Un Coeur de femme

By Paul Bourget

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Title: Un Coeur de femme

Author: Paul Bourget

Release Date: November 11, 2013 [EBook #44161]

Language: French


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PAUL BOURGET

Un Coeur de femme

[Marque d'imprimeur: FAC ET SPERA--A L]

_PARIS_

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XC




_DU MÊME AUTEUR_


Édition elzévirienne

  Poésies (1872-1876). _Au bord de la mer.--La Vie
      inquiète.--Petits Poèmes._ 1 vol.                        6 »
  Poésies (1876-1882). _Edel.--Les Aveux._ 1 vol.              6 »
  L'Irréparable. _L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils
      perdus._ 1 vol.                                          6 »
  Cruelle Énigme. 1 vol.                                       6 »


Édition in-18

CRITIQUE

  Essais de Psychologie contemporaine. (_Baudelaire.--M.
      Renan.--Flaubert.--M. Taine.--Stendhal._) 1 vol.         3 50
  Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. (_M.
      Dumas fils.--M. Leconte de Lisle.--MM. de
      Goncourt.--Tourguéniev.--Amiel._) 1 vol.                 3 50
  Études et Portraits. (_I. Portraits d'écrivains.--II.
      Notes d'esthétique.--III. Études Anglaises.--IV.
      Fantaisies._) 2 vol.                                     7 »

ROMAN

  L'Irréparable. _L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils
      perdus._ 1 vol.                                          3 50
  Pastels. (_Dix portraits de femmes._) 1 vol.                 3 50
  Cruelle Énigme. 1 vol.                                       3 50
  Un Crime d'Amour. 1 vol.                                     3 50
  André Cornélis. 1 vol.                                       3 50
  Mensonge. 1 vol.                                             3 50
  Le Disciple. 1 vol.                                          3 50
  Un Coeur de femme. 1 vol.                                    3 50

_Tous droits réservés._




_À

M. LE DOCTEUR ALBERT ROBIN_

MEMBRE DE L'ACADÉMIE DE MÉDECINE,

_comme un témoignage d'admiration pour le savant, de reconnaissance pour
l'ami._

P. B.

Juin 1890.




UN COEUR DE FEMME




I

UN ACCIDENT DE VOITURE


Par une bleue et claire après-midi du mois de mars 1881 et vers les
trois heures de relevée, une des vingt «plus jolies femmes» du Paris
d'alors,--comme disent les journaux,--Mme la comtesse de Candale, fut la
victime d'un accident aussi désagréable qu'il peut être dangereux et
qu'il est vulgaire. Comme son cocher tournait l'angle de l'avenue
d'Antin pour gagner la descente des Champs-Élysées, le cheval du coupé
prit peur, fit un écart et s'abattit en heurtant la voiture contre le
trottoir si maladroitement que le brancard de gauche cassa net. La
comtesse en fut quitte pour une forte secousse et quelques secondes d'un
subit saisissement nerveux. Mais toutes les combinaisons de sa journée
se trouvaient bousculées du coup; or la liste en était longue, à juger
par l'ardoise blanche encadrée de cuir et placée sur le devant de la
voiture avec la petite pendule et le portefeuille aux cartes de visite.
Aussi le joli visage de la jeune femme, ce mince visage aux traits
délicats, au profil ténu, aux frais yeux bleus et qu'éclairait une si
chaude nuance de cheveux blonds, exprimait-il une contrariété voisine de
la colère tandis qu'elle descendait de son coupé au milieu d'une foule
déjà compacte. La curiosité générale dont elle se vit l'objet acheva de
la mettre en méchante humeur, et ce fut avec une voix très dure, elle si
juste d'ordinaire, si indulgente même pour ses gens, qu'elle dit au
valet de pied:

--«François, aussitôt que le cheval sera debout, vous laisserez ce
maladroit d'Aimé se débrouiller tout seul... Vous irez au cercle de la
rue Royale. Il me faut une voiture avant une demi-heure chez Mme de
Tillières.»

Et elle s'achemina, de son pied chaussé de bottines presque trop fines
pour la moindre marche, vers la rue Matignon, où habitait l'amie dont
elle venait de jeter le nom au pauvre François. Ce dernier, un grand
garçon tout penaud dans sa longue livrée brune, pâle encore de l'effroi
que lui avait causé la chute du cheval, n'avait pas fini de
répondre:--«Oui, madame la comtesse,» que déjà son camarade, dégringolé
du siège et rouge, lui, d'humiliation, le gourmandait sur sa gaucherie à
l'aider. Mais Mme de Candale avait fendu la masse des curieux. Elle ne
songeait plus qu'au bouleversement de son après-midi.

--«Oui, le maladroit!» se disait-elle, «il faut que cela m'arrive le
jour où je suis le plus pressée... Pourvu encore que Juliette soit chez
elle?... Si elle n'est pas là, tant pis, j'attendrai chez sa mère... Je
voudrais pourtant bien la trouver... Il y a une semaine tantôt que nous
ne nous sommes vues. À Paris, on n'a le temps de rien...»

Tout en se tenant ce discours intérieur, elle allait, portant haut sa
petite tête coiffée d'une délicieuse capote de couleur mauve, sa souple
taille dessinée dans un long manteau gris presque ajusté avec une
bordure de plumes de la même nuance. Elle allait, regardée par les
passants, de ce regard où une femme peut lire, dans sa jeunesse le
triomphe, dans sa vieillesse la défaite de sa beauté. Quand la
promeneuse a cet air «grande dame» qu'avait Gabrielle de Candale et qui,
même aujourd'hui, ne s'imite pas, c'est toute une comédie de la part de
celui qui croise cette femme. Il la croise, et vous diriez qu'il ne l'a
pas vue. Mais attendez qu'elle soit à deux pas et observez le geste
rapide par lequel il se retourne, une fois, deux fois, trois fois, pour
la suivre des yeux. Que les physiologistes expliquent ce mystère! Elle
n'a pas eu besoin, elle, de se retourner, pour être sûre de l'effet
produit, et, que les moralistes expliquent cet autre mystère, elle est
toujours flattée de cet effet, le passant fût-il bossu, bancroche ou
manchot, et quand bien même elle porterait, comme Mme de Candale, un des
grands noms historiques de France! Certes, celle-là n'avait pas dans son
monde la réputation d'être une coquette. Elle venait d'échapper à un
vrai danger. Elle devrait se passer de son coupé neuf pendant quelque
temps peut-être,--un coupé anglais, très profond, avec des fenêtres
étroites, commandé à Londres sur ses indications spéciales, et dont elle
jouissait depuis deux mois à peine. C'était sans doute un cheval
perdu,--le meilleur de l'écurie. Autant de motifs pour arriver maussade
à la maison de la rue Matignon. Et pourtant, lorsqu'elle pesa, de sa
main gantée, sur le lourd battant de la vieille porte cochère, la
charmante Sainte, comme l'appelait justement l'amie à qui elle venait
demander asile, ne montrait plus entre ses sourcils dorés la même barre
d'irritation. Elle avait goûté, durant ces cinq minutes de marche, le
plaisir de se sentir très jolie, au coup d'oeil lancé par quelques
admirateurs anonymes, et les Saintes le savourent avec d'autant plus de
friandise, ce plaisir si féminin, qu'elles se permettent moins d'être
femmes. Celle-ci avait même son expression à demi mutine des jours de
gaîté, tandis qu'elle traversait la cour et qu'elle gagnait là-bas au
fond, à gauche, un petit escalier à perron abrité dans une cage de
verre. Mais ce pouvait être la joie de savoir, par la réponse du
concierge, que Mme de Tillières n'était pas sortie. Trouver tout de
suite une confidente à qui l'on raconte les péripéties d'un accident,
d'ailleurs inoffensif, c'est de quoi se réjouir presque de l'accident,
et, tout en poussant le bouton du timbre, la comtesse souriait à cette
pensée:

--«Je suis sûre que mon amie aura encore plus peur que moi...»

                   *       *       *       *       *

Quoique neuf années à peine aient passé sur les événements dont cette
visite inattendue fut le prologue, combien de personnes à Paris, et même
dans la société de Mme de Candale, se rappellent la charmante et
mystérieuse femme que cette dernière appelait ainsi «mon amie» tout
court, lorsqu'elle s'en parlait à elle-même, dans le silence de son
coeur, et à voix haute, lorsqu'elle en parlait aux autres? Aussi ne
sera-t-il pas inutile, pour l'intelligence de cette aventure,
d'esquisser au moins en quelques lignes le portrait de cette disparue
qui, dès ce temps-là, était un peu une inconnue, même pour les amis de
son amie. Mais quoi! Mme de Tillières était une de ces mondaines à côté
du monde, réservées et modestes jusqu'à l'effacement, qui déploient à
passer inaperçues autant de diplomatie que leurs rivales à éblouir et à
régner. D'ailleurs, n'y avait-il pas comme un symbole de ce caractère et
une preuve de ce goût pour une demi-retraite dans le simple choix de
cette habitation, sur l'étroit perron de laquelle se dessinait à cette
minute l'aristocratique silhouette de Gabrielle? Une atmosphère de
solitude flottait autour de cette maison séparée du corps principal de
bâtiments par une cour, et enveloppée de jardins du côté qui regarde la
rue du Cirque. Mais cette rue Matignon tout entière, avec le long mur
qui la borde d'une part, avec les vieilles demeures qui n'ont pas changé
depuis le dernier siècle, évitée comme elle est des voitures de maîtres,
qui préfèrent aller des Champs-Élysées au faubourg Saint-Honoré par
l'avenue d'Antin, n'est-elle pas, à de certaines heures, comme un
paradoxe de tranquillité provinciale dans ce quartier si moderne et si
vivant? Même le petit escalier isolé dans sa guérite de verre avait sa
physionomie originale. Ses cinq marches tendues d'un tapis aux couleurs
passées se terminaient par une porte, vitrée, elle aussi, dans sa partie
supérieure, afin de donner de la lumière à une antichambre, et garnie à
l'intérieur par des rideaux rouges. Ce n'était ni le pavillon vulgaire,
puisque la maison comptait quatre étages, ni l'hôtel proprement dit,
puisque Mme de Tillières et sa mère, Mme de Nançay, habitaient seulement
le rez-de-chaussée et le premier; et c'était pourtant un logis bien à
elles, car elles avaient fait installer un escalier interne qui
réunissait leurs appartements et leur épargnait l'escalier commun dont
l'entrée à droite faisait pendant à la petite cage de verre. Sans
exagérer la signification de ces riens, de même que l'étalage du luxe
suppose toujours quelque vanité, la préférence donnée à une demeure un
peu mélancolique, dans une rue un peu séparée, révèle plutôt un certain
quant à soi, et comme une peur des succès de société. Et puis, si Mme de
Tillières ne s'était pas étudiée de toutes façons à défendre son
intimité, aurait-elle résolu l'invraisemblable problème de rester veuve
à vingt ans et de passer les dix années qui suivirent ce veuvage, à
Paris, libre, riche et délicieuse, sans presque faire répéter son nom?

S'il est donc naturel que les indifférents aient déjà oublié cette femme
très peu semblable aux élégantes de cette fin de siècle, en revanche,
ses quelques amis,--oh! pas nombreux,--s'intéressaient dès lors à elle
avec un fanatisme que le temps n'a pas diminué. Aux curieux qui
s'étonnaient qu'une aussi jolie personne consumât ses jeunes années dans
cette sorte de pénombre, ces amis répondaient invariablement par cette
phrase: «Elle a tant souffert!» et chacun la prononçait sur un ton qui
indiquait des confidences trop délicates, trop sincères pour être
redites. La tragédie qui avait rendu Juliette veuve justifiait trop
cette explication de son caractère. Le marquis Roger de Tillières, son
mari, un des plus brillants capitaines de l'état-major, avait été tué en
juillet 1870, à côté du général Douay, et par une des premières balles
tirées dans cette déplorable campagne. Cette nouvelle annoncée sans
ménagements à la marquise, alors enceinte de sept mois, avait provoqué
chez elle une crise affreuse, et elle s'était réveillée mère, avant le
terme, d'un enfant qui n'avait pas vécu trois semaines. C'était,
n'est-ce pas, de quoi demeurer à jamais brisée. Mais si terribles ou si
étranges qu'ils soient, les événements de notre vie ne créent rien en
nous. Tout au plus exaltent-ils ou dépriment-ils nos facultés innées.
Même heureuse et comblée, Mme de Tillières eût toujours été cette
créature d'effacement, de demi-teinte, d'étroit foyer, presque de
réclusion. Quand ce goût de se tenir à l'écart n'est pas joué, il
suppose une délicatesse un peu souffrante du coeur chez des femmes aussi
bien nées que Juliette, aussi belles, aussi riches,--elle et sa mère
possédaient plus de cent vingt mille francs de rente,--et par conséquent
aussi vite emportées dans le tourbillon. Ces femmes-là ont dû sentir,
dès leurs premiers pas, ce que la grande vie mondaine comporte de
banalités, de mensonge et aussi de brutalités voilées. Un instinct a été
froissé en elles, tout de suite, qui les a fait se replier; elles
réfléchissent, elles s'affinent, et elles deviennent par réaction de
véritables artistes en intimité. Ce leur est un besoin que toutes les
choses dans leur existence, depuis leur ameublement et leur toilette
jusqu'à leurs amitiés et leurs amours, soient distinguées, rares,
spéciales, individuelles. Elles s'efforcent de se soustraire à la mode
ou de ne s'y soumettre qu'en l'interprétant. Elles vivent beaucoup chez
elles et s'arrangent pour que ce soit comme une faveur d'y être reçu.
Comment s'y prennent-elles? C'est leur secret. Elles arrivent aussi, en
se faisant désirer, à ce que leur présence dans un salon soit une autre
faveur. Ce gentil manège ne va pas pour elles sans quelque danger, celui
d'abord d'attacher une importance excessive à leur personne, et celui,
en pensant trop à leurs sentiments, de développer dans leur âme des
maladies d'artifice et de complication. Mais le commerce de ces femmes
offre d'infinis attraits. Ne suppose-t-il pas un choix qui, par lui
seul, est une constante flatterie pour l'amour-propre de leurs amis?
Puis il abonde en menues attentions, en gâteries quotidiennes.
Connaissant par son détail le caractère de tous ceux qui les approchent,
leur tact vous épargne le froissement même le plus léger. Elles sont,
quand on a vécu dans leur sphère d'affection, indispensables et
irremplaçables. Elles laissent derrière elles, quand elles ont disparu,
un souvenir aussi profond qu'il est peu étendu, et telle fut la destinée
de Juliette. Encore aujourd'hui, si vous rencontrez les plus fidèles
d'entre les habitués du petit salon de la rue Matignon, le peintre Félix
Miraut, le général de Jardes, M. d'Avançon, l'ancien diplomate, M.
Ludovic Accragne, l'ancien préfet, racontez-leur, pour voir, quelque
anecdote qui prête aux commentaires; s'ils sont en confiance, la
causerie ne s'achèvera pas sans qu'ils vous aient dit:

--«Si vous aviez connu Mme de Tillières...»

Ou bien:

--«Voilà des gens que l'on était sûr de ne pas rencontrer chez Mme de
Tillières...»

Ou bien:

--«Je n'ai vu que Mme de Tillières qui...;» mais n'insistez pas, sinon
vous les verrez prendre une physionomie d'initiés et revenir à la
matière habituelle de leur entretien: Miraut à son dernier tableau de
fleurs; de Jardes à son nouveau projet d'armement; d'Avançon à sa
mission secrète en Italie, après Sadowa; Ludovic Accragne à l'oeuvre de
l'hospitalité de nuit dont il est un agent très actif. Il semble qu'ils
aient pris, à l'école de leur amie d'autrefois, ce goût de discrétion
que les femmes de cette nature exigent chez leurs dévots. D'ailleurs, le
peintre avec son langage trop concret, trop imagé, le général avec sa
parole technique, le diplomate avec la politesse de ses formules, et
l'ex-fonctionnaire avec la raideur administrative des siennes,
seraient-ils capables de vous traduire cette chose exquise qui est le
charme et que Mme de Tillières possédait à un degré unique? Le charme!
Une femme seule, quand elle en a beaucoup aimé une autre,--cela se
trouve,--peut faire revivre dans quelque confidence à mi-voix ce rien de
mystérieux, cette magie de grâce qu'enveloppe ce mot par lui-même
indéfinissable. Pour évoquer Mme de Tillières, dans ce qui fut
l'innocente et durable sorcellerie de sa séduction, c'est à Mme de
Candale qu'il faut s'adresser, quand elle consent à en parler, ce qui
n'arrive guère, car cette pauvre Sainte redoute souvent ce souvenir
comme un remords. Il nous est si difficile, quand la fibre du scrupule
tressaille en nous, de ne pas nous considérer un peu comme la cause des
malheurs dont nous avons été l'occasion, et que de fois la fine comtesse
s'est revue en pensée sonnant à la porte de «son amie» par cette
après-midi claire de mars, et chaque fois c'est pour songer:--«Si
pourtant nous ne nous étions pas parlé ce jour-là! Si je n'étais pas
venue rue Matignon!» Faut-il appeler hasard, faut-il appeler destinée ce
jeu continuel et inattendu des événements les uns sur les autres, qui
veut que tout le malheur ou tout le bonheur d'un être dépende parfois du
glissement d'un cheval sur le pavé, de la maladresse d'un cocher, du
bris d'un brancard de voiture et d'une visite qui en est résultée?

                   *       *       *       *       *

Hasard, destinée ou providence, il est certain que Mme de Candale ne
remuait ni ces idées-là, ni aucun pressentiment douloureux sous la
capote mauve qui coiffait si coquettement sa tête blonde, lorsque le
valet de pied l'introduisit à travers le grand salon d'abord, puis dans
l'autre, le plus petit, où Juliette se tenait comme à l'ordinaire. Cette
dernière écrivait, assise à un étroit bureau placé à l'abri d'un
paravent bas et dans l'angle de la porte-fenêtre, si bien qu'il lui
suffisait de lever les yeux pour voir le jardin. Les arbres, par ce
clair jour bleu du premier printemps, poussaient déjà leurs bourgeons
lilas à la pointe de leurs branches encore noires. Le vert gazon perçait
la terre brune de ses brins rares et courts, et, comme un simple mur
revêtu de lierre séparait le jardinet de deux jardins plus vastes,
développés eux-mêmes jusqu'à la rue du Cirque, c'était presque sur un
fond de parc défeuillé que se détachait son joli visage, lorsque, ayant
aperçu Mme de Candale, elle se leva pour la prendre dans ses bras avec
un petit cri de joyeuse surprise.

--«Regarde,» disait-elle, «je suis habillée. J'attends ma voiture.
J'allais passer chez toi pour avoir de tes nouvelles...»

--«Et tu ne m'aurais pas trouvée,» répondit la comtesse, «et puis il n'y
aurait eu personne pour te raconter que, telle que tu me vois, tu as
peut-être failli ne plus me voir jamais.»

--«Quelle folie!»

--«Mais c'est que je viens d'échapper tout simplement à un gros danger.»

--«Tu me fais peur...»

Et Gabrielle de commencer le récit,--légèrement romancé, comme tous les
récits de femme,--de son accident de voiture, tandis que Juliette
l'écoutait en ponctuant ce discours de légères exclamations. C'était
bien le plus doux nid pour un intime entretien d'amies, et d'amies
vraies comme ces deux-là, que cette pièce attiédie toute la matinée par
le soleil de mars et réchauffée maintenant par la flamme paisible d'un
feu nourri de longues et larges bûches. Vous y auriez cherché en vain le
fouillis d'étoffes et de bibelots un peu disparates habituel aux
Parisiennes d'aujourd'hui. Par une spirituelle fantaisie d'aristocratie,
la marquise avait tout simplement transporté rue Matignon l'ameublement
d'un des boudoirs de Nançay, en sorte que les moindres détails, dans ce
petit salon, révélaient le goût du temps de Louis XVI,--époque où le
château a été restauré par l'aïeul de Mme de Tillières, Charles de
Nançay, le protecteur de Rivarol. Les teintes blanches et un peu neutres
de ces bois gracieusement ouvrés, les nuances bleues des étoffes
vieillies s'harmonisaient avec les quelques portraits anciens appendus
aux murs dans leurs cadres dédorés. Juliette avait-elle eu l'intuition
que ce décor d'il y a cent ans convenait mieux qu'un autre au caractère
particulier de sa beauté? Il est certain qu'avec un nuage de poudre sur
ses cheveux blonds,--d'un blond aussi cendré que le blond des cheveux de
Gabrielle était doré,--avec une mouche au coin de sa bouche fine, avec
du rouge à sa joue rosée, avec des mules hautes à ses pieds si minces et
une robe à la Marie-Antoinette autour de sa souple taille, elle eût paru
la contemporaine de la célèbre marquise Laure de Nançay, dont le
portrait faisait, sur la cheminée, pendant à celui du marquis Charles.
Et même sans mouches ni poudre, sans rouge et sans mules, elle
ressemblait, d'une ressemblance presque inquiétante, à cette
arrière-grand'mère, si indignement récompensée de la plus romanesque
passion,--dans un temps qui ne l'était guère,--par un passage affreux
des mémoires de Tilly! Chez Juliette comme chez cette jolie ancêtre,
l'air gracieux, enfantin, presque d'un Saxe trop fragile, était corrigé
par l'expression profonde du regard et le pli triste du sourire. Un
détail de physionomie achevait de transformer chez Mme de Tillières en
charme rêveur la joliesse un peu mignarde du XVIIIe siècle. Dans les
instants où elle était émue sans vouloir le paraître, la dilatation
soudaine de la pupille, jusqu'à faire paraître noirs ses beaux yeux d'un
bleu sombre et tendre, donnait la sensation d'une nervosité maladive,
contenue par la volonté la plus ferme. Ce visage, où il y avait à la
fois tant de noblesse de race et tant de passion renfermée, présentait
un contraste singulier avec le visage de Mme de Candale, aussi
délicatement patricien, aussi affiné par une hérédité séculaire, mais
tout en énergie et en action. La comtesse, qui vit comme hypnotisée par
son culte pour le terrible maréchal de Candale, l'ami de Montluc et son
rival en massacres, eût été, au siècle des luttes religieuses, une de
ces rudes guerrières dont L'Estoile raconte les audaces cruelles, et,
plus près de nous, une chouanne, une de ces amazones de la Vendée et du
Cotentin qui firent le coup de feu le long des routes, braves comme les
plus braves de leurs compagnons. La marquise de Tillières, toute
tendresse et toute douceur, faisait songer à ces héroïnes de la vie
amoureuse dont l'histoire a incarné le type dans la touchante figure
d'une La Vallière ou d'une Aïssé. L'une était un Van Dyck descendu de sa
toile par la vertu de l'atavisme, et l'autre un pastel de jadis comme
animé par un mystérieux enchantement. Mais si aux analogies extérieures
correspondait une analogie morale, s'il y avait en effet, chez l'une,
des frémissements secrets d'héroïsme, et chez l'autre des abîmes voilés
de passion, cela, leur causerie sur ce coin de canapé n'aurait pu
l'apprendre au plus subtil des écouteurs: car, aussitôt le récit de
l'accident terminé, ce Van Dyck habillé par Worth et ce pastel paré par
Doucet avaient commencé de se raconter leur semaine, et c'était
simplement le papotage de deux amies qui, tour à tour, parlent chiffons,
visites ou soirées, qui potinent enfin,--pour employer le vilain mot
actuel qui sert à désigner ce jolis gazouillis d'oiseaux
moqueurs,--jusqu'à cette phrase inévitable prononcée par la comtesse:

--«Voyons, quand viens-tu dîner chez moi, pour causer vraiment? Veux-tu
demain?»

--«Demain? Non,» fit Mme de Tillières, «j'ai ma cousine de Nançay chez
moi. Veux-tu après-demain jeudi?»

--«Jeudi? jeudi? C'est moi qui ne suis pas libre, je dîne chez ma soeur
d'Arcole. Veux-tu vendredi?»

--«C'est une gageure,» reprit Juliette en riant, «je dîne chez les
d'Avançon. Imagine-toi qu'il faut que ce soit moi qui mette la paix dans
le ménage de mon adorateur. Seulement Mme d'Avançon se couche très tôt,
et si c'est ton jour de loge à l'Opéra et que tu n'aies personne...»

--«Personne... Cela, c'est parfait. Ne fais pas atteler, j'irai te
prendre à neuf heures chez les d'Avançon... Mais c'est loin, vendredi,
c'est très loin. J'ai une idée, si tu venais ce soir, tout simplement?»

--«Mais,» répondit Mme de Tillières, «regarde sur mon bureau, cette
lettre que je finissais quand tu es entrée... J'écrivais à Miraut qui me
demande un jour depuis très longtemps, et comme j'étais seule avec ma
mère...»

--«Tu n'enverras pas la lettre, voilà tout,» fit la comtesse, «et tu me
rendras service... C'est un peu une corvée, ce dîner... Toute la chasse
de Pont-sur-Yonne... Tu les connais, les chasseurs. Prosny, d'Artelles,
Mosé...»--Et, avec un mouvement d'hésitation:--«Enfin, un dernier que tu
n'auras peut-être pas envie de connaître, lui... Tu es tellement ce que
les Anglais appellent _particular_...»

--«Et les Français prude ou chipie,» interrompit Juliette en
recommençant à rire. «Et tout cela parce que je ne veux pas venir chez
toi les jours de cohue... Et quel est-il, ce mystérieux personnage que
je dois te défendre de me présenter?...»

--«Oh! pas bien mystérieux,» reprit Gabrielle; «c'est Raymond Casal.»

--«Celui de Mme de Corcieux?» interrogea Juliette; et sur un geste
affirmatif de la comtesse:--«Le fait est,» ajouta-t-elle avec malice,
«que le sévère Poyanne désapprouvera... Je n'échapperai pas à la phrase:
«Pourquoi Mme de Candale reçoit-elle des hommes comme celui-là?»

Sans doute l'ami dont Mme de Tillières raillait gaiement la surveillance
un peu ombrageuse n'était pas en grande faveur auprès de la comtesse,
car cette dernière eut dans les yeux un petit éclair de joie mauvaise à
cette moquerie, et, comme encouragée, elle reprit:

--«D'abord, tu lui diras que c'est l'ami de mon mari bien plus que le
mien. Et puis, veux-tu que je te parle franchement? Casal, n'est-ce pas,
cela signifie pour toi, pour Poyanne, pour n'importe qui, un mauvais
sujet qui ne fréquente les femmes que pour les perdre, un fat qui a
compromis Mme de Hacqueville, Mme Ethorel, Mme de Corcieux et mille et
trois autres, un joueur qui a tenu au cercle des parties extravagantes,
un brutal qui ne se lève de la table de jeu que pour monter à cheval,
faire des armes, chasser et finir la nuit, _drunk as a lord_? Le voilà,
ton Casal et celui de ton Poyanne...»

--«Mon Casal!» interrompit Juliette, «je ne le connais pas, et mon
Poyanne,--cela, non, je ne veux pas être responsable des antipathies de
mes amis, sois juste.»

--«Mais si, mais si, ton Poyanne,» insista la comtesse. «Voyons, s'il
était veuf au lieu d'être simplement séparé, et si sa coquine de femme
lui faisait la surprise de mourir à Florence, où elle mène une vie?...»

--«Eh bien! achève,» dit Mme de Tillières.

--«J'ai toujours eu l'idée que tu serais capable de l'épouser, et lui,
je parierais qu'il y pense, car il monte déjà la garde autour de toi
comme autour d'une fiancée.»

--«D'abord je ne crois pas du tout qu'il nourrisse de si ténébreux
projets,» fit Juliette en riant de plus belle, «et puis je ne sais pas
ce que je répondrais si le cas se présentait, et enfin une fiancée de
vingt-neuf ans et huit mois peut se permettre d'affronter les séductions
d'un viveur très fat, très joueur, un peu jockey, un peu maître d'armes,
et très ivrogne, car voilà le portrait peu flatté de ton convive...»

--«Tu m'as justement coupé la parole quand j'allais te dire que cette
légende-là ne ressemble pas plus au véritable Casal que le Napoléon III
des _Châtiments_ à notre pauvre empereur... Fat! Est-ce sa faute s'il
est tombé sur trois ou quatre folles qui l'ont affiché? Tu as beau rire.
Oui, qui l'ont affiché! Pauline de Corcieux, c'en était à ne plus la
recevoir. Et après leur rupture, qui est allé crier du mal de l'autre à
tous les échos? Elle, ou lui? Ce dont je suis sûre, moi, qui me pique
d'être une très honnête femme, c'est que jamais, entends-tu, jamais il
ne m'a dit un mot qu'il ne devait pas me dire. Et intelligent,
intéressant, tout plein des souvenirs de ses grands voyages! L'Orient,
les Indes, la Chine, le Japon; il a couru le monde entier. Viveur?
Joueur? Il était un peu plus riche que ces messieurs, il a eu plus de
chevaux, perdu plus d'argent. Voilà bien de quoi s'indigner. C'est
possible qu'il ait la manie de l'escrime. Mais il n'en parle pas, et je
n'ai jamais entendu raconter qu'il ait abusé de sa force à l'épée. C'est
possible aussi qu'il boive, mais il a eu le bon goût de venir toujours
chez moi parfaitement maître de lui... Sais-tu ce que c'est que ce
garçon? Un enfant gâté à qui la vie a été trop facile, mais qui a gardé
un tas de charmantes qualités. Et beau avec cela! Mais tu l'as vu?...»

--«Je crois qu'on me l'a montré une fois à l'Opéra,» dit Juliette, «un
grand, avec des cheveux noirs et une barbe blonde.»

--«Il y a longtemps alors,» reprit Gabrielle. «Il ne porte plus que la
moustache. Comme c'est drôle, la vie de Paris! Vous avez dû vous
rencontrer cent fois.»

--«Je sors si peu,» dit Juliette, «et d'ailleurs, avec mes distractions,
je ne reconnais jamais personne.»

--«Enfin, sortiras-tu ce soir pour venir voir le beau Casal, oui ou
non?»

--«Oui. Mais comme tu en parles! Comme tu te montes! Si je ne te
connaissais pas?...»

--«Tu dirais que je suis amoureuse de lui, n'est-ce pas? Que veux-tu?
J'ai du sang de bataille dans les veines, et l'horreur des injustices du
monde... Et puis ne va pas me dénoncer à Poyanne?»

--«Ah! encore Poyanne,» fit Juliette en haussant ses fines épaules.

--«Mais oui,» reprit la comtesse en secouant la tête, «Quand il n'est
pas là, tout va bien. Et puis, il te parle, et j'ai toujours remarqué
comme un mot de lui t'influence. Mais on entre... Cette fois, c'est la
voiture...»

Entendez-vous d'ici le papotage de l'adieu qui répète celui de
l'arrivée, aussitôt que le domestique annonce en effet que la voiture de
la comtesse est avancée, les «déjà,» les «mais tu ne fais que
d'arriver,» les «à ce soir, ma douce,» et puis des baisers, et puis des
rires autour du nom de Casal prononcé de nouveau, et puis le silence à
peine souligné par le va-et-vient de la pendule et le craquement du feu,
quand Mme de Candale est partie? Juliette, restée seule, s'assit à sa
table, et après avoir déchiré le petit billet destiné à Miraut, elle
prit dans le casier à enveloppes une dépêche bleue pour un nouveau
billet qui devait être plus difficile à écrire, car elle tourna et
retourna longtemps le porte-plume entre ses doigts minces, tout en
regardant le jardin, maintenant plus mélancolique sous le ciel foncé
joliment, et voici les lignes qu'elle se décida enfin à tracer:

                   *       *       *       *       *

«Mon ami,

«Ne venez pas ce soir avant onze heures. Gabrielle sort d'ici. Je ne
l'avais pas vue depuis dix jours et j'ai dû accepter de dîner chez elle
ce soir. Ce ne serait pas amical de la quitter tout de suite après. Ne
me boudez pas si je remets de deux heures à vous écouter me dire ce qui
s'est passé à la Chambre aujourd'hui et comment vous avez parlé. Ne
m'arrivez pas avec vos yeux déçus où je lis un reproche pour ce que vous
appelez--si faussement--mon côté mondain. Vous savez trop ce que c'est
que le monde pour moi sans vous,--sans toi, et comme je voudrais avoir
le droit d'y proclamer à tous ce que tu es pour ton amie.

«JULIETTE.»

                   *       *       *       *       *

Puis sur la place réservée à l'adresse, quand elle eut fermé cette
dépêche, elle écrivit le nom d'un orateur de la Droite bien connu à
cette époque, et qui avait joué à Versailles un rôle assez analogue à
celui que M. de Mun occupe très noblement aujourd'hui. Et ce nom n'était
autre que celui du comte Henry de Poyanne,--ce qui prouve que les amies
les plus intimes ne se font jamais que des moitiés de confidences. Car
si Mme de Candale soupçonnait, comme on a vu, les sentiments de Poyanne
pour Mme de Tillières, elle était à mille lieues de croire que ces
sentiments fussent partagés, et qu'une liaison d'amant à maîtresse unît
ces deux êtres. Les très honnêtes femmes,--et quoique Gabrielle le dît
un peu trop, elle en était une,--ont de ces naïvetés qui prouvent leur
absolue droiture. Et que d'autres petites choses il racontait entre les
lignes, ce gentil billet bleu! Si Juliette l'avait relu sincèrement au
lieu de le clore tout de suite, elle se serait rendu compte que les
grâces de ces coquettes phrases, le «tu» subit et les caresses de la fin
cachaient--ou compensaient--une perfidie? Non. Mais une légère
infidélité tout de même. N'en est-ce pas une, pour une maîtresse, que de
faire une action dont elle sait d'avance que son amant en sera peiné, et
Poyanne, qui parlait, ce jour-là, dans une séance importante de la
Chambre, ne serait-il pas froissé, quand il saurait que Juliette,
pouvant le voir dès huit heures, et après avoir manqué à cette séance
sous un prétexte frivole, avait encore reculé cette entrevue pour dîner
avec quelqu'un qu'il n'aimait pas? Elle n'avait pas dit à Gabrielle que
plusieurs fois, et à l'occasion de Mme de Corcieux dont il connaissait
le mari, Poyanne avait jugé Casal très durement. Si elle l'avait relu
une seconde fois, ce gracieux billet, la jolie veuve se serait peut-être
demandé encore pourquoi, liée comme elle l'était dans la vie et pour
toujours,--puisqu'ils avaient échangé, elle et Poyanne, une promesse
secrète de mariage,--elle venait d'éprouver, à écouter Gabrielle, une
espèce de curiosité singulière pour ce Casal si antipathique à son futur
mari. Elle en aurait peut-être conclu, si elle avait été tout à fait
vraie avec elle-même, que, dans son sentiment pour Poyanne, un peu de
lassitude commençait de s'insinuer, et d'un peu de lassitude à beaucoup
d'ennui le passage est si rapide, aussi rapide que d'un peu de curiosité
à beaucoup de coquetterie... Mais pouvons-nous jamais démêler l'écheveau
des mille fils qui se croisent dans notre pensée derrière les phrases de
nos lettres quand nous écrivons à quelqu'un qui nous tient de très près
au coeur? Il en est du sens secret des billets d'amour comme des
événements tragiques auxquels nous prenons part, et quand Juliette, une
demi-heure plus tard, fit arrêter sa voiture devant le bureau de poste
de la rue Montaigne, pour glisser elle-même sa dépêche dans la boîte,
elle ne soupçonnait pas plus ce que signifiait, au fond, tout au fond,
sa gracieuse prose, que Mme de Candale ne soupçonnait la funeste
importance que son invitation improvisée allait prendre dans l'existence
de sa plus chère amie.




II

L'INCONNU


Madame de Tillières avait l'habitude, lorsqu'elle ne dînait pas à la
maison, de faire sa toilette bien à l'avance, afin d'assister au repas
de sa mère, si elle ne pouvait le partager. Mme de Nançay conservait, de
ses trente ans de province, le principe de se mettre à table sur le coup
de sept heures moins un quart, très exactement. Cette salle à manger du
premier étage, où il ne pouvait pas plus de dix personnes, était commune
aux deux femmes. Cette mère qui adorait sa fille, pour sa fille et non
pour elle-même,--sentiment rare chez les mères comme chez les
filles,--s'était appliquée à organiser leur intérieur de façon que leurs
deux existences se côtoyassent sans se mêler. Elle avait son étage, son
salon, ses domestiques, sa distribution de journée
indépendante;--toujours levée à six heures, été comme hiver, pour la
messe d'un couvent voisin, couchée à neuf, et ne descendant guère au
rez-de-chaussée. Elle voulait que Juliette fût à la fois libre comme si
elle vivait seule, et protégée. Dans l'excès de son abnégation, elle se
reprochait d'accepter la gâterie que lui faisait Mme de Tillières, avant
chacune de ses sorties. Elle l'acceptait pourtant, car elle comprenait
qu'en dehors de ces conditions-là, Juliette, qui ne sortait déjà pas
beaucoup, ne sortirait plus jamais. Et puis, ce lui était un charme si
doux de contempler sa fille dans la primeur de sa parure! Elles
passaient là quelquefois, toutes les deux, des minutes d'une si tendre
intimité! Il était rare que quelqu'un s'y trouvât en tiers. Dans les
premiers temps où Poyanne faisait la cour à Juliette, il inventait sans
cesse des prétextes pour venir caresser ses yeux à ce délicat tableau:
cette jeune femme en grande toilette servant cette mère toujours en
deuil, dans cette salle à manger silencieuse, à la lueur paisible de
deux grandes lampes de style Empire juchées sur leurs hautes colonnes.
Depuis que ses rapports avec Mme de Tillières avaient changé, il
éprouvait comme une pudeur d'affronter les regards de Mme de Nançay. Cet
homme de tribune, renommé pour son sang-froid au milieu d'assemblées
hostiles, se sentait, dans cette présence vénérée, en proie à ces
appréhensions angoissées qu'un secret coupable inflige aux âmes très
droites. Il redoutait ces clairs yeux bleus, trop intelligents,--des
yeux de vieille femme à demi sourde,--seule jeunesse de ce pâle visage
flétri. Quoiqu'elle eût soixante ans à peine, Mme de Nançay en
paraissait plus de soixante et dix, tant ses propres chagrins et ceux de
sa fille avaient empoisonné chez elle les sources de la vie. Elle avait
perdu, coup sur coup, son mari et ses deux fils dans l'année même qui
avait précédé le tragique veuvage de Juliette. Cette mère douloureuse,
et qui, visiblement, habitait en pensée avec ses chers morts, se
ranimait d'une joie émue lorsqu'elle tenait ainsi sa dernière enfant
auprès d'elle, parée, souriante et caressante, comme dans la demi-heure
qui précéda le départ pour le dîner chez Mme de Candale. Ce soir-là,
Juliette portait une robe de dentelle noire sur une jupe de moire rose,
avec des noeuds de la même nuance. Dans ses cheveux cendrés et à ses
fines oreilles luisaient des perles. Son corsage à peine échancré
laissait voir la naissance de sa gorge et de ses souples épaules, tout
en dégageant l'attache ferme de son cou et dessinant la sveltesse de son
buste. Ainsi vêtue, elle avait en elle les grâces mêlées d'une jeune
femme et d'une jeune fille. Ses bras à demi nus allaient et venaient, et
ses belles mains, chargées de bagues, s'occupaient sans cesse à rendre
quelque menu service à la vieille mère, lui versant à boire, ou bien lui
préparant son pain, choisissant un fruit pour le partager. En
s'acquittant de ces soins délicats, ses yeux bleus brillaient dans son
teint de blonde, plus rosé que d'ordinaire. Un sourire plus gai plissait
sa bouche au coin de laquelle une fossette se creusait à droite. Enfin
elle avait son air des jours contents. Sa mère considérait avec bonheur
cette expression joyeuse de physionomie. Elle savait du premier regard
si sa Juliette se préparait à subir une corvée ou à s'amuser
véritablement, et cet amusement lui représentait, avec une reprise de
goût pour le monde, les chances d'un nouveau mariage pour cette fille
qu'elle appréhendait de laisser seule bientôt; et voici qu'après s'être
tue quelques minutes, elle lui dit, avec la voix claire et haute des
sourds, en approchant de son oreille sa main un peu tremblante, pour
mieux saisir la réponse:

--«J'ai presque envie d'être jalouse de Gabrielle, tant on voit que cela
t'amuse d'aller chez elle. Et qui doit-il y avoir encore?»

--«Très peu de monde,» répondit Mme de Tillières, qui se sentit rougir.
«Des chasseurs de la société de chasse de Candale. C'est pour lui tenir
compagnie qu'elle m'a invitée...»

--«C'est pourtant l'exemple de ce ménage-là qui t'empêche de te
remarier,» dit Mme de Nançay en secouant la tête et ajoutant avec
mélancolie: «Pauvre petite femme! et si courageuse, et avec cela pas
d'enfants.»

--«Oui,» répondit Juliette, «si courageuse,»--et l'éclat de ses yeux se
ternit une minute à la pensée du malheur secret qui rongeait la vie de
son amie. Louis de Candale, encore garçon, était l'amant d'une Mme
Bernard, la femme d'un riche industriel, dont il avait un fils. Presque
aussitôt après son mariage, cette liaison avait repris, quasi publique,
et supportée depuis dix ans par la comtesse avec une fière résignation
qu'un simple détail expliquera: toute la fortune lui appartenait et la
noble femme ne voulait pas que le dernier des Candale en fût réduit à
vivre d'une pension mendiée à une épouse outragée. Et puis elle espérait
toujours, elle aussi, un fils de ce nom auquel elle avait voué le plus
romanesque des cultes. Enfin elle aimait son mari malgré tout. Mme de
Tillières connaissait cette triste histoire, par les confidences de
Gabrielle, et trop intimement pour n'en point partager toutes les
amertumes. Elle ajouta, complétant la phrase de sa mère:--«Ah! je ne
crois pas que j'aurais jamais cette patience.»

--«Allons!» reprit Mme de Nançay, «j'ai eu tort de te rappeler ces
tristes choses. Te voilà comme je ne t'aime pas, toute sombre. Donne-moi
ton sourire avant de me quitter et sois gaie, comme tout à l'heure.
J'étais si heureuse. Voilà au moins six mois que je ne t'avais pas vu
ces yeux-là.»

--«Chère maman,» songeait Juliette un quart d'heure plus tard, tandis
que son coupé l'emmenait vers la rue de Tilsitt, où habitaient les
Candale,--«comme elle m'aime! Et comme elle connaît mes yeux, comme elle
sait y lire! C'est pourtant vrai que ce dîner chez Gabrielle m'amuse
comme une enfant? Pourquoi?»

Oui, pourquoi?--Cette question, qu'elle ne s'était posée ni après
l'entretien avec son amie, ni après avoir écrit la lettre à Henry de
Poyanne, s'empara d'elle tout d'un coup à la suite de la remarque de sa
mère et dès qu'elle fut assise dans l'angle de la voiture. C'est la
place où les femmes réfléchissent le plus profondément, parce que c'est
la place où elles se sentent le plus isolées, le plus défendues contre
la vie qui frémit autour d'elles. Dix minutes ainsi passées,--les dix
minutes qui séparent la rue Matignon de la rue de Tilsitt,--avaient
suffi bien souvent à Mme de Tillières pour analyser par le menu tous les
petits faits observés dans une soirée. Mais, cette fois, il lui aurait
fallu des heures et des heures pour décomposer le travail accompli dans
sa tête depuis sa conversation avec Gabrielle, et, quoique cette
silencieuse fût habituée à voir très clair en elle-même, elle devait
nécessairement se tromper sur la nature de ce travail.

Le petit germe de curiosité déposé d'abord en elle par le nom de Casal
avait, si l'on peut dire, fermenté dans sa rêverie. Toute l'après-midi,
et dans le va-et-vient machinal de ses courses, elle s'était laissée
penser à lui, accueillant, sans y prendre garde, les images qui
flottaient autour de ce nom. C'est ainsi que Mme de Corcieux lui était
apparue, telle qu'elle l'avait rencontrée à l'époque de la rupture avec
Casal, consternée de mélancolie et changée à ne pas la reconnaître. Il y
a, dans tout coeur de femme, une certaine quantité d'intérêt disponible,
au service d'un homme capable de se faire aimer ainsi, presque jusqu'à
la mort. Cet obscur intérêt s'était remué autrefois dans Mme de
Tillières, qui se souvint d'avoir éprouvé pour l'abandonnée une pitié
infinie et de s'être dès lors demandé: «Que peut bien avoir cet homme
pour qu'elle y tienne jusqu'à s'en déshonorer?...» Casal possédait
encore, pour exciter cette curiosité singulière chez Mme de Tillières,
ce pouvoir de séduction qu'exercent les libertins professionnels sur
beaucoup d'honnêtes femmes. Or Juliette, ayant pris un amant, comme elle
avait fait, pour des raisons toutes morales, avait su garder toutes les
délicatesses d'une honnête femme, même dans l'irrégularité d'une
situation qu'elle et Poyanne considéraient d'ailleurs comme un mariage.
Cette fascination projetée, si l'on peut dire, par les Don Juan sur les
Elvire,--pour rappeler le symbole immortel qu'en a donné Molière,--a été
bien souvent signalée et aussi souvent déplorée. Elle demeure un
problème encore insoluble. Quelques-uns veulent y voir le pendant
féminin de cette folie masculine qu'un misanthrope humoriste a nommée le
_rédemptorisme_, le désir de racheter les courtisanes par l'amour.
D'autres y diagnostiquent une simple vanité. En se faisant adorer par un
libertin, une honnête femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur
d'innombrables rivales et de celles que sa vertu lui rend le plus
haïssables? Peut-être tiendrions-nous le mot de cette énigme, en
admettant qu'il existe comme une loi de saturation du coeur. Nous
n'avons qu'une capacité limitée de recevoir des impressions d'un certain
ordre. Cette capacité une fois comblée, c'est en nous une impuissance
d'admettre des impressions identiques et un irrésistible besoin
d'impressions contraires. Un petit fait corrobore cette hypothèse: cet
attrait du libertin ne commence, chez les honnêtes femmes, que vers la
trentième année et lorsque la vie vertueuse leur a donné tout ce qu'elle
comporte de joies un peu sévères. Sans doute, Mme de Tillières, quand
elle arrivait à Paris, au lendemain de la guerre, jeune veuve enivrée de
douleur et de fierté, eût éprouvé une antipathie immédiate pour cette
personnalité de Casal, qui la préoccupait davantage de minute en minute,
depuis quelques heures. À travers tous les va-et-vient de sa pensée,
elle cristallisait, suivant la spirituelle expression mise à la mode par
Beyle, et sans s'en douter, pour cet homme avec qui elle allait passer
la soirée. Elle se crut sincère en répondant au «pourquoi» qu'elle
s'était formulé assez courageusement: «Je suis curieuse de connaître
quelqu'un dont Gabrielle fait tant de cas malgré sa réputation, voilà
tout...» Et elle ajouta, pour se justifier de ce qu'elle sentait malgré
tout d'un peu malsain dans son élan secret vers cette rencontre: «C'est
toujours l'histoire du fruit défendu.» Dans tous les cas, malsain ou
non, cet élan fût demeuré invisible à l'observateur le plus subtil quand
elle descendit de sa voiture dans la cour de l'hôtel des Candale, tant
sa voix était calme et nette pour dire au cocher: «A onze heures moins
un quart...,» et tant son mystérieux visage exprimait de paisible
candeur à son entrée dans le hall où se trouvaient déjà réunis tous les
convives, et c'est à peine, lorsqu'on lui nomma celui pour lequel, en
définitive, elle avait accepté cette invitation, si elle parut prendre
garde à lui. Casal s'inclina de son côté avec une indifférence pareille,
si bien que Gabrielle, occupée à les guigner de l'oeil l'un et l'autre,
appréhenda, devant la froideur de son amie, un sermon de Poyanne. Elle
s'approcha de Juliette, et, tout bas:

--«Eh bien! comment le trouves-tu?» demanda-t-elle.

--«Mais,» fit Mme de Tillières en souriant, «je ne le trouve pas...
C'est un beau garçon comme il y en a tant.»

--«Je t'avais bien dit que ce n'est pas ton genre,» reprit Mme de
Candale. «Je t'avertis que je l'ai mis à table à côté de toi. Si cela
t'ennuie, il est encore temps de changer.»

--«A quoi bon?» répliqua Juliette en hochant gracieusement la tête.

Gabrielle n'insista pas davantage. Toutefois cet excès d'indifférence ne
lui parut guère naturel, et elle avait raison. Les deux femmes étaient
très amies. Mais ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié
entre hommes, c'est que cette dernière ne saurait aller sans une
confiance absolue, tandis que l'autre s'en passe. Une amie ne croit
jamais tout à fait ce que lui dit son amie, et cette continuelle
suspicion réciproque ne les empêche pas de s'aimer tendrement. En
réalité, aucun homme n'avait produit sur Mme de Tillières, depuis
qu'elle retournait dans le monde, une impression comparable, par la
soudaineté de la secousse, à celle dont l'avait saisie, au premier
regard, l'ancien amant de Mme de Corcieux. L'extrême attente ayant comme
monté toutes les cordes de son âme, elle était préparée à sentir, avec
une vivacité inaccoutumée, ou le chagrin de la déception ou le plaisir
de rencontrer un être à la hauteur de sa curiosité. Or, Casal avait,
dans son aspect, de quoi frapper fortement une imagination un peu
romanesque, même sans ce travail d'esprit préliminaire.

Ce jeune homme réalisait pleinement ce contraste énigmatique entre sa
réputation et sa personne, sur lequel Mme de Candale avait tant insisté
qu'elle en avait vaguement monté la tête à Juliette. Il n'était à aucun
degré le «beau garçon comme il y en a tant» dont cette dernière avait
parlé avec une dédaigneuse hypocrisie, et il ne ressemblait pas
davantage à l'image déplaisante qu'elle en avait gardée pour l'avoir
aperçu autrefois, accoudé sur la balustrade de velours d'une loge de
cercle, avec une espèce de morne insolence. Il y a un âge d'apogée, pour
toutes les physionomies, une époque unique où elles donnent la totale
intensité de leur expression. Pour certains hommes, musclés et bilieux
comme celui-là, cette période coïncide avec celle de la seconde
jeunesse. Casal avait trente-sept ans. Les fatigues de la vie de plaisir
qui épuisent les lymphatiques, congestionnent les sanguins et détraquent
les nerveux, ces exorbitantes et multiples fatigues du jour et de la
nuit, l'avaient, lui, affiné et comme spiritualisé. Elles s'étaient
imprimées sur son visage en traces qui jouaient la pensée, en stigmates
qui faisaient croire à une intime et noble mélancolie. Le teint offrait
ce caractère, qui ne s'acquiert pas, d'une chaude pâleur uniforme sur
laquelle ne sauraient mordre ni les excès des veilles passées au jeu, ni
les journées de chasse avec le coup de fouet de l'air. Les cheveux,
coupés ras et encore très noirs, poussaient leurs cinq pointes sur un
front carré, divisé en deux par la ligne de la volonté, et qui
commençait à s'agrandir vers les tempes. Il y avait de la rêverie,
semblait-il, sur ce front, comme il y avait de la tristesse dans les
rides des paupières, comme il y avait une finesse pénétrante dans les
prunelles d'un vert très clair et tirant sur le gris. Le nez droit et le
menton solide achevaient en vigueur ce masque un peu creusé, où la
sensualité de la bouche se dissimulait sous le voile d'une moustache
châtaine, presque blonde. Casal avait profité du prétexte d'un voyage
aux Indes pour changer sa coiffure et faire couper sa barbe où quelques
fils d'argent apparaissaient déjà. Ses joues ainsi dégarnies se
marquaient du pli un peu amer où se trahit le désenchantement de l'homme
qui a souri avec dégoût de trop de choses. C'était une figure à la fois
vieillie et jeune, énergique et alanguie, dont les traits excluaient
toute idée de vulgarité. Il devait paraître incroyable que cette
physionomie appartînt à un viveur professionnel, quoique le corps,
svelte dans sa robustesse, révélât l'habitude de l'exercice quotidien.
Casal, naturellement grand et fort, ne passait guère de jour, depuis sa
première jeunesse, sans se dépenser à quelque sport violent, escrime ou
paume, boxe ou cheval, chasse ou yachting. Sa mise, un peu trop soignée,
révélait le souci puéril, passé vingt-cinq ans, d'un prince de la mode.
Mais il semblait si peu y penser. Une si évidente habitude d'élégance
émanait de tout son être, qu'il avait l'air créé ainsi, comme un animal
de haute vie, fabriqué par la Nature pour s'habiller, pour exister de
cette manière-là, et non d'une autre. Le tout formait un ensemble à la
fois mâle et joli, très viril et vaguement efféminé, qui expliqua du
coup à Mme de Tillières pourquoi cet homme avait inspiré des passions
presque tragiques dans un monde de caprices et de frivolité; pourquoi
aussi les autres hommes, y compris Poyanne, nourrissaient contre lui
cette animosité particulière. Les femmes, qui nous connaissent beaucoup
mieux que nous ne l'imaginons, savent très bien que le succès d'un de
nos semblables auprès d'elles excite chez toute la corporation une envie
égale à la jalousie que leur inspirent les amours heureuses d'une
d'entre elles. Le simple extérieur de Casal devait infliger une
humiliation constante à la plupart de ceux qui se trouvaient en sa
présence, et, de toutes les vanités masculines, la vanité physique, pour
être la moins avouée, n'en est que plus passionnée et plus jalouse.

--«C'est positif qu'il ne ressemble pas aux autres.» Cette petite
phrase, qui contenait en germe toute une nouvelle fermentation d'idées,
Mme de Tillières se la prononçait mentalement, un quart d'heure plus
tard, et c'était le résultat d'un de ces examens où les femmes les plus
distraites excellent et qui vous dévisagent un nouveau venu en quelques
coups d'oeil lancés si vite. Elles savent comment vous avez les yeux et
les dents, les mains et les cheveux, vos gestes et vos tics, votre
humeur et votre éducation, avant que vous ne sachiez, vous, seulement,
si elles vous ont regardés. Le dîner avait été annoncé, et Candale avait
offert son bras à Juliette pour passer dans la salle à manger, celle du
premier étage et qui est réservée aux réceptions fermées. Quoique cette
petite salle ait été aménagée, au rebours de la grande, celle du
rez-de-chaussée, pour servir de cadre à des causeries d'intimité, un
détail y révèle tout le caractère de la comtesse, qui appartient à ce
que l'on pourrait appeler la section Champs-Élysées du faubourg
Saint-Germain, c'est-à-dire qu'au rebours des boudeurs et des boudeuses
des environs de la rue Saint-Guillaume, elle unit à la plus ancienne
noblesse le goût du «chic» et de l'élégance la plus récente, mais
certaines nuances ne permettent pas qu'on la confonde avec des femmes
simplement riches. Elle a fait tendre par exemple sur un panneau de
cette salle à manger une des dix tapisseries, encore intactes, princier
cadeau que le duc d'Albe offrit au vieux maréchal de Candale lors d'une
ambassade secrète de ce dernier auprès de lui. Il n'y a pas un coin de
cet hôtel, à la fois si moderne et si plein des reliques d'un passé
terrible, qui ne trahisse ainsi le culte étrange de la jeune femme pour
ce sanglant ancêtre. Cette tapisserie, en particulier, tissée à Bruges,
et qui représente une marche de lansquenets à travers un bois, piques
dressées, apparaît dans cette étroite pièce, avec l'inscription qui
rappelle l'illustre donataire, comme le signe d'un orgueil nobiliaire
très affecté. Peut-être, pour le goût d'autrefois, cela eût-il senti son
parvenu. Mais les femmes comme Gabrielle, qui veulent à la fois briller
comme leurs rivales de la finance et pourtant s'en distinguer, se
mettent volontiers à être fières de leur noblesse, comme si cette
noblesse datait de la veille. C'est une des mille formes du conflit
engagé depuis cent ans entre la vieille et la nouvelle France. Il arrive
à Mme de Candale de dire: «Quand on s'appelle comme nous...» avec le
même étalage de sa race que si elle n'était pas, en effet, une Candale
authentique, unie à un cousin aussi Candale qu'elle, ce qui ne l'empêche
pas d'avoir à sa table, comme ce soir,--à côté de sa soeur, la duchesse
d'Arcole, mariée au petit-fils d'un maréchal de Bonaparte,--le
petit-fils d'un célèbre banquier de Vienne, M. Alfred Mosé. Il est vrai
que les Mosé sont convertis depuis deux générations. Sur les trois
autres convives, un seul, le vicomte de Prosny, descendait d'une famille
qui, à la rigueur, pût traiter de pair, moins l'illustration, avec celle
du grand maréchal. Mais la baronnie du baron d'Artelles date du règne de
Louis-Philippe, tandis que Casal est le fils d'un industriel enrichi
dans les chemins de fer et sénateur d'après le Deux Décembre, comme
d'ailleurs le père de la comtesse elle-même. Telles sont les
inconséquences d'un temps où les prétentions les plus raides se heurtent
à d'irrésistibles nécessités de moeurs. Louis de Candale avait la
passion de la grande chasse, et, si considérable que fût la fortune de
sa femme, il lui fallait bien, pour satisfaire ce goût sans doute
héréditaire et entretenir les premiers tirés de France, accepter
quelques partners pris à son club. C'est ainsi que Mosé, dont l'unique
affaire était de mener la vie élégante, et qui avait réussi à forcer la
porte du Jockey par une diplomatie de dix années, se trouvait occuper
dans le budget de Pont-sur-Yonne une place trop importante pour n'être
pas traité en ami par son associé et la femme de cet associé. La
comtesse, trop vraiment chrétienne, trop intelligente et trop juste pour
donner dans le fanatisme anti-sémitique, affectait pourtant d'être très
hostile aux étrangers, afin de ne presque pas recevoir son ennemie Mme
Bernard, née Hurtrel, des Hurtrel de Bruxelles, et elle se tirait de
cette petite contradiction qui admettait Mosé parmi ses intimes, par des
phrases adroites, afin d'excuser cette exception en la soulignant. Elle
vantait ce camarade du comte pour sa discrétion, pour son ton
véritablement exquis, pour la générosité dont il donnait des preuves à
toutes les oeuvres de bienfaisance. Ces éloges étaient mérités. Car cet
homme blond, chauve à quarante-cinq ans, avec des yeux très fins dans un
mince visage exsangue, possédait au plus haut degré la suite dans la
voie adoptée qui demeure le secret du succès de cette forte race dont il
gardait le type malgré le baptême. Il tenait son rôle de gentleman avec
une irréprochable rigueur. Si pourtant un philosophe s'était rencontré
parmi les convives, n'aurait-il pas éprouvé une intense impression de
l'ironie inhérente aux choses à voir le descendant du peuple le plus
persécuté de l'histoire, assis sous une tapisserie donnée par un furieux
persécuteur à un autre persécuteur? Et c'eût été pour lui une ironie
encore de regarder Mme d'Arcole en train de manier de l'argenterie
anglaise devant une table toute servie à l'anglaise, quand le premier
duc d'Arcole s'était rendu célèbre par sa haine implacable contre le
peuple britannique et sa lettre de provocation à Hudson-Lowe. Mais les
philosophes ne vont guère dans le monde, et, quand ils y paraissent,
c'est pour noyer aussitôt leur philosophie dans une débauche de
snobisme. Il y a ainsi des dessous de contradictions absurdes à presque
toute réunion, ne fût-ce que de cinq ou de six personnes. Le plus sage
est de ne pas plus les scruter que ces personnes elles-mêmes. On eût
fort étonné Mosé, tandis qu'il dégustait la crème d'asperges du potage,
si on lui eût rappelé que le vieux Candale l'aurait probablement brûlé
de ses mains; comme on eût étonné d'Artelles, occupé à servir la
comtesse, sa voisine, en lui remémorant que son arrière-grand-père, à
lui, poussait la charrue dans les plaines de Beauce;--comme on eût
étonné Mme de Candale en lui démontrant que l'action d'avoir placé Casal
à côté de Juliette n'était pas absolument digne d'une très honnête
femme;--comme on eût étonné Juliette en lui affirmant que son
indifférence, de plus en plus marquée envers son voisin, dissimulait un
intérêt de plus en plus vif. Quant à Prosny, déjà occupé à déguster
l'amontillado du premier service avec une joie de connaisseur, et au
gourmand Candale qui se consolait de ne pouvoir inviter sa maîtresse par
l'excellence de sa propre table, ils étaient à l'abri de toutes les
surprises de la pensée, et Casal, lui, avait trop roulé de-ci de-là pour
s'étonner jamais de rien.

                   *       *       *       *       *

Le dîner avait naturellement commencé par des commentaires de toute
sorte sur l'accident de voiture dont Mme de Candale avait été la
victime; puis, comme des chasseurs déterminés, fussent-ils d'ailleurs
dans la morte saison, ne sauraient causer dix minutes sans que leur
passion favorite entre en jeu, la mésaventure de la comtesse servit
aussitôt de prétexte à des récits d'accidents de chasse, et de ces
accidents eux-mêmes la conversation passa vite à des discussions
d'armes. D'Artelles, avec sa rude figure de petit-fils de paysan, aimait
à faire le coup de fusil presque autant que Candale, mais d'une tout
autre manière. Par exemple, tandis que les rabatteurs poussaient devant
eux le gibier que les chasseurs guettaient dans une allée, il lui
arrivait souvent de leur fausser compagnie et de fouiller la plaine ou
le bois tout seul. Il y avait en lui du braconnier, tandis que le goût
véritable du comte Louis était uniquement la chasse à courre, la bête
forcée et la fête seigneuriale de la curée. Pour la centième fois, ils
se reprirent à discuter sur ces deux sortes de sport, puis à se
remémorer des chasses mémorables, et l'on entendit des phrases comme
celles-ci:

--«Vous rappelez-vous, d'Artelles,» disait Prosny, «cette chasse
étonnante avec les grands-ducs à la Croix-Saint-Joseph? Sur combien
d'oiseaux avons-nous tiré ce jour-là?...»

--«Trois mille,» répondait d'Artelles, «et voilà ma déveine: je n'avais
pas de poudre de bois!»

--«Félicitez-vous-en,» interrompit Mosé, «ça brise les fusils. L'autre
jour, nous chassions chez Taraval avec le petit La Môle, ses _Purdeys_
étaient en capilotade après.»

--«Quel tireur, ce La Môle!» s'écria Candale.

--«Comment pouvez-vous dire cela?» répliqua Prosny, «tout au plus un bon
premier second-fusil; voyons, vous qui connaissez Strabane!...»

--«Strabane! Strabane!» reprit d'Artelles, en hochant la tête.

--«Ah!» insista l'autre, «si vous l'aviez vu, comme nous, tuer six
grouses d'affilée, dans un même vol, deux à son affût, deux au coup du
roi, et deux par derrière...»

--«Parbleu!» dit Mosé, «tous les matins il s'exerce devant sa glace à
recevoir ses trois fusils sans désépauler et ses domestiques à les lui
passer...»

--«Alors il lui faut emmener deux hommes pour lui porter ses trois
armes... Et vous appelez ça chasser?...» reprit d'Artelles.

--«Dites donc, Candale,» interrogeait Prosny, «c'est toujours le xérès
que vous a cédé Desforges? Il est parfait.»

Mme d'Arcole écoutait ces discours, entendus cent fois, avec le placide
silence italien qu'elle tenait de sa mère, à qui elle ressemble autant
que Gabrielle lui ressemble peu, et Juliette complimentait cette
dernière sur les fleurs qui paraient la table. Au milieu et dans un
cache-pot d'argent ancien se dressait un bouquet de lilas blanc, de
grandes roses jaunes et d'orchidées. D'autres orchidées, d'une nuance
mauve avec des coeurs de velours violet, garnissaient deux autres
cache-pot moins grands mais d'un aussi fin travail, et un tapis de
violettes russes reliait entre eux ces trois bouquets. À cette sorte de
sombre parterre la nappe blanche, les cristaux et la vaisselle plate
faisaient comme une bordure brillante. Des bougies munies d'abat-jour
roses, éclairaient cette table d'une lumière plus vive que le reste de
la salle et permettaient d'en saisir le moindre détail, depuis les
petites assiettes en argent pour le beurre, mises à côté de chaque
personne, jusqu'à la grâce mignarde des figurines ciselées dans les
pièces centrales du service. C'était un extrême atteint dans l'élégance
qui s'obtient très rarement, même dans les maisons les plus comblées,
car il suppose à la fois une énorme fortune, une hérédité séculaire
d'aristocratie et un goût unique chez la maîtresse du logis. Quand Mme
de Tillières se prit à vanter ce joli arrangement de fleurs et d'objets
d'art, Casal releva la tête. Sa blonde voisine venait de dire à voix
haute ce qu'il pensait tout bas, juste à cette seconde. Pris entre la
conversation des chasseurs et les phrases échangées à travers la table
par les deux amies, il n'avait pas encore placé vingt mots depuis le
commencement du dîner. Il s'était contenté de regarder avec ce plaisir
de l'impression exquise sur lequel les hommes d'une finesse native ne se
blasent guère. D'ailleurs, quoiqu'il ne parlât jamais ni tableaux ni
bibelots, il avait acquis un sens artiste assez aiguisé dans de longues
causeries avec les deux ou trois peintres de valeur que la recherche du
portrait fructueux, le caprice d'une grande dame galante ou la vanité de
fréquenter des gens riches lance de temps à autre, pour leur perdition,
dans la société des clubmen. Casal avait ainsi appris à voir;--action
très simple et pourtant si rare que de tous les convives il avait seul
goûté, avec Mme de Tillières, le délicieux décor des choses autour
d'eux. Il avait de même remarqué l'harmonie de toilette des trois
femmes: Mme de Candale tout en rouge avec l'or fauve de ses boucles; Mme
d'Arcole tout en blanc avec la chaude langueur de son teint, ses
bandeaux d'un noir épais et ses yeux d'un brun clair; Juliette avec ses
cheveux cendrés et la grâce des reflets roses sous la dentelle noire.
Après la phrase qui lui avait fait dresser la tête, il se prit à
considérer sa voisine plus attentivement qu'il n'avait fait lors de leur
présentation.

À cette première minute, et tandis qu'elle tressaillait, elle, de
curiosité jusque dans ses fibres les plus profondes, il l'avait jugée,
lui, comme maintes fois de loin au théâtre, une assez jolie personne,
mais presque insignifiante. Les femmes qui possèdent plus de charme
délicat que d'éclatante beauté risquent ainsi d'être méconnues d'abord.
Elles ressemblent à ces fins paysages de notre France du centre que le
touriste traverse rapidement pour courir vers d'autres, et qui
découvrent sans cesse à leur familier de nouvelles raisons de les
préférer. À détailler Mme de Tillières avec ce coup d'oeil
respectueusement indiscret dont les libertins bien élevés enveloppent
les femmes, il reconnut que la taille de sa voisine était très mince et
très souple, que la naissance des épaules, les bras et la ligne de la
nuque indiquaient une irréprochable perfection de formes, enfin que les
traits du visage, pour être un peu menus, étaient aussi d'une
délicatesse presque idéale. Là-dessus, un autre se serait dit tout de
suite: «Mais c'est une très jolie femme...» et aurait commencé de lui
faire deux doigts de cour,--comme on chantait dans les naïves romances
de jadis. Chez Casal, l'observateur, une fois mis en jeu, devait
aussitôt dépasser la constatation physique et creuser jusqu'au
caractère. À travers cette existence de fête continuelle qui était la
sienne, il n'avait pas désappris à réfléchir. L'air de supériorité qui
s'exhalait pour ainsi dire de toute sa personne ne mentait qu'à moitié.
Sa qualité maîtresse, appliquée, faute de principes et faute aussi d'un
talent positif, à des choses de pure élégance, était une force extrême
de jugement. Il possédait, dans un domaine de futilités, le don précieux
d'aller toujours droit à l'essentiel. Pour employer une expression,
susceptible d'innombrables nuances comme la vertu d'esprit qu'elle
désigne, il n'était jamais à côté. Un nouveau venu entrait-il au cercle,
qu'il arrivât de province ou d'Amérique, qu'il fût Anglais, Russe ou
Argentin, en quelques jours, Casal vous disait exactement ce que cet
étranger avait dans le ventre,--admirable formule d'argot créée par ce
Paris qui traite en effet les inconnus comme les petites filles
curieuses font leurs poupées: elles les ouvrent d'un coup de ciseau
après s'en être amusées, et sitôt ouvertes, sitôt jetées. Un tireur
inédit se présentait-il sur la planche, en une séance Casal avait
décomposé son jeu, presque aussi bien que Camille Prévost, le maître
avec lequel il aimait le mieux à tirer, justement à cause de son
impeccable analyse. Avec cela, il savait juger d'un cheval comme un
maquignon, et d'un dîner comme un cuisinier. C'était lui qui, ayant
accepté de faire l'intérim du commissariat de la table dans un club
aujourd'hui disparu, le Fencing, avait, dès le second jour, appelé le
chef pour lui demander simplement: «Pourquoi avez-vous employé
aujourd'hui du beurre qui coûte dix sous de moins la livre que celui
d'hier?...» Et c'était vrai. Cette précision de sens et d'intelligence
allait du petit au grand, et Casal se trompait aussi peu sur l'avenir
d'une pièce de théâtre, d'un acteur ou d'un livre. Ayant, en outre, le
tact de se taire quand il ignorait, il n'était jamais pris en défaut;
jamais il n'énonçait une de ces opinions médiocres qui rendent les beaux
esprits de salon intolérables aux spécialistes.

Ce sont là quelques-unes des facultés qui donnent à un homme une
maîtrise, et leur présence ou leur absence explique pourquoi, dans une
carrière aussi unie et monotone que la vie de plaisir, certains
personnages exercent une dictature, tandis que d'autres sont toujours à
la suite. Le moraliste en est encore à comprendre comment la sûreté de
l'observation, la modestie du bon sens, l'énergie de la conclusion
exacte, peuvent se rencontrer ainsi, jouant à vide et sans que l'homme
qui les possède ait l'idée de produire une action utile ou seulement
sérieuse. Ce déséquilibre étrange entre le moyen et la fin traduit-il
une timidité foncière, ou bien faut-il y voir une preuve de plus à
l'appui de cette vérité si bien résumée par la sagesse du langage qui a
dérivé le mot de _corruption_ d'un verbe latin dont le sens est
_briser_? L'habitude du plaisir précoce et continue aurait-elle pour
résultat de rompre en nous, de dissoudre cette sève de notre être qui
crée l'Idéal? Quelle que soit la cause de ce singulier effet, il est
constant que Casal aura passé sa vie à partager les débauches de
compagnons dont pas un ne le vaut et dépensé le meilleur de son esprit à
résoudre des problèmes tels que celui qu'il se posa quand Mme de
Tillières eut attiré son attention: «Qu'est-ce au juste que cette petite
femme?» Et encore cette petite femme-là, comme il l'appelait
irrévérencieusement dans sa pensée, valait-elle du moins la peine d'être
étudiée.

Cette étude, commencée au moment où le maître d'hôtel offrait à la
sensualité des convives un _magnum_ de la bonne année de Cos
d'Estournel, révéla tout d'abord à Raymond une agitation extraordinaire
chez la jeune femme. Il en jugea ainsi aux brusques sautes d'idées
qu'elle avait dans sa conversation avec Candale ou avec la
comtesse,--car, pour lui, elle continuait à ne pas lui parler,--puis au
frémissement de ses lèvres dans le sourire, enfin au battement de
paupières par lequel elle semblait vouloir éteindre son propre regard.
Il en conclut deux choses: l'une, que sous ces dehors de pastel adouci,
avec ses cheveux d'un blond pâle, son teint transparent et ses yeux d'un
azur clair, Mme de Tillières était sans doute une personne à impressions
très vives, une passionnée toujours en train de se refouler et de se
dompter;--l'autre, qu'il y avait à cette table quelqu'un à qui elle
s'intéressait extrêmement. En une seconde il eut fait le décompte des
hommes ici présents. Était-ce Candale, ce quelqu'un? Non. Elle lui
parlait trop gaîment. D'Artelles? Le baron s'en fût aperçu depuis
longtemps et n'aurait point passé, comme il le faisait, quatre de ses
soirées sur sept dans les coulisses de l'Opéra. Prosny? Ce grand
gourmand de vicomte se vantait lui-même d'avoir «dételé» depuis des
années. Mosé? Mais Mme d'Arcole, avec qui ce dernier causait en aparté à
cette minute même et à laquelle il faisait officiellement la cour depuis
des mois, n'avait pas échangé avec Mme de Tillières une seule de ce
oeillades significatives que les femmes jalouses ne s'épargnent
jamais,--si prudentes soient-elles. Que restait-il, sinon Casal
lui-même? Malgré ses succès, ou peut-être à cause d'eux, le jeune homme
n'était ni très vaniteux, ni trop modeste. Il se croyait parfaitement
capable d'inspirer mieux qu'un caprice, une passion, et dès la première
rencontre... Mais il croyait aussi qu'il pouvait déplaire jusqu'à
l'antipathie, et il admettait même, ce qui prouve la trempe de son bon
sens, qu'il passât inaperçu. Cela dépendait et de la femme et du moment
de sa vie. À quelle crise de son existence sentimentale en était Mme de
Tillières? Voilà ce que l'examen le plus pénétrant ne pouvait apprendre
à un Parisien qui n'avait, pour tout renseignement sur elle, que de
petites phrases comme celles-ci, entendues au hasard:

--«Mme de Tillières? C'est une charmante femme, et distinguée et
simple...»

--«Allons donc, mon cher, c'est une insupportable poseuse...»

Ou encore:

--«Il y a pourtant d'honnêtes femmes dans le monde. Voyez Mme de
Tillières: lui connaissez-vous un amant?...»

--«Bah! c'est une sournoise qui cache son jeu mieux que les autres,
voilà tout...»

--«Si c'est moi qui l'occupe,» conclut Casal en lui-même, après cette
première méditation, «c'est comme à l'escrime, il faut voir venir.»

C'était la sagesse, en effet, d'autant plus que Mme de Tillières avait
dû certainement entendre parler de lui d'une façon sévère. Il
connaissait trop sa situation personnelle pour en douter. Cela suffisait
à lui tracer un rôle de mesure, de tact et de discrétion, en vertu de
cette méthode pratiquée d'instinct par tous les hommes qui réussissent
auprès des femmes: intéresser en déroutant. Il continua donc à
s'effacer, s'interdisant les manières d'enfant gâté qu'il avait parfois,
se posant en écouteur plutôt qu'en causeur, et réservé comme un
secrétaire d'ambassade de la vieille école. Le résultat de cette tenue
ne se fit guère attendre. Juliette, qui, elle-même, avait voulu voir
venir son voisin, appréhenda que le dîner ne s'achevât sans qu'elle eût
pu essayer de savoir ce qu'il y avait au juste derrière la physionomie
de cet homme vers lequel elle continuait de se sentir trop attirée. Et
ce fut elle qui lui posa tout d'un coup une question destinée à le faire
causer.

--«Vous me croirez si vous voulez,» venait de dire Prosny, excité déjà
par le vin à outrer son penchant naturel aux racontars invraisemblables,
«mais j'ai connu en Normandie un braconnier qui chassait sans bras. Oui,
messieurs, son petit garçon lui chargeait son fusil, le lui posait sur
une pierre, et notre homme tirait... avec ses pieds!... Ma foi, à
l'affût, il tuait son lapin tout comme un autre...»

Comme la table entière se récriait sur cette fantastique anecdote, que
le Normand Prosny confirmait de sa maigre et rouge figure, Mme de
Tillières se tourna vers Casal, et, d'une voix un peu troublée:

--«Et vous, monsieur,» dit-elle, «vous n'avez donc pas de récits
extraordinaires à nous conter, comme ces messieurs?»

--«Mon Dieu, madame,» fit le jeune homme en souriant, «c'est qu'il n'y a
guère qu'un certain nombre d'histoires de chasse, et ils les auront
bientôt toutes dites. Pourtant, je ne connaissais pas celle que vient de
nous servir Prosny et qui dépasse un peu la permission... Mais il faut
pardonner leurs gasconnades aux chasseurs, en pensant à ce que cette
passion représente de vie saine et naturelle dans notre existence
factice et frelatée de civilisés...»

--«J'avoue ne pas saisir,» reprit Juliette, «ce qu'il y a de bien sain
et de bien naturel à se poster sept ou huit au bord d'un bois pour
fusiller, à bout portant, de malheureux lapins et des faisans, que vous
ne faites même pas lever vous-même...»

--«D'abord ce n'est qu'une espèce de chasse,» dit Casal, «mais c'est
pourtant un commencement... On prend le goût d'un gibier plus difficile,
et j'ai vu des camarades à moi, oh! pas beaucoup, mais j'en ai vu partir
de là et finir par aller chasser le tigre aux Indes, le buffle en
Afrique, et le mouflon dans le Turkestan. Croiriez-vous cela, madame,
que trois de mes amis ont eu le courage d'aller chercher là-bas, sur les
frontières de la Chine, une bête dont parlait le voyageur Marco-Polo,
l'_ovis poli_, et ils l'ont retrouvée et tuée.»

--«Avez-vous fait vous-même de ces grandes chasses?» demanda-t-elle.

--«Quelques-unes,» répondit-il, «les plus faciles. Je suis allé aux
Indes, et j'ai tué ma demi-douzaine de tigres, comme tout le monde. Mais
j'ai gardé de ce voyage des impressions uniques... Quand on a vu se
lever beaucoup d'aurores, par les fenêtres du cercle, cela vous change
jusqu'au ravissement d'en voir d'autres à dos d'éléphant, et de
traverser quelqu'une de ces vastes rivières qui coulent toutes roses et
enluminées sous un ciel qui s'enflamme... Avec un peu de danger pour
agrémenter le paysage, je ne dis pas que ça n'ennuierait pas à la
longue, mais c'est exquis. Je vous jure qu'on trouve la vie de club et
de fête bien mesquine à ces moments-là...»

--«Mais alors pourquoi la menez-vous?» interrogea-t-elle. Le petit
frisson que donne à toutes les femmes la sensation du courage personnel
de l'homme avait été si vif pendant ces quelques paroles de Casal,
qu'elle avait cessé de se surveiller pour une seconde. Son exclamation
la surprit elle-même, en la faisant un peu rougir. Elle se trouva trop
familière et elle eut peur qu'il n'en profitât tout de suite pour se
familiariser de son côté avec elle. Il eut la finesse de répondre en
secouant la tête, avec une espèce de bonhomie gaie:

--«C'est l'histoire des femmes mal mariées, madame. C'est joué, c'est
perdu. On a commencé à s'amuser, ou ce qu'on appelle ainsi, à vingt ans,
parce qu'on était jeune; on continue à cinquante parce qu'on ne l'est
plus... On est un inutile et un raté. Mais quand on le sait...»

Il riait, en disant cela, du rire d'enfant qu'il avait gardé et qui
était une de ses grâces. Il y a toujours quelque ridicule pour un homme
aussi comblé que l'était Casal, très riche, fêté partout et libre de ses
actions, à laisser entendre qu'il a manqué sa vie. Mais ce rire sauvait
ce ridicule qui, d'ailleurs, n'est pas perceptible aux femmes. Les plus
fines, pourvu qu'elles aient du coeur, sont disposées à croire un homme
qui leur jouera la comédie des destinées avortées. C'est leur roman
secret, à elles toutes, de consoler ces misères-là. D'ailleurs,
peut-être Casal ne mentait-il pas en condamnant une existence avec
laquelle il n'aurait cependant pas pu rompre. Lui aussi était saturé de
ses sensations habituelles. Il y eut un silence entre eux, durant lequel
il se commit une de ces fautes de tact que le langage parisien désigne
du terme assez inexplicable de gaffe. On en était aux trois quarts du
dîner. C'est le moment habituel où éclatent ces étourderies que
l'entraînement de la conversation et quelques verres des vin fin rendent
presque inévitables. Le baron d'Artelles s'était mis à parler de Mme de
Corcieux, que toutes les personnes présentes savaient avoir été la
maîtresse de Casal. Il n'en disait rien de très méchant, mais ce rien
suffisait à mettre le jeune homme dans une position un peu fausse.

--«Quelle diable d'idée,» continuait-il, «cette pauvre Pauline a-t-elle
eue de se teindre subitement en blond? Elle n'a donc pas une amie pour
lui dire que ça lui donne dix bonnes années de plus, et elle commence à
n'en plus avoir besoin, de ces dix années-là, ni même de cinq...»

--«C'est comme le vieux Bonnivet, que vous avez dû voir souvent,
madame,» dit le politique Mosé en s'adressant à Gabrielle de Candale
afin de couper la conversation, «vous savez s'il se teignait?»

--«Vous voulez dire s'il se cirait,» dit Candale.

--«S'il se salissait,» dit Mme d'Arcole.

--«Bref,» reprit Mosé, «qu'il fût teint, ciré ou sali, il cachait la
chose à tout le monde, y compris son coiffeur, qui me disait d'un ton si
comique: «Si j'osais lui en parler seulement, monsieur, je lui ferais ça
si bien.» Bref, notre Bonnivet tombe malade. Ses rhumatismes lui nouent
tous les membres. Je vais le voir et je le trouve blanc comme neige.
Devinez son premier mot: «Voyez comme j'ai souffert, Mosé, j'en ai
blanchi.»

--«Cela n'empêche pas,» insista d'Artelles, lequel, comme tous les
gaffeurs, tenait à son idée, «que Mme de Corcieux pourrait bien se tenir
tranquille. Voyons, quel âge a-t-elle à peu près? Vous devez savoir ça,
vous, Casal?...»

Ces mots n'eurent pas plus tôt été prononcés que l'imprudent causeur
sentit leur indiscrétion, et, s'arrêtant tout court, il devint pourpre
au milieu du silence de toute la table, ce qui acheva de rendre
l'attitude du jeune homme plus délicate. Il ne pouvait ni attaquer ni
défendre son ancienne amie. Il fut naturel et dit simplement:

--«Mme de Corcieux? Mais quand je l'ai saluée à l'Opéra l'autre semaine,
elle avait l'âge d'une très jolie femme, et Bonnivet, lui, tout ancien
pair de France qu'il fût, étalait sur les fauteuils de l'Agricole un
très vieil homme, et terriblement cassé, quoiqu'il eût l'habitude de
dire avec son grand air: «Il n'y a pas d'âge, il n'y a que des
forces...»

Tout le monde rit et la causerie tourna. Casal, qui avait eu la
sensation de plaire à sa voisine, très particulièrement, prit soin que
l'entretien restât général pour raconter avec un joli tour deux ou trois
anecdotes de son voyage au Japon. Il trouva le moyen d'être si gentiment
spirituel, qu'une fois sortis de table, la comtesse s'approcha de lui,
et, malicieusement:

--«En avez-vous fait des frais pour mon amie,» lui dit-elle, «et, soyez
content, vous lui avez plu. Et maintenant, allez fumer en paix... Mais
vous ne fumez pas, vous? Seulement, je vous connais, vous voulez causer
avec ces messieurs un peu plus librement et boire votre eau-de-vie en
paix... N'en buvez pas trop, et revenez-nous vite...»

Le jeune homme sourit en s'inclinant. Mais quand, une heure plus tard,
ses compagnons revinrent du fumoir, Mme de Candale chercha en vain parmi
eux sa mâle et spirituelle figure. Il avait eu la coquetterie de
disparaître sur son succès. Elle regarda Juliette, qui, elle aussi,
venait de constater cette absence et qui, ne se sachant pas observée,
fronçait ses jolis sourcils. Lorsque à onze heures moins un quart on
annonça la voiture, ce petit mouvement d'humeur durait encore, et la
malicieuse question de la comtesse au baiser d'adieu n'était pas faite
pour dissiper cette humeur:

--«Tu ne t'es pas trop ennuyée?» demanda-t-elle. «Tu vois que Casal vaut
mieux que sa réputation.»

--«Mais,» dit Juliette, en riant d'un rire un peu forcé, «il ne m'a pas
beaucoup laissé le temps de le juger.»

--«C'est tout de même vrai qu'elle est blessée qu'il soit parti si vite.
A-t-il été maladroit!» pensa Gabrielle quand son amie eut disparu. En
quoi, toute fine qu'elle était, elle se trompait, car, dans son coupé,
en train de rouler vers la rue Matignon, Mme de Tillières ne songeait
qu'à ce prétendu maladroit, et ce lui fut une surprise presque
douloureuse quand le valet de pied qui ouvrit la porte de l'appartement
lui dit, en la débarrassant de son manteau:

--«M. le comte de Poyanne est là qui attend Madame la marquise.»

Elle l'avait absolument oublié.




III

L'AUTRE


Juliette n'aimait rien tant d'habitude que les longues causeries au coin
du feu à ces heures un peu défendues. Ce goût lui était si naturel
qu'elle recevait de la sorte, non seulement l'homme qui avait tous les
droits sur son intimité, mais encore les plus platoniques d'entre ses
fidèles: et d'Avançon et Félix Miraut et de Jardes et Accragne,--les uns
et les autres toujours isolément. Il y avait bien là quelque prudence
féminine, car la multiplicité de ces visites interdisait tout
commentaire aux domestiques. Il y avait surtout cet art d'amitié qui a
rendu cette femme inoubliable aux privilégiés pour lesquels il s'est
exercé. Elle avait deviné combien est fort sur un homme, dans cette vie
de Paris si banale et si foulée, le charme d'un coin de salon où il
trouve, à une heure fixée, une créature jeune, élégante et fine, qui
l'écoute longuement; et elle le console ou le consulte tour à tour, avec
cet air de n'avoir d'intérêt dans son existence que pour les minutes
ainsi passées dans un tête-à-tête innocent et vaguement clandestin. Le
coeur s'ouvre alors avec plus de liberté. Les secrètes confidences
arrivent aux lèvres, et, par nature, Mme de Tillières avait la passion
des confidences. Elle possédait ce tendre penchant qui, perverti en
pédantisme ou en vanité, crée les Muses et les Égéries des hommes
célèbres, qui, tourné en sainteté, fait les grandes religieuses. Elle se
plaisait à envelopper d'une influence intelligente les personnes
auxquelles elle s'intéressait. L'amour avait redoublé en elle ce délicat
plaisir auquel elle avait dû les plus douces heures de sa liaison avec
Poyanne. Que de soirées elle avait passées ainsi dans la première
période de leur affection, et avant qu'elle ne devînt sa maîtresse, à
l'écouter indéfiniment raconter les misères de sa vie!... Il disait son
enfance mélancolique dans l'ombre du vieil hôtel Poyanne, à Besançon, sa
mère morte, et la sévérité si dure de son père qui lui avait endolori
toute sa jeunesse. Il disait son mariage avec une jeune fille longtemps
aimée, ses premières jalousies, sa honte de ses propres défiances, puis
l'évidence de la trahison--et quelle trahison! avec l'ami d'adolescence
qu'il avait le plus chéri. Les heures d'autour le minuit paraissaient
trop courtes alors à Juliette pour suivre ce drame, scène par scène,
sentiment par sentiment, et le duel entre les deux amis, où tous deux
avaient été blessés, et la fuite de Mme de Poyanne, et les désespoirs du
comte, puis sa reprise à la vie par l'énergie du devoir, sa campagne en
1870 comme capitaine des mobiles du Doubs, son entrée dans la politique
lors de l'Assemblée de Bordeaux. Et quand la pitié l'eut menée à la
tendresse d'abord et ensuite à l'abandon entier de sa personne, quand
elle fut devenue l'épouse mystérieuse de cet homme malheureux, que de
soirées encore elle avait connues, où elle recueillait avec l'avidité
d'une compagne aimante le récit de la journée du courageux orateur,--lui
rendant la foi en lui-même aux crises de lassitude, éveillant sa
prudence sur tel ou tel écueil caché, l'admirant avec un enthousiasme
ému quand cet athlète invincible de la cause conservatrice déployait
devant elle, et pour elle seule, l'horizon de ses projets et la
générosité de ses doctrines;--et tout cela sans jamais dépasser son rôle
de femme, avec une légère et caressante façon d'écouter ou de parler qui
excluait jusqu'à l'ombre d'une prétention. En étant ainsi, elle ne
calculait pas, elle cédait à sa nature, tout simplement. Comme certaines
organisations ont, d'instinct, le sens et le goût de la musique ou de la
peinture, de la mécanique ou de la poésie, elle avait, elle, le sens et
le goût du coeur des autres,--charmante faculté, car elle permet
d'exercer la plus rare des charités, la plus bienfaisante: celle de
l'âme,--mais faculté dangereuse, car elle confine à la coupable
curiosité de l'expérience sentimentale, et surtout elle nous entraîne
vite aux compromis de conscience, aux dédales des situations fausses.
Dans les déclins de passion, par exemple, comment trouver en soi la
loyauté nécessaire à la noblesse des ruptures, si l'on continue, victime
de ce pouvoir de sympathie, à sentir souffrir l'être que l'on a cessé
d'aimer d'amour? Percé jusqu'à l'âme par l'âcre sensation des chagrins
que l'on cause, on se laisse aller à mentir pour épargner ces
chagrins-là. On recule un aveu qui eût été moins cruel proféré durement.
On prolonge des agonies dont on est l'auteur par de déshonorantes
complaisances. On devient perfide pour avoir été trop tendre. Ironie
étrange des contradictions du coeur qui tourne au vice nos meilleures
vertus et nous fait mal agir pour avoir senti trop vivement!

Ces réflexions sur les avantages et les périls de son propre caractère,
Juliette ne se les était jamais formulées, quoiqu'elle se fût dit
souvent. «Je suis trop faible,» ou «J'aurais dû parler nettement,» à
propos de telle ou telle petite circonstance qui eût exigé un «non»
précis et désagréable à quelqu'un de ses amis. Il en est de notre
caractère comme de notre santé. Nous en souffrons longtemps avant de
nous savoir malades. Mme de Tillières ne savait pas davantage pourquoi
bien des choses qui faisaient sa joie, les autres années, faisaient
maintenant son malaise; par exemple ces tête-à-tête du soir avec
Poyanne, où ils demeuraient l'un et l'autre silencieux pendant des
dizaines de minutes;--et les efforts qu'ils tentaient, ou lui ou elle,
pour rouvrir la causerie, marquaient mieux le contraste entre les
soirées d'aujourd'hui et celles de jadis. Elle trouvait chaque fois,
pour s'expliquer cette gêne, qu'elle jugeait momentanée, une raison
tirée d'un détail quelconque. Ainsi, quand, à son retour de l'hôtel de
Candale, la simple phrase du domestique sur la présence de Poyanne lui
infligea un petit sursaut de réveil presque douloureux, elle attribua
tout de suite ce frisson pénible à la peur d'avoir froissé son amant;
d'autant plus qu'à un second regard, et tandis qu'on la débarrassait de
son manteau, elle reconnut le valet de chambre du comte debout dans un
coin de l'antichambre. À sa question, cet homme répondit:

--«J'attends les épreuves du discours de Monsieur pour les porter à
l'imprimerie...»

--«C'est vrai, il a parlé,» se dit Juliette «il va m'en vouloir de ce
que je rentre si tard. Je ne l'ai pas habitué à lui montrer si peu
d'intérêt.»

En réalité cette visite lui était rendue désagréable par le besoin
qu'elle éprouvait de continuer la solitaire rêverie de sa voiture et de
penser librement à Casal. Telle était la profondeur de l'impression
produite sur elle par cette rencontre. Mais comment aurait-elle admis
cette cause à sa contrariété, quand elle était si persuadée qu'elle
aimait Poyanne pour toute sa vie? C'était l'honneur de sa faute que
cette persuasion-là. Combien on se fait illusion à soi-même, et des
années, sur ces fins de sentiments!... Puis il suffit d'une heure pour
que cette illusion ne soit plus possible. Juliette devait l'éprouver ce
soir même.

--«Vous êtes fâché contre moi, mon ami,» dit-elle en rentrant dans le
petit salon Louis XVI, plus doucement pâle encore aux clartés mêlées du
feu et des lampes. Le comte se tenait assis au bureau d'où elle lui
avait écrit cette après-midi. Quand il la vit, il se leva en hâte pour
lui baiser les doigts, et, lui montrant les papiers qui encombraient la
mince tablette:

--«Fâché?» répondit-il, «vous voyez que je n'ai pas eu le temps de
l'être. Je travaillais chez vous en vous attendant, ce dont vous
m'excuserez, n'est-ce pas? Nous sommes sortis de séance si tard, et
j'avais les épreuves de mon discours à corriger pour l'_Officiel_. J'ai
dit à Jean de me les apporter chez vous, et fort heureusement,»
ajouta-t-il avec la bonne humeur de la corvée accomplie, «elles sont
presque finies... Vous permettez?»

Il acheva, en se rasseyant, de tracer quelques signes dans les marges,
puis il réunit les feuillets épars, qu'il glissa dans une grande
enveloppe déjà préparée, et il alla lui-même remettre le paquet au valet
de chambre qui l'attendait dans le vestibule. Tout ce manège ne dura pas
dix minutes. Pourquoi Juliette, qui, dans l'appréhension d'un
froissement de son ami, s'était faite d'avance tendre et caressante, se
trouva-t-elle presque froissée elle-même et en tout cas déconcertée par
le calme de cet accueil? Certes, la faute qu'elle avait commise en
s'intéressant à Casal toute la soirée, au point d'oublier Poyanne, était
bien vénielle dans l'ordre des faits. Il n'en allait pas ainsi dans
l'ordre du coeur. Quoiqu'elle ne s'en rendît compte qu'obscurément, elle
aurait souhaité que son amant, par une mauvaise humeur un peu injuste,
l'acquittât de cette faute et lui permît de la réparer en gentilles
câlineries. Le contraste entre son trouble intime et la tranquillité
apparente de Poyanne lui infligea en même temps une sensation de
froideur. À maintes reprises et depuis que son amour commençait de
dépérir, il lui avait semblé qu'Henry n'avait plus vers elle les mêmes
élans de tendresse. C'est le premier signe et le plus singulier mirage
d'une passion décroissante et qui ne le sait pas: nous reprochons à ceux
que nous aimons moins de ne plus nous aimer autant,--et nous sommes de
bonne foi! Jamais Mme de Tillières n'avait éprouvé cette impression de
quelque chose de mort entre elle et Poyanne comme à ce moment. Elle
s'était approchée de la cheminée, et, tendant au feu ses pieds chaussés
de bas de soie à jour, elle suivait dans la glace les moindres
mouvements du comte qui vaquait, avec une minutie d'auteur, aux derniers
soins de ses épreuves. Pourquoi une autre image s'interposa-t-elle
soudain, jusqu'à lui remplacer celle de son amant? Pourquoi, dans
l'éclair d'une demi-hallucination, vit-elle l'homme à côté de qui elle
avait dîné, le «beau Casal,» comme Gabrielle l'avait appelé,--avec sa
silhouette robuste et svelte, avec ses gestes souples dont chacun disait
la force, avec son masque si viril dans sa lassitude? Et voici que,
cette image du souvenir s'étant effacée pour laisser la place à celle de
la réalité, elle aperçut de nouveau dans la glace celui à qui elle
appartenait par son libre choix et depuis des années. Il lui apparut
tout d'un coup et par le contraste, si gauche, si chétivement
souffreteux que cette comparaison lui causa un malaise presque
insoutenable.

Henry de Poyanne, alors âgé de quarante-quatre ans, était assez grand et
mince. Naturellement délicat, les fatigues de la vie parlementaire,
succédant aux chagrins rongeurs de sa jeunesse, avaient comme consumé sa
santé. Ses épaules étroites se voûtaient un peu par l'habitude de
travailler assis. Ses cheveux blonds grisonnaient et se faisaient rares.
Son teint se plombait de ces couleurs bistrées qui disent la lassitude
du sang, les désordres de l'estomac et l'énervement d'une existence
toute sédentaire. Il y avait bien de l'aristocratie encore dans ces
lignes d'un visage presque émacié et d'un corps que le frac de soirée
dessinait dans sa maigreur; mais on y sentait aussi la pauvreté de la
nature et un précoce épuisement. Le regard des yeux bleus, d'un beau
bleu loyal, et le pli hautain de la bouche rasée restaient magnifiques.
Ils révélaient ce qui soutenait le généreux orateur depuis sa première
et malheureuse enfance: l'ardeur contenue du sentiment, la foi profonde,
l'invincible énergie de la volonté. Une femme ne pouvait s'être donnée à
cet homme que par les meilleures qualités d'elle-même, par enthousiasme
pour son éloquence, ou par le passionné désir de panser les blessures
dont avait saigné cette destinée. C'étaient bien aussi les deux motifs
qui avaient déterminé l'abandon de Mme de Tillières. Mais c'est le
danger de ces liaisons fondées uniquement sur le romanesque, et dans
lesquelles la maîtresse a cédé à l'admiration intellectuelle ou à la
pitié sentimentale: il vient toujours une heure où cette admiration se
lasse par l'accoutumance, où cette pitié s'émousse par sa satisfaction
même. Cette maîtresse alors ouvre les yeux. Elle tremble de s'être
trompée sur la nature de ses sentiments, et trop tard! Heureuse encore
celle en qui cette pensée s'éveille, hors de tout motif étranger et sans
que le charme émané d'un autre homme soit le principe secret de ce
soudain désenchantement! Toutefois, si Juliette eut dans ses prunelles
claires, qui fixaient avidement la glace, ce passage du plus amer regret
qui puisse traverser une âme fière, Henry de Poyanne ne le remarqua pas
lorsqu'il se rapprocha d'elle,--non, pas plus que le maître d'hôtel qui
apportait, dans ces soirées de tête-à-tête, le plateau en argent chargé
de la bouilloire, de la théière, des gâteaux, avec le flacon
d'eau-de-vie et l'aiguière de boisson glacée parmi les verres et les
tasses.

--«Vous avez beaucoup travaillé, voulez-vous que je vous prépare votre
grog?» dit la jeune femme en se retournant vers le comte et lui montrant
le plus joli sourire de gâterie. Ces sourires-là peuvent-ils être
qualifiés d'hypocrites? Ils ont pour but d'épargner d'inutiles peines,
et celles qui les ont aux lèvres se croiraient coupables d'y laisser
monter leur secrète amertume. Elles ne savent pas sur quel chemin elles
s'engagent à la première minute où elles commencent de ne plus avoir le
regard et le visage de leur coeur, ne fût-ce que pour accomplir cette
insignifiante action d'offrir une boisson familière à celui qu'elles
veulent encore charmer.

--«Volontiers,» répondit le comte à l'offre de son amie; et il se mit à
la regarder à son tour, qui de ses fines mains commençait de verser
l'eau chaude dans un verre russe à gaine de vermeil ciselé, puis y
broyait les morceaux de sucre avec la cuiller. Elle était adorable
d'attitude, assise près du plateau, et plus pareille que jamais à un
pastel de l'autre siècle avec l'or pâli de ses cheveux. Ses beaux bras
dégagés des manches avaient de si gracieuses souplesses, l'harmonie de
sa toilette noire et rose avec son teint un peu animé par la flamme du
foyer était si délicatement voluptueuse que, presque malgré lui, le
comte se rapprocha d'elle:

--«Comme vous êtes jolie ce soir,» lui dit-il, «et quel bonheur de me
retrouver auprès de vous au sortir de cette aride et dure politique!»

Tout en parlant, il se penchait pour lui prendre un baiser; mais elle,
détournant la tête avec un geste de légère impatience:

--«Prenez garde,» fit-elle, «vous êtes si maladroit que vous allez me
faire répandre tout ce flacon.»

Elle était en effet sur le point de verser dans le grog une cuillerée
d'eau-de-vie, à la seconde où Poyanne s'était appuyé pour l'embrasser
sur le dossier de sa chaise. Ce n'était rien, ce petit mot, et il n'y
avait qu'un peu de mutinerie coquette dans le mouvement par lequel elle
lui déroba son visage et laissa le baiser effleurer seulement la soie
souple de ses cheveux. Pourtant, il s'éloigna aussitôt, en proie à une
pénible impression, celle de l'amant dont la maîtresse ne vibre pas à
l'unisson de son coeur, à lui. Oui, ce n'était rien, ce geste de
retraite; mais quand des scènes semblables de gracieuse rebuffade se
sont produites une centaine de fois, cet amant finit par éprouver une
peur horrible, celle de déplaire, qui éteint le feu des regards,
contracte le coeur et ferme la bouche aux paroles d'amour. Là résidait
le principe du malentendu qui devait de plus en plus séparer ces deux
êtres. Sans y réfléchir et obéissant à cette instinctive diminution de
tendresse qu'elle subissait depuis tant de jours, Juliette infligeait
trop souvent ces refus de caresse à cet homme qu'elle accusait ensuite
en elle-même d'indifférence. Elle continuait à préparer le breuvage
promis, piquant avec la pointe de la fourchette une des tranches de
citron déposées dans une assiette, puis ayant goûté au grog du bout des
lèvres:

--«Vous voyez,» dit-elle d'un air de reproche, «il est trop fort, vous
me l'avez fait manquer, et il faut que je vous en prépare un autre.»

--«Ne vous donnez pas cette peine,» répondit-il, en faisant mine
d'approcher.

--«Cette fois,» reprit-elle, «je vous défends de bouger et de me gêner
dans ma petite cuisine.»

--«On vous obéira,» dit-il; et, accoudé sur le marbre de la cheminée, il
la regarda de nouveau sans qu'elle donnât plus d'attention à ce regard
qu'il n'en avait donné lui-même tout à l'heure à l'expression de ses
yeux, à elle, en train de fixer la glace. Il se rendait bien compte que
d'avoir détourné la tête de son baiser n'était qu'une taquinerie, qu'un
enfantillage. Et cependant cet enfantillage allait suffire, il le
comprenait, à empêcher qu'il ne prononçât, ce soir, une certaine phrase.
Des lettres reçues dans la matinée lui avaient appris que sa présence
était réclamée dans le Doubs pour une double élection au Conseil
général. Il s'agissait d'enlever ces deux sièges à des adversaires
politiques au profit d'hommes qui, appuyés de son éloquence, passeraient
sans doute, et il prenait trop au sérieux sa mission de _leader_ pour
manquer à ce devoir. Il était venu rue Matignon avec le projet de
demander un rendez-vous à Mme de Tillières afin de lui dire adieu, avant
son départ, ailleurs que chez elle, et maintenant, sur ce simple recul
en arrière à l'approche de son baiser, il se sentait incapable
d'articuler ce désir. Cette timidité passionnée, même dans des rapports
qui semblent l'exclure nécessairement, eût fait sourire un héros de
galanterie, Casal, par exemple, si quelque confidence l'eût initié à ce
tête-à-tête du comte et de Juliette. Elle constitue néanmoins un
phénomène sinon commun, cependant assez fréquent pour qu'il mérite
d'être analysé dans ses causes.

Chez certains hommes, et Poyanne était du nombre, très purs dans leur
jeunesse et plus tard trahis cruellement, il s'établit une défiance
d'eux-mêmes presque invincible, et ce malaise se traduit par une pudeur
plus féminine que masculine à l'égard des réalités physiques de l'amour.
La passion ne s'éveille chez eux qu'accompagnée d'une anxiété presque
douloureuse, et cette anxiété leur rend facilement presque intolérables
les circonstances extérieures que comporte la possession. Rien de plus
inintelligible à un libertin que cette délicatesse quasi morbide qui ne
s'abolit que dans le mariage. La vie conjugale, avec sa cohabitation
quotidienne et son intimité avouée, épargne seule à ces malades de
scrupule l'angoisse toujours croissante du rendez-vous à demander, et,
quand ils l'ont obtenu, le remords de la faute où ils entraînent leur
chère complice. Après des années de liaison, Henry de Poyanne en était
là que son coeur battait à se rompre au moment de prononcer cette simple
petite phrase:

--«Quand vous verrai-je chez nous?...»

Pourtant ce «chez nous» signifiait le plus délicat des aménagements, le
mieux fait pour sauvegarder les susceptibilités les plus effarouchées.
Juliette lui avait appartenu pour la première fois à Nançay, dans la
dangereuse solitude de quinze jours passés là, sous les yeux indulgents
d'une mère incapable d'un soupçon. La jeune femme avait cédé à ce
mouvement irrésistible de charité exaltée que provoquent chez les nobles
coeurs les confidences trop mélancoliques. C'est alors un désir presque
fou d'abolir dans une autre âme un passé d'affreuse détresse. Elle
s'était donnée ainsi par une ivresse de pitié, par une de ces surprises
qui demeurent souvent sans lendemain, mais seulement quand elles se
rencontrent, comme il arrive, avec l'habitude des aventures. Si
contradictoires que puissent paraître les termes de cette observation:
plus une femme est galante, plus elle a de force pour se reprendre quand
elle s'est une fois livrée. Juliette, elle, s'était considérée comme
engagée pour la vie par ce premier sacrifice. Mais ç'avait été un
sacrifice tout de même, et Poyanne avait voulu que cette intrigue, qu'il
considérait comme un mariage secret, ne fût souillée d'aucune des
vulgarités qui représentent l'horrible rançon des amours coupables. Il
avait choisi, à Paris, pour y recevoir son amie, un logis dans une des
rues solitaires de Passy, au rez-de-chaussée, avec une porte qui ouvrait
avant celle du concierge, afin qu'elle n'eût à craindre l'insolence
d'aucun regard. Il avait garni cet appartement de meubles précieux, pour
qu'au jour de leur mariage officiel, si ce jour devait jamais venir, ces
meubles pussent prendre place dans leur maison de famille et rattacher à
leur existence d'époux le souvenir sanctifié de leur affection cachée.
Cependant, il n'avait jamais attendu sa maîtresse dans cet asile sans
frémir d'appréhension à l'idée qu'un passant pouvait la voir qui
descendait furtivement d'un fiacre à la porte! En venant ainsi le
retrouver, elle ne trahissait aucun serment, puisqu'elle était libre.
Elle ne trompait pas un mari confiant, elle ne délaissait pas des
enfants négligés, mais il lui fallait mentir à sa mère, puisque les
existences des deux femmes étaient si étroitement unies; et ce mensonge,
pourtant bien véniel, le comte ne se pardonnait pas à lui-même d'en être
la cause. Si épris qu'il fût de cette tête charmante, dans les yeux
bleus de laquelle il avait bu l'oubli de ses misères, ou peut-être parce
qu'il en était épris avec l'idéalisme natif de son âme, il souffrait
qu'une pensée mauvaise y naquît dont il fût le principe. Ces motifs
réunis avaient maintenu cet amant inquiet dans un état de sensibilité
souffrante qu'un détail fera mieux saisir: depuis un an Juliette et lui
ne s'étaient pas rencontrés six fois dans leur asile de Passy.
L'impossibilité, pour le comte, de provoquer une explication parce que
tout lui était trop aisément blessure, l'inconscient détachement de la
jeune femme qui, de bonne foi, se croyait moins aimée, le cours de la
vie qui nous mène d'une pente insensible et sans crise à des malentendus
irréparables, tout avait contribué à produire ces relations étranges.
Mais peut-être ne paraîtront-elles pas si anormales à ceux qui, par
métier ou par goût, ont reçu beaucoup de confessions, et qui savent
combien de significations diverses ces mots si simples en apparence,
d'amant et de maîtresse, peuvent envelopper? Poyanne, lui, se souciait
peu que sa situation, vis-à-vis de Mme de Tillières, fût humiliante ou
non pour cet amour-propre du sexe qui fait le fond du coeur chez presque
tous les hommes. Il souffrait de l'aimer et de sentir qu'il était de
plus en plus séparé d'elle. Il se reprochait, lui si brave dans la
guerre et au Parlement, d'être en présence de cette femme, paralysé
d'une irrésistible émotion. Et, comme ce soir, cet orage intérieur se
déchaînait à propos de contrariétés qu'il jugeait insignifiantes, et
sans que rien décelât son trouble qu'une contraction de ses traits où
Juliette voyait les traces des tourments politiques, et il n'avait pas
le courage de la détromper. Les reproches du coeur sont-ils possibles à
formuler? Celle qui ne les devine pas à l'avance les comprendrait-elle,
et, si elle les devinait, elle ne les mériterait pas? Et puis, le moyen
de répondre par des plaintes profondes où gémisse toute une agonie, à
une femme qui vient à vous, la fossette de sa bouche creusée dans un
demi-sourire, tenant d'une main une petite serviette frangée et de
l'autre un verre brûlant, et elle vous dit:

--«Cette fois, j'espère que le grog sera de votre goût... Pauvre ami,
vous avez l'air brisé. Je suis sûre que cette séance a de nouveau été
terrible. Mais qui vous a décidé à parler, car vous hésitiez encore
hier?»

--«Merci!...» fit le comte, qui vida le verre à moitié; puis, le posant
sur la cheminée: «Ce qui m'a décidé à parler?...»

La question de son amie, en lui donnant un prétexte à s'entretenir
d'autre chose que de ses pensées, soulageait trop son malaise pour qu'il
n'y répondît pas longuement. Il se prit à marcher de long en large dans
la chambre, comme c'est l'habitude des orateurs qui préparent un
discours ou qui le racontent:

--«Ce qui m'a décidé à parler,» répéta-t-il «c'est le même outrage
d'égoïsme jeté toujours à mon parti. Non, je ne laisserai jamais dire
sans protester, dans une assemblée française dont je serai membre, que
nous autres, monarchistes et chrétiens, nous n'avons pas le droit de
nous inquiéter des misères du peuple... De Sauve venait d'interpeller le
ministère sur cette horrible grève du Nord et la répression qui a suivi.
Un orateur de la majorité avait répondu en débitant des phrases que vous
devinez sur l'ancien régime,--comme si les quelques progrès dont notre
âge se vante ne se fussent pas produits, et plus rapides et plus
définitifs, par la seule force des années, sans la boucherie de la
Révolution, sans les massacres de l'Empire, sans Juin et sans la
Commune!... Je ne leur ai rien dit que cela, et ma vieille thèse que
seuls, au contraire, nous avons qualité pour résoudre cette question
ouvrière, nous qui nous appuyons sur l'Église et sur la Monarchie, les
deux grandes forces historiques du pays!... Je leur ai montré que nous
pouvions tout sauver de ce que les programmes des pires socialistes ont
de réalisable,--tout sauver et tout diriger ensuite... Mais vous
connaissez mes idées. Je les ai défendues une fois de plus, sentant la
gauche frémir sous l'évidence de mes arguments, acclamé par nos amis...
Et à quoi bon?... Ah! les écrivains de nos jours qui font métier de
peindre toutes les mélancolies ne l'ont jamais décrite, celle-là, cette
tristesse de l'orateur qui combat pour une doctrine à laquelle il croit
avec l'âme de son âme; et puis ses partisans l'applaudissent, comme un
artiste, comme un virtuose, sans que de sa parole il puisse germer
seulement une action... À gauche et à droite, toute la vie politique
aujourd'hui tient dans des intrigues de couloir, dans des combinaisons
de groupes qui sont misérables, et avec lesquelles ils perdent la
France. Et je leur ai dit cela encore, une fois de plus, et vainement,
si vainement!...»

Il allait et venait, prenant et reprenant un thème un peu bien grave
pour une de ces séances du Parlement, comme il y en a eu d'innombrables
depuis la guerre, écoeurantes de bavardage vide!... Juliette savait que
l'accent de sa voix ne mentait pas. Elle connaissait avec quelle ferveur
de conviction Poyanne avait embrassé une cause sur laquelle l'avenir
jugera en dernier ressort, et son espérance invincible d'opérer la
suture entre les deux Frances, oeuvre manquée du siècle, par une
monarchie appuyée à la fois sur le droit traditionnel et sur le sens
intime des problèmes modernes. Elle s'était autrefois intéressée
passionnément à ces rêves d'un homme d'État qu'elle sentait sincère,
qu'elle devinait incompris, qu'elle voulait heureux. Mais elle était
femme, et, comme telle, du jour où son amant avait commencé de lasser sa
tendresse, ces nobles idées avaient commencé de lasser aussi son
gracieux esprit. Quiconque vit beaucoup par la pensée, artiste ou
savant, chef de parti ou écrivain, possède un infaillible moyen de
mesurer la décroissance d'affection que lui porte sa maîtresse, son
épouse, et même son amie. Du jour où elle cesse de lui accorder ce
fanatisme d'intelligence qui est pour l'ouvrier de l'esprit un aliment
vital, elle lui a retiré en secret la dévotion du coeur, quitte à
protester au nom du coeur même contre la possession de cet époux, amant
ou ami, par le travail professionnel, comme fit Mme de Tillières au
moment où le comte s'arrêta de parler.

--«Tout cela est bien beau,» dit-elle, «mais en attendant, si vous
pensiez un peu à votre amie?»

--«Si je pensais à vous?» répliqua-t-il avec une sorte de mélancolique
surprise, «et pour qui donc souhaité-je que mon nom soit illustre?...
Auprès de qui ai-je puisé l'énergie de supporter tant de déceptions
amères?...»

--«Ah!» fit-elle, en hochant joliment sa tête blonde, «vous savez
répondre. Mais voulez-vous que je vous prouve combien vous avez peu
pensé à moi aujourd'hui?»

--«Prouvez,» dit-il en s'arrêtant étonné.

--«Eh bien! vous ne m'avez pas seulement demandé avec qui j'avais passé
la soirée.»

--«Mais,» fit-il naïvement, «puisque vous m'avez écrit que vous dîniez
chez Mme de Candale!»

--«Il n'y avait pas qu'elle,» reprit Juliette, en proie à ce singulier
démon de curiosité qui pousse à de certains moments les meilleures
femmes à tâter la jalousie d'un homme en lui parlant d'un autre.

--«Elle n'est pas fâchée contre moi de ce que je suis si en retard avec
elle?» demanda le comte, sans prendre garde à cette coquette
insinuation.

--«Pas le moins du monde,» dit Mme de Tillières, qui continua, comme
indifférente: «J'ai dîné là auprès de quelqu'un que vous n'aimez guère.»

--«Et de qui donc?» interrogea enfin Poyanne.

--«M. Casal,» fit-elle en regardant l'effet produit sur le visage du
comte par ce nom de l'ancien amant de Mme de Corcieux.

--«Comment Mme de Candale a-t-elle des connaissances pareilles?» dit
Poyanne avec une conviction qui, à la fois, divertit et irrita Juliette.
Elle en sourit, parce que c'était précisément la phrase qu'elle avait
annoncée à son amie. Elle en fut irritée, parce que ce mépris faisait la
plus cruelle critique de l'impression produite sur elle par Casal. Et le
comte insistait: «C'est sans doute son mari qui le lui impose. Candale
et Casal, les deux font la paire. Encore ce dernier, par son existence
de bookmaker et de viveur, ne déshonore-t-il pas un des grands noms de
notre histoire.»

--«Mais,» interrompit Juliette, «je vous affirme que j'ai causé très
agréablement avec lui.»

--«Et de quoi?» demanda Poyanne. «Il a terriblement changé si vous avez
pu tirer de lui une phrase qui trahisse autre chose que des goûts de
tripot et d'écurie. Allez, je ne l'ai que trop subie, sa conversation,
chez les Corcieux, et celles des quatre ou cinq de ses camarades que
cette pauvre Pauline invitait pour le garder...»

--«Elle l'aimait donc beaucoup?» fit Juliette.

--«Ah! follement,» reprit le comte avec une amertume singulière où se
retrouvait le fonds de douloureuse sévérité que garde contre les
histoires d'adultère un homme autrefois trahi par sa femme, «et ce fut
toujours pour moi un mystère horriblement triste que cette passion de
cette créature charmante pour ce fat qu'il fallait voir, avec ses airs
ennuyés d'être aimé ainsi!... Et le mari est spirituel, distingué,
instruit. Il adorait, il adore toujours Pauline. J'ai cessé d'aller dans
la maison à cause de ce que j'y voyais. J'en souffrais trop pour
Corcieux et pour elle... La malheureuse! Elle a été si punie! Le Casal a
été affreux de dureté, paraît-il...»

--«Il en a pourtant parlé ce soir avec beaucoup de tact,» dit Mme de
Tillières.

--«Est-ce qu'il devrait même prononcer son nom?» fit le comte.

Il y eut un silence entre les deux amants. La jeune femme se repentait
maintenant d'avoir, elle, mentionné seulement son voisin de soirée. Elle
avait joué avec la jalousie de Poyanne, et elle appréhendait de l'avoir
éveillée. Elle était trop profondément sensible pour ne pas regretter
aussitôt une peine infligée à quelqu'un qu'elle croyait encore aimer
d'amour, qu'elle aimait certainement d'affection et d'habitude. Elle se
trompait encore ici sur le sentiment de cet homme, trop noble pour le
soupçon, même après les atroces expériences de son mariage. Dans la
manière dont Juliette venait de lui parler de Casal, le comte n'avait vu
qu'une preuve du plaisir goûté par son amie dans le monde et sans lui.
Ce plaisir lui semblait bien innocent, et il se reprochait le sentiment
qui le faisait en souffrir comme un égoïsme et une injustice. Hélas! La
logique du coeur, qui ne compte ni avec nos générosités, ni avec nos
sophismes, lui montrait dans le goût croissant de Mme de Tillières pour
les sorties et les nouvelles connaissances un signe de plus qu'il ne
suffisait pas à la rendre heureuse. Cependant l'horloge sonna. Elle
marquait minuit.

--«Allons,» reprit-il avec un soupir, «il est temps que je vous dise
adieu. Quand vous verrai-je?»

--«Quand vous voudrez,» répondit Juliette. «Voulez-vous dîner demain
avec ma mère et ma cousine de Nançay?»

--«Je veux bien,» dit-il; et avec une voix un peu troublée:--«Vous savez
que je vais peut-être vous quitter après-demain pour quatre ou cinq
semaines?»

--«Non,» fit-elle, «vous ne m'en aviez pas parlé.»

--«Il y a deux élections pour le Conseil général ces jours-ci, et on me
réclame là-bas.»

--«Toujours la maudite politique,» dit-elle en souriant.

Il la regarda de nouveau avec des yeux où elle ne lut pas,--où elle ne
voulut pas lire une demande que les lèvres de cet homme passionné ne
formulèrent point.

--«Adieu,» reprit-il d'une voix plus troublée encore.

--«A demain,» dit-elle, «à sept heures moins un quart. Venez un peu
avant.»

Quand la porte se fut refermée, elle resta longtemps seule, accoudée à
cette même cheminée dans la glace de laquelle l'image de Poyanne se
reflétait tout à l'heure encore. Pourquoi de nouveau le souvenir de
Raymond Casal vint-il se glisser devant elle, et à quelles idées
répondait-elle en disant tout haut, avant de sonner sa femme de chambre:

--«Est-ce que je n'aimerais plus Henry?»




IV

LES SENTIMENTALITÉS D'UN VIVEUR


Tandis que Juliette se couchait sur cette douloureuse question dans son
lit étroit de jeune fille, qu'elle avait voulu reprendre après son
veuvage avec tous les autres meubles de sa vie heureuse
d'autrefois,--tandis que Poyanne revenait à pied vers son logement de la
rue de Martignac, près de l'église Sainte-Clotilde, et se reprochait
comme un crime de ne savoir pas plaire à son amie,--que faisait celui
dont l'apparition subite entre ces deux êtres constituait, à leur insu,
le plus redoutable danger pour les débris du bonheur de l'un, pour les
lassitudes morales de l'autre, ce Raymond Casal, si diversement jugé par
les hommes et par les femmes? Se doutait-il qu'à ce moment même, et au
lieu de s'endormir, sa jolie voisine du dîner continuait de penser à
lui, en prenant la résolution de n'y point penser?--Elle n'en avait pas
le droit, puisqu'elle en aimait, qu'elle voulait continuer d'en aimer un
autre.--Il était parti de l'hôtel de Candale, bien persuadé qu'il avait
plu à Mme de Tillières, et très tôt, pour ne pas gâter cette impression.
Mais son premier mouvement lorsqu'il se retrouva sur le trottoir de la
rue de Tilsitt, chaudement enveloppé de son pardessus du soir, et
qu'ayant aspiré gaîment l'air frais, il regarda le ciel et le vit plein
d'étoiles, ne fut pas de songer au délicat profil de la jeune veuve. Il
devait sentir plus tard seulement à quelle profondeur il avait été
touché déjà. Très réfléchi, sa réflexion s'était toujours appliquée à
des choses extérieures, et il ne se connaissait pas dans les dessous de
son être intime. Mais qui se connaît entièrement? Qui peut dire: demain,
je serai gai ou triste, tendre ou défiant? Épuisé comme il était de
sensualité satisfaite, blasé sur les jouissances que représentent ici la
jeunesse, une fière tournure, des relations choisies, deux cent
cinquante mille livres de rente et l'intelligence de Paris, Casal devait
se croire et se croyait à l'abri de toute surprise romanesque. Son
joyeux rire d'enfant,--ce rire qui révélait quelques-unes de ses
plaisantes qualités: son fonds de naturel, son absence de haine, son
humeur facile,--eût éclaté de lui-même, si quelqu'un lui eût soutenu que
justement ces côtés épuisés et blasés de sa personne le rendaient mûr
pour une crise sentimentale, ou légère ou profonde, mais une crise.

Depuis longtemps il s'ennuyait de la pire des monotonies, celle du
désordre. Rien de plus régulier, de moins relevé par l'imprévu, de plus
distribué en distractions fixes, suivant la saison et l'heure, que cette
vie de «fêtard» perpétuel,--pour donner aux viveurs leur affreux nom
moderne, cette étiquette barbare qu'ils ont adoptée depuis une dizaine
d'années. Cet envers exact de l'existence bourgeoise, en faisant du
plaisir une occupation presque mécanique, finit par excéder autant que
l'autre et pour des raisons analogues. Le plus souvent ce «mal aux
cheveux intérieur,» comme disait gaîment Casal à propos d'un camarade
pris tout d'un coup de la folie du mariage, se traduit en effet par un
soupir nostalgique vers la vie conjugale, qui apparaît au «fêtard» comme
délicieuse d'inattendu! Elle l'attire par ce même attrait de nouveauté
qui pousse un brave homme de mari à souper en cabinet particulier,
pendant une absence de sa femme, avec des filles aussi sottes que cette
femme est spirituelle, aussi fanées qu'elle est fraîche, aussi vénales
qu'elle est pure. Mais ce prurit irrésistible du mariage ne se déclare
guère que chez les viveurs qui ont connu autrefois les profondes
douceurs d'une vraie vie de famille, ou bien chez ceux qui ont continué,
à travers la Fête,--cela se rencontre,--d'être bons fils vis-à-vis d'une
vieille mère, bons frères à l'égard d'une soeur inquiète. Casal, lui,
privé de ses parents très jeune, enfant unique, à peu près brouillé avec
ses deux oncles, habitué depuis sa première jeunesse à une indépendance
absolue, semblait devoir rester célibataire comme il était brun, comme
il était bilieux et musclé, par constitution et pour toujours. On ne
l'imaginait guère se laissant prendre à la naïve adoration devant la
candeur des jeunes filles qui apparaît d'habitude chez les Parisiens
blasés avec les premiers rhumatismes. En revanche, la finesse native de
ses sensations, conservée intacte malgré le milieu, son goût de la
difficulté à vaincre et le besoin d'employer des facultés inoccupées
devaient lui rendre piquante une aventure avec une personne aussi
différente de ses habitudes, et aussi distinguée dans cette différence
que Mme de Tillières. Il ne connaissait pas cette espèce de femmes; elle
était donc aussi dangereuse pour lui qu'il était, lui, dangereux pour
elle,--avec cette réserve que la jeune veuve était capable du plus
profond, du plus mortel amour, au lieu que la passion, chez Casal, avait
beaucoup de chances pour n'être qu'un caprice, jouant l'amour par
l'intensité du désir. On n'a pas impunément dix-huit années de débauche
dans le sang et dans les moelles. Mais en humant à pleins poumons l'air
du soir le long des Champs-Elysées qu'il descendait de son pied leste
d'escrimeur, il n'en était même pas au caprice, et si l'image de
Juliette lui revint, ce fut à travers un labyrinthe de pensées qui
aurait fait apprécier davantage à la jeune femme ce que son amie
Gabrielle de Candale appelait quelquefois les pédanteries de Poyanne.

--«Voilà une jolie soirée,» se disait Casal; «si le printemps continue
ainsi, les courses seront belles cette année... Et le dîner n'était pas
mauvais. On recommence à bien manger dans le monde. C'est à nous qu'on
doit cela, tout de même. Si nous n'avions pas été là une demi-douzaine à
dire la vérité à Candale et à quelques autres sur leur chef et leur
cave, ou en seraient-ils encore?... Ce qu'il faudrait trouver, par
exemple, c'est le moyen d'employer ces deux heures-ci, de dix à minuit.
On devrait fonder un club rien que pour cela... Le matin il y a le
sommeil, la toilette, le cheval. Après le déjeuner il y a toujours
quelques petites affaires, puis, de deux heures à six heures, l'amour.
Quand il n'y a pas l'amour, c'est la paume ou c'est les armes. De cinq à
sept heures, il y a le poker. De huit à dix, le dîner. De minuit au
matin, le jeu et la fête. De dix à minuit, il y a bien le théâtre, mais
combien de pièces par an valent la peine d'être vues deux fois? Et je
suis trop vieux, ou pas assez, pour aller jouer les fonds de loge.»

Cette idée de théâtre ramena sa pensée vers une mauvaise mais fort jolie
actrice du Vaudeville dont il était l'amant plus ou moins intérimaire
depuis six mois, la petite Anroux: «Tiens,» songea-t-il, «si j'allais
voir Christine.» Il s'aperçut passant la porte de la rue de la
Chaussée-d'Antin, montant l'escalier de service, parmi toutes les odeurs
qui flottent dans les arrière-fonds d'un théâtre et débouchant dans la
loge étroite où s'habillait la demoiselle. Les serviettes tachées de
blanc et de rouge traîneraient sur la table. Deux ou trois acteurs
seraient là, tutoyant leur camarade. Ces messieurs s'en iraient
discrètement pour la laisser seule avec un protecteur sérieux comme il
était, malgré sa belle mine, à cause de sa fortune connue, et elle
commencerait de lui raconter les potins du foyer. Il l'entendit qui
disait des phrases comme celle-ci, tout en faisant sa figure: «Tu sais,
Lucie est avec le gros Arthur, c'est dégoûtant, rapport à Laure.»--«Ma
foi, non,» conclut-il, «je n'irai pas... Je vais toujours passer au
cercle...» Les salons de jeu s'évoquèrent dans son imagination, déserts
à cette heure, avec les valets de pied en livrée sommeillant sur les
banquettes et levés soudain à son approche, avec le relent du tabac mêlé
aux fades odeurs du calorifère. «C'est vraiment trop funèbre,» reprit le
jeune homme en lui-même. «Si je poussais jusqu'à l'Opéra? Et quoi faire?
Entendre le quatrième acte de _Robert_ pour la cinq centième fois? Non.
Non. Non. J'aime mieux encore Phillips...» C'était le nom d'un bar
anglais, sis rue Godot-de-Mauroy. À la suite d'une discussion suivie de
duel qui avait eu lieu chez _Eureka_,--ou plus familièrement
_l'Ancien_,--un autre bar, célèbre, celui-là, parmi les viveurs de ces
vingt dernières années, Casal et sa bande à lui avaient fait scission et
quitté la rue des Mathurins pour émigrer dans le cabaret de la rue
Godot. S'il se rencontre jamais un chroniqueur renseigné de la jeunesse
contemporaine, ce sera pour lui un curieux chapitre que l'histoire des
cafés et restaurants durant cette fin de siècle, et, parmi les plus
étranges de ces endroits, il devra noter ces espèces d'assommoirs de la
haute vie où de vrais grands seigneurs ont pris l'habitude d'aller, au
sortir du théâtre, boire des cock-tails et du whisky, côte à côte avec
des jockeys et des bookmakers porteurs de bons _tuyaux_. Casal se
peignit en pensée la salle étroite avec son long comptoir, ses tabourets
hauts, ses gravures de courses, puis, au fond, le retiro, orné du
portrait de quatre entraîneurs illustres.

--«Bah!» se dit-il, «à cette heure-ci je n'y trouverai que Herbert avec
ou sans sa serviette.»

Ce lord Herbert Bohun, le frère cadet d'un des plus riches d'entre les
pairs anglais, le marquis de Banbury, était un terrible buveur d'alcool
qui, à trente ans, tremblait parfois comme un vieillard. Il s'était
rendu fameux pour avoir trouvé des mots étonnants de simplicité dans
l'aveu de cette redoutable passion. C'était lui qui répondait à cette
demande: «Comment allez-vous?»--«Mais très bien, je jouis d'une soif
excellente.» Il croyait ingénument prononcer la phrase correspondante à
cette autre: «Je jouis d'un bon appétit.» Sa grande plaisanterie, qui
n'était qu'à moitié une plaisanterie, consistait, dans les dîners
d'intimes, afin de porter son verre à ses lèvres sans le renverser, tant
son geste était peu sûr, à passer derrière son cou une serviette. Il en
prenait une des extrémités avec sa main gauche, l'autre coin avec sa
main droite qui tenait le verre, et la main gauche tirait, tirait
jusqu'à ce que le sacro-saint alcool arrivât aux lèvres du buveur.

--«Mais,» pensa Casal, «il est déjà trop tard. Il ne me reconnaîtra
plus. Décidément, ce qu'il me faudrait, c'est une _bourgeoise_ de cette
heure-ci,»--c'était le terme consacré, dans la bande de ses intimes,
pour signifier une maîtresse du monde,--«une veuve ou séparée qui ne
sortirait guère et à qui je serais sûr de faire plaisir en allant la
voir...»

Ce singulier monologue avait mené le raisonneur jusqu'au rond-point. Ce
fut là seulement qu'il se rappela de nouveau sa voisine et il se dit à
mi-voix:--«Ma foi, cette petite Mme de Tillières ferait joliment mon
affaire. Avec qui peut-elle être?...»

Certes, la formule était très irrévérencieuse et elle achevait une suite
d'idées qui, transcrites en détail, eussent paru, même à un moins naïf
que Poyanne, terriblement positives et cyniques. Pourtant un embryon de
sentiment s'agitait par-dessous, ce qui prouve que le coeur de chacun
est un petit univers à part, où les images les moins romanesques peuvent
servir de prétexte à la naissance d'une émotion romanesque. Si Casal
n'eût pas subi, d'une manière inconsciente, le charme de délicatesse
émané de Juliette, comme un arome à la fois entêtant et imperceptible
s'exhale d'une plante cachée dans un coin de chambre, il n'eût pas
éprouvé au même degré cette sensation de répugnance au souvenir de la
vulgarité de Christine Anroux. Il s'était donné, pour n'aller ni au
théâtre, ni au club, ni chez Phillips, des raisons excellentes, mais qui
n'auraient pas eu plus de poids sur son esprit ce soir-ci que les autres
soirs, s'il n'eût été travaillé par un secret besoin d'être seul. Et
pourquoi? Sinon pour penser longuement à la jeune femme dont le
souvenir, surgi tout d'un coup, effaça en une seconde ces imaginations
de coulisses, de cercle et de bar. La fine silhouette se dessina dans le
champ de sa vision intérieure avec une netteté prodigieuse. Les hommes
de sport, qui vivent d'une vie physique très intense, finissent par
développer en eux des sens de sauvages. Ils possèdent d'une façon
surprenante cette mémoire animale, propre aux cultivateurs, aux
chasseurs, aux pêcheurs, à tous ceux en un mot qui regardent beaucoup
les choses et non les signes des choses. Les formes et les couleurs
s'impriment dans ces cerveaux sans cesse en présence d'impressions
réelles et concrètes avec un relief que les travailleurs de cabinet ou
les causeurs de salon ne soupçonnent pas. Celui-ci revit le buste de
Juliette dans sa grâce svelte et pleine, les souples épaules et le
corsage noir avec ses noeuds roses, l'attache voluptueuse de la nuque,
les cheveux d'un blond si doux, le saphir sombre des yeux, les lèvres
sinueuses, l'éclat des dents avec la fossette du sourire, les bras où
courait comme une ombre d'or, les mains nerveuses, la salle à manger
tout autour, avec la tapisserie du duc d'Albe, avec les teints pâlis ou
pourprés des convives. Mme de Tillières eût été là, présente et vivante,
qu'il n'en eût pas distingué les traits avec une précision plus aiguë.
Cette évocation eut pour résultat que le raisonnement à demi ironique
sur l'emploi de sa soirée céda aussitôt la place à une impression assez
brutale encore, mais, du moins, franche et naturelle: le désir sensuel
pour cette jolie créature que son instinct pressentait voluptueuse et
passionnée sous ses dehors de chaste réserve.

--«Oui,» continua-t-il, «avec qui est-elle? Ce n'est pas possible
qu'elle n'ait pas d'amant.» Puis tout de suite, la mémoire morale
arrivant pour compléter, pour interpréter la mémoire physique: «C'est
égal. Elle m'a regardé avec des yeux très particuliers, après avoir eu
l'air de ne pas me remarquer au commencement... C'était combiné avec Mme
de Candale, ce dîner-là. Elles sont amies intimes. Alors, c'est que ma
petite voisine a voulu me connaître. Je n'ai pas trop mal manoeuvré. Ça,
j'en suis sûr. Maintenant, que signifie cette curiosité? A-t-elle
entendu parler de moi par une autre femme? Par son amant?... Après tout,
peut-être n'a-t-elle pas d'amant et s'ennuie-t-elle dans son coin?... On
la voit si peu. Elle doit vivre très retirée... Elle est bien jolie. Si
je me mettais à lui faire la cour? Je n'ai rien devant moi pour tout ce
printemps. C'est une idée... Mais où la retrouver?... J'ai dîné à côté
d'elle, je peux toujours aller lui rendre visite au lieu de lui mettre
simplement un carton...»

Il fut si content de cette idée qu'il en rit tout haut une
minute:--«C'est cela,» reprit-il, «mais alors il faudrait y aller dès
demain... Demain? Qu'est-ce que je fais demain? Au Bois le matin avec
Candale. Bon, cela. Il me renseignera. Déjeuner chez Christine. Ça peut
se manquer, ce déjeuner. Je déjeune trop cette année-ci. Toute la
journée est gâtée ensuite. Je lâche Christine et à deux heures je vais
chez la petite veuve. À quatre heures, je tire avec Wérékiew. Comme ces
gauchers sont difficiles!... Si je rentrais tout simplement me coucher
maintenant? Il est dix heures et demie. C'est bien tôt, mais voilà huit
jours que je m'endors à quatre heures du matin. Relayons pour être en
forme...»

Sur cette sage résolution, il obliqua par la rue Boissy-d'Anglas, sans
s'arrêter ni à l'Impérial ni au Petit Cercle, et il se dirigea tout
droit vers la rue de Lisbonne, où il habitait un hôtel hérité de son
père et aussi complètement monté que s'il eût continué de vivre en
famille. Il y a ainsi derrière toutes ces santés extraordinaires des
hommes d'excès, et que l'on cite comme tels, un fond caché d'hygiène.
Ceux qui méconnaissent cette loi disparaissent bien vite, et ceux qui
survivent, ceux qui étonnent des générations successives par leur
infatigable activité à la chasse, au jeu, à la salle--et ailleurs,--ont
gardé, comme Casal, le pouvoir de se surveiller à travers cette
existence de déraillement continu. C'est, tantôt, une sobriété
monastique le matin qui corrige le trop bon dîner de la veille; tantôt
un repos pris judicieusement à l'heure exacte où le surmenage
commencerait; tantôt un dosage savant d'exercices adaptés, la présence
quotidienne du masseur, un véritable traitement d'hydrothérapie à
domicile. Machiavel disait: «Le monde est aux gens froids,» et le
demi-monde aussi, quelque paradoxal que paraisse cet aphorisme. Tant il
y a que le lendemain matin, lorsque Raymond se leva vers les huit heures
pour passer dans sa salle de bain et de là dans son cabinet de toilette,
il était merveilleusement dispos et rafraîchi par le plus calme de tous
les sommeils.

Ce cabinet de toilette de Casal était fameux parmi les viveurs, à cause
de ce que le jeune homme appelait plaisamment ses deux bibliothèques,
quoiqu'il en eût ailleurs une véritable et garnie des livres les mieux
choisis. Celles du cabinet de toilette consistaient en deux vitrines:
une première avec une rangée admirable de fusils anglais à tout usage,
et une seconde ou se trouvait renfermée la plus étonnante collection de
bottes, bottines et souliers:--quatre-vingt-douze paires,--et pour les
circonstances les plus variées de l'existence de sport, depuis la chasse
à courre jusqu'à la pêche au saumon, sans parler des tenues du polo et
de l'ascensionnisme. Il n'était pas rare que de jeunes snobs vinssent,
dès cette heure-là, pour assister à la toilette de ce maître en haute
vie et s'ébahir devant cet étrange musée. Mais au matin qui suivit le
dîner chez Mme de Tillières, il resta, sans autre compagnie que son
valet de chambre, à se regarder beaucoup dans la glace de l'immense
armoire à trois pans qui renfermait ses innombrables costumes et
achevait de meubler la pièce. Malgré les raffinements d'installation qui
faisaient de ce coin de sa demeure la garçonnière typique d'un Parisien
élégant en l'an de grâce 1881, anglomane et athlétique, Raymond n'était
pas un fat. S'il avait mis dans sa première jeunesse son amour-propre à
ces puérilités d'un luxe minutieux, il n'y pensait plus depuis des
années, au rebours de presque tous ses confrères dans le métier d'homme
à la mode; et, s'il se regardait ce matin-là dans la glace, une fois
habillé, c'était par ressouvenir de son projet de la veille. Il était
bien plus près de quarante ans que de trente. À cet âge, on a déjà cette
première petite surveillance de soi qui, dix ans plus tard, se tournera
en défiance, et, vingt ans plus tard, si on ne désarme pas, en artifice.
Il faut croire qu'il se trouva encore capable de plaire et il faut
croire aussi que sa résolution de faire une visite dès ce jour-là à Mme
de Tillières ne s'était pas en allée avec le sommeil, car, avant de
monter à cheval, il griffonna un billet à l'adresse de Mme Christine
Anroux, 83, avenue de l'Alma, où il se dégageait du déjeuner, et c'est
en chantonnant entre ses dents un air en vogue à cette date: «Elle est
tellement innocente...» qu'il commença de se diriger vers le Bois, monté
sur un alezan joliment découplé, mais pas très vite, Boscard.--Ce terme
d'argot dont le monde actuel désigne les parasites professionnels lui
servait de malicieuse épigramme contre le camarade qui lui avait vendu
ce cheval, un certain vicomte de Saveuse, très bien né, mais de procédés
plus qu'indélicats, qui avait trouvé le moyen de lui faire payer cet
animal deux fois sa valeur. Saveuse,--alias «la Statue du
Quémandeur,»--avait en outre la fâcheuse habitude d'emprunter à ses
voisins de jeu des plaques de vingt-cinq louis jamais rendues. Et Casal
se vengeait de ces supercheries répétées et aussi du petit crève-coeur
d'avoir été dupé dans ce marché par ce surnom donné à la pauvre bête,
qui n'en pouvait mais.

                   *       *       *       *       *

Boscard avait pris le trot à l'entrée du Bois, dont les massifs comme
saupoudrés d'une verdure blonde étaient adorables à voir par cette
matinée de premier printemps. Si cette bête n'avait pas beaucoup de
fond, elle était d'allure très douce, et le fait que Casal l'eût
commandée ce matin prouvait chez lui une disposition rêveuse. Quand le
hasard,--ou ce que nous appelons ainsi par ignorance des puissances
cachées qui dominent toute existence,--se mêle de rapprocher deux
personnes, il multiplie les circonstances, de manière à justifier la
crédulité des pressentiments. Mais la logique suffit, au moins en
apparence, pour expliquer tous les faits. S'il était naturel qu'un jour
ou l'autre Casal fût présenté à Mme de Tillières, il ne l'était par
moins qu'il rencontrât au Bois à cette heure-là, non seulement Candale
avec lequel il avait pris rendez-vous, mais encore Mosé, Prosny et Mme
d'Arcole,--et pas moins encore que ces personnes eussent remarqué la
veille les distractions de la marquise après le départ hâtif du jeune
homme, et l'en plaisantassent gaîment. À chaque instant, des hommes et
des femmes du monde jettent des taquineries semblables sans y attacher
d'autre importance, et Casal savait de reste ce que valent les petits
propos de ce genre, simples prétextes à causer. Dans le cas particulier,
ces mêmes propos venaient appuyer trop fortement son observation de la
veille pour qu'il négligeât d'y prendre garde. Ce fut d'abord Prosny
galopant dans une allée transversale et qui, sans arrêter son superbe
cheval noir, lui cria:

--«Pas contente, la petite dame, hier, après ton départ, pas
contente...»

Puis au détour du chemin, ce fut Mosé qui arrêta le cavalier d'un salut
un peu appuyé. Il était à pied, suivant son habitude, luttant contre un
précoce diabète et pratiquant l'hygiène de la marche avec cette énergie
dans la tenue de la volonté qui demeure le trait le plus caractérisé des
Juifs comme des Yankees. Ces deux espèces humaines, les plus entêtées du
monde et aussi les moins bien connues à cause de leur récente arrivée à
la fortune, ont pour trait commun cette volonté qui va du petit au grand
et qu'aucune défaite ne lasse. Il n'est pas rare de voir un Sémite et un
Américain se fabriquer, à cinquante ans, toute une destinée nouvelle et
jusqu'à des goûts inédits, à coups de parti-pris personnels,
systématiquement et continûment appliqués. L'Israélite, lui, possède par
surcroît ce don spécial de ne jamais manquer au soin du détail, si léger
soit-il. C'est ainsi que Mosé, jadis brouillé puis réconcilié avec le
beau Casal, s'empressa de saisir cette occasion de lui rendre le léger
service d'un avis peut-être agréable:

--«Comme vous nous avez quittés vite hier au soir,» lui dit-il.

--«J'avais un ami qui m'attendait au cercle,» répondit Casal. La
pénétration des yeux fins de Mosé venait de l'inquiéter, déjà, et de le
déterminer à ce mensonge.

--«Et vous nous avez emporté toute l'attention de ces dames,» continua
l'autre. «Mme de Candale et sa soeur se sont mises à bavarder dans un
coin, et, quant à Mme de Tillières, vous parti, plus personne.»

Un quart d'heure plus tard, et comme Casal méditait sur ce
renseignement, il croisa Mme d'Arcole en train de conduire elle-même ses
deux ponnettes blanches. Du bout du fouet elle lui fait signe d'arrêter,
et quand il est auprès de la voiture:

--«Comment la trouvez-vous, la petite amie de ma soeur? Idéalement
jolie, n'est-ce pas?... Et vous l'avez lâchée pour aller Dieu sait où...
Maladroit!»

Elle eut, en redonnant du _pull up_ à son coquet attelage qui partit
vite, un sourire de la bouche et des yeux qui, traduit en clair langage,
signifiait: «Si vous n'êtes pas un imbécile, mon petit Casal, vous ferez
la cour à votre voisine d'hier au soir, et vous réussirez.» Ce n'était
pas un conseil très digne d'une honnête femme, soeur elle-même d'une
très honnête femme. Mais, d'instinct, la duchesse n'aimait pas beaucoup
Juliette qu'elle trouvait toujours entre elle et sa soeur,--précisément
parce qu'elle adorait cette soeur unique,--et elle n'eût certes pas été
fâchée de pouvoir dire à Gabrielle: «Hé bien! ton irréprochable amie, la
voilà qui flirte avec Casal.» Et pour achever de montrer à ce dernier
que son flair de libertin ne l'avait pas trompé, le gros Candale lui
disait, quand, s'étant enfin rencontrés, ils chevauchèrent côte à côte,
avec son rire lourd où se trahit son fond d'origine allemande,--un
Candale s'est marié dans le Wurtemberg, lors de l'émigration:

--«Ma foi! ça n'a pas mal marché hier, mieux que je ne pensais. Elle est
un peu prude, cette petite veuve... Mme Bernard prétend que feu
Tillières s'est fait tuer par ennui de l'avoir épousée... J'avais peur
de toi... Mais tu as été parfait... Et elle a eu un petit air vexé que
tu aies filé... Non. C'était à payer sa place...»

--«Et qui est-ce?» interrogea Raymond.

--«Comment, qui est-ce? Mais c'est la veuve de Tillières, l'aide de camp
du général Douay!»

--«Je ne te demande pas cela. Qui est-ce comme caractère?»

--«Ah! tout ce qu'il y a de plus pot-au-feu, de plus gnan-gnan... Ça vit
avec une vieille maman dans une maison triste comme un tombeau. Enfin,
c'est le genre de ma femme, juge un peu.»

Tout l'esprit de Candale consistait à diriger ainsi de misérables
épigrammes contre cette créature exquise à laquelle il ne pardonnait ni
les bienfaits qu'il en recevait: cette fortune abandonnée à toutes ses
fantaisies,--ni l'outrage de la trahison qu'il lui infligeait: cette
maîtresse reprise aussitôt après le mariage et scandaleusement affichée.
Il ajouta, après avoir joui de son mot:

--«Elle te plaît donc beaucoup? Voudrais-tu l'épouser, par hasard?...»

C'en fut assez pour que Casal s'abstînt de lui poser la question qu'il
avait déjà aux lèvres sur l'adresse de la jeune femme. «Il ne manquerait
pas d'aller bavarder auprès de sa Mme Bernard,» songea-t-il.
«D'ailleurs, je trouverai cette adresse dans le premier annuaire.» Il se
sentait déjà saisi d'une telle impatience qu'il abrégea sa promenade, en
proie à une petite excitation d'attente très rare chez lui. Quand il
rentra, son premier soin fut d'ouvrir un de ces prétendus livres d'or
où, moyennant le prix de l'abonnement, les plus vaniteux des bourgeois
se font enregistrer, entre des grands seigneurs ou des millionnaires,
avec leur rue et leur numéro, comme membres authentiques du _high life_.
Le nom de Mme de Tillières ne figurait pas dans ce répertoire.

--«Je ne peux cependant questionner aucune des personnes qui étaient
hier à ce dîner,» se dit Casal, «leur attention est déjà si
éveillée!...»

Justement cet éveil prouvait trop à quel degré il avait intéressé sa
voisine pour qu'il renonçât à son idée de visite. Mais s'il n'eût pas
été lui-même intéressé par elle plus qu'il ne l'imaginait, il eût remis
cette visite, quitte à profiter adroitement d'un hasard,--une
conversation avec Mme de Candale, par exemple,--pour savoir l'adresse
cherchée. Au lieu de cela, il ne put se tenir d'envoyer son valet de
chambre la demander chez le concierge de la comtesse. «C'est le vrai
moyen,» songea-t-il. «Ce concierge n'a pas pu encore être prévenu par
des racontars d'office. Il trouvera cette demande toute naturelle.» Et
cependant, petit détail qui montrera combien l'image de Mme de Tillières
tenait déjà dans la pensée du jeune homme à des fibres très sensibles,
l'idée d'un commentaire, malgré tout possible, de la part des deux
domestiques lui fut si insupportable, qu'il chargea son messager de
trois autres commissions parfaitement inutiles dans le quartier de l'Arc
de Triomphe, afin de dire comme en passant: «Et puisque vous serez près
de l'hôtel de Candale, entrez donc dans la loge pour demander ou demeure
exactement Mme de Tillières. Retiendrez-vous le nom?» Grâce à cette ruse
d'adolescent, qui eût bien diverti ses camarades de Phillips s'ils
l'avaient soupçonnée, il sonnait, dès les deux heures, à cette porte de
la rue Matignon, vers laquelle Gabrielle de Candale s'était réfugiée la
veille. L'accident de voiture portait déjà ses conséquences.

--«Ça lui va d'habiter ici,» se disait le jeune homme en traversant la
vieille cour et se dirigeant vers la cage vitrée du fond. Le concierge
lui avait répondu que Mme de Tillières était chez elle. La jeune femme
ne condamnait jamais sa porte, par la même défiante prudence qui lui
faisait recevoir également tous ses amis très tard le soir. Elle
s'appliquait à éviter jusqu'aux plus légères remarques de ses gens.
D'ailleurs, comme elle connaissait peu de monde, comme c'était son
habitude de convier ses fidèles très exactement à des rendez-vous
séparés et précis, et qu'elle ne prononçait jamais de phrases
d'invitation banales, une telle liberté d'entrée n'offrait guère
d'inconvénient. Cette facilité d'accès acheva de ravir Casal.

--«Rien à cacher...,» songeait-il en sonnant à la porte doublée de
rideaux rouges. «Si elle pouvait être seule,» ajouta-t-il tout bas,
tandis que le valet de pied le conduisait par le grand salon du devant
jusqu'à cette petite pièce plus intime, témoin cette nuit même de la
violente sortie de Poyanne contre lui. Quand il entra, il vit du premier
coup d'oeil Mme de Tillières, couchée plutôt qu'assise sur une chaise
longue, comme une personne souffrante, et dans un déshabillé de
dentelles blanches qui affinait encore sa beauté. Auprès d'elle, assis
sur un fauteuil bas et lui parlant presque à mi-voix, bien qu'ils
fussent seuls, se tenait d'Avançon. Casal et l'ancien diplomate se
connaissaient du Petit Cercle où ce dernier allait souvent montrer sa
physionomie de vieux Beau et humer les potins les plus récents. Les
jeunes gens de la rue Royale se moquaient de lui qui grondait sans cesse
contre la mauvaise éducation ou les tristes plaisirs d'aujourd'hui. À
cinquante-six ans qu'il allait avoir, d'Avançon était aussi empressé
auprès des femmes qu'à vingt-cinq. C'était l'homme qui ne fume pas après
dîner pour ne pas quitter le salon, celui que vous apercevez, en
arrivant, abîmé là-bas dans les délices d'un aparté avec celle que vous
voudriez le plus approcher. Et il cause de cette voix rentrée qui ne
laisse arriver à vous aucun de ses mots. S'il est installé dans une
maison où vous êtes venu espérant un tête-à-tête, vous pouvez rester,
rester encore. Vous ne lui ferez pas quitter la place. Vous ne le
_tuerez_ pas, comme disent joliment les amoureux impatientés. Le
d'Avançon, car l'individu est un type, adore des liaisons toutes leurs
menues corvées si pénibles au positivisme de la génération actuelle,
depuis les visites jusqu'aux courses en voiture pour faire des
emplettes. Les femmes leur savent un gré infini, à ces Sigisbées en
cheveux gris, de ce culte le plus souvent désintéressé. Les maris sont
reconnaissants à ces chiens de garde volontaires de ces assiduités peu
dangereuses. Les amants les abominent et plus encore les aspirants au
titre. Aussi la première pensée de Casal fut-elle d'envoyer mentalement
au diable l'attentif de Mme de Tillières, sans se douter que la jeune
femme appréciait surtout dans son patito sur le retour un dévouement
jamais démenti pour la vieille Mme de Nançay.

--«En voilà une tuile,» se dit-il. «Je le connais, le gêneur; il est à
l'épreuve de la balle. Allons, c'est une visite perdue.»

--«Casal ici?» se disait de son côté d'Avançon. «Oh! oh! je me charge
d'y mettre bon ordre,» et, tout en serrant la main du nouveau venu, sa
surprise était telle qu'il ne put se tenir de l'exprimer à voix haute.
«Comment, chère amie,» fit-il, «vous connaissez ce mauvais sujet-là, et
vous me l'avez caché!»

--«J'ai eu l'honneur d'être présenté à Mme de Tillières chez Mme de
Candale,» dit Casal, répondant pour celle à qui s'adressait d'Avançon.
Il venait de comprendre, à regarder le visage de Juliette, que, pour une
minute, elle était incapable de parler, tant avait été forte la surprise
causée par son apparition inattendue. Cette évidence compensa du coup la
vive contrariété que la présence du fâcheux lui avait infligée à
lui-même. Il n'avait plus besoin de discuter avec ses souvenirs, ni
d'interroger Prosny ou Mosé, Mme d'Arcole ou Candale. Un tel trouble et
si subit,--elle avait rougi jusqu'à la racine de ses cheveux
cendrés,--quel symptôme d'un frémissement extraordinaire chez une femme
de la société, en qui la maîtrise constante de soi est la vertu
professionnelle, comme le courage chez les militaires! Vivraient-elles
si elles ne s'habituaient à tout cacher toujours de leurs sensations,
plus espionnées par la malignité que celles d'un inculpé par le juge qui
l'interroge? Mais celle-ci avait traversé depuis la veille des heures
d'une trop anxieuse réflexion pour que ses nerfs ébranlés eussent en ce
moment toute leur énergie au service de sa volonté. Après avoir répondu
tantôt par un: «Non, je l'aime encore,» tantôt par un: «Non! nous ne
nous aimons plus,» à sa propre question sur Poyanne et leurs communs
rapports, elle avait roulé au fond d'un abîme d'infinie tristesse. Il y
a, dans les fins d'amour, de ces minutes d'une mélancolie navrante, ou
l'on mesure, où l'on touche, pour ainsi dire, la misère de la vie, à
constater la ruine en nous-mêmes des sentiments sur lesquels posait tout
notre avenir de coeur. C'est alors des découragements d'âme à désirer en
mourir. C'est des détresses durant lesquelles les blessures du passé se
rouvrent et saignent avec cette nouvelle blessure du présent, pour nous
attester que si tout doit périr de ce qui fut notre joie, rien ne
s'abolit jamais entièrement de ce qui fut notre peine. Pendant cette
nuit où Casal dormait d'un sommeil d'enfant, où Poyanne se rongeait, lui
aussi, de chagrin, Juliette avait versé des larmes amères sur l'oreiller
de ce petit lit, témoin jadis de ses innocentes, de ses heureuses
imaginations de jeune fille. Mais pourquoi, à travers ses larmes, et du
fond de ce désespoir intime où elle se laissait tomber, se prenait-elle
à revoir sans cesse l'image du jeune homme qui, lui, sans doute, était
loin de songer à sa voisine de la veille? Du moins elle le croyait
ainsi. Pourquoi, dans le sommeil lassé qui lui ferma les yeux vers le
matin, subit-elle le va-et-vient de rêves traversés par cette même
image? Si un véritable directeur moral, le Lacordaire des admirables
lettres à Mme de Prailly, par exemple, avait reçu sa confession à son
réveil, il l'aurait éclairée sur les causes secrètes de cette mélancolie
et de ses rêves. Il est bien certain que si nos songes ne prédisent en
aucune manière l'avenir, leur signification n'est négligeable ni pour le
moraliste ni pour le médecin qui trouvent en eux des enseignements sur
les parties inconscientes de notre être. Quelques faits établis
scientifiquement le démontrent: un homme rêve qu'il a été mordu à la
jambe. Peu de jours après, un abcès se déclare à cette jambe. La nature
animale s'était donc sentie touchée en lui avant qu'aucune trace
extérieure ne révélât cette atteinte. Il fallait de même que Raymond eût
produit sur Juliette une impression autrement vive qu'elle ne le
soupçonnait, pour que ce souvenir se trouvât mêlé à toutes ses pensées
depuis qu'elle avait quitté l'hôtel de Candale. Mais quels termes assez
délicats un saint prêtre comme le noble Lacordaire eût-il employés pour
expliquer à une femme de cette délicatesse, le caractère vrai de cette
impression? Eût-il admis lui-même que Casal, ce libertin notoire, ce
viveur authentique, avait éveillé en elle, par sa seule présence, un
obscur frisson de désir et de volupté? Malgré son mariage presque
aussitôt brisé tragiquement, malgré sa liaison avec Poyanne, où le don
de sa personne avait eu pour motifs une idée et un sentiment, Juliette
conservait cette virginité de sensation,--phénomène si connu de toutes
les femmes qu'il sert de prétexte à leur plus fréquent mensonge. Il y
avait en elle une amoureuse endormie à laquelle venait de parler cet
homme qui correspondait évidemment chez elle à ce Beau idéal des sens
dont le type varie avec chaque système nerveux. À coup sûr le prêtre
l'aurait mise en garde contre toute nouvelle rencontre avec quelqu'un
d'assez dangereux pour devenir aussitôt un principe d'obsession, et cela
au moment même où elle se sentait détachée de celui qui faisait, depuis
des années, son plus solide appui moral. Mais justement depuis ces
années-là, Mme de Tillières ne se confessait plus. De sa piété ancienne,
il semblait ne lui rester qu'un remords toujours étouffé et cette
espérance invincible dans la bonté de Dieu, qui est en effet la moelle
même de toute foi religieuse. Elle n'avait donc personne, pour la guider
aux heures périlleuses, que sa réflexion solitaire, que sa volonté de ne
jamais déchoir à ses propres yeux. Aussi, au lendemain de cette nuit
tourmentée, et en se réveillant toute migraineuse, s'était-elle
rattachée, sans comprendre les causes complètes de son désarroi
intérieur, à cette idée qui lui représentait la sauvegarde de sa
dignité: prodiguer, même dans cette décroissance de l'amour, toute sa
sollicitude, et de plus en plus, à l'amant qu'elle considérait comme son
mari.

--«Je lui cacherai que je ne l'aime plus d'amour,» s'était-elle dit, «et
je n'y aurai pas de peine, car lui non plus, il ne m'aime pas comme
autrefois. Mais l'affection, mais l'estime, c'est de quoi vivre encore,
de quoi être contente, sinon heureuse.»

Elle avait ensuite prié, comme elle continuait de le faire, chaque matin
et chaque soir, quoique séparée des sacrements et se sachant hors de la
loi de l'Église, avec une ferveur pieuse, et elle était parvenue ainsi à
une sorte de calme brisé dont elle jouissait comme d'une douceur tout en
écoutant les bavardages de d'Avançon, lorsque l'entrée de Casal était
venue la surprendre d'un saisissement, si violent cette fois qu'elle ne
put ni le vaincre tout de suite, ni s'en dissimuler le motif. Ce ne fut
qu'un éclair, et déjà elle s'était, par un geste gracieux, assise au
lieu de rester étendue, elle avait rejeté sur ses pieds la traîne de sa
longue robe, faite pour la chambre, et elle répondait à Casal qui lui
demandait en s'asseyant lui-même:

--«Vous êtes souffrante, madame?»

--«Oui,» fit-elle, «j'ai eu ce matin un peu de migraine. J'espérais
qu'elle s'en irait vers le milieu de la journée, et je la sens au
contraire qui augmente...»

Elle prit, en parlant, un flacon de sels qui se trouvait sur une petite
table à portée de la chaise longue, et elle le respira lentement.
C'était dire au visiteur: «Vous voyez, monsieur, que vous ne devez pas
rester longtemps...»--Mais qu'importait à ce dernier la froideur de cet
accueil qu'il sentait voulue? Que lui importait la visible mauvaise
humeur de d'Avançon debout maintenant contre la cheminée et qui,
assurant sur son nez son lorgnon de presbyte, considérait avec une
impertinente attention le sommaire d'un numéro de revue posé sur cette
cheminée?... Casal venait de surprendre la preuve la plus indiscutable
qu'il intéressait la jeune veuve jusqu'au trouble,--davantage encore,
jusqu'à la crainte. Cette rougeur suivie de pâleur, et, après
l'amabilité gracieuse du dîner de la veille, tout de suite cette
retraite en arrière sans qu'aucun fait nouveau eût pu survenir,--autant
de signes que le jeune homme devait recueillir et recueillit avec
délices. Peut-être, s'il eût trouvé dans ce petit salon de l'avenue
Matignon, éclairé maintenant par le plus clair soleil de deux heures,
une personne gaie et rieuse, prête à sortir et l'entretenant de la
dernière pièce des Français, du prochain concours hippique et de la plus
récente séparation, aurait-il mentalement soupiré.

--«Allons, toutes les mêmes.»

Et conclu:

--«Ce n'est pas la peine de quitter Christine.»

Mais l'atmosphère de demi-réclusion répandue autour de Mme de Tillières
et qu'il avait comme respirée dès l'entrée;--mais l'énigme du caractère
de cette femme, chez laquelle il avait constaté, la veille, une
curiosité singulière de le connaître, puis qu'il retrouvait bouleversée
de cette connaissance et résolue à le fuir;--mais cette résistance même,
à laquelle il venait de la voir se résoudre, tout se rencontrait de ce
qui pouvait porter à son plus haut degré son caprice de viveur blasé.
L'homme d'action qu'il était par naissance et qui s'ennuyait d'être
inoccupé tressaillit en lui du même tressaillement qu'à la salle, quand
un tireur d'un jeu nouveau touchait son fer, ou qu'autrefois aux Indes
dans sa première chasse au tigre. Cependant, Juliette avait commencé une
de ces causeries sans objet qui ont déterminé tant d'écrivains,
dramaturges ou romanciers, à partir en guerre contre le papotage du
monde. Elles seraient très vaines, en effet, ces causeries, si elles
n'avaient pour but de masquer des pensées qui ne sauraient être
exprimées sans rendre impossibles certaines relations à la fois forcées
et trop délicates.

--«Comme Mme d'Arcole était en beauté hier au soir,» disait la jeune
femme.

--«Très belle, en effet,» répondait Casal, «et comme le blanc lui va.»

--«C'était sa revanche de l'autre jour,» interrompit d'Avançon en
fermant la revue et enlevant son binocle qu'il remit avec soin dans un
étui spécial. «Vous vous rappelez, chère amie, comme elle était jaune et
fanée lorsque nous l'avons rencontrée à cette exposition de la rue de
Sèze?... À propos, quand viens-je vous prendre pour aller voir ensemble
la tapisserie dont nous parlions tout à l'heure?»

--«Va, mon bonhomme,» songeait Casal, tandis que l'ex-diplomate
continuait, décrivant par le menu ladite tapisserie, indiquant sa place
possible dans le petit salon et prodiguant les allusions à d'autres
courses semblables chez les marchands, «donne-toi beaucoup de mal pour
me faire sentir que je suis de trop ici et que tu es l'intime de la
maison. Ça ne m'empêchera pas d'y revenir. Et vous, madame, vous
voudriez bien aussi que je vous croie très absorbée par ce que vous
raconte votre ami d'Avançon. Malheureusement je suis persuadé que c'est
une petite comédie, cette attention-là, comme votre migraine, et vous
êtes par trop jolie, avec votre façon de poser votre doigt contre votre
tempe, comme si vous aviez vraiment mal, très mal!...»

Et cependant il plaçait un mot de temps à autre, laissant voir, comme la
veille dans la conversation du dîner, cette qualité maîtresse de son
esprit: la justesse dans le renseignement. Quoiqu'il n'eût guère acheté
de bibelots dans sa vie que pour faire des cadeaux de jour de l'an à des
femmes du monde ou du demi-monde, comme il avait tenu à les faire
choisis, d'après son habitude d'amour-propre et son goût naturel de
supériorité, il s'était adressé à des camarades bons connaisseurs, et il
put se donner le malicieux plaisir de relever une ou deux erreurs de
d'Avançon sur quelques marques de faïence.

--«Vous êtes donc aussi collectionneur, monsieur Casal?» lui demanda Mme
de Tillières.

--«Moi,» fit-il en riant, «pas le moins du monde. Mais j'ai eu des amis
qui l'étaient et je les ai écoutés.»

--«Lui collectionneur,» reprenait d'Avançon, «comme on voit que vous ne
le connaissez que depuis vingt-quatre heures, ma chère amie!»

Et poursuivant avec une ironie où achevait de se révéler sa colère
contre la présence de Casal, cette étrange colère si fréquente chez les
hommes de plus de cinquante ans qui ne voudraient pas dire qu'ils sont
jaloux d'une amie et qui le sont pourtant, sans en avoir le droit, avec
une violence enfantine, il continuait:

--«Non, vous ne savez pas ce que c'est que les jeunes gens
d'aujourd'hui, si vous les croyez capables de s'occuper d'autre chose
que de chic et de sport... Celui-ci, vous voyez, est intelligent. Moi,
je l'ai connu à l'oeuf... Mais oui, mais oui, il débutait au cercle
juste comme j'allais partir pour ma mission de Florence... Il était
doué!... Il dessinait, jouait du piano, parlait quatre langues!... Vous
avez dû constater quelle mémoire il a, hé bien! si vous pouviez
l'entendre, comme moi, causer avec ses amis: Est-ce _Farewel_ ou
_Livarot_ qui gagnera demain à Auteuil?... Avez-vous un bon tuyau?...
Quel champagne avez-vous eu à dîner ce soir? De l'_extra-dry_ ou du
_brute_?... Machault a tiré avec Wérékiew, le gaucher. Ont-ils fait jeu
égal?... Où en est la banque ce soir? Et la ponte?... Pas autre chose,
madame, vous ne leur arracherez pas autre chose...»

Tandis que l'ex-diplomate débitait cette tirade d'un accent d'autant
plus comique qu'il conservait même dans sa rageuse rancune l'espèce de
mesure courtoise affectée par les hommes de la carrière, Juliette ne
pouvait s'empêcher de tourner vers Casal des yeux inquiets. Ce dernier
était trop occupé à étudier les moindres nuances de cette physionomie
charmante pour ne pas lire dans ce regard une crainte instinctive qu'il
ne fût froissé. Il eût au contraire remercié volontiers le jaloux qui
lui rendait le service de lui conserver la sympathie de la jeune femme.
Quelle meilleure occasion de sortir sur une preuve de tact, en ne
s'offensant pas de ces âcres critiques, et riant de son bon rire gai:

--«Est-il mauvais,» dit-il, quand d'Avançon se tut. «Mais est-il
mauvais!»--Et il se leva pour prendre congé, puis, frappant sur l'épaule
du vieux Beau avec une familiarité gaie qui faisait la plus gracieuse et
la plus dure des réponses, car c'était traiter le sermonneur comme un
grand enfant:--«Allons,» insista-t-il, «ne continuez pas à dire trop de
mal de moi à Mme de Tillières quand je ne serai plus là, et vous,
madame, ne le croyez pas trop...»

--«Je parierais qu'elle lui fait une scène à mon sujet,» se disait-il
cinq minutes plus tard en s'acheminant de pied par la rue Matignon
maintenant, du côté des Champs-Élysées. «Voilà tout ce qu'il aura gagné
avec sa mauvaise humeur... Le naïf!...» Et il haussa les épaules. «Mais
comment la revoir à présent et bientôt?» Puis après une minute de
réflexion: «Il faut aller chez Mme de Candale.»

--«Vous avez été vraiment trop peu aimable pour M. Casal,» disait en
effet Juliette au même moment à d'Avançon. «Qu'avez-vous contre lui?»

--«Moi?» répondait le diplomate embarrassé, «mais rien du tout. Ces
viveurs-là ne me sont pas sympathiques, en principe... Mais vous semblez
plus souffrante?»

--«C'est vrai,» dit Mme de Tillières, qui s'était de nouveau couchée sur
la chaise longue, en fermant à demi les yeux, «je vais même être obligée
de me coucher. Il faut que je sois debout pour le dîner, j'ai ma cousine
de Nançay et Poyanne...»

Elle mentait, car sa tête blonde n'était pas plus endolorie qu'à la
minute où le visiteur avait troublé son entretien avec le fidèle
d'Avançon, mais elle voyait ce dernier en veine de continuer son
discours, et elle ne voulait pas entendre de nouveau des phrases dures
contre Casal. Le vieux Beau la regarda quelques minutes en hésitant,
sans que sa bouche osât prononcer la phrase qu'il avait dans le coeur:
«Défiez-vous de cet homme.» Au lieu de cela, il poussa un soupir et dit
simplement:--«Allons, adieu, je viendrai demain savoir comment vous
allez.» Et il fallait que réellement ce lui fût une vraie peine, à cette
fine et douce femme, de penser que Raymond n'était pas estimé de ses
meilleurs amis, car le soir et lorsque à dîner sa mère la questionna,
devant Poyanne, sur les visites reçues dans la journée, elle prononça le
nom de d'Avançon seul, sans mentionner l'autre. Il fallait aussi que cet
autre, qu'elle était pourtant bien résolue à ne plus revoir, occupât
fortement son imagination, car elle demeura comme insensible à l'adieu
que le comte lui fit le soir même, avant ce dîner. Il était arrivé un
quart d'heure plus tôt pour lui parler en tête-à-tête:

--«Décidément, je pars demain matin,» lui avait-il dit, «et pour six
semaines peut-être. Je profiterai de ce voyage pour régler quelques
affaires en souffrance et refondre définitivement la rédaction de notre
journal là-bas...»

--«J'espère que vous ferez nommer vos candidats,» avait-elle répondu; et
elle n'avait pas trouvé un mot de regret à donner au malheureux homme.
Elle n'avait pas deviné dans ses yeux le reproche de le quitter ainsi
sans un de ces baisers que les amants emportent comme le viatique de la
mélancolique absence. Encore eut-il cette illusion d'attribuer à la
migraine le silence qu'elle garda durant le dîner, et la facilité avec
laquelle, dès les dix heures, elle le laissa partir en même temps que sa
cousine. Ah! comme ce départ eût été plus amer, s'il eût deviné à
quelles tentations il l'abandonnait, sa chère, son unique amie, celle
qu'il aimait si profondément sans plus savoir lui montrer cet amour!




V

PREMIÈRE FAUTE


En pensant à Mme de Candale comme à une auxiliaire possible dans son
projet d'investissement du coeur de Juliette, Casal comptait sur la
sympathie de Gabrielle d'abord, qu'il se savait acquise, et ensuite sur
ce goût irrésistible qui pousse toutes les femmes romanesques à
s'intéresser aux sentiments qu'elles croient malheureux ou naïfs, et il
n'allait pas avoir trop de peine à jouer la comédie d'un de ces
sentiments-là.--Serait-ce même une comédie?--Malgré la certitude où il
était maintenant, après sa visite, d'intéresser Mme de Tillières, il se
trouvait vis-à-vis d'elle dans une incertitude qui, aussitôt et durant
l'après-midi qui suivit cette visite, le troubla jusqu'à l'inquiéter. Il
eut à la salle des Mirlitons, où il tirait avec Wérékiew, deux ou trois
distractions dont s'étonnèrent les admirateurs de son jeu. À dîner,--un
dîner avec deux camarades rencontrés au cercle et emmenés au Café
Anglais par peur de la solitude,--il fut très silencieux, et non moins
morne à un spectacle d'acrobates où ces camarades l'entraînèrent à leur
tour. Aux habitués de Phillips, parmi lesquels il échoua vers les
minuit, il parut si terne qu'ils l'interrogèrent sur sa santé. À mesure
que se rapprochait le moment d'aller chez Mme de Candale pour lui parler
de son amie, il entrevoyait obstacles sur obstacles entre cette amie et
lui, et ce fut avec un véritable battement de coeur qu'il franchit le
seuil de l'hôtel de la rue de Tilsitt, moins de quarante-huit heures
après y avoir dîné, et vingt-quatre heures après s'être heurté chez
Juliette à la présence de d'Avançon. Cette espèce de timidité chez un
homme habitué, comme lui, à tous les triomphes, cette gaucherie subite
et complètement inattendue, devaient plaire à Gabrielle et la lui rendre
favorable. Mais il y avait chez la jeune femme pour la bien disposer
envers le soupirant improvisé de Juliette, un autre sentiment sur lequel
Casal ne pouvait pas compter, une aversion singulière pour Henry de
Poyanne, et cette aversion a joué dans ce drame mondain un rôle trop
important pour que l'on n'essaye pas d'en donner la raison. C'est ici un
cas entre mille de ce problème de l'amitié entre femmes qui a préoccupé,
ne fût-ce qu'une heure, tout mari défiant et tout amant jaloux.

Gabrielle de Candale,--commençons par le dire à l'éloge de la jolie
comtesse,--chérissait Juliette de Tillières d'une affection très vraie.
Elles s'étaient connues très jeunes filles dans un de ces bals comme il
s'en donne dans les châteaux de province, et qui sont les plus
authentiques revues de ce qui reste de vieille noblesse française.
Nançay et Candale, situés tous les deux sur les bords de l'Indre,
commencèrent de voisiner à partir de ce jour, malgré les vingt-cinq
lieues qui les séparent. La guerre de 1870, en isolant les deux femmes
dans leurs terres et frappant l'une si cruellement, les avait de nouveau
rapprochées. Puis Gabrielle avait pris son amie comme confidente du
malheur secret de sa vie. Elle avait pleuré auprès de Juliette à son
tour, comme autrefois Juliette auprès d'elle. Ce doux échange de pitié
avait forgé entre ces deux êtres, également généreux et tendres, une
imbrisable chaîne, faite du plus pur métal de dévouement. Avec tout
cela, et adorant son amie d'une si jolie manière, si complète, si
délicate, si désintéressée, Gabrielle détestait le sentiment de cette
amie pour Poyanne, par un détour du coeur assez compliqué. Oui, elle le
détestait, parce que jamais l'autre ne lui en avait parlé d'une façon
tout à fait ouverte. Sans aller jusqu'à soupçonner d'une liaison
coupable sa chère soeur d'élection, elle comprenait qu'entre Juliette et
cet homme les rapports étaient très intimes, plus intimes que ce qu'elle
en voyait. Elle se disait que Poyanne aimait Mme de Tillières, et que
Juliette, de son côté, n'était pas insensible à cet amour. Sans doute,
si la comtesse eût été initiée à ce coupable mais noble roman par l'un
ou l'autre des deux complices, elle n'eût pas nourri cette antipathie
pour des relations qu'elle croyait pures, et dont le mystère l'irritait
en même temps qu'elle en était deux fois jalouse. Jalousie d'amitié
d'abord. Qui ne la connaît, cette innocente et ombrageuse susceptibilité
du coeur si naturelle que même les animaux en subissent l'atteinte?
Imposez donc au chien de votre foyer la présence d'un autre compagnon de
sa race auprès de vous, et le partage de vos caresses. Jalousie d'envie,
ensuite. Certes, la noble créature eût protesté avec une colère indignée
contre l'existence en elle de cette passion, la plus basse, la plus
détestable au regard d'un esprit élevé. Hélas! c'est aussi la plus
habile à s'insinuer dans les ténébreux replis des consciences, la moins
avouée à la fois et la plus générale. Car son origine réside dans ce qui
nous constitue essentiellement comme personnes sociales: notre
ressemblance avec d'autres individus. Aussi l'envie s'exaspère-t-elle
avec la multiplicité des analogies. Jamais l'artiste le plus pauvre
n'enviera un millionnaire comme il envie un autre artiste, presque aussi
pauvre que lui. Imaginez maintenant deux femmes, jolies toutes deux,
jeunes, comblées de biens les plus précieux de la naissance et de la
fortune; supposez qu'elles soient liées, comme l'étaient Juliette et
Gabrielle, puis que l'une des deux éprouve et ressente un amour partagé,
tandis que l'autre demeure emprisonnée par la fatalité des événements et
par ses principes dans les tristesses d'un mariage malheureux. Dites
ensuite si l'envie n'est pas aux portes de cette âme de femme isolée,
pour généreuse qu'elle soit. Ce sera, au commencement, un obscur
malaise, une antipathie instinctive et inexplicable contre l'homme qui
lui inflige à son insu la douleur de cette comparaison avec son amie.
Bientôt elle cherche à se justifier à elle-même cette antipathie en
constatant les défauts de cet homme; elle le regarde avec ces yeux de la
malveillance qui découvriraient de la sensualité dans un Marc-Aurèle et
de l'égoïsme dans un Vincent de Paule. Mme de Candale avait ainsi
reconnu chez Henry de Poyanne une excessive personnalité, tout
simplement parce que le grand orateur, hanté de ses idées, obsédé de son
oeuvre, parlait un peu trop de politique. Elle l'accusait de tyrannie,
parce qu'à maintes reprises Juliette avait refusé cette invitation-ci ou
celle-là pour passer une soirée ou dîner avec lui. Elle en concluait de
bonne foi que ce mariage, s'il se faisait jamais, serait le malheur de
Mme de Tillières. Gabrielle n'en était pas moins convaincue de sa propre
estime à l'égard de Poyanne.--«Je ne l'aime pas, voilà tout...,»
ajoutait-elle en riant. Seulement, comme Juliette, dans son désir de
maintenir une paix profonde autour d'elle, se gardait bien de
transmettre à son amant de telles critiques, ce dernier ne soupçonnait
en aucune façon quel adversaire il avait dans la jeune comtesse. Il en
appréciait, au contraire, les qualités de race, l'irréprochable honneur,
la religion éclairée. Il la plaignait d'être mariée à un personnage
aussi vulgaire que Candale. Il la sentait l'amie dévouée de Mme de
Tillières à laquelle il disait:

--«Vous avez là une affection vraie...»

Quand ces procédés de délicatesse ne désarment pas ceux qui nous sont
hostiles, leur plus immédiat résultat est d'accroître cette hostilité.
Tous les moralistes ont signalé cette loi mélancolique de notre nature:
ce que nous pardonnons le moins aux autres, ce sont nos torts envers
eux, surtout quand ces torts ne sont pas très nets et que nous les
sentons plutôt que nous ne les reconnaissons. Mme de Candale aurait vu
Poyanne franchement déclaré contre elle, cette hostilité lui eût moins
déplu que la continuelle déférence du comte. Elle allait, dans ses
mauvais jours d'injustice, jusqu'à le considérer comme un hypocrite. Qui
sait? Peut-être cette âme, déçue et comme crucifiée par la misère morale
de son mari, souffrait-elle encore d'une autre comparaison: celle du
grand seigneur oisif et brutal dont elle portait le nom avec le
gentilhomme laborieux, éloquent, bienfaisant qu'était l'autre. Tout cet
ensemble de mauvais sentiments devait d'autant plus agir sur la jeune
femme, à une minute donnée, qu'elle s'en rendait moins compte. En
faut-il davantage pour expliquer l'accueil que la démarche de Casal
était assurée de trouver chez elle?... Vous la voyez assise à sa table,
dans une espèce de salon-boudoir ou elle se tient, pour ses intimes,
sous le buste du grand maréchal, son ancêtre, sculpté en marbre par Jean
Cousin. Elle écrit des billets en retard, cette quotidienne
correspondance de politesse, de sympathie ou de charité pour laquelle
les femmes de son rang doivent trouver et trouvent sans cesse de jolies
formules inédites. Elle a commandé sa voiture pour deux heures et demie.
Il est deux heures. Le timbre sonne un coup... C'est un fournisseur. Un
second coup... C'est une visite:--«J'aurais dû défendre ma porte,»
dit-elle en posant sa plume et guettant l'arrivée de l'importun:
«Tiens,» fait-elle tout haut, «c'est vous, Casal. En voilà un hasard!»
et tout bas, en elle-même: «Pourquoi vient-il me voir, lui qui ne fait
jamais de visite?» Et pendant ce temps, le jeune homme répond avec un
sourire qui cache un vague embarras: «J'avais un mot à dire à Candale à
propos d'un cheval, s'il veut remplacer celui de l'autre jour. J'ai su
que vous étiez là et je suis monté. Je vous dérange?»--«Mais non,»
répond-elle, «vous ne vous prodiguez pas tant,» et tout de suite la
conversation commence, partant de ce cheval, prétexte imaginé tout d'un
coup par Raymond, pour arriver au dîner de l'avant-veille. Mme de
Candale prononce le nom de Mme de Tillières. Elle voit passer dans les
yeux de Casal une petite flamme de curiosité, une question sur ses
lèvres.

--«Bon,» se dit-elle, «j'y suis. Il vient me parler de Juliette.»

                   *       *       *       *       *

C'est dans ces minutes-là qu'une femme est vraiment femme, féline et
charmante de grâce adroite, à ce moment précis où elle découvre, dans le
tête-à-tête, l'intérêt que vous inspire une autre femme. Elle a aussitôt
un premier mouvement de curiosité qui lui fait tendre un peu sa
gracieuse tête, ramasser toute son attention dans ses yeux futés. Si
elle écrit, elle pose sa plume. Si elle n'écrit pas, qu'elle soit près
du bureau, elle la prend, ou bien un ouvrage, un livre. Si c'est une
étrangère et qui fume, elle allume une cigarette, afin de n'avoir pas
l'air de cette curiosité. Puis elle jette une phrase,--une toute petite
et légère phrase. C'est alors que les perfides excellent à vous
empoisonner, du coup et à l'avance, l'avenir entier de votre passion par
quelqu'une de ces insinuations où le classique «on dit tant de choses»
sert de véhicule aux plus atroces médisances. Elles vous nomment, là,
très tranquillement, et d'une bouche qui darde la calomnie dans un
sourire, le Monsieur qui a été ou qui passe pour avoir été du dernier
bien avec la dame de vos pensées. Et puis elles ont un: «Comment, vous
ne saviez pas ça?...» et un: «Vous voyez, vous pouvez aller de
l'avant...» qui leur seront certes comptés dans l'autre monde, s'il y a
une place dans le purgatoire pour les félonies de salon. Au contraire,
celles qui sont bonnes, mais qui flairent une histoire d'amour avec
l'avidité d'une chatte introduite dans une chambre où il y a une jatte
de lait, déploient leur plus caressante diplomatie à vous engager sur le
chemin des confidences. Vous n'en êtes qu'à la période des soupirs. Vous
avez donc le droit de raconter un secret qui n'est encore que le vôtre,
quitte à le regretter plus tard. Parmi ces ruses pour vous ouvrir le
coeur, la plus banale, mais aussi la plus habile, consiste à vous dire
simplement ce que vous auriez vous-même envie de dire, à vous parler
tout haut votre pensée. C'est la plus sûre manière pour ces charmantes
curieuses de savoir si elles ont deviné juste. Il faut ajouter que la
plupart du temps nous leur rendons cette petite inquisition facile.
C'est ainsi que, relevant au passage le nom de celle qui le préoccupait,
Casal commença.

--«A propos de Mme de Tillières, comment va-t-elle? Est-ce que vous
l'avez revue depuis avant-hier?»

--«Non,» dit la comtesse; «je ne vous demande pas: et vous?... Sauvage
comme je vous connais, je parierais que vous ne lui avez seulement pas
mis de carte.»

--«Ne pariez pas,» reprit Raymond en riant, «vous perdriez. J'ai fait
mieux que de lui porter une carte. Je me suis permis de lui faire une
visite en règle.»

--«Alors c'est une série,» dit-elle; «hé bien! pour une fois vous avez
eu raison. Elle est délicieuse, mon amie, et spirituelle comme si elle
n'était pas jolie, et distinguée, et fine... Seulement, vous savez,
c'est une honnête femme. Cela vous changerait un peu d'en avoir
quelques-unes et de bien vous convaincre que l'espèce existe... Et de
quoi avez-vous causé tous les deux?»

--«Mais de rien,» répliqua Casal. «Je ne demanderais pas mieux que de me
laisser convaincre. Par malheur, les honnêtes femmes sont plus entourées
que les autres. Je vous rencontre seule, vous, madame, c'est pour une
fois... Je n'ai pas eu cette chance-là avec Mme de Tillières. J'arrive
chez elle, qui trouvé-je là?...»

Il s'arrêta sur ce point d'interrogation. Avec une tout autre personne
que Gabrielle, il eût calculé assez juste en supposant que la réponse
lui dirait l'amant de Juliette,--s'il y en avait un. Mais y en avait-il
un? Il tournait et retournait ce problème depuis la veille, et il aurait
passé quelques secondes d'une véritable souffrance si la comtesse lui
avait répondu un nom d'homme accompagné d'un «naturellement.» Mais ces
petites trahisons, la menue monnaie de l'amitié féminine, n'étaient pas
dans le caractère de Mme de Candale, qui se contenta de hocher la tête
en signe d'ignorance.

--«D'Avançon,» reprit Casal, obligé de faire la réponse après avoir fait
la question. «Vous avouerez que, pour une première visite, ce n'est pas
tentant. Avec cela que le bonhomme m'a gratifié d'un joli paquet de
choses désagréables, et j'étais là!... Vous devinez l'abattage que j'ai
dû subir, le dos tourné. Mme de Tillières ne va plus vouloir me
reconnaître...»

--«Qu'est-ce que cela peut bien vous faire?» insinua malicieusement la
comtesse.

--«Comment,» dit-il, «ce que cela peut me faire? Croyez-vous que ce soit
très agréable de passer pour une espèce de brute, bonne tout au plus à
faire la conversation avec des jockeys, des croupiers et des cocottes?
Ma parole d'honneur, c'est à peu près en ces termes que ce vieux
galantin m'a présenté...»

--«Et qu'avez-vous répondu?»

--«Je ne pouvais pas me fâcher, n'est-il pas vrai, pour ma première
visite, avec un ami intime de la maison; mais voulez-vous être bonne
pour moi?»

--«Je vous vois venir,» reprit la comtesse en riant de nouveau, «il
faudrait dire à Juliette que vous valez un peu mieux que cela... C'est
votre faute, aussi. Pourquoi ne vous voit-on jamais, sinon par hasard,
en passant? Et pourquoi vivez-vous vingt-trois heures sur vingt-quatre
avec une bande de joueurs, de viveurs et de demoiselles qui vous
affichent, vous démoralisent et vous ruinent?... Vous me direz,»
ajouta-t-elle, «que ce n'est pas mon affaire.»

--«Ah! madame,» répondit Casal en lui prenant la main et la lui baisant,
d'un geste à la fois respectueux et familier qui toucha la jeune femme,
«s'il y avait beaucoup de personnes dans la société qui vous
ressemblassent...»

--«Allons, allons,» fit-elle en le menaçant du doigt, «vous ne me
flattez pas pour rien. Vous voulez que je vous donne l'occasion de vous
justifier un peu, auprès de ma jolie amie, des médisances de d'Avançon?
Alors, venez me faire une petite visite dans ma baignoire à l'Opéra
demain vendredi...»

--«Mon Dieu!» se dit-elle lorsque Casal fut parti, «pourvu que Juliette
ne m'en veuille pas de cette invitation?... Que je suis sotte! Elle
était toute contrariée, l'autre soir, quand il a disparu après le dîner.
Elle sera ravie de le revoir. Et quand elle flirterait un peu en dehors
de son politicien, où serait le mal? Au moins celui-ci peut l'épouser...
L'épouser, lui, Casal? Quelle folie!... Et pourquoi pas? Il est riche,
bien apparenté et si jeune!... Oui, si jeune de coeur, malgré sa vie et
sa réputation. Était-il gentil, tout à l'heure, en me parlant d'elle, et
presque timide? Qu'est-ce qui lui a manqué, à ce garçon-là? Une bonne
influence... Mais que dira Poyanne quand il saura ces deux rencontres,
coup sur coup? Il dira ce qu'il voudra. Voilà qui m'est bien égal...»

                   *       *       *       *       *

Malgré ces raisonnements, et quoique cette hypothèse d'un mariage, après
tout possible, entre la jeune veuve et Raymond continuât de flotter dans
sa pensée, la comtesse n'était pas absolument rassurée lorsqu'elle dit à
son amie, le vendredi soir, dans le coupé qui les emportait vers
l'Opéra:

--«A propos, j'oubliais... J'ai invité Casal dans ma loge. Cela ne
t'ennuie pas.»

--«Moi,» répondit Mme de Tillières, «pourquoi?»

Elle avait lancé ce simple «pourquoi?» d'un ton un peu tremblé qui ne
pouvait pas échapper à une personne aussi fine, aussi habituée aux
inflexions de sa voix que Mme de Candale. Cette dernière attendit un mot
sur la visite de Casal rue Matignon, et ce mot ne fut pas prononcé. Ce
léger trouble d'accent et ce silence révélaient tout autre chose que de
l'indifférence à l'égard de cet homme que Juliette n'avait encore vu que
deux fois. Depuis cette visite elle avait en effet pensé à lui
constamment, mais, avec une loyauté profonde, elle s'était efforcée
d'opposer l'image de Poyanne à celle du tentateur: «Comme c'est
heureux,» avait-elle songé, «que je l'aie mal reçu. Il ne reviendra
plus. J'aurais été si ennuyée de devoir parler de lui à Henry dans mes
lettres. Il est si dur pour ce pauvre garçon! Et d'Avançon pire...» Elle
se rappelait la sortie de l'ex-diplomate. «Je ne peux pas croire qu'ils
aient raison...» Comme à la plupart des femmes qui n'ont aucune notion
précise du décor du vice, cette formule:--un viveur--ne lui représentait
rien que de vague, d'abstrait, d'indéterminé. Cela signifiait une
destruction coupable de soi-même, un égarement presque douloureux par
les remords qui le suivent. Un attrait complexe de curiosité, d'effroi
et de pitié émane pour le doux esprit féminin de ces profondeurs
obscures du péché de l'homme: «Non, Gabrielle y voit plus juste. Il a dû
être mal entouré, mal aimé. Quel dommage!... Mais qu'y faire? Oui, c'est
heureux que je ne le revoie plus. Avec ses habitudes, il aurait essayé
de me faire la cour. Déjà cette visite, dès le lendemain de ce dîner,
sans que je l'en eusse prié, n'était pas bien correcte. Il faut lui
rendre la justice qu'il a été parfait de tact, et vraiment d'Avançon a
été inqualifiable. Oui, mais s'il m'avait trouvée seule, que m'aurait-il
dit?...» Un petit frisson de crainte la saisissait à cette idée. «A quoi
pensé-je là? C'est fini. Il ne reviendra plus...» Et voilà que son
imprudente amie la remettait tout d'un coup en face du jeune homme!...

--«Mais,» demanda-t-elle assez brusquement, «je croyais que tu ne voyais
guère M. Casal en dehors de tes grands dîners de chasse?»

--«C'est vrai,» répondit Mme de Candale, «pourtant il est venu me rendre
visite hier, et il avait l'air si malheureux...»

--«De quoi?» fit Juliette.

--«Mais n'est-il pas allé te voir aussi?» interrogea Gabrielle, «et
n'a-t-il pas rencontré chez toi d'Avançon?»

--«Je ne comprends pas le rapport,» dit Mme de Tillières, un peu confuse
de voir que l'autre savait la visite de Casal.

--«C'est bien simple,» reprit la comtesse. «Il paraît que d'Avançon a
été atroce pour lui...»

--«Tu connais le pauvre homme,» répliqua Juliette en affectant de rire,
«il est jaloux, c'est de tous les âges et surtout du sien, et les
nouveaux visages lui déplaisent.»

--«Enfin Casal est parti, persuadé que tu avais de lui une affreuse
opinion, et il est venu me le raconter... Tu lui fais peur, c'est
positif... Si tu l'avais vu, et comme tout en lui me
disait:--Défendez-moi auprès de votre amie,--va, tu aurais été touchée
comme moi... Et je l'ai invité pour qu'il se défende lui-même, par sa
seule manière d'être... Que veux-tu? Je m'intéresse à lui, comme je te
disais l'autre jour. J'ai idée que c'est dommage de laisser un garçon de
cette valeur tomber de plus en plus dans des sociétés indignes de lui.
Et puisqu'il paraît tenir à notre opinion, pourquoi le décourager de
vivre dans le vrai monde? Ce n'est pas ton avis?...»

Juliette répondit une phrase évasive. Elle ne voulait pas, elle ne
pouvait pas montrer à Gabrielle le tremblement nerveux que la présence
de Raymond lui causait de nouveau. Peut-être aussi avait-elle désiré
obscurément cette présence, tout en essayant de se démontrer le
contraire, et se réjouissait-elle, dans sa demi-épouvante, à l'idée
qu'elle allait revoir Casal, sans qu'il y eût de sa faute à elle? Et
puis, la comtesse, en cherchant à se justifier d'avoir invité le jeune
homme, venait de trouver involontairement la plus dangereuse des excuses
pour une femme aussi sensible que Mme de Tillières à cet attrait de la
pitié romanesque, à ce «quel dommage!» qu'elle s'était déjà prononcé à
elle-même. C'était par là, par cette fissure toujours ouverte dans ce
tendre coeur, que l'amour s'était insinué une première fois, lorsqu'elle
avait plaint les douleurs de Poyanne, et souhaité d'en réparer le
ravage. De la pensée que Casal était misérable par les désordres de sa
vie, et qu'une influence bienfaisante pouvait l'en tirer, au projet
d'aider à ce rachat, d'être cette influence, que le passage était
tentant! Mais cette tentation ne se formulait pas tout de suite dans
cette âme troublée avec cette netteté, au lieu que tout de suite elle
écouta la voix de sa conscience lui prononcer cette autre petite phrase:

--«Cette fois, je ne pourrai pas cacher à Henry que j'ai vu Casal.»

C'était son habitude, lorsque Poyanne était absent, de lui tenir une
espèce de journal quotidien de sa vie et de ses pensées. Quand elle
entra avec la comtesse dans la baignoire d'avant-scène pour laquelle son
amie avait troqué sa loge des premières l'année précédente,--un peu à
cause d'elle,--c'était cette dernière nuance de sentiment qui la
dominait, et une impression de défiance contre le jeune homme. Il était
là qui causait, en lorgnant la salle, avec Candale et d'Artelles. Il
avait dans les yeux, quand il la salua, non point cette sorte de fatuité
défiante qui dit à une femme: «Vous voyez, je suis arrivé à vous
rencontrer malgré vous,» mais au contraire presque une souffrance.
Depuis l'invitation de Mme de Candale, ce séducteur, ce roi de la mode,
ce blasé ne se reconnaissait plus. Au lieu de s'apaiser, son malaise
d'inquiétude avait augmenté. Il se disait, malgré son expérience: «Mme
de Tillières va être froissée de me retrouver là. Elle croira que je
m'impose à elle, et, pour peu que d'Avançon ait continué son travail de
démolition, je suis perdu dans son esprit.»--Cette anxiété se changea en
une réelle douleur quand elle passa devant lui pour gagner sa place sur
le devant, aussi gracieusement froide et distante dans ses yeux et toute
sa physionomie qu'elle avait semblé bouleversée la veille. Pour là
première fois, l'évidence de la sensation qui le travaillait apparut à
Raymond. Il ne s'agissait plus de se trouver une «bourgeoise» de dix
heures du soir, ni de s'organiser un _flirt_ plus ou moins intéressant.

--«Ça y est, je suis pincé,» se dit-il en employant mentalement un terme
de son argot habituel, pour désigner un état moral qui ne lui était
guère habituel et qu'il redoutait avec son bon sens en le désirant avec
son coeur, et il étudiait Juliette qui, vêtue de blanc cette fois,
s'installait à côté de Mme de Candale tout en rose. Les deux femmes
préludaient à cette première prise de possession de la loge et de la
salle, qui consiste à disposer, sur la petite tablette de velours,
l'éventail, un mouchoir, une lorgnette d'écaille, un flacon de sels,
tout en regardant de-ci de-là et passant la revue des loges, sans en
avoir l'air. Et ce sont, tandis que les chanteurs vont et viennent sur
la scène, que l'orchestre prolonge ou accélère l'accompagnement, que les
hommes dans le petit salon du fond chuchotent de leur côté, toutes
sortes de menues réflexions auxquelles le jeune homme était accoutumé
comme à se mettre en habit le soir ou à monter à cheval le matin.
D'ordinaire, il ne les remarquait plus, mais dans les dispositions de
coeur où il était, il voulut y voir la preuve que Mme de Tillières était
sur le point de se reprendre tout à fait, si déjà elle ne s'était
reprise. On jouait l'_Hamlet_ de M. Ambroise Thomas, assez médiocrement.
L'excellente artiste qui tenait le rôle d'Ophélie n'était entourée que
de doublures, et, dans le demi-jour de la baignoire, Casal pouvait
entendre des phrases comme celles-ci: «Mon Dieu! le vilain roi! Comment
a-t-elle pu empoisonner son mari pour un pareil homme?...--Qui est dans
la loge de Mme de Bonnivet? Ce n'est donc plus Saint-Luc?...--Je me
demande toujours si le fantôme est un véritable acteur?...--Mais oui, il
remue la bouche...--Tiens, dans la baignoire de Mme Komof, c'est cette
petite Mme Moraines, n'est-ce pas? Comme elle se pousse! Elle est bien
jolie...--Regarde donc la reine. À qui trouves-tu qu'elle
ressemble?...--Je ne vois pas...--A Marie de Jardes. Mais c'est
frappant...» Telles sont les idées qu'échangent d'ordinaire, au son
d'une musique tantôt médiocre, tantôt sublime, ces sphinx endiamantés
des premières loges ou des avant-scènes dont le profil, contemplé de
loin, agite des souvenirs de roman dans la cervelle de deux ou trois
rêveurs pauvres cachés dans la salle. À l'Opéra, il y a toujours par
représentation une couple de jeunes gens, chauffés à blanc par quelque
lecture mal comprise, et qui ont économisé sur leur budget d'étudiants
faméliques ou de répétiteurs en chambre, de simples employés ou de
provinciaux en voyage, afin de venir se réchauffer au soleil de la Haute
Vie! Pourtant ces insensés qui s'exaltent à la chimère d'une délicatesse
d'âme pareille à celle des visages et des toilettes, n'ont pas tout à
fait tort. Avec cette mobilité déconcertante qui fait d'une Parisienne
un continuel miracle de contradiction, voici que ces mêmes femmes, après
avoir causé comme dans leur salon, se prennent soudain à suivre un
morceau dans l'oeuvre de l'artiste, et, d'un coup, elles se trouvent au
diapason de cette oeuvre et de l'émotion idéale que le musicien a voulu
traduire. C'est ainsi qu'au moment où le rideau se leva sur l'acte de la
folie, la comtesse de Candale dit pour elle-même et pour ses invités:

--«Maintenant, il faut écouter.»

Le silence s'établit dans la loge. Il y a, en effet, dans ce quatrième
acte d'_Hamlet_, une romance divine dont le compositeur français a,
dit-on, emprunté le thème à un chant populaire du Nord. Ces quelques
mesures d'une mélancolie nostalgique et désespérée passent et repassent
sans cesse dans la plainte d'Ophélie, tandis qu'autour d'elle ses
compagnes vont et viennent dansant et chantant, elles aussi, et c'est le
contraste, toujours poignant pour le coeur, de la Vie qui s'égaie, qui
se déploie, insoucieuse, autour de l'Ame en proie à la passion
solitaire, au douloureux martyre de sa plaie intime... Le printemps
arrive parmi les fleurs, il rit dans le ciel immortellement jeune, il
sème dans les gazons les calices des tendres primevères, et dans les
regards des amants il fait trembler les larmes ravies du bonheur. Toutes
les bouches s'ouvrent pour saluer la fête enivrée de l'heure et des
sens, toutes, excepté celle de l'abandonnée, à qui le prince cruel a dit
tour à tour: «Suave Ophélie,» et: «Entre dans un couvent.» À travers la
félicité des autres, elle aperçoit, elle, son irréparable misère, et
tout ce qui aurait pu être. «Ah!» soupire-t-elle, «heureuse l'épouse au
bras de l'époux...» Et sa raison s'en va dans ce soupir... Non, ce n'est
pas possible qu'elle ait été trahie, si le prince, son prince, si
Hamlet, son Hamlet vit encore. Puisqu'elle est seule et brisée loin de
lui, c'est qu'il n'est plus de ce monde, et elle marche vers le fleuve
qui coule, qui coule, promettant la couche où toute souffrance s'oublie.
Non, laissez-la, vous toutes à qui elle a distribué les fleurs de son
bouquet, avec sa grâce d'amoureuse blessée, laissez-la s'en aller vers
cette eau--moins trompeuse que le coeur de l'homme, moins mouvante que
l'espérance, moins rapide dans sa course que la fuite de l'heure
douce,--et y noyer, avec le souvenir de la joie perdue, son
inguérissable amour. «Adieu,» soupire-t-elle encore, «adieu, mon seul
ami...» La Vie peut continuer de rire et de tournoyer, le printemps de
prodiguer la lumière et les parfums, l'Ame malade est affranchie pour
jamais...

                   *       *       *       *       *

Le charme étrange de la musique et sa vertu particulière, c'est de ne
pas préciser le symbolisme qu'elle enveloppe. Elle se prête ainsi aux
exigences des sensibilités les plus distinctes. Tandis que la belle et
plaintive phrase de la romance se développait, prise et reprise, à
travers une combinaison scénique infiniment habile, chacune des
parsonnes réunies dans la baignoire de Mme de Candale sentait frémir à
cette mélodie touchante quelque pensée intime de la nuance de cette
phrase. Gabrielle, qui n'avait qu'à se retourner pour voir Mme Bernard,
la maîtresse de son mari, dans la loge entre les colonnes, retrouvait
dans le soupir de l'abandonnée un peu de la souffrance secrète de sa
vie. La résolution de Juliette s'amollissait des invisibles larmes que
l'attendrissement de l'harmonie faisait comme tomber sur son coeur. Et
Casal lui-même, envahi qu'il était par l'émotion romanesque, pour la
première fois depuis des années, oubliait ses boutades habituelles
contre le bruit «plus cher que les autres.» Il éprouvait et se laissait
éprouver un trouble, tout ensemble voluptueux et triste, à écouter cet
air, pourtant bien connu, auprès de la femme qu'il commençait d'aimer.
Elle était si près de lui, avec ses cheveux blonds simplement relevés
sur le derrière de la tête, avec sa nuque mince dont la blancheur se
prolongeait par l'échancrure de la robe jusqu'au creux des épaules, avec
la ligne fine de sa joue entrevue en profil perdu, avec le parfum qui
émanait de toute sa toilette, un arome de lilas de Perse, presque
imperceptible,--oui, si près, et si loin pourtant! Et il la voyait, il
la sentait comme fondue dans la même impression que lui. Ah! qu'il pût
seulement lui parler à cette seconde, il saurait bien vraiment si elle
s'était reprise, si elle avait dominé tout à fait le premier intérêt
constaté en elle dès leurs deux premières entrevues... Mais la porte
s'ouvre, quelqu'un entre dans le petit salon qui précède la loge.
L'enchantement est rompu, c'est Mosé à qui Candale serre la main, et Mme
de Candale se lève pour aller causer avec le nouvel arrivant à qui elle
laisse à peine le temps de saluer Mme de Tillières.

--«Venez ici,» dit-elle au visiteur en lui montrant une place à côté
d'elle sur le canapé de ce petit salon d'entrée, «vous avez votre figure
à potins... Voyons, contez-moi cela.»

--«Mais non, madame,» répond Mosé en riant, «je ne sais pas la plus
petite nouvelle.»

--«Si c'est moi qui vous gêne...,» dit Candale, qui tourne le bouton de
la porte, sa canne de soirée à la main. Il s'appuie de son bras libre au
bras de d'Artelles en ajoutant: «Suis-je un bon mari? je vous l'emmène
aussi.»

--«Va-t-elle se lever?» songeait Casal, resté seul avec Juliette sur le
devant de la loge. Et c'était vrai que Mme de Tillières se disait à la
même minute: «Mon devoir est d'éviter même ces cinq minutes de
demi-tête-à-tête,» mais elle restait assise sur son fauteuil, affectant
de parcourir à nouveau la salle du bout de sa lorgnette. Dans la glace
qui garnissait la paroi de la baignoire, elle avait vu la physionomie de
Raymond tout assombrie d'inquiétude, et voici qu'elle ressentait à la
fois son émotion du premier soir devant ce beau, ce fier visage d'homme,
et un attendrissement irrésistible devant cette évidente timidité qui
flattait en elle les plus intimes orgueils de la femme. Ses nerfs,
encore tout remués par la musique, lui rendaient difficile un effort
intime, et, le coeur serré d'une attente, qu'elle jugeait coupable au
moment même où elle la subissait avec de secrètes délices, elle ne se
leva point. D'ailleurs, le jeune homme commençait de lui parler.
Pouvait-elle lui faire l'affront de ne pas lui répondre,--et pourquoi?

--«Cet acte est beau,» disait-il, «et à cause de lui, je pardonne
presque au compositeur d'avoir touché à Hamlet, quoique je déteste que
l'on gâche des sujets déjà traités, en les représentant sous une autre
forme... Il faut la voir jouer à Londres, cette pièce de Shakespeare, et
par Irving. Le connaissez-vous, madame?...»

--«Je ne suis jamais allée en Angleterre,» répondit-elle; et elle pensa:
«Gabrielle a raison, je lui fais peur...» Ce fut une sensation de
quelques secondes, mais délicieuse. Cette réserve de Casal mettait sa
conscience à elle en repos, et surtout c'était la preuve qu'elle
plaisait déjà tant au jeune homme qui continuait d'expliquer le jeu
souligné du grand acteur anglais, critiquant sa parole trop continûment
mordante, vantant ses gestes précis et sa subtile intelligence. Il
s'arrêta, et avec un sourire:

--«Avouez, madame,» fit-il, «que vous me trouvez un peu ridicule de
prétendre avoir un goût artistique à moi.»

--«Mais pourquoi cela?» demanda-t-elle. Un petit frisson venait de la
saisir. Elle se rendait compte que cette phrase en amènerait une autre
et que la conversation allait devenir plus dangereuse.

--«Pourquoi?» reprit Casal, «mais à cause du portrait que votre ami
d'Avançon vous a tracé l'autre jour.»

--«Je ne l'ai pas écouté,» dit-elle en s'éventant pour cacher le trouble
qui la ressaisissait. «J'avais une telle migraine!»--«Ou veut-il en
venir?» se demandait-elle.

--«Oui,» fit Casal avec une mélancolie qui n'était qu'à moitié feinte.
«Mais le jour où vous ne l'aurez plus, cette migraine, vous l'écouterez
et vous le croirez. Oh! ou lui ou un autre... Je le disais hier à Mme de
Candale, c'est un peu dur tout de même d'être jugé toujours sur quelques
folies de jeunesse... Et puis, il m'a semblé... Vous me permettez de
vous parler bien franchement?...»

Elle inclina la tête. Il avait su poser cette question énigmatique avec
cette grâce un peu enfantine, si puissante sur les femmes lorsqu'elle
est associée chez un homme à toutes les énergies d'une maturité virile.
Il continua:

--«Il m'a semblé que cela ne vous plaisait pas de me voir chez vous. Et
c'est vrai, vous ne m'aviez pas dit de venir.»

--«Mais,» fit-elle toute troublée de ce coup droit qu'elle ne pouvait
guère parer, «c'est vous qui ne vous y plairiez pas. Je vis dans mon
coin, si retirée de tout ce qui vous intéresse...»

--«Vous voyez,» reprit-il, «vous avez écouté le réquisitoire de
d'Avançon, malgré votre migraine. Hé bien! je voudrais tenir de
vous-même l'autorisation d'aller quelquefois rue Matignon, quand ce ne
serait que pour vous faire un peu revenir sur ce réquisitoire. Ce ne
serait que justice, avouez-le.»

Il était si beau à cette minute, de ses yeux clairs émanait une telle
douceur, tout cet entretien avait été si rapidement poussé que Juliette
répondit comme malgré elle:

--«Je vous verrai toujours avec beaucoup de plaisir.»

C'était la phrase la plus banale. Mais dite ainsi, en réponse à cette
demande et après que Mme de Tillières s'était promis d'être si discrète,
cette petite phrase équivalait à une première faiblesse. Le «merci»
presque ému de Casal lui fit trop comprendre que le jeune homme
l'interprétait ainsi. Elle eut alors la force de se lever et d'aller à
son tour dans le fond de la loge rejoindre Gabrielle et Mosé.--Il était
trop tard.




VI

LA PENTE INSENSIBLE


Lorsque Juliette fut rentrée du théâtre et que, coiffée pour la nuit,
elle eut renvoyé sa femme de chambre, elle s'assit à sa table, afin
d'écrire à Poyanne le compte rendu de sa journée. Cette mignonne table,
où la multiplicité des petits objets trahissait une gentille minutie
d'esprit, faisait un coin dans son appartement, encore plus à elle que
le bureau du paisible salon Louis XVI. Les portraits de sa mère, ceux de
son père, de son mari et d'autres chers morts, ceux de ses amis
préférés, étaient appendus à portée de la main et du regard sur le pan
de mur tendu de soie, contre lequel s'appuyait cette table, témoin de
ses meilleures minutes. Au-dessus des cadres en cuir, en vieille étoffe,
en argent ciselé, une bibliothèque-étagère contenait les volumes qu'elle
lisait le plus volontiers: une _Imitation_, des poètes intimes, quelques
romans d'analyse tendre et surtout des moralistes, ceux qui unissent,
comme Joubert, comme le prince de Ligne, comme Vauvenargues, la finesse
aiguë de l'observation à toutes les délicatesses de la bonté. La lampe
voilée de dentelle éclairait cet univers familier de sa lueur adoucie,
et le virginal lit de bois de rose à colonnettes tournées avec les cinq
ou six petits oreillers préparés pour dormir, et la cheminée où brûlait
une flamme souple. Le battement régulier de la pendule emplissait seul
de son bruit cette chambre close dont les deux fenêtres donnaient sur le
jardin. Que ces heures de solitude étaient chères à Juliette, qui aimait
à s'attarder sur une lecture et surtout à écrire! Elle avait ce joli
goût de la correspondance qui s'en va de nos moeurs hâtives, et c'était
sans cesse entre ses amis et elle un continuel échange de billets à
propos d'une phrase mal comprise dans la causerie du jour, sur un livre
prêté ou à lire, sur un souci de santé ou simplement une commission à
faire. Ces mille riens servent aux femmes de prétexte pour broder les
plus gracieuses fleurs de fantaisie sur l'étoffe si monotonement grise
de la vie mondaine. Avec l'ami des amis, avec l'époux secret de son
choix, et quand les exigences de la politique le tenaient loin de Paris,
qu'elle avait souvent causé ainsi par de longues, d'interminables
lettres, laissant sa plume courir rapide sur le papier mince, bleuté
vaguement, et sa pensée suivre cet homme dont alors les ambitions la
passionnaient, et qu'elle admirait, en le conseillant avec ce tact
effacé, caresse unique pour l'amour-propre d'un mari ou d'un amant!...
Mais ce soir-là et au sortir de cette représentation de _Hamlet_, elle
resta longtemps, la tête dans sa main, avant de pouvoir tracer seulement
une ligne de la lettre qu'elle voulait écrire. Allait-elle lui parler de
Casal, de la demande qu'il lui avait adressée et de la réponse qu'elle
avait faite?

--«Je le dois,» dit-elle enfin tout haut en plissant son front; et dans
le mouvement de résolution que révélait cette parole, elle commença
d'écrire. Après une demi-heure, elle avait terminé une lettre vraie ou
elle racontait la rencontre avec Raymond dans la loge de Gabrielle et
l'essentiel de leur conversation, le tout simplement, droitement; elle
ajoutait que si cette présence du jeune homme chez elle devait être
désagréable à Henry, elle n'attendait qu'un mot pour s'y soustraire.
Cette lettre finie, elle la relut et elle vit Poyanne la lisant à son
tour, juste dans vingt-quatre heures. Elle le connaissait trop pour
douter de sa réponse. C'était une coquetterie d'âme naturelle, à cet
homme généreux, qu'il ne voulût, dans ses rapports avec Juliette, rien
devoir à l'autorité. Il était de ces amants qui disent toujours à leur
maîtresse: Vous êtes libre. Seulement ils ne peuvent pas s'empêcher de
souffrir, et la femme à laquelle ils permettent ainsi d'aller comme elle
veut, sur le chemin de ses fantaisies, sent, à de certaines minutes,
qu'elle leur marche sur le coeur. Ce coeur saigne, sans une plainte, et
sa muette souffrance s'élève comme un de ces tendres reproches auxquels
un être délicat préférerait les plus violents outrages. Juliette éprouva
ainsi par avance l'impression de la peine que cette lettre si franche
infligerait à son ami. La scène qui avait suivi le dîner chez Mme de
Candale se représenta tout d'un coup à son esprit avec une force extrême
et l'animosité d'Henry contre Raymond. Persuadée comme elle était que
l'amour de Poyanne avait diminué, Juliette aurait dû logiquement ne pas
tenir compte d'une antipathie qu'elle jugeait inique. Mais elle lui
gardait encore trop d'affection véritable pour se décider de sang-froid
à un parti-pris de cette dureté.

--«Non,» fit-elle, «je n'enverrai pas cette lettre; à quoi bon?» Elle se
leva et, jetant ce papier dans la flamme, elle le regarda brûler avec ce
malaise bien connu de ceux qui ont traversé ces périodes des fins de
liaison, où ce qui fut le charme de l'intimité en devient la corvée
douloureuse. On ne veut pas renoncer à cette douce coutume de raconter
son coeur la plume à la main, et l'on ne peut plus, et l'on recommence
indéfiniment de noircir des feuilles que l'on froisse les unes après les
autres jusqu'à une dernière, comme celle que Mme de Tillières se décida
enfin à mettre dans l'enveloppe, et qui n'enferme plus rien que des
phrases banales et gauches. Dans celle-là, le nom de Casal n'était même
pas prononcé.

--«Je ne sais pas pourquoi je suis si troublée d'une pareille vétille,»
se disait-elle le lendemain matin pour endormir le remords qui
tressaillait en elle. «Qu'y a-t-il de mal à recevoir un ami de Gabrielle
de Candale et de Marguerite d'Arcole? Quel prétexte avais-je de
répondre: non, à sa demande de venir ici? Gabrielle a raison. Il a obéi
à un joli sentiment. Il a voulu protester contre l'effet que les
discours de d'Avançon devaient avoir produit sur moi. C'est comme s'il
s'engageait à une tenue irréprochable rue Matignon, et par conséquent à
ne pas me faire la cour... Quelques visites de temps à autre qui
contribuent à lui donner un peu plus de respect pour ce qu'il y a de bon
en lui... Mais Henry lui-même les approuverait s'il le connaissait
mieux, si je pouvais lui expliquer de vive voix...--D'ailleurs,»
continuait-elle en relisant une lettre reçue de Besançon le matin même,
«il ne s'occupe guère de moi en ce moment.»--Elles étaient, ces pages où
Poyanne racontait son arrivée dans sa ville natale et son entrevue avec
quelques électeurs notables, toutes remplies de détails sur la lutte
électorale qui allaient s'engager. Il semblait qu'il eût évité à dessein
la plus légère allusion sentimentale. Cet amant timide, et qui craignait
de lasser son amie par sa tendresse, avait écrit, lui aussi, une
première lettre, puis une seconde, une troisième, et il les avait
brûlées, comme elle avait fait elle-même, pour en envoyer une dernière,
extérieure et indifférente. Juliette aurait pu et dû le deviner. Mais
nous n'accordons jamais aux autres le crédit de penser qu'ils nous
ressemblent par les susceptibilités douloureuses du coeur. Elle poussa
un soupir et se dit simplement:

--«Comme il a changé! Ses lettres d'autrefois étaient si tendres!»

Elle remit ces pages, que couvrait la haute écriture droite et loyale du
comte, dans une petite enveloppe de cuir à serrure et qui portait la
date de 1881. Dans son culte pour celui qu'elle considérait avec raison
comme une des figures supérieures de cette époque, elle avait pris la
pieuse habitude de ne jamais laisser se perdre même un billet de cette
chère main, et, à chaque commencement d'année, elle commandait ainsi une
gaine précieuse pour ce trésor auquel elle avait jadis tant tenu. Le
sentiment du passé, de ce qu'il y avait de diminué, comme d'éteint entre
eux, lui serra le coeur, et elle devint plus songeuse encore tout en
s'amusant, pour occuper ses doigts, à disposer dans des vases des fleurs
envoyées de Nice par le général de Jardes qui voyageait sur ce bord
d'Italie pour le grand ouvrage militaire, rêve de toute sa vie. Les
roses à demi ouvertes et comme lassées par le voyage, les pâles
narcisses, les mimosas dorés, les oeillets rouges et blancs, les
violettes russes mêlaient leurs odeurs. Les pauvres plantes encore
vivantes, altérées d'eau et qui allaient renaître pour quelques jours,
exhalaient leur âme dans cette agonie de parfums,--nostalgique soupir
vers le pays du soleil et les jardins enchantés de la Provence. Mme de
Tillières était trop profondément remuée depuis la veille pour que cette
invisible caresse d'aromes ne la pénétrât pas d'une étrange langueur.
Une tristesse l'envahit qui lui mit des larmes dans les yeux; elle les
essuya de sa main fine et presque avec terreur en entendant ouvrir la
porte du premier salon. Elle se prit à trembler de tout son corps à
l'idée que Casal avait peut-être profité aussitôt de la permission
demandée, qu'il allait entrer et la voir dans cet état de trouble
inexplicable. Il l'interrogerait. Que lui dirait-elle? Heureusement la
porte en s'ouvrant donna passage non pas au jeune homme, mais à
d'Avançon, et l'ex-diplomate était si occupé d'une idée dont l'éclair
brillait dans ses yeux gris qu'il ne remarqua même pas la pâleur de la
marquise, ses yeux humides, l'agitation de ses mains.

--«Je suis sûre qu'il va me taquiner sur la soirée d'hier à l'Opéra?» se
dit la jeune femme, après le premier saisissement de délivrance. Et elle
continuait d'arranger ses fleurs, mais presque avec gaîté, cette fois,
en épiant du coin du regard le vieux Beau qui ménageait visiblement un
effet. Elle le connaissait si bien!... Elle savait qu'une des manies de
cet homme était de ne jamais aller droit au but. Il croyait devoir à son
ancien métier de préparer ses mots comme il préparait son visage,
cosmétiquant ses cheveux un par un, si bien que son crâne chauve en
était comme laqué de noir, nuançant sa moustache de manière à lui
conserver un grisonnement vraisemblable. Il lui arrivait de dire, au
début d'une conversation, une phrase qui devait lui servir une
demi-heure plus tard à en placer une autre. Il attendit moins longtemps
cette fois. Mme de Tillières ne s'était trompée qu'à moitié. Il venait
bien lui parler de Casal. Seulement il ignorait que le jeune homme eût
été, la veille, des invités de la comtesse. Juliette venait de lui dire
en lui tendant une des larges anémones qui sont la gloire du Midi:

--«Vous ne me complimentez pas sur mes fleurs? C'est notre ami de Jardes
qui a eu cette gentille pensée.»

--«Et va-t-il revenir bientôt?» demanda le diplomate. Puis, sans
attendre la réponse: «Croyez-vous qu'il pousse jusqu'à Monte-Carlo
tenter la fortune?...»

--«C'est bien possible,» dit Juliette.

--«Ça me fait penser,» reprit d'Avançon avec un empressement à saisir
cette grosse attache de causerie qui démentait toutes ses prétentions à
la finesse de la Carrière, «que j'ai assisté hier, rue Royale, à une des
plus grosses parties que j'aie vues depuis longtemps... Vous me
reprochiez d'avoir été dur pour Casal, quand je l'ai rencontré ici
l'autre jour. Savez-vous combien il a perdu devant moi entre minuit et
demi et une heure? Voyons, dites un chiffre... Vous ne voulez pas... Hé
bien! trois mille louis, vous entendez... Il sortait sans doute de
quelqu'un de ces bars ou ses amis et lui ont la jolie habitude d'aller
s'assommer d'alcool, car son inséparable lord Herbert Bohun dormait
pendant ce temps-là sur un des fauteuils du cercle et lui-même avait
l'air passablement gai... Et puis ces jeunes gens s'indignent que leurs
aînés leur servent un peu de morale de temps en temps!...»

--«Mais,» interrompit Mme de Tillières, «est-ce que M. Casal est si
riche que cela?»

--«Il a dû avoir ses deux cent cinquante mille francs de rentes à sa
majorité,» dit d'Avançon. «Que lui reste-t-il maintenant? C'est une
autre affaire, avec les femmes, un gaspillage de vaniteux, et ces
parties-là...»

L'ex-diplomate triomphait en rapportant à Juliette cette anecdote
destinée à lui prouver qu'il n'avait pas calomnié le jeune homme l'autre
jour. Il continua de parler contre le jeu, sans se douter que l'esprit
de son interlocutrice, en train de porter maintenant elle-même les menus
vases pleins de fleurs ici et là dans la chambre, était touché tout
autrement par ce qu'il venait de raconter.

--«Ainsi, après m'avoir quittée à l'Opéra,» pensait-elle, «il est allé
boire et puis jouer.» Il n'y avait rien là que de très simple. Ne
savait-elle pas que Casal passait au club, comme tant de jeunes gens de
sa classe et de ses goûts, une partie des nuits? Pourquoi cette idée lui
fut-elle soudain si pénible? S'était-elle donc imaginé que quelques mots
échangés dans une baignoire de théâtre allaient par magie transformer
des habitudes qui n'offraient, d'ailleurs, aucun rapport avec ces mots?
Avait-elle secrètement souhaité qu'il reçût, de cet entretien avec elle,
une impression assez forte pour ne pas vouloir la profaner le même
soir?... Toujours est-il que pendant le reste de la visite de d'Avançon,
puis durant l'après-midi et tard dans la nuit, elle ne put secouer cette
pensée, obsédée par l'image des désordres de la vie d'un homme qu'elle
connaissait pourtant si peu. Cette obsession continuait, malheureusement
pour le repos de Juliette, le travail commencé en elle par Mme de
Candale. Elle sentit redoubler la tentation de se rapprocher de lui,
sous le prétexte, aussi spécieux que dangereux, d'une bonne influence à
prendre. En croyant nuire à Raymond dans l'opinion de Mme de Tillières,
d'Avançon venait de fournir à ces deux êtres, déjà trop préoccupés l'un
de l'autre, un terrain de rapprochement et de causerie. La femme la plus
réservée peut chapitrer un viveur sur la passion du jeu, tandis qu'elle
ne le ferait ni sur celle de l'ivrognerie sans l'avilir, ni sur celle de
la galanterie sans se compromettre. Aussi quand Casal parut à son tour
dans le petit salon Louis XVI, vingt-quatre heures après le maladroit
diplomate et deux jours après la permission accordée à l'Opéra, sa
visite était-elle espérée avec une impatience qu'il n'aurait pas osé
soupçonner. Mme de Tillières n'était plus, cette fois, ni souffrante, ni
étendue sur la chaise longue, dans une de ces robes vaporeuses qui
consolent de la migraine par leur coquetterie. Mais, dans sa toilette de
ville et ses cheveux blonds encore libres du chapeau, elle avait cet air
jeune fille, cette physionomie à la fois candide et futée, douce et
spirituelle, qui était son charme unique dans ses minutes de détente et
lorsqu'elle ne se reinait point. Tout entière à la pensée de ce qu'elle
voulait dire au jeune homme, une pointe de rose brillait à ses joues,
qui animait son fin visage, et ses yeux bleus eurent un regard que Casal
ne leur connaissait pas, quand elle jeta cette petite phrase, après les
premières banalités de la causerie:

--«Vous voulez que l'on vous croie calomnié, et vous passez les nuits à
jouer au cercle... Ne dites pas non. J'ai ma police. Vous perdiez plus
de soixante mille francs samedi à une heure du matin.»

--«Mais à deux je les regagnais et trente mille de plus,» répondit-il en
riant.

--«C'est encore pis,» reprit-elle; et, pour se conformer au programme
qui justifiait seul un entretien de cette intimité, voici qu'elle
commença un gentil sermon d'amie inquiète, et Casal l'écoutait avec une
componction qui n'était qu'à moitié menteuse,--lui, le fringant, le
scandaleux Casal, qui avait subi dans tous les clubs, voire dans les
tripots, des différences de plus de cent mille francs vingt fois dans sa
vie,--lui qui faisait école parmi les apprentis viveurs, dont ils
citaient les mots, dont ils portaient la fleur à leur boutonnière!...
Certes, ces jeunes habitués de Phillips, qui se donnaient des maux
d'estomac à s'indigérer des _cock-tails_ et des _brandy and sodas_ à
côté de lui pour attirer son regard, eussent été bien étonnés de le voir
assis en face d'une jeune et charmante femme et en train de se laisser
faire de la morale! L'unique dé avec lequel ils jouaient leurs boissons
de la soirée,--«Herbert le voit toujours double,» disait Casal,--en fût
demeuré immobile de stupeur dans son cornet! Et à cette morale ce prince
de la fête répondait par des phrases analogues à celles qui lui avaient
si bien réussi lors du dîner, rue de Tilsitt, sur les tristesses de sa
vie manquée, ses lassitudes intimes, son besoin de s'étourdir, enfin des
discours de mauvais sujet repentant dans les vaudevilles vertueux! Il
convient d'ajouter que, pendant cette conversation édifiante, il
reconstituait mentalement sa nuit du vendredi au samedi afin de deviner
qui l'avait si bien servi auprès de Mme de Tillières. Il se voyait
sortant de l'Opéra si heureux de la réponse de Juliette qu'il en avait
eu un accès de tendresse pour Candale, et il avait reconduit ce
lourdaud, à pied, jusqu'à la rue de Tilsitt. Il avait passé au cercle
ensuite. Qui donc y avait-il vu qui connût Mme de Tillières? Parbleu,
d'Avançon, debout parmi les spectateurs qui faisaient galerie aux
pontes. Le vieux Beau s'était empressé de venir le dénoncer à la rue
Matignon. Le procédé était de ceux que les hommes pardonnent le moins,
et avec raison. Une loi de franc-maçonnerie masculine veut qu'ils
n'initient jamais les femmes aux scènes qui ont pour théâtre l'intérieur
des clubs. Les maris et les amants ont trop d'intérêt à cette discrétion
pour ne pas l'observer et tenir la main à ce que tous l'observent. Mais
Raymond eût volontiers donné à l'ex-diplomate la moitié de son gain,
dans cette partie si perfidement incriminée, pour le récompenser de ce
grand service. Ne venait-il pas de saisir à cette occasion une preuve
nouvelle de la sympathie que lui portait déjà la marquise, et puis
quelle plate-forme pour manoeuvrer que ce sermonnage féminin! Il lui
suffisait de l'accepter docilement pour avoir le droit de dire, sur la
fin de la visite:

--«Si je pouvais m'abonner à causer seulement ainsi une heure par jour,
je donnerais bien ma parole de ne pas jouer au moins d'un an.»

--«Donnez-la tout de même,» fit Mme de Tillières avec une grâce
coquette.

--«Vous le voulez?» reprit-il d'un ton si sérieux que la jeune femme
sentit du coup combien, sans y prendre garde, elle s'était avancée sur
le chemin de la familiarité. Il était trop tard pour reculer, et,
continuant, elle, sur un ton de plaisanterie:

--«Oh! un an,» dit-elle, «ce serait exiger beaucoup. Si vous commenciez
par trois mois?»

--«Hé bien! vous avez ma parole,» répondit-il, toujours sérieux. «Avril,
mai, juin. D'ici en juillet, je ne toucherai pas une carte.»

--«Nous verrons cela!» reprit-elle en riant davantage encore; et afin
que cette promesse, formulée avec une certaine solennité, ne constituât
point un premier secret entre eux deux, elle ajouta: «Voilà qui fera
beaucoup de plaisir à quelqu'un chez qui je déjeune demain... Vous ne
devinez pas? C'est Mme de Candale. Je vais lui porter votre serment tout
chaud.»

Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces mots, qu'elle en comprit le danger,
et surtout après le départ du jeune homme, il lui parut qu'elle venait
de commettre une grave imprudence. N'allait-il pas prendre cette phrase
pour une indication de rendez-vous, et que penserait-il d'elle alors?
Elle eut l'idée d'écrire à Gabrielle, par mesure de précaution, afin de
remettre le déjeuner à un autre jour... Elle ne le pouvait guère.
C'était, ce lendemain, l'anniversaire du jour où, toutes jeunes filles,
elle et Mme de Candale s'étaient rencontrées; elles avaient adopté la
tendre habitude de déjeuner une année chez l'une, une année chez
l'autre, à cette date, et c'était aussi un prétexte à cet échange de
jolis cadeaux qui fait la grâce de l'amitié entre femmes. Elles adorent
ces occasions de courir les magasins, de voir en détail les nouveautés.
Elles éprouvent un enfantin délice à manier ces mille brimborions, fins
comme leurs doigts, du luxe et de la mode. Elles goûtent un plaisir
unique à se faire des surprises de gâterie qui ne sont pas plus des
surprises qu'à dix ans les jouets du petit Noël ou les présents de fête.
C'est ainsi que Juliette avait préparé pour Gabrielle la plus délicieuse
ombrelle à manche de Saxe, et pour rien au monde elle n'eût renoncé au
plaisir de donner ce souvenir à son amie à la date fixée. «Si je lui
demandais de venir déjeuner chez moi?» songea-t-elle; «oui, pour que
Casal s'imagine que j'ai eu peur de lui, s'il a l'idée de se faire
inviter... Mais il ne l'aura pas...» Ces allées et venues de ses
imaginations l'agitèrent tellement qu'elle en avait oublié Poyanne
lorsque vint l'heure habituelle de lui écrire le compte rendu de sa
journée. Cette fois, elle ne s'interrogea pas une minute sur la question
de savoir si elle lui parlerait ou non de Casal. Elle acceptait déjà le
compromis, ou mieux la dualité de conscience que lui représentait ce
secret gardé vis-à-vis de son amant. Cela n'allait pas, malgré les
sophismes dont elle s'était étourdie, sans un obscur remords qui la gêna
au point de lui rendre la composition de cette nouvelle lettre aussi
difficile que l'avant-veille:

--«Mon Dieu,» se disait-elle en la terminant, «comment s'y prennent les
femmes qui trompent leur mari? Moi, je n'ai qu'un peu de silence à
garder et qui m'est déjà si pénible!... Il ne faudrait point que cela se
répétât souvent...»

Elle essayait de se persuader de la sorte qu'elle ne désirait pas revoir
Casal aussi tôt. En réalité, quand elle arriva rue de Tilsitt, à l'heure
du déjeuner, avec la précieuse ombrelle, si elle n'y avait pas trouvé
Raymond, elle eût été un peu déçue. Mais elle avait deviné juste sur
l'effet produit par son imprudente phrase. La première action du jeune
homme, en quittant la rue Matignon, avait été de donner à son cocher
l'adresse de l'hôtel de Candale. Il avait trouvé la comtesse en train
d'examiner des bijoux posés dans des écrins ouverts, les plus récents de
ces petits chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie autour desquels les joailliers
d'Old Bond Street et ceux de la rue de la Paix se livrent des batailles
quotidiennes.

--«Vous arrivez bien,» s'écria-t-elle gaîment à la vue de Casal; «lequel
préférez-vous de ces bracelets?...» Et elle lui tendit deux cercles
d'or, l'un revêtu d'un émail noir sur lequel le mot _Remember_ était
écrit en lettres de roses, l'autre fermé par une montre microscopique,
original paradoxe d'élégance tombé aujourd'hui dans la vulgarité.

--«Mais celui-ci,» dit le jeune homme en désignant le second des deux
objets. «Il a un double avantage: celui d'abord de ne pas étaler une
devise prétentieuse, et puis, c'est si commode pour les adieux... Mais
oui,» insista-t-il avec son rire gai, «une femme s'ennuie avec son
amant; elle n'ose pas consulter la pendule pour voir si elle peut
décemment filer. Elle met les bras autour du cou du bien-aimé, elle
appuie sa jolie tête, comme cela, de profil, et regarde l'heure à son
poignet...»

--«Ça vous ressemble, cette idée-là,» dit la comtesse. «Vous mériteriez
que vos impertinences fussent répétées à la personne pour qui j'ai
choisi ce bracelet; et elles le seront, pour vous punir, pas plus tard
que demain matin.»

--«Si c'est Mme de Tillières?...» fit Casal.

--«Voyez-vous qu'il a deviné tout de suite!» interrompit la comtesse.
«Alors, si c'est Mme de Tillières?...»

--«Soyez juste,» continua Raymond, «répétez-lui mes impertinences, comme
vous dites, mais devant moi, que je puisse me défendre.»

--«Êtes-vous libre demain matin?» fit la comtesse. «Venez déjeuner; mais
tâchez de mériter cette gâterie, car c'en est une de vous prier ce
jour-là.»

Et elle lui expliqua avec force détails toute l'histoire de leur amitié,
que Casal n'eut pas de mérite à écouter religieusement. Si bien qu'à son
entrée dans le petit salon de la rue de Tilsitt, la première personne
qu'aperçut Juliette fut le jeune homme. Oui, elle eût été un peu déçue
qu'il n'eût pas essayé de se rapprocher d'elle ainsi, et pourtant elle
ne fut pas hypocrite de prendre aussitôt la physionomie mécontente et
comme serrée, qu'elle avait eue le jour où Casal faisait chez elle sa
première visite. Les situations ambiguës fournissent prétexte à ces
contrastes. Elle devait être tour à tour, successivement et avec la même
bonne foi, atteinte dans son intérêt pour Raymond ou touchée dans ce
qu'elle croyait devoir à Poyanne aussi longtemps qu'elle laisserait
place en elle aux complications sentimentales qui l'amenaient, dès cette
première période, à être émue à la fois par ces deux hommes. Mais si
Casal eut la naïveté de prendre au sérieux le reproche muet
d'indiscrétion que lui adressait cette subite froideur, Gabrielle n'y
vit qu'une courte comédie destinée à tromper un demi-remords. Elle
était, elle, rayonnante de gaîté communicative en prenant le bras de son
confident de la veille pour passer dans la salle à manger, tandis que
Candale conduisait Juliette. Les mondaines ont un goût particulier pour
organiser de ces petits déjeuners à la fois clandestins et innocents
dont tout leur plaît: la fantaisie de l'intimité plus libre, la
certitude qu'aucun importun ne les dérangera, et, osons le dire, la joie
un peu animale de manger de bon appétit. C'est avec le souper, quand
elles soupent, le seul repas auquel leurs jolies dents blanches fassent
vraiment honneur. Le matin, elles se sont levées trop tard et n'ont qu'à
peine grignoté les rôties beurrées de leur thé. Elles arriveront pour
dîner à huit heures, serrées dans leur corset comme un horse-guard dans
sa tunique rouge, fatiguées de la journée, l'estomac troublé par le thé,
les pâtisseries et les tartines des cinq heures, préoccupées de vingt
intérêts de coeur ou de vanité, et, devant un repas dont le seul menu
réveille un écho dans l'orteil d'un goutteux, elles mangeront à peine de
quoi soutenir leurs nerfs jusque vers minuit. Vers midi, au contraire,
elles ont déjà marché, respiré l'air du Bois. Elles portent un petit
costume anglais d'une étoffe souple et pas trop ajusté. Le déjeuner avec
une amie ou deux, et un ou deux amis,--pas plus,--c'est alors une petite
fête improvisée, d'autant plus que celui qu'elles veulent bien y
associer est nécessairement un oisif et qui n'a d'autre métier que de
leur plaire. À Paris, aucun homme occupé ne déjeune, et ce dont elles
sont plus friandes que d'une aile de perdreau froid à déchiqueter, c'est
du temps de ceux à qui elles donnent ce titre flatteur et absorbant
d'ami. On s'étonne souvent que leurs choix, non seulement en passion,
mais en simple affection, s'égarent sur des personnages sans autre
esprit qu'un bagout insignifiant, sans autre mérite apparent que de
bonnes manières et un bon tailleur. On trouverait que, neuf fois sur
dix, ces inexplicables Favoris ont aussi cette qualité, la première de
toutes, qu'ils sont toujours là. Au fond de la rancune que Mme de
Candale conservait à Poyanne, il y avait ce grief spécial: elle lui en
voulait, occupant une grande place dans la sympathie de Juliette, de se
tenir, comme il faisait, hors de ces menues relations. Le double désir
de ne pas compromettre Mme de Tillières et de suffire à ses travaux
avait en effet conduit le comte à se retirer presque absolument du
monde, et Gabrielle, en regardant son amie et Casal assis l'un en face
de l'autre à cette table de déjeuner, ne pouvait s'empêcher de se tenir
à elle-même ce petit monologue, avec cette puissance de dédoublement que
les écrivains modernes s'imaginent avoir découvert,--comme si toutes les
femmes n'excellaient pas depuis des siècles et naturellement dans cet
art de vivre à la fois et de se regarder vivre.

--«Ma petite Juliette s'obstine à garder sa mine sévère. Elle voudrait
bien nous faire croire qu'elle est fâchée. Mais il ne faudrait pas
avoir, madame, cette distraction dans vos yeux, en me parlant, qui me
prouve que vous n'écoutez que M. Casal en train de causer avec Louis...
Si elle pouvait s'éprendre pour lui d'un sentiment véritable pourtant et
si ce mariage avait lieu?... Qu'elle épouse ce sauvage d'Henry de
Poyanne, et je la perds, au lieu qu'avec Raymond, qui a les goûts de
Louis, nos goûts, nous mènerions une si gentille vie...--Lui, me paraît
tout à fait emballé... Bon, elle se déride. Ce qu'il vient de dire est
fin, et comme il la regarde peu à peu!... Allons. Il lui parle. Elle lui
répond. Elle s'apprivoise...»

C'était, ce petit commentaire muet, l'accompagnement d'une de ces
causeries qui vagabondent, suivant la règle ordinaire, à travers les
infiniment petits des préoccupations parisiennes et qui vont des courses
d'Auteuil à la politique, ou du dernier procès à des détails de cuisine,
en passant par le théâtre, et les allusions au plus récent scandale,
jusqu'à ce qu'un hasard de conversation ayant amené Candale à dire à
Raymond:

--«Je t'ai admiré, hier. C'est la première fois que je t'aie vu refuser
de te mettre en banque, et avec Machault, qui gagne toujours...»

--«Je vieillis,» répondit l'autre en haussant les épaules, «je suis
brouillé avec la dame de pique.»

--«Voilà du moins un caprice raisonnable,» fit Gabrielle, «mais de quand
date-t-il et combien durera-t-il?»

--«Ce n'est pas un caprice, madame, je vous le jure,» répliqua le jeune
homme avec la même simplicité sincère qu'il avait mise la veille à
donner sa parole. Cette phrase, intelligible à la seule Juliette, la fit
tressaillir dans ses fibres profondes. Casal lui eût dit en propres
termes qu'il l'aimait, elle n'eût pas éprouvé une émotion plus forte.
Elle détourna les yeux une minute, pour qu'il n'y lût point les
sentiments confus qui l'agitaient, et parmi lesquels dominait une espèce
de plaisir invincible. Elle aurait dû, prenant ces mots comme ils
avaient été prononcés, s'enfermer dans un quant à soi de plus en plus
impénétrable. À partir de ce moment, il lui fut au contraire impossible
de garder son masque de défense. En lui prouvant le bienfait immédiat du
premier conseil reçu, Raymond ne l'excusait-il pas à ses propres yeux de
l'accès trop facile qu'elle lui avait déjà donné auprès d'elle? Et
par-dessus tout il continuait de lui plaire infiniment, grâce à ce
magnétisme personnel qui déconcerte toutes les analyses et qui semble
justifier la dure formule des savants qui considèrent l'amour comme un
simple phénomène physique.--Il est certain que Louis de Candale avait
depuis longtemps quitté le fumoir où l'on était venu après déjeuner, et
la jeune femme, elle, était encore là qui subissait le charme de la
présence de Raymond. Cet abandon à ce charme était si complet qu'elle
fut prise d'un saisissement lorsque, ayant regardé par distraction la
montre du bracelet que la comtesse lui avait passé au poignet, elle vit
comme l'aiguille avait marché.

--«Trois heures!» s'écria-t-elle avec une réelle surprise, «et ma
voiture que j'ai commandée à deux!... Allons, je me sauve...»

--«Veux-tu m'attendre?» demanda Gabrielle, «je sors avec toi.»

--«Ah!» dit Juliette qui remettait son chapeau devant la glace, «je
voudrais bien, mais je dois aller prendre ma cousine.»

Elle s'étonna elle-même, en descendant l'escalier, de ce nouveau
mensonge inventé si soudainement. Pourquoi? Sinon qu'elle n'aurait pu, à
cette seconde, supporter sans en souffrir les taquineries certaines de
Gabrielle. Les secrets reproches de sa conscience grondaient déjà trop
fort dans son coeur. Comme d'habitude en quittant la rue Matignon, le
valet de pied avait mis dans le coupé la correspondance arrivée par le
courrier de midi. Il s'y trouvait trois lettres, dont une de Poyanne.
Mme de Tillières en regarda longtemps la suscription avant de l'ouvrir.
Elle venait d'avoir, à un degré presque insoutenable, l'impression
qu'elle se conduisait très mal envers cet ami absent. Sous l'influence
subite de ce remords, elle le vit dans cet exil de Besançon, assis à sa
table et lui écrivant, au sortir des luttes fiévreuses de la politique,
pour se rafraîchir l'âme à son cher souvenir. Tous les motifs de tendre
admiration qui l'avaient attachée au noble orateur se réveillèrent à la
fois en elle. Ses mains frémissaient en déchirant l'enveloppe.
Peut-être, si elle avait, cette fois, rencontré dans ces pages une
phrase de chaude effusion, aurait-elle retrouvé là, dans ce court
instant de crise intérieure, la force de se reprendre tout d'un coup.
Les minutes les plus décisives de notre existence sentimentale sont
celles-là, quand l'émotion nous envahit trop vivement pour que nous
puissions nous tromper sur sa nature, sans que cependant elle ait encore
noyé en nous tous les scrupules. Mais c'était de nouveau la lettre gaie,
vaillante, presque insoucieuse, que le comte croyait devoir plaire à sa
maîtresse. Pas un mot n'y vibrait qui pût toucher l'âme déjà malade de
Juliette à la vraie place. Ah! les malentendus des éloignements! Les
cruelles, les irréparables mésintelligences qu'emportent et que
redoublent ces feuillets sur lesquels nous ne savons pas, nous n'osons
pas mettre tout le sang de notre amour et toutes ses larmes! Écrire à la
femme que l'on aime, après plusieurs jours de séparation, c'est lui
parler sans voir ses yeux;--c'est jeter des paroles dont le
retentissement dans cette création idolâtrée vous échappe, hélas! et qui
vous la perdent quelquefois pour toujours;--c'est ne pas la sentir
sentir! Et elle lit votre lettre en répétant, ce que dit Juliette cette
fois encore: «Comme il a changé!» Et ce n'était pas vrai; mais le
croire, pour elle, était si dangereux, au moment où elle allait être
entourée par la plus savante, par la mieux conduite des séductions!

                   *       *       *       *       *

Il faut dire, en effet, pour ne pas être injuste envers cette charmante
femme et d'ordinaire si prudente, que Raymond eut l'art, durant les
quelques semaines qui séparèrent ces premières rencontres et le retour
de Poyanne, de se conduire avec un tact impeccable. Il eût été renseigné
avec une exactitude absolue sur l'isolement momentané de Mme de
Tillières, qu'il n'eût pas déployé plus de finesse délicate. Et ce
n'était pas, chez lui, ce tact et cette finesse, le résultat d'un
calcul. Non, il s'abandonnait tout simplement à la sincérité de ses
propres émotions. Là était pour Juliette le véritable péril: le jeune
homme devait agir avec elle, naturellement et sous l'impulsion de sa
sensibilité actuelle, comme il eût fait par la plus rusée diplomatie. À
travers une vie si déprimante, il était resté assez fin de nature, assez
artiste en sensations pour se laisser aller avec délices à l'attrait de
rapports très nouveaux pour lui, et sans une seule de ces violences
d'amour-propre qui, brusquant les attaques, donnent l'éveil à la
défiance des femmes. Comme il se le disait, le soir de l'Opéra, dans ce
langage expressif et brutal qu'il cessa bientôt d'employer en se parlant
de Juliette, il était «pincé.» Or, quand un viveur professionnel et qui
a beaucoup abusé de la galanterie, devient véritablement amoureux d'une
femme honnête ou qu'il croit telle, il a des retours soudains
d'adolescence, comme une ivresse de rajeunissement qui fait de lui un
personnage nouveau et d'un singulier intérêt pour cette femme à laquelle
il procure la plus douce des flatteries. Peut-être n'y a-t-il pas de
phénomène qui montre mieux combien l'amour greffe en nous, suivant
l'admirable formule du philosophe antique, un animal nouveau sur
l'animal d'habitudes, si bien qu'aimer c'est à la lettre devenir un
autre et, au moins pour un temps, se conduire au rebours de son passé,
de son caractère, de ses idées et de son être entier.

C'est par la tête que commence ce rajeunissement qui repose, comme
toutes les conversions durables ou momentanées, sur une loi générale de
l'intelligence. Nous avons tous l'imagination de nos moeurs. S'occuper
d'une femme, pour un débauché, c'est donc voir avec un détail, précis
comme les gravures d'un livre de libertinage, la manière dont elle se
donnera, et la sorte de plaisir qu'il goûtera auprès d'elle. Et c'était
bien ce coup d'oeil de connaisseur en impureté, dont Casal avait, dès le
premier soir, enveloppé Mme de Tillières, la déshabillant de sa toilette
de soirée et la toisant comme une fille. Dès leur seconde entrevue, il
éprouva une impossibilité de la brutaliser ainsi dans sa
pensée,--impossibilité qui grandit encore à mesure que les occasions de
la rencontrer se multipliaient. Car il trouva bientôt le moyen de la
voir sans cesse, tantôt chez Mme de Candale, tantôt au théâtre, tantôt
rue Matignon. C'était là surtout, dans le tête-à-tête du petit salon aux
teintes effacées, qu'il devait sentir mieux le mélange de passionné
désir et d'absolu respect que lui imposa Juliette presque tout de suite.
Elle eut, dès la troisième visite, et durant celles qui suivirent, dans
le bonjour gracieux et réservé tout ensemble dont elle l'accueillait,
dans le geste par lequel elle prenait quelque ouvrage en le faisant
s'asseoir, dans le son de sa voix aux premières phrases, comme une façon
d'abolir la familiarité acquise lors de la causerie précédente, et la
moitié de cette nouvelle conversation se passait ainsi à reconquérir le
terrain perdu. Puis, lorsqu'elle se détendait dans un demi-abandon, elle
gardait des yeux à la fois impénétrables et inaccessibles, une chasteté
d'attitude qui ne permettait pas la plus légère audace de paroles, et,
surtout, elle donnait cette impression d'un être si vivement sensible
qu'un rien le froisse, défense plus sûre qu'aucune autre sur un homme
vraiment épris. C'est la fleur aux pétales trop fragiles devant laquelle
hésitent les doigts qui voudraient la cueillir, et Casal, vaincu par
cette influence, prit vite l'habitude de s'en aller de ses visites sans
avoir rien fait que de jouir du frémissement intérieur dont le pénétrait
cette présence, quitte à se raisonner sur le trottoir de cette solitaire
rue Matignon.

--«Et moi,» songeait-il, «qui me suis tant moqué lorsque je voyais un
camarade tombé par une femme!... Mais il faut avouer que celle-ci ne
ressemble à aucune autre...» Puis, comme il avait de l'esprit avec
lui-même, malgré son émotion:--«C'est aussi ce qu'ils disaient tous,»
ajoutait-il. Et, après un éclair de doute:--«Non, cette fois je ne me
trompe pas, je m'y connais, elle est unique...»

Il s'abîmait alors dans l'occupation habituelle aux amoureux, depuis le
commencement du monde, et qui consiste à se démontrer par le menu les
raisons que l'on a de préférer son amie à toutes les autres. C'était là,
semble-t-il, une occupation bien fade pour un homme, blasé, comme
celui-là, sur tous les plaisirs. Mais ce qui ajouta aussitôt à la
griserie de ce roman intérieur un piquant singulier, c'est que
précisément il s'accomplissait pour Raymond dans des conditions
d'existence aussi peu favorables que possible à des sentiments de cet
ordre. Comme il continuait de voir ses amis et de vaquer à ses
occupations d'homme de club et de sport, il éprouva presque tout de
suite à un extrême degré cette impression d'une vie dédoublée, qui
correspond si bien, chez les civilisés, à la multiplicité de la personne
et qui donne à toute liaison cachée, fût-elle innocente, une poésie de
mystère. D'ailleurs le détail d'une des journées, prise au hasard, et
qui peut être donnée comme le type de la vie du jeune homme pendant ces
quelques semaines, montrera, mieux que ne feraient toutes les analyses,
les complexités de cette passion, à laquelle il ne fallut que ce
temps-là pour grandir et se développer dans le décor des habitudes les
plus contraires à toute passion.

... Un mois est déjà passé depuis qu'à l'Opéra, Casal a si timidement
demandé la permission d'une visite. Il est dix heures du matin. Le jeune
homme s'habille dans le cabinet de toilette de son hôtel de la rue de
Lisbonne. Sur une petite table placée devant la fameuse bibliothèque de
bottes, se trouve un écrin ouvert qui montre un collier de perles
destiné à servir de cadeau de rupture à Christine Anroux. Elle lui est
devenue, cette pauvre actrice, tout à fait insupportable, au point qu'il
s'est décidé à en finir avec elle, d'une manière définitive, lui qui
disait: «Je n'ai jamais rompu avec aucune femme. Je les garde toutes.»
Sur un fauteuil à bascule, se balance Herbert Bohun, venu pour monter à
cheval avec lui. Demeuré athlétique malgré ses excès, avec un visage
délabré et des épaules de boxeur, l'Anglais bat le tapis de la pointe de
sa badine et par exception il parle, ce qui ne lui arrive guère,
d'habitude, avant midi. Il raconte, en style télégraphique, sa soirée de
la veille:

--«Excellent dîner, hier, chez Machault... Je n'aurais pas donné ma soif
pour vingt livres, en me mettant à table... Château-Margaux blanc, très
recommandable; un 69 de Latour, ensuite, excellent; du Champagne, trop
doux; puis du porto rouge, supérieur... Chez Phillips ensuite. T'y ai
attendu... Voilà ma guigne. Pas pu me finir de la nuit, même avec son
whisky...»

Tandis que ce terrible maniaque d'alcool, célèbre pour avoir dit aux
Indes, en tombant dans une rue, lors d'un tremblement de terre: «Je ne
me croyais pas si plein que ça...,» déplore en ces termes son étrange
déception de la nuit, Raymond, assis à sa toilette, sourit à sa pensée.
Il se revoit à cette même heure ou Herbert l'attendait chez Phillips,
dans le salon de la rue de Tilsitt, causant avec Gabrielle et Juliette.
De quoi? Il ne se rappelle que la toilette de Mme de Tillières, sa robe
de dentelle noire sur de la moire rose, la même que celle du premier
soir. Et comme Herbert insiste:

--«Voilà six jours que tu me manques!... quelque nouvelle bourgeoise,
hein?...»

--«Ma foi non,» dit Casal. «Je me suis couché à onze heures, j'étais
fatigué.»

--«Ça te réussit,» reprend l'autre. «Teint excellent, oeil frais, bonnes
conditions. Tu es prêt?»

Le fait est que, depuis des années, Casal n'avait pas été aussi joli
garçon qu'à ce moment-là, et aussi jamais la sensation de la vie
physique n'avait été plus forte en lui. Les femmes de haute galanterie
qui se promenaient dans l'avenue du Bois, par ce matin de printemps, se
dirent l'une à l'autre en le voyant passer à cheval avec lord Herbert:

--«Il est étonnant, ce Casal, toujours vingt-cinq ans!»

Dans ce rajeunissement des libertins par un amour romanesque, un second
principe, et le plus puissant, quoique en apparence si contraire à ce
romanesque même, réside en effet dans la soudaine interruption de leurs
constants excès. Une sorte de convalescence anormale se produit alors
dans leur physiologie. L'épuisante fatigue de la fête quotidienne se
remplace par une économie de forces qui renouvelle toutes les énergies
de l'homme, et,--telle est l'ironie de la nature,--ce renouveau est
perçu le plus souvent par celui chez lequel il s'accomplit, sous la
forme d'une joie sentimentale! Jamais Casal n'avait éprouvé plus de
plaisir à monter, non pas le paisible Boscard, mais Téméraire,--par
Roméo et Fichue-Rosse,--le plus vif de ses chevaux, et quand les deux
amis reviennent déjeuner rue de Lisbonne, c'est encore Casal qui mange
de bon appétit, tandis que l'ivrogne goûte à peine aux plats exquis
préparés par le cuisinier artiste que Raymond a hérité de son père. Il y
a pourtant une autre cause plus noble à la gaîté du jeune homme que la
poussée brutale de la force et de la santé. Dans la causerie de la
veille il a surpris une allusion faite par Mme de Tillières à une course
projetée dans un magasin de la rue de la Paix, et il s'est promis à
lui-même de guetter le coupé qu'il connaît déjà si bien. La joie de
faire ainsi des actions d'écolier est le signe le plus indiscutable de
la passion chez tout homme qui a passé trente-cinq ans, surtout quand
cet homme est dressé au positivisme réfléchi que la grande débauche
suppose, comme les affaires et la politique. Voilà donc Raymond se
promenant entre la place Vendôme et l'avenue de l'Opéra, comme un
provincial en mal d'élégance et fouillant du regard toutes les boutiques
les unes après les autres. Son coeur bat plus vite, il vient de
reconnaître Juliette à travers une vitrine. Et il entre, et il prend la
physionomie confuse d'un collégien surpris en fraude, pour la saluer!
Mais comme elle n'a point paru fâchée, il la reconduit à sa voiture avec
un bonheur d'enfant qui le suivra tout le reste de l'après-midi. Tout à
l'heure, quand il tirera au cercle de la place Vendôme, les artistes en
escrime pourront admirer son jeu, les hygiénistes critiquer son abus des
exercices, et les autres habitués, couchés sur les divans rouges, dans
leur costume de salle, prolonger leurs habituelles discussions sur la
méthode française et la méthode italienne; il ne songera, lui, qu'à une
tête blonde s'inclinant pour un adieu à une fenêtre de voiture, et le
soir il y songera encore chez Mme d'Arcole, où il s'attardera dans
l'espérance de revoir la même tête blonde apparaître et ces yeux--si
doux qu'ils l'affolent, si réservés et si pénétrants qu'ils l'arrêtent
toujours sur le bord d'un aveu! Mais Juliette n'arrive pas, et, au lieu
d'aller se consoler chez Phillips ou au club, Raymond rentre seul rue de
Lisbonne, en se raisonnant:

--«Je suis tout de même un peu trop naïf... De deux choses l'une: ou
c'est une coquette ou elle a un sentiment pour moi. Dans les deux cas,
il faudrait agir. Je me dis cela tous les soirs, et puis le lendemain je
me laisse prendre à ce joli regard. Je ne me reconnais plus. Mais
quoi?... Jamais je n'ai rencontré quelqu'un qui de loin lui ressemble...
Il n'y a pas à dire, quand elle est là, je redeviens petit, petit. Et
elle?... si je lui déplaisais, est-ce qu'elle me recevrait, comme elle
fait, des trois ou quatre fois par semaine?... Elle savait que je devais
aller chez la duchesse, ce soir, on l'a invitée devant moi. Pourquoi
n'est-elle pas venue?... Elle avait quelque chose de triste dans les
yeux aujourd'hui, comme une souffrance. J'ai cependant fouillé dans sa
vie. Il n'y a rien, absolument rien, pas une ombre d'ombre d'histoire...
Qu'est-ce qui peut la faire se reprendre ainsi sans cesse, comme si elle
luttait contre une pensée? Quelle pensée?... Mais c'est bien simple.
Elle m'aime et elle ne veut pas m'aimer. Allons, ce sera pour demain.»

                   *       *       *       *       *

... Oui. Quelle pensée? Le jeune homme s'endort sur cette question à
laquelle sa profonde connaissance des femmes lui permet de faire cette
réponse, délicieusement apaisante pour son inquiétude. Il n'a pas tort
d'interpréter ainsi les incertitudes qu'il devine dans les manières
d'être de Mme de Tillières, mais il se trompe, en croyant, comme il
fait, que les principes religieux, le désir de sauvegarder une situation
mondaine, la défiance contre son caractère, à lui, le fidèle souvenir
d'un mari perdu tragiquement, produisent ces va-et-vient dans le coeur
de Juliette, ces abandons tour à tour et ces reprises. Cette pensée qui
va sans cesse grandissant dans ce coeur qu'une pente insensible a déjà
conduit hors du chemin tracé par sa volonté, c'est que le retour de
Poyanne approche et approche à chaque heure, à chaque minute... Encore
quinze jours, encore dix, encore cinq, et il sera là, et il faudra lui
expliquer comment elle a laissé un nouveau venu entrer dans son
intimité,--et quel nouveau venu!--sans en prononcer le nom une fois dans
ses lettres, jusqu'à ce qu'enfin, après tant d'incertitudes, tant de
remises à plus tard, tant d'innocentes et coupables faiblesses, il ne
reste plus que deux jours, plus qu'un jour, plus que quelques heures...

                   *       *       *       *       *

---Ah! qu'elles sont dures à passer, ces dernières heures où l'attente
de ce qu'elle appréhende se mêle d'une façon si cruelle au remords de ce
qu'elle a permis--elle ne se rend plus compte elle-même comment. Ce
serait si peu pour un autre, si peu même pour elle, à condition qu'elle
eût parlé!... Demain, Henry entrera dans ce petit salon où Casal est
encore venu aujourd'hui. Que lui dira-t-elle? Pourquoi a-t-elle prévu
cette difficulté dès le premier soir, et pourquoi, la prévoyant,
a-t-elle laissé arriver les choses à cette crise?... Si elle dit la
vérité à l'absent, quelles phrases trouvera-t-elle pour lui détailler
les nuances de sentiment par lesquelles elle a passé et qui l'ont
conduite à faire une série d'actions qu'elle savait déplaisantes à
Poyanne,--et à les faire en les taisant? Mais elle-même les
connaît-elle, ces nuances? Ose-t-elle se regarder dans l'âme avec son
habituelle sincérité? Non. Elle a trop peur d'y découvrir quelque chose
qu'elle _sait_ pourtant s'y cacher. Si elle continue de se taire,
peut-elle espérer que son amant ne découvrira pas qu'elle reçoit
Casal,--sinon comme d'Avançon, Miraut et quelques autres, du moins d'une
façon presque régulière? «Son amant...» Elle se répète ces deux mots
comme si elle reprenait la conscience abolie depuis plusieurs semaines
d'une situation qui est le secret dangereux et l'engagement définitif de
sa vie. Et elle essaie de se ressaisir, de comprendre du moins sous
quelle influence elle a laissé ainsi les journées succéder aux journées,
l'une entraînant l'autre dans un tourbillon qui l'a conduite où elle en
est maintenant. Elle a beau se démontrer que, pendant ces quelques
semaines écoulées avec une rapidité qui lui semble aujourd'hui
surnaturelle, Raymond n'a pas prononcé une parole qui n'eût pu être
écoutée par Poyanne,--établir par les faits que ses relations avec le
jeune homme se réduisent à d'innocentes visites, à d'officielles
rencontres au théâtre ou chez Mme de Candale,--s'affirmer qu'elle n'a
pas, fût-ce une minute, outrepassé ses droits de femme, indépendante
après tout,--fixer son esprit sur cette idée qu'elle a voulu seulement
exercer une action de bienfaisance en recevant un homme mal jugé,--ces
paradoxes de conscience qui lui ont semblé si spécieux s'évanouissent
devant la nécessité d'une explication pourtant bien simple. Pourquoi
donc l'attente en est-elle si douloureuse à la pauvre femme, qu'elle
passe au lit, en proie à la plus cruelle détresse morale, toute
l'après-midi qui précède le retour de celui à qui elle s'est donnée pour
toujours?... À peine si un rais de lumière glisse à travers les rideaux
de cette chambre close. Elle est là, les yeux ouverts, les tempes
battantes de migraine, qui regarde... Que regarde-t-elle? Et quelle
tempête se déchaîne donc dans sa conscience troublée? Un coup frappé à
la porte, faiblement mais si distinctement à cause du grand calme, la
fait tressaillir, et elle voit entrer Gabrielle qui, ayant su par Mme de
Nançay la nouvelle du retour d'Henry de Poyanne et la migraine de son
amie, a voulu voir cette dernière. La petite comtesse s'assied auprès du
lit. Elle prend dans ses mains les mains brûlantes de Juliette, et elle
lui dit, avec cet instinct de curiosité qui se mélange à la pitié chez
les meilleures des confidentes:

--«Alors, Poyanne revient demain?»

--«Oui,» répond Mme de Tillières d'une voix éteinte.

--«Mais,» reprend Mme de Candale en se rapprochant d'elle plus encore,
«est-ce qu'il ne va pas être un peu jaloux de notre ami?...»

--«Ah! tais-toi,» dit Juliette en serrant plus fortement la main qui
tient la sienne, «ne m'y fais pas penser.»

--«Allons,» insiste la comtesse, «voilà ce qui te fait si mal, c'est de
t'exalter de la sorte pour des scrupules d'enfant. Tu es bien libre de
recevoir qui te plaît, peut-être... Et veux-tu qu'une fois je te parle
comme à ma soeur? Il te plaît beaucoup, Raymond, et veux-tu que je te
dise encore quelque chose et que tu sais bien?...»

--«Non, tais-toi,» redit Mme de Tillières en se redressant et regardant
l'autre avec égarement. «Je ne veux pas t'entendre.»

--«Mais,» continue Gabrielle qui, devant ce trouble pour elle
inexplicable, se décide à frapper un grand coup, «pourquoi ne
l'épouserais-tu pas?»

--«L'épouser?» s'écria Juliette d'un accent déchiré, «mais c'est
impossible, entends-tu, impossible.»

--«Et pourquoi?»

--«Parce que je ne suis pas libre,» dit la malheureuse en se laissant
retomber sur ses oreillers; et voici qu'à travers ses sanglots, son
coeur gonflé de peines inavouées se répand dans un aveu que Mme de
Candale écoute en pleurant, elle aussi. La fidèle Sainte ne se dit pas
ce que quatre-vingt-dix-neuf femmes sur cent se diraient à sa place en
apprenant que leur meilleure amie a un amant et a su si bien le cacher:
«J'ai été trop sotte.» Elle n'en veut pas à Juliette de l'illusion où
elle est restée depuis des années sur le véritable rôle de Poyanne dans
cette existence. La petite comtesse possède une trop grande manière de
sentir pour s'abaisser à ces mesquineries-là. Elle comprend seulement
avec épouvante quel jeu terrible elle a joué en jetant, comme elle a
fait, Casal dans la vie de Mme de Tillières. Elle demeure terrassée de
son oeuvre, car elle n'a plus une minute d'hésitation maintenant. Elle
voit distinctement ce que Juliette n'ose pas lire dans son propre coeur,
un commencement d'amour passionné pour Raymond, et cela dans le même
éclair de révélation qui vient de lui apprendre la liaison avec
Henry.--«Ah! pauvre! pauvre!» gémit-elle en couvrant son amie de
baisers, puis avec angoisse:

--«Mais que vas-tu faire?»

--«Ah!» dit Mme de Tillières avec désespoir, «est-ce que je sais,
maintenant?»




VII

RESTES VIVANTS D'UN AMOUR MORT


Certaines parties de notre caractère sont si profondément spéciales, si
intimement et naturellement nôtres, que la passion, cette magicienne et
qui transforme tant de choses dans l'être humain, laisse ces parties-là
intactes. Mme de Tillières, entraînée, emportée comme malgré elle sur le
périlleux chemin d'un nouvel amour, durant ces semaines d'intimité
croissante avec Raymond, n'en avait pas moins continué d'être, pour ce
qui ne touchait pas à ce sentiment en train de grandir, la femme
discrète et prudente de toujours, celle que les malveillants accusaient
d'être un peu en dessous, et dont les admirateurs adoraient la réserve
délicate. Elle avait trouvé le moyen, pendant ce mois et demi, et au
jour la journée, que ni sa mère ni ses familiers ne rencontrassent trop
souvent Casal. Un de ces amis pourtant était moins facile à tromper que
les autres, ce d'Avançon qui, dès la première visite du jeune homme,
avait éprouvé, en face de cet hôte inattendu, un inconscient mouvement
de défiance. Sa sortie de cette fois-là, puis sa dénonciation sur la
séance du jeu au club, avaient été reçues d'une manière qui contrastait
trop avec l'habituelle docilité de Juliette pour ne pas l'étonner. Il
avait donc ouvert les yeux et bientôt acquis la mortifiante conviction
qu'une amitié se nouait entre Casal et Juliette, grâce à l'entremise de
Mme de Candale. Il lui avait suffi de venir rue Matignon à l'improviste
et d'y trouver Raymond, d'aller à l'Opéra ou au Théâtre-Français, et d'y
voir le même Raymond causant avec Mme de Tillières, pour que sa défiance
du début s'exaltât jusqu'à une jalousie aussi passionnée qu'elle était,
en droit strict, peu justifiée. La jeune femme redoubla cette jalousie
en s'en montrant irritée, et elle le lui dit, un jour qu'il recommençait
ses diatribes contre la jeunesse moderne, d'une façon qui lui ôta
l'envie de reprendre ce sujet de discussion. Le vieux Beau nourrissait à
l'égard de Mme de Tillières un sentiment trop mêlé d'intérêt et de
vanité pour le sacrifier à une pique d'amour-propre. Il avait d'abord
pour elle une affection vraie,--car c'était un tendre, un fidèle coeur
sous ses dehors de diplomate désabusé et malgré ses maladresses de
Sigisbée honoraire;--puis il se servait de cette adroite amie pour
garder un peu de paix dans son ménage, ayant dans Mme d'Avançon, qu'une
maladie nerveuse retenait à l'appartement depuis des années, la plus
acariâtre des compagnes;--enfin, il était fier de représenter la vie
élégante auprès de cette créature si fine, au même titre que Poyanne
représentait la politique, Miraut les arts, Accragne les bonnes oeuvres,
et le général de Jardes le souvenir de Tillières. S'il était assidu au
whist de cinq heures, tantôt à l'Impérial, tantôt au Petit Cercle, s'il
ne perdait pas une syllabe des racontars qui traînaient dans les salons
ou dans les coulisses de l'Opéra, c'était surtout pour arriver chez son
amie d'un air important et confidentiel, et il rapportait à la douce
isolée un écho du Paris qui s'amuse. Il eût, certes, froncé le sourcil
devant l'intrusion de tout nouveau venu dans le sanctuaire du petit
salon Louis XVI. Mais rien ne pouvait lui être plus désagréable que d'y
voir précisément un des héros de cette vie élégante;--sans compter qu'il
ressentait depuis des années pour Casal l'antipathie instinctive
professée par les chefs de file d'une génération contre les chefs de
file de la génération suivante. Le monde du chic et du sport ne se
distingue en cela ni de celui des arts, ni de celui de la littérature ou
du barreau, de l'armée ou de la magistrature. Faut-il ajouter qu'un
détail exaspérait dans le cas présent cet antagonisme? À cette première
visite de Casal, d'Avançon s'était un peu trop posé en maître et
seigneur du paradis de la rue Matignon. Peut-être n'eût-il pas été fâché
de laisser croire à des droits plus entiers que ceux dont il faisait
étalage. Ces sortes de fanfaronnades entrent pour une forte part dans
les rivalités entre amis des femmes, qui n'ont pas la passion pour
excuse. Les attitudes prises dominent si étrangement le monde obscur et
changeant de notre sensibilité vaniteuse! Le plus clair résultat de ces
diverses influences fut qu'à la veille du retour de Poyanne, le
diplomate avait déjà livré trois batailles contre Casal, non plus auprès
de Mme de Tillières, mais dans l'immédiat entourage de la jeune femme.
Il avait commencé par la mère, chez laquelle il allait régulièrement, et
il avait tracé là, de l'ancien ami de Mme de Corcieux, un portrait si
noir qu'il avait manqué son but, par excès de zèle,--oubliant lui-même
le grand principe de M. de Talleyrand, son idole: tout ce qui est
exagéré est insignifiant.

--«Soyez tranquille,» avait répondu Mme de Nançay, «s'il est tel que
vous le dites, il ne viendra pas souvent chez Juliette.»

Et elle avait parlé à sa fille, avec une indulgente ironie, des
inquiétudes de leur commun ami. Mme de Tillières s'était mise à rire, et
une plaisanterie sur cette étrange jalousie, jointe à la parfaite tenue
de Casal dans une ou deux rencontres, avait suffi pour que la vieille
dame s'endormît dans son inaltérable confiance envers son enfant,
d'autant plus que cette dernière avait ajouté, non sans une pointe de
remords, en parlant de Raymond:

--«C'est un des intimes de Mme de Candale.»

D'Avançon, battu de ce côté, comme l'en convainquit une nouvelle
conversation avec Mme de Nançay, s'était replié sur ceux des cinq
habitués de la rue Matignon qui se trouvaient à Paris, Miraut et
Accragne. Il savait à quel point Juliette était attachée à l'un et à
l'autre. Si tous les deux venaient lui rapporter que l'opinion
s'occupait déjà des assiduités auprès d'elle d'un viveur aussi
scandaleux que Casal, sans doute elle forcerait le jeune homme d'espacer
ses visites. Il y avait bien quelque indélicatesse dans le fait de mêler
ainsi des amis, auxquels la présence de Casal chez Juliette pouvait
rester inconnue, à la satisfaction de mesquines rancunes personnelles.
Mais l'infortuné diplomate ne se rendait déjà plus compte qu'il
n'obéissait dans cette circonstance qu'à des mobiles égoïstes. Reçu plus
froidement rue Matignon depuis sa tentative auprès de la mère, il
commençait de souffrir cruellement de cette situation nouvelle, et, s'il
n'allait pas jusqu'à soupçonner Mme de Tillières de s'éprendre de
Raymond, il n'avait pas si tort en apercevant un danger vague dans une
intimité qui l'avait, au premier abord, simplement froissé. Il croyait
donc de bonne foi servir les intérêts de sa meilleure amie, en arrivant,
comme il fit une après-midi, dans l'atelier de Miraut, afin de donner
l'éveil à ce dernier.

L'artiste habitait rue Viète un hôtel contigu à celui qu'occupait alors
son camarade d'Italie, le regretté Nittis, et qui fut, en ces années-là,
un joli rendez-vous d'amateurs rares et d'écrivains subtils. C'est sous
l'influence de ce Napolitain aux yeux si épris des choses modernes que
Miraut modifia sa facture et qu'il inaugura particulièrement ses
portraits au pastel, traités avec le décor familier des habitudes autour
de la personne. En ce moment il était surtout célèbre par ses admirables
tableaux de fleurs. Comme beaucoup de peintres d'une touche de pinceau
presque féminine, ce maître en délicatesses est une sorte d'athlète aux
larges épaules, avec un profil à la François Ier. Ce phénomène de
contraste entre la physiologie apparente de l'homme et son oeuvre s'est
remarqué en sens inverse, et sans que nous puissions l'expliquer
davantage, chez Delacroix, par exemple, exécuteur chétif d'oeuvres
violentes, comme Puget jadis, et probablement Michel-Ange lui-même. Chez
Miraut, tout le reste de la nature morale est à l'avenant. Cet Hercule a
des douceurs de jeune fille dans le caractère, une timidité d'enfant, un
naïf besoin de protection et de gâterie qui déconcerte comme la
gentillesse de ces chiens énormes, aussi forts que des lions et plus
domptés que des caniches. C'est grâce à la fréquence de semblables
anomalies que s'est créée cette figure du bon géant qui traverse tant de
légendes, et dont la plus populaire incarnation demeure le Porthos du
joyeux et génial Dumas. Quand d'Avançon entra dans l'atelier, le peintre
était debout à son chevalet, en train de copier une touffe d'oeillets,
blancs, safranés et rouges,--somptueusement vêtu de velours noir,
suivant sa coutume, et clignant son oeil brun pour y voir plus fin.
C'était une magie que la ténuité du coup de pinceau donné à petites
touches par cette main, vigoureuse à briser une pièce de cinq francs. Il
fit grand accueil au diplomate, tout en continuant de peindre et de
causer, avec cette facilité à s'occuper de deux choses à la fois, qui
dévoile un côté mécanique, presque ouvrier, dans le talent des peintres.
C'est bien aussi pourquoi ils demeurent presque tous si gais à travers
la vie, tandis que l'écrivain, de plus en plus privé de mouvement,
obligé à l'absorption continue de la pensée dans son travail, va
toujours et toujours s'attristant. D'Avançon était trop un homme du
monde, dans la mauvaise acception du terme, pour ne pas mépriser un peu
cette sorte de nature, et il ne fréquentait guère rue Viète. Il comptait
que cette rareté même de ses visites donnerait plus d'importance à sa
révélation sur l'amitié nouvelle de Casal et de Juliette. C'était
calculer sans l'extrême finesse cachée dans la plupart des artistes,
quand leur vanité n'entre pas en jeu. Tout en échevelant avec sa
conscience habituelle les pétales de ses jolies fleurs, Miraut s'était
demandé aussitôt quel intérêt amenait le diplomate chez lui. Il comprit
de quoi il s'agissait au son de voix avec lequel l'autre l'interrogea
tout d'un coup:

--«Êtes-vous homme à rendre un vrai service à Mme de Tillières?»

Et d'Avançon recommença le récit, nuancé pour la circonstance, que Mme
de Nançay avait déjà subi. À mesure qu'il parlait, il pouvait voir la
prunelle claire du peintre s'assombrir d'inquiétude. La seule idée de se
permettre une observation vis-à-vis de Juliette faisait trembler la main
du pauvre homme au point qu'il posa sa palette et ses pinceaux, pour
répondre cette phrase, si simplement, mais si fortement logique:

--«Et pourquoi ne lui dites-vous pas cela vous-même?»

--«Parce que je ne suis pas bien avec Casal,» répliqua d'Avançon, «et
que, venant de moi, ce conseil n'aurait par conséquent aucune
importance.»

--«Mais,» riposta le peintre, «c'est que moi, au contraire, je suis très
bien avec lui, et, je vous le jure, vous vous trompez sur son compte.»
Enchanté d'avoir imaginé cette échappatoire, il reprit ses outils et
recommença de peindre en entonnant un éloge de Raymond, que le diplomate
dut subir à son tour:--«Il a beaucoup d'esprit, savez-vous?... Il la
divertira un peu, où voyez-vous le mal?... Tenez, je juge les gens du
monde à un petit détail, moi qui ne suis qu'un brave et honnête peintre.
Quand j'entends un de ces connaisseurs de salon causer tableaux, je sais
à quoi m'en tenir. Je me dis: toi, mon garçon, tu tailles, tu tranches
et tu n'y entends rien, tu n'es qu'un vaniteux. Toi, tu n'as pas la
prétention de m'apprendre mon métier, tu as l'esprit bien fait... Ainsi
vous, d'Avançon, vous me voyez peindre depuis une demi-heure, vous ne
m'avez pas donné un conseil. Voilà le tact, mon cher ami. Hé bien! ce
Casal en est rempli et il a du goût...»

--«Ce que c'est que l'orgueil des artistes,» grommelait le vieux Beau un
quart d'heure plus tard en descendant l'avenue de Villiers. «Celui-là
est vraiment un brave homme, comme il le dit lui-même, et qui aime
Juliette de tout son coeur. Casal lui aura servi quelques compliments
sur une de ses toiles, et le voilà pris. Mais allons chez Accragne.
C'est un austère qu'on ne gagne pas avec des flatteries...»

Et, de son pied resté léger malgré l'âge, un pied mince et chaussé du
plus fin soulier verni à guêtres blanches,--le soulier de ses journées
sans menace de goutte,--il franchissait le seuil de la haute maison, au
cinquième étage de laquelle habitait l'ancien préfet de l'Empire. Resté
veuf et sans enfants, après dix années du plus heureux mariage et au
moment même où tombait le régime auquel il avait consacré sa vie,
Ludovic Accragne s'était emprisonné dans les oeuvres de charité, comme
un savant frappé au coeur s'emprisonne dans le travail. Il s'était
renoncé lui-même, et il avait trouvé la paix dans cet oubli absolu de sa
personne au profit d'une besogne de bienfaisance. Demeuré administrateur
même dans la charité, par cette survivance du métier dans l'homme qui
fait qu'un soldat vieillit en s'imposant une consigne et qu'un
professeur retraité débite un cours à la table de famille, il acceptait
vaillamment ce qui rebute les plus dévoués: le maniement de la
paperasserie, la tenue minutieuse des courriers, la vérification des
comptes. L'amitié pour Mme de Tillières, qu'il avait connue toute jeune
dans sa dernière préfecture et retrouvée à Paris, si solitaire, était la
seule fleur de cette existence redevenue heureuse par l'abdication. Il
convient d'ajouter, pour éclairer d'un jour plus complet cette figure
originale, que ce juste avait hérité de son père, ancien haut
fonctionnaire de l'Université, un fonds de voltairianisme invincible,
sur lequel Juliette et Mme de Nançay lui faisaient vainement la guerre.
En se représentant les traits divers de cette nature, dans la cage de
l'ascenseur qui le hissait le long de la haute maison, d'Avançon
ruminait le moyen de l'aborder sans recevoir un de ces coups de boutoir
que Ludovic Accragne lui prodiguait volontiers, à cause de ses élégances
surannées.

--«Bah!» se dit-il, «j'emploierai le procédé qui m'a réussi à Florence
en 66 avec Rogister...»

Il faut l'avouer, au risque de diminuer le mérite de cette unique
négociation dont l'ex-diplomate était si fier, ce procédé avait consisté
tout simplement à flatter la manie de ce comte Otto von Rogister,
numismate érudit et ministre fort médiocre. D'Avançon s'était lié avec
lui en visitant sa collection et lui cédant à titre gracieux une assez
belle médaille qu'il se trouvait posséder. Cette amitié entre l'envoyé
Prussien et le Français avait abouti à un de ces succès médiocres et
inutiles, mais qui font la gloire des chancelleries:--la connaissance
avant l'heure d'une importante nouvelle, connaissance qui n'avait
d'ailleurs changé quoi que ce fût aux affaires en cours. Rogister avait
été cassé aux gages pour son indiscrétion, mais il était parti de
Florence si enchanté de sa pièce à fleur de coin, qu'il avait négligé
d'en vouloir à son perfide adversaire, et depuis lors, ce dernier se
croyait de la force d'un Rothan ou d'un Saint-Vallier, les deux
collègues de sa génération les plus fameux au quai d'Orsay. On a vu à
quelles maladresses cette naïve infatuation conduisait cet homme. Son
très réel esprit et son très bon coeur étaient gâtés par le souvenir de
cette réussite déjà lointaine, mais toujours présente à son orgueil. Qui
mesurera les ravages qu'un succès isolé produit sur toute une destinée?
Si d'Avançon ne s'était pas cru un génie supérieur pour l'intrigue
adroite, il n'aurait pas conçu cet étrange projet de liguer les
différents amis de Juliette contre Casal, et il ne se serait pas acharné
comme il le fit, dans le sens le plus cruellement maladroit, exaspéré
dans son amour-propre par son quadruple échec auprès de Juliette
elle-même, de Mme de Nançay, de Miraut et d'Accragne.

Il aborda pourtant le grand homme de bien, comme il convenait pour le
séduire, en le questionnant avec détail sur cette oeuvre de
l'hospitalité de nuit, qui restera l'honneur de la charité mondaine à
notre époque. L'ancien préfet rayonnait. Il déployait pour son
interlocuteur complaisant des projets d'hospices et feuilletait devant
lui des budgets rangés dans des cartons verts, qui donnaient à ce
cabinet le plus morne aspect bureaucratique. M. Ludovic Accragne était
lui-même un personnage aussi rêche que son nom, avec un grand long corps
tout en os, des mains et des pieds énormes et une tête chauve qui eût
été d'une laideur presque repoussante si ce visage ravagé, dont les yeux
bordés de rouge clignotaient derrière des lunettes bleues, n'eût été
éclairé par un sourire d'une bonté angélique. Cette bonté se révélait
aussi par la voix,--une de ces voix si chaudes et si douces qu'elles
deviennent pour le souvenir la seule physionomie de celui qui parle avec
cet accent-là, et cette voix se fit presque frémissante pour répondre
lorsque d'Avançon eut prononcé solennellement sa phrase:

--«Maintenant, mon cher ami, laissez-moi vous entretenir d'un vrai
service à rendre à Mme de Tillières.»

--«Lequel?» dit Accragne, aux lèvres duquel revint son bon sourire,
aussitôt que l'autre eut nommé Casal.--«Je sais ce que c'est,»
continua-t-il. «Notre chère Mme de Tillières l'a intéressé à notre
oeuvre... Il nous a déjà souscrit dix nouveaux lits... Que voulez-vous?
Il faut coqueter un peu pour l'amour des pauvres... Vous, clérical, vous
ne pouvez pas vous en indigner. L'Église a bien inventé le Purgatoire
pour nourrir le culte...»

--«Il ne me manquait plus que cela,» se disait d'Avançon en reprenant
l'ascenseur après avoir dû essuyer cette fois, non plus l'éloge de
Casal, mais quelques plaisanteries plus ou moins heureusement inspirées
du _Dictionnaire philosophique_, «et il ne voit pas que si ce garçon
donne son argent à cette oeuvre que le diable emporte, au lieu de le
jeter sur le tapis vert, ce n'est pas naturel!... C'est encore heureux
que de Jardes soit absent, j'aurais sans doute appris que Casal se
dévoue à quelque entreprise patriotique, la poudre sans fumée ou la
direction des ballons! Mais, patience. Poyanne va revenir, et, si je
n'aime pas ses idées à celui-là, du moins il a du bon sens...»

                   *       *       *       *       *

C'est ainsi que le drame de coeur qui se préparait depuis plusieurs
semaines, grâce au silence de Mme de Tillières et à ses complications de
sentiment, allait se trouver du coup amené à une crise aiguë par
l'impardonnable maladresse d'un ami qui se croyait, qui était très
dévoué. Mais comment aurait-il soupçonné que sa démarche auprès de
Poyanne constituait pour Juliette le plus grand danger et préparait à
Poyanne lui-même les plus cruelles douleurs? De telles aventures
représentent la rançon, parfois affreuse, des bonheurs défendus. Elles
ne sont qu'un cas entre mille de cette loi, évidente pour quiconque
étudie la vie humaine avec suite et sans parti pris, à savoir que la
plupart du temps nos fautes se punissent par leur propre succès. Il y a,
dans ce que nous appelons le jeu naturel des événements, comme une
profonde justice qui nous laisse mener notre existence au gré de nos
mauvais désirs; puis la simple logique de ces désirs réalisés nous en
châtie inévitablement. Juliette de Tillières et Henry de Poyanne
s'étaient appliqués, des années durant, à tromper de leur mieux leur
entourage le plus immédiat, sur le caractère de leur liaison. Ils y
avaient réussi. Quoi d'étonnant qu'une des personnes de cet entourage,
dupée comme les autres, vînt agir dans le sens de ses convictions et
faire à ces amants, dont il ne soupçonnait pas les vrais rapports, un
mal irréparable? Le pire était que ce terrible d'Avançon, racontant pour
la quatrième fois ses doléances sur l'intrusion de Casal rue Matignon,
devait nécessairement outrer l'expression de sa pensée. Il avait dit à
Mme de Nançay: «On pourrait un jour parler de Juliette à propos de ces
visites...;» à Miraut: «J'ai peur que l'on n'en parle...;» à Ludovic
Accragne: «Je crois que l'on en parle...» Il devait dire à Poyanne: «Je
sais que l'on en parle...» Et il ne donna même pas à Mme de Tillières le
temps de le prévenir, tant la haine contre Raymond s'était exaltée dans
ce coeur d'homme de cinquante ans, oisif et jaloux. Poyanne était arrivé
par un train de cinq heures du matin. À onze heures, d'Avançon, qui
avait eu soin de s'informer de ce retour, lui débitait sa philippique:

--«Il n'y a que vous, mon cher ami,» conclut-il, «qui puissiez prévenir
cette pauvre femme du tort qu'elle fait à sa réputation... J'aurais
voulu lui parler moi-même... Mais, vous vous rappelez, elle est toujours
à me taquiner sur mon antipathie envers les jeunes gens, comme si
j'avais cette antipathie pour des hommes tels que vous, mon cher
Henry!... En revanche, ces viveurs d'aujourd'hui me font horreur, c'est
vrai. Ce n'est pas que je blâme la fête chez la jeunesse. Mes amis et
moi, nous nous sommes beaucoup amusés, mais nous savions nous amuser...
Nous n'aurions jamais imaginé de nous réunir comme ces messieurs, sans
femmes, vous entendez, sans femmes, pour nous gorger de nourriture et
nous griser à rouler sous la table!... C'est bon pour les Anglais, ces
moeurs-là... Mais tout leur vient de Londres, aujourd'hui, leurs vices
comme leur toilette... Croiriez-vous qu'ils prétendent ne pouvoir être
chaussés que par un certain Domas, Somas, Tamas..., je ne sais plus, qui
envoie un ambassadeur comme un roi, chaque printemps, passer la mer et
visiter les chaussures de ces jeunes snobs?»

Le vieux Beau eût pu continuer longtemps à flétrir l'anglomanie de la
jeunesse moderne. Le comte de Poyanne ne l'écoutait plus. À peine si
l'autre, insistant:--«Vous parlerez à Mme de Tillières?» il
répondit:--«Je tâcherai de trouver un joint.» Il venait de recevoir en
plein coeur un de ces coups de couteau comme tant d'imprudentes mains
nous en donnent, qui ne savent pas à quelle place follement sensible
elles nous frappent; et nous ne pouvons même pas saigner, sinon en
dedans, d'un sang qui nous étouffe, et tout seuls. Quand d'Avançon fut
parti, fier de sa diplomatie comme tout un congrès, il ne se doutait
guère qu'il laissait derrière lui un homme au désespoir. Le coupable
dénonciateur aurait eu moins d'allégresse à traverser la Seine, puis les
Champs-Élysées, pour rentrer chez lui, et à rencontrer Casal vers les
hauteurs du rond-point, qui revenait du Bois sur le paisible Boscard. Le
jeune homme causait en riant avec son compagnon qui n'était autre que
lord Herbert.

--«Amuse-toi, mon ami, amuse-toi. Ça n'empêche pas,» songea d'Avançon
après l'avoir suivi des yeux quelque temps, avec un peu d'envie pour
cette fière tournure, «que nous allons te tailler des croupières...
Poyanne va ouvrir le feu. Juliette ne peut pas deviner que je l'ai vu
dès ce matin. Je la connais. Elle est si prudente. Elle était née pour
être la femme d'un diplomate. Sa première idée, quand elle saura qu'on
parle d'elle, sera de s'arranger pour que Casal vienne moins souvent.
L'animal se fiche, insiste, commet quelque grosse sottise, et nous en
voilà débarrassés. Si ce moyen-là échoue, nous en trouverons un autre.
J'en avais trois pour rouler Rogister... Ce qui me fait plaisir, c'est
de ne pas m'être trompé sur Poyanne. Je savais bien qu'il verrait, lui,
les choses comme elles sont...»

                   *       *       *       *       *

Tandis que ce bourreau sans le savoir se prononçait ce petit monologue
de fatuité professionnelle et croyait faire honneur à la Carrière par sa
dextérité, sa malheureuse victime, ce Poyanne, au bon sens duquel il
rendait cet hommage de connaisseur, allait et venait, en proie au plus
subit, au plus violent accès de douleur. La vaste pièce où le comte
marchait ainsi, pour tromper par le mouvement l'excès de son agitation
intérieure, était un cabinet de travail que des livres garnissaient du
haut en bas des quatre murs. Les hautes fenêtres ouvraient sur la
verdure du paisible jardin du square et sur la masse grise de l'église
Sainte-Clotilde. Que de fois, depuis ces deux années, le grand orateur
était resté à se promener de même indéfiniment, à cette même place, le
coeur traversé par la cruelle idée qu'il n'était plus aimé, jamais
pourtant avec une douleur comparable à celle de ce matin de son retour.
Elle n'était pourtant pas bien grosse, cette révélation apportée par le
diplomate: Mme de Tillières recevait quelquefois un ami nouveau dont
elle ne lui avait jamais parlé dans ses lettres. Rien de plus. Mais,
pour celui qui aime, les faits ne sont rien. Leur signification
sentimentale est tout, et pour comprendre le terrible contre-coup que
celui-ci devait avoir dans le coeur du comte, il est nécessaire
d'expliquer dans quelle situation morale il se trouvait au lendemain de
sa campagne dans son collège.

Depuis quelques mois, cet homme si ferme, et qui avait traversé sans y
sombrer de si durs orages, éprouvait une impression de lassitude qu'il
expliquait par une suite de contrariétés presque simultanées, ne voulant
pas admettre le terme superstitieux de pressentiment. En réalité, il se
trouvait dans une de ces périodes de la vie où tout nous manque à la
fois, comme à d'autres tout nous réussit, sans qu'il soit besoin
d'invoquer le grand mot de hasard. Ce que l'on nomme le bonheur, dans le
sens populaire de chance et de veine, résulte d'un rapport exact entre
nos forces et les circonstances, presque indépendant de notre volonté.
Pour emprunter un exemple très significatif à une très glorieuse
histoire, les qualités de Bonaparte correspondaient si précisément au
milieu issu de la Révolution, qu'à cette période toutes ses entreprises
devaient lui réussir, et lui ont réussi. Dès Eylau, et malgré le
triomphe, il est visible qu'il n'y a plus harmonie entière entre ce
génie et les conditions nouvelles de l'Europe. Chaque homme traverse
ainsi une époque ou il est, dans sa vie privée et publique, ce que les
Anglais appellent énergiquement: _the right man in the right place_,
celui qui convient à la place qui lui convient. Même ses défauts
s'adaptent alors à des nécessités de position, comme la frénésie
imaginative de l'Empereur à la France de 1800 tout entière à
reconstruire. Plus tard, et dans la période de malheur, même les
qualités de cet homme tournent à sa ruine; ainsi l'excessive énergie de
Napoléon dans une Europe affamée de repos et parmi des soldats épuisés
de guerre. Dans la mesure où les destinées modestes et régulières
peuvent se comparer à une fortune grandiose, sans cesse jouée et rejouée
parmi d'innombrables dangers, telle avait été l'histoire politique et
sentimentale d'Henry de Poyanne. Lorsque, au lendemain de la guerre, les
électeurs du Doubs l'envoyaient au Parlement, et qu'il rencontrait,
presque aussitôt, Mme de Tillières, il devait et réussir à la Chambre et
plaire à la jeune femme pour toutes les raisons qui l'avaient rendu
obscur et malheureux jusque-là. M. Thiers, auquel nul ne saurait
refuser, à défaut des fortes vues d'ensemble, un sens très aiguisé des
adaptations, disait de sa voix datée, à propos du premier discours du
comte:

--«Quel dommage que ce jeune homme n'ait pas débuté à la Chambre des
pairs en 1821!»

Les meilleures qualités de Poyanne eussent en effet trouvé leur plein
essor dans l'atmosphère si noble et si haute de la Restauration. Mais
n'était-ce pas d'une Restauration que rêvait obscurément la France
d'alors, éclairée, pour quelques instants trop courts et par le péril,
sur ses profonds intérêts nationaux? Il s'agissait, on se le rappelle,
dans cette heure douloureuse, de travailler à une besogne de
patriotisme. Or le désintéressement du comte, sa généreuse éloquence, la
largeur et la fermeté à la fois de ses principes, le souvenir vivant de
sa bravoure personnelle lui avaient acquis du coup une extraordinaire
autorité morale. En même temps son effort pour se reconstruire une
existence utile sur les débris de son foyer brisé lui donnait cette
poésie mélancolique du caractère, irrésistible sur une femme, plus
romanesque encore qu'amoureuse, et plus tendre que passionnée. On le
sentait si frémissant de blessures cachées, si vibrant de douleurs
contenues! Dix années plus tard, où en était-il de ce double triomphe?
En politique, et après l'entreprise avortée du 16 mai, à laquelle il
avait refusé son concours, la jugeant irréalisable, qu'était devenue la
popularité du brillant orateur de Bordeaux et de Versailles? Au
Parlement, ce refus et ses doctrines de socialisme chrétien, de plus en
plus affirmées, l'isolaient dans son propre parti, et les électeurs de
son département commençaient à se lasser d'un député dont les succès
oratoires ne procuraient ni un chemin de fer local, ni un bureau de
tabac. Préoccupé uniquement de ses idées, poursuivant son rêve d'un
rétablissement de la province pour refaire la vie française, et de la
corporation pour protéger avec efficacité la vie ouvrière, Poyanne
n'avait pas étudié cette lente métamorphose de ses commettants, et il
venait de s'y heurter soudain au cours de sa campagne pour les deux
sièges devenus libres à son Conseil général. C'était même cette
constatation, plus encore que le règlement de quelques intérêts privés,
qui l'avait décidé à prolonger son séjour. Il avait voulu, par
conscience, se rendre compte du chemin parcouru depuis quelques années
par ses adversaires, et dans les réunions auxquelles il avait assisté,
dans les causeries auxquelles il avait pris part, quel crève-coeur pour
lui de devoir s'avouer que la popularité allait à un de ses collègues de
la Chambre, médecin sans clients, mais faiseur habile, qui commençait
d'appliquer les procédés mécaniques d'élection auxquels doit
nécessairement aboutir ce honteux esclavage de l'intelligence par le
nombre: le suffrage universel. Tout peuple qui renie ses chefs naturels,
ceux avec lesquels il a grandi, souffert et triomphé à travers les
siècles, se voue à la tyrannie des charlatans. Si étrange que ce fait
puisse paraître aux politiciens avisés d'aujourd'hui, le comte n'avait
pas cessé de croire à la générosité de l'instinct populaire, et
l'avilissement moral de son collège l'avait frappé au plus vif de son
être intime, comme eût fait la nouvelle subite d'une trahison de sa
chère Juliette.

Peut-être, sous l'influence de cette cruelle désillusion, avait-il lu
les lettres de cette dernière, durant ce triste voyage, terminé par un
double insuccès final, avec un coeur plus sensible. Il avait senti, à
travers cette correspondance, que là aussi un changement s'accomplissait
et que cette âme sur laquelle il avait appuyé tout son avenir de
tendresse pouvait lui manquer. Elles arrivaient bien exactement, ces
lettres. C'était toujours la même écriture élégante et souple, dont la
seule vue, sur la longue enveloppe bleuâtre, lui mettait des larmes aux
yeux. C'était le même journal quotidien d'une vie de femme isolée et
douce, attentive et affectionnée. Qu'y manquait-il donc, et pourquoi, au
lieu d'y trouver l'élan de jadis, y reconnaissait-il à chaque ligne,--en
se le reprochant,--des traces d'effort, comme de devoir? Il n'osait pas
s'en plaindre dans ses réponses, et, comme on l'a vu, il écrivait, lui,
des pages de bonne humeur, les billets d'un homme d'action qui s'égaie à
travers sa tâche, quitte à rester, une fois l'enveloppe fermée,
indéfiniment, le coude sur sa table et la tête dans sa main, à se
regarder dans le coeur, et il y trouvait la même inexplicable
contraction de timidité souffrante qui l'avait empêché, la veille de son
départ, de demander à sa maîtresse un véritable adieu. Comme à cette
heure de la séparation, il étouffait de paroles à dire qu'il ne pouvait
pas dire, de plaintes à répandre qui lui retombaient sur l'âme en un
poids de silencieuse mélancolie. Et comme alors aussi, cet être si
noble, si étranger aux bassesses d'égoïsme qui se dissimulent si souvent
dans les rancunes d'amour, cherchait en lui-même la cause qui expliquât
ce changement de ses relations avec Mme de Tillières. Il s'accusait de
ne pas l'aimer pour elle. Il se reprochait de devenir despotique et
déplaisant. Il se formulait des projets d'une conduite à l'égard de
Juliette, si doucement enveloppante et tendre, que son amie
redeviendrait celle d'autrefois. Il appliquait toute la force de sa
passion à se démontrer les qualités qui la lui avaient rendue si chère.
Sa tristesse se fondait alors en adorations inexprimées, et c'était
justement la minute où, recevant sa lettre de la veille, cette femme
idolâtrée disait, elle: «Comme il a changé...» et tâchait de justifier
le coupable silence qu'elle prolongeait de semaine en semaine.

Quand une âme est ainsi remplie jusqu'au bord par des éléments confus de
douleur, le moindre accident détermine en elle des révolutions
instantanées, analogues à celles que provoque le passage d'un courant
d'électricité dans un vase où se heurtent, sans se mélanger, des amas de
substances chimiques. Des combinaisons nouvelles se produisent, si
rapides, qu'elles semblent miraculeuses. Avant cet entretien avec
d'Avançon, et le matin même, tandis que le train de l'Est le ramenait
vers la ville où il devait retrouver Mme de Tillières, Henry de Poyanne
se sentait incapable d'engager avec elle une causerie vraie, où il lui
racontât les secrètes agonies de son coeur. Il prévoyait des mois et des
mois encore de ce silence dont il étouffait depuis si longtemps. Le
cruel diplomate n'avait pas encore tourné l'angle de la rue
Saint-Dominique, et non seulement cette explication avec Juliette
paraissait possible au comte, mais il la sentait inévitable. Il en avait
besoin comme de respirer, comme de marcher, comme de manger, tant la
révélation qu'il venait d'entendre donnait une forme à la fois précise
et insupportable à ses doutes sur les sentiments actuels de sa
maîtresse... À la première minute qui suivit cet entretien inattendu, ce
fut en lui un assaut d'images sans raisonnement, et d'une intensité très
douloureuse, comme il arrive lorsqu'une main maladroite nous a touchés
soudain à une place secrètement morbide. Au lieu d'apercevoir ces deux
simples faits: la présence de Casal chez Juliette et le silence de cette
dernière, à l'état de renseignements abstraits, qu'il s'agissait
d'interpréter, une évocation exacte comme une photographie lui montra
cet intérieur de la rue Matignon, associé au souvenir de ses plus douces
tendresses, le petit salon bleu et blanc avec sa figure pour lui
vivante, le bureau près de la porte-fenêtre, les branches des arbres du
jardin par derrière le vitrage, toutes ces choses d'une si rare
intimité, et, dans ce cadre de délicatesse aimée, cet hôte détestable,
ce Casal qu'il avait appris à si mal juger chez cette pauvre Pauline de
Corcieux. Le rapprochement de cet endroit et de cet homme lui infligea
une sensation torturante qu'augmenta encore l'image de Juliette assise,
comme autrefois, dans son fauteuil favori, à l'angle de la cheminée,
causant avec le visiteur, puis, le soir, accoudée à son bureau, pour lui
écrire, à lui, Poyanne, et se taisant sur cette odieuse visite. Car elle
ne pouvait pas douter que cette visite ne fût odieuse à son amant. La
scène qui avait précédé le départ pour Besançon se représenta soudain à
la pensée de cet homme inquiet. Il s'entendit prononcer ses phrases de
ce soir-là, et le regard de Juliette reparut dans sa mémoire. Dieu
juste! Était-il possible qu'il s'y cachât déjà un mensonge? Et dans le
tourbillonnement de ces visions de souffrance, le comte se sentit si
misérable que, les larmes lui venant aux yeux, les sanglots lui montant
à la gorge, il se jeta sur le divan de son cabinet de travail, et ce
soldat si courageux, cet orateur si mâle, ce croyant si sincère, se prit
à gémir comme un enfant:

--«Ah! comment a-t-elle pu?» répétait-il à travers ses larmes... Tout
d'un coup, et comme il prononçait ces mots à voix haute, un sursaut de
souvenir vint lui glacer le coeur. Il se rappela les avoir dits,--oui,
les mêmes mots, exactement les mêmes,--treize années auparavant, le jour
où il avait appris la trahison de sa femme. L'analogie des deux crises
s'imposa aussitôt avec une telle force, que cet excès de souffrance
aiguë provoqua une réaction. Il y a, dans l'ordre moral, des poussées
soudaines d'énergie qui sont une forme de l'instinct de conservation,
aussi spontanée que tel mouvement physique à l'heure de l'extrême
danger, le geste, par exemple, avec lequel un homme en train de se noyer
s'accroche à une épave. Nos sentiments ne meurent pas en nous sans avoir
lutté pour l'existence avec tout ce qu'ils contiennent de sève
intérieure. L'amour passionné pour Juliette vivait trop profondément
dans le coeur du comte pour ne pas se débattre dans son agonie, et cet
amour se révolta contre un jugement qui assimilait l'épouse infâme à la
maîtresse, objet depuis tant d'années d'une si dévote ferveur. Poyanne
se releva du divan; il passa les mains sur son visage, et il dit, à voix
haute encore et d'un accent farouche:

--«Non, non, cela, ce n'est pas vrai.»

L'idée qu'il chassait ainsi loin de sa pensée presque sauvagement,
c'était l'hypothèse, soudain entrevue dans un frisson d'horreur, que
Juliette fût la maîtresse de Casal. Il lui suffit d'évoquer, dans
l'éclair d'une seconde, cette vision de souillure pour que son âme se
rejetât aussitôt en arrière, avec cette ardeur de négation devant les
fautes de la femme, heureux privilège des hommes très chastes et très
fidèles. Ce n'est pas d'avoir été trahis, c'est d'avoir trahi qui nous
rend si prompts à soupçonner. La croyance du comte dans l'honneur de Mme
de Tillières était absolue, parce que sa conduite à lui-même avait été
irréprochable vis-à-vis d'elle, et qu'il la jugeait, involontairement,
d'après lui. Cette foi profonde, il la retrouva intacte, malgré sa
douleur, et il se tendit tout entier à ne pas admettre l'injurieuse,
l'avilissante idée qui avait traversé son noble esprit. L'horloge
intérieure de nos facultés est montée de telle sorte que le branle donné
à une pièce se transmet aussitôt à toute la machine, et c'est ainsi que
ce mouvement de sensibilité blessée réveilla, dans cet homme qui
s'abandonnait, la force de vouloir:

--«Voyons,» se dit-il, «il faut raisonner.» Et il se remit à marcher de
long en large, mais, cette fois, en se contraignant à une analyse
lucide, comme s'il se fût agi d'une de ces discussions parlementaires où
il excellait. Chez le civilisé d'aujourd'hui, le métier reprend ses
droits dans toutes les heures de crise, sitôt la première secousse subie
et amortie. Un homme de lettres alors pense en homme de lettres, un
acteur pense en acteur, et un _debater_ comme l'était Henry de Poyanne,
pense en _debater_, avec la rigueur d'une logique qui s'applique aux
infiniment petits de la vie du coeur, comme elle faisait d'habitude aux
données d'un problème de politique, et presque dans les mêmes termes.

--«Oui, raisonnons,» se disait le comte, «et d'abord circonscrivons la
question... Ainsi elle aurait vu ce Casal souvent, très souvent.
D'Avançon m'a laissé entendre quotidiennement. N'exagère-t-il pas? Que
vaut son témoignage? C'est un esprit judicieux, mais bien passionné...
Soit. Cette passion même, dans l'espèce, est un argument pour sa thèse.
S'il est venu ici dès ce matin, c'est qu'il a guetté mon arrivée; donc
il fallait qu'il fût très tourmenté... Admettons le fait et creusons-le:
Juliette a vu Casal souvent depuis mon départ, lui qu'elle ne
connaissait pas, il y a quelques semaines,--elle qui ouvre si
difficilement sa porte, et cela, quand elle savait mon opinion sur cet
homme... Il ne peut y avoir à cette conduite que deux raisons: ou bien
il lui plaît... Pourquoi pas? Il plaisait tant à cette pauvre Pauline...
Ou bien elle s'ennuie, et elle reçoit qui la distrait. Après celui-ci,
un autre, puis un autre. C'est un commencement de transformation de sa
vie... Soit!... Voyons-y clair dans ces deux raisons...»

Telles étaient les phrases, suivies de vingt autres pareilles, par
lesquelles cette intelligence, redevenue maîtresse d'elle-même, avait le
courage de rédiger, si l'on peut dire, le dossier de la situation. Le
coeur saignait, quoique le malheureux homme en eût, car l'une et l'autre
de ces deux raisons sous-entendait toutes les angoisses supportées
depuis tant de jours. Que Juliette se fût laissé prendre à quelque
comédie de sentiment jouée par Casal ou qu'elle accueillît ce garçon par
simple goût de se distraire, c'était le signe, dans les deux cas, d'une
lassitude intime et profonde pour ce qui concernait sa liaison avec
Henry. Et elle le comprenait si bien elle-même qu'elle s'était tue de
ces visites. Cette explication de son silence parut évidente au comte.

--«Elle a eu pitié de moi,»--songea-t-il; et cette idée lui fut un
martyre dans son martyre, comme pour tous ceux qui, sentant gronder en
eux la passion, ont rencontré cette pitié-là. Un instinct les avertit
que la haine, la perfidie, les égarements mêmes des abandons cruels,
laissent encore, pour un amant, place à une espérance,--et la pitié,
non. Une femme qui a voulu vous tuer tombera peut-être dans vos bras
après vous avoir blessé d'un coup de couteau; celle qui a été séduite
par un rival insidieux vous reviendra folle de remords, et celle aussi
qui aura cédé, loin de vous, à l'attrait du libertinage. Mais la
maîtresse qui plaint dans son amant une souffrance d'amour qu'elle ne
partage plus, l'amie désenchantée qui voudrait vous guérir doucement,
comme elle s'est elle-même guérie, de la délicieuse fièvre de trop
sentir, n'attendez plus que jamais celle-là se reprenne à vous aimer
comme vous l'aimez. Fuyez cette affreuse bonté qui ne vous permet même
pas de vous repaître de votre peine. Suppliez-la d'être cruelle, de vous
chasser, de vous brutaliser jusqu'à la mort. Elle vous serait moins dure
qu'en vous ménageant, avec cette câlinerie meurtrière dont chaque
délicatesse vous prouve ce que vous avez perdu en perdant l'amour de
cette créature si tendre. Les profondes amertumes de cette charité
cruelle, Henry de Poyanne les goûta soudain en imagination, et elles lui
firent si mal qu'il se dit:--«Tout plutôt que cela, fût-ce même une
rupture.» À partir de cette minute il n'hésita plus, et, en arrivant rue
Matignon, à deux heures, sa volonté de tout savoir était aussi entière
que l'avait pu être celle d'entrer dans l'armée à l'époque de la guerre.
Qu'allait-il apprendre? Un frisson de mort le saisissait à la pensée que
cette bouche tant aimée lui dirait peut-être:--«C'est vrai, je ne vous
aime plus...»--Mais, à un certain degré de doute, la certitude, si
horrible soit-elle, paraît préférable à cette nuit du coeur où l'on
ignore tout de l'être que l'on adore, et la confidence de d'Avançon
venait de porter du coup cet homme déjà malade à ce degré-là. Dans les
quatre heures qui s'étaient écoulées entre les discours du diplomate et
cette entrée dans le petit salon Louis XVI, il avait pu mesurer
l'étendue de la plaie ouverte dans son âme. Et qu'elle était blessée
aussi, l'âme de la femme à laquelle il allait montrer sa misère; et
pourquoi avait-il, à force de silence, laissé venir les choses au point
où les explications ne font plus que montrer les fautes irréparables du
passé?

Au moment où la porte s'ouvrait devant Henry, Mme de Tillières était
assise sur une des deux profondes bergères, qui sait? les mêmes
peut-être dont la soie aujourd'hui joliment passée avait entendu les
phrases de rupture échangées entre l'aïeule d'il y a cent ans et le
cruel Alexandre de Tilly. Il n'y avait certes aucun rapport entre le
noble Poyanne et le cynique séducteur des célèbres _Mémoires_. Mais, à
coup sûr, si désespérée que fût alors la misérable amante de cet émule
de Valmont, elle ne l'était pas plus que son arrière-petite-fille de
1881. Quoique le soleil du mois de mai remplît de sa gaie lumière et le
ciel bleu aperçu par les portes-fenêtres et les grands arbres déjà verts
du jardin, Juliette avait fait allumer du feu. Enveloppée d'une longue
robe flottante et toute blanche, avec sa pâleur lassée, avec ses yeux
battus d'insomnie, avec sa bouche contractée, on la devinait grelottante
de ce froid intérieur qu'aucun printemps ne réchauffe. Le comte lui prit
la main pour y mettre un baiser; il sentit que cette petite main moite
d'émotion tremblait dans la sienne. À retrouver ainsi, vaincue et
brisée, celle qu'il venait interroger, quoiqu'il en eût, un peu comme un
juge, cet homme si misérable oublia pour une minute ses propres peines.
De voir consumés, tirés, comme fondus, les traits de ce visage trop
aimé, lui serra le coeur. Un détail de physionomie acheva de le
bouleverser en lui révélant le trouble de sa maîtresse: les yeux bleus
de Juliette avaient leur regard noir des minutes où l'iris agrandi
démesurément envahissait jusqu'au bord de la prunelle. Quel motif secret
de souffrance torturait jusqu'au fond de l'âme cet être trop sensible?
Cette question, Poyanne se la posa involontairement, et il lui fut
impossible de ne pas rattacher aussitôt cette visible souffrance aux
sentiments d'un ordre inconnu que la dénonciation de d'Avançon lui avait
montrés dans son amie de dix années. Quoique bien rapides, ces pensées
altérèrent son visage, à son tour, et Mme de Tillières, qui, dès
l'entrée, l'avait deviné, elle aussi, rongé d'inquiétude, comprit qu'il
venait lui demander une explication. Mais sur quoi? Arrivé du matin, il
ne pouvait pas avoir entendu parler des visites de Casal. D'ailleurs
elle s'était fixée, dans son insomnie de la dernière nuit, à cette
volonté définitive: elle les lui apprendrait, ces visites, dès cette
première entrevue. Mais il fallait pour cela qu'il fût dans une
situation d'esprit ouverte et facile, et il arrivait si évidemment
tendu, si contracté. Sans doute la faute en était aux lettres reçues à
Besançon. À peine si elle avait trouvé en elle, depuis ces huit jours,
l'énergie de tracer quelques lignes sur ce même papier dont autrefois
elle couvrait des pages et des pages... Tandis que ces idées se
remuaient dans leur pensée à l'un et à l'autre, ils commençaient de se
parler et ils échangeaient ces paroles de banalité qui ressemblent, dans
les duels de conversation, aux petites passades par lesquelles les
escrimeurs amusent leurs épées avant de s'engager à fond. Poyanne
s'était assis, et, après quelques demandes affectueuses, tous les deux
prononçaient, coupées par des silences, des phrases comme celles-ci:

--«Je suis content,» disait-il, «que la santé de Mme de Nançay ne vous
ait donné aucun souci... Mais avec ce beau temps...»

--«Oui,» répondit-elle, «pour une fois nous avons eu un vrai mois
d'avril.»

--«Et le ménage de Mme de Candale?»

--«Je vous remercie, il va beaucoup mieux. Elle s'est tant intéressée à
votre campagne!...»

--«Où j'ai complètement échoué.»

--«Vous compenserez cela par un triomphe à la Chambre.»

Mon Dieu! que la vieille mère et la jeune comtesse, que le printemps et
le Parlement étaient loin de leur commune préoccupation! Et que c'est
une chose amère, quand elle n'est pas délicieuse, que ces entrevues
après une longue absence, entre deux êtres qui ne peuvent ni éviter de
s'expliquer ni le supporter; et ils reculent, reculent encore l'instant
où il leur faudra recevoir et enfoncer dans le coeur saignant l'un de
l'autre la pointe aiguë de la vérité! Puis cette attente même devient
intolérable et l'on se décide à parler, comme fit Juliette avec un
frémissement de tout son être. Elle prit la main de Poyanne. Simplement,
mais avec un sourire forcé et un regard presque suppliant, elle lui dit:

--«Vous êtes triste, Henry, je le vois. Vous m'en voulez de ce que je
vous ai écrit, ces derniers jours, d'une manière bien hâtive... Mais si
vous saviez comme j'ai été souffrante, comme je le suis encore, vous me
pardonneriez... Vous n'augmenteriez pas mon malaise par la vue du
vôtre... Faut-il vous répéter que je n'ai jamais pu, que je ne peux pas
vous supporter malheureux?...»

Elle était sincère dans ce geste, dans cette phrase, dans le regard qui
l'accompagna,--si profondément sincère et remuée!--Depuis la demi-heure
déjà que durait ce cruel tête-à-tête, où cependant pas une parole de
reproche n'avait été prononcée par Poyanne, elle sentait cet homme
souffrir, et cette sensation, qui jadis avait été le principe premier de
son amour, vivait en elle à une profondeur qu'elle ne soupçonnait pas.
Toutes les cordes de charité romanesque, autrefois touchées par les
mélancoliques confidences du comte, se reprirent à vibrer dans son
coeur. Ce fut un réveil de ses sentiments, inattendu, irréfléchi,
irrésistible. Si Henry de Poyanne avait été de force à combiner avec
précision les différents effets de cette entrevue, capitale pour
l'avenir de sa liaison, il n'eût pas employé d'autre méthode:--montrer
sa douleur. Il y avait tant de mois, au contraire, qu'il se croyait
habile en se masquant d'une demi-indifférence. À présent qu'il ne
raisonnait plus, il allait redevenir, pour Juliette, l'être supérieur et
malheureux qu'elle avait plaint avec assez de passion pour en devenir
amoureuse, grâce à ce lien mystérieux qui unit la miséricorde à la
tendresse et la sympathie consolatrice aux troubles de la volupté. La
passion était morte et mort l'amour. Son rêve de bonheur s'élançait
maintenant vers un autre, mais le magnétisme de pitié qui l'avait
enchaînée à Poyanne existait toujours. Elle le subit sans même essayer
de s'en défendre. À cette seconde elle était réellement incapable, comme
elle venait de le dire dans une ingénuité sans calcul, de supporter les
peines de cet homme qui pourtant ne pouvait plus, ne devait plus suffire
à la rendre heureuse. Quant à lui, et dans ses tristes méditations,
c'était justement cette pitié qu'il avait appréhendée avec le plus
d'horreur. Aussi son visage se crispa-t-il davantage encore. Il repoussa
la main de Mme de Tillières, et il répondit:

--«Ah! Juliette, ne me faites pas tort... Je n'ai jamais mesuré vos
lettres à leurs pages. Je les ai aimées tant que j'ai cru qu'elles
étaient pour vous un besoin du coeur et non un devoir...»

--«Ingrat,» interrompit la jeune femme sur un ton de coquetterie tendre,
«qui pouvez penser que je me passerais de vous écrire!»

--«Hé bien, oui,» reprit Poyanne avec un visible effort sur lui-même,
«j'aime mieux vous parler franchement. Oui, vos lettres m'ont fait du
mal. Non point parce qu'elles étaient hâtives ou courtes, mais j'y
sentais, ce que je sais à présent, que vous ne m'y parliez pas à coeur
ouvert... Vous me les envoyiez comme un journal de votre vie, et vous ne
m'y disiez pas que vous étiez en train de nouer une nouvelle amitié que
j'ai apprise déjà depuis les quelques heures que je suis à Paris. On
s'en préoccupe tant autour de vous!... Voilà ce qui m'a blessé
profondément, pourquoi vous le cacher?...»

Leurs yeux s'étaient croisés pendant que le comte formulait ainsi, avec
une netteté implacable, l'accusation au-devant de laquelle Mme de
Tillières comptait bien aller, mais à son heure. Elle plissa le front à
son tour et un flot de sang empourpra son visage. Poyanne venait, dans
ces quelques mots, de se poser devant elle, non plus seulement en
malheureux, mais en juge, et aussitôt l'orgueil s'était mélangé à la
sympathie dans ce coeur de femme, tendre mais fier. Elle répondit avec
une certaine hauteur:

--«Moi non plus, Henry, je n'ai jamais entendu me cacher de vous... Il y
a des choses que j'ai mieux aimé vous dire de vive voix que de vous les
écrire... Je sais trop combien les malentendus sont faciles par
lettres... Interrogez et vous jugerez...»

--«Amie!» soupira de nouveau le comte avec une mélancolie où ne passait
plus aucun souffle de reproche, «comme vous me comprenez peu! Moi, vous
interroger! Moi, vous juger!... Quelles paroles de vous à moi, Juliette!
Je vous en supplie, ne voyez pas en moi un jaloux. Je ne le suis pas. Je
n'ai pas le droit de l'être. Je vous estime trop pour vous soupçonner.
Me suis-je jamais permis, depuis que je vous aime, de surveiller vos
relations? Que vous receviez telle ou telle personne, je pourrai avoir
peur que vous n'ayez un jour à le regretter, mais me défier de vous à
cause de cela,--jamais. Seulement, que vous vous mettiez à votre table
pour m'écrire, et puis que vous pesiez chacune des phrases de votre
lettre au lieu de vous laisser aller, tout simplement; que vous me
traitiez comme quelqu'un qu'il faut ménager; que vous ayez peur de moi,
enfin, et que j'en aie la sensation, voilà ce qui me perce le coeur, et
des phrases comme celles que vous venez de prononcer, aussi, sur des
malentendus possibles entre nous... Voyez-vous, ce n'est pas de la chose
en elle-même que je souffre, c'est de ce que je devine, de ce que je
vois par derrière. Je vois que vos sentiments ont changé. Je vois,--ah!
laissez-moi parler,» insista-t-il sur un geste de Mme de Tillières, «il
y a si longtemps que cette idée m'obsède,--je vois que l'intimité est
finie entre nous, cette existence coeur à coeur dont je m'étais fait une
si chère habitude. Je vois que je vous aime toujours comme autrefois, et
que, vous, vous ne m'aimez plus. Ce petit fait de cette amitié nouvelle
et de ce silence, c'est un signe entre vingt, entre trente... Si j'ai
pris cette occasion de vous parler comme je vous parle, comprenez que ce
n'est pas que j'y attache plus d'importance qu'à tant d'autres. Il n'y a
pour moi d'important que votre coeur... Juliette, si vraiment je ne suis
plus pour vous ce que j'ai été, je vous en conjure, ayez le courage de
me le dire. J'ai bien celui de vous le demander... M'aimez-vous encore?
Je peux tout entendre à cette minute... Vous dites que vous ne savez pas
me supporter malheureux... C'est ce doute terrible qui est entré en moi
dont je souffre tant... Faites-le cesser... Même de vous perdre serait
moins cruel que de ne plus savoir ce que vous voulez, ce que vous
sentez...»

Elle l'écoutait parler d'une voix de plus en plus brisée et sourde, qui
révélait, bien plus encore que les mots, la peine intérieure. Elle
voyait, tendue vers elle dans une expression d'angoisse infinie, cette
physionomie tourmentée, toute pauvre et chétive dans la vie habituelle,
mais transfigurée à cet instant par le charme de la grande douleur. Elle
comprenait, ce dont elle avait douté depuis des mois,--en se complaisant
peut-être dans ce doute,--que Poyanne disait vrai, que cet amour pour
elle tenait en lui aux racines les plus profondes, les plus saignantes
du coeur, et elle eut comme l'impression physique, insoutenable, qu'en
lui répondant qu'elle ne l'aimait plus, elle le déchirerait réellement,
ce coeur douloureux. Le sursaut d'orgueil qu'elle venait d'avoir devant
une question accusatrice, comment le garder devant la douceur vaincue de
ce désespoir, qui lui mettait une arme aux mains et qui lui disait:
Frappe?... Mais non. Elle ne pouvait pas frapper. Elle ne pouvait pas
articuler une phrase qui l'eût rendue libre, en achevant de briser cet
homme qui l'avait aimée, qui l'aimait. Elle s'était donnée à lui pour
qu'il fût heureux, et elle le retrouvait si misérable, si blessé devant
elle et par elle! L'inconscient désir d'une existence renouvelée qui
l'avait conduite à ses dangereuses relations avec Casal,--ses révoltes
secrètes contre la chaîne de sa liaison,--sa volonté de maintenir son
indépendance au jour de l'explication,--sa lassitude et son besoin de
liberté,--tout le travail accompli en elle depuis ces dernières
semaines, qu'était-ce en regard de cette agonie qui lui prit, qui lui
terrassa soudain toute l'âme? Et voici que des larmes lui montèrent aux
yeux, irraisonnées, et qu'elle se leva, et, tombant à genoux devant son
ami, elle lui mit les bras au cou, comme elle aurait fait à un enfant
malade, sans réfléchir, sans raisonner; et tremblant, éperdu de
saisissement, cet homme, qui passait tout d'un coup de l'extrême anxiété
à une joie inespérée, ne pouvait que balbutier:

--«Tu pleures? Tu m'aimes encore? Non. Ce n'est pas possible!... Tu
m'aimes? Tu m'aimes?...»

--«Tu ne le sens donc pas?» répondit Juliette à travers ses larmes.
«Vois-tu, je ne veux plus que tu aies jamais, jamais, jamais, un seul
instant comme celui-ci... Pourquoi n'as-tu pas parlé plus tôt? Pourquoi
m'écrivais-tu, toi aussi, des lettres glacées?... Mais c'est fini... Ne
sois plus triste. Avant ce moment je ne savais pas ce que tu étais pour
moi. Je t'appartiens pour la vie... Je te jure que je ne verrai plus la
personne qui t'a porté ombrage... Tais-toi. Je te le jure... Tu ne m'en
parleras plus jamais... Tu me croiras, si je te dis que je ne le voyais
pas pour moi, mais à cause d'une amie qu'il aime... Mais qu'il n'en soit
plus question jamais, tu m'entends, jamais... Je veux que tu sois
heureux, que tu ne te défies point de toi, de moi, de notre amour; que
notre vie recommence comme autrefois. Quand nous verrons-nous chez
nous?... Demain... Veux-tu? Souris-moi, regarde-moi avec tes yeux qui me
donnent ta joie... Tu es mon cher, mon si cher ami!...»

C'était à son tour, à lui, de l'écouter, et elle pouvait maintenant voir
ce visage s'illuminer d'une extase souffrante, mais si douce pour elle
qui à cette minute n'avait dans le coeur que cette tendresse. Elle
mentait,--mais était-ce mentir?--en disant qu'elle l'aimait,--et à cet
instant elle était aussi frémissante que si elle l'eût aimé! Pourtant,
elle savait bien qu'en laissant entendre, comme elle le faisait, que
Casal n'était reçu rue Matignon que pour une autre, elle commettait une
action indigne d'elle. Oui, elle le savait,--ou elle aurait dû le
savoir,--et aussi qu'en offrant, en implorant ce rendez-vous dans leur
petit appartement de Passy, elle manquait à toute sa dignité de femme.
Que lui importait, pourvu qu'elle ne subît plus cet affreux contrecoup
de cette douleur? Et lui, prouvant encore à quelle profondeur il avait
été atteint, il demandait:

--«Jure-moi que tu me parles vraiment ainsi par amour.»

--«Je te le jure,» répondit-elle.

--«Vois-tu,» reprenait-il, «sans cet amour, je ne sais pas ce que je
deviendrais. Tu me dis que j'aurais dû te parler plus tôt... Mais c'est
si dur de n'être pas deviné quand on aime! Comprends bien que tu es
libre. Tu m'aurais répondu tout à l'heure que tu ne voulais plus être à
moi, va, je ne t'aurais pas fait un reproche; je crois que j'en serais
mort comme on meurt de ne plus respirer l'air... Mais tu as raison.
C'est fini... Tiens, je crois que pour éprouver la joie qui me remplit
le coeur aujourd'hui, je consentirais à bien d'autres peines... Comme je
suis heureux! Comme je suis heureux!»

--«C'est bien vrai?» interrogea-t-elle presque avec égarement.

--«Ah! bien vrai,» répéta-t-il en serrant contre lui cette tête chérie,
et sans remarquer comme ces yeux, qui venaient de le regarder avec tant
d'exaltation, s'assombrissaient soudain d'une vision que la pauvre femme
voulut pourtant chasser de toute son énergie, car elle rendit son baiser
à son amant avec une passion qui aurait suffi pour enlever à Henry
jusqu'à son dernier doute, s'il en avait conservé. Cet homme était trop
jeune, malgré l'âge et malgré les déceptions, trop entièrement loyal et
simple, pour soupçonner que ce mouvement de passion avait pour cause un
horrible remords, tout d'un coup éprouvé par sa maîtresse. Elle venait
de sentir qu'en se rejetant, par une sorte de frénésie de charité, dans
les bras de Poyanne, elle ne pouvait pas oublier l'autre.




VIII

DUALISME


Quand Henry de Poyanne fut parti, sur cette promesse donnée d'un
rendez-vous pour le lendemain matin dans le petit appartement de Passy,
Mme de Tillières éprouva d'abord une étrange impression de calme,--ce
calme brisé qui suit les explications décisives. Il dura juste le temps
de reprendre conscience de son coeur troublé. Elle s'habilla comme à
l'ordinaire, pour les courses de son après-midi. Puis, lorsqu'elle fut
dans sa voiture, et après avoir jeté l'adresse de la couturière chez
laquelle on l'attendait, elle se sentit si triste à nouveau qu'il lui
fut odieux de penser seulement à cette corvée d'un essayage, et que de
vaquer aux menus achats projetés lui parut au-dessus de ses forces.
Avant même que le cheval eût tourné l'angle de la rue du faubourg
Saint-Honoré, elle avait déjà changé l'itinéraire et dit à son cocher:

--«Allez d'abord au Bois, comme vous savez..., jusqu'à la Muette.»

Il lui arrivait sans cesse, au printemps, et lorsque le ciel était,
comme ce jour-là, parfaitement bleu et clair, de gagner ainsi, afin de
se promener solitairement, la portion du bois de Boulogne comprise entre
le second lac, le champ de courses d'Auteuil et la Seine. Elle
choisissait, pour y arriver, un chemin détourné qui lui évitait les
rencontres et dont ses gens avaient l'habitude: la contre-allée de
l'avenue de l'Impératrice d'abord, puis celle qui longe les
fortifications. Là se trouvent, avec des échappées de vue sur les
coteaux lointains de Meudon, les allées les plus abandonnées de la
coquette forêt parisienne. Vers les trois heures, le lacis des routes
réservées aux cavaliers est absolument désert; à peine si quelque
personnage excentrique y passe de temps à autre, poussant sa monture sur
la terre encore foulée du matin. De vieilles gens, des bourgeois de la
banlieue, des collégiens en récréation animent d'une vie provinciale les
larges avenues ou les sentiers plus étroits. Mme de Tillières aimait à
marcher dans ces derniers, suivie de sa voiture qu'elle pouvait toujours
apercevoir dans l'intervalle des arbres, et, là, isolée tout ensemble et
protégée, elle se livrait silencieusement à ces sensations de vraie
nature si rares à Paris. Elle regardait les feuilles déployer à la
pointe des branches leur doux tissu d'un vert tendre, presque
transparent, ici, un chêne isolé tordre ses bras sur une pelouse, là, un
marronnier secouer ses girandoles de fleurs. D'autres fleurs à ses pieds
s'ouvraient dans le gazon, véroniques bleuâtres ou pâquerettes blanches
aux pétales rosés. L'azur là-haut se teintait d'une vapeur finement
grise, et elle écoutait les oiseaux chanter, comme autrefois, quand elle
errait, enfant déjà songeuse, dans les taillis du parc sauvage de
Nançay. À de certaines places, des massifs de pins d'Écosse dressaient
leur ramure d'un vert plus sombre, où le vent éveillait cette lente
cantilène qui, les yeux fermés, nous ferait croire à l'approche de la
mer. Parfois la jeune femme s'asseyait sur le coin d'un banc inoccupé.
Des sifflets de locomotive arrivaient du fond de l'espace et le vague
grondement du bruit des voitures lui attestait que la vie implacable
continuait autour d'elle, qui l'oubliait, qui s'oubliait... Une rêverie
l'envahissait, l'enveloppait, indéterminée, confuse et bienfaisante, où
sa pensée se confondait avec le charme du printemps épars autour d'elle;
et cette place, à une demi-heure de l'Arc, lui faisait une oasis de paix
et de fraîcheur, aussi retirée que la vallée la plus farouche de son
cher pays de l'Indre.

La paix et la rêverie,--voilà bien ce que Juliette venait d'habitude
chercher et trouver dans ses promenades, et elle s'en revenait plus
sérieuse encore, plus résignée à cette acceptation du sort que conseille
l'âme végétale avec sa beauté sans conscience, sans ambitions et sans
désirs... Quelle pensée habite la plante? D'être dans la forme permise,
à la place imposée, et rien de plus. Il n'est pas besoin de philosophie
pour l'écouter, pour le comprendre, cet apaisant conseil des arbres et
des fleurs. Il suffit de ne pas fermer son coeur à l'harmonie des choses
et de les sentir, sans les raisonner; mais il est aussi des heures où
cette nature, au lieu de nous prodiguer les enseignements de sa
soumission, semble nous convier à la révolte par l'ironie d'une sérénité
étalée avec trop de complaisance autour de nos troubles intimes. Elles
ne nous disent pas simplement, ces feuilles baignées de lumière, ces
chansons des oiseaux, ces corolles des fleurs: «Accepte le sort!» Elles
disent: «Abandonne-toi à l'instinct. Notre félicité fut à ce prix...» Et
quand le devoir nous ordonne, au contraire, de dompter, d'étouffer cet
instinct du libre bonheur, le ciel de mai, les joyeuses verdures, la
clarté du jour, tout avive en nous le supplice de la passion combattue.
Si Mme de Tillières, au sortir de son entretien avec Poyanne, avait
espéré que cette promenade baignerait ses nerfs de tranquillité, comme
elle s'était trompée! Le long des chemins ombragés des feuillages
nouveaux, elle aperçut devant elle, au lieu des rêves pacifiés qui
l'enveloppaient d'habitude, cette inévitable, cette cruelle idée: après
cet entretien, elle devait absolument, irrémédiablement fermer sa porte
à Casal. Elle le devait parce qu'elle l'avait promis, sans que Poyanne
relevât sa promesse, il est vrai. Mais ne pas la relever, c'était
l'accepter. Elle le devait, parce que les deux hommes, si elle
n'agissait pas ainsi, se rencontreraient tôt ou tard chez elle, et la
seule imagination du regard échangé entre eux à cette rencontre la
faisait défaillir. Elle le devait enfin, parce qu'elle était la
maîtresse de Poyanne, et qui voulait lui rester fidèle. Et voir Casal,
elle ne pouvait plus s'y tromper à présent, c'était une
déloyauté:--puisqu'elle l'aimait!

                   *       *       *       *       *

Oui, elle l'aimait. Cette évidence, contre laquelle son malheureux
esprit tourmenté luttait en vain depuis des jours, s'imposait à elle par
la douleur presque folle que lui infligeait en ce moment la seule pensée
de cette séparation nécessaire... Elle l'aimait! Comment cet amour
n'avait-il pas été assez fort tout à l'heure pour lui inspirer le
courage de se rendre libre en acceptant l'offre de Poyanne et en
prononçant le «je ne vous aime plus» qu'il lui demandait? Mais c'est
qu'elle n'aurait pas pu dire sincèrement cette phrase de la rupture,
puisque la sensation de la souffrance de cet amant, déjà trahi dans son
coeur, était si puissante sur elle--puissante jusqu'à paralyser son
amour nouveau et son élan vers le bonheur! Quel désordre insensé de sa
sensibilité la faisait à cet instant vivre à la fois par ces deux
hommes? Tout le courant de son être intime la portait vers l'un, mais il
lui fallait, pour aller vers lui, marcher sur l'autre, et cela, elle ne
le pouvait pas. Elle venait de subir, avec une force terrifiante, et qui
lui avait permis de se comprendre enfin tout entière, la dictature de
douleur exercée sur elle par celui à qui elle appartenait de par son
libre choix depuis des années,--et cette dictature, jamais, non, jamais,
elle ne la secouerait. Elle revoyait les yeux d'Henry, elle entendait sa
voix. La pitié la brisait de nouveau à ce souvenir. Était-ce même la
pitié? Quand on plaint seulement quelqu'un, on demeure calme, ou du
moins on a sa vie à soi à côté de cette souffrance qui vous demeure
extérieure, au lieu que Juliette, au contact de cette agonie d'âme
qu'elle avait vue dans le regard, sur le visage, sous les paroles de son
amant, avait senti un mortel malaise s'insinuer dans l'être de son être,
dans le coeur de son coeur. L'énergie de l'existence personnelle s'était
subitement tarie en elle, et pourtant elle aimait Raymond!... Elle le
revoyait, lui aussi, avec ses prunelles claires, avec son sourire, avec
sa noble physionomie, avec le charme qui émanait de son moindre geste,
et dont elle s'était enivrée, sans s'en douter, minute par minute,
depuis des semaines, au point que rompre avec lui pour toujours, c'était
entrer dans le noir et le froid du tombeau. Elle l'aimait, de quel
étrange, de quel maladif amour, et qui n'était pas capable d'abolir
entièrement l'ancienne affection? C'était de l'amour cependant. Si elle
en avait douté, le trouble qui la possédait par cette après-midi de
printemps l'en aurait trop avertie. À cette heure, elle se sentait de la
tendresse plein l'âme, des larmes plein les yeux, un désir fou d'avoir
Raymond là auprès d'elle, et qu'elle pût le regarder, s'appuyer à son
bras, et que cela fût permis... La langueur tiède de l'atmosphère,
l'arome que les fleurs invisibles répandaient dans la brise, la douceur
du ciel de la divine saison, tout remuait chez elle ce songe du bonheur
qui nous rend quelquefois si ravis, quelquefois si tristes par ces
journées d'un azur clément, et elle évoquait tantôt Casal pour
s'abandonner à ce songe, tantôt Poyanne pour y résister, désespérée du
dualisme inexplicable, presque monstrueux, qui la déchirait. Elle
s'attachait avec toute sa force à cette résolution de la fidélité quand
même au premier amour, qui, chez les femmes d'une certaine race, est
comme l'honneur et l'absolution de la faute. Contrairement à l'aphorisme
du moraliste, il n'est pas rare qu'une femme n'ait eu dans toute sa vie
qu'un amant. Il est rare qu'en en ayant eu deux, elle n'en ait pas
plusieurs autres encore. C'est dans le passage de la passion unique à la
seconde faiblesse que se fane, pour ne plus renaître, cette fleur de sa
propre estime dont une créature fière a besoin comme de l'air qu'elle
respire, comme du pain qui la nourrit.

--«Non,» se répétait Mme de Tillières, «je suis la femme d'Henry. Je me
suis donnée à lui pour toute la vie. Même si j'étais indifférente à ses
douleurs, je lui devrais, je me devrais de lui rester fidèle. Je ne suis
pas responsable de mes sentiments. Je le suis de mes actes. Je veux être
forte et je le serai... Je le veux...,» insistait-elle; et elle tendait
toute son énergie à dominer l'excessive détresse qui lui noyait soudain
toute l'âme quand elle se reprenait à se dire, trouvant une dernière
douceur à employer mentalement un prénom que sa bouche n'avait jamais
prononcé:

--«Je ne verrai plus Raymond!»

Après deux heures de cette promenade où elle essayait de tromper, par un
mouvement physique, l'anxiété qui la dévorait, Juliette finit par
remonter dans sa voiture, ayant du moins fixé sa pensée flottante sur
une résolution positive. Elle ne s'était pas senti la force de dire
elle-même à Casal qu'elle ne voulait plus, qu'elle ne pouvait plus le
recevoir. Le consigner à la porte sans explication était un procédé
inqualifiable et qu'il n'avait d'ailleurs pas mérité. Elle avait donc
imaginé de demander à Gabrielle de Candale qu'elle voulût bien prier le
jeune homme de ne plus venir rue Matignon, sous le simple prétexte que
de mauvais propos de monde rapportés à Mme de Nançay avaient créé des
difficultés entre Juliette et sa mère. Elle n'aperçut les inconvénients
de cette ruse qu'après l'avoir exposée à son amie, chez laquelle elle se
fit conduire au retour du Bois, et qui lui répondit, en secouant sa
blonde tête:

--«Tu sais que je ferai ce que tu voudras, mais croira-t-il à cette
raison?»

--«Qu'il y croie ou non,» reprit Juliette, «il comprendra que je ne veux
plus le recevoir et il est trop galant homme pour essayer de s'imposer.»

--«Il t'aime,» répondit Gabrielle.

--«Ne me dis pas cela,» interrompit nerveusement Mme de Tillières, «tu
ne dois pas me le dire...»

--«Mais, ma douce, c'est pour te montrer qu'il peut vouloir une
explication...»

--«Hé bien!» reprit Juliette d'une voix sourde, «je serai toujours à
temps de lui répéter ce qu'il saura déjà par toi...»

--«Es-tu sûre d'en avoir le courage?» demanda la comtesse.

--«Ah!» fit Juliette en cachant son visage dans ses mains, «tu vois que
tu ne crois plus en moi, depuis que je t'ai tout avoué... Tu vois comme
tu as cessé de m'estimer.»

--«Moi,» s'écria Mme de Candale en embrassant son amie, «je ne crois
plus en toi! J'ai cessé de t'estimer! Mais je n'ai jamais compris
combien je t'aime, avant cette journée d'hier... Si tu savais comme j'ai
pensé à toi toute cette nuit, comme j'ai tremblé à l'idée de cette
entrevue avec Poyanne, comme je t'attendais avec anxiété?... Ne plus
t'estimer! Et de quoi? De ce que ma fatale imprudence n'a pas deviné
l'engagement secret qui te rendait si rebelle quand je te donnais ce
nouvel ami?... Car c'est moi qui te l'ai donné... Mais c'est vrai, à
présent, j'ai peur...» Et elle ajoutait, voyant dans les yeux de
Juliette une détresse infinie: «Non, ne m'écoute pas, je suis folle. Je
te promets d'être adroite et de t'éviter cette visite... Il ne
soupçonnera pas l'intimité à laquelle tu le sacrifies. Il ne sera donc
pas jaloux. Il n'a pas la moindre idée de tes sentiments pour lui. Il
n'osera pas enfreindre ta défense... Et, la semaine prochaine ou
l'autre, nous partirons toutes deux pour Nançay ou pour Candale,
veux-tu? Je te soignerai comme une soeur. Je te gâterai. Je te guérirai.
Mais, je t'en supplie, ne répète pas que je t'aime moins!...»

--«Que tu me fais du bien de me parler ainsi!» Et, appuyant sa tête sur
l'épaule de son amie, elle ajouta: «C'est la seule place au monde où je
ne souffre pas. J'ai tant besoin que tu me dises que je ne suis pas un
monstre...»

                   *       *       *       *       *

Ce soupir, échappé du plus profond d'une âme en proie aux plus obscurs,
aux plus douloureux des troubles moraux, ceux dont nous avons honte, à
la minute où nous en mourons, devait pour toujours rester dans le
souvenir de Mme de Candale. Jamais plus elle ne laisserait tomber,
fût-ce par étourderie, une seule phrase comme celle que son anxiété lui
avait arrachée tout à l'heure, où Juliette pût deviner une défiance de
son caractère. Mais la chère comtesse eut beau prodiguer les tendres
consolations de sa sympathie à sa pauvre amie, elle avait trop montré
d'un mot que cette dernière n'était plus absolument la même femme pour
elle. Rien que dans la façon de prononcer le nom de Poyanne, dans
l'effort visible que lui coûtaient ces deux syllabes, la pure et fière
Gabrielle avait mis, à son insu, de quoi percer un coeur endolori auquel
tout maintenant devait être blessure. Ses adorables gâteries furent
impuissantes à détruire cette impression entièrement, de même qu'en
multipliant les assurances sur l'issue heureuse de son ambassade auprès
de Casal, elle n'arriva pas à supprimer l'effet de son premier cri:
«Mais croira-t-il à cette raison?...»

Au lieu de quitter la rue de Tilsitt, tranquillisée du moins sur
l'exécution pratique du plan qu'elle avait combiné, Mme de Tillières
rentra chez elle, plus remuée encore, et plus misérable; et il lui
fallut bien constater qu'une coupable espérance s'était déjà glissée
dans son esprit malade, qui l'épouvanta comme un crime. Certes, elle
avait été très sincère dans son projet de ne plus jamais recevoir
Raymond,--très sincère dans sa démarche auprès de Gabrielle. Et
pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de souhaiter que la première idée
de son amie fût réalisée et que le jeune homme tentât d'avoir avec elle
un entretien définitif et direct. Par un détour étrange et qui lui
donnait un remords affreux, elle éprouvait un besoin irrésistible, à
l'heure de la séparation, d'être bien sûre qu'elle était aimée de lui.
Inconséquence si naturelle à un coeur qui ne s'accepte pas tout entier!
N'en arrive-t-il pas ainsi chaque fois que nous quittons pour des motifs
étrangers à l'amour: orgueil, intérêt ou noblesse, un être idolâtré?
Quel amant a pu sacrifier une maîtresse chérie, même à quelque impérieux
devoir, et lui pardonner, si elle s'est consolée trop vite? La vanité
n'entre pas seule en jeu dans ce singulier sentiment. La passion s'y
montre dans la franchise de son invincible égoïsme, et Juliette ne
pouvait pas comprendre cela, qu'après sa visite chez Mme de Candale,
elle se trouvait justement moins forte contre la passion, par suite d'un
phénomène moral qui allait dorénavant dominer le cruel va-et-vient de
son âme désemparée, et l'affoler de contradictions constantes. Partagée,
comme elle était, entre deux sentiments incompatibles, il était
inévitable qu'elle s'abandonnât toujours en imagination à celui des deux
qu'elle immolait dans l'ordre des faits, d'autant plus qu'un des deux,
celui qui l'attachait à Poyanne, était tout négatif et incapable de lui
donner jamais aucune joie. Avec quels remords elle le constata, dans
cette nuit qui suivit et dans la matinée du lendemain! Elle n'avait pu
supporter que cet homme souffrît pour elle. Pour lui épargner cette
souffrance, elle avait résolu de tout lui dévouer d'elle-même, son corps
et son âme, et maintenant qu'elle le voyait moins anxieux, elle n'avait
plus de pensée que pour l'autre! Était-elle donc un monstre, comme elle
l'avait crié à son amie dans une angoisse suprême?

Ah! cette matinée du lendemain, où, pour la première fois depuis si
longtemps, elle se rendit au petit appartement de Passy pour s'y
retrouver avec son amant, quel frisson d'inexprimable effroi elle devait
en garder pour des jours et des jours! Qu'elle devait se revoir de fois
arrivant devant la maison, entrant dans le logis paré de fleurs par le
comte, comme s'il eût été un amoureux de vingt-cinq ans,--et le reste!
C'était pourtant un drame bien banal que celui dont ces murs mystérieux
furent le théâtre, et il se reproduit chaque soir dans des centaines
d'alcôves conjugales où des femmes, ayant un amour caché au coeur,
s'abandonnent par devoir à des maris que souvent elles haïssent d'une
haine mortelle. Mais la plupart du temps, l'intérêt qui les pousse à ces
abandons est si fort qu'il noie, chez elles, et cette haine et le dégoût
et jusqu'à la tristesse. Il s'agit de faire accepter à ce mari une
grossesse illégitime, d'endormir des soupçons jaloux, ou simplement de
régler une note de modiste trop chargée. Que leur importe de prêter leur
personne à des plaisirs qu'elles ne partagent point, lorsqu'elles ont la
perspective, à côté, de bonheurs défendus, mais qui leur font d'avance
oublier cette corvée des sens, hideuse quand elle n'est pas enivrante!
Il en est pourtant, parmi ces femmes, qui, tout en aimant hors du
mariage, ont voulu demeurer fidèles à la foi jurée, et qui n'ont pas
cédé à cet amour. Elles ont mis leur orgueil à cacher leur coeur, même à
celui qui l'a troublé. Et elles continuent d'être des épouses soumises
avec ce dévorant cancer de la passion en train de ronger le plus profond
de leur être. Celles-là, du moins, ces martyres de l'honneur et de
l'amour, s'il s'en rencontre qui lisent ce récit d'une longue et cruelle
tragédie intime, comprendront vraiment l'assaut de mélancolie dont
Juliette fut la victime avant, pendant et après ce rendez-vous. Elle
l'avait offert la première cependant, et elle en partit sans avoir même
pu donner le change à celui qu'elle voulait rendre heureux,--à quel
prix! Car le comte lui dit, au moment de se séparer, cette phrase qui
entra dans ce coeur de femme tourmentée comme une lame aiguë:

--«Répète-moi qu'en venant ici, tu es venue pour toi et non pour moi.»

--«Pour moi, pour toi?» dit-elle avec un sourire frémissant, «et est-ce
que je distingue ton bonheur du mien? Quelle idée as-tu encore?»

--«Ah!» fit-il, «c'est que ton regard est si triste! Je connais trop
bien tes yeux.»

--«Ce sont les yeux d'une amie un peu malade!» reprit-elle en haussant
ses fines épaules, avec cette grâce vaincue des êtres trop souffrants et
qui ne peuvent plus lutter; «mais ce n'est rien. Quand vous reverrai-je?
Demain? Voulez-vous venir à deux heures, rue Matignon?»

--«Voilà qui est convenu,» dit Poyanne en l'attirant contre lui par un
geste caressant, «vous avez raison. C'est moi qui suis un inquiet, un
maniaque, un insensé... Si vous ne m'aimiez pas, seriez-vous ici?
Pardonnez-moi...»

--«Lui pardonner?» songeait Juliette dans la voiture qui la ramenait
chez elle quelques minutes plus tard. «Pauvre ami et si délicat! Il faut
que lui du moins ne doute jamais plus de moi. Je lui dois cela. Ma vie
est à lui, tout entière. Devant ma conscience, je l'ai épousé... Comme
j'ai de la peine à lui cacher ce que j'éprouve!... C'est qu'il m'aime...
Comme il m'aime!...» Puis elle revenait malgré elle vers une autre
image. Elle se rappelait Casal: «Lui aussi, il m'aime, ou croit m'aimer.
Il croit... Dans quinze jours, il aura oublié ces quelques semaines
d'une si douce intimité. Il reprendra sa vie de plaisir. Quand on
prononcera mon nom devant lui, il se dira: Ah! oui, cette petite Mme de
Tillières, à qui j'ai commencé de faire la cour... Et puis sa mère m'a
empêché de continuer... Allons, c'est fini, fini... Et mon beau rêve de
prendre sur lui une bienfaisante influence, de le tirer de ses
désordres, de le faire valoir tout ce qu'il vaut, d'empêcher qu'il ne
tombe plus bas!... Du moins je lui aurai prouvé qu'il existe d'honnêtes
femmes et qui ne se laissent pas dire ce qu'elles ne doivent pas
entendre. Il a été si simple, si parfait avec moi!... D'honnêtes femmes?
mon Dieu, s'il savait...» Elle se sentit rougir sous son voile et dans
son coin de fiacre clandestin à cette seule idée: «Non, je ne pourrais
pas lui expliquer. Et pourtant, si Henry avait été libre, il n'y aurait
pas un mot à prononcer contre moi, et ce que je fais me le prouve à
moi-même!... Cela doit suffire...»

Elle se répétait ces phrases, une fois rentrée, et d'autres pareilles.
Elle n'arrivait pas à vaincre l'espèce d'obsession qui maintenant la
contraignait de penser à Casal dans un éclair de vision intense comme la
réalité même. Ce ne sont pas les mêmes côtés de notre âme qui raisonnent
et qui sentent, et Juliette eut beau se démontrer que, ses relations
avec le jeune homme étant rompues pour toujours, elle devait l'oublier,
toute sa force d'imagination ne fut plus occupée, à l'approche du moment
où elle le savait appelé rue de Tilsitt, qu'à se représenter ses faits
et gestes... «Midi. Il doit revenir du Bois et trouver la lettre de
Gabrielle, s'il ne l'a pas eue ce matin. Il se demande ce qu'elle peut
avoir à lui dire. Il croit peut-être qu'il s'agit de régler la partie de
bateau arrêtée l'autre semaine, sur le yacht de son ami lord Herbert...»
À l'évocation de ce projet évanoui, tout un décor d'eau bleue, de ciel
clair, de collines vertes, se peignait dans la rêverie de Mme de
Tillières, et les heures de lente et douce causerie dans cet uniforme
mouvement du mince vapeur qui glisse avec le courant du fleuve.

--«A quoi penses-tu?» lui demanda sa mère, assise en face d'elle, à la
table du déjeuner. «Est-ce que tu as un chagrin?»

--«Ma chère maman, quelle idée!» répondit-elle en tressaillant, comme si
les yeux clairs de la vieille femme lisaient jusqu'au fond de son coeur.
Et vainement elle se força au sourire, à la conversation, à la gâterie
envers cette mère trop perspicace et qui secoua sa tête blanchie tout en
observant en silence combien le pauvre visage de sa chère fille avait
changé. Il était comme réduit à présent, comme consumé. Quel malaise
mystérieux avait battu ces paupières où se devinait l'insomnie, pâli ces
joues où semblaient rester des traces de larmes? Juliette
nourrissait-elle en secret un sentiment malheureux? Car de soupçonner
son enfant d'une faute ou d'un remords, la noble, la pieuse Mme de
Nançay en était incapable comme elle eût été incapable de se consoler si
elle avait deviné la vérité; et cette confiance absolue de la mère était
aussi une douleur pour Juliette, même à ce moment où tant de plaies
saignaient en elle, et tout en se le reprochant, elle aspirait à la
solitude. Car là, du moins, il lui était permis de s'abandonner au
tourbillonnement de ses pensées. Ce matin surtout, ce lui fut un
soulagement infini de redescendre dans son petit salon, et là, de
nouveau, les yeux fixés sur la pendule, elle se reprit à ce dévorant
calcul des minutes et des secondes par lequel nous nous associons de
loin au moindre geste de ceux que nous aimons, faute de pouvoir être
auprès d'eux, à vivre leur vie, à tout éprouver de leurs sensations:

--«Une heure et demie... Il est rue de Tilsitt, Gabrielle le reçoit en
haut, dans cette pièce qui doit lui rappeler, à lui, tant d'heures si
douces. Elles ne reviendront plus... Elle lui parle... Mon Dieu! pourvu
qu'il ne s'imagine pas que j'ai eu peur de lui parler moi-même?... Non.
Il croira que c'est simplement un signe d'indifférence. Hélas!... Mais
le croira-t-il? Allons, qu'est-ce que cela me fait?... Il écoute. Qui
sait? Tout n'était sans doute qu'un jeu pour lui, et ce que lui dit
Gabrielle lui est bien égal. Mais non. Il m'aimait, et s'il ne me l'a
jamais dit, c'était par respect... Quelle délicatesse dans ce
coeur--malgré sa vie!... Que va-t-il devenir, maintenant?... Ah! que
c'est dur!...»

Puis, après une de ces méditations inconscientes où tout notre être s'en
va de nous dans celui d'un autre, et d'où nous nous réveillons comme
d'un sommeil morbide, brusquement:

--«Deux heures et quart,» reprit-elle, «c'est fini. Pourvu que Gabrielle
n'ait pas eu d'autres visites et qu'elle puisse sortir aussitôt pour
venir tout me raconter... Mais on sonne... On va ouvrir... Ce ne peut
être qu'elle...»

Mme de Tillières avait en effet pris la précaution de condamner sa porte
pour tout le monde, excepté pour Mme de Candale. Ce lui fut donc une
surprise, presque à s'évanouir, lorsque le valet de pied introduisit la
personne dont elle avait perçu le coup de sonnette, à travers les murs,
avec cette acuité maladive des sens propre aux périodes d'extrême
tension nerveuse. Elle avait devant elle Casal lui-même. Elle s'était
levée pour s'élancer au-devant de Gabrielle. Le saisissement que lui
infligea la présence inattendue du jeune homme fut si violent qu'elle
dut se rasseoir. Ses jambes se dérobaient sous elle. Malgré l'habitude
qu'elle avait de se dominer et quel que fût son intérêt dans ce moment à
dissimuler son trouble, elle se sentit pâlir, puis rougir, et sa voix
s'arrêta dans sa gorge serrée. Ce lui fut une profonde douceur, dans
cette émotion, de voir que Casal n'était pas lui-même moins ému qu'elle.
Lui aussi, la démarche qu'il venait d'oser lui enlevait sa présence
d'esprit pour ce début d'entretien. Visiblement, à cette entrée dans ce
petit salon, il n'était ni le séducteur de sa propre légende, ni le
viveur habitué aux adresses de la rouerie masculine, ni le fat gâté par
ses retentissants et faciles succès, ni rien qu'un amoureux avec les
spontanéités de la passion sincère. Si Juliette s'était jamais imaginé
qu'il jouât la comédie avec elle, l'attitude qu'il gardait à cette
seconde l'eût détrompée. Ce qu'il y a en effet de particulier dans
l'amour vrai, et les femmes le savent d'instinct, c'est qu'il souffre de
son triomphe, si ce triomphe coûte une douleur à celle qui en est la
victime, et, au lieu d'avoir dans ses prunelles un éclair d'orgueil
devant le bouleversement de la jeune femme, si favorable à une
déclaration, ce Parisien rompu à toutes les expériences galantes
laissait paraître lui-même le trouble d'un jeune homme qui a peur de sa
propre audace--et qui craint de déplaire ou de blesser, plus encore
qu'il n'espère réussir...

--«Pardonnez-moi, madame,» fit-il après un silence, «si je me suis
permis de forcer votre porte en me servant du nom de Mme de Candale...
J'arrive de chez elle et j'ai tenu à vous parler aussitôt... Peut-être
ce que j'ai à vous dire est-il de nature, sinon à justifier, à expliquer
du moins mon indiscrétion... Mais si vous désirez que je me retire et
remettre cet entretien à tel moment qui vous conviendra, je suis prêt à
vous obéir...»

Il parlait d'une voix soumise, presque avec timidité. Mme de Tillières,
elle, avait eu le temps de se reprendre et la force de le regarder. Soit
que cette attitude non jouée lui touchât le coeur, soit qu'elle voulût
ne point paraître redouter cette conversation, soit enfin qu'elle cédât
à cet attrait de la présence qui se montre au principe de toutes les
faiblesses, quand on aime, elle n'agit pas comme elle aurait dû agir
pour demeurer dans la logique de son parti pris. Il était si simple de
répondre: «Gabrielle vous a dit tout ce que je vous dirais moi-même,» et
d'ajouter un mot qui blâmât la visite de Casal de manière à en rendre le
renouvellement impossible! Au lieu de cela, elle s'écoutait elle-même
répliquer au jeune homme par cette petite phrase, si banale dans ses
termes, si grosse de dangers à cet instant:

--«Mon Dieu, monsieur, j'avoue qu'après ce qu'a dû vous dire Mme de
Candale, je ne vous attendais pas. Mais je n'ai aucune raison pour
refuser de vous écouter et de vous répondre, s'il s'agit, comme je le
pense, justement de la commission, un peu délicate, dont j'avais chargé
Gabrielle...»

--«Oui, madame,» reprit le jeune homme en s'asseyant, et avec un accent
devenu plus ferme. «Vous l'avez deviné, il s'agit de cela, et d'abord,
permettez-moi de vous répéter la réponse que j'ai faite tout à l'heure à
la comtesse. Vous n'avez, dois-je y insister? aucune résistance à
craindre de ma part dès l'instant que vous exprimez un désir comme celui
qu'elle m'a transmis... Je comprends les scrupules auxquels vous
obéissez, et, si durs qu'ils puissent être pour moi, je les approuve. Je
tiens à vous le répéter et à vous donner ma parole que cette visite sera
la dernière, si vous persévérez dans votre décision après m'avoir
entendu... Je n'aurais qu'un reproche à vous faire, si la faute n'en
était évidemment à moi qui n'ai pas su vous faire apprécier le degré de
mon respect, de mon culte pour vous. J'aurais aimé que vous me parliez
vous-même, au lieu d'employer un tiers, même Mme de Candale. Vous
m'auriez épargné mon indiscrétion de tout à l'heure, car je vous aurais
dit aussitôt ce que je voulais vous dire depuis bien des jours déjà...»

--«Hé bien!» reprit Juliette avec un sourire, «j'ai eu tort.» Elle
voyait déjà, comme s'ils eussent été écrits sur les lèvres de Casal, les
mots qu'il se préparait à prononcer; elle en avait à l'avance un
frémissement dans tout son être; et, par un dernier effort, elle
essayait de maintenir la causerie sur ce ton de demi-légèreté mondaine
qui constitue, pour les femmes, la plus habile défense: «Oui, j'ai eu
tort, mais, vous le voyez, j'étais, je suis encore bien souffrante...
Cet entretien était pénible pour vous, et, pourquoi ne pas vous
l'avouer? pénible pour moi. Il y a des choses toujours dures à dire,
surtout quand elles s'adressent à un homme qui ne les a pas méritées...
Mais vous connaissez ma mère, vous lui avez été présenté ici. Vous savez
combien elle est peu de ce temps, et vous devinez ce que deviennent pour
elle les moindres rapports de la malveillance... Je n'ai pas le droit
d'entrer en lutte avec elle. Vous comprenez cela aussi... Ne voyez donc
là aucun grief personnel, et, dans six mois, dans un an, je vous
recevrai de nouveau comme aujourd'hui, avec beaucoup, beaucoup d'estime
et une très vraie sympathie.»

--«Tout cela est irréfutable,» répondit Raymond en inclinant la tête,
«et encore une fois j'ai accepté cet arrêt... Seulement, voici ce que je
tiens à y ajouter... En me parlant comme vous venez de le faire, vous
vous êtes adressée au Casal officiel, au monsieur qui vous a été
présenté voici deux mois, qui est en relation de visite avec vous, comme
avec Mme de Candale, avec Mme d'Arcole et vingt autres... Tiendriez-vous
exactement le même discours, si celui que vous traitez ainsi en simple
connaissance venait vous dire: Depuis que je vous connais, madame, ma
vie a changé absolument. Elle n'avait aucun but, elle en a un. Je me
croyais fini, usé de coeur, incapable d'un sentiment profond. J'en
éprouve un. J'acceptais de vieillir, comme tant de mes camarades, entre
le club et le champ de courses, sans autre intérêt que de tuer les jours
après les jours, à travers ce que l'on est convenu d'appeler le plaisir.
Je vois aujourd'hui devant moi le plus sérieux, le plus haut, le plus
passionné des intérêts... Je vous affirme que j'aurais mis des semaines
et des semaines à vous parler de la sorte, si les choses n'en étaient
pas arrivées à cette crise aiguë. Entre ce que j'étais, le soir où je me
suis assis auprès de vous à la table de Mme de Candale, et ce que je
suis maintenant, il y a un amour comme je n'en avais jamais ni senti ni
imaginé, un amour fait de respect et de dévouement, autant que de
passion, et voilà ce que j'ai voulu que vous sachiez, pour avoir le
droit d'ajouter ceci: lorsque, dans six mois, vous me permettrez de
revenir, si je vous apporte, après cette séparation, le même coeur
rempli du même amour et si je viens vous demander d'accepter mon nom et
de devenir ma femme, me répondrez-vous certainement: Non?»

Dès la minute où le jeune homme avait commencé de parler, Mme de
Tillières s'était bien attendue à ce qu'il lui dît: «Je vous aime!» Et,
comme on a vu, elle s'était préparée à recevoir cette déclaration un peu
en badinant, quitte à s'indigner si Raymond s'exprimait en termes trop
vifs. Elle avait espéré redevenir assez maîtresse d'elle-même pour se
gouverner et ne lui laisser plus rien deviner de ses angoisses. Elle ne
soupçonnait pas qu'il dût trouver au service de sa passion des paroles
d'une si caressante délicatesse, ni surtout qu'il eût pu concevoir ce
projet de mariage, si étrangement opposé à tout ce qu'elle connaissait
de son caractère et de son passé. Une pareille offre, énoncée en ces
termes et par cet homme, constituait une preuve plus forte que toutes
les protestations, en faveur du sentiment que Mme de Tillières avait su
lui inspirer. Contre un aveu brûlant et qui révélât un désir de sa
personne, elle eût, certes, trouvé l'énergie d'une révolte immédiate et
qui l'eût sauvée. Contre des reproches et des exigences d'explication,
n'eût-elle pas eu l'arme du léger persiflage et sa tenue officielle de
femme du monde? Au contraire, une douceur infinie s'était insinuée dans
son coeur malade à mesure que le discours de celui qu'elle aimait le lui
révélait si tendre, si semblable à ce qu'elle n'avait même pas osé
désirer. Elle sentit sa volonté se dissoudre en une défaillance déjà
coupable, que traversa soudain, avec la rapidité d'un éclair illuminant
un vaste paysage, le souvenir de Poyanne et de la matinée.--Elle portait
encore la robe de sa visite à Passy!--Elle comprit, à la terreur que lui
donna la double sensation de son attendrissement actuel et de ce
rendez-vous si récent, qu'elle était perdue, si elle ne dressait pas une
barrière infranchissable entre elle et celui qui possédait le pouvoir de
la remuer de la sorte. Pourquoi ne se produisit-il pas alors en elle un
mouvement d'entière franchise? Pourquoi n'avoua-t-elle pas à Casal
qu'elle n'était pas libre? Que de malheurs eussent été épargnés et à
elle-même et à d'autres! Mais ces confessions-là, et qui parfois
arrêtent à jamais l'espérance d'un homme, si épris soit-il, par la
sublimité de leur loyal courage, les femmes ne les font guère qu'à ceux
dont elles ne se soucient pas. À ceux qu'elles veulent décourager, mais
sans cesser d'en être aimées, elles préfèrent cacher à tout prix leurs
fautes.--Et, tout exceptionnelle qu'elle fût par tant de côtés de sa
nature, Juliette obéit dans cette circonstance à la commune loi!--Elles
excellent alors à inventer quelqu'une de ces imaginations romanesques
qui les protègent en les auréolant; et celle-ci eut la force de
répondre:

--«Vous voyez que je vous ai écouté jusqu'au bout, quoique j'eusse le
droit et le devoir de vous arrêter dès les premiers mots... Je vous
répondrai bien nettement. J'ai juré dans une circonstance solennelle
que, si j'avais le malheur de devenir veuve, je ne me remarierais
jamais... Ce serment, je l'ai prêté et je le tiendrai...»

Elle devait plus tard éprouver souvent le remords de ce mensonge qui
sous-entendait le souvenir de son mari, car à qui pouvait-elle avoir
fait un pareil serment et dans quelle circonstance, sinon à Roger de
Tillières et lors du départ pour la campagne de 1870? Et cela n'était
pas dans la manière de sa délicatesse habituelle de mêler un tel
souvenir à un tel entretien. Mais elle n'avait pas le choix parmi les
moyens: il s'agissait avant tout pour elle de ne pas mettre Casal sur la
piste de sa liaison avec Poyanne. C'était le plus redoutable des dangers
dans la situation si fausse où elle s'était engagée. Sur le moment,
d'ailleurs, elle n'eut pas le temps d'avoir ce remords, car elle put
voir, tandis qu'elle parlait, la physionomie de celui dont elle brisait
ainsi toute l'espérance se décomposer. Le jeune homme était venu rue
Matignon avec la certitude, grandie chaque jour depuis ces deux mois,
qu'il était aimé. Il n'avait pas douté du prétexte de rupture transmis
par Mme de Candale, et il avait été lui-même d'une entière bonne foi en
disant à Mme de Tillières ce qu'il lui avait dit. Toute la conduite de
Juliette à son égard lui paraissait dominée par ces deux faits: le
premier, qu'elle s'intéressait à lui avec passion; le second, qu'elle
combattait cette passion à cause de la défiance éveillée en elle par
d'Avançon, dès le lendemain de leur rencontre,--défiance sans doute
augmentée par de méchants propos. Il n'avait pas supposé qu'elle
répondrait nettement à sa demande, mais il s'attendait à une phrase qui,
dans sa crise de sentimentalisme exalté, lui suffirait pour supporter
l'absence et l'exil: «Revenez dans six mois et alors seulement je vous
parlerai...» Il avait déjà escompté l'occupation de ces six mois qu'il
se proposait de passer de nouveau sur mer avec Herbert Bohun. Il était
si sûr de rentrer avec le même amour au coeur, les mêmes paroles aux
lèvres, et si sûr aussi qu'avec sa nature Juliette n'aurait pas changé
d'ici là! Par un phénomène fréquent chez les grands mépriseurs de femmes
lorsqu'ils se laissent prendre au charme d'une d'entre elles, il mettait
Mme de Tillières très à part de tout ce que lui avait appris son
expérience, et il croyait d'elle, par instinct, ce qu'il niait le plus
habituellement des autres. Aussi n'éprouva-t-il pas un doute d'une
seconde devant la révélation inattendue du romanesque et mystérieux
engagement qui ruinait du coup l'échafaudage d'illusions construit dans
son rêve. Comme il se fût moqué autrefois d'un camarade qui eût admis
ainsi sans hésiter une histoire de cette simplicité d'invention! Mais,
après tout, croire à cette histoire n'était pas pour lui plus
extraordinaire que ce rêve de mariage. Il disait vrai. Cette idée
d'épouser Mme de Tillières avait germé en lui depuis des jours et des
jours. Elle était née de la conviction que cette femme n'avait jamais
eu, n'aurait jamais, ne pouvait pas avoir d'amant; puis, de cette autre
conviction que lui, Raymond, n'avait non plus jamais éprouvé,
n'éprouverait jamais ce qu'il éprouvait auprès d'elle. Pourtant, et
malgré la vivacité des sentiments qu'il portait à Juliette, il
conservait, de tant d'intrigues, ce tact particulier qui fait qu'un
homme comprend à quelle minute il doit insister ou bien avoir l'air de
céder. Il eut la finesse d'apercevoir combien Mme de Tillières était
troublée, mais aussi que ce trouble se changerait vite en révolte s'il
essayait de lutter contre elle. S'il se dérobait, au contraire, il se
ménageait un retour possible; et il avait la chance de renouer la
conversation sur un autre terrain, au cas où, dans sa phrase d'adieu,
elle relèverait, elle, un mot quelconque. Ce ne fut pas, il convient de
lui rendre cet hommage, un calcul aussi lucide. Il était lui-même trop
bouleversé pour raisonner avec cette précision. Mais les hommes très
habitués aux aventures et qui ont beaucoup réfléchi sur l'amour
ressemblent à ces soldats bien exercés, qui font la manoeuvre savamment
même sous le feu de l'ennemi.

--«Alors, madame,» dit-il en se levant, «puisqu'il en est ainsi, il ne
me reste plus qu'à prendre congé de vous pour toujours. Je sais ce qui
me reste à faire...»

Elle s'était levée aussi. Ses malheureux nerfs étaient si émus et sa
pensée si tendue qu'elle entrevit derrière les paroles du jeune homme
une résolution funeste, et involontairement:

--«Quoi?» s'écria-t-elle. «Vous ne partirez pas d'ici sans m'avoir
juré...»

--«Que je ne me tuerai pas,» répondit Casal avec une nuance d'ironie.
«Vous venez d'en avoir la pensée... Non, n'ayez pas peur d'avoir ma mort
sur la conscience... J'ai voulu simplement dire qu'il ne me reste plus
qu'à reprendre mon existence d'autrefois. Elle ne m'amusait guère, elle
m'amusera moins encore, mais elle m'aidera à vous oublier...
Permettez-moi pourtant un dernier conseil,» ajouta-t-il, en la fixant
avec des yeux devenus durs. «Ne jouez plus jamais avec un coeur d'homme,
même si l'on vous a dit beaucoup de mal de cet homme; cela n'est pas
loyal d'abord, et puis vous risqueriez de tomber sur quelqu'un qui
aurait l'idée de se venger le jour où il s'en apercevrait... Je vous
l'affirme, tout le monde ne me vaut pas, quoi que pensent de moi vos
amis.»

--«Moi!» dit-elle, «j'ai joué avec vous!...» Et elle répéta, d'une voix
plus basse: «J'ai joué avec vous! Ah! vous ne le croyez pas... Vous ne
pouvez pas le croire...»

Elle s'était approchée de lui en prononçant ces mots. Voyant ce
mouvement, il lui prit la main, qu'elle ne retira pas. Elle était
brûlante de fièvre, cette petite main qu'il serra d'une pression lente.
Il attira Juliette vers lui, sans qu'elle se défendît. Elle était à bout
de ses forces, et, au moment de se séparer de lui pour toujours, son
courage la trahissait. Il lui parlait maintenant d'une voix pénétrante
et passionnée:

--«Hé bien! non,» osait-il lui murmurer, «non, vous ne vous êtes pas
jouée de moi; oui, vous avez été sincère depuis le premier jour jusqu'à
celui d'aujourd'hui; non, vous n'avez pas été, vous n'êtes pas une
coquette. Et puisque vous n'avez pas joué avec moi, savez-vous ce que
cela signifie?... Ah! laissez-moi vous le dire, orgueilleuse que vous
êtes et qui voulez lutter contre l'évidence, c'est que vous avez deviné
mon sentiment, c'est qu'il vous touchait, que vous le partagez, c'est
que vous m'aimez... Ne me répondez pas. Vous m'aimez. Je l'ai senti si
souvent depuis ces dernières semaines, et tout à l'heure encore en
entrant. À cette seconde je le sens de nouveau si vivement après en
avoir douté... Pardonnez-le-moi... Et puis taisez-vous... Laissez-moi
vous le répéter, nous nous aimons. Je comprends bien à qui et dans quel
moment vous avez juré de ne pas vous marier, mais que peuvent contre la
passion des promesses d'enfant, que l'on n'a le droit ni de donner ni
d'exiger, puisque l'on n'a pas le droit de jurer que l'on ne vivra plus,
que l'on ne respirera plus, que l'on fermera son âme pour jamais à la
lumière, au ciel, à l'amour.»

                   *       *       *       *       *

Ces phrases, dans le goût de celles que tous les amants ont soupirées
dans des heures pareilles et qui ne sont banales que parce qu'elles
traduisent quelque chose d'immortellement vrai, l'élan instinctif vers
le bonheur,--Raymond les disait, le visage tout près de celui de
Juliette. Il l'attira plus près encore, et il sentit la tête de la jeune
femme s'abandonner sur son épaule. Il se pencha pour lui prendre un
baiser. Il en fut empêché par la peur... Elle avait fermé les yeux et
elle était blanche comme une morte. L'excès de l'émotion venait de la
faire s'évanouir. Il la souleva entre ses bras, et il la porta sur la
chaise longue, épouvanté de sa pâleur et cherchant des sels. Cinq
minutes s'écoulèrent ainsi pour lui dans une horrible angoisse. Enfin,
elle rouvrit les paupières, elle passa les mains sur son front, et,
voyant Casal à ses genoux, la mémoire lui revint, foudroyante. La
conscience de sa situation la saisit avec une violence presque folle, et
s'éloignant de lui avec terreur:

--«Allez-vous-en,» dit-elle, «allez-vous-en. J'ai votre parole de
m'obéir... Ah! vous me tuez...»

Il voulut parler, lui reprendre les mains; elle répéta:

--«J'ai votre parole, allez-vous-en.»

Il n'avait même pas eu le temps de répondre, qu'elle avait pressé sur le
timbre de la sonnette électrique qui traînait sur la table, parmi les
bibelots. Devant ce geste, le jeune homme dut se relever. Un domestique
entra:

--«Excusez-moi, monsieur,» dit Mme de Tillières, «si je suis trop
souffrante et forcée de vous quitter... François, quand vous aurez
reconduit M. Casal, vous ferez descendre ma femme de chambre. Je me sens
bien mal...»




IX

CASAL JALOUX


On s'est souvent moqué des hommes qui prétendent avoir l'expérience des
femmes, en montrant qu'un jour se rencontre dans leur vie inévitablement
où cette expérience ne leur sert de rien. Elle n'empêche pas en effet
que l'illusion symbolisée dans la légende païenne par le classique
bandeau de l'Amour ne s'interpose tôt ou tard entre les plus désabusés
et la réalité, aussitôt que le coeur est pris, et l'on voit Don Juan se
conduire avec autant de naïveté que Fortunio, et un Casal demander en
mariage avec une timidité folle une femme qui est depuis des années la
maîtresse d'un autre. Peut-être faut-il reconnaître dans ce phénomène
singulier une preuve de plus à l'appui de la thèse qui assimile l'amour
à une suggestion. L'hypnotiseur met un livre dans la main du sujet
endormi. Il lui dit: «Respirez cette rose,» et l'hypnotisé approche le
volume de son visage, sur lequel se trahit la félicité d'un promeneur
qui a cueilli une belle fleur et qui en savoure avec gourmandise le
caressant arome... La femme que nous aimons nous raconte les plus
romanesques, les plus étranges histoires; et, de sa bouche idolâtrée,
nous acceptons comme vrais, presque avec religion, des récits qui,
venant de n'importe quelle autre, nous feraient hausser les épaules.
L'analogie est même d'autant plus frappante que cet état d'illusion se
dissipe le plus souvent en une seconde, comme le sommeil hypnotique. Un
souffle sur les paupières, et voilà le dormeur réveillé. Un événement
presque insignifiant, mais qui touche à la place juste, et voilà le
crédule amoureux en réaction contre sa confiance, avec une force de
scepticisme proportionnée à cette confiance même. Pas une minute, durant
la scène où il s'était enfin décidé à se déclarer, Casal n'avait mis en
doute la véracité de Mme de Tillières. Il avait cru à l'observation
faite par la mère. Il avait cru au mystérieux serment de ne jamais se
remarier. Juliette eût imaginé de lui servir bien d'autres prétextes et
plus invraisemblables, afin de prévenir tout conflit entre Poyanne et
lui, que cet ancien amant de Mme de Corcieux, de Christine Anroux et de
cinquante autres, n'aurait même pas eu l'ombre de l'ombre d'une
défiance. Le magnétisme émané de la jeune femme le dominait à ce point
que ni dans l'après-midi qui suivit cette scène, ni le lendemain, ni le
surlendemain, il ne put, lui si ferme d'ordinaire et si lucide,
s'arrêter à un projet. Il avait retiré de cette visite la double
évidence que Juliette l'aimait et qu'elle ne voulait plus le recevoir,
et il ne pensait pas à se servir de la première de ces deux certitudes
pour tenter la lutte contre une résolution devant laquelle il
s'inclinait--comme un collégien en vacances devant les prétendus remords
d'une tante qui lui a savamment tourné la tête. Enfin il aimait, lui
aussi, et pour la première fois. Le réveil devait être encore plus
terrible.

Il y avait donc trois jours que le jeune homme s'était retrouvé sur le
pavé de la rue Matignon, après avoir tenu Juliette évanouie entre ses
bras, sans même appuyer sur ses lèvres pâlies par la fièvre le baiser
pour lequel il s'était penché sur elle,--trois jours qui avaient passé
pour lui, dans la dévorante anxiété des désirs contradictoires, à
esquisser des brouillons de lettres aussitôt raturées, et à les déchirer
en se raisonnant:

--«Si j'essaie de m'imposer à elle, qu'arrivera-t-il? Qu'elle me jugera
mal, et voilà tout...»

Il existe comme un code tacite du gentleman, et qui domine, dans une
certaine classe sociale, toutes les relations d'homme et de femme. Ce
code impose ses prescriptions à l'amoureux qui n'a rien obtenu et qui,
par conséquent, semblerait-il, n'a aucun devoir, comme à l'amant qui
paraît avoir tous les droits. De même que le second, fût-il indignement
trahi, doit se taire et ne pas se venger, le premier doit, s'il est
éconduit, ne pas troubler de ses importunités la vie de celle qui ne
veut plus le recevoir. Si injuste que soit, au regard de la passion, ce
règlement conventionnel établi tout entier au profit de la femme, un
homme s'y soumet toujours lorsqu'il tient d'abord à l'estime de celle
qu'il aime; et, quelque douleur que lui infligeât cette absolue mesure,
vraisemblablement Casal aurait continué, pendant des semaines, de
souffrir ainsi à l'écart et sans pouvoir agir, si un petit fait n'était
survenu, qui produisit sur lui cette brusque impression du souffle
capable de briser le charme du magnétisme lorsqu'il passe sur les yeux
de l'hypnotisé.--Oh! un très petit fait et très simple et presque
insignifiant, mais y a-t-il quelque chose d'insignifiant pour un coeur
que le regret consume?--Il pouvait être deux heures de l'après-midi, et
Raymond, qui avait accepté à déjeuner avec Mosé, au Café Anglais,--un
déjeuner offert à un prince étranger de passage à Paris,--s'en revenait
seul à pied. Il s'était rendu à l'invitation de l'insidieux personnage,
pour n'être pas seul avec ses pensées, et il s'était en allé, sous un
prétexte quelconque, afin de les retrouver, ces maudites pensées. Les
amants malheureux sont ainsi. Ils fuient leur peine et l'oubli de leur
peine avec une égale impuissance à se supporter malades ou guéris. Le
jeune homme,--ô décadence d'un prince des viveurs transformé en
soupirant éconduit!--suivait le trottoir de la rue de la Paix, et
pourquoi? pour fouiller du regard tour à tour les voitures et les
boutiques avec l'inavouée, l'enfantine espérance d'apercevoir au passage
la femme à laquelle il songeait uniquement... Son coeur bat plus vite,
il vient de reconnaître le cheval bai brun, le cocher et le valet de
pied de Juliette, ce même valet de pied qui l'a reconduit lors de sa
dernière visite. Le coupé débouche de la rue des Capucines. Un embarras
de voitures permet à Casal de se hâter et d'arriver sur le trottoir, de
manière que Mme de Tillières ne puisse pas esquiver son salut. Qui sait?
De le voir guettant ainsi sur cet angle du trottoir la touchera
peut-être, et, pour lui, de la regarder, ne fût-ce qu'une demi-minute,
sera encore un bonheur, et voici qu'à l'étroite fenêtre, au lieu du
profil délicat de Juliette, de ses beaux yeux d'un bleu sombre et
tendre, de sa pâle et fine joue, il reconnaît le visage ridé, les
prunelles sévères, les cheveux blancs de Mme de Nançay, de cette mère
soupçonneuse qui lui a fermé la porte du petit salon de la rue Matignon.
La vieille dame le reconnaît aussi, et il la voit avec stupeur répondre
à son salut, maintenant inévitable, par la plus gracieuse inclinaison de
tête, un sourire amical de ces yeux graves et de cette bouche si
volontiers triste. Un Parisien ne se trompe pas à l'éloquence de ces
riens où une femme jeune ou âgée sait empreindre toute sa sympathie ou
son antipathie, toute son indifférence ou toute sa rancune,--mille
nuances. Les quelques fois où Casal avait rencontré Mme de Nançay, il
lui avait plu infiniment, soit qu'elle eût été sensible à l'empressement
discret du jeune homme, soit qu'une divination instinctive lui eût fait
deviner la jolie qualité de l'affection vouée par Raymond à Mme de
Tillières, soit enfin que, renseignée par Mme de Candale, et en dépit
des racontars de d'Avançon, elle eût vu en lui pour sa fille un mari
possible. Mais pour Raymond qui en était resté au récit de la prévention
contre lui de cette mère inquiète, la visible bienveillance de ce salut
échangé au passage devait être inexplicable. Le contraste était trop
fort entre ce que lui avaient dit Mme de Candale d'abord, puis Juliette,
pour qu'un homme de son bon sens ne s'en étonnât point:

--«Voilà qui est bien étrange,» songea-t-il, «et pourquoi me
salue-t-elle avec cette amabilité, après avoir exigé, comme elle l'a
fait, que l'on me consignât à la porte de la rue Matignon?... Si c'est
de l'hypocrisie, elle est bien inutile... Je n'ai cependant pas été la
dupe d'une fantasmagorie:--elle était là tout à l'heure, encore plus
avenante de physionomie qu'il y a quinze jours lorsque je l'ai
rencontrée chez Mme de Tillières pour la dernière fois... Ça n'a pas de
sens...»

Il passait la porte du cercle des Mirlitons au moment où il se
prononçait en esprit cette phrase qu'il accompagna malgré lui d'un
hochement d'épaules. Il monta droit à la salle d'armes, décidé,--car,
même dans son désarroi moral actuel, il suivait ses anciens principes
d'entraînement continuel,--à se briser l'âme en brisant en lui la bête à
force d'exercices. Mais il eut beau se livrer avec fureur à son sport
préféré, et boutonner ses adversaires, les uns après les autres, aussi
durement que s'ils eussent été ses rivaux auprès de Juliette, il ne put
échapper aux réflexions qu'enveloppait sa surprise de tout à l'heure. Il
y a dans le dévidement logique des idées une force qui travaille en
nous, à notre insu, et nous demeurons confondus, parfois, de nous
retrouver, sans nous être doutés du chemin parcouru, à une telle
distance du point de départ. Le «ça n'a pas de sens» d'avant la séance
d'escrime s'était résolu, quand Raymond franchit de nouveau la porte du
cercle pour rentrer rue de Lisbonne, dans le petit monologue suivant:

--«Il n'y a pas à dire: mon bel ami... Mme de Nançay n'a rien contre
moi, absolument rien. Voilà qui est évident d'après ce salut.
D'ailleurs, où avais-je l'esprit pour admettre qu'une mère prudente, et
qui sait la vie, demande à sa fille de ne plus recevoir du tout un
monsieur compromettant? Comme si un pareil changement d'habitudes ne
compromettait pas davantage une jeune femme, aux yeux des amis qui
viennent dans la maison, et aux yeux de ses gens?... Mais alors cette
discussion avec la vieille dame n'aurait été qu'un prétexte?... Mme de
Tillières aurait imaginé ce moyen de ne plus me voir?... Cette
habileté-là ne lui ressemble pas, elle si droite, si simple, si vraie, à
moins que?...»

Il hésita quelques minutes devant l'hypothèse nouvelle qui surgissait
devant lui. Elle lui était horriblement douloureuse, parce qu'elle
impliquait que Juliette lui avait menti, et quand une femme vous a menti
sur un point, il n'y a pas de raison pour qu'elle ne vous ait pas menti
sur d'autres. Dans la magnifique et définitive étude que Shakespeare
nous a donnée de la jalousie en composant _Othello_, cet analyste
incomparable n'a pas négligé de marquer cette influence de l'analogie
sur le soupçon. La première goutte du virus est inoculée dans le coeur
du Maure par cette phrase de Brabantio: «Elle a trompé son père. Elle
pourrait bien te tromper...,» et Yago insiste: «Elle a trompé son père,
en vous épousant...» Tous les hommes qui aiment savent cela: que la
première défiance marque le passage d'une frontière impossible à
repasser. Aussi une sorte d'instinct presque animal les pousse-t-il
souvent à ne pas vouloir constater le premier mensonge. Ils préfèrent
ignorer, avec le vague, l'inexprimé sentiment au fond du coeur, qu'il y
a quelque chose à savoir. Casal, lui, possédait un esprit trop viril
pour ne pas préférer la vérité la plus amère à l'illusion la plus douce,
et il continua son raisonnement:

--«A moins que?... Hé bien! Pourquoi pas? À moins qu'elle ne m'ait
roulé--tout simplement... De plus forts que moi ont été mis dedans par
des femmes qui n'avaient ni ces yeux, ni ce sourire, ni cette voix, ni
ces manières... D'ailleurs, c'est tout naturel qu'elle m'ait menti,
puisqu'elle voulait ne plus me revoir et que je ne lui fournissais aucun
motif... Mais pourquoi ne plus me recevoir? À cause de ce serment? Un
serment fait à son mari avant le départ pour la guerre?... Ça n'a pas
beaucoup de sens non plus, cette histoire-là. Quand j'ai commencé de lui
faire la cour, elle s'en est parfaitement aperçue. Je ne pouvais vouloir
d'elle que deux choses: ou devenir son amant ou l'épouser... Son amant?
Non, elle ne l'a pas cru, elle m'aurait fermé sa porte tout de suite,
puisqu'elle est décidée à ne pas être ma maîtresse. Son procédé actuel
prouve du moins cela d'une façon irréfutable. Elle devait donc prévoir
que je lui demanderais sa main, un jour ou l'autre. Le serment existait
déjà,--s'il existe,--et elle me laissait aller... S'il existe?... Et
s'il n'existe pas, si c'est un prétexte comme la discussion avec la
mère? Alors qu'y a-t-il au fond de cette soudaine rupture?... Voyons,
monsieur Casal, vous aurait-on fait poser comme un simple tompin?»

                   *       *       *       *       *

Cette reprise d'un terme du vocabulaire le plus trivial, dans une phrase
de ce discours intérieur et à propos de Juliette, marquait la rentrée en
scène du Casal d'avant les visites à la rue Matignon,--de ce Casal qui
se demandait, en quittant l'hôtel de Candale: «Avec qui peut bien être
cette petite femme?»--et c'était aussi la disparition, pour toujours
sans doute, du Raymond sentimental, qui, depuis plusieurs semaines,
chantait la romance à Madame avec des innocences de Chérubin attendri!
Le petit souffle avait passé sur les yeux de l'hypnotisé. Cette crise de
premier désenchantement fut si dure qu'il lui fallut, le soir, s'abolir
à coup d'alcool pour se supporter, et, à minuit, lord Herbert et lui
étaient à peine capables de penser ou de parler, tant ils avaient
«chargé,»--comme disait l'Anglais dans ses métaphores de yachtman. Il
n'y avait pas de meilleur compagnon que Bohun pour des parties de ce
genre, étant de ces ivrognes taciturnes qui s'intoxiquent méthodiquement
et continuent à se tenir raides, comme des soldats en parade. Casal ne
risquait pas de verser avec lui dans la confidence. Dans ces moments-là,
l'Anglais n'écoutait ni ne répondait. Quelle vision regardait-il avec
ses yeux bleus de fils des rois de la mer? Comment était-il arrivé à
systématiser sa passion pour le whisky, au point de pouvoir compter les
nuits de tout cet hiver, où il était rentré lucide? La seule personne
qu'il aimât au monde était Casal,--pourquoi encore? Était-il
vraisemblable que ce goût de l'ivresse et cette amitié tinssent à la
même cause? Herbert avait, dans sa jeunesse, été l'amant d'une femme qui
le trompait avec tout Paris et dont Casal, en effet, n'avait pas voulu à
cause de son camarade. Ce dernier le savait-il? Jamais il ne s'était
expliqué là-dessus. Il est certain d'autre part qu'à travers les
apparentes stupeurs de son ivresse il gardait assez de lucidité pour
deviner tout ce qui se passait dans la tête de son unique ami. Car, au
moment de le quitter, il lui serra la main en lui disant, d'une façon
très particulière, le mot du poète de son pays: «_She was false as
water..._» Et ce «fausse comme l'eau» représentait dans sa bouche une
injure fort énergique, étant donné l'opinion qu'il professait sur ce
liquide.--Il se vantait de n'en jamais consommer que pour son _tub_.--Il
est certain aussi que le conseil de défiance formulé de la sorte par son
compagnon d'orgie répondait trop bien aux idées douloureuses qui
continuaient de hanter Raymond, car il eut besoin d'un suprême effort de
volonté pour ne pas se laisser aller à cet attendrissement de la
boisson, qui a déterminé tant d'irréparables aveux.

--«Herbert a raison,» songeait-il le lendemain matin, à cheval, poussant
Téméraire dans les allées les plus désertes du Bois, sous un ciel gris
et qui achevait de torturer ses nerfs déjà irrités par l'alcool de la
veille: «Les meilleures ne valent rien... Celle-là pourtant, une
hypocrite!... Hé oui, puisqu'elle m'a vraisemblablement menti sur deux
points... Derrière cette rupture il y a autre chose... Mais quoi?...»

                   *       *       *       *       *

Il ne voulait pas faire la réponse ni se prononcer nettement à lui-même
le mot qui lui dévorait le coeur. Il entrevoyait que l'influence d'un
autre homme expliquait seule la soudaine énergie de Juliette à son
égard, et il ne supportait pas de l'entrevoir. Cette tempête intérieure
eut pour résultat, d'abord, que le pauvre Téméraire fut ramené à
l'écurie, couvert d'écume et brisé par une course forcée,--pour le plus
grand désespoir du groom préposé à son entretien,--et puis, que Casal
lui-même se dirigeait de nouveau, à deux heures, vers la rue Matignon.
Pourquoi? Il savait d'avance que Mme de Tillières l'aurait, suivant
toutes les probabilités, consigné définitivement à sa porte, mais il
éprouvait l'impérieux besoin de s'en assurer. Il calculait aussi qu'il y
avait une chance contre mille pour qu'elle n'eût pas osé donner cet
ordre. Dans ce cas-là, il la verrait, et, cette fois, il lui arracherait
l'aveu du vrai motif qui avait si subitement déterminé cette volte-face
dans leurs relations. Il reconnut, avec une émotion mêlée de la plus
cuisante anxiété, le coin de cette rue, le long mur du jardin qui la
borde sur un côté, la face de la maison. Il entra sans parler au
concierge, et marcha tout droit vers le perron protégé par la petite
guérite vitrée. La force du désir était si vive en lui,--et nous sommes
toujours si près de croire à ce que nous désirons fortement,--que ce lui
fut une déception lorsque le valet de pied lui répondit, avec une
physionomie inscrutable:

--«Madame la marquise n'est pas chez elle...»

--«Je devais m'y attendre,» se dit Casal, «et ce n'est pas fier d'être
venu me faire dire cela...»

Il s'en allait sur cette pensée, du pas mélancolique d'un homme qui n'a
aucun but devant lui, lorsque, en fouillant la rue de cet oeil aiguisé
qui fonctionne quasi mécaniquement chez les chasseurs, les pêcheurs et
les escrimeurs, tous gens dressés à une observation continuelle du
détail des choses autour d'eux et devant eux, il aperçut, marchant en
sens inverse, sur l'autre trottoir, quelqu'un qu'il ne reconnut pas bien
d'abord, et avec lequel il échangea un coup de chapeau presque hésitant.

--«Parbleu,» se souvint-il tout d'un coup, «c'est le comte Henry de
Poyanne... C'est juste... Il est lié avec Mme de Tillières... Je me
rappelle avoir entendu Mme de Candale ou Juliette, je ne sais plus, dire
qu'il revenait ces jours-ci... Il va peut-être chez elle... Je verrai
bien s'il est reçu... S'il l'est, je ne pourrai plus douter que la porte
me soit fermée...»

Il se retourna pour suivre des yeux celui dans lequel il ne soupçonnait
pas encore un rival, et il vit que Poyanne, arrêté sur le seuil de la
maison de Mme de Tillières, s'était, lui aussi, retourné, pour le suivre
également des yeux. Les deux hommes demeurèrent quelques secondes,
immobiles, à se dévisager. Puis le comte poussa le battant de la porte
et ne reparut plus.

--«Allons,» pensa Casal, «ça y est... Elle le reçoit et elle ne me
reçoit pas... Mais pourquoi diable a-t-il fait ainsi attention à moi? Au
temps où nous nous voyions chez Pauline de Corcieux, à peine si nous
nous adressions la parole et si j'avais l'air d'exister pour lui, tandis
que maintenant... Mme de Tillières lui aurait-elle raconté qu'elle m'a
consigné? Dans quels termes sont-ils? C'est le seul de ses amis que je
n'aie pas vu avec elle... Nous en avons parlé. Dans quelles
circonstances?...»

Il se souvint alors tout d'un coup, et avec une exactitude extrême,
d'une petite scène qui, sur le moment, avait passé pour lui
inaperçue;--mais cette rencontre à cette porte la fit ressusciter
soudain dans le champ de sa vision intérieure, comme si elle eût daté de
la veille. C'était chez Mme de Candale. Juliette se montrait gaie et
rieuse. La comtesse avait par hasard prononcé le nom du grand orateur
monarchiste, et Casal s'était mis à le plaisanter. Avec son tact
habituel, il avait tout de suite senti qu'il faisait fausse route, car
les deux amies n'avaient pas relevé un seul de ses mots et les sourcils
de Mme de Tillières s'étaient subitement froncés. Puis la causerie avait
changé et la jeune femme ne s'y était plus mêlée que distraitement.
Casal se rappela encore ce détail. Quel rapport pouvait bien rattacher
ses préoccupations d'aujourd'hui à son impression d'alors? Il ne s'en
rendait pas compte, mais l'image de cet homme debout sur la porte de
Juliette et qui l'accompagnait, lui, l'évincé, de son regard, lui resta
présente toute l'après-midi qu'il passa au jeu de paume des Tuileries.
Là, ayant rencontré le jeune marquis de La Môle, député de la droite
comme le comte Henry, il lui demanda:

--«Tu connais Poyanne, toi, Norbert?»

--«Beaucoup. Pourquoi cela?»

--«Parce que je dois dîner avec lui un de ces jours. Quel homme est-ce?»

--«Du talent, mais...,» et le jeune marquis fit avec sa raquette le
geste d'un barbier qui vous rase le visage..., «dans les grands prix...»

--«Et sous le rapport des femmes?...»

--«Un prédestiné... Tu sais que la sienne l'a lâché et qu'elle vit à
Florence avec un des Bonnivet, m'a-t-on dit... Quant à lui, nous ne lui
connaissons pas de maîtresse... Pourtant,» ajouta-t-il en riant, «j'ai
bien cru autrefois que Mme de Candale en tenait pour lui... Elle était
là, dans la tribune, toutes les fois qu'il devait parler, avec une de
ses amies que l'on voit quelquefois dans sa baignoire, à l'Opéra, une
blonde, un peu fade, d'assez beaux yeux. Tu ne saisis pas?...»

--«Pas du tout,» répondit Raymond qui venait de reconnaître Mme de
Tillières à ce signalement rapide. «Mais,» ajouta-t-il, «c'est justement
chez Mme de Candale que nous devons ou devions dîner. Il était absent,
et tout a été remis...»

--«Il est revenu il y a quatre ou cinq jours,» reprit La Môle, «nous
sommes de la commission de l'armée ensemble... Il est allé dans le Doubs
faire une campagne qui n'a pas réussi...»

Ce bout de dialogue entre ces deux artistes dans l'art de couper la
balle fut interrompu par la reprise d'une partie où Raymond commit
fautes sur fautes. Il venait d'apercevoir nettement une piste nouvelle
de douloureux soupçons, et il sentait qu'il allait lui être impossible
de ne pas s'y engager aussitôt. Il se produit dans tout homme chez qui
s'éveille la défiance un phénomène d'hyperacuité des sens analogue à cet
instinct du sauvage en guerre à qui n'échappe ni le froissement d'une
herbe, ni le bris d'une branche, ni un fil accroché à un buisson, ni un
caillou déplacé par un pied hâtif. Que celui-ci avait marché vite,
conduit ainsi de petits signes en petits signes sur le fatal chemin! La
rencontre avec Mme de Nançay l'avait fait douter du prétexte imaginé par
Juliette. Ce doute sur ce premier point l'avait amené au doute sur le
mystérieux serment, et il en était à suspecter tout le caractère de
celle en qui, depuis deux mois, il avait tant cru, lorsque le regard
échangé avec Poyanne avait appelé son attention sur cet ami mystérieux
de Mme de Tillières. D'apprendre que le comte n'avait aucune maîtresse
connue, que les discours du célèbre orateur étaient assidûment suivis
par Juliette, enfin que le retour de ce personnage coïncidait absolument
avec son exclusion à lui,--n'était-ce pas assez pour provoquer une autre
crise d'imagination jalouse? Son expérience de Parisien, si longtemps
endormie par l'ensorcellement de son nouvel amour, devait rendre cette
crise plus intense encore. Il avait trop vécu pour ne pas savoir qu'avec
les femmes tout est toujours possible, et pourtant Juliette lui était si
chère que de concevoir qu'elle avait, elle, un amant, lui paraissait
presque monstrueux, et il se raisonnait au soir de cette fatale
conversation dans le jeu de paume, couché sur un des divans de son petit
salon, s'empoisonnant de tabac, contre toutes ses habitudes, et
incapable de supporter même la société d'Herbert Bohun:

--«Oui, il y a un homme derrière cette résolution... C'est trop net,
trop carré, trop absolu... Pour que Juliette ne m'ait pas prié
simplement d'espacer mes visites, il faut que quelqu'un soit intervenu
qui ait dit:--Ou lui ou moi... Et ce quelqu'un serait Poyanne? Averti
par qui? Mais par d'Avançon, cela va de soi. Encore l'autre jour, il me
regardait d'une manière... Je le repincerai au demi-cercle, ce
voyageur-là... Donc Poyanne débarque chez elle... Il la met au pied du
mur. Mais de quel droit, s'il n'est pas son amant? Et elle n'a pas
d'amant. Non. Elle n'en a pas. Ou bien c'est une coquine comme je n'en
ai pas rencontré... Allons donc!» Et il se raidit contre sa propre
douleur. «Et pourquoi ne serait-ce pas une allumeuse?» Il éprouvait un
atroce plaisir à salir son sentiment par ce terme odieux. «Ça l'aura
amusée de me rouler, moi, Casal, de m'avoir là, par terre, sous ses
petits pieds, à cause de tout ce qu'on lui avait dit de moi... Elle
était inoccupée, ce printemps, j'ai fait un intérim; l'autre, le vrai,
est revenu... La vieille mère, la foi jurée, le vague fantôme du mari
mort, on m'a tout servi, j'ai tout gobé,--et le tour est joué... Hé
bien! non, elle était sincère. Il a fallu la croix et la bannière pour
forcer sa porte dans les commencements... Dans cette première visite, sa
pâleur, puis sa rougeur,--sa manière d'être à l'Opéra, puis chez Mme de
Candale, puis chez elle, tout a été si naturel de sa part, et si peu
_fair_... Puis sa tristesse ces derniers temps? Mais si elle est la
maîtresse de Poyanne et si elle ne peut pas le quitter pour une raison
quelconque, tout en m'aimant? Cela encore est possible.--La maîtresse de
Poyanne?» Il répétait ces mots à haute voix, avec une amertune infinie,
et, de même qu'il recommençait d'employer, en pensant à Juliette, des
paroles brutales, il retrouva dans sa fièvre de défiance ce pouvoir de
flétrir l'image qu'il se formait d'elle, abandonné dès le premier jour.
Il se contraignit à se la figurer dans les détails d'un rendez-vous de
galanterie, et cette vision exaltant son trouble intime jusqu'à la
frénésie:

--«Cela ne peut pas durer ainsi,» conclut-il après des heures de
pareilles allées et venues de sa pensée, «je veux savoir et je
saurai...»

                   *       *       *       *       *

Que de maris, que d'amants tourmentés ainsi par les affres du doute,
angoissantes comme celles de la mort, se sont prononcé la même phrase et
se sont heurtés au même indéchiffrable problème! Savoir, tenir la
preuve, quelle qu'elle soit; mais la preuve, après laquelle on comprend
du moins l'être dont on souffre,--c'est pour le jaloux le rêve de l'eau
pour le marcheur du désert, de la maison close pour le vagabond de la
route, de la terre ferme pour le marin en détresse. Par un étrange
illogisme de la passion, le malheureux qui soupçonne a pour suprême
désir de connaître avec certitude la chose dont la simple imagination le
désespère. C'est dans ces minutes-là que se commettent des infamies qui
révèlent l'arrière-fond criminel de tout coeur exaspéré. Espionner,
briser des cachets de lettres, forcer des serrures, le soupçon conçoit
tout, il ose tout. La première idée de Casal fut qu'il mettrait à la
poursuite de Mme de Tillières quelqu'un de ces limiers de police privée,
dont l'existence presque avouée est une des hontes du Paris moderne.
Puis le jeune homme éprouva comme un haut-le-coeur à la pensée de livrer
le nom de celle qu'il aimait si profondément à travers ses défiances,
aux infâmes exécuteurs de ces basses oeuvres de jalousie. Il y avait en
lui cette droiture native qui se retrouve aux heures tragiques de la
vie, et que révoltent les abjections de certains compromis. Après avoir
creusé dans tous les sens cette question des rapports de Poyanne et de
Juliette, Raymond en vint à cette évidence que Mme de Candale, elle,
savait la vérité. C'était aussi la seule personne avec laquelle il eût
un champ libre d'action. Mais comment arracher à cette loyale amie un
secret qu'elle devait garder avec plus d'énergie encore que s'il eût été
le sien propre? Voici le procédé auquel il s'arrêta au sortir d'un de
ces accès de méditation concentrée qui finissent, devant un problème
infiniment compliqué, par vous faire mettre le doigt sur la solution
simple, et c'est le plus souvent la juste. Mme de Candale aimait
vraiment Mme de Tillières. En admettant qu'une liaison cachée existât
entre son amie et Poyanne, elle devait se demander avec une certaine
anxiété ce que Raymond pouvait en soupçonner. Dans ces conditions il
était assuré de la bouleverser, s'il allait droit à elle, lui dire: «Je
sais tout...» Puis il profiterait de ce bouleversement pour nommer
quelqu'un dont il connaissait les relations avec Juliette comme
certainement innocentes. La comtesse défendrait Mme de Tillières. Ce
serait le moment alors de lui nommer Poyanne et de constater si cette
seconde défense était exactement identique à la première. Toute
maîtresse d'elle-même que fût la jeune femme, il y avait beaucoup de
chances pour qu'elle fût déconcertée, et elle se laisserait aller à
repousser plus vivement celle des deux accusations qui serait vraie.
L'ingéniosité de ce plan parut si forte à Casal, qu'il résolut de
l'exécuter le jour même, et, dès les deux heures, il entrait dans le
salon de la rue de Tilsitt, où il avait goûté, entre Mme de Candale et
son amie, de si douces heures de conversation. Ce souvenir lui fit mal,
à revoir la figure connue de la pièce, la disposition des meubles, le
buste du vieux maréchal, et, assise dans son fauteuil préféré, Gabrielle
qui n'était pas seule. Alfred Mosé se trouvait là, et un détail prouvera
le déraillement moral de Raymond: lui qui considérait avec justice le
petit-fils du célèbre banquier comme le plus fin des hommes et le plus
difficile à tromper, à peine put-il cacher son impatience de rencontrer
un tiers entre lui et la comtesse. Heureusement, Mosé possédait, au
service de sa conduite mondaine, un tact d'une finesse supérieure, et il
ne resta que dix minutes après l'arrivée du nouveau visiteur,--juste
assez de temps pour ne point paraître se douter qu'il était de trop.
L'effort que fit Mme de Candale pour le retenir le trompa cependant, car
il crut cet effort joué, au lieu que la pauvre femme, à qui les yeux de
Raymond avaient causé une épouvante, appréhendait réellement de rester
seule avec le nouveau venu.

--«Ah çà!» se disait donc Alfred en descendant l'escalier, «y aurait-il
quelque chose entre la jolie comtesse et Raymond?»

Tandis que ce subtil observateur, aussi habile diplomate dans la
manoeuvre de ses propres intérêts que d'Avançon l'était peu, repassait
en esprit les diverses observations qui pouvaient donner un corps à son
hypothèse, Casal, lui, commençait déjà l'attaque, avec cette brusquerie
qu'il jugeait, non sans raison, le meilleur procédé pour surprendre le
secret dont la possession devait, lui semblait-il, tuer du coup son
amour. Car il s'était bien juré, s'il acquérait la preuve d'une intrigue
entre Poyanne et Juliette, de considérer cette dernière comme morte pour
lui. Il y penserait sans plus d'émotion que s'il se fût agi d'une petite
actrice ou d'une fille par laquelle il eût été roulé.

--«Savez-vous,» dit-il, lorsque la porte se fut refermée derrière la
mince silhouette de Mosé, après une minute d'un de ces silences de
tête-à-tête si gros d'orages, «savez-vous, madame, que vous n'avez pas
été gentilles, Mme de Tillières et vous, de vous moquer de moi comme
vous avez fait?...»

Il avait pris, pour lancer cette phrase, son ton le plus détaché, celui
d'un homme qui a été victime d'une mystification, qui l'a démasquée et
qui s'apprête à la rendre au mystificateur. Mais il n'avait pu changer
l'expression de ses prunelles claires, plus dures encore à cette minute
qu'à son entrée, et ce fut avec une anxiété singulière que Gabrielle
répondit:

--«Expliquez-vous.» Et elle ajouta: «Et puis n'ayez pas votre air
persifleur. Quand il s'agit de mon amie et de moi, vous savez qu'il est
très déplacé...»

À tout hasard, la brave et fière petite comtesse se préparait à se
fâcher, afin de couper court à l'entretien, et tout net, s'il tournait
du côté qu'elle appréhendait déjà. Casal soupçonnait quelque chose,
voilà qui était évident,--mais quoi?

--«Non,» reprit Raymond, «vous n'avez pas été gentilles. Pourquoi
avez-vous imaginé de mêler Mme de Nançay à toute cette histoire, quand
il était si simple à votre amie de me dire tout bravement, tout
uniment:--Monsieur, vous êtes un galant homme, je m'en fie à votre
honneur... Je ne suis pas libre. Vous me gênez en venant chez moi, vous
bouleversez toute ma vie. Ne venez plus?»

--«Vous continuez à parler par énigmes,» dit Mme de Candale en fronçant
le sourcil et avisant sur la table un ouvrage commencé, «mais cela vaut
peut-être mieux... Vous m'avez négligée depuis quelques jours, vous êtes
retourné dans votre bande et j'ai bien peur qu'en venant ici
aujourd'hui, vous ne vous soyez trompé d'adresse.»

--«Hé bien!» répondit-il avec un accent de plus en plus âpre, «puisque
vous voulez que je mette les points sur les i, madame, j'irai droit au
fait... Je sais, entendez-vous bien? je sais que Mme de Nançay n'est
pour rien dans la résolution de Mme de Tillières... C'est un homme qui a
exigé que je fusse consigné à la porte, parce qu'il en a le droit,--et
cet homme, je connais son nom...»

S'il avait espéré surprendre une émotion quelconque sur le délicat
visage de la comtesse, cette attente était bien trompée, car les petites
mains, qui avaient pris le crochet, continuaient d'en faire courir la
pointe dans la laine sans un tressaillement. La bouche demeurait
immobile et empreinte d'une expression de demi-dégoût. Les yeux
suivaient le travail des mains, et c'était la plus naturelle attitude du
monde: celle d'une femme à laquelle un fâcheux débite un récit
parfaitement insignifiant. Seules les épaules se soulevaient, avec ce
joli geste qui ne daigne même pas s'indigner contre une accusation
insensée. Mais, si fidèle amie que fût Mme de Candale et si prudente,
elle était femme et curieuse, et elle commit la faute de laisser Raymond
parler encore, pour en savoir davantage. Elle avait échappé au premier
des deux pièges qu'il avait résolu de lui tendre. Accepter que le jeune
homme continuât, c'était lui permettre de dresser le second.

--«Ah!» insistait-il, «vous ne me répondez pas... Et vous avez raison.
Vous comprenez que c'est un peu dur tout de même d'être sacrifié aux
jalousies de qui? d'un monsieur Félix Miraut, un cabotin de peinture qui
se croit un grand seigneur de la Renaissance parce qu'il s'habille en
velours pour copier trois brins de lilas et une rose, d'un industriel en
couleurs qui se fait cent mille francs de rente à coup de visite...»

Il allait, allait, traçant du brave artiste une de ces caricatures
atroces et faussement ressemblantes, comme l'envie excelle à en
dessiner, d'après les traits visibles des hommes célèbres. Il lui suffit
d'interpréter en mal quelques-uns des innocents enfantillages presque
toujours inséparables du talent. Les ennemis de Miraut lui reprochaient
en effet l'excentricité de ses costumes d'intérieur comme un cabotinage,
et le goût du monde comme une marque de vilaine diplomatie. Il portait
ces costumes, parce qu'il s'en amusait, et il allait dans les salons,
parce qu'après sept heures, et fatigué de travail, cet artiste très
raffiné aimait à reposer ses yeux sur un joli décor. En outrant, dans ce
cas, la critique contre un homme encore assez jeune pour plaire et assez
intimement lié avec Mme de Tillières pour être suspecté sans trop
d'invraisemblance, Casal comptait bien tromper la finesse de son
interlocutrice, d'autant plus qu'en parlant de Miraut, il pensait à
l'autre, à son vrai rival; et sa voix n'avait pas de peine à se faire
railleuse et dure, sa physionomie à exprimer une souffrance dont la
comtesse fut la dupe; car, soudain rassurée sur la piste suivie par la
défiance de Raymond, elle se prit à lui sourire indulgemment comme à un
malade:

--«Mais vous êtes fou, mon pauvre ami,» répondait-elle, «fou à enfermer.
Miraut jaloux de vous! Miraut ayant des droits sur Mme de Tillières!...
Voyez, je ne peux même pas me fâcher contre vous... Miraut! Pourquoi pas
d'Artelles? Pourquoi pas Prosny? Pourquoi pas d'Avançon? Tenez, pendant
que vous y êtes, vous devriez vous défier de d'Avançon... Je vous assure
que les assiduités d'un homme aussi dangereux sont un beau sujet de
méditation pour un connaisseur en caractères comme vous vous montrez en
ce moment.»

--«Alors, si ce n'est pas Miraut...,» dit Casal avec une ironie qui fit
soudain se refroncer les sourcils de Mme de Caudale.

--«Si ce n'est pas Miraut?...» répéta-t-elle.

--«C'est peut-être bien l'ami qui est revenu précisément le jour où l'on
m'a donné congé... M. de Poyanne, je crois.»

--«Écoutez, Casal,» répondit la jeune femme en haussant de nouveau les
épaules, mais cette fois sans sourire, «je vous ai toujours défendu
quand on vous attaquait, j'ai toujours dit que vous valiez mieux que
votre réputation, qui est détestable. Tout à l'heure encore je n'ai pas
voulu vous prendre au sérieux... Mais si vous l'êtes, sérieux, si vous
soupçonnez vraiment d'une aussi vilaine façon une femme qui est ma
meilleure amie, que vous avez connue par moi et chez moi, et si vous
allez colportant vos calomnies comme vous venez le faire ici, c'est une
abominable action, entendez-vous, et que je n'admettrai pas... Mme de
Tillières a été avec vous d'une loyauté parfaite. Elle nourrissait des
préventions qu'elle a dominées par égard pour moi. Elle vous a reçu et
n'a eu avec vous aucune coquetterie. Des difficultés avec sa mère lui
rendent vos rapports pénibles, presque impossibles... Elle vous en
prévient loyalement, et voilà qu'au lieu de lui obéir, vous la
calomniez, et que vous exercez votre imagination à salir les amitiés qui
l'entourent... C'est une indignité, entendez-vous? une indignité...»

--«Vous avez raison, madame,» dit Raymond, après un nouveau silence, «et
je vous demande pardon... Je vous promets,» ajouta-t-il d'une voix
sourde, «que je ne vous parlerai plus jamais de Mme de Tillières...»

--«Et que vous ne penserez plus d'elle ce que vous venez d'en dire?»
insista la comtesse.

--«Et que je ne le penserai plus...,» dit Casal; et il eut la force de
continuer l'entretien sur un autre ton, en abordant un autre sujet, mais
cette fois, il n'arriva plus à tromper Gabrielle qui pourtant ne chercha
pas à en savoir davantage. Elle se reprochait déjà de n'avoir pas suivi
le seul procédé vraiment efficace pour dérouter une inquisition jalouse:
le silence. Elle sentit, sans bien comprendre cependant la force de la
ruse employée par le jeune homme, qu'elle avait trop parlé. Aussi,
lorsque Casal eut pris congé d'elle, demeura-t-elle longtemps,
longtemps, le front dans sa main, à se faire des reproches et à se
demander si elle devait ou non prévenir Juliette. Un danger menaçait son
amie. Elle le sentait, par le même instinct qui lui faisait apercevoir
maintenant dans Raymond des abîmes de passion auxquels elle n'eût pas
cru avant cette visite:

--«Oui,» conclut-elle, «j'irai rue Matignon, et tout de suite, la mettre
en garde... Après tout, que peut-il faire, sinon l'ennuyer d'une lettre
ou d'une scène? Mais comment a-t-il découvert la vérité?»

                   *       *       *       *       *

Non. Casal ne l'avait pas entièrement découverte, cette vérité
cruelle.--L'épreuve pourtant avait réussi et Mme de Candale, en
défendant son amie d'une façon si légère à propos de Miraut, puis si
vive à propos de l'autre, venait de préciser le champ de recherches où
cette jalousie en éveil allait opérer: c'était bien du côté de Poyanne
qu'il fallait poursuivre le secret de la vie de Mme de Tillières. Trop
évidemment, la comtesse n'avait pas attaché une importance égale aux
deux accusations. Pourquoi, sinon parce que la seconde touchait à
quelque chose de vrai, et l'autre non? Quand le jeune homme se retrouva
face à face avec lui-même, au sortir de cette visite, il subit la crise
de souffrance dont s'accompagne chaque progrès de la jalousie vers la
certitude. Un fait nouveau était acquis et Raymond l'interpréta
aussitôt, comme il arrive aux coeurs tourmentés, dans le sens de ses
pires imaginations. «Plus de doute,» se disait-il en marchant du côté du
Bois pour dompter son anxiété par une de ces promenades forcenées qui,
dans ces heures-là, ne fatiguent même pas le corps, «non, plus de doute,
Poyanne est son amant.»

Les visions affreuses qu'il avait essayé de fuir en hasardant son
étrange démarche auprès de Mme de Candale lui revinrent, sans qu'il
luttât contre elles, cette fois. Elles le hantaient, elles l'obsédaient
de nouveau, le soir, assis à table avec son inséparable lord Herbert.
Elles ne devaient pas le quitter durant les jours qui suivirent, et
qu'il employa tour à tour à lutter contre sa peine à force d'excès, puis
à prendre et reprendre encore les idées d'où naissait cette peine. Ne
possédant pas les données qui lui eussent permis de reconstituer toute
l'histoire de Juliette depuis dix années, il ne devinait en aucune
manière le drame qui s'était joué dans cette âme, ce duel entre l'amour
et la pitié, cette lutte entre la soif du bonheur personnel et un besoin
de fidélité à des engagements pris. Cette créature si fine lui
apparaissait comme une énigme de duplicité d'autant plus monstrueuse
qu'il l'avait sentie plus charmante. S'était-il assez abandonné à sa
merci! L'avait-il assez sottement jugée noble, fière, délicate, pure! et
elle s'amusait à tromper avec lui le loisir que lui laissait l'absence
d'un amant!--«Oui, d'un amant,» insistait-il, apercevant, à mesure que
les jours succédaient aux jours, s'efforçant d'apercevoir plus
d'indiscutable signification dans l'attitude de Mme de Candale. Puis, à
de certaines minutes, il était bien contraint de se dire:

--«Non, ce n'est pas encore une preuve absolue, la _preuve_... Mais
l'a-t-on jamais, à moins d'avoir _vu_?...»

Telles étaient les dispositions d'esprit où se trouvait cet homme
malheureux en gagnant, une semaine environ après sa visite chez Mme de
Candale, son fauteuil du Théâtre-Français, le dernier mardi de la
saison. Malgré son malaise intime, étant de la race de ceux qui ne se
rendent pas, il multipliait les occasions de ne pas rester seul, et,
après avoir vaqué toute la journée à des occupations de sport, il
s'entraînait le soir à des corvées de vie élégante, comme s'il n'eût pas
porté dans son coeur la lancinante plaie du plus affreux soupçon. Et
puis, en allant dans les endroits comme l'Opéra ou la Comédie qu'il
détestait le plus jadis, et à cette époque de l'année, il
recherchait,--sans se l'avouer,--la possibilité de revoir Mme de
Tillières. Il ne l'avait pas rencontrée une seule fois depuis que,
réveillée de son évanouissement, elle l'avait renvoyé de chez elle. En
vain se tendait-il à ne pas écouter la voix qui plaidait dans son coeur
pour la jeune femme. Elle éveille en nous un écho si tendre, cette voix
qui défend notre amour contre nous-mêmes! Et, malgré lui, Casal voyait
dans la réclusion que supposait cette constante absence un signe que son
trouble de la dernière entrevue n'avait pas été joué. Une de ces
superstitions inexplicables et invincibles, comme en ont les amants,
l'empêchait de croire qu'elle eût quitté Paris, quoiqu'il y eût bien des
probabilités pour qu'elle eût pris ce sage parti. Mais non, tout ne
pouvait pas être ainsi fini entre eux, sans une nouvelle et décisive
explication, et, ce soir encore, il était là dans une stalle, n'écoutant
pas la pièce et fouillant les loges de sa lorgnette, bien qu'il eût déjà
constaté que la baignoire de Mme de Candale, où Mme de Tillières venait
toujours, restait désespérément vide. Tout d'un coup, à trois rangées de
fauteuils de lui, en avant, ses yeux rencontrèrent le visage, tourné de
son côté, de quelqu'un qui le regardait lui-même, et il reconnut Henry
de Poyanne. Comme dans la rue Matignon, et sur le seuil de la maison de
Juliette, ce croisement de regards ne dura qu'une seconde, et aussitôt
le comte parut uniquement occupé à suivre le dialogue et le jeu des
acteurs. Raymond, lui, n'avait pas besoin de se détourner pour continuer
à considérer son rival. Il lui suffisait de se pencher un peu, et il
voyait les cheveux blonds par places et grisonnants à d'autres du
célèbre orateur, son profil perdu, ses maigres épaules, la main sur
laquelle cet homme appuyait son menton, sans doute pour se donner une
contenance, et cette main fine serrait la lorgnette avec une nervosité
qui révélait une émotion contenue. Du moins Casal se l'imagina ainsi.
Lui-même était bouleversé. Il y a dans la présence du rival que nous
soupçonnons de posséder ou d'avoir possédé la femme dont nous sommes
épris, un principe de répulsion qui va chez certains êtres jusqu'à
l'anéantissement et qui chez d'autres éveille de ces rages froides
auxquelles un crime ne coûterait pas. De telles rencontres remuent dans
notre nature amoureuse tout l'arrière-fond féroce du mâle qui tue plutôt
que de partager. Les volontés les plus étranges en jaillissent qui nous
étonnent, plus tard, comme si c'était un autre qui les avait conçues et
exécutées. Ainsi et tandis qu'il contemplait avec l'avidité de la
jalousie cet homme assis à quelques mètres de lui et l'objet de ses plus
douloureuses rêveries depuis des heures et des heures, une singulière,
une folle idée s'empara soudain de Casal. Il eut l'intuition qu'il la
tenait, cette preuve tant désirée. Cette fois il allait pouvoir achever
en évidence absolue les probabilités, encore douteuses malgré tout, de
son entretien avec Mme de Candale. Il n'ignorait pas que Poyanne s'était
battu en héros pendant la guerre. Il savait, d'autre part, le duel de
Besançon, auquel le comte avait su contraindre l'amant de sa femme. Il
avait donc devant lui quelqu'un de trop brave pour supporter le moindre
affront:

                   *       *       *       *       *

--«Raisonnons,» se dit-il. «Si je l'aborde dans l'entr'acte et que je
lui fasse, de lui à moi, et sans témoins, une de ces demi-avanies qu'un
homme de son caractère ne peut tolérer sans obéir pour cela à des
raisons impérieuses, je saurai tout enfin... S'il est l'amant de Mme de
Tillières et si c'est lui qui m'a réellement fait mettre dehors, à tout
prix il voudra que le nom de cette femme ne soit prononcé ni entre nous,
ni à propos de nous, et il s'arrangera pour éviter une rencontre. S'il
n'y a rien entre eux, il m'arrêtera au premier mot, et puis je lui
donnerai ou il me donnera un coup d'épée... On ne sait jamais... Ça
m'amusera de me battre en ce moment, et ce risque vaut bien la chance
d'avoir ma preuve... Car s'il file doux, c'est bien une preuve, cette
fois, et indiscutable.»

                   *       *       *       *       *

Ce projet insensé n'eut pas plus tôt saisi cette âme frénétique que
l'accomplissement en devint inévitable. À de certaines minutes,--et
Casal en était à une de ces minutes-là,--il semble que l'amour
ressuscite en nous le sauvage primitif pour lequel concevoir et agir ne
font qu'un, et un peu du calme impassible du sauvage se mélange en effet
à ces fureurs lucides d'un instant. Si tous les nerfs de Raymond étaient
tendus comme pour un combat au couteau, personne ne s'en aperçut parmi
les camarades qui lui serrèrent la main, lorsque, la toile tombée, il
alla se poster à l'entrée du couloir, afin d'attendre Poyanne au
passage, et il l'abordait avec les formes les plus courtoises:

--«Me ferez-vous l'honneur, monsieur,» lui dit-il, «de m'accorder un
instant d'entretien?... Ici, voulez-vous?» Et il lui indiqua un angle
dans ce couloir à l'écart des allants et venants: «Nous serons plus
seuls...»

--«Je vous écoute, monsieur,» répondit le comte, visiblement stupéfait
de cette entrée en matière. Il eut la sensation immédiate que son
interlocuteur inattendu voulait lui parler de Juliette, puis il se dit:
«C'est impossible. D'abord, il ne sait rien, et puis, malgré tout, il
est trop _gentleman_ pour cela.» Cependant l'autre reprenait, toujours à
mi-voix, et du même ton que s'il se fût agi d'une petite confidence
échangée entre deux indifférents du monde sur une histoire de cercle ou
de salon:

--«C'est bien simple, monsieur, et je ne vous retiendrai pas longtemps;
je voulais uniquement vous demander si vous avez quelque raison
particulière pour me dévisager comme vous venez de le faire tout à
l'heure, à plusieurs reprises, avec une insistance qui, j'ai le regret
de vous le dire, ne saurait en aucune manière me convenir.»

--«Il y a un malentendu entre nous, monsieur,» répliqua Poyanne. Il
était devenu très pâle et faisait un visible effort pour garder la plus
tranquille politesse devant un si étrange discours. «Car j'ignorais,
voici cinq minutes, que vous fussiez dans la salle...»

--«Je suis désolé de devoir vous contredire, monsieur,» repartit
Raymond. «Vous m'avez fixé, je vous le répète, à plusieurs reprises, et
comme ce n'est pas la première fois que pareille chose arrive, j'ai
voulu en avoir le coeur net et vous avertir que je suis prêt, au besoin,
à vous défendre de me regarder ainsi...»

À mesure qu'il prononçait ces paroles d'une si gratuite et d'une si
extraordinaire insolence, il pouvait suivre, sur le visage du comte, la
lutte qui se livrait, dans le gentilhomme, la lutte entre la fierté
outragée et l'absolue résolution de ne rien relever. Poyanne venait, en
effet, d'apercevoir, avec la rapidité de raisonnement qui s'éveille en
nous dans de semblables moments, cette vérité: «Casal sait que Mme de
Tillières l'a renvoyé à cause de moi. Donc, il sait aussi mes relations
avec elle. Un homme capable de cette inqualifiable algarade est aussi
capable de la nommer si nous nous battons... Il faut à tout prix éviter
cela...» Et il eut l'énergie de se dompter à nouveau et de répondre:

--«Encore une fois, monsieur, je vous affirme qu'il y a entre nous un
malentendu. Je n'ai jamais eu aucun motif pour vous regarder d'une façon
qui puisse vous gêner, et je n'ai pas l'intention de commencer après un
entretien qui n'a par conséquent plus la moindre raison de se prolonger
et que je vous prie de vouloir bien interrompre...»

--«En effet!» dit Casal, «je vois que je n'ai pas à causer davantage
avec un lâche...» Cette phrase d'insulte lui partit des lèvres malgré
lui. Elle était absolument contraire à son plan de simple enquête. Mais
c'est qu'à trouver le comte si troublé à la fois et si maître de ce
trouble, si sensible et si délibérément disposé à éviter une querelle,
il avait eu de nouveau, comme dans sa conversation avec Mme de Candale,
une seconde d'évidence. Cette seconde suffit pour que la fureur de la
jalousie lui arrachât le mot irréparable après lequel un homme de coeur,
qu'il soit ou non l'amant d'une femme, ne recule plus. De si pâle, le
visage du comte était devenu pourpre.

--«Monsieur,» dit-il, «je vous ai répondu comme j'ai fait tout à
l'heure, parce que j'ai cru que vous vous trompiez de bonne foi... Je
vois que vous me cherchez une mauvaise querelle et que vous désirez une
affaire. Vous l'aurez... J'ignore pour quel motif vous voulez bien vous
occuper de quelqu'un qui ne s'est jamais occupé de vous. Mais je
n'admets pas que personne au monde me parle comme vous venez de me
parler, et j'aurai l'honneur de vous envoyer deux de mes amis, à une
seule condition,» ajouta-t-il impérieusement, «c'est que vous exigerez
des vôtres ce que j'exigerai des miens, leur parole que cette affaire
demeure absolument secrète...»

--«Cela allait de soi, monsieur,» dit Casal; et comme pour prouver à son
interlocuteur la sincérité de cette promesse, il interpella Mosé qui
passait, pour lui demander:

--«Voyons, Alfred, vous rappelez-vous exactement à quelle date on jouait
ici la pièce de Feuillet, où Bressant était si étonnant? _L'Acrobate_,
je crois,--le même sujet que ce chef-d'oeuvre de _La Petite Marquise_,
mais en romanesque. Nous discutions là-dessus, M. de Poyanne et moi. Il
tient pour 1872 et moi pour 1873...»




X

AVANT LE DUEL


Le lendemain du jour où avait eu lieu dans les couloirs du
Théâtre-Français cette scène impossible à prévoir et qui jetait
brusquement la tragédie à travers le roman tout sentimental de la faible
Juliette, elle était, elle, à suivre seule, vers les deux heures de
l'après-midi, l'allée circulaire de son petit jardin. Les grappes rosées
des acacias en fleur parfumaient l'air de leur arome sucré que la
songeuse respirait longuement. Elle regardait les feuillages verdoyer
sous la lumière du soleil d'été, le massif épanoui des roses rouges et
blanches dressées sur leurs tiges, le frémissement du lierre sur la
muraille, et le vol d'un oiseau qui de temps à autre se posait sur le
gazon pour s'enfuir ensuite aux branches prochaines. Depuis sa
conversation avec Casal, elle n'avait pas cessé de se sentir souffrante,
et ç'avait été pour elle un comble de peine dans cette peine de ne
pouvoir entièrement cacher à Poyanne la mélancolie où elle s'enfonçait,
où elle se noyait un peu plus avant chaque jour. Et comment tromper tout
à fait l'inquiète lucidité de cet homme? Il était si tendre que cela
semblait aisé; mais, à un certain degré d'intensité, la tendresse
devient si maladivement susceptible qu'elle équivaut à la plus
perspicace défiance, et, dès le premier de leurs nouveaux rendez-vous,
Poyanne n'avait-il pas soupçonné sa maîtresse d'être venue là pour lui
et non pour elle, par pitié et non par amour? D'ailleurs, est-ce que
cela s'imite, l'amour véritable, cet élan de tout l'être, ce ravissement
intime qui fait que la présence adorée est réellement pour nous le terme
du monde et du temps, la sensation suprême, celle au delà de quoi nous
ne concevons rien, tant notre âme est remplie par elle jusqu'à la
dernière limite de sa capacité. Non, la comédie de ces extases du coeur
n'est pas possible à jouer. La voix d'une femme saura s'adoucir pour
prononcer des phrases plus douces encore que cette voix, ses yeux
apprendront à ressembler à ces phrases. Elle aura soif de persuader à
son amant qu'elle est heureuse--pour qu'il soit heureux. Stérile
mensonge! Si cet amant aime véritablement, il aura bientôt, par une
douloureuse magie de divination, discerné sous l'accent ému
l'arrière-fond caché d'effort, dans les prunelles la brisure du regard,
et ce qu'il y a de cruellement factice dans cette volonté de tendresse.
Hélas! Peut-il se plaindre d'un mensonge qui prouve encore tant
d'affection à défaut d'un trouble plus passionné? Avons-nous le droit de
reprocher à un être de ne pas sentir comme nous voudrions qu'il sentît,
comme il croit quelquefois sentir? Et l'on se tait de cet étrange
malaise, et l'on retombe, comme fit Henry de Poyanne dès le lendemain de
ce rendez-vous de Passy, dans cette silencieuse et folle scrutation des
moindres nuances où une parole, un geste, un jeu distrait de physionomie
deviennent des preuves à l'appui de cette affreuse et fixe idée: «Je
suis plaint, je ne suis plus aimé...» Pour le comte cette idée se
doublait d'une autre plus affreuse encore et qu'il tentait vainement de
chasser. Un nouvel entretien avec d'Avançon lui avait révélé que Casal
était définitivement consigné à la porte. Le vieux diplomate ne s'y
était pas trompé:

--«Je n'ai qu'à voir la tête qu'il me fait au petit club,» avait-il dit
en se frottant les mains, «pour en être sûr.»

Ainsi, Mme de Tillières avait tenu sa promesse. Elle ne recevait plus le
jeune homme. Même sans confirmation d'aucune sorte et sans enquête
nouvelle, Henry en était sûr. Sa rencontre avec Raymond, presque au
seuil de la porte, le lui avait d'ailleurs prouvé. Il avait vu, d'une
extrémité de la rue, Casal entrer puis ressortir aussitôt, et son
imprudent regard pour accompagner le visiteur éconduit n'avait pas été
exempt de cet orgueil masculin dont même les plus nobles amants
subissent parfois la mauvaise ivresse. Mais si, après avoir exécuté
Casal, Juliette ne le regrettait pas, pourquoi donnait-elle tous les
signes d'une consomption intérieure, inexplicable sinon par la morsure
cachée d'une douleur constante? Ils sont si amers à constater pour un
amant épris, ces signes-là, même lorsqu'il connaît la cause du ravage
qu'ils révèlent. Voir le visage de l'être qui vous est si cher pâlir et
comme se fondre, ses paupières se lasser, ses joues se creuser, ses
tempes jaunir, ses lèvres se décolorer, partout la preuve que la flamme
de cette vie adorée tremble et vacille!... Dieu! si elle allait
s'éteindre! Et quel frisson à la pensée que l'objet de tant d'amour est
si fragile, que tout notre coeur est suspendu au souffle d'une créature
mortelle! Le supplice de cette inquiétude s'exaspère parfois en des
lancinations si aiguës que l'on souhaite de cesser d'aimer comme un
malade crucifié par la névralgie souhaite de ne plus vivre. Que devenir
lorsque cette torture de voir s'en aller heure par heure la femme que
l'on aime s'augmente de cette autre:

--«Elle meurt peut-être de chagrin à cause d'un autre...»

C'est la grande forme de la jalousie, celle-là, et c'est la seule que
connaissent les âmes nobles qui s'attachent, non pas, comme les esprits
positifs et vulgaires, aux actions, mais aux sentiments. Elle a pour
principe non plus la vision impure des caresses, mais la certitude que
nous ne suffisons pas au bonheur de ce que nous aimons. Elle ne produit
pas les crises des résolutions violentes, les flétrissantes enquêtes
comme celles que poursuivait Casal à cette même période. Mais lentement,
inévitablement elle épuise toutes les forces du coeur. Elle nous
enveloppe d'une atmosphère irrespirable d'où nous sortirons, si nous en
sortons, incapables d'espérance, impuissants à la joie, le coeur tari et
comme usé. Beaucoup de jours ne s'étaient pas écoulés entre la matinée
où d'Avançon était venu faire rue Matignon son dangereux métier de
dénonciateur volontaire et la soirée du Théâtre-Français où Raymond
avait abordé Poyanne,--et ce peu de temps avait suffi pour que ce
dernier tombât dans une détresse intime encore plus déprimante que celle
de son voyage à Besançon. Il était arrivé à cette hypothèse pour lui
terrible et qu'il sentait vraie:

--«Elle aime Casal sans se l'avouer; et moi, si elle me garde, c'est par
honneur, c'est peut-être par charité surtout.»

Ah! quand ces mots se prononçaient en lui, presque malgré lui, comme il
retrouvait contre cette détestable aumône de pitié ses révoltes d'amant
toujours amoureux! Et chaque matin il se promettait d'avoir une
explication définitive--qu'il reculait de nouveau dès qu'il avait vu le
pauvre visage amaigri de sa maîtresse. Il tremblait qu'un tel entretien
ne lui fît mal, et il se taisait. Mais le regard de ses yeux, le pli de
son front, ses silences mêmes révélaient assez sa rechute dans la
tristesse de la défiance, et la jeune femme, de son côté, interprétait,
elle aussi, ces signes d'une anxiété secrète avec ce qu'elle savait du
caractère du comte, et elle se disait:

--«Il n'est même pas heureux... J'ai brisé pour lui un sentiment qui
m'était déjà si cher! À quoi bon? À quoi bon avoir rejeté l'autre dans
son indigne vie d'autrefois?...»

Elle était sûre, en effet, que Casal, à ce même moment, cherchait
l'oubli dans la reprise de ses avilissantes débauches. Elle le voyait,
en imagination, auprès d'une fille ou d'une autre Mme de Corcieux. Elle
se sentait alors jalouse à son tour. Une femme qui ne s'est pas donnée à
celui qu'elle aime professe parfois de ces jalousies aussi douloureuses
qu'iniques pour celles avec qui cet homme l'oublie... À ces minutes-là,
et sous l'impression de ces souffrances complexes, Juliette comprenait,
avec une épouvante jamais calmée, la vérité de sa situation morale: elle
avait bien pu simplifier sa vie dans les faits en sacrifiant loyalement
son amour nouveau aux restes douloureux de son ancien amour, en
renonçant à ce qui eût été son bonheur pour la satisfaction de la pitié
la plus passionnée. Mais ce parti pris n'avait pas guéri son coeur
malade,--son coeur qui palpitait, qui saignait à la fois par ces deux
êtres, et elle ne pouvait même pas rendre heureux celui auquel sa
volonté immolait l'autre!

Elle en était à cette station de son calvaire, quand ce dernier coup
l'accabla: Gabrielle venant lui apprendre que Casal était sur la voie de
la vérité. Le saisissement fut si fort que son énergie la trahit,--cette
nerveuse énergie des femmes frêles qui suffisent des jours et des jours
aux plus épuisantes émotions; puis elles payent cette résistance par des
maladies devant lesquelles la science reste désarmée, tant l'organisme a
été ruiné jusqu'en son fond dernier par cette série d'emprunts de force.
Elle passa quarante-huit heures au lit, comme tuée, incapable de bouger,
de penser, de sentir, devant ce que cette découverte lui représentait
d'inconnu et de redoutable. Elle était encore toute brisée de cette
crise, par cette claire après-midi d'été, où elle se promenait dans le
petit jardin, écoutant les oiseaux, regardant les fleurs, mais toujours,
toujours obsédée de cette question qui maintenant la hantait à chaque
heure du jour et de la nuit:

--«Raymond connaît ma liaison avec Henry. Que pense-t-il? Que va-t-il
faire?»

Ce qu'il pensait? Cela, elle le devinait trop bien, et que, ne pouvant
s'expliquer les nuances d'âme par lesquelles elle avait passé, il la
méprisait certainement d'avoir été coquette avec lui alors qu'elle était
la maîtresse d'un autre. Dans le délire de révolte que lui infligeait
l'idée de ce mépris, elle allait jusqu'à concevoir les projets les plus
dangereux, les plus étrangers à sa nature comme à ses principes: lui
écrire pour se raconter tout entière, l'appeler à un nouveau
rendez-vous... Et puis elle se disait: «Non, il ne me croira pas, et, si
je le revois, je suis perdue...» Elle comprenait qu'après sa faiblesse
au cours de leur dernière entrevue, se retrouver seule avec lui c'était
se mettre à sa merci. Elle ne se sentait plus sûre d'elle-même. Et puis
dans les yeux de cet homme autrefois remplis d'un tel culte, elle lirait
l'outrage d'une horrible certitude. Quelle certitude? Comment avait-il
acquis la preuve de son intrigue? Ce mystère par-dessus l'autre
confondait sa raison, et c'est alors qu'elle se demandait: «Oui, que
va-t-il faire?...» Et un frisson de peur la secouait qu'elle combattait
en vain par des raisonnements fondés sur la délicatesse des procédés que
Casal avait employés vis-à-vis d'elle. À cette époque-là il ne
soupçonnait rien, et maintenant?... Maintenant elle était sur le bord
des conflits tragiques et elle en ressentait la terreur anticipée,
tandis qu'elle foulait dans sa marche monotone le gravier de l'étroite
allée, et le soleil continuait de briller, les acacias de secouer leurs
parfums, et le temps d'aller, rapprochant la seconde où elle expierait
si cruellement la faiblesse de n'avoir ni osé ni su bien lire en
elle-même. L'absorption de la promeneuse était si complète qu'elle ne
voyait pas Mme de Candale qui, debout sur la porte du salon, la
regardait avec une émotion singulière. Sans doute la petite comtesse
arrivait porteuse d'une nouvelle bien sérieuse, car elle semblait
reculer le moment de parler à son amie, qu'elle finit pourtant par
appeler deux fois de son nom. Mme de Tillières releva la tête, elle
aperçut Gabrielle, et elle ne se méprit pas une minute sur l'expression
de cette physionomie qui lui était si familière.

--«Qu'y a-t-il?» demanda-t-elle aussitôt qu'elle fut dans le petit
salon. Mme de Candale l'avait prise par le bras et entraînée hors du
jardin dans l'appartement, par peur des yeux de Mme de Nançay, qui
pouvait être assise derrière la fenêtre du premier étage, à suivre,
comme elle faisait souvent, d'un tendre regard, les allées et venues de
sa fille chérie.

--«Il y a,» répondit la visiteuse, d'une voix étouffée, «qu'il se passe
des choses très graves, si graves que je ne sais comment te les dire...
Prends mes mains et vois comme je tremble... As-tu du courage?...»

--«Oui,» fit Juliette, «mais parle, parle...»

--«C'est moi qui perds la tête,» reprit la comtesse. «Je devrais te
calmer et je t'affole. Allons, assieds-toi. Comme tu es pâle!... Tu vas
juger par toi-même si j'ai eu raison de venir tout de suite... Nous
étions ce matin, à neuf heures, Louis et moi, à prendre le thé, quand on
apporte une lettre. «C'est de M. Casal,» dit le domestique, «on attend
la réponse.»--«De Casal,» fait Louis, «qu'est-ce qu'il peut bien me
vouloir, lui qui n'écrit jamais?» Il ouvre l'enveloppe et commence sa
lecture. Je le suis des yeux, pendant ce temps-là... Je vois un
étonnement passer sur son visage. Il répond: «Dites que je serai rue de
Lisbonne dans une demi-heure.» Quand nous sommes seuls, je lui demande,
comme toi tout à l'heure: «Qu'y a-t-il?»--«Mais rien qui vous intéresse,
une présentation au cercle.» Il avait, en me disant cela, son regard qui
ment, celui qu'il prend pour me raconter sa journée quand il a eu un
rendez-vous avec Mme Bernard. J'en ai trop souffert, de ce regard-là,
pour ne pas le connaître. Je fus sur le point de t'écrire dès ce matin
pour te raconter cela, à tout hasard. Mais c'était si peu de chose!...
Quand nous nous sommes retrouvés à déjeuner, j'ai jugé aussitôt que
Louis continuait d'être extrêmement préoccupé. Tout à coup il me
demande: «Est-ce qu'Henry de Poyanne va toujours beaucoup chez Mme de
Tillières?»--«Oui,» lui dis-je; «pourquoi cette question?»--«Pour rien,»
fait-il, «pour savoir;» puis il retombe dans son silence. Je te l'ai
répété souvent: il ne peut rien garder. Il fuit, comme dit ma soeur. Je
le laissai se taire, bien sûre qu'avant la fin du déjeuner il lâcherait
quelque nouvelle phrase qui me mettrait sur la voie du secret. Car il y
avait un secret, et qui se rapportait certainement au billet du matin.
Cela n'a pas manqué. «Et Casal,» m'a-t-il demandé encore et si
gauchement, «est-ce qu'il a vu souvent Mme de Tillières depuis qu'ils
ont déjeuné ensemble ici?»--«Je n'en sais rien,» lui ai-je répondu.
«Mais m'expliqueras-tu pourquoi tu t'intéresses tant aujourd'hui à
savoir qui va ou qui ne va pas chez Juliette?»--«Moi,» dit-il en
rougissant, «quelle idée!...» Et comme il prononçait ces mots, le
domestique demande si «Monsieur peut recevoir lord Herbert Bohun,» cet
Anglais, l'_alter ego_ de Casal, qui depuis des années ne m'a seulement
jamais mis une carte... Je les ai laissés enfermés à discuter dans le
cabinet de Louis, j'ai pris un fiacre et me voici...»

--«En effet!» dit Juliette, «c'est étrange, c'est bien étrange... S'il
s'agissait d'un duel?... Si ton mari et cet Anglais étaient les témoins
de Raymond contre Henry?... Mais c'est clair comme le jour... Ils vont
se battre!... N'est-ce pas, que tu l'as pensé? Réponds...»

--«Hé bien! oui,» dit la comtesse, «je l'ai pensé; mais, je t'en
supplie, ne t'exalte pas... Nous pouvons nous tromper... C'est si
invraisemblable en soi. Pense donc. Casal et Poyanne ne vont jamais dans
le même monde. Ils ne sont pas des mêmes cercles, sinon du Jockey, où
ils ne vont guère ni l'un ni l'autre, et tu ne les vois pas se prenant
de querelle, ni là ni dans un lieu public... Il faudrait qu'il y eût eu
entre eux un échange de lettres... C'est encore bien difficile... Il y a
quelque chose, pourtant, je le crois, je le sens, mais quoi?... Voilà,
il faudrait savoir... Par qui? Louis a des défauts, il est très
imprudent, maladroit au delà de tout, mais s'il a donné sa parole de se
taire, il est gentilhomme... Je voudrais que tu voies Poyanne... Et
c'est pour cela que je suis venue si vite...»

--«Merci,» reprit Juliette en embrassant son amie. «Tu me sauves. Un
duel entre eux, je n'y survivrais pas... Ah! je vais savoir... Henry
devait être ici à deux heures... Il ne m'a pas écrit pour déplacer ce
rendez-vous. C'est qu'il viendra... Dieu! j'ai la fièvre; mais tu as
raison, je dois être forte.»

Malgré cette résolution et quoique le sentiment subit d'un grand péril
possible eût en effet rendu un calme relatif à la jeune femme, comme il
arrive aux natures que soutient, dans les moments suprêmes, le sang
courageux d'une bonne race, jamais, depuis le jour où elle attendait la
dépêche lui donnant des détails sur le premier combat auquel assistait
son mari, Juliette n'avait été la proie d'une anxiété aussi dévorante.
Les quinze minutes qui s'écoulèrent entre le départ de son amie et
l'arrivée de son amant lui parurent si longues qu'elle faillit envoyer
un domestique chez le comte, parce que l'heure du rendez-vous était un
peu dépassée. Elle regretta d'avoir laissé Gabrielle s'en aller, quoique
cette dernière eût dit avec beaucoup de bon sens:

--«Il vaut mieux que Poyanne ne me trouve pas ici... Dans ces
situations-là, plus il y a de personnes dans le secret, plus
l'amour-propre entre en jeu... Tu m'écriras aussitôt pour me
tranquilliser...»

--«Deux heures dix...,» songeait Juliette, en suivant sur la pendule la
marche de l'aiguille. «Si à deux heures un quart il n'est pas arrivé,
c'est qu'il ne viendra pas... Et comment savoir, alors? Mais on a
sonné... On ouvre la porte d'entrée... Celle du grand salon... Ah! c'est
lui...»

C'était en effet Henry de Poyanne, qui s'excusa de n'avoir pu se dégager
plus tôt d'un rendez-vous d'affaires. En réalité, il quittait ses deux
témoins, qui étaient son collègue de Sauve et le général de Jardes. La
rencontre était réglée pour le lendemain, à des conditions fixées par
lui-même et de celles qui font réfléchir les plus braves: quatre balles
à vingt pas, au commandement, avec des pistolets à double détente.--On
fabriquait les derniers à cette époque.--Le comte devait donc se dire
qu'il voyait peut-être son amie pour la dernière fois. Pourtant sa
physionomie, que Juliette scruta aussitôt du plus avide regard, ne
trahissait aucune espèce d'anxiété. En se montrant ainsi, tranquille
jusqu'à l'indifférence, à la veille d'un duel avec un adversaire
redoutable, cet homme ne s'imposait pas un rôle. Cette tranquillité
était sincère. À la suite de la scène inattendue de la veille, il avait
éprouvé comme une singulière sensation d'apaisement. Incapable de
s'imaginer le vrai motif pour lequel Casal lui avait cherché une si
extravagante querelle et si contraire à tout procédé de galant
homme,--ce délire d'une curiosité affolée,--il y avait vu l'effet d'un
délire, mais de jalousie. C'était la colère d'un séducteur
professionnel, habitué aux succès faciles, et qui, renvoyé par une
femme, s'en prenait brutalement au rival par l'influence duquel il se
croyait expulsé. Et que prouvait cette colère, sinon que Raymond ne
conservait plus d'espoir? Donc Juliette ne lui avait témoigné aucun
intérêt trop vif. Quoique le comte n'eût jamais mis en doute la fidélité
même morale de sa maîtresse, ce lui fut une douceur infinie d'en tenir
là un signe qu'il jugeait irréfutable, et une étrange douceur aussi de
constater une souffrance exaspérée jusqu'à la déraison chez Casal. Ah!
ce Casal, il le détestait si profondément, depuis ces quelques jours,
que la perspective de le tenir au bout de son pistolet achevait de lui
donner une instinctive, une invincible satisfaction. Il en oubliait et
que le secret de ses relations avec Mme de Tillières avait été surpris,
et que les chances du combat étaient plus favorables à Raymond. En
allant chez Gastinne, le matin même, se démontrer qu'il n'avait pas trop
oublié le maniement de l'arme par lui choisie, il avait pu voir affiché
au mur, parmi les trophées des tireurs hors pair, un carton avec une
mouche déchiquetée comme à l'emporte-pièce, et au-dessous cette
inscription: «Sept balles au visé par M. Casal.» Mais quoi? Il avait
bravé la mort de plus près en 1870, et d'ailleurs le danger devait lui
procurer, comme à son ennemi, et pour les mêmes motifs, après cette
longue crise de rongement d'esprit, une sorte d'impression de bien-être
particulière. L'action, même tragique, nous soulage quand nous avons
trop vécu sur notre propre pensée. Elle a cela du moins pour elle, de
nous reposer, par sa précision forcée, de cette intolérable incohérence
que produit l'abus de la réflexion.

Mme de Tillières se heurta donc, durant les premiers instants de cette
visite, à un masque de sérénité grave qui l'eût déroutée s'il ne se fût
pas agi pour elle d'un intérêt capital. Il ne lui suffisait pas, dans
une pareille circonstance, de s'arrêter à une hypothèse. Elle avait faim
et soif de savoir. Elle tenait un moyen assuré pour être bien certaine
que Poyanne ne se battait pas le lendemain. Il suffisait de lui demander
qu'il passât auprès d'elle cette journée, et, après quelques phrases de
banale politesse sur le temps, sur leur santé, elle lui dit, avec une
coquetterie câline dans le geste et dans la voix dont elle l'avait bien
déshabitué:

--«J'espère que vous allez être content de votre amie... Vous me
reprochiez de ne plus jamais sortir, de ne pas prendre l'air... Hé bien!
maman et moi, nous allons demain à Fontainebleau voir ma cousine de
Nançay qui s'y est établie l'autre semaine. Et savez-vous qui nous avons
choisi comme cavalier?...»

--«D'Avançon,» fit le comte avec un sourire.

--«Vous n'y êtes pas,» reprit-elle en badinant. «Notre cavalier, c'est
vous. Ne dites pas non... Je n'admets pas d'excuses...»

--«C'est malheureusement impossible,» répondit-il. «Je suis de
commission, à deux heures, au Palais-Bourbon.»

--«Vous me sacrifierez votre commission,» dit-elle, «voilà tout... Vous
savez que je ne vous demande pas grand'chose. Mais cette fois,
j'exige... J'ai mes raisons pour cela,» ajouta-t-elle finement.

--«Avouez,» reprit-il, afin de maintenir la conversation sur un ton de
plaisanterie, et la regardant, pour deviner si elle soupçonnait quelque
chose, «avouez que j'ai au moins le droit de les connaître, ces
raisons?»

--«Et moi, je ne peux pas vous les donner,» répliqua-t-elle, «mais je
veux... Et quand ce ne serait qu'un caprice de malade, refuseriez-vous
d'y satisfaire?... Vous savez,» continua-t-elle avec un sourire triste,
«il faut me gâter... Vous ne m'aurez peut-être pas toujours...»

--«Vraiment, non,» dit-il sérieusement, «je ne peux pas... Voyons,
Juliette, soyez raisonnable. Si c'est un caprice, vous ne voudrez pas
que j'y sacrifie un devoir de conscience...»

Il s'était levé pour échapper à l'extrême acuité du regard que les
prunelles de sa maîtresse avaient lancé tout d'un coup. Était-elle
réellement plus souffrante? Alors elle cédait, comme elle l'avait dit, à
une de ces fantaisies de despotisme où se révèle le déséquilibre nerveux
des organismes touchés. Ou bien avait-elle appris la scène de la veille,
et ses suites? Mais comment? Par qui? Elle ne lui laissa pas le temps de
réfléchir davantage à cette double hypothèse, car elle s'était levée à
son tour, et, marchant droit sur lui, les yeux fixes, la voix saccadée,
elle reprenait:

--«Ah! Henry, que vous mentez mal!... Non, vous ne pouvez pas être libre
demain. Je le savais, et je sais aussi le vrai motif, et je vais vous le
dire, moi, et voir si vous oserez me démentir: c'est que demain vous
vous battez..., et avec qui, je le sais encore... Faut-il vous le
nommer?...»

Si éveillée que fût depuis le début de cet entretien la défiance de
Poyanne, il ne put se retenir de laisser paraître, tandis qu'elle
parlait, un étonnement qui, à lui seul, était un aveu. D'ailleurs, une
idée cruelle s'empara aussitôt de son esprit qui lui rendit la
dissimulation impossible. Si Juliette savait tout, ce n'était point par
ses témoins, dont il était sûr. Il fallait donc que les témoins de Casal
eussent parlé? ce n'était guère vraisemblable; ou Casal lui-même. «Et
pourquoi non? Il a voulu se venger d'elle,» pensa-t-il; «peut-être
l'avait-il menacée de ce duel avec moi, auparavant?... Il lui aura tout
écrit... Ah! le misérable!...» Il ne s'arrêta pas à vérifier ce que
cette imagination avait de chimérique. Il ne se dit pas que la ruse de
Juliette prouvait simplement un vague soupçon. La rancune contre son
rival était si forte que de penser à une nouvelle vilenie de cet homme
l'affola de fureur, et il répondit, les yeux durs, la voix âcre:

--«Puisque vous êtes si bien renseignée, vous savez aussi les motifs de
cette rencontre et qu'elle est inévitable...»

--«C'est donc vrai!...» s'écria-t-elle en le prenant dans ses bras. La
soudaine certitude que vraiment les deux hommes allaient se battre l'un
contre l'autre l'avait frappée de ce coup de panique qui ne permet plus
la réflexion, et elle continuait, tremblant de tous ses membres et
serrant Henry contre elle avec la force que donne la fièvre: «Non, ce
duel n'aura pas lieu. Vous ne vous battrez pas... Toi contre lui, non,
non, je ne veux pas... Ah! si tu m'aimes, tu trouveras le moyen
d'empêcher que cette chose monstrueuse n'ait lieu... Vous deux! L'un
contre l'autre!... Non, non, non, ce n'est pas possible, jure-moi que ce
ne sera pas... Entends-tu? Je ne le veux pas... J'en mourrais... Vous
deux!... Vous deux!...»

                   *       *       *       *       *

Toi contre lui!... Vous deux!...--Le comte l'écoutait jeter ces mots et
révéler ainsi l'affreuse dualité de coeur qu'il soupçonnait depuis des
jours, qu'elle s'était tant appliquée à lui cacher. Elle avait vu ces
deux êtres, qui lui étaient si chers l'un et l'autre, dans un même
éclair d'épouvante, et elle la disait, sa double vision, dans ce
saisissement de la terreur affolée qui montre le fond entier des âmes.
Cet amant malheureux sentit frémir en lui à cette évidence toutes les
jalousies morales dont il avait trop souffert; il se dégagea de cette
étreinte, il repoussa presque avec dureté ces bras qui le pressaient,
ces mains qui s'attachaient à ses vêtements, et il répondit:

--«Nous deux!... Vous voyez, vous ne savez pas si vous tremblez pour lui
ou pour moi! Vous ne savez pas lequel vous aimez!... Ou plutôt si...,»
continua-t-il avec une amertume d'accent qui arrêta du coup Juliette et
la fit se tenir immobile sous la secousse d'une nouvelle terreur. Les
paroles de Poyanne résonnaient en elle avec le dur accent de la vérité.
«Si, vous le savez; et lui aussi, lui, il le sait... Je comprends
maintenant pourquoi, ne voyant plus entre lui et votre coeur qu'un
obstacle, ce dernier reste d'affection pour moi, il a voulu le supprimer
en me supprimant... Mais puisqu'il vous a dit, contre la parole qu'il
m'avait donnée, que nous nous battions demain, vous a-t-il bien raconté
qu'il s'était permis de m'appeler lâche?--Lâche, entendez-vous, et me
demandez-vous d'accepter cette injure? Et puis, voulez-vous que je vous
dise tout? Il ne me l'aurait pas fait, ce mortel outrage, que je ne
laisserais pas échapper cette occasion de jouer ma vie contre la sienne,
car je le hais, cet homme!... Ah! que je le hais!»

--«Henry,» reprit-elle d'une voix brisée et lui prenant la main cette
fois avec la timidité vaincue d'un enfant qui implore grâce, «je t'en
supplie, crois-moi... Je te le jure, par tout notre passé, notre cher
passé, je n'ai rien su que par Gabrielle et par toi... Elle est venue
tout à l'heure. Son mari est témoin dans cette horrible affaire. Il a
dit deux ou trois phrases qui ont éveillé ses soupçons à elle et puis
les miens, quand elle me les a répétées... Alors, quand j'ai entendu
l'aveu de ta bouche, j'ai vu du sang,--du sang versé à cause de moi!...
Et j'ai crié... Mais je n'aime que toi, mais je suis à toi pour la
vie!... Nous allions être si heureux... Tu m'étais revenu si bon, si
tendre... Comprends donc, en admettant que cet homme m'aime, s'il t'a
cherché querelle, c'est parce qu'il sait que je n'aime que toi, que je
t'aimerai toujours...»

--«Il ne m'en a pas moins insulté,» interrompit le comte, «et je ne peux
plus rien pour affacer cela... Non, je ne peux pas plus reculer que si
nous étions à demain et que l'on vînt de nous dire: feu... Je te
crois...,» ajouta-t-il en répondant au serrement de main de sa maîtresse
par une pression longue et passionnée. Il avait de nouveau constaté
qu'elle était sincère dans cet élan vers lui, aussitôt qu'il souffrait.
Il n'osa pas lui dire sa vraie pensée: «Si j'étais sûr que tu ne l'aimes
pas! Mais non, tu l'aimes et tu ne veux pas l'aimer; et moi, tu voudrais
m'aimer...» Il commençait à se sentir si las de cette éternelle
incertitude, et il avait tant besoin de conserver son sang-froid pour
bien régler toutes ses affaires durant cette après-midi, peut-être sa
dernière. «Oui,» insista-t-il, «je te crois. Et je comprends que j'ai
été un imprudent de te parler comme j'ai fait... Tu sais tout
maintenant. Je ne peux pas retirer ce que j'ai dit. Sois courageuse, mon
amie, et ne prononce plus un mot sur ce sujet... On ne discute pas, tu
sens cela mieux que personne, avec les questions d'honneur... D'ailleurs
je dois te quitter. J'étais venu te demander de me recevoir à neuf
heures, après le dîner. Je te dirai au revoir, si Dieu permet... Tu
auras réfléchi, et nous causerons sans nous dire de ces phrases qui nous
font si mal, à toi et à moi, pour rien... Nous ne sommes déjà pas trop
heureux!»

                   *       *       *       *       *

Elle le laissa partir sans lui répondre. Que pouvait-elle devant
l'évidence de cette nécessité sociale aussi implacablement opprimante
que la nécessité physique, que la chute d'une maison ou bien qu'un
tremblement de terre? Raymond avait outragé Henry et ce dernier avait
raison: le duel était inévitable. Mais la nécessité n'implique pas que
l'on se résigne, et, dans ce coeur de femme deux fois atteint, toutes
les puissances de la révolte frémissaient contre l'acceptation de
l'atroce torture que lui représentait cette rencontre entre ces deux
hommes. Depuis longtemps Poyanne avait disparu, et elle était là
toujours, comme à la minute ou la porte s'était refermée derrière lui,
assise ou plutôt abîmée dans un fauteuil, les mains jointes sur les
genoux, la tête penchée en avant, les yeux fixes, et c'était dans sa
tête un va-et-vient tourbillonnant d'images qui lui montraient Henry et
Raymond debout à quelques pas l'un de l'autre, le groupe des témoins, le
signal, les canons abaissés des pistolets,--son amant n'avait-il pas
fait allusion à cette arme?... Et puis l'un des deux gisait à terre...
Elle voyait Poyanne tombant ainsi: les yeux de cet ami de dix années,
ces yeux dans lesquels elle n'avait jamais pu supporter un passage
triste, se tournaient vers elle, et dans ce regard d'agonie, elle lisait
ce reproche suprême: «C'est toi qui m'as tué...» Elle chassait ce
cauchemar de funeste présage avec toutes les forces de son âme, et cette
autre image s'imposait à elle aussitôt: Casal frappé à mort, ce Casal
dont la présence la secouait d'un frisson de joie et de peur, dont
l'absence la faisait dépérir de mélancolie. Ce noble visage d'homme,
dont la beauté si mâle l'avait tant séduite, lui apparaissait tout pâle,
et les yeux de celui-là regardaient aussi vers elle, non plus avec de
tendres reproches, mais avec cette intolérable expression de mépris dont
la seule idée la torturait depuis plusieurs jours. Et,--comment
comprendre qu'il y eût place en elle pour cette misérable ambiguïté de
sensation?---même à cette heure d'une crise tragique, elle ne savait
pas, elle ne pouvait pas savoir lequel des deux elle pleurerait avec les
larmes les plus amères, si le duel avait lieu et s'il aboutissait à un
dénouement fatal... Mais non. Il n'aurait pas lieu! Dût-elle aller sur
le terrain et se jeter à leurs pieds, là, devant les témoins, elle le
ferait. Insensée! Elle ne savait ni le moment, ni l'endroit, ni rien,
sinon qu'avant vingt-quatre heures, moins peut-être, la scène dernière
du drame amené par sa coupable faiblesse se serait accomplie. Son
impuissance, elle l'avait mesurée quand Poyanne lui avait parlé avec la
fermeté d'un homme qui n'admet pas même la discussion, et elle n'avait
pas trouvé un mot à répondre. Que faire? mon Dieu! Que faire?...
S'adresser aux témoins? C'est leur rôle à eux d'empêcher ces combats
atroces. Mais qui étaient-ils? Elle savait les noms de Candale et de
lord Herbert. Quand elle arriverait à joindre ces deux-là, que leur
dirait-elle? Au nom de quoi supplierait-elle ces amis de l'homme qu'elle
avait trompé? Car, pour eux, et s'ils connaissaient toute son histoire
par les confidences de leur client, elle était, elle, une coquette, une
infâme et perfide coquette, qui s'était fait faire la cour pendant
l'absence de son amant, par quelqu'un qu'elle se proposait de mettre à
la porte, sitôt cet amant revenu. Comment leur expliquerait-elle sa
bonne foi absolue, ses concessions involontaires et surtout cette
anomalie abominable de son coeur si sincère, si double, qu'elle
tremblait également pour tous les deux devant leur commun danger? Et le
cauchemar recommençait. Elle voyait un trou dans une poitrine, un front
meurtri d'une balle, du sang couler, et, avec ce sang, que ce fût celui
d'Henry ou celui de l'autre, sa vie s'en irait tout entière dans une
inexprimable souffrance, si aiguë que c'était à souhaiter de mourir tout
de suite, pour jamais, jamais ne voir cela!...

L'heure sonna. Machinalement Juliette releva la tête à ce bruit, qui lui
sembla retentir dans le grand silence de la chambre avec une solennité
d'amplitude inaccoutumée. Elle regarda la pendule dont le balancier lui
mesurait, minute par minute, seconde par seconde, le temps qui restait
pour empêcher que le cauchemar de ce duel ne devînt une terrible, une
irréparable réalité. Elle vit que l'aiguille marquait quatre heures. Il
y avait plus d'une heure que Poyanne l'avait quittée, et elle était
demeurée là sans agir, quand Gabrielle l'attendait, prête à l'appuyer
dans son oeuvre de conciliation. Cette idée qu'elle avait ainsi perdu,
sans les employer, un si grand nombre de ces instants qui lui étaient
avarement comptés, la fit se lever brusquement. Elle passa ses mains sur
ses yeux, et, à sa prostration épouvantée, succéda tout d'un coup la
fièvre active des moments de désespoir. En un clin d'oeil elle eut sonné
sa femme de chambre, passé une robe de ville, demandé un fiacre,--faire
atteler était trop long,--et elle roulait du côté de la rue de Tilsitt.
Vingt projets divers tournoyaient dans sa tête en feu, auxquels la
comtesse était toujours mêlée, et qui s'écroulèrent devant un
contretemps bien simple à prévoir. Ne voyant pas arriver son amie et
rongée elle-même d'impatience, Mme de Candale était partie de son côté
pour la rue Matignon. Leurs voitures s'étaient sans doute croisées, car
le portier insista sur la toute récente sortie de sa maîtresse:

--«Madame la comtesse était là, il y a dix minutes.»

--«Mon Dieu!» songea Mme de Tillières en remontant dans son fiacre,
«pourvu qu'elle ait eu la bonne inspiration de m'attendre chez moi!»

C'était en effet le parti le plus logique. Mais dans ces crises de la
vie privée, qui exigeraient de l'à-propos et de la précision, les partis
les plus simples sont justement ceux auxquels on ne pense jamais. Au
lieu de se dire: Juliette est évidemment allée rue de Tilsitt et va
revenir, Mme de Candale, dévorée d'inquiétude, eut l'idée de pousser
jusqu'à la rue Royale, résolue, si son mari était au cercle, à le faire
appeler et à savoir de lui quelque chose. Tandis qu'elle faisait cette
démarche parfaitement inutile, vu l'heure qu'il était et les habitudes
de Candale, Juliette arrivait rue Matignon. Elle apprenait que son amie
l'avait demandée, puis était repartie sans rien dire. Devant ce nouveau
malentendu, elle fût prise d'un subit affolement et elle retourna rue de
Tilsitt, où naturellement elle ne trouva pas davantage celle qu'elle
cherchait. Alors, dans le désarroi de ces allées et de ces venues
successives, une idée commença de grandir en elle, et cette idée finit
par envahir cette âme en détresse, au point qu'il lui devint impossible
de ne pas se précipiter sur cette unique chance de salut avec cette
impétueuse frénésie devant laquelle tous les obstacles ploient et tous
les raisonnements. Ce duel entre Poyanne et Casal, quelle en était la
cause? Un outrage de ce dernier, ce mot de lâche lancé à la face de son
ennemi... Mais si on obtenait de lui qu'il le retirât, ce mot, qu'il
s'excusât de cet outrage, l'affaire devenait du coup impossible... Si on
obtenait cela de lui? Mais qui?... Pourquoi pas elle-même? Si elle
allait à lui, maintenant, lui montrer sa douleur, et lui demander de
tout faire pour éviter la rencontre? Ce que l'honneur interdisait à
Poyanne, l'autre le pouvait, le devait même s'il l'aimait,--et il
l'aimait. Sans cela, se serait-il laissé emporter jusqu'à cette
extrémité? Oui, c'était le salut. Comment n'y avait-elle pas songé plus
tôt? Elle regarda de nouveau l'heure, et elle vit que ces courses entre
la rue de Tilsitt et la rue Matignon lui avaient perdu encore quarante
minutes. Son fiacre était à mi-chemin de sa maison quand elle fit cette
constatation qui la bouleversa. Qu'il lui restait peu de temps pour
agir, puisqu'il était cinq heures; à sept, elle devait être rentrée pour
dîner avec sa mère, et à neuf, Henry revenait! L'excès de son angoisse
acheva de l'affoler, et, comme si elle eût agi dans un rêve, elle frappa
la vitre de sa petite main et jeta au cocher l'adresse de l'homme de qui
lui paraissait dépendre en ce moment son sort tout entier. Comme dans un
rêve, elle descendit devant la porte de l'hôtel de la rue de Lisbonne,
elle sonna, elle demanda M. Casal et l'énormité de sa démarche ne lui
apparut qu'une fois entrée dans le petit salon dont la figure inconnue
la rappela soudain à elle-même. Tout égarée, elle regarda les murs de
cette pièce qu'elle devait si souvent revoir en souvenir, avec la nuance
amortie de ses tapisseries, le miroitement de quelques armes, les
reflets de ses tableaux et l'élégant désordre de son ameublement.

--«Mon Dieu,» se dit-elle à haute voix, «qu'ai-je fait?...»

C'était déjà trop tard, Raymond entrait dans le salon. Il était dans son
cabinet de travail, occupé, comme Poyanne, sans doute, à cette même
heure, au règlement des dispositions qui précèdent un duel vraiment
sérieux, quand le valet de chambre lui annonça la visite d'une dame qui
ne voulait pas dire son nom. Il s'imagina aussitôt qu'une indiscrétion
de Candale avait tout révélé à la comtesse, et que cette dernière
accourait chez lui pour obtenir qu'il laissât son mari arranger
l'affaire. Aussi, lorsqu'il reconnut Juliette, son saisissement fut si
fort, qu'il demeura immobile quelques secondes sur le pas de la porte. À
la voir si pâle, si frémissante d'une émotion que maintenant elle ne
pouvait plus cacher, il comprit qu'elle savait tout, et par qui? sinon
par Poyanne. Il se fit d'instinct le même raisonnement contre son rival
que son rival s'était fait contre lui, et devant cette preuve nouvelle
d'une intimité entre ces deux êtres, il subit, lui aussi, un
involontaire accès de fureur jalouse. Mais il y apporta la violence d'un
homme rongé de soupçons depuis des jours et des jours, et qui a besoin
de blesser la femme, objet de ces soupçons, de lui meurtrir, de lui
broyer l'âme:

--«Vous ici, madame,» dit-il après ce premier sursaut de surprise et
avec une ironie brutale. «Ah! je devine... Vous venez me demander la vie
de votre amant...»

--«Non,» répondit-elle d'une voix brisée. Il l'avait, en effet, par ces
quelques mots, frappée au plus vif, au plus saignant de son être; mais
puisque cette démarche folle était hasardée, du moins il fallait essayer
qu'elle ne fût pas vaine; «Non, ce n'est pas sa vie que je viens vous
demander; c'est la mienne. C'est de ne pas ajouter, aux douleurs que je
supporte depuis tant de jours, celle de savoir que deux hommes de coeur,
comme vous et comme lui, risquent de mourir par ma faute... Il n'y a que
vous qui puissiez défaire ce que vous avez fait, et c'est pour cela que
j'ai voulu vous voir, vous parler, vous supplier, s'il le faut, de
m'épargner, moi, qui n'en peux plus, qui ne survivrais pas à un
malheur...»

Elle avait parlé sans mesurer ses mots, sinon pour ne pas recommencer la
faute de son entretien avec Poyanne, cette mise sur le même plan de ses
deux angoisses. Elle ne voyait devant elle en ce moment que cette
rencontre et que sa volonté de toucher à tout prix Casal. Elle ne
réfléchit pas que ses paroles équivalaient, pour cet homme, au plus
précis des aveux. Si elle avait été de sang-froid, elle aurait d'abord
cherché à savoir ce qu'il connaissait au juste de leurs relations, à
Poyanne et à elle. Mais ce qui caractérise les heures de crise
passionnée, c'est précisément cet oubli de précautions, cette absence
d'analyse des autres. Nous admettons spontanément, invinciblement,
qu'ils pensent de nous ce que nous en pensons nous-mêmes, et nous leur
parlons d'après notre conscience, sans plus tenir compte de ces infinies
nuances qui séparent le doute de la certitude. Or, Casal, même après la
conversation avec Mme de Candale, même après la scène du
Théâtre-Français, flottait encore dans le doute. Il agissait comme si
Juliette était la maîtresse de Poyanne. Il se disait qu'elle l'était, et
il se fût trouvé insensé de ne pas le dire. Il n'en était cependant pas
sûr. Quand on aime, on est ainsi. Les plus légers indices servent de
matière aux pires soupçons, et les preuves les plus convaincantes, ou
que l'on a jugées telles à l'avance, laissent une place dernière à
l'espoir. On suppose tout possible dans le mal, on veut le supposer, et
une voix secrète plaide en nous, qui nous murmure: «Si tu te trompais,
pourtant!» C'est alors, et quand l'évidence s'impose, indiscutable cette
fois, un bouleversement nouveau de tout le coeur, comme si l'on n'avait
jamais rien soupçonné. Dans la supplication éperdue de Mme de Tillières,
Raymond n'aperçut que cela, cette preuve décisive qu'elle était la
maîtresse de Poyanne. Il lui avait dit, en lui parlant de cet homme:
«_Votre_ amant;» et elle avait répondu, elle: «Je ne viens pas vous
demander _sa_ vie.» Elle acceptait donc ce fait comme quelque chose
d'avoué, de définitif, comme un point de départ posé pour leur
entretien, et, cette idée lui perçant le coeur comme une pointe rougie
au feu, il marcha sur elle, les bras croisés, terrible:

--«Ainsi,» disait-il, «vous l'avouez, il est votre amant... Ah! malgré
tout, je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire... Votre amant! Il
est votre amant! Non, m'avez-vous assez dupé! Ai-je été assez enfant
avec vous? Avez-vous dû assez rire de ce Casal qui venait chez vous,
avec des mines d'amoureux transi, et vous étiez, vous, la maîtresse d'un
autre? Et moi, je vous aimais, comme je n'ai jamais aimé. J'en étais à
ne pas oser vous parler de mes sentiments... Il faut vous rendre la
justice que vous le savez bien, votre métier de coquette, mais vous
devriez savoir aussi que l'on ne fait pas ce métier-là impunément avec
des hommes qui ont quelque chose là... Je vous le tuerai, votre amant,
entendez-vous, je vous le tuerai, aussi vrai que vous m'avez menti
depuis deux mois, jour par jour, heure par heure... Je comprends, cela
vous eût amusée de vous dire dans votre orgueil de jolie femme: Pauvre
jeune homme! Il est malheureux. De quoi se plaint-il? Je ne lui ai rien
promis, rien accordé... Il m'a aimée. Est-ce ma faute?... Oui, c'est
votre faute, et puisque je ne puis vous atteindre que dans cet amant,
qui est allé vous livrer le secret de notre rencontre, pour se sauver,
sans doute, hé bien, c'est en lui que je vous frapperai!...
Conseillez-lui de ne pas me manquer demain. Car moi, je ferai tout pour
ne pas le manquer... Et maintenant, adieu, madame, nous n'avons plus
rien à nous dire...»

Le cruel discours, et comme il contrastait affreusement avec le respect
dont les moindres phrases prononcées par cette même voix avaient été
empreintes depuis le soir du premier dîner à l'hôtel de Candale, devant
la table parée de son tapis de violettes russes! Et comme le sauvage,
l'invincible amour avait tôt fait de tirer ces deux êtres hors de la
correction mondaine, pour qu'il lui parlât ainsi avec cette âpreté
d'accent et de termes, et qu'elle l'écoutât!...--Car elle l'écoutait,
sans l'interrompre, écrasée par ce mépris qu'elle avait tant appréhendé,
qu'elle ne méritait pas malgré les apparences, contre lequel tout son
amour protestait. Cette âpreté du langage de Casal l'affolait en la
brutalisant dans ce qu'il y avait en elle de plus sensible, de plus
maladivement sensible et tendre, et elle répondit, l'appelant pour la
première fois tout haut du nom qu'elle lui donnait tout bas depuis tant
de jours:

--«Non, Raymond, je ne peux pas supporter que vous me parliez, que vous
me jugiez ainsi. Mais, comment aucune voix n'a-t-elle plaidé pour moi
dans votre coeur? Comment ne me faites-vous pas le crédit de penser que
vous ne savez pas tout?... Vous qui connaissez la vie, comment ne vous
êtes-vous pas dit, quand vous avez commencé de me soupçonner: Cette
femme est la victime d'une fatalité que j'ignore, mais ce n'est pas une
coquette? Elle a été, elle est sincère avec moi. Je l'ai intéressée,
elle m'a aimé... Oui, Raymond, je vous ai aimé, je vous aime encore...
Sans cela, est-ce que la pensée de cette rencontre entre vous deux
m'aurait bouleversée au point de m'amener ici, moi, Juliette de
Tillières?... Oui! c'est vrai, quand vous êtes entré dans ma vie, je
n'étais pas libre, je ne devais pas me laisser aller à vous recevoir,
comme j'ai fait... Je me suis crue forte. J'étais faible. Je n'ai pas vu
où j'allais. Tout a été si rapide, si entraînant, si fatal!... Et puis,
est-ce que je savais combien j'étais aimée d'autre part? J'ai tout
appris à la fois, et ce que je sentais pour vous et ce que j'allais
causer de souffrances au plus noble coeur... Ah! vous ne comprendrez pas
cela, vous, un homme, que l'on ne puisse pas aller vers son bonheur à
soi à travers l'agonie d'un autre. Et c'est encore vrai, pourtant: je
n'ai pas pu! Quand j'ai senti souffrir près de moi quelqu'un qui, lui,
n'avait pas changé, quand j'ai subi ce contrecoup de sa peine, j'ai
plié, je n'ai plus trouvé en moi de force que pour guérir cette peine,
que pour sauver cela du moins!... Je ne vous mens pas, je ne discute
pas, je vous montre le fond du fond de ma misère. C'est encore
aujourd'hui ainsi. Regardez-moi, voyez ce que cet effort, ce déchirement
de me séparer de vous m'a coûté! Voyez ma pâleur, ce que j'ai souffert,
et si j'ai le droit de vous répéter: N'ajoutez rien à mon martyre. Ne me
donnez pas ce remords de penser que je suis votre assassin, à vous ou à
lui... Ah! on ne peut pas souffrir ce que je souffre! Non! C'est trop!
C'est vraiment trop!...»

                   *       *       *       *       *

Elle était si belle en racontant ainsi le drame étrange dont elle était,
comme elle avait dit, la première, la fatale victime, belle de cette
beauté maladive et comme vaincue qui remue les cordes les plus profondes
du coeur de l'homme! Un si profond accent de vérité marquait cette
confidence navrée d'une détresse morale dont le principe résidait dans
une façon de sentir trop tendre et trop fine!... Casal s'abandonnait
malgré lui au charme émané de cette grâce touchante. Il subissait le
magnétisme de cette sincérité. Sa colère première s'en allait pour céder
la place à une tristesse infinie devant ce qu'elle avait appelé si
justement le fond du fond de sa misère. Après avoir tour à tour divinisé
puis maudit cette femme, il l'apercevait enfin telle qu'elle était
réellement, illogique et si noble, délicate et si tourmentée, éprise
d'idéal et si faible, en proie aux orages de sentiments contraires et si
punie! De quoi? De ne pouvoir ni se renoncer ni s'accepter. Une honte
l'envahissait de sa dureté de tout à l'heure, et, lui aussi, il
éprouvait cette impuissance à supporter la vue, presque le contact de ce
coeur blessé sans essayer de le soulager, et ce fut avec sa voix d'avant
ses soupçons,--Dieu! que ce changement d'accent fut doux à Juliette à
cette minute!--qu'il reprit à son tour:

--«Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé plus tôt? Pourquoi, lorsque je suis
venu chez vous, après ma conversation avec Mme de Candale, ne
m'avez-vous pas dit la vérité? J'aurais tout compris, tout pardonné...
Au lieu que maintenant, c'est trop tard... Vous me demandez d'arranger
cette affaire? Hélas! rien ne dépend plus de moi... Faire des excuses
sur le terrain? Cela, non, jamais, c'est impossible!...»

--«Impossible!» s'écria-t-elle en tordant ses mains, «impossible! Et
vous dites m'aimer! C'est votre orgueil qui parle, Raymond, ce n'est pas
votre coeur... Je vous en conjure, si jamais je vous ai été bonne et
douce, si vous croyez de nouveau en moi, si vous m'avez pardonné
vraiment, si vous m'aimez, écoutez-moi, obéissez-moi...»

Elle continuait, s'approchant de lui davantage encore, l'assiégeant de
sa prière, de ses yeux, de tout son être, lui insufflant sa volonté par
cette suggestion de l'extrême désir devant laquelle les résistances les
plus décidées s'affaissent et cèdent, jusqu'à ce qu'il lui dît, du ton
d'un homme qui abdique tout ce qu'il peut abdiquer de ses fiertés:

--«Vous le voulez... Je peux ceci encore, mais n'en exigez pas plus...
Oui, je peux écrire à M. de Poyanne une lettre où je lui exprime mes
regrets de m'être laissé emporter en paroles vis-à-vis d'un homme de sa
valeur... Cette lettre, je vous promets de la faire de telle sorte qu'il
lui soit loisible de s'en contenter. Mais s'il ne s'en contente pas,
s'il exige une réparation par les armes,--même après cela,--je la lui
dois et je la lui donnerai.»

--«Et cette lettre,» dit Juliette haletante, «quand l'aura-t-il?... Tout
de suite?...»

--«Soit. Tout de suite,» répondit Casal, «je vous en donne ma parole.»

--«Ah!» s'écria-t-elle, «merci, merci. Que vous êtes bon! Que vous
m'aimez!» C'était son affaire à elle, maintenant, de décider Poyanne,
et, une fois la lettre écrite par Raymond, elle ne doutait pas, elle ne
voulait pas douter qu'elle ne réussît à vaincre les rancunes du comte,
si fortes fussent-elles, dans leur entretien du soir. Elle avait bien
vaincu, par sa seule présence, la colère, la jalousie, l'orgueil de
celui qui l'avait accueillie d'abord si cruellement. Dans l'effusion de
reconnaissance qui l'envahit, et dans la détente de toute sa volonté que
lui procura cette réussite de ses prières, les larmes lui vinrent et ses
forces défaillirent. Elle tenait les mains du jeune homme qu'elle avait
prises en lui disant ce merci passionné. Il la sentit trembler, et il
eut peur qu'elle ne se trouvât mal, devant lui, comme elle avait fait
chez elle, lors de sa dernière visite. Il la soutint d'un de ses bras,
et elle ne le repoussa plus. Il vit de nouveau appuyé sur son épaule ce
pâle visage, consumé de mélancolie et qu'un sourire presque enfantin de
contentement éclairait parmi les larmes, comme si, après tant de luttes,
ce dangereux abandon inondait ce pauvre coeur torturé d'une suprême,
d'une mortelle douceur. Il osa caresser de la main cette joue amaigrie,
qui ne se retira pas, poser sa bouche sur cette bouche frémissante, qui
ne se défendit point contre ce baiser.--Était-ce chez elle l'ivresse
nerveuse qui succède aux secousses trop violentes de la crainte?
Était-ce chez lui l'ardeur étrange, si triste et si profonde, qu'éveille
en nous la certitude qu'un autre a possédé celle que nous aimons?
Était-ce chez tous les deux l'obscure sensation du tragique du sort, de
la misère de la vie, qui tient par une mystérieuse, par une invincible
attache, aux troubles de la volupté? Simplement, puisqu'ils s'aimaient,
était-ce cette impérieuse, cette tyrannique folie d'amour qui veut que,
malgré toutes les défenses de la raison, toutes les séparations de la
destinée, toutes les résolutions et tous les orgueils, à une minute
donnée, les bras s'enlacent, les lèvres s'unissent, les âmes se mêlent à
travers les sens? Il l'entraînait, il l'emportait hors de ce salon où
ils s'étaient parlé si douloureusement, et elle ne luttait point. Et
quand plus tard, bien plus tard, elle sortit de cet hôtel où elle était
arrivée folle d'angoisse, elle s'était donnée tout entière à cet homme
qu'elle était venue supplier de renoncer à sa vengeance.--Elle était la
maîtresse de Casal!




XI

LE DERNIER DÉTOUR DU LABYRINTHE


Le célèbre aphorisme des anciens sur la tristesse qui envahit l'être
vivant après l'amour n'est pas seulement vrai en lui-même d'une vérité
physiologique et naturelle. Il l'est aussi d'une vérité sociale, si l'on
peut dire, tant sont d'ordinaire pénibles les conditions qui
accompagnent ce réveil de notre pensée que la passion a grisée, cette
reprise de notre personne qui a cru se donner, qui n'a pu que se prêter.
Et il faut se retrouver l'homme qui va, qui vient, qui appartient à un
métier, avec des intérêts à suivre, un rôle à soutenir, des devoirs à
pratiquer. Il faut redevenir, non plus l'amante pour qui rien n'existe
ici-bas que l'amant, mais la femme du monde sur qui pèsent mille corvées
opprimantes, avec une maison à diriger, des visites à rendre, une
réputation à garder, les innombrables soucis mesquins de l'existence
quotidienne. Heureuse encore celle qui ne doit pas, rentrée au logis,
apporter au baiser confiant d'un mari ou aux innocentes caresses d'un
enfant un visage que brûle encore la fièvre d'un bonheur défendu! Si
seulement ces rechutes affreuses de l'Idéal dans le Réel
s'accomplissaient par une gradation ménagée! Non. Le plus souvent un
insignifiant détail y suffit et une secousse de quelques secondes. Ce
fut le cas pour Juliette, qui, venant de tout oublier dans les bras de
Casal, dut rapprendre d'un coup la dure vérité de sa situation par le
fait le plus brutalement vulgaire: elle avait laissé à la porte le
fiacre qui l'avait amenée, et le cocher, las d'attendre, était descendu
du siège. Il se promenait de long en large, à côté de sa voiture,
faisant sonner sur le trottoir sec ses lourdes semelles. Quand il
reconnut sa cliente, il lui ouvrit la portière avec une bonne figure
joviale où la jeune femme crut lire la plus insultante des ironies, et
ce fut d'une voix presque étouffée d'émotion qu'elle donna une fausse
adresse, quelconque, au hasard, celle d'un magasin de parfumerie situé
dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle venait de se rappeler que le
valet de pied était allé de chez elle prendre ce coupé. Si ce cocher
goguenard s'avisait de rechercher qui elle était? S'il en parlait avec
ses gens et s'il racontait cette visite de deux heures?--Quelle visite
et à qui?... À cette seule idée, la pourpre de la confusion se répandit
sur son visage, et tout son être se figea d'une épouvante qu'elle ne
connaissait pas. Pour la première fois elle aperçut, bien en face, la
chose nouvelle, l'irréparable chose que jamais elle n'eût crue
possible:--elle avait un nouvel amant, elle, Mme de Tillières! Et dans
quelles conditions s'était-elle donnée? À la veille d'un duel provoqué
par sa faute entre deux personnes qui maintenant possédaient sur elle
des droits égaux! La vibration exaltée de ses nerfs qui durait encore se
transforma soudain, à cette évidence, en une honte presque affolée. Déjà
le fiacre s'était arrêté à la porte indiquée. Elle descendit sans oser
regarder le cocher en le payant. Elle n'osa pas davantage entrer dans le
magasin. Elle n'osait pas regarder les passants. Il lui semblait que sa
criminelle aventure était écrite sur son front, dans ses yeux, dans ses
moindres gestes. Elle marcha devant elle quelques pas, comme si elle eût
été poursuivie par un espion chargé de savoir d'où elle venait, où elle
allait. Elle tournait le dos à la rue Matignon. Elle ne s'en aperçut
qu'en arrivant sur une des larges avenues qui conduisent à l'Arc de
Triomphe. Le soir assombrissait le ciel, où les premiers becs de gaz
brûlaient d'une flamme blanche. Elle consulta sa montre qui marquait
près de huit heures et demie.

--«Mon Dieu!» songea-t-elle, «et ma mère qui m'attend depuis plus d'une
heure! Comme elle va être inquiète, et que lui dire?...»

Oui! que lui dire? Dans un nouvel éclair d'épouvante, elle se figura la
vieille femme avec ses yeux de demi-sourde, si aigus, si fins, si
habitués à lire jusqu'au fond de son coeur, à elle, grâce à la lucidité
presque surnaturelle de l'extrême tendresse. Comment allait-elle
supporter ce regard? Cette appréhension fut si vive, que Juliette se
sentit presque évanouir. Un découragement subit l'envahit, infini,
suprême, qui la fit s'asseoir sur un banc désert, isolé dans ce coin
d'avenue. C'est à des moments pareils que des âmes comme celle-là,
bouleversées par le plus cruel désarroi intime, conçoivent de ces
foudroyantes résolutions de suicide, qui demeurent inexplicables même à
leurs proches, et, involontairement, Juliette songea à la mort. Elle
n'avait qu'à héler cette voiture qui passait, à se faire conduire au
pont le plus voisin. Son imagination lui peignit l'eau verte du fleuve,
en train de couler dans le crépuscule, paisible et profonde. Pour la
première fois de sa vie, elle, la femme d'énergie, et si résolue à
vivre, si habituée à se dominer, elle éprouva cet attrait du grand repos
qui, à la même place, avait peut-être tenté dans cette même tristesse du
crépuscule plus d'une créature misérable: mendiante affamée des rues,
fille délaissée, amante jalouse. Physiques ou morales, toutes les
détresses traversent cette crise de la tentation funèbre; toutes
éveillent dans le coeur un intense appétit du néant, et, devant
certaines souffrances, grande dame et vagabonde du pavé sont égales.
Mais Juliette gardait, à travers les égarements d'une sensibilité
décomposée, une idée trop habituelle du devoir pour sombrer ainsi, sans
un souvenir pour ceux à qui elle était nécessaire. Elle se vit, dans
cette rapide hallucination, morte en effet, rapportée chez elle, et le
désespoir de sa mère. Cette image lui rendit Mme de Nançay si présente,
qu'elle se dit: «Je ne lui causerai pas cette douleur,» et elle se leva
brusquement en se répétant:

--«Ah! chère, chère maman! Elle doit tout ignorer. J'aurai ce courage.»

Et elle osa la héler, cette voiture qui passait, mais non pas pour se
faire conduire du côté de la Seine. Elle s'était décidée à rentrer
bravement, avec la résolution de mentir encore une fois, pour épargner
du moins une personne parmi celles qui l'aimaient. Toutes les autres:
Poyanne, Casal, Gabrielle, que de soucis elle leur avait infligés!
«Mentir encore!» se dit-elle. Ah! Dieu! les avait-elle prodigués, ces
mensonges, depuis qu'elle errait dans ce labyrinthe des complications
sentimentales! Mais qu'était maintenant ce remords à côté du poids qui
désormais écraserait sa conscience? L'effort auquel elle s'astreignit
pour inventer un petit roman dans ce fiacre qui la transportait eut du
moins ce bon résultat: durant ce court espace de temps, elle acheva de
secouer son ivresse nerveuse, qui avait eu pour première forme toute la
folie abandonnée de l'amour, et, pour dernière, cette frénésie de
désespoir. Elle allait peut-être souffrir davantage maintenant de la
tragique impasse où elle s'était engagée, mais elle allait en souffrir
comme d'un mal défini, sur lequel on raisonne, et non plus dans cet
affolement où la nature humaine se déséquilibre, au point de perdre même
la dignité de sa souffrance. Il ne fut pourtant pas bien grand, cet
effort. L'histoire qu'elle imagina pour paraître devant sa mère sans que
le soupçon s'éveillât chez la vieille dame était très simple, mais trop
en accord avec son teint défait, ses yeux lassés, la brisure visible de
tout son être.

--«Je me suis trouvée mal dans la rue,» dit-elle, «comme je revenais à
pied, pour marcher un peu, et on a dû me porter dans une pharmacie. Je
n'ai pas voulu que l'on vous prévînt, pour ne pas vous inquiéter, chère
maman, et puis vous vous êtes tourmentée davantage.»

--«Pourvu qu'on trouve le médecin tout de suite,» répondit la mère, trop
effrayée de voir sa fille dans un pareil état de lassitude pour avoir la
moindre méfiance. «Pauvre enfant, ton visage est tout altéré, et tu
pensais à moi encore... Que tu es bonne!...»

Elle l'embrassait tendrement en prononçant ces mots, sans se douter
qu'elle faisait mal à Juliette par cet excès même de crédulité.

--«Je me sens mieux,» répondit celle-ci; «c'est bien assez que le
docteur vienne demain matin, si j'ai passé une mauvaise nuit... Je vais
essayer de reposer...»

--«Oui, va te reposer,» dit la mère. «Je me charge de recevoir
Gabrielle, qui est revenue trois fois et qui repassera vers les neuf
heures... As-tu quelque chose à lui dire?»

--«Non, chère maman; expliquez-lui que je suis rentrée bien souffrante
et que je n'ai pas pu l'attendre... Je n'ai la force de rien.»

                   *       *       *       *       *

Ce dernier soupir du moins ne mentait pas. Elle avait été capable de
cette dernière tension d'énergie pour affronter les yeux de sa mère.
Mais Gabrielle qui lui parlerait de Casal; mais Poyanne surtout, qui
devait, lui aussi, être là vers les neuf heures,--non, elle ne pouvait
pas les voir! Demain, quand elle aurait repris ses forces, elle se
retrouverait maîtresse d'elle-même. Pour le moment, elle avait besoin de
solitude, quoiqu'elle sût trop quels fantômes obséderaient sa nuit
d'insomnie. Mais elle n'en était plus à calculer avec la douleur. Dans
les crises suprêmes des drames intimes, l'être passionné ressemble aux
soldats dans la bataille. Il ne sent point les blessures et n'essaie
même plus de les éviter. Juliette voulait à tout prix y voir clair en
elle-même. L'action qu'elle venait de commettre avait été si peu
préméditée! C'était, cet abandon de sa personne à Casal, quelque chose
de si complètement, de si absolument inattendu, qu'il lui fallait des
heures et des heures pour admettre que cela eût positivement eu lieu,
pour en comprendre la _réalité_; et, sitôt qu'elle fut couchée dans son
lit, toutes lumières éteintes, rendue à la pleine possession de sa
pensée, ce fut bien cette idée qu'elle commença de prendre et de
reprendre:--Elle était la maîtresse de Raymond. C'était vrai! De ces
mêmes bras qui maintenant se repliaient contre sa poitrine, par un geste
d'enfant malade, elle l'avait serré contre elle. De ces mêmes lèvres
qui, de temps à autre, exhalaient cette unique plainte: «Mon Dieu! ayez
pitié de moi!... Mon Dieu!...» elle lui avait rendu ses baisers. Ils la
brûlaient encore, insinuant au plus intime de son être une ardeur de
passion qui ravivait son souvenir. Quel vertige l'avait précipitée à
cette faute? Quelle force de destinée l'avait conduite vers cette
maison, vers cette chambre, vers cette minute ineffaçable où elle
s'était sentie trop faible pour résister à celui qu'elle était venue
seulement implorer? Les diverses scènes de l'après-midi défilèrent
devant son esprit les unes après les autres, et sa promenade dans la
solitaire allée du jardin, et l'arrivée de Gabrielle, et l'entretien
avec Henry, et la course en voiture, et sa résolution subite d'aller rue
de Lisbonne. L'effrayante rapidité avec laquelle s'était accomplie sa
chute ajoutait encore à sa honte, et elle se répétait à voix haute, avec
un désespoir mêlé de stupeur qui lui faisait entendre sa voix comme si
c'eût été celle d'une autre:

--«Que je me méprise! Que je me méprise!...»

Mais se mépriser, mais se tordre dans le remords, mais verser des larmes
d'agonie, de ces larmes où l'on se pleure soi-même à la manière des
mourants, c'est expier, ce n'est pas effacer. Le fait était là, et avec
lui ses conséquences immédiates. Elle allait se retrouver demain en
présence de Poyanne. Comment agirait-elle? La véritable noblesse, elle
le sentait, lui ordonnait de tout dire, d'avouer son égarement, quitte à
subir, comme une punition trop méritée, l'outrage d'un abandon sans
merci. Elle se représenta le détail de ce terrible aveu, le visage
tourmenté d'Henry, son regard tandis qu'elle lui parlerait, et elle se
rendit compte, avec un effroi inexprimable, que d'avoir trahi cet amant
si noble n'avait pas tué en elle sa sensibilité morbide à l'égard de la
douleur de cet homme. L'idée que par cette confession elle lui
déchirerait si cruellement l'âme, la fit se rejeter en arrière et se
dire:

--«Non, je ne lui avouerai jamais cela.»

Hé bien! Ne pouvait-elle pas rompre sans cet aveu? Car, cette fois, il
fallait rompre, et de rester la maîtresse de Poyanne, ayant été celle de
Casal, constituait un degré d'abaissement auquel elle ne descendrait
jamais. Elle n'aurait pas deux amants à la fois!--Hélas! ne les
avait-elle pas? N'avait-elle pas cédé au second avant d'avoir réglé sa
situation vis-à-vis du premier? L'un et l'autre n'étaient-ils pas en
droit de se dire, à cette même minute: «Je suis l'amant de Mme de
Tillières?...» Afin de se laver devant sa propre conscience de la
flétrissure dont elle se sentait souillée à cette pensée, elle répétait:
«C'est cette histoire de duel qui m'a affolée. J'ai perdu la tête. Sans
le danger de cette rencontre, jamais je n'aurais revu Casal. Jamais!
Jamais!... Du moins je les aurai empêchés de se battre...» En était-elle
sûre? Et voici que, tout d'un coup, cette nouvelle panique passa sur
elle pour achever de la terrasser. Elle raisonnait, depuis la promesse
de Casal, comme si la lettre d'excuses avait été acceptée par Poyanne.
Mais l'accepterait-il? Il l'eût acceptée, certes, si elle avait pu le
voir, à neuf heures, comme il était convenu, lui parler, l'envelopper de
son influence. Et elle avait reculé devant cet entretien! Déjà sa
trahison portait ses fruits. Si le duel avait lieu maintenant, elle en
serait deux fois responsable. Et il aurait lieu. Comme il arrive dans
des moments pareils, la prévision du pire s'imposa soudain à cette
imagination torturée. Elle retrouva toutes ses anxiétés de l'après-midi,
exaspérées encore par ce surcroît d'épouvante que, maintenant, cette
rencontre à main armée mettrait en face l'un de l'autre ses deux amants,
et elle continuait à vibrer pour tous les deux, plus fortement encore à
cette minute. En songeant à l'un, elle se sentait, malgré tout, envahie
par les fièvres de la volupté éprouvée entre ses bras, tandis que celui
qu'elle avait trahi lui tenait au coeur par des racines d'autant plus
vivantes qu'elle y avait touché pour les arracher. Elle n'avait fait que
de les endolorir. Elle le plaignait de l'outrage qu'elle venait de lui
infliger, et cette pitié s'accroissait de tous ses remords. Ah! Quel
haïssable, quel criminel dualisme d'âme! Mais où trouver la force d'en
triompher, aujourd'hui qu'après tant de luttes, si sincères, pour
réduire sa vie à l'unité, elle venait de mettre dans les faits ce qui
n'avait été jusque-là que dans son coeur. Ses efforts les plus
consciencieux avaient produit ce monstrueux résultat que maintenant
Casal possédait sur elle les mêmes droits que Poyanne. Comment guérir?
Comment même se comprendre? Et elle se répétait:

--«Ce n'est pas vrai, on n'a pas deux amants, pas plus qu'on n'a deux
amours. On aime l'un ou on aime l'autre...»

Elle avait beau se la dire et se la redire, cette formule de conscience,
et s'y attacher en esprit avec la rage de quelqu'un qui se sent emporté
par un souffle de tentation coupable auquel il ne veut pas s'abandonner,
elle retrouvait toujours en elle ce jeu contradictoire des deux
sentiments qui s'exaltaient l'un l'autre au lieu de se détruire, et
toujours aussi la vision du tragique danger que couraient ses deux amis.
Vers le matin, au sortir du sommeil fiévreux de six heures qui termine
en un cauchemar accablé des nuits pareilles, elle eut un éclair
d'espérance. On était venu la veille au soir déposer une lettre à son
nom avec prière de la lui remettre aussitôt. Elle reconnut l'écriture de
Casal. Ce fut avec un tremblement qu'elle ouvrit l'enveloppe. Voici les
lignes qu'elle renfermait:

                   *       *       *       *       *

«_Mardi soir._

«J'ai tenu ma parole, ma charmante amie, et j'ai écrit à M. de P...
Cette lettre, qui m'a tant coûté, vous prouvera combien je veux vous
plaire. Ce billet veut vous porter aussi toute ma reconnaissance et vous
demander si vous ne regrettez pas trop ce que vous avez fait pour moi.
Si, comme je l'espère, les choses s'arrangent, j'irai chez vous à deux
heures, vous dire moi-même tout cela. Si j'étais sûr que vous serez
celle que vous avez été aujourd'hui, je vous demanderais de revenir rue
de Lisbonne écouter ces choses et d'autres encore. Mais je comprends que
ce ne serait pas prudent. Ne puis-je pas espérer que vous reviendrez
bientôt, sinon là, du moins dans un coin plus sûr, où je puisse vous
répéter combien je suis votre

«RAYMOND.»


(_Copie._)

«Monsieur,

«A la veille d'une rencontre comme celle qui doit avoir lieu demain, la
démarche que je hasarde auprès de vous risquerait d'être interprétée
singulièrement si je n'avais fait mes preuves de bravoure comme vous
avez fait les vôtres, et si je n'ajoutais que vous pourrez, à votre gré,
ne tenir aucun compte de ce billet. S'il vous convient de ne pas l'avoir
reçu, mettez que je ne l'ai pas écrit, voilà tout. Mais j'aurai, moi,
soulagé ma conscience d'un remords. Les hommes de votre talent et de
votre caractère sont trop rares dans notre pays et leur existence trop
précieuse pour que j'éprouve la moindre honte à vous dire que je
regrette le mouvement de vivacité auquel j'ai cédé l'autre soir. Je vous
répète, monsieur, qu'en vous écrivant, j'obéis à un scrupule de
conscience, et que, si vous ne jugez pas cette satisfaction suffisante,
je reste à votre disposition, comme il a été convenu. Quoi que vous
décidiez, vous verrez dans ceci la preuve de ma particulière estime.

«CASAL.»

                   *       *       *       *       *

--«Henry ne peut pas refuser des excuses ainsi présentées,» se dit la
jeune femme quand elle eut lu et relu les deux lettres réunies sur la
même feuille de papier, et cette réunion lui fit éprouver, pour la
première fois depuis qu'elle connaissait Casal, l'impression de quelque
chose d'un peu brutal, de presque indélicat. Elle aurait voulu qu'il ne
mêlât point ainsi, d'une manière aussi naturelle, l'expression de ses
sentiments et le souvenir de son rival. Ce n'était qu'une nuance, mais
les femmes qui sentent les nuances les sentent toujours, et celle-ci,
même dans cette crise si violente de sa destinée, trouva en elle de quoi
souffrir de cette confusion, comme aussi de la demande de nouveaux
rendez-vous qu'exprimaient les dernières phrases de la lettre de
Raymond. C'est qu'elle y sentait, sous l'apparent respect des formules,
le droit de cet homme sur elle et la main mise par lui sur sa volonté.
Il lui parlait comme à une maîtresse avec qui l'on n'est pas encore trop
familier, mais sur la complaisance de laquelle on compte absolument.
Aurait-elle donc voulu que Casal considérât le don qu'elle lui avait
fait de sa personne comme une simple aventure? Ce billet n'attestait-il
pas que du moins il croyait s'être engagé avec elle dans une liaison?
Pourquoi cette idée, au lieu de lui apparaître comme une preuve de
sincérité, la froissa-t-elle soudain tout entière? N'avait-elle pas
d'autre part une preuve de la soumission de cet homme à ses désirs dans
cette copie de la lettre à Poyanne qui avait dû, comme il le disait,
tant lui coûter? Elle eut un mouvement de révolte contre elle-même, à
constater qu'elle n'avait pas plus de gratitude pour une démarche qui
certainement empêcherait le duel. Elle reprit un par un les termes dans
lesquels étaient rédigées ces excuses et elle se contraignit à s'en
démontrer la finesse impérative.

--«Sauvés!» dit-elle, «ils sont sauvés! Qu'importe que moi je sois
perdue?»

Cette espérance se doublait cependant d'un reste bien douloureux
d'inquiétude, car elle ne put se retenir d'envoyer rue Martignac vers
les dix heures, sous un prétexte quelconque. Elle voulait être
absolument sûre que le comte n'était pas sorti. Quand elle apprit au
contraire qu'il avait quitté son appartement de grand matin, sans
spécifier le moment où il rentrerait, ce fut l'espérance qui retomba
tout d'un coup, et l'inquiétude qui recommença, plus forte de minute en
minute. Vainement se répéta-t-elle: «Je suis folle, même si l'affaire
s'arrange, il faut bien qu'il voie ses témoins.» Elle n'arriva plus à
calmer l'excès de son anxiété. Que faire? Envoyer aussi chez Casal? Elle
y songea longtemps, et commença même plusieurs brouillons de lettres;
puis elle n'osa pas. Elle se préparait, en désespoir de cause, à écrire
à Gabrielle de Candale, lorsque la porte s'ouvrit et donna accès à cette
dernière. Le visage bouleversé de cette fidèle amie ne permettait guère
le doute à Juliette:

--«Ils se battent?...» s'écria-t-elle.

--«Enfin je te trouve,» dit la comtesse sans répondre directement à
cette question qu'elle prit sans doute pour un simple cri d'effroi, «et,
je comprends, tu as passé ton après-midi à essayer de convaincre
Poyanne... J'ai bien deviné que tu n'avais pas réussi, quand j'ai su
dans quel état tu étais rentrée... Oui, ils se battent. J'en suis sûre
maintenant. J'ai vu hier soir sur la table de Louis la boîte de
pistolets que l'on avait apportée toute cachetée de chez Gastinne... Et
ce matin, quand il est parti, dès les huit heures, cette boîte n'était
plus là... J'ai su par le concierge qu'il avait donné au cocher
l'adresse de Casal... J'ai attendu son retour, dans l'espérance
d'apprendre l'événement, quel qu'il fût, toute la matinée. Et ne le
voyant pas revenir vers onze heures, je n'ai pas pu rester plus
longtemps sans nouvelles. Mais que sais-tu, toi-même, parle, que
sais-tu?»

--«Je sais que Raymond a insulté Henry,» dit Mme de Tillières, «voilà
tout, et que c'est là l'origine de l'affaire. Mon Dieu! dire qu'à cette
heure-ci un des deux meurt peut-être et que j'en suis cause! Partons,
Gabrielle, viens avec moi. Allons-y. S'il était encore temps?... Ton
concierge t'a dit où est allée la voiture de Louis... Nous ferons bien
parler celui de Casal ou de lord Herbert. Il y a pourtant un dernier
endroit d'où ils sont partis...»

--«Mais c'est insensé,» répondit Mme de Candale. «D'abord nous
arriverions trop tard, si nous arrivions... Et puis je ne te laisserais
pas te déshonorer par une démarche pareille et qui ne servirait à rien
qu'à te perdre... Nous nous devons à notre nom, nous autres... Voyons,
ma Juliette, sois plus fière et plus forte...»

--«Ah! il s'agit bien de mon nom et de ma fierté!» s'écria sauvagement
Mme de Tillières. «Il s'agit que je ne veux pas qu'ils meurent,
entends-tu, je ne le veux pas...»

--«Tais-toi,» dit la comtesse, «on ouvre la porte.»

Le valet de pied entrait en effet. La phrase qu'il prononça, et qui
était très simple, revêtait à cette heure pour les deux femmes une
signification si redoutable qu'elles se regardèrent avec épouvante:

--«M. le comte de Poyanne est là qui demande si Madame la marquise peut
le recevoir.»

--«Faites-le entrer,» dit enfin Juliette. «Va dans ma chambre à
coucher,» continua-t-elle, en s'adressant à Gabrielle... «J'aurai besoin
que tu sois là peut-être... tout à l'heure... Ah! que je tremble!»

À peine en effet pouvait-elle se tenir debout. S'il y avait eu une
rencontre, Poyanne en était donc sorti sain et sauf! Mais l'autre? Et il
y avait eu une rencontre. Elle le devina au premier regard jeté sur le
comte, qui était devant elle maintenant, très pâle et vêtu de la
redingote noire destinée à mieux tromper les balles. Elle s'élança
au-devant de lui, sans plus songer à ce qu'il penserait de cette façon
de le recevoir:

--«Hé bien?...» dit-elle d'une voix à peine distincte.

--«Hé bien!» répondit-il simplement, «nous nous sommes battus... Et me
voici. Mais,» ajouta-t-il plus bas, «j'ai eu la main malheureuse...»

Elle le regardait avec des yeux où passa un éclair de folie:

--«Il est blessé?...» demanda-t-elle. «Il est...»

Elle n'osa pas finir. Le comte avait baissé la tête comme pour répondre:
oui, à la question qu'elle n'avait pas formulée. Elle jeta un cri. Ses
lèvres s'agitèrent pour balbutier cette fois avec égarement: «Mort! Il
est mort!» Elle se laissa tomber sur une chaise, comme anéantie, le
visage dans ses mains, et des sanglots commencèrent de la secouer,
convulsifs, à croire qu'elle aussi, son âme allait passer, dans le
gémissement qui s'échappait de sa frêle poitrine. Poyanne la regarda
quelques secondes sangloter de cette cruelle manière. Une expression
d'une tristesse intense contracta son visage. Il s'approcha d'elle et,
lui touchant l'épaule de la main:

--«Nierez-vous encore que vous l'aimez?» dit-il de cet accent que Mme de
Tillières n'avait jamais pu supporter, celui de ses grandes détresses
d'âme. Mais, à cet instant, savait-elle seulement qu'il fût là? «Ne
pleurez plus, Juliette,» continua-t-il, «et pardonnez-moi une épreuve
dont j'avais besoin pour être bien sûr de vos vrais sentiments. Non, il
n'est pas mort. Il est blessé, mais à peine, d'une balle dans le bras,
que le médecin doit avoir extraite à l'heure qu'il est. Il vivra... Que
m'importe d'ailleurs qu'il vive ou qu'il meure? Vivant ou mort, vous
l'aimez, et vous ne m'aimez plus... J'ai voulu le savoir, et à quelle
profondeur il vous était cher... Je vous ai menti pour la première et la
dernière fois. Je viens d'en être puni. Ah! durement, puisque je vous ai
vue le pleurer ainsi... Que c'est amer, moins amer pourtant que le doute
horrible de ces derniers jours!... Ne me répondez pas. Je ne vous accuse
point... Vous ne saviez peut-être pas vous-même combien vous l'aimiez...
Vous le savez maintenant, et moi aussi.»

                   *       *       *       *       *

Il y eut un silence entre les deux amants. Le premier sursaut de
désespoir dont Juliette avait été frappée, lorsqu'elle avait cru Casal
mort, s'était changé en une sorte de stupeur à mesure que Poyanne
parlait, la rassurant sur l'issue du duel, mais aussi l'acculant et
comme la clouant à l'inexorable, à l'indiscutable vérité. Pour la
première fois depuis des mois et des mois, la situation était posée
entre eux nettement, et la jeune femme convaincue de cet amour pour
Casal qu'elle s'était toujours acharnée à nier. D'ailleurs, n'eût-elle
pas donné cette preuve contre elle en s'écrasant, en s'abîmant de
douleur aux premiers mots du comte, elle n'aurait plus trouvé la force
de lui mentir, tant son énergie était à bout, tant aussi elle était
lasse elle-même, lasse à n'en pouvoir plus, de l'affreuse ambiguïté de
coeur où elle se débattait depuis si longtemps. Elle restait assise,
baissant les yeux, ses mains jointes maintenant sur ses genoux, comme
une coupable qui attend son arrêt,--tellement plus coupable que ne le
soupçonnait cet homme qui restait debout, sans trouver, lui non plus, la
force de continuer! Certaines phrases, sitôt prononcées, emportent avec
elles tant d'irréparable, qu'il semble qu'après les avoir dites, il ne
reste plus qu'à fuir, bien loin, bien vite, sans retourner la tête. On
reste cependant, et la conversation ressemble alors à ces allées et
venues du taureau dans le cirque, lorsque, blessé à mort et gardant
l'épée dans sa blessure, il ne fait, à chaque mouvement, qu'enfoncer
davantage le fer meurtrier. Ce fut Mme de Tillières qui reprit d'une
voix suppliante:

--«C'est vrai,» dit-elle, «je lutte depuis tant de jours contre un
trouble que je ne peux pas vaincre. C'est encore vrai, que vous avez le
droit de me condamner, puisque j'ai tout fait pour vous cacher ces
luttes et ce trouble. Mais c'est vrai aussi,» elle s'exaltait en
parlant, «c'est vrai que jamais, entendez-vous? jamais vous n'avez cessé
de m'être cher, si cher que je n'ai pas pu vous sentir souffrir, une
seule minute, sans éprouver un désir irrésistible de vous consoler, de
vous guérir. Jamais je n'ai compris le bonheur pour moi sans votre
bonheur. Jamais je ne vous ai menti en vous disant que j'avais besoin de
votre tendresse, comme on a besoin d'air!... Appelez-le du nom que vous
voudrez, ce sentiment qui m'a attachée à vous, qui m'a rendu impossible
d'accepter la rupture quand vous me l'avez offerte... Mais sachez qu'il
était, qu'il est bien sincère, et que j'y ai obéi, sans calcul!
Comprenez cela du moins, Henry. Ne croyez pas que je vous aie joué une
comédie...»

--«Non,» reprit-il en l'interrompant, «vous avez eu peur de ma
souffrance. Hé bien! regardez-la et regardez-moi... Je sais tout, je
comprends tout,--et je vis, et je vivrai. Je ne suis plus à l'âge où
l'on ne sait pas renoncer au bonheur! Mais à mon âge aussi, on a faim et
soif de vérité; et la vérité, Juliette, c'est qu'encore une fois vous ne
m'aimez plus, que vous en aimez un autre. Si j'ai voulu en avoir une
preuve décisive, irréfutable, c'est pour avoir le droit de vous dire,
sans un reproche, sans une amertume: Vous êtes libre. Faites de votre
liberté l'usage que vous voulez... Tout, entendez-vous? tout est
préférable à cette faiblesse morale qui vous empêche depuis si longtemps
de regarder votre coeur courageusement, tout vaut mieux que cette pitié
qui fait si mal, que ces fluctuations entre des sentiments contraires
qui vous ont amenée à quoi? à me faire, à moi, dont vous connaissez,
dont vous respectez la tendresse, le plus mortel affront.»

--«Le plus mortel affront?...» répéta-t-elle. Que soupçonnait-il donc de
ses rapports avec Casal? Qu'allait-il lui dire? Elle insista,
tremblante: «Expliquez-vous...»

--«Lisez cette lettre,» répondit-il, en lui tendant une feuille de
papier sur laquelle ses yeux égarés reconnurent l'écriture de Raymond et
la teneur du billet dont elle avait reçu la copie, «et répondez-moi. Je
peux tout entendre et vous devez tout me dire. Oui ou non, est-ce vous
qui lui avez demandé de m'écrire ces excuses? Car, de lui-même, jamais
il ne me les aurait faites.»

--«C'est moi,» dit-elle après un effort. «Pardonnez-moi, Henry, j'étais
folle. Vous m'aviez repoussée si durement. Je n'avais plus que cet
espoir, que ce faible espoir d'empêcher ce duel.»

--«Et vous n'avez pas réfléchi que si je les acceptais, ces excuses, cet
homme croirait que j'avais eu peur et que je vous avais poussée à cette
démarche?»

--«Non, Henry,» s'écria-t-elle, «je vous affirme qu'il n'a pas pensé
cela une minute. Il vous sait si brave, et puis, il lui a suffi de me
regarder pour comprendre que je n'avais pas ma raison, que j'étais en
proie à toute la fièvre du désespoir...»

--«Ah!» reprit le comte, «il vous a vue hier?»

--«Oui!» dit-elle avec un nouvel effort.

--«Ici?» demanda Poyanne à qui cette question fit visiblement mal a
formuler.

--«Non,» répondit-elle, cette fois avec la résolution d'une femme qui en
a assez de toutes les hypocrisies, et qui maintenant préfère se perdre
et ne plus tromper.

--«Chez lui?...»

--«Chez lui!...»

Ils se regardèrent. Elle était pâle comme si elle allait mourir. Elle
put voir alors passer sur le visage de cet homme une telle expression de
martyre, qu'elle subit de nouveau cet instinctif mouvement de pitié
passionnée qui, tant de fois, avait paralysé en elle l'élan de la
franchise. À cette heure de l'explication suprême, elle avait senti,
comme dans sa veille de cette nuit, que le seul rachat possible de son
égarement était là, dans une confession entière, absolue. C'était une
noblesse encore et qui lui permettrait de s'estimer de nouveau par
l'expiation. Mais non, il allait trop souffrir, et, suppliante:

--«Ne me jugez pas sur des apparences...» dit-elle.

--«Juliette...,» reprit Poyanne en lui saisissant la main; puis,
âprement, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais connue, «jure-moi que
ce n'est pas vrai,» continua-t-il, «qu'il ne s'est rien passé entre cet
homme et toi que tu ne puisses me dire... Je peux bien me sacrifier à
ton bonheur, te laisser à lui, si tu l'aimes. Mais pas ainsi, pas avec
cette idée que la veille de ce duel... Non, ce n'est pas possible...
Jure-le-moi. Jure.»

--«Il ne s'est rien passé entre nous. Je vous le jure,» dit-elle d'une
voix brisée.

Le comte appuya sa main sur ses yeux comme pour chasser une vision
d'horreur, puis doucement, tristement:

--«Vous le voyez. Voilà ce que la jalousie peut faire d'un coeur qui
vaut mieux que cela, cependant. Pardonnez-moi cet outrageant soupçon...
Ce sera le dernier... Je n'ai plus le droit de vous parler ainsi. Je ne
l'ai jamais eu, car les raisons pour lesquelles vous avez pu quelquefois
me mentir ont toujours été si nobles et n'autorisaient pas cette
injure... Je viens d'être fou quelques minutes. Oubliez-les... Je vous
promets que je saurai être votre ami, rien qu'un ami... Je suis trop
troublé maintenant. Demain,» ajouta-t-il, «si vous permettez, je
viendrai à deux heures. Nous pourrons causer, nous serons plus calmes
tous les deux. Allons, adieu...»

--«Adieu!» dit-elle sans presque le regarder. Tout l'accablait: le
mensonge qu'elle venait de faire,--le sentiment de sa criminelle
trahison vis-à-vis de cet homme, si noble, même dans sa jalousie, qu'il
se reprochait comme une faute le plus légitime des
soupçons,--l'impression que cette scène marquait en effet la date d'une
rupture entre eux définitive,--le remous des émotions qui l'avaient
agitée si profondément. Elle se laissa prendre la main, que le comte
sentit molle et inerte dans cette dernière étreinte. Cette expression de
martyre qui tout à l'heure avait passé sur son visage y parut encore,
mais navrée et si tendre! Ses yeux traduisirent cette sorte de tristesse
infinie et sans plainte qui s'éveille en nous aux heures des sacrifices
suprêmes, quand nous nous offrons en holocauste à ce que nous aimons.
Dieu! que Juliette devait le voir souvent ainsi, et entendre la voix
étouffée dont il répéta ce mot d'adieu, avant de disparaître... Quand,
un quart d'heure plus tard, Mme de Candale, inquiète de n'être pas
avertie, se hasarda à ouvrir la porte, elle trouva son amie immobile, le
coude appuyé contre la cheminée. Elle s'était levée pour rappeler encore
Poyanne, puis elle s'était dit: «A quoi bon?» et elle était demeurée là,
sans savoir combien de temps, ni que Gabrielle l'attendait, ni rien,
sinon qu'elle était vaincue, brisée, terrassée par la vie.

--«Il y a eu un malheur?» demanda la comtesse, trompée par cette
attitude.

--«Non,» répondit Juliette; «ce duel a eu lieu... Casal a reçu une
blessure insignifiante... Dans quelques jours, il sera sur pieds, sans
doute.»

--«Tu vois que tout s'arrange mieux que nous ne pouvions l'espérer.
Pourquoi es-tu si triste, alors? Que t'a dit Poyanne?...»

--«Ne me le demande pas,» reprit l'autre presque avec violence;
«laisse-moi, c'est toi qui m'as perdue. Si tu ne m'avais pas fait
connaître cet homme, si tu ne l'avais pas attiré chez toi, chez moi, si
tu ne m'en avais pas parlé comme tu m'en as parlé, est-ce que tout cela
serait arrivé?...» Puis, voyant des larmes venir aux yeux de la pauvre
comtesse, elle se jeta dans ses bras, achevant de montrer, par cette
folie d'incohérence, le désordre moral qui, en ce moment, faisait
osciller son triste coeur d'une extrémité à l'autre des sentiments.
Gabrielle essaya en vain de la calmer à force de tendres câlineries,
sans arriver à savoir d'elle la cause véritable de cet état. Il fallait
que cette conversation avec Henry de Poyanne l'eût remuée à une
singulière profondeur, car c'est distraitement qu'elle répondit à son
amie qui lui disait: «J'enverrai prendre des nouvelles de Casal, et tu
les auras tout de suite...» Et quand, la solitude l'ayant rendue à
elle-même, elle s'abandonna de nouveau au déroulement de ses pensées, ce
ne fut pas non plus l'image de Raymond qui revint hanter son esprit. Ce
qu'elle voyait, c'était Poyanne debout devant elle et lui demandant de
jurer qu'elle n'avait rien à se reprocher. Ce qu'elle entendait, c'était
la voix de cet homme lui disant: adieu. Ce qu'elle éprouvait, c'était le
besoin de le revoir, de lui parler, de s'expliquer à lui. Pour lui
mentir encore? Pour lui montrer quelle nouvelle nuance de sa monstrueuse
duplicité intime?... Non. Toutes les paroles étaient prononcées, tous
les voiles étaient déchirés. Maintenant qu'il avait eu, lui, le courage
d'articuler les mots de rupture devant lesquels elle hésitait, depuis
des jours et des jours, allait-elle, en proie à une infâme aberration,
souhaiter le recommencement des ambiguïtés coupables et des douloureuses
équivoques? Que voulait-elle de cet amant, dévoué jusqu'à la plus
surhumaine abdication? Par quel mystère du coeur, à présent qu'elle
s'était donnée à l'autre et que sa vie pouvait enfin se simplifier dans
les actes, subissait-elle ce retour insensé vers ce qui n'était, depuis
des mois, pour elle, qu'une chaîne de douleur? Ces questions se
posaient, se pressaient autour d'elle, durant cette après-midi et dans
la nuit qui suivit, sans qu'elle pût seulement fixer sa pensée sur une
seule, plus troublée que jamais elle ne l'avait été, jusqu'à ce
qu'arrivât l'instant où Poyanne devait être chez elle... Une heure. Une
heure et demie. Deux heures... Il ne venait pas. Appréhendant une
résolution funeste, elle poussa avec sa voiture jusqu'à la rue
Martignac. Il lui fut répondu que le comte était sorti et que l'on
ignorait l'heure de sa rentrée. Elle revint chez elle. Il n'avait point
paru. Elle lui écrivit quelques lignes. Le domestique ne rapporta pas de
réponse. Ce ne fut que le lendemain au matin, et après une nouvelle nuit
d'anxiétés atroces, qu'elle reçut une enveloppe sur laquelle elle
reconnut l'écriture de Poyanne; elle la déchira et put lire les pages
suivantes,--ô contradictions étranges du coeur de la femme!--avec la
même avidité qu'elle avait fait, quarante-huit heures plus tôt, la
lettre de Casal.

                   *       *       *       *       *

«_Cinq heures du soir, Passy._

«Mon amie,

«J'ai voulu, pour vous écrire ce que je me dois, ce que je vous dois de
vous écrire, venir dans ce petit appartement de Passy, qu'en des temps
plus heureux vous appeliez notre «chez nous...» Jamais je ne vous les ai
entendu prononcer, ces deux mots, pourtant si simples, sans que mon
coeur se mît à battre. Ils résumaient si tendrement, hélas! ce qui fut
mon unique rêve, mon espoir sacré depuis des années, cette chimère de
vivre avec vous, toujours, d'une vie avouée, où vous auriez porté mon
nom, où je vous aurais eue à toute heure près de moi, me prodiguant la
douceur d'une présence qui, à elle seule, était la compensation de
toutes les tristesses de mon passé, l'apaisement de toutes mes peines,
un infini de félicité!... Et m'y voici pourtant seul, dans cet asile,
dont vous ne direz plus jamais: «chez nous,» à regarder ces muets
objets, dont chacun est pour moi vivant comme un être, cette tapisserie
sur le mur, avec son paysage naïf d'arbres et de clochers, cette
bibliothèque basse avec les livres que nous lisions ici ensemble, ces
vases anciens que je parais de fleurs pour vous recevoir. Ah! l'amant
que la mort a séparé de sa maîtresse et qui va s'accouder à la grille de
son tombeau n'a pas dans l'âme plus de mélancolie que je n'en ai à cette
heure où je fais, moi aussi, un pèlerinage à une tombe, celle de notre
commun passé,--ni plus de mélancolie, ni plus de tendresse... Je
voudrais tant qu'un peu de cela sortît pour vous de ces pages, que vous
lirez à un moment où je serai bien loin de Paris, bien loin de ce
mystérieux et cher asile. Je voudrais que vous gardiez de moi, non pas
l'image de l'homme qui vous a si étrangement parlé hier, mais celle de
l'ami qui pense à vous comme j'y pense à cette minute, pieusement,
doucement, avec une reconnaissance inexprimable pour ce que vous m'avez
donné de votre coeur, parmi ces témoins de ce qui fut ma part de joie
ici-bas. Vous avez su me la faire si grande que, même aujourd'hui et
dans cette agonie où je me débats, je ne peux rien trouver à vous dire,
songeant à ces moments où vous m'avez laissé vous aimer, où vous m'avez
aimé, que merci du fond du coeur et encore merci.

«Comprenez-moi, ma si chère amie, je ne suis pas ingrat pour vous, et,
en m'en allant, comme je vais faire, je sais, oui, je sais que je vous
suis bien cher aussi et que vous ne m'avez jamais menti en me disant que
vous ne pouviez pas supporter une tristesse dans mes yeux. Je sais qu'en
lisant cette lettre et apprenant que j'ai quitté la France pour un bien
long temps, sinon pour toujours, vous aurez une vraie, une profonde
peine. Me trouverez-vous injuste si j'ajoute que précisément la
profondeur de votre affection pour moi me permet de mesurer combien est
vivant dans votre coeur l'autre sentiment, celui dont j'ai vu
l'explosion hier? Faut-il que vous ayez été prise par cet amour nouveau
pour que de savoir combien j'en souffrirais n'ait pas empêché qu'il ne
grandît en vous? Les luttes que vous avez soutenues, je les devine
maintenant. Le drame moral qui s'est joué dans votre âme s'éclaire à mes
yeux d'un jour qui me permet de sentir à la fois et le degré de votre
dévouement à mon égard, et aussi combien ce dévouement ressemble peu à
l'amour. Vous-même, vous avez été de si bonne foi en ne voulant pas en
convenir vis-à-vis de votre conscience! Vous êtes fière, vous n'avez pas
voulu avoir changé. Vous êtes bonne, vous n'avez pas voulu que je fusse
malheureux. Vous êtes loyale, vous n'avez pas voulu admettre une seconde
la possibilité d'une trahison envers celui que vous considériez comme
lié à vous pour la vie. Hélas! Juliette, ne vous y trompez pas, il est
bien fort, dans un coeur comme le vôtre, un sentiment que de pareilles
raisons ne paralysent pas. Je n'aurais pas entendu votre cri d'hier, je
n'aurais pas vu vos larmes quand vous avez cru à la fatale issue de
notre duel, que j'en saurais assez, moi qui vous connais, par cette
simple évidence. Mais je les ai vues, ces larmes; je l'ai entendu, ce
cri. Et si je pars, c'est que j'ai senti, devant cette expression de
votre nouvel amour, que je ne pouvais pas supporter de regarder ce
sentiment face à face. Que vous luttiez contre lui ou que vous y cédiez,
je saurais le deviner maintenant dans vos tristesses et dans vos joies,
dans vos ménagements pour moi et dans vos silences, et je ne suis qu'un
homme, un homme qui vous aime avec tout son coeur, avec toutes ses
forces, avec tout son être, que vous avez aimé, vous aussi, et à qui
vous ne pouvez pas, vous ne devez pas demander une énergie surnaturelle.
D'ailleurs, ai-je le choix moi-même de mettre, aujourd'hui que tout
m'est connu, ma douleur entre vous et une vie renouvelée, mon amour que
vous ne partagez plus entre votre conscience et ce qui peut être votre
bonheur? Ai-je le droit de vous donner le spectacle d'une jalousie que
je me sens, je vous l'avoue avec tant d'humilité, incapable de vaincre?
Ai-je le droit de vous infliger ce contre-coup de ma sensibilité malade
que vous avez subie depuis des semaines, depuis des années, peut-être?
Non, Juliette, je m'en rends trop compte, en repassant par l'esprit dans
les chemins que nous venons de suivre, une nécessité invincible veut que
deux êtres qui se sont aimés ne se voient plus quand l'un des deux a
cessé d'aimer, et l'autre, non. C'est affreux. C'est amer. Ah! bien
amer, comme la mort. Mais l'estime de soi est à ce prix et il le faut,
quand ce ne serait que par respect pour un passé que l'on ne peut garder
intact qu'à la condition qu'il soit vraiment, définitivement, résolument
le passé.

«J'ai bien réfléchi à toutes ces choses,--autrefois déjà, lorsque à mon
retour de Besançon j'ai soupçonné que vous pouviez vous intéresser à un
autre que moi,--mais jamais comme hier et comme cette nuit,--à toutes
ces choses si tristes, à tant d'autres encore. J'ai aperçu, dans les
douleurs que nous venons de traverser, l'expiation d'une félicité qui
n'était pas permise. Je connais trop la sincérité de vos sentiments
religieux pour ne pas avoir deviné, derrière bien des mélancolies dont
vous ne me disiez pas les causes, ce regret, ce remords d'une situation
où votre tendresse pour moi vous avait entraînée. Car ce fut moi le
coupable, moi qui, n'étant pas libre, devais à jamais vous cacher un
amour dont les joies m'étaient défendues. Et qui sait? Si j'avais eu ce
courage de vous aimer ainsi, dans l'ombre et le silence d'une passion
fervente, mortifiée et pure comme une piété, peut-être Celui qui voit
tout m'eût-il récompensé de cet héroïque effort en empêchant que les
sources de la tendresse ne tarissent pour moi dans votre coeur. Qui sait
s'il n'y a pas pour certaines amours, faites de renoncement et de vertu,
une grâce mystérieuse, pareille à cette grâce de la foi profonde qui
nous permet d'être toujours capables de prier? S'il en est ainsi et
qu'il y ait sur nous deux cette fatalité d'une expiation, ce que je
demande à ce Dieu en qui nous avons toujours eu tous deux tant de
confiance, même en transgressant ses lois, c'est que sa justice retombe
sur moi seul. C'est que votre ami nouveau, celui par qui votre coeur m'a
été enlevé devienne digne de vous, qu'il comprenne quel être de noblesse
et de beauté est venu vers lui à travers tant d'épreuves. Je touche ici
à un point si sensible, qui m'est si sensible, qui doit tant vous
l'être! Laissez-moi vous dire, cependant, qu'encore ici un changement
s'est accompli en moi depuis hier. Je vous ai parlé avec bien de
l'amertume et avec bien de la dureté de cet homme en qui une étrange
double vue m'avait fait pressentir le bourreau de ce qui fut mon
bonheur. Je ne peux pas croire que j'aie eu tout à fait raison, ni qu'un
être capable de vous intéresser jusqu'à l'amour soit ce que j'ai pensé
qu'était celui-là. Je voulais, je devais vous dire aussi que je l'ai
jugé autrement depuis que son billet d'excuse, si difficile à écrire
pour un homme de sa sorte, m'a prouvé qu'il vous était dévoué, après
tout, autrement que je ne pouvais le penser. Je ne vous ai pas dit hier
ce que je dois ajouter pour être entièrement juste, que, sur le terrain,
il a été logique avec sa lettre et qu'il a tiré en l'air. Que ce soit
là, ce que je vous écris de lui, une expiation encore, celle de la
rancune passionnée qui m'a fait ne pas accepter ses excuses et désirer
sa mort! Que ce soit aussi un droit pour moi de vous supplier de
réfléchir avant d'aller plus loin sur cette route où vous êtes!
Éprouvez, étudiez le sentiment qu'il vous porte, maintenant que vous
avez le droit de céder au vôtre. Il est libre, lui, il est jeune, il
n'est l'esclave d'aucun passé. Il peut vous dévouer toute sa vie et se
transformer sous votre noble influence. S'il en doit être ainsi, je ne
dis pas que je n'en souffrirai pas, quand j'apprendrai que vous avez
reconstruit votre destinée de cette manière. Mais, sachez-le, je vous
aime aujourd'hui avec une tendresse si désintéressée, si purifiée par le
martyre de ces derniers jours, que je trouverai en moi de quoi accepter
de loin cette idée avec cette sorte de paix dont parle le saint
livre:--Je vous donne la paix, je vous donne ma paix, mais non comme le
monde la donne...,--cette paix d'une âme qui aime pour toujours, et qui
s'est à jamais renoncée!

«Et adieu, amie.--Adieu, vous qui étiez l'étoile de mon ciel,--du coin
sans nuages de ce ciel si sombre. Adieu, vous qui m'avez permis de vivre
quand j'étais à bout de toutes mes forces, et grâce à qui je puis dire
aujourd'hui: j'ai connu le bonheur. N'appréhendez aucune résolution
désespérée d'un homme qui s'en va de vous, l'âme pleine de vous, pour
que vous soyez heureuse et pour ne vous coûter plus jamais une larme.
Dans mes douloureuses méditations de cette nuit,--j'ai vu devant moi ce
qui me reste d'existence, et j'ai décidé de son emploi. J'ai reconnu
dans mes dernières épreuves de politique un avertissement qu'il fallait
renoncer à cette action-là aussi, et ce renoncement n'a pas été bien
pénible. Un autre champ m'est ouvert, dans lequel j'ai résolu d'user ce
que je peux garder de vigueur intime. Nos douleurs privées seraient
cruellement inutiles si elles ne nous amenaient pas à chercher l'oubli
de notre propre destinée dans une tâche impersonnelle, dans le
dévouement désintéressé à nos idées. Vous avez trop connu les miennes
durant ces jours heureux où vous me laissiez penser tout haut auprès de
vous, avec vous, pour que j'aie besoin de vous rien dire davantage,
sinon que j'ai résolu d'aller aux États-Unis travailler à ce grand livre
de philosophie sociale dont le plan vous avait intéressée, dont
l'exécution suppose des études impossibles ailleurs que là-bas et qui
dureront des années! Demain, et quand vous aurez ce papier entre les
mains, je serai en mer, n'ayant plus pour horizon que la masse énorme
des flots qui rouleront, toujours plus nombreux, entre nous. Ma lettre
de démission au président de la Chambre est écrite. Mes affaires
principales, je les avais déjà réglées la veille du duel. Notre noble
Ludovic Accragne, dont vous connaissez la divine charité, a bien voulu
se charger de quelques arrangements qui m'eussent fait rester davantage.
Votre nom est le premier qui soit sorti des lèvres de ce tendre ami
lorsque je lui ai annoncé ma résolution. Je lui ai dit, ne me faites pas
mentir, que je vous avais déjà entretenue de ce départ et que vous
l'approuviez. Maintenant je vais pouvoir ne penser qu'à vous, avec une
tristesse et une douceur inexprimables. Vous m'écrirez, n'est-il pas
vrai?--mais pas tout de suite encore. Laissez-moi choisir le moment où
je pourrai tout apprendre de vous sans entrer en agonie. Vous me
garderez ma place dans une amitié dont, présent, je ne saurais me
contenter.--J'ai le coeur si malade, si aisément blessé et
saignant!--Mais l'absence guérira cela aussi, et elle ne laissera
subsister que l'immortelle essence d'un sentiment qui se résume dans ces
simples mots: Soyez heureuse, même hors de moi, même sans moi... Adieu
encore, amie, souviens-toi que je t'ai aimée... Que te dire de plus?
sinon la vieille phrase si touchante des humbles,--mais je te la dis du
fond de l'âme:--Que Dieu te garde, mon unique amour!

«HENRY.»

                   *       *       *       *       *

Il se produit, à l'heure des séparations irrévocables, un phénomène
singulier, assez analogue pour les choses de l'âme à l'effet de
l'éloignement sur les yeux. Vous étiez dans une ville, à en parcourir
les rues, coin par coin, à en examiner les maisons, pierre par pierre.
Un détail vous déplaisait, puis un autre. Tous les manques d'harmonie
vous frappaient: ici, l'emploi d'un style en contraste avec le caractère
du bâtiment voisin, ailleurs, l'incurie d'un délabrement; plus loin, les
gaucheries d'un fronton mal restauré. Votre impression émiettée ne vous
préparait pas à la magie du coup d'oeil d'ensemble dont vous jouissez à
présent, debout sur un pont de bateau et regardant la ville étager ses
édifices sur la côte, ou au sommet d'une montagne et vous
retournant---comme la légende veut que le roi Boabdil se soit retourné
pour revoir sa Grenade et la pleurer! Maintenant, la gloire du soleil
couchant rayonne sur la ville abandonnée; elle enveloppe d'une poussière
d'or les églises qui élèvent leurs tours vers le ciel, les faîtes
orgueilleux des monuments et jusqu'aux toits abaissés des quartiers
pauvres. L'enchantement rétrospectif qui nous saisit alors devant cet
admirable ensemble est le symbole de celui que nous impose si souvent la
mort, quand nous accompagnons au cimetière un ami qui nous fit cependant
souffrir. La ligne idéale de son être intime nous apparaît dans une
beauté que nous ne distinguions plus. Sa vraie personne, enfin dégagée
des médiocrités de l'existence quotidienne, se révèle à notre regret qui
reconnaît la place occupée par lui dans nos besoins d'âme. Nous
consentons à lui appliquer les bénéfices de cette grande loi humaine qui
veut que toute qualité ait pour condition de développement un défaut
parallèle. Nous ne voyons plus de lui que ses nobles côtés, et nous
versons des larmes de tendresse passionnée sur celui pour qui, vivant,
nous eûmes parfois d'étranges injustices. Il a senti nos injustices et
il ne sent pas nos larmes. Ironique contradiction dont triomphent les
moralistes cruels! Que prouve-t-elle pourtant, sinon que nous vivons et
que nous mourons seuls, sans avoir, qu'à de rares intervalles, connu le
coeur d'un autre et montré notre propre coeur? Les lendemains de rupture
qui, si souvent, ont de la mort la lente agonie, la résignation coupée
de révoltes, les espérances suivies de violents désespoirs, en ont aussi
cette sorte de mirages. Un humoriste a bizarrement mais finement
qualifié de cristallisation posthume cet étrange déplacement de point de
vue analogue à celui dont Mme de Tillières fut la victime, après avoir
achevé la lecture de cette lettre de Poyanne. Elle posa sur ses genoux
ces feuilles où son ami de tant d'années avait comme empreint son coeur,
et ses larmes commencèrent de couler, tristement, doucement,
intarissablement. Il était là tout entier, avec la droiture absolue
d'une pensée que, même à cette heure de la séparation, pas un mauvais
soupçon n'effleurait,--avec l'ardeur presque religieuse d'une passion
qui lui faisait trouver un délice de martyre dans les souffrances du
renoncement,--avec sa foi dans ses idées, si profonde qu'il rappelait
son grand projet d'une histoire du socialisme avec une ingénuité
d'apôtre dans ces pages d'adieu à une maîtresse adorée. Les multiples et
changeantes scènes qui avaient marqué les étapes de leur commun roman
s'évoquèrent à la fois pour Juliette. Elle revit Henry de Poyanne à leur
première rencontre. Comme elle avait dès lors senti qu'il n'était pas un
homme de ce temps, que son caractère était demeuré intact et rebelle aux
compromis d'un siècle mortel aux consciences intransigeantes! Comme il
avait été délicat dans sa manière de lui faire la cour, et avec quel
attendrissement elle l'avait senti se reprendre à la vie auprès d'elle,
se guérir peu à peu de sa première blessure,--avec quel orgueil aussi!
Car, à cette époque, il avait voulu se distinguer davantage, et ses
meilleurs discours dataient d'alors, de ces heureuses premières années
auxquelles cette lettre faisait allusion,--années où elle avait conclu
avec lui ce contrat secret d'une union à laquelle il était resté
fidèle,--au lieu qu'elle-même?... Ah! les larmes qui tombaient,
tombaient de ses yeux sur ces feuilles dont elles brouillaient l'encre,
n'étaient pas seulement des larmes de tristesse devant la beauté d'un
poème de sentiment à jamais fini... Le remords y mélangeait ses âcres
rancoeurs. Oui, ce noble ami avait raison, et bien plus qu'il ne le
disait, qu'il ne le savait. La rupture entre eux était nécessaire, d'une
nécessité invincible. Celle qu'il entourait de tant d'estime en lui
rendant sa liberté, qu'était-elle devenue? Qu'avait-elle fait? Même si
elle eût voulu maintenant empêcher ce départ, protester contre cet
adieu, refuser cette liberté ainsi offerte, elle ne le pouvait pas, elle
ne le devait pas,--après cette faute qu'à ce moment elle ne comprenait
plus, tant les phrases de ce suprême message venaient de la reconquérir,
de lui rendre ses impressions d'autrefois, sa vision du Poyanne des
jours lointains, et d'absorber, d'effacer tous ses sentiments de ces
dernières semaines. Cette reprise de tout son être par le passé dont
elle avait entre ses mains la fragile, la douloureuse relique, ne devait
pas durer longtemps. Elle fut pourtant si puissante que, durant toute la
journée, elle n'eut de pensée que pour l'absent, pour celui qui s'en
allait ainsi loin d'elle et qui l'avait tant aimée. Elle ne fut arrachée
à ce somnambulisme nostalgique et désespéré que vers le soir, par
l'arrivée de Gabrielle qui lui apportait des nouvelles de l'autre, du
blessé, qu'elle se reprocha d'avoir si étrangement oublié, alors qu'il
souffrait cependant, lui aussi, pour elle. Les conventions de silence
arrêtées lors du duel avaient été fidèlement observées, et Candale avait
raconté à sa femme la maladie de Raymond en la lui présentant comme une
légère attaque de rhumatisme au bras droit.

--«Il en a pour cinq ou six jours à peine,» dit la comtesse. «Pourvu
qu'une fois rétabli, ils n'aient pas, l'un ou l'autre, l'idée de
recommencer?»

--«Ils ne l'auront pas,» répondit Juliette; «lis cette lettre.»

Et elle tendit à Mme de Candale les feuilles où se voyait encore la
trace de ses larmes, obéissant à la fois à ce besoin dangereux et
irrésistible de confidence que nous éprouvons avec une égale force dans
l'extrême joie et dans l'extrême tristesse, et à un autre besoin, plus
généreux, celui de faire vraiment apprécier à son amie la magnanimité de
cet homme autrefois si mal jugé. Elle put voir les yeux de la jeune
comtesse se mouiller, eux aussi, de pleurs à cette lecture et elle
l'entendit qui disait:

--«Mon Dieu! si je l'avais connu!» Puis, rendant la lettre et après une
seconde d'hésitation: «Mais, as-tu cherché au juste à connaître ce que
sait Casal et comment?»

--«Il sait tout,» répondit Juliette, «c'est moi qui lui ai tout dit...»

--«Toi?» interrogea la comtesse. Elle vit de nouveau Mme de Tillières si
troublée qu'elle n'osa pas insister sur ce qu'elle devinait des
conditions de cette confidence. Juliette et Raymond s'étaient donc revus
depuis que ce dernier était venu rue de Tilsitt? Ils avaient dû avoir
ensemble une explication bien intime pour en être venus à des aveux de
cette sorte? Pas plus que Poyanne, cependant, elle ne soupçonna la
terrible vérité. Mais elle aperçut la nouveauté périlleuse de rapports
qu'une telle révélation créait entre le jeune homme et son amie, et elle
continua: «Et s'il cherche à te revoir, maintenant qu'il saura votre
rupture? Car il la saura. Les journaux parleront de la démission du
premier orateur de la droite et de son voyage aux États-Unis...»

--«S'il cherche à me revoir,» répondit Mme de Tillières, «je saurai lui
montrer qui je suis...»

                   *       *       *       *       *

Cette énigmatique réponse, et sur laquelle Mme de Candale ne demanda pas
de commentaires, tant elle redoutait de toucher aux plaies vives de ce
coeur si atteint, ne sous-entendait aucune idée très nette. Juliette
avait exprimé par ces mots une résolution de ne pas aller plus avant
dans la chute,--résolution très arrêtée, mais dont elle n'entrevoyait
pas la forme. Depuis la minute où elle était sortie des bras de Casal
jusqu'à celle où son amie venait de lui parler ainsi, toujours un souci
d'à côté l'avait empêchée de regarder bien en face sa nouvelle
situation. Ç'avait été d'abord l'idée de revoir sa mère, puis l'angoisse
du duel, puis son entretien avec Poyanne et l'attente affolée de ce qui
en résulterait. Tour à tour chacun de ces événements s'était présenté à
elle comme le pire des dangers, et ils avaient pourtant passé sur elle
comme ces grandes lames qui doivent tout engloutir et qui s'en vont sans
avoir rien détruit. Elle avait revu sa mère, le duel avait eu lieu, le
comte, par l'énergie de son parti pris, avait réglé leurs relations
d'une façon qu'elle acceptait comme définitive. Les problèmes les plus
insolubles étaient résolus,--sauf le dernier et le plus redoutable. Elle
se retrouvait seule et libre devant un inconnu dont la phrase de
Gabrielle lui infligea aussitôt l'obsession: que pensait d'elle Raymond?
Qu'allait vouloir cet homme en qui se résumait à présent tout l'avenir
de sa vie sentimentale?... Ce qu'il pensait? Ce qu'il voulait? Quand la
comtesse fut partie, elle alla chercher dans le tiroir de son bureau,
sur lequel tant de fois elle s'était appuyée pour écrire à son premier
amant, le billet qu'elle avait reçu du second, au matin du duel. Elle le
relut avec une infinie mélancolie, car une comparaison s'imposait qui, à
cette heure, était bien amère. La différence était trop forte entre ce
billet du lendemain de la faute et la lettre d'adieu qu'elle venait de
recevoir. Ces quelques lignes de Raymond, avec leur rappel si net de ce
qui s'était passé, avec la «charmante amie» du début, avec, à la fin,
cette allusion si directe à une organisation de leurs futurs
rendez-vous, ne permettaient pas que la jeune femme s'y méprît. Non, pas
plus que si Casal, au lieu de lui écrire: vous, lui eût infligé
l'affront du tutoiement en lui envoyant des baisers. Elle était pour lui
une maîtresse, comme Mme de Corcieux, comme Mme de Hacqueville, comme
Mme Ethorel. Ces noms, que Mme de Candale lui avait mentionnés au
hasard, lors de sa première fatale visite après l'accident de voiture,
lui revinrent tous ensemble. Il avait dû écrire sur ce ton et dans les
mêmes sentiments à celles-là et aux autres. Et pourquoi la jugerait-il
avec plus d'indulgence qu'il n'avait jugé ces autres? Parce qu'elles
étaient des femmes galantes, et elle, non? Qu'en savait-il? Elle avait
eu un amant avant lui. De cela, il était sûr. N'était-il pas autorisé à
croire que cet amant n'avait pas été le seul, rien que par la manière
dont elle s'était donnée à lui, et dans quelles circonstances! Comme un
jet brûlant de honte l'inondait tout entière à ce souvenir. Quel
contraste entre cette manière d'interpréter sa conduite et l'image que
l'autre se formait d'elle, entre ce désir brutal et ce culte, cette
piété dont l'enveloppait Poyanne, au point qu'il souffrait de ne pas
estimer son rival davantage! Mon Dieu! que dirait-il, lui, quand il
saurait la liaison que lui proposait Casal? Elle les aperçut à l'avance,
avec une précision affreuse, les détails de cette liaison, et elle en
éprouva toute l'amertume, comme un passager qui souffre de la mer et qui
monte sur un bateau, sent déjà la nausée de la houle à respirer
seulement l'odeur du bord. Elle se vit recommençant les courses
clandestines dans Paris, qui avaient été le secret supplice de ses
relations avec Poyanne, et les arrêts devant une porte sur le seuil de
laquelle le coeur bat si fort, et les sorties, voilée et frémissante, et
les retours rue Matignon. Encore avait-elle, pour la soutenir, au temps
où elle aimait le comte Henry, cette certitude que son amant souffrait
de ces tristes conditions de leur amour autant qu'elle-même. Au lieu de
l'en estimer moins, il la plaignait. Que de fois il lui avait demandé
pardon à genoux des fautes qu'elle commettait pour lui! Mais Casal? Que
connaissait-elle de son caractère? Qu'il avait été charmant de
délicatesse, tendre et soumis tant qu'il l'avait crue libre et pure.
Quel changement aussitôt que la fureur de la jalousie s'était déchaînée
en lui! Avec quelle dureté il lui avait parlé à son arrivée rue de
Lisbonne! Quel homme était-il donc et comment ne pas se souvenir des
phrases que Poyanne avait prononcées autrefois contre lui, des visibles
souffrances de Pauline de Corcieux, de toute cette légende de cynisme
dont le nom de ce viveur était enveloppé? Elle tressaillit soudain d'un
frisson de peur et qui ne venait pas seulement de ce qu'elle
appréhendait les côtés mystérieux de cette nature. Elle comprenait, elle
devinait plutôt que, malgré ses remords, malgré son besoin de se faire
estimer, malgré sa défiance soudain éveillée, elle appartiendrait à cet
homme, quel qu'il fût, si elle le revoyait, et qu'il en agirait avec
elle comme il le voudrait. Il l'avait possédée de cette possession
absolue qui ne pardonne pas. L'intensité des sensations éprouvées entre
ses bras la bouleversait, rien qu'à s'en souvenir. C'était la première
fois que l'univers de la volupté profonde s'était révélé à elle. Cet
esclavage de l'ivresse amoureuse, que presque toutes les femmes refusent
d'avouer, que presque toutes subissent ou désirent, elle en ressentait,
elle, la terreur anticipée. Si elle succombait une seconde fois, c'en
était fait de sa volonté. Il serait trop tard pour se reprendre. Et
quand il serait là, comment lui résister, puisque d'y penser, et de
loin, la laissait si énervée, si faible, si vacillante dans son rêve de
racheter sa faute? Cette faute, un égarement l'expliquait, pour une
fois, sans la justifier, mais ce serait, si elle recommençait, la
déchéance définitive, la mort de la Juliette qui avait su conserver une
fierté intacte dans une situation que le monde eût condamnée. Jadis elle
s'en absolvait à force d'honneur personnel. Hélas! qu'était-il devenu,
cet honneur, après sa visite chez Casal? Que deviendrait-il, si cette
visite n'était que le début d'une nouvelle intrigue, d'autant plus
dégradante pour elle qu'autrefois,--il y avait si peu de temps et comme
c'était loin!--Raymond avait voulu faire d'elle sa femme? Lui aussi,
malgré son caractère et ses idées, il avait rêvé le rêve dont Poyanne
parlait au début de sa lettre. Lui aussi, il avait voulu vivre avec elle
d'une vie avouée, lui donner son nom. Il l'estimait alors. Que faire
pour lui prouver que malgré tant d'apparences, malgré la réalité de sa
chute inattendue, elle méritait, sinon toute cette estime, au moins de
ne pas être traitée comme une femme galante qu'elle n'avait jamais été,
qu'elle n'était pas, qu'elle ne serait jamais?

Sous l'influence de ces réflexions torturantes et durant les quelques
journées de répit que lui donnait la réclusion forcée de Casal, un
projet commença de s'ébaucher en elle, le seul qui mît d'accord tant
d'éléments contradictoires de son être; car il satisfaisait à la fois
son besoin de demeurer digne du culte que lui portait Poyanne, son
passionné désir de racheter ce qu'elle pouvait racheter de sa faiblesse,
son indestructible appétit d'honneur, et par-dessus tout sa chimère de
remonter dans le jugement de ce Casal, qu'elle ne cessait pas d'aimer, à
une place haute, plus haute peut-être qu'auparavant. Il avait encore
cela pour lui, ce projet, de s'accorder avec l'impression d'immense
lassitude où aboutissait la multiplicité de ces secousses successives...
Si cependant elle ne revoyait jamais Raymond? Si, quittant Paris et pour
toujours, avant qu'il eût pu la joindre, elle allait se réfugier dans
son asile d'enfance et de jeunesse, dans ce cher Nançay, où déjà, lors
de son premier grand malheur, en 1870, elle avait connu la magie
consolatrice de la solitude? Oui, si elle s'en allait, lui laissant le
souvenir d'une femme qui, ne pouvant plus être l'épouse, ne veut pas
n'être que la maîtresse? Il saurait certainement le départ de Poyanne
pour l'Amérique. Il ne la soupçonnerait donc pas d'être retournée au
comte après s'être donnée. Il faudrait bien qu'il lui rendît la justice
qu'elle n'avait pas cherché auprès de lui une vulgaire aventure de
galanterie. Mais accepterait-il cette fuite? Ne la poursuivrait-il pas
dans sa retraite? Hé bien! elle irait plus loin encore. Une fois entrée
dans la voie de la rupture et du définitif éloignement dont Poyanne lui
donnait un si courageux exemple, elle sentait que sa force grandirait
avec le danger, et elle entrevoyait, ce qui fut le songe sublime de
toutes les amoureuses délicates en proie aux tempêtes du coeur et du
sort, un suprême refuge contre Raymond,--celui d'une porte de cloître.
De celle qui finit ainsi, dans les austérités d'une cellule et à l'ombre
de la croix, l'homme le plus méprisant ne peut pas douter. Et cette
entrée en religion lui coûterait si peu, brisée, à demi morte comme elle
était maintenant. Entre elle et l'asile sacré, il n'y avait que Mme de
Nançay.

--«Non,» songea-t-elle, «je ne peux pourtant pas à cause de maman.»

C'était là encore un nouvel obstacle auquel elle n'avait pas pensé. Déjà
ce serait si difficile de lui faire accepter l'idée d'un exil absolu,
loin de Paris, à cette pauvre vieille mère qui devrait renoncer à toute
espérance de voir sa chère enfant remariée? Que lui dire pour justifier
cette résolution subite? Quelle partie de la vérité lui avouer, qui la
décidât sans la désoler? L'appréhension de cet entretien était si vive
que Juliette le remettait du matin à la soirée et de la soirée au matin,
et elle aurait reculé encore si, dans l'après-midi du quatrième jour,
elle n'avait été contrainte à une action par l'annonce de la toute
prochaine arrivée de Raymond. Comme elle rentrait d'une longue promenade
solitaire faite au Bois dans ces mêmes allées désertes où elle s'était
résolue une première fois à ne plus le recevoir, elle trouva qu'un
commissionnaire avait apporté en son absence une merveilleuse corbeille
de roses et d'orchidées, à l'anse de laquelle était épinglé un billet
dont l'écriture lui brûla les yeux rien qu'à la regarder. Quoique les
lettres en fussent altérées, comme d'une main qui dirige difficilement
la plume, elle avait reconnu qui les avait tracées, et c'était, au
crayon et sur une carte, les simples lignes suivantes:

                   *       *       *       *       *

--«Les premiers mots que je peux écrire sont pour rassurer mon amie et
lui demander à quelle heure je peux me présenter chez elle, demain, qui
sera ma première sortie.

«R. C.»

                   *       *       *       *       *

Tandis qu'elle lisait ce billet qui avait dû coûter au blessé un grand
effort, elle respirait l'arome voluptueux des belles roses. Ce parfum
l'enveloppait comme une caresse, en même temps que de ce papier
qu'avaient touché les doigts du jeune homme montait vers elle une
volonté de possession. Tout d'un coup, et comme si elle se fût débattue
contre un sortilège, elle le déchira, ce papier, en vingt morceaux
qu'elle jeta au vent par la fenêtre ouverte du jardin. Puis, ayant porté
sur le perron la corbeille des dangereuses fleurs, elle rentra dans sa
chambre pour se jeter à genoux et prier. Que se passa-t-il dans cette
âme en détresse durant cette heure qui fut certainement _l'heure_ de sa
vie? Y a-t-il, comme l'instinct de tous les âges l'a supposé, dans la
prière ainsi élancée d'un coeur qui souffre vers l'Inconnaissable
Esprit, auteur de toute destinée, une vertu réparatrice, une chance
d'obtenir une aide pour les défaillances de la volonté? Fut-ce à cet
instant, et par un pacte fait avec elle-même, que Juliette prononça,
devant sa conscience, le voeu qu'elle devait, moins d'une année plus
tard, accomplir? Quand elle se releva, une flamme brillait dans ses
prunelles, une pensée éclairait son front. Elle monta tout droit dans
l'appartement de sa mère qui, la voyant ainsi transfigurée, demeura tout
étonnée:

--«Qu'est-ce que tu vas m'annoncer avec cette physionomie exaltée?» lui
dit-elle. Depuis tant de jours, elle trouvait sa fille si triste que
cette métamorphose subite lui faisait peur.

--«Une résolution que je vous demande d'approuver, chère maman,
quoiqu'elle doive vous sembler bien peu raisonnable,» répondit Juliette.
«Je pars pour Nançay ce soir.»

--«Mais c'est insensé, en effet,» reprit la mère. «Tu oublies que le
docteur t'a mise en observation, comme il dit...»

--«Ah! il s'agit bien de ma santé,» répliqua Mme de Tillières; puis,
gravement, presque tragiquement: «Il s'agit de savoir si vous aurez pour
fille une honnête femme qui puisse vous embrasser sans rougir, ou une
malheureuse...»

--«Une malheureuse?...» répéta Mme de Nançay avec une visible stupeur;
et, forçant Juliette de s'asseoir sur le tabouret, à ses pieds, elle lui
caressa les cheveux avec une infinie tendresse, et elle continua:
«Allons, confesse-toi à ta vieille mère, mon enfant aimée. Je suis sûre
que tu as encore laissé quelque folle idée germer dans cette pauvre
tête. Tu as un tel art de gâter avec tes imaginations une vie qui
pourrait être si douce...»

--«Non, maman,» dit-elle, «ce ne sont ni des idées ni des imaginations.»
Et d'une voix encore plus sombre: «J'aime quelqu'un dont je ne peux pas
être la femme, et qui me fait la cour. Je sens, je sais que si je reste
ici et si je le revois, je suis perdue, perdue, entendez-vous? perdue,
et je n'ai plus que la force de fuir...»

--«Comment!» répondit la mère avec une épouvante où se trahissait
l'ingénuité de sa sollicitude, «ce n'est pas le départ de M. de Poyanne
qui te bouleverse ainsi?... Je devinais bien que tu avais le coeur
troublé. J'ai cru que c'était pour lui et que lui-même s'en allait parce
qu'il t'aime et qu'il n'est pas libre...»

--«Ne m'interrogez pas, chère maman,» reprit Juliette en joignant les
mains, «je ne peux rien vous expliquer, rien vous dire... Mais si vous
m'aimez, comprenez que je ne vous parlerais pas de la sorte sans un
comble d'angoisse, et promettez-moi que vous ne m'empêcherez pas de
faire ce que je veux faire...»

--«Quoi?» s'écria la vieille dame. «Mon Dieu! ce n'est pas de me quitter
pour entrer au couvent?»

--«Non,» dit Mme de Tillières, «mais je veux me retirer de Paris pour
toujours... Je veux que nous abandonnions cet appartement où je ne
remettrai plus les pieds, jamais, ni jamais dans cette ville...
Pardonnez-moi si je vous laisse le soin de vous occuper de détails qui
devraient m'incomber. Je désirerais que tout ce qui m'appartient me fût
envoyé au château, où je vous attendrai...»

--«Tu n'y penses pas,» dit la mère. «Dans un mois, dans un an, tu seras
lasse à mourir de Nançay et de la solitude... Les sentiments qui
t'affolent seront finis... Et la vie là-bas, sans autre compagnie que ma
vieille figure, te paraîtra, te sera insupportable...»

--«Avec vous, ma mère, avec vous toujours et là-bas, voilà mon seul
salut,» répéta la jeune femme en baisant avec passion les blanches mains
ridées qui erraient sur son pauvre visage. «Ah! ne discutez pas avec
moi. Vous m'aimez, vous me voulez loyale et honnête, aidez-moi à me
sauver...»

--«Avec moi? Toujours?...» dit mélancoliquement Mme de Nançay. «Et que
deviendras-tu, seule au monde, quand tu ne m'auras plus? Je dois
pourtant mourir avant toi, et alors?...»

--«Quand je ne vous aurai plus,» dit Juliette avec un regard que la mère
ne lui connaissait pas, «j'aurai Dieu.»

                   *       *       *       *       *

Onze mois environ après son duel avec Poyanne et les événements qui
l'avaient suivi, Raymond Casal voyageait sur le yacht de lord Herbert
Bohun, revenant de Ceylan où les deux amis étaient allés tuer des
éléphants après avoir chassé le lion sur une des côtes du golfe
Persique. Ils avaient fait relâche à Malte pour y prendre leur courrier,
et, sans doute, Raymond avait trouvé dans le sien une lettre qui le
préoccupait particulièrement, car, durant toute la journée, il fut la
proie d'une tristesse contre laquelle son compagnon n'essaya même pas de
lutter. Quoique jamais un mot de confidence n'eût été échangé entre les
deux amis, lord Herbert avait deviné qu'un chagrin de coeur pesait sur
son cher Casal, qui n'était plus l'insouciant compagnon d'autrefois. Ils
avaient, depuis ces onze mois, vécu à peu près constamment ensemble, et
usé le temps comme il convient à deux camarades qui naviguent sous le
pavillon blanc à croix rouge du _Royal Yacht Squadron_. Ils avaient, au
mois d'août, pêché le saumon en Norvège, pour remonter ensuite jusqu'au
cap Nord. Ils étaient redescendus en Angleterre pour y passer quelques
semaines d'octobre et de novembre, le temps d'assister aux courses de
Newmarket et de se livrer, Raymond à toute la folie du jeu, et lord
Herbert au démon de l'alcool. Car sur mer, et à bord de _la
Dalila_,--c'était le nom de son bateau,--l'Anglais devenait un tout
autre homme. Il ne buvait plus une goutte d'eau-de-vie, surveillant les
moindres détails de la manoeuvre avec le coup d'oeil d'un capitaine qui
a gagné son brevet de navigation, et démontrant ainsi la survivance en
lui de ce sens des responsabilités que rien ne tue chez les hommes de sa
race. Ces cures de sobriété le préservaient sans doute de tomber dans
l'abêtissement du terrible poison. Son intelligence se réveillait dans
ces périodes, et on retrouvait avec stupeur l'Oxfordien distingué qu'il
avait été avant de demander à l'eau-de-vie la fuite de tout et de
lui-même. Pour son unique ami et qu'il aimait avec cette fidélité
britannique, si sûre et si profonde, il déployait, quand il le voyait
trop sombre, un esprit enjoué que les habitués de Phillips ne
soupçonnaient guère, et une sensibilité plus invraisemblable encore.
C'est ainsi que, durant ce grand voyage en Perse et aux Indes, entrepris
depuis décembre, il avait eu l'art de ménager avec une délicatesse
infinie les tristesses de son _alter ego_, et, l'après-midi qui suivit
le départ de Malte comme dans le dîner et dans la soirée, il sut si bien
toucher Casal par la sollicitude discrète de son affection que ce
dernier se laissa enfin aller à lui raconter le drame singulier auquel
il avait été mêlé, mais sans lui nommer Mme de Tillières, et après
l'avoir préalablement averti qu'il allait lui soumettre le plus
inexplicable des problèmes féminins. La nuit était d'une beauté presque
surnaturelle. Les étoiles brillaient de cet éclat plus large qu'elles
ont dans le ciel du Midi. _La Dalila_ fendait d'un mouvement insensible
une mer toute calme, lourde et douce, et d'une noirceur presque bleue
sous un ciel, lui aussi, d'un bleu presque noir. La fraîcheur de la
brise, délicieuse à sentir après les accablantes chaleurs de la mer
d'Égypte, achevait de donner à cette nuit un charme d'irrésistible
apaisement, et lord Herbert, enfoncé dans un fauteuil d'osier, écoutait
son ami sans parler, en tirant de régulières bouffées de sa courte pipe
en bois de bruyère. Et, s'abandonnant à la magie du souvenir, Raymond
évoquait pour lui-même plus encore que pour son muet confident toutes
les scènes de son aventure: sa rencontre avec Juliette chez une commune
amie,--ses premières visites, et comment il avait été pris à la
séduction de la jeune femme,--comment elle lui avait fermé sa porte, et
la demande en mariage à laquelle il avait été entraîné,--puis la crise
de sa jalousie, et la scène avec Poyanne,--l'arrivée de Mme de Tillières
rue de Lisbonne, et la folie avec laquelle elle s'était donnée,--puis
rien... Quand, une fois guéri de sa blessure, il était allé chez elle,
on lui avait dit son départ. Il lui avait écrit. Pas de réponse. Il
avait su sa retraite à Nançay. Il avait fait le voyage. Non seulement il
n'avait pas été reçu, mais il n'était pas arrivé à l'entrevoir. Il avait
appris là qu'elle sortait à peine et seulement pour se promener dans un
parc clos de murs qu'il avait franchis, comme un héros de roman. Le
lendemain, elle quittait le château pour une destination inconnue, ayant
sans doute été avertie de sa présence. Devant cet acharnement à le fuir,
il avait cru de son devoir de renoncer à une poursuite où il eût cessé
de se conduire en honnête homme, et c'est alors qu'il avait demandé à
Bohun de partir ensemble pour Bergen.

--«Mais,» conclut-il, «que je souffre d'une femme, il n'y a rien là
d'extraordinaire... Ce que je voudrais, maintenant que tout cela est
déjà de l'histoire bien ancienne, c'est comprendre, et je ne comprends
pas,--moins encore peut-être depuis ce que m'a appris une lettre de
Candale trouvée ce matin parmi les autres, et dont je te parlerai tout à
l'heure... Voyons, avec tout ce que je viens de te dire, quelle est ton
impression, à toi, sur cette femme?»

--«Es-tu certain qu'elle n'a jamais revu son premier amant?» demanda
lord Herbert.

--«Parfaitement certain. Il n'est pas revenu d'Amérique.»

--«Donc ce n'est pas pour lui qu'elle t'a quitté. Tu me permets une
question un peu brutale? Était-elle très passionnée?»

--«Très passionnée...»

--«Et très naïve?... Tu me comprends?»

--«Et très naïve...»

--«Et ce Poyanne, ce premier amant, avait-il beaucoup vécu dans sa
jeunesse?»

--«Lui? Pas du tout! C'est une espèce d'apôtre; du talent, d'ailleurs,
et de l'éloquence; mais ce qu'il a dû l'ennuyer! Et tu penses?...»

--«Je pense,» reprit lord Herbert, après s'être tu quelques minutes,
«que cette femme-là a toujours dû être de bonne foi dans sa conduite à
ton égard, et qu'elle t'a aimé, passionnément aimé, sans pouvoir arriver
à cesser tout à fait d'aimer l'autre... Il était sans doute l'amant de
son esprit, de ses idées, d'un certain nombre de choses d'elle que ton
influence ne pouvait pas détruire, et toi tu étais l'amant de ce qu'il
ne satisfaisait pas en elle... Ce qu'il lui aurait fallu, c'est
quelqu'un qui fût à la fois toi et lui, qui eût quelques-uns de ses
sentiments et quelques-uns des tiens..., enfin un Casal avec le coeur de
Poyanne... Je ne vois pas d'autre explication à ces bizarreries...
Arrivons maintenant à la lettre reçue ce matin, que te disait-elle?»

--«Que sa mère est morte et qu'elle-même va entrer en religion. Elle est
au noviciat des Dames de la Retraite,» et Casal ajouta: «On ne peut
pourtant pas faire s'accorder ensemble des faits comme tous ceux-là: un
premier amant pendant plusieurs années, un second pendant deux heures et
le cloître pour toute sa vie.»

--«D'abord,» dit l'Anglais, «y restera-t-elle?... Et puis, si elle y
reste, c'est un suicide comme un autre. Le couvent, c'est l'alcool des
femmes romanesques. C'est plus sentimental que le whisky, et plus vieux
jeu, c'est aussi plus fier, mais c'est bien toujours le même but:
oublier..., s'oublier!... Et de quoi te plains-tu?» continua-t-il avec
l'âcreté d'un homme qui garde une secrète rancune à quelque ancienne
maîtresse méprisée et toujours regrettée. «Une femme qui te laisse
d'elle l'idée qu'elle passe sa vie à demander pardon à Dieu de t'avoir
aimé, mais c'est unique dans notre joli siècle de comédiennes et de
gueuses...»

--«Qu'elle m'a aimé?» reprit Casal, «si j'en étais au moins sûr?»

--«Mais certainement, elle t'a aimé...»

--«Et l'autre?»

--«Elle a aimé l'autre aussi, voilà tout...»

--«Non,» reprit Casal, «c'est impossible; on n'a pas de place en soi
pour deux amours...»

--«Et pourquoi pas?» dit lord Herbert en haussant les épaules; et il
ralluma sa pipe qu'il venait de nettoyer et de bourrer de tabac tout en
parlant plus qu'il n'avait fait depuis le début du voyage. «Quand
j'étais à Séville,» reprit-il, «j'avais un cocher que possédait la manie
des proverbes; il en répétait un que je te recommande, car il contient
le mot de toute ton histoire et de toutes les histoires peut-être: _Cada
persona es un mundo..._ Chaque personne est un monde.»

                   *       *       *       *       *

Et les deux amis retombèrent dans le silence de la rêverie, tandis que
les étoiles continuaient de briller larges et claires, la mer de frémir,
calme, bleue et lourde, et _la Dalila_ d'avancer sur cette mer et sous
ce ciel,--moins infinis et moins changeants, moins mystérieux, moins
dangereux et moins magnifiques aussi que ne peut l'être, à travers les
tempêtes et les apaisements, les passions et les sacrifices, les
contrastes et les souffrances, cette chose si impossible à jamais
comprendre tout à fait:--un coeur de femme.


_Hyères, décembre 1889.--Paris, juillet 1890._




TABLE


                                             Pages.
  I.     Un accident de voiture                   1
  II.    L'Inconnu                               26
  III.   L'Autre                                 62
  IV.    Les sentimentalités d'un Viveur         88
  V.     Première faute                         124
  VI.    La pente insensible                    152
  VII.   Restes vivants d'un amour mort         192
  VIII.  Dualisme                               236
  IX.    Casal jaloux                           270
  X.     Avant le duel                          309
  XI.    Le dernier détour du labyrinthe        348




_Achevé d'imprimer_

le douze juillet mil huit cent quatre-vingt-dix

PAR

ALPHONSE LEMERRE

(Aug. Springer, _conducteur_)

25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25

_A PARIS_






End of the Project Gutenberg EBook of Un Coeur de femme, by Paul Bourget

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