La fabrique de mariages, Vol. 2

By Paul Féval

Project Gutenberg's La fabrique de mariages, Vol. II, by Paul Féval

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: La fabrique de mariages, Vol. II

Author: Paul Féval

Release Date: November 24, 2011 [EBook #38122]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. II ***




Produced by Claudine Corbasson, Vinciane Knappenberg and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by The Internet Archive/Canadian
Libraries)









Notes de transcription:


Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.




  COLLECTION HETZEL.


  LA FABRIQUE DE MARIAGES

  PAR

  PAUL FÉVAL.

  II

  Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
  interdite pour la France.


  [Illustration: logo de l'éditeur]

  LEIPZIG,

  ALPH. DURR, LIBRAIRE-EDITEUR.


  1858


  BRUXELLES.--TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT,
  Rue de Schaerbeek. 12.




PREMIÈRE PARTIE.

LA PETITE BONNE FEMME.
(SUITE.)




IX

--La marquise de Sainte-Croix.--


Vous voyez bien que ce pauvre Jean-François Vaterlot, dit Barbedor,
n'était pas un coquin. Il y allait de bon coeur et n'eût pas demandé
mieux en ce moment que de prodiguer à Garnier de Clérambault tout ce
qu'un fort-et-adroit peut fournir de coups de poing, de coups de pied,
etc., etc.

Malheureusement, Barbedor avait une passion.

L'habit bleu tira sa boîte à cigares de sa poche, ce qui était sa
ressource dans les grandes occasions. Il choisit un havane sans défauts
et s'en alla paisiblement l'allumer au cigare que Jean avait laissé sur
la table.

--Niaiseries, niaiseries que tout cela, dit-il;--nous nous connaissons
bien tous les trois, que diable!... Quand M. Lagard aura l'idée de
m'assommer, on lui montrera ce qu'on sait faire... En attendant, comme
il peut jeter des bâtons dans nos roues, on ne refuse pas de lui faire
de temps en temps un petit cadeau pour entretenir l'amitié... mais mille
francs d'un coup, c'est sec!... Pour ne pas se manger entre _camaros_,
on n'a pas besoin de s'entr'adorer.

Ces termes d'argot ont quelque chose de plus ignoble quand ils sont
prononcés par flatterie.

Dès que l'habit bleu eut remis le cigare de Jean sur la table, celui-ci
le prit, le jeta par terre et l'écrasa sous son pied.

--Allons, dit le bonhomme,--en voilà assez, monsieur Garnier... Au
large!

Mais sa voix n'était plus déjà si ferme. L'habit bleu avait cligné de
l'oeil en le regardant.--Jean Lagard mit ses mains dans ses poches et
se promena de long en large en sifflant.

--Mon vieux Barbedor, murmura Garnier au moment où il avait le dos
tourné,--notre intérêt serait de vous planter là; car nous n'avons plus
guère besoin de vous... Il y en aurait joliment qui vous prendraient au
mot et qui fileraient sans rien dire... mais, moi... la loyauté, je ne
connais que ça... Je ne veux pas vous priver de votre part dans les
bénéfices pour un petit instant d'humeur...--Ne vous gênez pas!
s'interrompit-il en voyant revenir Jean Lagard;--faites semblant de me
dire des injures... ça fera bien... Il n'en est pas moins vrai que j'ai
dans ma poche un journal qui vaut de l'argent pour vous...

--Un journal! répéta Barbedor.

--Le _Journal des Débats_.

--Qui vaut de l'argent pour moi?

--Grondez, papa!... le neveu vous regarde!...

Jean avait, en effet, les yeux fixés sur son oncle. Il s'arrêta un
instant, puis il eut un sourire et tourna le dos.

L'habit bleu n'attendait que cela pour frapper le grand coup.

Il tira lestement de sa poche un numéro du _Journal des Débats_ et mit
le doigt sur un fait divers ainsi conçu:

  «Sur l'initiative du ministre de l'intérieur, avec l'approbation du
  ministre des travaux publics et du directeur des douanes, la préfecture
  de la Seine va, dit-on, ouvrir une enquête pour le percement de la
  barrière des Paillassons.»

Barbedor saisit le journal à deux mains; mais ses mains tremblaient, il
ne pouvait pas lire.--Il chercha ses lunettes dans la poche de sa veste.

--Paillassons!... murmurait-il;--j'ai vu qu'il s'agissait de la
barrière!

--Le pauvre vieux est repincé en grand, pensait Jean Lagard;--ma foi, va
comme je te pousse!... Qu'y faire?

C'était l'insouciance personnifiée. Du moment qu'il s'agissait d'autre
chose que de donner ou de recevoir des coups, le courage lui manquait.

--C'est un bon journal, disait cependant Barbedor en lisant le titre
empâté de la feuille ministérielle;--je me souviens qu'il disait de
belles choses sur les droits du peuple le 30 juillet 1830.

Il épela péniblement le paragraphe que nous venons de transcrire.

--Hein! s'écria-t-il tout pâle de bonheur,--l'avais-je dit?... Il faut
faire afficher cela sur les propres piliers des deux coquines!

--Et c'est au moment où je vous apportais cette nouvelle..., reprit
l'habit bleu.

--On est vif, monsieur Garnier, interrompit le bonhomme.--Où donc est
allé mon neveu Jean?

Celui-ci avait fait le tour de la maison et se promenait sous les
marronniers.

--C'est l'enfant qui est cause de cela, reprit le bonhomme;--vous avez
bien vu, pas vrai? Et dites-moi... quand et comment avez-vous obtenu la
chose?

M. Garnier n'avait rien obtenu du tout. Il avait corrompu les ciseaux du
_Journal des Débats_; ces ciseaux coupables avaient glissé, parmi les
faits divers, cette nouvelle, qui pouvait être vraie et qui, dans tous
les cas, ne devait nuire à personne.

Un peu de clémence pour les ciseaux du _Journal des Débats_!

--Madame la marquise, répondit l'habit bleu, à qui l'absence de Jean
laissait le champ libre,--a tant fait des pieds et des mains auprès du
ministre...

--Mais il y a encore autre chose! interrompit Barbedor:--je vois encore
une fois le mot Paillassons... nom d'un coeur! et voilà que le château
de la Savate est imprimé... en toutes lettres!

L'émotion débordait de son coeur. Il tendit la main à l'habit bleu,
qui la toucha légèrement et avec dignité.

--Voyons ce qu'ils disent! voyons ce qu'ils disent! reprit le bonhomme,
qui rajusta ses lunettes.

Il lut:

  «Beaucoup de Parisiens ignorent le nom et la position de cette
  barrière...»

--Des oies que ces Parisiens! grommela Barbedor entre parenthèse.

  «... De cette barrière qui n'en est pas une...»

--Elle le sera, nom d'un nom!... Je l'ai toujours dit!

  «... Qui n'en est pas une. Elle consiste en un bâtiment d'aspect
  singulier qui fut construit en même temps que le mur d'octroi, sous
  Louis XVI, vers l'année 1783, sur les sollicitations des fermiers
  généraux. Comme toutes les autres barrières, elle a eu Ledoux pour
  architecte. Les plus remarquables de ces constructions sont celles de
  Montmartre, du Roule, du Trône, de l'Étoile, du Maine, d'Enfer et
  d'Italie...»

--La nôtre le sera aussi, remarquable!

  «... Et d'Italie. Quant au développement total du mur d'octroi, il est
  de vingt-huit mille deux cent quatre-vingt-sept mètres...»

--Ça, je m'en fiche! s'interrompit Barbedor en sautant plusieurs
lignes;--j'arrive au château de la Savate.

  «... Un établissement... hum! hum!... connu sous le nom du château de la
  Savate... rendez-vous des _forts-et-adroits_...»

--Il aurait bien pu mettre aussi: «Et de la bonne société!...»

  «... Va se trouver sur l'alignement de la nouvelle rue des Paillassons
  et acquérir tout à coup une vogue extraordinaire... L'homme dévoué qui a
  voulu faire renaître chez nous les fêtes du gymnase antique est célèbre
  parmi ses confrères sous le nom de Barbedor... C'est lui qui lutta, en
  1828, contre Maxwell, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, pour soutenir
  l'honneur des athlètes français... On assure que son crédit personnel
  n'est pas étranger au percement de la nouvelle barrière.»

Le bonhomme replia le journal. Il était rouge comme une pivoine et sa
joie orgueilleuse l'étouffait.

--Asseyez-vous là, monsieur Garnier, dit-il, et prenez un verre
d'absinthe avec moi... Ceux qui ne seront pas contents, voilà!...
Combien que ça dure, une enquête?

--Un mois... deux mois...

--Nous aurions ça au mois d'août... le temps de faire des réparations à
mon immeuble... Je veux mettre la baraque sur un pied... vous verrez...
Trinquons!

--Si le neveu revenait?... objecta l'habit bleu en riant avec malice.

--Je me moque du neveu comme d'une guigne! s'écria Barbedor;--est-ce
que je ne suis pas maître chez moi?

--C'est que, tout à l'heure...

--Bon! bon!... A votre santé, monsieur Garnier... et à celle de madame,
nom d'un coeur!...

--C'est l'argent qui me chiffonne, reprit-il après avoir sifflé son
verre d'absinthe;--pour faire les réparations, il faut de l'argent.

--Un bonheur ne vient jamais seul, mon bon, répliqua l'habit bleu;--vos
fonds ont gagné cinquante pour cent...

--Est-ce vrai?...

--Peut-être le double.

--Et vous êtes en mesure de me rembourser?

--Aujourd'hui, non... mais sous peu... Nous avons une affaire...

Il se baisa le bout des doigts et ajouta:

--Je ne vous dis que ça!

--C'est que, fit Barbedor un peu refroidi,--nous en avons eu déjà tant
comme ça, des affaires...

Il baisa, lui aussi, le bout de ses doigts, mais d'un air incrédule.

--Huit cent mille livres de rente! prononça solennellement l'habit bleu.

--Et amoureux?

--Comme un fou.

--De la petite Maxence?

--De mademoiselle Maxence de Sainte-Croix.

--Ah! diable! on lui a donné les honneurs du nom, à celle-là?

--C'est la fille unique de madame la marquise, répondit gravement
l'habit bleu.

--A la bonne heure! repartit le bonhomme, qui riait innocemment,--à la
bonne heure! Nous avons eu assez de nièces, ça ne coûte pas davantage et
ça sonne mieux... Fera-t-on quelque chose ici?

--Peut-être... En tous cas, peut-on compter sur vous?

--A la vie, à la mort! répliqua le bonhomme, qui posa le journal sur son
coeur.

--Le neveu ne mettra pas de bâtons dans nos roues?

--Le neveu ira au diable!

--Ne le brusquez pas!... Qu'est-il venu faire ici?

--Dîner.

--Tout seul?

--Avec maman Carabosse et un grand garçon que vous ne connaissez pas...
un militaire.

--Je connais plus de monde que vous ne pensez, papa... Comment
appelez-vous ce militaire?

--Le lieutenant Vital.

--L'amant de mademoiselle la comtesse de Mersanz! s'écria Garnier,
tandis que Barbedor le regardait ébahi;--celui-là, mon vieux, est de nos
amis sans le savoir... je ne donnerais pas sa besogne pour vingt mille
écus!... Maman Carabosse nous sert aussi à sa manière... Donnez-leur un
bon dîner et laissez-nous faire.

--Par ici, lieutenant, par ici! cria en ce moment Jean Lagard, qui était
à une fenêtre du premier étage.

Garnier se leva aussitôt.

--Je ne veux pas qu'il me voie, dit-il;--la petite bonne femme non
plus... Venez! j'ai encore quelque chose à vous dire.

--Lagard leur apprendra que vous êtes ici, objecta Barbedor.

--Vous irez les retrouver comme si nous étions partis... Madame la
marquise et moi, nous sommes espionnés... je ne peux plus la recevoir
chez moi ni me présenter chez elle... Nous choisissons décidément votre
maison pour nous réunir, vous sentez bien, mon bon, comme nous en
pourrions choisir une autre: ce n'est pas là l'embarras... Remarquez un
fait qui étonne toujours les observateurs: c'est quand on est près de
toucher le but que les obstacles augmentent...

Il entraîna Barbedor vers le bosquet, au moment où le lieutenant Vital
se montrait au tournant de la ruelle.

--Est-ce ici que dînent les officiers? demanda celui-ci de loin.

--Juste, mon lieutenant, répondit Jean Lagard par la fenêtre.

Vital regarda la maison, puis les alentours. Cet examen ne fut pas en
faveur du château de la Savate, car un sourire d'étonnement se montra
sous la fine moustache du beau lieutenant.

--Drôle de pays! murmura-t-il;--je n'aurais jamais choisi cet endroit-là
pour faire un repas de corps!

--Voilà la chose, disait Garnier de Clérambault sous les
marronniers.--Vous avez connu le capitaine Roger autrefois?

--C'est mon cousin issu de germain..., répondit Barbedor, ce qui fait
que la comtesse de Mersanz, sa fille, est un peu ma nièce... et, si un
autre que vous avait parlé d'amant à propos d'elle, il aurait fallu
s'aligner!

--Vous savez..., fit l'habit bleu;--on dit ça... le monde...

--Et puis, reprit le bonhomme,--c'est devenu fier depuis que c'est
comtesse... Je n'ai seulement jamais eu l'idée d'aller la voir.

--Il faut y aller, dit Clérambault,--dès demain.

--Pourquoi faire?

--Pas pour la fille... pour le père.

--Bah!... le vieux Roger est à Paris?

--Et il a bonne envie d'en fumer une vieille avec vous.

--Vrai?... Il se souvient des anciens?

--Pour ce qui est de moi, répliqua Clérambault avec embarras,--nous
avons eu quelque chose ensemble... il me garde rancune... mais je sais
par le sergent Michel qu'il a parlé de vous.

--Et il est installé à l'hôtel du comte?

--Installé, c'est le mot... comme chez lui... Toute la maison est à sa
disposition... il tient table ouverte... et la cave du comte est bonne.

--Oui-da! fit Barbedor:--eh bien, quand j'irai de ce côté-là...

--Vous ne m'avez donc pas compris? dit l'habit bleu, qui le prit par un
bouton de sa houppelande:--c'est demain qu'il y faut aller.

--Pourquoi faire? demanda Barbedor étonné.

--Causer, fumer, boire...

--Voilà tout?

--Causer haut, fumer fort, boire beaucoup.

--Mais tout ça doit mal aller dans l'hôtel du comte.

--Tout ça va très-bien... et puis ça n'est pas inutile pour le succès de
notre affaire.

Barbedor passa une bonne minute à se creuser la cervelle. Il ne pouvait
pas deviner en quoi une bamboche commémorative, faite en compagnie du
vieux Roger, pouvait aider aux projets de madame la marquise de
Sainte-Croix.

Car Barbedor savait que celle-ci était le véritable chef de file.

--J'irai, dit-il enfin,--puisque le vin est bon... Si ça ne fait pas de
bien, ça ne peut pas faire de mal.

       *       *       *       *       *

C'était dans la chambre où nous avons vu déjà une fois réunis M. Garnier
de Clérambault, Barbedor et une femme voilée, lors de l'entrevue
projetée entre Justine et le baron allemand. Cette chambre, comme nous
avons dû le dire, communiquait par un escalier de service avec la sortie
ouverte sur les derrières de la maison.

Clérambault et la marquise l'avaient choisie pour le lieu de leurs
réunions. Seulement, l'expérience avait porté fruit. Pour éviter les
yeux et les oreilles indiscrets, on avait mis une double porte du côté
du corridor, en souvenir de Jean Lagard.

Cette marquise de Sainte-Croix, qui buvait de l'eau-de-vie et qui
venait s'installer sans façon au château de la Savate, n'était pourtant
pas une aventurière à la douzaine. On en voit tant de ces grandes dames
pour rire qui ont ramassé leur titre au pied d'une borne! C'est la mode,
et toute fille de concierge qui a pu se faire donner un coupé, s'offre à
elle-même un petit écusson qu'elle timbre pour le moins d'une couronne
comtale. Une lorette qui n'est que baronne fait preuve de trop de
modestie.

Ce sont, en général, des noms allemands. Leur père était chambellan d'un
prince régnant dans les contes fantastiques d'Hoffmann. Leur mari, qui
n'a pas pu les comprendre,--elles l'ont épousé si jeunes!--occupe un
poste diplomatique en Russie. Il leur fait une pension qui ne suffit pas
à leurs besoins.

Il est à Paris trois ou quatre cents gaillards, frais et bien portants,
qui arrêtent les passants avec cette formule: «Nous sommes sept enfants
à la maison et nous n'avons pas de pain.»

Quelle bourse ne dénoue pas ses cordons à cet appel.

Et pourtant, quand on réfléchit, est-il vraisemblable que ces jeunes
gaillards aient tout justement six petits frères.

Jamais la formule ne varie, jamais! Ils sont toujours sept enfants à la
maison.

L'histoire de la dame qui a une couronne de comtesse ne varie pas
davantage: fille de chambellan, femme de diplomate étranger... forcée de
s'ingénier un peu à cause de l'insuffisance de la libéralité conjugale.

Il se trouve sans cesse des simples pour les croire,--si elles sont
jolies,--et même si elles sont laides. Certains architectes vivent à
faire exclusivement le petit hôtel pour la femme de diplomate, fille de
chambellan, que son mari a eu le tort de ne point comprendre.

Pourquoi l'épousa-t-elle si jeune!

Vers l'année 1810, au coeur de l'Empire, une petite demoiselle
débarqua à Paris par le coche de Bordeaux. Elle avait ces traits
affilés, ce type de furet de celles qui vont fouillant, sapant, et qui
prennent la fortune par la mine; mais elle avait aussi le regard
vaillant des conquérantes. La brèche ouverte, celle-là devait monter à
l'assaut bravement.

Elle n'était pas jolie, mais elle avait une de ces figures qui frappent
fort et qu'on n'oublie pas. Cela vaut mieux parfois que d'être jolie. Du
reste, à cet égard, on ne pouvait guère la juger. Sa taille n'était
point encore formée; elle était dans la mue. En outre, sa pauvre
toilette ne la montrait point à son avantage.

C'était la fille d'un courtier de commerce de Bordeaux. Elle se nommait
Flavie Soyer. Elle avait bientôt quinze ans. Elle s'était enfuie de la
maison paternelle toute seule pour venir à Paris.

Il s'en trouve comme cela: des natures belliqueuses et hardies qui n'ont
pas besoin de l'amour pour s'envoler hors du nid avant l'âge. Flavie
Soyer avait rêvé Paris. Ce n'était point pour y être aimée; c'était pour
y combattre, pour y vaincre, que sais-je! une ambition déjà implacable
et naïve encore cependant, comme tout ce qui est dans l'esprit d'une
fillette innocente.

Nous voudrions avoir le temps de vous dire au juste et en détail ce que
c'était que l'innocence de Flavie Soyer.--Son coeur n'avait point
encore parlé, mais il devait toujours se taire. Ses sens restaient dans
les limbes: on pouvait deviner qu'ils auraient le réveil violent. Elle
n'avait jamais lu ni romans ni poésies: son père la faisait travailler
aux livres de commerce comme un petit employé.

Mais son intelligence diabolique avait deviné le monde par des trous de
serrure. Elle savait à peu près. Il ne lui fallait qu'un grain
d'expérience pour jouer sous jambe les prudents et les forts.

Dans le compartiment de la voiture où elle avait loué sa place se
trouvait un jeune militaire nommé Garnier, qui allait rejoindre à Paris.
Ce Garnier eût été bon commis voyageur: il voulut s'amuser aux dépens de
la fillette. Celle-ci vécut à ses crochets tout le long de la route
(quatre jours et quatre nuits en 1810) et se moqua de lui.

On arriva. Garnier était le fils d'un honnête homme qui remplissait le
rôle de domestique de confiance auprès de M. le marquis de Sainte-Croix,
vieux gentilhomme fort riche encore, malgré les pertes essuyées sous la
République. Flavie avait raconté à Garnier ce qu'elle avait voulu.
Garnier la mena chez sa mère, près de qui Flavie joua le rôle de colombe
persécutée avec une rare perfection.

Madame la marquise de Sainte-Croix, pour son malheur, eut besoin d'une
lectrice. Le père et la mère Garnier étaient déjà épris de cette petite
Flavie presque autant que leur fils. Elle fut présentée à madame la
marquise comme un trésor. La marquise la mit auprès d'elle.

Deux ans après, la marquise était en terre, et Flavie se nommait madame
la marquise de Sainte-Croix.

Une chose semblable peut arriver tout naturellement, et nous n'avons
rien à en dire.

Garnier vint passer un semestre chez le marquis.--Celui-ci était un
bonhomme assez doux de moeurs qui n'aimait ni le monde, ni le luxe, ni
le bruit, ni rien de ce qu'adorait Flavie. Par une belle nuit d'été, le
marquis se laissa mourir en son château de la Sologne. Il fut assisté à
ses derniers moments par Flavie et Garnier fils. Le médecin de campagne,
arriva trop tard.

Quand elle devint veuve ainsi, Flavie avait dix-neuf ans.

Feu son mari lui laissait tous ses biens par testament.

Les héritiers du marquis de Sainte-Croix lui firent un procès qu'elle
gagna. Elle prit tout de suite la position d'une jeune femme
très-sévère, très-amie du luxe, très-prodigue et très-décidée à ne point
se remarier.

La fortune du marquis de Sainte-Croix, toute considérable qu'elle était,
ne pouvait suffire à ses dépenses. Elle songea au jeu pour augmenter ses
revenus. Du premier coup, elle fut une joueuse frénétique. Le sort ne
lui fut pas favorable. Sa fortune croula--mais sans bruit.

Elle garda son apparence et son crédit.

Ce fut vers le moment de sa ruine qu'elle fit la connaissance de M.
Rodelet, ancien fournisseur des armées et qui comptait par millions. M.
Rodelet avait une fille unique, nommée Ernestine, qui passait pour un
des meilleurs partis du commerce.--Garnier était alors un beau garçon,
jeune, hardi et ne manquant pas d'expérience auprès des femmes. Pendant
que la marquise s'attaquait au père, Garnier aurait pu se charger de la
fille; mais Flavie ne l'entendait pas ainsi. Elle était jalouse de ce
Garnier, si inférieure à elle sous tous les rapports: ils s'étaient
promis de se marier quand leur fortune serait faite.

On choisit un commis du fournisseur; Garnier l'endoctrina. Ernestine
était charmante, et le commis voyait au dénoûment de cette intrigue
d'amour l'éblouissante perspective de la dot. La marquise, introduite
dans l'intimité de la famille, fit naître les occasions; elle jeta
elle-même dans le coeur d'Ernestine, naïf et tout neuf, le germe d'une
passion qui devait servir ses intérêts.

Cela dura un an.--Le lieu de la scène était le nº 81 de la rue de
l'Université, où il y avait pour concierge une femme du nom de
Marguerite Vital. Nous parlons ici de cette Marguerite Vital, parce
qu'elle monta une fois chez M. Rodelet, avant la catastrophe, et qu'elle
l'entretint pendant une grosse demi-heure. A la suite de cette entrevue,
M. Rodelet était résolu à chasser son commis, à rompre avec la marquise
et à fermer sa porte à Garnier.

Voici maintenant ce qui résulta pour le public de toutes les peines et
soins que voulurent bien se donner madame la marquise de Sainte-Croix et
M. Garnier, son fidèle ami.

D'abord, Ernestine devint enceinte. Le commis coupable s'embarqua un
beau matin pour l'Amérique.--La raison de ce départ fut une scène
admirablement jouée par Flavie et son éternel complice. On effraya le
commis; on lui montra M. Rodelet implacable et les tribunaux toujours
prêts à punir un détournement de mineure.

Sans le départ du commis, Flavie et Garnier eussent perdu le meilleur de
leur proie, car M. Rodelet, excellent homme et qui n'avait d'autre
défaut que l'excès même de sa bonté dégénérant en faiblesse, aurait
marié les deux enfants,--et tout eût été dit.

Une fois le commis éloigné, les deux associés étaient maîtres de la
place.

Les amis de M. Rodelet apprirent un jour avec stupéfaction et tout à la
fois les faits suivants qui s'étaient passés en quelques semaines.

L'ancien fournisseur avait maudit et chassé sa fille déshonorée. Il
s'était jeté à corps perdu, pour s'étourdir sans doute, dans une vie de
désordres qui contrastait avec son âge et plus encore avec son
caractère.--On l'avait vu ivre dans les maisons de jeu du Palais-Royal,
où le dévouement de ce bon Garnier lui avait épargné encore quelques
extravagances; car ce pauvre Garnier le suivait comme un chien
et le suppliait sans relâche de mettre un terme à ses folies
désespérées.--Madame la marquise de Sainte-Croix avait fait aussi tout
ce qu'elle avait pu.

Rodelet avait réalisé toute sa fortune le jour même où il avait appris
la faute de sa fille.--En quelques mois, cet énorme capital avait fondu
comme la neige au printemps. Comment? C'est l'éternelle question quand
les millionnaires se tuent.

Rodelet avait même manqué à plusieurs de ses engagements,--et, auprès de
son corps, pendu à l'anneau du lustre dans son cabinet, on trouva une
liasse de papiers timbrés.

Marguerite Vital, la portière, fut chassée d'abord, puis mise en prison,
pour avoir dit que madame la marquise de Sainte-Croix et Garnier
savaient bien où s'en était allée la fortune de l'ancien fournisseur.

Cette mort violente du chef de la maison Rodelet fit beaucoup de bruit.
Il fallut pour l'étouffer le retentissement des événements politiques
qui précipitèrent la chute de l'Empire. Mais une chose surnagea, ce fut
le souvenir de la digne conduite de Garnier et des efforts généreux de
madame la marquise de Sainte-Croix pour arrêter ce malheureux sur le
penchant de sa ruine.

Madame la marquise fit, à quelque temps de là, un héritage
considérable,--une vieille parente qu'elle avait en Hongrie. Les dettes
furent payées et son train augmenta.

Quant à Ernestine Rodelet, elle alla cacher sa honte loin de Paris, et
le monde qui tressait des couronnes à madame la marquise de
Sainte-Croix, le monde clairvoyant et juste, l'accusa tout naturellement
d'avoir causé la mort de son père.

Cette Marguerite Vital, qui avait osé accuser madame la marquise et son
ami Garnier, était une petite femme de jolie figure, bien qu'elle eût
dépassé la trentaine. Son propriétaire l'avait expulsée à regret, car
elle tenait sa loge et la maison dans un état de propreté admirable.
Mais le moyen de garder une portière qui fait de pareils cancans!

Marguerite, citée devant le tribunal, fut obligée de raconter sa petite
histoire. Elle était veuve de militaire, à ce qu'elle disait,--mais elle
ne put représenter l'acte de décès de son mari, qui ne portait point le
même nom qu'elle.--Elle avait un beau garçon de sept ans qui était
enfant de troupe à la 7e demi-brigade.

Nous sommes forcé de nous occuper un peu du passé de Marguerite, parce
que, parmi les personnages de l'humble drame de sa jeunesse, se trouvait
le digne M. Garnier.




X

--La Perlette.--


Garnier était, au temps de la jeunesse de Marguerite Vital, tambour de
la 7e demi-brigade, en garnison à Paris. Il avait pour collègue et
camarade intime un gros garçon du nom de Roger qu'on appelait Roger
Bontemps, à cause de son joyeux caractère. Garnier et Roger étaient deux
inséparables. Comme presque tous les tambours et trompettes de régiment,
qui sont exposés à de fréquentes railleries, ils étaient fort assidus à
la salle d'armes et passaient pour de dangereux tireurs.

Roger Bontemps n'était pas querelleur, mais il allait sur le terrain
comme on va à la noce. Garnier, au contraire, se montrait singulièrement
pointilleux; il faisait le crâne à tout propos et se donnait le plaisir
de tailler en pièces les conscrits imprudents qui traduisaient tambour
par _tapin_.--Seulement, on avait pu remarquer que Garnier laissait
volontiers à Roger, son Pylade, le soin de punir les troupiers qui
passaient pour malins au noble jeu de la pointe.

C'était sous le Consulat. Roger avait vingt-quatre ans; Garnier
atteignait à peine sa vingtième année. Roger attendait avec impatience
l'occasion d'aller au feu; Garnier faisait semblant d'avoir la même
envie.

Et tous deux étaient amoureux, tous deux amoureux de la Perlette, une
petite vivandière comme on n'en vit jamais, leste, pimpante, plus jolie
qu'un amour, gracieuse, avisée, bonne, et sachant des milliers de
chansons qu'elle disait, le sourire aux lèvres, d'une voix sonore et
gaillarde; un bijou de vivandière. Tout le régiment (pour ne plus parler
de demi-brigade, ce qui est fatigant), tout le régiment était fou de la
Perlette, qui était notre Marguerite Vital, à l'âge de vingt ans. Elle
aurait pu épouser un sergent-major!

Ce fut elle-même qui alla demander au colonel la permission de prendre
Roger Bontemps pour mari. Un tambour!

Garnier félicita chaudement son camarade et ils firent gamelle à trois.
N'ayez aucune inquiétude sur les entreprises de ce Garnier vis-à-vis de
la Perlette. La Perlette n'avait, parbleu! besoin de personne pour se
défendre contre les galants. C'était un petit diable avec son baril sur
le dos, et le sabre du fantassin n'était point du tout trop lourd pour
elle.

Au bout de neuf mois, un beau petit enfant vint: un garçon qui fut
baptisé Vital pour garder le nom de sa mère avec le nom de son père.

Presque aussitôt après, le régiment partit. Marguerite, faible encore,
voulut suivre son Roger.

--Je n'en ai qu'un de plus à qui donner à boire, disait-elle en montrant
le maillot de son poupon;--ne voilà-t-il pas une belle affaire?

Toutes les compagnies de tous les bataillons intercédèrent avec ensemble
pour que le colonel la laissât venir. On lui fit une petite place dans
un fourgon, et en route!

Je ne sais trop où ils allèrent, mais ce fut loin et l'on se battit
ferme. La Perlette ne resta pas longtemps dans son fourgon. Elle reprit
son poste derrière son mari, toujours leste, toujours pimpante, portant
son tonneau à droite, son enfant à gauche, chantant comme un loriot et
ne manquant jamais de mots pour rire.

Ce Roger Bontemps était bien le plus heureux des tambours!

En secret, Garnier, son bon ami, son frère de baguettes, était jaloux de
lui terriblement et le détestait de tout son coeur.

Au bout d'un an, Garnier et Roger passaient caporaux le même jour. La
Perlette avait déjà vu le feu, et Dieu sait qu'elle ne se gênait guère
pour courir dans les rangs à l'heure la plus chaude. Son petit Vital
restait au dépôt. Elle disait:

--Est-ce que le bon Dieu voudrait faire un orphelin de ce chérubin-là!
C'est lui qui nous garde.

Les jours de bataille, son tonneau était intarissable. Elle allait
porter la goutte aux avant-postes. Chemin faisant, elle soignait les
blessés, et ses poches étaient toujours pleines de charpie.

L'admiration et la tendresse que tout le régiment avait pour elle
rejaillissait sur Roger, qui, du reste, était un très-bon soldat. Il fut
sous-officier avant son ami Garnier.

Un soir, après une marche forcée, celui-ci lui dit:

--Sommes-nous toujours des frères?

--Pourquoi pas? demanda Roger.

--Peut-on te parler franchement comme autrefois?

--Je t'écoute.

--J'ai un secret à te révéler, fit Garnier, qui semblait hésiter.

--On te dit qu'on t'écoute!

--C'est que... Tu aimes bien Marguerite, n'est-ce pas, mon pauvre Roger?

Celui-ci devint tout pâle.

--Je ne l'ai pas vue ce soir..., dit-il;--est-ce qu'il lui serait arrivé
malheur?

--Non... je préférerais cela pour toi.

Roger le regarda dans le blanc des yeux et Garnier détourna la tête.

--Est-ce que tu as quelque chose à me dire contre Marguerite? demanda
Roger, qui affectait un grand calme, mais dont la voix était changée.

--Contre elle, répondit Garnier,--non... pas encore... mais un malheur
est bien vite arrivé... Le lieutenant Moreau la regarde.

Roger respira bruyamment, puis il s'étendit sur sa paille et mit son sac
en manière d'oreiller sous sa tête.

--Tu m'as fait peur, dit-il en riant.--Bien, bien, vieux... je te
remercie... tout le monde la regarde, parbleu!

Il ronflait déjà.

Garnier resta longtemps assis, la tête appuyée sur sa main.

--Je ne sais plus si je l'aime ou si je la déteste!... murmura-t-il
enfin.

Ceci se passait en 1809. Le petit Vital avait deux ans.--Le lieutenant
Moreau était un beau jeune homme, brave comme son épée et que l'empereur
avait décoré de sa propre main.

Roger avait dormi toute la nuit sur les deux oreilles; le lendemain, il
fit attention à ce lieutenant Moreau.--Par hasard, il vit la Perlette
lui sourire.

Garnier ne lui parla plus de cela. Le coup était porté.

Au combat de Kehl, le lieutenant Moreau fut frappé d'une balle en pleine
poitrine. La Perlette passait. Elle s'agenouilla près de lui et voulut
le panser. Le lieutenant lui dit:

--Il n'est plus temps, ma belle... Sais-tu ta prière?

Marguerite récita bien pieusement le _Pater_ et l'_Ave_.--Il n'eût pas
fallu lui en demander davantage.

Le lieutenant détacha sa croix et la lui donna.--Comme Marguerite
tendait sa main pour la prendre, le lieutenant toucha cette main de ses
lèvres mourantes et lui dit:

--Tu porteras ce baiser à ma mère... La croix est à toi.

La charge battait. Le bataillon de Roger et de Garnier passait au pas
redoublé.--Garnier montra du doigt, à Roger, le groupe formé par le
lieutenant et la vivandière, au moment où Moreau confiait à Marguerite
le baiser d'adieu pour sa mère.

Roger, ce jour-là, ne fit point de quartier.

Le soir, la Perlette était triste.

--Porteras-tu le deuil de veuve? lui demanda Roger amèrement.

Marguerite ne comprit point.

Pendant qu'elle dormait, Roger fouilla dans son sac et trouva la croix
du lieutenant.

Il était jaloux. Garnier triompha.

Vers le commencement de l'année 1810, Marguerite Vital devint enceinte
pour la seconde fois. Vital avait trois ans. On lui avait fait un petit
costume d'enfant de troupe. Quand Marguerite venait le voir au départ,
c'étaient des joies et des caresses.

--Voyez-vous bien cet enfant-là, disait-elle,--je parie qu'il sera
général!

Et tout le monde acceptait l'augure. Après Marguerite, ce que le
régiment aimait le mieux, c'était son petit Vital.

Un soir du mois de février, l'armée marchait malgré la neige. Il
s'agissait de tourner la position des alliés, et il fallait, pour cela,
s'ouvrir un passage à travers les grands bois d'Einengen. La nuit était
sans lune; la marche n'était éclairée que par les vagues réverbérations
de ce linceul blanc qui couvrait au loin la campagne.

Des coups de feu se firent entendre sous bois, à quatre ou cinq cents
pas de distance.--Le colonel, qui était tout près de la Perlette, dit:

--C'est sous le château d'Einengen... Cela devait arriver... Le général
S*** aura voulu revoir une dernière fois sa belle comtesse.

Il fit faire halte et attendit quelques minutes.

On crut entendre comme des gémissements sous le couvert.

--Dix hommes de bonne volonté et une battue de trois minutes! dit le
colonel,--mais pas de bruit!... Le mouvement que nous opérons décidera
peut-être du sort de la campagne!

Dix hommes s'engagèrent aussitôt sous bois. Un officier les commandait;
c'était le neveu du colonel.

--Est-ce que celui-là a remplacé le lieutenant Moreau? dit Roger, qui
toucha le bras de Garnier.

Il en était là déjà.

--Le neveu du colonel est riche, répondit Garnier;--mais tu vas trop
loin!

--Les femmes! grommela Roger.

--Quant à ça, reprit Garnier, si tu n'avais pas une vivandière au cou,
avec tes talents militaires, tu ferais un fier chemin!

La Perlette s'était élancée sur les pas du détachement.

Au bout de trois minutes, montre en main, le détachement revint, mais
sans l'officier ni la Perlette.

Le colonel ordonna:

--En avant, marche!

Sa voix tremblait et il avait les larmes aux yeux.

Roger fit un mouvement pour se jeter hors des rangs.

--Désertion en face de l'ennemi!... murmura Garnier à son oreille.

Le régiment continua sa route dans la nuit.--A l'appel du matin, le
neveu du colonel ne répondit pas. Ce fut Marguerite Vital qui rendit
compte de sa mort plus tard. Le jeune officier, ardent et désireux de
rendre un bon office personnel à l'un des généraux les plus distingués
de l'armée française, avait devancé imprudemment son détachement. Un
corps ennemi l'avait cerné. Il était tombé comme d'Assas; car, au moment
où les baïonnettes autrichiennes s'appuyaient déjà sur sa poitrine, il
avait pu faire à haute et intelligible voix le commandement de rallier.

Les dix hommes de bonne volonté, ignorant le sort de leur chef, avaient
dû obéir.

C'était tout près de la lisière du bois d'Einengen, à quelques centaines
de pieds de la grille du parc. Il y avait, sur la droite, un ravin
profond où les arbres, plantés drus, se croisaient au-dessus d'un cours
d'eau qui était alors gelé. Marguerite avait fait comme le neveu du
colonel; elle avait pris les devants. Le hasard l'avait fait passer à
cinquante ou soixante pas de la patrouille autrichienne. Elle entendit
le dernier cri du jeune officier français.

Elle entendit encore autre chose. Des plaintes s'élevaient du fond du
ravin. Marguerite était leste et brave. Elle descendit en s'aidant des
pieds et des mains. Au bord du ravin, elle trouva un homme blessé auprès
d'un cheval abattu.

L'homme avait deux coups de feu, sans compter les blessures reçues dans
sa chute. Le cheval ne bougeait plus. La Perlette fit fondre de la neige
dans ses mains et lava les plaies avant de les bander. Tout à coup, au
moment de poser la charpie, elle mit brusquement sa main sur la bouche
du blessé, qui continuait de gémir par intervalles.

Il se débattit; elle le maintint de toute sa force.

On voyait une ombre noire qui rampait dans la neige sur le bord du
ravin et qui descendait lentement vers l'eau.

La Perlette resta un instant immobile et retenant son souffle. L'ombre
avançait toujours. Quand la Perlette eut acquis la conviction que
l'ombre venait droit à eux, elle ôta sa main qui comprimait la bouche du
blessé. Celui-ci respira fortement et rendit une plainte.

L'ombre s'arrêta;--puis elle recommença à descendre tout doucement,
comme eût pu faire un animal sauvage en quête de sa proie dans cette
sombre nuit.

La Perlette laissa échapper ses bandes et sa charpie. Il ne s'agissait
plus de cela. Elle glissa sa main droite derrière le corps du blessé et
dégaina sans bruit son épée, qui était engagée sous le cheval.--L'épée
n'avait pas été brisée dans la chute.--La Perlette eut comme un sourire.

Elle attendit, immobile et calme.--Elle devinait bien que le groupe
formé par elle, le blessé et sa monture, apparaissait vivement, comme
une large tache noire parmi la blancheur de la neige, mais qu'on ne
pouvait point voir de loin les mouvements ni la pose des personnages
composant le groupe.

Elle attendit.

Arrivée au fond du ravin, l'ombre se releva.--C'était un grand diable
de sous-officier bavarois avec un bonnet à poil long d'une aune et un
costume tout chamarré de clinquant.

Au moment où il dégainait sa latte, le blessé se réveilla en sursaut et
le vit.

--Mon épée! s'écria-t-il en faisant un effort pour se mettre sur ses
genoux.

La Perlette ne bougea pas plus que si elle eût été une statue de pierre.

Le Bavarois poussa un hourra en brandissant son sabre. La Perlette le
laissa venir.--A l'instant où le sabre tournoyait au-dessus de la tête
nue du blessé, elle plongea l'épée jusqu'à la garde dans le coeur du
Bavarois, qui tomba lourdement sans pousser un seul cri.

Le blessé s'appuya de ses deux mains au sol pour la regarder, stupéfait
qu'il était. Il ne l'avait pas encore aperçue.

--Qui êtes-vous? demanda-t-il.

--La paix, s'il vous plaît, mon général, répondit-elle à voix basse,--il
y en a d'autres ici près, et nous ne sommes peut-être pas au bout de nos
peines!

Le général se tut. La faiblesse le reprit. Marguerite pansa ses
blessures adroitement et vite.

--Maintenant, dit-elle,--il faut tâcher de vous en aller.

On entendait sous bois des pas sourds qui frappaient pesamment la neige
et qui allaient tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant. Les
Autrichiens continuaient leur battue.

Le blessé regarda tristement son cheval immobile.

--Il n'est pas mort, dit la Perlette.

--Tâchez de le saigner sous la langue avec la pointe de mon épée, dit le
blessé.

--Jamais bon animal n'a trop de sang, répondit Marguerite;--je ferai
mieux,--vous allez voir.

Elle emplit sa main de neige et versa dessus de l'eau-de-vie. Avec ce
mélange, elle frotta les naseaux du cheval, qui souffla bruyamment. Elle
lui ouvrit la bouche et y introduisit le reste de son vulnéraire
improvisé.

Elle fut obligée de se jeter de côté pour n'être point renversée par le
cheval, qui se remettait brusquement sur ses pieds.

--Plût à Dieu, mon général, dit-elle,--que vous en fussiez quitte à si
bon marché que lui... Allons! ne craignez pas de vous appuyer sur moi:
je suis forte comme un Turc!... Les voilà qui se rapprochent: nous
n'avons que le temps de nous mettre en selle.

Le blessé parvint à remonter sur son cheval. La Perlette sauta en
croupe.

--Je vais vous tenir, mon général, dit-elle encore;--car, ce soir, vous
faites un pauvre cavalier!

Il était temps. Les silhouettes noires des soldats ennemis se
détachaient au sommet du ravin.--Deux ou trois coups de feu retentirent.

--Jouons des éperons! cria la Perlette;--tournez à gauche et suivez le
cours de l'eau!

Une décharge générale illumina le bois. Une grêle de balles siffla aux
oreilles des fugitifs.--Le cheval prit le galop.

--Vous avez de la chance, mon général, fit la Perlette;--mon épaule
droite vous a garé d'une balle.

--Seriez-vous blessée? s'écria vivement le général.

--Bah! répliqua tranquillement Marguerite;--ça me connaît!... La balle
s'est relevée et n'a fait qu'une égratignure... J'ai dans mon tonneau de
quoi guérir cent mille plaisanteries comme ça... Tournez à droite
maintenant, car il ne faut pas leur laisser le temps de recharger.

Une demi-heure après, ils étaient au village d'Einengen, encore occupé
par l'arrière-garde de l'armée française.

--Aussi jolie que brave! dit le général en la voyant pour la première
fois aux lumières...--Mon enfant, reprit-il d'un accent sérieux et
pénétré,--vous m'avez sauvé plus que la vie, car il est des jeux où un
général français n'a pas le droit de risquer sa tête... Quelle
récompense voulez-vous?

--Mon général, répondit la Perlette,--j'ai mon mari qui est sergent:
s'il passait officier, ça le rendrait bien content.

--Et vous? demanda S***.

Marguerite hésita.

--Moi, répliqua-t-elle enfin,--je ne sais trop... Il a déjà honte de moi
parce que je suis vivandière.

--Alors, choisissez une autre récompense.

--Non.--Je choisis celle-là... Je l'aime.

Le général prit le nom de Roger sur ses tablettes.

Napoléon portait à la garde de son épée le roi des diamants: le Régent.
Cela faisait mode. La plupart des officiers généraux avaient à leur
ceinturon une agrafe de diamants. Le général S*** en avait une
très-belle. Il y porta la main.

--Excusez si je vous demande une dernière grâce, mon général, dit la
Perlette;--je voudrais que la chose fût arrangée de manière que mon mari
ne sût point que son avancement lui est venu par moi.

S*** caressa paternellement la joue rougissante de Marguerite.

--Ce sergent Roger est plus heureux que bien des ducs et princes,
dit-il; vous êtes une bonne femme!

Il détacha en même temps sa belle agrafe de diamants.

--Comment avez-vous nom? interrogea-t-il.

--Marguerite Vital, femme Roger.

--Je ne veux écrire ce nom-là que dans ma mémoire, dit le général en
souriant;--si jamais je pouvais l'oublier, prenez ceci, mon enfant... A
quelque heure, en quelque lieu que ce soit, quand vous aurez besoin de
moi, venez: ceci est un gage entre nous.

--Ah! mon général! s'écria Marguerite tristement, ceci doit valoir
beaucoup d'argent et vous voulez me payer!

--Qu'importe le prix, Marguerite, si vous ne le vendez jamais?

Marguerite tendit la main et le général serra doucement cette main entre
les siennes.

--Ceci ne me quittera point, dit-elle en glissant l'agrafe dans son sac;
ça me rappellera que j'ai sauvé la vie d'un héros... je mourrais de faim
auprès!

--Et maintenant, Marguerite, reprit S***,--il faut aller vous reposer.

--Je suis de la septième, répliqua-t-elle;--j'ai plus de trois lieues à
faire pour rejoindre... Que Dieu vous bénisse, mon général, et au
revoir!

Elle s'en alla, suivant les traces de la septième dans la neige. Quand
elle arriva au bivac, Roger dormait, la tête sur un fagot. Marguerite
s'étendit près de lui et le sommeil la prit tout de suite. D'ordinaire,
elle était toujours sur pied avant le premier roulement de tambour, mais
elle avait tant travaillé cette nuit, qu'elle n'entendit point battre le
réveil.

Roger et Garnier s'éveillèrent avant elle.

--Tiens! fit Roger, qui affectait maintenant une sorte de dédain pour
celle qu'il avait tant aimée,--voilà mon épouse!

--Le pauvre sous-lieutenant n'est pas revenu, repartit Garnier;--elle
les tue tous... Dis donc! l'autre lui avait donné sa croix... celui-ci
n'avait pas de croix, mais je lui ai vu de beaux bijoux au bal, quand
l'empereur vint à Aix...

--On peut regarder, dit Roger, qui ouvrit le sac de la Perlette.

Ils se penchèrent tous deux curieusement et se relevèrent, éblouis à la
vue de l'agrafe du général S***.

--A la bonne heure! dit Garnier.

Ce mot avait dans sa bouche une portée si outrageante, que Roger mit la
main à son sabre.

Mais il se ravisa, lâcha un juron, referma le sac et dit:

--C'est fini!

Ce Roger n'était pas du tout un méchant coeur.--Seulement, il ne
venait pas à la cheville de sa femme Marguerite.

On ne s'expliqua point, parce que Garnier avait dit: «Si tu lui fais des
reproches, elle t'entortillera.»

Quelques jours après, Roger reçut son brevet de
sous-lieutenant.--Garnier en faillit mourir de jalousie. Il était
toujours caporal. Il se dit:

--Du moins, je lui prendrai sa femme!

S'il avait su au juste ce que valait l'agrafe de diamants, c'eût été
l'agrafe qu'il eût prise la première.

En passant officier, Roger quittait la septième demi-brigade pour entrer
dans l'infanterie légère. Marguerite voulut le suivre; il lui remit une
feuille de route toute signée qui la dirigeait sur Paris pour cause
d'enceintement.

Elle se pendit à son cou.

--Mon homme, lui dit-elle,--je pense bien que je ne te reverrai plus...
Ce Garnier t'a perdu, et puis tu as bien de l'orgueil... Adieu! aie de
la chance... Dans vingt ans comme aujourd'hui, si tu as besoin de moi,
je suis ta femme!

A cette heure de la séparation, le coeur de Roger se révolta contre sa
propre conduite. Il serra Marguerite sur sa poitrine. Elle eut un moment
d'espoir, car une larme brillait dans les yeux de Roger.--Mais, sous la
tente, une voix trop connue se mit à chanter la chanson de Panard:

  Je ris
  De ces maris,
  Bonnes âmes!...

C'était Garnier.

Les bras de Roger tombèrent.

--Baise ton garçon! lui dit la Perlette d'un ton ferme.

Et, quand Roger eut embrassé le petit Vital, la Perlette tourna le dos.
Elle ne pleurait pas.

Elle vint comme cela jusqu'à Paris, où elle arriva bien malade. C'était
son coeur qui était blessé.--Elle accoucha bientôt d'un second enfant:
une fille.

Elle écrivit à Roger, qui ne lui répondit point.

Il y avait pour elle, dans ce quartier des Invalides où elle avait loué
une chambrette, tout un monde de souvenirs. Au temps où son Roger,
tambour, lui faisait les doux yeux, ils étaient casernés tous deux à
l'École militaire. Que d'hommages en ce temps-là! et comme elle était
bien la petite reine de ce brave régiment!--Le colonel lui-même avait
pour elle des sourires, et les officiers disaient quand elle passait:

--Bonjour, petite Perlette.

Où sont les jeunes fleurs du printemps, quand vient le vent d'automne?

Tout cela était mort, il n'en restait plus rien.

Elle allait, avec sa petite fille dans ses bras et tenant par la main
son Vital chéri, sur les terre-pleins de ce Champ de Mars où tant de
fois elle avait suivi la septième demi-brigade parmi les nuages de
poussière poudroyant au soleil.

C'étaient d'autres soldats qui tenaient l'École. Ils ne la connaissaient
plus. Seulement, comme Vital était habillé en enfant de troupe, les
vieux lui faisaient signe de la tête en disant:

--Salut, la petite mère.

Quelques-uns lui demandaient si son homme était mort. Sa tristesse
profonde parlait de veuvage mieux qu'une robe de deuil.

Un soir qu'elle était seule avec ses deux enfants dans sa chambrette, on
frappa à sa porte.--Cela n'arrivait pas souvent.

Vital dormait dans son berceau; la petite Béatrice pendait au sein.

Marguerite ouvrit; ce fut Garnier qui entra. Il avait le costume de
sergent-major.

Il y a des choses honteuses et hideuses qu'on ne peut point raconter en
détail. Garnier trouva Marguerite plus belle dans ses larmes. Il parla
d'amour, ou plutôt il proposa un marché infâme. Il dit à Marguerite:

--Si vous voulez, Roger vous rappellera près de lui, je me charge de
cela.

Les dédains de la jeune femme le rendirent furieux.

Nous connaissons Marguerite: elle le chassa.

En s'en allant, Garnier dit:

--Je me vengerai.

Et il se vengea tout de suite, car il ajouta:

--Roger veut un de ses enfants. Préparez-vous, car je repars dans huit
jours, et c'est moi qui le lui mènerai.

Quand il fut sorti, Marguerite s'affaissa sur elle-même. Elle n'avait
point prévu cette nouvelle torture.--Choisir entre ses deux enfants.

La petite Béatrice souriait déjà, et si vous saviez comme elle était
jolie! Mais Vital, le premier-né, Vital, qui était le coeur même de sa
mère!

Ce fut une nuit de larmes et de sanglots. Vital dormait, le cher
enfant! Béatrice pleurait, parce que le sein qui l'allaitait venait de
se tarir sous le coup de cette immense douleur. Marguerite regardait
tour à tour Vital et Béatrice.

Comment se séparer de celle-ci, qui avait tant besoin de sa mère?--Mais
une chose encore plus impossible, c'était d'abandonner Vital!

A force de pleurer, Béatrice ferma les yeux et s'endormit. Marguerite,
engourdie par l'angoisse, resta jusqu'au jour entre les deux berceaux.

Elle se disait:

--Il faut choisir!... il faut choisir!

Et, chaque fois qu'elle voulait faire ce choix navrant, son âme se
déchirait.

Dès le matin, elle alla consulter un homme de loi pour savoir si son
mari avait le droit de lui enlever un de ses enfants. L'homme de loi lui
fit une réponse très-catégorique, appuyée sur des textes nombreux. De
cette réponse, il résultait que certaines cours avaient décidé
l'affirmative, tandis que d'autres avaient consacré la négative.

La loi, disait l'avocat, était plus claire que le jour,--_luce
clarior_;--mais on pouvait l'appliquer de différentes manières,--selon
le point de vue.

Pour obtenir les enfants jusqu'à l'âge de sept ans, la première chose à
faire était de provoquer un jugement en séparation de corps;--ensuite...

Marguerite n'attendit pas le reste. Elle paya l'avocat et retourna
toujours courant à sa chambrette, où les deux petits avaient pu
s'éveiller en son absence.

Le lait ne revint pas. Béatrice fut ainsi sevrée.

La Perlette quitta sa petite chambre et alla se cacher ailleurs.

Mais elle ne voulait point désobéir à son mari; c'était seulement pour
éviter l'entrevue de cet odieux Garnier.--Le jour et la nuit, la
Perlette pleurait entre les deux berceaux, se répétant à elle-même comme
une pauvre folle:

--Il faut choisir!... il faut choisir!

La chambre où elle avait cherché un refuge était dans les combles du nº
81, rue de l'Université. Garnier lui avait appris que son mari, passé
lieutenant, était de retour en France et tenait garnison à Bordeaux. La
Perlette mit Béatrice dans un petit berceau bien blanc et la descendit
chez M. Rodelet, qui faisait partir chaque semaine des voyageurs pour le
Midi. C'était un brave homme que ce père Rodelet. Il fut touché de la
situation de Marguerite. Non-seulement il se chargea de faire voyager le
petit ange qui était dans le berceau, mais encore il obtint pour
Marguerite le poste de concierge de la maison.

A dater de cet instant, Marguerite Vital n'entendit plus parler de son
mari.--Mais elle devait avoir encore, et cela bien souvent, des
nouvelles de l'ami Garnier.

Ce fut lors de ce voyage de Bordeaux à Paris que Garnier se trouva dans
le coche avec cette petite Flavie, fille d'un courtier de commerce, qui
devait jouer plus tard un si lugubre rôle sous le nom de marquise de
Sainte-Croix.

Garnier, par suite de sa liaison avec la marquise, quitta bientôt l'état
militaire et s'établit décidément à Paris.

Il cessa toutes relations avec Roger, qu'il avait toujours haï et
jalousé du meilleur de son coeur,--et n'eut pas mieux demandé que
d'oublier la Perlette, qui était maintenant beaucoup trop au-dessous de
lui, si le hasard ne l'eût jetée de temps en temps sur son chemin comme
une menace vivante de châtiment.




XI

--La première femme du comte Achille.--


Pendant les premières années de la Restauration, vous n'auriez certes
pas reconnu Flavie, cette pâle et maigre petite fille qui avait, un beau
jour, déserté la maison de son père, sans regret comme sans entraînement
de coeur. La puberté l'avait agrandie en tous sens. Elle était belle,
non point de cette beauté régulière qui charme par les lignes et
l'harmonie des contours, mais de cette splendeur, si l'on peut ainsi
s'exprimer, qui rayonne au front des filles du soleil.

Vous avez vu là-bas, au delà de Bordeaux, et d'autant plus souvent qu'on
se rapproche des Pyrénées, vous avez dû voir de ces étonnantes
transformations. On dirait que la fillette humble et noire jette sa peau
de chrysalide pour se faire femme, comme ces chenilles velues qui
s'élancent tout à coup, radieux papillons, parmi les fleurs amoureuses
et charmées.

On dirait cela, tant la métamorphose est brusque et complète. Entre deux
printemps, Cendrillon s'est éveillée princesse.

Écoutez! ce sont là les reines de la séduction. Dieu mit à rendre plus
exquis les enchantements de ces sirènes toutes les longues années de
l'enfance et de la jeunesse.

Il y a eu là un travail latent et merveilleux. C'est un jet qui monte
plus haut pour avoir été mieux comprimé.

Flavie eut les enviables honneurs de la mode. Elle put, sans se
compromettre aucunement placer M. Garnier sur un assez bon pied,--non
pas pour faire des mariages, on ne fait pas de mariages, surtout dans le
grand monde, mais pour plumer pigeons errants et colombes égarées sous
prétexte de mariage. Vers cette époque, Garnier s'établit seigneur de
Clérambault. Clérambault est un petit tas de boue situé entre Pontoise
et Meaux. Il y a trois maisons. Garnier avait été là en nourrice.

Mais il eut beau s'anoblir. C'était le domestique de Flavie et non point
son égal. Quelque étroite que fût leur association pour mal faire, une
distance énorme restait entre eux deux.--Le vent qui porte sur la
montagne nue la semence des cèdres peut laisser tomber une graine de
grande dame dans la boutique d'un courtier de commerce. La graine germe
où le sort l'a mise, et la grande dame en herbe, souffrant à respirer
cet air hypobourgeois, s'envole un matin pour fleurir à Paris, qui est
la patrie unique des grandes dames honnêtes et des grandes dames
perdues.--Flavie était grande dame. Elle eût été grande dame en vendant
des pommes à deux sous le tas,--contrairement à ces paquets de soie, de
velours et d'or qui ont beau se guinder tout au haut de leurs millions,
et qui ne peuvent être jamais que d'anciennes débitantes, faisant honte
à leur toilette et déconcertées devant leur fille de chambre.

Flavie était grande dame comme Molière était poëte, comme Cromwell
était général, comme Colomb était navigateur, en dehors de tout et
malgré tout. Ses vices n'y faisaient rien. Elle les cachait, s'il le
fallait; si elle pouvait, elle se drapait dedans. Ce monde délicieux du
faubourg Saint-Germain où tant de haute vertu est dupée et non salie par
tant de turpitudes étrangères, ce monde était son domaine. Elle avait la
quintessence de son esprit, elle avait la perfection de ses élégances.
Elle y était reine du consentement de ses rivales illustres.

Cela dura peu: qu'importe? Cela fut.

M. Garnier de Clérambault, esprit vantard, grossièrement finaud et
ne se sauvant que par une sorte de rondeur brutale que certains
confondent obstinément avec la franchise,--parleur emphatique et
vulgaire,--ignorant, gauche malgré son aplomb, timide hors de propos,
trop hardi quand l'occasion exigeait de la mesure, M. Garnier de
Clérambault n'eût pas même pu être toléré dans ce monde qui demande
avant tout du tact et de la tenue.--On y excusait ses rares apparitions
en le faisant passer pour un ancien officier de cavalerie.

L'ancien officier de cavalerie a, en général, d'alarmants priviléges.

M. Garnier de Clérambault était, en somme, un faiseur de mauvais ton. A
peine aurait-on pu lui pardonner son habit bleu s'il eût été le plus
honnête homme de la terre.--Mais il savait par coeur sa marquise
depuis le coche de Bordeaux jusqu'à l'heure présente.

C'était beaucoup.--Ce n'était pas assez. Flavie était femme à se
débarrasser d'un fâcheux en un tour de main.

Mais M. Garnier de Clérambault avait pour lui la force de
l'habitude.--Demandez aux sculpteurs combien est précieux l'outil qui
est _à la main_.

La matière ici est insignifiante. La gouge que l'on connaît, les burins
d'habitude, eussent-ils des manches de sapin, sont mille fois
préférables à des lames inconnues, emmanchées qu'elles seraient d'argent
ou d'or.

Voilà pourquoi madame la marquise de Sainte-Croix ne se défaisait point
de son Garnier. Il ne la gênait point; elle avait usé ses aspérités.
Pour un geste, il venait; pour un signe, il rentrait sous terre. Il eût
fallu du temps pour former un autre instrument pareil.

Comme on le pense bien, la marquise, avec ou sans son Garnier, fit
travailler rudement l'argent de ce malheureux Rodelet. Elle mit à bien,
sous Louis XVIII et Charles X, quelques belles opérations, mais sa manie
de joueuse dévorait tout. Elle jouait à la bourse, à la loterie; elle
jouait par procureurs à tous les tripots de Paris. La chance la
poursuivait. Nous l'avons dit: le jeu faisait d'elle un gouffre.

Nous laisserons de côté l'histoire de ses entreprises pendant la
Restauration. La haute place qu'elle s'était acquise dans les salons
fléchit peu à peu par des bruits qui coururent, mais elle était trop
profondément habile pour tomber jamais au-dessous d'un certain niveau.
Elle conserva toujours des dehors princiers, même en faisant cette
évolution qui s'appelle «se retirer du monde,» et qui consiste à mettre
de côté certaines obligations gênantes, des devoirs niais, des fatigues,
des corvées, pour ne garder du monde que ses avantages réels et ses
vraies joies.

On est bonne âme au faubourg et charitable avec ostentation; les
médisances y profitent souvent à la victime désignée. Certaines
maréchales de la France élégante ont gagné leur bâton fleuri en se
drapant dignement dans ces lâches médisances, à propos dépréciées par
l'adroite substitution du mot _calomnie_.

Il y a tant d'intéressant attrait autour d'une femme calomniée!

Si Flavie n'eût pas été joueuse incorrigiblement, et, par conséquent,
toujours réduite à payer de sa personne pour conquérir des proies
nouvelles, nul ne peut savoir jusqu'à quelle hauteur cette noble foule,
toujours un petit peu myope, eût élevé son piédestal.

Arrivons tout de suite à un événement qui se lie très-intimement à notre
drame et qui eut lieu peu de temps avant la révolution de juillet.

Madame la marquise de Sainte-Croix fut amoureuse une fois en sa vie. Le
diable dut rire à gorge déployée. Voici l'aventure telle quelle:

Au mois de février 1828, le 4e hussards vint en garnison à Paris. Le
colonel, M. le comte Achille de Mersanz, était un homme de trente ans à
peu près et le plus beau cavalier qui se pût voir. En 1828, ce n'était
pas comme sous la royauté de juillet; le faubourg partageait franchement
avec M. Scribe, la passion des jeunes colonels. D'ailleurs, M. de
Mersanz, que l'on disait homme de haute distinction et qu'on savait fort
riche, tenait, par alliance ou parenté, à toutes les familles
considérables de la ville noble. Il arriva, précédé de l'avant-goût le
plus flatteur.

Il n'y a pas à dire, et M. Scribe avait raison: un jeune colonel de
hussards est une chose charmante, surtout quand il a huit cent mille
livres de rente, beau nom et belle mine. M. de Mersanz eut un fort joli
succès, et sa femme eut un succès de vogue.

Elle avait vingt-quatre ans. Elle adorait son mari. C'était un visage
doux et fin, aux traits légèrement effacés, au sourire pâle: une de ces
têtes de vierge qui passaient dans les nuits d'Abbotsford quand Walter
Scott peignait Alice Lee ou Lucy Bertram. Elle avait une petite fille de
sept ans, jolie comme un ange et qu'elle aimait passionnément.--Je ne
sais trop pourquoi le monde lui faisait cette fête bruyante et
brillante, car elle ne semblait chercher ni le bruit ni l'éclat.

C'était à cause de cela peut-être.

Le comte Achille était, au contraire, un homme de plaisirs. Il aimait
beaucoup sa femme, mais sans se montrer exclusif. La jeune comtesse,
sentimentale et un peu triste, souffrait.

Césarine, sa petite fille, blond lutin dont le sourire petillait comme
une flamme, lui demandait souvent:

--Mère, pourquoi pleures-tu?

Ce fut de M. le comte Achille de Mersanz que Flavie devint amoureuse.

Jusqu'alors, elle n'avait jamais eu l'ombre d'une intrigue dans le monde
où elle vivait. Nous ne vous la donnons pas pour vertueuse, mais pour
habile. On garde si aisément les dehors quand on se distrait hors de son
cercle! La marquise n'avait qu'une vraie passion: le jeu. Or, jamais
elle ne touchait une carte dans son monde.

Elle ne dansait plus depuis longtemps, bien qu'elle n'eût que
trente-quatre ans et qu'elle fût dans toute la maturité de son
charme.--Le jour où le comte lui fut présenté, elle ne lui parla que de
sa femme et de sa fille.

En résultat, ils se déplurent. Flavie jugea que M. le comte était un
fat; elle le dit. Achille trouva et déclara que madame la marquise
tournait à la vieille femme.

Huit jours après, M. le comte faisait à madame la marquise une cour
assidue.

Personne n'est à l'abri de ces orateurs idiots qui font d'odieux
discours sur toutes choses. Qui n'a entendu un petit rentier disserter
sur les moeurs du grand monde? Moins on connaît une chose, mieux on en
parle _ex professo_. Il y a vraiment une certaine gaieté dans les
fantastiques harangues de ces messieurs. Par quelle porte d'antichambre
mal fermée ont-ils vu le grand monde? Voilà la question.

Toujours est-il que c'est l'abomination de la désolation. Le grand monde
est un sépulcre blanchi. Toute cette soie, tout ce velours ne servent
qu'à recouvrir des infamies.--Connaissez-vous la _Tour de Nesle_?--Il y
a au moins trois ou quatre Marguerite de Bourgogne dans chaque hôtel de
la rue de Varennes.

La civilisation leur a seulement appris à ne plus jeter leurs amants à
la rivière,--ce qui était une prodigalité.

Les grandes dames sont capables de tout! Je crois que les marquis vont
rétablir le droit du seigneur! On ne sait pas, on ne saura jamais ce qui
se passe dans ces rues froides et sévères où la vertu fugitive ne peut
même pas s'abriter dans les magasins de modistes!--Horreur! Il n'y a pas
de boutiques dans ce quartier maudit! Comment l'assainir?

Au fond de la bêtise épaisse de ces fadaises, il y a pourtant quelque
chose de vrai. Le faubourg Saint-Germain aime les aventuriers. Cela le
compromet.--Et c'est pour cette raison que tous les coquins un peu
distingués prennent tout d'abord titre de vicomte. Qu'il vienne à Paris
un forçat déguisé en prêtre, un faussaire habillé en marquis, une
échappée de Saint-Lazare grimée en duchesse, soyez sûrs et certains que
le faubourg lui ouvrira avidement ses deux bras!

Il faut dire encore que quand une fois les vrais marquis s'égarent
là-bas du côté de la petite bourse... mais ils ont bien promis de n'y
plus aller.

Au fond, les orateurs rentiers ou autres ont tort de parler de ce qu'ils
ne connaissent point.--Méry nous raconterait-il si savamment les
miracles de l'Inde s'il n'y avait passé les trente plus belles années de
sa vie, sans franchir les limites de la vérité vraie.

On pourrait dire à ces orateurs pudibonds: Dans cette Tour de Nesle,
les moeurs sont un peu meilleures que chez vous, ce qui ne les fait
pas toujours bonnes. Le commerce français, qui est pourtant
très-honorable, compte une fâcheuse minorité d'escrocs. De même, le
faubourg Saint-Germain, cette bergerie chevaleresque, donne
malheureusement asile à plus d'un loup.

On y trouve aussi des louves.

Mais la galanterie, nous y revenons parce que c'est votre grand cheval
de bataille, la galanterie n'y descend jamais si bas que dans vos
arrière-magasins, quoiqu'elle y prenne des formes beaucoup plus dignes
et un aspect infiniment plus aimable.

Madame la marquise de Sainte-Croix fut flattée des assiduités de ce
brillant jeune homme que les meilleurs salons s'arrachaient. En outre,
elle entendait trop parler de la jeune comtesse de Mersanz: cela lui
rompait les oreilles. Elle la vit; elle la détesta. Mais les affaires du
comte Achille n'en avancèrent pas beaucoup plus pour cela. Entre toutes
les conquêtes, dans de certaines conditions, celle d'une femme comme
Flavie est et sera toujours la plus difficile.

Cependant, elle aimait,--comme elle pouvait aimer.

Le comte Achille devenait fou. Cela lui arrivait chaque fois qu'on lui
résistait.

Le comte Achille eût soulevé des montagnes pour vaincre la résistance
de cette femme qui lui laissait voir sa tendresse, mais qui se
retranchait, tout émue, derrière son inexpugnable vertu.

Dans le tête-à-tête, on laisse échapper de ces choses qui ont, selon les
cas, beaucoup ou pas du tout de portée. Un soir que le comte Achille et
Flavie étaient seuls dans le boudoir de cette dernière, elle dit:

--J'ai cinq ans de plus que vous.

--Vous le dites, il faut bien le croire, répliqua le comte;--moi, je
vous vois plus jeune et plus belle que mon premier rêve d'amour.

--Ce n'est pas votre femme que vous avez aimée la première? demanda
Flavie.

Achille se mit à rire. Il était colonel.

--Dites..., insista la marquise.

--Je ne m'en souviens plus, repartit le comte, qui souriait toujours.

--Vous êtes trop militaire de comédie quelquefois, murmura Flavie.

Elle eut un soupir et reprit:

--Je n'ai jamais vu de femme si charmante que la comtesse.

Achille s'inclina.

--Je vous en veux de ne plus l'aimer, ajouta Flavie.

--Si madame la comtesse de Mersanz connaissait l'intérêt que vous
voulez bien lui porter, dit Achille, qui se mordit la lèvre,--elle en
serait assurément très-reconnaissante.

--Vous ne dites pas ce que vous pensez, répliqua Flavie.

Il y eut un silence.

Achille espérait. Jamais l'entretien n'avait entamé un sujet si brûlant.

C'était en quelque sorte la marquise qui entrait aujourd'hui d'elle-même
dans ce sentier périlleux.

--Le jour où vous m'avez dit: «Je vous aime,» reprit Flavie, qui
semblait rêver,--j'ai eu l'enfantillage de me sentir tout heureuse...

--Ah! madame... commença le comte, qui vit le moment excellent pour
livrer l'assaut.

--Laissez!... interrompit la marquise;--vous vous trompez... Ne vous
mettez jamais dans l'esprit près de moi, mon pauvre beau colonel, que
vous êtes au théâtre du Gymnase... La comédie m'amuse quelquefois... il
ne m'arrive jamais d'y prendre un rôle.

Achille resta muet.

Il avait cru la brèche ouverte, et le rempart tout neuf n'était même pas
entamé.

Ce fut encore la marquise qui parla.

--Depuis votre mariage, dit-elle,--à combien de femmes avez-vous dit
cela: «Je vous aime?»

--Je ne sais, madame.

--A beaucoup?

--Eh! madame! s'écria le comte avec colère,--en vérité, vous me traitez
comme un enfant.

--C'est que, dit sérieusement Flavie,--je suis si vieille auprès de
vous!

Il y avait dans son accent une mélancolie profonde.

Le comte se demandait:

--Où veut-elle en venir?

Pour répondre à pareil scrupule, il avait déjà parlé de son premier rêve
d'amour. Ce sont là des phrases dures à prononcer, et la marquise venait
de traiter sévèrement le Gymnase. Il essaya néanmoins de protester.

--Taisez-vous, dit la marquise,--si vous étiez libre, vous ne
m'épouseriez pas.

--Sur mon honneur! s'écria le comte chaleureusement,--je vous jure que
je serais trop heureux d'obtenir votre main.

--Ces choses-là se disent...

--Quel gage pourrais-je vous donner?

Elle regardait le comte Achille en face. Celui-ci crut voir ses beaux
yeux se charger de langueur.

Tout à coup elle tressaillit violemment, et changeant de ton:

--Ah çà! dit-elle,--savez-vous que nous sommes fous à lier, tous
deux!... Que Dieu vous conserve votre femme, qui est un ange!

Elle se leva et sonna.

Le comte Achille prit congé.

Elles ont beau être habiles et même pis que cela, elles restent femmes.
En cherchant le sommeil sur son oreiller, ce soir-là, Flavie se disait:

--Il est sincère, j'en suis sûre... Si elle mourait, il m'épouserait...

A quelques jours de là, on pouvait déjà remarquer un changement dans la
personne de la jeune comtesse de Mersanz. Elle avait maigri; sa jolie
pâleur se plombait. Un cercle sombre se creusait sous ses yeux.

Son mari la surprit plusieurs fois à pleurer. Elle ne voulut point lui
dire la cause de ses larmes.

Une nuit, il crut entendre parler dans la chambre de sa femme. Il vint.
La comtesse avait un spasme. Une expression de terreur profonde était
sur son visage.

A toutes les questions affectueuses et empressées de son mari, elle
refusa obstinément de répondre.

Les nuits suivantes, le comte était absent.

Il n'entendit plus jamais cette voix qui l'avait effrayé.

La jeune comtesse avait une femme de chambre nommée Thérèse, qui prit,
à dater de cette époque, un caractère taciturne et sombre. Elle avait
toujours été fort gaie avant cela. On ne l'avait jamais entendue parler
d'économie. Elle mit de l'argent à la caisse d'épargne.

Le médecin de M. de Mersanz lui déclara que sa femme se mourait d'une
maladie de langueur. Il conseilla la distraction, les eaux, les bains de
mer.

La comtesse ne voulut point quitter Paris.

Le comte Achille avait bon coeur. Il aimait tendrement la mère de sa
fille, mais la vie d'intérieur lui pesait. Il y a des gens comme cela.

Pour guérir la tristesse que lui causait la maladie de sa femme, le
comte Achille allait un peu plus souvent chez la marquise de
Sainte-Croix.

Si vous saviez comme celle-ci prenait intérêt à la santé de cette pauvre
petite comtesse. Mourir comme cela, toute jeune et si heureuse! Il
fallait s'ingénier, il fallait consulter d'autres médecins...

Que sais-je?... Enfin on ne laisse pas mourir comme cela une jeune
femme!...

Il y avait dans la maison occupée par les de Mersanz, au nº 34 de la
rue de Grenelle, une concierge qui ne ressemblait guère à ses pareilles.
Elle était propre jusqu'à la minutie, complaisante, vigilante et
discrète.

Nous avons hésité longtemps avant d'écrire ce dernier mot, craignant de
perdre en une seule fois toute la confiance que le lecteur peut avoir en
nous. Mais l'audacieux Boileau Despréaux, ami des roides antithèses, a
dit: «Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.» Nous
soutenons, mordieu, que la portière dont nous parlons était
discrète.--C'était Marguerite Vital, qui avait maintenant un grand fils
de vingt-deux ans.

Elle aimait madame la comtesse de Mersanz, parce que, dans une maladie
que son fils avait faite, la comtesse, gracieuse et charitable, n'avait
cessé de prodiguer à Marguerite les mille petites douceurs qui consolent
et amusent la souffrance.

Il s'était passé bien des années depuis le temps où Marguerite Vital
courait les bivacs d'Allemagne sous le gentil sobriquet de la Perlette,
bien du temps aussi depuis l'époque funeste où la marquise de
Sainte-Croix et son complice Garnier avaient apporté la désolation dans
la maison du malheureux Rodelet; mais Marguerite avait peu changé:
c'était toujours la même nature vaillante et originale.

Pour justifier cette dernière épithète, nous fournirons un exemple.

Le fils de Marguerite était sergent, et sur le point de passer
officier. Pendant sa maladie, Marguerite n'avait point voulu qu'il
restât à l'hôpital, mais elle n'avait pas voulu non plus le mettre dans
sa loge. Elle n'avait pas honte pour elle-même de son état, exercé si
honnêtement, mais pour son fils, c'était différent. Son fils allait
porter l'épaulette; sa place n'était pas dans la loge. Marguerite avait
loué une chambre, ou plutôt madame de Mersanz, qui était la bonté même,
avait feint de lui affermer une chambre. Le jeune sergent était là,
soigné et choyé par tous les domestiques de l'hôtel.

Marguerite avait ouvert son coeur à la comtesse, qui savait son
histoire et ne croyait point déroger en se faisant la confidente de sa
concierge. Marguerite lui avait dit:

--Mon fils n'avancerait pas sous les drapeaux, si on savait l'état de sa
mère.

Elle avait suivi l'armée; elle connaissait ces choses mieux que nous.

Et son ambition était si ardente--pour son fils.

Marguerite Vital se serait mise au feu pour madame la comtesse de
Mersanz.

Le sergent était rétabli et parti.

--Tous les jours, plutôt dix fois qu'une, depuis que la comtesse était
malade, Marguerite montait. Le plus souvent, la comtesse la faisait
entrer dans sa chambre.

Elle lui parlait de sa mort prochaine.

Évidemment, quelque accident qui était un mystère pour tout le monde
avait frappé l'imagination de la jeune femme.

Comme Marguerite s'étonnait de la voir toujours seule, gardée par des
domestiques, elle qui avait à Paris tant d'amis et de parents, la
comtesse lui dit un jour de sa voix brève et toute changée:

--Vous vous trompez: je n'ai ni amis ni parents à qui je puisse me
confier.

Puis elle ajouta tout bas et avec un frisson:

--Ma mère me l'a dit...

Or, la comtesse avait perdu sa mère dès sa petite enfance.

Marguerite eût l'idée qu'elle était folle.

--Votre mère... répéta-t-elle;--vous avez donc eu des visions, ma chère
madame?

La comtesse se leva toute droite sur son lit.

--Qui vous a dit cela? demanda-t-elle avec force;--ce n'est pas moi qui
vous ai dit cela!

Elle retomba sur son oreiller et ne voulut plus parler.

Le lendemain, elle dit à Marguerite, qui lui trouvait l'air un peu moins
défait:

--Je veux aller au bois aujourd'hui.

Marguerite lui tâta le pouls.

--Vous avez la fièvre, dit-elle.

--Je sais bien, répliqua la comtesse, mais je veux aller au bois tout de
même... Il le faut... on me l'a ordonné.

--Qui vous l'a ordonné? demanda Marguerite.

La comtesse la regarda d'un air défiant et effrayé.

--Sonnez, dit-elle; c'est une voiture de louage que je veux.

Marguerite sonna.

Le comte était absent, suivant son habitude.

On n'osa point désobéir à la pauvre malade.

L'air était doux; il faisait beau soleil. Marguerite enveloppa elle-même
la comtesse dans une douillette et l'aida à descendre le perron. La
comtesse était si faible, qu'elle eut peine à monter en voiture. Quand
elle fut enfin assise, elle fit signe à Marguerite d'approcher son
oreille.

--Venez, prononça-t-elle tout bas,--montez près de moi... ma mère ne m'a
jamais dit de me défier de vous.

Marguerite obéit. La comtesse lui fit fermer tous les stores du coupé.

--Il ne nous verra pas!... murmura-t-elle.

Puis elle se tut après avoir ajouté:

--Qu'on nous mène au rond-point de la Muette.

Elle tint les yeux baissés pendant toute la route, comme si la lumière
l'eût blessée.

Marguerite se sentait venir des larmes, à la voir si changée et si pâle.

Quand la voiture s'arrêta, la comtesse souleva l'étoffe du store.

--C'est ici, dit-elle en reconnaissant le saut de loup de la Muette;--si
j'avais pris une de nos voitures, cela n'aurait rien valu... Nous allons
voir si ma mère a dit vrai.

Marguerite ouvrait la bouche pour répondre. La comtesse lui imposa
silence d'un geste et resta immobile, les yeux fixés sur la grille qui
ferme l'avenue du Ranelagh.

Elle ne parla qu'une fois, ce fut pour dire:

--Ma mère n'a pu mentir... mais ce sont peut-être des rêves.--Oh!
Seigneur mon Dieu! s'interrompit-elle avec une ferveur passionnée,--faites
que j'aie rêvé tout cela!

Au moment où elle achevait, sa bouche resta béante et sa respiration
siffla dans sa poitrine tout à coup oppressée.

--Là-bas! là-bas! fit-elle;--ma mère a dit vrai!...

Sa main, crispée convulsivement, montrait un objet qu'elle-même ne
voyait plus, car il y avait un voile sur ses yeux. Marguerite, qui avait
soulevé la portière à son tour, et dont le regard suivait tous les
mouvements de la comtesse, aperçut une calèche découverte qui venait
d'entrer au bois par la grille du Ranelagh.

Elle poussa un grand cri et retomba comme paralysée au fond de la
voiture.

Dans la calèche découverte, elle avait reconnu le comte Achille de
Mersanz et madame la marquise de Sainte-Croix.

Elle eut cette angoisse du médecin honnête homme qui découvre chez un
malade le premier symptôme de l'empoisonnement.

Elle devina vaguement que cette pauvre jeune femme se mourait
assassinée.

Que s'était-il passé? Pourquoi la comtesse parlait-elle si souvent de sa
mère?--Marguerite, ne l'oublions pas, savait l'histoire du premier
mariage de madame de Sainte-Croix.

Elle regarda encore par la portière. La calèche s'éloignait au grand
trot de ses deux beaux chevaux.

Elle prit dans ses bras la comtesse qui était raide et glacée. Elle la
réchauffa de son mieux, et le cocher eut ordre de retourner à l'hôtel.

A l'heure du dîner, le comte ne revint pas.

Vers six heures, la comtesse demanda son confesseur. Il sortit de la
chambre à sept heures. Elle était plus calme.

On lui amena sa petite Césarine qui joua un quart d'heure auprès de son
lit.

Le comte Achille n'était pas encore rentré à huit heures.

Marguerite entendit soupirer, puis sangloter dans le cabinet de toilette
voisin. Elle y courut. Thérèse, la femme de chambre, était à genoux sur
le tapis. Elle se frappait la poitrine en pleurant.

Marguerite l'interrogea. Thérèse répondit:

--Est-ce vrai qu'elle va mourir?

Puis elle ajouta en se tordant les bras:

--Si elle meurt, je mourrai!

La comtesse appelait.

Neuf heures sonnaient aux horloges des ministères.

La comtesse dit:

Fermez les portes de ma chambre, Marguerite; j'ai à vous parler.

Quand les portes furent fermées:

--J'ai embrassé ma petite Césarine pour la dernière fois, reprit la
comtesse.

Marguerite voulut se récrier.

--Je sens que je m'en vais, poursuivit la jeune femme;--je serai morte
quand M. le comte rentrera...

Ne me parlez pas, dit-elle encore;--quand j'entends parler, ma pensée
s'échappe... Il n'épousera jamais cette femme... mais elle lui fera
encore bien du mal... Essuyez mon front: la sueur s'y glace.

Marguerite, navrée, passa un mouchoir sur le front de la jeune comtesse,
où se mêlaient les boucles naguère si brillantes de son admirable
chevelure.

Elle n'avait plus de regard, et vous eussiez dit une morte sans le
mouvement de ses lèvres blêmes.

--Merci, reprit-elle;--j'ai des choses à dire et je ne peux pas... l'air
ne passe pas bien dans ma gorge... essayez de me donner à boire.

A l'aide d'une petite cuiller, Marguerite parvint à lui faire avaler
quelques gorgées d'eau.

--Merci, fit-elle;--vous vous souviendrez toujours de moi, ma pauvre
Marguerite... on n'oublie pas ceux qu'on a vus mourir... Prenez ma bague
de mariage et conservez-la pour l'amour de moi: c'est ce que j'avais de
plus cher au monde. Vous rappelez-vous?... je ne sais plus combien il y
a de temps de cela... je commençai tout à coup à maigrir et à pâlir...
C'est que j'avais appris qu'il aimait une autre femme... Ma mère me
l'avait dit la nuit... et j'étais bien éveillée... ce n'était pas un
rêve.

--Et vous l'avez vue, madame? interrompit Marguerite, en qui une idée
confuse essayait de naître; vous avez vu votre mère?

--Non, répondit la comtesse;--jamais elle ne s'est montrée à moi... Elle
me parlait...

--Vous reconnaissiez sa voix?...

--Je n'avais que six ans quand je l'ai perdue.

--Comment pouviez vous savoir?...

--Elle me l'a dit... elle m'a dit: «Je suis ta mère...» Une fois, la
nuit, mon mari vint pendant qu'elle parlait... mais elle se tut... elle
ne voulait être entendue que de moi... J'ai su par elle le nom de cette
marquise, les heures où Achille va la voir... j'ai su tout... tout!

Marguerite avait peine à maîtriser son agitation.

Elle sonna.

Ce fut un domestique qui vint à son appel.

--Madame veut parler à Thérèse, dit-elle.

--Pourquoi?... demanda la mourante quand le domestique fut parti.

--Ayez de la force, au nom du ciel, madame! s'écria Marguerite en
joignant les mains;--votre mari vous aime... vous serez heureux.

La malade sourit tristement et secoua la tête.

A ce moment, le domestique revint.

--On ne trouve Thérèse nulle part, dit-il.

--Ma mère ne m'a jamais caché que j'en mourrais, reprit la comtesse;--je
savais jour par jour le progrès de cette passion qui me tue... Ah! ma
pauvre Marguerite, que j'ai eu une terrible agonie!

Je ne sais pas pourquoi un doute, s'interrompit-elle, me vint. Je crois
que c'était avant-hier... je dis à Thérèse pendant que nous étions à ma
toilette:--Je veux prendre le dessus; je me fais des idées... je veux
retourner dans le monde... je veux vivre... je veux lutter.

--A Thérèse!... pensa tout haut Marguerite;--c'est à Thérèse que vous
parlâtes ainsi!

--La pauvre fille ne pouvait guère savoir ce que cela signifiait,
n'est-ce pas? reprit la malade dont la voix s'affaiblissait;--elle fut
tout étonnée.

--Et sortit-elle ce jour là?

--Oui... longtemps.

--Et qu'arriva-t-il la nuit suivante?

--Les morts entendent tout ce qui se dit sur la terre. Ma mère vint la
nuit suivante. Mes doutes l'avaient courroucée. Elle me dit:--Rends-toi
demain à trois heures au rond-point de la Muette: tu verras si j'ai
menti...

--Horrible! horrible comédie! s'écria Marguerite, qui comprenait tout
désormais.

--J'y suis allée, murmura la comtesse.--Vous savez ce que j'ai vu.

Elle eut un spasme. Le docteur, qui avait pris le temps de bien dîner,
arriva. Il lui donna je ne sais quoi de bien bon. Elle mourut vers dix
heures après avoir passé son anneau de mariage au doigt de Marguerite.

Le comte rentra sur les onze heures.

Il y avait dans la cour un grand puits ouvert.

On trouva le lendemain le corps de la femme de chambre Thérèse au fond
de l'eau. Cela donna des soupçons.

L'autopsie de la comtesse eut lieu.

Il n'y avait nulle trace de poison.

Comment accuser? quelles preuves fournir? Marguerite Vital acquit la
certitude que durant ces dernières semaines, Thérèse avait été plusieurs
fois chez madame la marquise de Sainte-Croix.

Mais Thérèse était morte.

Et quand on se sert de ce poison subtil: la pensée, qui opère sur le
coeur et ne laisse point de trace, que peut la justice humaine?

Marguerite se tut, même vis-à-vis du comte, parce que le comte partit
pour son château de Saintonge sans revoir la marquise de Sainte-Croix.

Ce coup l'avait frappé en plein coeur. Sa femme était l'amour de sa
jeunesse. Il fut du temps avant d'avoir le courage d'embrasser Césarine.

On la mit en pension, le lendemain de la mort de sa mère, chez les
demoiselles Géran.

Garnier n'avait été mêlé à tout ceci que très-indirectement. Il avait
voulu profiter du moment où le fer était chaud et (pour employer son
style) découper une aile à M. le comte pendant que le caprice de ce
dernier était à son comble. Il y avait même eu commencement d'exécution,
car, un soir que Garnier et Achille étaient seuls, il fut parlé
d'affaires. Le château de Sainte-Croix allait être vendu, au dire de
Garnier, faute d'une misérable somme de cent mille écus.

Le comte proposa aussitôt ses services.

Mais la marquise arrêta le zèle de son Garnier, qu'elle accusa de
chasser la petite bête. Ce n'était pas trois cent mille francs qu'il lui
fallait.

Quand elle apprit le départ précipité du comte, elle ne s'étonna point.
Elle dit:

--Lâchons la ligne... nous le tenons.

Des mois se passèrent. Elle disait toujours:

--Il reviendra.

Il revint au bout de deux ans, et madame la marquise en faillit étouffer
de rage.

Il revint marié à une femme de dix-huit ans, qui était plus belle que
la première comtesse de Mersanz et que le comte Achille entourait d'une
véritable adoration.

--Vous voyez bien, dit à ce sujet le sage Garnier de Clérambault,--que
nous aurions bien fait de prendre toujours les cent mille écus.

La marquise dit:

--Tout n'est pas fini... Je déclare la guerre à celle-là: une guerre à
mort.

--Le diable, pensait Clérambault ce soir-là en allant se
coucher,--c'est que nous attaquons notre huitième lustre... Nous avons
juste le double de l'âge de notre rivale, ou dix-huit ans contre
trente-six!... Je maintiens que nous aurions bien fait de prendre les
cent mille écus.




XII

--Madame la marquise de Sainte-Croix.--


Six années avaient passé depuis le retour du comte Achille à Paris;
c'était huit ans depuis la mort si étrange et si malheureuse de sa
première femme.

Nous revenons à ce beau jour du mois de mai 1836, qui éclaira le début
de ce récit dans l'avenue de Saxe, entre la pension Géran et la porte de
ce chantier du _Vrai Garde national_, où travaillait Jean Lagard.

Quand j'étais lecteur avant d'être écrivain (et que c'est un bien
meilleur métier!), j'aimais ces histoires où l'esprit, libre en son
caprice, peut se porter en arrière aussi bien qu'en avant, trouvant
partout les personnages du drame, ici tout jeunes, là vieillis déjà,
toujours vivants.

Il me semblait que ces histoires étaient vraies.

Frédéric Soulié, le grand conteur qui n'est plus, me disait: «Les choses
se passent-elles autrement dans le monde? Ne vit-on pas longtemps avec
son voisin sans connaître le secret de son existence? L'ordre logique
existe seulement dans les drames inventés à plaisir.»

J'écris une histoire vraie. Je la laisse aller comme les événements la
firent. Je ne sais si je reviendrai encore sur mes pas, mais où serait
le mal?

Il est huit heures du soir, et nous sommes au château de la Savate, chez
Jean-François Vaterlot, dit Barbedor.

Cette femme que nous avons laissée toute seule, devant une bouteille
d'eau-de-vie, dans la chambre donnant sur l'escalier de service, cette
femme était bien la marquise de Sainte-Croix, la petite voyageuse du
coche de Bordeaux, la lectrice de la première marquise de Sainte-Croix,
morte on ne sait comment, l'amie du fournisseur Rodelet, dont le décès
violent s'entoura de mystère, la rivale de la première comtesse de
Mersanz, pauvre faible créature qui fut empoisonnée par un rêve; c'était
bien Flavie, la fière, l'implacable, la belle Flavie.

Mais il vous eût fallu, en vérité, le deviner, car elle était bien
misérablement changée.

Six années de réussites et de victoires pèsent lourdement sur un front
de conquérant. Est-ce un poids double ou triple qui charge, durant le
même espace de temps, le front désolé du vaincu?

Ces six années avaient été, pour madame la marquise, une période de
revers et de décadence.

Elle vieillissait vite et beaucoup. Son crédit tombait.

Elle avait décidément dit adieu au monde, pour que le monde, prenant les
devants, n'eût pas l'idée de lui donner congé.

Seulement, elle s'était retirée avec les honneurs de la guerre, et le
peu de relations conservées par elle étaient éminemment respectables.

Elle pouvait encore se relever par un coup d'éclat.--Elle était ici à sa
besogne.

Quand le garçon qui l'avait introduite eut apporté la bouteille
d'eau-de-vie et le verre qu'on avait l'habitude de lui servir sans
qu'elle le demandât, la marquise lui montra du doigt la porte.

Il sortit. Elle releva son voile.

C'était un visage osseux, pâli et ravagé. A quinze ans, elle était
laide. Elle atteignait maintenant sa quarante-deuxième année. La laideur
n'était pas revenue, mais il y avait quelque chose d'effrayant dans ces
restes ruines de beauté. Elle avait négligé sa toilette, sachant
d'avance l'emploi de sa soirée. Ses cheveux mal en ordre laissaient voir
quelques poils blancs vers les tempes; les rides de son front se
creusaient vivement. La maigreur avait rendu plus apparente la saillie
un peu exagérée de son nez très-mince et aquilin; des plis profonds et
amers arrêtaient les coins de sa bouche. Il n'y avait de vraiment beau
que ses yeux aux rayons fauves et chauds qui semblaient brûler sous la
ligne trop touffue de ses sourcils.

Ces yeux, grands, hardiment fendus, et qui concentraient en eux toute la
vie de cette physionomie morne, éteignaient souvent leur flamme.--Alors,
il y avait sur ce visage une expression indicible de cynisme et
d'abrutissement.

En revanche, sa taille avait gardé toute sa noble richesse, et sa robe
noire amplement drapée lui donnait, quand elle se redressait, un port de
reine.

Elle avait des pieds de fée et d'admirables mains.

Elle consulta sa montre et se versa la valeur de quatre petits verres
d'eau-de-vie, qu'elle but d'un trait, comme vous avaleriez une gorgée
d'eau.

Un peu de sang remonta à ses joues; sa prunelle eut un éclair. Elle
repoussa la bouteille et le verre.

Ce n'était pas tout à fait un vice; c'était le résultat d'un ensemble de
vices. Épuisée et presque anéantie, cette femme buvait l'eau-de-vie en
guise de potion. Cela la réchauffait pour quelques minutes. En dehors de
la vie transitoire et factice qu'elle trouvait au fond du verre, elle
n'éprouvait à boire ni dégoût ni plaisir. Elle ne cherchait pas
l'ivresse, mais l'ivresse l'avait parfois surprise.

--Est-ce que le Garnier me ferait attendre! se dit-elle;--coeur de
maraud!... s'il me voit à terre, il lèvera le pied pour m'écraser.

Cette parole était bien injuste. Nous savons que Garnier était en bas,
près de Barbedor, et qu'il travaillait pour elle.

--Quand donc aurai-je fini de combattre? poursuivit-elle;--les
négociants achètent des châteaux, les procureurs vendent leur étude,
toutes les rapines mènent au repos honorable et bouffi... il n'y a pas
jusqu'aux soldats eux-mêmes, ces brebis enragées, qui n'aient une
retraite sur leurs vieux jours... Moi, je tombe, je tombe, je tombe...
et pourtant j'ai gagné assez d'argent pour enrichir et mettre en château
dix négociants obèses, vingt procureurs crochus... pour retraiter toute
une armée... J'étais habile; j'avais la veine... Est-ce qu'il y a une
Providence... et prend-elle la peine de se moquer de moi?

Son regard fit le tour de la chambre. Elle croisa les mains sur ses
genoux.

--Ignoble! ignoble! murmura-t-elle;--il faut la jeunesse que je n'ai
plus pour affronter gaiement ces aventures... L'endroit est bon... il y
a deux cents pas d'ici à la rue de Varennes... mais cela soulève le
coeur.

Elle eut un sourire et répéta:

--Le coeur!

Son accent vous eût mis du froid dans les veines.

--Ma foi, oui, l'endroit est bon, reprit-elle;--on y peut jouer encore
plus d'une partie.

Elle avança la main machinalement pour prendre la bouteille, mais son
bras retomba avec fatigue.

--Je voudrais aimer cela, dit-elle;--j'ai entendu parler de femmes qui
s'enferment pour s'enivrer toutes seules... ce doit être une vie de
prestige et de fièvre... Si j'aimais cela, je m'y noierais... je
deviendrais folle... Et qu'est-ce que la folie, sinon le repos?

Sa paupière alourdie se baissa. Elle pensait:

--C'est sans doute ce qui fait la supériorité des hommes. La nausée
leur vient moins vite. Les femmes naissent avec le tort de leur
faiblesse.

Puis, comme en un rêve:

--Soixante-quinze centimes de hausse sur la nouvelle de la défaite des
christinos en Navarre... C'est fait pour moi... Deux fois... deux fois
dans la même soirée, trouver brelan carré contre brelan d'as!...

On frappa à la porte. Elle ne s'éveilla point en sursaut. Elle était de
celles qui ont de la peine à secouer l'engourdissement du corps et de
l'esprit. Elle ouvrit seulement les yeux à moitié.

--Eh bien, fit M. Garnier de Clérambault en entrant,--quelles nouvelles?

En attendant la réponse, il referma soigneusement les deux portes
derrière lui.

--Cela n'arriverait pas, dit la marquise au lieu de répondre,--si l'on
pouvait jouer soi-même;--mais l'entrée de la bourse est interdite aux
femmes, mais une femme ne peut pas mettre le pied à Frascati sans se
perdre... et il n'y a que les petites folles ou les vieilles abandonnées
pour oser prendre les cartes dans un salon à une table un peu
sérieuse... J'ai ma tribune chez la Sauvel... mais on se mange le sang
dans ces loges grillées... et mon joueur ne traduit pas toujours comme
il faut les sons du timbre.

Ceci demande une courte explication.

Au temps où la ferme des jeux avait ses maisons ouvertes, et la clôture
n'en eut lieu que deux ans après, en 1838, il y avait comme aujourd'hui
des tripots particuliers. Bien que la police fût très-sévère pour
sauvegarder les bénéfices de l'État, associé au monopole, on comptait à
Paris deux ou trois établissements très-connus et montés sur une
magnifique échelle. Madame veuve Sauvel de Bellefonds avait le sien rue
Béthisy, dans un ancien hôtel où Gondez, cardinal de Retz, avait,
dit-on, rassemblé bien souvent les mécontents à l'époque de la Fronde.
C'était un vrai palais. Outre la roulette, le trente et quarante, etc.,
il y avait d'immenses salons où se jouaient toutes sortes de jeux. On
était là merveilleusement à l'aise pour se ruiner. Les gens qui ne
voulaient pas être connus avaient l'entrée particulière donnant sur la
rue Tirechasse et les tribunes. Dans chaque salle, en effet, il y avait
un rang de loges grillées; chaque loge avait un timbre. Les personnes
discrètes qui voulaient tenter la fortune sans être vues avaient leur
_joueur_ assis à la table commune. La tribune dirigeait les évolutions
de ce joueur à l'aide du timbre et de certains signaux télégraphiques.

Le lecteur doit comprendre maintenant de quoi se plaignait madame la
marquise de Sainte-Croix.--Ces pauvres femmes sont, en vérité, bien
malheureuses!

--Nous avons encore perdu! dit Clérambault avec mauvaise humeur.

--Pas à la loterie, repartit la marquise,--j'ai eu un terne: trente-huit
mille six cents francs et une fraction... J'avais placé environ dix-huit
mille francs dans les divers bureaux; ça fait une mise doublée... nous
n'avons plus que trois tirages avant la suppression... Au moment où je
commençais à gagner...

--Et chez la Sauvel?

--Vous ai-je dit pour mes deux brelans d'as... deux fois mon tout: un de
six mille et l'autre de quinze mille!... Au dernier tour, décavée de
treize cent louis avec trente et un et as, moi première... j'avais la
carre... A la roulette, le manque m'a passé neuf fois sur le corps:
j'avais commencé au cinquième coup; cela fait quatorze coups... au
quinzième, j'ai passé, le trente-six est venu!

--Et la bourse?

--Une hausse absurde!

--Vous étiez à la baisse?

--Je crois bien!... Cabrera est entré à Pampelune... Vous aurez à payer
demain un mandat de soixante-douze mille francs.

--Et où diable voulez-vous que je les prenne? s'écria Clérambault, dont
les oreilles étaient rouges comme du sang.

--Où vous voudrez, répondit tranquillement la marquise.

Clérambault fit deux ou trois tours de chambre à grands pas.

--Voyons, Flavie, dit-il en s'arrêtant devant elle,--madame... vous
savez bien que je suis à bout de ressources... Vous-même vous n'avez
plus aucune valeur commerçable... Nous sommes sur le point de faire un
coup de fortune: ne pouvez-vous demeurer en repos pendant quelques
jours.

--Je gagnerai demain, répliqua Flavie;--j'en suis sûre.

Et, comme Garnier haussa les épaules, elle ajouta:

--Vous devenez insolent!

Autre injustice. L'habit bleu, que nous avons vu toujours et partout si
impertinent, était auprès de madame la marquise d'une aménité parfaite.

Au lieu de se cabrer, il fit un souriant salut.

--Vous avez de l'humeur ce soir, madame, dit-il;--c'est sans doute parce
que vous sentez aussi bien que moi l'impossibilité où je suis
d'acquitter ce mandat.

--Ce mandat sera payé de manière ou d'autre, repartit la
marquise;--vous vous saignerez aux quatre membres... n'en parlons plus.

Elle se renversa sur son siége et ferma les yeux avec lassitude.

--Demeurer en repos! répéta-t-elle,--cela veut dire ne plus jouer,
n'est-ce pas? Ils sont comme cela! Ceux mêmes qui se prétendent les plus
dévoués et les plus soumis! Ils disent à une femme: «Dépouillez votre
vie comme un vêtement!... Car il est certaines passions qui sont
l'existence même... «Jetez de côté l'aimant qui vous attire,
éloignez-vous de l'objet qui vous fait battre le coeur si vous êtes
jeune, le pouls si le coeur fatigué ne bat plus... Pourquoi? Parce que
vous êtes femme et qu'il est toujours quelqu'un qui pense vous tenir en
tutelle...» Je suis trop vieille pour être votre pupille, monsieur
Garnier, et je n'ai jamais été, que je sache, votre maîtresse
entretenue... Si nous faisions notre compte, nous verrions bien lequel a
coûté de l'argent à l'autre.

--Madame..., voulut interrompre Garnier.

--Vous n'étiez qu'un sous-officier quand vous m'avez rencontrée dans la
diligence de Bordeaux, reprit Flavie, qui s'animait;--combien, depuis ce
temps-là, où vous vous seriez damné pour trois ou quatre écus de six
livres, combien de mille livres vous ont passé par les mains?

--Passé, répéta Clérambault,--sous le nez!... Si j'avais gardé mes parts
de prises, je serais un gros bonnet, c'est vrai; mais vous avez toujours
fini par manger ma part avec la vôtre... Nous travaillons pour la
Sauvel, pour l'administration de la loterie et la respectable compagnie
des agents de change... C'est bête, voilà mon opinion... Mais ne vous
fâchez pas, ma souveraine; vous êtes plus forte que moi, je le sais
bien... Le jour où vous cesserez de jeter votre gain dans un puits sans
fond, vous serez riche comme le roi... et vous m'indemniserez... Demain,
je payerai votre mandat... avec vos diamants, que j'engagerai.

Ils se mirent tous deux à rire. Garnier prit un cigare dans sa boîte.

--La fumée de tabac vous incommode-t-elle? dit-il;--c'est comme ça que
je commençai la conversation, il y a tantôt vingt-six ans, dans le coche
de Bordeaux.

Flavie cessa de rire.

--Qu'ai-je fait pendant ces longues années? murmura-t-elle;--j'ai
souffert.

--Il y a bien eu un peu de bon temps, soyons juste!

--Je ne m'en souviens pas.

--Comment!... la joie d'être marquise?...

--Cela dura quinze jours.

--Le premier héritage?...

--Huit jours.

--Et les beaux millions de Rodelet?...

Flavie passa la main sur son front.

--Est-ce que vous n'avez jamais eu envie de vous tuer, vous?
demanda-t-elle.

--Pour ça, non, répondit Garnier.

--Moi, prononça lentement la marquise,--cette idée-là me vient
souvent... Si je savais ce qu'il y a au delà de la mort...

--Ah çà! s'écria l'habit bleu, qui eût forfait à toutes les promesses de
sa physionomie et de sa tournure s'il n'eût été un voltairien
fini,--nous croyons donc tout de même en Dieu un petit peu?

La marquise répliqua:

--Il y a des nuits où je crois à l'enfer.

Elle se versa un grand verre d'eau-de-vie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle parlait maintenant d'un ton bref et précis. Son oeil avait de
sombres lueurs. La fièvre sourde mettait deux taches rouges aux
pommettes saillantes de ses joues.

--J'ai aimé le comte Achille, dit-elle;--voilà longtemps que je ne
l'aime plus... mais je haïrai toujours cette Béatrice... Maxence est une
admirable enfant qui comprend tout... Maxence est ambitieuse comme moi,
plus hardie que moi... J'étais dix fois moins belle que Maxence... Si
Maxence était ma vraie fille, je baiserais la terre pour obtenir de Dieu
mon pardon et je deviendrais une sainte.--Ne souriez pas! tout à
l'heure, je vais dire des choses qui seront à votre portée... Je n'aime
pas Maxence, parce que je n'aime personne: je donnerais le reste de ma
vie pour l'aimer... Il n'y a qu'une joie ici-bas, je le sais bien, c'est
la folie des mères... Rien qu'à penser que j'aurais pu être mère, je
sens un coeur dans le vide de ma poitrine... Ne prenez pas non plus
cet air sérieux: c'est une illusion; je n'ai pas de coeur... Maxence
nous secondera... Seulement, j'ai peur qu'elle ne l'aime.

--Bah! fit Garnier;--elle a seize ans.

--C'est une noble créature!... Mais vous avez beau regarder ce livre. Il
est écrit tout entier en une langue qui vous est inconnue... Le comte
est amoureux fou de Maxence... fou, vous entendez bien... Le comte m'a
dit, à moi...--Mais que ne disent pas ces malades d'amour!
s'interrompit-elle.

--Les amours de M. le comte ne durent pas très-longtemps, objecta
Clérambault.

--Jugez! s'écria Flavie, qui n'écoutait pas; jugez s'il aime avec
aveuglement... avec extravagance!... Il est venu à moi... à moi!... me
demander mon aide!... Et il n'a pas même eu l'idée que je pourrais me
venger!

--Il n'a pas parlé de mariage?

--Il a pleuré comme une femme...

--Il n'a pas parlé de mariage? répéta Garnier.

--Il s'est roulé à mes pieds...

--Nous allons savoir dans une heure s'il est ou non marié, dit Garnier.

Il raconta la mission qu'il avait donnée à Léon.

--Cette femme souffrira plus si on la chasse que si on la tue...,
murmura Flavie.

--Est-ce adroit, ce que j'ai fait? demanda Clérambault.

Flavie réfléchissait.

--Il faut que ce jeune homme nous serve encore à autre chose, dit-elle.

--Quand vous saurez son nom, répliqua Garnier à voix basse,--vous aurez
peut-être de la répugnance à trop vous servir de lui.

--Comment donc s'appelle-t-il?

--Léon Rodelet.

Flavie eut un imperceptible tressaillement. Garnier l'examinait.
L'émotion, si elle en eut, ne dura pas le temps que nous mettons à
écrire cette ligne.

--C'est vrai, murmura-t-elle;--et c'est étonnant comme tous ces
souvenirs sont en moi présents et précis... Cette pauvre Rodelet
s'appelait Ernestine... je reconnaîtrais le grand nigaud de commis que
nous lançâmes en Amérique... Le temps passe; il y a de cela vingt-trois
ans: l'enfant d'Ernestine doit être un homme... on peut l'employer.

--Vous n'y répugneriez pas?... commença l'habit bleu.

--Non, répondit Flavie.

--J'avoue, moi, dit Garnier,--que, si je n'avais pas eu vis-à-vis de
moi-même une sorte de prétexte... car, en définitive, je l'ai empêché de
se brûler la cervelle... j'avoue que je n'y allais pas de bon coeur.

La marquise répliqua froidement:

--Il y a des races de dupes.

--Et que voulez-vous faire de Léon Rodelet? demanda Garnier.

--Cette petite Césarine, répondit Flavie,--est l'épine la plus gênante
que nous ayons au pied... Je veux que le comte Achille l'éloigne et la
déshérite.

--Par exemple! s'écria Garnier, ne comptez pas là-dessus!

--Pourquoi, s'il vous plaît?

--Parce que le comte adore sa fille...

--Le comte est comme tous les hommes à femmes, il est aux trois quarts
femme... Le comte est un honnête seigneur, très-élégant, très-spirituel,
très-probe même quand il ne s'agit que d'argent... Mais avez-vous
rencontré parfois de ces mères de trente-six ans qui sont belles encore
et qui ont de grandes filles? Il y a un moment où ces mères, si bonnes
que vous le puissiez supposer, détestent leurs filles: cela est
positif... Eh bien, le comte Achille, amoureux d'une fillette de seize
ans, est vieilli par sa fille, qui atteint sa dix-septième année... Sa
fille lui déplaît auprès de Maxence; la vue de sa fille lui crie: «Tu
pourrais être amplement et largement le père de ta maîtresse...» Un
monsieur comme le comte Achille se tuerait s'il se voyait ridicule dans
son miroir... le cuisinier Vatel n'est pas le plus grotesque des
suicideurs... Et croyez-moi, je ne fais point ici de vaines théories, je
parle d'affaire; je dis ce qui est... Si l'on donne un prétexte au comte
Achille,--qui adore sa fille,--pour envoyer sa fille aux antipodes, le
comte Achille se jettera sur le prétexte comme un enfant gourmand sur
une pomme... Conclusion: Léon Rodelet enlèvera bel et bien mademoiselle
Césarine de Mersanz.

Voilà pourquoi M. Garnier de Clérambault était l'esclave de cette
femme. Elle avait de ces aperçus rapides et profonds qui gagnent les
batailles. Elle coûtait cher, mais elle rapportait gros. Il fallait son
malfaisant génie pour faire aboutir ces spéculations impossibles.

Ici, par exemple, le problème se posait ainsi: étant donné un homme
jeune, marié à une jeune femme et père d'une fille en pleine santé,
recueillir à courte échéance l'héritage de cet homme.

Nous disons marié, bien qu'il y eût des doutes à cet égard.

Le fait du mariage n'inquiétait pas autrement la marquise. C'était M.
Garnier de Clérambault qui n'était pas à la hauteur et qui prêtait à ce
détail une importance démesurée.

Il va sans dire que, dans l'énoncé du problème nous avons sous-entendu
cette condition nécessaire: la razzia devait avoir lieu doucement, sans
trop de bruit ni de scandale, avec toutes garanties de sécurité pour les
membres de l'expédition.

L'emploi du fer, du feu, du poison et de toutes autres naïvetés
scélérates était expressément prohibé comme dangereux.

Garnier ne fit qu'une objection.

--Maxence aime Césarine de tout son coeur, dit-il.

--Maxence aime le comte Achille, répondit Flavie.--Maintenant, aux
détails!... Le père de Béatrice est arrivé?

--Depuis longtemps.

--A-t-il commencé son rôle?

--En perfection... mais il fera mieux encore... Barbedor ira le voir
demain.

--Demain, moi aussi, je travaillerai, reprit la marquise;--il faut que
l'affaire marche!

--Mais, dit Garnier,--j'y songe... Si Maxence aime le comte comme vous
le dites...

--On ne déteste bien que les gens qu'on a aimés, repartit Flavie;--quand
nous en serons là, fiez-vous à moi!

Elle consulta sa montre.

--Dix heures, reprit-elle;--allez me chercher votre Léon Rodelet.

Garnier se leva.

--Voulez-vous que je vous envoie Barbedor? demanda-t-il.

--Non... à quoi bon?

En ce moment, un joyeux éclat de rire monta du rez-de-chaussée par la
fenêtre entr'ouverte.

Clérambault, qui était déjà tout près de la porte, se retourna vivement.

--A propos, s'écria-t-il en se frappant le front,--vous ai-je dit quels
gens nous avons en bas?... On conspire contre nous... Ceux que vous
entendez ne sont pas nos amis.

--Avons-nous des amis? dit Flavie avec son rire amer;--qui donc est en
bas?

--Jean Lagard, le lieutenant Vital et maman Carabosse.

--Ah!... fit la marquise d'un air d'indifférence.

Puis elle ajouta tranquillement:

--Allez en paix... nous ne mourrons qu'une fois.

Quand l'habit bleu fut parti, elle se leva et gagna la croisée, qu'elle
ouvrit toute grande. La nuit commençait à être noire. Elle se pencha en
dehors pour entendre ce qui se disait dans la chambre du
rez-de-chaussée.

Mais il ne lui venait que des sons confus, entremêlés de rires.

--Quand même j'entendrais?... murmura-t-elle;--ai-je besoin d'entendre
pour savoir?

Elle resta un instant accoudée contre l'appui de la croisée.

C'était une belle soirée du mois de mai. Le ciel était sans lune, mais
les astres pendaient plus brillants au firmament limpide. L'air était
calme; une faible brise du nord apportait les murmures de la grande
ville, qui ressemblent si bien aux voix lointaines de la mer. L'ombre,
qui allait s'épaississant, donnait au paysage je ne sais quels aspects
pittoresques et mystérieux. La nuit est une enchanteresse; elle sait
draper son voile sur la platitude de nos réalités, et chaque objet que
touche sa baguette magique revêt en se transformant les capricieuses
beautés du rêve.

Nous l'avons dit: autour du château de la Savate, c'était un vilain
marais au sol bas, uniforme et pourri, tout émaillé de cloches de verre,
tout noirci par le fumier, où l'arrosoir, promené sans cesse, faisait
pousser des choux aqueux et des artichauts lymphatiques.

En thèse générale, il n'y a rien de hideux comme un marais de Paris.

Mais la nuit peut changer un carré de choux en noble pelouse, la nuit
jette son manteau sur un champ d'artichauts et même sur ces sillons
alignés selon l'art où pousse la visqueuse laitue. Tout cela se fait
plaine. Pour peu qu'il y ait çà et là quelques plants d'humbles cassis,
vous avez des buissons;--la couche où fermente le melon prend un aspect
de colline;--j'ai vu des pruniers rabougris grandir et se camper comme
d'orgueilleux sycomores.

Nous n'exagérons point. Il n'est pas nécessaire d'aller dans le désert
ni même aux terribles grèves du mont Saint-Michel pour connaître le
phénomène du mirage. Toute nuit en plein air produit le mirage. On
dirait que l'élément prosaïque se met au lit chaque soir en même temps
que le soleil, dieu des vers alexandrins. Aussitôt que ce blond Phébus
est couché, dès qu'il a rabattu son bonnet de coton sur ses oreilles
frileuses, la poésie des rêveurs sort de son nid et plane dans
l'atmosphère rafraîchie. Les fleurs épandent violemment leurs parfums,
le rossignol chante et le firmament allume la splendeur infinie de ses
girandoles.

Eh bien, oui, c'était une vaste plaine qui entourait Flavie.--Çà et là
des fantômes blancs paraissaient dans le noir.--Au loin, les maisons de
Grenelle tranchaient sur le clair-obscur du ciel, affectant de bizarres
architectures.

Il n'y avait pas jusqu'aux tilleuls malades, plantés au revers de la rue
de l'École, qui ne prissent une grandiose apparence.

Flavie n'essayait plus de saisir les quelques paroles qui venaient d'en
bas jusqu'à elle. Sa tête se penchait sur sa main. Elle rêvait.

--Si j'avais eu une mère!... murmura-t-elle.

Était-ce là l'expression indirecte d'un remords?

Elle resta longtemps sans parler, puis elle dit:

--Si j'avais une fille!...

Sa voix était douce et avait des caresses.--C'était bien l'expression
d'un désir et d'un regret.

Elle frissonna bientôt au souffle de cette brise fraîche qui venait du
dehors. Elle se retira vivement et ferma la fenêtre.

La lumière de la lampe éclaira le sarcasme de son sourire.

--Je n'ai pas eu de mère et je n'ai pas de fille, prononça-t-elle d'un
coeur dégagé;--tant mieux!

Elle revint s'asseoir auprès de la table. Elle avait froid. Elle se
versa une troisième rasade.--Elle dit en reposant son verre, vidé d'un
trait:

--Si Maxence était ma fille, je me tuerais, parce que je serais sans
armes contre les autres et contre ma conscience... mais je n'ai pas
d'enfant... je suis libre, grâce au hasard... Maxence est une machine de
guerre... Par elle, nous entrerons dans la place... Et je mourrai dans
mon lit, avant d'avoir vu la fin des millions du comte Achille...




XIII

--Repas de corps.--


M. Garnier de Clérambault s'était trompé en plaçant maman Carabosse au
nombre des convives du rez-de-chaussée. La petite bonne femme manquait à
l'appel. Il n'y avait là que le beau lieutenant Vital, Jean Lagard et le
père Barbedor, qui s'était grisé tout doucement à force de couper sa
bière par des gouttes d'eau-de-vie, en lisant le fameux article du
_Journal des Débats_ sur la barrière des Paillassons.

Le bruit et les rires venaient de l'office, où marmitons et garçons
festoyaient, grâce aux largesses du neveu Lagard, qui faisait ainsi
danser les finances de l'habit bleu.

Ce jour-là, vers midi, Vital avait reçu une lettre ainsi conçue:

  «Les officiers du 3e léger sont convoqués à un repas de corps qui aura
  lieu à Grenelle, château de la Savate, ruelle Saint-Fiacre, derrière la
  barrière des Paillassons.--Six heures et demie.»

Vital ne connaissait rien de tout cela. Un repas de corps ne fait pas
événement. Il avait vaqué à ses occupations ordinaires, et, à l'heure
dite, il s'était dirigé vers l'établissement indiqué.

Nous avons vu son étonnement à l'aspect du lieu choisi par ses
collègues.

Jean Lagard vint au-devant de lui dans le vestibule.

--Bonjour, lieutenant, dit-il,--c'est moi qui suis les officiers du 3e
léger, pour le moment.

Et comme Vital ne comprenait pas, Lagard ajouta:

--C'est une petite surprise qu'on a voulu vous faire, mon lieutenant,
histoire de rire et de badiner.

--Et qui me fait ainsi des surprises? demanda Vital, qui n'était pas
véhémentement attiré par l'extérieur du bon Jean.

--C'est moi, répondit Lagard en touchant son chapeau,--qu'ai l'avantage
d'être votre cousin par droit de naissance... et qu'avais envie depuis
pas mal de temps d'en casser un avec vous.

--Vous vous nommez?

--Jean Lagard, neveu et filleul de ma marraine, qui est votre bonne et
respectable mère.

Le lieutenant devint très-pâle.--Jean Lagard fronça le sourcil.

--Vous n'avez pas honte de ma marraine, pas vrai? demanda-t-il en
baissant la voix.

Le sang remonta vivement aux joues du lieutenant, qui eut un franc
sourire et tendit la main à Lagard. Celui-ci la serra de bon coeur
entre les siennes.

--C'est que, voyez vous, cousin, dit-il,--je me méfie des beaux, et vous
êtes fièrement beau, sans vous faire de compliments... n'y en a pas
beaucoup dans l'armée qui soient tapés comme vous... Ah! mais non!... La
première fois que ma marraine vous montra à moi dans les rangs, je dis:
«Excusez, maman, vous avez fameusement réussi ce garçon là!...» Qu'elle
me répondit: «Un peu, mon neveu,» car elle n'a pas la réplique dans son
pays,--comme moi mes papiers, chaque fois que je suis pour me marier...

Il se mit à rire.

--Cousin, dit le lieutenant,--je ne sais pas où sont vos papiers; mais
on ne peut pas vous accuser d'avoir la langue dans votre poche.

--Vous me trouvez bavasse?... c'est rapport au contentement de la
rencontre... Prenez-vous l'absinthe?

--Avec plaisir!

Lagard démolit une table d'un coup de poing. Les garçons accoururent
tous à la fois, escortés de Barbedor.

--Vous, l'oncle, dit Lagard,--allez un petit peu voir à Montparnasse si
j'y suis... vous mangez de la chèvre et du chou, ça ne me va pas... Les
autres, amenez de la vieille-vieille qu'est à la cave, sous le cognac,
là-bas, juste en face de la porte... à moins que vous n'ayez tout bu,
papa?

Barbedor lui faisait des signes et l'appelait en lui montrant de loin le
_Journal des Débats_. Lagard tourna le dos.

--N'y a pas longtemps que je sais les affaires de ma marraine, dit-il
tout bas au lieutenant;--et encore, les affaires... je n'en sais qu'un
tout petit bout... Elle a tourné plus d'un mois autour du pot avant de
me dire: «Ce beau garçon-là est mon petit...» Écoutez donc, lui fallait
bien quelqu'un, à c'te femme, pour parler de vous!

--Ce n'est pas moi qui m'éloigne d'elle..., commença Vital.

--Je sais... je sais! interrompit Jean Lagard;--si j'ai pris cette
couleur pour vous faire arriver ici, c'est histoire de plaisanter entre
cousins, pas vrai?... La maman dit comme ça que vous avez le coeur
plus beau encore que le visage...

--Pauvre digne et sainte femme! murmura Vital avec émotion.

--Vous l'aimez bien?

--Est-ce qu'on peut jamais l'aimer assez?

--Touchez là! s'écria Jean Lagard; ça me fait plus de plaisir d'entendre
ça que si l'on me nommait à une place du gouvernement où il y aurait
bonne paye et pas beaucoup d'ouvrage.

Il tressaillit. Une main venait de se poser sur son épaule par derrière.
Barbedor était auprès de lui, tenant le _Journal des Débats_ ouvert.

--Lis ça, neveu! dit-il en mettant le doigt sur son cher article;--lis
ça et dis-moi ton avis.

Lagard parcourut les premières lignes.

--Qu'est-ce que c'est que c'te charge-là? fit-il.

--Une charge!... une chose imprimée!... On va l'ouvrir: c'est comme qui
dirait officiel!

Lagard avait lu. Il réfléchissait.

--Qué scélérate de diablerie veulent-ils lui faire faire? grommela-t-il
à part lui.

--On va l'ouvrir, reprit Barbedor de cet air mystérieusement ému qui est
un des premiers symptômes de l'ivresse;--ce n'est pas des gens du commun
qui m'auraient obtenu ça au ministère... On plantera une allée d'acacias
depuis la barrière des Paillassons jusque chez moi.

Jamais amant ne mit plus de douceur à prononcer le joli nom de sa
maîtresse. Certes, ces mots: barrière des Paillassons, n'ont rien en eux
de particulièrement poétique. Eh bien, dans la bouche de Jean-François
Vaterlot, ils prenaient une euphonie comparable aux plus sonores
hémistiches de Lamartine.

--Et vous avez avalé le poisson, papa? dit Jean Lagard.

Barbedor ferma ses deux poings.

--Tu m'hérisses à la fin! s'écria-t-il;--poisson toi même!... Si tu es
du parti des deux coquines, c'est bon!

L'idée lui venait que son neveu Jean Lagard était peut-être soudoyé par
la barrière de Sèvres et par la barrière des Écoles.

Il replia son _Journal des Débats_ et le remit dans sa poche.

--Si c'est comme ça, grommela-t-il,--tu peux leur dire, aux deux
coquines, qu'on ne les craint pas, entends-tu bien?... Et, quand l'allée
d'acacias sera plantée, tu viendras me demander à travailler dans ma
salle... trois francs les premières, deux francs les secondes, vingt
sous les pourtours et dix francs pour entrée dans la loge des
artistes... C'est chez moi que se feront toutes les réputations... Il y
aura ici plus de gants jaunes qu'au grand Opéra... Est-ce que tu crois
que je me passerai d'orchestre? J'aurai l'orchestre de Souflard: trente
instruments à vent pour vingt-cinq francs... ça me ruinera-t-il?... Et
le dimanche soir, on dansera: un bal comme il faut, tous bonnes et
militaires... dix sous d'entrée pour les cavaliers, en consommation, les
dames _à l'oeil_; vingt centimes contredanses, valses et polkas... Et
je ne veux plus de ce nom de château de la Savate... j'en ai honte!...
Je vais faire peindre un grand tableau des dieux de la Fable, pas cher,
avec un cadre... Mon enseigne sera: _Aux travaux d'Hercule et à la
ceinture de Vénus_... les travaux d'Hercule pour la force et l'adresse,
jeux olympiques et autres; la ceinture de Vénus pour la chose de la
danse et des intrigues entre les deux sexes...

Il fit un pied de nez à son neveu et courut chercher une choppe, car sa
gorge le brûlait. Il avait la fièvre du bonheur.

--Dans quel diable de taudis m'avez-vous amené ici, cousin? demanda le
lieutenant Vital.

--Ce n'est pas moi qui peux répondre à cela, cousin, répliqua l'ancien
fort-et-adroit,--et je trouve que maman Marguerite commence à se faire
diantrement attendre!

--Ohé! Casseur! cria-t-il en se tournant vers la maison; servez toujours
le potage pour deux, sans vous commander... Vous en tiendrez une bonne
assiette chaude.

Et, quand ils furent attablés:

--N'empêche, reprit Lagard,--que je ne suis pas fâché de me trouver un
petit instant seul avec vous... Voilà, je ne vous ressemble guère,
cousin, comme quoi vous avez gagné tous vos grades par la bonne conduite
et la tenue... Le potage n'est pas piqué, pas vrai? quoique ça soit ici
un taudis, comme vous dites, chez mon vénérable oncle... Et ça nous
donne un fameux exemple de la fragilité humaine, de voir un homme qu'est
pas né méchant natif, et qui tourne au sauvage par rapport à une fixité
qu'il a d'humilier censé les barrières de droite et de gauche... C'est
comme ça une mélomanie qu'on dit, je crois, quand la jugeotte n'y est
plus... J'ai ouï parler d'un juif riche à milliasses, qui voulait
prendre la lune parce qu'il avait dans la tête que c'était un louis
composé de tout l'or du monde... et ça y prête un tantinet quand la lune
est dans son plein... Mon oncle se fiche de la lune, mais il veut faire
un trou dans le mur d'enceinte pour qu'y ait une barrière des
Paillassons... Je disais donc que vous étiez, comme ça, le vrai modèle
des bons sujets, par la sagesse en tout... Prenez-vous un coup de blanc
par-dessus la soupe?

Vital tendit son verre. Jean Lagard continua:

--Moi, différemment, j'ai pris des habitudes avec les forts-et-adroits,
dont j'étais un des plus universels... Par quoi, ma marraine ne me dit
pas tout, s'en faut!... Mangez-moi ça pendant que ça fume, cousin...
J'ai roulé, voyez-vous, de-ci de-là, sans amasser de mousse... La
marraine m'a empêché de faire pas mal de bêtises, mais j'en ai fait pas
mal aussi, malgré elle... Voilà donc la chose: c'est un coeur d'or, et
n'y a pas sa pareille au monde. Je l'aime, la, ce qui s'appelle à fond.
Je me battrais pour elle avec n'importe quoi!... En plus, à cause d'elle
qui vous adore, je vous aime aussi, cousin, et je vous le dis à la bonne
franquette... Portez-vous bien!

Il choqua son verre contre celui de Vital et le replaça bruyamment sur
la table.

--En sorte que, reprit-il sans transition, pendant que ses yeux hardis
et rieurs se fixaient sur le jeune lieutenant,--nous faisons comme ça la
cour à une comtesse?

Vital tressaillit violemment et fut sur le point de laisser tomber son
verre.

--On dit ça, reprit Jean Lagard, qui le considérait toujours;--moi, je
n'en sais pas plus long, vous sentez bien.

--Qui est-ce qui dit cela? demanda le lieutenant.

--Les uns... les autres..., répondit Lagard... Tenez,
s'interrompit-il,--ce gros bonhomme que vous venez de voir vous
connaît... Il y a ici un autre personnage dont nous parlerons tout à
l'heure plus amplement. Le vieux Barbedor savait par moi que vous alliez
venir... Il savait par d'autres que par moi ce que votre mère voudrait
cacher à tous... Quand il a prononcé votre nom devant le personnage en
question, j'ai entendu celui-ci qui s'écriait: «Ah! ah! l'amant de la
comtesse de Mersanz!»

--Mais c'est une abominable calomnie! s'écria Vital.

--Ta ta ta! fit Lagard;--quant à ce qui est de moi, je n'en ai pas eu la
chair de poule... Un joli garçon et une jolie femme, c'est fait pour
s'entendre de toute éternité... Vous ne mangez plus, cousin?

--Non, répondit Vital;--je veux savoir le nom de l'homme qui a dit
cela.

--Garnier de Clérambault, mon cousin... Et, si vous voulez que je lui
casse quelque chose de votre part, ça va!

--Garnier de Clérambault! répéta le lieutenant, qui interrogeait
vainement ses souvenirs.

Pendant qu'il réfléchissait, Lagard poursuivit:

--Avez-vous entendu parler jamais de madame la marquise de Sainte-Croix?

--Je la connais, repartit vivement Vital,--et je me souviens d'avoir vu
chez elle ce Garnier de Clérambault.

--Vous allez donc chez cette marquise de Sainte-Croix?

--C'est elle qui m'a présenté à madame la comtesse de Mersanz.

A son tour, Lagard se prit à réfléchir. Il y alla de bon coeur et prit
sa bonne grosse tête à deux mains pour n'avoir point de distraction.

--Au diable! s'écria-t-il au bout de quelques secondes,--tout ça n'est
pas mon affaire. Je n'y vois goutte, là dedans; ça regarde ma
marraine... Si elle voulait me dire tout ce qu'elle complote, quoi! je
finirais peut-être par comprendre... mais un mot par-ci, un mot par-là,
ça ne me suffit pas... Tel que vous me voyez, je lui donnerais mes deux
bras et ma tête, à vot' maman, mon cousin... Eh bien, je dis qu'elle
devrait avoir plus de confiance en moi!...

Vital gardait le silence. Un nom, prononcé par Jean Lagard, le fit
tressaillir pour la seconde fois.

Jean Lagard avait dit, suivant le cours de sa vagabonde méditation:

--Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'elle va voir tous les jours
cette Maxence et la petite demoiselle Césarine.

Vital fixa les yeux sur lui avec une sorte d'effroi. On eût dit que cet
homme, sciemment ou sans dessein, scrutait un à un tous les replis de
son âme.

Ce roman n'a point de héros, parce que notre beau Vital n'était pas un
héros de roman. Nous vous le donnons tel qu'il était, n'ayant ni les
vices prestigieux ni les vertus tragiques des jeunes premiers rôles de
nos drames. Il portait l'épaulette de lieutenant à vingt-huit ans, ce
qui exclut toute idée de splendeur. Il respectait les femmes, et ses
camarades se moquaient de lui, disant qu'il était rangé comme une
demoiselle.

Je crois qu'il avait eu deux ou trois duels en sa vie, mais c'était bien
à son corps défendant. Il avait gagné son épaulette en Afrique, où il
s'était battu comme un diable.

Il avait deux amours dans le coeur: l'un qui avait commencé avec sa
vie, l'amour de sa mère; l'autre qui était tout jeune, sa passion timide
et sans espoir pour mademoiselle Césarine de Mersanz.

Une troisième affection était en lui, douce, tendre, mêlée d'admiration
et de respect: c'était la comtesse Béatrice qui lui avait inspiré ce
dernier sentiment.

Peut-être parce qu'elle était la seconde mère de Césarine.

Il était loyal, mais timide à l'excès. Dieu ne l'avait point fait ainsi.
Sa timidité venait des circonstances. Sa mère, exagérant jusqu'à la
manie un sentiment raisonnable à son point de départ, sa mère lui avait
inculqué cette défiance de lui-même et cette crainte du monde.

Sa mère lui avait défendu de la reconnaître en public.

Depuis qu'il avait l'épaulette d'officier, sa mère lui cachait sa
demeure.

Elle avait honte, comment exprimer cette bizarrerie? elle avait honte
d'être sa mère, pour lui qui était son orgueil et son coeur. Trop
humble à force d'être glorieuse, elle s'éloignait de lui, qu'elle eût
voulu voir sans cesse; elle faisait abstinence de ce grand amour
maternel qui était sa vie, elle jeûnait de tendresse et de caresses.

Elle se souvenait. Son mari l'avait abandonnée autrefois, parce qu'il
était devenu officier et qu'elle restait vivandière. Depuis lors, elle
avait sans cesse descendu, selon sa propre appréciation. Elle avait été
concierge, ce qui est bien au-dessous de cantinière; elle était
maintenant marchande de plaisirs et connue comme le loup blanc dans le
quartier des Invalides.

Elle se disait: si l'on savait que Vital est le fils de maman Carabosse,
sa carrière serait perdue; ses chefs l'abandonneraient, il fléchirait
sous la raillerie de ses camarades.

Y avait-il quelque chose de fondé dans ces appréhensions? Personne ne
peut dire non d'une manière absolue. Pour quiconque connaît les moeurs
militaires, le doute est de rigueur. En garnison, le même fait, produit
dans les mêmes circonstances, peut amener des résultats directement
opposés. Il y a le coeur qui est bon; il y a l'esprit qui est parfois
un peu étroit.--Il y a un troisième élément dont nous demandons bien
pardon de prononcer le nom: LA BLAGUE.

Tout dépend de _la blague_.

La blague est un souverain absolu, un autocrate qui ne connaît ni frein
ni contrôle. Elle a droit de vie et de mort.

La blague est une puissance toute française. Nos alliés nous la
reprochent et nous l'envient. Nos ennemis en ont peur.

Comme toutes les grandes choses, elle a beaucoup de bon et beaucoup de
mauvais.

Elle soutient le soldat; elle est partie intégrante de sa gaieté,
peut-être de son courage; elle pique l'émulation, elle exalte le point
d'honneur.

Elle a de l'esprit; mais, nous le répétons, son esprit n'est ni
très-haut ni très-large. La blague a besoin d'applaudissements pour
vivre: c'est une chose d'art. Comme les applaudissements se comptent, la
blague est l'esclave du nombre. Elle a son niveau, qui est juste à
hauteur de grenadier. Elle berne aussi volontiers ce qui est au-dessus
de cette taille que ce qui est au-dessous.

Rectifions: plus volontiers.

Jusqu'à l'heure où quelque coup de tonnerre consacre cette supériorité
dont on s'est tant moqué.

La blague admet le succès, quitte à mordiller un peu le talon du
triomphateur.

Quand le triomphe est complet, universel, brillant comme le soleil, la
blague se couche à ses pieds et jappe comme un petit chien.

Elle prend alors les ridicules du héros sous sa protection; elle le
rend populaire par le bout qu'elle déchirait la veille. S'il a des
verrues, elle place ces verrues parmi les constellations du ciel,--ou
bien encore, elle force la postérité à voir toujours sur les épaules
d'un demi-dieu je ne sais quelle redingote grise.

Grattez un peu la blague, vous trouverez dessous Chauvin. Or, Chauvin
est un ours muni du pavé bienveillant et fatal qui écraserait la gloire
si la gloire n'avait la vie dure.

La mère de Vital connaissait tout cela. Elle avait peut-être vu la
blague mettre son pied lourd sur de l'herbe de grand capitaine. Elle
avait peur.

Et comme elle était ardente et, en toutes choses, extrême; comme Vital
était son espoir et son trésor, elle ne voulait voir que le danger, afin
de l'en mieux garder. Dès que Vital était en jeu, elle se défiait de ses
chers tourlourous qu'elle aimait tant et qu'elle suivait, au pas, en
promenade.

Voulez-vous que nous précisions les faits? Elle voyait Vital, l'épée à
la main, sur le pré, parce qu'un camarade en méchante humeur l'avait
appelé: le fils à maman Carabosse.--Elle voyait le chef du personnel au
ministère de la guerre rester, la plume suspendue au-dessus de
l'ordonnance qui nommait Vital capitaine, parce que le fils d'une
marchande de plaisirs...

Mettons qu'elle eût grand tort. Elle était comme cela.

Vital avait dit l'exacte vérité: ce n'était pas lui qui fuyait sa mère;
au contraire, Vital faisait ce qu'il pouvait pour vaincre les étranges
scrupules de la petite bonne femme, c'était en vain. Son humilité ne
l'empêchait point d'être obstinée. Quand elle avait dit: «Je veux,» il
n'y avait pas à répliquer.

C'étaient de vraies parties fines, quand ils se voyaient. On se donnait
rendez-vous en cachette. La petite bonne femme avait des joies d'enfant;
elle faisait des surprises. Jugez! l'attrait du fruit défendu, ajouté à
cet immense bonheur de la mère dans les bras de son fils!

Il y avait cependant une chose qui troublait cette joie et qui mettait
un peu d'amertume dans ce plaisir. Marguerite Vital avait un reproche à
se faire. Le lecteur se souvient de cette mission donnée par Roger à
Garnier, lequel s'était présenté dans le pauvre logis de la Perlette et
lui avait signifié que son mari voulait un des deux enfants. Depuis
lors, Marguerite avait vécu dans la crainte continuelle de se voir
séparée de son fils. C'est pour cela qu'elle avait abandonné son petit
baril de vivandière. Si elle fût restée au régiment, son mari l'eût trop
aisément retrouvée. L'état de concierge n'est ni brillant ni bruyant;
Marguerite se crut bien cachée au fond d'une loge, et, par le fait, son
mari ne l'inquiéta jamais.

Là n'était pas le mal.--Dans sa frayeur d'être séparée de son fils,
Marguerite s'était creusé la cervelle. Elle ne pouvait ôter au petit
Vital sa position d'enfant de troupe qui lui donnait des droits. Elle
s'ingénia; l'adresse ne lui manquait pas. Elle commença par intervertir
l'ordre des nom et prénom du petit Vital. Au lieu de Vital Roger, elle
fit inscrire Roger (Vital) sur le registre du dépôt; puis, peu à peu, la
parenthèse disparut; l'enfant se nomma Roger Vital,--puis Vital tout
court.

De sorte que, par le fait, Marguerite avait enlevé à son fils le nom de
son père.

Bien plus, le voulant toujours à elle et tout à elle, dans sa jalousie
de mère, elle avait éludé ses curiosités d'enfant et ses questions de
jeune homme. Vital croyait son père mort.

Quant à Roger, l'ancien tambour de la septième, s'il eût voulu chercher,
ne fût-ce qu'un peu, la ruse naïve de la pauvre Perlette aurait été bien
vite déjouée; mais Roger ne chercha pas, ou, s'il fit quelques
démarches, ce fut trop tard et lorsque déjà Vital avait complétement
changé de nom.

--Deux jolis brins de filles, cette Maxence et cette Césarine, reprit
Lagard sans prendre garde au trouble de Vital;--mais vous ne vous êtes
jamais soucié d'elles probablement, cousin, puisque vous vous occupez
d'une autre... Moi, j'ai travaillé dans le chantier qui fait face à la
pension... et j'ai vu des choses...

Il s'arrêta.

--Qu'avez-vous vu? demanda Vital.

--Parlons peu et parlons bien! fit Jean, qui eut par hasard fantaisie de
discrétion;--m'est avis que ces choses-là ne nous regardent ni l'un ni
l'autre... N'empêche qu'on peut causer, n'est-ce pas?... Eh bien, je
vous dis, moi, qu'il y a tout un polisson de mystère là-dessous?

--Mais, enfin, quel mystère?

--Quel mystère? répéta Lagard.

Il réfléchit un instant et reprit, suivant le vagabond caprice de sa
pensée:

--La maman vous le dira, si elle veut, cousin... Moi, je donnerais dix
francs de bon coeur pour la voir ici.

Le lieutenant regarda à sa montre.

--Neuf heures! murmura-t-il.

La physionomie de Jean Lagard exprima un commencement d'inquiétude.

--Le Garnier est là-haut... La Vipère aussi... S'il arrive malheur à
maman Marguerite, tonnerre du ciel, il y aura des pots cassés!...

--Au nom du ciel! s'écria Vital,--expliquez-vous!... Que parlez-vous de
malheur à propos de ma mère?

--Est-ce qu'on peut vous dire? répliqua Jean, qui frappa la table de son
gros poing fermé;--est-ce qu'on sait quelque chose en dehors de ce que
maman Marguerite veut donner de son secret?

--Ce Garnier est son ennemi?

--Elle ne veut pas qu'on y touche!

--Et qui donc appelez-vous la Vipère?

--La marquise de Sainte-Croix.

Vital le regarda stupéfait.

--Cette femme si bonne et si pieuse!... murmura-t-il;--vous êtes fou,
mon garçon!

--Si vous en êtes encore là, vous, s'écria Jean Lagard en se
levant,--j'en aurais trop long à vous conter... Nous n'avons pas le
temps... je veux savoir ce qui est arrivé à ma marraine.

--Ohé! mon oncle! appela-t-il.

Barbedor n'eut garde d'entendre. Il était à l'office, où le chef, les
marmitons et les garçons festoyaient. Lagard avait payé un banquet à
trois francs par tête. Barbedor leur lisait l'article du _Journal des
Débats_ et prédisait des jours de gloire à la ruelle Saint-Fiacre,
aussitôt que les acacias seraient plantés. Le chef n'avait pas acquis
son beau surnom de Casseur sans être un loustic assez agréable. Il
donnait la réplique au bonhomme. Marmitons et garçons s'amusaient comme
des bienheureux.

--Voilà! dit Lagard au lieutenant,--ça m'aurait fait plaisir de voir la
petite bonne femme embrasser son grand fils. J'attendais toujours
d'avoir de l'argent pour me payer cette fantaisie... La noce n'a pas
réussi: bonsoir!... Ohé! mon oncle! avance ici qu'on te paye!

Comme l'oncle Barbedor ne se pressait point, Lagard remit son chapeau
sur l'oreille et se dirigea vers la maison. Le lieutenant l'arrêta par
le bras.

--Restez, dit-il.

Lagard imprima une brusque secousse à son bras pour le dégager; mais la
main du beau lieutenant était inflexible comme un étau. Lagard s'arrêta,
saisi d'admiration pour un poignet pareil.

--Restez, répéta Vital;--vous m'en avez dit trop et vous ne m'en avez
pas dit assez.

--Plus que ça de tenailles! grommela Jean, qui n'essayait plus de se
dégager,--est-ce que vous en êtes, cousin?

Vital ne comprit pas. Jean Lagard poursuivit:

--Quand vous tenez un homme comme ça par le bras, sauriez-vous bien
l'empêcher de vous casser une patte.

--Oui, répliqua Vital.

--En quoi faisant?

--En lui cassant le bras.

--Voyons voir! s'écria Lagard, qui ne put résister au désir de faire un
petit assaut.

Il adressa en même temps une ruade de premier choix au _tibia_ gauche de
Vital, qui changea de pied sur place.--Lagard poussa un cri de douleur
et tomba sur ses deux genoux.

--Grâce! cria-t-il, moitié riant, moitié en colère.

Vital le lâcha. Lagard frotta son poignet meurtri et presque luxé.

--Cousin, dit-il avec admiration,--vous lèveriez le deux cents à bras
tendus!... Si vous voulez, je vous ferai recevoir _fort-et-adroit_...

--Je ne veux qu'une chose, répondit Vital, savoir quel danger menace ma
mère et pourquoi vous traitez avec si peu de respect madame la marquise
de Sainte-Croix.

--D'abord, ça fait deux choses, dit Lagard; quant à la Vipère, du
respect? Excusez... Je vous répète, cousin, que je donnerais cinquante
francs pour que ma marraine...

Il n'acheva pas. Le lieutenant vit sa physionomie changer deux fois coup
sur coup: la première fois pour réprimer une joie soudaine, la seconde
fois, une vive et profonde anxiété.

Les yeux de Lagard étaient fixés sur la porte d'entrée. Vital se
retourna. La petite bonne femme était là, debout, dans son costume des
grands jours, appuyée contre le chambranle de la porte, mais si défaite
et si pâle, qu'elle semblait près de s'affaisser sur elle-même.

--Qu'avez-vous, ma mère? s'écria-t-il.

--Nom de nom! gronda Lagard,--paraît que ça ne va pas comme elle veut!

La petite bonne femme passa le revers de sa main sur son front, qui
dégouttait de sueur.

--Écoutez! fit-elle au moment où son fils s'élançait vers elle.

Son geste était si impérieux, que Vital s'arrêta.--Lagard, penché de
côté, prêtait l'oreille.

On entendit un bruit lointain de voiture.

--J'ai été plus vite que le fiacre... murmura la petite bonne femme;--ce
sont eux.

--Eux, qui? demanda Lagard.

--La marquise est seule en haut et les attend, dit la bonne femme au
lieu de répondre.

--Seule avec le Clérambault, repartit Jean Lagard.

--Je viens de voir Clérambault rue de Babylone, prononça la vieille
Marguerite lentement et avec fatigue.

Puis, elle dit encore:

--Écoutez!

Un bruit de porte qui se ferme eut lieu à l'étage supérieur.

Elle s'appuya sur l'épaule de Vital et pensa tout haut:

--Les voilà réunis tous les trois!

--La marquise, dit Lagard,--le Garnier... et puis qui?

--Léon Rodelet, répliqua maman Marguerite.

--Léon Rodelet! s'écria Vital;--je le connais, celui-là!... c'est un
ami!

La petite bonne femme fixa sur lui ses yeux perçants et profonds.

--Léon Rodelet vient de tuer ta soeur, dit-elle.

Jean Lagard ferma ses deux poings.--Vital chancela comme s'il eût reçu
un coup en pleine poitrine.

--Ma soeur! répéta-t-il;--j'ai donc une soeur!...

Sa tête se courba; il ajouta les larmes aux yeux:

--J'avais une soeur... je ne la verrai que morte!

Il prenait au pied de la lettre les paroles de la petite bonne femme.
Nulle expression ne saurait dire le chemin prodigieux que fait la pensée
en ces moments suprêmes. Il faudrait des volumes pour analyser le monde
d'idées que peut enfanter un cerveau humain dans l'espace de quelques
secondes.

Vital ne savait rien de sa famille, et les soins mêmes que sa mère
mettait à l'isoler d'elle exagéraient l'opinion qu'il pouvait avoir de
l'humilité de sa naissance. Il aimait et respectait sa mère: chaque fois
que sa raison avait fait effort pour deviner le vrai de sa situation de
famille, son coeur avait prononcé une sorte de _veto_ dont la source
était dans sa piété filiale. En cherchant, il craignait de trouver
quelque chose qui fût contre sa mère.

Puis sa tendresse se révoltait contre cette crainte. N'était-ce pas là
une insulte tacite et un manque de confiance?

Vital se débattait depuis son enfance au milieu de ces contradictions
insolubles. Il n'interrogeait jamais sa mère. Leurs entrevues, rares et
trop courtes, n'étaient pleines que de caresses.

C'était la première fois qu'il entendait parler de sa soeur.

Que pouvait être cette soeur dont on lui disait: «Elle vient d'être
tuée par un homme?»

Je vous le dis: ce fut un monde entier de suppositions terribles et
navrantes. Cette soeur, dont on lui avait caché jusqu'alors
l'existence, ne pouvait être qu'une honte vivante pour son nom. Il était
homme, lui; son sexe l'avait aidé à sortir de ces bas-fonds où se
perdait son origine.--Mais une femme! une jeune fille!...

Une chose lui donna le frisson jusqu'aux fibres les mieux abritées du
coeur. Si bas placée que fût sa mère dans l'échelle sociale, il avait
reçu beaucoup d'elle. Souvent il s'était étonné de ses générosités
inépuisables. Elle lui disait toujours: «Ça me donne de la chance de
travailler pour toi, enfant chéri; grâce à Dieu, je gagne gros dans mon
petit métier.»

Vital se dit en ce moment, au fond de son âme bourrelée:

--Si tout cet argent venait de ma soeur!...

A la façon dont il l'entendait, ce soupçon était une torture.

Et ne l'accusez pas. L'homme entouré de mystères croit à tout.
D'ailleurs, l'esprit n'est point complice de ce travail acharné qui
s'opère en dehors de la volonté. C'est l'oeuvre de la fièvre.

S'il fallait une preuve, nous dirions que Vital, en dépit de ce
laborieux combat qui se livrait en lui malgré lui-même, sentait naître
et grandir dans son coeur une tendresse ardente pour cette soeur
inconnue.

--Oh! se disait-il,--comme je l'aurais aimée!

La petite bonne femme avait sur lui ses yeux noirs brillants comme des
escarboucles. Nous ne pouvons affirmer qu'elle eût deviné en détail et à
la lettre les méditations complexes du beau lieutenant. Nous
n'affirmerions pas le contraire non plus: c'était la dernière fée.

La première parole qu'elle prononça donnera peut-être au lecteur la
mesure de sa science physiognomonique.

--Ta soeur, dit-elle,--a nom madame la comtesse de Mersanz.

--Béatrice! s'écria Vital stupéfait.

--Tiens, tiens! fit Lagard;--petit à petit, on saura l'histoire.

--Ma mère, reprit Vital tremblant,--vous avez parlé de mort...

La petite bonne femme s'était laissée tomber sur la chaise où Lagard
s'asseyait tout à l'heure auprès de la table. Elle essuya son front
baigné de sueur.

--Oui, oui..., j'ai parlé de mort, dit-elle.

Puis elle ajouta tout bas:

--Je les aurais bien empêchés de la tuer comme ils ont tué l'autre...

Vital vint à elle et la prit par la main en disant:

--Ma mère, ma mère, répondez-moi, je vous en prie!

La petite bonne femme le regarda fixement, puis elle le repoussa d'un
geste convulsif.

--J'ai parlé de mort, répéta-t-elle;--n'est-ce pas mourir que de perdre
à la fois son bonheur et son honneur?... Va, je me souviens du jour où
je fus abandonnée et du jour où je l'abandonnai, pauvre enfant qui, la
veille encore, pendait, souriante, à mon sein... Je n'ai vécu que pour
toi... Elle n'a pas d'enfant pour qui vivre... elle est morte.

--Mais de quoi faut-il la venger? s'écria Vital;--que lui a-t-on fait?

--Ce qu'on lui a fait! repartit la petite bonne femme avec amertume.--Tu
avais six ans, tu étais déjà fort... N'était-ce pas un crime de te
garder pour la livrer à son père?... Ah! je t'aimais mieux qu'elle!...
Maintenant qu'elle est malheureuse, je vais l'aimer mieux que toi.

--Vous ferez bien, ma mère, dit le lieutenant, qui pressa contre son
coeur la main froide de Marguerite;--aimez-la!... aimons-la!...
Dites-moi seulement ce qu'il faut faire pour la sauver ou pour la
venger!

--Et parlez haut, sans vous commander, marraine, ajouta Lagard en
s'avançant;--s'il faut de l'argent, j'ai le gousset en bon état; s'il
faut des poignets, je croyais avoir le nº 1, mais votre garçon est le
coq à ce sujet... N'empêche que je garde le nº 2 et que c'est à votre
service.

       *       *       *       *       *

--Victoire! s'écria M. Garnier de Clérambault en rentrant dans la
chambre où madame la marquise de Sainte-Croix l'attendait.

--Je vous présente M. Léon Rodelet, ajouta-t-il en refermant la porte
derrière le cinquième clerc.

La marquise ne leva pas les yeux tout de suite sur Léon. Quand elle le
regarda enfin, un tic nerveux agita légèrement les ailes de son nez et
ses tempes.

--N'est-ce pas, dit tout bas Clérambault, qu'il ressemble comme deux
gouttes d'eau à la pauvre Ernestine?

La marquise répondit sèchement:

--Il y a longtemps que je l'ai oubliée.

--Pas moi, grommela Garnier;--c'était une jolie fille.

La marquise se tourna vers Léon, qui restait près de la porte.

--Approchez, monsieur Léon, dit-elle.

Quand elle voulait, elle avait des airs de reine.

Léon avait trouvé l'habit bleu fidèle au rendez-vous, rue de Babylone, à
la porte de maître Adalbert Souëf. Léon croyait apporter une mauvaise
nouvelle, car il avait eu beau compulser pièce à pièce le dossier du
comte Achille de Mersanz, le contrat de mariage était resté introuvable.
Il fut fort étonné lorsqu'il vit Clérambault se frotter les mains avec
enthousiasme en apprenant ce résultat.

--Ça ne vous fera pourtant pas gagner votre gageure, dit-il.

--Venez avec moi, mon cher enfant! s'écria l'habit bleu au lieu de
répondre, venez avec moi.

Clérambault avait une voiture dans laquelle il fit monter Léon. Ils ne
virent ni l'un ni l'autre une forme exiguë qui se détacha du noir d'une
porte cochère et qui s'élança dans la même direction qu'eux, trottinant
sur le pavé.

La petite bonne femme avait tout entendu.

Léon, cependant, n'était pas au bout de ses étonnements.

Le lieu où on le conduisait, d'abord, lui sembla de fort mauvais augure,
et certes il ne s'attendait pas à trouver là une femme qu'on appelait
madame la marquise. En chemin, M. Garnier de Clérambault lui avait bien
fourni de longues et amphigouriques explications; mais Léon, distrait et
réfléchissant à l'étrange succession d'événements qui avait rempli sa
journée, n'aurait point su dire de quel sujet l'habit bleu l'avait
entretenu.

Avant d'entrer au château de la Savate par la porte de derrière, donnant
sur les marais, Léon s'arrêta devant cette maison à l'aspect
véritablement sauvage, dont l'isolement paraissait complet, nous l'avons
dit. De ce côté, rien n'indiquait la guinguette.

--Qu'allons-nous faire là? demanda-t-il.

--Avez-vous peur? répliqua l'habit bleu en riant.

--Je n'ai pas peur, dit Léon;--au point où j'en suis, on ne craint
rien... mais je veux savoir.

--Au point où vous en êtes, on a beaucoup à perdre, mon bon, prononça
lentement Clérambault;--depuis quelques heures, vous avez regagné
diablement du terrain... Vous allez trouver ici une personne qui a votre
avenir entre les mains.

Il voulut entrer. Léon le retint.

--Une question encore, dit-il.

--Faites, mais faites vite!

--Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce que vous savez sur ma mère?

Il faisait nuit noire. Léon ne put distinguer à ce moment la physionomie
de M. Garnier. La voix de celui-ci était calme quand il répondit:

--Vous connaîtrez mes raisons, mon petit homme... Je suis franc comme
l'or... Je ne vous cacherai rien... Entrez, entrez!

Il le poussa dans l'escalier, qu'ils montèrent à tâtons.

Un des premiers soins de l'habit bleu fut de dire tout bas à la
marquise:

--Carabosse a parlé... Coupez dans le vif... attaquez l'histoire de la
mère et arrangez ça comme vous pourrez.

Elle prit la main de Léon et l'attira vers elle.

--C'est bien le visage que je m'attendais à voir, dit-elle à demi-voix
en se tournant vers Clérambault, attentif à donner la réplique, car il
flairait quelque scène d'effrontée comédie;--je l'aurais reconnu rien
qu'au souvenir de mon amie.

--Vous avez été l'amie de ma mère? s'écria Léon.

--Il demande si j'ai été l'amie d'Ernestine! déclama la marquise, qui
sembla prendre Clérambault à témoin.

Son accent était mélancolique et plein d'émotion contenue.

L'habit bleu ne put que lever les yeux au ciel d'un air attendri. Il
pensait à part lui:

--Cette femme là est le diable.

--Écoutez-moi, monsieur Léon, reprit la marquise avec bonté;--j'ignore
ce que notre pauvre Ernestine a pu vous confier de son secret. Le
malheur est défiant; attendez, pour lui annoncer que vous m'avez vue, le
moment prochain où vous pourrez la rendre à l'aisance et au bonheur...

Elle s'interrompit en caressant la main du jeune homme maternellement,
et dit à Clérambault, qui l'admirait:

--Elle avait ce regard doux et inquiet, vous souvenez-vous?

--Si je m'en souviens!... soupira l'habit bleu; ah! certes, je m'en
souviens.

--Il est impossible, mon jeune ami, poursuivit la marquise,--que vous
puissiez comprendre ce qui vous arrive aujourd'hui. Ne l'essayez pas. Il
y a bien longtemps que je suis votre vie avec toute la sollicitude d'une
mère. Ernestine était plus jeune que moi: je la regardais comme ma
soeur cadette.

--Jamais, au grand jamais, balbutia Léon,--ma mère ne m'a parlé...

--Que vous disais-je! interrompit Flavie en regardant l'habit
bleu;--j'aurais gagé que cette pauvre Ernestine ne lui eût pas dit un
mot de moi!

--Madame la marquise avait, ma foi, deviné, appuya Clérambault.

--Tout ici doit vous sembler étrange et incompréhensible, continua
Flavie, qui souriait bonnement;--le lieu même où nous nous trouvons...
et ce moyen bizarre que M. de Clérambault a cru devoir employer pour se
mettre en rapport avec vous.

Elle attira Léon tout contre elle et lui dit à l'oreille:

--C'est un vieux et fidèle serviteur qui a ses caprices. Il aurait pu
vous dire tout uniment: «Ne vous tuez pas, pauvre enfant: vous avez à
Paris une seconde mère...»

--Mais..., objecta Léon,--cette mission chez le notaire.

La marquise prit un ton sérieux.

--Cette mission était dans votre intérêt au moins autant que dans le
nôtre... Je n'ai point d'explication à vous donner en ce lieu, mon jeune
ami; mais je puis bien vous dire que nous sommes engagés dans une grande
entreprise. Nous soutenons le faible contre le fort, et, si jamais le
malheur dont votre mère fut la victime est réparé, n'aurez-vous pas
quelque joie d'y avoir contribué même indirectement?

--Madame, dit Léon, qui se laissait prendre complétement à cette
mystérieuse mise en scène,--je vous en supplie, dites-moi ce que vous
voulez faire.

La marquise de Sainte-Croix secoua la tête avec lenteur.

--Nos ennemis sont puissants, murmura-t-elle,--et vous êtes bien jeune!
Réfléchissez seulement, Léon, mon cher enfant, et jugez s'il faut des
circonstances extraordinaires pour amener une femme comme moi dans un
lieu pareil à celui-ci... Nous sommes entourés de dangers; la pureté de
notre cause nous donnera la victoire, mais la moindre imprudence peut
nous perdre... Léon, vous êtes jeune, vous avez du coeur sans doute...
vous aimez... Voulez-vous être à la fois le bon ange de votre mère et le
sauveur de Césarine de Mersanz?

--Ah! madame!... s'écria le pauvre Léon, qui joignit les mains comme
s'il eût été devant une madone.

--Vous le voulez, c'est bien. Il ne faut pour cela qu'un peu de
discrétion et de courage. Vous avez fait déjà aujourd'hui plus que vous
ne pensez... Demain, je vous recevrai seul à mon hôtel de la rue de
l'Université. Ne vous effrayez de rien. Votre histoire s'engage comme un
roman, mais elle se dénouera au grand jour, honnête et heureuse... Ne
vous étonnez de rien: ce lieu où nous sommes est un cabaret mal famé qui
se nomme le château de la Savate. Vous vous souviendrez de ce lieu toute
votre vie, comme du temple pur où vous reçûtes le premier baiser de
votre meilleure amie, et nous y célébrerons bientôt dans le mystère la
première fête de vos jeunes amours.

Ses lèvres effleurèrent le front de Léon.

--Adieu, mon fils, ajouta-t-elle.--Ne retournez pas à l'étude. Soyez
prêt à toute heure. Vous êtes à nous. Je réponds de votre fortune et de
votre bonheur.

Elle fit un geste; Clérambault se leva et dit:

--En route!

Il salua la marquise respectueusement.

--A dater d'aujourd'hui, dit Flavie tout haut,--cet enfant est riche.
Veillez à ce qu'il ne manque de rien.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.




DEUXIÈME PARTIE.

L'HOTEL DE MERSANZ.




I

--Une scène d'antichambre.--


L'esplanade des Invalides est bornée à l'est par le faubourg
Saint-Germain, à l'ouest par le Gros-Caillou. Elle sépare deux mondes.
Vers l'orient, ce sont de nobles hôtels, pas si nobles que ceux du
Marais, car le faubourg Saint-Germain sentait encore à plein nez son
parvenu du temps de Louis XIV, mais enfin des hôtels de qualité,
puisqu'ils portent pour enseignes Rohan, Larochefoucault, Chastellux,
Mortemart, etc.;--vers l'occident, ce sont des maisons bourgeoises, des
guinguettes ou des usines.

L'esplanade, qui s'étale entre ces deux cités, est une belle et triste
promenade, dont les bosquets silencieux donnent asile à quelques
valétudinaires, vivants débris de la guerre ou du travail. Les bonnes
d'enfants n'aiment pas ces parages, qui sont froids et tristes. Tout ce
qui s'assied sur ces bancs a un aspect pauvre et suranné. C'est une
infirmerie à ciel ouvert.

Parfois, cependant, on voit tout à coup une activité inaccoutumée
réveiller ce paysage morne. C'est alors comme une résurrection bizarre
au-devant de la façade dessinée par le grand roi. Un mouvement se fait
dans le parterre; d'antiques uniformes montrent au soleil leurs dorures
fanées. On voit s'agiter ce peuple de vieillards mutilés, qui vient ouïr
encore une fois la voix des géants de bronze et s'enivrer aux fumets du
salpêtre.

Le canon gronde,--la ville écoute.

Tantôt c'est un héritier qui pousse son premier cri dans la couche
souveraine.--Cent un coups pour dire à la France de saluer le berceau de
son maître.

Tantôt c'est comme un écho lointain de cet autre canon qui tonne contre
l'étranger.--Cent un coups encore, c'est une victoire!

Il gronde, le canon des Invalides, pour célébrer les fêtes nationales;
il gronde pour solenniser les illustres funérailles.

Ah! c'est une voix puissante, celle-là,--mais vaine.

Nous l'avons entendue quand tomba Charles de Bourbon, le dernier roi
gentilhomme; quand Louis-Philippe d'Orléans vint aux Tuileries, elle
tonna, cette voix, solennelle et vide comme les serments des hommes;
elle tonna encore quand Louis-Philippe, roi, prit ce chemin obscur qui
le menait à l'exil. La jeune république lui dit: «Éclate!» Elle s'enfla
pour obéir à la jeune république. «Le peuple est roi!» criait-elle. Et
du même ton, quelques années après: «Vive l'empereur!»

Ils sont là, prêts à tout, ces hurleurs de bronze. Ils sont là qui
attendent.

Ils crient la mort et la vie, impassibles qu'ils sont dans leur
esclavage turbulent.

C'est l'histoire qui n'a pas d'entrailles.

C'est la voix du destin,--et, chez nous, le destin parle si souvent!

Louis XIV n'aimait pas à voir les flèches de Saint-Denis, où était la
sépulture royale.--Louis XIV, vivant et régnant de notre temps, ne
passerait pas volontiers devant les canons des Invalides.

       *       *       *       *       *

L'hôtel de Mersanz, situé vers l'extrémité de la rue Saint-Dominique,
avait vue sur l'esplanade par ses jardins. C'était un grand bâtiment qui
ne montrait point son importance au dehors. Le mur qui formait la cour
intérieure était haut et lourd; on l'attribuait au comte Honoré de
Mersanz, qui vivait sous Louis XVI et qui avait voulu fortifier sa
demeure contre l'éventualité des attaques populaires.

Le peuple prit la Bastille, mais ce ne fut point pour se moquer de M. le
comte Honoré de Mersanz.

La famille de Mersanz était flamande d'origine et de très-ancienne
noblesse; mais, à dater du XVIIIe siècle, ses membres s'étaient
plus ou moins mêlés de spéculations et d'agiotage.--Hector Mers,
chevalier, baron de Mersanz, s'était ruiné trois fois et avait
refait trois fois son immense fortune durant le règne de Law, sous la
Régence.--D'autres de Mersanz avaient accepté à diverses reprises des
fonctions de robe et de finance.--C'était une race ambitieuse et avide,
qui, de temps à autre, donnait naissance à quelque fastueux grand
seigneur.

Le titre de comte leur vint sous Louis XV et fut accordé au baron
Achille de Mersanz, qui avait amusé le roi pendant trois jours entiers
dans son château de Saintonge.

Derrière cette haute muraille, percée d'une porte lourde et chargée
d'une corniche qui aurait pu supporter le crénelage, s'ouvrait une vaste
cour, précédée d'un perron carré en granit brun couvert de mousse. La
façade, de ce côté, présentait un aspect uniforme et sévère. Elle datait
des premières années du XVIIe siècle, et l'encadrement des
fenêtres montrait encore ces briquetages alternés qu'affectionnaient les
architectes du temps de Louis XIII. Les croisées étaient démesurément
hautes et sans ornements. Quand madame la comtesse Béatrice de Mersanz
recevait, les voisins voyaient s'illuminer les énormes châssis derrière
lesquels apparaissaient alors les plis floconneux de la mousseline des
Indes. Les salons de l'hôtel étaient de ce côté.

Sur le jardin, l'aspect changeait. La façade, primitivement dessinée
par Mansard neveu, avait subi de nombreux changements et enjolivements.
Le goût Louis XV avait passé par là. Le perron coquet se contournait,
fermé à droite et à gauche par une balustrade de pierre, ventrue et
chargée de vases pompadour.--Au pignon, et c'était ce qui donnait à
l'hôtel son caractère le plus singulier, on avait eu l'idée de bâtir,
vers ce même temps de Louis XV, un péristyle corinthien qui servait de
marquise. C'était sous ce vestibule extérieur que se trouvait la
véritable entrée. Le portail de la grande cour était condamné. On
arrivait au péristyle par une courte allée d'ormes, aboutissant à une
grille qui donnait sur l'esplanade même, derrière la maison bourgeoise
formant l'encoignure de la rue Saint-Dominique. Une masure servant de
boutique à un marchand de vin s'élevait à gauche de la grille, et
s'enclavait dans la propriété du comte. Une autre grille qui fermait le
jardin se dressait au delà de la masure.

La masure valait bien mille écus, prix fort; le comte Achille venait de
l'acheter cinquante mille francs pour la faire disparaître. Le marchand
de vin n'avait plus qu'un mois ou deux à vendre ses demi-setiers aux
Invalides.

De ce côté de l'hôtel, tout était neuf ou en réparation. La grille, d'un
beau modèle et fraîchement dorée, laissait voir un coin du jardin
admirablement entretenu. Une fois la masure partie, tout cela devait
prendre un aspect véritablement seigneurial. Le comte était un homme de
goût; la comtesse Béatrice, sa femme, avait un esprit charmant et d'une
distinction rare. Avec la fortune qu'ils avaient, ce vieil hôtel de
Mersanz ne pouvait manquer de devenir un palais entre leurs mains.

Nous savons que le comte Achille n'avait pas toujours habité cet hôtel,
puisque le drame bizarre et triste qui avait eu pour dénoûment la mort
de la première comtesse de Mersanz s'était passé au nº 81 de la rue de
l'Université. L'hôtel, vendu comme bien national en 93, était resté
jusqu'à la fin de la Restauration entre des mains étrangères. Le comte
Achille ne l'avait racheté qu'après avoir quitté le service en 1830.

C'était trois jours après les événements que nous avons racontés, et
c'est encore le matin, par le joli soleil de mai, que nous reprenons
notre histoire. Nous sommes à l'hôtel de Mersanz. Nous montons le
maître-escalier, large et haut, un de ces escaliers où il y a _tant de
terrain perdu_, pour employer le langage de nos maçons terribles; nous
admirons en passant les moulures de la cage et la belle rampe en fer
forgé qui entrelace ses M courants autour d'écussons de forme ovale,
timbrés du diadème de baron. Nous arrivons ainsi au vestibule du premier
étage, où nous trouvons à qui parler.

Baptiste, valet de chambre de monsieur, faisait _faire_ ses habits par
un jeune surnuméraire qui apprenait là le bel art du chambellan.
Antoine, simple frotteur, était à sa besogne, et mademoiselle Jenny,
camériste de madame, surveillait une lieutenante à elle qui _faisait_ la
volière.

Ce verbe _fait_ s'emploie pour toute oeuvre domestique
indistinctement. On _fait_ les bottes, les harnais, les chambres, les
lits, les cuivres, les tapis, les pantalons, les couleurs.--On _fait_
aussi les maîtres, dans une acception plus gaie et moins honnête.

M. Baptiste menait son employé comme aucun maître n'oserait traiter son
valet: c'est la règle; mademoiselle Jenny étrillait sa subalterne de
tout son coeur et la regardait travailler les mains dans ses poches.
Le trotteur, armé de son bâton fendu, donnait de temps en temps un coup
de brosse pour ne pas s'engourdir les jambes.

--Voilà le plus triste des métiers, disait M. Baptiste,--former un
domestique!... Voyons, Martin, mon garçon, puisque vous vous appelez
Martin, comme celui de la foire, donnez donc un peu de liberté à vos
mouvements; n'ayez pas l'air emprunté comme cela...--Dire qu'un pataud
semblable est de la même pâte que nous! s'interrompit-il en jetant un
regard à mademoiselle Jenny, qui lui décocha un sourire.

M. Baptiste était un très-beau fonctionnaire de trente à trente-deux
ans, l'air grave et calme, le front haut, la taille droite. Mademoiselle
Jenny pouvait avoir vingt-six ans. Sa principale prétention était
d'avoir l'air distingué. Sans cela, elle n'eût pas été trop mal.

Mademoiselle Jenny dit à Mariette, son esclave, qui _faisait_ les
oiseaux:

--Mon Dieu, ma fille, nous ne sommes pas ici dans une vacherie. On doit
mettre à tout un certain moelleux que je ne peux pas vous donner, moi,
si vous ne l'avez pas... Ce n'est pas une raison pour me regarder avec
de gros yeux hébétés... Est-ce pour votre bien ou pour le mien que je
vous parle?

Elle tourna le dos en haussant les épaules et se rapprocha de M.
Baptiste.

--En vérité, reprit-elle,--on est aussi par trop à plaindre quand on est
obligé d'avoir affaire aux domestiques!

Il y avait bien longtemps que mademoiselle Jenny, dame d'atours, et M.
Baptiste, chambellan, ne se regardaient plus comme des domestiques.

M. Baptiste ne put manquer de faire chorus, et tous deux, d'un accord
tacite, se dirigèrent vers la porte ouverte d'un petit salon situé à
droite du vestibule. Il y avait là un autre frotteur que M. Baptiste
congédia d'un geste souverain.

--Fermez la porte, ordonna mademoiselle Jenny.

Le frotteur obéissant sortit et rejoignit son collègue.--Aussitôt après
le départ de M. Baptiste et de mademoiselle Jenny, ce premier frotteur
s'était appuyé sur son bâton en homme bien décidé à ne plus rien faire.
Mariette quitta la volière, Martin laissa les habits, et tous quatre
commencèrent à goûter ces loisirs qu'un dieu faisait aux bergers de
Virgile.

Bel état! superbe état! A contempler ces marauds des deux sexes, si
gras, si heureux, si parfaitement exempts de soucis de toute sorte, on
s'étonne de voir en notre univers des gens qui ont choisi volontairement
une autre carrière que celle du _service_.

Ils sont libres comme l'air, figurez-vous bien cela. C'est vous qui êtes
leurs serviteurs, vous qui leur payez des gages. Ils se moquent de vous:
oseriez-vous leur rendre la pareille?--Eux seuls en l'univers ont droit
d'insolence impunie. Ils reçoivent sans cesse et ne donnent jamais. Le
monde leur appartient par la base;--le mépris qu'on a pour eux n'est que
pure et simple jalousie.

Oh! démence des langues issues de la tour de Babel! On a coutume de dire
par tous pays: heureux comme un roi, et le monde est plein de valets. Le
jour où la philosophie entrera dans la grammaire, on dira: heureux comme
un domestique,--et, dans les métaphores, l'antichambre enviée remplacera
ce vieux paradis terrestre que personne n'a connu.

Mademoiselle Jenny s'assit sur la causeuse de madame, M. Baptiste se
vautra dans le fauteuil de monsieur.

--Eh bien, dit M. Baptiste,--avons-nous du nouveau?

--C'est à vous qu'il faut demander cela, riposta mademoiselle Jenny.

--Eh! eh! fit le valet de chambre,--la lune de miel a duré onze ans.

--C'est honnête!

--C'est ridicule!

Disant cela, M. Baptiste croisa ses jambes l'une sur l'autre. Les
Crispins du Théâtre-Français n'auraient pu retenir un mouvement
d'admiration.

Je crois même qu'il se toucha le jabot.

--Ah! les hommes! les hommes! soupira mademoiselle Jenny.

--Ah! les femmes! les femmes! prononça du même ton le valet de comédie.

--C'est monsieur qui a commencé, posa la soubrette.

--Pardonnez-moi, c'est madame.

--Elle a encore pleuré toute la nuit.

--Parce que ce grand beau garçon de Vital n'est pas venu depuis trois
jours.

--Ah! monsieur Baptiste!... fit Jenny indignée.

--Ah! mademoiselle Jenny!...

--Vous êtes méchant! murmura-t-elle.

Baptiste changea de jambe. Il avait un mollet de mille écus par an.

Jenny ajouta:

--C'est bien malheureux pour une pauvre jeune femme quand son mari
l'abandonne, parce que le coeur parle, voyez-vous, monsieur
Baptiste...

--Oui, répliqua celui-ci;--mais un lieutenant!

--Le fait est, dit Jenny,--que ça n'a pas de bon sens.

--J'ai été dans bien des maisons, mademoiselle Jenny... monsieur est mon
cinquième comte... mais je n'ai jamais vu de comtesse... Que diable! un
militaire...

--Je comprends bien, monsieur Baptiste, je comprends bien... moi...
D'abord, les militaires... je crois que, si un général voulait me
parler...

--Vous feriez très-bien, mademoiselle Jenny, l'interrompit Baptiste.
Vous rappelez-vous ce major qui voulait se familiariser avec moi?... il
court encore!... M. le comte a commandé le 4e hussards, mais c'était
avant les immortelles...

On appelait ainsi par raillerie, dans le faubourg Saint-Germain, au
salon et à l'office, ces pauvres journées de juillet.

Mademoiselle Jenny ouvrit sans façon le flacon de la comtesse Béatrice
et versa de l'odeur dans son mouchoir.

--Après ça, dit-elle,--moi, je ne trouve pas que ça soit compromettant,
un lieutenant... En bonne justice, ça ne commence à être homme, les
troupiers, qu'au grade de colonel.

--Répétez donc ça devant le vieux Roger! s'écria Baptiste en riant.

Jenny se bouchonna le nez avec son mouchoir comme une grande soubrette
qui va se trouver mal.

--Ne me parlez pas de cette caricature! fit-elle avec un dédain
profond,--une vieille moustache grotesque!... Voilà le vrai, le grand,
le seul tort que madame la comtesse a envers son mari, c'est de n'avoir
pas pu se procurer un autre père!

M. Baptiste daigna sourire, car il était très-fort connaisseur en bons
mots, et il encourageait volontiers le talent encore novice de Jenny.

--Une perruque de brigand de la Loire, quoi! dit-il;--j'ai vu Vernet aux
Variétés dans un rôle comme cela, mais Vernet était à cent piques du
bonhomme Roger... Pour en revenir, ma chère enfant, vous me demandiez
s'il y a du nouveau... sur le grand sujet, vous savez?...

--Quel grand sujet?

Baptiste se rapprocha d'elle et glissa quelques mots à son oreille.

--Pas possible! s'écria Jenny, qui s'éventa vivement avec son
mouchoir;--j'aurais été la femme de chambre d'une comtesse entretenue...
moi!

--Ne vous évanouissez pas, conseilla Baptiste,--c'est inutile... on dit
bien des choses dans ce Paris... La place est bonne, ici!... motus,
jusqu'à ce que la révolution soit faite.

--Vous croyez donc qu'il va se passer quelque chose? demanda
mademoiselle Jenny.

--Je crois, répondit Baptiste,--que, si j'avais un beau-père comme le
capitaine Roger, je rétablirais le divorce de ma propre autorité.

--Ne plaisantez pas!... vous ne dites pas tout ce que vous savez.

Baptiste prit un air de diplomate. Les diplomates ont un air connu.

--Si on disait tout ce qu'on sait, ma chère enfant..., commença-t-il.

--Je vous en prie, Baptiste, ne me cachez rien! interrompit Jenny
caressante.

Elle disposa, ma foi, les plis de sa robe assez joliment. En somme,
après certaines comédiennes, bons singes, ce qui ressemble le plus à une
grande dame, c'est sa fille de chambre.

Baptiste la lorgna et dit:

--Charmante... charmante... on ne peut rien vous refuser... M. le comte
est amoureux.

--Ah bah!

--De fond en comble!

--Il vous l'a dit?

--Il me l'a prouvé.

--Et peut-on savoir...?

--N'est-ce donc pas assez, mademoiselle Jenny? interrompit Baptiste,
qui reprit son air grave;--que vous faut-il de plus?... Monsieur est
rentré à dix heures ce matin, et, d'après votre aveu, madame a passé la
nuit à pleurer... Moi, je trouve ça complet.

--Sans doute, dit la camériste,--sans doute... c'est quelque chose...
comme symptôme... mais je ne vois rien de positif.

Le valet de chambre la considéra un instant en dessous.

--Vous avez donc bien envie de voir quelque chose de positif,
mademoiselle Jenny? prononça-t-il à voix basse.

--Moi... pourquoi cela?...

--Madame a été dure avec vous, peut-être.

--Madame!... c'est la douceur même.

--Bien vrai?

--Madame ne m'a pas réprimandée une seule fois depuis que je suis auprès
d'elle... Après ça, vous savez, quand on est irréprochable...

Le Frontin salua.

Il y eut un silence, ensuite duquel M. Baptiste reprit, les yeux
toujours fixés sur ceux de la camériste:

--Ne connaîtriez-vous pas une dame bien charitable et bien respectable
qu'on nomme la marquise de Sainte-Croix.

La comtesse Béatrice de Mersanz avait du rouge dans un tiroir de sa
toilette et n'en mettait jamais. Mademoiselle Jenny n'avait pas de
rouge, mais elle mettait celui de la comtesse Béatrice. Cela n'empêcha
point M. Baptiste, qui était un finaud, de remarquer son trouble.

--Si vous connaissez la marquise de Sainte-Croix..., reprit-il.

--Mais, interrompit mademoiselle Jenny,--je ne vous ai pas dit...

--C'est une supposition que je me permets... Si vous connaissez la
marquise, monsieur doit nécessairement avoir quelque notion du
lieutenant et de ses assiduités...

--Pourquoi cela?

--Parce que cela sert madame la marquise, et parce que madame la
marquise paye comme un ange.

--Vous la connaissez donc, vous, monsieur Baptiste? demanda la femme de
chambre.

Leurs regards cyniques se croisèrent effrontément.

Ils eurent tous deux le même sourire.

--Moi, j'ai fait tout le faubourg, répliqua Baptiste;--madame la
marquise a été fort répandue en un temps.

--Est-ce vrai qu'il y a eu quelque chose autrefois entre elle et
monsieur? demanda Jenny.

--J'ai dû trouver quelques lettres par-ci par-là, répondit le
chambellan,--mais c'est de l'histoire ancienne.

--Ce n'est pas de madame la marquise que monsieur est amoureux?

Baptiste se mit à rire.

--Dame! fit Jenny,--quand elle veut... Je l'ai vue quêter à
Saint-Thomas-d'Aquin le mercredi des cendres... elle était belle comme
un astre.

--Monsieur a trente-huit ans, dit Baptiste, qui couvait un _mot_ depuis
le commencement de l'entretien;--il laisse là les vieux astres et
découvre de jeunes planètes.

Jenny ne comprit pas, parce qu'elle négligeait trop la lecture des
feuilletons qui rendent compte des travaux de l'Académie des sciences.
M. Baptiste se promit de répéter son _mot_, le soir, au café de
l'Industrie, qu'il honorait de sa prédilection.

--Dans tout cela, reprit cependant Jenny,--je ne vois rien de positif,
et, si j'étais à la place de madame, je dormirais sur les deux oreilles.

--Je ne prétends pas que la position soit sans ressources, repartit M.
Baptiste;--par exemple, moi, dans un cas pareil, si j'étais jolie femme,
je crois sincèrement que je me tirerais d'affaire...

--Et moi donc!

--Vous aussi, mon ange... quoique vous n'ayez pas saisi mon mot sur les
vieux astres et les jeunes planètes... Mais il n'en est pas moins vrai
qu'elle a bien des choses contre elle. Comptons sur nos
doigts:--d'abord, elle n'a pas d'enfants...

--Ça, c'est vrai, interrompit Jenny,--c'est fichant pour une femme.

--Fichant! répéta M. Baptiste scandalisé;--on dirait quelquefois que
vous avez été grisette, ma chère mademoiselle Jenny.

--Moi, grisette! s'écria celle-ci;--je vous prie, monsieur Baptiste, de
voir à ménager vos expressions... Je parle avec vous familièrement,
n'est-ce pas?... je ne dirais pas fichant dans le grand monde.

--Deuxièmement, continua M. Baptiste,--elle a une belle-fille de
dix-sept ans.

--Elles s'aiment toutes deux.

--Permettez-moi de n'avoir pas confiance en ces amitiés-là... C'est
comme la France et l'Angleterre... mais ne parlons pas politique...
Troisièmement, elle voit un lieutenant; quatrièmement, monsieur est
amoureux; cinquièmement, elle a un père terrible qui suffirait, lui tout
seul, à motiver le divorce; sixièmement, elle n'a pas de particule à son
nom de demoiselle...

--Voilà! s'écria la femme de chambre,--voilà. Tenez, moi, je suis
franche... C'est pour ça que je l'ai prise en grippe... Elle a eu trop
de chance!... La fille d'un vieux tourlourou épouser le comte Achille de
Mersanz!

--Ça crie vengeance! fit M. Baptiste en riant.--Moi, reprit-il,--j'avoue
que je suis un peu libéral, au fond, et que je me moque de la particule.

--Vous serviriez un bourgeois, vous?...

--Ah! par exemple! s'écria M. Baptiste grandissant d'un demi-pied;--je
parle pour me marier... La comtesse Béatrice a donc contre elle tout ce
que j'ai eu l'avantage de vous énumérer... Mais tout cela n'est rien; si
le monde trouve à mettre son doigt dans le joint, ce sera, ma foi, bien
autre chose... Écoutez bien aux portes, mademoiselle Jenny, et, le jour
où vous entendrez par le trou de la serrure ces paroles sacramentelles:
RÉGULARISEZ VOTRE POSITION...

--Mais il faudrait pour cela..., voulut interrompre la camériste.

--Laissez-moi poursuivre: le jour où vous entendrez un oncle, une tante,
un sportman, un prêtre, un franc-maçon ou même le perroquet de monsieur
prononcer ces mots: _Régularisez votre position_, vous pouvez bien vous
dire: «Madame est perdue.»

--Vous croyez, monsieur Baptiste.

--L'oncle, mademoiselle Jenny, la tante, le membre du Jockey-Club, le
prêtre, le franc-maçon et le perroquet, composent ce qu'on appelle le
monde, et je ne crains pas de vous dire...

Ici, M. Baptiste et mademoiselle Jenny sautèrent tous deux sur leur
siége respectif comme s'ils eussent ressenti une secousse de tremblement
de terre. La porte venait de s'ouvrir et une voix de tonnerre éclata
dans le petit salon.

--Cartouchibus! gronda-t-elle,--je deviendrai paresseux ici... Je ne me
suis éveillé, foutrimaquette! qu'au moment où le soleil est venu me
brûler le bout du nez!

C'était une basse-taille insolente dans ses vibrations et du genre
ophicléide. Elle appartenait à un vieillard maigre, droit, tout d'une
pièce, boutonné dans la redingote demi-solde. Sa redingote, fermée
jusqu'au cou, était ornée d'un énorme ruban rouge. Au-dessus de son
revers un peu mûr se dressait un col de crin haut de quatre pouces.
Au-dessus du col pendait une mâchoire maigre, ombragée par des
moustaches de couleur grisâtre.

Un beau vieillard, du reste, nez aquilin, front étroit mais haut, oeil
vif sous des sourcils touffus, physionomie honnête et franche.

Mademoiselle Jenny et M. Baptiste se levèrent prestement.

--Monsieur le capitaine, dit Baptiste, qui essaya un salut
militaire,--j'ai l'honneur de vous présenter mes respects.

Jenny fit une révérence de cour.

--Ne vous dérangez pas, mes enfants, ne vous dérangez pas, dit le vieux
Roger;--je ne suis pas fier, moi... Les domestiques sont des hommes,
n'est-ce pas?... Bonjour, Baptiste, ma vieille... Bonjour, chiffon.

Il prit le menton de Jenny, qui eut un sourire protecteur.

--Que vous faites donc un bon diable, capitaine, dit-elle.

--C'est ça! s'écria Roger;--bon diable!... on m'appelait Roger Bontemps
à l'époque... Cartouchibus! si j'avais seulement quinze à vingt ans de
moins.

--Foutrimaquette, capitaine, qu'est-ce que vous feriez? demanda la
soubrette.

Le bonhomme lui lâcha le menton. Il eut très-vaguement la conscience de
s'être exposé à trop de familiarité.

--Vous êtes curieuse, ma fille, dit-il.

--Voilà! reprit-il, déjà guéri de son remords;--c'est le chambertin de
mon coquin de gendre qui m'a tapé la coloquinte hier au soir... Comment
se porte ma fille?

--Madame la comtesse repose encore, répondit Jenny.

--Et mon gendre?

--M. le comte n'a pas encore sonné, répliqua Baptiste.

--Foutrimaçon! s'écria Roger en prenant ses moustaches à poignée,--je ne
sais pas pourquoi ça me fait toujours plaisir d'entendre parler comme ça
comte et comtesse!... je suis pourtant un ancien de la République, ayant
fait avec gloire les campagnes d'Italie et d'Égypte... Il y chauffait...
En Italie, ça allait encore: les _si signor_ ressemblent un petit peu à
l'Auvergnat, quoique différemment attifés, et portant le stylet au lieu
de seaux d'eau... Mais les Turcs, voilà des citoyens bécasses avec leurs
turbans et leur clinquant, le long du Nil, dont les inondations
fertilisent la campagne... et des momies dans tous les trous, dont nos
victoires ont procuré l'échantillon au musée du Louvre... Vous n'avez
pas d'idée des pyramides avec quarante siècles au balcon pour contempler
la bonne tenue de nos troupiers... C'est des souvenirs, mes enfants, qui
sont gravés dans le dedans du coeur, ineffaçables jusqu'au dernier
soupir où il cesse de battre pour la gloire et le pays!

Il avait les mains derrière le dos, et sa taille noble se redressait
fièrement devant le valet de chambre et la soubrette, qui avaient
grand'peine à tenir leur sérieux.

--J'étais donc tambour de la septième, reprit Roger,--il y a du temps
de ça... En marche, dans ces pays lointains et sauvages, quoiqu'ils
soient l'ancien berceau de la civilisation, dit l'histoire... en marche,
le sable vous brûle les pieds... comme quoi, aux environs des ruines de
Memphis, célèbre par Joseph et Putiphar, à l'époque du roi Pharaon,
poursuivi par des songes, je me trouvai en arrière du peloton pour
extirper une épine qui m'était entrée dans les pieds... ça arrive quand
on ne prend pas garde... Je vois arriver un grand Soliman de Turc qui
s'avance sur moi avec son cimeterre... C'est pour vous dire qu'avec le
sang-froid et la valeur on passe partout, pour peu que l'adresse s'y
mélange... J'étais sans armes, hormis ma caisse et mes baguettes. Je
laisse venir le Mustapha qui me chante: «Allah ibah allah, patati,
carabo, patata!» dans sa langue maternelle. Ça voulait dire qu'il
nourrissait l'intention de me couper le cou. Au moment où son cimeterre
me sifflait déjà aux oreilles, je plonge, je passe entre ses jambes, je
le mets sur le dos, et, revenant pendant qu'il écumait comme un démon,
je le coiffe de ma caisse défoncée.--Ah! cartouchibus! quand je le
ramenai comme ça à la queue du bataillon, le major me dit que j'étais un
drôle de petit tonnerre de foutrimaquet... Fallait entendre le Bajazet
dans la caisse, ça enfle la voix: vous auriez dit d'un boeuf... outre
l'humiliation d'être pris par un bambin... C'est des souvenirs
ineffaçables!

--Ah! monsieur le capitaine, s'écria Jenny, que j'aime à vous entendre
raconter des histoires!

--Quant à ça, appuya le valet de chambre, si M. Roger voulait narrer
quelque événement comme ça au salon, les jours de réception, tout le
monde se l'arracherait!

--Il y ajustement fête ce soir, reprit la camériste.

--Une fête? dit le vieux soldat;--j'en suis... Prenez mon uniforme en
haut et donnez-lui un fion, l'ami Baptiste... vous brosserez tout ce qui
est drap, vous passerez au tripoli tout ce qui est bouton et vous ferez
revenir les épaulettes à l'eau seconde. Quelle heure est-il? Dix
heures?... le sergent Niquet n'est pas venu me demander?

--Non, capitaine.

--Ni l'adjudant Palaproie... J'en ai vu encore hier, au travers de la
grille, des anciens... Je vas les appeler aujourd'hui, s'ils passent.

M. Baptiste et madame Jenny échangèrent un regard à la dérobée. Le
premier dit:

--M. Roger est ici chez lui.

--Je le crois pardieu bien! fit le bonhomme;--sans cela, ce ne serait
pas la peine d'avoir un gendre!

Le petit salon donnait sur les jardins. On entendit en ce moment deux
voix chevrotantes qui chantaient:

  Soldat du drapeau tricolore,
  D'Orléans, toi qui l'as porté...

Roger tendit l'oreille qu'il avait un peu paresseuse.

--Voilà Niquet et Palaproie! s'écria-t-il joyeusement.

--Il faudrait leur dire, s'écria Baptiste cédant à un premier
mouvement,--que, dans l'hôtel du comte de Mersanz, on ne chante pas de
pareilles platitudes.

--On chante ce qu'on veut partout, mon garçon, répondit superbement le
vieux soldat,--quand on a l'honneur d'être l'ami du capitaine Roger...
cartouchibus! Je ne serais pas libre chez mon gendre, à présent!

Mademoiselle Jenny toucha le bras du valet de chambre, qui s'inclina
très-bas et dit en changeant soudain de ton:

--J'ai parlé sans réflexion et j'en demande bien pardon à M. le
capitaine, d'autant que M. le comte a été deux fois aux Tuileries cet
hiver... Nous nous rallions tout doucement... On ne peut pas toujours
bouder.

Roger bâilla, puis il gagna la fenêtre et l'ouvrit brusquement.

--On y va, les vieux, on y va! cria-t-il.

Sous les massifs ombreux où les grands lilas se mêlaient aux cytises, on
apercevait quelque chose de mouvant et d'informe: une masse de couleur
bleue au-dessus de laquelle deux bonnets de police s'agitaient.

--Ça va bien? demanda Roger par la fenêtre.

La masse bleue s'ébranla. On vit s'avancer cahin-caha deux respectables
invalides, déjà un peu pris de vin malgré l'heure matinale. Ils avaient
une paire de jambes pour deux. Le sergent Niquet était amputé à droite,
l'adjudant Palaproie était amputé à gauche, de sorte que, quand ils se
mettaient au pas, ils étaient toujours sûrs de marcher au moins sur une
bonne jambe. La bonne était, bien entendu, la jambe de bois. A chaque
instant, on aurait cru qu'ils allaient perdre l'équilibre; mais le
joyeux état où ce coup du matin les avait mis leur donnait je ne sais
quel chancelant aplomb. Ils étaient comme cette tour de Pise qui penche
toujours et qui ne tombe jamais.

--Ah! les bonnes têtes! les bonnes têtes! s'écria Roger, qui referma la
fenêtre à tour de bras.

Toutes les vitres du salon vibrèrent et un coup de sonnette violent
retentit dans l'antichambre.

--C'est mon gendre qui appelle, dit Roger en sortant à grands pas pour
rejoindre sa paire d'invalides;--souhaitez-lui bien le bonjour de ma
part.

Au lieu de se rendre à l'appel de son maître, M. Baptiste se rapprocha
de la fenêtre où était mademoiselle Jenny. Tous deux se mirent à
regarder la rencontre de Roger avec ses deux vieux camarades.

--Le fait est, dit Jenny,--que ce bonhomme Roger est une machine à
démarier.

--De la force de cinq cents chevaux, ajouta M. Baptiste.

Second coup de sonnette, qui éclata sec et court.

--Cette fois, grommela le valet,--le cordon a dû lui rester dans la
main... j'y vais.

La chambre à coucher de M. le comte Achille de Mersanz, charmante et
pourvue de tout ce que le confortable d'hier peut ajouter au grand luxe
d'autrefois, était située de l'autre côté du salon.

M. Baptiste traversa le salon à pas comptés. Il entr'ouvrit la porte du
comte et vit celui-ci assis sur son lit, le visage empourpré par la
colère.

--Qui donc fait tout ce tapage? demanda le comte doucement.

--C'est le beau-père de M. le comte, répliqua Baptiste.

Le comte étouffa une exclamation courroucée.

--Et pourquoi avez-vous tant tardé à venir?

--Le beau-père de M. le comte me retenait.

M. de Mersanz ouvrait la bouche pour parler, lorsqu'un grand fracas de
rires avinés se fit dans le jardin.

--Qu'est cela? demanda-t-il.

--C'est le beau-père de M. le comte qui se divertit avec ses amis,
répondit Baptiste.

--Quels amis?

--Deux militaires avec des jambes de bois... un sergent et un adjudant.

--Allez! dit le comte Achille, qui retomba, étouffé de rage, sur son
oreiller.

En rentrant au petit salon, M. Baptiste dit à mademoiselle Jenny, qui
l'attendait:

--La situation est comme le cordon de la sonnette, si tendue, qu'elle
va casser!




II

--Trois invalides.--


--Quoi donc! disait Niquet, le sergent,--n'y en avait pas un seul comme
Roger dans toute la brigade!

--Ah! mais non! appuya l'adjudant Palaproie.

Niquet était un grand bouffi aux cheveux blancs, jadis blonds, aux yeux
à fleur de tête sous des sourcils incolores, à la langue épaisse, mais
trop active, bredouillant le lieu commun soldatesque avec un aplomb
imperturbable,--rond comme une boule, malgré ses infirmités, et fervent
adorateur de Bacchus.

Palaproie avait la gravité de l'ivrogne émérite. Sa moustache encore
noire couvrait complétement sa bouche mince et démeublée.--Il était
obligé de la pousser de côté pour boire. Sa capote d'invalide, propre
partout excepté aux coudes où trop souvent elle essuyait les tables des
cabarets, faisait des plis si bizarres sur ce corps maigre et déjeté,
qu'on eût dit qu'elle enveloppait une planche. La guerre et la petite
vérole l'avaient balafré cruellement. Il gardait cependant quelques
prétentions au titre d'ancien bourreau des coeurs.

Roger était le plus grand des trois, le plus jeune et le mieux conservé.
Il ressortait entre ces deux caricatures comme un troupier héroï-comique
de Charlet.

Palaproie et Niquet, les vieux braves, étaient un peu Picards. Ils
mettaient depuis quelques jours Roger en coupe réglée et n'avaient qu'à
s'entretenir un peu le matin à leurs frais, pour ne jamais rester entre
deux vins.

C'était devant un admirable massif de lilas en pleines fleurs. Il y
avait une table de jardin en fer avec cinq ou six siéges rustiques
alentour. Sur la table, on voyait une double canette et trois verres,
flanqués, chacun, d'une _blague_. Les pipes étaient en bouche.

Les blagues du sergent et de l'adjudant étaient vides systématiquement.
Il y avait du tabac pour trois dans celle du capitaine.

Nos trois amis se carraient sur leurs siéges et semblaient être les plus
heureux gaillards du monde. Ils avaient choisi le meilleur endroit du
jardin. Le massif de lilas auquel ils s'adossaient, les protégeait
contre le soleil et ne leur masquait point la vue. Ils avaient à leur
droite une belle allée de tilleuls qui conduisait à l'hôtel, à leur
gauche un labyrinthe dont les arbres au feuillage encore rare laissaient
voir les hôtels voisins, donnant rue de Grenelle. Au-devant d'eux
s'étalait la grande pelouse, entourant comme une mer l'archipel
capricieux des petits îlots de fleurs. Après la pelouse, c'était
l'esplanade qu'on apercevait à travers la grille.

--Hein! fit Niquet, c'est-il une chose étonnante que nous nous
retrouvons tous les trois après tant d'années de traverses, et juste
dans le quartier où était casernée la septième!

--Ah! mais oui! dit Palaproie.

Niquet avait une voix de ténor; Palaproie était baryton; Roger,
basse-taille, fournit aussi sa note avec plaisir.

--C'est étonnant et ce n'est pas étonnant, prononça-t-il
sentencieusement.--Paris est le rendez-vous de l'univers.

--Ça y est, dit Palaproie.

--Jamais embarrassé, Roger Bontemps! ajouta Niquet.

Et Palaproie conclut.

--Ah! mais non!

Ainsi étaient faites généralement les conversations de ce valeureux
trio. Niquet poussait une flatterie, Palaproie l'approuvait à
l'unanimité. Roger discutait un petit peu; le sergent et l'adjudant se
rangeaient aussitôt à son opinion avec cette rigueur et cet ensemble qui
distinguent les exercices militaires.

--Nous étions tout de même trois fameux lurons! reprit Niquet,--quoique
Roger Bontemps nous fît la barbe à tous deux.

PALAPROIE: Ah! mais oui!

NIQUET: Il buvait mieux, il se battait mieux, il plaisait
davantage aux femmes, ce coquin de Roger!

PALAPROIE: Coquin! coquin!... ça y est!

Roger ôta sa pipe de sa bouche, et il se fit un grand silence.

--Chacun, dit-il, naît avec les avantages variés que la nature lui a
communiqués. J'étais d'un tempérament vigoureux et même robuste; j'avais
du courage, je possédais une tournure séduisante. C'est de quoi se
pousser dans sa carrière, si l'on sait s'en servir, et jouir de plus
d'agrément que le commun des martyrs.

NIQUET: Il en a eu, de l'agrément, ce Roger Bontemps!

PALAPROIE: Ah! mais oui!

NIQUET: Sans compter les épaulettes.

PALAPROIE: Ça y est!

NIQUET: A la santé de l'ami Roger!

PALAPROIE: Des deux mains, par exemple!

ROGER: Cartouchibus! les vieux, vous êtes de bons enfants!

PALAPROIE: Ah! mais oui!

NIQUET, _après avoir bu_: C'est froid, la bière.

PALAPROIE: Il y a bière et bière, quant à ça.

NIQUET, _frappant sur l'épaule de Roger_: En voilà un qui
est l'heureux des heureux, quoi!... S'il trouve la bière trop froide,
eh bien, il se fait servir du vin.

PALAPROIE: Ah! mais oui.

NIQUET: Et il serait bien bête de se gêner!

Roger se mit à sourire en caressant à poignée sa grosse moustache.

--On a un gendre ou l'on n'en a pas, dit-il avec fatuité.

--Un gendre, appuya le sergent Niquet, qu'est la fleur des pois de
l'ancien régime et qui a des millions de milliasses.

Palaproie dit:

--Ça y est!

--Et bon diable! reprit Roger, pas fier du tout... Moi, quand ça me rit,
je lui tape tout uniment sur le ventre.

--Dame, fit Niquet, c'est comme qui dirait un enfant à toi, ce
comte-là... Et dire que nous avons vu ce Roger petit tambour de la
septième.

ROGER: Tu étais déjà caporal, toi, Niquet.

PALAPROIE: Ah! mais oui.

ROGER: Et toi, fourrier, je crois.

PALAPROIE: Ça y est!

NIQUET, _joignant les mains_: Comme il nous a marché sur
le corps, ce galopin-là, tout de même... mais je n'ai pas de rancune...
Tu as monté parce que tu étais digne de ton sort... n'y a pas eu de
passe-droit...

PALAPROIE: Ah! mais non!

NIQUET: A la santé de Roger Bontemps... quoique ça soit dommage de
porter ça avec de la petite bière... Si j'avais un gendre, moi...

PALAPROIE: Ah! ah!... et moi donc!

ROGER: Qu'est-ce que vous feriez si vous aviez un gendre?

NIQUET, _caressant_: Dame, vieux... un gendre a une cave
ou il n'en a pas...

PALAPROIE: Ça y est!

ROGER: La cave de mon gendre, foutrimaquette! Les anciens, il
y a de quoi noyer dedans les invalides depuis le premier jusqu'au
dernier!

--Oh! oh!... fit le sergent Niquet d'un air de doute.

Palaproie souffla dans ses joues et sa longue figure s'enfla comme une
vessie. On put voir clairement que ce genre de mort ne lui était point
du tout antipathique.

Roger se renversa sur sa chaise pour lancer au ciel une orgueilleuse
bouffée de tabac.

--J'y suis descendu, reprit-il en scandant chaque syllabe,--histoire
d'inspecter tout ça... car ils sont mariés, pas vrai?... La chose
appartient à ma fille aussi bien qu'à mon gendre.

--Parbleu! fit Niquet.

--Ah! mais oui! ajouta Palaproie.

--Ça tombe sous le sens, continua Roger;--j'ai donc jeté un coup de pied
jusqu'à la cave avec le sommelier, un jour que j'étais de bonne
humeur... On dirait un chais du quai Saint-Bernard, ma parole! Il y a
des perspectives de tonneaux, des horizons de planches à bouteilles...
un caveau tout entier, rien que pour le rhum!

--Rien que pour le rhum! répéta le sergent.

L'adjudant répéta:

--Rien que pour le rhum!

Et tous deux ajoutèrent ensemble:

--Un caveau tout entier!

--Et pour le cognac aussi, poursuivit Roger,--et pour le kirsch de la
forêt Noire... Ça vous a un flair quand on entre là dedans!

Les narines des deux invalides se gonflèrent.

--Le fait est, dit Niquet,--que ça doit sentir fièrement bon!

--Je ne parle pas des liqueurs, poursuivit encore Roger;--si quelqu'un
s'amusait à aligner les bouteilles de curaçao et d'anisette qu'il y a,
ça irait d'ici jusqu'au perron.

--C'est moi qui voudrais bien jouer à ce jeu-là, avoua Palaproie.

--Quant aux vins, dame, vous entendez. Le père du comte était un
gourmet; le comte ne boit pas beaucoup, mais il a la gloriole de sa
cave.

--A-t-il du beaune? demanda Niquet.

--Oh! le beaune! fit Palaproie avec mélancolie.

Roger haussa les épaules.

--Pour ces gens-là, dit-il,--le beaune est vin ordinaire, le médoc
aussi... C'est une rangée de grands fûts qui n'en finit pas... Ce qu'il
faut voir, c'est la chambre des hauts-bordeaux: le beranne-mouton, le
cos d'Argelès, le château-laffitte, le château-margaux... tout bonnes
années... un beaune!... Le chambertin et consorts ont aussi leur
chapelle tout auprès de la première cave aux vins blancs.

--Eh! eh! dit Niquet,--le petit blanc!

--Sauterne à vingt francs la bouteille, riposta Roger.

L'adjudant et le sergent faillirent tomber à la renverse.

--Mais ce qui est curieux pour les connaisseurs, continua Roger,--ce
sont les pierres à fusil, le vin du Rhin; corbleu! le plus beau vin du
monde! Le comte a habité Aix et Cologne. Le cellier où sont ses
rheinwein et ses moselwein est un palais. Il a de l'eucharinsberger de
1799, dont chaque bouteille vaut vingt thalers.

La langue de Niquet vint caresser ses lèvres. Palaproie but avec
tristesse le reste de son verre de bière.

--Il a, reprit Roger,--du drohnerhofberger des crus du prince de
Wagram, qui ressemble à de l'or liquide; il a du schwarzhofberger
_nonpareil_, que les dieux de la Fable n'auraient pas pu se procurer...
Je ne parle pas de son marckbrunner ni de son rüdesheimer, c'est du
nectar... mais son rauenthaler-hinterhaus est au-dessus de tout,--et,
quand M. le prince de Metternich vint goûter son schloss-johannisberg, à
Cologne, en 1827, Son Altesse avoua qu'elle n'en avait pas de pareil!

--Mais c'est un paradis que c'te cave-là! s'écria Niquet.

--Ça y est! approuva Palaproie.

Roger se prit deux poignées de moustaches.

--On a un gendre, dit-il en souriant avec orgueil,--qui n'est pas
absolument piqué des chenilles.

--Et tu nous auras mis comme ça l'eau à la bouche..., commença le
sergent.

--Le vin, rectifia l'adjudant.

--Pour nous servir un méchant verre de bière! acheva Niquet;--ça n'est
pas gentil!

--Ah! mais non! fit Palaproie.

Un léger embarras se peignit sur les traits du brave capitaine.

--C'est que..., dit-il,--M. le comte de Mersanz...

--Il te refuserait une demi-douzaine de bouteilles?

--Les convenances, mes braves, les convenances!... Vous n'êtes pas
très-forts là-dessus, je le sais bien, parce que vous n'avez pas
fréquenté la grande société... mais...

--On a un gendre ou l'on n'en a pas! s'écria Niquet,--c'est toi qui
l'as dit.

--Ah! mais oui! soutint Palaproie.

--Est-ce boire que vous voulez? dit Roger;--on peut faire venir du blanc
et du rouge de chez le débitant ici près.

Palaproie et Niquet se regardèrent.

--En voilà une situation! grommela Niquet;--avoir un comte pour
gendre... un comte qui possède une cave comme celle de la Société
oenophile! et envoyer chercher son vin au cabaret!

--C'est que ça y est! ricana Palaproie.

Roger fronça le sourcil.

--Ne te fâche pas, vieux, reprit Niquet;--tu as peur de ton gendre. Ça
se voit, ces choses-là... on ne t'en veut pas.

--Cartouchibus! s'écria Roger piqué au vif, vous allez voir si j'ai peur
de quelqu'un.

Il prit le pot de bière vide et frappa à tour de bras sur la table de
fer. La table ainsi maltraitée rendit ce son éclatant qui sort parfois
des ateliers de taillanderie.

En ce moment, la fenêtre de l'hôtel de Tresnoy qui donnait sur le jardin
s'ouvrit; plusieurs dames parurent sur le balcon et de petits éclats de
rire s'élevèrent. En même temps, une cavalcade passa devant la grille,
quatre ou cinq parfaits gentlemen, bien à cheval et merveilleusement
montés.

L'un d'eux s'arrêta.

--Voici Achille qui déjeune en plein air, dit-il avec étonnement.

Il salua de la main.

--Prends ton lorgnon, vicomte! lui cria un de ceux qui étaient en avant.

Le vicomte, suivant ce conseil, mit son lorgnon à l'oeil.

--Charmant, charmant! s'écria-t-il en riant de tout son
coeur,--j'aurais dû m'en douter, c'est le fameux beau-père!

Il rejoignit ses compagnons, qui riaient aussi.

--Ah çà! dit-il,--ce pauvre Achille est affligé là d'un bien terrible
inconvénient!... Où diable a-t-il pêché un pareil entourage?

--Achille est un original, répondit M. Frémieux, gentleman bourgeois,
ennobli par le commerce des bêtes.

--Et la comtesse Béatrice est ravissante! ajouta le baron Montmorin, qui
se baissa jusqu'à la crinière de son cheval pour saluer le groupe de
femmes que nous venons de voir au balcon de l'hôtel du Tresnoy.

Les autres cavaliers firent de même.

Le vicomte de Grévy, celui qui avait pris le vieux Roger pour Achille,
demanda:

--Qui donc saluons-nous là-bas?... Les dames du Tresnoy ne sont pas
seules.

--Ma parole d'honneur! s'écria Frémieux,--la myopie de Grévy devient
intéressante! Il ne reconnaît plus sa femme!

--Dangereux! fit observer Montmorin;--Grévy nous donnera quelque jour un
sujet de comédie: il fera la cour à sa femme sans le savoir.

Le vicomte salua de nouveau ces dames et riposta:

--Frémieux me chercherait querelle!

--Outre la vicomtesse, reprit Montmorin,--nous avons là-haut une
revenante et un astre nouveau... Madame la marquise de Sainte-Croix, qui
rentre dans le monde pour présenter sa fille.

--On la dit adorable! s'écria Grévy.

--Un miracle de beauté, tout simplement, répliqua Frémieux.

--Est-elle plus belle que la comtesse Béatrice?

--Elle est plus neuve... C'est une figure qui promet un esprit de démon!

--D'où sort cette comète?

--D'un horizon un peu bourgeois, la pension Géran.

--Peste! dit Montmorin,--bonne provenance! C'est de là que sort aussi
la petite Césarine de Mersanz, un astre blond, rieur... ou plutôt un
bouton de rose; car la métaphore céleste est naturellement fatigante...

--Un bouton de rose, interrompit Frémieux,--dont la tige a huit cent
mille livres de rente!

--Chère fleur! conclut le vicomte de Grévy en soupirant.

--Ne parle-t-on de rien pour ces demoiselles? reprit-il.

Ils arrivaient au boulevard des Invalides. Montmorin mit son cheval au
pas; les autres firent comme lui.

--Serez-vous discrets? demanda-t-il.

--Parbleu! lui fut-il répondu à l'unanimité.

Il sembla hésiter.

--Allons! fit la cavalcade,--fallait-il te promettre d'être indiscrets?

--C'est que, dit Montmorin,--la chose est grave.

--Voyons! voyons!

--Eh bien, il y a des bruits étonnant, voilà!

--Quels bruits?

--Vous savez qu'Achille s'est marié en Belgique.

--A Namur, dit Frémieux,--qui était alors au roi de Hollande.

Montmorin arrêta tout à fait son cheval et prononça tout bas:

--En Belgique, ils ont le divorce.

--Chansons! s'écria Grévy.

--Chansons! répéta Frémieux,--en ce sens que les nouvelles de Montmorin
sont de l'eau sucrée à côté des miennes... Pour épouser la belle
Maxence, Achille n'aurait pas même besoin de la loi belge ni du
divorce...

--Comment? comment?

--Expliquez-vous!

--Oh! devinez! dit Frémieux, qui poussa son alezan et prit un temps de
galop.--La comtesse Béatrice reçoit ce soir; allez-y: vous verrez!...

Sur le balcon de l'hôtel du Tresnoy, on causait aussi. Madame la
vicomtesse de Grévy, charmante blonde un peu passée, aussi clairvoyante
que son mari était myope, jalouse de la comtesse Béatrice parce que
celle-ci est plus jeune qu'elle et plus belle, tournait de bien bon
coeur en ridicule la position du comte Achille. Les dames du Tresnoy,
la mère et deux demoiselles, faisaient chorus tant qu'elles pouvaient.
Maxence écoutait, silencieuse et froide; madame la marquise de
Sainte-Croix n'ouvrait la bouche que pour placer quelque douce et bonne
parole.

C'était là qu'on pouvait bien voir si le faubourg Saint-Germain avait
raison de regarder la marquise de Sainte-Croix comme la meilleure
personnification de la charité chrétienne embellie et parée de tout
l'esprit du monde.

Madame du Tresnoy, veuve de l'illustre jurisconsulte, pair de France,
qui présida dans les dernières années de la Restauration à la police
parisienne, était fort lancée dans les bonnes oeuvres. Son mari ne lui
avait laissé qu'une fortune modeste: c'était un vrai gentilhomme de
robe, austère en ses moeurs, probe jusqu'au scrupule et généreux de
son labeur. Ceux-là n'atteignent que bien rarement les jours de la
vieillesse; ils ne font jamais fortune. Madame la marquise de
Sainte-Croix, en se retirant du monde, avait gardé avec la baronne du
Tresnoy des relations de bienfaisance. Aujourd'hui qu'elle désirait
produire sa fille, madame du Tresnoy était sa première visite.

Les deux demoiselles du Tresnoy étaient laides, grandes et
très-élégantes. Au bal, elles ne dansaient pas toujours autant qu'elles
l'eussent voulu. Cela les rendait un peu libres avec les hommes qu'elles
voulaient attirer et très-peu charitables vis-à-vis des femmes. Elles
accablaient, ce matin, Maxence de compliments et de gentillesses. Elles
la détestaient déjà. On la regardait très-spécialement parmi leurs
connaissances comme de la graine de vieilles filles. L'aînée avait vingt
ans, la cadette dix-huit. Elles s'appelaient Juliette et Dorothée.

--Est-ce qu'il y a longtemps qu'il se passe ainsi de joyeuses choses à
l'hôtel de Mersanz? demandait madame la vicomtesse de Grévy.

--Au moins trois semaines, répondit Dorothée;--nous ne nous serions
jamais doutés que ce brave homme fût le père de madame la vicomtesse.

--Oh!... fit madame de Grévy;--j'ai toujours pensé... il y a en elle
quelque chose...

--C'est une des plus charmantes femmes que j'aie eu occasion d'admirer
en ma vie, dit très-simplement la marquise de Sainte-Croix.

Madame de Grévy sourit avec malice en mordillant le coin de son mouchoir
brodé.

Vous ne l'eussiez pas reconnue, cette marquise de Sainte-Croix. Si
quelqu'un vous eût dit, quelqu'un de sérieux et de croyable: «J'ai vu
cette femme dans un bouge du boulevard extérieur, attablée devant une
bouteille d'eau-de-vie,» vous auriez répondu: «Vous mentez, ou vous êtes
fou.» Elle était belle, mais sans aucune arrière-nuance de prétentions à
plaire; elle était belle de la sereine et grave beauté des mères. Sa
beauté se complétait et s'éclairait en quelque sorte par celle de
Maxence.

Les deux demoiselles du Tresnoy s'étaient déjà dit en regardant
celle-ci:

--En voici une qui n'a pas l'air embarrassé!

Par le fait, l'air pensif et un peu triste de cette belle Maxence ne se
mêlait à aucune apparence de timidité.--Elle semblait indifférente à ce
qui l'entourait, et ces petits émois qui prennent les fillettes à leur
entrée dans le monde ne se montraient point en elle.

--Figurez-vous, reprit Juliette du Tresnoy en s'adressant à
Maxence,--que ce bonhomme fait notre joie! On l'entend d'ici raconter
ses batailles!

--Il connaît tous les invalides, ajouta Dorothée, la jeune soeur.

--Tous ces vieux, dit madame de Grévy, vont finir par se croire un peu
les beaux-pères du comte.

Les deux demoiselles du Tresnoy éclatèrent de rire et la vicomtesse
acheva:

--De sorte que M. Mersanz fera pendant à la fille du régiment: ce sera
le gendre de l'hôtel royal des Invalides.

--Que vous êtes méchante, chère belle! fit madame du Tresnoy quand la
gaieté fut calmée; vous scandalisez madame la marquise.

--Je ne suis plus du monde, madame, répliqua Flavie en souriant
doucement;--madame la vicomtesse a la bonne humeur du bonheur et de la
jeunesse... A mon âge, on ne voit plus les choses de la même façon: la
conduite de M. le comte de Mersanz envers l'homme que vous appelez son
beau père me plaît et m'attire... Ne peut-on passer quelques légers
ridicules à ces pauvres vieux soldats qui ont été notre gloire?... A
juger le fait d'un esprit plus sérieux, depuis quand y a-t-il déshonneur
pour un gentilhomme français à épouser la fille d'un soldat?

--Déshonneur, non..., dit la vicomtesse;--je n'emploie guère ces gros
mots, madame.

--Ridicule, aurais-je dû dire... Chez nous, le ridicule tue mieux encore
que le déshonneur... Si donc M. le comte Achille de Mersanz a pris pour
femme la fille de ce pauvre capitaine Roger, je ne vois que le côté
honorable et même touchant de sa conduite...

--Notez, dit tout bas la vicomtesse à madame du Tresnoy,--que madame la
marquise va beaucoup plus loin que moi, sans avoir l'air d'y toucher...
Avez-vous remarqué comme elle parle? «L'homme que _vous appelez_ son
beau père... _Si_ M. le comte a pris pour femme...» Le doute est
honnêtement exprimé... et je trouve, moi, que la charité chrétienne est
une bien admirable vertu!

Dorothée et Juliette avaient des oreilles de mohicans. On avait beau
baisser la voix, elles entendaient toujours. Elles se pincèrent les
lèvres en échangeant un regard moqueur.

Maxence avait les yeux fixés sur les fenêtres de l'hôtel de Mersanz,
qu'on voyait au travers des arbres. Elle rêvait.

--Vous êtes l'intime amie de mademoiselle Césarine? lui demanda
Juliette.

--Je l'aime de tout mon coeur, répondit Maxence.

--Quelle ravissante enfant! s'écria Dorothée.

--J'espère, madame la marquise, reprit la baronne,--que nous aurons le
plaisir de vous voir à la réunion de ce soir?

--Non, madame, répondit Flavie.

--M'est-il permis de vous demander pourquoi?

La marquise baissa les yeux et joua l'embarras.

--Maxence est si jeune!... prononça-t-elle du bout des lèvres;--voilà
trois jours, elle était encore en pension... Notez que je ne crois pas
un mot de tout ce qui se dit; mais enfin...

--Qu'est-ce qui se dit? interrompit vivement madame de Grévy.

--Si vous ne le savez pas, madame, répondit Flavie avec une gravité
presque sévère,--Dieu me garde de vous en instruire.

Elle prit congé au moment où on apportait des siéges sur la terrasse.
Dorothée et Juliette embrassèrent Maxence.

--Quelle poupée! dit Juliette quand madame de Sainte-Croix et sa fille
furent parties.

--Et un air de supériorité! ajouta Dorothée.

La mère fronça les lèvres pour les faire taire.

--Mon Dieu! s'écria madame la vicomtesse de Grévy,--je n'ai pas l'âge
qu'il faut pour connaître à fond l'histoire ancienne, mais il me semble
que cette madame de Sainte-Croix n'est pas en position de donner comme
cela des leçons à tout le monde.

--C'est une femme d'une grande vertu, dit la baronne.

Elle ne riait pas, cette présidente, mais on sentait en quelque sorte la
pointe du sarcasme entre cuir et chair.

--Bon, bon! fit madame de Grévy,--je sais qu'elle s'est faite ermite, à
l'instar du diable devenu vieux...

--Oh! chère belle!...

Dorothée et Juliette étaient aux anges.

--Mais, reprit la vicomtesse,--j'ai ouï dire...

Un regard de madame du Tresnoy l'arrêta.

Juliette et Dorothée restèrent la bouche ouverte. On leur ôtait le pain
d'entre les dents.

--Puisque vous m'interrompez, dit la vicomtesse,--c'est que vous en
savez plus long que moi... Maintenant, je ne vous tiens pas quitte d'un
renseignement que vous pouvez me fournir, j'en suis certaine. Que
signifient ses dernières paroles? J'ai vraiment honte d'être si peu au
courant! cela m'humilie!... On dit donc quelque chose?

--J'ignore complétement..., commença la baronne.

--Ah! maman!... interrompit Juliette.

Elle ne continua pas et rougit jusqu'aux oreilles sans rire, tandis que
sa soeur Dorothée riait en rougissant.

--On n'est jamais trahi que par les siens! s'écria la
vicomtesse;--voyons, bonne amie, dites-moi cela à l'oreille, bien bas...
Ces demoiselles n'ont pas besoin d'entendre l'histoire, puisqu'elles la
savent déjà.

Elle s'inclina de façon à mettre son oreille curieuse au niveau des
lèvres de la baronne. Celle-ci se recula en souriant et se fit prier
durant une bonne minute. Juliette et Dorothée étaient sur le gril. C'est
dans ces moments qu'on sent tout le malheur de l'état de demoiselle.--Si
Tantale, fils de Jupiter, eût été une demoiselle, les dieux, pour punir
ses forfaits, ne l'auraient condamné ni à la faim ni à la soif; les
dieux l'eussent plongée, cette demoiselle Tantale, dans un océan de
médisances après lui avoir préalablement coupé la langue.

La baronne prononça enfin quelques mots à l'oreille de la vicomtesse de
Grévy. Juliette et Dorothée respirèrent comme si on leur eût ôté un
poids de la poitrine.

--Vraiment! fit la vicomtesse;--on dit cela!

--Le monde est méchant, formula mollement la baronne.

--Très-méchant! approuva madame de Grévy;--mais voulez-vous savoir mon
opinion? je crois que le monde se trompe.

Les deux demoiselles sourirent d'un air incrédule et madame du Tresnoy
se hâta de répliquer:

--Pour ce qui me regarde, je le souhaite de tout mon coeur.

--Je crois que le monde se trompe, reprit la vicomtesse,--parce qu'il y
a quelque chose.

--Quelle chose?

--J'admets parfaitement que le comte Achille ait pu braver les
bienséances. Il se sent fort, il est de qualité, il a huit cent mille
livres de rente... mais je n'admets pas que le comte Achille, fait comme
il est, entouré d'un troupeau de lions toujours prêts à rugir la
raillerie, ait gardé seulement vingt-quatre heures un beau-père comme
celui-ci (elle montrait le bon capitaine Roger), s'il avait un moyen
facile de le mettre à la porte. Le comte Achille est de ceux qui
craignent le ridicule plus que la mort. Il n'a pas ce qu'il faut de
courage pour me faire croire ce que dit ici la chronique...

--Vous sentez bien, chère petite..., voulut dire la baronne.

--Je sais que vous avez bon coeur, vous, madame, interrompit la
vicomtesse pendant que Dorothée et Juliette pinçaient leurs lèvres
moqueuses; je sais aussi que je suis méchante... c'est convenu: ma
langue ne vaut rien... Mais, si Béatrice est malheureuse, je prends son
parti, voyez-vous! je me fais son amie, et, toute méchante que je suis,
je me mets sans façons entre elles et les bonnes âmes qui sont jalouses
d'elle... Croyez que je ne parle pas pour vous: vous savez que je ne me
gêne pas.

Elle était jolie en ce moment, cette vicomtesse de Grévy; son teint
s'animait, ses yeux brillaient. La jeunesse de son coeur rajeunissait
son charmant visage.

La baronne lui serra la main.--Dorothée montra du doigt la table où
Roger et ses complices festoyaient. Juliette s'écria:

--S'ils boivent toutes ces bouteilles, nous allons avoir une
représentation complète.

Le trio des anciens militaires devenait de plus en plus bruyant. A
l'appel de Roger, frappant sur la table avec son pot de bière, un
domestique était venu. C'était Martin, l'esclave de M. Baptiste. Roger
lui avait dit:

--Monte-moi une bouteille de chambertin, une bouteille de sauterne, une
bouteille de romanée, une bouteille de clos-vougeot et une bouteille de
marckbrunner...

Et, comme Martin le regardait, ébahi, Roger avait ajouté fièrement:

--J'en tiendrai compte à mon gendre, cartouchibus!

--Allons, pied plat! s'écria Niquet,--en route! on a de quoi payer!

--Oh! mais oui! sanctionna Palaproie.

Martin alla consulter son commandant, M. Baptiste. M. Baptiste manda le
sommelier. Celui-ci descendit à la cave et se rendit lui-même au jardin,
escorté de deux valets, portant les bouteilles demandées.

Les domestiques de l'hôtel de Mersanz étaient tous aux fenêtres pour
voir cela.

--C'est bon! dit Roger au sommelier;--nous allons déguster ça!

--Et nous vous en dirons des nouvelles, l'ami, ajouta Niquet.

Palaproie garda le silence, cette fois, occupé qu'il était à rejeter à
droite et à gauche ses immenses moustaches pour faire un passage au
liquide généreux contenu dans les bouteilles.

La première fut débouchée: c'était le chambertin.--On déposa les pipes,
et la tournée eut lieu.

--Hein? demande Roger en faisant claquer sa langue.

--Ah! fichtre! répliqua Niquet.

--Tonnerre! gronda Palaproie.

--Redoublons!

--C'est du baume.

--Ah! mais oui!

--On a un gendre ou on n'en a pas! conclut Roger.

Madame du Tresnoy venait de serrer la main de la vicomtesse.

--Bonne petite, dit-elle, vous intéressez-vous véritablement à la
comtesse Béatrice?

--Depuis dix minutes, passionnément, répondit madame de Grévy;--je ne
sais pourquoi il me semble qu'il y a contre elle une ligue sourde et
déloyale, formée par les méchants dont les sots se font les complices...
Je sens que je déteste les ennemis de la comtesse.

Madame du Tresnoy surprit les regards sournoisement avides de Dorothée
et de Juliette.

--Mesdemoiselles, dit-elle,--allez au piano. Vous devez chanter demain,
Dorothée, et Juliette ne sait pas l'accompagnement.

Quand elle fut seule avec madame de Grévy:

--Je ne vous ai pas tout dit, reprit-elle,--et moi-même, je suis loin de
tout savoir... Vous avez raison: il y a une ligue contre cette pauvre
jeune femme... Madame de Sainte-Croix a un rôle là-dedans... On va
jusqu'à parler du mariage du comte Achille avec cette belle Maxence que
vous venez de voir...

Comme la vicomtesse, étonnée, ouvrait la bouche pour demander de plus
amples renseignements, un grand bruit se fit dans le jardin. Les trois
vieux compagnons s'étaient levés et criaient tous à la fois en agitant
leurs verres. En même temps, madame de Grévy aperçut à l'entrée de la
grille un homme d'énorme corpulence, portant la veste étoupée du
marchand de vin et coiffé d'une grosse casquette de loutre.

Les trois vieux soldats s'élancèrent vers lui les bras ouverts, Roger en
tête. Le gros homme les embrassa tour à tour, et on l'entraîna vers la
table chargée de bouteilles.--Ainsi fit son entrée solennelle à l'hôtel
de Mersanz Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, maître, après Dieu, du
château de la Savate.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.




TABLE DES CHAPITRES.


PREMIÈRE PARTIE.--LA PETITE BONNE FEMME.

(SUITE.)

    IX. La marquise de Sainte-Croix                7

     X. La Perlette                               29

    XI. La première femme du comte Achille        53

   XII. La décadence de Flavie                    83

  XIII. Repas de corps                           107


DEUXIÈME PARTIE.--L'HOTEL DE MERSANZ.

     I. Une scène d'antichambre                  145

    II. Trois invalides                          173

FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.





End of Project Gutenberg's La fabrique de mariages, Vol. II, by Paul Féval

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FABRIQUE DE MARIAGES, VOL. II ***

***** This file should be named 38122-8.txt or 38122-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/3/8/1/2/38122/

Produced by Claudine Corbasson, Vinciane Knappenberg and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by The Internet Archive/Canadian
Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.