Le printemps tourmenté

By Paul Margueritte

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Title: Le printemps tourmenté

Author: Paul Margueritte

Release date: September 13, 2024 [eBook #74411]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PRINTEMPS TOURMENTÉ ***






  PAUL MARGUERITTE
  DE L’ACADÉMIE GONCOURT

  Le printemps
  tourmenté


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Tous droits de traduction et de reproduction réservés
  pour tous les pays.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1925,

by ERNEST FLAMMARION.




Le printemps tourmenté




AVANT-PROPOS


Un scrupule...

Comment, trente ans plus tard, faire revivre le passé dans sa fraîcheur,
si je ne lui restitue pas son mirage, si je ne le dépeins pas tel qu’il
m’apparut, et non tel que je le juge à présent. Êtres et choses ont
changé; bien des sentiments délicieux sont devenus amers; des affections
m’ont trahi, d’autres sont mortes.

Pourtant ce qui fut, comment pourrais-je l’anéantir?

Un poète a dit:

    Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière
    Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.

Ma jeunesse avec ses illusions est fixée là, papillon lumineux. Je me
garderai de toucher à ses ailes, de peur de la voir tomber en poussière.

P. M.

                   *       *       *       *       *

Cet avant-propos a été retrouvé dans les papiers de Paul Margueritte
après sa mort.

Il l’avait écrit à Hossegor en 1916 pour figurer en tête de ce livre de
souvenirs, qui fait suite aux deux précédents volumes: _Les pas sur le
sable_ et _Les Jours s’allongent_.




PREMIÈRE PARTIE

LA BARQUE ENCHANTÉE




I


Expéditionnaire au Ministère de l’instruction publique. Vingt ans!

S’il est vrai que la vie ne s’apprenne qu’en vivant, mon dépaysement me
révèle des types insoupçonnés.

Le bureaucrate, figé dans la demi-torpeur des pièces trop chauffées
l’hiver et pas assez aérées l’été, constituait, il y a trente-cinq ans,
une humanité à part.

Le côte à côte crée une familiarité sans attaches, bornée, comme au
lycée, par les minuties de la faction. Différents et appariés, les
employés ne mettent guère en commun que les médiocrités du
terre-à-terre: petits espoirs, petites rancunes, petits cancans. Parmi
eux, abondent les maniaques: pendules qui marchent et sonnent encore,
mais détraquées. Peu d’endroits où couve plus la folie raisonneuse.

Cartons verts, actes serviles; le dos qui se courbe, la plume qui
grignote; l’heure de la sortie finira-t-elle jamais par piquer, de son
aiguille, le cadran des montres, toutes d’accord pour avancer sur la
pendule de la cheminée?

Ah! l’ennui de ces après-midi: quelque chose de fade, de dolent,
d’inerte, qui tient de la prison et de l’hôpital; ennui d’impuissance,
de vain labeur, de paresse stérile: ennui d’eunuques!

Me voici dans un local meublé de quatre tables noires, très scolaires;
on m’assigne la plus éloignée de la fenêtre, la place du nouveau. Cela
sent le tabac et la poussière. J’hérite du matériel d’un malade en
congé, de son pupitre tailladé, de son grattoir sans fil et de sa gomme
salie. Le pion, oh! pardon! le sous-chef m’a présenté et installé: je
copie. Pensum: lignes, tant!

Camarades point méchants, incolores, portant au bras le pli que fait
l’accoudement du scribe, aux genoux la bosse de la rotule. Certains ont
des manches de lustrine, ou se font de faux-poignets en papier.

Qui saura le mystère de ces vies patientes, lorsque l’atmosphère de la
rue les reprend: estaminet de vieux garçons, brasserie à femmes pour les
jeunes, intérieurs pauvres où la ménagère reprise les habits corrects et
où les enfants se mouchent sans bruit? Détresses dignes, car il faut
tenir son rang; et l’employé travaillant peu, maigrement soldé, est un
ilote bourgeois.

Des figures flottent, dans cette grisaille du passé où elles sont
entrées depuis longtemps, sous le coup de pouce de la mort, de la
retraite, de l’accident.

Voisin d’en face: un homme au teint de brique, en redingote noire, qui a
en lui de l’économe de collège et de l’inspecteur des rayons de grand
bazar:--Voyez quincaillerie! C’est un grincheux, morose d’orgueil
rentré, d’illusions déçues. A onze heures et demie, un garçon de café
malpropre lui apporte son déjeuner. Il se plonge dans la raie au beurre
noir et le roquefort, vide son carafon, s’hébète et s’endort; se
réveille juste à temps pour établir les colonnes chiffrées d’un
bordereau.

Voisin de gauche: un pachyderme velu, aux bras mous, aux pieds mous. Un
Hérode débonnaire, qui rougit pour rien, et a une petite voix surette,
d’une extrême affabilité. Toujours en retard, harcelé par un sous-chef
vétilleux et qui ressemble à un rat blanc. Mais vienne la demie précise
de trois heures, le pachyderme bonasse se lève, met trois morceaux de
sucre, prélevés sur les consommations du café, dans un verre qu’il
emplit à une fontaine, et il va déguster le tout dans les W. C.:
fonction religieuse, rite immuable.

Et encore: un Christ blême et phtisique, crachant avec ses poumons une
scatologie érotique qu’il déverse en injures, par une inexplicable
haine, sur un collègue papelard, offrant au ciel sa mortification... Cet
autre, masque de sous-off bouffi qui a gardé du régiment trop d’habileté
à falsifier les états de l’ordinaire, jusqu’au jour...

Puérilité de telles de ces âmes domestiquées; un grand chef, mis à la
retraite deux ans plus tôt qu’il ne s’y attendait, sanglote ses adieux
devant le personnel assemblé. Il proteste, gémit; et de grosses, grosses
larmes coulent le long de ses joues roses entre ses favoris gris.

Est-ce que je m’étais imaginé qu’on me donnerait des rapports d’État à
rédiger, avec de l’émotion et du style? Il faut en rabattre. Je remplis
le blanc d’imprimés; des mandats de paiement; le nom, la somme, la date.
Le garçon de bureau en ferait bien autant, et sans doute avec plus de
soin, puisque, distrait, je me trompe et que la feuille me revient
déchirée: à refaire!

Mais quoi? Alexandre Dumas père, employé chez le Duc d’Orléans, n’a-t-il
pas commencé par découper aux ciseaux des enveloppes, sur lesquelles il
apposait des cachets dans la cire bouillante? Ça ne l’a pas empêché de
faire son chemin. Ne devrais-je pas bénir les Dieux de me laisser tant
de liberté d’esprit pour travailler, ensuite, à ce qui me plaît?

Sécurité, besognes menues, retraite pour la vieillesse, que me faut-il
de plus? J’aurais tort de me plaindre. N’ai-je pas choisi mon lot?
Qu’est-ce qui me forçait à me contenter de cet idéal médiocre: le plat
de lentilles d’Esaü? Je n’avais, trimant dur, qu’à choisir une
profession plus méritoire.

Tant pis! si cela m’humilie de rester des heures, le derrière sur une
chaise, à faire un travail qui n’exige pas d’intelligence, rien qu’une
écriture nette. Copiste? Est-ce cela que j’ai tant attendu de mes rêves?
Copiste: si Madame de Mortsauf ou Madame de Rénal me voyaient!...

Sans doute, je pourrais lire, écrivailler, mais en glissant vite, dès
que le sous-chef ouvre la porte, livre ou feuillet dans le casier. Le
rat-blanc, véloce,--on dirait qu’il se méfie,--d’un bond est là, sur
moi. Il ne mord pas, il est très indulgent, mais son petit œil
sardonique en dit long. Et le temps interminable continue de stagner,
les minutes dorment, les heures sont des siècles.

Enfin, enfin! le pachyderme lave ses poings énormes dans la cuvette
d’angle de la cheminée; ensuite l’homme en deuil laisse dans l’eau un
peu de son noir. L’aiguille fatidique atteint cinq heures. Et déjà dans
les escaliers désignés de lettres majuscules A, B, C, des portes
battent, des ombres furtives dégringolent.

Dehors, la triste rue de Grenelle et son courant d’air aigre; la rue de
Bellechasse où plusieurs points de repère me sont déjà familiers.

D’abord la maison où habite Alphonse Daudet: seuil fascinant, mais d’où,
moins heureux que pour Dumas fils, je ne vois jamais sortir le maître.

Se peut-il? Daudet demeure là, simple mortel, dans un appartement, comme
vous et moi: Daudet, le magicien du Midi, le sensitif, le frémissant
conteur qui vivifie tout ce qu’il touche, Daudet dont j’ai déjà lu tous
les romans, mais dont je ne connais, comme portrait, qu’une photographie
grandeur nature, rue de Rivoli, où, jeune, il exhibe une chevelure
embroussaillée de prophète et dirige sur vous ce noir, ce doux, ce
nostalgique regard qu’avive jusqu’à l’aigu le monocle!

Comment fait-il pour que ce petit carreau tienne si bien? Moi, je n’ai
jamais pu.

«Si tu allais voir Monsieur Daudet, si tu lui écrivais, m’a suggéré ma
mère, peut-être te recevrait-il?...»

Ah! bien, oui! Je l’admire trop pour oser le déranger. Que lui dirais-je
qui ne soit pauvre, gauche, indiscret?... Plus tard, oui, si j’ai du
talent. Mais d’ici là, je me contente de saluer au passage, avec
tendresse, avec amour, le cadre de pierre et les vantaux de bois que
surmonte le chiffre 31, sur une plaque bleue.

A côté, plus prosaïque, s’ouvre la boutique de mon coiffeur. Car j’ai un
coiffeur qui rase mes joues glabres, et calamistre mes cheveux longs à
la mode romantique. Comme ils ne bouclent ni ne frisent et sont du bois
dont on fait les baguettes de tambour, le petit fer n’est pas de trop:
il leur donne une cambrure savante, les enroule sur mon col d’un tour à
la fois élégant et noble. Ce coiffeur me méprise pour le mal que je lui
donne; cette recherche capillaire affectée le blesse; car il est presque
chauve--et seul mon regard sévère, dans la glace, réprime ses
reniflements indociles et ses moues vitupératives.

Mais voici le troisième but atteint. Après la cour verdie, quoique
aucune herbe ne pousse entre les pavés, après l’escalier, le coup de
timbre; Julie ouvre. C’est notre appartement.




II


Eh quoi? Encore un?

Oui, on a déménagé de nouveau, et les vieux meubles d’Algérie, et les
œufs d’autruche et les cornes de gazelles ont dû s’adapter à des murs
insolites. Levallois était trop loin; et pour que je puisse couper les
heures de bureau en venant déjeuner, il faut bien loger à côté du
Ministère. C’est ici que je prends mes repas, à la bonne auberge, au
tiède chez-nous maternel. Mais je n’y vis pas. J’y couche encore moins:
j’ai mon _home_. Je l’ai exigé, comme il convient à un citoyen majeur
qui exerce une profession et touche à la fin du mois son traitement.

Mon _home_, dont Julie pour faire le ménage et moi seul avons la clef:
un entresol de deux pièces, avec cuisine, s’il vous plaît, au coin de la
rue Las-Cases et plongeant sur les voyageurs d’impériale de la rue de
Bellechasse. Un entresol qui sent les légumes crus de la fruitière
d’au-dessous, qui absorbe le brouillard et l’odeur du crottin, et dont
j’ai tendu, avec un goût très Jeune-France et Pétrus Borel, le cabinet
de travail en papier velouté bleu, sombre, bleu Ténèbres.

Dans une petite alcôve, une peau de chèvre du Thibet, rousse comme une
chevelure, ardente comme une flamme, jette sa toison sur un divan, qui
tour à tour symbolise le Sofa de Crébillon, le banc de verdure dans la
forêt, l’autel des voluptés mondaines.

Une table de chêne chargée de livres invite au recueillement de la
pensée. En panoplie, des sabres de Damas évoquent l’action; une
bibliothèque suscite le mirage de la vie complexe et pathétique. Voilà
la pièce idéale, le palais de Songes!

A côté, ma chambre à coucher, les réalités du vêtement, de la toilette.
Ici, Don Quichotte rêve; là, Sancho ronfle. Que me manque-t-il? Pas même
une maîtresse. Encore neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pour égaler Don
Juan! C’est une des dernières grisettes, on dirait aujourd’hui une
midinette. Jolie et maigre, le teint blanc, des cheveux en mousse d’or
qui bouffent, et de grands yeux à la Sarah-Bernhardt. Charme et douceur,
avec de la drôlerie peuple. L’ai-je désirée assez longtemps!... Le jour
où j’ai osé l’embrasser, elle ne s’est ni marchandée ni vendue, mais
donnée, gentiment.

Si, inspiré par l’amour,--est-ce l’amour?--j’avais du talent!... Mais du
génie inconnu qui bouillonne en moi, rien ne sort qu’aspirations
confuses, réminiscences, images romanesques.

Je veux trop vivre un roman magnifique, pour pouvoir l’écrire. Le bien,
le mal se parent à mes yeux d’attraits excessifs: les passions effrénées
d’un Musset, d’un Byron, me fascinent de leur périlleux idéal. S’élever
au-dessus du commun, affronter l’opinion, avoir d’illustres amours et
mourir jeune, enivré de gloire! En même temps, un obscur bon sens me
montre la beauté discrète des devoirs silencieux. Si bien que je n’ose
m’élancer, comme Icare, à plein ciel, trop sûr de me casser les reins.
Je reste le dormeur éveillé d’œuvres imaginaires, qui au moment de les
saisir m’échappent.

Ce n’est pas cette année que je dérangerai Alphonse Daudet! Dans la
foule qui se presse autour de l’avenue d’Eylau pour souhaiter à Victor
Hugo sa fête, je me sens bien le plus perdu, le plus chétif des passants
anonymes; comme ce soir où le magasin du _Printemps_ brûle, détachant
sur un formidable feu de Bengale pourpre le cadre de ses fenêtres vides
et de sa façade noircie avant l’écroulement final.

Puisque nous habitons plus près du Théâtre-Français, j’en use et abuse.
La curieuse silhouette de Mademoiselle Feyghine traverse les décors de
la _Barberine_ de Musset. On se demande si Monsieur Caro a posé pour le
Bellac du _Monde où l’on s’ennuie_. Worms donne un âpre accent à
Nourvady étalant, pour tenter _la Princesse de Bagdad_, le coffret où
s’entasse un million en or vierge.

Mais combien aux modernes, aux classiques, aux romantiques même, je
préfère le délicieux clair de lune de Shakespeare, ce prisme fugace de
fantaisie, d’émotion chatoyante qu’est le théâtre de Musset. Et cette
fois les héroïnes m’en émeuvent moins, la blonde Jaqueline poudrée,
l’altière Camille, Marianne au visage de rose, que les amoureux qui
parlent si bien de leurs souffrances ou de leurs joies: Octave, rieur
sous son masque, le pâle Célio en noir, Perdican, Fortunio, et ces
divins grotesques, ces marionnettes falotes ou tragiques: Claudio, le
baron, Maître André.

Théâtre unique, qui en quatre-vingts ans n’a pas vieilli d’une ligne,
d’un mot, qui garde fièrement la jeunesse immortelle du cœur, et dont la
sensibilité fine a l’éclat des dents qui sourient et la grâce mouillée
du regard où point une larme.

Avec un bel amour au cœur, ne devions-nous pas, mon frère et moi, créer
le «Théâtre de Valvins»? Ces vacances-là en virent s’épanouir les
fastes.

Il posséda une salle: notre atelier sur la berge; sa scène, un plancher
que le menuisier du coin éleva sur des tréteaux; son rideau, deux draps
blancs; sa rampe, des rangées de bougies; ses costumes, satinettes
taillées par une couturière à la maison, défroques achetées au Temple;
ses décors, de grands paravents feuillagés de vert qui tour à tour, par
l’indication d’un écriteau, figuraient la salle du château ou le parc
enchanté.

Pour artistes, notre étoile fut notre cousine Mlle Geneviève Mallarmé,
la Nérine de Banville, la Guillemette de la Farce de Patelin, la
Colombine de _Pierrot héritier_ et du beau _Léandre_; pour souffleur et
metteur en scène, nous eûmes, faveur insigne, Stéphane Mallarmé
lui-même; pour public, la famille, les amis de passage et le peuple, les
paysans des villages environnants qui, apportant, des chaises ou des
bancs, venaient s’entasser dans la large pièce trop étroite. Un jeune
voisin faisait, de son violon, l’orchestre, au besoin complétait la
troupe. Mon frère et moi, nous nous partagions les grands rôles.

Ce nombre exigu limitant le choix des pièces, nous n’admettions que
celles où les costumes bariolés évoluent sur la scène en jolis papillons
de couleur, et où la rime fait tinter son jeu de grelots d’or. Farces du
moyen âge, comédies burlesques de poètes, timides et déplorables essais
de ma part en prose, plus heureux en pantomime: que de chaudes,
palpitantes et fiévreuses soirées nous eûmes là!

Un rêve, dira-t-on? Oui, rien qu’un rêve, mais qu’il fut beau, soulevé à
plein élan par le lyrisme de notre jeunesse, de notre foi dans l’art, de
notre ferveur poétique! Cette communion avec des spectateurs naïfs,
prompts au rire et à l’enthousiasme, avec la foule instinctive, nous
donnait une ivresse prodigieuse et une confiance sans bornes.

Tour à tour Scapin, Léandre, Cassandre, Guillaume, Victor d’une voix
riche et suave exultait à pleins gestes sa jeunesse lyrique. Pour moi,
je fus Orgon, Patelin, Pierrot bavard ou muet.

Là, prit corps en effet, pour la première fois, cette incarnation de
l’homme blanc qui me créa, pendant des années, un dédoublement de
personnalité et une vocation irrésistible: le fantôme lunaire de
Pierrot. Il naquit de l’impression vive produite par une nouvBlle
d’Henri Rivière; on y voit Pierrot, mari jaloux, décapiter pour de bon,
avec un énorme rasoir, Arlequin son rival. Cette hantise, et deux vers
du _Pierrot posthume_ de Gautier:

    «L’histoire du mari que chatouilla sa femme,
    Et lui fit de la sorte, en riant, rendre l’âme»

suscitèrent en mon cerveau cette pantomime macabre: _Pierrot assassin de
sa femme_, à laquelle la vivante partition de Paul Vidal, plus tard, et
quelques représentations, dont une chez Daudet et une autre au
Théâtre-Antoine, valurent un certain retentissement.

En voici le thème:

Pierrot, accompagné d’un croque-mort, tous deux ivres, rentre de
l’enterrement de Colombine, sa femme, dont le portrait au mur, dont le
grand lit fixent le souvenir amoureux avec l’obsession du crime. Seul,
Pierrot évoque et revit le meurtre. Il a tué sa femme, l’ayant ligotée,
en lui chatouillant la plante des pieds jusqu’à ce que, après des
hoquets de rire et des sanglots d’angoisse, elle rende le souffle. Il
mime la scène sacrilège, imitant l’assassin dont les doigts grattent,
titillent, caressent, griffent, exaspèrent le spasme. Mais bientôt, dans
la quiétude de sa sécurité criminelle, le remords, sous forme d’un
chatouillement semblable, le tord dans le même rire convulsif et la même
horreur d’agonie que sa victime. Pour y échapper, il boit; dans son
ivresse, il incendie le lit, et, devant le portrait spectral de
Colombine, repris de l’affreux et obsédant chatouillement, il se
renverse en une dernière saccade d’épilepsie, foudroyé.

Telle quelle, sans musique, et traduite par des gestes inexperts, cette
œuvrette frappa fort Stéphane Mallarmé. Il décerna à mon masque de
plâtre, à mes attitudes une émotion tragique et burlesque: «Je pourrais,
certifia-t-il, risquer sous cet avatar d’intermittentes apparitions, et,
pour le plaisir de quelques délicats, être «le monsieur en habit noir
qui, à l’improviste, tire du fourreau ce glaive blanc.»

L’emprise exercée sur moi par cette révélation d’art tint à ce que
dégagent de troublant ces péripéties sans voix, ce rythme des émotions
traduites dans un perpétuel silence: angoisse expressive d’êtres qui ne
peuvent parler, qui, en se faisant comprendre, ne peuvent tout exprimer,
et qu’une inlassable fatalité par cela même poursuit: de là, le
pathétique de ce masque où se réfugie la puissance d’une âme convulsée;
de là, l’éloquence de ces mouvements qui, même dans la farce, empruntent
au drame on ne sait quoi de saisissant, comme si l’on voyait s’agiter,
inanes et véhéments, des somnambules en crise ou des morts ressuscités.

Ces vacances prestigieuses ne virent pas seulement Pierrot tuer sa
femme; elles le virent, aussi, meurtrier d’un papillon et harcelé par
une armée de papillons vengeurs, les apaiser, violon aux doigts, d’un
_requiem_ expiatoire en l’honneur du disparu. Mallarmé admira ce
_requiem_ d’être, selon les lois de la pantomime, silencieux; si bien
que, par une transposition des sens, on en pouvait voir les ondes
sonores, tour à tour légères ou graves, caressantes ou funèbres, frémir
comme en un miroir sur les traits de Pierrot.

Ce fut le début de nombreuses pantomimes. Notre public les accueillait
avec ferveur; un frisson courait dans les rangs dès que Pierrot glissait
sur les planches, blanc dans son ample sarrau, rien de noir que le
serre-tête et la courbe des sourcils.

Ce succès, qui n’allait pas moins aux vers alertes des pièces imitées de
Molière ou de bouffonneries italiennes, justifiait bien ce que devait me
dire un jour Banville, qu’il n’est pour intelligent et vivace public que
deux sortes de spectateurs, les poètes et le peuple. Mallarmé aussi le
prétendait. Un de ses vœux, en ces causeries qui succédaient aux
répétitions et où ses aperçus ingénieux résumaient tant d’idées, était
que le poète, en des salles immenses, devant des foules attentives,
prononçât les phrases lapidaires de l’enseignement esthétique, d’où tout
découlait: seul, le poète sachant, affirmait-il, révéler la beauté,
source de vertu parfaite, aux masses.

A notre prière, il écrivait de délicats prologues: tel ce sonnet qui
inaugura le Théâtre de Valvins, après quelques coups d’archet raclés par
notre jeune voisin:

    Par un soir tout couleur de topaze et d’orange,
    Leurs espoirs reflétés dans le riche tableau,
    De gais comédiens, suivant le fil de l’eau,
    Ont débarqué la joie au seuil de votre grange.

    Aucun toit si grossier ne leur paraît étrange;
    Ils le peuvent changer vite en Eldorado,
    Pour peu qu’au pli naïf qui tombe du rideau
    La rampe tout en feu mêle l’or d’une frange.

    Ainsi le doux concert qui cessa quand je vins
    N’était pas, croyez-m’en, ô peuple de Valvins,
    Le désespoir d’un veau pleurant hors de la salle,
    Mais avec ses cinq doigts, par la gamme obéis,
    La chanson que du creux d’un violon exhale
    Un jeune homme de bien, natif de ces pays.

La venue d’un ami servait de prétexte à des triolets d’ouverture, que
l’actrice venait, en pinçant sa jupe rouge à losanges, prononcer, sur
une révérence, tels:

    Quiconque passe sur la berge,
    Si l’on veut rire, c’est ici.
    Mieux qu’un vin, notre joie héberge
    Quiconque passe sur la berge.
    Sans payer nous tenons auberge
    Pour ceux de Chine et d’Héricy.
    Quiconque passe sur la berge,
    Si l’on veut vivre, c’est ici.

Ou encore:

    Notre violon n’attend plus
    Qu’un signe de Monsieur le maire,
    Cet orchestre que j’énumère,
    Notre violon, n’attend plus.
    Déjà sur les prés chevelus
    La lune verse sa chimère.
    Notre violon n’attend plus
    Qu’un signe de Monsieur le maire.

Septembre s’achevait, on plia les rideaux, les paravents; la dernière
affiche collée au pont se décollait sous la pluie. Dans une malle la
souquenille de Patelin, la casaque rayée de Scapin, le maillot rose de
Léandre, l’épée de Ruy Blas, le violon de _Requiem_! Adieu, chandelles!
Les araignées joueront seules sur la scène. Et la poussière de velours
pendant des mois tombera. Les lauriers sont coupés, les vendanges sont
faites!




III


A en croire Stéphane Mallarmé, je devais demander des conseils au
dernier des grands mimes, à Paul Legrand.

Ce roi des Pierrots sans royauté, vieilli, oublié, venait justement de
surgir, tel un revenant, au cours d’une Revue des Variétés, le temps
d’apparaître et de s’évanouir dans la coulisse. Il personnifiait
mélancoliquement les Funambules expropriés, emportant dans un chariot,
auquel il s’attelait, les derniers figurants de la troupe; Cassandre et
son catarrhe, Arlequin avec sa batte, Colombine en jupe pailletée.

Oserai-je aborder ce glorieux vétéran d’un art presque aboli? Comment
jugerait-il ma tentative? Et daignerait-il m’enseigner sa langue
mystérieuse, surtout ces signes conventionnels qui symbolisent, dans le
raccourci et le zigzag d’un geste, tel sens concret, telle idée
abstraite? Car je n’échappais pas à cette difficulté.

Exprimer une douleur, une ivresse, la gamme des sensations, figurer par
l’imitation des objets ou des êtres, me demeurait relativement facile;
mais comment se conjuguaient les verbes de ce perpétuel présent qu’est
la pantomime, et leurs nuances? Comment s’exprimaient ces mots suprêmes:
la mort, la vie, l’amour?

Paul Legrand, d’une écriture enfantine et tremblée, avait consenti à un
rendez-vous. Dans un petit appartement de la rue Saint-Lazare, au milieu
des couronnes sèches où la gloire des grands succès se résolvait en
cendre derrière leurs cadres vitrés, très correct, en redingote, le
vieil acteur m’écouta.

Il avait un large visage, un nez proéminent, des yeux vifs, une voix
gutturale et rauque, la voix d’un muet qui parlerait quelquefois. Un jeu
perpétuel de rides plissait et déplissait sa face de vieux gamin du
peuple. Beaucoup de malice et de bonté pétillait dans ce regard
d’émerillon, encapuchonné de paupières en cloques.

Il parla du temps que la pantomime se survivait, traquée de théâtre en
théâtre; il évoqua des fantômes d’artistes et des ombres de pièces. A
quoi me serviraient des leçons? Il n’espérait pas de lendemain pour la
pantomime. A peine subsistait-elle encore à Marseille, à Bordeaux;
Rouff, Hacks, Séverin, Mouret se débattaient contre l’envahissement des
ineptes chansons de café-concert, jouaient entre des jongleurs de
music-hall et des divas retroussées pour le chahut ou la gigue.

Il revenait de façon intéressante, par bribes, sur Deburau fils, son
ancien rival, et sur l’ancêtre, le grand Deburau, cher à Théophile
Gautier et à Jules Janin. Il racontait des tournées; et les misères et
les joies du roman comique défilaient avec le charme d’un passé falot.
Ce vieillard désabusé avait eu une belle foi: elle ennoblissait l’oubli
dans lequel le public ingrat laissait traîner sa fin de vie digne et
pauvre.

Il consentit à me voir jouer une scène en costume, se montra indulgent:
pour un amateur, ce n’était pas trop mal! Il rectifia des mouvements,
indiqua quelques signes consacrés par le dictionnaire mimique et qui
donnaient un aspect bouffe aux situations les plus tragiques. Ainsi
l’idée de la mort se traduisait par l’expulsion d’un être avec un coup
de pied au derrière, ou par le geste brusque dont on décharge une malle
sur le pavé. Le macabre, le terrible, Paul Legrand ne le tolérait
qu’accidentel, emporté vite par la fantaisie et le rêve. Et mon Pierrot
satanique l’étonna. Il tenait pour le blanc gavroche dont il avait
illustré, pendant tant d’années, le type sympathique.

Le costume aussi avait sa tradition; le nombre des boutons, les plis de
la casaque, le serre-tête blanc coiffé d’un serre-tête noir, en velours,
et dont la pointe fait «cul-de-poule», les souliers de daim à boucle
d’acier; le maquillage enfin, un art de se plâtrer avec du suif ou du
blanc gras auquel adhère du blanc de zinc en poudre, plaqué à coups d’un
tampon de mèches de lampe.

Nous nous quittâmes très bons amis. Il décrocha du mur un petit crayon
encadré le représentant: Pierrot qui bée, sourcils relevés et bouche en
O, à la vue d’un papillon. Avec une gentillesse touchante, il me força à
l’emporter.

La vogue du monologue commençait. Coquelin Cadet n’avait qu’à se montrer
pour voir la salle éclater de rire. Pourquoi le _monomime_ n’aurait-il
pas sa place? De loin en loin, en des bénéfices obscurs de banlieue,
Paul Legrand jouait un certain _Rêve de Pierrot_ d’une naïveté d’image
d’Épinal: «Endormi au coin du feu, après une lecture d’un journal, il
passait par un cauchemar obsédé de faits divers: tempête, naufrages,
suicide, réveil rassurant.»

N’avais-je pas, moi, mon _Requiem du Papillon?_ Et ce n’était pas tout.
J’avais imaginé, en souvenir du feuilleton de Gautier, «Shakespeare aux
funambules», un monomime du _Rétameur_. Ce rétameur remplaçait le chand
d’habits classique. Son cri modulé exaspérait Pierrot, mimant le
guet-apens, l’approche, la courte lutte, l’étranglement de l’homme et de
son cri. Mais, prodige! Le cadavre jeté à l’eau, disparu, le cri
renaissait de lui-même, s’enflait, tonnait, et Pierrot constatait que
c’était lui, hanté, possédé, hagard, qui, délivré de son séculaire
mutisme, proférait à jamais, avec une torsion de lèvre farouche, d’une
voix éclatante et sinistre: _V’là le Rrétammeurr!_

Je les jouai, ces petits drames, chez mon cousin A. H., lié avec le
directeur du _Gil-Blas_. Le secrétaire de la rédaction, Guérin, qui
avait déclaré «enfantin» le manuscrit d’un conte de moi, jugea la
pantomime plus intéressante: ce pouvait être un lancement curieux, mais
il fallait d’abord que je visse Banville, suzerain incontesté de ce fief
d’art.

«S’il vous approuve, allez-y! Sinon, faites-vous soldat!» dit rondement
Guérin.

Banville me reçut dans la salle du journal, un entresol que ma tête
touchait presque. Il se montra fort sceptique. La pantomime qu’il
goûtait remontait plus haut encore qu’à celle de Paul Legrand, lorsque,
fantasque, décousue et lyrique, elle obéissait au caprice des Fées,
transformait d’un coup de baguette les décors sommaires des Funambules,
rebondissait des péripéties en cascades. Il glorifia la finesse de
Deburau père, inimitable.

«--Certes, je ne prétendais pas...»

Mais Banville poursuivait avec fougue:

«--Ainsi, dans _Pierrot en Afrique_, des jeux de scène, quand Deburau
laisse tomber son fusil!...»

Et, pour m’en donner une idée, Banville me marcha sur les pieds et me
bouscula, en me faisant bien remarquer comme Deburau, en fantassin
loustic, était agile!

Au fait, il se moquait de moi, fidèle à son rôle d’ironiste, et
peut-être n’eut-il pas tort. Mais j’en ressentis un peu de peine, car je
vénérais en lui le poète rare et le délicieux conteur en prose.

Ses préférences allaient trop à la pantomime d’antan pour se complaire à
autre chose: l’idée d’un Pierrot tragique choquait son sens de la mesure
et son respect des traditions, comme un manque de goût envers un type
absolu, éternel.

«Si Pierrot est tragique, devait-il m’écrire plus tard, quel avantage
a-t-il sur Thyeste?»

Il fut question pourtant, de manière vague, d’une représentation chez
lui: elle n’eut jamais lieu, à cause des tapis dont Mme de Banville,
avec un soin jaloux, entendait préserver l’intégrité, et que mon blanc
eût pu salir.

L’accueil de Coquelin Cadet ne me fut pas plus propice. On me présenta à
lui dans un café du boulevard, avant une représentation; il était aux
prises avec une tranche de roastbeef aux pommes. Il cligna de l’œil, la
bouche en coin, plongea: «Monsieur!...» et devant Armand Silvestre,
attablé paisible à son côté, il m’interrompit, la fourchette en arrêt,
guignant mes cheveux bouclés au fer:

«Pardon, monsieur! Vous faites sans doute partie de la Société des
_Hirsutes_?»

Cette réunion bizarre existait, en effet.

«Tiens, c’est méchant, ce que vous dites là, trouvai-je seulement à
répondre, avec un sourire à désarmer le bourreau.

--Oh! protesta-t-il, narquois. Et faisant le gros dos, entre deux
bouchées: «Mon frère et moi, moi et mon frère... enchantés si...
tentative artistique... intéressant... ouin!...»

Je ne traînai pas et me levai.

Eh! non, ce n’était pas méchant, mais, sur le moment, ça pique les yeux:
les débutants ont le cœur sensible. C’est la seule fois, Cadet, que vous
ne m’avez pas fait rire!

J’allais au bureau puisqu’il convenait d’y être exact: le sous-chef,
pour tout blâme, tirait de son gousset une montre expressive. Je
continuais à remplir mes imprimés, entre le pachyderme affable et
l’homme en deuil renfrogné. Ce n’était pas folâtre, et la présence d’un
nouveau venu m’apparut un évènement considérable, quand je sus que ce
jeune Provençal, nommé Fernand Beissier, était venu à Paris pour faire
de la littérature. Il avait un ou deux monologues d’imprimés, citait
familièrement des noms d’actrices; on devait jouer prochainement une de
ses pièces.

Un écrivain avec qui converser dans ce désert, quelle aubaine! Je fondis
sur lui et nous nous liâmes rapidement; il me présenta un de ses amis,
poète, Jean-Marie Mestrallet, venu comme lui à Paris tenter fortune. Il
était difficile de voir un couple plus contrasté: Fernand Beissier
trapu, olivâtre, un pinceau de poils sous le nez, une verve
rabelaisienne que l’accent, comme une gousse d’ail, relevait;
Jean-Marie, long, svelte, idéaliste et sentimental, appelant les femmes
des anges et rêvant d’étreintes mystiques; de plus, passionné comme moi
de poésie et de théâtre. Cela nous unit fort. _Poèmes vécus_, _L’Allée
des Saules_, _André Chénier_, _Dans l’Espace_ devaient par la suite
avérer son talent spiritualiste. Plus de trente années ont cimenté une
amitié qui ne finira, je l’espère, qu’avec nous.

Ces deux compagnons donnaient à mon existence un intérêt nouveau. Nous
nous retrouvions, sitôt libres, pour vagabonder ensemble, dîner chez le
premier marchand de vins venu, discuter interminablement, les coudes sur
la table, _de omni re scibili_. Nous noctambulions sous les étoiles,
nous finissions par échouer dans quelque brasserie ou petit théâtre. La
femme, on le devine, était au bout de nos conversations, et quelquefois
de la soirée...

Que d’espoirs, que d’illusions échangés! Le bureau, évidemment, ne
devait être pour nous qu’un pis-aller provisoire, une salle d’attente
bien chauffée avant la réussite; nous ne désespérions pas de conquérir
un jour la gloire. Nous avions le temps, possédant la jeunesse. Du
talent, chacun de nous en accordait aux deux autres; pourquoi la chance
ne nous sourirait-elle pas? Ceux qui avaient réussi étaient-ils d’une
autre pâte que nous? Fernand Beissier visait le théâtre, Jean-Marie
Mestrallet la poésie, et moi la double auréole de l’écrivain acteur.
Notre camaraderie était gaie, car nous avions bon appétit et bon
estomac; et, n’étant pas riches, tout nous était plaisir.




IV


Je confiai à mes amis, avec l’importance d’un grand secret, mes
ambitions. A quoi visaient-elles, je ne savais pas trop, puisqu’il
n’existait ni troupe, ni théâtre mimique. Et même alors, eussé-je pu
décemment y faire une carrière? Je me persuadai toutefois que quelqu’un,
qui aurait les moyens d’argent et d’action, pourrait galvaniser cet art
méconnu; et je me sentais en ce cas l’interprète sincère et qualifié de
cette résurrection.

Je ne me trompais pas; le vent allait souffler de ce côté. Mes timides
essais, qui précédèrent ou accompagnèrent les arlequinades de Raoul de
Najac, les tentatives de Jean Richepin, les dessins de Willette,
_Pierrot sceptique_, pantomime si curieusement écrite d’Hennique et
d’Huysmans, faisaient de moi le précurseur modeste du mouvement où
allait refleurir, avec une grâce et une vigueur inespérées, la
pantomime. Les grands succès de l’_Enfant prodigue_ avec Félicia Mallet,
du _Marchand d’Habits_, adapté par Catulle Mendès et joué par Séverin,
sans parler d’innombrables comédies et saynètes mimées, l’ont prouvé
quelques années plus tard.

_Pierrot assassin de sa femme_, gesticulant sa passion, dérouta, émut
mes deux spectateurs bénévoles, Fernand Beissier et J.-M. Mestrallet. Ce
dernier se sentit dévoré d’émulation et, engagé dans la troupe de
Valvins, se trouva, les vacances venues, un des chefs d’emploi, tour à
tour Don Carlos épique, avec des bottes cousues dans de la peau
d’argenterie et un collier de marrons dorés, ou grimaçant Scaramouche,
ou encore gendarme phénoménal.

Il avait le sens de la déformation comique à un degré rare. Son concours
prêta, aux pantomimes que nous improvisions, une fantaisie exhilarante.
On y vit Pierrot, blotti dans une malle, y recevoir, par un trou de
vilebrequin, le clystère d’une seringue de cheval et émerger hors du
couvercle, pâle d’une juste épouvante; ou bien, tricheur sans vergogne,
il jouait et gagnait à l’écarté les bottes, l’habit, les moustaches et
le nez du gendarme, nez cyranesque, nez proboscidien, qu’il tranchait
cruellement à l’aide d’un immense rasoir.

Notre audace ne connaissant plus de limites, nous eussions monté un
drame en quatorze tableaux. Cette saison fut extrêmement brillante;
l’_Auberge du Soleil d’Or_, _La Farce de la Femme muette_ et celle de
_Patelin_ ravirent, de leur saveur matoise et vieillotte, le public. Mon
frère fut un Louis XI épique, et moi un Gringoire maigre à souhait.
Notre étoile, Mlle Geneviève Mallarmé, scintillait des plus séduisants
reflets: Loyse de _Gringoire_, Sylvia du _Passant_ et surtout Doña Sol.
Serré dans un pourpoint et une trousse taillés dans le velours vert d’un
fauteuil; gainé d’un maillot rosâtre de jeune hercule forain, mon frère
en Hernani rugissait:

«Qui veut gagner ici mille carolus d’or?»

A quoi Mallarmé répondit une fois tout bas, mélancolique:

«Mais toi et moi, moi et toi, mon pauvre Victor!»

Chose curieuse, les auditeurs qui, d’un religieux silence, accueillaient
la cruauté sadique de Pierrot ou le désespoir du vieux mari dans le
_Jean-Marie_ de Theuriet, crurent qu’Hernani était une farce. La
grandiloquence des vers, l’exagération des sentiments, l’emphase de
certaines scènes leur inspirèrent une gaieté irrésistible. Ils virent la
comédie là où régnait le drame. L’éternel imbroglio, le vieux tuteur
jaloux, Bartholo Gomez, le jeune amoureux dégourdi, la jeune personne
entraînée, comme il sied, vers la beauté et l’amour, la majesté de Don
Carlos, qu’ils semblaient prendre pour le roi de carreau, ajoutaient à
l’hilarité de cette bouffonnerie énorme.

Le succès fut à rebours de l’effet souhaité. Et parbleu! c’est de
l’insuffisance des acteurs que ces bons paysans se moquaient. Mais non,
ils ne se moquaient point, ils s’amusaient fort, et trouvaient que nous
dépensions un talent admirable pour les faire se tordre: l’ovation
sincère de leurs bravos en témoigna. Un personnage des tableaux
d’ancêtres resta même légendaire:

«Christobal prit la plume et donna le cheval.»

On s’épouffa de rire longtemps, dans les villages voisins, de ce
«Triste-balle» absurde qui faisait volontairement un troc aussi peu
rémunérateur.

Nous ne pouvions moins faire que de donner une seconde représentation,
ne fût-ce que pour ramener nos hôtes au sentiment du sérieux. Cette fois
il y eut bagarre. Un trop-plein de foule s’étant porté au théâtre, il
fallut, sous peine d’asphyxie, fermer la porte. Ceux qu’on évinçait
voulurent l’enfoncer. On les refoula en bas de l’escalier, hors de la
grange dont on barra l’entrée: ils entonnèrent sous les fenêtres la
_Marseillaise_. Certains même parlèrent de jeter des allumettes
enflammées, qui eussent fait flamber les amas de paille et griller
acteurs et public comme cochons de lait. Mallarmé menaça les braillards
de quelques potées d’eau froide. Tout se calma, parce que les pires
révolutions finissent. Mais la discorde de ce jour régna au village: des
femmes s’invectivèrent, des hommes se menacèrent du poing, et notre
prestige fut compromis.

A l’avenir, nous ne jouâmes que devant un public trié; mais notre
passion n’en fut pas moins vive ni nos répétitions moins amusantes. Les
soirs de représentation je ne vivais pas. A dépouiller, l’heure venue,
mes vêtements quotidiens, mon enveloppe banale, à enfiler le maillot de
Gringoire ou de Patelin, à endosser la casaque de Pierrot, je ressentais
un plaisir d’une acuité extrême, comme si, en changeant de peau, je
changeais d’âme, comme si la baguette d’une fée m’eût transformé soudain
en un être plus libre, plus beau, tout neuf.

Avec quel soin je faisais, sous le fard et les rides des crayons bleus
ou bistres, sous le rose des joues ou le masque de plâtre, un visage
autre que le mien, un visage que je ne reconnaissais plus moi-même et
qui cependant m’appartenait. La perruque blonde du moyen âge, ou le
crâne chauve d’Orgon, ou le serre-tête de velours noir achevaient la
transformation. De quelle attente peureuse et hardie attendais-je de
frapper les trois coups et de paraître sur les planches, où la crainte,
l’ivresse, l’effort nous composaient une âme dédoublée, complexe,
intense!

De quelle lucidité singulière étais-je alors investi! On parle du
haschich pour élargir le sentiment de la personnalité; mais le jeu
théâtral me donnait au centuple cette volupté. A chaque seconde,
l’action, les répliques m’emportaient comme dans un délicieux songe au
galop, trop rapide, et que j’eusse voulu ralentir. Une singulière
lucidité me montrait le moutonnement des têtes des spectateurs dans
l’ombre, dardait par toutes mes fibres les courants magnétiques
qu’exhalent l’attention, l’émotion de la foule, en même temps
qu’attentif à mon rôle et à celui de mes partenaires, je les soufflais
au besoin.

Le travail littéraire lui-même, aux heures les plus pleines, les plus
conscientes, ne devait pas me donner cet enivrement; et si une vocation
se reconnaît à l’amour qu’elle inspire, j’eusse dû faire, les
circonstances aidant, un acteur raffolant de sa profession.

Cela eût-il duré? Non. En ce métier, il faut exceller. Comédien de haute
valeur et de valeur reconnue, pouvant imposer son tempérament: passe!
Sinon, on s’expose aux pires servitudes; s’y montrer tout soi y est
impossible, puisqu’on dépend de l’intonation, de l’attitude, jusqu’à la
barbe et au maquillage qu’on vous inflige: il n’est pas d’abdication
plus grande.

Puis l’impossibilité de jouer ce que l’on aime, à moins de diriger un
théâtre, d’être un Irving ou un Antoine; et encore le goût public,
souvent faussé, laisse-t-il le grand acteur entièrement libre? Enfin les
heurts et les froissements d’une vie factice, pleine de jalousies et de
rivalités, d’une vie où se perd vite la conscience du réel, où la
sincérité des sentiments s’altère à de perpétuelles simulations
imaginaires, d’une vie qui fait de tant d’acteurs, de tant d’actrices
des marionnettes inconscientes, des automates sans conviction.

Mais ces dégoûts, que je n’eusse pu éviter dans la réalité, se
transmuaient, sur notre petit théâtre, en joies franches: n’étions-nous
pas nos maîtres, ne réalisions-nous pas la plus exaltante des
fantaisies?

Je me souviens d’une nuit si, douce et si argentée dans le clair de la
lune bleuâtre, que, la représentation finie, nous ne résistâmes pas à
l’envie de nous embarquer dans une vieille barque radoubée et
goudronnée, tels quels, dans nos costumes de théâtre. Le délicieux
départ pour la vie!...

Dans la splendeur nocturne, les cheveux de Colombine, poudrés à blanc,
scintillaient, et son visage pâle se détachait au-dessus de la forme
obscure de son corps; à l’arrière du bateau, Arlequin et Scaramouche
ramaient; Pierrot étendu à l’avant regardait l’eau noire se fendre en
plis soyeux et se déchirer sans bruit. Aux rames pendaient des perles
liquides qui retombaient en gouttelettes d’argent; d’argent aussi était
le sillage.

Nous ne parlions pas; qu’eussions-nous dit? La beauté de cette heure et
la force confuse de nos espoirs nous oppressaient. Les arches du pont,
se mirant en voûtes d’ébène dans le fleuve, formaient une suite
d’anneaux parfaits; le rideau des arbres de la forêt se doublait d’ombre
dans le courant; çà et là, près des berges, des lances de joncs
pointaient, lumineuses; des feuilles de nénuphar semblaient des émaux
d’or pâle. Le silence était divin, et nos cœurs battaient d’un
ravissement dont l’intensité pour moi allait jusqu’à l’angoisse.

La barque enchantée descendait au fil de l’eau. Où allions-nous?
Reviendrions-nous jamais? Étions-nous nous-mêmes? A quelles rives d’Éden
allions-nous aborder?

Depuis m’est revenu souvent, au souvenir de cette prestigieuse soirée,
le mélancolique couplet de Célio, dans _Les Caprices de Marianne_:

«Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, sans savoir où sa
chimère le mène, et s’il peut être payé de retour! Mollement couché dans
une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive; il aperçoit au loin des
plaines enchantées, de vertes prairies et le mirage léger de son
Eldorado. Les flots l’entraînent en silence, et, quand la réalité le
réveille, il est aussi loin du but où il aspire que du rivage qu’il a
quitté. Il ne peut plus ni poursuivre sa route, ni revenir sur ses pas.»

Combien de fois n’avions-nous pas ramé ainsi en barque entre Thomery et
le pont, le long du château de la Rivière où, d’après une légende,
abondaient les vipères; près de la berge des Plâtreries jusqu’au barrage
de Samois; jours de soleil brûlant que réverbère le grand poisson
d’écailles du fleuve; matins de brume ouatée qui éteignent tous les
bruits; crépuscules où la Seine n’est qu’un feu rouge et orange! Aucune
promenade n’égala celle-ci, qui dans notre souvenir demeura, toute
parfumée de sève et de jeunesse, inoubliable.

L’automne venu, il fallut plier bagages. Le théâtre de Valvins avait
jeté toute sa flamme; il n’en allait plus rester bientôt que les
cendres. La dernière représentation vit s’avancer Colombine près de la
rampe et réciter ces triolets de Mallarmé:

    Avec le soleil nous partons
    Pour revenir au temps des roses.
    Sans or, ô Gilles et Martons
    Avec le soleil nous partons.
    Mais il reste dans nos cartons
    De quoi charmer les jours moroses.
    Avec le soleil nous partons
    Pour revenir au temps des roses.

Hélas! c’était la clôture. Le théâtre de Valvins ne rouvrit pas.

Nous aurons, mon frère et moi, plus tard, d’autres tréteaux: à Samois où
fut joué le _Riquet à la Houppe_ de Banville; à Vétheuil, qui vit _les
Caprices de Marianne_; à Marlotte, où les pièces de notre jeunesse
revécurent. Ces jours-là, des spectateurs de marque remplaceront les
obscurs villageois d’antan, et notre troupe figurera dans les grands
magazines illustrés. Mais ce ne sera plus cela. Car rien ne fut
comparable à cette aube radieuse qui illumina, dans la grange embaumée,
les tréteaux de notre jeunesse en fleur: l’humble petit théâtre, sur la
berge du fleuve.




DEUXIÈME PARTIE

L’APPRENTISSAGE




I


J’avais quitté mon entresol, trop près du trottoir, décidément, pour les
combles de la maison où ma mère logeait, au premier. Cela facilitait,
avec la tâche de Julie, mes allées et venues. Là, j’étais tout près du
ciel; j’avais pour horizon des gouttières, des toits et les hommes de
tôle des cheminées.

Parfois à une fenêtre mansardée, j’apercevais un pot de géraniums et
quelque ouvrière ou femme de chambre qui arrosait ses fleurs. Il me
semblait respirer mieux, et je n’avais plus, lorsque j’ouvrais mes
vitres, l’impression que toute la rue entrait chez moi: les voyageurs
d’impériale de l’omnibus vert du Panthéon, les passants arrêtés, les
fournisseurs avec leur boutique. Je me sentais moins le «monsieur de
l’entresol», et davantage «l’étudiant du cinquième». Et peut-être, sans
me l’avouer, trouvais-je quelque douceur à la proximité du logement
maternel et de la cuisine odorante de Julie: n’avoir plus que l’escalier
à descendre, à grimper! Mon premier besoin de liberté avait été
satisfait.

Désirer ce qu’on n’a pas, regretter ce qu’on n’a plus, n’est-ce pas
toute la pauvre vie de l’homme?

Sans doute la venue de dames illicites répugnait ici au respect des
convenances; mais, expérience faite, ne valait-il pas mieux aller leur
porter mes hommages que de les recevoir chez moi, où elles étaient
dépaysées, et où leur misère morale me semblait plus choquante en cet
intérieur d’intimité bourgeoise qu’elles pouvaient, à leur choix, envier
ou mépriser. D’ailleurs rien de pénible comme l’échange d’un plaisir
tarifé, aussi humiliant pour le mâle que dégradant pour la fille. Encore
celle-ci a-t-elle l’excuse qu’il faut vivre. Mais l’homme qui l’achète,
quelle est la sienne?

Je ne sentais encore ces choses que de façon obscure, mais troublante;
cela n’empêchait pas les hantises du désir et les défaites de
l’instinct, ces soirs où il y a dans l’air une volupté sèche, par les
nuits froides, ou molles, dans ces jours pluvieux qui relèvent les jupes
des passantes. Et ces soirs où sur le boulevard les affiches crues, les
lumières brutales des globes donnent un attrait irritant aux faces
peintes des prostituées rôdant comme des félins en cage. Et ces soirs de
music-hall où les maillots des danseuses font saillir le musclé des
cuisses, et tant d’autres soirs où le tison de volupté brûle les reins!

A vingt-deux ans, l’ivresse sexuelle demeure inséparable de la griserie
mentale suscitée par les lectures, les essais littéraires, les images de
toute nature. Il est une certaine classe de hantises qui ne se
rapportent qu’à la luxure, et dont l’obsession a les retours rythmés
d’une fièvre, tourne dans un cercle de visions impérieuses et
renaissantes.

Mais ce n’est qu’une part de l’être, et tant d’autres imaginations et
rêveries, tant d’autres châteaux de nuées s’élèvent, dorés de lueurs
fantasmagoriques, dans la chambre noire du cerveau. Je me rappelle
toujours avec émotion cette frénésie sensorielle, cette meule tournant à
toute vitesse. Ivresse de penser, de se sentir penser, de se penser
soi-même jusqu’à ce vertige qui vous prend devant l’abîme de la
conscience de soi, cette chute vertigineuse de l’être à travers l’espace
et le temps.

Combien m’apparaissait vraie cette phrase de Beaumarchais: «Rien n’est à
moi que la pensée que je forme et l’instant où j’en jouis.» Je
m’enivrais de cet envoûtement comme d’autres d’agir ou d’aimer. Cela ne
m’empêchait pas de me mêler à la réalité des êtres, mais sans m’y
confondre, et toujours avec ce retrait maladif de la sensitive blessée.

Je me revois, un soir où je n’ai pu entrer au Théâtre-Français, car on y
reprend _Le Roi s’amuse_, dont c’est le cinquantenaire, perdu dans la
foule amassée devant la porte de l’Administration, attendant, avec les
curieux, que le vieil Hugo en sorte. Tout à coup des cris, une ruée;
j’aperçois un fiacre de l’Urbaine, je crois voir y monter un homme à
barbe blanche; des sergents de ville font une trouée, le fiacre démarre,
la foule aimantée l’escorte en l’acclamant:--Vive Victor Hugo! Sur le
coup de fouet du cocher, je me sens emporté avec quatre ou cinq
enthousiastes dans le vent de la poursuite, courant à perdre haleine et
hurlant moi aussi:--«Vive Victor Hugo!» derrière la voiture qui nous
distance et disparaît.

Je me revois un soir de mardi gras: Fernand Beissier, Jean-Marie
Mestrallet, mon frère et moi décidons de nous déguiser. Les costumes du
théâtre de Valvins fournissent à l’un un Scapin, à l’autre un Gilles
masqué d’un loup de velours bleu, à moi mon costume préféré, la
souquenille à gros boutons, la face de plâtre. Dîner au restaurant à
demi ameuté, lazzis aux dîneurs, baisers lancés aux dames; et nous voilà
remontant en pleine cohue le boulevard, le long des tables à café
bondées, parmi des masques plus ou moins miteux où notre élégance
s’attire des: «A la bonne heure! Ceux-là sont propres, au moins!» Et
des: «Tiens, Pierrot! Comment vas-tu, Pierrot?» Et d’un journaliste
assis près d’une femme empanachée:

«Eh! Guyon! Alexandre Guyon!»

A quoi, un doigt augural levé, je réponds, à demi croyant, entre les
lèvres, l’air inspiré:

«Non, Deburau!

--Gamin, va!» réplique l’homme souriant.

Et la cohue nous éloigne. Des mains de femmes nous agrippent, des hommes
nous narguent. Un ouvrier évoque le fantôme que je souhaite incarner et
s’écrie à ma vue:

«Tiens, Deburau! On le disait mort!»

Fernand Beissier, qui, pour nous protéger, n’a pour déguisement qu’un
nez grotesque de carton facile à retirer, tient tête çà et là à des
interpellateurs en goguette. Toute la soirée nous roulons ainsi, aux
cafés de Montmartre, dans un bal masqué où nous faisons sensation, pour
échouer finalement dans les caveaux à bière du Quartier latin, où les
filles, ne voulant pas croire que Victor, trop beau, soit un homme, sous
la veste de Scapin palpent une gorge absente, cherchent, en soufflant
entre ses cheveux, le filet de la perruque, comme on fait dans les
plumes aux cailles du carnier, pour voir le blanc de leur peau.

Si mon frère supportait avec impatience l’internement au lycée Henri
IV,--il se consolait en rimant de jolis ou de beaux vers,--je ne me
résignais pas à mon existence d’employé sans avenir. La littérature ne
m’offrait aucun débouché, et je n’avais donné encore aucune preuve de
mérite. Mais au théâtre, fascinant chaque soir de ses trente-six mille
chandelles, de ses tremplins où la comédie et le drame se déroulaient en
tirades sonores, tout espoir de réussir comme acteur, voire à l’occasion
comme mime, m’était-il interdit?

Il fallait que mon ambition fût bien forte, car j’osai écrire à Worms
pour solliciter une audition. Je revois encore le célèbre sociétaire
m’introduisant dans son cabinet de travail. Soigneusement rasé, élégant
en une robe de chambre noire de coupe sévère, Worms ressemblait plutôt à
un clergyman qu’à un comédien.

Après le récit du Cid qu’il eut la patience d’écouter, il constata que
ma voix neutre, sans variations de tonalité, et mon jeu contraint,--je
fus détestable!--ne valaient rien pour la tragédie: le métier théâtral
réservait trop de déboires pour qu’on pût y encourager ceux qui n’y
témoignaient pas de dispositions exceptionnelles. Après cela, peut-être
que dans la comédie... Je pouvais voir son camarade Delaunay...

Sensible à sa courtoisie, j’emportai cette seule certitude de savoir que
je ressemblais, paraît-il, à un acteur anglais qu’il avait connu.

J’abordai Delaunay, avec une vive curiosité de voir à la ville cet homme
de cinquante ans passés qui jouait les blondins de Molière et le
Fortunio de Musset avec un entrain juvénile. En l’honneur d’Octave des
_Caprices de Marianne_, où il excellait, je le régalai de la
mélancolique tirade de Célio:

«Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, etc., etc...»

Grisonnant, le visage couperosé, les yeux clairs et le sourire fin,
Delaunay me laissa aller jusqu’au bout et redit à son tour la phrase en
m’en faisant spirituellement l’application et en détachant chaque mot
avec une délicatesse de nuances qui contenait le plus décourageant des
exemples. Les objections de Worms furent les siennes. Mon nom,
ajouta-t-il, qui m’ordonnait de réussir, compliquait les risques de
cette profession où le mieux était d’être pris jeune, enfant de la
balle, rompu par l’exercice et l’habitude. Ce qui me portait,
remarqua-t-il spirituellement, vers le théâtre, c’étaient des goûts
littéraires et non des aptitudes de métier. Le contraire eût été
préférable. Il parla avec autorité des déchéances d’une vie qui n’a
guère de milieu entre le très haut et le très bas, et sut me témoigner
assez d’intérêt pour me consoler un peu de la ruine de mes espoirs.

«Et cependant, protestai-je au fond de moi en redescendant l’escalier,
pourquoi, à force de travail, ne deviendrais-je pas quelqu’un?» Il me
semblait que sentir une pièce, comprendre un rôle, c’était pouvoir
l’exprimer. Ne citait-on pas des acteurs qui avaient triomphé d’un
physique ingrat, et dont les défauts de diction s’étaient imposés au
public?

Je n’acceptai pas sur l’heure que l’arrêt de ces deux maîtres fût
définitif; j’eus même l’enfantin désir de les faire changer d’opinion,
un jour. Mais comment? Le Conservatoire m’était fermé. J’avais
vingt-deux ans, et tout à apprendre. Delaunay avait évoqué l’exode
tâtonnant, les débuts de misère dans d’obscurs théâtres de banlieue: le
bureau, avait-il affirmé, valait beaucoup mieux.

Une dernière tentative auprès de Silvain ne fut pas plus heureuse.
Silvain avait été élève de La Flèche, «brution», mon ancien: n’était-ce
pas une excuse à le déranger dans son cottage d’Asnières? Ayant ouï une
tirade d’Émile Augier, il concéda que j’y mettais la ponctuation, et,
cordial et olympien, me demanda si je ne voulais pas m’asseoir à sa
table,--c’était l’heure du déjeuner,--pour me fermer, j’imagine, la
bouche.

Ce serait mal connaître la puissance des rêves qui m’agitaient que de
penser que je fus guéri de ma passion. J’oscillais tenace, entre mon
idéal de comédien polymorphe et de Pierrot aux lèvres closes. Que de
fois j’ai erré autour de bouis-bouis hasardeux et de music-halls
fétides, avec l’envie irrésistible d’entrer et de m’offrir! Passionné
des foires, à la fois attiré et repoussé par leur cacophonie bruyante,
leur grésillement de friture, leurs saltimbanques en maillot, que de
fois j’ai songé à figurer sur des planches mal jointes, en une baraque
de toile: combien j’ai envié la roulotte errante, chariot de Thespis des
humbles!

Un soir, dans un caf’-conce du Gros-Caillou, je reçus la secousse au
cœur. Sur la scène, un Pierrot hâve caressait une Colombine court vêtue
et se colletait avec un Arlequin preste. Je revois les heures passées
ensuite dans le petit café du théâtre, à circonvenir le régisseur, un
brave homme désillusionné, réservé sur les bocks et assez prudent pour
me dissuader: leur public, dit-il, ayant le verbe gras et l’orange
pourrie prompte.

Je m’obstinais à ma chimère. Il est étrange que je me sois révélé plus
tard romancier, et non dramaturge, avec un tel amour du théâtre. J’y
suis resté fidèle toute ma vie et, après Valvins, nos tréteaux de
campagne successifs attestèrent, pour moi bien plus que pour mon frère,
la persistance d’un goût dominateur.




II


Mon début dans les lettres fut donc _Pierrot assassin de sa femme_,
brochurette dont la première édition est aujourd’hui introuvable.
Fernand Beissier en avait écrit la préface, et un bon hasard voulut
qu’elle fût éditée par l’excellent Paul Schmidt, vieil imprimeur
alsacien, rude et bonne figure d’ouvrier patron, moustaches grises et
calotte noire.

Son minuscule cabinet de travail donnait sur l’atelier où les typos en
blouse piochaient dans la casse. Il aimait son métier et tout ce qu’il
publiait était très soigné: ses elzévirs avaient une grâce nette toute
particulière.

C’est une grande fierté que de voir imprimer sa première œuvre: tout y
est ivresse, le choix des caractères, du papier, la correction inhabile
des épreuves «à la brosse». Paul Schmidt m’apprit à faire les _deleatur_
et me montra les signes conventionnels. Quelle bonne odeur d’encre
grasse a le premier exemplaire, avec sa couverture vierge; quelle
émotion à plonger le coupe-papier dans ces pages encore humides!

Et puis, par là, mon Pierrot irrévélé vivait, sinon en chair et en os,
du moins en essence et pensée; et s’il n’avait pas le brillant habit
colorié par Chéret, dans la pantomime d’Hennique et d’Huysmans, du moins
pouvait-on le voir, l’imaginer, suivre geste à geste son long soliloque
tragique. Sous une forme, sinon plastique, du moins graphique,
s’incarnait le type conçu par moi: un Pierrot élégant dans le cynisme,
railleur dans la cruauté, à la fois sadique et fantasque, fanfaron et
lâche, délibérément pervers, se plaisant au mal pour sa beauté
esthétique; artiste et néronien dans l’invention et la perpétration de
ses crimes.

Cette plaquette, cela va de soi, resta presque inconnue: je l’envoyai
cependant à quelques écrivains. Elle précisa, dès 1882, ce que
j’espérais tirer de cet art moribond, à un moment où, si quelques-uns
l’espéraient, personne ne pensait qu’il pût vraiment ressusciter.

Comme le spectre pâle me tentait! Me voici à mon cinquième sous les
toits, mimant _Pierrot assassin de sa femme_ pour Antoine, oui, Antoine,
qui, modeste employé du Gaz, cherchait alors sa voie, aimanté par son
destin secret vers le futur _Théâtre Libre_.

Une autre fois, la bouche sèche, le cœur serré, je pénètre dans le
cabinet de travail de Jean Richepin. Le célèbre auteur de _La Chanson
des Gueux_, vêtu de rouge, les pieds dans des sandales fauves, se dresse
intimidant et superbe, avec sa chevelure crêpue, sa barbe noire
sarrasine, ses dents éclatantes et sa voix chaude. Je viens--oui, rien
que cela!--je viens--la jeunesse ne doute de rien!...--je viens--quel
toupet!--implorer qu’il me laisse doubler Sarah Bernhardt dans le
_Pierrot assassin_ qu’il donne (lui aussi!) au Trocadéro. Gainée de
noir, l’incomparable tragédienne s’y révèle un Pierrot de rêve; un
Pierrot lunaire dont je ne puis nier le prestige,--Sarah n’est-elle pas
l’unique?...--mais que je réaliserais, me semble-t-il, autrement, à ma
manière... Richepin, que rien n’étonne, me répond, affable, que ces
représentations n’auront pas de lendemain. Elles continuèrent du moins à
occuper son esprit, puisque, dans son roman _Les Braves Gens_, il
inventa par la suite le Pierrot-ombre, Tombre, mime chevelu et barbu à
la roi Lear, mime génial.

Sève de théâtre, sève littéraire, sève d’amour: le merveilleux et
printanier bouillonnement! Faut-il s’étonner si je me brûle à cette
consomption, et si, autant que lorsque j’étais le petit garçon de
l’arbre de Robinson, le rêve, de ses tentacules de pieuvre, me dévore le
cœur? A peine si je prête attention au krach de l’_Union
Générale_--(pour l’argent qu’elle m’emporte!) ou à la fondation de la
«Ligue des Patriotes» par Déroulède. Mais, je lis avidement _La Faustin_
d’Edmond de Goncourt et religieusement _Les Quatre Vents de l’esprit_ de
Victor Hugo. Au Théâtre-Français, Philippe Garnier débute dans le
_Supplice d’une Femme_. Dans _Les Corbeaux_, Becque précise sa verdeur
sobre et sombre. _Les Rantzau_ d’Erckmann-Chatrian viennent rappeler le
délicieux _Ami Fritz_ et Febvre, Got, Reichemberg, inoubliable trio.

Comment concilier l’impétuosité de l’instinct avec une chasteté
difficile? Ce problème ne s’est pas posé pour moi seul. Il se pose
chaque jour pour des milliers de jeunes gens. La maison close et sa
prétendue sécurité?... Mais, sitôt qu’on a franchi l’initiation et
épuisé la louche poésie du lieu, quel être un peu délicat se résoudra à
ces contacts tarifés? En est-il un qui n’emporte de là l’obscure
tristesse d’avoir, en s’assouvissant, avili un peu plus l’ilote
mercenaire, la Psyché de boue, avec ce qui subsiste en elle d’encore
humain?

D’ailleurs, la joie de ces femmes est aussi grossière que leur tristesse
est navrante. Point d’illusions, comment s’oublier en elles? Tout vous
rejette à la tentation qui passe, plus séduisante du mystère des robes
et des fards: passantes, filles de promenoirs et de bars. Le danger? On
vend chez les pharmaciens des préservatifs; mais combien ont la sagesse
prosaïque de s’en servir? Pas même, m’attestera plus tard un médecin de
Saint-Louis,--ses internes, des hommes faits qui chaque jour soignent
l’avarie des autres et l’attrapent eux-mêmes, payant aussi leur folle
témérité.

Le collage? L’acoquinement à une femme quelconque, suffisamment jolie, à
demi ménagère, et qui réponde à ce besoin terrible de l’habitude que
sape le non moins âpre besoin du changement? Cela, oui, je le pourrais,
avec une assez bonne fille, mise en défiance par la cruauté lâche des
mâles, énervée de misères physiques qui font pour elle du spasme un
supplice, d’ailleurs irritable et fantasque, de l’alcool plein le sang,
de la tendresse aussi, et qui a un béguin pour moi, le seul béguin que
j’aie inspiré à une de ses pareilles.

Mais voilà: je ne suis pas assez riche pour satisfaire à des exigences
qu’elle ne montre pas, mais pourrait témoigner; pas assez bohème pour
vouloir une vie irrégulière, qui désolerait ma mère, une vie sans
beauté, sans idéal et sans amour avec une femme étrangère. Car que
resterait-il, l’éclair de plaisir éteint?

Le collage? Bien plutôt alors le mariage, qui fonde un foyer, accepte
des devoirs, crée de la vie. J’y ai pensé. Mes ouvertures ont été
repoussées. A tort? Non. Je suis jeune, je suis pauvre, je suis inconnu.
Quels parents n’auraient peur et ne refuseraient de vouer leur enfant au
hasardeux lendemain? Mais cet échec m’atteint profondément. C’est la
première crise de ma vie sentimentale: elle ulcère mon amour autant que
mon amour-propre. Elle détermine et précipite mon envie de me marier.

J’ai vingt-trois ans, pas même. Et cette frémissante, cette maladive
faim de tendresse que ne peut combler l’étreinte d’une fille
complaisante ou d’une prostituée à la pièce. Ah! Madame de Warrens, que
n’êtes-vous là pour me dorloter, comme ce Jean-Jacques que vous avez
bercé dans vos bras, «Maman» si indulgente pour votre «Petit»!... Une
passion discrète, un cœur d’automne, savoureux et chaud,
l’épanouissement d’un beau corps qui ne veut pas vieillir et que de
jeunes caresses avivent: une femme intelligente et bonne, libérée
d’esprit, sensuelle avec grâce... Parmi les veuves, les séparées, ou ces
femmes mariées qui savent se conquérir une demi-liberté, n’en est-il pas
une qui ait pitié de ce long adolescent fiévreux, épris de toutes les
femmes, éperdu des mille baisers qu’il voudrait donner et recevoir?

Non. Alors resterait la seule, la presque impossible solution: se faire
chaste par principe, raison, santé. Encore la science a-t-elle deux
voix, selon les médecins: l’abstinence, affirment les uns, est mère des
vertus fortes; elle est contraire à la nature, répliquent les autres. A
tout le moins faudrait-il,--pour dérivatif,--la saine fatigue des sports
violents; moi qui les déteste: sauf le cheval, trop coûteux!

Que d’aspirations inconciliables créées par l’éducation autant que par
la société: dédale d’impulsions, impasses de désirs! Je veux une femme
pure et ne trouve que des animaux sexués. Je rêve l’amour romanesque et
de partout la plus plate, la plus terne médiocrité me répond. Oui, plus
j’y pense, la marraine de Chérubin, la madame de Warrens de Jean-Jacques
me sauveraient. Elles assoupliraient ma sauvagerie ombrageuse, me
déferaient de ma timidité pleine d’orgueil, me façonneraient pour le
monde que je redoute et dédaigne. Dans ma raideur, elles mettraient de
la grâce; elles souffleraient sur le château de cartes de mes idées
préconçues: par elles, je communierais avec les autres femmes et les
autres hommes. Tandis que je suis seul, et que je me construis des
systèmes abstraits d’existence, un idéal catégorique que chaque jour
décevra.

Le mariage: est-ce que tout ne m’oriente pas vers cette solution
prématurée? Car encore faudrait-il se marier avec les garanties
qu’assurent le milieu adéquat, les suffisantes ressources, des âmes
semblables, l’encadrement familial et social, tout ce qui abrite et
soutient deux très jeunes êtres lancés dans ce redoutable inconnu de
vivre à deux, avec les enfants qui naîtront.

Si encore je consentais à ce que ma mère me cherchât une fiancée. Mais
non; puisqu’_a priori_ je redoute--Dieu sait pourquoi--une jeune fille
niaise, frivole, prétentieuse. Un louable scrupule me fait écarter
l’hypothèse--douteuse au reste--d’un parti avantageux. J’ai la fierté
des pauvres et ne veux rien devoir à ma femme: je prétends travailler
pour elle et la nourrir; il y a du Rousseau en moi, oui, de son orgueil,
de sa misanthropie; et aussi son amour jaloux de la vérité et de la
simplicité. Une femme de notre société sera, je m’en persuade,
hypocrite, pour le moins convenue. Elle me traînera dans les salons, ce
que j’abhorre. Sans fortune, elle me lassera de ses plaintes envieuses
pour ses toilettes; riche, elle m’humiliera de sa supériorité. Où
avais-je pris cette certitude? Je ne sais trop. Elle devait décider de
mon sort.

Le mariage? Tout m’y pousse: le dégoût des voluptés médiocres,
l’écœurement de mon métier vide. Il me semble que je l’ennoblirai en le
vouant au gagne-pain d’une famille. Lorsqu’on émarge cent et quelques
francs apportés chaque mois par le garçon de bureau dans un petit sac de
cuir vert, où l’on remet les gros sous--pourboire d’usage--; lorsqu’on a
écorné son mince patrimoine, et qu’on ne demande rien à celle qu’on
épouse sinon d’être vaillante et douce, à la vérité, c’est folie!

Qu’apportais-je sinon des résolutions de fidélité et de dévouement, une
crédulité entière à ce que la Loi et la Morale attribuent au caractère
auguste du mariage? Car du moins cette justice, je puis me la rendre: je
crois à la gravité de ce lien que sanctifie à mes yeux l’union, trop tôt
brisée par la mort, de mon père avec ma mère. Je sais qu’épouser c’est
renoncer à toutes les convoitises, pour reporter à une seule l’hommage
d’une tendresse et d’un dévouement qui ne se partagent pas. Et si je
cherchais bien, dans ce parti-pris d’échapper à l’ambiance qui me pèse,
je découvrirais un candide souci de remonter à mes origines paternelles,
si modestes: je me réclame intérieurement de ma grand-mère Marie-Anne,
dont les rudes mains me mirent au monde, de mon grand-père Antoine,
jadis cultivateur et maréchal des logis de gendarmerie, puis colon à
Milianah. Méconnaissant la loi de l’ascension des familles, je crains,
ingénument, de me mésallier en épousant une jeune fille trop «bien
pensante».

Dicté par une telle partialité, mon choix, fatalement, sera fort
imprudent. Et encore, est-ce bien sûr? La passion ne m’aveugle pas.
J’apporte seulement cet élan affectueux que la société bourgeoise juge
préférable à l’amour. Ne puis-je, par miracle, tomber bien, rencontrer
chez un être simple, faute de mieux, l’intelligence du cœur? Il s’agit
d’une telle loterie! Heureux ou malheureux, on ne le sait qu’après, car
se connaît-on auparavant? Il faut en convenir, nos mœurs ne facilitent
au jeune homme ni l’amour ni le mariage. Elles ne le préparent point à
la vie.

La mère la plus tendre, surtout parce qu’elle était tendre, ne pouvait
m’objecter qu’insuffisamment les risques trop certains que j’encourais;
il eût fallu l’autorité morale d’un père. Point de parents, point d’amis
pour intervenir. Je devais donc, malgré les représentations maternelles,
commettre cette erreur. Tout allait l’aggraver: les divergences de race,
de milieu, de caractère, de mentalité, et cette impossibilité
d’adaptation d’où naît la plus formelle incompatibilité d’humeur.

Certes, en partant pour Arles, dans le dessein d’épouser une jeune
parente de mon ami Fernand Beissier, j’étais loin de deviner l’avenir:
treize ans de vie commune finalement empoisonnée, suivie de vingt années
de séparation.

Je soupçonnais moins encore que dans les torts imputables à une telle
mésentente, j’aurais surtout à me reprocher des générosités perdues. Que
ce soit l’excuse de mon erreur; elle fut toute de bonne foi, et je l’ai
payée comme un crime.




III


Ai-je, en 1883, assisté aux funérailles de Gambetta? Ai-je senti la
commotion de cette mort mystérieuse et considérable? Je ne crois pas.
J’ignorais l’histoire de France, la vivante, celle dont nous saignions
encore. Elle s’arrêtait pour moi au gouffre de Sedan, à l’héroïsme de
notre père, à l’écroulement de l’Empire, aux fureurs de la Commune et à
leur répression sanglante.

J’ignorais tout de l’héroïque Défense nationale: les armées jaillies de
terre à l’appel du tribun, leur organisation hâtive, leur vaillance
refoulée. Je ne soupçonnais pas qu’un jour, avec mon frère, romanciers
et historiens d’une «Époque», nous rendrions à Gambetta, dans _Les
Tronçons du Glaive_, l’hommage dû à son grand cœur.

Si quelque chose, bien plutôt, m’émeut, c’est d’apprendre dans le
_Figaro_ le duel d’Alphonse Daudet avec Albert Delpit, et la nouvelle de
la mort du Commandant Rivière, au Tonkin. L’œuvre de Daudet est alors
dans son plus vif éclat; il a donné _Le Nabab_, _Numa Roumestan_, il
publie l’_Évangéliste_. Dans ce duel, sorte de jugement de Dieu, il me
semble légitime que Delpit, qui a moins de talent, soit blessé: il
l’est. Et le nom d’Henri Rivière, tué devant Hanoï par les
Pavillons-Noirs, n’évoque-t-il pas pour moi le mythe de Pierrot que je
prétends ressusciter?

D’ailleurs ma vie nouvelle, si différente, m’absorbe entièrement.

Depuis mon mariage, j’habite, près de la Bastille, rue de la Cerisaie,
un minuscule logis, dans une cité mi-bourgeoise, mi-ouvrière, où les
escaliers se repèrent par des majuscules indicatrices, comme au
Ministère.

Humble logement pour artisans, et où, malgré l’exiguïté de mes
ressources, j’ai «fait des folies», dont s’entretiennent les voisins: le
cabinet de travail est tendu de coton rouge, et la chambre à coucher
d’un papier à fleurs. L’antichambre, sorte de placard, s’égaie de
crépons japonais. La salle à manger est noire et, dans la cuisine, on ne
peut entrer qu’un à la fois. Les meubles, achetés chez un grand
fabricant de la rue Saint-Antoine, sont solides, sinon beaux. Quant au
petit endroit, mitoyen, nos voisins, des Israélites prolifiques,
l’arrosent comme un jardin. On a, paraît-il, circoncis leur dernier-né,
et le vieux rabbin, dont la vue baisse, a trop bien fait les choses, au
grand dam de l’enfant.

Des ribambelles de gens circulent dans les couloirs. Les escaliers
résonnent sous la dégringolade des gros souliers; des seaux de toilette
traînent sur les paliers, où l’on perçoit des odeurs de friture et de
choux. Des femmes se disputent, des gosses piaillent.

Ce n’est plus la vieille Julie qui veille au bien-être du home, mais une
femme de ménage qui, pressée, bouscule la besogne et apporte, à travers
ses bavardages, ses nombreux soucis de marmaille et la rumeur populaire
du faubourg.

Le tramway, dont j’escalade l’impériale, me conduit, deux fois par jour,
au Ministère et dévide, au contact de voisins de toute caste, le
grouillant spectacle des rues: enseignes de boutiques, camions, fiacres,
piétons, le marchand des quatre saisons attelé à sa charrette; la petite
femme qui traverse en se troussant, le militaire qui bombe le torse, les
chiens qui musent, le Stropiat qui mendie. Je participe au terre-à-terre
quotidien: je sors de la coque d’ouate qui m’a jusqu’alors enveloppé.
L’épiderme plus sensible, je réagis à mille sensations neuves et
confuses: je commence mon métier d’homme.

Amenés chez moi par l’un, par l’autre, des jeunes gens viennent, bientôt
amis; c’est l’âge où l’on a besoin d’épanchements, où l’on s’unit pour
faire levier et soulever le monde. Les tempéraments disparates se
fondent dans les ambitions communes: la même eau de Jouvence vous
baigne; le même courant vous porte vers les mirages d’amour, de fortune
et de gloire. Écrivains à leurs débuts, ingénieurs en quête de brevets:
l’ardente figure de Léon Vian, mort peu après des fièvres à Panama; le
masque jaune et sculpté du hardi aéronaute Capazza; les yeux intenses du
pur poète Louis le Cardonnel. Beaux moments: on croit à l’art, à la
beauté; les vers qu’on récite ont un timbre d’une sincérité
inappréciable!...

Je recrute des prosélytes, je les entraîne dans mon orbe mimique. Car
Pierrot me possède plus que jamais. Monomimes dans des salons, une
matinée dans une mairie pour un bénéfice charitable, une représentation
chez Mlle Delaporte, l’actrice retirée du théâtre, l’interprète de
_Froufrou_; une soirée devant des étudiants et des rapins au Café
Procope, une autre dans la salle de la Société de Géographie; faibles
débouchés pour une si grande ambition!

N’ai-je pas l’audace, lors des fêtes de la Presse données en faveur des
sinistrés d’Ischia, d’aller proposer à M. Arthur Meyer mon concours? Et
c’est ainsi que les spectateurs de la représentation donnée aux
Tuileries assistèrent à l’effondrement de la pantomime jouée, dit le
programme, par «des gens du monde» (_Sic_!). Quelle hérésie aussi de
risquer trois actes et sept tableaux (rien que cela!), sept tableaux
exigeant des transformations de scènes et de costumes, un orchestre, des
comédiens experts, oui, de livrer cette bataille, sans aucune des
ressources de la mise en scène et de la musique, dans un inexpressif
salon Louis XVI! Les sifflets qui ne tardèrent pas et les bravos
chaleureux qui saluèrent l’entrée de Coquelin cadet au méphistophélique
sourire, me poursuivirent longtemps comme le plus mérité des remords.

C’est ensuite, au Théâtre Beaumarchais, sous une direction de faillite
(seule excuse du directeur): un _fiasco_ d’estime, devant des banquettes
dégarnies, à travers des lazzis de titis haut perchés. La fâcheuse idée
aussi d’avoir parlé--et de quel ton caverneux à la Taillade!--la moitié
de _Pierrot assassin de sa femme_, en mimant le reste!

Si ce devait être là tout mon avenir, merci bien! Par bonheur, le démon
noir qui jaillit de l’encrier ne me possède pas moins que son rival.
Écrire... savoir écrire!... Et j’ébauche mon premier livre, en le
plaçant sous l’invocation de celui à qui je dois tout; ce sera _Mon
Père_. Je l’écris, ce livre, avec les souvenirs de ma mère, les lettres,
si simples et si belles, de notre père, les documents dus à la
Biographie que le Général Philibert consacra à la mémoire de ce grand
compagnon d’armes, son ami. J’écris avec une intime émotion les
dernières pages de ce livre un peu jeunet, malhabile et sincère, que
l’imprimeur Paul Schmidt édita en un joli volume, avec, pour vignette,
un semeur lançant le grain, et la devise, devise que je prends pour
mienne, et à laquelle je ne crois pas avoir jamais manqué: _Labore, non
astutiâ_.

Mon premier article je le dois à Jules Claretie, dans le _Temps_.
Villiers de L’Isle Adam, à qui j’avais adressé sans le connaître, à
titre d’admirateur, _Mon Père_, me fit la surprise d’une belle page au
_Figaro_. Son romantisme terminait par une audacieuse image: les lions
rugissant dans l’ombre aux portes d’Alger; autant dire les tigres de la
jungle à l’octroi de Neuilly.

_Mon Père_, grâce à ces deux parrains inespérés, fut remarqué, puisque,
à ma joie vive, le bon Paul Schmidt m’annonça qu’il allait tirer une
seconde édition.

Tandis que je rends à mon père cet hommage filial, en y associant dans
ma pensée les dix-sept ans de mon frère, voici que, sur l’initiative de
la commune de Fresne-en-Woëvre, dans la Meuse, stimulée par le
Commandant Rogier, une souscription s’est ouverte pour l’érection d’une
statue dans ce village, proche de Manheulles où naquit notre père.

Nous pouvions craindre que le nom du héros de Sedan demeurât oublié:
l’Empire avait sombré si bas; tant de faits nouveaux, tant d’hommes,
tant d’idées étaient sortis de terre! Mais si le monde officiel, si la
société républicaine, obéissant à d’autres directions, semblaient
indifférents à cette haute figure du passé, chez les Arabes et dans
l’armée, on se souvenait. L’élan de la souscription en témoigna: le
patriotisme des uns, la reconnaissance des autres assurèrent, des plus
petites sommes aux plus généreuses, le général de Galliffet en tête, la
réalisation du monument: un groupe du sculpteur Lefeuvre sur piédestal
de l’architecte Lucien Leblanc.

En juin 1884, ma mère, mon frère et moi assistions à cette apothéose.
Nous avions pris, de Paris à Étain, les secondes--cette dépense en était
une pour nous--et l’on nous attendait, nous le vîmes, à la descente des
premières.

Nous recevons, un peu perdus et dépaysés, l’affectueuse hospitalité du
maire, M. Cahart; depuis tant d’années nous vivons éloignés du monde
officiel. Qu’était-il resté à notre mère de tous ceux qui entouraient
son bonheur et qui respectaient, avec une délicatesse excessive, la
solitude de son deuil?

Dans cet entourage d’honneur, préfet, général, chefs arabes, sénateurs,
députés, nous cherchons, pour nous gratifier d’un regard ami, les
figures familières de l’ancien officier d’ordonnance Révérony, de
l’ancien aide de camp Handerson. Eux seuls et un vieux chef arabe que
notre père appréciait, et que les jeunes caïds de grande tente et de
sang noble tiennent à l’écart pour sa roture, eux seuls nous unissent au
passé que commémorent discours et fanfares, devant le groupe de bronze
où notre père blessé, soutenu par un chasseur d’Afrique, se redresse,
l’épée au poing, lançant la charge.

J’entends la voix sonore du général Février, les paroles émues de
Révérony, la harangue éclatante de Paul Déroulède. Le 6e Chasseurs,
amené spontanément par son colonel, défila par quatre, et, à hauteur de
la statue, toutes les têtes se tournent vers elle, pour le salut du
regard.

Impressions confuses d’une grande journée, à laquelle j’assiste à la
fois heureux, timide et ému, depuis la messe solennelle jusqu’au banquet
suivi de toasts et d’un feu d’artifice. Je revois la figure spirituelle
du colonel Lichtenstein, représentant le Président de la République,
l’affabilité sereine du sénateur Henry Didier.

De retour à Paris, j’ajoute un chapitre à la réédition de _Mon Père_,
pour fixer ce souvenir et je ne pense plus qu’à ce que j’écrirai
ensuite. Sans doute, ce petit livre est peu de chose; mais j’ai
découvert, à travers ce début imparfait, l’ivresse de traduire ma pensée
au long du magique fil d’encre qui se dévide et qui tient au cerveau et
à la rétine, fait voir, fait toucher, fait vivre les paysages et les
êtres. En écrivant _Mon Père_, j’ai réalisé, fût-ce peu et mal, mon
effort; c’est comme une initiation: je me crois, je me sens, je me dis
un écrivain. Et ce métier où j’entre et qui désormais sera le mien,
m’apparaît déjà, m’apparaît, encore après trente-cinq ans, le plus
noble, le plus beau, le plus fier qui soit.

Que de fois j’ai contemplé avec émotion le petit bout de bois emmanché
d’une lancette fendue, le porte-plume qui me sert et, aussi, selon le
vers de Mallarmé,

    ... «le vierge papier que sa blancheur défend».

Quoi, cela et quelques gouttes noires suffisent: Balzac dresse sa
_Comédie humaine_, Victor Hugo sa forêt sonore et chantante, Pascal
griffonne ses _Pensées_, La Rochefoucauld burine ses _Maximes_!

Et moi, ah! moi, que je me sens peu de chose!... Qu’importe? A défaut de
talent, j’ai la foi! J’appartiens, désormais, à l’univers des fictions
observées et vues, à ce singulier dédoublement de l’artiste qui crée
avec du réel et de l’imaginaire, opère, par une alchimie d’indosables
éléments, l’illusion plus ou moins parfaite dans l’âme du lecteur. Je
serai, à certaines heures, le voyant éveillé d’un songe, et même lorsque
je vivrai mes plus médiocres actes quotidiens, un travail inconscient ou
mi-conscient persistera en moi. Ma vraie vie est là, autrement plus que
dans mon ingrat apprentissage de l’union à deux ou mes mornes heures du
bureau, leur tran-tran monotone que réveillaient à peine l’attentat
manqué, au Ministère, d’un jeune homme contre Jules Ferry, ou bien la
mort de ce comte de Chambord qui faillit être roi de France.

Ai-je des opinions politiques? Elles sont bien vagues. J’incline vers la
République, symbole de liberté, mais sans connaître les événements et
les idées qui lui ont donné sa consécration.

Les pièces de Dumas fils ont plus d’attrait pour moi que les questions
sociales qu’il agite. Sa _Recherche de la paternité_ ne me fait pas
pressentir qu’un jour je lutterai à mon tour contre l’injustice et la
rigueur des lois. Je les ai lues cependant, ces brochures courageuses,
ces préfaces de combat; mais la société avec sa formidable structure ne
se dévoile encore à moi que sous l’aspect romanesque des drames d’amour.
Quand la loi qui rétablit le divorce, en 1884, passera, forte de l’appui
de Dumas fils, rien ne me présagera qu’avec mon frère, seize ans plus
tard, j’ouvrirai une énergique campagne pour l’élargissement de ce
divorce trop étroit, par l’adoption du consentement mutuel et même, en
certains cas, de la volonté d’un seul.

Une action sur le public, la gloire littéraire! Grand mirage!
L’atteindrai-je jamais, moi qui, intransigeant, rêve d’écrire de purs
livres pour l’élite et qui me répète chaque jour le _Odi profanum vulgus
et arceo_.

Inconnu et pauvre, comment oserai-je m’entrevoir, un jour, autre chose
que le piètre employé qui remplit le blanc de ses imprimés et, distrait,
inscrit des sommes inexactes et des noms estropiés?

Tout a une fin: la révolte de mon chef et de mon sous-chef me le
témoigne. On me trouve bien gentil, mais pas assez sérieux: on me
supplie de chercher un autre bureau où mon manque de zèle et où mes
bévues auront des conséquences moins fâcheuses. Que diable, on ne jongle
pas ainsi avec les chiffres!

La bienveillance d’Henry Roujon me fait passer, sans trop de cahots,
ailleurs. On m’inflige d’énormes registres verts; commis d’ordre: autre
supplice! J’y dois repérer tous les arrêtés du Ministre dont mes
camarades font une ou plusieurs ampliations; ce bureau, au vrai, étant
une agence de copies. Ma table de travail touche à une fenêtre, et
derrière cette fenêtre, il y a un mur, un mur de moellons bruts, où
pendant des mois je croirai voir le symbole de mon existence sans air,
sans avenir: mon horizon barré.

Collègues nouveaux, et plus bizarres encore que les précédents. L’un,
petit homme glabre et sanguin, sitôt arrivé, chausse des espadrilles;
c’est un ancien journaliste alsacien. Il fume d’âcres pipes qui
m’entêtent et, d’un élan loyal, sa plume court avec de nerveux cra-cra!
Il s’interrompt toutes les heures;--pause de dix minutes: il s’adresse à
son voisin, et lui expose ses idées sur la politique étrangère: c’était
sa «rubrique»; seulement, il en est resté à celle d’avant la guerre: la
grande secousse a faussé son horloge mentale. L’Allemagne, l’Angleterre,
la Russie, les Balkans, le Sultan lui sont familiers; il en parle comme
de sa famille, en arpentant la pièce d’un pas d’escrime, et, de temps à
autre, une règle plate en main, il se fend, vengeur, contre la perfide
Albion:

«Les Anglais! Nos ennemis les Anglais! Ces menteurs, ces égoïstes
d’Anglais!» Son éloquence le grise d’une sainte colère; sa voix s’enfle,
il s’empourpre, un délire maniaque l’emporte, et il tire des bottes
contre la cloison:

«--Celle-là pour Pitt! Celle-là pour Fox! Mort, mort et mort aux
bourreaux de Napoléon!»

L’autre collègue s’émeut, par contagion. Il possède un crâne vaste et
malpropre, des yeux d’eau, une barbe blanche en pointe. Ses habits noirs
râpés disent, avec l’excusable pauvreté, l’incurie d’un célibat
funéraire. Il parle par saccades, d’une voix nerveuse qui saute vite, à
l’aigu. Souffre-douleur au collège, pâtiras dans une étude, amusement,
jadis, du Ministère, on lui a fait les farces les plus cruelles. Il
garde de ces persécutions une hantise et, trépidant, profère des
lamentations et des exécrations en cachant sa tête sous le couvercle de
son pupitre. Il lacère son col, déchire ses manchettes; son pantalon
s’écarte de son gilet, et montre un bourrelet de chemise grisâtre:

«Il a été, hurle-t-il, emphatiquement, oui, pendant vingt ans, la
«chasse» et la risée du Ministère!...»

Parfois l’autre, gagné à ce _delirium tremens_, aboie follement:

«--Regardez l’Angleterre! Je vous somme de regarder l’Angleterre!»

Et l’autre réplique, à bout d’enrouement:

«Humilié, écrasé, vilipendé, je n’ai connu que les sarcasmes, l’ironie,
les brimades: enfant, homme, vieillard, toujours, partout!»

C’est le roi Lear des paperasses. Quand les deux originaux font trop de
tapage, le garçon de bureau, très correct, vient les prier, de la part
du sous-chef, de ne pas crier si fort.

Bien des fois, excédé, je prends mon chapeau et file: car ce spectacle
n’est pas seulement grotesque, il est tragique. Et que dire, que faire
pour apaiser ces cerveaux fêlés?...

Heureusement, le troisième collègue, isolé dans une petite pièce, beau
mâle au torse bombé de mousquetaire, me réconforte par son air de santé
et son cordial sourire; c’est Camille de Sainte-Croix. Il a écrit des
volumes de vers, d’un modernisme âpre, encore manuscrits. Et dans ce
terrier léthargique, il apporte l’air du dehors, la vie.

Grand bonheur! car je n’étouffe pas moins chez moi qu’au bureau; ici et
là mêmes disparates entre le rêve et l’action. Et cette souffrance
indicible de se savoir, malgré ses efforts, étranger à ce qui fait la
trame de votre existence... Le supplice de l’intimité hostile!...

J’ai travaillé pourtant, j’ai écrit mon premier roman: _Tous Quatre_.




IV


Un premier roman: que de choses on veut y mettre! On a tout à dire; les
idées se pressent comme les moutons à la porte de la bergerie! Ce gros
bouquin, mal composé, écrit d’abondance, fut, je crois bien, le plus
révélateur de mon tempérament.

Aucun souci de plaire, de réussir ne l’a pomponné, lustré, châtré. C’est
plutôt bien le désir inverse, un besoin de s’affirmer en choquant les
idées reçues, qui lui donne cette franchise d’accent, ce verbe brutal.
Je n’ai pas lu pour rien Zola que j’admire depuis l’_Assommoir_, bien
que mes véritables maîtres d’esprit soient les Goncourt et Alphonse
Daudet.

C’est toute mon enfance algérienne, mes années de bagne à La Flèche, mes
ambitions de début que j’ai versées là, en vrac. _Tous Quatre_ est pour
moi ce que _David Copperfield_ est à Dickens. Sous la part de fiction
obligatoire, c’est ma sensibilité personnelle qui anime ces pages; ce
que j’ai vu, observé, senti, aimé, ce dont j’ai joui: mes élans
passionnés vers la femme, mes déceptions, mon rêve de gloire, mes goûts,
mes amitiés. Aucun de mes livres n’est autant moi. L’art y manque, mais
la vie et son trop-plein s’y reflètent, malgré les défauts qui crèvent
les yeux: le réalisme grossier qui faisait alors la mode, une fausse
perversité qui était bien la marque d’un écrivain jeunet, la pléthore
d’un cerveau qui a beaucoup emmagasiné, mais à qui manquent l’équilibre
et l’ordre, tout étant jeté là frémissant, vif, et cru, sur le papier.

_Tous Quatre_ m’absorba pendant des nuits et des nuits. Les soirées
seules m’appartenaient: alors, jusqu’au lendemain, j’oubliais le bureau;
disparus, les fantoches de la pièce empouâcrée de tabac; abolis, les
énormes registres, mon cauchemar. Sous la lampe d’huile et dans son rond
de lumière douce, je pouvais, à travers les mystérieux petits
hiéroglyphes de l’écriture, voir se lever d’innombrables images de
tristesse, de beauté, de désirs, de regrets. Des êtres réels et fictifs,
dédoublés ou recomposés, vivaient leur vie fantomale; des événements
s’enchaînaient selon la trame logique des effets ou des causes, brisée
net par le caprice du hasard ou le coup de foudre de l’accident.

Quelle volupté j’éprouvais à pénétrer dans la nuit de plus en plus
silencieuse! Les rumeurs du quartier, les bruits de la maison s’étaient
éteints depuis longtemps: les ténèbres de la ville m’enveloppaient de
leur velours sombre; la solitude me révélait son âme de mystère;
j’étais, dans mon cercle de clarté limpide, comme le gardien du phare
dans un ciel sans limites. Je sentais peu à peu, avec la petite fièvre
lucide du travail, s’alléger la pesanteur de mes membres, je n’étais
plus que nerfs, pensée vibrante, esprit désincarné. Ce sont là les
ivresses du premier livre: je vivrais mille ans sans les oublier.

Seulement, il y a le bureau. Je n’ai pas les qualités ponctuelles d’un
commis d’ordre. Je compulse autant de gros registres qu’il y a de
directions au Ministère, et, contre toute logique, j’attribue à
l’Enseignement supérieur ce qui ressortit à l’Enseignement primaire, ou
réciproquement. De plus, mes répertoires, jamais à jour, fourmillent
d’erreurs. Mon sous-chef finit par me trouver tout au plus bon pour
mettre, sous sa dictée, les suscriptions de ses adresses de lettres; et,
comme il faut bien m’utiliser, on confie les gros registres à un
nouveau, et on me met aux copies. Besogne enfantine, où mes maudites
distractions trouvent encore le moyen d’assigner à un professeur nommé à
Brest le poste de Carpentras, ou de donner à M. un Tel les palmes
d’officier de l’Instruction publique quand il n’a droit qu’à celles
d’officier d’Académie. Les bureaux qualifiés protestent. Ainsi je me
cantonne exclusivement dans certaines copies, dont le triplicata,
parfaitement inutile, va s’enfouir, sans jamais être réveillé d’un
profond sommeil, dans des cartons poudreux et séculaires. Henry Roujon,
je l’atteste, y mit de la bonté; et sans sa protection...

Fernand Beissier m’ouvre une revue, oui, une revue à couverture jaune,
qu’un fonctionnaire du Ministère édite pour des familles et des abonnés
de province. J’y glisse de temps à autre quelques articulets, sous le
pseudonyme bizarre de Paul Violas, jusqu’au jour où je compromets la
stabilité de l’Administration et mets en émoi les lecteurs en annonçant
que Louis Capazza a résolu le problème de la direction des ballons.
Désormais on ne m’insérera plus qu’avec méfiance. J’ai cependant le
bonheur d’écrire quelques lignes sur le _Crépuscule des Dieux_ d’Élémir
Bourges, que m’a signalé Sainte-Croix; et voilà le point de départ de ma
plus fidèle amitié: trente-deux ans déjà!...

Car Élémir Bourges prend la peine de venir me remercier, et son
remerciement où il s’ingénie à me faire plaisir, est royal: il procure à
_Tous Quatre_ un éditeur, le sien, Albert Savine, sous le prête-nom de
Giraud. J’ai la rare, l’immense chance de me voir publié, et même payé:
deux cent cinquante francs! Comme cet argent prit pour moi une autre
couleur, une autre beauté que celui de mes appointements mensuels: car
je l’avais vraiment gagné, avec un labeur noble; je pouvais en être fier
et je l’étais!

Ma gratitude envers Élémir Bourges se doublait de mon admiration pour
lui. _Le Crépuscule des Dieux_, cette tragique histoire d’amour, de
gloire et de sang, contée dans un style admirable de force et d’éclat,
m’avait émerveillé. La personne de Bourges, son élégance morale, son
érudition raffinée, le charme et la sûreté de son commerce furent pour
moi le plus grand des bienfaits. J’avais soif de vénération, et rien ne
devait ni ne pouvait décevoir le culte tendre que je vouai dès lors à
cette âme héroïque.

Je me rappelle les conseils qu’il me donna, après avoir lu ce gros
manuscrit dont le réalisme cru devait l’offusquer: et si je n’ai su les
suivre tous, du moins leur influence m’a-t-elle été salutaire. Presque à
part dans mes livres, avec ses audaces, _Tous Quatre_ m’apparaît
significatif par sa conception précoce et désenchantée de la vie. C’est
l’histoire de deux ménages liés d’amitié: Matarel, gros bourgeois frotté
de littérature, réussit; Tercinet, artiste morbide, rate son œuvre et sa
vie; et tandis que le couple Matarel savoure les basses jouissances de
l’argent, les Tercinet, minés d’usure nerveuse, vont pauvrement
s’éteindre dans le Midi.

Ce livre atteste le triomphe des égoïstes et des médiocres, qui sont la
foule, contre les purs artistes, qui sont la minorité. Il montre aussi
le châtiment du rêve chez un être d’élite: la maladie de la volonté et
l’impuissance d’agir. Matarel, lui, a agi, vulgairement, mais l’action
porte en elle sa récompense, et ce gros homme de plaisir a le succès
qu’il mérite.

Mon orgueil d’avoir écrit un vrai livre s’amplifiait de l’orgueil de
caste que m’inspirait cette année féconde. Aux _Névroses_ de Rollinat
publiées l’an d’avant, succédaient _les Blasphèmes_ de Richepin.
Ferdinand Fabre, dans _Lucifer_, donnait une réplique à son bel _Abbé
Tigrane_. Léon Cladel, dont les _Va-nu-pieds_ lus au Champ du Pin
avaient fortement frappé mon imagination, Léon Cladel publiait;
_Kerkadec, garde-barrière_. Enfin, trilogie à mes yeux splendide, la
_Sapho_ de Daudet, la _Chérie_ d’Edmond de Goncourt, le _Germinal_ de
Zola éclataient au-dessus des discussions passionnées.

Le choléra pouvait sévir à Paris, je planais au-dessus de si misérables
préoccupations, de beaucoup plus haut que sur la Tour de 300 mètres
projetée alors par l’ingénieur Eiffel pour l’Exposition de 1889.
Entendre Delaunay jouer Octave, au Théâtre-Français, dans _les Caprices
de Marianne_ et Mlle Marsy débuter dans le _Mariage de Figaro_, me
plongeaient dans un inlassable ravissement.

Quelques écrivains trouvaient alors, au Ministère de l’instruction
publique, un havre de grâce, et tous assurément furent meilleurs
fonctionnaires que moi: Jules Case, qui publiait de sincères et
pénétrants romans de vie moderne, Antony Blondel, l’auteur de _Camus
d’Arras_ et du _Bonheur d’aimer_; Maupassant, Paul Ginisty avaient
touché barre aux bureaux de la rue de Grenelle; le pur poète Léon Dier,
y gagnait dignement sa vie.

Un bonheur m’arriva. Mes cartons, mes paperasses et moi déménageâmes au
rez-de-chaussée, dans un recoin qui me donnait l’illusion du chez moi et
me soustrayait à mes collègues maniaques. Camille de Sainte-Croix
voisinait table à table. Que de causeries! Des visites lui venaient:
Alfred Vallette qui allait publier le _Mercure de France_, Félix Fénéon,
son regard fin et sa barbiche yankee. Camille de Sainte-Croix avait
écrit deux savoureux récits romanesques: _La Mauvaise aventure_ et plus
tard _Contempler_. Il rêvait aussi de lancer un journal, il y parvint:
ce ne devait pas être le dernier. Ce journal s’appela _le Croquis_, il
était à plusieurs pages et illustré. Sainte-Croix, batailleur, y publia
une série à l’emporte-pièce intitulée _Nos Farceurs_, très dure aux
contemporains et à leurs succès.

En ce temps-là, les glaces des devantures me renvoient la silhouette
funambulesque du romantique que je reste. Si j’ai coupé mes longs
cheveux, trop voyants, je plagie la mise d’Élémir Bourges; et des gilets
de velours bouton d’or, gris-argent ou violet-évêque, agrafés dans le
dos, me cuirassent somptueusement. Les boutons qui leur manquent
ponctuent, comme des grains de réglisse, mon veston à col droit, à la
fois liturgique et séculier. L’effet discuté que je produis m’inspire,
tout ensemble, de la confusion et de la vanité: se singulariser est,
pour les jeunes gens, une telle ivresse!

J’avais quitté la rue de la Cerisaie, trop éloignée, pour un appartement
au second, rue Bonaparte. Après le mur compact du Ministère, c’était,
autre horizon barré, une triste cour et des façades de suie. Du moins il
y aurait assez de place pour l’enfant attendu, ma fille Ève, que sa sœur
Lucie suivit de près. Dates claires, heures douces! Je crois revivre
l’attendrissement que m’inspirait leur faiblesse, et ce besoin tendre de
protéger, à peine existants et déjà menacés, ces petits souffles
humains.

Ai-je assez joui, aussitôt, du premier éveil de la vie en leurs
prunelles vagues, et assez su voir, jour à jour, l’obscur développement
de l’être gonflé de lait à travers ses cris et ses langes? Peut-être
étais-je bien jeune pour cela. Peut-être faut-il que l’ignorance de
l’homme y soit initiée par l’amour de l’épouse? Peut-être faut-il qu’on
soit deux à se pencher, en souriant, sur un berceau? Il se peut que
l’ineffable beauté du mystère enfantin ne me soit apparue que beaucoup
plus tard, en voyant mes fils, beaux enfants de l’amour, tendres fruits
de ma dernière jeunesse, suspendus au sein d’une autre mère. Il se peut
que le grand bonheur apporté par mes filles m’ait alors semblé tout
naturel, et que je n’en aie pas assez remercié un Dieu inconnu.

Du moins ai-je eu l’immédiate intuition des devoirs qui m’attacheront à
elles par une création incessante de leur esprit et de leur conscience.
Leur gentillesse, leur grâce de délicates poupées vont ravir en moi
l’orgueil de la paternité et le souci de les voir grandir heureuses. Si
semblables, et si différentes, quelle place tinrent bientôt dans mon
existence ces créatures de ma chair! Quel intérêt portai-je bientôt à
leurs jeux, à leurs peines, à leur santé! De plus en plus ai-je compris,
intensément, ce qu’elles représentaient pour moi, à mesure que, leur
cœur et leur intelligence se formant, associées de plus en plus à mon
destin tourmenté, consolatrices de mes chagrins, raison d’être de mon
travail, mes «grandes» fussent devenues mes inséparables amies d’âme.

Quant au fils que j’ai tant souhaité, et attendu si longtemps en vain
d’une seconde union, l’ironie du sort ne l’accordera qu’à ma troisième
étape, vingt-six ans plus tard. J’aurai des cheveux gris quand compagne
printanière de mon automne, ma bien-aimée et courageuse Yvonne me
donnera, le 19 août 1913, notre petit, Yves-Paul. J’aurai des cheveux
blancs quand naîtra, le 6 mai 1916, notre petit Antoine dont le nom, à
travers son grand-père le général, rappelle son simple et probe bisaïeul
Antoine Margueritte, le soldat-laboureur, chef de notre lignée.




TROISIÈME PARTIE

MES MAÎTRES




I


Entré dans le monde des Lettres au hasard des rencontres, j’y trouve des
sympathies précieuses, entre autres celle d’Édouard Rod qui, par sa
compréhension, son talent sobre et sa loyauté, m’inspira par la suite
une amitié profonde.

Il dirige alors avec Adrien Remâcle la _Revue Contemporaine_ et me
publie une nouvelle, «L’Abdication», d’un romantisme déconcertant après
_Tous Quatre_ et d’un sadisme puéril auquel je ne puis penser sans rire.
Une femme belle et fatale, princesse ou duchesse, allume dans la rue les
suiveurs et, à l’instant décisif, les déçoit en se livrant à eux gainée,
sous sa robe, d’un hermétique maillot noir. Casanova raconte une
aventure analogue, mais avec plus de vraisemblance. Ce conte me valut
l’indignation vertueuse d’un rédacteur du _Figaro_ qui s’écria: «Ces
messieurs n’ont donc ni mère ni sœur, pour noter sur leur front le degré
d’infamie de ce qu’ils écrivent!»

Après tout, ce maillot noir était-il, malgré sa niaiserie, si
invraisemblable? Ne devançait-il pas de vingt-cinq ans la mode
anglo-américaine qui fit porter aux femmes élégantes, comme aux plus
correctes bourgeoises, culotte et maillot noir, crème ou rose?

J’eus, à la _Revue Contemporaine_, une inoubliable vision de Paul
Verlaine, avec son crâne bossué, sa face de satyre et ce regard où une
candeur d’enfant se mêlait à une trouble lueur animale. Trapu,
sourcilleux, drapé d’un mac-farlane usé, il tenait d’une main un large
feutre et de l’autre un gourdin, vraie arme de vagabond des routes.
Était-ce bien là le doux poète, l’angélique pêcheur, l’ex-ami de
Rimbaud, le paria, l’homme qui, après Baudelaire, avait trouvé les vers
les plus déchirants, les aveux d’âme les plus meurtris?

Moréas, aussi, m’apparut une seule fois, au cours d’un déjeuner au
Quartier latin, dans une taverne grecque où nous bûmes du raki et
dégustâmes des petits morceaux de mouton grillé en brochette. Moréas,
effilant d’un air supérieur ses longues moustaches, laissait tomber avec
autorité sur toutes choses des mots définitifs.

Si différente qu’elle semble de ma manière, cette médiocre nouvelle,
«L’Abdication», répond au goût d’aventure qui m’a fait écrire depuis, à
la surprise de quelques-uns, trois grands romans d’action, _la Princesse
Noire_, _Le Sceptre d’Or_, _La Cité des Fauves_. J’ai toujours pensé
qu’il serait tentant de relever de sa médiocrité le roman-feuilleton, en
lui insufflant plus de vérité, en le faisant servir à des idées utiles,
conformes à sa mission populaire. Mais il faudrait pour cela que
l’écrivain pût jouir d’une liberté que les goûts actuels de la masse lui
refusent. Ce genre de récits est plus méprisé que méprisable: Eugène
Sue, Féval, Dumas père, Hugo même n’y excellaient-ils pas? La variété
des péripéties, les rebondissements de l’intérêt élargissent ces
fictions jusqu’au drame multiforme, si bien qu’on a pu dire qu’un grand
romancier d’aventures est le Shakespeare des pauvres.

Je joignis à «L’Abdication» une autre nouvelle qui donna son titre au
volume: _La Confession posthume_. Un homme y raconte par quel
enchaînement d’impulsions il tue sa femme, surprise en flagrant délit.
Alphonse Daudet, plus tard, rappela que j’avais traité ce sujet avant
que parut en France l’étonnante _Sonate à Kreutzer_, de Tolstoï. Et je
n’en tire, certes, aucune vanité ridicule, les rencontres d’idées étant
aussi fortuites qu’inévitables. Je ne cite ce mot de Daudet que pour
rendre hommage au sentiment de justice et à la générosité qui
l’animaient, tel que je le connus, à la fin de sa vie, miné par une
maladie incurable et subissant des tortures sans nom avec un stoïcisme
digne de tous les respects.

Trois grands noms m’éblouissent à cette époque, se font chair et verbe
dans l’accueil de la poignée de main, la grâce du sourire et la bonté du
regard. Je suis reçu le dimanche au Grenier de Goncourt et j’y vois
Alphonse Daudet. Je vois aussi quotidiennement Léon Cladel; car notre
mère a loué une maison à Sèvres et nous y donne l’hospitalité. Les
jardins de nos deux maisons se touchent.

Originale demeure de Cladel! Le grand forgeron de Lettres avec sa
chevelure et sa barbe incultes, son nez d’aigle, ses perçants yeux
fauves, rustique comme Jean-Jacques, et accompagné de ses vieux chiens
Paf et Famine, avait une allure épique. Sous sa rudesse apparente,
c’était le maître le plus bienveillant. Que d’encouragements je lui ai
dus, témoin mon troisième roman, improvisation hâtive et écourtée,
_Maison ouverte_, qu’il me fait prendre à la _Justice_ de Clemenceau par
son beau-frère, le fin lettré Louis Mullem. Le caissier m’aligne chaque
semaine sur le comptoir vingt-cinq francs, comme à un bon ouvrier, en
pièces de cent sous.

Ai-je relu, depuis, ce livre? Je ne crois pas. Autant qu’il m’en
souvienne, c’est l’histoire de braves bourgeois enrichis et vaniteux,
qu’une bande de parasites éhontés grugent et ruinent.

La villa de ma mère était à flanc de coteau, plantée dans le haut en
verger, avec force prunes et abricots, et dans le bas en jardin: le tout
dévalait en pente raide jusqu’à une terrasse sur la route, après
laquelle venait une grande plaine, disparue aujourd’hui sous les
bâtisses, et où une voiture des Pompes funèbres, chargée de croque-morts
ivres, faillit écraser un jour ma fille Ève et sa nourrice.

Des fenêtres du premier étage, Paris au loin se dessinait sur la toile
d’horizon du ciel, entre les deux larges portants de ce majestueux
décor: à droite, le petit château de Brimborion; à gauche, le parc de
Saint-Cloud.

Plus d’une fois, Léon Cladel nous y emmena promener, mon frère et moi;
il ne dédaignait pas de s’arrêter devant les ébats des joueurs de
boules, discoboles modernes. Ses causeries étaient pleines de curieux
souvenirs: il évoquait Baudelaire, Banville, Barbey d’Aurevilly, parlait
de Rollinat, que j’eusse pu rencontrer chez lui, et de son étonnante
musique impressive; il sautait de là à sa propre enfance, ses années de
lutte, avec une verve ardente: il racontait son âpre labeur littéraire,
ce mal éloquent du style qui le torturait.

D’autres fois, il conversait chez lui, assis l’hiver au coin de sa
cheminée; l’été, sur la terrasse de son jardin. Des poules venaient
picorer entre ses jambes, une chèvre se haussait jusqu’aux branches
pendantes; et de gracieuses adolescentes et un fils robuste entouraient,
comme une nichée heureuse, le grand écrivain et sa noble compagne.

C’est chez eux que je vis pour la première fois Catulle Mendès. Il était
beau encore, d’un blond métallique; sa grâce séduisante de lettré
passionné, jointe à sa conversation vive, répondait bien à son œuvre
d’alors, d’un déluré de soubrette libertine.

Mon frère avait pour amis deux des fils de l’illustre Berthelot, qui
devinrent aussi les miens: Daniel et Philippe, le très grand savant et
le remarquable diplomate. L’intelligence qui rayonnait de leurs visages,
leur supériorité avaient quelque chose de particulièrement attachant.
Dans le jeune groupe que formaient ces deux frères, le mien, Camille de
Sainte-Croix, le poète Germain Nouveau, Louis le Cardonnel, quelques
autres, Philippe et Daniel Berthelot annonçaient déjà, dans toutes leurs
façons d’être, la belle destinée qu’ils devaient remplir, par droit de
naissance et de conquête.

La reprise d’_Henriette Maréchal_ à l’Odéon m’avait passionnément agité.
Ne savais-je pas par cœur cette pièce, célèbre autant par son audace que
par son tumultueux échec, sous l’Empire? A voir les noms de ces
Goncourt, dont j’avais lu et relu tous les livres, réunis pour une
gloire réparatrice, de quel cœur je me joignis aux bravos! J’avais trop
admiré les trois romans écrits, depuis, par Edmond de Goncourt seul: _La
fille Elisa_, _Les Frères Zemgano_, _La Faustin_, pour ne pas me réjouir
d’un succès qui les honorait ensemble.

La mort de Victor Hugo, par contre, m’atterra. Que le vieillard sublime,
que le «Père», que le Titan de l’Ile dût cesser d’être, ce sont choses
que la raison subit, mais contre lesquelles le sentiment se révolte.
Seule, la disparition de Flaubert, cinq ans auparavant, m’avait presque
autant bouleversé: il m’avait semblé alors que Madame Arnoux et Madame
Bovary mouraient définitivement, que la reine de Saba s’en retournait en
pleurant au désert, que Bouvard et Pécuchet prenaient une retraite sans
retour. Avec Hugo je sentais s’évanouir, malgré leur survie dans l’art
immortel, Hernani, Ruy Blas, Didier, Triboulet, toutes ces figures
d’opéra lyrique avec leur costume flamboyant. Un océan harmonieux et
véhément, traversé d’écumes blanches et d’ailes d’oiseaux fous, zébré
d’éclairs et de tonnerres, cesserait de faire entendre ses gémissements
ou ses plaintes. L’univers me semblait vide d’une voix infinie.
Volontiers eussé-je dit; «Le grand Pan n’est plus!»

Ce que Flaubert, en des romans précis comme la vie ou évocateurs comme
le songe, avait exprimé: la vérité des êtres et des choses, Hugo, lui,
l’avait traduit en poésie large et fluide, en symboles magnifiques, en
rythmes peints comme par Rembrandt et sculptés comme par Rodin.

L’admiration était et est restée chez moi très puissante: elle me
soutient quand je doute de moi, c’est-à-dire presque tous les jours. Que
de force j’ai empruntée aux maîtres de la pensée! Hugo tenait dans mon
culte une place à part: celle d’un Dieu! Et voilà qu’il mourait comme un
homme...

Pendant deux jours, je vécus dans l’idée fixe de cette fin, étonné que
la Nature ne prît pas le deuil, et de ne pas voir sur le visage de tous
les passants le reflet de ma tristesse. De mon humble amour, j’assistai
avec une dévotion affligée aux pompeuses obsèques que la France et Paris
faisaient au plus grand des poètes. J’assistai, dans les Champs-Élysées,
au défilé des innombrables corporations; je précédai le char funèbre au
coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel; une angoisse
exaltée m’envahit quand je le vis déboucher, dans sa lente majesté, au
milieu d’une escorte de cuirassiers. Je crus que mon cœur, à cette
minute, éclaterait.

L’inoubliable ruée du peuple! Une _aura_ mystique soufflait sur les
rangs houleux d’hommes et de femmes. On eût dit Paris submergé par une
invasion: toutes les castes se pressaient dans un même enthousiasme. Là
où je ne voulus voir que la piété française, tout se confondait: la joie
d’une journée de repos et d’amusement pour les yeux. Ce fut un autre 14
juillet: on y but, on y fit ripaille, et le soir, devait écrire Edmond
de Goncourt, «les prostituées des maisons closes, un crêpe noir au sexe,
se mêlèrent, sur les pelouses, à l’orgie nationale».

Qu’importe cette écume d’égout emportée dans un tel flux de vie
souveraine? On avait acclamé Victor Hugo; et que beaucoup l’ignorassent,
que pour ceux-ci il fût seulement l’ennemi de Napoléon III, pour ceux-là
l’auteur des _Misérables_, et pour d’autres le sublime porteur de lyre,
le dernier Orphée, l’essentiel était que cette foule immense eût
communié, du plus haut au plus bas, par la raison, par le sentiment, par
l’instinct même, dans cette gloire sans égale.

Il fallait, au paroxysme de mes regrets, un dérivatif. Le Grenier des
Goncourt me l’offrit. Le grand survivant l’avait ouvert en février 1885.
Les journaux avaient annoncé cet évènement littéraire, en publiant,
selon leur habitude d’inexactitude et de sans-gêne, les informations les
moins contrôlées.

Quand je lus, au lendemain de cette petite «première», l’article du
_Figaro_, j’éprouvai pour ce groupement d’intelligences et
d’illustrations dans les arts et les lettres une admiration crédule. Je
ne soupçonnais pas que l’article citait des noms au hasard, ayant été
fait de chic, et composé avant l’ouverture du Grenier, par un
journaliste qui était venu s’excuser, auprès d’Edmond de Goncourt, de
cette incorrection: il avait dû, expliqua-t-il, remettre son article
plus tôt, son chef de service dînant à la campagne.

Edmond de Goncourt avait bien voulu, à propos de _Tous Quatre_, m’écrire
une lettre bienveillante. J’avais lu et relu cent fois la fine écriture
comme burinée. Aller sonner à la porte du petit hôtel de l’avenue
Montmorency (je le connaissais bien, pour avoir rôdé dévotieusement
autour), quelle tentation! Mais une pudeur, la honte de mon insuffisance
me retenaient. Je dus au comte Primoli, rencontré chez Élémir Bourges,
la joie craintive de cette visite où il se fit mon introducteur. Je
devais par la suite lui savoir gré de deux autres présentations, aussi
intéressantes pour mes souvenirs de famille que pour ma curiosité de
romancier: l’une chez l’Impératrice Eugénie, au Cap Martin, l’autre rue
de Berri, chez la Princesse Mathilde.

Me voici donc dans le Grenier, myope, balbutiant, craignant de mal
entendre et de répliquer de travers. Edmond de Goncourt répondit, dès la
première minute, à ce que j’imaginais de lui. Il avait la haute mine
d’un Maréchal des Lettres (et je crois bien avoir été le premier à le
qualifier ainsi), avec sa chevelure blanche ondée, sa moustache et sa
mouche blanches, son beau nez droit, sa figure large et pâle, ses
splendides yeux noirs à pupille dilatée.

Ni le portrait de Nittis, ni même le si beau tableau de Carrière ne m’en
ont donné depuis l’idée absolument exacte: c’est à l’eau-forte de
Braquemont que mon souvenir se réfère le plus volontiers, et aussi à une
photographie de Paul Nadar, où le Goncourt des derniers mois, assis,
vous regarde, de quel intense regard!

Sa haute grâce un peu distante me le fit aimer du premier contact.
Qu’ils l’ont mal connu, ceux qui l’ont dit dédaigneux et acerbe! Qu’ils
ont peu compris sa sensibilité souffrante et son légitime orgueil
d’isolé, de méconnu, d’écrivain journellement attaqué et calomnié!

Y avait-il d’autres visiteurs que le comte Primoli et moi? Je ne sais
pas! Était-ce même un dimanche, jour de Grenier? Je ne sais pas. Je
n’aurais pu voir personne d’autre qu’Edmond de Goncourt. «Enfin, me
disais-je, en voici «_UN_». Un des grands, un de ceux que j’admirais
dans l’ombre, un de ceux qui avaient enchanté ma jeunesse en m’enfonçant
leurs visions dans l’âme comme des flèches de lumière. N’avoir pu
approcher d’Hugo, avoir ignoré ce tumultueux et gigantesque Balzac,
n’avoir pu contempler Gautier, ni entendre la voix retentissante, le
«gueuloir» de ce Flaubert que j’aimais d’une tendresse passionnée parce
qu’il avait créé _Frédéric_ et _Mme Arnoux_... Au moins, à défaut de ces
ombres glorieuses, leur pair, leur successeur ou leur émule se dressait
là devant moi, en pied, dans son altière vieillesse.

«Oui, me répétais-je, en voici Un!»

Cette nuit-là, j’eus la fièvre: constamment devant, moi surgissait ce
visage attentif aux yeux scrutateurs; j’entendais les paroles de
bienvenue, l’invite à revenir. Avec la foi, le respect, la dulie que
l’on portait autrefois aux maîtres des Lettres, que nos anciens se
témoignèrent entre eux, je me disais, en proie au sourd bonheur du
néophyte qui se consacre: «J’ai un Maître!»

Ainsi encouragé, j’osai revenir; cette fois je crois bien avec Élémir
Bourges et Robert de Bonnières qui l’accompagnait. Encore me fallut-il
du courage: j’avais peur de déplaire, et de ma timidité ombrageuse; elle
me causait en présence de ceux que j’admirais, la plus cuisante
contrainte. Il me semblait tomber dans des gouffres de silence et de
solitude. Je m’imaginais que je n’oserais jamais me lever, prendre congé
et gagner la porte. Cependant la discrétion m’engageait à ne pas
m’imposer trop longtemps. Et cela me rendait très heureux et très
malheureux à la fois.

Qu’était-ce quand Alphonse Daudet arrivait de son pas vacillant, appuyé
sur sa canne à bout de caoutchouc, vêtu à l’artiste--ainsi m’en
faisais-je l’idée--dans un veston velours taupe, cravaté à la
Lavallière! Penchant, aussitôt affalé sur le divan près de la cheminée,
sa délicate tête de Christ grisonnant et émacié, il avait toujours un
instant de lassitude accablée. Cher visage douloureux: la souffrance y
passait en plis frémissants, une infinie tristesse montait dans ses yeux
d’encre, si noire! Mais cet affaissement durait peu; une flamme
l’animait bientôt, et vive, agile, sa pensée bruissait comme une
abeille.

Plus que Goncourt, malgré l’intérêt qu’il voulut bien me témoigner, il
m’inquiéta, m’effraya même. Les railleurs m’ont toujours mis mal à
l’aise. Et n’avait-il pas une réputation de malice terrible? Quand il
ajustait son monocle, ce regard sous la vitre semblait vous percer à
fond. Je répondais avec une froideur maladroite, dont je me faisais
reproche à moi-même et grief à nous deux. Il me fallut du temps pour
briser cet influx nerveux. Daudet détestait les silencieux, et je
sentais que mon silence devait me nuire dans son esprit.

Mais par la suite!... Je n’oublierai jamais cette pénétration, cette
indulgence affectueuse; sinon rassuré, en tout cas moins sur le
qui-vive, je pus aimer sans réserves cet esprit si riche de vie,
d’images, d’idées et d’observation. Entendre parler Daudet était un
délice. Inimitable conteur, il faisait vivre, comme un magicien de sa
baguette, tout ce qu’il touchait. L’expérience des hommes qui aurait pu
l’écœurer, la féroce douleur physique qui aurait pu l’aigrir, avaient au
contraire développé en lui la bonté, la bonté qui s’allie à la
clairvoyance et qui sourit de tout; cette bonté qui faisait de lui le
donateur discret de plus d’un ingrat, et laissait approcher de son
fauteuil de misère tous les quémandeurs. Car Daudet savait dire ce qui
console, et ce n’est pas en vain qu’il se plaisait à répéter: «J’aurais
pu me faire marchand de bonheur.» Que vendait-il donc? Les illusions,
l’espoir, tout ce qui n’a pas de prix, et qu’il répandait en paroles
d’or.

Comprenant que mes goûts, ma sensibilité, ne me donnaient, pour sortir
de l’ornière, d’autre chance de salut que l’art du romancier--car,
poète, je n’avais écrit que de mauvais vers, et le théâtre que je
préférais, outre la difficulté d’y parvenir, ne répondait pas à ma forme
d’esprit--je me mis courageusement au travail et composai _Jours
d’Épreuve_.

Nous passions alors les vacances à Chartrettes, en Seine-et-Marne.
Poupart-Dawyl, l’auteur de _La Maîtresse Légitime_ et de _13, rue
Magloire_, qui habitait Bois-le-Roi au bord de la Seine, nous avait
indiqué sur le coteau cette maisonnette vieillotte, à l’odeur de pomme
sure, et entourée d’un jardin de curé. La campagne m’a toujours été
bienfaisante. C’est une amie au silence enveloppant, au grave sourire.
Elle ordonnait ma pensée et soutenait mon courage.

Après _Tous Quatre_, _Jours d’Épreuve_ annonçait un changement complet
de manière, l’abandon des procédés naturalistes; c’était une œuvre
d’intimité, avec des dessous, des essais de psychologie; le tout en
grisaille, mais, je crois, pénétrant comme certaines petites pluies
tenaces irisées çà et là de soleil et baignant des paysages intenses
dans leur recueillement.

_Tous Quatre_ avait été, pour la facture, un roman d’école empreint
d’influences disparates, où Zola dominait. _La Confession posthume_ et
_Maison ouverte_ marquaient le flottement. _Jours d’Épreuve_, œuvre de
transition, me portait vers l’analyse intime, l’étude des situations
moyennes, des milieux bourgeois et de la vie courante. Ce livre
reflétait, avec la déformation inséparable de toute création littéraire,
des circonstances qui tenaient de bien près aux déboires et aux
difficultés de mon apprentissage de la vie.

C’est l’histoire d’un jeune ménage qui souffre des divergences de
caractères, des privations de la médiocrité, du heurt des évènements, et
qui, les enfants venus, un peu de bien-être entré dans l’humble foyer,
arrive, non sans reculs, reprises et tâtonnements, à se comprendre, tout
au moins à s’accepter, pour fonder l’unité de la famille, consentir aux
devoirs étroits de la vie. Œuvre à tendances morales, livre de bonne
foi, malgré sa conclusion trop optimiste, cet optimisme que la vie
dément presque toujours et qui subsiste, au-dessus des ruines, comme
l’affirmation d’un idéal trahi, d’un grand effort impuissant.




II


Quand je repense à mon existence d’alors, elle se déroule bien terne et
désenchantée. Ainsi, c’était à ce vague et morne au jour le jour
qu’aboutissaient les rêves exaltés de mon enfance et les immenses désirs
de mon adolescence? Les triomphantes amours, les conquêtes de la fortune
et de l’ambition, c’était cela? Rien que cela!

Et cependant, quelle résignation à la Loi de servitude qui régit tous
les êtres! Ces déceptions mêmes, je les acceptais avec patience; encore
y eût-il fallu pour éclaircie un peu de bonheur, si peu que ce fût. Je
me trouvais si seul avec moi-même, devant mes enfants si petits dont la
fraîcheur douce et l’ingénue tendresse étaient ma seule consolation...
Et j’avais toute une carrière à remplir, et le succès douteux au bout:
car que de vaincus et de blessés restent au revers du chemin!

Pour arriver au but, il me faudrait endurer une interminable succession
de jours larvaires au bureau, d’heures difficiles au logis, toute la
misère plate et aride des êtres et des choses!

Combien pesaient alors sur moi les soucis de la pauvreté, la charge
d’une famille, l’inquiétude du lendemain qu’allégeait autant qu’elle le
pouvait la sollicitude de ma mère! Si encore j’avais su me créer, à
côté, une carrière d’avenir; mais laquelle, puisque je n’étais bon à
rien qu’à mettre du noir sur du blanc! Dans mon ignorance de la réalité,
les professions ne me représentaient que leurs difficultés, et aucune ne
m’eût séduit. Ce pis-aller, la copie machinale du bureau, était encore
ce qui me convenait le mieux.

Et c’est là qu’Edmond de Goncourt me donna une grande preuve d’amitié.
Il me questionna sur mon existence et quand il en sut les conditions
précaires, il déclara à Alphonse Daudet qu’il fallait «faire quelque
chose» pour moi. Cela se traduisit par l’assurance donnée par Daudet à
l’éditeur Georges Decaux que j’aurais un jour du talent.

Georges Decaux était un novateur, un des esprits les plus actifs de la
Librairie.

Il allait lancer _La Lecture_, le premier de ces magazines à grand
tirage et à bon marché, qui depuis inondèrent les étalages. Il me
demanda un roman, un autre que _Jours d’Épreuve_, plus mouvementé, plus
romanesque surtout: ce devait être _Pascal Géfosse_ qu’il me paiera cinq
cents francs dans _La Lecture_, tandis que trois mille exemplaires en
librairie m’en rapporteront quinze cents autres. Ces prix, joints à une
réédition de _Mon Père_, me semblèrent une fortune.

En ce temps-là, en dehors des gros tirages de Zola et de Daudet, la
littérature ne rapportait que faiblement. Edmond de Goncourt et Alphonse
Daudet en me procurant, par le bon vouloir de Georges Decaux, la
possibilité de travailler sans trop de tourment, me gratifièrent d’un
bienfait dont je leur resterai toujours reconnaissant.

Je n’avais pas seulement à lutter pour la vie, mais à défendre ma santé
atteinte, depuis quelques années, par la névrose cruelle de l’asthme,
l’asthme aux accès imprévus, sous l’empire du froid, du chaud, de la
fatigue ou d’une secousse morale; l’asthme étrangleur, dont l’invisible
étreinte vous fait râler, comme sous une meule.

Mes seuls plaisirs étaient mes visites du dimanche au Grenier
d’Auteuil--encore les espaçais-je par timidité et discrétion--ou de loin
en loin une invitation chez Daudet. Je ne puis me rappeler tous ceux que
je rencontrai alors chez Edmond de Goncourt: ceux que je revois le mieux
sont Octave Mirbeau, Léon Hennique, Paul Hervieu, Gustave Geffroy,
Lucien Descaves, J.-H. Rosny aîné, J.-H. Rosny jeune. Ces derniers
tenaient dans le cercle d’intimité du Maître une place à part. Puissants
remueurs d’idées et grands lanceurs d’images, romanciers insignes, ils
étaient particulièrement doués pour la dialectique, riches
d’observations et d’expérience; tout ce qu’ils disaient avait une saveur
robuste comme leur personne.

Je revois aussi le fin visage d’Abel Hermant, le sourire ironique
d’Huysmans, le masque élégant de Rodenbach, la pâleur de Paul Bonnetain,
et Jean Ajalbert, Léon Daudet, Frantz Jourdain, Gustave Toudouze, Jules
Vidal, Jules Case, le peintre Raffaelli, le docteur Maurice de Fleury,
Jean Lorrain, d’autres encore.

Je n’y rencontrai Zola qu’une fois; préoccupé et contraint, il
tracassait, d’un tic familier, les tirants de ses bottines en racontant
une histoire de scatologie rurale. Cette impression un peu déplaisante
contribua à me rendre très injuste à son égard, à un moment où, m’étant
repris de son influence, les crudités de ses romans m’offusquaient.

Madame Alphonse Daudet venait reprendre son mari à la fin de
l’après-midi. Si souffrant qu’il fût en arrivant, sa verve incisive, ses
évocations magiques avaient bien vite donné à ces réunions une
atmosphère de vie intense, qui, en son absence ou celle des Rosny,
manquait un peu parfois.

En dehors du Grenier, je m’étais, par Élémir Bourges, lié avec deux de
ses amis, lettrés exquis: Amédée Pigeon, l’auteur de _Deux Amours_ et
d’_Une femme jalouse_, et Henri Signoret, dont le petit théâtre de
marionnettes, plus tard, donna des pièces de Maurice Bouchor et fit
revivre les chefs-d’œuvre de Cervantès, d’Aristophane et de Shakespeare.
J’appréciai beaucoup aussi Léon Doucet, le peintre, dont le vigoureux
talent se prêtait aux portraits mondains; et le délicieux Paul Guigou,
poète de race, alors précepteur des enfants de Gyp; un mal inexorable
devait le faucher quelques années après. J’eus d’autres amis, qui
crurent devoir m’abandonner un jour. L’idée très haute que je me faisais
de l’amitié et de ses devoirs m’a infligé là une souffrance que j’estime
imméritée. Je ne nommerai pas ces survivants; c’est assez de les avoir
regrettés. Un livre de souvenirs, s’il tire son mérite d’une absolue
sincérité, est tenu à certaines réserves. Il y aura, dans ce que
j’écris, des silences et des ombres, la pudeur des plaies trop intimes.

Ai-je dit que ma mère ne conservait plus que deux ou trois amitiés du
passé? Un bon hasard nous fit retrouver M. D..., ancien secrétaire de
mon père, en Algérie, lorsqu’il y était jeune sous-officier, et qui
occupait à présent une place importante dans l’Administration
parlementaire. La fidélité du souvenir qu’il gardait à notre père, son
accueil et celui de sa famille nous touchèrent beaucoup.

Il me présenta à Anatole France. Celui-ci, alors bibliothécaire au Sénat
et critique littéraire au _Temps_, me vanta l’utilité des travaux de
librairie et besognes diverses qui exercent l’esprit en assouplissant le
style. Je me suis rappelé ses paroles plus tard quand, par la chronique
et le conte, je fus conduit à faire bref, en cherchant toujours la
vision directe et l’expression précise.

Je contai à Edmond de Goncourt, qui le répéta dans son _Journal_, le mot
de France:

«--Oui, oui, Flaubert est parfait, et je n’ai pas manqué de le
proclamer... mais au fond, sachez-le bien, il lui a manqué de faire des
articles sur commande. Ça lui aurait donné une souplesse qui lui
manque.»

Goncourt et Daudet, devant moi, donnèrent raison à Anatole France.

Avais-je renoncé à la pantomime? Non, bien au contraire, car je voyais
ce genre, dont j’avais été l’annonciateur, soudain sortir de sa
léthargie. Mon idée, jadis prématurée, prenait corps et d’autres
l’utilisaient. Arlequin, Colombine, Pierrot, Polichinelle allaient
triompher dans les salons, les ateliers et au théâtre.

Jusqu’à présent, le soutien de la musique avait manqué à _Pierrot
assassin de sa femme_. La musique est indispensable à la pantomime:
outre qu’elle s’y marie excellemment, elle en nuance les émotions, elle
en souligne l’expression, elle lui crée une atmosphère mystérieuse et
plastique. D’une note, d’une phrase, elle sculpte, elle dessine: la
musique est à la pantomime un vêtement collant et fluide, qui se reflète
même sur le décor et atteint, par des prolongements invisibles, les plus
ténus états d’âme du spectateur-auditeur.

J’eus la rare bonne fortune de trouver dans le compositeur Paul Vidal le
plus compréhensif des collaborateurs, en même temps qu’un musicien du
plus grand talent. La partition qu’il écrivit pour _Pierrot assassin de
sa femme_ est un bijou de précision rythmique et de sensitivité
nerveuse: tout y est, le rêve, le bouffon, le saccadé, le tragique, le
funèbre. Je revois nos répétitions, dans son cinquième de la rue des
Martyrs. Il fallait secouer sa paresse ensommeillée, car il se couchait
tard, et le faire lever. Enfin habillé, geste à geste et note à note, au
piano, il cherchait, je mimais; nous tâtonnions jusqu’à ce que la phrase
musicale collât à la peau du rôle.

Le salon d’Alphonse Daudet eut la primeur de _Pierrot assassin de sa
femme_ sous cette forme définitive; le peintre Montégut avait peint un
décor. Cette soirée, en février 1887, eut un succès qu’Edmond de
Goncourt, assistant à une répétition, prévit dans son _Journal_:
«Vraiment curieuse, la mobilité du masque de l’acteur, et la succession
des figures d’expressions douloureuses, qu’il fait passer sur sa
pétrissable chair, et les admirables et pantelants dessins qu’il donne
d’une bouche terrorisée. Et sur cette _pierrotade_ macabre, le jeune
musicien Vidal a fait une musiquette tout à fait appropriée au
nervosisme de la chose.»

De chez Daudet, notre petit drame se promène chez le peintre Garnier,
chez Paul Eudel, chez Roger Ballu. Une page de l’_Illustration_ a fixé
ces visages successifs du Pierrot narquois, fourbe, cruel, ivrogne et
meurtrier que j’incarnais avec une joie d’art intense et obsédée, si
convaincu que, pour agrandir mon front sous le serre-tête, je me faisais
échancrer au rasoir les cheveux sur le front et les tempes; ce qui
rendait fort laide la repousse et intriguait à bon droit ceux qui ne
savaient pas la cause de cette défiguration.

Un voyage en Algérie interrompit ces exploits. Mon frère s’était engagé
aux Spahis, ma mère et moi allions le revoir dans le pays où le nom de
notre père vivait encore, ce pays où tenait toute mon enfance et dont le
mirage me poursuivait d’un regret depuis que, en 1871, je l’avais quitté
pour la geôle du Prytanée de La Flèche.

Après la statue de Fresnes-en-Woëvre, élevée au Meusien, une statue à
Kouba, où notre père avait vécu enfant et étudié à l’École, allait
commémorer l’Africain colonisateur, le soldat du désert.

Les mêmes artistes coopérèrent à cette statue: MM. Albert Lefeuvre et
Lucien Leblanc. Elle était plus simple, mais aussi expressive: notre
père s’y dressait seul sur le socle. La chute du voile fut émouvante, je
vis des officiers pleurer. Des chasseurs d’Afrique, du 1er régiment,
celui que notre père avait commandé comme colonel, formaient un des
côtés du carré sur leurs petits chevaux blancs et gris. J’entends le
«Garde à vous» trompetté dans l’air clair, avant les discours de notre
parent et ami, M. Tirman, Gouverneur de l’Algérie. Je ressens, immobile
derrière notre mère, un étouffement dans la nombreuse assistance
d’honneur tassée sur ce petit espace, et l’appui que m’offraient, contre
la poussée, les robustes épaules de ces vieux amis du passé, dans leurs
nobles vêtements arabes, parfumés d’ambre et de tabac blond, Si Slimen
ben Siam et son beau-fils Mohammed ben Siam. Au banquet qui suivit, Jean
Aicard récita des vers.

Il me sembla que, malgré cet incurable sentiment de timidité et de
gaucherie qui me dépaysait, aussitôt sorti de ma vie intérieure, je
participai mieux à cette cérémonie qu’à celle de Fresnes. En effet, ce
pays, où mon Père avait laissé un nom légendaire, était celui de mon
enfance; les visages, les arbres et jusqu’à la couleur de la mer et du
ciel, tout m’y était familier.

Ne retrouvions-nous pas aussi, du côté de mon père, des cousins dévoués
à son souvenir, les Bratschi, du côté de ma mère, Victor Mallarmé et sa
famille? Il était un des premiers avocats d’Alger, et un lettré des plus
fins. Que de souvenirs ressuscités pour moi, dans ce décor merveilleux!
Je ne pus revoir sans émotion le champ de manœuvres et sa terre rouge,
la plage de Mustapha, la Pointe-Pescade où le flot bat les roches
semblables à d’énormes éponges pétrifiées, le jardin d’Essai avec ses
allées de bambous et de dattiers enlacés de roses, avec le cri aigre des
paons, et le petit café maure toujours somnolent sous un vieil arbre. Je
retrouvais à la poussière le même goût d’épices et d’aromates;
aujourd’hui comme alors, on voyait aux portes d’Alger des arabes
accroupis devant des petits tas d’oranges et, dans les rues marchandes,
l’odeur de l’absinthe se mêlait à celle des cuirs et des tapis.

Je visitai la Kasbah, ses ruelles à moucharabiés, ses culs-de-sac, ses
recoins voûtés, ses escaliers en dédale, pour un article destiné au
_Supplément littéraire_ du _Figaro_.

Chose singulière, je ne pouvais dire, de cette Algérie tant aimée, comme
le Perdican de Musset: «J’avais laissé ici des océans et des forêts, je
retrouve un brin d’herbe et une goutte d’eau.» Rien n’avait changé de ma
vision d’enfant: elle demeurait adéquate au réel.

Littérairement, cet admirable pays me fut une révélation; deux de mes
romans allaient y emprunter leur cadre: _Pascal Géfosse_ auquel je
pensais déjà; ensuite _Amants_; et encore un livre descriptif écrit plus
tard: _Alger l’hiver_, qu’édita avec de curieuses photographies Gervais
Courtellemont.

Rentrer en France, dans ma morne existence, après ce flamboiement de
lumière, me déchira. Nul paradis n’était plus selon mon cœur que ce sol
aphrodisiaque où l’âme et les sens s’exaltent à la splendeur de vivre
dans un perpétuel printemps ou un torride été.

Mais le joug que je m’étais imposé me tirait, par-delà la mer, vers ma
geôle. Il fallut quitter le royaume d’Éden et retourner à mon double
labeur de scribe et d’écrivain.




III


A cette époque remonte mon entrée à la _Revue des Deux-Mondes_, sous les
auspices du général de Galliffet, avec qui nous étions restés en
relations espacées. Encore dans sa verdeur d’héroïque cavalier, Parisien
très répandu, il me témoigna de l’intérêt:

«Je ne puis, déclara-t-il, vous présenter chez M. et Mme Buloz comme
littérateur; vous n’êtes pas encore assez connu. Mais les valseurs
manquent cet hiver dans leur salon, je vous amènerai comme valseur!»

J’eus beau objecter que je ne dansais pas, que j’avais ce sport en
horreur, qu’il valait mieux attendre que j’eusse acquis un peu plus de
notoriété, Galliffet n’en voulut pas démordre. «Le tout, affirma-t-il,
était d’entrer dans la place; une fois là, je me débrouillerais!» Et le
lendemain, il vint me prendre, carillonna à toutes les portes sans que
je l’entendisse, cassa des sonnettes, fit un vacarme de tous les diables
et repartit en coup de vent. Quand, informé par le concierge, je me
précipitai, morfondu et désolé, rue de l’Université, le général, sans
même entendre d’explications, me poussa dans le salon au feu des
lustres, comme un conscrit, et me désignant à la maîtresse de maison, de
sa plus belle voix de commandement:

«Madame, je vous présente Monsieur Paul Margueritte, un danseur!»

Je m’anéantis dans un plongeon de confusion, confusion qui s’accrut
quand Galliffet, quelques minutes après, me colloqua à Albert Delpit:

«Ce garçon-là veut faire de la littérature; Delpit, donnez-lui des
conseils!»

Mon visage trahit-il un involontaire désarroi? Delpit s’écria, plaintif:

«Oh! non! non! je vois bien qu’il n’a pas confiance en moi!»

Il eut pourtant la galanterie de m’inviter une fois ou deux à déjeuner;
j’eus le plaisir d’y connaître Marcel Prévost, déjà remarqué pour son
roman _Le Scorpion_, et j’entendis avec admiration Hérédia réciter les
sonnets d’Antoine et de Cléopâtre. Delpit, à la fin, sauta au cou du
poète et, les larmes aux yeux, s’écria:

«Nom de Dieu, que c’est beau, les beaux vers!»

Je compris ce jour-là qu’il n’y avait pas de frontières littéraires et
ne souhaitai plus qu’Albert Delpit, s’il se rebattait en duel, fût
embroché.

Quant à la _Revue des Deux-Mondes_, qui devait me faire l’honneur d’une
longue hospitalité, je n’y entrai que sensiblement plus tard, comme
romancier cette fois; et Mme Buloz voulut bien ne pas me tenir rigueur
d’avoir, sous la contrainte du général de Galliffet, surpris sa
religion. Danseur, plût à Dieu! Que de places brillantes eussé-je
obtenues, si Beaumarchais a dit vrai! Danseur!... Je me suis souvent
répété ce mot avec une plaisante amertume: mais quoi! l’intention de
Galliffet avait été excellente, et sa protection chevaleresque devait,
en d’autres occasions, se montrer plus appropriée et plus efficace.

En août 1887, j’avais porté à Edmond de Goncourt le début de _Pascal
Géfosse_ que publiait _La Lecture_. Le roman marquait chez moi l’essai
d’une troisième manière: après le réalisme de _Tous Quatre_, l’intimisme
à la Georges Elliott de _Jours d’Épreuve_, _Pascal Géfosse_ aspirait,
sous l’influence certaine de Stendhal et aussi de Paul Bourget, à la
psychologie.

Je m’y efforçais d’analyser le cœur et le cerveau d’un écrivain célèbre
jeté dans une aventure sentimentale, qui se déroulait à travers l’Alger
mauresque et les jardins enchantés de Mustapha-Supérieur. Pascal Géfosse
laissait voir, avec le désenchantement d’un esprit blasé sur le succès,
l’aridité donjuanesque d’un cœur desséché par l’égoïsme et l’examen
minutieux de tous les mobiles humains qui nous poussent à agir.

Ce roman répondait aussi à un procédé de travail nouveau. _Tous Quatre_
et _Jours d’Épreuve_ avaient été écrits de jet, sans composition
apparente et avec peu de ratures; j’écrivis au contraire _Pascal
Géfosse_ ligne à ligne, influencé par les scrupules de Flaubert et de
Léon Cladel, ces grands martyrs du style.

Daudet fit au sujet de ce roman des remarques justes que Goncourt nota:
spécialement sur l’erreur des psychologues voulant décrire «non ce que
faisaient les héros des romans, mais ce qu’ils pensaient», car «la
pensée, quand elle n’est pas supérieure ou très originale, c’est
embêtant, tandis qu’une action même médiocre se fait accepter et amuse
par son mouvement».

Il ajoutait avec finesse «que ces psychologues, bon gré mal gré, étaient
plus faits pour les descriptions de l’existence que pour des phénomènes
intérieurs; que par leur éducation de l’heure présente, ils étaient
capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de
l’âme».

La meilleure critique d’Alphonse Daudet, sur mon livre, fut de constater
que mon Pascal Géfosse, avec ses cheveux gris et sa prétendue
expérience, avait un cœur trop jeune, un cœur d’homme de vingt-sept ans,
comme moi; aussi m’aborda-t-il le jour de l’apparition en me lançant
dans une poignée de main: «Bonjour, Géfosse!»

J’étais, avec ce livre, bien loin d’Émile Zola et de cet admirable
_Assommoir_ qui m’avait au premier jour soûlé comme un gros vin, mais
soûlé à voir tourner le soleil et à tomber étourdi d’une ivresse que je
cuverai pendant des années.

J’allais m’éloigner encore du chef du naturalisme, chef sans élèves, car
Maupassant, Léon Hennique, Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, attestaient
des talents trop différents pour être considérés autrement que comme des
disciples d’affection et non d’école. Émile Zola publiait alors _La
Terre_, roman épique, d’une crudité flamande, où les incongruités
sonores du paysan Jésus-Christ faisaient scandale. Sans avoir, comme on
devait me le faire judicieusement remarquer, le droit d’être prude après
mon livre du début, je ressentais un sincère éloignement pour cet art;
et c’est pourquoi je pris part au manifeste des _Cinq_ que publia le
_Figaro_ et que signèrent Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves,
Gustave Guiches et moi.

J’en avais eu, ouï lecture, une impression hâtive; plus réfléchi,
peut-être eussé-je demandé à ce qu’on discutât certains termes de
l’article, trop direct, trop violent, pas assez respectueux de l’immense
effort d’un homme qui remplissait alors le monde de son nom et de ses
livres, dont chacun était une bataille d’idées, et joignait au succès
d’argent une victoire littéraire. Pressé par les circonstances,
j’adhérai sans calculer la portée de mon acte. J’en eus conscience le
lendemain, en lisant l’article--car ce qui est écrit a un autre
caractère que ce qu’on entend--et en jugeant de l’effet produit. Il fut
comparable à l’explosion d’une poudrière. Tous les journaux, et de tous
les partis, tombèrent sur nous avec raison, nous reprochant une
défection blâmable si nous étions les élèves de Zola, ridicule si, comme
il l’affirma dans sa réponse, il nous ignorait. Chacun de nous se vit
rappeler ses méfaits, Bonnetain _Chariot s’amuse_, Lucien Descaves son
réalisme, moi le saphisme et les images à la Pétrone de _Tous Quatre_.
D’autre part on se réjouissait de ce «lâchage» du naturalisme comme d’un
signe de réaction propice et de dégoût tardif, mais justifié. «Quand le
bateau sombre, écrivit avec une méchanceté drôle un journaliste, les
rats déménagent!»

Léon Cladel ne me cacha pas qu’il désapprouvait les allusions blessantes
et le ton général du manifeste; Daudet et Goncourt, qu’on suspectait à
tort de complicité, et qui n’avaient rien su d’un secret bien gardé,
jugèrent, le _Journal_ de Goncourt en fait foi, notre article «mal fait,
et s’attaquant trop outrageusement à la personne physique de l’auteur».

Si, dans l’ardeur de ma foi littéraire et l’enivrement d’une lutte où
nous étions justement éreintés, je ne perçus pas d’abord combien s’était
engagée imprudemment ma responsabilité morale d’écrivain, je dois dire
que j’ai, chaque jour davantage--car je ne parle ici que pour
moi--regretté profondément une attaque qu’aujourd’hui je déclare à
nouveau coupable et fâcheuse. Ma conscience en a porté longtemps le
remords, je n’ai pu m’en décharger auprès d’Émile Zola que des années
plus tard, lorsque, dans son beau livre _La Débâcle_, il dépeignit les
charges héroïques de notre père. Je lui écrivis alors, avec mes
remerciements, des excuses auxquelles il répondit avec une mâle
simplicité qui l’honore grandement.

Au lendemain du manifeste des _Cinq_, je dînais chez Paul Bonnetain, que
j’avais rencontré déjà, mais à qui je n’avais, je crois, jamais parlé.
Et comme tout s’oublie, il ne fut bientôt plus question de notre méfait,
quand les journaux de province, puis ceux de l’étranger eurent apporté
les derniers échos de ce grand tapage. Émile Zola ne s’en porta pas plus
mal, et l’eau coula sous les ponts.

Je n’avais pu, si cantonné que je fusse dans ma vie littéraire, ignorer
les grands évènements de cette année: l’importance prise par le général
Boulanger et la démission de Jules Grévy ainsi que l’affreux incendie de
l’Opéra-Comique. Le _Théâtre Libre_ d’Antoine, au début de sa
triomphante carrière, avait donné, au Passage de l’Élysée des
Beaux-Arts, _Jacques Damour_ d’Hennique, _Sœur Philomène_, adaptée par
A. Byl et J. Vidal, _l’Évasion_, de Villiers de l’Isle-Adam. Maupassant,
dont le robuste talent, affirmé dans la «Boule de Suif» des _Soirées de
Médan_, s’élargissait de plus en plus, publiait _Mont-Oriol_; et les
lettrés admirèrent, après _Nell Horn_, _Le Bilatéral_ de J.-H. Rosny.
L’année suivante vit s’amplifier la crise du Boulangisme, le duel
Boulanger-Floquet, et les travaux de l’Exposition de 1889 traversés de
grèves. Le _Journal des Goncourt_ et l’_Immortel_ de Daudet créaient des
discussions passionnées. Je revois au Théâtre Libre, installé alors
Boulevard Montparnasse, _La Puissance des Ténèbres_, le tragique de
Mévisto, l’impressionnante silhouette d’Antoine dans le vieil Akim,
vidangeur philosophe: «Ce Tolstoï, disait Daudet, est étonnant: il a mis
le bon Dieu dans la m...!»

Mon goût passionné pour la pantomime m’inspirait un nouveau scénario: ce
fut, en collaboration avec Fernand Beissier, _Colombine pardonnée_, que
Paul Vidal enveloppa d’une musique délicieuse. Pierrot cocu et
abandonné, le retour de l’infidèle, une scène de reproche, puis de
séduction, un pardon arraché à la faiblesse des sens, enfin un sursaut
de fureur jalouse ruant Pierrot sur un couteau fascinateur avec lequel
il frappe Colombine, tel était le thème.

Où trouver une Colombine? Vidal s’adressait à Peppa Invernizzi, danseuse
à l’Opéra, dont le jeu impeccable fut plus décent que je n’aurais
souhaité pour le rôle. Elle repoussa l’idée du tutu et de la jupe de
gaze qui eussent fait de Colombine une légère libellule, et préféra se
déguiser en soubrette de la comédie italienne. Nous répétions dans le
petit hôtel qu’elle habitait; une pomme de terre figurait le pain où est
fiché le couteau. Dans la scène d’amour, Peppa Invernizzi avait
découvert cet effet de laisser crouler ses cheveux qui étaient fort
longs et ondés.

Nous donnâmes _Colombine pardonnée_ chez Daudet. Edmond de Goncourt en
commente ainsi la répétition dans son _Journal_:

«... Invernizzi fait la Colombine rose, montée sur de hautes bottines
noires. Dans son jeu mêlé de danse, une valse a l’effet de triompher de
la résistance de Pierrot, une valse les bras derrière le dos, d’une
volupté charmante.

«La répétition finie, on cause pantomime, et je conseille à Margueritte
de jouer sans blanc, le plâtrage tuant, sous sa couverte, tous les jeux
délicats et subtils d’une physionomie. Et avec Daudet, nous disons qu’il
faudrait renouveler la pantomime, jeter à bas tous les gestes
rondouillards, tous les gestes qui racontent, et ne garder que les
gestes de sentiment, les gestes de passion, auxquels Margueritte
mettrait les grandes lignes de sa pantomime, et nous parlions d’une
pantomime sur la peur, dont ses traits savent si éloquemment rendre
l’impression.»

Quelques jours auparavant, j’avais joué _Pierrot assassin de sa femme_
chez Antoine, au Théâtre Montparnasse. Le spectacle comportait une pièce
fort noire de Descaves et Bonnetain, et deux tableaux non moins lugubres
de Guiches et Lavedan.

Antoine faisait dans ma pantomime le rôle épisodique du croque-mort:

«A dater de cette représentation, m’avait-il affirmé, votre destin va
changer du tout au tout! Vous ne soupçonnez pas à quel point il va
changer!»

Je me rappelle le mouvement de la salle quand, tous deux titubant
d’ivresse et lui me soutenant, nous surgissions, la porte poussée d’un
coup de poing, sous un rayon de lune blafard. Paul Vidal, comme
d’habitude, accompagnait au piano. Antoine avait bien fait les choses:
le portrait de Colombine s’animait grâce à un éclairage au magnésium, et
l’incendie final jaillissait en longues flammes des portes et des
fenêtres.

Paul Bonnetain avait convié ses camarades, ses interprètes et quelques
artistes à souper, après la représentation, dans son atelier. Il y avait
là Jules Chéret, alors dans la célébrité de son lumineux talent, cet art
des affiches aguichantes et pétries d’un goût qui semblait un souvenir
de Watteau et de Fragonard. Il me conseilla de renoncer au costume de
neige et d’endosser l’habit noir à basques de clown anglais, comme
l’avaient fait les incomparables Hanlon-Lee; la pantomime y prendrait un
modernisme plus aigu. Mais les lignes déhanchées de la silhouette, le
brisement des attitudes qui en résultaient, ne cadraient pas avec ma
conception du Pierrot statue sous la draperie, du Pierrot aux poses
classiques qui, dans le flottement des plis, font survivre un peu de
l’harmonie grecque: ce que vit tout de suite Jules Lemaître, écrivant,
paradoxal, à propos de _Colombine pardonnée_, qu’il verrait fort bien
une Orestie mimée par des Pierrots tragiques à mon image.

La nuit s’écoula en causeries et en verres de punch, jusqu’à
l’apparition des journaux. Nous en fîmes tout haut la lecture et nos
visages pâlis par l’insomnie s’allongèrent. Je doute que jamais
représentation d’avant-garde au Théâtre Libre ait bénéficié de pareil
éreintement. Les dénouements macabres des trois pièces égayaient la
verve des critiques et des soireux; on affirmait que le voisinage du
cimetière avait inspiré ce spectacle de macchabées; on criait au sadisme
et à l’horreur.

Pittoresques souvenirs, dont m’est resté le gentil envoi, le lendemain,
par Henri Lavedan, d’un portrait de Deburau en blanc sarrau, clignant de
l’œil et tenant en main une bouteille. Somme toute, je ne pouvais me
plaindre; ceux même qu’effarait le sujet de _Pierrot assassin de sa
femme_ rendaient justice au mime, Francisque Sarcey en tête, que Paul
Vidal et moi allâmes remercier. Son accueil fut, comme ses feuilletons
du _Temps_, d’une bonhomie à la fois grosse et fine.

Et malgré la belle prédiction d’Antoine, rien ne fut changé dans ma vie.

Pourtant allait s’ouvrir un coin d’horizon. L’honneur en revint aux
frères Larcher, le critique dramatique et l’acteur qui, avec Raoul de
Najac, Fernand Beissier et moi, fondèrent le Cercle Funambulesque, dont
Paul Hugounet, l’auteur de _Mimes et Pierrots_, se fit l’historiographe.
On groupa des noms et des sympathies. Il s’agissait de rénover la
pantomime, de jouer des parades du Théâtre de la Foire et des scènes de
la Comédie Italienne, tout en lançant des pièces nouvelles.

Dans la salle du Pardès, entre un prologue de Jacques Normand et une
pantomime où Saint-Germain se montra le plus nuancé des Pierrots, nous
jouâmes, Invernizzi et moi, _Colombine pardonnée_. Ces manifestations
curieuses ne devaient pas dépasser l’enceinte de salles d’aventure et
l’éclat des rampes d’un soir. Elles firent pourtant valoir le souple
talent de Félicia Mallet qui devait se révéler bientôt inoubliable, dans
l’_Enfant Prodigue_. Par déférence, nous avions décidé Paul Legrand à
figurer dans le prologue. Il me complimenta de sa rauque voix cocasse:
«Shakespeare! C’est du Shakespeare!»

Et les jours à nouveau coulèrent...

Ces vacances-là furent marquées par une nouvelle étape. Ma mère
n’habitait plus Sèvres, mais une petite maison du Bas-Samois, proche la
Seine, à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Je logeais avec les
miens dans une auberge, au haut du village. Ce retour à la forêt qui
avait été la complice de mes grands rêves d’adolescence, ce retour à la
rivière où s’était mirée notre barque de comédiens-enfants, était pour
moi quelque chose d’émouvant. Les forêts plus que la mer et la montagne,
me fascinent; je suis en communion immédiate avec leur sortilège
puissant, leur mystère touffu, leur aphrodisie exhalée de la
fermentation des sous-bois ou traduite par le raidissement des branches
et l’entaille crevassée des troncs moussus.

Cette forêt, entre toutes, pour moi, était Fée. Que j’en suivisse les
allées vertes ou les plaines de bruyères roses, que j’en foulasse les
clairières ramifiées de fougères ou les tapis roux étoilés de girolles
et de ces ceps vénéneux qui se décomposent comme le masque de Méduse dès
qu’on les touche, elle m’envoûtait de son charme auguste et de son
silence pesant, de ses eaux rares, de ses oiseaux muets et de la lente
fuite, au loin, d’une biche sous la feuillée.

Un malheur nous attrista. Nous devions avoir à dîner chez ma mère Odilon
Redon, le peintre et quelques amis; en leur honneur, la vieille Julie
confectionnerait un de ces «Couscous» dont elle avait le secret. Redon
vint s’excuser sur ce que, son ami Émile Hennequin le visitant, il se
devait à son hôte. Nous priâmes naturellement Émile Hennequin à dîner
aussi: il accepta et eut, dans l’après-midi, l’imprudence de se baigner
en Seine. Une congestion cérébrale le foudroya. Aucun soin ne put le
ranimer. Émile Hennequin avait déjà marqué sa place par deux livres de
valeur: _La critique scientifique_ et _les Écrivains francisés_; un bel
avenir l’attendait. Tout cela fut anéanti en quelques secondes.

Mon frère était arrivé du matin en congé. Je le vois en spahi, escortant
à pied, comme en corvée militaire, la charrette qui ramenait le pauvre
corps au petit hospice du Haut-Samois. La jeunesse d’Hennequin, les
affections qu’il laissait derrière lui, l’arrivée d’amis consternés, son
visage de plâtre pris par le sculpteur Reymond, les regrets d’une
catastrophe aussi lamentable nous saturèrent d’horreur.

Le lendemain, par une erreur macabre, c’est ma noyade en Seine qu’avait
annoncée le _Figaro_, si bien que je dus rectifier en hâte et rassurer
mes parents et mes amis. Superstitieux, j’aurais vu là un présage, car
la «phobie» de l’eau que j’avais auparavant ne m’a jamais quitté depuis:
j’y sens un élément traître et la mort embusquée; une promenade sur un
fleuve, un revers de berge, le plat bord d’un canal m’inspirent une
angoisse dont je ne suis pas maître.

Ai-je vu cette année Réjane dans _Germinie Lacerteux_ à l’Odéon? Je ne
crois pas. Pas davantage _La Patrie en danger_ des Goncourt, jouée par
Antoine. Je subissais une grande dépression. La lassitude de ma vie
intime et de mon métier au Ministère atteignait son paroxysme. Ayant
obtenu, par la bienveillance d’Henry Roujon, un congé d’un an pour
soigner ma santé très menacée, j’allai passer l’hiver à Alger. Il me
semblait que sur cette terre chaleureuse, fuyant les neiges, le gel, la
boue noire et ma propre tristesse, je reprendrais force et courage,
comme Antée.




QUATRIÈME PARTIE

LA MONTÉE




I


Un coup d’audace que ce départ: je me jetais dans l’inconnu, sans
ressources que de faibles mensualités et l’espoir chanceux de placer mes
livres dans les revues.

Mme Juliette Adam venait d’accueillir _Jours d’Épreuve_. _La Nouvelle
Revue_, depuis les succès de Loti, prenait une valeur littéraire sans
conteste, très supérieure aux prix modestes qu’elle pouvait accorder à
un débutant. Je fus invité à l’Abbaye de Gif, pour un déjeuner
champêtre. Pauvre moi! Bien qu’assis proche d’Hugues Le Roux, affable,
me voici aussi empêtré, avec mon long corps et ma tête de loup en
brosse, que naguère dans les salons de _La Revue des Deux-Mondes_, tant
étaient grandes mon insociabilité, l’impuissance de m’assouplir aux
propos décousus et aimables. Véritable infirmité psychique; elle m’a
permis très peu d’amis, et encore moins de relations!...

J’ignorais--et à quoi m’eussent-ils servi puisque j’étais inapte à les
suivre--les préceptes que Stendhal se donne à lui-même: plaire à une
société choisie, à tout le moins, ne déplaire à personne; mais pour
cela, que de peines, que d’esprit, que de courbettes!... On dut me juger
un sauvage, et de fait, j’en avais bien l’air.

L’hiver d’Alger, que je passai en grande partie seul, me sembla
délicieux d’indépendance reconquise. Le travail m’y fut facile;
j’écrivis _Amants_, une histoire de passion, de maladie et de mort, de
sentiments exaltés par l’ardeur du climat et la beauté des décors. _La
Lecture_ le publia, puis _La Nouvelle Revue_. Mon excellent éditeur,
Georges Decaux, passait à Ernest Kolb sa librairie, et celui-ci me
continuait son concours.

Cet hiver d’Alger, quel enivrement, après les sept années de geôle
administrative, geôle douce, mais geôle tout de même! Quelle volupté de
sentir couler en moi la flamme du soleil comme un vin généreux, quel
plaisir à retrouver mes plus belles sensations d’enfance!

Sans doute allai-je, en pieux pèlerinage, revoir la maison blanche et le
jardin paradisiaque de mes rêves de petit garçon! Sans doute revis-je
avec attendrissement l’arbre aux nèfles, le pavillon du grand-père, la
noria craquetante? Eh bien! non, une gêne m’en empêcha: la crainte d’y
éprouver, sinon une désillusion, du moins un regret trop vif. C’était le
passé: quelque chose de radieux et d’évanoui.

Je visitai du moins, sur la colline rouge, le cimetière où notre père
reposait, sous un humble monument, et je compris mieux devant les cyprès
grandis et la pierre usée, quel espace d’années, quelles transformations
de la vie me séparaient du jour où, garçonnet en deuil, j’avais suivi
son cercueil.

J’occupais deux minuscules chambres meublées dans une maison
mi-bourgeoise, mi-ouvrière, à l’Agha. Des balcons de bois couraient le
long de la cour intérieure, des linges pauvres y séchaient, des chattes
en folie s’y livraient des combats de clowns; et les jours de pluie une
terrible odeur de vidange s’élevait des tuyaux engorgés.

N’importe, là et dans un petit cabaret d’étudiants où je prenais mes
repas, je savourais toute ma liberté. Vivre, lire, penser à ma guise,
quelle délivrance!

D’un café maure voisin, le caouëdji, d’une langueur pâle et un œillet à
l’oreille, m’apportait de minuscules tasses en forme d’œuf remplies du
café clair à la surface et boueux dans le fond. Tout l’arome algérien
tenait dans cette eau noire et filtrait des vêtements du Maure fumant
son éternelle cigarette. Rien qu’en fermant les yeux, j’imagine respirer
encore l’odeur des grandes claies où, à même la rue, le tabac doré
sèche, et la senteur du café torréfié, au seuil des échoppes de
Mzabites, avec une fragrance d’épices, d’orange, de musc; et encore les
parfums musqués des faux poivriers et le relent âcre de la poussière
blanche des routes.

Ce sont aussi des galopades à cheval avec mon confrère Jules Hoche,
l’auteur du _Vice sentimental_, au long des sables de la mer ou vers les
rochers de la Pointe-Pescade. Dans l’écurie du mercanti qui nous louait
ces chevaux, aux barreaux d’une cage pour oiseau, un ouistiti grimaçait;
sa tête n’était guère plus grosse qu’une petite mandarine, son corps eût
tenu dans ma poche. Rien de troublant comme cette bestiole, qui tenait
de l’_homunculus_ de Faust: je n’ai jamais oublié ce regard méfiant, ce
rictus aigre d’enfant épileptique, ces gestes où se démenaient, en un
raccourci d’instincts passionnés, la parodie de l’animalité humaine.

Je me rappelle, avec le curieux de la vie qu’était Jules Hoche, des
explorations dans la Kasbah et son dédale de ruelles en coupe-gorge, à
la recherche de quelque Fatma voilée; la Kasbah, avec ses Ouled-Naïli
drapées d’oripeaux vifs, semblables, sous leurs pièces d’or en collier
et en bandeau, à des idoles barbares; la Kasbah avec ses mauresques dont
l’ombre, au seuil d’un caveau éclairé à ras par une bougie, se découpe
fantastique sur le mur. Et puis, dans la rue des gros numéros, remplie
de matelots et de zouaves, bourdonnante de sons de guitare et de
chuchotements obscènes, des prostituées de toutes les races, négresses
crépues, Italiennes empâtées, Espagnoles qui, jambées de hauts bas
rouges, dansent nues sur des tables, dans la fumée, au cliquetis des
castagnettes.

Je revois encore des Aïssaouas convulsionnaires multipliant leurs
prosternements agenouillés, leur balancement de bête, jusqu’à ce que,
l’extase obtenue, ils puissent sans souffrir mâcher du verre, avaler des
scorpions et se percer les bras avec des tiges de fer.

Je revis avec grand plaisir mon ami Ch. de G..., esprit très ouvert,
lettré délicat, grand musicien. Toujours à l’affût de la nouveauté, il
se proposa d’offrir une de mes pantomimes à la société d’Alger. Dans
l’atelier du peintre D... furent montés une scène et un décor dont un
magistrat-artiste colla les papiers: j’y jouai _Colombine pardonnée_
avec pour partenaire une petite danseuse du théâtre, dévêtue dans le
maillot, le tutu et la jupe de gaze à la Willette. C’était bien le
costume rêvé pour des pantomimes que je ne jouerais jamais. Rien ne
vient à point dans la vie ou se présente trop tard. Je ne sais si le
public algérois goûta Pierrot, sans doute pensa-t-il: «Ce n’est que ça?»

Ch. de G... me montra, dans une tournée des Grands-Ducs, des danseuses
malagaises et la belle Fatma, hétaïre mauresque. Cette Fatma faisait des
mots, parfois détestables. En voici un: Quand on lui présenta Coppée...
elle savait bien: Coppée, le grand poète... Elle s’écria:

«Coupé! Coupé? Mais alors, c’est un Juif?...»

Un ami de Ch. de G..., Jules Maillet, depuis membre de la Cour de
cassation et qui avait requis dans l’affaire Chambige, voulut bien me
documenter pour un article que Bonnetain me demandait au _Figaro_. Les
jurés qui s’étaient montrés si durs présentaient requête au Président de
la République, afin que Chambige fût envoyé à Nouméa ou ailleurs, et
«cessât de souiller le sol de l’Algérie».

Écœuré de cet inepte rigorisme, j’écrivis un article où, exposant que
Chambige subissait dignement, courageusement sa peine, il convenait de
respecter son malheur et de ne pas aggraver son expiation. Chambige
connut mon intervention; venue d’un homme qui ne le connaissait pas,
elle l’émut; et ce fut le point de départ, après des années, d’une
réciproque amitié. J’ignore tout du drame où il faillit mourir deux
fois, d’abord quand la balle du suicide l’épargna, frôlant d’un
millimètre la carotide, ensuite quand la vindicte publique réclama sa
tête; je sais seulement que, après des débats passionnés où la querelle
religieuse, l’esprit de caste, les rivalités de parti, les animosités de
province jouèrent un rôle analogue à celui de l’Affaire Dreyfus,
Chambige, son temps de «la Maison des Morts» achevé, se fit, sous le
pseudonyme de Marcel Lami, admirer par de beaux livres comme _La
Débandade_, et, après sa mort, tels que _Grand-Paul_ et aussi par des
impressions de Portugal et de Roussillon. Marcel Lami, qui portait sur
ses traits meurtris le ravage d’un destin foudroyé, devait, s’il ne
désarma pas des haines dont quelques-unes avaient une raison d’être,
mériter du moins le respect pour sa vie probe d’écrivain: les Lettres
ont perdu en lui un être à part.

Bien des années après le drame, Chambige et Jules Maillet se
rencontrèrent, un jour de réception, chez moi. Seconde pénible!
L’étrange est que ces deux êtres qui s’étaient affrontés, dans un assaut
inégal où le Procureur réclamait la tête de l’inculpé, ces deux êtres
qui avaient de si terribles raisons pour ne s’oublier jamais, ne se
reconnurent pas.

Je fis à Alger la connaissance de Jules Tellier, dont les proses
cadencées, les vers âpres et doux devaient prendre une si funèbre
beauté, dans le livre posthume que la piété de ses amis publia. Le poète
Raymond de la Tailhède l’accompagnait. Jules Tellier portait déjà, sous
ses paupières creuses, le signe avertisseur. Ses conversations, ses
idées se tournaient fréquemment vers la mort, qui lui inspira un de ses
plus beaux poèmes, et à laquelle il comptait consacrer son prochain
livre. Il parlait avec une éloquence prenante, et semblait hanté d’un
songe intérieur.

J’ai pensé par la suite aux affinités qui le rapprochaient de Paul
Guigou, tous deux écrivains de race, tous deux morts jeunes. Mais Guigou
avait dans son clair regard un reflet de clair de lune, tandis que Jules
Tellier paraissait né sous l’influence d’un astre noir.

De retour à Paris, j’appris avec peine sa mort. Il s’était éteint
obscurément, dans un hôpital à Toulon. Je lui consacrai une page émue
et, certes, insuffisante, dans le _Parti National_ où je lui succédai,
soutenu par la bienveillance de Sarcey, qui avait favorablement parlé de
mes Pierrots et de mes romans.

De cette série de petits articles, payés vingt-cinq francs chaque,
datent mes débuts dans le journalisme littéraire, ce que je puis appeler
l’envers de ma vie d’écrivain: envers laborieux, puisque à côté de mes
romans, plus de vingt volumes d’articles enfouis ici et là constituent
mon œuvre souterraine.

Je goûtai le petit plaisir, très vif, de voir ma pensée jeter un feu
éphémère; car l’article de journal ne dure qu’un jour, et le papier
humide d’encre grasse parcouru par des yeux impatients, n’est plus le
lendemain qu’une loque pour la poubelle.




II


L’Exposition battait alors son plein: un tumulte énorme, des ruées de
foule, les grincements des wagonnets Decauville, la Babel des langues,
des visages, des restaurants, des denrées alimentaires, avec deux
curiosités exotiques, le théâtre Annamite et les danses Javanaises.

Les Annamites! Sur une estrade décorée de drapeaux et de parasols, au
déchirant cri des flûtes, aux brusques coups de grosse caisse, des
acteurs en vêtements diaprés, chaussés de feutre courbe, le masque
blanc, ou rouge, ou zébré de bleu, miaulaient, feulaient, râlaient de
haine ou d’amour, en roulant des yeux de chats sauvages. Toute
différente, la danse des quatre petites idoles javanaises! Casquées de
bandeaux de cuivre, elles haussaient, avec une gravité religieuse, leurs
bras menus, tordaient leurs poignets, déplaçaient la poitrine en un
rythme sibyllin, qu’enveloppait une musique languide et cristalline,
palpitante comme un cœur en peine.

Comment n’eussé-je pas ressenti la poésie de ces spectacles lointains et
sans âge? Les danses espagnoles saisissaient aussi l’imagination: elles
bondissaient, au son des castagnettes, souples et légères comme
l’expression du désir et du plaisir. Quelle vitalité amoureuse, tandis
que les guitares égrènent leurs petites plaintes vibrantes, dans ces
redressements de buste, ces cambrements de reins, ces envolées de
jambes, cette grâce qui bondit, s’envole et retombe au frappement des
mains, au martèlement des pieds, à la clameur des ollé!

Je me rappelle l’enthousiasme qu’en éprouvait un de mes nouveaux amis,
Antonin Caillens, lettré hispanisant comme mon autre ami, Léo Rouanet,
qui fonda la revue _Le Passant_ et traduisit les savoureux chants
populaires de l’Espagne.

Ce fut surtout le souvenir de ses danses que l’Exposition me laissa.
Autant un charme lascif émanait de la Maccarona ou de la Soledad, autant
chez les danseuses Druses frémissait le ténébreux mystère de l’instinct.
Danse monotone, où le ventre et la croupe ondulent, bombent et tanguent
en un spasme obsédant, morne comme la fatalité qui asservit les bêtes en
rut.

Cette Foire du monde, ce bruit, tout l’insolite, tout le pittoresque de
ces jours où Paris hébergea le reste de la terre, me furent une
puissante distraction. Dans mon existence sans air, c’était le coup de
vent d’un cyclone.

Mais mon cerveau avait reçu auparavant d’autres impressions bien plus
durables. Une grande lumière s’était levée du côté du Nord: la
révélation du roman russe et aussi celle du théâtre Scandinave. Le drame
d’Ibsen était celui d’âmes doctrinaires, congelées et ardentes.
Dostoïewsky, avec _Crime et Châtiment_, nous enseignait, avec la
faiblesse du vouloir humain, la pitié pour les criminels et les
prostituées, l’amour fraternel de la misère humaine. Tolstoï, génial,
large comme un fleuve, roulait à travers _Anna Karénine_ et _La Guerre
et la Paix_, toute l’humanité avec ses aspirations déçues, sa grandeur
et ses déchéances, ses besoins d’intrigue, son féroce égoïsme, sa
noblesse aussi. Après Dickens, dont je n’avais guère compris que vers
trente-cinq ans la verve satirique et la vérité grossissante, Tolstoï
m’enseignait les valeurs spirituelles et morales de la vie. Que de
saisissantes figures de femmes, Anna Karénine et sa douceur inquiète,
Natacha, l’aventureuse; et Wronsky, et le Prince André, et Pierre et
Lévine! Ce n’était plus l’intérêt d’une histoire détachée, mais d’un
pays, d’un peuple, d’une société que l’on voyait évoluer dans ces romans
complexes et inépuisables, féconds comme la nature elle-même.
L’influence de Tolstoï fut sur moi considérable.

Malgré la beauté poignante d’un livre comme _Résurrection_, je ne
recommanderai à personne Tolstoï le Pur, Tolstoï l’Évangéliste, comme
directeur de conscience. Mais quel incomparable maître des vérités
concrètes, quel voyant averti de la vie quotidienne, quel psychologue
profond, sûr, infaillible!

_Jours d’Épreuve_ avait paru en librairie: Jules Lemaître l’avait cité
en des termes élogieux. Après Ch. Le Goffic, G. Pellissier, de son côté,
me désignait au public. La critique littéraire avait encore, dans ce
temps-là, un certain nombre de représentants qualifiés. Je prenais
conscience de mes moyens, et malgré les doutes et la méfiance de
moi-même, qui m’ont toujours mis au supplice, sous une forme tangible
enfin mon avenir littéraire, si tâtonnant et si incertain d’abord,
prenait forme.

J’habitais alors rue Vauquelin, au bout de la rue Gay-Lussac; ma mère
occupait un appartement dans la même maison. Mes filles grandissaient,
et ce m’était une grande douceur de les voir fleurir et devenir de
petites femmes. Je passai l’été à Samois: j’y retrouvai avec bonheur
Élémir Bourges, qui habitait l’ancien presbytère, une vieille maison
curieuse avec ses recoins et son petit jardin. Que de bonnes et belles
causeries, que de salubres promenades en forêt! Il écrivait alors son
magnifique livre: _Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent_.

La fin de l’année fut marquée par l’apparition de l’_influenza_ et je
retournai en Algérie passer l’hiver. Ma mère nous accompagnait. Nous
occupions le second étage d’une villa à l’Agha, d’où l’on découvrait un
vaste panorama de mer. Bien que très souffrant, j’écrivis _La Force des
choses_ que les _Débats_, malgré une recommandation de Paul Bourget, et
la _Revue des Deux-Mondes_ refusèrent; Ferdinand Brunetière, qui n’était
alors que le secrétaire de la _Revue_, voulut bien me dire qu’il y avait
eu maldonne, hasard fâcheux et non exclusion raisonnée, et il me
commanda un roman. Melchior de Vogüé s’y était employé aussi: _La Force
des choses_ me conquit des lecteurs et des sympathies. Ce livre triste
avait, trouva-t-on, une émotion sereine: ce renouvellement de l’être qui
ne peut rester fidèle à sa douleur, en qui le temps fait reverdir les
ruines, et qui, fatalement s’en va, malgré sa fidélité au souvenir, vers
un autre amour, avait pour épigraphe le «Tout s’écoule» d’Héraclite.
Comme dans _Amants_, le sentiment de la mort y joue un rôle profond.
C’est que j’étais alors obsédé par l’idée noire, doutant que ma santé,
abîmée par plusieurs bronchites et suppliciée par l’asthme, se rétablît
jamais!

Le climat algérien, qui aidait sourdement à ma guérison, donnait à mes
préoccupations d’alors un morne éclat; la vie, avec une splendeur qui me
semblait ironique, rayonnait dans le ciel bleu et chaud, dans ces
végétations riches et éternellement vertes. L’idée que je pouvais mourir
bientôt empruntait à ce triomphe de la nature une mélancolie indicible
jointe à une acceptation courageuse du destin. C’est cela sans doute qui
a donné à _La Force des Choses_ cet accent particulier.

J’écrivis aussi _Alger l’hiver_ où rues d’Alger et paysages de la
banlieue trouvèrent dans les photographies de Gervais Courtellemont une
expression parfaite, de la magie du décor.

Un dernier lien m’attachait au Ministère: mon nom figurait encore sur
les listes du personnel. Mal m’en prit. Un article au _Parti National_
sur le Prytanée de la Flèche irrita M. de Freycinet, alors ministre de
la guerre. On parlait de créer un second Prytanée. «--Ah! de grâce,
assez d’un!» protestais-je, rappelant les imperfections d’une éducation
dont j’avais tant souffert. M. de Freycinet, apprenant ma qualité de
fonctionnaire, parla d’exiger de son collègue de l’instruction publique
ma révocation. Henri Roujon sauva la face en m’envoyant un blâme
officiel, que son amitié sut atténuer. Peu après, je faillis provoquer
de nouvelles foudres ministérielles en m’associant à la pétition de
nombreux confrères, en faveur de Lucien Descaves, poursuivi pour
_Sous-Off_, comme s’il avait réellement outragé l’armée et les mœurs.

Heureusement, j’avais conquis ma liberté. Je donnai ma démission. On ne
me revit plus rue de Bellechasse. Adieu, dernier petit bureau que
j’occupais, empuanti par les W. C. voisins et torréfié par la chaleur
démoniaque des bûches que le garçon de bureau entassait, comme pour un
brasier de funérailles hindoues! Adieu, escaliers tristes, couloirs
fades! Adieu, paperasses, imprimés, gomme, grattoir, encrier de copiste!
Adieu, inoffensifs camarades dont la manie avait parfois amusé et le
plus souvent exaspéré mes heures de bureau! Pardonnez-moi si cet adieu
semble supposer quelque ingratitude. Car enfin, le Ministère, c’était le
maigre gagne-pain assuré, et mon labeur ingrat aurait pu y être plus
pénible!

Ce fut l’abri: j’y pus respirer, attendre, mûrir mes forces.

Mais quoi, me voici libre! Je sors des années vagues, des obscurs
débuts. J’aurai encore bien des jours difficiles, bien des heures
d’angoisse; mais la chaîne est rompue: je puis, tantôt bien, tantôt
mal,--qu’importe?--vivre enfin de ma plume.

Une obligeante recommandation du Comte Primoli me fait agréer par Arthur
Meyer au _Gaulois_, pour des chroniques d’abord, des contes ensuite.
Henry Simond m’offre de collaborer à l’_Écho de Paris_, alors tout
littéraire, tout audacieux et admirablement lancé par des écrivains tels
que Théodore de Banville, Octave Mirbeau, Catulle Mendès, Marcel Schwob,
combien d’autres! l’_Écho de Paris_ où, entré seul en 1890, j’écrirai
encore avec mon frère, dix ans après; l’_Écho de Paris_ où j’ai publié
tant individuellement que sous notre double signature plus de trois
cents contes; l’_Écho de Paris_ où devait commencer plus tard notre
série d’articles féministes et le début de notre campagne du divorce,
l’_Écho de Paris_ auquel je resterai toujours reconnaissant de son
libéralisme et de son urbanité constante.

Le conte fut pour moi un renouvellement: faire tenir en deux cents ou
deux cent cinquante lignes un petit drame de vie, un rien d’action avec
les nuances du caractère, les raccourcis du paysage, varier ses sujets
du plaisant au grave, et du grave au tragique, c’était pour moi
l’apprentissage d’un art sommaire et intense. Étude excellente en soi,
qui brise les formes convenues et force l’esprit à une perpétuelle
ingéniosité. Je devais y commencer la série des _Poum_, histoire d’un
petit garçon, continuée par la suite avec mon frère. Bien des images de
mon enfance et bien des sensations puériles y revivent.

Je passai en Corse l’hiver de 1891: désir de nouveau et de changement,
espoir d’y trouver, avec autant de soleil, un climat plus vif et moins
engourdissant que celui d’Alger. Cet hiver me réussit mal; j’y eus
presque constamment la fièvre accompagnée de bronchite et de
rhumatismes, ce qui m’empêcha de jouir de la beauté de cette île. A
peine si quelques promenades aux portes d’Ajaccio me révélèrent l’aspect
pittoresque de la côte, la verdure parfumée de la montagne, la radieuse
eau bleue du port. Je visitai comme il convient la maison de Napoléon et
les tableaux napoléoniens du Musée.

Rentré à Paris, j’écrivis _Sur le Retour_, un petit roman destiné à la
_Revue Illustrée_ que dirigeaient René Baschet et Henri Lavedan. Un
brave colonel de cuirassiers, la cinquantaine venue, s’éprend d’une très
jeune fille qui ne l’aime pas. Dans ce temps-là, l’amoureux de cinquante
ans, le séducteur à cheveux gris n’était pas encore de mode. Le colonel
de Francœur en fait une maladie et se console, tristement, de ce coup de
soleil tardif où sa raison a failli sombrer.

Des propositions avantageuses me venaient aussi de la part de Mme
Raymond de Broutelles, directrice de _La Mode Pratique_. Il fallait
écrire dans cette revue un roman que tout le monde pût lire. La
librairie Hachette le publierait ensuite en volume de grand format
illustré. C’était ma première «affaire» brillante: elle se traduisit par
l’ivresse d’acheter quelques vieux tapis d’Orient, dépense somptuaire,
des tapis d’Orient aux couleurs de jardins et de couchers de soleil, et
qui à eux seuls meublaient les pièces médiocres dont ils représentaient
la plus éclatante parure. _Ma Grande_ eut quelque succès. Cette histoire
intime, ce drame de la jalousie d’une sœur aînée contre la jeune femme
que son frère épouse se déroule sur les bords de la Seine et de la forêt
de Fontainebleau, dans les décors de Valvins et du Bas-Samois. J’écrivis
ce livre d’un jet malgré les soucis, plus graves alors que jamais, de ma
vie et de ma santé, abrité par la petite maison que ma mère occupait,
maintenant, dans le Haut-Samois.

J’avais à la campagne refait une amitié, celle d’Armand Point, le
peintre, que j’avais connu en Algérie, esprit affiné, curieux d’art et
passionné pour la belle peinture, orfèvre et ciseleur comme Cellini.
D’abord notre voisin à Samois, il allait émigrer à Marlotte et y
construire les fourneaux de Haute-Claire, où, avec quelques artistes et
ouvriers, ses élèves, il devait créer des coffrets, des bijoux, des
émaux merveilleux. Sa vie de peintre devait y trouver aussi son
développement complet, soit dans ces études, inspirées des Primitifs, où
il retrouva le secret de la peinture à l’œuf, soit dans ces toiles que
dorent des chairs nues, pétries en une pâte lumineuse et qui font penser
aux splendeurs du Titien et du Tintoret.

Le général Boulanger mourut cette année-là. Et son coup de pistolet
sembla un écho faible et attardé, misérable et vain du prodigieux tapage
des acclamations qui, naguère, retentissaient autour de son nom
d’ambitieux romanesque et de prétendant vulgaire.

Événement de presse, Jules Huret publia sa curieuse enquête sur
l’«Évolution littéraire»! La plupart des écrivains y enterrèrent le
naturalisme, soutinrent ou bafouèrent le symbolisme et se dénigrèrent
réciproquement. On remarqua les opinions d’Anatole France, de Barrès, de
Jules Lemaître, d’Edmond de Goncourt, d’Édouard Rod, de J.-H. Rosny, de
Moréas, une interview très noble de Mallarmé, et le dédain bienveillant
et supérieur d’Ernest Renan. Je me rappelle avoir vanté Antony Blondel
et Jean Lombart, l’auteur de ces véhémentes et tumultueuses fresques:
_l’Agonie de Byzance_, ce qui me valut d’être traité par Jules Huret de
bénisseur; mais ne fallait-il pas quelques voix sans méchanceté dans ce
concert d’aboiements et de miaulements, toutes dents et griffes dehors?
Cette enquête au surplus n’eût-elle révélé que la confusion du genre et
l’anarchie intellectuelle d’alors avait bien son utilité? Elle fit
beaucoup de bruit, et plus que le suicide du général Boulanger; elle
provoqua force réclamations et même les risques d’un duel entre deux
maîtres de la littérature, Leconte de Lisle et Anatole France.




III


Cet hiver me ramena pour la dernière fois à Alger. Les miens
m’accompagnaient et aussi, dans un panier, un chat blanc appelé
Mimi-Joë, en souvenir du gros garçon joufflu et ensommeillé de _Monsieur
Pickwick_. La villa dominait un jardin de faux poivriers et d’arbustes
exotiques sentant la cannelle et la menthe. Des chattes frénétiques s’y
livraient au sabbat. Mimi-Joë reçut là les plus belles raclées de sa
vie. Don Juan lâche, il ne se risquait auprès d’elles que pour regrimper
en hâte sur la terrasse, le long d’un bananier lisse. De là, essoufflé,
rassuré, il crachait sur ses adversaires, de maigres matous pelés aux
yeux de braise, pareils à des zouaves batailleurs ou à de cyniques
Joyeux.

J’avais proposé à Ferdinand Brunetière le roman grâce auquel (et non
plus comme valseur) j’entrerais à la _Revue des Deux-Mondes_. Ce fut _La
Tourmente_, livre à part dans mon œuvre, un de ceux qui, avec _La
Flamme_, vingt ans plus tard, mêlent à une fiction idéalisée une grande
part de sincérité vivante. _La Tourmente_, dont nous devions, mon frère
et moi, nous inspirer un jour pour donner _L’Autre_ à la
Comédie-Française, est le drame du pardon marital. D’Annunzio, au même
moment, dans _L’Intrus_, si bien traduit par G. Hérelle, traitait ce
douloureux sujet. Mon livre venait à son heure: certaines idées, on ne
sait pourquoi, sont dans l’air. Le pardon allait entrer dans le roman
avec _La Petite Paroisse_ de Daudet, et en scène avec _Le Pardon_ de
Jules Lemaître.

_La Tourmente_, qu’avait impressionnée _La Sonate à Kreutzer_, m’orienta
par la suite vers les problèmes et les romans sociaux qui touchent à la
famille, et contribua au développement de mes idées sur le mariage,
l’union libre, le divorce, l’affranchissement des mœurs, l’allégement
des lois. J’avais hésité entre ces deux conclusions: le mari trompé,
rédempteur de la femme coupable, revit maritalement avec elle et un
enfant vient purifier le trouble et amer souvenir de la faute; ou bien,
après complète rupture physique, ne vivent plus que fraternellement,
côte à côte.

J’inclinais à la première solution, plus banale et plus humaine.
Brunetière y vit de l’arbitraire; elle dépendait ainsi plus d’un fait
naturel que de la volonté des époux. Je me rangeai à son avis et me
décidai pour la seconde situation, plus spiritualiste. Quelques années
plus tard, l’impossibilité d’une existence semblable, et ce qu’elle a de
factice, d’anti-humain, m’eût frappé et j’eusse conclu à une troisième
solution: la nécessité du divorce. Je n’eusse pas donné au pardon du
mari cette importance sacerdotale qui avait quelque chose de noble, mais
de suranné. A cet égard, en effet, les idées ont marché vite; les
progrès du féminisme, les thèses légères du théâtre d’alcôve en passe de
devenir à la mode, allaient rapprocher dans une mutuelle indulgence les
faiblesses de l’homme et celles de la femme, ou les abaisser à une
réciproque veulerie.

Cette année vit les scandales de Panama et, malgré mon éloignement de
toute vie publique, je me rappelle l’émoi extraordinaire qui soulevait
l’opinion devant les sensationnels procès et les révélations des
journaux. Maupassant, après une douloureuse maladie, s’éteignit dans la
maison de santé du Docteur Blanche. Trois livres avaient marqué:
_L’automne d’une femme_ de Marcel Prévost, _La Vie privée de Michel
Tessier_ d’Édouard Rod, et les _Trophées_ de José-Maria de Heredia.

J’avais publié chez Lecène et Oudin mon premier recueil de contes: _Le
Cuirassier Blanc_, que suivit _La Mouche_. A la maison Plon, où Pierre
Mainguet, ainsi que ses associés Bourdel et Nourrit devaient me
témoigner un intérêt affectueux dont je leur suis toujours très
reconnaissant, je donnais _Âme d’Enfant_, puis _Simple Histoire_. Des
revues m’accueillaient: la _Revue Hebdomadaire_, _la Vie de famille_,
les collections Guillaume chez Dentu avec _La Flaque_, nouvelle, et
_L’Avril_, petit roman qu’encadre le décor de Saint-Raphaël où je vécus
l’hiver de 1894, afin de remédier au mauvais hiver de maladie, passé
l’an d’avant dans notre nouveau logis, boulevard Saint-Michel, un logis
où une salle de bains, installée à mes frais, me sembla le plus
délicieux des luxes.

Maurice Kolb avait passé la main à Léon Chailley, qui fut pour moi le
plus obligeant des éditeurs et le plus cordial des amis. C’était la
première fois que j’habitais le Midi. J’occupais une villa fleurie de
petites roses promptes à s’effeuiller, au milieu des bois de pins et des
taillis de romarins. Saint-Raphaël, de la grève de Boulouris aux
ombrages de Valescure, trahissait le charme mélancolique d’une station
d’hiver trop vaste pour ses habitants. Comme dans tout le Midi, les
journées de pluie y étaient funèbres et les beaux jours de soleil
merveilleux. Ce sont les hivers d’Algérie ou de Provence qui, en ces
années de crise morale et de maladie, m’ont sauvé la vie.

Promenades sur le long promenoir et sur les jetées du petit port,
excursions à Fréjus. Je me rappelle une visite de Jules Renard, et une
autre du comte Primoli, qui m’enleva jusqu’à Monte-Carlo et au cap
Martin où il me présenta à l’Impératrice Eugénie.

Je me suis toujours rappelé l’accueil bienveillant de la souveraine, sa
dignité altière, le repas en petit comité en présence de M. Pietri, de
la dame de compagnie et de la demoiselle d’honneur. Que de souvenirs de
mon enfance résumés là! L’Empire et ses fastes, mon père, mon grand-père
en uniformes d’or et d’argent, la guerre, le désastre...

Je lus cette année-là avec admiration _L’Indomptée_ et _L’Impérieuse
bonté_ des frères Rosny; _Les Morticoles_ de Léon Daudet me frappèrent
vivement. _Le Lis rouge_ de France m’enchanta. L’événement sensationnel
fut l’assassinat du président Carnot, par Caserio, à Lyon, et à la fin
de l’année l’émotion considérable causée par l’accusation de trahison
portée contre le capitaine Alfred Dreyfus, et sa condamnation par le
conseil de guerre.

Mes étés s’écoulaient dorénavant, paisibles et laborieux, dans la forêt
de Fontainebleau. Je remontais à cheval et, de la maison que j’avais
louée au Haut-Samois, je rayonnais jusque vers Melun, la vallée de la
Solle, Fontainebleau, le Bouquet-du-Roi, Marlotte ou Barbison. L’année
d’avant, par l’entremise de mon frère, alors lieutenant de dragons à
Versailles, j’avais acheté une grande jument noire appelée Fissure, en
réforme à son régiment, vieille bête encore chaude, aux larges galops et
aux belles envolées de saut sur l’obstacle. Un poney attelé d’une petite
charrette anglaise composait avec cette bête de selle mon écurie.

Cette année-là, je pus--une des grandes joies de ma vie--acheter, pour
mille francs, un robuste irlandais que je surnommai _Red_, de sa couleur
ardente, et qui me porta trois étés. Une ponette remplaça le vieux poney
Mignon. J’avais aussi une petite ménagerie de chats; beaucoup plus tard
ce furent des chiens, des chats blancs parmi lesquels restent dans mon
souvenir le gros Mimi-Joë et la petite Houppette; Mimi-Joë, depuis son
retour d’Algérie, vivait avec nous à Samois; la forêt l’avait attiré et
peu à peu retenu. A la chasse des oiseaux qu’il fascinait de ses yeux de
vieillard cruel, à l’affût dans les arbres, il restait des heures
accroupi sur une branche, immobile. On le rencontra bientôt à deux cents
mètres du village, puis en pleine forêt; enfin il disparut, conquis à la
vie nomade.

La forêt! Moi aussi elle me pénétrait de son philtre: je retrouvais en
elle le charme puissant dont elle avait envoûté ma jeunesse. Que de
promenades au pas rythmé de mon cheval, que de galops de chasse dans les
allées de sable! N’était-ce pas vraiment la forêt enchantée? Elle n’a
point d’oiseaux, ni d’autre eau que quelques mares; elle est faite de
silence et de solitude. On peut y errer des heures à travers les
clairières, les sous-bois roux, les landes de bruyères, les chaos, les
déserts, les hautes futaies sans rencontrer âme qui vive. Elle est
variée, infinie, pleine de mystère. Je lui ai dû de grandes
consolations...

Elle dressait devant moi, en fûts de cathédrale, ses chênes, ses hêtres
robustes, comme une leçon de force et de sérénité. Elle compatissait de
son calme reposant à mes angoisses intimes. Elle s’accordait avec le
cœur sauvage que fait parfois, au plus civilisé, la vie mal faite. Mon
brave irlandais _Red_, infatigable, était alors plus qu’une bête docile:
un camarade, un ami. Tantôt nous suivions le large miroir de la Seine,
au Bas-Samois; tantôt nous escaladions le dédale des rochers Cassepot.
Les écriteaux d’allées et de carrefours évoquaient des noms d’oiseaux,
de bêtes à plumes ou à poil, des termes de vénerie, des souvenirs
mythologiques: route de la Girolle, route des Nymphes, carrefour de
l’Arquebuse. Le sabot de mon cheval faisait fuir dans l’herbe une
vipère, et j’apercevais, de loin en loin, des biches. Quand je m’étais
bien perdu au cœur de la forêt, sa magie m’enveloppait; je ne souhaitais
plus sortir de son cercle ensorcelant. Fidèle à mon moi d’enfant et
d’adolescent, je retrouvais l’ivresse panthéiste où avait flotté ma
chimère, dans le jardin féerique de Mustapha, et plus tard sur la berge
du petit théâtre de Valvins.

Mon imagination tisse toujours de grands rêves; mais à vivre j’ai appris
qu’ils sont irréalisables; ils alimentent mon labeur assidu et mon
existence neutre. Comme autrefois, je fuis le monde. Lire, méditer sont
toujours ma prédilection. On ne me voit pas dans les salons, et ce
m’était un tel malaise de pénétrer dans une antichambre de journal que
j’ai toujours envoyé mes articles par la poste. Nul n’a moins cherché
les rapports utiles. Tout visage étranger m’inquiète: sentira-t-on,
pensera-t-on comme moi? Je me le demande chaque fois, comme Henri Beyle.
Peu d’écrivains, par la logique de leur caractère et le jeu des
circonstances, se sont trouvés réaliser autant que moi le vœu que
formait Michelet à vingt ans: «Une certaine notoriété du nom avec une
complète obscurité de la personne». Orgueil? Modestie? Les deux.




IV


Je passai à Antibes l’hiver de 1895, sur la vieille route de Cannes,
dans un chalet où Maupassant avait habité. Le cabinet de travail, au
second, percé de larges fenêtres, contemplait un admirable panorama de
mer: à droite la pointe de la Garoupe et le golfe Juan, à gauche la baie
des Anges. Dans cette cage de verre, on baignait en plein bleu et
soleil. Les allées du jardin formaient un parterre d’iris violets; de
vieux figuiers, parmi les arbustes toujours verts, contournaient leurs
branches grises. Je partageais mon temps entre mon travail et des
promenades à cheval le long des routes bordées de murs en pierres
sèches, au bord du golfe, ou dans les campagnes fleuries d’amandiers
roses.

_L’Essor_, que je destinais à la _Revue des Deux-Mondes_, était un roman
sur la jeunesse, la psychologie amoureuse d’adolescents. Je ne l’ai pas
réussi, et je le regrette: sans doute la gravité de la _Revue_ me
paralysait-elle d’avance.

Mon absence me priva d’assister au banquet offert à mon cher maître
Edmond de Goncourt, pour la croix d’officier que M. Raymond Poincaré,
alors ministre, lui remit avec autant de tact que de délicatesse, en
prononçant un de ces beaux discours de lettré qui ont fait sa
réputation.

J.-H. Rosny jeune m’a souvent raconté que la timidité d’aristocrate de
Goncourt était au supplice, chaque fois qu’il devait héler un fiacre la
nuit et se faire reconduire au lointain Auteuil, tant il craignait les
rebuffades du cocher. Cette fois, pour ne pas gâter son plaisir, après
l’ovation de cette belle soirée, il traversa Paris à pied, seul, le
bouquet qu’on lui avait offert à la main, et n’atteignit qu’à deux
heures du matin son petit hôtel du boulevard Montmorency. N’est-ce pas
joli?

A mon retour d’Antibes, le 15 juillet sur la demande de François Coppée,
M. Raymond Poincaré me décerna le ruban de la Légion d’honneur; Anatole
France recevait la rosette, l’_Écho de Paris_, dont nous étions
collaborateurs, nous fêta galamment d’un banquet sous la présidence
d’Edmond de Goncourt, dont je revois le bon regard, et qui me donna
l’accolade. Quand M. Simond père, au dessert, sortit de son gousset les
deux petites croix de brillants et nous les tendit, l’une à droite,
l’autre à gauche, Aurélien Scholl s’écria: «Ne vous trompez pas
d’écrin!» Je me rappelle mon angoisse devant le speech de remerciement à
prononcer, même en trois mots.

Cette année vit la mort de Dumas fils et me reporta au temps où, avenue
de Villiers, j’épiais les fenêtres du petit hôtel d’en face et la
silhouette du célèbre dramaturge. Le maréchal Canrobert, survivant du
drame de Metz, disparaissait après le maréchal de Mac-Mahon, survivant
du drame de Sedan. Pasteur aussi terminait sa noble destinée.

Le Président Casimir-Perier laissait la place à Félix Faure... Je me
réjouissais de lire _La Petite Paroisse_ d’Alphonse Daudet et
l’_Armature_ de Paul Hervieu. Huysmans, avec _En Route_, déployait des
horizons singuliers, Gabriele d’Annunzio faisait palpiter sous mes yeux
_L’Enfant de Volupté_. Au théâtre, _Le Pardon_ de Jules Lemaître et _Les
Tenailles_ de Paul Hervieu tenaient la vogue avec _Les Demi-Vierges_ de
Marcel Prévost, _Amants_ de Maurice Donnay et cette _Princesse
Lointaine_ qui annonçait la gloire mondiale, encore irrévélée, d’Edmond
Rostand.

Le retour annuel dans la forêt de Fontainebleau fut égayé de
représentations théâtrales. Marlotte m’attirait par le charme
qu’exhalait la maison hospitalière d’Armand Point.

J’y appris à aimer aussi Anquetin, ce riche artiste de fougue savante,
ce peintre d’un tempérament magnifique. Il étonnait Marlotte de ses
prouesses à cheval et par des accoutrements singuliers tels que maillot
de débardeur et chapeau gris de clubman surmonté d’une plume de paon.
Avec Édouard Dujardin et Armand Point, il loua, au moment de la fête du
pays, un théâtre en toile de forains, et on y monta au bénéfice des
pauvres une revue extraordinaire où Armand Point joua _l’Enchanteur de
Serpents_, l’acteur Janvier _l’Anglais excentrique_ et où Anquetin tour
à tour fut un faune alerte et un François Ier délirant. Édouard
Dujardin, majestueux et cravaté d’orange, se tenait au contrôle, Eugénie
Nau dit un prologue en vers de mon frère. _Son Petit Cœur_ de Marsolleau
et le _Lidoire_ de Courteline complétaient la représentation.

Puis Samois vit se relever nos tréteaux de Valvins. D’abord des
marionnettes empruntées au théâtre de ce Duranty dont j’avais tant goûté
_Les malheurs d’Henriette Gérard_, marionnettes que nous représentâmes,
à mi-corps. Puis, sentant souffler en nous l’esprit poétique
d’autrefois, nous fîmes revivre les spectacles poétiques. Outre des
charades en vers de mon frère, nous y jouâmes le _Riquet à la Houppe_ de
Banville. Rodenbach avait écrit un prologue. Et cela se donnait dans la
salle de bal du village, une salle que nous parfumions, toutes fenêtres
ouvertes, à l’eau de Cologne, pour lui enlever son odeur échauffée.
Cette représentation de _Riquet à la Houppe_ fut mémorable, car
Mallarmé, d’émotion lyrique, y sentit une larme perler à ses cils. La
conviction des interprètes l’avait touché aussi. Pur et délicieux
cerveau! Une gloire singulière lui était venue: il avait des disciples,
il exerçait une puissante influence sur la jeunesse: c’était le
rayonnement sourd d’un diamant noir. Rien n’indiquait qu’il en conçut le
moindre orgueil. Mallarmé avait trop conscience de sa mission de poète
pour s’étonner de rien: il trônait sur la nuée de beaux songes, dans
l’absolu. Et la dignité parfaite de sa vie était le plus beau
commentaire et le plus grand exemple de son enseignement à la fois
lapidaire et hermétique. Il est de ceux qu’on ne peut oublier.

Édouard Rod vint me voir à Samois. Mon amitié pour lui s’était
fortifiée, et je pus dire à Georges de Porto-Riche, alors en
villégiature à Fontainebleau, l’admiration que m’inspirait son œuvre
pétrie de flamme et d’amour.

J’avais eu le chagrin de perdre mon ami Jean Lombard, le puissant auteur
de _l’Agonie_ et de _Byzance_. Jean Lombard, ex-ouvrier bijoutier à
Marseille, s’était créé lui-même; il avait une vitalité cérébrale
dévorante et des dons de vision auxquels manquait seule, pour les
soutenir, la perfection du style. Nul être plus courageux envers la vie:
il disparut soudain, comme brûlé par son âme intense, Octave Mirbeau, à
mon appel, écrivit des lignes retentissantes qui contribuèrent beaucoup
à la célébrité posthume de Jean Lombard.

Mon horizon littéraire s’élargissait. La librairie Pion, après _Âme
d’Enfant_, avait publié _Fors l’Honneur_, nouvelles courtes ou longues.
L’éditeur Armand Colin me publiait _L’Eau qui dort_. La _Revue
Hebdomadaire_ donnait, en première reproduction, mes romans, et Louis
Ganderax, avec une obligeance flatteuse, m’avait ouvert la _Revue de
Paris_ qu’il dirigeait et où parut d’abord _L’Histoire d’un petit
garçon_, souvenirs de mon enfance algérienne transposés.

Mes enfants grandissaient saines et charmantes. Le voisinage d’Élémir
Bourges et celui d’Henri Signoret, nos causeries, nos lectures
constituaient la plus réconfortante amitié; Amédée Pigeon, Georges
Dessommes, François Sauvy, d’autres encore venaient de Paris pour nous
voir. Mallarmé, au trot de sa petite voiture ou la voile de sa barque
gonflée au vent, poussait jusqu’aux berges du Bas-Samois ou d’Héricy. Ma
mère habitait non loin de nous. Mon frère, venant de Versailles,
apparaissait fréquemment. Que me manquait-il pour être heureux? Presque
rien: la paix du foyer, ce minimum des bonheurs pauvres.

L’hiver de 1896, j’habitai à Nice, au bas de la rampe de Cimiez, un
appartement clair d’où l’on aperçoit les verdures de la promenade du
Château. Je recueillis dans les rues, au Marché aux fleurs, à la
promenade des Anglais, dans le tramway de Monte-Carlo et de Menton, dans
les salons de jeux les impressions qui, plus tard, rempliront _Le
Carnaval de Nice_, signé de mon frère et de moi.

Hiver orageux, lourd de fâcheux pressentiments, gâté par l’inquiétude de
ma santé et les difficultés de mon travail. C’est la première fois que
le séjour dans un pays de soleil ne me donne pas le goût et la force
d’écrire un roman, me condamne à un morcellement de petites besognes
dont la plus longue est _Le Pacte_, nouvelle parue à la _Revue de
Paris_. J’ai cependant de beaux projets: un grand roman historique qui
mettra en scène le drame de l’armée de Metz, un projet que réalisera,
dans notre collaboration, _Le Désastre_ et qui fut le point de départ
des trois autres volumes de l’«Époque», _les Tronçons du Glaive_, _les
Braves Gens_ et _La Commune_.

Je vis se dérouler les fêtes de la Mi-Carême dans leur grotesque
splendeur, avec le géant de carton qui personnifie Carnaval et se tient
sur la place Masséna abrité sous un dais, comme un roi débonnaire. De la
fenêtre d’un ami, nous vîmes le défilé des chars, les costumes, les
cagoules de toutes couleurs, la bataille de confetti de papier et de
plâtre, et le veglione en jaune et bleu au Casino municipal. Ce genre de
spectacles m’inspirait une aversion qui vient sans doute de mon
impossibilité de me confondre aux grossières joies de la foule. Félix
Faure visita Nice, et l’on tira en son honneur un beau feu d’artifice.

L’hiver écoulé, je rentrai à Paris avec les miens, et de là à Marlotte.
La désunion conjugale que je sentais s’accroître, sans pouvoir la
conjurer, m’accula à une rupture définitive. Elle fut accompagnée des
misères et des dégoûts inévitables. Mes filles me restèrent et leur
tendresse fut pour moi la seule, mais consolante sanction de la vraie
justice.

Une période nouvelle commençait.

J’allais consacrer des années d’existence, avec un profond et sincère
élan, à un bel idéal romanesque. J’allais en même temps offrir à mon
frère de devenir mon collaborateur littéraire. Appuyé ainsi sur l’amour
et sur cette fraternité de cœur et d’esprit, ne pouvais-je espérer
trouver quelque bonheur en m’efforçant d’en donner? Séduisants mirages,
qui eurent leurs phases de noblesse et de beauté, mais que devaient
tristement dissiper à la longue les fatalités de caractères,
d’influences, d’événements.

Avais-je oublié la phrase prophétique de Musset, qui pourrait servir de
texte à ma vie:

«Malheur à celui qui se laisse aller à une douce rêverie avant de savoir
où sa chimère le mène, et s’il sera payé de retour...»

Mais qui donc perce l’avenir?

J’ai trente-six ans, un nom, une situation. Voici close ma vie de
débuts, vie difficile, imparfaite et courageuse.

Mon printemps tourmenté est vécu.


FIN.




TABLE DES MATIÈRES


                       Pages
  Avant-propos             5

  PREMIÈRE PARTIE
  La barque enchantée      7

  DEUXIÈME PARTIE
  L’apprentissage         61

  TROISIÈME PARTIE
  Mes maîtres            125

  QUATRIÈME PARTIE
  La montée              187




Établ. André BRULLIARD.--St-Didier (Hte-Marne).--1925















































*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PRINTEMPS TOURMENTÉ ***


    

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