Project Gutenberg's La fabrique de mariages, Vol. III, by Paul Féval This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La fabrique de mariages, Vol. III Author: Paul Féval Release Date: May 9, 2013 [EBook #42675] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. III *** Produced by Claudine Corbasson, Vinciane Knappenberg and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. COLLECTION HETZEL. LA FABRIQUE DE MARIAGES PAR PAUL FÉVAL. III Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger, interdite pour la France. [Illustration: logo de l'éditeur] LEIPZIG, ALPH. DURR, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1858 BRUXELLES.--TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT, Rue de Schaerbeek. 12. DEUXIÈME PARTIE. L'HOTEL DE MERSANZ (SUITE). III --Ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas.-- --Pas vrai, dit Barbedor, que tu n'as pas honte de mon négligé, l'ancien? --Honte de ton négligé! répéta Roger-Bontemps;--ne commence pas sur ce ton-là, vieux, ou nous allons nous fâcher... Ça n'est pas l'enveloppe que je regarde, c'est le coeur qui palpite ici dessous! --Par exemple! murmura Niquet en passant le revers de sa main sur ses yeux, voilà du sentiment crânement exprimé! --Ah! mais oui! dit Palaproie. --Assieds-toi, vieux, assieds-toi, reprit le capitaine;--fumes-en une avec nous... fumes-en deux, trois... vingt-cinq, si tu veux!... Nous sommes ici des vrais... Le séjour n'est pas mal, comme tu vois... et l'on peut s'y procurer tout ce qui fait l'agrément de se retrouver après l'absence! Barbedor jeta un coup d'oeil connaisseur et satisfait aux bouteilles alignées. Roger battit la table avec la canne de Niquet. --Un quatrième! dit-il à Martin, qui accourait. --Un quatrième quoi? demanda celui-ci. Roger avait déjà trois ou quatre bons coups sur la conscience. Les amateurs prétendent qu'il n'y a rien de si facile à griser qu'un vieux brave. Coeurs chauds, langues bavardes, pauvres têtes. Le péché mignon de Roger, quand il était gris, c'était la fanfaronnade. Jusqu'alors, il avait gardé un certain scrupule, une certaine crainte de gêner M. le comte de Mersanz, son gendre. Confusément, l'idée existait en lui que la _société_ assise autour de la table ne devait pas bien faire dans le jardin d'un grand seigneur. Mais une autre idée combattait celle-là: c'était la toute-puissance de sa fille, de Béatrice, si belle et si passionnément aimée. A mesure qu'il buvait, la bascule se faisait entre les deux idées: le scrupule baissait, la confiance montait. Roger-Bontemps arrivait à se dire: «Je voudrais bien voir qu'on ne fût pas content.» --Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? fit-il en lançant un terrible regard au pauvre Martin, qui recula épouvanté;--tu ne sais pas ce que c'est qu'un quatrième à une table où il n'y a que trois verres pour quatre pratiques?... Martin ouvrit la bouche pour s'excuser. --Cartouchibus! s'écria le redoutable Roger, qui se leva et fit le moulinet avec la canne du sergent,--je crois que tu raisonnes! Martin fuyait déjà à toutes jambes. --Voilà comme il faut les mener! dit Barbedor. --Autrement, ils deviennent insolents, ajouta Niquet. --C'est que ça y est! conclut Palaproie. --Que t'a-t-il dit? demanda M. Baptiste à Martin quand celui-ci rentra. --Il est enragé, ce bonhomme-là! répondit le conscrit. M. Baptiste se redressa de son haut et toisa Martin avec sévérité. --N'oubliez jamais, prononça-t-il emphatiquement,--quand vous parlez du capitaine Roger, que c'est le beau père de M. le comte! --Et faites tout ce qu'il vous ordonnera, mon ami, ajouta mademoiselle Jenny en prenant une pastille dans la bonbonnière de Béatrice. Martin alla chercher le _quatrième_. M. Baptiste et mademoiselle Jenny se mirent à la fenêtre du petit salon. Les domestiques d'ordre inférieur étaient aux fenêtres de l'antichambre. Tous contemplaient le quatuor bachique avidement et le méchant sourire aux lèvres. Seuls, M. Baptiste et mademoiselle Jenny savaient le mal qui pouvait résulter de cette bombance en plein air, mais les autres flairaient plaie ou bosse; cela suffisait à les tenir en joie. --Où diable a-t-il péché cet homme en veste de marchand de vin? demanda M. Baptiste. --C'est le plus beau! répondit mademoiselle Jenny;--on l'aurait fait exprès, qu'on ne l'aurait pas mieux réussi! --Le fait est qu'il est superbe!... Le voilà qui boit... il a une touche!... --Dire qu'il y a des personnes qui ont ce genre-là! fit la soubrette en essuyant son nez retroussé avec un mouchoir au coin duquel sa marque avait remplacé adroitement celle de sa maîtresse. --Avez-vous vu? reprit Baptiste;--le vicomte de Grévy a passé devant la grille avec Frémieux et Montmorin. --Ils ont bien ri... Et les petites du Tresnoy éclataient tout à l'heure sur leur terrasse. --Deux pestes! dit M. Baptiste;--tout Paris va savoir ce soir qu'on tient noces et festins dans le jardin de l'hôtel. --Tenez! tenez! faisait-on dans l'antichambre,--les voilà qui chantent! On entendait, en effet, la puissante voix de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, qui entonnait ce fameux: Si je meurs, que l'on m'enterre Dans la cave où est le vin... M. Baptiste alla ouvrir tout doucement la double porte de la chambre à coucher du comte. Mademoiselle Jenny le regarda faire. --Ah çà! dit-elle en baissant la voix,--comment ça s'est-il noué entre vous et cette marquise? --Je vous adresserai la même question, répondit le discret Baptiste;--mais permettez que j'entr'ouvre un peu la croisée... M. le comte entendra mieux. --Et quelles sont vos conditions avec elle? demanda encore la camériste. Le valet de chambre se prit à rire et tira de sa poche une lime à ongles, montée en or, que le comte cherchait en vain sur sa toilette depuis quelque temps. Il se fit les ongles qu'il avait fort propres et répondit. --Ai-je l'air d'un mercenaire, ma minette?... Tout ce que j'en fais, c'est pour le bien de M. le comte: j'aurai donné un fier coup d'épaule à la chose, si jamais il régularise sa position! Jenny lui lança une oeillade coquette et caressante. --C'est tout comme moi, dit-elle;--en régularisant la position des autres, on peut bien faire un petit peu la sienne propre. En ce moment, Barbedor, qui avait fini la chanson, prit d'une main la table de fer et la souleva à bout de bras avec les verres et les bouteilles. Un tonnerre de bravos accueillit cette prouesse du fort-et-adroit. --Eh bien, eh bien, dit Roger émerveillé,--tu as encore une fière poigne, l'ancien! --Il n'y aurait pas beaucoup d'avaleurs de sabres aux Champs-Élysées pour en faire autant! constata Niquet. --Ah! mais non! fit l'adjudant Palaproie. --Ma parole d'honneur! s'écria M. Baptiste,--c'est une gageure! --Il me semble, dit Jenny,--que j'ai vu ce gros-là dans une baraque avec des tigres et des moutons à six pattes derrière le Château-d'Eau. --Superbe! superbe!... Voici là-bas, aux premières loges, madame du Tresnoy et la vicomtesse de Grévy! Baptiste avait raison. Ces deux dames s'accoudaient au balcon de fer de l'hôtel du Tresnoy,--aux premières loges. Mais elles ne riaient point, et M. Baptiste aurait pu remarquer qu'elles suivaient cette scène grotesque d'un oeil triste. C'étaient, celles-là, deux femmes du vrai monde, ayant chacune leur croix à porter dans la vie, mais bonnes, au fond. Ce livre est une copie plus ou moins maladroite, mais c'est une copie faite sur nature. Les gens y passent tels quels. Le hasard grâce auquel ce livre n'est point le pur et simple récit d'une _cause célèbre_, était né dans la maison même de madame la baronne du Tresnoy. Quelques pages encore, et nous verrons pourquoi le jury ne s'était point mêlé des affaires de madame la marquise de Sainte-Croix. Madame la vicomtesse de Grévy était riche, de bonne maison, spirituelle et jolie. Mais il y avait déjà un peu de temps que sa beauté durait. L'inconduite de son mari lui avait offert cette sorte d'émancipation, tolérée dans le monde, mais qu'on n'accepte jamais sans péril. Elle avait eu le tort d'accepter. Il n'était point dans sa nature décidée et brave de s'affadir dans le rôle de victime. Elle était veuve, sauf le deuil qu'elle n'avait point porté. Cela n'allait pas plus loin. La médisance ne trouvait rien à mordre dans sa conduite. Elle était veuve, voilà tout. M. le vicomte de Grévy la traitait fort bien et n'était pas sans éprouver un certain plaisir à lui serrer la main de temps en temps. Il se souvenait avec reconnaissance de leur lune de miel, charmante, tendre, délicate, qui s'était couchée un beau soir sans nuages, sans explication. D'ordinaire, les lunes de miel se débattent péniblement à l'heure de l'éclipse. Personne n'aurait su dire si madame de Grévy avait aimé d'amour ce beau vicomte aux favoris épais, aux moustaches splendidement fournies. Le degré de peine qu'elle éprouvait à vivre isolée, personne n'aurait pu le déterminer. Elle avait une armée de connaissances, point d'amie intime. Un peu d'amertume dans la parole et sans doute un peu plus encore dans le coeur; une jalousie instinctive et frivole contre les astres nouveaux qui venaient luire à cet horizon mondain où elle avait brillé un instant, si franchement belle et heureuse; un esprit hardi et trop caustique, un parti pris de tout dire parfois exagéré: tels étaient les symptômes à l'aide desquels l'observateur pouvait sonder la plaie de cette âme. Aussi, la disait-on méchante. Dans un certain milieu, cela signifie parfois trop bonne;--bonne au point de faire peur aux hypocrites. Madame la baronne du Tresnoy avait une position et manquait de fortune. Chose terrible. Ses deux filles étaient à marier sans dot. Chose lamentable. Madame la baronne du Tresnoy était dans le monde tout naturellement et chez elle; car, là, il y a au moins des droits. Mais ces droits, hélas! ne s'étendent pas bien loin quand on n'a pour les soutenir ni la puissance politique, ni la richesse. La famille du Tresnoy avait eu la puissance politique. On lui savait gré d'en avoir bien usé. A l'époque où se passe notre histoire, il ne pouvait même pas être question d'influence politique dans le faubourg Saint-Germain pur. Louis-Philippe régnait. Madame la baronne du Tresnoy, appuyée sur la noble mémoire de son mari, était reçue partout avec empressement, avec honneur.--Mais l'opinion publique avait condamné ses deux filles au célibat à perpétuité. De là, un peu d'amertume, amertume autre et plus profonde que celle de madame la vicomtesse de Grévy. L'une procédait par la satire osée, l'autre par la réserve légèrement perfide. Toutes deux se vengeaient. Il ne faisait bon attaquer ni l'une ni l'autre, ni la jeune femme hardie, ni la prudente mère de famille. Si jamais le hasard les eût mises aux prises, madame de Grévy eût été vaincue, parce qu'elle était la plus forte et qu'elle n'avait besoin de personne. Le besoin qu'on a du monde habitue l'esprit à une sorte d'escrime. Craignez ceux qui ont besoin de vous. Le besoin que madame du Tresnoy avait du monde, tout en dirigeant habituellement sa conduite, ne lui avait jamais fait perdre la probité de son coeur. C'était, au demeurant, une honnête et bonne femme, n'ayant d'autres vices que ses filles à marier. Les filles, comme cela est indispensable dans la situation, valaient moins qu'elle, parce que leurs petites rancunes envieuses et leur passion de s'établir étaient directes, étaient personnelles. Chez elles, le mobile était l'égoïsme; chez la mère, c'était l'amour. Nous nous souvenons que madame la baronne du Tresnoy avait renvoyé ses deux filles pour causer seule avec la vicomtesse et qu'elle avait abordé l'entretien avec une sorte de solennité. Madame de Grévy était tout oreilles. Son bon coeur ici fraternisait avec son penchant à la curiosité. Mais madame du Tresnoy, qui venait de céder à un premier mouvement de générosité, parut tout à coup se ralentir. Au début, il y avait promesse d'un secret confié; la fin de son discours se perdit dans de vagues et timides insinuations. Il y avait un complot, et la marquise de Sainte-Croix était dans le complot: voilà tout ce que put noter la vicomtesse. --Chère madame, dit-elle voyant que la baronne profitait pour se taire de la bruyante entrée de Barbedor,--ne nous occupons plus, je vous prie, de ce qui se passe en bas... Vous m'en avez appris trop ou trop peu. Une expression d'inquiétude vint sur le visage de la baronne. --Je serais fâchée que vous eussiez défiance de moi, reprit la vicomtesse. Et, comme madame du Tresnoy protestait par un geste poli, la vicomtesse acheva d'un ton résolu: --J'en serais fâchée... mais cela ne m'empêcherait pas d'insister... je veux savoir! --Vous voulez!... répéta la baronne étonnée. Madame de Grévy lui prit la main à son tour et la regarda bien en face. --Vous êtes mère, madame, dit-elle d'un ton affectueux, mais toujours ferme;--vous savez que je n'ai rien à faire de mes dix doigts ni de ma pauvre tête... je passe mon temps à deviner les énigmes que le hasard pose sur mon chemin... je suis devenue très-forte à ce jeu. Les paupières de la baronne se baissèrent; la vicomtesse poursuivit: --Vous êtes mère... il est permis aux mères d'avoir peur... cela même leur est commandé quelquefois... mais, par cette raison que vous vous êtes arrêtée dans votre confidence, je dois supposer qu'il s'agissait d'une révélation très-grave... La baronne gardait le silence. La comtesse Béatrice peut-elle être sauvée? demanda brusquement madame de Grévy. --Sur l'honneur, je l'ignore, répondit la baronne. La jeune femme appuya son front contre sa main. --Cette jeune Maxence aime le comte de Mersanz? dit-elle encore. --A cet âge?... commença madame de Grévy. --Ses yeux ont trente ans! formula péremptoirement la vicomtesse. Il y eut un nouveau silence. --Chère madame, dit la jeune femme en se levant, je suis habituée à vous respecter... ma mère était votre amie... Veuillez pardonner ce qu'il y a eu d'un peu vif dans mes paroles... j'ai besoin de vous avouer ingénument le double travail qui s'est fait en moi depuis quelques minutes... J'ai cru deviner qu'il y avait un grand combat à livrer... un combat dangereux... or, je suis seule ici-bas... et bien fatiguée... Vous avez ouï parler de ces âmes brisées qui se font n'importe quoi pour occuper le restant de leur activité: sauveteurs parfois,--parfois soeurs de charité... Risquer c'est vivre... je n'ambitionne pas le prix Montyon... c'était pour moi... je voulais me divertir à bien faire. --Votre mère avait ce coeur-là! murmura la baronne, dont les yeux se mouillèrent;--elle cherchait des excuses à ses bonnes oeuvres. --Maintenant, reprit la vicomtesse,--voilà pourquoi ma pensée s'est tournée vers les choses tragiques... M. le baron du Tresnoy a été longtemps préfet de police... Un voile de pâleur couvrit tout à coup les traits de la baronne. --Pardon, si je réveille de douloureux souvenirs, chère madame!... J'ai songé... la pensée m'est venue... mais M. le baron du Tresnoy était un saint... s'il avait eu connaissance de quelque infamie... Elle tendait la main pour prendre congé. La baronne retint sa main et prononça tout bas: --M. le baron est mort du jour au lendemain... subitement... La vicomtesse resta devant elle bouche béante... --Si Roger voulait, disait à ce moment le sergent Niquet, rouge comme une tomate,--il nous ferait avoir à chacun une chambre dans l'hôtel! --Parbleu! approuvait Jean-François Vaterlot. Et Palaproie, blême et idiot tout à fait: --Ah! mais oui! --Si je voulais! s'écria Roger-Bontemps,--si je voulais... A propos, y a-t-il encore des anciennes, par ici?... --Verdurette, répondit Niquet;--mais c'est bien déjeté... Est-ce que tu aurais l'idée de nous donner les violons, vieux? --Les femmes, repartit Roger avec une gravité d'ivrogne,--ça met de l'animation dans tous les plaisirs de la volupté! --Ça y est! fit Palaproie, qui tordait ses paquets de moustaches vineuses. Roger se mit à rire. --Quand on pense qu'il a toujours été bête de même, le Palaproie! murmura-t-il.--Pour en revenir, ça serait mignon, un riquiqui de petit baluchon avec quinquets, ici, en plein air... Mais vous n'êtes pas pour la danse, vous autres... le cousin est trop puissant... vous deux, vous avez trop de jambes de bois... --C'est les suites de la valeur, qu'on rapporte du champ de gloire! protestèrent à la fois les deux sous-officiers. Puis Niquet tout seul et d'un accent pénétré: --Si tu nous as engagés pour nous insolenter!... --La! la! fit Barbedor. --Cartouchibus! s'écria Roger-Bontemps,--s'ils ne sont pas satisfaits, je vais leur couper les oreilles! On se leva en tumulte, trébuchant et marchant sur les verres cassés. L'équilibre manquait partout. Barbedor prononça quelques paroles conciliantes. Les trois vieux braves tombèrent en tas, pleurant à chaudes larmes et s'embrassant à qui mieux mieux. --Ah! dit Niquet,--l'idée de nous entre-percer nos seins, qui ne battent que l'un par l'autre, était inconséquente! --Ça y est... dans le cinq cents! balbutia Palaproie donnant enfin le secret de cette locution chérie. Palaproie était passionné pour le noble jeu de tonneau. --A propos d'anciennes, fit Niquet en se rasseyant,--tu étais marié, dans le jadis, toi, Roger... --Ah! mais oui! dit l'adjudant. Barbedor, moins ivre, regarda le capitaine du coin de l'oeil. La joyeuse figure de celui-ci s'était tout à coup rembrunie. Niquet poursuivit sans prendre garde à ce changement. --La Perlette, tonnerre de là-haut!... j'ai vu bien des vivandières dans le courant, mais une comme celle-là, jamais! --Ah! mais non! appuya Palaproie. --Est-elle morte, dis, vieux? continua le sergent. Barbedor, désormais, ne buvait plus. Roger assena un grand coup de poing sur la table. --Parlons pas de ça, gronda-t-il. --A cause?... Nous mourrons tous!... Si elle est défunte, on ne peut donc pas déposer dans la conversation, entre amis, quelques fleurs sur sa tombe?... --Parlons pas de ça! répéta Roger d'un air sombre. --Vous savez bien, dit Barbedor,--que le cousin n'a pas été heureux en ménage. --Pas heureux!... s'écria le vieux capitaine en se tournant vers lui, les veines du front gonflées et les larmes aux yeux. Barbedor n'était pas méchant; son coeur se serra. Si le souvenir abhorré des _deux coquines_, si la pensée de la barrière des Paillassons, sa création, sa Galathée, n'eussent point traversé à la fois son esprit, il eût prononcé sans doute un mot de plus,--un mot qui aurait bien changé la face des choses. Mais l'article du _Journal des Débats_ était tout chaud encore. Barbedor garda le silence. Niquet et Palaproie se regardaient en riant stupidement. --Excusez, dit le sergent;--quand on ne sait pas, on ne sait pas... Si ton épouse t'a fait éprouver des chagrins cuisants, vieux Roger, motus!... C'est des affaires de famille délicate, dans la vie privée... --Ah! mais oui! fit Palaproie. Roger avait mis ses deux coudes sur la table et semblait rêver. --Faut parler d'autres choses, dit Niquet avec cette insolente pitié des brutes;--ce sujet a l'air de l'inconvénienter fortement. --Ça y est! répliqua l'adjudant, qui cligna son oeil éteint et nigaud. --Donc, reprit le sergent,--voyons voir à changer adroitement le front de bataille. Il toussa et reprit, d'une voix de stentor: --Du temps de l'ancienne, vieux, y avait un camarade qui s'appelait Garnier et qui avait commencé comme toi dans la caisse... Roger se redressa si brusquement, que Niquet eut la parole coupée. --Tu n'as pas de chance! grommela Barbedor. Le sergent ouvrit des yeux énormes et souffla dans ses joues. --Bon! bon! fit-il,--j'ai mis le doigt sur la plaie... Ce Garnier était un bel homme... et je me souviens à présent qu'il avait parlé à la Perlette... --Tais-toi! s'écria Roger, dont le front était cramoisi. Palaproie pensa: --Ça y est tout de même... dans le cinq cents! --Bon! bon! répéta Niquet;--quand on ne sait pas, pas vrai?... A la santé de l'ami Roger, vous autres!... Chacun a son épine dans le pied... à moins d'avoir deux jambes de sapin... Hi hi hi hi!... celle-là est bonne! --Ah! mais oui! dit Palaproie. --Mais tu avais deux enfants, reprit Niquet après avoir bu;--ton aîné doit être grand comme père et mère... Je l'ai vu enfant de troupe, moi, ce gamin-là!... Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, ne voulut pas que la causerie s'engageât sur ce terrain. Pour cela, sans doute, il avait ses raisons. --Que diable! s'écria-t-il,--allez-vous nous le laisser tranquille, oui ou non?... Si vous m'en aviez chanté la moitié aussi long, nom d'un coeur! j'aurais déjà mis la table sur vos carcasses, sans vous offenser!... Buvez, puisqu'il y a de quoi, et donnez la paix au cousin... vous l'avez rendu tout triste... --Ça n'était pas notre intention, monsieur le cabaretier! dit Niquet, qui mit le poing sur sa bonne hanche. --Ah! mais non! --Vous parlez haut, reprit le sergent,--par suite que vous savez exécuter des tours de force sur les tréteaux!... Quoiqu'il n'y ait pas de sot métier, dit-on, celui-là ne va pas à tout le monde... --Ah! mais non! --En conclusion, acheva Niquet,--je vous invite à ne pas témoigner plus de familiarité qu'il ne faut à deux anciens de qui l'existence fut toujours le miroir de l'honneur! --Ça y est, ponctua Palaproie d'un accent tout guerrier. Et les deux vieux prirent des poses de matadors. Jean-François Vaterlot avait son rire bonhomme. --Voilà une chose à quoi je n'avais pas encore pensé, dit-il entre haut et bas;--quand la barrière des Paillassons sera ouverte, peut-être que ces caduques viendront dans mon établissement... ce sera tout droit du dôme au château de la Savate... Dire que les plus belles idées ont comme ça leurs inconvénients! --Cousin, reprit-il en se tournant vers le capitaine,--est-ce que ça te contrarierait, si je les mettais tous deux en fagot pour les casser sur mon genou. Certes, il est impossible de côtoyer la bagarre de plus près. Mais la bagarre, dans ce singulier quartier où la vaillance asthmatique respire, est un abîme entouré d'un haut garde-fou. On peut la côtoyer toujours sans y tomber jamais. Au bout de la balustrade est un autre trou: la réconciliation touchante, humide et pleine d'affreux attendrissements. Trois minutes ne s'étaient pas écoulées, que Niquet et Palaproie larmoyèrent sur le sein de Barbedor.--«Tirez! tirez!» eût dit Chicaneau des _Plaideurs_. Le capitaine Roger avait oublié lui-même sa mauvaise humeur. --Ça vous amuserait donc bien, dit-il répondant sans doute à quelque question précédemment posée,--de savoir comment se fit ce mariage-là?... --Ah! mais oui! répliqua Palaproie. Barbedor devint attentif. Le capitaine versa une tournée et parcourut son cercle d'un regard vainqueur. --Vigilance, commença-t-il,--sévérité tempérée par la douceur, régularité pour l'heure des repas, propreté, arts d'agrément, lecture, écriture et musique vocale avec piano, tel a été mon plan dans l'éducation de ma fille. Je ne m'en suis jamais écarté d'une semelle. Ç'a m'a coûté bon;--mais j'ai obtenu des résultais tels, que vous ne trouveriez pas beaucoup de pimbêches dans les couvents à mille écus pour savoir siffler _Ma Normandie_ ou autre aussi agréablement que la jeune Béatrice Roger, présentement comtesse de Mersanz... Quant au sérieux, l'arithmétique et l'orthographe, pas un pli... quoi! la géographie tout entière... et brodant comme une fée... et dansant... Voilà! »Je m'arrête, pour ne pas tomber dans le défaut des vantards qui s'en font accroire à tout bout de champ. Je n'aime pas parler de moi, sauf pour l'intelligence de l'anecdote. »Il y a donc que, vers l'âge de quinze ans, quinze ans et demi, Béatrice était une petite rose des quatre saisons, fraîche comme les amours.--Qu'auriez-vous fait de ça, vous autres, les anciens? --Dame!... repartit prudemment Niquet. --Ah! mais!... fit Palaproie. --Nom d'un coeur! ajouta Barbedor;--garder un brin de fille, c'est presque aussi difficile que de percer le mur d'octroi. --Tu dis?... interrogea le capitaine. --Rien, rien... tu n'es pas au courant de l'affaire, cousin. --Du diable, si je vois ce que le mur d'octroi vient faire là dedans, grommela Roger,--à moins que ce ne soit, comme l'on dit, une métaphore de rhétorique... qu'il faut élever des barrières autour de la vertu des jeunesses... En ce cas-là, je dis comme Palaproie: Ça y est... il en faut... et de bonnes!... Vous souvenez-vous du lieutenant Toussaint Mallaroux, de la 24e?... --Le grand Toussaint? --Toussaint la Gaule? --Toussaint était retiré du côté de chez nous... il avait une fille approchant aussi belle que ma Béatrice... Ce n'est pas gai, ce que je vas vous conter là... Un soir, il vint à Grenoble, où nous étions pour lors... Nous soupâmes... après ça, il me dit: »--Je vais prendre l'air... »Je le regardai dans le blanc des yeux et je lui dis: »--Tu es malade? »Il me répondit: »--Non. »Nous sortîmes de la ville bras dessus bras dessous.--Je revins tout seul... Le capitaine Roger fit ici un silence. Ses traits avaient en ce moment une expression mélancolique et véritablement noble. --Pauvre Toussaint! reprit-il.--Quand nous fûmes dans les champs, il me dit: »--Roger, tu as une fille... tu l'aimes bien, pas vrai? »Il avait l'air si triste, que j'eus le frisson par tous les membres. »--Cartouchibus! m'écriai-je;--si j'aime bien ma fille!... en voilà une question! »Il mit la main sur mon bras. »--Réponds-moi comme un homme, reprit-il;--si quelqu'un venait te dire que ta fille... »--Je le tuerais! l'interrompis-je,--car il en aurait menti comme un gueux! »--Et s'il n'en avait pas menti?... poursuivit Toussaint. »Je ne pouvais pas le voir, figurez-vous, parce qu'il faisait déjà nuit.--Mais sa pauvre voix me semblait bien changée. »Une idée terrible, une idée folle me traversa l'esprit.--Si ma Béatrice... »--Je la tuerais! m'écriai-je, la tête en feu déjà. »--Non, murmura-t-il,--tu ne la tuerais pas... »--Alors, dis-je en m'arrêtant court,--je me ferais sauter le caisson. »--A la bonne heure, fit Toussaint d'une voix douce et affaiblie. »Ce fut sa dernière parole. Je vis une lueur rapide. J'entendis un coup de feu tout près de moi. Toussaint tomba à la renverse. »Il s'était fait sauter la cervelle d'un coup de pistolet. IV --Comme quoi le capitaine Roger maria sa fille.-- On ne s'attendait pas à cette étrange conclusion dans le groupe de nos braves buveurs. --Saperlotte! fit Niquet en ôtant sa pipe de sa bouche. --Ah! par exemple... en voilà une! dit Palaproie. Barbedor avait visiblement pâli. --Que diable! murmura-t-il,--c'est ta faute, cousin... Pourquoi allais-tu lui dire: «Je me ferais sauter le caisson,» nom d'un coeur! --C'est que je l'aurais fait à sa place, répondit le capitaine froidement. Cette réponse n'était point de nature à diminuer le trouble de Barbedor. Il haussa les épaules et grommela: --Ça ne se dit pas... c'est des bêtises de se périr pour si peu de chose! --Si peu de chose! répéta le vieux Roger, qui le regarda d'un air étonné. Le ridicule avait disparu. Vous n'eussiez vu en ce moment sur son visage que la hautaine dignité du soldat. Niquet et Palaproie l'examinaient pour voir d'où le vent allait souffler. --Si peu de chose! s'écria Niquet;--l'honneur de la fille d'un militaire! --Ah! mais! gronda Palaproie;--la réputation qu'a une tache se ternit, et plutôt mourir... que d'abandonner son drapeau! De sa vie, il n'avait prononcé un si long discours. Il s'arrêta tout essoufflé et but un coup avant d'ajouter: --C'est que ça y est! --Mon cousin Jean-François, dit Roger avec une sorte de sévérité mélancolique,--je t'ai perdu bien longtemps de vue, et je ne sais pas ce que tu as fait pendant cela... mais tu n'as rien pu faire de bon, puisque tu dis que l'honneur d'une femme est peu de chose! --La plus belle moitié du genre humain! reprit Niquet. --Ah! mais oui! --Le sexe auquel un chacun doit sa mère! --Ça y est! --Nom d'un coeur! s'écria Barbedor,--voilà deux troubadours qui m'apprennent décidément l'utilité du mur d'enceinte!... Sont-ils assommants, ces deux oiseaux-là!... Et faut-il que la patrie n'ait rien à faire de sa monnaie pour nourrir, loger, habiller, blanchir et chauffer tous ces vieux singes!...--La paix, bragas! s'interrompit-il en voyant que les deux invalides essayaient de se lever;--si vous ne taisez pas vos becs, je vous vends en bloc à mon marchand de pots cassés!... Quant à toi, cousin Roger, si on ne peut plus plaisanter agréablement entre amis, faut le dire... Je ne suis pas le beau-père d'un comte, mais j'ai ma fierté tout de même... Peut-être bien qu'un jour, quand ma grande entreprise sera terminée et que j'aurai modifié personnellement le plan de Paris..., peut-être bien qu'on pourra être fier de tenir à moi par les liens de la parenté... La barrière des Paillassons... mais je n'en dis pas davantage là dessus! Roger, la bonne âme, crut entendre que la voix du fort-et-adroit tremblait. Et c'était vrai, Barbedor venait de retomber dans sa marotte. Son coeur battait la générale sous sa veste étoupée. Roger lui tendit la main. --Du moment que tu plaisantais..., dit-il. --Voilà! interrompit Niquet;--du moment qu'il plaisantait. --Ah! mais dame!... fit Palaproie;--quand on plaisante... --Assez causé! reprit le capitaine;--souffler n'est pas jouer... Réparation d'honneur au cousin!... Nous en étions à ce que Toussaint Mallaroux se fit sauter la boussole, comme disaient les marins de la garde, à cause que sa fille avait fait un faux pas... Et j'aurais agi comme lui, le cas échéant... Mais pas de danger! cartouchibus! il y a filles et filles, tout dépend de l'éducation... Quand une jeune personne a eu comme ça l'avantage de posséder dès le berceau les exemples fructueux, accompagnés de la voix de l'honneur inflexible... Je n'en dis pas plus, les vieux, crainte de passer pour vantard et la gloriole. --N'y a pas de danger, fit Niquet;--tout un chacun connaît que l'armée est l'école de la chose pour les bons principes et tout... Si j'avais eu quelquefois des enfants, aurait fallu qu'ils marchent droit comme un i, et pas de bêtises... --Oh! mais non! grommela Palaproie, que l'envie de dormir prenait doucement. Barbedor se gratta l'oreille d'un air innocent. --Quant à ça, dit-il,--le lieutenant Toussaint l'était aussi. --Quoi donc? demanda Roger. --Militaire, censé. Niquet éclata de rire. --Elle est bonne! s'écria-t-il;--l'avaleur de sabres a trouvé qu'un lieutenant fait partie du militaire. Jean-François Vaterlot était chatouilleux, nous le savons bien. Cette fois, pourtant, il ne releva point l'impertinence. Il avait son idée et son but. --J'entends par là, reprit-il avec douceur,--que la fille de ce Toussaint Mallaroux était exactement dans la même position que la fille du cousin Roger. --Comment? comment? s'écria celui-ci. --En voilà une autre, hurla Niquet sans comprendre. Et Palaproie, éveillé en sursaut: --Ah! mais!... ah! mais!... faut s'expliquer! --Mon Dieu! continua Barbedor,--je veux dire tout uniment qu'elle était la fille d'un militaire comme madame la comtesse... --Quant à ça, oui! approuva Niquet. --Ça y est! appuya Palaproie. --Et d'un militaire, homme d'honneur! acheva Jean-François Vaterlot. --Sans doute, sans doute, répliqua le vieux Roger, qui appela sur ses lèvres un sourire orgueilleux;--mais vous ne voulez pas vous mettre ça dans la tête, qu'il y a militaire et militaire. --C'est pourtant bien simple, ça! l'interrompit le sergent? Et l'adjudant: --Ah! mais oui! Roger poursuivit en versant à la ronde,--à pleins verres,--un château-laffitte de 1817, digne de caresser ce qu'il y a de mieux en fait de palais diplomatiques. --L'éducation, que diable! Quand on n'a rien négligé pour l'ordre, l'instruction, la propreté... --Nom d'un coeur! s'écria Barbedor,--tout ça ne fait pas qu'on trouve des comtes dans le pas d'un cheval!... des comtes archimillionnaires! --Le fait est, insinua Niquet,--que n'y en a pas suffisamment pour toutes les jeunesses bien éduquées. --Ah! mais non! approuva Palaproie. Roger secoua les cendres de sa pipe lentement et regarda son auditoire avec l'intime conscience de sa supériorité. --Discuter avec des brise-raison, dit-il,--c'est des bêtises, quoi donc! Les vrais sourds sont celui qui ne veut pas entendre... Ça vous fait donc bien du chagrin d'avouer que le capitaine Roger ne ressemble pas au premier venu?... Toussaint était un vrai pour le coeur et les sentiments... je ne dis rien ci-contre... mais il va quelque chose de plus apprécié dans les sociétés, c'est les manières, la tenue, le truc dont on sait se conduire avec le grand monde... Les uns le reçoivent au berceau de la nature, les autres ont beau faire de vains efforts, ils ne parviennent jamais à se le donner... La différence est là dedans: comprenez-vous? Niquet et Palaproie déclarèrent qu'ils comprenaient. Barbedor dégustait son laffitte en silence. Roger le provoqua du regard. --Tout ça, reprit-il,--c'est du latin et du grec pour le cousin, dont les fréquentations sont à la barrière, loin du centre de la noblesse ou industrie, ainsi que le haut commerce sans boutiques et les compagnies généralement comme il faut... Veuille ne pas te mécontenter, Jean-François: la chose n'est pas pour t'en faire un outrage... Si tout le monde était des marquis, où serait le plaisir de surpasser ses semblables par la particule ou autre?... Si la connaissance de mademoiselle Toussaint avait rencontré vis-à-vis de lui, pour père de la fille, un lapin comme Roger, ça aurait tourné différemment, j'en accepte l'augure! On ne se moque pas de Roger: voilà l'idiome, ne sortons pas de là! --Voilà! répéta Niquet, qui posa son vieux chapeau sur l'oreille en toisant Barbedor. --Ça y est! ajouta Palaproie. --N'empêche, dit cet entêté de Jean-François,--que c'est une fameuse affaire et un crâne billet de loterie!... Je ne suis pas jaloux, puisque je n'ai pas d'enfants personnels, du sexe ni autres... Mais j'aimerais entendre l'anecdote, narrée de la propre bouche du capitaine. Roger fut évidemment flatté. --Quoique ça soit des délicatesses de famille, dit-il,--et des affaires privées dont personne n'a le droit d'y fourrer son oeil indiscret, je ne vois pas d'empêchement à en faire le récit succinctement, étant ici entre militaires et toi seul d'ami... J'entame donc, et vous êtes priés de faire silence dans les rangs après la tournée. La tournée eut lieu. En suite de quoi, le vieux Roger demanda solennellement: --Y sommes-nous? --Présents! répliqua Niquet. --Ah! mais oui! fit Palaproie. Barbedor ne dit rien, mais il rapprocha son siége. Roger prit la pose du conteur et commença: --Il y a donc que nous avons habité la Belgique, qui est un petit pays par rapport à nous autres Français, mais jalouse d'imiter la liberté dont le drapeau tricolore flotte maintenant sur ses murs. Niquet et Palaproie ne purent refuser à ce début éloquent un signe hautement approbateur. --Étant ainsi de l'autre côté des frontières, poursuivit Roger,--dans la ville de Liége, Béatrice cultivait son piano et soignait le ménage, tandis que je me livrais à mes occupations de café et autres. Les établissements publics n'y brillent pas par le clinquant, mais par la bière, connue dans tous les pays du globe. Il y a donc que j'entendais parler çà et là, de différents côtés, du comte Achille de Mersanz... --Attention! s'interrompit le sergent,--voilà la machine! --On y est! fit l'adjudant;--qu'il passe dans les rangs! Il avait un oeil clos par le sommeil; l'autre, à demi ouvert, battait la chamade. Barbedor était tout oreilles. --Un citoyen, continua Roger,--qui mettait tout sens dessus dessous dans les Ardennes belges par ses chasses au sanglier avec les dames en calèches et uniformes à la Louis XV... un grand propriétaire, censément comme le marquis de Carabas des temps jadis. »Tout à coup, je dirai même subitement, soudain, d'un jour à l'autre, voilà mademoiselle Roger qui perd ses couleurs, en grand, pâle comme un linge, les yeux battus, pleurnichant dans les coins et manquant le ragoût. »Cartouchibus! incontinent, je médis: Ça n'est pas naturel! Ça doit être la nature qui parle dans un coeur innocent et sensible. On ne m'en passe pas. J'en ai vu de toutes les couleurs et encore d'autres nuances!... Faudrait un luron pour m'en faire voir en plein midi. »Je pris la faction du père de famille, veillant sur ceux à qui il a donné le jour. Je guettai, foutrimaquette! des yeux d'Argus et perçants comme la prunelle de l'aigle qui était en tête de nos drapeaux flottant à l'étranger. »Point de repos ni jour ni nuit, sauf le sommeil et les délassements au café avec les camarades.--Observez que les cafés, là-bas, se nomment la brasserie, en raison motivée par la consommation, qui est la bière. »Voilà donc qu'un soir... Vous ai-je spécifié que le comte Achille restait juste en face de nous? --Non, répondit Niquet. Palaproie rendit un ronflement sourd. --Si je l'ai omis, reprit Roger,--c'est dans le feu du narré... Le comte Achille avait son hôtel en face de nous, comme qui dirait vis-à-vis, de l'autre côté de la rue. Je n'étais pas jaloux de son opulence, car ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux; mais je rageais quelquefois de voir tant d'équipages et tant de laquais pour un seul muscadin. Nous n'étions pas fortunés à la maison en ce temps-là, et je ne me doutais guère que tout ça était à moi comme beau-père futur et légitime. »Vous dire comment ça se fit que les deux jeunes gens s'entre-reconnurent dans l'intimité, je m'y refuse. Ça touche à la vie privée. D'ailleurs, je ne l'ai jamais su. La fenêtre où brodait ma petite Béatrice donnait sur la rue, juste en face de la chambre à coucher du comte. Béatrice allait sur ses dix-sept ans. C'était un mélange heureux de lis et de roses. Tout le quartier se retournait pour la voir passer dans la rue. Elle avait la taille des sylphides écossaises, à prendre dans la main, une petite bouche ornée de la couleur du corail à l'extérieur, et le dedans plein de trente-deux perles. Elle faisait tout ce qu'elle voulait de son piano droit, que j'avais eu d'occasion, et le rossignol n'est rien auprès des accents de sa voix... En faut-il plus! Il paraît que non, car le voisin d'en face fut bloqué au même, tambour battant... Et toi, Palaproie, malhonnête, va-t'en te coucher si tu as sommeil! Niquet donna un grand coup de poing sur le pauvre coude osseux qui était l'épaule de l'adjudant. Palaproie sauta, saisit son verre et dit: --Ah! mais oui!... présent à l'appel! --Et comme ça, demanda Barbedor,--le comte vint vous faire la demande bien honnêtement, et ça fut une fière noce? Roger but un coup. Après avoir bu, il caressa longuement sa moustache. --Tu es curieux, cousin Jean-François, dit-il;--j'aime à penser que c'est pour l'intérêt que tu nous portes. --Nom d'un coeur! s'écria bonnement Barbedor,--je voudrais bien savoir ce que ça me fait de froid ou de chaud... qu'ils s'épousent! qu'ils ne s'épousent pas... --Un mot de plus, l'interrompit sévèrement Roger,--et tu tombes dans l'impolitesse!... Ah! le défaut d'éducation primaire sera toujours un malheur chez l'homme qui ne fut pas bien élevé dès son bas âge!... Écoute, Niquet; Palaproie, prête l'oreille attentive; c'est une histoire qui vaut la peine davantage que celle des recueils périodiques et la suite au prochain numéro... Ça ne marcha pas tout seul, non!... le comte ne me fit pas la demande selon le grand chemin plat et ordinaire... Ça fut un roman intéressant de l'amour... Insensiblement, je voyais ma Béatrice pâlir et maigrir; je la trouvais souvent toute rêveuse et répondant de travers à mes questions paternelles... Afin de la mettre en garde contre les dangers de l'inexpérience, je glissais des demi-mots dans la conversation. Je lui disais de se méfier du sexe le plus fort, et que le loup peut s'insérer dans la bergerie quand on laisse un entre-bâillement à la porte... et autres... Je chantais en me faisant la barbe la chanson bien connue: Il est plus dangereux de glisser Sur le gazon que sur la glace... Bref, toutes les précautions y étaient, quand tout à coup, un soir, en rentrant, je trouve la chambre de mademoiselle Roger vide et une lettre sur la table. »Une lettre à mon adresse. »Je ne pus pas la lire tout de suite, cette adresse-là; car j'avais trente-six chandelles devant les yeux, et il me semblait que mon coeur allait se casser dans ma poitrine... --Comme ça, dit Niquet voyant que le capitaine s'arrêtait, tout pâle,--la petite s'était ensauvée... --Avec le muscadin..., ajouta Palaproie enorgueilli de sa perspicacité. Barbedor bourrait sa pipe d'un air impassible. Roger mit ses deux mains à plat sur sa poitrine. --Quand je pense à ça, poursuivit-il,--ça m'oppresse bien encore un petit peu... Les enfants, j'en ai vu de rudes dans ma vie... Mais ce moment-là, dame, je faillis étrangler en grand par étouffement du coeur... Béatrice! ma fille! mon pauvre amour chéri... Deux larmes roulèrent sur la joue bronzée du vieux soldat. Niquet et Palaproie se frottèrent les yeux. Ce gros judas de Barbedor tendit sa main calleuse au capitaine, qui la serra en disant: --Merci, Jean-François, mon cousin;--je sais que tu as bon coeur... C'est les bonnes manières qui n'y sont pas... »Mais, s'interrompit-il,--je ne sais pas pourquoi je pleure, moi! ne dirait-on pas que je vais raconter une déroute! Bien au contraire, cette soirée fut l'aurore de la félicité, comme vous allez le voir par la fin de ce récit. »La lettre de Béatrice me demandait bien des pardons de s'être fait enlever, donnant pour raison que c'était le bon motif, mariage civil et à l'église, qui était sous jeu, et qu'elle avait craint les sévérités d'un père, à cause de son âge si tendre. »Tout ça tourné aux petits oignons, d'un style coulant et agréable à tirer toutes les larmes du corps. »N'empêche que je ne m'endormis pas sur le rôti. J'allai au café, où je soumis le cas aux plus vénérés des clients. Quand je dis au café, c'est la brasserie. Il y avait là un avocat flamand, gros comme toi, cousin Jean-François. Il me dit: »--Le comte de Mersanz, votre voisin, est justement parti ce soir. C'est une affaire: détournement de mineure. Il a près d'un million de revenu, vous pouvez vous faire une aisance. »Moi, je répliquai: »--Ce Mersanz est militaire: c'est un cas de contre-pointe: je n'ai pas besoin de procureur. --Fameux! s'écria Niquet. --Ah! mais!... appuya Palaproie en rêve. --Et je rentrai chez moi, reprit Roger, pour régler l'histoire du duel... Je n'ai pas besoin de me vanter, pas vrai? je suis connu! je l'aurais embroché comme une mauviette, si je l'avais trouvé... --Ah! ah! fit le sergent;--tu ne le trouvas pas? --On s'entre-cherche comme ça souvent... balbutia l'adjudant;--c'est comme un fait exprès. --Laissez dire le cousin! ordonna Vaterlot. Roger se rinça la bouche. --Quinze jours après, continua-t-il avec un certain embarras,--je reçus une lettre signée «Béatrice, comtesse de Mersanz.» NIQUET: C'est toi qui dus être content! PALAPROIE: Ah! mais oui, qu'il dut l'être. BARBEDOR, _très-froidement_: Et ça finit comme ça, l'histoire? ROGER, _versant une abondante tournée_: L'éducation... les principes... voyez vous... Ma petite Béatrice avait le fil... en outre que M. le comte,--soit dit sans l'offenser puisqu'il est présentement mon gendre, et comme tel de ma famille,--en outre que M. le comte savait que je le cherchais l'arme au bras, l'ayant dit ici et là, et partout, à qui voulait l'entendre, à haute voix, que j'aurais, le cas échéant, le sang du séducteur jusqu'à la dernière goutte! NIQUET: Quand on s'y prend comme ça... voilà! PALAPROIE: Ça y est! BARBEDOR: Alors, tu n'as pas été de la noce? NIQUET _à Palaproie_: Est-il taquinant, ce gros robinet à vin blanc. PALAPROIE: Ah! mais oui! ROGER, _qui a regardé de travers le cousin Jean-François_: C'est sous-entendu qu'ils s'étaient mariés à l'église d'abord dans un petit pays prussien, là-bas, vers la Nouvelle-Montagne, connue par son zinc. La lettre était justement pour me demander mon consentement par écrit et les papiers, afin de se marier au civil devant la loi... Il n'y avait pas trop à réfléchir; puisque les choses étaient comme ça pas mal avancées... d'ailleurs, le parti ne me déplaisait pas au fond... NIQUET: Pas dégoûté, l'ancien! PALAPROIE: Ah! mais non! BARBEDOR, _avec un sourire_: Un titre de comtesse avec huit cent mille livres de rente. ROGER, _solennellement_: Il n'y a point sous la calotte des cieux un parti trop haut pour la fille d'un capitaine de l'armée française! NIQUET: Bien dit! PALAPROIE: C'est que ça y est! BARBEDOR: Et, quand tu arrivas, cousin, le mariage civil était fait? ROGER: Grâce aux papiers que j'avais eu soin d'envoyer d'avance. BARBEDOR: Le mariage civil se fit aussi dans ce petit village prussien?... ROGER: Non pas!... à Bruxelles en Brabant, ville de trois cent mille âmes, au su et au vu de tous les habitants de cette capitale... Voilà comme ça se joue, mon vieux, quand l'éducation y est, et les manières, et les principes, enfin tout ce qui compose le truc..., sans compter qu'un papa d'un certain genre ne nuit pas à la chose... pas vrai, Niquet? NIQUET: Tu veux mon avis? le voilà: Tu as mérité le bonheur de ton enfant! PALAPROIE: Ça y est... dans le cinq cents... du premier coup! Jean-François Vaterlot tirait cependant sur sa pipe comme un malheureux. Un observateur eût aisément jugé qu'il avait encore quelque chose à demander. Mais la question était apparemment bien grosse... elle ne pouvait passer. --Eh bien, cousin! dit le triomphant Roger en lui versant à boire,--ça a l'air de te chiffonner, cette aventure là. --Nom d'un coeur! se récria Barbedor;--pourquoi donc? --Y a comme ça des particuliers qu'ont de la jalousie, continua le sergent. --Ah! mais! fit l'adjudant. --Tonnerre! gronda Vaterlot;--si ces deux-là jouissaient seulement chacun d'une jambe de rechange, on parlerait par gestes tous trois, mais contre deux... et y aurait encore du retour à donner... mais n'y a rien à faire avec ces écloppés... Moi jaloux? Dieu merci! je me bats l'oeil des comtes et des barons!... quand le mur d'octroi va être percé... seulement, on aime à s'instruire, pas vrai... Moi qui parle, je n'ai pas voyagé beaucoup... j'aimerais savoir si les actes de mariage, c'est fait comme chez nous dans ce pays de Belgique. --Ma foi, répondit Roger,--je n'en sais rien... ça doit être quelque chose d'approchant. Si le vieux capitaine avait examiné son cousin Jean-François en ce moment, il aurait vu s'épaissir la couche écarlate qui enluminait si violemment sa grosse face. Barbedor travaillait pour la barrière des Paillassons,--le traître! --Pardon, excuse, reprit-il bonnement,--j'avais cru que tu avais vu l'acte de mariage de ta fille... Tu n'es pas curieux, quoi, voilà! --Est-ce que tu voudrais insinuer...? commença Roger, qui fronça le sourcil. Jean-François Vaterlot avait ce qu'il était venu chercher. Le renseignement conquis par lui valait bien la recherche faite par Léon Rodelet dans les cartons de maître Souëf (Isidore-Adalbert). Il possédait désormais de quoi payer l'article du _Journal des Débats_. Le sergent Niquet et l'adjudant Palaproie, comprenant vaguement que ce sujet d'entretien blessait leur bon ami Roger, étaient tout disposés à s'y cramponner, tant ils avaient l'âme bonne. Ce fut Barbedor lui-même qui changea brusquement la conversation. Il donna une ronde poignée de main au cousin et dit: --Des fois, en voulant prouver qu'on prend de l'intérêt aux amis, on a l'air de s'immiscer fâcheusement dans leurs affaires du particulier... Si j'ai commis une ou plusieurs gaucheries, l'intention n'y était pas réputée pour le fait... Tu as crânement marié ta fille, cousin; tant mieux pour elle et pour toi: je n'en éprouve que le plaisir le plus sincère de t'en adresser mon compliment... En raison de quoi, débouchons-en une nouvelle et chantons sans rancune des hymnes patriotiques en l'honneur de Bacchus! Roger ne repoussa point la main qu'on lui tendait, mais un nuage resta sur son front, tandis que Niquet, Palaproie et Jean-François entonnaient une de ces chansons militairement rabelaisiennes, où l'on se moque des moines, des nonnes, des prêtres, etc., etc., avec autant d'esprit que de coeur. Il but quatre ou cinq verres coup sur coup et ne fit chorus qu'au troisième couplet. A la fin de la chanson, il dit comme malgré lui: --Cartouchibus! quand j'arrivai à Maestricht, ils étaient mariés dur comme du fer!... on l'appelait madame la comtesse... et j'eus une pipe garnie pour cadeau de noces... Du diable si l'idée me vint de réclamer l'acte de mariage!... --Comment! s'écria Barbedor,--tu en es encore à ruminer là-dessus, cousin? --Foutrimaquette! gronda le capitaine; il m'appela beau-père tout de suite... et le poulet qui osera se moquer d'un gaillard comme moi n'est pas encore sorti de sa coquille! V --Le réveil de Béatrice.-- Le soleil de midi inclinait les bouquets trop lourds des lilas. Le feuillée était chaude; sous les bosquets, l'air circulait tout imprégné du parfum des fleurs. Ces tièdes matinées où le printemps mûr a déjà les langueurs de l'été, répandent ces senteurs particulières qu'on reconnaît toute sa vie après les avoir respirées une fois. Cela produit sur les sens le double effet d'un cordial et d'un narcotique. L'âpre émanation des feuilles toutes jeunes, frappées par le rayon trop brûlant, se mêle aux suaves aromes des corolles tôt ouvertes. L'herbe qui pousse jette de vigoureuses effluves, la terre fermente; il semble que chaque odeur distincte puisse être perçue dans la brise, qui pourtant les entraîne confondues. C'était ainsi dans ce beau jardin de Mersanz, dont les allées déroulaient leur sable d'or sous les vertes voûtes. Le balcon de l'hôtel du Tresnoy ne voyait que la plate-forme où trônait ce quatuor burlesque, commandé par le capitaine Roger. A droite et à gauche, c'étaient de mystérieux bosquets, des pelouses abritées où nul indiscret regard ne pouvait pénétrer. Au bout des larges avenues, quelques statues blanches se montraient à demi. La pièce d'eau bruissait derrière les charmilles, précédant la cascade qui se perdait là-bas dans la grotte envahie par les lierres. Il y avait, vers l'extrémité orientale de l'hôtel, deux croisées dont les persiennes étaient closes. Elles donnaient sur un gracieux parterre au delà duquel un quinconce de grands ormes abaissait des branches pleureuses jusque sur la pelouse. Deux cignes nageaient silencieusement sur le bassin aux lèvres de marbre et se jouaient autour du jet d'eau patient, qui dispersait au soleil sa petite gerbe nacrée. Ces deux croisées appartenaient à la chambre à coucher de la comtesse Béatrice. Un temple charmant que l'amour du comte Achille s'était plu à rendre digne de l'idole! Car il aimait bien, au commencement, ce comte Achille. C'était un de ces coeurs fougueux dont les premières ardeurs imitent à s'y méprendre la passion délicate et profonde. Ceux-là sont d'autant plus dangereux qu'ils ne mentent point. Leur âme est donnée de franc jeu. Seulement, ils la reprennent. La chambre à coucher de la comtesse Béatrice, tendue de lampas bleu sur bleu, montrait à demi, ce malin, les mignardes coquetteries de son style Louis XV. On voyait bien que ces meubles, ces tentures et ces délicieux colifichets avaient été appareillés à plaisir par le soin amoureux d'un artiste. C'était adorablement joli, et rien ne manquait dans ce boudoir-musée, qui résumait le luxe du XVIIIe siècle. Il faisait presque nuit. La mousseline des Indes tamisait ces douces lueurs qui venaient du jardin au travers des persiennes closes et des tentures tombantes. Il fallait s'accoutumer à cette obscurité pour apercevoir, au fond de l'alcôve, parée comme un autel, le délicieux visage de Béatrice endormie. Vous avez tous éprouvé une surprise mêlée de colère à la vue de certains abandons. Il y a des femmes si belles et à la fois si bonnes, que l'injure qui les frappe semble un sacrilége et un blasphème. Le coeur se serre quand on songe que le malheur et la tristesse peuvent courber ces fronts d'ange, et qu'une créature, la plupart du temps inférieure, a le pouvoir de cacher sous une voile de deuil ces radieuses auréoles. Hélas! il en est toujours ainsi, depuis que le monde est monde. Ce bandeau qui couvre les yeux de l'amour est le symbole le plus navrant et à la fois le plus vrai de la mythologie antique. La vie humaine, sous ce rapport, ressemble à une immense agape où les coeurs vont s'appareillant au hasard des flambeaux éteints. Il y a des compensations qui font frémir. Tandis que ces belles saintes souffrent leur silencieux martyre, d'autres femmes armées en guerre vengent leur sexe, fatalement et cruellement, sur quelque haute nature de penseur ou de poëte. Les comtes Achille ont leurs pendants parmi ces dames, et, chaque fois qu'un pauvre ange s'éteint dans les tortures de l'oubli, quelque Béjart rieuse, quelque Éléonore hautaine, fait tourner en larmes le sang de Torquato ou brise le coeur de Molière. Bien des gens vous diront qu'il ne faut accuser personne. C'est le sort du péché originel. Cela fait les saintes et cela fait les poëtes. Toute montagne à sa vallée, toute lumière à son ombre. Béjart n'est pas méchante au fond; Éléonore joue son rôle et accomplit sa destinée. Quant au comte Achille, vous savez bien que c'est un galant homme. A l'heure où il fait serment d'aimer toujours, il est sincère. Pour tout l'or du monde ou même pour un trône, vous n'obtiendriez pas de lui un mensonge. Ce coeur, je vous l'affirme, a des côtés nobles. Cette fierté entrerait en révolte à la pensée d'une lâcheté. Mais l'âme a ses infirmités lamentables; mais les sens vainqueurs peuvent dompter l'esprit qui s'endort. Et la conscience elle-même est faible contre cet irrésistible avocat qui s'appelle le désir. Le récit du bon capitaine Roger était un peu vide, attendu que ni son gendre ni sa fille ne lui avaient raconté leurs petits secrets; mais ce récit ne contenait du moins rien qui ne fût conforme à la vérité. C'était à Liége que le comte Achille et Béatrice s'étaient vus pour la première fois. Béatrice habitait avec son père un petit appartement modeste; Achille occupait de l'autre côté de la rue le plus bel hôtel qui fût dans la ville. Béatrice chantait tout le jour. Depuis qu'elle se connaissait, elle n'avait éprouvé qu'un chagrin, l'absence de sa mère. Le capitaine Roger n'aimait pas lui parler de sa mère. Mais quelquefois, par boutades, quand il avait vidé avec un ancien camarade un flacon ou deux de vin de France, il abordait ce sujet de lui-même et ne tarissait plus. C'étaient alors de singulières paroles qui tombaient de sa bouche, des paroles étrangement contradictoires. La pensée du bon capitaine s'exprimait, en ces cas-là, plus confusément encore que d'habitude. On n'aurait vraiment su dire, après l'avoir entendu, ce qui dominait en lui de la rancune ou de l'enthousiasme. Parfois, ses souvenirs débordaient, doux et tendres comme l'élégie en deuil; parfois il enfilait de terribles chapelets d'imprécations. Béatrice avait écouté souvent sa parole émue, et il semblait alors que ses regrets caressaient un fantôme adoré; mais, tout de suite après, une tempête de colère s'élevait: c'était une averse de jurons et de malédictions. Deux noms se faisaient jour dans cette avalanche de paroles confuses: Perlette et Garnier. Perlette, Béatrice le devinait bien, était le nom de sa mère. Garnier devait être le génie du mal, le traître de ce petit drame. Depuis bien longtemps, Béatrice n'interrogeait plus; car il suffisait d'une seule question pour plonger son père dans le silence. Elle écoutait, essayant de faire la lumière dans ce cahos. Elle rapprochait les aveux échappés, elle tirait des inductions. De ce qu'elle avait pu entendre, une certitude ressortait pour elle, c'est que sa mère vivait. Le capitaine, en effet, parlait parfois de la punir. Mais il n'y avait que cela de clair. Impossible de savoir où était cette Perlette, ce qu'elle faisait, ni rien autre. C'était peu. C'était assez pour servir de base aux rêves et aux aspirations d'un jeune coeur. Quand Béatrice était seule à la maison, et ceci arrivait souvent, car le vieux soldat était un des meilleurs piliers de la brasserie voisine, Béatrice se prenait à songer. Elle évoquait l'image de sa mère; à l'aide des paroles incohérentes arrachées par l'ivresse à Roger, elle se faisait un portrait de sa mère. Elle la voyait, elle l'aimait, elle se disait: --Quelque jour, je la retrouverai! Pour s'exciter au travail, elle pensait: --Ma mère m'aimera mieux si je suis bien savante. Roger l'avait mise dans une petite pension, tenue par de pauvres vieilles qui ne prenaient pas bien cher parce qu'elles n'en savaient pas bien long. Elles avaient du moins de la religion, de l'honneur et du coeur. Béatrice s'excitait à les aimer pour l'amour de sa mère, qui ne devait être, selon toute apparence, ni bien savante, ni bien riche. On se représente la femme du capitaine Roger. Les maîtresses de pension étaient deux. Béatrice en choisit une: la plus douce et la moins grêlée, pour essayer son coeur et jouer à l'amour filial. Je ne sais si j'ai bien fait d'écrire ce mot _grêlé_, trivial et parisien au premier chef, un de ces mots qui tient un rang distingué dans le vocabulaire des gaietés faubouriennes.--Mais c'est que cette partie de mon récit est calquée sur nature. Je tiens ces faits de la bouche même de Béatrice, qui souriait et qui pleurait, la bonne âme, au souvenir de la demoiselle Fayel. Émerance Fayel. Et je ne saurais dire ce que la prétention idiote de ce nom romanesque: Émerance, appliqué à cette humble béguine du pays liégeois, ajoutait pour moi d'intérêt et de saveur à ces récits. Béatrice réussit. Elle était capable de tout en fait d'amour. Elle parvint à aimer Émerance Fayel comme si c'eût été sa mère. La bonne fille le lui rendait bien. Comment ne pas aimer cet ange au candide sourire, dont le regard était comme un beau reflet des puretés célestes? Les demoiselles Fayel avaient bien quelques livres: Béatrice les dévora et devint un peu plus savante que ses maîtresses. Le niveau musical vaut mieux là-bas que chez nous. Émerance était une musicienne d'instinct; Béatrice avait toutes les aptitudes heureuses. Elle devint une exécutante remarquable sur le clavecin vermoulu de la pension. Quand elle eut quatorze ans, Roger, qui devenait habile au métier de buveur de bière, voulut faire des économies. Il supprima du même coup la pension de Béatrice et les gages de sa gouvernante. Béatrice remplaça la gouvernante. Elle fut chargée de raccommoder le linge et de tenir la maison. Les fenêtres du logement de Roger avaient pour vis-à-vis la façade de ce grand hôtel où personne n'habitait. Béatrice connut la solitude et regretta bien souvent les pauvres joies de la pension Fayel. Roger avait raison de vanter l'éducation de sa fille; il avait tort seulement de s'en appliquer les mérites. L'éducation de Béatrice, humblement commencée, se poursuivit toute seule. Elle devint musicienne par la grâce de son admirable organisation, et les livres qu'elle pouvait se procurer nourrirent son intelligence. Vous l'eussiez vue en ce temps-là, aux heures où les soins du ménage ne réclamaient point son travail, vous l'eussiez vue assise à la croisée de sa chambre simple et proprette; ses doigts de fée et ses yeux charmants étaient à sa broderie;--mais son esprit, où allait-il? Qui pourrait dire en quels pays inconnus le rêve emporte ces imaginations d'enfants que bercent le silence et la solitude? Parfois, les voisins entendaient un chant suave autour duquel le piano aigrelet jetait d'agiles accompagnements. Les voisins disaient: --C'est la petite Française. Les voisins l'aimaient et l'admiraient quand elle passait pour se rendre à l'église. Les jeunes filles du pays liégeois sont souvent très-belles; jamais elles ne sont belles ainsi. Il y avait vraiment des rayons autour du front de ce doux ange. Deux années se passèrent. Un matin, cet immense palais qui fermait en face de la maison de Roger ses hautes croisées grises, sembla s'éveiller tout à coup de son sommeil. Un peuple d'ouvriers emplit les salons et les galeries. On restaurait l'hôtel; l'hôtel allait être habité. Roger, qui savait tout à la brasserie, dit en revenant, le soir, qu'on attendait un comte légitimiste. --Un propre à rien, ajouta-t-il de son cru,--un aristocrate comme on les appelait dans le temps, un colonel pour rire, qui ferait bien mieux d'être à la tête de son régiment comme les nôtres font. La valeur a soumis l'Europe avec gloire. Ceci importait peu à notre Béatrice. Quelle idée peut faire naître chez une jeune fille ce titre de colonel? Front demi-chauve, moustaches grisâtres. Béatrice avait bien autre chose à penser, mon Dieu Seigneur! L'aînée des demoiselles Fayel était morte. La cadette, cette pauvre Émerance, n'avait pu soutenir toute seule la petite pension. Au moment où la décadence de l'établissement prenait des proportions inquiétantes, la maladie était venue: dernier coup de massue. Émerance, dépossédée, se mourait dans la misère. Nous savons bien que le capitaine Roger n'était pas du tout un méchant homme; mais son appétit et sa soif étaient réellement au-dessus de ses modestes ressources. En outre, il n'aimait pas les vieilles dévotes. Béatrice avait imploré en vain un petit secours. Aussi, elle travaillait, la chère enfant! Le jour levant, on trouvait à l'ouvrage, et si la pauvre Émerance avait quelques douceurs dans son taudis, elle les devait à son ancienne élève. Son ange, comme elle la nommait en pleurant... C'était par une après-dînée de septembre. Roger était en fonctions à la brasserie comme d'habitude, et Béatrice, la tête lourde, les yeux rougis pour avoir veillé toute la nuit précédente, essayait en vain de combattre le sommeil. Ses paupières fatiguées battaient; sa main, d'ordinaire si preste, s'engourdissait à la besogne. Elle travaillait néanmoins; car, avec le prix de la broderie commencée, elle comptait porter à la pauvre vieille Émerance une potion et du vin. Mais bientôt, vaincue par la lassitude, elle s'affaissa contre l'appui de la fenêtre et s'endormit à son insu. Un léger mouvement se fit alors à la fenêtre de l'hôtel, qui s'ouvrait précisément en face de la sienne. Le rideau de magnifique mousseline s'écarta, une tête de jeune homme se montra. Le jeune homme était beau. Sa physionomie peignait une admiration sans bornes. Tant que dura le sommeil de Béatrice, il resta en contemplation devant elle. Quand Béatrice s'éveilla en sursaut, il se retira brusquement. La belle enfant reprit sa tâche en se reprochant sa paresse. Elle travailla tant et si bien, qu'elle arriva au bout vers le tomber du jour. Elle sauta joyeusement sur ses pieds. --Comme ma bonne Émerance va être contente! se dit-elle. Avant de jeter un fichu sur ses épaules pour aller faire ses pieuses emplettes, elle puisa de l'eau à la fontaine et arrosa ses fleurs,--ses seules amies,--dont les tiges, frappées par le soleil, s'inclinaient sur sa croisée. Je ne sais comment cela se fit. Le beau jeune homme n'avait point quitté son poste d'observation. Il dut se pencher imprudemment pour mieux voir le geste tout gracieux de Béatrice, car celle-ci l'aperçut tout à coup. Elle ne put retenir un cri. Les regards de cet inconnu l'avaient blessée comme un rayon trop éclatant. Elle ferma sa croisée pour la première fois depuis bien longtemps. En s'habillant, elle était toute troublée. Le long de la route qui menait chez l'ancienne maîtresse de pension, elle songeait. Dès qu'elles se mettent à rêver ainsi, les jeunes filles ont frayeur. Béatrice, tant que dura le chemin, se figura qu'elle entendait, derrière elle, des pas d'homme qui tâchaient de se faire légers sur le pavé. Elle n'osa point se retourner. Le soir, elle dit à son père: --J'ai vu le fils du colonel. --Le colonel n'a point de fils, répliqua Roger;--c'est quelque serviteur, domestique, intendant, factotum ou autre, que tu auras entr'aperçu... A-t-il pris les airs de te regarder insolemment ou lorgner avec hardiesse? --Oh! non, certes! répondit Béatrice, qui rougit;--il a l'air plutôt bien timide. Roger lui donna le baiser de la bonne nuit. --N'aie pas d'inquiétude, fillette, dit-il;--ces oiseaux-là n'auront pas le toupet de s'attaquer à l'enfant du vieux Roger! Cette nuit-là, Béatrice dormit peu. Elle croyait de bonne foi n'avoir d'autre souci que la maladie d'Émerance et son état de complet dénûment. Mais, le lendemain, il s'était opéré un prodige. La baguette d'une bonne fée avait touché le seuil de cette indigente demeure où l'ancienne maîtresse de pension se mourait, découragée. Comment expliquer autrement le changement qui s'était opéré? La chambre nue avait de bons meubles bien simples, mais commodes et propres. Dans l'armoire, qui était elle-même un cadeau de la fée, du linge s'empilait. Au lieu du grabat misérable, un lit confortable et tout neuf étalait ses draps blancs. La pauvre vieille demoiselle était aux trois quarts ressuscitée par la joie. Elle parlait d'ange et de miracle. Le miracle était l'oeuvre du jeune comte de Mersanz, qui était l'ange. Est-il besoin de conter le reste en détail? Ce fut près de ce lit d'agonie que Béatrice entendit pour la première fois la voix d'Achille. Car le bonheur fut impuissant à sauver la pauvre Émerance. Elle retomba au bout de quelques jours et s'en alla tout doucement, unissant dans la bénédiction suprême ces deux êtres secourables que Dieu lui avait envoyés pour entourer sa dernière heure de consolations et d'espoirs: Achille et Béatrice. Achille était venu chez Émerance sur les pas de Béatrice. La beauté de la fille de Roger l'avait littéralement ébloui. C'était comme cela qu'Achille devenait amoureux. Il portait encore le grand deuil de sa première femme,--cette pauvre douce créature que madame de Sainte-Croix avait tuée par le chagrin. La mère de Césarine. Le comte Achille la regrettait sincèrement, il faut bien le dire. Depuis le commencement de son deuil, le comte Achille menait une vie exemplaire et se croyait cuirassé contre l'amour. Ce serait se tromper que de croire à une séduction préméditée. Le comte Achille était incapable de cela. Le caractère de Lovelace n'est point français. Cette froide diplomatie du coquin élégant appartient en propre à la joyeuse Angleterre. Nos perversités sont, par bonheur, autrement faites que celles de nos bons voisins et alliés. Achille aimait comme un fou. Ses amours le prenaient par accès subits et foudroyants, comme d'autres ont des attaques d'apoplexie ou de haut mal. Sa première idée fut d'épouser. Il garda cette idée-là très-longtemps, à l'exemple de ce débiteur loyal qui disait: «J'aimerais mieux ne vous payer jamais que de nier ma dette un seul instant.» Il était riche, il était libre, et, en définitive, la fille d'un capitaine en retraite occupe une de ces positions neutres qui ne peuvent être un obstacle insurmontable. Il n'y a pas là mésalliance dans toute l'acception du terme, comme si, par exemple, on épousait la fille d'un courtier ou d'un traitant. Nous employons ce mot suranné pour ne choquer personne. Eût-il épousé la fille d'un traitant ou d'un courtier, comte Achille savait bien, d'ailleurs, qu'il était, vis-à-vis du monde parisien, dans la position de ces grandes puissances dont le pavillon couvre la marchandise. Il n'y avait que deux obstacles sérieux. Le premier était une vivante barrière, le meilleur ami, le tuteur, le père d'Achille, le vieux général S***, devenu maréchal, duc de ***. Le maréchal avait aimé à l'adoration la première femme d'Achille, qu'il n'appelait jamais que sa fille chérie. Le maréchal avait pris au sérieux sa haute fortune. Il regardait un peu son neveu comme l'unique héritier de sa gloire. La pensée d'une mésalliance l'eût très-fort irrité. Pas autant, cependant, que la pensée d'un parjure ou d'une lâcheté. Le second obstacle était d'une autre nature: les convenances, le deuil de la première comtesse de Mersanz. Chaque jour devait entamer cet obstacle et l'user à la fin dans un délai donné. Les amours du comte Achille étaient pressées. Quelques mois d'attente s'allongeaient pour lui à la taille d'un siècle. Est-ce un crime d'enlever sa femme? Nous n'avons pas dit encore quel était l'état du coeur de Béatrice. Ce que Béatrice avait éprouvé pour le comte Achille, dès le premier moment, c'était de l'adoration. Elle était subjuguée et sa passion, à elle, devait être de toute sa vie. Béatrice crut tout ce que le comte Achille voulut lui dire. La pensée que son héros pût se parjurer n'entra même pas dans son esprit. Le doute seul eût été à ses yeux un sacrilége et un blasphème. Il y eut autour d'elle comme un enchantement qui enveloppa son âme. En elle, rien ne résista; tout fut complice, tout, jusqu'à sa belle piété. Achille était pieux; elle l'avait vu ainsi. En descendant le perron de son splendide hôtel, Achille ne s'était-il pas rendu près du lit de douleur de la pauvre Émerance? Rien n'absout, je l'avoue de tout coeur, la fille qui abandonne son père. Mais l'affection filiale de Béatrice plaidait aussi la cause de son amour. Comme il allait être heureux, ce bon Roger, quand sa fille l'appellerait à partager son opulence! N'oubliez pas que Béatrice ne connaissait rien du monde. N'oubliez pas non plus ce qu'était Roger lui-même, et quelle place devait occuper dans l'esprit de sa fille la pensée d'augmenter son bien-être matériel. Les sentiments qui se rapportent à un brave comme Roger, ne peuvent guère planer. S'ils ont tendance à se rapprocher des sphères éthérées, la personne même de Roger pèse sur leur vol et les ramène vers la terre. Qu'était-ce, d'ailleurs? Une absence de quelques jours, le temps de se marier en Hollande ou en Prusse. L'inquiétude du père serait guérie par une lettre. Et que de joie pour payer les ennuis de cette courte absence! Béatrice quitta volontairement la maison de son père. Achille l'avait effrayée par la possibilité d'un refus, motivé sur son extrême jeunesse. Elle partit, baignée de larmes, mais heureuse. En ces années qui précédèrent et suivirent la révolution de juillet, il y avait, on s'en souvient, un déluge de réformations religieuses. Les prêtres fantaisistes abondaient à ce point, que les statisticiens seuls savaient le compte et le nom de ces nouveaux cultes. Le mariage de Béatrice avec le comte Achille de Mersanz fut célébré non loin d'Aix-la-Chapelle, sur le territoire neutre, par un prêtre de l'église universelle allemande. Il fallait peu de chose pour tromper les scrupules de la pauvre jeune fille, et Achille, dans son âme et conscience, comptait payer à échéance cette lettre de change entachée de nullité. Quant au mariage civil, célébré à Bruxelles, selon le récit du capitaine, rien de semblable n'avait eu lieu. Le capitaine avait été trompé. En arrivant dans la capitale belge, il avait trouvé sa fille installée à l'hôtel de Mersanz et portant officiellement le nom du comte. Aucun doute ne s'était élevé dans son esprit, et, si l'on veut bien réfléchir, on accordera que la plupart des pères eussent partagé son erreur. Achille et Béatrice parlaient de leur mariage comme d'un fait patent. Tout le monde à Bruxelles les croyait mariés, et la jeune comtesse était la folie de la ville. Pour empêcher un bon capitaine en retraite de boire sa choppe avec sécurité, il faut au moins l'ombre d'un doute, un prétexte d'inquiétude, une tache au soleil. Il n'y avait rien.--Et réellement la coutume n'est pas de prouver ces choses qui se démontrent d'elles-mêmes comme la lumière, comme le mouvement, comme la vie. Avez-vous vu parfois des gens afficher sur leur porte leur acte de mariage? Tout se passa donc comme il faut. Roger se fit reconnaître dans tous les lieux choisis où se vend le faro pour le beau-père légitimes de M. le comte de Mersanz: il ne s'appelait plus Roger; il se désignait lui-même ainsi: «C'est moi dont la fille a épousé mon gendre, le comte Achille.» Son contentement était si grand, que ses opinions politiques s'en ressentaient un peu. Il tournait au blanc; il comprenait les orgueils de cette aristocratie à laquelle il avait désormais l'honneur d'appartenir. Quand les jeunes époux quittèrent Bruxelles, ce fut pour voyager. Roger eut une pension et alla s'établir en province. Le deuil du comte Achille prit fin. Une seule fois, Béatrice réclama l'accomplissement de la foi jurée: ce fut lorsqu'il s'agit d'affronter ce grand monde parisien qui, de loin, lui faisait peur. Le comte Achille opposa une fin de non-recevoir assez spécieuse. Il dit: --Tout le monde nous croit mariés depuis plus d'une année. Allons-nous révéler au monde le malheur de notre position? Tu es ma femme devant Dieu, ma Béatrice chérie, et rien ne presse, puisque nous n'avons point d'enfants... Quand je t'aurai présentée au maréchal, à ma famille et à mes amis, nous chercherons, nous trouverons un moyen... Puisque notre union feinte a été publique, il faut de toute nécessité que notre union réelle soit secrète, sous peine de faire mentir ces jours de bonheur et d'honneur qui viennent de s'écouler pour nous... Le comte de Mersanz ne peut pas dire au monde: «J'épouse ma maîtresse...» Béatrice, ma belle et pure compagne peut dire bien moins: «J'ai été la maîtresse du comte de Mersanz.» Béatrice lui répondit: --Un prêtre a consacré notre tendresse. J'ai confiance en toi, puisque je t'aime. Tu choisiras l'heure. Depuis lors, des années s'étaient écoulées. Béatrice n'avait pas peur. C'est à peine si une vague inquiétude la prenait parfois quand elle songeait à son père. Elle croyait à son mari comme en Dieu. C'était encore la lune de miel quand ils arrivèrent à Paris. Si quelque chose avait pu resserrer les liens qui les unissaient, c'eût été la gentille affection de la petite Césarine pour sa jeune belle-mère. Tous ceux qui voyaient Béatrice l'aimaient; mais Césarine n'était pas dans la position de tout le monde. Il ne faut pas se dissimuler qu'entre belle-mère et belle-fille, il y a de sérieux motifs d'aversion. La haine n'est jamais bonne, mais ici la haine prend la source dans un sentiment pieux: une tombe sépare profondément deux êtres qui doivent désormais vivre sous le même toit. Le comte Achille, qui adorait sa femme et sa fille, redoutait beaucoup le moment de leur première rencontre. Césarine pleura, mais le sourire naquit parmi les larmes, et elle tendit son front à sa nouvelle mère en disant: --Je croyais que je ne pourrais pas vous aimer. Béatrice la prit dans ses bras. Achille, tout heureux, malgré les souvenirs évoqués, s'éloigna. Césarine et Béatrice restèrent seules. Achille les retrouva ensemble: Césarine sur les genoux de Béatrice. Depuis ce moment, Césarine eut en Béatrice la meilleure des amies. Il n'y eut pas un nuage entre elles jusqu'au moment où mademoiselle Maxence de Sainte-Croix fit son entrée à la pension Géran. Vers cette époque, Césarine commença à se refroidir. Béatrice aurait eu pourtant grand besoin de ses caresses. Il y avait déjà du temps qu'elle avait appris ce que c'était que le chagrin. Le maréchal, si bon avec tout le monde, lui tenait rigueur depuis les premiers jours. Il n'avait jamais voulu lui pardonner son entrée brusque et mystérieuse dans la famille. Un jour qu'Achille parlait de reprendre du service après avoir donné sa démission de colonel en 1830, le maréchal dit: --Vous ferez bien... vous n'êtes pas des nôtres... vous avez outragé la mémoire de ma fille chérie: toutes les trahisons se touchent. Sa fille chérie, c'était la première comtesse. Béatrice souffrait: le comte Achille ne cessait pas d'être affectueux et bon avec elle; mais il s'éloignait. Elle fut longtemps avant de prononcer ce mot dans son coeur. Il fallut l'évidence. Nous avons entendu la conversation aussi spirituelle qu'honorable de M. Baptiste et de mademoiselle Jenny. Ce n'était pas la première fois que monsieur ne rentrait point et que madame passait la nuit à pleurer. Dans l'isolement qui se faisait autour d'elle, Béatrice avait deux consolations. M. Baptiste et mademoiselle Jenny trouvaient ces consolations mal choisies. Nous ne pouvons pas trop les blâmer pour cela. Ces consolations avaient un nom chacune. La première s'appelait Marguerite, tout uniment: c'était notre belle petite marchande de plaisirs. La seconde se nommait Vital: c'était un grand beau garçon d'officier. Une débitante de pommes d'api et un lieutenant de la ligne, ce n'était peut-être pas, il faut être juste, la société qui convenait à une comtesse de vingt-trois à vingt-quatre ans. Marguerite encore, passe. La bienfaisance pouvait expliquer les visites de la petite bonne femme.--Mais le lieutenant Vital... Au moment où nous entrons dans sa chambre, Béatrice sommeillait encore malgré l'heure avancée. Nous savons pourquoi. Les larmes fatiguent. Elle avait la tête appuyée sur l'extrême bord de l'oreiller. Sa main droite retenait à son insu ses cheveux admirables; son bras gauche pendait. Il y avait un sourire sur ses lèvres un peu pâlies. Maxence avait eu raison de le dire: celle-là était merveilleusement belle, plus belle que Césarine, l'adorable enfant, et plus belle que Maxence elle-même. C'était la beauté douce, sereine, intelligente, nous allions dire céleste. Dans ce crépuscule factice qui noyait la chambre à coucher, un rayon, filtrant au travers des barrières accumulées, venait caresser son front pur comme celui d'un enfant. On devinait qu'un rêve heureux la berçait. Sa bouche, délicate et fine, essayait de s'ouvrir parfois pour prononcer une caressante parole. La parole sortit enfin; ce fut un nom: «Césarine.» Vous eussiez deviné dans ce seul mot tout un poëme d'affection tendre et de dévouement maternel. Et l'émotion vous serait venue, parce que rien n'est séduisant et charmant ici-bas comme le contre-pied des proverbes incrustés dans nos moeurs. L'esprit éprouve une satisfaction singulière à secouer le joug de nos lieux communs tyranniques, et c'est un vrai triomphe que de fouler aux pieds en passant quelqu'une de ces banalités tristes dont la misère de notre nature à fait, hélas! des axiomes. _La marâtre!..._ Ce seul mot ne vous fait-il pas peur! Dans l'ordre des idées domestiques, j'avoue qu'il est pour moi aussi terrible que celui de _colosse du Nord_ dans l'ordre des idées anglo-chauvines. Du grand au petit, on peut comparer ces deux monstres, gourmands tous deux de chair humaine. Si jamais le colosse du Nord venait à se montrer sous la forme d'un prince doux, instruit, généreux, précédant son peuple dans la voie du progrès, je gage que l'Europe affolée ne trouverait plus assez de roses pour lui tresser des guirlandes. L'Europe est un fier Sicambre, toujours prête à changer de religion, pourvu que la religion nouvelle soit aussi évaporée que l'ancienne. Partout, le succès est dans la surprise. Je vous le dis, une marâtre un peu esclave, mendiant en vain l'amour de cet enfant qui, selon la loi proverbiale, devrait être sa victime, cela est curieux, intéressant, inattendu... M. Scribe a composé presque toutes ses comédies à l'aide de ce système joli qui consiste à étrangler la sagesse des nations, et ses comédies ne s'en portent pas plus mal. Césarine! c'était la blonde fille du comte Achille qui souriait dans le rêve de notre Béatrice. Ordinairement, la marâtre toute jeune est plus hostile et plus impitoyable. Ceci est encore un axiome: Tout voisinage est cas de guerre. Quand les âges se rapprochent entre belle-mère et belle-fille, il faut de nécessité s'entre-dévorer. Césarine! Béatrice appelait Césarine de cette voix douce et riante qui demande un baiser... Fuyait-elle, Césarine? Le front de la belle comtesse devint triste; sa tête charmante s'affaissa plus lourde sur l'oreiller, et le silence régna de nouveau dans la chambre. Le rêve avait tourné. Béatrice était plus pâle; une expression de souffrance se répandait sur ce délicieux visage comme une nuée cache le soleil. Tout à l'heure, vous eussiez dit le sommeil enjoué d'une jeune fille; quelque chose de virginal était dans cette suave gaieté. Maintenant, la teinte du tableau s'assombrissait et se réchauffait à la fois. Faut-il ajouter que le tableau s'embellissait? Eh bien, oui! la femme est plus belle que la jeune fille! la fleur est plus belle que le bouton! L'orgueil de Dieu est dans l'achèvement du chef-d'oeuvre... La vierge, c'est l'espoir et la promesse. Il faut attendre à demain. J'aime mieux, moi, la corolle entr'ouverte qui laisse échapper déjà l'enivrant trésor de ses parfums, qui montre toutes ses couleurs comme une gloire et qui se balance, triomphante étoile, au sommet de sa tige forte et souveraine. C'est l'heure solennelle et bénie, c'est l'épanouissement prodigue, c'est le rayonnement qui brûle et qui éblouit. Si j'étais poëte, je chanterais la rose hautaine et radieuse, grande ouverte sous le feu de midi, le soleil au zénith, la coupe vermeille et pleine à déborder, la femme reine, au diadème de qui pas une perle ne manque. Je ne veux pas de promesse, je n'y crois pas; l'heure qui vient peut mentir. Les sages orientaux ont dit la distance qui sépare la coupe des lèvres. Si le bouton n'allait jamais s'ouvrir!... Je chanterais la beauté victorieuse et couronnée, oubliant à la fois ce qui fut et ce qui sera. Dieu fit ces merveilles pour notre admiration. Pourquoi se hâter ou s'attarder? Choisissez l'instant propice. Hier, c'était trop tôt; que nous importe demain?... Il fallait la contempler à genoux. Elle était belle à défier le pinceau du peintre et le magique miroir du poëte. Sa main paresseuse venait de laisser échapper ses cheveux, qui tombaient en masses opulentes sur la batiste brodée, jetant çà et là de fauves et mystérieux reflets. Les contours chastes et riches de sa taille se dessinaient dans le demi-jour. Son sein battait; ses lèvres désunies laissaient voir l'émail perlé de ses dents. Comment exprimer cela? Il y eut dans sa poitrine des tressaillements fréquents et légers. L'arc gracieux de ses sourcils se détendit; ses lèvres se séparèrent davantage, et, sous cette adorable pâleur qui couvrait ses joues, un glacis rose se montra. --Achille!... murmura-t-elle. En ce moment, une voix de stentor éclata dans le jardin. C'était une de ces basses-tailles cuivrées qui s'entendent d'une lieue comme les trombones et qui font trembler les vitres des maisons. C'était Jean-François Vaterlot qui chantait pour divertir le sergent Niquet et l'adjudant Palaproie: Un jour, le bon frère Étienne Avec joyeux frère Eugène, Tous deux la besace pleine, Suivis de frère François... On eût fait serment que le terrible chanteur était là, au milieu de la chambre. Béatrice s'éveilla en sursaut; son regard effrayé fit le tour de la chambre. Le cousin Jean-François avait fini son couplet. On n'entendait plus rien. --C'était un rêve, pensa tout haut Béatrice. Mais ces mots ne se rapportaient évidemment point à la chanson de Barbedor. --Je le voyais, reprit-elle, déjà rêveuse et fermant à demi ses beaux yeux, dont la prunelle brillait doucement derrière ses longs cils,--là, tout près de moi, comme autrefois... nos mains étaient unies et nos coeurs se parlaient. Un soupir s'échappa de ses lèvres, tandis qu'une larme roulait lentement sur sa joue. --C'était un rêve!... répéta-t-elle. VI --Bon petit coeur de domestique.-- --Madame la comtesse a sonné? demanda mademoiselle Jenny, qui montra son minois chiffonné à la porte entre-bâillée. --Que veut dire ce tapage, Jenny? Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, faubourdonnait à tue-tête: . . . . . . . De telle taille Que jamais jour de bataille, Canon chargé de mitraille Ne fit un pareil effet! Et de longs rires avinés lui répondaient. Mademoiselle Jenny répliqua: --C'est étonnant que madame la comtesse ait pu reposer si longtemps... les amis du père de madame la comtesse n'ont pas cessé de faire du tapage depuis ce matin. --Les amis de mon père! répéta Béatrice, qui baissa les yeux. Elle resta un instant silencieuse. --Madame la comtesse va-t-elle s'habiller? interrogea Jenny;--avec une vie pareille, madame la comtesse ne pourrait jamais se rendormir. Au lieu de répondre, Béatrice demanda: --Quelle heure est-il? --Deux heures et demie. --Mon mari est-il encore à la maison? --M. le comte a été réveillé vers midi par les deux invalides... Il a sonné M. Baptiste... mais madame sait bien que je ne cause jamais avec les domestiques. --Et Césarine, est-elle arrivée? --Pas encore, madame. --Quelqu'un est-il venu, ce matin? --Deux personnes... la marchande de plaisirs à qui madame la comtesse a la bonté de s'intéresser, et le jeune officier... --Atteignez mon peignoir, Jenny; je veux me lever. Mademoiselle Jenny avait prononcé toutes ses réponses d'un ton parfaitement convenable. Elle n'était pas fille à briser les vitres trop tôt. Il y avait des choses, cependant, qu'elle voulait dire et qu'elle n'avait pu glisser. L'occasion avait manqué à mademoiselle Jenny. Il y a des traits qui ne valent que comme riposte. Mademoiselle Jenny prétendait trop sérieusement au bon ton pour perdre sa petite artillerie maladroitement et au hasard. Une explication fondamentale avait eu lieu entre elle et M. Baptiste, cet autre fonctionnaire, plein de tact et d'acquit. Le résultat de cette explication avait été défavorable à Béatrice. On s'était mutuellement convaincu, à l'aide des arguments échangés, que madame la comtesse était perdue sans ressources. Roger, le terrible Roger, avec ses deux invalides et ce gros homme qui chantait des gaudrioles de barrière, Roger était une maladie incurable et mortelle. Dans la position où était Béatrice, on ne se relève pas d'un père comme celui-là. M. Baptiste et mademoiselle Jenny étaient unanimes sur ce point, qu'il eût mieux valu pour madame la comtesse avoir quelque faute grave sur la conscience. Les fautes graves amènent des conflits où la passion peut produire de superbes péripéties. Les fautes graves brisent quelquefois, mais elles marient souvent. Tandis qu'un inconvénient vivant comme ce bon capitaine Roger est un infranchissable barrière. Cela dépasse absolument les bornes. C'est inouï, absurde, invraisemblable. On n'a pas, rue Saint-Dominique, un beau-père comme cela. Affirmez que la chose est, chacun vous répondra: «Impossible!» Mademoiselle Jenny et M. Baptiste, doués tous les deux d'un très-honorable flair, pressentaient donc décidément la catastrophe prochaine. Peut-être ne savaient-ils pas le menu de toutes les causes de ruine qui menaçaient cette union, cimentée sous de si charmants auspices; peut-être ignoraient-ils la meilleure part des secrets communs à ce bon M. Garnier de Clérambault et à madame la marquise de Sainte-Croix, mais ce qu'ils connaissaient était suffisant. La marquise et son Garnier étaient les assiégeants; ils devaient entrer dans cette place si mal défendue. Ils avaient pour eux la détresse même de l'assiégé, outre cette machine de guerre irrésistible: la beauté souveraine de Maxence. Béatrice était perdue. Pour ces belles natures de domestiques, c'est le moment de frapper fort et ferme.--Seulement, il faut toujours frapper de manière à pouvoir, le cas échéant, nier effrontément le coup porté. C'est la science. Ce grand art de la diplomatie d'antichambre ne fait pas, il est vrai, partie du programme officiel des bureaux de placement, mais on en tient compte. Un valet de chambre qui n'aurait pas ce talent ne pourrait jamais devenir adjoint sur ses vieux jours; une soubrette qui ne posséderait pas cette corde, devrait renoncer à l'espoir d'épouser, vers son quarantième printemps, un percepteur des contributions indirectes ou un notaire provincial de troisième classe. Voici l'échelle: la fidélité mène à la caisse d'épargne, à la mansarde et au ciel. La rapine, ou, si mieux vous aimez, la _rapacité_ conduit au titre de rentier, au quatrième avec terrasse dans le quartier du Marais,--et au purgatoire. La diplomatie peut pousser aux actions du crédit mobilier, au second sur le derrière dans la rue neuve des Mathurins, aux honneurs de Pontoise, à l'autorité dans Pézenas,--et au fin fond de l'enfer. Le prix Montyon est commun aux trois classes. Mademoiselle Jenny alla chercher le peignoir de madame au portemanteau. Le portemanteau était dans un cabinet de toilette. Quand on est ainsi occupée et que les étoffes frôlées bourdonnent aux oreilles, on croit souvent entendre parler. Et jamais on ne saisit le sens des paroles. C'est la querelle entre maîtresses et caméristes du commun. La camériste dit alors: --Madame demande quelque chose? Et la maîtresse, avec impatience: --Vous devenez sourde, Mariette. Mademoiselle Jenny fit semblant d'avoir ainsi entendu la voix de Béatrice et montra au seuil sa figure effarée. --Plaît-il, madame? fit-elle avec empressement. --Quoi donc, Jenny? demanda la jeune comtesse. --Par exemple, voilà qui est étonnant! s'écria la soubrette;--j'avais ce taffetas dans les oreilles... J'ai cru que madame m'appelait et me disait: «Mon mari s'est-il rencontré avec le lieutenant Vital?» Béatrice garda un instant les yeux baissés comme si elle eût essayé de comprendre. Quand son regard se releva sur mademoiselle Jenny, celle-ci rougit et se détourna, tant elle y vit d'étonnement et à la fois de calme. --Je croyais..., balbutia-t-elle. --Donnez mon peignoir, je vous prie, l'interrompit la comtesse. Mademoiselle Jenny se mit aussitôt en devoir de l'habiller. Dans le jardin, le chant faisait trêve; mais nos quatre bons vivants causaient et se disputaient bruyamment. Béatrice, dès qu'elle eut son peignoir, alla vers une des fenêtres et l'ouvrit toute grande. Elle n'avait pas besoin du demi-jour. Les rayons du soleil, en frappant son visage, illuminèrent sa merveilleuse beauté, où la fatigue et la tristesse mettaient un charme de plus. Mademoiselle Jenny, qui la suivait de l'oeil, ne put retenir un mouvement de dépit. --Rien ne fait! pensa-t-elle;--je crois qu'elle a embelli depuis que je suis à la maison! Une des principales rancunes de mademoiselle Jenny contre la pauvre Béatrice venait de ce fait que mademoiselle Jenny avait des prétentions assez sérieuses à la position de jolie femme. Chaque fois que Béatrice lui donnait un chiffon, la méchante humeur de mademoiselle Jenny augmentait, loin de s'apaiser, parce que mademoiselle Jenny s'apercevait bien que les chiffons perdaient cent pour cent à changer de propriétaire. Elle se disait bien, il est vrai: «Elle a tout l'avantage, elle les porte dans le neuf;» mais sa conscience parlait, et, si entêtée que soit mademoiselle Jenny, l'évidence est cependant plus forte qu'elle. Un massif d'acacias séparait la croisée de la comtesse de la plate-forme où nos quatre gais lurons faisaient leurs fredaines. Ils parlaient haut, en hommes qui ont payé le droit de faire tapage. Roger, qui n'avait jamais poussé si loin les privautés dans la maison de son gendre, avait eu depuis le matin quelques vagues remords, par petits accès qui ne duraient pas longtemps. Il commençait à porter sa charge complète, comme disent les marins. Le bon vin a facilement raison du repentir et des scrupules. Douze bouteilles vides s'alignaient autour de la table, sans compter les canettes de bière. Roger avait la conscience tranquille. Le sergent Niquet et l'adjudant Palaproie en avaient pris à leur aise et de tout coeur. Nous ne voudrions pas affirmer que l'idée d'une catastrophe possible ne leur fût pas venue. Chaque rasade, pour eux, était conquise sur l'ennemi, et ils s'attendaient bien un peu à être jetés à la porte en fin de compte. Cette crainte n'était pas absolument dépourvue de charme. Elle donnait au plaisir l'attrait de l'école buissonnière. Rien n'est près de l'enfant comme l'invalide. La pensée du maître de céans venant balayer son parc et chasser les tapageurs, donnait à leurs exploits bachiques une bonne odeur d'espièglerie.--En outre, ils se représentaient avec plaisir la confusion de Roger, le cas échéant. Roger les opprimait de sa supériorité. C'était un de ces amphitryons que l'on déteste en se gorgeant de leur vin. La position de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, était plus tranchée. Il n'avait pas les mêmes petites passions que les deux invalides, mais il avait une grande passion. Autour de cette table, présidée par le capitaine, Barbedor représentait l'esprit du mal. C'était de sang-froid qu'il poussait au bruit, exaltant la turbulence sénile des deux jambes de bois et faisant naître de parti pris des sujets de querelle. Barbedor était là pour mettre les choses en tel état, que toutes bornes fussent passées. Il provoquait l'orage, il appelait la foudre. Le percement de la barrière des Paillassons était à ce prix. Mademoiselle Jenny se mit à ranger les effets de nuit de sa maîtresse et poussa de grands soupirs. Sa première attaque n'avait point réussi. Elle n'était pas découragée. --Ce n'est rien, à présent! dit-elle. Béatrice était immobile et froide auprès de la fenêtre. --Cela contrarierait peut-être madame la comtesse, reprit mademoiselle Jenny,--si je lui racontais ce qui s'est passé... Franchement, si je n'avais pas eu cette crainte, j'aurais dit déjà depuis longtemps tout ce que je sais. Béatrice ne répondit pas. Peut-être n'avait-elle point entendu. Elle était distraite depuis qu'elle souffrait beaucoup et toujours. Le propre de la souffrance physique ou morale est d'absorber. --Césarine devrait être arrivée..., murmura-t-elle. --Je me doutais bien, dit entre haut et bas la camériste,--que madame la comtesse ne se souciait pas de savoir. Ce sont les femmes seules qui sauraient dire pourquoi la meilleure manière de se faire entendre, c'est de parler à demi-voix. Ces paroles, prononcées _sotto-voce_, entrent dans l'oreille comme des pointes d'aiguilles. --Savoir quoi?... demanda en effet Béatrice. Mademoiselle Jenny eut grand'peine à réprimer un triomphant sourire. --Les voisins étaient à leurs fenêtres, dit-elle en feignant de parler à contre-coeur;--le balcon de l'hôtel du Tresnoy était plein de monde... j'ai reconnu madame et mademoiselle de Sainte-Croix... Béatrice baissa les yeux, tandis qu'un peu de sang montait à ses joues. --En voilà une qui tournera des têtes! piqua incidemment mademoiselle Jenny;--quels yeux!... A la grille du jardin... c'était tout le quartier qui s'ameutait... comme si on ne savait pas ce que c'est qu'un brave et honorable militaire qui aime la société de ses compagnons d'armes... et qui a un gendre riche... A Paris, on est badaud... Moi, je disais à M. Baptiste: «C'est du dernier ridicule!» Elle s'arrêta. Béatrice n'interrogeait plus. Béatrice savait parfaitement de quoi parlait mademoiselle Jenny. --C'était au point, poursuivit la carriériste,--qu'au moment où M. le comte a ouvert ses fenêtres...--Mais, s'interrompit-elle,--madame la comtesse n'aime pas à m'entendre bavarder. Elle se tut. Béatrice, de son côté, garda un instant le silence. Elle restait pensive et ne regardait point mademoiselle Jenny, qui déployait autour du lit une activité tout à fait inusitée et superflue. Mademoiselle Jenny était là comme ces pêcheurs hardis qui ont planté le harpon dans le flanc de la baleine; elle laissait filer le câble et se disait: --Bien sûr qu'elle va prendre un détour pour m'interroger. Mais la comtesse Béatrice ne prenait jamais de détours. Elle fit un pas vers la camériste et lui dit: --Je désirerais savoir ce qui se passait au moment où mon mari a ouvert sa fenêtre. --Mon Dieu! répliqua mademoiselle Jenny,--je suis vraiment fâchée d'avoir parlé de cela à madame. Ce n'est pas à moi que M. Baptiste l'a dit: madame sait bien que je ne cause jamais avec les domestiques... mais, comme je traversais l'antichambre pour aller recevoir la couturière de madame, qui apportait la robe pour la petite fête de ce soir, j'ai entendu M. Baptiste qui disait au frotteur et au second valet de chambre, Martin: «Si vous faites des cancans là-dessus, on vous chasse!...» Oh! pour fidèle, M. Baptiste l'est! Je puis répondre de lui à madame la comtesse, presque autant que de moi-même. --Vous ne m'avez encore rien dit, prononça Béatrice avec fatigue. Mademoiselle Jenny baissa les yeux. --C'est que..., murmura-t-elle,--j'ai si peur de déplaire à madame la comtesse... Après tout, moi, je n'ai saisi que quelques mots en passant... je ne m'arrête jamais à l'antichambre... On peut demander à M. Baptiste s'il m'arrive de bavarder avec lui, comme toutes ces demoiselles ne se gênent pas pour le faire dans les maisons... j'ai toujours détesté ça... Pendant qu'on cause, qui est-ce qui fait l'ouvrage?... Et puis que gagne-t-on à se commettre avec les subalternes?... Les maîtres sont libres: pourquoi épiloguer sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils ne font pas?... Tout le quartier a-t-il besoin de savoir que M. le comte était furieux... mais, la, furieux... et qu'il en bégayait, tant la colère le tenait... C'est déjà bien assez de ce que les voisins espionnent par la grille, sans aller clabauder ceci et cela... que madame pleure, que monsieur brise la porcelaine à coups de canne, comme je l'ai vu dans ma dernière place... Mais ce n'était pas comme ici. Ah bien, oui! Tout le monde les croyait mariés... Je t'en souhaite!... la noce s'était faite au treizième... Mademoiselle Jenny ne put s'empêcher de glisser une oeillade sournoise vers sa maîtresse. Celle-ci venait de s'asseoir. Ses deux mains s'appuyaient contre sa poitrine. Elle semblait près de défaillir. Mademoiselle Jenny n'eut point pitié. --Ça va et ça vient! reprit-elle;--le premier moment de colère emporte tout... Demain, M. le comte ne se souviendra plus de ce qu'il a dit. --Qu'a-t-il dit?... demanda faiblement Béatrice. C'était le moment de porter un coup de massue. --Quant à cela, répondit mademoiselle Jenny,--un homme dans la position de M. le comte n'aime pas à être la fable du quartier... Il paraît que ses amis le font enrager avec ce beau-père... ça le taquine... En cassant le grand vase, il a dit: «Ma maison est un cabaret... je déserterai plutôt!... je m'en irai!... je suis à bout!...» Le vase avait coûté quatre mille francs chez Monbro... Si encore ça servait à quelque chose de se mettre dans des états pareils!... à moins qu'on n'ait besoin de prétexte pour briser les vitres... ça s'est vu... Des fois, on crie bien haut à propos de ceci, parce qu'on n'ose pas souffler mot à propos de cela... Sur notre honneur et sur notre conscience, nous déclarons ne pas savoir où mademoiselle Jenny se serait arrêtée. Étant donné un thème si opulent, il n'y avait absolument pas de raison pour que la harangue de mademoiselle Jenny prît fin. Désormais, Béatrice l'écoutait, passive et atterrée. Il y avait longtemps qu'elle craignait cet éclat. Il y avait longtemps que la présence de son père la terrifiait. C'était pour elle la mèche qui devait mettre le feu à la mine. Parmi ses craintes, celle-là seule avait un corps, une forme, un nom. Les autres, elle ne se les avouait point. Si ses autres craintes avaient eu un sens précis comme celle-là, Béatrice fût morte de chagrin. Elle doutait, elle redoutait. Ses appréhensions vagues avaient le bénéfice de l'incertitude. Son mari continuait d'être _bon pour elle_, selon la locution acceptée et triste qui semble être l'épitaphe des belles amours; elle ne savait rien de précis touchant la conduite de son mari au dehors. Cette angoisse sourde que Béatrice éprouvait depuis des années, mademoiselle Jenny l'irritait et l'exaltait. L'idée de la séparation naissait... Mademoiselle Jenny s'interrompit tout à coup et resta bouche béante à regarder la porte. Béatrice avait mis sa pauvre main pâle au-devant de ses yeux. Elle ne prenait point garde. Elle tressaillit violemment au son d'une voix bien connue qui disait: --Sortez! En levant les yeux, elle vit mademoiselle Jenny qui s'esquivait, rouge comme une pivoine et la tête basse. Elle s'élança les bras tendus; les larmes et le sourire lui vinrent à la fois. M. le comte Achille de Mersanz était debout à quelques pas d'elle. VII --Vieux jeune premier.-- Ce que venait faire là le comte Achille de Mersanz, nous ne le savons pas. Il était entré sans frapper, ce qui dénotait en lui une préoccupation extraordinaire; c'était, en effet, l'homme des formes exquises et des procédés irréprochables. Il était entré sans se faire annoncer dans la chambre de sa femme. C'est tout au plus si pareille chose s'était produite parfois,--jadis,--au temps des jeunes amours. Il avait franchi le seuil sans savoir; son visage était sombre, son front se chargeait de nuages. C'était bien ce comte Achille, le cavalier qui, par tous salons, passe pour un _homme charmant_, dans la plus flatteuse acception des termes. Césarine, le blond lutin de la pension Géran, avait raison: il n'était pas trop vieux pour Maxence. Bien que Maxence eût à peine seize ans. Tant que le premier pli n'a pas rayé ces fronts gracieux et un peu vides, tant que le premier poil blanc n'a pas déshonoré ces crânes de don Juan bourgeois, ces crânes français par excellence, appartenant aux éternels jeunes premiers de ce pauvre vaudeville qui est la vie réelle, ils sont jeunes, tout jeunes. Je vais vous dire pourquoi: c'est que la vraie jeunesse seule peut réussir. Je vous défie de me spécifier l'âge d'un colonel de M. Scribe! On en fit des confitures alors qu'ils avaient vingt ans: ils sont en bocaux depuis cette époque. Et toujours jeunes, sempiternellement jeunes, si le bocal fut bien bouché et la conserve bien faite. A Dieu ne plaise que ceci soit une critique amère à l'endroit de cet esprit éminent et charmant qui nous combla de tant de précieuses comédies! Ce serait un éloge plutôt. M. Scribe a pris cet amoureux de carton sur le fait. Il l'a saisi, croqué d'après nature. Et toute une génération s'est pâmée, applaudissant ce mannequin de coiffeur si joli, si pommadé, si musqué, à qui ne manque pas même la parole! Mais M. Scribe riait dans sa barbe, soyez-en convaincus. Ce bébé de colonel qui lui a produit des millions égaye maintenant son âge mûr. Les poupées à ressort, ne vous y trompez pas, sont encore de la sculpture. Et, d'ailleurs, chaque époque a comme cela son magot. Croyez que nos neveux feront d'innombrables gorges chaudes au sujet de ce jeune peintre-artiste qui traîne depuis dix ans dans tous nos vaudevilles son chevalet pour rire et sa palette, si chère à mesdames les modistes. Le comte Achille était grand; sa taille élégante et riche emplissait merveilleusement l'habit noir. Il avait toutes les vertus physiques de l'homme du monde: c'était un tireur précieux, un chasseur de premier ordre, un écuyer hors ligne. Son tailleur le plaçait fort haut; il mettait généralement ses fournisseurs à la mode,--et pourtant rien en lui ne dénotait cette ridicule préoccupation du dandy, ce culte idiot de lui-même, qui fait de nos _beaux_ un type à part dans l'espèce humaine. Le comte Achille était simple dans ses goûts et magnifique dans ses dépenses. Il avait l'esprit du monde au plus remarquable degré. Il savait vivre. Il plaisait. Il était bon. Il faisait le bien sans faste et peut-être aussi sans entraînement. Mais sa charité était assurément à la hauteur de sa fortune,--et ceci devient rare dans notre siècle perfectionné. Il avait aimé sa première femme, il aimait sa seconde femme, il adorait sa fille. Ses principes politiques étaient sujets à vaciller quelque peu;--mais, pour tout ce qui était affaire d'intérêt, sa délicatesse atteignait au scrupule. En vérité, c'était un gentilhomme! et vous voyez si nous sommes loin de faire ici de la diatribe. Mais sa première femme était morte de chagrin, mais sa seconde femme était menacée du dernier malheur, mais sa fille, avant même de franchir les limites de ce cloître bourgeois, la pension Géran, avait autour d'elle quantité de trappes tendues et bon nombre de piéges à biche. Que manquait-il donc à ce beau comte Achille? Était-ce une fatalité qui rayonnait autour de lui, portant malheur à tout ce qu'il aimait? Il n'avait pas la taille morale qu'il faut pour mériter ce titre de personnage fatal. L'élément bourgeois dominait en lui trop énergiquement pour qu'il pût passer dans la vie comme un météore tragique. Mon Dieu, non! aucun mauvais génie ne s'occupait de lui, et Satan n'avait point quitté l'enfer pour le suivre pas à pas sous la forme d'un confident allemand. Je doute, à vous parler franc, qu'il eût compris les théories de Méphistophélès, alors même qu'on les eût traduites en français du faubourg Saint-Germain. C'était un coeur faible et inconstant, voilà tout. Que votre esprit fasse une halte et assimile cette vérité: De tous les vices, le plus homicide est la faiblesse inconstante. Cela tue chez l'homme comme chez la femme. Ces beaux vases qui fuient, ces natures débiles à qui le travail, la douleur, la lutte n'apprirent jamais le grand art de s'armer contre soi-même, sont comme des machines infernales placées parmi la foule. Rien n'accuse le danger. Rien ne crie: «Prenez garde!» L'aspect du méchant éveille la prudence; la vue du glaive dresse le bouclier. Ici, rien. Que craindre de la douceur élégante? Pourquoi se méfier de la probité hautement éprouvée? On accuse parfois les écrivains de peindre l'exception. Ce procès est injuste. Le moraliste a droit de peindre l'exception.--Mais le comte Achille n'était pas une exception. Le comte Achille existe dans toutes les classes de la société. Il est toujours ou presque toujours le fils d'un homme fort. Il est la réaction du repos, du bonheur: deux mollesses, contre la bataille gagnée par la précédente génération. Il est le produit et la punition de la victoire. Le père a lutté; il a grandi dans son effort. Quand naît le comte Achille, la bataille est achevée, la position est conquise. Autour de son berceau, c'est la paix. Il semble que l'enfant subisse la fatigue des assauts passés. On se dit à l'entour des langes où s'agite la frêle créature: «Il sera plus heureux que nous; il fera la moisson, lui qui n'aura point semé; il aura ville gagnée, lui qui n'était point parmi les assiégeants.» Imprudents! imprudents et fous! aveugles qui ne veulent pas voir la condition même de l'existence humaine. Voici en quel sens le comte Achille est une exception: c'est que les neuf dixièmes des fils de la victoire sont rachitiques au physique comme au moral. Il y a un proverbe qui tranche la question. Mais la raison vaut mieux que les proverbes, et la raison dit: Si le père fut grand, c'est qu'il eut à combattre; si le fils est petit, c'est qu'il lui a manqué la nécessité de la lutte, cette éducation, cette gymnastique, ce salut! Si le père fut fort, c'est qu'il a exercé les muscles de son corps et les puissances de son âme... Le fils est faible, parce qu'on a enlevé les ronces de son chemin. L'éducation de l'homme, c'est le besoin à satisfaire et l'obstacle à briser. Quiconque supprime le besoin et aplanit l'obstacle, assassine l'enfant moralement et physiquement. C'est ordinairement le rôle sublime et insensé de la mère. Le père fait contre-poids. Quand le père et la mère s'unissent dans cette oeuvre d'abâtardissement, les races s'éteignent. Mais Dieu est bon. Pour remonter du fond de l'abîme, il faut s'efforcer. Le fils du vaincu est fort par cela même qu'il est né tout en bas. Son premier pas est un effort. Sa faiblesse devient vigueur à mesure qu'il gravit l'échelle,--et ainsi va le monde. Le père du comte Achille de Mersanz avait été un lutteur et un vainqueur. Achille était de la génération qui se repose. Il avait été _gâté_, puisqu'il faut prononcer ce mot vulgaire et si terrible dans sa naïve impudeur,--ce mot que toutes les mères folles prononcent en souriant. Il avait été gâté. C'était une riche et noble nature. Le moindre effort eût mûri cette jeunesse opulente. Il n'y eut point d'effort. Autour d'Achille enfant, ce fut une famille agenouillée. La mère répétait chacun de ses mots; le père, vieux soldat de Condé, s'enthousiasmait à toutes les sottises qui tombaient à flots abondants de cette petite bouche rose. Ses muscles se fortifièrent, parce qu'il était né au château, non point à l'hôtel. Il fut l'enfant gâté de la campagne, toujours supérieur par le corps à l'enfant gâté des villes, et plus dangereux par cela même. Son père et sa mère moururent au moment où les plis pris restent, mais où il est encore possible de refaire l'apparence et l'habitude de l'homme. Achille avait quatorze ans. Son tuteur fut le maréchal duc de ***, vieillard chevaleresque, ami partial des anciennes coutumes, esprit obstiné, caractère tout d'une pièce. Il voulut refondre violemment cette éducation inepte. Il essaya de la sévérité sans ménagements et sans transition. Achille était faible. Il étudia. Il acquit l'enveloppe complète d'un homme distingué. Sous cette enveloppe factice, la lâche pulpe du fruit attaqué restait telle quelle. L'enfant gâté n'aurait pu être guéri que par le coeur. Il avait du coeur;--mais quelque chose étouffait, opprimait son coeur. Ce quelque chose, c'est la maladie même de l'enfant gâté,--cette sorte de ver solitaire que la faiblesse des parents développe avec une si criminelle extravagance:--le moi, l'amour-propre, l'égoïsme. Chose complexe comme tout ce qui est, chose qui peut servir et nuire: un peu de bien, beaucoup de mal. L'amour-propre enveloppa le jeune Achille de cette atmosphère brillante qu'il garda toujours autour de lui. L'égoïsme neutralisa tous ses bons instincts et fit des deuils sur son passage. La faiblesse et l'inconstance sont deux modes de l'égoïsme, puisque le dévouement guérirait ces deux plaies. Le comte Achille eut toutes les qualités que l'éducation peut donner à une nature primitivement heureuse. Mais il fut faible et il fut inconstant. Vous avez vu déjà ce que ses qualités valurent contre deux défaillances, dont une seule suffirait à neutraliser la plus haute vertu... En entrant chez sa femme aujourd'hui, le comte Achille était très-pâle; son visage, qui gardait ordinairement tout le poli, toute la fraîcheur de la jeunesse, était défait. Les yeux avaient un cercle noir. S'il y avait eu sur ce crâne, que d'habitude ornait une si riche frisure, une seule place vide, on l'aurait découverte à cette heure, car ses cheveux étaient en désordre et presque épars. Nous disons presque, parce que les expressions doivent être toujours adoucies quand il s'agit du comte Achille. Il faut répéter, du reste, ce que nous avancions au début de ce chapitre: nous ne savons pas ce que le comte Achille venait faire chez sa femme. Et peut-être qu'il ne le savait pas lui-même. Il y avait longtemps qu'il n'avait franchi le seuil de cette chambre à coucher. Depuis plusieurs mois, Béatrice était très-franchement malheureuse. Mais, dans le grand livre commercial que tient le monde, nul tort ne pouvait être mis encore au débit du comte Achille. Non-seulement il _gardait les convenances_ comme tout homme passablement élevé doit le faire,--mais _il n'y avait rien au fond_. Ce n'est pas nous qui avons fait cette langue effrontée des salons. Elle est de bonne noblesse. Elle procède de Sévigné, de Bussy-Rabutin, de Tallemant, de Saint-Simon, tous gens qui ne se gênaient point pour tout dire. Elle a telles sincérités qui feraient rougir les faubourgs. Le comte Achille n'eut pas le loisir de se reconnaître. Sa haute taille fléchit sous la douce pression des bras de Béatrice. Elle lui mit ses lèvres sur la joue une fois, dix fois, caressante et vive comme un enfant. Mademoiselle Jenny put voir cela, car Béatrice ne lui avait pas encore donné le temps de sortir. Mademoiselle Jenny se dit: --Le Vital l'a donc déniaisée!... Et cette observation de mademoiselle Jenny avait sa raison d'être. D'ordinaire, Béatrice n'en usait point ainsi. Mais la venue de son mari la surprenait en un moment de suprême détresse. Ce n'était pas ce pauvre bon coeur de Vital qui la _déniaisait_. Il était mille fois plus niais qu'elle, pour employer le style de mademoiselle Jenny. C'était le sentiment du péril mortel qui naissait en elle. C'était son instinct de femme qui acceptait enfin la bataille et qui se défendait. --Que vous êtes bon d'être venu, Achille! dit-elle parmi ses baisers;--je ne sais pas vous exprimer comme je suis heureuse de vous voir... Dussiez-vous me gronder ou me faire des reproches... aujourd'hui, j'aime mieux cela que votre absence... J'avais besoin de vous... Je ne peux pas m'exprimer autrement et je le répète: J'avais besoin de vous! Elle l'entraîna vers un divan et s'assit tout émue auprès de lui. Le comte Achille était très-certainement trop homme du monde pour être déconcerté comme un simple mari de la finance ou du notariat; mais toute surprise a sa force désarçonnante et toute cuirasse a son défaut. Le comte Achille avait compté sur un autre accueil. Il s'était armé en guerre contre les larmes. Les larmes de Béatrice étincelaient dans un adorable sourire. Le comte balbutia: --Pourquoi vous gronder, chère?... Et des reproches, pourquoi? Béatrice rougit. --Mon pauvre bon père, dit-elle,--ne pèche que par ignorance... mais je sais que sa conduite vous fâche... --Ne parlons pas de cela, l'interrompit le comte;--il faudra renvoyer cette fille... Tout ce qui vous touche m'est cher, Béatrice... Il attira sa main jusqu'à ses lèvres et l'effleura d'un baiser qui n'était que galant. Béatrice lui tendit son front d'un air suppliant. --Vous êtes le meilleur des hommes, Achille, dit-elle;--quand vous ne m'aimerez plus du tout, je mourrai. Le visage d'Achille s'altéra si notablement, que Béatrice fit un geste d'étonnement. Achille appuya ses deux mains contre son front, où perlaient des gouttelettes de sueur. --Je souffre beaucoup depuis deux jours, murmura-t-il en forme d'explication;--je ne sais pas ce que j'ai... --Avez-vous vu le docteur? demanda la jeune femme déjà inquiète. --Non... à quoi bon?... Le docteur ne peut rien à cela. --Autrefois, prononça tout bas Béatrice,--j'avais une part de vos chagrins et de vos joies. Le comte Achille baissa la tête. Une vague douleur traversa l'âme de Béatrice. Ce fut aigu comme un coup de poignard. Un instant, elle se sentit condamnée. Elle reprit d'une voix si douce et si tendre, que le comte en eut le coeur serré: --Dieu ne m'a pas donné d'enfant... vous pouvez tout me dire, Achille. --Tout vous dire?... répéta M. de Mersanz avec effort. --Je sais que vous êtes bon... je sais que vous avez pitié... Il y a des moments où mon coeur révolté me crie: Qu'as-tu fait pour subir un si horrible châtiment? C'est impossible! il t'aime encore... --Je suis prêt à vous épouser, Béatrice, dit le comte, qui se redressa. C'était un gentilhomme à ses heures. La jeune femme secoua la tête avec tristesse. --Regardez-moi, Achille, murmura-t-elle lentement;--je veux voir votre âme dans vos yeux... Je n'ai pas d'enfant; mon droit n'est qu'à moi... --Voudriez-vous donc me quitter, Béatrice? s'écria M. de Mersanz. --Non, fit-elle avec un sourire céleste,--je vous aime et j'ai mon père... Je mourrai comtesse de Mersanz. Achille voulut parler. Sa belle main caressante lui ferma la bouche. --Dans votre grande maison, poursuivit-elle,--une morte tiendra si peu de place!... Ne me chassez jamais, Achille... Dites-moi seulement: «J'ai un autre amour...» Ce ne sera pas long... je vous le promets... et mon père n'aura qu'un deuil à porter... --Mais pourquoi me parlez-vous ainsi, Béatrice? demanda le comte, dont la voix tremblait. --Parce que je ne veux pas faire trop lourd le fardeau imposé à la vieillesse de mon père... C'est un soldat... Je ne peux pas lui épargner le chagrin de l'adieu... je veux lui sauver le déshonneur! Elle souriait toujours et sa beauté rayonnait si touchante, que vous l'eussiez adorée comme une madone. Les yeux d'Achille battirent, brûlés par les larmes qui voulaient jaillir. Béatrice reprit: --J'étais bien enfant! Tout ce que vous disiez, Achille, je le croyais comme si c'eût été la parole même de Dieu... --Sur mon honneur! l'interrompit le comte,--je ne vous ai point trompée. --Non, fit la jeune femme, tandis qu'une nuance d'amertume venait parmi son sourire,--vous ne m'avez pas trompée... Vous êtes prêt à m'épouser... --Elle s'arrêta tout à coup et un nuage passa sur son front. --Césarine, dit-elle,--a fait enlever de ma chambre le portrait de sa mère... la vraie comtesse de Mersanz. --Césarine est une capricieuse enfant..., commença le comte. --Césarine ne m'aime plus... quelqu'un s'est mis entre nous... Avez-vous parfois compris comme j'aimais votre fille, Achille? --Votre coeur est si beau et si bon... --Je voulais être sa grande soeur et sa mère... Que de rêves charmants! et quel cher avenir j'avais arrangé pour nous deux!... mais j'aurais été trop heureuse! Il y eut un silence. Achille avait un poids sur la poitrine. Le souvenir évoqué de sa première femme remuait toutes les fibres honnêtes qui étaient en lui. Il contemplait Béatrice à la dérobée. Jamais il ne l'avait vue si belle. La figure de Béatrice s'était animée. Son oeil avait quelque chose d'extraordinaire et d'inspiré. La fièvre était là. --Je vous en prie, Achille, poursuivit-elle tout à coup de cette voix plus brève qui est un symptôme;--ne me faites jamais le mal que j'ai souffert en songe... C'était une de ces nuits dernières, et je voulais toujours aller vous raconter cela... Hier, quand nous sommes passés devant la pension Géran, l'idée m'en est revenue... mais il y a des jours où je n'ose pas vous parler... Je songeais que j'étais éveillée dans cette chambre... Y resterai-je longtemps désormais, Achille?... Le portrait de la comtesse de Mersanz pendait encore aux lambris... Douce sainte! bien souvent ma prière l'a invoquée... Césarine était là aussi; il y avait un petit chevalet; Césarine peignait devant la croisée... Je regardais tour à tour la mère et la fille... il me semblait que j'étais de trop entre elles deux et que j'occupais une place usurpée... Vous savez comme les rêves sont fous. Le tableau se mit à vivre. Les yeux de la comtesse me parlèrent et le vent passa dans ses beaux cheveux blonds... mais, vivante, elle était bien plus pâle... et je sentais dans ma propre poitrine son pauvre coeur qui souffrait. »Césarine chantait, rieuse et gaie. Son chant me faisait mal. Je lui dis: »--Ne chante pas; ta mère souffre. »Elle ne m'entendait pas.--La comtesse était debout dans son cadre. Elle oscillait comme une draperie au vent. Je me disais: Elle va mourir encore une fois... »Folie des rêves! s'interrompit ici Béatrice, qui parlait rapidement, mais avec fatigue;--on ne meurt qu'une fois, parce que Dieu est bon. »Je me demandais: Pourquoi suis-je ici? Que fais-je dans cette maison, où je ne suis ni la mère ni la fille?... »Achille, j'espérais et je redoutais votre venue. Il me semblait que vous alliez juger ce bizarre procès. »Césarine chantait toujours. Le visage de la comtesse se voila comme si une grande ombre avait passé sur sa beauté. Je ne la voyais plus qu'au travers d'un nuage. »Et j'éprouvais une indicible épouvante à voir ses traits se transformer peu à peu. »Elle était aussi belle, mais belle différemment. Je l'aimais moins ainsi. Elle était beaucoup plus jeune. Je vins à la craindre comme si elle eût été mon ennemie. »Pauvre chère vision! Elle n'est pas mon ennemie. Trop souvent, elle s'est penchée à mon chevet pour me dire: «Sois heureuse... aime-la bien!...» »Je crois qu'elle était plus belle. C'étaient maintenant de longs cheveux noirs à reflets fauves, des sourcils dessinés hardiment, des yeux de feu, un teint d'Espagnole. »C'était... pourquoi ne vous le dirais-je pas, Achille?... c'était une figure que j'avais vue... que nous avions vue ensemble tous les deux... »Cette jeune fille qui a l'air d'une femme, cette enfant au regard profond et hardi... Maxence... l'amie de notre bien-aimée Césarine. »Elle fixait sur moi ses yeux, qui me brûlaient. »On eût dit qu'elle voulait me chasser. Elle me montrait du doigt à Césarine. Césarine s'éloignait de moi... »Puis nous fûmes seuls tous deux, Achille. Vous étiez triste et doux. J'avais la mort dans le coeur,--comme à l'heure où nous sommes. »Quelque chose vous empêchait de me parler; mais je voyais votre pensée en dedans de vous-même. »Vous vouliez vous séparer de moi. Toute votre fortune était là dans une cassette, sur la table. Vous vouliez me dire: «Partageons... prends-en la moitié...» Le comte Achille releva la tête tout à coup et ses yeux brillèrent. Son regard interrogea le visage enfiévré de Béatrice. Une parole se pressa sur ses lèvres. Mais il n'eut pas le temps de la prononcer. Ce qu'il fut sur le point de dire, nous ne le répéterons pas. Béatrice ne le devina point, puisqu'elle resta debout. C'eût été à lui briser le coeur. Elle prit les deux mains du comte et les serra doucement entre les siennes, qui brûlaient. --Je vous connais..., murmura-t-elle;--s'il était possible que vous me chassiez, du moins, vous ne m'insulteriez pas! Mademoiselle Jenny l'a dit bien souvent depuis à M. Baptiste et à d'autres: «Il ne tint pas à un cheveu que M. le comte ne proposât la moitié de sa fortune.» Vous sentez bien que mademoiselle Jenny était là quelque part aux écoutes. C'était sa fonction. Elle ne pouvait manquer à ce sacré devoir. Mon Dieu oui,--du moins mademoiselle Jenny le comprit ainsi;--monsieur le comte n'aurait pas mieux demandé que de faire comme dans le rêve de Béatrice. Ce mot _partage_ lui vint positivement jusqu'aux lèvres. Ce mot, dans la bouche du comte Achille, valait juste quatre cent mille francs de rente. Sangodémi! que de charmantes comtesses pour rire auraient donné leur démission pour moins que cela! Avec la moitié de cette moitié, avec le quart, la plus niaise de ces châtelaines eût acheté une duché-pairie dans la rue Saint-Georges et appris à lire par-dessus le marché. Quatre cent mille francs de rente,--pour s'en aller! Vous voyez qu'en somme ce joli comte Achille était un bien honnête homme! Pour mademoiselle Jenny, ce moment fut dramatique au delà de toute expression. Elle eut la chair de poule, son petit coeur battit; elle fut obligée, pour dominer son émotion, d'ouvrir un flacon de sels appartenant à Béatrice et qui, je ne sais comment, se trouvait dans sa poche. Béatrice ne parla plus. Elle fixa son regard chargé de mélancolie sur Achille. Elle essaya de sourire encore. M. de Mersanz était à la torture. Ce n'était pas un coeur de roche, bien au contraire; il avait donné en sa vie des preuves multipliées de sensibilité vulgaire; mais il avait rarement subi ces violentes tempêtes morales qui bouleversent et qui brisent. Sa nature n'allait pas à ces excès. En ce moment, nous l'affirmons, sa détresse arrivait au tragique. Quand son regard tomba sur Béatrice, il vit les longs cils de sa paupière s'abaisser lentement et ses grands yeux se clore comme si la force eût manqué désormais aux muscles de sa paupière. Les mains de la jeune comtesse, qui pressaient les siennes, devinrent froides.--puis se détendirent. Mademoiselle Jenny, qui n'entendait plus rien, mit son oeil de lynx au trou de la serrure. --Pauvre minette! pensa-t-elle,--nous allons essayer d'un petit évanouissement... Mais c'est vieux comme Mathusalem et ça ne réussit plus que dans les ménages du commun! Elle fit sa retraite sur la pointe du pied pour aller réjouir un peu M. Baptiste, qui attendait des nouvelles. --Ça marche! ça marche! lui dit-elle;--nous en sommes aux yeux blancs, pamoison complète! C'est la fin du commencement. J'ai servi une coquine qui ne manquait jamais son homme avec ce moyen-là... Mais elle savait si bien son affaire!... --Va écouter, conseilla M. Baptiste. --Nous avons dix minutes devant nous, répliqua la soubrette. Il faut le temps de jeter l'eau à la figure, de taper dans le creux de la main, etc... Ah! que le monde _sont_ bête! M. Baptiste fronça le sourcil. --Si vous ambitionnez de devenir madame Baptiste, ma poule, dit-il,--défaites-vous de ces pataquès dont la bonne société verrait en vous le défaut absolu d'éducation première. Il paraît que mademoiselle Jenny était subjuguée par ce grammairien de Baptiste, car elle ne protesta point. Béatrice était dans les bras d'Achille, qui la soutenait, pâle comme elle, le coeur serré par un remords dont la violence inattendue l'étonnait lui-même. Il la connaissait bien. Il savait que ce ne pouvait être un jeu. Il n'avait point compté peut-être sur la révolte de sa propre conscience. Il n'avait pas mesuré surtout la profondeur de cet abîme creusé par son caprice. Enfant gâté maintenant comme autrefois, car ils vieillissent sans cesser d'être enfants, il allait aveuglément où l'entraînait sa passion. Chemin faisant, si quelque scrupule s'était soulevé en lui, son insouciance entière l'avait suffisamment combattu. Et, d'ailleurs, il y a des mots vides de sens qui sont inventés tout exprès pour endormir la conscience. On se dit: «Cela se fait, je ne suis pas le premier.--Les mésalliances ne réussissent pas.» On ajoute: «Je compenserai, je réparerai...» Mais la mort n'a point de compensation dans nos moeurs modernes.--Mais ce comte Achille avait déjà laissé un pauvre beau corps inanimé sur le chemin de ses folles amours. Il y avait là, aux boiseries de la chambre de Béatrice une place vide. Avez-vous remarqué cette trace claire et un peu jaunâtre que les cadres absents laissent à l'endroit qu'ils ont longtemps recouvert? En certains cas, cette trace produit un effet lugubre. Une trace pareille se voyait dans la chambre de Béatrice; elle nous a dit elle-même que le portrait de la jeune comtesse de Mersanz avait été récemment enlevé. Ce carré long, plus pâle, marqué sur la boiserie, fascinait le comte Achille. C'était quelque chose de terrible qui se passait en lui. Y avait-il déjà deux cadavres dans le sillage de la barque où voguait ce vulgaire don Juan? Don Juan! masque hideux à tous les degrés! création obscène, impure, haïssable! démon bâtard qui n'est pas assez puni quand Dieu l'a foudroyé! Vainqueur des batailles trop faciles! conquérant des citadelles qui ne savent pas résister! dompteur de femmes agenouillées! Il y a des sots qui diront: «Pourquoi comparez-vous ce comte bourgeois à don Juan, le demi-dieu?» Je ne sais personne qui ne fît honneur à don Juan en daignant se comparer à lui: pour moi, don Juan est idiot avant d'être scélérat. C'est ma haine la mieux justifiée et c'est mon plus profond mépris. Je ne l'admets qu'au comique,--au burlesque, devrais-je dire. Si je rencontrais don Juan, je ne sais si le rire ne me guérirait pas de ma colère. Je le vois d'ici, ce chevalier, moitié coq, moitié dindon, avec son casque dont le panache est une crête sanguine; je le vois, ce ténor qui a tous les vices de la femme pour mieux séduire la femme, ce fanfaron, ce comédien, ce menteur! Il est brave; mais qui donc n'est pas brave? C'est un sauvage qui scalpe les coeurs pour les mettre à sa ceinture. Le premier venu parmi les honnêtes gens va chasser ce taureau qui voit rouge, avec un fouet ou avec un bâton. Il existe, je ne dis pas non, mais c'est la honte éternelle de la femme. Pour que ce paon gagne sa vie à faire la roue, il faut la complicité obstinée des filles d'Ève. La faiblesse de la femme suscite don Juan comme l'occasion fait le larron. Ce sont les femmes qui ont pris au sérieux l'épopée grotesque de ce maraud déguisé en grand seigneur, dont les bonnes fortunes sont des scélératesses et dont la passion est une infirmité. Non, notre comte Achille n'était pas don Juan. Nous tâchons de peindre des hommes de chair et d'os. Notre comte Achille est partout autour de nous, à Paris et ailleurs. Si vous ne l'avez pas rencontré, vous le rencontrerez. Tandis que don Juan ne se rencontre pas tous les jours. Il est souvent au bagne. Le comte Achille déposa Béatrice sur le canapé. Sa première pensée fut de sonner pour appeler du secours. Il ne sonna point. Il s'agenouilla auprès de Béatrice inanimée et se mit à prononcer son nom doucement, comme s'il eût cru que cette caresse suffisait pour la rendre à la vie. Il tournait le dos à la place vide du portrait. Mais il voyait le portrait,--et sa détresse lui faisait trouver je ne sais quelle douloureuse ressemblance entre sa femme morte et celle-ci qui avait déjà parlé de mourir. Elles avaient le même âge... A toutes deux, il avait promis devant Dieu un amour qui devait durer autant que la vie. Il se souvenait bien: quand il se retrouva en face de sa première femme, étendue sur le lit mortuaire, il interrogea son coeur; il y reconnut l'amour vivant. Il aimait cette morte... Et son être entier s'était déchiré quand une voix vengeresse avait murmuré à son oreille: «C'est vous qui l'avez tuée.» Cette voix n'était point celle de sa conscience bourrelée; cette voix appartenait à une pauvre créature, tout humble et toute faible, qui avait nom Marguerite Vital: la concierge du nº 81, où la comtesse de Mersanz était morte. Le comte ne se révolta point contre ce châtiment que le ciel lui suscitait de si bas. Il pleura et il gémit en présence de la petite bonne femme. Puis il se sauva loin, bien loin de ce deuil,--et, quelques mois après, il suivait en souriant les pas de Béatrice. Hélas! et voilà que Béatrice aussi se penchait, frappée au coeur!... Il est des choses qu'on hésite à écrire, tant elles sont puériles et _bêtes_, dans toute la puissance de ce mot, qui n'a point de vrai synonyme en français. Mais il faut bien solfier cette gamme asinante des petits sentiments du vieil enfant gâté, de l'ancien jeune premier, de cet homme de cire qui devient important seulement quand il se change en torche pour allumer quelque incendie déplorable. Inutile toujours, celui-là, par la faute de sa trop facile enfance, mais souvent nuisible. Eh bien, oui! je le dirai, quelle que soit la difficulté d'exprimer ces nuances misérables. Le comte Achille, au milieu de son angoisse sincère, éprouvait je ne sais quel orgueil imbécile à découvrir en lui-même l'homme fatal. Et le comte Achille, je le répéterai à satiété s'il le faut, n'était point ce qu'on appelle un sot dans le monde. C'était un homme brillant, un homme cité, portant bien sa fortune et tenant bien son rang. Mais si vous saviez comme cela les étonne d'être quelque chose en bien ou en mal! Avez-vous vu ces blonds chérubins qui jouent au soldat?--Je vous affirme que l'envie de tuer leur passe par la tête. Le comte Achille appuya sa belle tête sur sa blanche main et se dit: --Il est donc vrai! je brise tout ce que je touche! Il se fit horreur à lui-même. C'est flatteur. Cela n'alla point pourtant jusqu'à dresser sur son crâne un peu étroit les boucles gracieusement étagées de ses magnifiques cheveux. Au contraire, son attention fut détournée et distraite par cette chance qu'il avait de se prendre un instant au sérieux. Son regard chercha un miroir; il passa deux fois la main sur son front... Les marmots qui font les soldats se frisent bien la moustache. Ce ne fut qu'un moment. Si mademoiselle Jenny fût restée une minute de plus à son poste d'observation, elle aurait vu le comte Achille agenouillé devant le sofa et contemplant Béatrice les larmes aux yeux. De vraies larmes, cette fois. Cette auréole de fatalité qu'il s'était adjugée donnait satisfaction a son amour-propre futile. Cela le faisait clément en même temps que victorieux. La corde des bonnes impressions vibrait en lui avec une vigueur inaccoutumée. Il avait pitié; c'était dans son rôle de conquérant. Souvenez-vous des grandes mélancolies de Napoléon traversant les champs de bataille au lendemain de la mêlée. Il avait pitié.--Peut-on regarder sans compassion ces pauvres fleurs inclinées sur leur tige? L'idée vient, l'idée de la goutte d'eau secourable qui pourrait leur rendre l'existence. L'eau à la plante, le bonheur à la femme. Une goutte d'espoir, une goutte de cette rosée d'amour qui ranime et qui vivifie. Une fois entré dans cette voie, la faiblesse même de sa nature et la débonnaireté réelle de son coeur devaient le mener très-loin. La plupart de ces gens ont du moins cette qualité neutre de ne savoir pas plus résister au bien qu'au mal. Le comte Achille valait certes mieux que le commun des jeunes premiers en retraite. S'il eût été en bonnes mains, on aurait fait de lui un père noble passable en quelques années de temps, entre des mains habiles comme celles de madame la marquise de Sainte-Croix... Mais nous ne savons pas encore à quelle sauce cette éminente personne prétendait le dévorer. Il fut touché loyalement et profondément. Il ne serait pas juste d'analyser avec trop de minutie les diverses causes de son émotion. L'appareil de Marsh trouve partout de l'arsenic. Il est incontestable que notre analyse découvrirait dans l'émoi présent du comte Achille une très-notable dose d'égoïsme; mais nous avons déjà manqué d'indulgence à l'égard de ce personnage, précisément à cause de la place un peu trop large et trop haute que ses pareils, typiquement parlant, occupent dans notre beau monde. Aller au delà, ce serait exagérer la sévérité. Souvenons-nous qu'aucun groupe typique de consciences ne résisterait au travail de l'appareil de Marsh, transporté dans le domaine moral. En somme, le comte Achille pouvait bien se reprocher la fin prématurée de sa première femme, conduite au tombeau par le chagrin; mais il ignorait, nous l'affirmons, les moyens terriblement ingénieux pris par madame de Sainte-Croix et ses complices pour hâter cette catastrophe. Il ne connaissait pas la comédie nocturne jouée au chevet de la jeune comtesse. Le seul coupable, à son sens, c'était lui-même. Devant cette pauvre belle créature inanimée, il fit serment de n'être pas deux fois meurtrier. Il resta là, seul, en face de ce mal semblable à la mort; il ne voulut point d'aide, parce que sa sensibilité, tout à coup exaltée, connut pour un instant les délicatesses du dévouement viril. Il se dit avec raison: «Il suffira de moi pour lui rendre la vie.» Ainsi agenouillé et réchauffant de ses lèvres la bouche froide de cette femme qu'il avait adorée presque enfant, dont les sens et le coeur étaient nés à son profit, il évoqua malgré lui tout le passé. La poésie n'est pas toujours en nous. Le choc des événements la produit. Il est des orages de poésie aussi indépendants de nous que ces autres orages, nés de la bataille des nuées, qui se heurtent au-dessus de nos têtes. Tout ce poëme charmant des jeunes amours se déroula autour du comte Achille comme une guirlande fleurie. Il revit ce sourire qui avait éclairé son deuil, il écouta ce chant suave et doux qui tombait de la fenêtre modeste, là-bas en la vieille cité de Liége. Comme elle était charmante, inclinée sur sa broderie et secouant ces grands cheveux prodigues qui l'aveuglaient comme un voile!... Quand elle relevait la tête, quel rayon! Et sa tâche terminée, comme le naïf triomphe illuminait son front de seize ans! Le comte Achille se disait,--à cette heure, il s'en souvenait bien: «Pourquoi tant de joie? Fallait-il la tâche accomplie pour que sonnât l'heure du rendez-vous?» Il la suivit,--pour savoir. Et déjà son coeur battait, épouvanté par cette idée; le jeune amant l'attendait au détour de la rue prochaine. Son coeur battait plus fort au détour de chaque rue. Où allait-elle ainsi, leste et pressée? Pour qui se hâtait-elle?... Le vent prenait les plis du voile qui flottait sur son petit chapeau de paille, découvrant une boucle brillante et mobile. Elle allait, elle courait... Oh! cette maison à la porte pauvre et sombre dont elle souleva tout à coup le marteau! Le comte Achille ne s'arrêta point devant la porte refermée. Il entra,--toujours pour savoir, car il était déjà jaloux. Le comte Achille avait rêvé bien souvent dans ses rêves ce pur et délicieux tableau: l'ange des charitables dévouements au chevet d'une humble agonie. Elles sont si belles quand la piété miséricordieuse éclate dans leur regard et rayonne autour de leurs fronts! Il s'esquiva, mais il revint. La pauvre Émerance lui parla de Béatrice. Il aima comme un fou, se disant dans la sincérité de ce paroxysme: «Je n'ai jamais aimé ainsi, jamais ainsi je n'aimerai...» Puis ce furent les joies de la conquête, chastes et chères prémisses d'un hymen loyal des deux parts. Car le comte Achille se fut fait dégoût à lui-même s'il n'eût pu se dire à cet instant: «J'étais sincère: je voulais tenir au delà de mes promesses.» Cette union valait devant Dieu. Tout en songeant ainsi, le comte Achille entourait Béatrice de ces soins que chacun sait administrer aux personnes privées de sentiment. Quand Béatrice poussa le premier grand soupir, il se mit à guetter ce réveil qu'il allait faire si joyeux. Il l'admira, pâle qu'elle était encore et gracieusement affaissée dans ses bras. Il s'écria dans le fond de son coeur: «Je l'aime! je sens que je l'aime! Elle est ma femme, je veux lui donner assez de bonheur pour expier toutes ses larmes!...» Il n'avait plus que cette pensée dans l'esprit et que ce désir dans l'âme. Un baiser acheva le réveil de Béatrice, qui ouvrit les yeux, cherchant ses souvenirs. --Vous ici!... murmura-t-elle. Il y avait du ravissement dans ses yeux pendant qu'elle le contemplait agenouillé. --Il y avait si longtemps!... dit-elle encore;--est-ce que je rêve?... Achille s'assit auprès d'elle sur le sofa et passa son bras derrière sa taille. Il y avait un coeur maintenant sur son visage, et vous l'eussiez trouvé plus beau à cette heure où il l'aimait. Béatrice avait refermé les yeux, craignant peut-être de voir s'envoler ce doux songe. Il lui dit: --Peux-tu me pardonner et m'aimer comme autrefois? Le sourire entr'ouvrit les lèvres de Béatrice, et, tandis que ses yeux restaient clos comme dans l'extase: --Je t'aime mieux qu'autrefois, répliqua-t-elle. Achille mit ses lèvres dans cette chevelure opulente aux masses flexibles et parfumées. --Ange! pauvre ange chéri! balbutia-t-il. Puis, s'interrompant: --Écoute! il y a des heures où je ne suis pas moi-même. Un mauvais génie plane autour de moi. Je t'aime et je n'aime que toi, Béatrice... Elle jeta ses deux bras autour du cou de son mari. Sa bouche se fronça, cherchant à tâtons le baiser. --Répète cela, balbutia-t-elle. --Je t'aime! je n'aime que toi, Béatrice! ma compagne chérie! ma femme! Il était sincère, nous nous portons sa caution. Mais la sincérité de l'ancien jeune premier n'exclut jamais la comédie dans l'expression, ni l'emphase dans le sentiment. Il ne se croirait pas éloquent s'il n'était troubadour. C'est le stigmate indélébile. Alors même que les vieux enfants gâtés font bien, l'allure et la virilité leur manquent. Leurs parents ont soin, la plupart du temps, de les tuer avant la dix-huitième année; cela éclaircit leurs rangs. S'ils étaient plus nombreux, il faudrait créer pour eux une nouvelle catégorie en dehors de la femme et au-dessous de l'homme: un sexe surnuméraire. Béatrice rouvrit les yeux et l'enveloppa d'un long regard tout plein de passion. --Merci! fit-elle. --Je voulais te dire, reprit Achille;--tu ne sais pas, toi, pauvre sainte, gardée par la vertu sereine, ce que c'est que l'entraînement de la passion... Il y a des coeurs qui brûlent comme la lave... Il y a des ardeurs à la fois si fatales et si folles... --Allons loin de Paris! l'interrompit-elle. --Oh! tu m'as deviné! s'écria-t-il avec un naïf transport;--ton amour t'a donné l'intelligence de ces choses inconnues!... Fuyons! tu as bien dit! fuyons tous deux, loin, bien loin... Je te confie mon bonheur et toute ma vie... Tu me garderas contre moi-même... Béatrice pensa tout haut: --Tu l'aimes donc bien!... Une plus savante n'aurait pas dit cela. Le comte Achille laissa tomber sa tête jusque sur sa poitrine. Il avait la conscience de la beauté de son rôle. Il posait en héros avec un véritable plaisir. --Béatrice! prononça-t-il d'une voix altérée,--n'essaye pas de sonder un abîme insondable! Sauve-moi de moi-même, voilà la tâche que Dieu te donne. Elle est belle, accomplis-la!... Je t'aime, et je veux que tu sois ma femme; que te faut-il au delà?... Nous partirons demain... Je ferai, de notre union sanctionnée et cimentée par la loi, un port où m'abriter contre la tempête... Tu seras une barrière entre moi et l'enfer... La tirade fut longue. Il est nécessaire de l'avouer, les femmes écoutent parfois ces réminiscences malades du drame allemand. Elles ne détestent pas assez ces balivernes. Quand le jeune premier émérite ne tombe pas sur une courtisane, il peut souvent parler pendant une demi-heure sans exciter le rire. C'est là tout à la fois son triomphe et son suprême malheur. Il pèse sur tout ce qu'il aime; il est dompté à coup sûr par quiconque ne l'aime pas. Béatrice était aussi supérieure au comte Achille que le pur diamant est supérieur au strass vaniteux et vulgaire; mais c'est le propre de la supériorité de s'abaisser elle-même devant l'objet aimé. L'être supérieur crée l'idole à l'image de sa propre force. Béatrice écoutait, la pauvre belle âme, subjuguée et charmée. Elle buvait les paroles avec une sorte d'ivresse. Elle admirait, elle adorait. Elle se demandait de bonne foi par quelle vertu elle avait mérité cet immense bonheur. --Si un jour, dit-elle dans son humilité idolâtre,--tu venais à regretter... --Je serai lié! l'interrompit héroïquement le comte Achille;--c'est ce que je veux, c'est ce que je souhaite... Une chaîne pour moi, c'est une arme; j'ai besoin d'arme pour me défendre... Il ajouta, entrevoyant peut-être le ridicule souverain de cette argumentation: --Pour défendre mon bonheur, qui est de t'aimer. Béatrice lui tendit sa main blême et tremblante. Il y déposa un baiser et reprit: --Ce soir, la petite fête pour le retour de notre Césarine... Demain, le départ... Nous nous rendons à notre terre de Bourgogne... Nous nous marions sans bruit: le silence est ce qu'il y a de mieux autour d'une réparation... Nous restons ensemble pendant toute la belle saison, et, à notre retour à Paris, nous sommes de vieux époux... En quelques mois, nous avons regagné des années. Béatrice s'inclina. Elle mit un baiser avec une larme sur la main du comte Achille. --As tu fini?... pensait mademoiselle Jenny derrière la porte. M. Baptiste avait bien raison de dire que le style de cette jeune camériste était plein de hardiesses répréhensibles. Mademoiselle Jenny était à son poste d'honneur. Elle avait l'oreille à la serrure depuis dix minutes pour le moins. Elle n'avait rien perdu des éloquentes péroraisons de M. de Mersanz. Son premier mouvement avait été la frayeur, car mademoiselle Jenny avait intérêt à ne point permettre que ce petit drame eût un heureux dénoûment; mais elle connaissait son comte Achille, et le résultat de ses réflexions fut ainsi formulé: «As-tu fini?» Elle avait, à ce qu'il paraît, de quoi combattre les chevaleresques résolutions de son maître. L'instant d'après, Achille et Béatrice étaient émus et silencieux à côté l'un de l'autre. Leurs mains réunies se parlaient. Béatrice ne se souvenait point d'avoir goûté un bonheur aussi parfait. Achille, fier de la joie qu'il donnait, se sentait libre et heureux. Béatrice avait consenti au départ. Elle remerciait Dieu dans son coeur pour cette félicité qui lui tombait du ciel, au plus fort de sa détresse. Quand le comte Achille reprit la parole, ce fut pour dérouler ces doux projets qui naissent toujours d'une bonne résolution, pour esquisser le tableau de cette solitude enchantée que leur amour allait embellir. Il se complaisait à cela, et Béatrice l'écoutait comme on savoure un beau rêve. Tout à coup, la porte s'ouvrit, et mademoiselle Jenny, feignant d'être tout essoufflée d'une course qu'elle n'avait point faite, s'écria: --Mademoiselle Césarine! Béatrice se leva d'un bond, tandis que M. de Mersanz fronçait, en vérité, le sourcil. La situation le tenait; il n'était point content d'être dérangé. --Qu'elle vienne, la chère enfant, qu'elle vienne! dit vivement Béatrice. Mademoiselle Jenny ne bougeait pas. --Allez donc la chercher! ajouta Béatrice. Au lieu d'obéir ou de répondre, mademoiselle Jenny annonça de nouveau, mais d'un ton patelin et en baissant les yeux: --Madame et mademoiselle de Sainte-Croix. Achille se leva à son tour. Il chancelait sur ses jambes. La figure de Béatrice se couvrit d'une mortelle pâleur. Elle regarda son mari, qui détournait la tête. --Je ne reçois pas, dit-elle;--allez, et répondez que je ne reçois pas! Achille était muet. Mademoiselle Jenny restait toujours immobile. --Eh bien?... fit impérieusement Béatrice. --C'est que..., balbutia mademoiselle Jenny en jouant l'embarras,--ces dames sont déjà au salon. M. de Mersanz fit un mouvement pour sortir. --Et qui vous a autorisée...? commença la jeune comtesse. Cette fois, mademoiselle Jenny releva la tête et répondit d'une voix assurée: --C'est mademoiselle de Mersanz qui m'a donné l'ordre de les recevoir. Béatrice se laissa choir sur le divan. Le comte Achille hésita un instant, puis il lui baisa la main et sortit en disant: --Je vais embrasser ma fille. VIII --Le cabinet du mari.-- Un temps de galop ramenait notre cavalcade le long du bas côté de l'esplanade des Invalides. Frémieux, le maquignon fashionable, tenait la tête; M. de Grévy et M. de Montmorin suivaient. Frémieux disait: --A cent cinquante louis, vous n'en trouveriez pas un pareil! --Règle générale, répliqua M. de Montmorin,--chaque fois que Frémieux vous engante, c'est uniquement pour vous faire plaisir. Il a choisi la carrière chevaline pour donner cours à sa générosité naturelle. Aussi vient-il d'acheter une terre de deux cent mille écus dans le Calvados. --Pour surveiller de près ses élèves, ajouta Grévy. Ils galopaient.--Ils arrivèrent devant la grille de l'hôtel de Mersanz. Le vicomte de Grévy s'interrompit pour dire: --Passez franc, Frémieux, et ne regardez que d'un oeil. Frémieux, obéissant, ne fit que passer. Il jeta un coup d'oeil rapide au travers de la grille. Le vicomte et M. de Montmorin, qui le suivaient, passèrent en affectant de tourner la tête. Frémieux dit quand le trio équestre eut enfilé la rue Saint-Dominique: --Il n'y a plus personne dans le jardin, personne sur la terrasse de madame du Tresnoy; toutes les fenêtres de l'hôtel sont closes... C'est lugubre comme un décor de mélodrame. --Nous verrons un acte ou deux ce soir, répliqua M. de Montmorin. --Messieurs, dit le vicomte de Grévy,--cette femme-là est une des plus belles, des plus spirituelles, des meilleures que j'aie rencontrées, depuis que j'ai des yeux pour regarder les femmes... Nous ne pouvons rien pour elle; mais le premier venu peut aggraver le danger de sa position en colportant ou en écoutant les bruits qui courent... --Sur dix personnes que nous avons rencontrées au bois, fit observer Montmorin, neuf nous ont parlé de cette affaire-là... C'est le bruit public... on ne peut empêcher Paris de bavarder. --Et, d'ailleurs, ajouta Frémieux, naturellement porté à la sévérité en fait de morale par le genre de commerce qu'il avait l'honneur de pratiquer,--voilà madame de Mersanz qui va rentrer dans sa famille. Il faut que la position soit régularisée. Notez ce mot. Il est poignard. Les mots poignards sont au nombre de douze ou quinze dans le langage parisien. Si vous entendez une rumeur d'où se dégage ce mot: _régulariser la position_, soyez sûrs qu'il y a quelqu'un à tuer. On parla d'autre chose. M. le vicomte de Grévy resta soucieux. Dans le jardin de l'hôtel de Mersanz, le silence le plus complet régnait. A l'intérieur, on achevait les préparatifs de la fête de ce soir. M. Baptiste était dans son beau. C'est à ces heures solennelles qu'on juge un général en chef. M. Baptiste était calme et hautain. Il donnait ses ordres du bout des lèvres. Parfois, quand mademoiselle Jenny et lui se croisaient dans les corridors, un sourire plein de malicieuse finesse était échangé. Évidemment, ces deux bonnes âmes comptaient bien se divertir, ce soir. --Ça marche! dit mademoiselle Jenny après sa dernière expédition dans la chambre à coucher de Béatrice. --Ça marche, répondit M. Baptiste,--je viens d'entrouvrir une lettre adressée à monsieur. Elle est du maréchal et j'y ai lu cette phrase: «Songez à régulariser votre position...» Le bon capitaine Roger dormait sous les charmilles. Barbedor regagnait ses domaines, après avoir poussé aussi loin que possible le scandale du jardin. Niquet et Palaproie effrayaient les passants sur l'esplanade par les moulinets insensés de leurs cannes et leurs clameurs patriotiques. Les bonnes gens du quartier disaient: --Si on peut mettre des vieux dans des états pareils... C'est pourtant chez le comte de Mersanz qu'ils vont faire leurs farces... Mais c'est à l'hôtel du Tresnoy que notre drame se continue. Madame la baronne du Tresnoy et madame la vicomtesse de Grévy étaient réunies dans une vaste pièce, à l'aspect sombre et austère, qui avait servi de cabinet de travail à feu M. du Tresnoy. Depuis sa mort, tous les objets à son usage étaient restés là tels quels. Le respect de la famille défendait ce sanctuaire, qui sentait énergiquement le renfermé. L'ameublement du cabinet affectait le style empire. Les siéges en bois d'ébène, chargé de sobres sculptures, avaient cette tournure lourde et courte qui imprimait en ce temps à tous les objets usuels un caractère d'uniformité si fâcheuse. Le bureau, également en ébène, incrusté carrément d'un filet de nacre azuré, touchait à la muraille entre les deux fenêtres. Au-dessus du bureau pendait le portrait de M. le baron du Tresnoy, en costume de conseiller maître à la cour des comptes. Il avait occupé cette position avant d'être préfet de police. C'était une toile sèche et roide, signée par un bon peintre de l'école de David. La robe rouge, crûment exprimée, tuait le visage, qui s'effaçait presque, placé qu'il était à contre-jour. Cette peinture était la seule qui ornât le cabinet. Les trois autres pans des murailles étaient recouverts par trois corps de bibliothèque en chêne noir à filets de nacre, couronnés d'une corniche conique sur laquelle se couchaient, de distance en distance, des figurines de bronze. Presque toutes représentaient des sujets de la tragédie antique. Les vitrines de la bibliothèque laissaient voir une belle collection de livres de grand format à la reliure austère. Un voile de serge d'un vert sombre était jeté sur les papiers du bureau. Rien n'était poudreux ni dérangé, en ce lieu où l'ancien maître de la maison avait coutume de prolonger ses veilles laborieuses. Le désordre eût peut-être amoindri le caractère de tristesse glaciale qui se dégageait abondamment de tous ces objets; mais il n'y avait point de désordre. C'était un deuil calme et profond, tout plein de symétrique gravité. Madame la baronne du Tresnoy et la vicomtesse étaient assises auprès du bureau, dont les séparait l'ancien fauteuil de travail de feu M. du Tresnoy. Sur ce fauteuil, recouvert en maroquin vert noirâtre, plusieurs liasses de papiers étaient posées; ces papiers avaient été pris parmi ceux qui dormaient depuis des années sous la serge du bureau. Madame du Tresnoy était pâle. De vagues inquiétudes se lisaient dans son regard. La vicomtesse semblait fort émue. Sur son visage spirituel et gracieux, qui paraissait tout jeune au demi-jour tombant des hautes fenêtres voilées, vous eussiez reconnu cette vaillance agitée et un peu fiévreuse des chevaliers enfants qui vont se jeter dans quelque romanesque aventure. Nous avons dû le dire: elle était charmante ainsi, par le seul espoir d'occuper au bien son oisiveté découragée. Elle attendait. Depuis une minute ou deux, madame du Tresnoy gardait le silence. Évidemment, la rêverie la tenait. --Il y a ici bien des secrets! dit-elle tout à coup comme en se parlant à elle-même. Puis, prenant la main de la vicomtesse: --Ma chère Anna, voulez-vous réfléchir encore? demanda-t-elle;--le danger existe, je vous le répète... Cette femme a brisé des obstacles plus forts que vous. --J'ai réfléchi, chère madame, repartit la vicomtesse en assurant sa voix un peu altérée;--je vous répète à mon tour qu'il me plaît en ce moment d'affronter un danger quel qu'il soit. Madame du Tresnoy se pencha vers elle et la baisa au front. --Vous êtes bonne, murmura-t-elle;--vous eussiez mérité d'être heureuse. Et, comme une étincelle de fierté blessée s'allumait dans l'oeil malin de la vicomtesse, elle ajouta: --Je sais que vous ne vous plaignez pas... Je sais que vous avez jeté un spirituel et hardi paradoxe sur vos tristesses... mais je sais que vous souffrez... --J'ai souffert, chère madame, rectifia madame de Grévy;--voilà longtemps que je ne souffre plus... Les traits de la vieille dame exprimaient une sorte de pitié maternelle. --Puisque vous êtes bons tous deux, poursuivit-elle,--tous deux généreux et sincères, le mal n'est pas sans remède. --Que voulez-vous dire? s'écria la vicomtesse révoltée. --Je veux dire, répliqua madame du Tresnoy,--que ces belles témérités font une auréole au front d'une jeune femme... que M. de Grévy est un chevalier aussi... --Un chevalier myope! interrompit Anna tournant la chose en plaisanterie;--en admettant qu'il me poussât une auréole, M. le vicomte ne la verrait pas. --Je veux dire, continua la baronne,--que M. de Grévy pourrait bien se trouver sur la même route que nous... --Alors, je change de chemin! fit vivement la vicomtesse. --Je veux dire, acheva madame du Tresnoy, souriant avec reproche,--qu'on a vu des réconciliations s'opérer ainsi, entre braves, au champ d'honneur... --Chère madame, dit sérieusement Anna,--ne me liez pas les mains au moment d'agir!... Si je croyais que M. le vicomte fût mêlé à tout ceci... --Vous craignez donc bien le bonheur? murmura madame du Tresnoy. --Je crains les drames épais et imbéciles, répondit Anna;--les reconnaissances, les réconciliations, toutes les péripéties où l'on tombe dans les bras l'un de l'autre en criant: «Merci mon Dieu!» et en versant des torrents de douces larmes... Nous avons fait, M. le vicomte et moi, notre vie telle qu'elle est d'un commun accord... Cette existence est à notre goût... Nous prétendons n'en point changer. --Pauvre maladie de ce temps-ci! murmura la veuve du magistrat,--épidémie du sophisme... Elle regarda un instant la vicomtesse en face. Puis, changeant de ton brusquement: --Ne parlons donc plus de cela, dit-elle,--et venons à nos faits... Je vais vous raconter une histoire assez mystérieuse, qui n'a pas de commencement et à laquelle manque un dénoûment... Le secret ne m'appartient à aucun titre... Mon mari, dont j'ai transgressé les ordres en cette circonstance seulement, voulait l'emporter avec lui dans la tombe... Je vous préviens que, si je désobéis pour la première fois de ma vie à mon mari mort, ce n'est pas au hasard... Mon mari craignait pour moi, mère de deux orphelines; il est possible que, si j'eusse été seulement sa veuve et sans charge d'âmes, mon mari m'eût dit: «Achève ma tâche...» Cela est possible; je ne l'affirme point. »Je vous prie de m'écouter sans m'interrompre: je vous dis ici des choses qu'il m'est difficile d'exprimer. Pour que vous me compreniez bien, je vais user d'une franchise qui me coûte. »Ce que vous venez me demander, en un moment de caprice peut-être, c'est précisément la portion de l'héritage de M. du Tresnoy que j'ai répudiée. Exécutons sa volonté à la lettre. »Je vous offre cette portion de son héritage, malgré sa volonté, parce que je crois bien faire. Vous n'avez que vous-même à perdre, et vous avez à gagner ce calme de la conscience qu'on n'achète, dans la position follement prise par vous, qu'au prix d'un grand effort et d'un grand dévouement. »J'ai un poids sur la conscience. Pourquoi vous le cacher, ma bonne et chère Anna, puisque vous allez peut-être m'en décharger. »Vous qui avez été pendant quelques mois la compagne d'un homme de beaucoup d'esprit et d'usage, dont la seule affaire est le plaisir, vous n'avez pu faire vos opinions que dans les livres. Je sais les livres que vous lisez. Ils sont très-beaux. En les pilant dans un mortier, on n'y trouverait rien de ce qui peut guider et régler un coeur. »Je vous étonne, et cependant, vous, âme excellente, vous avez quitté la droite voie et votre coeur n'a point de règle. Quelle autre preuve vous faut-il de la vanité affligeante de vos lectures? »Entrez au dedans de vous-même et reconnaissez que vous n'avez trouvé d'enseignements ni dans vos études, ni dans cette phase souriante et trop courte de votre vie que vous raillez maintenant: votre lune de miel. »Ah! c'est qu'il n'y a que deux éducations pour nous autres femmes, le mariage ou la religion. »Vous n'êtes pas encore arrivée à la religion; le mariage a glissé pour vous comme un rêve. »Vous seriez stupéfaite, Anna, mon amie et ma fille, si vous pouviez soupçonner seulement quelle somme de science et de conscience, de désillusionnement, de philosophie, de raison sûre, tranchante, implacable, une femme douée de facultés fort ordinaires--comme moi--peut acquérir et thésauriser dans l'accomplissement de ses devoirs d'épouse, prolongé pendant vingt années. »Je parle du cas où le mari est capable d'enseigner. C'est mon cas. M. du Tresnoy était un coeur solide et doux, une éminente intelligence. »Mes opinions sur toutes choses sont faites. J'ai en moi-même un code avec prescriptions certaines et sévères. J'ai ma loi universelle et complète. Je n'hésite jamais. »De là vient que mon repentir est un remords,--car j'ai agi en connaissance de cause. »Dans mon opinion arrêtée, il est aussi coupable de laisser passer l'assassin armé que de tuer un homme volontairement. Le crime passif n'a pas plus d'excuse que l'action du crime.--La jurisprudence humaine admet ceci, à un certain degré: c'est ce que le code appelle complicité morale. »Voici le poids que j'ai sur le coeur. »A cause de la volonté dernière de M. du Tresnoy, mon mari, et chargée que je suis de ce dépôt, délicat entre tous: mes deux filles, j'ai reculé,--lâche comme une mère,--devant ma foi et ma loi. »J'ai laissé passer l'assassin armé. Je suis restée immobile et muette quand il fallait agir et quand il fallait parler haut... --Et vous voulez réparer votre faute? demanda la vicomtesse. --Je vous avais priée de ne me point interrompre, dit madame du Tresnoy presque sévèrement. Puis elle ajouta d'un ton rassis et résolu: --Non, je ne veux pas réparer ma faute. J'ai agi par réflexion. Ce que j'ai fait hier, je le ferais demain. Le rouge monta au visage de la vicomtesse. --Ma chère belle, reprit madame du Tresnoy,--notre conférence a un caractère plus singulier encore que vous ne pensez... Je ne fais pas de pruderie avec vous; je vous dis sans ménagement et sans fard: Je ne veux rien risquer... rien, entendez-vous?... absolument rien... --Mais les aveux que vous venez de me faire!... s'écria madame de Grévy. La baronne eut un singulier sourire. --Voilà un mot téméraire! murmura-t-elle;--je pourrais le prendre pour une menace et jeter au feu ces papiers qui sont ma seule imprudence... mais je n'ai pas peur de vous, chère enfant... D'abord, vous êtes honnête jusqu'au bout des ongles: je vous ai jugée... ensuite, vous n'avez plus, dans notre monde cette autorité intacte... comment exprimer mon idée sans vous blesser?... cette virginité du crédit. De rouge qu'elle était, la vicomtesse devint pâle. La baronne la regardait en face. --Pour garder tout cela, poursuivit-elle en piquant chacun de ses mots,--il faut faire bon ménage... Si vous prononciez une parole, je dirais que vous en avez menti! --Madame!... fit Anna, qui sauta sur son siége. --Mon Dieu, oui, reprit tranquillement madame du Tresnoy;--c'est une chose bien vulgaire, n'est-ce pas, que le ménage?... Nos salons accueillent toujours ce mot avec un sourire où il y a de la moquerie... Eh bien, c'est la base solide, c'est le piédestal, c'est le trône bourgeois dont les quatre pieds carrément calés défient les chocs et les assauts... Je suis presque pauvre et vous êtes très-riche... je suis vieille et l'on peut dire que vous êtes encore toute jeune... De plus, j'ai cet appendice défavorable et antipathique: deux grandes filles difficiles à marier... Mais M. du Tresnoy et moi, nous étions un ménage... Que vous disiez oui, que je dise non, entre nous, le monde n'hésitera pas. La vicomtesse fit un mouvement comme pour se lever et prendre congé. --Je ne vous retiens pas, prononça doucement la baronne;--vous pouvez vous retirer: il en est temps encore... J'ajoute tout de suite, afin qu'il ne puisse y avoir entre nous l'ombre même d'un malentendu, j'ajoute que, dans la lutte à entamer, vous n'aurez à attendre de moi aucune espèce de secours... pas même un témoignage... Vous irez à la bataille seule et presque désarmée; car les armes qui sont là vaudront peu contre votre terrible adversaire... Elle avait posé sa main étendue sur les papiers. --Le hasard vous aura fourni cette arme, comprenez-moi bien: je vous interdis jusqu'au droit d'en désigner la source véritable. Déjà je vous ai parlé de démenti; s'il vous arrivait de prononcer mon nom ou celui de mon mari, vous me trouveriez partout sur votre passage, froide comme vous me voyez, et je vous dis d'avance la parole qui tomberait de mes lèvres: «Imposture.» Ses yeux n'avaient pas quitté le visage de la vicomtesse. Elle n'avait à prononcer de semblables paroles ni peine ni honte. Cependant, elle ajouta en manière de laconique excuse: --M. du Tresnoy ne nous a pas laissé de fortune, et j'ai mes filles. Madame la vicomtesse de Grévy s'était rassise. Elle resta un instant silencieuse. Son regard se fixait sur ces papiers, jaunis déjà par le temps, que recouvrait la main de madame du Tresnoy. Celle-ci attendait. Son attitude était tranquille; sa physionomie peignait l'indifférence. Elle vit l'oeil d'Anna briller tout à coup; elle dit: --Prenez garde!... si ce n'est que de la curiosité... cela peut vous coûter trop cher! Ce fut sa dernière parole. Anna se redressa, véritablement fière et charmante. --A quel prix peut-on payer trop cher une amie? dit-elle avec un beau sourire et en faisant signe à sa compagne de prendre les papiers;--personne ne m'aime plus... je n'aime plus personne... j'aimerai cette pauvre belle créature dont on veut déchirer le coeur... j'aimerai Béatrice et je serai bien payée! Avant de prendre le dossier, madame du Tresnoy se leva et vint la baiser au front. --Que Dieu vous soit en aide! dit-elle avec une solennelle émotion. IX --37 et 37 bis.-- C'était, dans cette vaste et sombre pièce, un silence profond. Aucun bruit ne venait, sauf, par intervalles, le son sec du piano de mademoiselle Juliette, qui jouait un _morceau brillant_ à l'étage au-dessus. Madame du Tresnoy feuilletait déjà le dossier. Elle passa la main sur son front, et Anna s'aperçut que des gouttes de sueur y perlaient. Elle commença ainsi, d'une voix tout à coup altérée: --J'ai perdu mon mari le 17 septembre 1829. Je crois qu'il n'est pas mort de sa mort naturelle. La vicomtesse tressaillit vivement. --Je crois..., répéta la baronne en appuyant sur ce mot;--je n'ai pas de preuve absolument certaine... Mon mari, quelques heures avant son décès, me montra ces papiers que je tiens à la main et me dit: «Je meurs de cela...» --Madame! s'écria Anna indignée,--moi qui n'ai pas toujours fait _bon ménage_ comme vous dites, si mon mari agonisant m'avait fait une révélation pareille... --Vous l'auriez vengé, n'est-ce pas? prononça la baronne d'un ton glacial. --Ou j'aurais péri à la peine, madame! La baronne secoua la tête. Il y avait une tristesse amère dans son sourire. --Vous êtes jeune, murmura-t-elle,--et vous êtes seule...--D'ailleurs, s'interrompit-elle,--je ne suis pas en cause. Ce n'est pas pour avoir votre avis sur ma conduite que je vous ai ouvert la porte de cette chambre... Je n'ajoute donc qu'une parole: l'homme que vous voyez là (elle montrait le portrait) n'a jamais su en sa vie honnête, laborieuse et sainte, ce que signifiait ce mot: vengeance... Quand même vous auriez le droit de nous juger, peut-être vous manquerait-il le sens qui fait l'arrêt équitable: vous n'avez pas nos vertus et vos passions ne sont pas les nôtres... »Peut-être n'avons-nous pas votre élan ni cette valeur étourdie qui faisait de vous des chevaliers au temps jadis. »Je dis _vous_ et je dis _nous_, parce que, dans ce monde noble qui essaye de survivre au passé, nous sommes deux groupes distincts. »Vous êtes la noblesse d'épée: vous n'avez plus d'épée. »Nous sommes, nous, la noblesse de robe: on nous laisse notre robe. Nous existons encore par cette raison que la bourgeoisie régnante reconnaît en nous ses précurseurs. »Nous sommes bourgeois sous nos titres.--Si jamais vous ressuscitez, vous, c'est que vous vous serez fait peuple. »Vous étiez généreux,--mais si étourdis, que vous avez laissé brûler l'univers. »Nous sommes austères et nous sommes prudents,--mais nous prenons n'importe quoi pour étayer le logis où dorment nos enfants. »Dévouez-vous donc, c'est votre génie. Moi, je couve: c'est mon instinct... Elle remit le dossier fermé sur ses genoux et croisa ses deux mains au-dessus. Son visage long, dont les traits amaigris s'accusaient vigoureusement et d'une façon presque virile, s'anima soudain. Elle fit un geste comme pour dire: «Nous arrivons au fait.» L'attention de la vicomtesse redoubla. --Au commencement de juillet de l'année 1819, reprit la baronne d'une voix plus basse, mais très-distincte, un homme se présenta qui demandait instamment à entretenir M. du Tresnoy. Mon mari donnait sa vie entière aux travaux de sa charge. Il avait pris pour règle de conduite de ne jamais négliger un renseignement, lors même que la source en devait rester inconnue. »Ainsi le magistrat peut-il payer de sa personne, tout aussi bien que le soldat sous les armes. Malgré de sages précautions, la vie de M. du Tresnoy fut plusieurs fois en danger. »Mais, en cette circonstance, il s'agissait d'un personnage absolument inoffensif. C'était un garçon qui se nommait Fromenteau et qui gagnait péniblement sa vie à pratiquer dans Paris je ne sais quel pauvre petit courtage. Il était jeune encore, très-naïf et pris de la passion de s'établir. »Sa fiancée, en effet, une fille Stéphanie, lui avait posé cet ultimatum: «Point d'établissement, point de mariage.» »Ces détails peuvent vous sembler d'une très-puérile petitesse. En fait de police, il n'y a point de petits détails. »C'est une véritable chasse, et vous savez que l'art illustre de la vénerie a pour base un ensemble de microscopiques indications. »Ce Fromenteau demandait une place d'agent, afin de gagner les premiers fonds destinés à fonder son établissement. Il n'arrivait pas les mains vides. »Voici le rapport qu'il fit à M. du Tresnoy, dès le premier soir: »Une femme jeune encore et très-belle habitait le nº 37 de la rue du Cherche-Midi, sous le nom de madame Octave Merriaux. Ce devait être, au dire de Fromenteau, un pseudonyme que ce nom de Merriaux et le logis un pied-à-terre de contrebande. »Le logis était petit et de médiocre aspect. La dame qui l'avait loué, depuis assez longtemps, n'était venue l'habiter que tout à fait à la fin d'une grossesse dont le résultat avait été entouré d'un certain mystère. »La dame allait et venait à pied dans le quartier, mise très-simplement et toujours voilée d'une épaisse dentelle noire. »Mais Fromenteau demeurait dans la petite rue du Bac. Fromenteau prétendait qu'au-devant de sa porte bâtarde, à vingt-cinq pas du point de jonction de la petite rue du Bac et de la rue de Sèvres, une fort belle voiture sans armoiries ni chiffre stationnait chaque jour, depuis le matin. »Madame Octave Merriaux, avec son voile noir et sa toilette modeste, montait quotidiennement dans cette voiture, dont les stores étaient à l'avance fermés. L'attelage, excellent, partait aussitôt comme une flèche. »Fromenteau ajoutait que, dans la journée, il avait rencontré très-souvent madame Octave en toilette simple encore, mais très-riche, soit seule, dans un équipage armorié,--soit dans la voiture du vieux prince de ***. »Au nº 37 _bis_ de la même rue du Cherche-Midi, il y avait un petit ménage de jeunes gens nouvellement mariés, qui étaient de la connaissance de Fromenteau... La baronne s'interrompit pour jeter un coup d'oeil sur les papiers qu'elle tenait à la main et ajouta presque aussitôt: --Je trouve ici le nom de ces jeunes gens. Ils s'appelaient M. et madame Seveste. Madame Seveste était enceinte en même temps que madame Octave Merriaux. Lors de l'accouchement de madame Seveste, qui n'était pas riche, la concierge du nº 37 _bis_ lui servit de gardienne. »Cette concierge était une femme d'âge moyen, qui passait dans le quartier pour être très-originale et très-charitable. »Madame Seveste accoucha d'un garçon; madame Octave Merriaux mit au monde une petite fille. »Ceci, au dire de Fromenteau, car personne dans le quartier n'avait connaissance de ce qui se passait chez madame Octave. Elle ne recevait personne, sinon une vieille femme et un homme de trente-huit à quarante ans, qui avait la tournure d'un ancien militaire. La vieille femme et l'homme entre deux âges, que Fromenteau désigna plusieurs fois dans son rapport sous le nom de l'_habit bleu_, assistaient seuls à son accouchement. »Un certain mystère entoura ce dernier moment. Les derrières des deux numéros 37 et 37 _bis_ se touchaient, formant une de ces maisons doubles si communes à Paris. Il n'y avait pour les deux qu'un propriétaire. Du modeste appartement des époux Seveste, on put entendre les cris de madame Octave. »Madame Seveste s'intéressait à cela d'une façon toute naturelle, étant arrivée elle-même à son terme et attendant à chaque instant les douleurs. Les deux appartements n'étaient séparés que par un mur à la vérité fort épais, mais dans lequel deux armoires étaient ménagées, une de chaque côté. »Madame Seveste écouta d'abord de sa place, quand les cris de sa voisine parvinrent jusqu'à elle; mais bientôt la passion de mieux entendre la saisit, car elle se disait: »--Demain peut-être je serai comme cela. »Elle voulait savoir. »Elle ouvrit son armoire. Elle n'était plus séparée de l'accouchée que par l'armoire de l'appartement voisin. Les cris étouffés et les gémissements lui arrivaient maintenant distincts. »Elle était seule. Son mari l'avait quittée, le matin, pour faire un petit voyage. »Tandis que la jeune femme écoutait ces plaintes déchirantes qui passaient à travers la cloison, une sensation d'angoisse inexprimable la saisit et fit monter la sueur à ses tempes. Sa solitude lui pesa tout à coup comme une menace. Elle sentit que l'heure était venue. »Elle essaya de se traîner jusqu'à la porte pour appeler la concierge, qui lui avait promis son aide. Une douleur la tordit sur place et la mit à genoux. »Cela fut rapide comme l'éclair. Au bout d'une seconde, elle n'éprouva plus rien. »Elle se dit: »--Ce que c'est que la frayeur, quand on est toute seule. »Elle ne songea plus à appeler. »En ce moment, ceux qui étaient autour de la voisine ouvrirent l'armoire de l'autre côté du mur pour y prendre sans doute quelque objet dont la patiente avait besoin. »On ne criait plus, on gémissait. Le fond commun des deux armoires,--une mince planche,--laissait passer le son si distinctement, qu'on eût dit que les deux chambres n'en faisaient plus qu'une, coupée en deux par un paravent. »La petite madame Seveste entendit madame Octave Merriaux qui disait d'une voix épuisée: »--Je souffre! je souffre! je souffre! »--Bah! bah! fit une grosse voix;--il faut bien souffrir pour être princesse! »Madame Seveste crut avoir mal entendu. »C'était un homme qui avait parodié ainsi le dicton populaire. Ses bottes sonnaient sur le parquet. »Une autre voix qui n'appartenait point à l'accouchée, prononça dans l'armoire même: »--Allons! ma bonne madame, courage!... dans dix minutes, nous allons avoir un beau gros garçon! »L'homme ajouta: »--Quand on accouche d'une fortune, ça peut bien faire crier un peu en passant. »L'armoire se referma chez madame Octave Merriaux. Madame Seveste n'entendit plus avec les plaintes de l'accouchée qu'un vague murmure de conversation. »Puis, au bout de quelques minutes, le diapason des voix s'éleva, comme si un sujet de violente discussion eût surgi tout à coup. »--Faites bien attention à ceci, disait l'homme:--de quelque sexe que soit l'enfant, je veux qu'il ait l'héritage du vieux fou!... »--Vous voulez! s'écriait l'accouchée avec un accent de fureur;--c'est vous qui parlez ainsi... chez moi!... »L'autre femme, celle qui avait prêché le courage en promettant un beau garçon dans un délai de dix minutes, cherchait à ramener la paix. »Mais l'accouchée s'écria bientôt, étranglée par un spasme qui la prenait à la gorge: »--Sortez! vous perdez le respect! je vous chasse! »Il se fit un silence. »--Y a-t-il longtemps qu'on parle comme cela? demanda-t-on derrière madame Seveste. »Celle-ci se retourna en tressaillant. »Elle n'était plus seule dans sa chambre. La concierge du numéro 37 _bis_ se tenait debout à quelques pas de la porte. »Il n'y avait là rien d'étonnant. Les Seveste n'étaient pas riches, et la concierge, excellente créature s'il en fut, montait plusieurs fois dans la journée pour voir si la jeune femme avait besoin d'aide. »--Avez-vous entendu tout ce qu'ils ont dit? demanda-t-elle encore. »Madame Seveste, honteuse d'avoir été surprise aux écoutes, cherchait à s'excuser. La concierge secoua gravement la tête. »--Ce n'est pas de bon monde, murmura-t-elle;--il y a encore quelque coquinerie sous jeu! »Cette concierge du nº 37 _bis_ de la rue du Cherche-Midi était une toute petite bonne femme, propre comme une souris, avenante et avisée. Elle ne faisait point de cancans... --Mais voilà que vous ne m'écoutez déjà plus, chère belle! s'interrompit ici madame du Tresnoy;--je devine que ces détails vous semblent longs et vulgaires... --Madame, répondit la vicomtesse,--j'avoue que votre solennel début m'annonçait de bien autres événements... Mais je vous prie de poursuivre: votre récit se pose comme un roman soigneusement combiné; je vois vos personnages... et tous ces petits détails sont très-certainement des jalons sur la route de quelque grande péripétie. Madame du Tresnoy sourit. --Ce serait un étrange roman que le nôtre! murmura-t-elle. Puis, tandis que son visage s'assombrissait soudain, elle ajouta: --Ce serait surtout un roman terrible... mais ce n'est pas un roman, chère madame... Les faits isolés n'ont point entre eux ce lien que l'esprit du conteur crée... Les catastrophes vont et viennent... le dénoûment fait défaut... une main a tenu le fil... la main s'est paralysée... le secret dort au fond d'une tombe... la volonté de Dieu seule peut désormais le réveiller. Elle passa ses doigts tremblants sur son front plus pâle et reprit: --La concierge du nº 37 _bis_ se nommait Marguerite. Le rapport de ce pauvre apprenti agent, Fromenteau, fait à peine mention d'elle. Si je vous parle de cette Marguerite, c'est que M. du Tresnoy apprit plus tard à la connaître. »Quand la jeune madame Seveste voulut refermer son armoire, Marguerite l'en empêcha. Elle dit: »--Je veux écouter. »Par le fait, elle prit une chaise et s'assit tout auprès de l'armoire. Dix ou quinze minutes après, comme l'avait prédit cette voix qui parlait de l'autre côté de la cloison, la crise principale eut lieu pour madame Octave Merriaux. Elle poussa un long et terrible cri, puis le silence se fit,--rompu par la voix d'homme qui dit: »--Que le diable l'emporte! c'est une fille! »--Une fille! répéta l'accouchée. »Vous eussiez dit, à son accent, qu'elle s'étonnait elle-même de la tendresse qui faisait trembler sa parole. »Le troisième personnage invisible,--la sage-femme sans doute,--restait muette. Elle s'occupait de l'enfant. »Les bottes sonnaient bruyamment sur le parquet. L'homme devait combattre son désappointement par une gymnastique énergique. »--Affaire flambée! gronda-t-il enfin;--vous n'avez jamais eu de bonheur au jeu!... Il est temps d'apprendre à faire sauter la coupe. »L'accouchée dit: »--Montrez-moi mon enfant. »On put entendre comme le bruit d'un baiser; puis l'homme s'arrêta de marcher et dit avec un juron: »--La mère, vous devez tenir ces articles-là... Il nous faut un garçon nouveau-né... et tout de suite. »La voix de femme protesta faiblement. »Marguerite, la petite concierge du nº 37 _bis_, avait écouté ces singulières paroles avec une extrême attention. »--Ma bonne madame Seveste, demanda-t-elle,--n'avez-vous rien perdu de tout cela? »Et, comme la jeune femme ne répondait point, elle ajouta en baissant la voix: »--Témoigneriez-vous en justice?... »Un gémissement étouffé de madame Seveste l'empêcha de poursuivre. »Marguerite se retourna effrayée. Elle vit la jeune femme courbée en deux et saisissant à poignée les couvertures de son lit. Elle la vit si pâle et si bouleversée, qu'elle s'élança pour la soutenir. »--Mon mari! balbutia madame Seveste parmi ses plaintes;--je veux voir Seveste... Je veux voir mon pauvre mari avant de mourir. »C'est l'idée qui vient toujours aux premières étreintes de la douleur inconnue à celles qui vont être mères pour la première fois. Elles croient mourir. »Marguerite oublia du coup la scène qui se passait de l'autre côté de la cloison. Elle prit madame Seveste dans ses bras et l'aida à se coucher. »--C'est une sage-femme qu'il faut, dit-elle; je m'y connais, nous n'avons que le temps... N'ayez pas peur; je cours chercher une sage-femme. »Elle se précipita vers la porte, tandis que la malade répétait en pleurant: »--Mon pauvre Seveste! mon mari! mon mari! qu'il se hâte s'il veut me revoir en vie! »Marguerite n'était plus là. »Je vous prie de me prêter ici toute votre attention, ma chère Anna, et je vous répète que mon récit est emprunté non-seulement au rapport de Fromenteau, mais aux recherches subséquentes de M. du Tresnoy. Plût à Dieu qu'il ne les eût jamais entreprises! »Madame Seveste resta toute seule, en proie aux premières douleurs de l'enfantement. »L'armoire était grande ouverte. »De l'autre côté de l'armoire, dans la chambre de madame Octave Merriaux, où nous nous transportons pour la première fois, nous trouvons réunies les trois personnes dont tout à l'heure nous entendions les voix à travers la cloison. »L'accouchée, étendue sur son lit, l'homme à l'habit bleu, et une sage-femme de quarante-cinq à cinquante ans, nommée madame Suleau. »L'accouchée avait les yeux fermés. Elle ne regardait déjà plus l'enfant, qui criait dans les bras de la sage-femme. Ce visage, doué d'une grande beauté, mais caractérisé durement, avait en ce moment une bizarre expression de souffrance et de lutte. Ce n'était pas là une jeune mère, puisque ses prunelles, déjà voilées, ne cherchaient plus l'enfant,--et pourtant on eût deviné qu'un sentiment confus de maternité combattait au fond de cette âme quelque désir violent, quelque passion invétérée... »Vous êtes trop jeune, Anna, pour avoir connu le dernier prince de ***; mais votre mère était de son monde et vous avez entendu parler de lui. --Beaucoup, repartit la vicomtesse;--j'avoue que je suis curieuse de savoir le rôle qu'il jouera en tout ceci. --Un rôle tout passif, vous devez bien vous en douter. Le vieux prince était l'honneur même... seulement, privé d'enfant et possédant une fortune presque royale, il avait le mal des collatéraux. Il se sentait entouré de cousins, de cousines, de nièces et de neveux qui le regardaient comme les paysans contemplent la moisson mûre. »Il exagérait peut-être un peu cela. C'est la loi de nature. Il disait volontiers: »--Je suis la poire qui tient encore à l'arbre, mais si peu! Et je les vois tous là, sous la branche, guettant l'heure... Il avait eu deux femmes et jamais d'héritier direct. Depuis tantôt quinze ans qu'il avait perdu sa dernière princesse, il faisait un métier fort original. Le prince des contes de fées promettait sa main au plus petit pied du monde et menait son encan au moyen de la pantoufle de Cendrillon. Notre pauvre prince, à nous, dont le moral avait un peu baissé, affichait d'autres enchères. Son cahier des charges ne contenait qu'un article, formulé ainsi par le monde moqueur: «Sera princesse la femme qui me donnera un fils.» Ce fait qui semble rentrer dans la naïve poétique de ma mère Loie était, il y a quinze ou vingt ans, le secret de la comédie. On en riait dans tous nos salons, et les collatéraux du vieux prince eux-mêmes faisaient assaut de gorges chaudes à ce sujet.--L'avis général était que le bonhomme se ravisait beaucoup trop tard. »Il y eut pourtant une personne qui osa prendre au sérieux la bouffonnerie de ce programme et qui combina toute une intrigue avec cet élément burlesque, madame Octave Merriaux... --Pourquoi ne l'appelez-vous pas madame la marquise de Sainte-Croix? demanda la vicomtesse avec une sorte d'humeur. --Parce que j'ai par devers moi une funeste expérience, ma toute belle, répondit la baronne avec sa glaciale tristesse;--j'ai mes filles..., et je ne veux pas gagner la maladie dont leur père est mort. X --La sage-femme.-- --Ne croyez pas, ma chère Anna, reprit la baronne du Tresnoy,--que mon désir soit de vous effrayer. Je vous sais brave. Je veux uniquement vous mettre à même d'entreprendre cette campagne ou d'y renoncer en pleine connaissance de cause... S'il s'agissait d'une lutte frivole, autour de laquelle pussent s'établir des gageures, je ne parierais pas pour vous. »Je vous dis cela comme je le pense. »J'ajoute, au risque de me répéter, que vous n'avez à attendre de moi dans cette bataille aucune espèce de secours avoué. »Une fois les armes fournies, je me retire!--comme l'Angleterre, quand elle a déposé sur quelque côte rivale ou amie les fusils, la poudre, les balles, les poignards et les conspirateurs. »Elle a ses colons: j'ai mes filles. »Comprenons-nous bien. Quand vous aurez franchi le seuil de cette chambre, tout sera dit entre nous, tout, absolument. »Je ne suis pas sans me reprocher ce que je fais en ce moment; c'est une imprudence, mais j'ai posé moi-même des limites à ma propre témérité. Je ne les franchirai point, quoi qu'il arrive. »Ne me criez jamais: «A l'aide!» je ne vous entendrais pas. N'invoquez jamais mon témoignage, je vous le refuserais. Ne me choisissez pas pour arbitre: il arriverait peut-être que je vous condamnerais. »J'ai mes filles... »Ce qui précède me paraît avoir établi assez clairement la position de madame Octave Merriaux. Elle voulait épouser le vieux prince de ***. Elle avait pris ses mesures pour cela. S'il vous plaît d'avoir des explications plus catégoriques, je vous les fournirai. --Je crois comprendre..., murmura la vicomtesse, dont la jolie lèvre se fronça avec une expression de dégoût. --Je crois aussi que vous comprenez, dit la baronne d'un ton dégagé.--Madame Octave Merriaux jouait le principal rôle dans une honteuse comédie. L'homme à l'habit bleu et sans doute aussi la sage femme étaient ses complices. Il s'agissait de faire croire au vieux prince qu'il avait un fils. »L'homme et les deux femmes venaient de tenir conseil. Une grande inquiétude régnait dans le cénacle. La pendule était à chaque instant consultée par les regards anxieux. On attendait quelqu'un.--On attendait le médecin du vieux prince, chargé d'assister à l'accouchement. »--C'est encore une chance, avait dit l'habit bleu,--que cet imbécile-là soit en retard. »La sage femme objecta: »--Il peut venir d'un instant à l'autre. »--Bah! fit l'habit bleu;--si nous savions seulement comment nous retourner!... Je suis bien sûr que le bonhomme ne viendra pas lui-même; il joue au mystère... Il a une peur terrible de ses héritiers... Quant au médecin, je me chargerai bien de le mettre en retard... mais c'est ce coquin d'enfant... »Madame Merriaux gardait le silence. »L'homme à l'habit bleu se rapprocha de la sage-femme. Il la regarda en face et croisa ses bras sur sa poitrine. »--Avez-vous notre affaire? demanda-t-il tout à coup en donnant à son accent une tournure de cynique brutalité. »La sage femme hésita.--Elle était comme vous, chère petite: elle croyait comprendre. »Madame Merriaux rouvrit les yeux et dit: »--Celle-ci est à moi: je ne veux qu'elle!... »L'habit bleu haussa les épaules en grondant. »La sage femme ajouta: »--Puisqu'il n'a pas d'enfant du tout, peut-être prendra-t-il bien la petite fille, ce vieux monsieur. »L'habit bleu frappa du pied. »On ne vous demande pas votre avis! s'écria-t-il;--on vous demande si, dans vos pratiques... »--Non! répondit madame Suleau;--je ne vois rien dans mes pratiques. »--Et ailleurs? insista l'habit bleu. »--Ailleurs non plus. »En ce moment, tous ceux qui étaient dans la chambre de l'accouchée tressaillirent. Un cri déchirant s'était fait entendre. Il semblait sortir de l'armoire. »--Qu'est-cela? demanda madame Octave. »--A-t-on pu nous écouter? fit l'habit bleu déjà pâle. »La sage-femme les rendit muets d'un geste impérieux. Elle prêta l'oreille. D'autres cris succédèrent au premier. »La sage-femme dit: »--Il y a là derrière cette cloison une femme en mal d'enfant. »L'habit bleu se précipita vers l'armoire: il y mit sa tête tout entière. Après une minute passée, il se retira en disant: »--Il n'y a personne avec elle... J'en suis sûr... Cent louis pour toi, Suleau, si tu nous rapportes un petit garçon. »Madame Octave se leva sur le coude et fit un mouvement comme pour défendre le berceau; mais l'habit bleu la repoussa sans façon et dit avec son gros rire de Diogène: »--Pas de sensiblerie! Vous me remercierez demain. »Ce ne sont pas ici des paroles en l'air, ma bonne petite Anna, s'interrompit madame la baronne du Tresnoy;--mon mari a interrogé madame Suleau, sage-femme, et madame Suleau est morte comme mon mari! Notre XIXe siècle est en progrès pour toutes choses, et le XVIIIe siècle a bien produit une Brinvilliers. »Sous l'effort de cet homme que je désigne par le nom de l'habit bleu, madame Octave s'affaissa, suffoquée. »Il y eut un court conciliabule entre lui et la sage-femme, puis celle-ci prit résolument son parti. »--C'est au numéro 37 _bis_, dit-elle,--je n'y connais personne... Faites-moi un billet pour les cent louis. »Le billet fut souscrit à la hâte. La Suleau enveloppa l'enfant nouveau-né dans ses langes et le cacha sous son châle. »Dès qu'elle fut partie, l'habit bleu, au lieu de s'occuper de sa compagne, pratiqua un trou à la planche formant le fond de l'armoire, un trou de vrille qui lui permit de glisser son regard dans l'appartement voisin. »Je n'ai pas besoin de vous expliquer comment la Suleau parvint auprès de madame Seveste. Marguerite, la concierge, courait le quartier pour trouver une sage-femme, et sa petite domestique était à la recherche de M. Seveste: il n'y avait personne dans la loge. »La Suleau ne fut pas plus de trois quarts d'heure en tout chez madame Seveste. Quand elle y entra, l'accouchement était commencé par le seul secours de la nature. »Il n'y eut point d'explication. La patiente trouva la venue de la sage-femme toute naturelle et s'étonna seulement de ne voir ni son mari ni la concierge. »Elle s'étonna aussi, quand sa délivrance l'eut laissée plus calme, des regards inquiets que la sage femme jetait vers la porte d'entrée. »Cette inquiétude de la Suleau ne se rapportait point, comme vous pouvez le supposer, à l'arrivée probable du mari ou de la concierge du nº 37 _bis_. Elle avait son thème fait à cet égard. C'était simple et admirablement plausible; occupée dans la maison voisine par les devoirs de sa profession, elle avait entendu tout à coup des cris. Une sage-femme ne peut se tromper à la nature de ces plaintes. Elle avait écouté; elle avait deviné l'angoisse, puis la détresse. Passant par-dessus les scrupules qu'on éprouve à s'introduire dans un logis inconnu, elle avait obéi à la voix du coeur... »Qu'auraient pu faire le mari ou la concierge, sinon la remercier? »L'inquiétude avait un autre objet. C'était la petite fille qui l'inspirait, la petite fille de madame Octave Merriaux. La Suleau l'avait laissée sur une chaise de l'antichambre, enveloppée dans son châle. »La petite fille ne poussa qu'un seul cri, et ce fut après l'opération achevée. »Madame Seveste demanda d'où venait ce cri et la sage-femme répondit: »--C'est votre garçon. »Madame Seveste avait un garçon; ce grand espoir réalisé des jeunes ménages, la joie et l'orgueil du père, la folie de la mère! »Vous ne connaissez pas cela, vous, Anna, et c'est votre malheur. Qui sait ce qui serait advenu de votre vie si vous aviez donné un enfant à M. de Grévy,--si un élément réel, humain, était entré dans le sophisme de votre existence? »Vous ne connaissez pas cela.--Madame Seveste faillit s'évanouir en regardant son fils. Elle criait, triomphante et insensée: »--Mon mari! mon mari! »La Suleau lui retira son fils des mains et le coucha dans un beau petit berceau blanc, préparé à l'avance. »De l'autre côté de la cloison, l'homme à l'habit bleu se frottait les mains, pensant: »--Nous avons notre affaire. »Il avait entendu ce mot: un garçon... »La Suleau ayant fait la toilette du chérubin, comme elle l'appelait, revint à la mère et lui dit: »--Il y a des précautions à prendre pour ne pas rester estropiée. Appuyez-vous sur moi, femme!... Passez vos deux mains autour de mon cou et tournez-vous de manière à reposer sur le flanc droit... C'est nécessaire. »L'ignorance complète de la jeune mère ne pouvait contrôler cette perfide prescription. Elle se pendit au cou de la sage femme et parvint à prendre la position ordonnée qui lui faisait tourner le dos au jour. »Elle avait la face contre la ruelle du lit. Elle ne pouvait plus rien voir de ce qui se passait dans la chambre. »--A la bonne heure! fit la Suleau;--comme cela, il n'y a pas de danger, à moins que vous ne bougiez. »La pauvre jeune femme n'avait garde. »Elle entendit bien la Suleau aller et venir, mais le moyen de soupçonner! d'ailleurs, il y avait bien peu de chose à voler dans le pauvre ménage. »La Suleau sortit sur le carré. Elle écouta. Nul pas ne se faisait entendre dans l'escalier.--Elle développa lestement la petite fille de madame Octave Merriaux, qu'elle mit dans le berceau à la place du petit garçon... »--On dirait qu'ils sont deux! fit l'accouchée. »--Ne bougez pas! au nom du ciel! s'écria la Suleau,--je ne répondrais plus de rien. »Le petit garçon était déjà empaqueté dans le châle. »--Je vais chercher votre potion, reprit la sage-femme;--le temps de descendre chez le pharmacien... Ne bougez plus: je reviens tout de suite. »Elle sortit.--Madame Seveste, obéissante, demeura immobile, malgré ses souffrances et la bonne envie qu'elle avait de regarder son petit enfant, qui criait dans le berceau. Elle commençait à trouver le temps long, lorsque tout à la fois arrivèrent Marguerite, une sage-femme et le mari. »Tout le monde fut joyeux de trouver la besogne faite. Mille questions se croisèrent. Madame Seveste ne savait pas même le nom de celle qui l'avait accouchée. »--Je croyais, dit-elle, qu'elle venait de la part de notre bonne Marguerite... Mais cela ne fait rien: elle ne va pas tarder à remonter... Embrasse ton fils, Édouard!... embrasse ton fils! »Le premier soin de la nouvelle sage-femme fut de retourner l'accouchée dans son lit en maugréant contre l'ineptie de sa collègue.--Mais ces imprécations sont le pain quotidien des médecins mâles et femelles. On n'y prend pas garde. »--Un fils! répéta cependant M. Seveste, qui venait de prendre l'enfant dans ses bras:--qui t'a dit que c'était un fils? »--Belle question, répliqua la jeune femme en riant; comme si je ne l'avais pas vu! »Le malentendu ne pouvait longtemps durer. Quelques secondes après, madame Seveste, échevelée et demi-folle, criait qu'on lui avait volé son enfant. »Il faut que vous notiez bien cette circonstance: personne, excepté madame Seveste, n'avait vu la Suleau. »Cependant, la concierge Marguerite avait des soupçons. Elle prit son courage et se rendit à la maison voisine, où elle demanda madame Octave Merriaux; on la fit entrer dans la chambre même de l'accouchée. »Marguerite avait son petit plan. Elle dit, pour motiver sa venue:»--Je viens payer les honoraires de la sage-femme qui a délivré madame Seveste, une des locataires de la maison ici près. »Les persiennes étaient fermées, les rideaux tombaient; il faisait presque nuit dans cette pièce, où trois personnes étaient réunies: deux hommes et l'accouchée. »Il était impossible de voir l'accouchée dans son lit. Les deux hommes étaient auprès d'un berceau où vagissait un enfant nouveau-né. »L'un des deux hommes, l'habit bleu, répondit brusquement à Marguerite: »--Il n'y a point de sage-femme ici... C'est mon médecin qui a délivré ma nièce. »L'autre homme, vieillard d'apparence respectable et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses couleurs, examinait l'enfant. Marguerite eut peur de celui-là. Elle s'excusa et sortit. »Le mot _mon médecin_ l'avait trompée. Le vieillard avait tout à fait la tournure d'un médecin,--d'un grand médecin. »Devant la porte de la maison, un équipage stationnait. Marguerite fit ce dernier effort de s'informer auprès du cocher, qui lui dit: »--C'est la voiture du docteur C***, mon maître. »Il n'y avait qu'à courber la tête. »Ce fut au point que Marguerite, malgré les paroles surprises à travers la cloison, se dit: »Madame Seveste aura eu un petit moment de délire. »Et pourtant Marguerite n'en était pas à sa première rencontre avec cette femme qui portait maintenant le nom de madame Octave Merriaux... »Le découragement de Marguerite était le résultat d'une erreur. Elle avait appliqué ces mots: _mon médecin_, prononcés par l'habit bleu, au vieillard décoré de plusieurs ordres, au praticien illustre, M. C***. M. C*** n'ayant point réclamé, par la bonne raison qu'il entendait tout autrement le sens de la phrase, Marguerite avait dû penser qu'il acceptait comme son oeuvre personnelle l'accouchement de madame Octave Merriaux. »Cela n'était point, vous le savez déjà, ma chère belle. M. C*** se trouvait là pour satisfaire au désir de son client et ami, le prince de ***. »Les premières paroles après le départ de la bonne petite concierge auraient éclairé la situation tout d'un coup, si elle avait pu les entendre. »--Je suis fâché, dit, en effet, le docteur C*** d'être arrivé un instant trop tard... mais, en groupant les faits, que je puis du moins constater _de visu_, savoir: l'état de madame et celui de l'enfant, qui annoncent l'accouchement accompli depuis quelques minutes à peine, je crois pouvoir, en conscience, rendre à M. le prince le témoignage qu'il désire... Veuillez me dire le nom de votre médecin, monsieur. »Il s'adressait à l'habit bleu. »Celui-ci répliqua sans hésiter: »--Le docteur Wintermayer. »M. C***, qui avait à la main déjà son calepin et sa mine de plomb, se redressa. »--Le docteur?... interrogea-t-il. »--Wintermayer, répéta effrontément l'habit bleu. »--Je croyais connaître à peu près tous nos confrères, dit M. C***. »--Le docteur G.-W. Wintermayer, l'interrompit l'habit bleu, est sujet de Sa Majesté le roi de Wurtemberg et docteur de l'université de Tubingen. »M. C*** s'inclina et inscrivit ce nom sur ses tablettes. »--Il demeure?... demanda-t-il encore. »--L'habit bleu consulta sa montre gravement: »--A l'heure où je vous parle, répondit-il,--le docteur doit être en route pour Stuttgart... J'ai eu toutes les peines du monde à le retenir jusqu'au moment de l'accouchement. »Notez que la voie mensongère où s'embarquait l'homme à l'habit bleu était choisie à l'improviste. Il n'avait point compté sur cette complication. La venue seule de Marguerite et le premier mensonge, consistant à renier la Suleau, l'induisaient désormais à tout un système de tromperies. »M. C*** ferma son calepin. Peut-être avait-il un vague soupçon; mais tant de choses tiennent dans ces têtes des princes de la science! »Il vint jusqu'au lit avant de prendre congé et tâta une dernière fois le pouls de l'accouchée. »--Adieu, madame, dit-il;--je vais donner à notre ami d'heureuses nouvelles. »Madame Octave Merriaux murmura un harmonieux et doux _merci_. »M. C*** prit l'habit bleu à part. »--La position de madame votre nièce, lui dit-il,--est faite pour inspirer un très-grand intérêt.--Le prince n'ayant point d'héritier, le sort de cet enfant qui vient de naître doit être assuré fort largement... c'est mon avis... mais, croyez-moi... ne dépassez pas certaines limites... ne portez pas vos vues au delà du vraisemblable et du possible... Le prince a les faiblesses de son âge; il pourrait céder à telles obsessions que je ne veux point spécifier. Mais ses amis veillent... »--Monsieur, répondit l'habit bleu avec une solennelle emphase,--la malheureuse jeune femme est fille et nièce de militaires français... nous aviserons, selon les conseils et les lois de l'honneur. »Le docteur C*** sortit en disant: »--J'ai cru devoir vous prévenir. »Dès qu'il eut refermé la porte, la Suleau sortit d'un cabinet noir où elle était cachée. L'habit bleu la prit par la taille et lui fit faire un tour de valse autour de la chambre. »L'enfant réveillé se mit à crier: »--Vas-tu te taire, monsieur le prince? s'écria l'habit bleu;--tu peux dire, toi, que tu nous dois une belle chandelle! »Et, comme l'accouchée réclamait le repos: --Allons! allons! princesse, pas de mauvaise humeur le jour où nous gagnons un quine à la loterie! XI --Le coupé mystérieux.-- Madame la vicomtesse de Grévy demanda en cet endroit du récit: --L'enfant fut-il, en effet, l'héritier du prince de ***? --Procédons par ordre, chère petite, repartit madame la baronne du Tresnoy. Nous instruisons une affaire à nous deux... une affaire compliquée jusqu'à devenir diabolique... ne nous embrouillons pas dès le début... --Dès le début! répéta madame de Grévy;--il y a donc encore autre chose? La baronne eut un sourire singulier. --Nous ne sommes qu'aux premières scènes du mélodrame, répondit-elle;--nous ne connaissons qu'une des heures de l'un des jours de cette vie si atrocement active... Oui, certes, il y a autre chose... avant et après... Pensez-vous que je vous aurais amenée dans ce sanctuaire pour un enfant changé en nourrice et quelques hardis mensonges! »Souvenez-vous: je vous ai promis mieux. Écoutez seulement. »Voilà ce que M. du Tresnoy connut de l'affaire par le rapport de Fromenteau et les recherches qui en furent la conséquence immédiate. »Vous me demandiez tout à l'heure si cette madame Octave Merriaux et la marquise de Sainte-Croix étaient une seule et même personne... --Je ne vous le demande plus, chère madame, voulut interrompre la vicomtesse. --Vous avez raison, repartit la baronne; car, d'après les pièces du procès que nous jugeons en ce moment, les pièces produites, je ne saurais pas vous le dire. »Décidez plutôt. M. du Tresnoy fut très-vivement frappé de cette aventure. Chacun de nous a sa vocation. M. du Tresnoy était magistrat dans l'âme, plus que magistrat, pourrais-je dire, dans l'ordre d'idées où nous sommes: il était chasseur d'attrait et d'instinct. »L'idée de soulever un voile bien épais et bien lourd, de percer une barrière d'inextricables broussailles, de voir par-dessus un haut et infranchissable obstacle, le passionnait à coup sûr. »Jusqu'à présent, en somme, nous n'avons mis en scène que des gens d'une assez vulgaire perversité. »Ce ne fut pas là ce qui exalta le désir de M. du Tresnoy. »Ce fut la suite. »Voici la suite: »Fromenteau eut une place d'agent subalterne et se crut un instant sur la voie fleurie qui mène à l'autel. Il fut sur le point d'épouser Stéphanie. Cela ne tint qu'à la rencontre faite par cette ingrate et cruelle amante, d'un petit bourgeois complétement établi. »Fromenteau fut placé sous l'aile d'un agent doué d'un flair mémorable, un animal du genre fouilleur: la fouine la plus pointue qui ait orné jamais la collection de la police. »La Suleau fut interrogée et confrontée avec madame Seveste,--mais un an seulement après l'événement. »Marguerite, la petite concierge du nº 37 _bis_, fut entendue, ainsi que la concierge de madame Merriaux et plusieurs locataires de la maison. »Il y eut un commencement d'instruction secrète qui sembla promettre d'abord que la lumière ne tarderait pas à jaillir. Tous les gens interrogés savaient quelque chose et les renseignements obtenus concordaient assez bien. »Pour comble, la famille du vieux prince de *** se mit de la partie. La branche espagnole envoya ses mandataires à Paris, et ses trois neveux, le marquis, le comte et le vicomte de Monthieux se transportèrent à la préfecture pour faire leur déclaration entre les mains de mon mari lui-même. »La famille ne songeait qu'à la fortune menacée et tendait tout uniment à une interdiction. Ce n'était pas le moins du monde le but souhaité par M. du Tresnoy; mais ce vent lui venait en poupe et enflait ses voiles. Il dut espérer. »Les déclarations de la famille formaient, en effet, une base précieuse et donnaient un point de départ authentique. »Elles posaient comme certain ce fait que la vieillesse de M. le prince de *** servait de point de mire aux cupidités d'une bande d'intrigants, et qu'il y avait une femme,--une aventurière d'une habileté prodigieuse,--qui prétendait conquérir à la fois le titre de princesse et les immenses biens de la succession. »On désignait assez haut cette aventurière;--mais son nom prononcé ne suscitait point dans le monde, qui était ici juge compétent, dans ce monde auquel, en définitive, nous appartenons toutes les deux, ma bonne petite, cette réprobation qui naît si vite et si injustement parfois,--cette réprobation qui, une fois née, grandit sans raison ni rime avec une incomparable séve. »Contre toute attente, le monde fit la sourde oreille. Et, quand enfin le monde, ému, parla, ce fut pour crier à la calomnie. »Ceci ne pouvait arrêter M. du Tresnoy, d'autant qu'il ne s'était compromis en rien dans la levée de boucliers un peu intéressée des cousins et cousines du vieux prince. »Les héritages qui sont toujours au fond de toutes ces affaires donnent généralement mauvaise odeur au vertueux zèle des collatéraux. Ces gens-là suivaient une piste et M. du Tresnoy en suivait une autre. Ils allaient seulement le long du même chemin. »Mais il devait se fourvoyer, comme les héritiers, parce que le gibier chassé avait une provision inépuisable de ruses. »Madame la marquise de Sainte-Croix,--et je ne prononce ce nom devant vous, chère petite, qu'en vous déclarant pour la troisième ou quatrième fois que j'ai un démenti tout prêt à votre service si jamais vous vouliez me mettre en cause, ne fût-ce que comme témoin:--j'ai mes filles!--madame la marquise de Sainte-Croix vint, un beau matin, au-devant de la bataille. »Elle se présenta au cabinet de mon mari, demandant la protection de la loi contre les calomnies qui l'entouraient. »Ces diversions ne sont pas si dangereuses qu'on le pense. L'histoire est là pour dire qu'à l'heure où une armée ne peut plus se défendre, c'est le moment de vaincre en attaquant. »Madame la marquise de Sainte-Croix offrit sa vie à nu. Elle appela sur toute son existence l'oeil de la police. »Ce même jour, M. le prince de *** arriva furieux et menaça de porter sa plainte jusqu'au pied du trône. »Ce même jour encore, Sa Majesté manda M. du Tresnoy aux Tuileries. L'avis de Sa Majesté, après explications fournies par mon mari, fut qu'il ne fallait éclairer ces scandaleux mystères qu'à la dernière extrémité. »L'affaire en fût restée là très-certainement,--au moins pour l'heure présente,--si madame la marquise de Sainte-Croix n'eût exigé elle-même avec la plus impérieuse insistance que la lumière se fît. »L'excès nuit en tout, même lorsqu'il s'agit d'audace. Ceci fut un excès. »M. du Tresnoy, obéissant aux désirs de madame la marquise, entama l'enquête contradictoire. Ce fut une succession d'étonnements pour lui, une série de triomphes pour madame la marquise. »L'oeil de la justice, pénétrant tout à coup dans la vie privée de cette femme, n'y découvrit que de bonnes oeuvres. Elle tenait à tout ce qui est charité. Les oeuvres de bienfaisance les plus illustres et les mieux connues s'alignaient autour d'elle comme un rempart. »Je ne vous parle pas même de ses relations mondaines. C'était splendide. Son cercle englobait tout le faubourg. »Pour ce qui regarde les faits mêmes de l'enquête, la victoire fut plus complète encore. Il fut prouvé que madame la marquise de Sainte-Croix n'avait jamais quitté son hôtel. »Il fut prouvé,--car elle ne voulut point arguer seulement de la haute pureté de sa conduite,--qu'elle n'avait jamais eu la moindre apparence de grossesse. »Et, lorsque cela fut prouvé, bien prouvé, elle ne se drapa point dans l'immaculée blancheur de sa robe nuptiale. Elle ne s'indigna point contre l'accusation témérairement portée. Elle fut digne, simple, admirable, et sa belle humilité s'arrêta juste où commence le comique de Tartufe vainqueur. »Ah! c'est une merveilleuse intelligence! Je vous le dis pour que vous sachiez quel adversaire vous appelez en champs clos. »Si vous connaissiez comme moi les ressources qui sont aux mains d'un préfet de police, vous éprouveriez, en face de cette lutte longue, acharnée, victorieuse, un sentiment d'admiration et de terreur. »Il y a quelque chose de grand dans cette femme. C'est la fille aînée de Satan!... Madame la baronne du Tresnoy fit une pause et passa son mouchoir de batiste sur son front, où perlaient deux ou trois gouttes de sueur. La vicomtesse l'écoutait avec une attention avide. C'est le ton qui fait le mauvais goût de certaines expressions. La baronne parlait avec une extrême simplicité. Ses derniers mots avaient été prononcés à voix basse. Un sourire légèrement contraint était autour de ses lèvres, quand elle avait dit: _C'est la fille aînée de Satan._ --D'autres choses encore furent prouvées, reprit-elle,--et votre étonnement va redoubler. Toute cette histoire du nº 37 de la rue du Cherche-Midi, qui était le point de départ des soupçons: fantasmagorie! Il y avait bien deux appartements jumeaux, séparés par une double armoire; la jeune madame Seveste se souvenait bien d'avoir vu son fils en une sorte de rêve; mais c'était tout. »Personne ne put établir ce fait d'une voiture mystérieuse stationnant journellement dans la petite rue du Bac. Madame Octave Merriaux était, dirent les voisins, une petite femme bien tranquille qui avait quitté son logement après avoir exactement payé son terme. Personne ne voyait rien là dedans d'extraordinaire ou de romanesque. »Personne ne sut dire ni le nom ni l'adresse de cette sage-femme qui avait assisté madame Octave Merriaux. »La jeune dame elle-même était partie un soir sans donner d'explications, et c'était le monsieur en habit bleu qui était venu déménager son modeste mobilier.--Mais à qui donc devaient-ils des comptes? »M. Seveste n'était pas éloigné de se fâcher quand on lui parlait de ce premier mouvement de sa femme, le jour de l'accouchement. Il disait: »--Ce sont des lubies. »Un seul indice se présentait. La petite madame Seveste était devenue triste, elle qui, autrefois, passait dans la vie si gaie et si rieuse. Elle pleurait souvent et s'accusait de ne point aimer son enfant. Mais, quoique la chose soit, par bonheur, excessivement rare, on rencontre néanmoins quelquefois des mères dénaturées. »Pour induire de là quelque chose de sérieux, il eût fallut poser en principe cette loi des romanciers et des dramaturges: la voix du sang.--Or, en notre siècle, tout le monde se moque de la voix du sang, même les poëtes, et chacun peut avoir eu sous la main quantité de petites histoires ennuyeuses, spécialement écrites pour prouver que la voix du sang est une fadaise. »Tant il est vrai que la profession d'homme de lettres est utile entre toutes en ce bas monde! »Restait une suprême épreuve. »Un jour, madame la marquise de Sainte-Croix descendit de son brillant équipage à la porte du nº 37. Elle était accompagnée par deux dames de la famille du prince de ***. La réconciliation avait eu lieu. Les collatéraux du prince ne juraient plus que par madame la marquise de Sainte-Croix. »M. du Tresnoy était le quatrième dans la voiture. »Sa confusion dut être grande, s'il avait espéré beaucoup de cette espèce de confrontation. Le résultat en fut si frappant, que M. du Tresnoy faillit être converti à l'idée que la belle marquise était une victime de la calomnie. »On visita l'appartement de madame Octave Merriaux. Les voisins et voisines ne se firent pas faute de regarder. La concierge était présente. Certes, on ne garrotte pas tant de langues à la fois. Pas un mot ne fut prononcé qui pût faire croire qu'il existât seulement une ressemblance fortuite entre madame la marquise de Sainte-Croix et madame Octave Merriaux. »Bien plus: ce pauvre diable de Fromenteau, qui était là, perdit tout à coup son ancienne assurance à la vue de la belle marquise. M. du Tresnoy remarqua qu'il changea plusieurs fois de couleur. Cela finit par un aveu explicite et complet: Fromenteau s'était trompé. Ce n'était pas madame de Sainte-Croix qui montait en voiture, vis-à-vis de chez lui, petite rue du Bac. »La visite de madame la marquise avait un prétexte de bienfaisance. Comme elle regagnait son équipage, escortée par les bénédictions d'une pauvre famille largement secourue, M. du Tresnoy, qui la suivait, crut remarquer un léger tressaillement. »Il ne pouvait voir son visage, caché par la passe de son chapeau, mais il jeta vivement son regard à la ronde. »Sur le pas de la porte voisine, Marguerite, la concierge du nº 37 _bis_, se tenait debout, portant dans ses bras la petite fille de madame Seveste. »Elle regardait fixement la marquise, qui tourna la tête. »Le soir même, M. du Tresnoy offrit sa démission. Le roi ne voulut pas l'accepter. »Je ne savais rien en ce temps. M. du Tresnoy ne m'avait rien dit. J'avais pu deviner seulement qu'une grande préoccupation tenait mon mari, et je rapportais son souci à la politique. »Ce fut le lendemain de la visite au nº 37 que M. du Tresnoy me parla pour la première fois de cette mystérieuse affaire. »J'avais dix-sept ans de moins qu'aujourd'hui, et cependant l'idée me vint que nous courions tous un grand danger. Je suppliai mon mari de s'arrêter. J'invoquai les pauvres petits berceaux de mes filles. »Mon mari ne me promit rien. Il me dit: »--Je serai prudent, mais j'agirai selon ma conscience. »Il a été prudent, sachez cela, très-prudent,--et il est mort!... Madame du Tresnoy s'arrêta, et sa tête lourde tomba sur sa main. Son coude s'appuyait au rebord du grand bureau d'ébène. --J'ai peut-être manqué d'intelligence, dit la vicomtesse après un silence;--mais tout cela, chère madame, me laisse une impression si vague, que mon esprit n'en peut rien dégager... Vous accusez madame de Sainte-Croix d'avoir soustrait l'enfant de cette jeune femme, madame Seveste... Que fit-elle de cet enfant? --Nous ferions fausse route, répondit la baronne,--si nous cherchions, dans ce que je vous ai dit, une histoire,--un fait proprement dit, ayant son exposition et son dénoûment... S'il en eût été ainsi, l'embarras de M. du Tresnoy n'eût pas existé... Entrez dans la situation même, si vous voulez comprendre, chère belle... Je n'ajoute rien à la vérité... je ne transforme aucune hypothèse en assertion... je vous raconte purement et simplement l'effort d'un magistrat intègre, courageux et qui passait pour habile... Cet effort tendait à la découverte d'un crime ou d'une série de crimes... Quand j'aurai tout dit, vous aviserez. »Je puis répondre, cependant, tout de suite à votre dernière question: «Que devint l'enfant?» »L'enfant mourut au bout de quelques semaines. Il était en nourrice au bas Meudon, près de Paris. Le prince de *** l'allait voir publiquement. La nourrice ne connaissait point madame Octave Merriaux, qui, durant la courte existence de l'enfant, ne mit pas une fois les pieds chez elle. »Nous allons causer un peu de cette madame Octave Merriaux. »Puisqu'il était bien démontré que ce n'était pas une seconde incarnation de la marquise de Sainte-Croix, on devait pouvoir la joindre, l'interroger et faire, à l'aide de ses réponses, un peu de jour dans l'étrange nuit de ces mystères. Pour le préfet de police de Paris, il n'y a pas d'être humain qui puisse disparaître ainsi sans laisser de traces. »M. du Tresnoy, masquant désormais ses batteries, feignit de ne plus donner aucune attention à toute cette histoire. Je fis visite à madame de Sainte-Croix, qui me la rendit, et tout rentra dans l'ordre. Mais deux agents souverainement habiles continuèrent sous main la chasse. On les mit sur la piste d'un double gibier: madame Octave Merriaux et cet homme que je vous ai désigné sous le nom de l'habit bleu. »L'habit bleu ne fut pas très-difficile à trouver: c'était un ancien militaire, adonné à la profession de marieur. Il avait des bureaux. Son commerce se faisait au soleil. Pour mille raisons, mon mari ne pouvait l'interroger. C'eût été se mettre du premier temps hors de garde. »L'un des agents, un homme du nom de la Gouesnais, se présenta chez lui comme client et lui promit une bonne somme s'il parvenait à l'établir. Il espérait voir chez lui madame Octave Merriaux, ou tout au moins trouver ce nom sur quelque liste de fiancées d'occasion. »Mais, sous une apparence de rondeur brusque et commune, ce Clérambault cachait une adresse de chat... --Qui appelez-vous Clérambault? demanda la vicomtesse. --L'habit bleu, répliqua la baronne;--ne vous avais-je pas dit son nom?... M. Garnier de Clérambault. Ne l'oubliez pas: c'est un de nos plus importants personnages... »M. Garnier de Clérambault joua donc son rôle en perfection. Il fit juste ce qu'il aurait fait vis-à-vis d'une de ses dupes ordinaires. Il promit monts et merveilles, proposa tout un paradis de Mahomet, garni de jeunes filles et de jeunes veuves ayant des dots échelonnées depuis vingt mille francs jusqu'à je ne sais quel chiffre; des anges pour la plupart, possédant presque autant de talents que de vertus. »On ne pouvait, en vérité, savoir s'il avait flairé le limier. »Notre Normand la Gouesnais n'était pas non plus un manchot. Il se fit présenter à plusieurs anges et manoeuvra toujours de manière à garder sa physionomie de Gogo matrimonial. Il payait bien. Clérambault ne se fatiguait point de le mettre à contribution. »Un matin, la Gouesnais arriva chez lui tout effaré. »--J'ai mon affaire, lui dit-il, mais il me faut votre aide... L'argent n'a pas d'odeur, n'est-ce pas?... Eh bien, je sais une histoire qui peut me rendre l'heureux époux d'une femme charmante et richement dotée... Outre la dot, il y a la protection du prince de ***... C'est une spéculation admirable. »Au nom du prince de ***, le Clérambault avait dressé l'oreille. »--Expliquez-vous, dit-il pourtant;--il est probable que je puis vous donner un coup d'épaule, à cause de mes relations dans la haute société. »La Gouesnais prononça le nom de madame Octave Merriaux. »Mais Clérambault avait eu le temps de se remettre. »--Mon cher monsieur, répondit-il,--vous avez le flair bon et la vue juste. Il n'y a pas de doute que c'était une superbe affaire; seulement, vous venez un peu trop tard... Nous avons allumé les flambeaux de cet hyménée!... Madame Octave Merriaux est à Moscou... »--Il faut que vous vous trompiez! s'écria le Normand;--quelqu'un m'a dit l'avoir vue à Paris ces jours-ci. »--Elle serait donc revenue, repartit froidement le marieur, qui atteignit son portefeuille. »Dans son portefeuille, il choisit une lettre, timbrée de Berlin, qu'il tendit à son client désappointé. »Il est certain que ces gens-là, toujours sur le qui-vive, inventent des milliers de petites mécaniques dont la plupart ne servent pas, faute d'occasion. »Mais quelques-unes, sur le nombre, sont destinées à porter coup. »La lettre de Berlin était signée d'un nom slave et contenait cette phrase: «Dites à mes bons amis de Paris que la _petite madame Octave Merriaux_ ne portera jamais de tartan ni de socques. Elle a un château, la petite madame Octave Merriaux! Elle a un intendant en uniforme! Elle a des paysans qu'elle pourrait faire knouter à la journée, si c'était sa fantaisie...» »Quand la Gouesnais vint rapporter ceci à M. du Tresnoy, il reçut défense de se représenter chez Clérambault. »M. du Tresnoy me raconta ce fait et me dit: »--Cette lettre doit être fabriquée. »--Ils ne savaient pourtant pas..., voulus-je objecter. »--Bien! bien!... Les brigands de la Calabre ne savent jamais que les gendarmes viendront; cela ne les empêche pas de dormir la main sur leur trabucco... Ceci est une précaution isolée qui trahit tout un système de chevaux de frise, de trappes, de piéges, etc... »Il resta un instant pensif; puis il ajouta: »--Ces gens doivent avoir à cacher plus encore que je ne croyais! »L'autre agent, homme de façons rassises et presque distinguées, avait été lâché contre madame la marquise elle-même, avec ordre de n'opérer jamais qu'à distance et de surveiller surtout les rapports qui pouvaient exister entre la marquise et Garnier de Clérambault. »Néant. La vie de madame de Sainte-Croix était limpide comme du cristal de roche. Elle se donnait tout entière à ses devoirs mondains et à ses oeuvres de piété. »Cependant, un soir d'hiver, l'agent fashionable vit sa voiture s'arrêter à l'heure du salut devant l'église Saint-Sulpice. Madame de Sainte-Croix descendit et entra. L'agent la suivit. »Madame de Sainte-Croix alla prendre place en dehors de la nef. »Au moment où le prédicateur montait en chaire, elle fit comme si sa prière eût été achevée et se dirigea naturellement vers la porte,--mais non point vers cette porte où son équipage officiel l'attendait. »L'agent eut cette fièvre qui accompagne toujours les grandes découvertes. »Madame la marquise était entrée par le perron et le portail; elle sortait par cette porte latérale qui donne sur l'embouchure déserte de la rue Servandoni. »L'agent la suivit encore. »Un coupé stationnait à l'angle de la rue Servandoni. »Madame la marquise y monta sans parler au cocher. »Elle était évidemment chez elle. »Inutile de dire que ce n'était point la voiture qui l'avait amenée. »Aussitôt que madame la marquise eut refermé la portière, le coupé partit au grand trot. L'agent ne perdit point de temps à chercher un cabriolet de place. Il prit sa course, résolu à faire le tour de Paris, s'il le fallait. »La voiture de madame de Sainte-Croix tourna à droite au bout de la rue Servandoni, pour enfiler la rue de Vaugirard. Le cheval était bon. L'agent eut toutes les peines du monde à garder sa distance. La journée avait été pluvieuse. Au bout de cinq cents pas, le pauvre diable avait de la crotte jusqu'à l'échine. »Mais c'était un garçon de mérite et de volonté. Il ne se découragea pas. La redingote sur le bras et le chapeau à la main, il poursuivit sa course à fond de train, de manière à ne jamais perdre de vue le coupé suspect. »Ainsi fut parcourue toute la rue de Vaugirard. Elle est longue; l'agent était soutenu par cette idée que la marquise ne pouvait pas aller bien loin désormais. Pourquoi sortir de Paris à cette heure? Malgré sa lassitude, il allait toujours. »A quelques centaines de pas de la barrière de Vaugirard, le coupé s'arrêta dans un endroit désert. »Il y eut un court colloque entre madame la marquise et son cocher. L'agent profita de ce répit pour regagner un peu de terrain et souffler, assis sur une borne. La sueur l'inondait et la respiration commençait à lui manquer. »Il reprit néanmoins sa course dès que le cocher de la marquise eut lancé de nouveau son cheval. Le coupé sortit de Paris par la barrière de Vaugirard. Il prit le boulevard extérieur, à droite, passa devant la barrière de Sèvres et disparut aux yeux du pauvre agent, considérablement distancé, cette fois, à la hauteur du petit bâtiment qui porte le nom de barrière des Paillassons, bien que le mur d'enceinte n'ait à cet endroit aucune ouverture. »L'agent, épuisé, arriva au bout d'une minute ou deux à la place où le coupé avait disparu. Cette boue terrible du boulevard extérieur paralysait sa course. »Il s'orienta. »En face du pavillon de la barrière des Paillassons s'ouvre une petite ruelle qui monte en biais dans les terres; elle a nom la ruelle Sainte-Fiacre. »Notre homme s'y engagea résolument. Au détour du premier coude, il dut croire que le succès allait récompenser sa peine. Une lanterne de cabaret éclairait en plein le fameux coupé, arrêté au milieu de la route. »A ce moment, une grosse voix parlait sous les berceaux qui flanquaient la porte de la guinguette. Elle disait: »--Nous n'avons vu personne ce soir. »L'agent s'arrêta, collé au mur pour n'être point aperçu. »Le cocher allongea un maître coup de fouet et le coupé repartit. Aucune parole n'était tombée de la portière. »Le coupé n'avait pas pu tourner, à cause de l'étroitesse de la ruelle. Il se dirigeait au galop vers la rue de l'École. »En passant devant le cabaret, l'agent déchiffra une bizarre enseigne: »AU CHATEAU DE LA SAVATE... »Quand il arriva rue de l'École, le coupé avait définitivement disparu. FIN DU TROISIÈME VOLUME. TABLE DES CHAPITRES. DEUXIÈME PARTIE.--L'HOTEL DE MERSANZ. (SUITE.) III. Ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas. 7 IV. Comme quoi le capitaine Roger maria sa fille 31 V. Le réveil de Béatrice 53 VI. Bon petit coeur de domestique 83 VII. Vieux jeune premier 99 VIII. Le cabinet du mari 141 IX. 37 et 37 bis 157 X. La sage-femme 175 XI. Le coupé mystérieux 191 FIN DE LA TABLE DU TROISIÈME VOLUME. End of Project Gutenberg's La fabrique de mariages, Vol. III, by Paul Féval *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. III *** ***** This file should be named 42675-8.txt or 42675-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/2/6/7/42675/ Produced by Claudine Corbasson, Vinciane Knappenberg and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.