en fera jamais une colonie de rapport,
mais il pourra, à la longue, s’y créer un commerce d’échange
assez important.

                               * * * * *




                             CHAPITRE XXV

Départ de Diaka-Médina. — Marche de nuit. — Fuite d’un
porteur. — Rencontre d’une nombreuse caravane. — Le commerce
du sel au Soudan. — Passage de la Falémé. — Description de
la route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le Kaki. —
Arrivée à Faraba. — Nous sommes en pays de connaissance. —
Le village, le chef. — Recherche de l’or. — Départ
de Faraba. — A travers le Sintédougou et le Bambouck. —
Sansando. — Dioulafoundoundi. — Soukoutola. — Notes sur le
Sintédougou. — La vallée de Batama. — Mouralia. — Les mines
d’or. — Sékonomata. — Batama. — Ascension de la chaîne
du Tambaoura. — Yatéra. — Malaoulé. — Koudoréah. —
Difficultés de la route. — Guibourya. — Le Diébédougou. —
Kéniéti. — Guénobanta. — Le Diabeli. — Yérala. —
Dialafara. — Le Tambaoura. — Les circoncis et la circoncision
au Soudan. — Orokoto. — Panique des habitants. — Nouvelle
ascension du Tambaoura. — Téba. — Malembou. — Le Natiaga. —
Arrivée à Faidherbe-sur-Galougo. — Le chemin de fer. — Mauvaises
nouvelles. — Arrivée à Boufoulabé. — Cordiale réception.


_23 janvier._ — Nuit relativement chaude. Ciel clair et
étoilé. Brise de Nord-Est. Au point du jour, ciel un peu couvert
dans l’Est. Le soleil est un peu voilé à son lever. Température
chaude. Brise de Nord-Est assez forte. Vers huit heures, le ciel
est complètement dégagé. Je réveille mes hommes à une heure
quarante-cinq minutes du matin, car nous allons avoir une grande
étape à faire. Malgré l’heure matinale, les préparatifs
du départ se font rapidement et les porteurs sont réunis à
l’heure dite. Le chef vient me serrer une dernière fois la main
et m’accompagne pendant environ un kilomètre. Il me quitte
quand il voit que je suis dans la bonne route. Il était deux
heures trente minutes quand nous quittâmes Diaka-Médina. La lune
se levait et la température était excessivement fraîche. Aussi
marchons-nous d’une bonne allure pour nous réchauffer. A 2 h. 50,
nous traversons, à environ deux kilomètres du village, le marigot
de Sama-Kô, affluent du Séniébouli-Kô, et quand nous faisons
la première halte, il fait encore une nuit profonde. Un porteur en
profite pour se sauver. Malgré nos recherches, nous ne pouvons le
retrouver. J’aurais été fort embarrassé si je n’en avais pas
eu deux haut le pied. Je puis donc le remplacer sans difficulté et
me remettre en route sans retard. A sept heures, nous traversons le
marigot de Daléma-Kô, qui forme la frontière entre le Dentilia
et le Koukodougou-Sintédougou. Le passage de cet important cours
d’eau est assez délicat, non pas parce qu’il est profond,
mais parce que son lit est encombré de roches excessivement
glissantes. De plus, ses berges sont absolument défoncées par
les nombreux passages d’hippopotames qui sont très nombreux dans
cette région, d’après le dire des hommes de Diaka-Médina qui
m’accompagnent. Nous faisons halte sur les bords de ce marigot et je
puis m’assurer en explorant ses rives pendant un kilomètre environ
en aval du point où nous nous trouvions que, dans cette région,
ses berges sont escarpées et qu’il coule entre deux rangées
d’énormes rochers. Après avoir pris un quart d’heure de repos
nous nous remettons en route, et à onze heures nous sommes sur les
bords de la Falémé, en face de Faraba, où j’ai décidé que
nous allions passer la journée. Un peu avant d’y arriver nous
avions laissé sur notre gauche la route de Dalafi. Le chef de
Diaka-Médina ne m’avait donc pas trompé.

A mi-route environ, j’avais rencontré une caravane de 93 hommes et
femmes dont 79 étaient chargés de pains de beurre de karité. Ils
venaient du Koukodougou et allaient vendre leur karité et leur or
à Mac-Carthy. Les griots marchaient en tête, frappant sur leurs
tam-tams, pinçant de la guitare. Les femmes chantaient à tue-tête
et tout ce monde faisait un vacarme étourdissant. Je remarquai
qu’ils avaient eu la précaution de se munir de leurs marmites
pour pouvoir faire leur cuisine en route. A mon aspect, la caravane
entière s’arrêta et le chef vint me saluer. Entre autres choses,
je lui demandai pourquoi ils n’allaient pas, de préférence,
vendre leurs produits à Bakel, Khayes ou Médine, qui étaient bien
plus rapprochés que Mac-Carthy, il me répondit tout simplement
parce que : « à Mac-Carthy, on nous donne un meilleur prix de nos
marchandises et que les dioulas français essaient toujours de nous
tromper » (_sic_). Ceci n’a pas besoin de commentaires.

En parlant ainsi, mon interlocuteur faisait sans doute allusion à la
déplorable habitude qu’ont ces dioulas du Sénégal et du Soudan de
mélanger le sel avec du sable. Cette fraude est pratiquée sur une si
grande échelle depuis Podor jusqu’au Niger que le sel qui est ainsi
vendu aux indigènes contient parfois 75 % de sable. Ces procédés
sont absolument inconnus en Gambie. A Mac-Carthy notamment, la
Compagnie Française et la Bathurst trading Company, ainsi que leurs
agents de l’intérieur, ne livrent aux indigènes que du sel de
première qualité. Nous pouvons en parler en connaissance de cause ;
car nous nous en sommes servis, pendant la plus grande partie de notre
voyage, aussi bien pour notre cuisine que pour nos échanges. Nous
avons cru devoir insister, un peu longuement peut-être, sur cette
question du sel. Elle est, en effet, capitale au Soudan qui, sous
ce rapport, est fort deshérité. C’est peut-être la matière
d’échange qui, avec les étoffes, donne lieu aux transactions les
plus importantes. Nous estimons qu’il serait bon d’enrayer ces
manœuvres frauduleuses, tout au moins dans nos centres commerciaux,
si nous ne voulons pas voir réduit à néant notre commerce du sel,
et cela à brève échéance. Ce sera le seul moyen de ramener à
nos escales les caravanes de l’intérieur qui s’en écartent de
jour en jour davantage.

Le passage de la Falémé se fit sans aucun accident. Je la traversai
en pirogue, et les porteurs et les animaux la passèrent à gué un
peu plus bas.

La route de Diaka-Médina à Faraba présente deux grosses
difficultés ; le passage du Daléma-Kô et celui de la Falémé. Le
Daléma-Kô, au point où on le traverse, est à sec à cette époque
de l’année ; mais son passage n’en est pas moins rendu difficile
par les roches glissantes qui obstruent son lit. Il peut avoir environ
vingt mètres de largeur. Le passage de la Falémé au gué est assez
facile, mais ce gué n’existe que pendant la saison sèche, de
janvier à juin. Le passage en pirogue offre plus de difficultés,
surtout pour embarquer ; car les bords sont absolument à pic,
et je n’ai pas besoin de dire que les noirs ne font rien pour
améliorer l’embarcadère. Aussi faut-il se livrer à une véritable
gymnastique, peu facile pour ceux qui n’y sont pas habitués.

La nature du terrain de Diaka-Médina à Faraba est peu variée. A
quelques centaines de mètres du premier village, la latérite
cesse brusquement, et, à partir de ce point jusqu’à environ
trois kilomètres de la Falémé, nous ne trouvons plus que des
argiles compactes qui recouvrent un sous-sol de quartz, grès et
conglomérats ferrugineux. A trois kilomètres de la Falémé, la
latérite réapparaît et se continue jusqu’à la rivière. La rive
droite est, au contraire, formée de terrain ardoisier que recouvre
une épaisse couche de sables et d’argiles qui s’avance fort
peu dans les terres. Les sables des rives de la Falémé à Faraba,
et particulièrement ceux de la rive droite, contiennent une assez
forte proportion d’or en paillettes, qui fait l’objet d’une
exploitation dont nous parlerons plus loin.

La végétation est, dans toute cette région, d’une pauvreté
rare, sauf sur les bords de la Falémé. Jamais je n’ai trouvé
pays plus deshérité sous ce rapport. C’est la brousse des
steppes Soudaniennes dans toute l’acception du mot. Les Karités
disparaissent à peu de distance de Diaka-Médina. Nous ne les
retrouvons plus et encore très rares qu’à environ 6 kilom. de la
Falémé. Les lianes à caoutchouc ont également disparu, et dans
tout ce trajet je n’ai rencontré d’intéressant à mentionner
que quelques rares échantillons de ce végétal que les indigènes
désignent sous le nom de _Kaki_.

_Le Kaki_ (_Diospyros mespiliformis_ Hochst), de la famille des
Ebénacées, est un arbre de taille moyenne à feuilles alternes,
fleurs axillaires, fruits charnus comestibles. Il croît de
préférence sur le sommet des collines et est assez rare dans tout
le Soudan. C’est ce végétal que nous désignons généralement
sous le nom de « _faux ébénier_ ». Son bois est compact,
excessivement serré. Lorsqu’il est poli, il est impossible d’y
découvrir traces de fibres. Le cœur est noir, le plus souvent
marqué de lignes fauves. C’est ce qui lui a fait donner le nom
d’Ébène. Mais il est rare de rencontrer des échantillons sans
défaut, et fréquemment, il est veiné de blanc. Très cassant,
surtout quand il est sec, les indigènes ne s’en servent guère
qu’aux environs de nos postes. Ils en fabriquent des cannes qu’ils
vendent aux Européens. En certains cas, il pourrait remplacer
l’ébène dont il est loin toutefois d’avoir le brillant.

J’arrivai à Faraba vers onze heures et demie, quand je me fus
bien assuré que tout mon personnel avait franchi sans accident
la Falémé. Nous étions là en plein pays de connaissance,
j’avais déjà visité ce village en 1889, et bien des habitants
dès notre arrivée nous reconnurent Almoudo et moi et vinrent me
saluer. Je n’ai pas besoin de dire que je fus excessivement bien
reçu. Dès que je fus installé dans une case bien propre, le chef
vint me faire visite avec ses principaux notables. C’était le
même qu’en 1889. Il me souhaite la bienvenue, me dit que dans
son village je suis chez moi et que je puis rester me reposer chez
lui tant je voudrai, qu’il ne nous laissera manquer de rien, ni
mes hommes ni moi. Immédiatement après qu’il m’eût quitté,
ce vieux brave homme m’envoya du lait, des œufs, du couscouss,
en un mot, tout ce dont je pouvais avoir besoin. De plus, il fit
abattre un beau bœuf dont il m’envoya la viande pour « mon
déjeûner ». Je la fis distribuer entre mes hommes et les gens
du village au grand étonnement des habitants, qui n’étaient pas
habitués à pareille aubaine. Naturellement je fis porter au chef
ce qui lui revenait, un quartier de devant.

La journée se passa sans incidents. Tout le monde se reposa des
fatigues de la longue étape du matin. Dans la soirée, j’envoyai
un courrier à Sansando, où réside le chef du Sintédougou, pour
lui annoncer ma visite pour le lendemain. Au moment où, la nuit
tombante, j’allais me mettre au lit, un homme du village vint me
saluer et me demanda à me servir de guide le lendemain pour me rendre
à Sansando. Je ne refusai pas son offre, surtout quand il m’eut
dit que c’était lui qui nous avait servi de guide deux ans avant
pour aller de Faraba à Irimalo, et que nous lui avions donné un
boubou blanc. Je compris son empressement et tout le désir qu’il
avait de m’être utile. Le contraire m’eût étonné, car je
savais depuis longtemps qu’au Soudan, on ne fait rien pour rien,
surtout quand c’est pour nous. Je lui promis, en conséquence,
que je ne serais pas moins généreux que ne l’avait été, dans
la circonstance qu’il venait si adroitement de me rappeler, mon
ami le capitaine Quiquandon, chef de notre mission.

Faraba est un village Malinké dont la population peut s’élever
à environ 650 habitants. Lorsque nous l’avons visité en 1889, il
était complètement en ruines et n’avait pas plus d’une centaine
d’habitants. Il a réellement prospéré depuis cette époque. Les
cases ainsi que le tata du chef ont été reconstruits. De même
du reste que l’enceinte extérieure qui, de loin, nous a parue
bien entretenue. Intérieurement, c’est le village Malinké,
par excellence, sale, dégoûtant, puant. Sa population est presque
uniquement formée de Sisokos. Il est situé à environ deux cents
mètres en amont du gué de la Falémé qui porte son nom, et
sur la rive droite de cette rivière. Son chef nous est absolument
dévoué. Ses habitants cultivent pendant l’hivernage leurs lougans,
et, pendant la saison sèche, se livrent à la récolte de l’or
en lavant les sables de la Falémé, qui en contiennent en quantité
relativement considérable. C’est peut-être, après Mouralia, dans
le Diébédougou, le point où l’on en extrait le plus. Faraba est,
en outre, un lieu de passage très fréquenté par les dioulas qui
viennent du Koukodougou, du Bambouck et se rendent dans le Dentilia,
le Niocolo et le Fouta-Diallon. Il y en avait plusieurs dans le
village qui sont venus me saluer dès qu’ils eurent appris mon
arrivée. Dans cette saison ils y séjournent toujours pendant
plusieurs semaines, afin de pouvoir acheter sur place l’or qui se
récolte et vont ensuite le revendre à Khayes, Bakel et Médine.


_21 janvier._ — En 1889, nous étions passés, pour nous rendre
à Faraba, par Kéniéba et Sanougou ; connaissant donc cette
route, je me résolus cette fois à prendre celle de Sansando,
Dioulafoundoundi et Soukoutola. J’aurais ainsi visité tout le
Sintédougou. Donc, à 4 h. 15 du matin, nous nous mîmes en route
pour Sansando. Mon guide d’hier soir n’a eu garde d’être en
retard. Je crois même qu’il a couché non loin de la case où je
suis logé pour ne pas manquer l’heure du départ. Il est debout
le premier et organise lui-même le convoi. A environ un kilomètre
et demi de Faraba nous traversons le marigot de Senkouli-Kô, sur
les bords duquel se terminent les lougans du village. A six heures,
nous franchissons celui de Bokkolongo-Kô. A sept heures cinquante
minutes celui de Kelengo-Kô, à huit heures vingt-cinq celui de
Doudé-Kô et enfin à huit heures cinquante nous sommes à Sansando,
but de l’étape. La route s’est faite rapidement et les porteurs
ont très bien marché.

L’aspect du pays que nous traversons a complètement changé,
nous sommes en plein pays de montagnes, et de temps en temps nous
voyons enfin de larges horizons qui nous changent des mornes plaines
du Dentilia.

La route de Faraba à Sansando est loin d’être belle. Elle
présente de réels obstacles. C’est tout d’abord le Senkouli-Kô
que l’on a à traverser à un kilomètre et demi du village
environ. L’endroit où on le passe est absolument impraticable
pour les animaux et il nous faut aller plus loin pour trouver un
meilleur gué. A partir de ce point, la route traverse une plaine
qui ne présente aucun obstacle ; mais peu après, il faut franchir
des collines relativement élevées, par de véritables sentiers
de chèvres encombrés de roches qui rendent la route pénible pour
les hommes et les animaux. Le passage du marigot de Bokkolengo-Kô
ne présente pas de difficultés sérieuses. Il n’en est pas de
même de celui de Kelengo-Kô, dont le lit est profondément vaseux
et les bords à pic, couverts de roches ferrugineuses qui y forment
de véritables escaliers. Enfin, malgré ses bords glissants,
le Doudé-Kô se franchit assez facilement. En résumé, route
plutôt mauvaise que bonne. Au point de vue géologique, toujours
les mêmes terrains. La latérite cesse brusquement au marigot de
Senkouli-Kô, et à partir de là nous n’avons que des argiles dans
les plaines et des conglomérats ferrugineux sur les collines. La
latérite reparaît à environ un kilomètre du village de Sansando
et le monticule sur lequel il est construit n’est formé que de ce
terrain. — Au point de vue botanique, végétation d’une pauvreté
rare. Quelques karités rachitiques par ci par là, quelques fromagers
et de rares échantillons de lianes à gutta le long des marigots,
partout ailleurs la brousse dans tout ce qu’elle a de triste et
de désespérant.

_Sansando_, où nous faisons étape, est un petit village de
250 habitants environ. Sa population est uniquement formée de
Malinkés de la famille des Sisokos. C’est la résidence de
_Diourouba-Sisoko_, le chef du Sintédougou. Il habitait autrefois
Dioulafoundoundi, mais il quitta dernièrement ce village pour se
fixer à Sansando, où le sol est plus fertile.

Sansando est un village de peu d’importance. Il est presque
uniquement formé par les cases de la famille du chef et par celles
de ses captifs. Il est situé sur un petit monticule qui domine
une plaine de peu d’étendue, qui s’étend au pied d’un des
contreforts de la chaîne du Tambaoura qui traverse le Bambouck
du Nord au Sud, et que l’on aperçoit à l’horizon. Ce village
est complètement ouvert. Seules, les cases du chef sont entourées
d’un tata élevé et bien entretenu. Sansando est assez propre.

Le chef, Diourouba-Sisoko, est un vieillard d’environ 70 ans. Il me
reçut à merveille et me logea très bien dans une belle case située
au centre du village. Je m’y trouvai si bien que je décidai de
rester un jour de plus à Sansando ; car, après les fatigues que nous
avions éprouvées depuis Badon, nous avions tous besoin de repos.

De Faraba à Sansando la route suit une direction Est-Nord-Est, et
la distance qui sépare ces deux villages est d’environ dix-neuf
kilomètres.


_Notes sur le Sintédougou._ — C’est à tort que l’on regarde
le Sintédougou comme faisant partie, absolument intégrante, du
Koukodougou. Certes, ces deux pays ont bien des points communs, mais
ils sont absolument indépendants l’un de l’autre au point de vue
politique. Il s’étend sur les deux rives de la Falémé ; mais la
partie située à l’Est de cette rivière est seule habitée. Il
a environ, dans ses plus grandes dimensions, cinquante kilomètres
de l’Est à l’Ouest et trente du Nord au Sud. Sa superficie
atteint douze cents kilomètres carrés, et sa population ne dépasse
pas 2,500 habitants. Ce qui nous donne à peu près 2,3 habitants
par kilomètre carré. Dans sa région Ouest, c’est un pays de
steppes, et dans sa région Est, un pays de montagnes. Il confine,
à l’Ouest, au Dentilia ; au Nord, au Diébédougou et au Bafé ;
à l’Est, au Koukodougou ; au Sud, au pays de Satadougou et au
Koukodougou. Il est supérieurement arrosé par la _Falémé_ qui
coule sur son territoire pendant vingt-cinq kilomètres et par les
marigots qui s’y jettent. Sur sa rive gauche, nous ne trouvons que
le _Daléma-Kô_, et sur sa rive droite nous avons, du Sud au Nord,
le _Senkouli-Kô_, le _Kelougo-Kô_ qui reçoit le _Bokkolengo-Kô_ ;
le _Dandé-Kô_, qui reçoit le _Koukokolendi-Kô_, et enfin le
_Diombokho-Kô_, qui borne sa frontière Nord. Ce dernier marigot
reçoit deux affluents importants : le _Soroukoloukilé-Kô_, qui
passe à peu de distance de Dioulafoundoundi, et le _Yaranbouré-Kô_,
qui passe à un kilomètre et demi environ de Soukoutola au Nord de
ce village et dans les environs de Galassi. Tous ces marigots sont
alimentés, surtout pendant l’hivernage, par les eaux qui coulent
le long des versants des nombreuses montagnes que l’on trouve
dans cette région. Au point de vue orographique, le Sintédougou
fait partie du système général du Koukodougou, que l’on peut
considérer comme un véritable épanouissement de la chaîne du
Tambaoura.

La constitution géologique de son sol est la même que celle
des autres parties du Soudan. Le terrain ardoisier et le terrain
ferrugineux sont les seuls que l’on y rencontre. Ils sont
recouverts soit par des argiles, soit par une mince couche de
latérite. Les roches que l’on y trouve sont caractéristiques
de ces terrains. Dans le premier ce sont des schistes, dans le
second des grès, des quartz simples, ferrugineux ou aurifères. La
flore est horriblement pauvre. Seuls les terrains à latérite
sont cultivés. La faune, par contre, est riche. On y trouve tous
les animaux nuisibles ou non que l’on rencontre au Soudan et les
animaux domestiques y sont représentés surtout par les bœufs,
les chèvres et les moutons. Pas de chevaux, mais beaucoup de poulets.

La population du Sintédougou est uniquement formée de Malinkés
de la famille des Sisokos. Venus du Manding, dit la légende, sous
la conduite de Kilia-Moussa-Sisoko, frère de Noïa-Moussa-Sisoko,
le grand colonisateur du Bambouck, ils se fixèrent d’abord dans
le Konkodougou, d’où ils chassèrent les Dabos. Mais, chassés
à leur tour par les Tarawarés et les Couloubalys venus également
du Manding sous la conduite de Sambou-Senouman-Couloubaly, ils se
réfugièrent sur les bords de la Falémé où ils formèrent le
Sintédougou. La majorité d’entre eux gagna le Bambougou et se
fixa auprès des descendants de Noïa-Moussa-Sisoko à Kama, Kourba
et dans le Diébédougou. Les Sisokos forment dans le Sintédougou
douze villages qui sont :

  Soukoutola.         Dialafara.    Naréna.

  Dioulafoundoundi.   Mokaiafara.   Sanangau.

  Sansando.           Fombiné.      Linguékoto.

  Kéniéba.            Goléa.        Faraba.

Le chef du pays est un peu mieux obéi que dans les autres Etats
Malinkés ; cela tient à ce que les chefs de villages appartiennent
tous à sa famille et lui touchent de près.

Les Sisokos du Sintédougou vivent en bonne intelligence avec le
Dentilia et le Diébédougou. Ils n’ont que peu de relations avec
les Malinkés du Sintédougou. Les Peulhs du Tamgué viennent,
d’après ce qu’ils m’ont dit, souvent les piller. Ils
s’avancent jusque là après avoir traversé le Gounianta et le
Dentilia. Peu nombreux, en général, car ils sont excessivement
redoutés, ils parcourent le pays par groupes de huit ou dix au plus,
volent les bœufs dans la brousse, les captifs, les enfants et les
femmes dans les lougans et jusque sous les murs des villages. Nous
n’avons pas besoin de dire qu’ils peuvent, sans courir aucun
danger, se livrer à leurs incursions, car la frayeur qu’ils
inspirent aux Malinkés est telle que dix Peulhs suffiraient pour
faire fuir deux cents des leurs, alors même qu’ils seraient sans
armes et les autres armés.

Le Sintédougou est placé depuis 1887 sous le protectorat de la
France. Il dépend du cercle de Bafoulabé. La situation y est
excellente et il est absolument inféodé à notre cause. Il paye,
sans récrimination aucune, le faible impôt que nous lui demandons.

La récolte de l’or est, pendant la saison sèche, la principale
occupation de ses habitants. C’est à Kénieba, Saougou et
Mokaiabana que se trouvent les principaux gisements. Là, le rendement
est relativement faible, car l’eau vient souvent à manquer et
l’on ne peut plus alors laver les sables. A Faraba, au contraire,
on en récolte des quantités relativement considérables. Lorsque
la Falémé, en se retirant, à la fin de l’hivernage, a laissé
à découvert une assez grande étendue de terrains, les habitants
creusent des puits sur les bords et en lavent la vase et les
sables. Ces puits ont tout au plus deux mètres de profondeur. Un
homme travaillant toute la journée gagne environ deux francs par
jour, tandis que, dans les mines de l’intérieur, il ne gagnerait
pas plus de soixante centimes. C’est la principale, pour ne pas
dire l’unique ressource du pays.


_26 janvier._ — Je passai deux bonnes journées à Sansando et
quittai cet hospitalier village le 26 janvier, à quatre heures
et demie du matin, par une température des plus agréables. La
route se fit rapidement. A un kilomètre et demi du village nous
traversons le marigot de Koukokolendi-Kô : un peu plus loin, celui
de Soroncolenkilé et, enfin, à cinq heures quarante-cinq, nous
traversons, sans nous y arrêter, le village de Dioulafoundoundi. Le
jour commence à poindre. Le soleil se lève brillant derrière la
cîme du Tambaoura.

_Dioulafoundoundi_ est un village qui n’a pas plus aujourd’hui
de trois cents habitants. Son nom veut dire : « le petit
Dioulafoundou », sans doute pour ne pas le confondre avec le village
de Dioulafoundou, qui est situé dans le Konkodougou. Il fut construit
par les premiers Sisokos qui quittèrent le Konkodougou après la
conquête de ce pays par les Couloubalys et les Tarawarés. Ancienne
résidence du chef, ce pays, depuis le départ de ce dernier, a vu
sa population diminuer considérablement, et la plus grande partie
de ses cases tomber littéralement en ruines. Il n’existe plus
que quelques vestiges de l’ancien tata, qui devait être assez
fort. Le chef actuel est le propre frère de Diourouba-Sisoko,
le chef du Sintédougou. Il était déjà venu me saluer à Sansando.

A environ un kilomètre et demi du village, nous traversons le
marigot de Diombokho et, à six heures trente, nous faisons halte
dans le petit village de Soukoutola.

_Soukoutola_ est un village d’environ deux cent cinquante
habitants. C’est le dernier village du Sintédougou au Nord. Jamais
je n’ai rien vu de plus sale, de plus mal entretenu, de plus
Malinké, en un mot, que ce village, dont les cases et le tata
tombent littéralement en ruines. Les habitants ne se donnent même
pas la peine de reconstruire les toits en paille qui recouvrent
leurs habitations. Ils sont d’une malpropreté repoussante et
complètement abrutis, dans le sens exact du mot.

Pendant que je me reposais sous un magnifique fromager, l’arbre
à palabres du village, un marabout vint me saluer et me rappela
les circonstances dans lesquelles il m’avait connu. Je l’avais
rencontré, en 1889, à Guénou-Goré, où il assistait de ses
conseils le chef de ce village Foali qui nous avait rendu de réels
services et nous était très dévoué. Je ne manquai pas de lui
demander des nouvelles de son ami et il me répondit qu’il avait
été bien éprouvé cette année. Il avait perdu trois de ses femmes,
et la moitié de son village était morte d’une maladie qu’aucun
médicament ne pouvait guérir. Lorsqu’en arrivant à Bafoulabé,
j’appris combien nos troupes avaient été décimées, dès le
début de la campagne, par une épidémie terrible dont la nature
n’est pas encore établie d’une façon définitive, j’ai bien
regretté de ne pas l’avoir su plus tôt, car je n’aurais pas
manqué de me rendre à Guénou-Goré afin de constater s’il n’y
avait pas quelque lien de parenté entre ces deux épidémies.

A 6 h. 45 nous nous remîmes en route ; dix minutes après, à un
kilomètre du village, nous traversons le marigot de Yaranbouré
qui, en cette région, forme la limite entre le Sintédougou
et le Diébédougou. Peu après, nous franchissons une petite
colline du haut de laquelle nous voyons se dérouler devant nous
le plus splendide des panoramas. C’est la vallée de Batama. Le
coup d’œil est féérique : à notre droite, toute la chaîne du
Tambaoura ; à gauche, la plaine immense qui s’étend jusqu’à la
rive droite de la Falémé ; en face, enfin, barrant la vallée dans
le nord, le contrefort de la chaîne centrale qu’il nous faudra
gravir pour arriver à Yatéra. Par une pente douce nous arrivons
dans l’immense plaine. La route longe, à un kilomètre à peine,
le Tambaoura, et, à huit heures dix minutes, nous arrivons enfin
à Mouralia, où nous allons passer la journée.

De Sansando à Mouralia, la route suit une direction générale Nord
et la longueur de l’étape est d’environ dix-sept kilomètres. On
rencontre pour la parcourir de réelles difficultés. Citons d’abord
les marigots dont la traversée demande de grandes précautions. Celui
de Yaranbouré avec ses bords à pic et son lit de vase n’est pas
d’un accès facile et demande une grande prudence. Ailleurs, la
route est profondément ravinée et peu praticable pour les animaux.

Au point de vue géologique, toujours les mêmes terrains. De Sansando
à Dioulafoundoundi, les argiles et la latérite alternent ; mais
c’est cette dernière qui domine. A partir de Dioulafoundoundi et
jusqu’à Soukoutola, nous rencontrons des argiles et du terrain
ferrugineux. En quittant Soukoutola, et, après avoir traversé un
vaste marécage, on arrive sur un plateau de latérite de plusieurs
kilomètres de longueur où se trouvent de beaux lougans. De ce
point à Mouralia, quand on est descendu dans la vallée du Batama,
nous n’avons plus que de l’argile dans la plaine et des roches
ferrugineuses au pied du Tambaoura. Enfin, autour de Mouralia, nous
retrouvons la latérite et les sables aurifères apparaissent ;
mais c’est surtout à l’Ouest du village que se trouvent les
mines les plus importantes. — La végétation est peu riche et peu
variée. Toute cette contrée est excessivement riche en karités de
la variété Shée surtout. Citons encore quelques rares fromagers
et quelques lianes à caoutchouc sur les bords des marigots. Les
lougans sont, en général, maigres et mal entretenus.

_Mouralia_ est un village Malinké de 450 habitants environ. La
population sédentaire est uniquement formée de Sisokos. Quant à
la population flottante ou y trouve des représentants de toutes
les races qui habitent les contrées voisines. Ce sont surtout des
dioulas qui s’y rendent en grand nombre pendant la saison sèche
pour y acheter de l’or. Je l’avais déjà visité en 1889. Il
a peu changé d’aspect depuis cette époque. J’ai constaté
toutefois avec plaisir que le chef avait fait reconstruire ses
cases et son tata. Quelques habitants semblent vouloir en faire
autant pour leurs demeures particulières. Du tata qui entourait
autrefois le village il ne reste plus que quelques vestiges. Le
village est toujours aussi sale et ses habitants sont toujours
aussi malpropres. Mouralia fait partie du Diébédougou. C’est,
dans cette région, le village le plus septentrional.

Aux environs de Mouralia et surtout au Sud et à l’Ouest du village,
se trouvent les fameuses mines d’or du Bambouck. A cette époque
de l’année, on commence à peine à y travailler. Ce n’est
guère qu’en février que l’exploitation bat son plein. Elle
dure jusqu’au mois de Juin, époque à laquelle l’eau vient à
manquer : car là encore on ne connaît pour découvrir le métal
précieux que le lavage des sables. Pendant l’hivernage, on ne se
livre pas à ce travail, et cela pour deux raisons : la première est
que les Noirs sont alors occupés aux travaux des champs, la seconde,
qui est capitale, c’est que pendant la saison des pluies l’or
que l’on trouve est en très petite quantité. Les indigènes
prétendent, pour expliquer ce fait, que, pendant la saison des
pluies, l’or se promène et qu’on ne peut l’attraper. Cette
explication fantaisiste du manque d’or dans les puits, pendant
l’hivernage, a cependant sa raison d’être. Voici quelles en
sont les causes, à notre avis. Tout l’or que l’on trouve dans
les marigots et les sables du Diébédougou provient des montagnes
environnantes. Les quartz aurifères qui sont si abondants dans le
Tambaoura, se désagrégent par les grandes pluies, et les paillettes
de métal sont entraînées. A la baisse des eaux, elles se déposent
dans le fond des marigots et sur les sables des vallées où on les
récolte. Ce qui pourrait justifier ce que nous venons d’avancer,
c’est ce fait, à savoir que là où l’on en trouve le plus,
c’est précisément dans les racines, le chevelu des bambous où
il est plus facilement arrêté.

L’or que l’on récolte à Mouralia se présente en paillettes. Les
forgerons en confectionnent de gros anneaux de 12 à 15 grammes, et
c’est ainsi qu’il se trouve dans le commerce. Les pépites sont
excessivement rares, et la quantité qu’en contiennent certaines
roches, comme les quartz, par exemple, est absolument infime.

Quand les récoltes sont terminées et que l’on estime que l’or
« ne se promène plus », de tous les coins du Diébédougou on
accourt à Mouralia. Le nombre des chercheurs peut être évalué
à environ un millier, et en peu de temps, sur le terrain même
que l’on exploite, s’élève un village en paille beaucoup plus
considérable que Mouralia lui-même. Point n’est besoin de dire
que ce sont les femmes et les enfants que ce travail regarde. Du
reste, dans cet étrange pays, les hommes faits sont créés et mis
au monde pour ne rien faire. Le procédé d’extraction employé
est des plus primitifs : on se contente, comme je le disais plus
haut, de laver les sables dans des calebasses. On comprend aisément
combien doit être grand le déchet. A l’Ouest de Mouralia surtout,
le sol est absolument bouleversé, creusé d’un grand nombre de
puits d’où l’on extrait le sable aurifère, et fouillé dans
toutes les directions. Le rendement est très peu lucratif, et un
bon travailleur ne gagne pas plus, en moyenne, de 1 fr. à 1 fr. 30
par jour. Ils auraient plus de bénéfice à cultiver leurs lougans
avec plus de soin et à en augmenter la superficie.

La chaîne de collines du Tambaoura qui traverse tout le Bambouck
du Nord-Ouest au Sud-Est, peut être comparée, dans son ensemble,
à une véritable arête de poisson dont le corps serait formé
par la partie centrale, la queue par la partie Nord, et la tête
par le massif du Koukodougou. Dans sa partie centrale, en effet, le
Tambaoura émet, à l’Ouest et à l’Est, de nombreux contreforts
qui forment les systèmes orographiques du Bambougou, du Kouroudougou,
du Diébédougou et du Kamana. Elle traverse le Tambaoura, le Diabeli
et le Diébédougou. Au Sud, elle s’épanouit en un massif, un
nœud que l’on peut regarder comme une véritable dilatation du
Tambaoura. Cette partie du système orographique du Bambouck porte le
nom de Kouroudougou. De ce massif se dirige, vers le Sud, une série
de collines, d’arêtes qui viennent mourir dans le Dialloungala. Ce
sont ces collines, ces arêtes qui forment le système orographique
du Koukodougou. La direction de ces collines est en éventail, de
l’Est à l’Ouest et tournée vers le Sud. En certains points,
elles se rejoignent, se confondent pour former de véritables massifs
secondaires, dont les principaux seraient ceux de Dumbia à l’Est,
de Tombé au Sud-Est, et de Kéniéba au Sud-Ouest. Ces massifs
secondaires sont réunis entre eux par une chaîne ininterrompue de
collines relativement élevées et absolument à pic.

Véritable falaise de 150 à 200 mètres de hauteur, elle forme
de Tombé à Kéniéba une muraille d’où naissent, au Sud,
les vallées que laissent entre elles les collines émanées
du Kouroudougou. Deux trouées seulement permettent, au Sud,
de franchir cette gigantesque barrière. Ce sont les trouées de
Tombé et de Linguékoto. La route y est très mauvaise pour les
piétons, comme pour les animaux. Au Nord, nous trouvons également
deux passages : l’un à l’Ouest, par la vallée de Batama
et le col de Dioulafoundoudi, l’autre à l’Est par Kobato et
Dioulafoundou. Cette dernière route est exécrable et présente de
grandes difficultés.

Dans sa partie Nord, la chaîne centrale du Tambaoura se divise
en deux branches principales dont l’une, dirigée à l’Est,
traverse le Niambia et le Natiaga et vient se rejoindre aux
collines qui longent la rive gauche du Sénégal. La seconde, la
plus importante, continue la chaîne origine et vient se terminer
après avoir traversé le Niagala au plateau du Félou non loin
de Médine. Elle émet de nombreux contre-forts à l’Est et à
l’Ouest dans le Niambia, le Natiaga, le Kamana et le Niagala ;
un de ces contre-forts se termine non loin de Khayes par la montagne
de Paparaha. Le plateau sur lequel est construit Médine fait aussi
partie de ce système orographique auquel se rattachent, du reste,
les collines de toute cette partie du Soudan.

Le Tambaoura a dans toute sa longueur l’aspect d’une véritable
falaise à pic, absolument abrupte, stérile et inhabitée. Son
plateau est absolument dénudé, et ses flancs profondément
ravinés. Les grandes pluies d’hivernage entraînent, en effet,
dans les plaines, le peu de terre végétale qui pourrait s’y
former. En certains endroits, les roches qui le forment sont
disposées en assises régulières, en d’autres, au contraire,
c’est un chaos absolument indescriptible. Les éléments
géologiques que l’on y trouve sont des plus variés ; mais ce
sont les grès, les quartz et les schistes qui y dominent. Les
conglomérats ferrugineux se rencontrent de préférence au pied de
cette immense falaise. Toutes ces roches contiennent plus ou moins
de fer. Le granit y est peu abondant. On ne l’y trouve jamais en
bancs prolongés, mais simplement sous forme de blocs erratiques,
isolés au milieu des grès ou des quartz. La plupart des roches
du Tambaoura sont usées, limées par les eaux et souvent affectent
les formes les plus étranges et les plus fantastiques.

Je fus très bien reçu à Mouralia, et le chef, qui m’avait de
suite reconnu, me fit mille prévenances et ne nous laissa manquer
de rien. Je passai dans son village une excellente journée. Tous
les dioulas qui s’y trouvaient vinrent me saluer et parmi eux il
s’en trouvait quelques-uns que je connaissais depuis longtemps
déjà pour les avoir rencontrés à Khayes, Bakel ou Médine. Dans
la soirée, j’envoyai un courrier à Yatéra pour y annoncer mon
arrivée pour le lendemain.


_27 janvier._ — Nuit très chaude. Brise de Nord-Est. Ciel bas et
couvert. Chaleur lourde. Au lever du soleil, ciel couvert. Quelques
gouttes de pluie. Chaleur étouffante. C’est le petit hivernage qui
commence. Ma santé est toujours aussi précaire et j’ai presque
tous les jours des accès de fièvre que la quinine n’arrive
même plus à combattre. Il est temps que j’arrive dans un centre
européen. Je n’en puis plus.

Nous quittons Mouralia à quatre heures vingt du matin, par une nuit
noire. La route se fait rapidement. A cinq heures dix nous traversons
le village de Sekonomata.

_Sekonomata_ est un village Malinké d’environ six cents
habitants. Depuis 1889, époque à laquelle je l’avais déjà
visité, il s’est beaucoup accru et, actuellement, on y construit
de nouveau. Cela tient à ce que l’on a recommencé à chercher
de l’or dans ses environs. Le tata du chef et celui du village
nous ont parus en assez bon état. Nous le traversons sans nous
y arrêter. Il y avait, il y a environ vingt ans, à Sokonomata,
une mine d’or qui, d’après les renseignements que j’ai pu me
procurer, était beaucoup plus riche que celles de Mouralia. Mais
l’or y disparut en peu d’années. Aussi fut-elle abandonnée
pendant douze ou quinze ans. Quand nous y sommes passés en 1889, elle
n’était pas exploitée. Il paraîtrait que le métal précieux y
a reparu en grande abondance et, depuis deux années, on y travaille
même pendant l’hivernage.

Aucun incident à noter pendant le trajet de Sekonomata à Batama,
où nous arrivons à six heures trente, après avoir traversé un
peu avant le village le marigot de _Sagouia-Kô_.

_Batama_ est un village Malinké de quatre cent cinquante habitants
environ. Nous l’avions déjà visité en 1889 et il est loin
d’avoir prospéré depuis cette époque. La plupart de ses cases
tombent en ruines et les habitants ne font rien pour réparer ces
désastres du temps. Il est d’une saleté repoussante, de même que
ses habitants, du reste. Son tata est en ruines dans sa plus grande
partie et le tata du chef n’est même pas en bon état. Nous faisons
la halte sous l’arbre où nous avions campé, il y a trois ans. Les
notables et le fils du chef viennent me saluer. Après un repos d’un
quart d’heure, nous nous remettons en route. A un kilomètre et demi
du village nous traversons le _Diati-Kô_, sur les bords duquel nous
constatons la présence d’une dizaine de fours servant à extraire
le fer. A 7 heures 30 nous arrivons au pied d’un contrefort du
Tambaoura, qu’il va falloir gravir. Les porteurs l’enlèvent pour
ainsi dire au pas de course ; quant à moi, ne pouvant l’escalader
à cheval, il me faut une demi-heure pour arriver au sommet. Mais
aussi quand on est sur le plateau qui couronne ce mamelon, quel
spectacle enchanteur se déroule aux yeux. On se trouve là sur un
des points les plus élevés du Tambaoura. Devant nous s’étale
toute la vallée de Batama et nous pouvons même découvrir au Sud
les premières collines de Konkodougou. C’est un des plus beaux
points de vue que j’aie jamais admirés.

La route se fait sans encombre jusqu’à Yatéra, but de l’étape,
où nous arrivons, exténués, vers neuf heures. — De Mouralia
à Yatéra on suit à peu près une direction générale Nord et
l’étape n’a pas moins de vingt kilomètres. Elle présente
deux grosses difficultés. D’abord le passage du Sagouia-Kô, un
peu avant d’arriver à Batama, et, en second lieu, l’ascension
du Tambaoura. Le passage du Sagouia-Kô est rendu difficile par
la vase qui obstrue son lit et par l’argile qui rend ses bords
excessivement glissants. L’ascension du Tambaoura présente des
difficultés bien plus grandes. C’est par un sentier de chèvres,
à pic et transformé par les roches en véritables escaliers, dans
sa partie supérieure, que l’on arrive au sommet. Dans cette
moitié, le sentier longe le flanc de la montagne. Au-dessous
de nous, la falaise est à pic, ce qui rend l’ascension fort
dangereuse, pour les animaux surtout. Sur le plateau, on a environ
un kilomètre à faire au milieu des roches ; ce qui demande de
grandes précautions. Partout ailleurs, la route est excellente.

La nature du terrain de Mouralia au Tambaoura est absolument
argileuse partout, sauf en deux ou trois endroits où l’on trouve
la latérite. Aux environs de Sekonomata et de Batama se trouvent
encore des bancs de sables aurifères. Le sous-sol du Tambaoura au
point où on le traverse est formé de schistes, de quartz et de rares
conglomérats ferrugineux. Le pente est si raide qu’il n’y a pas
trace de terre végétale. Le sol est profondément raviné et la
roche se montre à nu partout. Mentionnons, à son sommet, un vaste
ilot de latérite auquel succèdent des argiles qui nous conduisent
jusqu’aux environs de Yatéra, où reparaît la latérite.

La végétation est peu riche partout. Signalons toutefois dans la
vallée de nombreux karités et quelques palmiers sur les bords
des marigots. Sur le plateau de Yatéra, les karités abondent
ainsi que les palmiers et les lianes à caoutchouc, le long du
Faracoumba-Kô, qui passe à quelques centaines de mètres au Sud-Est
du village. Mentionnons encore de splendides caïl-cédrats.

_Yatéra_ est un village malinké dont la population, entièrement
formée de Sisokos, peut s’élever à environ 600 habitants. Comme
Batama, il est loin d’avoir prospéré. Il tombe littéralement
en ruines et sa population a considérablement diminué. Yatéra est
entouré de toutes parts par la chaîne principale et les contre-forts
du Tambaoura, et est construit, au milieu de cette gorge, sur un
petit monticule qui domine de fort peu la plaine enserrée par les
montagnes. Au pied du village se trouve un petit marigot, à sec
pendant la belle saison, le Faracoumba-Kô. Dans son lit se trouve
actuellement bon nombre de petits jardinets plantés avec soin
de tabac et d’oignons. Il n’existe plus que des vestiges sans
importance de l’ancien tata du village. Le tata du chef lui-même
commence à tomber en ruines.

Cané-Mady-Sisoko, le chef actuel de Yatéra, avait fait construire,
il y a une vingtaine d’années, une véritable maison européenne
à à un étage, surmonté d’une terrasse. D’après ce qu’il me
disait, cela lui avait coûté plus de 3,500 gros d’or, soit environ
trente mille francs. Cet édifice, élevé sans chaux et maçonné
uniquement avec de l’argile, ne devait pas durer longtemps. Déjà,
en 1889, quand nous l’avions visité, il menaçait ruine. Il
s’est écroulé complètement pendant l’hivernage de 1891. Il
n’en reste plus aujourd’hui que les décombres.

Je suis à Yatéra en pays de connaissance, car en 1889 nous y
avions passé quelques jours, et beaucoup de guerriers du village,
sous la conduite du frère du chef, Cané-Moussa-Sisoko, avaient
fait campagne avec nous dans le Konkodougou et avaient pris part
au combat de Dumbia. Aussi y suis-je très-bien reçu. Il me faut
subir des visites, pendant toute la journée, auxquelles je ne puis
me soustraire, malgré la lassitude extrême qui m’accable. Dans
la soirée, j’expédie un courrier à Guibourya pour y annoncer
mon arrivée pour le lendemain.


_28 janvier._ — La nuit a été très fraîche, il a fait
une forte brise d’ouest. Légère pluie vers quatre heures du
matin. Au lever du jour, ciel couvert et bas. Soleil voilé pendant
deux heures environ, il tombe de temps en temps quelques gouttes de
pluie. Température assez bonne, buée épaisse à l’horizon. Les
préparatifs du départ sont lestement faits et, à six heures
précises, nous nous mettons en route, il fait à peine jour, tant
le ciel est couvert. Nous marchons rapidement ; à 6 h. 30, nous
franchissons un premier contre-fort du Tambaoura et, à 6 h. 50,
nous traversons le marigot de _Sansan-Kô_, dont le lit est formé
de quartz et de sables aurifères. La même roche se trouve sur ses
rives, et quand nous y passâmes, il commençait à s’y élever
quelques huttes de chercheurs. Ce placer est surtout exploité par
les habitants de Yatéra. Dix minutes plus loin et nous sommes au
petit village de Malaoulé.

_Malaoulé_ est un village d’environ 150 habitants. Il est
uniquement habité par les captifs de Cané-Mady, chef de Yatéra :
ils cultivent là ses lougans pendant la saison des pluies et
extraient l’or du Sansan-Kô pendant la saison sèche. Il est situé
dans une petite vallée, comprise entre deux contreforts du Tambaoura.

A 7 h. 30 nous franchissons le contrefort qui limite au Nord cette
petite vallée, et à 8 h. nous sommes à Koudoréah, où nous
faisons une halte d’un quart d’heure.

_Koudoréah_ est un village Malinké de 350 habitants. Inutile de dire
que c’est la quintessence de la malpropreté. Il ne possède pas
de tata extérieur. Les cases du chef sont entourées d’un petit
tata fort mal entretenu, comme tout le village du reste. Koudoréah
est situé sur un plateau rocheux où l’on rencontre par ci par là
quelques ilots de terre végétale. A quelques centaines de mètres
du village, nous arrivons sur la crête du versant Nord de ce plateau
qu’il va falloir descendre. Ce passage nous prend environ trois
quarts d’heure, pendant lesquels nous n’avons marché qu’à
travers les rochers les plus escarpés. Enfin tout se passe sans
incidents et à 9 h. 15 nous sommes à Guibourya.

La route de Yatéra à Guibourya suit une direction Nord et
la distance qui sépare ces deux villages est environ de 13
kilom. 500. Elle est littéralement hérissée d’obstacles et de
difficultés. Je n’en ai jamais rencontré de plus mauvaise. Le
passage du marigot de Sansan-Kô est très facile. Il n’en est pas
de même des contreforts du Tambaoura que l’on a à franchir. A
2 kilom. 1/2 de Yatéra, il faut descendre dans un profond ravin,
par un sentier abrupt, absolument transformé en escaliers. Ce
passage a environ 800 mètres de longueur. A trois kilomètres
de Malaoulé, nous trouvons un second passage aussi difficile. Il
mesure à peu près un kilomètre de longueur. Mais celui qui, de
tous, offre le plus de dangers, surtout pour les animaux, c’est
celui de Koudoréah. Ce n’est qu’une succession de véritables
falaises qu’il faut escalader, des sentiers hérissés de roches
glissantes où on n’avance qu’à grand peine et en prenant mille
précautions. Tout cela est absolument à pic.

Au point de vue géologique, nous avons fort peu d’argiles ; dans
les vallées, presque partout la latérite alterne avec le terrain
ferrugineux. Les collines sont surtout formées de quartz, de roches
et de conglomérats. Mentionnons également quelques grès. Les
schistes font absolument défaut. Pas de trace de terrain ardoisier.

La flore y est d’une pauvreté remarquable, surtout sur les
plateaux et les montagnes. Elle est un peu plus riche dans les
vallées, mais pas plus variée. Mentionnons particulièrement de
nombreux karités, des lianes à caoutchouc, fromagers, nétés et
quelques caïls cédrats. Les flancs des collines sont, en général,
couverts de bambous.

_Guibourya_, où nous faisons étape, est un village Malinké de
500 habitants environ. C’est le dernier village du Diébédougou,
dans le Nord. Il est construit au milieu d’une vaste plaine que
limite au Nord la chaîne principale du Tambaoura et au Sud le
versant du plateau de Koudoréah. Il est un peu moins sale que
la plupart des villages Malinkés, mais toute sa partie moyenne
est en ruines. De telle sorte qu’il est divisé en deux parties
égales. Il ne reste plus que des vestiges de l’ancien tata qui
l’entourait. Le tata du chef est assez bien entretenu, il en est de
même de deux autres petits tatas particuliers. Il fait une journée
assez agréable comme température, mais triste. Le ciel est couvert,
le soleil voilé. Forte brise d’Ouest. Nous sommes en plein petit
hivernage. Nous ne tarderons pas à avoir quelques pluies.

_Notes sur le Diébédougou._ — Le Diébédougou, que nous venons
de traverser, est l’Etat Malinké le plus important du Bambouck. Il
se compose de deux provinces, le Diébédougou à proprement parler
et le Kouroudougou. Sa superficie est environ de 2500 kilomètres
carrés et il est relativement très peuplé. Il ne comprend pas
moins de 51 villages dont la population forme un total d’environ
18,000 habitants. La densité est à peu près de 7,2 habitants
par kilomètre carré. Dans sa partie Est, qui est traversée par
le Tambaoura, c’est un pays de montagnes, et sa partie ouest, qui
touche à la Falémé, est un pays de plaines. Il est médiocrement
arrosé par des marigots qui sont pour la plupart tributaires de la
Falémé ou du Bafing. Le Tambaoura en cette région forme la ligne
de partage des eaux entre les bassins de ces deux rivières. Voici
la liste de ses villages :

  Kassama (résidence du      Dangoutakolé.     Oundouman.
          chef du pays.).

  Salingui.                  Yateria.          Betea.

  Kolobo.                    Malaoulé.         Batama.

  Kéniéko.                   Bambadigua.       Sitakili.

  Lagola.                    Anguira.          Koulaya.

  Linguékoto.                Diakouba.         Bokobokoto.

  Kobokoto.                  Kama.             Gounganko.

  Koudoréah.                 Faracounda.       Mali.

  Guibourya.                 Kouffara.         Diomfare.

  Diantissa.                 Dialadiou.        Diodan.

  Bourama.                   Sékoto no 1.      Kegnoto.

  Kembélé.                   Sékoto no 2.      Médina.

  Fabakaya.                  Sékoto no 3.      Dembala.

  Dialakegui.                Sansanko.         Sagala.

  Guénobanta.                Sébédougou.       Dabara.

  Kénédiguato.               Goudofara.        Balou.

  Yatia.                     Mouralia.         Sekonomata.

La population de ces différents villages est uniquement formée
de Malinkés appartenant à la famille des Sisokos. Il est bien
entendu que nous ne nous occupons là que de la famille à laquelle
appartient le pays. Nous ne parlons nullement des captifs. Les chefs
de village appartiennent tous à cette ancienne famille. Les Sisokos
du Diébédougou descendent, par les femmes, de Noïa-Moussa-Sisoko,
le grand colonisateur du Bambouck. Ils ont donc usurpé un nom qui
ne leur revenait pas de droit. La légende nous apprend, en effet,
que la seule fille qu’eut Moussa se maria avec un Couté, qui en eut
cinq fils qui s’établirent dans le Diébédougou. C’étaient :
_Sountou-Bouri, Sountou-Ali, Kandio, Sila-Maka et Famalé_. Famalé
fut le chef de cette nouvelle colonie et, depuis cette époque,
tous les chefs du Diébédougou prirent le nom de Famalé.

Le Diébédougou est placé sous le protectorat de la France
et dépend du cercle de Bafoulabé. L’autorité du chef est
vigoureusement contrebalancée par celle du chef de Yatéra,
Cané-Mady-Sisoko, qui réunit autour de lui la plus grande partie
des villages du Diébédougou. Ils vivaient presque en état
d’hostilité ouverte lorsqu’en 1889 le capitaine Quiquandon,
agissant conformément aux ordres de M. le commandant supérieur
du Soudan Français, les réconcilia et fit jurer obéissance à
Famalé par tous les chefs des villages dissidents. Il n’y eut
que le village de Kénioto qui s’y refusa, malgré tout ce que
nous fîmes pour le ramener à de meilleurs sentiments. Il fallut
le bombarder et le brûler. Les habitants s’enfuirent, mais peu
après vinrent à Guénou-Goré dans le Konkodougou faire leur
soumission. Ordre leur fut donné d’aller habiter à Kassama ;
mais l’année suivante ils furent autorisés à reconstruire leur
village. Depuis cette époque, les affaires se sont de nouveau
brouillées et, actuellement, Gané-Mady est regardé, même par
l’autorité française, comme le chef, sinon de droit, mais de fait
d’une partie du Diébédougou. Ainsi c’est lui qui est chargé
de faire rentrer l’impôt des villages qui lui obéissaient
jadis et qui ont recommencé à méconnaître l’autorité de
Famalé. Pour le bien du pays, il serait bon que cet état de
choses fût promptement modifié et que le vrai chef du pays soit
rétabli dans tous ses droits et prérogatives. Je me hâte de
dire que Mané-Mady ne fait rien de contraire au serment qu’il a
prêté et qu’il est le plus humble des sujets de Famalé. Kassama
est la résidence de ce dernier. C’est un gros village où le
docteur Collin, un des premiers explorateurs du Bambouck, s’était
établi en 1887, lorsqu’il est allé prospecter ce pays au point
de vue commercial. Les officiers français y sont très bien vus
et Famalé serait très heureux si nous y établissions un poste
militaire. Pendant le séjour que nous y avons fait en 1889, il a
souvent, devant nous, manifesté ce désir au capitaine Quiquandon,
le chef de notre mission.


_29 Janvier._ — Je quittai Guibourya à 5 h. 45 du matin par
une température très douce. Il a plu une partie de la nuit. A un
kilomètre et demi du village environ, nous traversons le marigot
de Gara-Kô et à 7 h. 45 nous faisons halte au petit village de
Kéniéti, où j’avais promis de m’arrêter.

_Kéniéti_ est un petit village de Malinkés de la famille des
Fofanas. Il n’a pas plus de 150 habitants et fait partie du petit
État de _Diabéli_. Il est construit au pied du Tambaoura, comme,
du reste, tous les villages de cette région, et est démuni de
tata. Seules les cases du chef sont construites dans une petite
enceinte qui est en assez bon état. Le reste du village est
assez mal entretenu. Hier, le chef m’avait envoyé son frère à
Guibourya pour me saluer et m’inviter à aller passer la journée
dans leur village. Je le remerciai et lui promis que, ne pouvant
pas y rester aussi longtemps, je m’y arrêterais en passant. A
peine étions-nous arrivés que ce brave homme vint me saluer et
fit apporter du couscouss pour les hommes. Je les laisse manger et
n’absorbe que deux verres d’un excellent lait. A huit heures
nous nous remettons en marche, après avoir chaudement remercié le
chef de sa bonne réception et lui avoir fait un petit cadeau.

En quittant Kéniéti, nous traversons, à environ un kilomètre du
village, un second village en construction. Ce sont les habitants
du premier qui, se trouvant à l’étroit, s’agrandissent de ce
côté. Une heure après, nous sommes à Guénobanta, où nous ferons
étape aujourd’hui. Un peu avant d’y arriver, on traverse un
petit marigot, le _Yagoudoura-Kô_, sur les bords duquel se trouvent
de belles plantations de tabac.

De Guibourya à Guénobanta, la route ne présente absolument aucune
difficulté. Elle longe tout le temps le flanc Ouest du Tambaoura et
traverse une vallée absolument plane qui s’étend de la montagne
à la Falémé. La direction est Nord et la distance qui sépare
ces deux villages est de 15 kilomètres environ.

Au point de vue géologique, nous n’avons presque partout que de la
latérite. Les argiles ne se montrent qu’aux environs des marigots,
mais en petites bandes fort étroites. Pas de schistes. Par contre
rien que des quartz fortement colorés en rouge par de l’oxyde de
fer. Les roches et conglomérats ferrugineux sont peu abondants. Le
Tambaoura est là uniquement formé de quartz qui sont aurifères
en certains endroits.

La flore est peu variée. Toujours beaucoup, beaucoup de karités
(variété Shée). Les lianes à caoutchouc sont rares. A
signaler encore quelques beaux caïl-cédrats, nétés, baobabs
et fromagers. Les mimosées ont fait leur apparition et en maints
endroits sont fort communes.

_Guénobanta_ est un village de Malinkés Sisokos dont la population
est tout au plus de trois cents habitants. Il est situé au pied
du Tambaoura, sur un petit monticule peu élevé. Il ne possède
pas de mur d’enceinte. Seules, les cases du chef sont entourées
par un petit tata en assez bon état. Il est fort mal entretenu et
cela tient à ce que les habitants sont des Malinkés d’abord, et,
en second lieu, à ce qu’ils passent tout leur temps à chercher
l’or dans les environs. C’est la résidence du chef du Diabéli.

Le Diabéli est un petit Etat Malinké situé aux pieds du
Tambaoura. Il appartient à la famille des Sisokos, qui y forment
quatre villages.

_Guénobanta_ — _Yérala_ — _Niafato_ — _Foutouba_

Outre ces quatre villages Sisokos, il y a encore un village Fobana,
_Kéniéti_, et un village Daniogo, _Linguékotendi_.

La population totale du Diabéli peut être estimée à environ 1,500
habitants. Le chef actuel est un vieillard qui ne jouit d’aucune
autorité sur ses sujets. Il se nomme Tantombo-Famori-Sisoko. Le
Diabéli a été colonisé par deux fils de Moussa-Sisoko, Sambou
et Coubacka. Les Fofanas et les Daniogos ne vinrent s’y établir
que bien après eux. Les premiers sont originaires du Bafing de
Sandénia et les seconds du Soubou de Dioulaguénou. Ce petit État
est également placé sous le protectorat de la France.


_30 janvier._ — Je quittai Guénobanta à 5 h. 20 du matin par
un ciel excessivement couvert. Il fait un vent épouvantable. Peu
après notre départ la pluie se met à tomber en abondance. C’est
une véritable pluie d’hivernage.

A quelques centaines de mètres du village, nous traversons le marigot
de Toulicoto-Kô et, à 6 h. 50, nous arrivons, absolument trempés,
à Yérala.

_Yérala_ est un village Malinké de 250 habitants environ. C’est
le dernier village du Diabéli au Nord. Il est construit au pied du
Tambaoura, et, à l’encontre des autres villages de cette région,
entouré de beaux lougans. Il ne possède pas de tata extérieur et
les cases du chef sont entourées d’une enceinte en fort mauvais
état. Le village est lui-même fort mal entretenu. La pluie et
le vent font rage quand nous y arrivons. Heureusement que nous
trouvons de bonnes cases pour nous abriter et de bous feux pour nous
sécher. Je suis littéralement trempé et je grelotte la fièvre à
outrance. A peine sommes-nous arrivés que le chef du village vient me
saluer et fait apporter une douzaine de calebasses de couscouss pour
mes hommes. Tous se repaissent, je prends deux verres d’excellent
lait, et, la pluie ayant cessé, nous nous remettons en route à 7
h. 40.

Nous arrivons sans encombre à Dialafara à 9 h. 15, après avoir
traversé le _Nété-Kô_, qui forme la limite entre le Diabéli,
et le Tambaoura, et, un peu avant d’arriver à Dialafara, le
Dagoussa-Kô, qui coule au pied du monticule sur lequel s’élève le
village. A mi-chemin nous avions rencontré le fils du chef, que son
père avait envoyé à notre avance. Il fait toujours un vent atroce.

De Guénobanta à Dialafara, la direction générale est Nord et
l’étape n’a pas plus de 17 kilomètres. La route ne présente
absolument aucune difficulté. Elle longe à environ huit cents
mètres le pied du Tambaoura, dans une plaine absolument unie qui ne
présente pas de reliefs de terrain appréciables. Au point de vue
géologique, toujours les mêmes terrains. En quittant Guénobanta, et
après avoir traversé le Toulicoto-Kô, on traverse une vaste plaine
argileuse qui s’étend jusqu’aux environs de Yérala, où la
latérite apparaît. En thèse générale, dans cette région, c’est
au pied du Tambaoura que se trouve la latérite, les plaines qui
s’étendent à l’Ouest sont uniquement formées d’argiles. Peu
après Yérala, nous avons de nouveau les argiles. Nous trouvons un
petit banc de latérite aux environs du Nété-Kô, puis de nouveau
l’argile jusqu’à Dialafara, où reparaît la latérite.

La flore n’a pas changé. Beaucoup de karités, dont quelques-uns
sont énormes. Les caïl-cédrats, fromagers, nétés sont aussi fort
communs. Dans les terrains argileux, beaucoup de mimosées. Peu de
lianes à caoutchouc.

_Dialafara_, où nous faisons étape, est un village Malinké
d’environ 500 habitants. Il tombe littéralement en ruines. C’est
la résidence du chef du petit État de Tambaoura. Il est démuni de
tata extérieur. A l’intérieur, quelques petits tatas appartenant
à des particuliers. Celui qui entoure les cases du chef est
fort mal entretenu. Les lougans qui entourent le village sont
relativement peu étendus, parce que la population ne s’occupe
guère qu’à rechercher l’or dans les environs. C’est, du
reste, la caractéristique de tous les villages dans le voisinage
desquels se trouvent des placers. Ils sont beaucoup plus pauvres
que les autres et la famine y est plus fréquente.

Je suis assez bien logé, malgré tout, sur la place principale du
village, en face l’arbre à palabres qui disparaît littéralement
sous une gigantesque liane Saba.

Le village est construit sur un petit monticule qui s’élève
au pied du Tambaoura et qui domine une plaine où se trouvent de
superbes karités.

Le Tambaoura, dont Dialafara est la capitale, est un petit État
Malinké qui doit son nom à la chaîne de montagnes aux pieds
de laquelle il s’étend. C’est un des pays les plus riches
en or du Bambouck. Il a pour chefs des Sisokos. Mais on y trouve
aussi d’autres familles Malinkées. D’après la légende il
fut d’abord peuplé par des Keitas, des Guétas, des Dabos et des
Tarawarés. Ces quatre familles Malinkées vinrent s’y établir à
peu près à l’époque de la grande migration de Koli-Tengrela. Les
Sisokos ne vinrent que plus tard et soumirent les premiers à
leur autorité. Ils furent conduits à la conquête de ce pays par
_Bandé-Maka_, un des nombreux fils de Moussa-Sisoko. Depuis cette
époque, ils y ont toujours régné en maîtres. Le Tambaoura a été
placé sous le protectorat de la France par le gouverneur Faidherbe,
en 1858. Il fait partie actuellement du cercle de Khayes et acquitte
assez régulièrement l’impôt qui lui est demandé. Il est peu
peuplé et n’a que dix villages qui ne comptent pas plus de 2,500
habitants. En voici les noms par famille :

_1o Villages Sisokos :_ Dialafara, Bouroudela, Kama, Diokéba,
Galadio.

_2o Village Keita :_ Salingui.

_3o Village Guéta :_ Samafaradala.

_4o Village Dabo :_ Dangara.

_5o Villages Tarawarés :_ Boubou, Sokoto.

La densité de la population, dans le Tambaoura, n’est pas plus
de 1,5 habitant par kilomètre carré.

A peine suis-je installé dans ma case, que les frissons que j’avais
éprouvés tout le long de la route ne font qu’augmenter. Je suis
obligé de me coucher aussitôt. Toute la journée, j’ai eu une
forte fièvre, et ce n’est que le soir que, me sentant un peu
mieux, je pus rédiger mes notes. Je suis arrivé à Dialafara un
bien mauvais jour pour un malade. C’est, en effet, aujourd’hui
que rentrent dans leurs familles les jeunes filles qui ont été
circoncises. Aussi, jusqu’à la nuit, ce n’a été dans le
village que chants, cris, beuglements, tam-tams, coups de fusil. Le
soir, j’en avais la tête absolument brisée. De plus, il fait un
véritable temps d’hivernage. Chaleur lourde et orageuse, et pluie
abondante dans la soirée. Elle est venue à temps pour mettre en
fuite le tam-tam et me permettre un peu de reposer pendant la nuit.

La circoncision est, de toutes les mutilations ethniques qui se
pratiquent sur les organes génitaux, la seule qui soit en usage au
Soudan. Elle se pratique presque dans toutes les peuplades sur les
hommes. Toutefois, il nous a été dit qu’elle était inconnue
chez les Bobos, qui habitent dans la boucle du Niger. Nous tenons
ce détail de notre excellent et malheureux ami, le Dr Crozat, qui,
après Binger, visita cette curieuse peuplade. Dans tout le Soudan, la
femme y est également soumise, sauf cependant chez les Ouolofs. Nous
allons décrire la façon dont se pratique cette opération chez
les deux sexes, en exposant en même temps les fêtes, pratiques
religieuses, coutumes, etc., etc., qui l’accompagnent chez les
différents peuples du Soudan.


_1o Circoncision chez l’homme._ — Chez tous les Soudanais,
à quelques détails insignifiants près, c’est le même mode de
procéder. L’opération se fait vers l’âge de 14 à 17 ans.

Le matin du jour où les patients doivent être opérés, on les
conduit au bain. Dans une grande calebasse remplie d’eau, on
plonge des gris-gris réservés pour cette circonstance et qui ont,
paraît-il, des vertus spéciales, comme, par exemple, de donner
force et vigueur aux enfants et de leur donner, dans la suite,
une nombreuse lignée. Chacun des enfants vient alors procéder à
ses ablutions intimes avec cette eau. Puis, sous la garde d’un
surveillant nommé à cet effet, ils sont conduits au lieu où
doit être pratiquée l’opération ; pendant le temps que met la
cicatrisation à se faire, trois ou quatre hommes sont désignés
par les anciens du village pour surveiller les opérés et pour se
bien assurer qu’ils se livrent bien aux coutumes et pratiques en
usage en cette circonstance. Ces surveillants doivent, bien entendu,
être des circonscis.

L’appareil opératoire est des plus simples. Un couteau bien
effilé, de la ficelle, de l’eau dans une calebasse, des chiffons
et du sable. Au Soudan, ce sont généralement les forgerons qui
procèdent à l’opération aussi bien chez les peuples musulmans
que chez ceux qui ne le sont pas. Chez les Ouolofs et les Maures,
ce sont plutôt les marabouts qui opèrent. Voici comment on
procède. Le patient se place, assis à cheval sur un mortier à
couscouss de façon à avoir le périnée reposant sur le corps
même du mortier. Chez les Bambaras et les Malinkés, au lieu du
mortier, on se sert d’une simple bille de bois. Le résultat est le
même. Le mortier est surtout employé chez les peuples d’origine
Peulhe. La verge reposant bien sur le mortier ou le morceau de bois,
le prépuce est attiré fortement en avant. Tout ce qui dépasse
le gland est solidement ligoté à plusieurs tours. C’est un
des temps les plus douloureux de l’opération ; un aide en est
chargé. Puis ceci fait, la verge est maintenue solidement appuyée
sur le mortier ou le morceau de bois et l’opérateur d’un coup sec
sectionne le tout, ficelle et prépuce. Ce temps de l’opération
est absolument indolore. La plaie opératoire est ensuite lavée à
grande eau. Très douloureuse cette aspersion. La quantité de sang
qui s’écoule est absolument insignifiante. On procède alors au
pansement. Oh ! il n’est pas long : du sable fin, quelques chiffons
et tout est dit. Le pansement est refait chaque jour.

Cette opération, bien que douloureuse, se fait sans que l’on
entende un cri de la part des patients. Il y aurait déshonneur à
se plaindre. De plus, ils sont persuadés que s’ils criaient, ils
mourraient dans le courant de l’année, aussi sont-ils tous d’une
impassibilité remarquable et ne bronchent-ils pas en présence de
l’instrument du supplice.

Que deviennent les lambeaux de chair ainsi excisés ? En aucune
circonstance, ils ne sont jetés aux ordures. Les uns les enterrent,
les autres les mangent. D’autres enfin, et ce sont les plus
nombreux, les conservent précieusement, les font sécher et s’en
font des gris-gris qui jouissent de propriétés miraculeuses.

Dès que tous ont été opérés, ils sont revêtus d’un long boubou
bleu muni dans le dos d’une grande poche, et coiffés d’un bonnet
pointu haut d’environ 35 à 40 centimètres. Cela leur donne l’air
le plus bizarre qu’on puisse voir. Ils ressemblent au médecin
malgré lui. Le boubou ample et très étoffé est destiné à éviter
les frottements que ne manquerait pas d’occasionner le pantalon. La
grande poche qu’il présente, est destinée à recevoir le produit
de leurs quêtes ou de leurs rapines ; car les circoncis, pendant
tout le temps que met la cicatrisation à se faire, ont le droit de
prendre tout ce qui, en fait de victuailles, leur tombe sous la main.

Aussitôt après l’opération et dès qu’ils ont revêtu
leur costume, ils sont promenés dans tout le village, sous la
conduite de leurs surveillants, avec accompagnement de tam-tams
et de chants. Qu’ils le peuvent ou non, il faut marcher, ou sans
cela, gare le fouet. Ils sont ensuite réunis dans une grande case,
construite à leur intention et située, en général, un peu en
dehors du village. C’est là qu’ils doivent habiter et manger
jusqu’à ce que tous soient parfaitement guéris. Là aussi on
les gave littéralement. Il faut manger et toujours manger, quand
l’heure est venue, qu’on ait faim ou non. Autrement, en avant le
fouet. Mon interprète me racontait à ce sujet que lorsqu’il fut
circoncis, un jour que, repu, le surveillant le forçait à manger
encore, il avait rendu dans sa calebasse l’excédent de nourriture
qu’on lui avait fait avaler malgré lui. Le surveillant le força
à l’avaler de nouveau.

La cicatrisation se fait assez vite soit en moyenne de 15 à
20 jours. Elle est d’autant plus rapide que le sujet est plus
jeune. Mais il faut au minimum 40 à 45 jours pour que le tissu
cicatriciel ait pris la couleur noire des tissus environnants. C’est
à ce moment-là seulement, et quand tous sont absolument guéris,
qu’on leur donne liberté de manœuvre. Ils endossent alors le
pantalon. Le jour où ils sortent de leur case est jour de fête
dans le village.

La nuit, ils dorment sous l’œil d’un surveillant, et ils doivent,
pendant toute la durée de leur séjour dans la case, dormir sur le
dos. Si, par hasard, ils se mettent sur le côté, un coup de fouet
les a bientôt remis en place.

Pendant toute la durée de leur traitement, ils sont soumis à la
discipline la plus sévère. Ils ne peuvent et ne doivent rien faire
en dehors de leurs camarades. Ainsi, si l’un d’eux se permet de
chanter, seul, par exemple, immédiatement le surveillant lui inflige
une correction ou simplement le force à chanter pendant trois ou
quatre heures sans interruption. Ils doivent tout faire ensemble,
manger, chanter, jouer, aller à la promenade, etc., etc.

Celui qui est opéré le premier est appelé le chef des circoncis de
l’année, celui qui l’est le dernier doit servir de domestique
aux autres pendant toute la durée de leur claustration. Ainsi,
c’est lui qui leur porte leur calebasse de couscouss, qui va
chercher l’eau nécessaire aux pansements, etc., etc. Il n’y a
pour cela aucune considération de caste ou de famille. Tous sont
égaux pendant ce laps de temps.

A proprement parler, il n’y a pas un âge fixe auquel se pratique
la circoncision. Tout d’abord cela serait assez difficile ;
car le noir ignore son âge, celui de sa femme et celui de ses
enfants. Il est des garçons qui ne se laissent opérer que peu de
temps avant leur mariage, c’est-à-dire de 20 à 25 ans, il en
est d’autres, au contraire, qui le sont plus jeunes. Mais d’une
façon générale, on peut dire que c’est de 14 à 17 ans que se
pratique généralement sur les hommes cette opération ethnique.


2o _Circoncision chez la femme._ — Toutes les peuplades de la
Sénégambie et du Soudan, à l’exception toutefois des Ouolofs,
pratiquent aux femmes, quand elles atteignent l’âge de puberté,
une opération analogue à la circoncision chez les garçons. On
y procède habituellement, après l’apparition des premières
règles, jamais avant. Il existe même certaines familles Malinkées
et Ouassouloukées chez lesquelles les femmes ne sont soumises à
cette opération que lorsqu’elles ont eu leur premier enfant.

Chacun sait que les négresses ont les petites lèvres fort
développées. Tout le monde a entendu parler plus ou moins du
« tablier des hottentotes ». L’opération première et son
véritable but étaient de sectionner cette partie de leurs organes
génitaux. Mais l’opération étant toujours mal faite on en est
venu à couper également tout ou partie du clitoris. Telle qu’elle
est pratiquée aujourd’hui, elle consiste donc à supprimer toute
la partie des petites lèvres qui dépasse les grandes et à faire
l’ablation complète ou partielle du clitoris. Voici comment cela
se pratique.

La patiente est étendue sur le dos, les jambes fléchies sur les
cuisses et les cuisses relevées et perpendiculaires à l’axe du
corps. Un billot, généralement un pilon à couscouss, est placé
sous le sacrum pour faire fortement saillir le pubis. Ces préparatifs
achevés, l’opérateur, qui est toujours une femme de forgeron,
procède à l’opération à l’aide d’un petit couteau à lame
très mince, très étroite et bien aiguisée. L’opération est
faite avec si peu de soins que le clitoris est toujours sectionné
en partie ou en totalité. Chez les Bambaras, c’est une condition
_sine quâ non_ de bonne opération. Ils sont imbus de cette
idée que si elle n’était pas ainsi pratiquée ils mourraient
inévitablement. Aussi ne verra-t-on jamais un Bambara épouser une
Ouolove parce que, disent-ils « la Ouolove a un dard qui, s’il
les piquait au ventre, les ferait infailliblement mourir. »

Les filles ou femmes qui viennent d’être opérées sont soumises
aux mêmes pratiques que les garçons jusqu’à ce qu’elles
soient guéries. Par exemple, elles ne sortent que deux fois par
jour, le matin et le soir, pour se baigner. Elles sont surveillées
par les matrones et doivent dormir étendues sur le dos, les jambes
légèrement écartées.

La circoncision, aussi bien pour les femmes que pour les hommes,
se pratique généralement un mois et demi ou deux mois avant
l’hivernage. Mais il n’y a rien d’absolument fixe à ce
sujet. C’est l’occasion de grandes fêtes, tam-tams, coups de
fusil, danses, etc., etc., et d’agapes monstres. Chez les Bambaras
et les Malinkés, qui font usage de boissons fermentées, c’est
une des plus grandes soûleries de l’année. On fabrique, pour
la circonstance, d’énormes calebasses de dolo (bière de mil),
et l’on ne cesse de boire que lorsqu’il n’y a plus rien à
absorber ou que tout le monde est ivre-mort.

Chez les musulmans, qui ne font point usage de boissons alcooliques,
on se contente d’engloutir force calebasses de couscouss et de
dévorer moutons, bœufs, poulets et chèvres. Dans certains villages
toutes les provisions y passent.

J’avais l’intention de ne rester qu’un jour à Dialafara,
mais je fus obligé d’y passer encore la journée du 31 janvier ;
car l’accès de fièvre que j’avais eu la veille m’avait
tellement affaibli que j’aurais été absolument incapable de
faire l’étape.


_1er février._ — La nuit ayant été assez bonne, je puis quitter
Dialafara à 5 h. 45 du matin, par une douce température. La route
se fait bien et assez rapidement. A deux kilomètres de Dialafara,
il nous faut franchir le Tambaoura par de véritables sentiers
de chèvres. Je suis si faible que je suis obligé de me faire
porter. Je ne m’étais jamais vu dans un pareil état. Et pourtant
nous n’avons plus que trois étapes à faire pour atteindre,
au Galougo, la ligne de chemin de fer de Kayes à Bafoulabé. Y
arriverai-je jamais ? Enfin, malgré des souffrances inouïes et
de fréquents vomissements bilieux, je puis faire cette étape. A
9 h. 30, nous traversons de beaux lougans, et laissons sur notre
gauche quelques petites cases dont l’ensemble forme un village de
culture, appartenant à Orokoto, où nous mettons pied à terre,
à 10 h. 45. De Dialafara à Orokoto, l’orientation de la route
est N.-N.-E., et la distance qui sépare ces deux villages n’a pas
plus de 21 kilomètres. Cette étape est une des plus mauvaises que
nous ayons faite depuis le commencement de notre voyage. Je n’en
ai pas rencontré qui présentent plus de difficultés. Le passage
du Tambaoura est excessivement pénible. Le sentier ne fait que
traverser des amoncellements de roches énormes. A partir de là, la
route traverse des plateaux rocheux, où l’on n’avance qu’avec
mille précautions. Ce n’est que cinq kilomètres environ avant
d’arriver à Orokoto que la route devient meilleure. Elle est
très difficilement praticable pour les animaux. Au point de vue
géologique, rien de bien particulier à signaler. De Dialafara au
Tambaoura, s’étend une vaste plaine de latérite.

Dans toute cette partie du Tambaoura, de même, du reste, que tout
le long de la route, on ne trouve absolument que des quartz et
des grès. Les conglomérats ferrugineux et les schistes sont fort
rares. Très peu d’argiles. La latérite reparaît aux environs
d’Orokoto. La végétation est, on le comprend aisément, des
plus maigres. Les karités sont excessivement rares et finissent
par disparaître complètement aux abords du village. Plus de
caïl-cédrats, plus de nétés. Quelques rares fromagers et bambous
rachitiques, quelques maigres lianes à caoutchouc également.

_Orokoto_, où nous faisons étape, est un village Malinké de quatre
cents habitants environ. Sa population est uniquement formée de
Sisokos. C’est la résidence du chef du Niambia. Il est construit
sur un petit monticule que dominent des collines peu élevées. Son
tata extérieur tombe en ruines. Celui du chef est en assez bon état,
ainsi que deux ou trois autres petits tatas particuliers. Quant au
village lui-même, il est fort mal entretenu, sale et dégoûtant.

Le _Niambia_, dont Orokoto est la capitale, est un petit Etat
Malinké situé à l’Ouest de la chaîne principale du Tambaoura,
dans l’angle qu’elle forme avec son contrefort Nord-Est. Au Nord
et au Nord-Ouest il confine au Natiaga et au Niagala, à l’Ouest au
Tambaoura, au Sud au Bambougou et à l’Est au Barnita. Sa superficie
est d’environ 1,800 kilomètres. Il est peuplé de Malinkés et ce
sont les Sisokos qui sont les maîtres du pays et les propriétaires
du sol. Il fut colonisé par eux peu après leur arrivée dans le
Bambouck et sous la conduite de deux fils de Moussa-Sisoko qui se
nommaient : Haoussa N’Digui et Mansa-Gadio. Ils y sont restés
depuis cette époque. Le Niambia n’a que onze villages et sa
population est au plus de trois mille habitants. Elle est peu
nombreuse, relativement à l’étendue du pays, et sa densité
n’est que 1,6 habitant par kilomètre carré. Voici les noms de
ces villages :

Orokoto (résidence du chef), Boundéri, Banguilima, Daraleo,
Faragounkoto, Téba, Sédiankoto, Koungou, Gadiani, Dialakoto,
Malembou.

Son aspect général est plutôt celui d’un pays de montagnes que
celui d’un pays de plaines. Il est placé sous le protectorat de la
France et relève du commandant du cercle de Kayes. Très pauvre, il
arrive difficilement à s’acquitter chaque année du faible impôt
auquel il a été taxé. C’était autrefois un véritable repaire de
bandits et de détrousseurs de grands chemins. Aujourd’hui encore,
malgré sa proximité des centres de Bafoulabé, Médine et Kayes,
les dioulas n’osent guère s’y aventurer, tant est mauvaise sa
réputation, et de temps en temps même actuellement, il n’est pas
rare d’entendre dire qu’un marchand y a été dévalisé. Les
réclamations de ce genre sont fréquentes à Bafoulabé et à Kayes.

Il existe entre Orokoto et Dialafara depuis quelques années une
vieille haine dont le motif est assez curieux pour être rapporté
ici. A Orokoto existe un individu, véritable chef du pays,
bandit remarquable, qui a nom Siliman-Koy ou Siliman le blanc,
pour le distinguer de son frère Siliman fi ou Siliman le noir,
parce que ce dernier est plus foncé que le premier. Tous les
deux sont excessivement redoutés dans le pays et ils annihilent
complètement l’autorité du véritable chef du pays. Ce sont de
plus des adversaires déclarés de l’influence française dans
la région. Siliman-fi a même déclaré qu’il ne voulait jamais
voir un blanc. Aussi dès qu’un officier est signalé ou annoncé
dans les environs, quitte-t-il le village et se réfugie-t-il dans
les environs où il possède un petit village de culture. Cet homme
possède absolument le génie du vol. Le fait suivant en est la
preuve. Il avait pu se procurer, je ne sais comment, un uniforme
complet de tirailleur. Ainsi habillé, il partit un jour à la tête
de ses hommes et se rendit à Linguékoto, dans le Kamana. Il exhiba
là au chef du village un papier revêtu de la signature du commandant
de Bafoulabé et portant le timbre du cercle, et lui annonça qu’il
était chargé par ce fonctionnaire de lui réclamer le paiement
immédiat de 10 gros d’or, soit environ 100 fr. Le chef s’exécuta
sur le champ et paya. Je doute que Siliman-fi lui ait jamais donné
bonne et valable quittance. Ces deux individus ont ainsi beaucoup
de faits de ce genre à leur actif. Mais revenons à notre sujet. Il
y a quelques années, Siliman-Koy s’éprit d’une jeune fille du
village d’Orokoto, et il fut convenu avec le père que leur mariage
serait célébré dès qu’elle serait nubile. Siliman-Koy devait
payer en dot une vache, huit gros d’or et une pièce de guinée. La
vache et la pièce de guinée furent immédiatement payées. Il n’en
fut pas de même des huit gros d’or. Mais, entre temps, le cœur
de la jeune enfant parla et un beau jour elle déclara à son père
qu’elle ne voulait à aucun prix de Siliman-Koy et qu’elle voulait
épouser un des fils du chef de Dialafara. Celui-ci paya au père la
dot entière qu’il réclamait et offrit à Siliman de lui rendre
ce qu’il avait déjà versé. Ce dernier refusa absolument. Mais
pendant tous ces pourparlers, le mariage fut conclu avec le fils du
chef de Dialafara et la femme eût même des enfants de lui, Inde
iræ. Siliman-Koy alla réclamer à Médine et sut si bien exposer
sa plainte au commandant de ce poste et l’entortiller que celui-ci
ne trouva rien de mieux que de faire enlever par des tirailleurs à
Dialafara la femme et le mari. Ce dernier fut ramené à Médine sous
bonne escorte, et sévèrement puni. Je me demande pourquoi. La femme
et ses enfants furent donnés à Siliman-Koy. Mais, un an après,
elle s’enfuit de la maison de son nouveau mari et retourna avec
l’ancien. Siliman-Koy vint la chercher à la tête de ses hommes
et s’empara même d’une partie du troupeau de Dialafara.

En 1890, lorsque le capitaine Quiquandon, envoyé en mission spéciale
dans le Bambouck, passa par là, les habitants de Dialafara lui firent
part de leurs griefs contre Orokoto. Il leur fit rendre les bœufs
qui leur avaient été volés, mais il ne fut nullement question
de la femme. Depuis cette époque, chaque fois qu’ils en trouvent
l’occasion, les gens d’Orokoto commettent, sur le territoire de
Dialafara, toutes sortes de rapines. Les réclamations affluent à
Kayes et à Bafoulabé, et, lorsque j’y suis passé, cette grave
affaire n’était pas encore réglée. Mais à la suite d’une
conférence qui eut lieu entre les commandants de ces deux cercles
et à laquelle nous prîmes part comme témoins, tout paraissait
être sur le point de s’arranger. Cette petite histoire montre,
d’une façon évidente, que le sentiment de l’amour n’est pas
inconnu des Noirs et qu’ils sont susceptibles d’attachement.

Tous ces faits qui, en somme, étaient de fraîche date,
contribuèrent à me faire recevoir avec méfiance à Orokoto. Aussi,
ne fus-je pas étonné, en arrivant, de constater qu’il n’y
avait plus dans le village que les hommes. Les femmes et le troupeau
avaient été envoyés dans la brousse. Je fis au chef de vifs
reproches sur la façon dont se conduisait son village en cette
circonstance. Quelques heures après mon arrivée, tout le monde
était revenu. On s’était imaginé que je venais pour brûler
le village et m’emparer du troupeau. La journée se passa mieux
qu’elle n’avait commencé, et je n’eus qu’à me louer de la
conduite de tous à mon égard.


_2 février._ — Nous quittâmes Orokoto à cinq heures du matin. La
nuit a été relativement chaude. Petite brise de Sud-Est. Ciel clair
et étoilé. Au lever du jour, le ciel se couvre un peu. Forte brise
de Sud-Est. Le soleil ne paraît pas. Le ciel est resté couvert toute
la journée. Il est tombé quelques gouttes de pluie vers onze heures,
et, à midi, il fait une chaleur lourde et orageuse et un fort vent
de Sud-Est. C’est la fin du petit hivernage. Cette petite saison
pluvieuse ne dure jamais plus de huit à dix jours au maximum. Elle
s’établit généralement vers la fin de la lune de janvier et cesse
dans les premiers jours de la lune suivante. Pendant ce laps de temps,
les vents passent par les quatre points cardinaux et il tombe quelques
averses quand ils sont à l’Ouest et au Sud-Est. Dès qu’ils
remontent vers l’Est, les pluies cessent, la chaleur devient
lourde et orageuse, et lorsqu’ils sont redevenus franchement Est
et Nord-Est, elle est sèche et se maintient ainsi jusqu’à la
fin de la belle saison, au retour de l’hivernage, vers la mi-juin.

Ma santé s’est un peu améliorée ; mais je suis toujours
excessivement faible et de plus j’ai les pieds tellement enflés
que je ne puis plus mettre mes bottes. Je suis anémié au plus
haut degré. Je n’ai plus aucune illusion à me faire à ce
sujet. Heureusement que dans deux jours je vais enfin pouvoir me
soigner un peu.

La route d’Orokoto à Malembou se fit rapidement. A l’heure dite,
les porteurs sont réunis, les préparatifs du départ lestement
faits et une demi-heure après ce réveil, nous pouvons nous mettre en
route. A six heures, nous faisons la halte au petit village de Téba.

_Téba_ est un petit village Malinké de 150 habitants. Sa population
est uniquement formée de forgerons. Il s’élève au pied d’une
falaise à pic et est entouré de toutes parts de hautes collines. Il
est absolument ouvert et ne possède aucun tata ni intérieur ni
extérieur. J’y suis très bien reçu, le chef vint me saluer dès
mon arrivée et m’offre du lait en abondance pour mes hommes et
pour moi. Inutile de dire que le village est sale comme tout bon
village Malinké doit l’être. Après nous être reposé pendant
une demi-heure nous nous remettons en route. A peu de distance
du village il nous faut gravir un passage escarpé d’environ
un kilomètre de longueur. Ce ne sont que des escaliers rocheux
auxquels succèdent de vastes plateaux formés de grès absolument
lisses et polis. On voit que pendant des siècles, il a dû couler
là un fleuve immense et que des masses d’eau considérables ont
dû passer par-dessus ces énormes rochers. Il devait y avoir en
cet endroit une chute majestueuse. Du reste, tout semble indiquer
que la plus grande partie de la route de Malembou à Orokoto suit
le cours d’un ancien cours d’eau. Elle est épouvantable. Ce
ne sont partout que des roches gigantesques et c’est au milieu
d’un véritable chaos que l’on chevauche. Partout l’eau a
laissé sa trace ineffaçable. Les quelques marigots que l’on
rencontre et notamment le Tamba-Kô, le seul important de la région,
sont à fond de roches et très difficiles à traverser. Il n’y
a qu’à environ six kilomètres de Malembou qu’elle devient
réellement praticable. Au point de vue géologique, des quartz, des
grès, des schistes et des conglomérats ; toutes roches absolument
ferrugineuses. Mentionnons tout spécialement les énormes blocs de
schistes lamelleux que l’on trouve entre Orokoto et Téba. Par
ci par là quelques ilots d’argiles. Enfin à 5 kilomètres
environ de Malembou, la latérite apparaît et forme un vaste
plateau qui s’étend jusqu’au village. Nous y arrivons à
10 b. 50. Végétation très pauvre : quelques caïls-cédrats,
fromagers, lianes à caoutchouc. Au bord des marigots, de superbes
palmiers. Les karités, rares au début de la route, deviennent plus
communs à la fin et sont très abondants aux environs de Malembou.

_Malembou_ est un petit village Malinké dont la population
s’élève à 100 habitants tout au plus. C’est le dernier village
du Niambia dans cette direction. Il est situé à 25 kilomètres au
Nord-Est d’Orokoto. Fort mal entretenu, il ne possède aucun moyen
de défense. Il est construit comme tous les villages Malinkés sur
un petit monticule au centre d’une plaine que dominent au Nord
et au Sud de petites collines. J’y suis très bien reçu et les
habitants me donnent, moyennant une petite redevance, tout ce qu’il
me faut pour mon personnel et pour moi. La journée se passe sans
incident et je m’endormis tout heureux en songeant que l’étape
prochaine sera la dernière. Demain nous serons au Galougo. Demain
ce sera la fin de la brousse, le chemin de fer, Kayes, le repos.


_3 février._ — Je n’ai pas de peine à réveiller mon
monde. Personne n’a dormi, tant on a hâte d’arriver. Aussi les
préparatifs du départ sont-ils lestement faits et à cinq heures
nous nous mettons en route. Le jour commence à poindre. Nous arrivons
enfin sans encombre à Faidherbe-sur-Galougo, à 10 h. 45, tout
heureux de voir enfin cette ligne de chemin de fer tant désirée.

La route de Malembou à Faidherbe-sur-Galougo ne présente aucune
difficulté dans sa première partie. Elle se déroule au milieu
d’une plaine absolument unie que ne traverse aucun marigot. Il
n’en est pas de même dans sa seconde partie. On ne chevauche
alors que dans des sentiers obstrués par des roches énormes
et la route est difficilement praticable pour les animaux. Le
passage du Tamba-Kô que l’on franchit deux fois est des plus
difficiles. Son fond formé de roches énormes et glissantes rend
l’opération très délicate. Au point de vue géologique, rien
de particulier. En quittant Malembou et après avoir traversé une
petite bande de latérite d’environ un kilomètre de largeur,
on marche pendant environ 15 kilomètres au milieu d’une vaste
plaine d’argile. A partir de ce point, nous ne trouvons plus
que des quartz, grès, conglomérats ferrugineux et schistes. Ces
derniers sont assez rares. La latérite apparaît aux environs du
petit village de Faidherbe-sur-Galougo. Végétation très maigre,
quelques rares karités dans la première partie de la route. Ils
sont plus abondants dans la seconde et finissent par disparaître
trois kilomètres environ avant d’arriver au Galougo. Les lianes
à caoutchouc sont peu abondantes, et les fromagers, caïl-cédrats,
Légumineuses ont presque tous complètement disparu.

_Faidherbe-sur-Galougo_ est un petit village Malinké que les
indigènes désignent sous le nom de _Gossi_. Sa population
n’est pas de plus de 130 habitants. Fondé en 1887, par le
lieutenant-colonel Galliéni, alors commandant supérieur du Soudan
Français, il fut détruit en 1890 par les cavaliers Toucouleurs
d’Ahmadou et reconstruit depuis. Appelé Faidherbe-sur-Galougou par
le commandant de Monségur, alors commandant des cercles à Kayes,
il n’est connu d’aucun noir sous ce nom. Il est mal construit,
mal entretenu et fort sale. Ceci est classique, chacun le sait, pour
les villages Malinkés. Nous le traversons sans nous y arrêter et
allons tout droit au campement du chemin de fer, situé à environ
150 mètres du village. Bien entendu, le train pour Kayes est passé
depuis une heure et demie à peine et il n’y en aura plus que
dimanche prochain. Mais dans l’après-midi il y en aura un pour
Bafoulabé. Je décide alors de me rendre à ce poste pour y attendre
le départ pour Kayes. Mes animaux s’y rendront par étapes. Je
comptais trouver un officier au Galougo et un magasin pour pouvoir
m’y ravitailler. Il n’y a plus maintenant que deux canonniers qui
y sont chargés de l’entretien de la voie. Ils m’offrent du pain
et un peu de vin. Je n’ai garde de refuser. Il y a si longtemps
que je n’en ai goûté. Je suis obligé de leur faire préparer,
moyennant rétribution bien entendu, du couscouss par les habitants
du village. Enfin, vers deux heures, arrive le train. J’ai la bonne
chance d’y trouver nos amis Huvenoit, capitaine d’artillerie
de marine, directeur du chemin de fer, Cruchet, aide-commissaire,
le docteur Collomb, mon excellent collègue, et d’autres officiers
que leur service appelle soit sur la ligne, soit à Bafoulabé. Tous
me font la plus cordiale des réceptions.

Nous arrivons à Bafoulabé à six heures du soir. A la gare de
Talahari nous avions laissé Huvenoit et la plupart des officiers
qui voyageaient avec nous. Seuls, Collomb, Cruchet et moi continuons
jusqu’à Bafoulabé. Chemin faisant, Collomb me raconte que la
colonie vient d’être cruellement éprouvée par une épidémie
analogue à la fièvre jaune qui a sévi dans la plupart de nos
postes, et qui y a fait de nombreuses victimes. Quatorze officiers
entre autres ont succombé et parmi eux deux de nos collègues. Au
débarcadère à Bafoulabé, nous fûmes reçus par le commandant
du cercle, le capitaine Conrard, un vieux Soudanais et un de mes
meilleurs amis, et par mon collègue, le Dr Gallas, médecin-major
du poste. Je fus obligé de m’appuyer sur leurs bras pour pouvoir
arriver jusqu’à leur logement. J’étais bien épuisé, mais la
joie du retour, la perspective de coucher dans un bon lit et surtout
les soins si attentionnés et si affectueux dont m’entourèrent
ces bons amis me firent oublier ma fatigue. Que tous reçoivent
ici le témoignage de ma profonde reconnaissance. Je ne saurais
oublier les marques de sympathie qu’ils m’ont manifestées
pendant que je suis resté leur hôte. Je ne manquai pas dès mon
arrivée d’annoncer mon retour à M. le délégué du commandant
supérieur du Soudan Français.

La réponse ne se fit pas attendre. M. le chef d’escadron
d’artillerie de marine de Labouret, qui remplissait alors ces
fonctions à Kayes pendant l’absence de M. le lieutenant-colonel
Humbert qui, à cette époque, dirigeait les opérations contre
Samory, m’adressa aussitôt le télégramme suivant que je transcris
ici fidèlement.


« Délégué commandant supérieur à docteur Rançon. Bafoulabé,
no 347. Vous adresse amitiés et dépêche colonel no 748 de
Bissandougou. « 19 novembre 1892, commandant supérieur à docteur
Rançon, Kayes ; en communication, délégué commandant supérieur
Kayes. Reçu votre lettre du 11 décembre. Suis très content vous
savoir en bonne santé. Je prie mon délégué à Kayes de faire
payer votre palefrenier Moussa-Sacko de sa solde et de lui faire un
cadeau pour le récompenser de ses bons services avec vous. Serais
très heureux causer avec vous à mon retour de votre mission
qui, je l’espère, sera très utile pour le commerce futur du
Soudan. Souhaits de bonne santé et de bonne réussite ».


Ce témoignage particulier de sympathie et d’estime, émané de
l’autorité supérieure, tout l’intérêt et toute l’affection
que me manifestaient mes amis à Bafoulabé, à Kayes et en France,
me récompensèrent grandement de mes travaux et ne tardèrent pas
à me faire oublier les déceptions et les fatigues que j’avais
éprouvées pendant mon voyage.


                                  FIN




NOTES :


[Note 1 : Cette disparition, aujourd’hui à peu près réalisée,
tient aux procédés barbares employés par les Malais des îles de
la Sonde, qui, pour obtenir un plus grand rendement immédiat de
l’_Isonandra_ ou _Palachium Gutta_, n’hésitent pas à couper
l’arbre au lieu de le saigner discrètement, et sans atteindre
par cette exploitation ses œuvres vives, comme la prévoyance la
plus élémentaire le commanderait.]

[Note 2 : On trouvera dans le IIe volume des _Annales du Musée
colonial de Marseille_ un mémoire posthume de Geoffroy sur un
produit intéressant de la Guyane. La valeur de ce travail laisse
présager ce qu’aurait été le rapport de mission de ce savant
et scrupuleux observateur.]

[Note 3 : Marchand ambulant, colporteur.]

[Note 4 : _Parkia biglobosa_ Benth.]

[Note 5 : Champs cultivés.]

[Note 6 : _Borassus flabelliformis_ L., palmier à vin.]

[Note 7 : Voir pour plus amples détails le travail de MM. Heckel
et Schlagdenhauffen sur cette graine comestible. (Journ. de
pharm. et chimie du 15 juin 1887 et Bull. de la Soc. de Géog. de
Marseille). C’est le _Oull_ des Woloffs.]

[Note 8 : Voir pour plus amples détails sur ce poison d’épreuve
le mémoire de MM. Heckel et Schlagdenhauffen dans le journal _Les
Nouveaux Remèdes_, 1886.]

[Note 9 : _Cola cordifolia_ de Rob. Brown : on ignore si la graine de
ce végétal renferme de la caféine comme celle du _Cola acuminata_
R. Brown. (Voir la monographie des Kolas africains par E. Heckel
dans le 1er vol. des Annales de l’Institut colonial, 1893). Ce
végétal est encore nommé _N’Dimb_ dans certains dialectes.]

[Note 10 : _Khaya senegalensis_ A. de Jussieu ; c’est le _Quinquina
du Sénégal_, bon fébrifuge par son écorce.]

[Note 11 : _Sorgho vulgare_ Pers.]

[Note 12 : _Arachis hypogæa_ L.]

[Note 13 : _Hibiscus esculentus_ L.]

[Note 14 : _Carica Papaya_ L.]

[Note 15 : Voir au sujet de ce végétal, le travail de MM. Heckel et
Schlagdenhauffen dans le journal _Les nouveaux Remèdes_. — 1888.]

[Note 16 : _Zea Maïs_ L.]

[Note 17 : Cet intéressant animal a été l’objet de récentes
observations sur ses mœurs, son anatomie et sa physiologie,
dans le journal _La Nature_, de Tissandier (1891), de la part de
MM. les professeurs Heckel, de Marseille, et Vaillant, du Muséum
de Paris. Plus tard M. Dubois, de la Faculté des Sciences de Lyon,
a communiqué à l’Association scientifique de France (1892)
des observations physiologiques sur sa respiration.]

[Note 18 : C’est une opinion, du reste aujourd’hui reconnue
erronée, qui a été soutenue, avec beaucoup d’autres du même
genre, par Ch. Martins.]

[Note 19 : Voir, au sujet de ce végétal précieux et de son
utilisation, un travail du professeur Édouard Heckel intitulé
« _Un arbre à beurre et une nouvelle source de Gutta_ » dans le
journal _La Nature_, de G. Tissandier, 1885.]

[Note 20 : Voir sur cette curieuse plante le mémoire de M. le
professeur Edouard Heckel qui l’a fait connaître le premier
dans les Annales de la Faculté des sciences de Marseille, 1891,
1er fascicule.]

[Note 21 : Cette plante médicinale très intéressante est en ce
moment en même temps que sa congénère le Sangol (_Cocculus Leæba_
D. C.), l’objet d’une étude détaillée de la part de MM. les
professeurs Heckel et Schlagdenhauffen. Ce travail sera inséré
dans le IIIe volume (1895) des Annales de l’Institut colonial
de Marseille.]

[Note 22 : _Ceratanthera Beaumetzi_ Heckel, rhizôme purgatif et
tænifuge.]

[Note 23 : Le _Nando_ est le _Sarcocephelus esculentus_ Afz. trouvé
sous ce nom par Corre près de Joal et connu comme remède employé
par les indigènes contre les maux de ventre. Voir à ce sujet le
mémoire de MM. E. Heckel et Schlagdenhauffen (Archives de Médecine
navale, Décembre 1885 et Janvier 1886. (Note de M. Heckel).]

[Note 24 : Le _Fouff_ serait, d’après Lecart, un nom Woloff donné
à un _Polygala_ usité au Sénégal et au Soudan contre la morsure
des serpents (Note de M. Heckel).]

[Note 25 : Cette odeur est vraisemblablement due à l’éther
méthylsalicilique dont la présence a été constatée récemment
par M. Bourquelot dans plusieurs espèces du genre _Polygala_
(Note de M. Heckel).]

[Note 26 : C’est probablement l’_Asclepias Curassavica_ L.]

[Note 27 : Le _Cantacoula_ dont je n’ai vu que les coques
renfermant le hammout, est certainement une Rutacée-Aurantiacée,
qui se rapproche beaucoup des _Feronia_ de l’Inde. Ces derniers
ont aussi une pulpe acidule agréable dans laquelle sont noyées
les graines (E. Heckel).]

[Note 28 : Ce végétal appartient évidemment au genre
_Balsamodendron_ et doit être voisin de l’espèce _B. africanum_
Arnott, qui fournit le Bdellium d’Afrique (Heckel).]

[Note 29 : Il est formé par les feuilles d’une Verbénacée du
genre _Verbena_ (E. Heckel).]

[Note 30 : Espèce très rapprochée du _Ximenia americana_ et que
je nomme _X. Seno_ D. C. (E. Heckel).]

[Note 31 : Tué depuis aux côtés du colonel Bonnier, à l’affaire
de Goundam.]

[Note 32 : L’écorce de la racine de cette plante est connue depuis
longtemps en matière médicale sous le nom d’écorce de Mudar ;
elle est réputée tonique et diaphorétique (E. Heckel).]




                          TABLE DES MATIÈRES
                               * * * * *


  INTRODUCTION                                                       7

  =CHAPITRE I=                                                      11

  Comment je fus amené à visiter la Haute-Gambie. — Aperçu
  rapide de l’itinéraire que j’ai suivi pour m’y rendre. —
  Composition de ma caravane. — Mon interprète Almoudo Samba N’
  Diaye. — De Kayes à Nétéboulou (Ouli). — Séjour à Nétéboulou.
  — Maladie. — Manque de vivres. — Comment je fus ravitaillé par
  la Compagnie Française de la côte occidentale d’Afrique. —
  Extrême complaisance de M. le capitaine Roux, de l’infanterie
  de marine, commandant du cercle de Bakel. — Je puis quitter
  Nétéboulou. — Préparatifs de départ. — Projet d’itinéraire.
  — Nétéboulou. — Son histoire. — Sa population. — Son chef
  Sandia-Diamé. — Importance de sa situation au point de vue
  commercial. — Son avenir.

  =CHAPITRE II=                                                     23

  Départ de Nétéboulou. — Témoignages de sympathie de la
  population. — En route pour Sini. — Ordre de marche de la
  caravane. — La plaine de Genoto. — Arrivée à Makadian-Counda. —
  De Makadian-Counda à Sini. — Arrivée à Sini. — Belle réception.
  — Le tam-tam. — Le Balafon. — Sérénade. — Le chef du Ouli,
  Massa-Ouli. — Sa famille. — Description de la route suivie. —
  Géologie. — Botanique. — Le Nété. — Le Téli. — Le N’taba. —
  Sini. — Sa population. — Belles cultures. — Départ de Sini.
  — Canapé. — Lait et beurre en abondance. — Soutoko. — La
  mosquée. — Villages Peulhs. — Fatigue de la route. — Arrivée
  à Barocounda. — Départ de Barocounda. — Arrivée à Toubacouta.
  — Épisode de la guerre du marabout Mahmadou-Lamine-Dramé. —
  Réception peu cordiale à Toubacouta. — Belle case. — Traces
  du passage de la mission de délimitation des possessions
  Françaises et Anglaises en Gambie. — Toubacouta. — L’ancien et
  le nouveau village. — L’envoyé de Guimmé-Mahmady, le chef du
  Sandougou. — Beaux lougans. — Belles rizières. — Le marigot de
  Maka-Doua, frontière du Ouli et du Sandougou. — Description de
  la route de Sini à Toubacouta. — Géologie. — Botanique. — Le
  dougoura.

  =CHAPITRE III=                                                    53

  Le Ouli. — Situation. — Limites. — Aspect général du pays. —
  Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. —
  Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. — Animaux
  domestiques. — Populations. — Ethnologie. — Rapports du chef du
  pays avec les différents villages. — Rapports du Ouli avec les
  autorités françaises. — Conclusions.

  =CHAPITRE IV=                                                     72

  Départ de Toubacouta. — Beaux lougans de mil. — Le
  _Caïl-cédrat_. — Arrivée à Dalésilamé. — Village Sarracolé
  et village Malinké Musulman. — Rencontre d’un dioula. —
  De l’hospitalité chez les indigènes. — Souma-Counda. — De
  Souma-Counda à Missira. — Cordiale réception. — Guimmé-Mahmady,
  chef du Sandougou. — Séjour à Missira. — Visite des chefs des
  villages du Sandougou. — Beurre, lait, kolas en abondance.
  — Violente tornade. — Départ de Missira. — Vastes champs
  d’arachides. — Pioche spéciale pour les arracher. — Le Diabéré.
  — Diakaba. — Nombreux papayers. — Sidigui-Counda. — Saré-fodé.
  — Saré-Demba-Ouali. — Son chef Demba. — Visite du frère de
  Maka-Cissé, chef du Sandougou occidental. — Cordiale réception
  des Peulhs. — Puces et punaises. — Départ de Saré-Demba-Ouali.
  — Le village Ouolof de Tabandi. — Arrivée au village Toucouleur
  Torodo de Oualia. — Ousman-Celli, son chef. — Belle réception.
  — Belle case. — Excursion au Sandougou. — Saré-Demboubé. —
  Le Sandougou frontière du Niani et du Sandougou. — Le gué de
  Oualia. — Description de la route de Toubacouta au Sandougou. —
  Le Baobab. — Le _Kinkélibah_. — Violent accès de fièvre.

  =CHAPITRE V=                                                      98

  Le Sandougou. — Description géographique. — Aspect général.
  — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du
  sol. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. —
  Animaux domestiques. — Populations. — Ethnologie. — Situation
  et organisation politiques. — Rapports avec les autorités
  françaises. — Conclusions.

  =CHAPITRE VI=                                                    113

  Départ de Oualia. — Passage du Sandougou. —
  Cissé-Counda-Teguenda. — Countiao. — Cissé-Counda. — Arrivée
  à Koussalan. — Grande fatigue éprouvée pendant la route. —
  Description de la route du Sandougou à Koussalan. — Koussalan,
  sa population, son chef. — Beaux lougans. — Le mil. — Le
  maïs. — Le tamarinier. — Départ de Koussalan. — Carantaba.
  — Beaux jardins d’oignons. — Calen-Foulbé. — Calen-Ouolof.
  — Description de la route de Koussalan à Calen-Ouolof. — Le
  Laré ou Saba, liane à caoutchouc. — Je reçois une lettre de
  M. l’Agent de la Compagnie française à Mac-Carthy. — Nuit
  sans sommeil. — Les moustiques. — Départ de Calen-Ouolof. —
  Rosée abondante. — Yola. — Couiaou. — Lamine-Sandi-Counda. —
  Medina-Canti-Countou. — Arrivée à Lamine-Coto. — J’y trouve
  M. Joannon, agent de la Compagnie française à Mac-Carthy. —
  Réception amicale. — Arrivée à Mac-Carthy. — Description de la
  route de Calen-Ouolof à Mac-Carthy. — Le riz et les rizières. —
  Le rônier. — Installation et séjour à Mac-Carthy. — Réception
  sympathique. — Arrivée de MM. Frey et Trouint, agents de la
  Compagnie. — Nombreux achats en prévision de mon voyage au
  Kantora, à Damentan et aux pays des Coniaguiés. — Nous sommes
  tous malades. — Départ retardé.

  =CHAPITRE VII=                                                   145

  Mac-Carthy. — Situation géographique. — Notice historique. —
  Description géographique. — Aspect général. — Hydrologie. —
  Orographie. — Constitution géologique du sol. — Climatologie.
  — Flore. — Productions du sol ; cultures. — Faune. — Animaux
  domestiques. — Le Protopterus ou Mudfisch des Anglais, ou
  Schlammfisch des Allemands, ou poisson de vase. — Ethnographie
  ; populations. — Organisation politique et administration. —
  Conclusions.

  =CHAPITRE VIII=                                                  158

  Départ de Mac-Carthy. — En route pour le Kalonkadougou. —
  Diamali. — La vigne du Soudan. — Canouma. — Le _Fonio_. —
  Le _Fromager_. — Counté-Counda. — Arrivée à Demba-Counda. —
  Fatigue extrême. — Bonne réception. — Le village. — Son chef.
  — Je suis forcé d’y rester deux jours. — Description de la
  route de Mac-Carthy à Demba-Counda. — Géologie. — Botanique.
  — Bizarre superstition. — Départ de Demba-Counda. — Arrivée à
  Kountata, premier village du Kalonkadougou. — De Kountata à
  Diambour. — Beaux lougans. — Les puits de Diambour. — Belle
  réception. — Le village. — Massa-Diambour. — Séjour à Diambour.
  — Départ pour Goundiourou. — Arrivée à Goundiourou. — Village
  en ruines. — Oseille et tomates indigènes. — Description de la
  route de Diambour à Goundiourou. — De Goundiourou à Daouadi.
  — Guiriméo. — Mansa-Bakari-Counda. — Saré-Dadi. — Daouadi. —
  Aspect du village. — Un courrier rapide. — Lettre de M. Frey. —
  Description de la route de Goundiourou à Daouadi. — La _gomme_
  et les _gommiers_. — La _gomme_ de _Kellé_. — De Daouadi
  à Coutia. — Boulou. — Coutia. — Massa-Coutia. — Aspect du
  village. — Les tisserands. — Description de la route de Daouadi
  à Coutia. — Le coton. — Les Niébès-Ghertés ou Tigalo-N’galo. —
  Patates douces.

  =CHAPITRE IX=                                                    186

  Le Kalonkadougou. — Limites-frontières. — Description
  géographique. — Aspect général. — Constitution géologique du
  sol. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. —
  Animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Situation
  et organisation politiques actuelles. — Rapports avec les
  autorités françaises. — Conclusions.

  =CHAPITRE X=                                                     196

  Départ de Coutia. — Kalibiron. — Diabaké. — Paquira. —
  Arrivée à Koussanar. — Description de la route de Coutia à
  Koussanar. — Géologie. — Botanique. — Cultures. — Koussanar.
  — Aspect du village. — Nombreuses variétés d’acacias. — Beaux
  jardins de tabac. — De Koussanar à Goundiourou. — Coumbidian.
  — Ahmady-Faali-Counda. — Description de la route suivie. —
  Goundiourou. — Remarquable propreté du village. — Nombreuses
  visites. — Belles plantations de haricots. — De Goundiourou
  à Sini. — Siouoro. — Massara vient à mon avance. — Arrivée
  à Sini. — Cordiale réception. — Description de la route de
  Goundiourou à Sini. — Géologie. — Botanique. — Départ de
  Sini. — Arrivée à Nétéboulou. — Séjour à Nétéboulou. — Grands
  préparatifs. — Organisation d’un convoi pour Kayes. — Pas de
  courrier. — Un voyage extraordinaire. — Étrange superstition.
  — Le génie du foyer. — Départ de Nétéboulou. — Arrivée à
  Passamassi. — Belle réception. — Belle case. — Description
  de la route de Nétéboulou à Passamassi. — Belles plantations
  d’indigo. — De Passamassi à Son-Counda. — Yabouteguenda. — Le
  traitant Niamé-Lamine. — Passage de la Gambie. — Les caïmans. —
  Arrivée à Son-Counda. — Description de la route de Passamassi à
  Son-Counda. — Nous sommes dans le Kantora. — Le vieux chef du
  pays. — Aspect du village. — Courges. — Calebasses. — Gombos. —
  Je me dispose à partir pour Damentan.

  =CHAPITRE XI=                                                    223

  Le Kantora. — Limites, frontières. — Aspect général. —
  Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol.
  — Flore, productions du sol, cultures. — Faune, animaux
  domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Rapports du
  chef avec ses administrés. — Situation politique actuelle. —
  Rapports avec les autorités françaises. — Émigration.

  =CHAPITRE XII=                                                   233

  Départ de Son-Counda. — Marche de nuit. — Frayeur des Malinkés.
  — Héméralopie. — Itinéraire de Son-Counda au marigot de Tabali.
  — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Le
  Dion-Mousso-Dion-Soulo. — Campement en plein air. — Un gourbi
  en paille. — De Tabali à la rivière Grey. — Itinéraire. —
  Passage de la rivière Grey. — Ingénieuse embarcation. — De la
  rivière Grey au marigot de Konkou-Oulou-Boulo. — Itinéraire.
  — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Les
  lianes _Delbi_ et _Bonghi_. — Le Barambara. — Du marigot de
  Konkou-Oulou-Boulou à Damentan. — Itinéraire. — Description de
  la route. — Géologie. — Botanique. — Le Karité. — Arrivée à
  Damentan. — Belle réception. — Le chef Alpha-Niabali. — Séjour
  à Damentan. — Palabres. — Influence du chef dans la région. —
  Fanatisme musulman. — Arrivée d’un Coniaguié. — Je l’envoie
  annoncer ma visite à son chef. — Environs de Damentan. — Belles
  cultures. — Le Ricin. — Préparatifs de départ pour le Coniaguié.

  =CHAPITRE XIII=                                                  258

  Le pays de Damentan. — Limites. — Frontières. — Aspect général.
  — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du
  sol. — Flore, productions du sol, cultures. — Faune, animaux
  domestiques. — Populations, ethnographie. — Rapports de
  Damentan avec les pays voisins. — Rapports de Damentan avec les
  autorités françaises.

  =CHAPITRE XIV=                                                   270

  Départ de Damentan. — Le guide Fodé. — De Damentan au marigot
  de Bamboulo. — Itinéraire. — Description de la route. — Le
  Belancounfo. — Le Raphia vinifera. — Du marigot de Bamboulo au
  marigot de Oudari. — Itinéraire. — Description de la route. —
  Rencontre de quatre chasseurs Coniaguiés. — Traces laissées
  par une troupe d’éléphants. — Le campement de Oudari. — Départ
  de Oudari. — Passage du marigot. — Les termitières. — Le
  marigot de Oupéré. — Le marigot de Mitchi. — Belle végétation.
  — Un pont dans les branches. — Le palmier oléifère (Elæis
  Guineensis). — Le marigot de Bankounkou. — Nous apercevons le
  plateau du Coniaguié. — Les lougans. — Frayeur des enfants et
  des femmes Coniaguiés à mon aspect. — Curiosité des hommes. —
  Le Bakis. — Iguigni, le premier village Coniaguié. — Karakaté.
  — Ouraké. — Halte sous un fromager. — Le chef du village,
  grand-prêtre et gardien du territoire. — Étrange superstition.
  — En route pour Yffané, la capitale. — Nombreux sentiers,
  nombreux détours. — Une curieuse escorte. — Arrivée à Yffané.
  — Halte sous un beau tamarinier. — Le chef Tounkané. — Je suis
  autorisé à me reposer dans le village Malinké. — Défense à mes
  hommes et à moi d’entrer dans le village Coniaguié. — Curiosité
  indiscrète des indigènes. — Description de la route du marigot
  de Oudari à Yffané. — Géologie. — Botanique.

  =CHAPITRE XV=                                                    292

  Séjour à Yffané. — Deuxième journée. — Tam-tam. — Chiens. —
  Chacals. — Cris bizarres dans le village. — Étrange coutume.
  — Nombreux visiteurs. — Visite de Tounkané. — Grand palabre.
  — Pas de vivres. — Cordiale et généreuse hospitalité des
  Malinkés. — Tounkané me demande en cachette une bouteille
  de gin. — Abondance du gibier dans les environs d’Yffané. —
  Troisième journée. — Nombreuses visites de dioulas Malinkés
  établis dans le pays. — Les pintades. — Tounkané me fait
  cadeau d’un bœuf. — Je puis enfin me procurer un peu de mil
  et de fonio. — Refus de Tounkané de me donner des porteurs
  pour retourner à Damentan. — Dans la soirée il me promet de
  m’en donner le lendemain matin. — Il enverra deux délégués
  à Nétéboulou pour s’aboucher avec le commandant de Bakel. —
  Heureux résultat de mon voyage. — Départ d’Yffané. — Tounkané
  me donne deux guides, mais pas de porteurs. — D’Yffané au
  marigot de Oudari. — Campement à Oudari. — Inquiétudes de
  Sandia. — Arrivée de quatre Coniaguiés qui font route avec
  nous. — Du marigot de Oudari à Damentan. — Les antilopes. — Les
  sangliers. — Arrivée à Damentan. — Joie d’Alpha-Niabali de me
  revoir. — Récit de Sandia et d’Almoudo. — Ils m’apprennent les
  dangers que nous avons courus au Coniaguié.

  =CHAPITRE XVI=                                                   309

  Le pays de Coniaguié et le pays de Bassaré. — Limites.
  — Frontières. — Aspect général du pays. — Hydrologie. —
  Orographie. — Constitution géologique du sol. — Faune. —
  Animaux domestiques. — Les bœufs. — Les poulets. — Les
  pintades. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. —
  Populations. — Ethnographie. — Ethnologie. — Sociologie.
  — Opinions diverses sur l’origine des Coniaguiés et des
  Bassarés. — Les villages. — Les habitations. — La nourriture.
  — La coiffure. — Le vêtement. — Organisation de la société. —
  La famille. — Rôle de la femme dans les affaires publiques.
  — Religion. — La guerre. — Les armes. — Fabrication de la
  poudre. — Langage. — Situation politique actuelle. — Rapports
  des Coniaguiés avec leurs voisins. — Notes diverses sur les
  Bassarés.

  =CHAPITRE XVII=                                                  344

  Repos à Damentan. — Départ de Damentan. — De Damentan à la
  Gambie. — Le _Manioc_. — La _Pourghère_. — Traces du passage
  d’une hyène. — Arrivée sur la rive droite de la Gambie. — Une
  forêt de rôniers. — Le gué de Voumbouteguenda entre Damentan
  et Bady. — Le fils du chef de Damentan vient me rejoindre. —
  Passage de la Gambie. — Entre la Gambie et Bady. — Immense
  incendie. — Une superstition bizarre. — Description de la route
  entre Damentan et Bady. — Géologie. — Botanique. — Datura. —
  Sendiègne. — M’Bolon-M’Bolon. — Arrivée à Bady. — Le village.
  — Le chef. — Nous sommes bien reçus. — La population. — Grand
  nombre de goîtreux. — Maladies de la peau. — Palabres. —
  Sandia me quitte pour retourner à Nétéboulou. — Départ de
  Bady. — Sansanto. — Niongané. — Beaux lougans d’arachides.
  — Arrivée à Iéninialla. — Belle réception. — Description de
  la route de Bady à Iéninialla. — Géologie. — Botanique. — Le
  Vène. — Départ de Iéninialla. — Le pont sur le Barsancounti. —
  Passage de la rivière Balé. — Rencontre d’une députation des
  notables de Gamon venus au devant de moi. — Arrivée à Gamon.
  — Belle réception. — Belle case. — Description de la route de
  Iéninialla à Gamon. — Géologie. — Botanique. — Le Nando. — Le
  Fouff. — Les dattiers. — Les piments. — Description du village.
  — Le chef. — Palabres. — Plaintes des habitants.

  =CHAPITRE XVIII=                                                 364

  Le Tenda et le pays de Gamon. — Frontières, Limites. — Aspect
  général du pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution
  géologique du sol. — Flore, productions du sol, cultures. —
  Faune, animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. —
  Organisation politique. — Rapports avec les pays voisins. —
  Rapports avec les autorités françaises.

  =CHAPITRE XIX=                                                   386

  Départ de Gamon. — Difficultés au moment de se mettre en
  route. — Toujours les porteurs sont en retard. — De Gamon au
  marigot de Firali-Kô. — Route suivie. — Tumulus. — Respect des
  Noirs pour les morts. — Campement sur les bords du marigot. —
  Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le
  Fogan ou Tirba. — Le Cantacoula. — Nouvelle lune. — Pratique
  religieuse des Noirs à cette occasion. — Départ du Firali-Kô.
  — Route suivie du Firali-Kô au marigot de Sandikoto-Kô. —
  Rencontre d’un lion. — Le Niocolo-Koba. — Campement sur les
  bords du Sandikoto-Kô. — Description de la route suivie. —
  Géologie. — Botanique. — Le Hammout. — Du Sandikoto-Kô à
  Sibikili. — Route suivie. — Chasse au bœuf sauvage. — Récit
  de Mahmady au sujet d’un éléphant. — Arrivée à Sibikili. —
  Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le
  Bambou. — Une maladie particulière sur ce végétal. — Réception
  à Sibikili. — Tout le village est ivre. — Description du
  village. — Fortifications Malinkées. — En route pour Badon. —
  Route suivie. — Rencontre d’une députation que le chef envoie
  au devant de moi. — Description de la route. — Géologie. —
  Botanique. — Le Calama. — Arrivée à Badon. — Belle réception. —
  Le village. — Le chef. — La population. — Je tombe sérieusement
  malade.

  =CHAPITRE XX=                                                    412

  Le pays de Badon. — Limites, frontières. — Aspect général du
  pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique
  du sol. — Faune, animaux domestiques. — Flore, productions
  du sol, cultures. — Populations, ethnographie. — Situation
  et organisation politiques. — Rapports du pays de Badon
  avec les pays voisins. — Rapport du pays de Badon avec les
  autorités françaises. — Le Badon au point de vue commercial.
  — Conclusions. — Traités passés par le pays de Badon avec la
  France.

  =CHAPITRE XXI=                                                   429

  Séjour à Badon. — Je suis gravement malade d’un accès de fièvre
  à forme bilieuse hématurique. — Générosité de Toumané pour mes
  hommes et pour moi. — Sa passion pour le dolo. — Arrivée à
  Badon d’un envoyé du commandant supérieur du Soudan se rendant
  au Fouta-Diallon. — Plaintes de Toumané au sujet des gens du
  Bélédougou. — Ma santé s’améliore un peu. — Passage de nombreux
  dioulas à Badon. — Plaintes de Toumané au sujet des dioulas.
  — Comment on tue un bœuf chez les Malinkés. — Je puis enfin
  partir. — Nombreuse escorte. — Faiblesse extrême. — Départ de
  Badon pour Tomborocoto (Niocolo). — Route suivie. — Passage de
  la Gambie. — Arrivée à Tomborocoto. — Description de la route.
  — Géologie. — Botanique. — Les Sénés. — Le _thé de Gambie_. —
  Tomborocoto. — Mauvaise réputation des habitants. — Je suis
  bien reçu. — Départ de Tomborocoto. — Route suivie. — Les
  lougans et les villages de cultures. — Arrivée à Dikhoy. —
  Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Poivre. —
  Enormes haricots. — Dikhoy. — Belle case. — Légende Malinkée.
  — Un chef parent d’un oiseau. — Départ de Dikhoy. — De Dikhoy
  à Laminia. — Route suivie. — Médina. — Diengui. — Sillacounda.
  — Les Karités. — Les troupeaux. — Palabre à Sillacounda. —
  Passage de la Gambie. — Un bœuf pris par un caïman. — Façon de
  pêcher des habitants de Sillacounda et de Laminia. — Arrivée
  à Laminia. — Description de la route suivie. — Géologie. —
  Botanique. — La chasse. — Le _Touloucouna_. — Laminia. —
  Description du village. — Sa population. — Riches troupeaux. —
  Belles cultures. — Arrivée d’une caravane de dioulas chargée de
  kolas. — Le _kola_ au Soudan français. — Fanatisme musulman des
  Diakankés. — Une école de marabouts et de talibés. — Une séance
  de tatouage.

  =CHAPITRE XXII=                                                  473

  Le Niocolo. — Limites, frontières. — Aspect général du pays.
  — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol.
  — Climatologie. — Flore, productions du sol, cultures. —
  Faunes, animaux domestiques. — Populations, Ethnographie. —
  Situation et organisation politiques actuelles. — Rapports du
  Niocolo avec les pays voisins. — Rapports du Niocolo avec les
  autorités Françaises. — Le Niocolo au point de vue commercial.
  — Conclusions.

  =CHAPITRE XXIII=                                                 496

  Départ de Laminia. — Souhaits de bon voyage. — Pratique
  religieuse à ce sujet. — De Laminia à Médina. — Dentilia.
  — Route suivie. — Extraction du fer. — Hauts-fourneaux. —
  Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Le _Diabé_.
  — La _Fève de Calabar_. — Arrivée à Médina. — Dentilia. — Le
  pavillon tricolore. — Belle réception. — Orchestre original. —
  Description du village. — En route pour Saraia. — Route suivie.
  — Bembou. — Badioula. — Description de la route. — Géologie. —
  Botanique. — Les _ficus_. — Le _Seno_. — Les _Strophanthus_. —
  Arrivée à Saraia. — Le village. — Un mariage chez les Malinkés.
  — Départ pour Dalafi. — Beaux lougans. — Le Caoutchouc. —
  Arrivée à Dalafi. — Mensonges des habitants. — Respect des
  indigènes pour les bœufs blancs. — En route pour Diaka. —
  Médina. — Route suivie. — L’Anacarde. — Cordiale réception.

  =CHAPITRE XXIV=                                                  528

  Le Dentilia. — Frontières, limites. — Aspect général. —
  Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol.
  — Flore, production du sol, cultures. — Faune, animaux
  domestiques. — Populations, Ethnographie. — Situation et
  organisation politiques. — Rapport du Dentilia avec les pays
  voisins. — Rapport du Dentilia avec les autorités Françaises. —
  Le Dentilia au point de vue commercial. — Conclusions.

  =CHAPITRE XXV=                                                   545

  Départ de Diaka-Médina. — Marche de nuit. — Fuite d’un porteur.
  — Rencontre d’une nombreuse caravane. — Le commerce du sel
  au Soudan. — Passage de la Falémé. — Description de la route
  suivie. — Géologie. — Botanique. — Le Kaki. — Arrivée à
  Faraba. — Nous sommes en pays de connaissance. — Le village,
  le chef. — Recherche de l’or. — Départ de Faraba. — A travers
  le Sintédougou et le Bambouck. — Sansando. — Dioulafoundoundi.
  — Soukoutola. — Notes sur le Sintédougou. — La vallée de
  Batama. — Mouralia. — Les mines d’or. — Sékonomata. — Batama.
  — Ascension de la chaîne du Tambaoura. — Yatéra. — Malaoulé.
  — Koudoréah. — Difficultés de la route. — Guibourya. —
  Le Diébédougou. — Kéniéti. — Guénobanta. — Le Diabeli. —
  Yérala. — Dialafara. — Le Tambaoura. — Les circoncis et la
  circoncision au Soudan. — Orokoto. — Panique des habitants.
  — Nouvelle ascension du Tambaoura. — Téba. — Malembou. — Le
  Natiaga. — Arrivée à Faidherbe-sur-Galougo. — Le chemin de
  fer. — Mauvaises nouvelles. — Arrivée à Boufoulabé. — Cordiale
  réception.

                               * * * * *


                               * * * * *
       Lille. — Typ. & Lith. Le Bigot frères, Rue Nationale, 68.




Note du transcripteur :


  Page 23, " de la popula n. " a été remplacé par " population "

  Page 23, " plaine e Genoto. " a été remplacé par " de Genoto "

  Page 34, " est évidemmeut bien " a été remplacé par " évidemment "

  Page 38, " 6 heures 15 qnand " a été remplacé par " quand "

  Page 51, " Le sarcocape est " a été remplacé par " sarcocarpe "

  Page 52, " dont il il n’a pas été " a été remplacé par
  " dont il n’a pas été "

  Page 54, " appartient à à cette " a été remplacé par
  " appartient à cette "

  Page 55, " d’une façon génésale " a été remplacé par " générale "

  Page 80, " L’arachide (arachis hypogoea) " a été remplacé par
  " hypogæa "

  Page 80, " légumineuse cœsalpinée " a été remplacé par
  " cæsalpinée "

  Page 83, " si on peut arrriver " a été remplacé par " arriver "

  Page 92, " celle de l’Althœa " a été remplacé par " l’Althæa "

  Page 95, " les Riviêres du Sud " a été remplacé par " Rivières "

  Page 96, " On prend un verrre " a été remplacé par " verre "

  Page 99, " du pays cbange " a été remplacé par " change "

  Page 99, " région Nord du Sandaugou " a été remplacé par
  " Sandougou "

  Page 102, " sables du et Nordles argiles " a été remplacé par
  " sables du Nord et les argiles "

  Page 120, " l’extrémilé de la tige " a été remplacé par
  " l’extrémité "

  Page 126, " les feuillles desséchées " a été remplacé par
  " feuilles "

  Page 128, " Koussalan teoù nous arrivons " a été remplacé par
  " et où "

  Page 145, " Situation géographiqne " a été remplacé par
  " géographique "

  Page 149, " particulièrement es chiens " a été remplacé par
  " les chiens "

  Page 152, " réussir à les conservver " a été remplacé par
  " conserver "

  Page 164, " Mungo-Park lorqu’il passa " a été remplacé par
  " lorsqu’il "

  Page 165, " An pied de l’arbre " a été remplacé par " Au pied "

  Page 170, " plus que que des décombres " a été remplacé par
  " plus que des décombres "

  Page 196, " à cinq neures " a été remplacé par " heures "

  Page 208, " ces beaux longans " a été remplacé par " lougans "

  Page 209, " arrivée à Baboulabé " a été remplacé par " Bafoulabé "

  Page 220, " expulser le tœnia " a été remplacé par " tænia "

  Page 251, " Tenda, Coniagué, Ouli " a été remplacé par " Coniaguié "

  Page 259, " 15° 53′ et et 15° 14′ " a été remplacé par
  " 15° 53′ et 15° 14′ "

  Page 268, " la richessse de son sol " a été remplacé par " richesse "

  Page 285, " que l’on arrrive sur " a été remplacé par " arrive "

  Page 299, " celui qui paraisssait " a été remplacé par " paraissait "

  Page 311, " Le pays des Goniaguiés " a été remplacé par " Coniaguiés "

  Page 325, " fixent sur sur le sommet " a été remplacé par
  " fixent sur le sommet "

  Page 335, " pêche est abolument inconnue " a été remplacé par
  " absolument "

  Page 339, " les colonies du Fouta-Djallon " a été remplacé par
  " colonnes "

  Page 363, " je pou ais lui répondre " a été remplacé par " pouvais "

  Page 381, " rentrer à Beutenani " ; " janvier 1883, à Beutenani " ;
  " hiverna à Beutenani " ont été remplacés par " Bentenani "

  Page 363, " Jusqu’au Coudouko-Boulo " a été remplacé par
  " Condouko-Boulo "

  Page 370, " Balé et Nicolo-Koba " a été remplacé par " Niocolo-Koba "

  Page 403, " quartz de {et}c onglomérats " a été remplacé par
  " quartz et de conglomérats "
  ({et} à l’envers)

  Page 406, " les hommes de Sibiliki " ; " bien reçu à Sibiliki
  " ont été remplacés par " Sibikili "

  Page 407, " ouze heures environ " a été remplacé par " onze "

  Page 412, " partie du Soudan francais " a été remplacé par
  " français "

  Page 415, " l{es}rend très-glissantes " a été remplacé par
  " les rend "
  ({es} à l’envers)

  Page 423, " en rccoltent le fruit " a été remplacé par " récoltent "

  Page 425, " distance de la Gamble " a été remplacé par " Gambie "

  Page 429, " Arrivé à Badon " a été remplacé par " Arrivée "

  Page 434, " au au moment du départ " a été remplacé par
  " au moment du départ "

  Page 436, " Légumineuse cœsalpinée " a été remplacé par " cæsalpinée "

  Page 444, " au mileu duquel " a été remplacé par " milieu "

  Page 448, " Mais es bergers " a été remplacé par " les bergers "

  Page 452, " Il y deux récoltes " a été remplacé par
  " Il y a deux récoltes "

  Page 456, " 14° 5, de latitude Nord " a été remplacé par
  " 14° 5′ de latitude Nord "

  Page 464, " _Européens ou Soudan Français_ " a été remplacé par
  " _au_ "

  Page 479, " cette partie du Nicolo " a été remplacé par " Niocolo "

  Page 490, " avons donné plus baut " a été remplacé par " haut "

  Page 491, " almamys du Bondon " a été remplacé par " Bondou "

  Page 491, " plaindre à moi de de ce " a été remplacé par
  " plaindre à moi de ce "

  Page 496, " Arrivée à Dalabi " a été remplacé par " Dalafi "

  Page 502, " s’offrent porfois aussi " a été remplacé par " parfois "

  Page 505, " le rhythme monotome " a été remplacé par " monotone "

  Page 509, " marigot de Baucoroti-Kô " ; " marigot de Baucoroti
  " ont été remplacés par " Bancoroti "

  Page 530, " soumettre aux contumes " a été remplacé par " coutumes "

  Page 531, " ces steppes sant parsemées " a été remplacé par " sont "

  Page 548, " Lorqu’il est poli " a été remplacé par " Lorsqu’il "

  Page 554, " par les Gouloubalys " a été remplacé par " Couloubalys "

  Page 554, " au Sud et et à l’Ouest " a été remplacé par
  " au Sud et à l’Ouest "

  Page 572, " que chex ceux qui ne le sont " a été remplacé par
  " que chez ceux "

  Page 576, " De Dialabara à Orokoto " a été remplacé par " Dialafara "

  Page 578, " Inde irœ " a été remplacé par " iræ "

  Page 586, " Lamine-Sandi-Couda " a été remplacé par
  " Lamine-Sandi-Counda "

  De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe
  ont été apportés.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DANS LA HAUTE-GAMBIE ***


    

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