Chez l'illustre Écrivain

By Octave Mirbeau

The Project Gutenberg eBook of Chez l'illustre Écrivain, by Octave Mirbeau

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Title: Chez l'illustre Écrivain

Author: Octave Mirbeau

Release Date: November 6, 2021 [eBook #66681]

Language: French


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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN ***



  OCTAVE MIRBEAU

  OEUVRES INÉDITES

  Chez
  l’illustre écrivain

  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
  pour tous les pays.




_Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires sur papier de Chine._

_Et cent quinze exemplaires sur papier de Hollande, tous numérotés._


ŒUVRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU

VOLUMES DÉJA PARUS:

    _La pipe de cidre._
    _La vache tachetée._




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1919, by ERNEST FLAMMARION.




Chez l’illustre écrivain




I

  Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais goût. Mobilier
  mi-anglais, mi-Louis XVI.

  L’illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les journaux du
  matin.


L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en froissant un journal_.--Et cette canaille de
Mareuil qui dînait chez moi avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen
de glisser mon nom dans sa chronique... Elle est forte, celle-là!...
Non, mais ils s’imaginent que je les invite pour mon plaisir!... Elle
est forte, celle-là!

  Entre le valet de chambre.

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur, c’est encore un reporter.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ah!

LE VALET DE CHAMBRE.--Celui qui vient, toutes les semaines, interviewer
Monsieur!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! oui, cet imbécile!... Ce qu’il va encore me
raser, celui-là!... Faites entrer.

LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la chambre de Monsieur?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dans ma chambre, oui!... Il connaît le salon, la
salle à manger, le fumoir, le cabinet de travail... il connaît la
cuisine, les water-closets... il connaît tout, excepté ma chambre... il
faut bien varier le décor.

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est juste!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dites-moi!... Avant de le faire entrer,
éparpillez, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis, partout...
des cartes de visite, des invitations... les plus chic... adroitement,
négligemment.

LE VALET DE CHAMBRE.--Comme toujours.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et puis, vous irez chercher mon nouveau nécessaire
de voyage.

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur part?...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non... Vous le placerez bien en vue... sur la
table, là... grand ouvert, bien entendu... Enfin, le grand jeu!

LE VALET DE CHAMBRE.--Oui, Monsieur.

  Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vous n’avez rien oublié?... Non!... Faites
entrer...

  Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile,
  infiniment respectueux; il s’arrête sur le seuil de la porte et
  salue...

LE REPORTER.--Mon cher maître!... Veuillez m’excuser si j’ose, de si
grand matin...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _tendant sa main_.--Entrez donc, cher ami, entrez
donc...

LE REPORTER, _il s’avance timidement, en faisant des courbettes et des
révérences_.--Excusez-moi... seulement, je... mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais non! mais non!... Vous êtes chez vous, ici,
vous le savez bien... D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je
vous reçois... c’est comme ami... vous êtes un ami...

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN...--Mais si... mais si... Vous êtes un ami... Et
vous avez beaucoup de talent.

LE REPORTER.--Mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Beaucoup de talent... Votre article d’hier, vous
savez, c’est une page!

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais asseyez-vous donc, cher ami... vous déjeunez
avec moi, n’est-ce pas?

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si, si... vous déjeunez avec moi... sans
cérémonie, n’est-ce pas?... Des œufs brouillés aux truffes... des
perdreaux truffés... des foies de canard sautés aux truffes... une
salade de truffes...

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon ordinaire!... Je vous traite en ami... Le duc
de Kau m’a promis aussi de venir déjeuner ce matin... Je serais charmé
qu’il vous rencontrât... Il vous aime beaucoup... vous trouve beaucoup
de talent.

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--D’ailleurs, tous ceux à qui je parle de vous vous
trouvent beaucoup de talent...

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et maintenant, causons... J’aime tant causer avec
vous!... (_Le reporter jette dans la chambre, autour de lui, des regards
obliques, des regards d’huissier._) Vous regardez ma chambre?... Vous ne
connaissiez pas ma chambre?

LE REPORTER.--Non, mon cher maître.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Elle vous plaît?

LE REPORTER.--Elle est admirable, mon cher maître!... C’est une chambre
de prince!... (_Il tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes._)
Vous permettez?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tant que vous voudrez!... Mais pas comme
journaliste... Comme ami!

LE REPORTER, _il tâte chaque meuble, chaque bibelot, et les
note_.--C’est admirable!... c’est admirable!... (_Il examine le
nécessaire de voyage._) C’est merveilleux!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est amusant, n’est-ce pas?... Il vient de
Londres... C’est tout à fait nouveau... Cent cinquante-deux pièces!...
Par exemple, c’est cher... Cinq mille.

LE REPORTER.--Cinq mille!... C’est merveilleux!...

  Il note.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’achète tout à Londres, maintenant... mes
chapeaux... mes bottines... mes cravates... mes parapluies... En France,
on n’a pas de chic!... Et puis, c’est amusant!... J’ai cent trois
cravates!

LE REPORTER.--Cent trois cravates!... C’est merveilleux!...

  Il note.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quarante paires de bottines!

LE REPORTER.--Quarante paires de bottines!... C’est merveilleux!...

  Il note.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je vous le répète! C’est comme ami que je vous
donne tous ces détails... C’est pour vous, pour vous seul que vous
prenez toutes ces notes!

LE REPORTER, _scrupuleux_.--Oh! mon cher maître! (_Il s’attarde aux
invitations éparses..._) Ce n’est pas indiscret?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non! puisque c’est comme ami!

LE REPORTER, _il note toutes les invitations_.--Et quels succès vous
devez avoir dans le monde!... C’est merveilleux!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si vous saviez comme le monde m’ennuie!... J’y
vais... par mépris!

LE REPORTER, _il examine une boîte recouverte de broderies_.--Et ça?...
C’est merveilleux!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _négligemment_.--Oui, c’est ma boîte à
mouchoirs!... Elle a été brodée, pour moi, par des femmes du monde.

LE REPORTER, _vivement_.--Peut-on savoir les noms?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! ça, non! D’ailleurs, tout le monde les connaît
à Paris... On raconte là-dessus des histoires... Vous savez, on exagère
beaucoup... Il n’y a pas le quart de ce que l’on dit! On ne peut être vu
en compagnie d’une femme jolie et connue sans qu’aussitôt... c’est
dégoûtant!... On exagère, je vous assure, on exagère souvent.

LE REPORTER, _s’enhardissant_.--Ah! dame, mon cher maître, vous
connaissez le proverbe... On ne prête qu’aux riches!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute!... Mais cela ne regarde personne! Et
s’il plaît à la princesse de... à la duchesse de... à la marquise de...
de venir chez moi... cela ne regarde personne... D’ailleurs, ce sont des
amies, rien que des amies... il n’y a pas ça entre nous, pas ça!...

LE REPORTER, _sceptique et enthousiaste_.--Il est bien certain que ça ne
regarde personne... Aussi ne pourrait-on pas, mon cher maître,
adroitement, sans citer de noms... ne pourrait-on pas démentir, par
d’habiles allusions... Enfin, vous savez, je suis à votre disposition.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Nous verrons, quelque jour... Je sais que je puis
compter sur vous... Je vous donnerai peut-être des notes... il faut
attendre une occasion... la publication de mon prochain roman, par
exemple!... Causons d’autre chose... N’aviez-vous pas quelque service à
me demander?

LE REPORTER.--Justement!... Vous savez qu’il est beaucoup question de
votre prochain roman?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? On en parle déjà beaucoup!... Quel
ennui!... J’ai tant horreur de la publicité... Être célèbre, si vous
saviez comme c’est fatigant!

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si... si... très fatigant! On ne s’appartient
plus... Ah! que de fois j’ai envié d’être obscur... Tout ce bruit autour
de mon nom m’énerve et me rend malade... Ainsi, on parle de mon
roman?... Déjà?... Et qui donc en parle?

LE REPORTER.--Mais tout le monde, mon cher maître... Mais tous les
journaux, mon cher maître.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! vraiment!... Comme cela me désole!... Je ne
lis plus les journaux... je ne lis que vos articles.

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et pourquoi les journaux en parlent-ils?

LE REPORTER.--Ils ont raison... N’est-ce pas là un événement
considérable?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute. Je crois, en effet, que mon roman sera
un événement considérable... J’ai, cette fois-ci, carrément abordé un
des problèmes les plus compliqués et les plus éternels, et les plus
particuliers aussi, de l’amour... Je ne puis pas en dire davantage, mais
il y a là une thèse originale et brûlante, qui se développe dans des
milieux mondains, ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères!...
Enfin, je crois que, de toutes mes œuvres, c’est l’œuvre la plus forte,
la plus parfaite, la plus définitive... celle que je préfère, pour tout
dire... Mais je suis bien dégoûté, allez!... Croiriez-vous que tous les
pays, que tous les journaux et toutes les revues de tous les pays se
disputent mon roman!... On m’offre des sommes colossales!... J’ai bien
envie de leur jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne le
publier qu’en volume... un tirage restreint, pour les amis... des amis
comme vous, par exemple! Hein! qu’en pensez-vous?

LE REPORTER.--Vous ne pouvez pas faire cela!... Vous ne pouvez pas
priver la patrie d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de vous, mon
cher et illustre maître. Ce serait plus qu’une trahison envers la
patrie, ce serait une forfaiture envers l’humanité...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est ce que je me suis dit... Mais quels tracas!
Quelle souffrance pour quelqu’un qui déteste le bruit!... Où donc aller
pour me soustraire à toute cette agitation du succès!... C’est
inconcevable!... partout où je vais, je suis connu. Et ce sont des
fêtes, des invitations, des acclamations... Imagineriez-vous que,
l’année dernière, dans le désert saharien, j’ai dû subir les
persécutions enthousiastes des caravanes arabes!... Même au désert, il
m’est impossible de garder l’incognito!... C’est à devenir fou!...
J’avais songé à fuir, cette année, dans l’Afrique centrale!... Mais qui
me dit que, là encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé!... Est-ce
une vie?... Voulez-vous me rendre un grand service?

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’ai préparé une note, pas trop longue, concernant
mon prochain roman... Vous la publierez, telle quelle, sous votre
signature...

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et j’espère qu’après cela on me laissera peut-être
tranquille!... Vous permettez que je m’habille? (_Il se lève et sonne
son valet de chambre._) Passons dans mon cabinet de toilette... Vous
pourrez prendre des notes, si cela vous amuse, mais comme ami, pour
vous.

LE REPORTER.--Oh! mon cher maître!

  Ils passent dans le cabinet de toilette.

LE REPORTER.--C’est merveilleux!... C’est merveilleux!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ça vient de Londres!...

  La conversation continue.




II

  Même décor que précédemment. L’illustre écrivain s’habille, aidé de
  son valet de chambre.


LE VALET DE CHAMBRE, _apportant un lot de cravates et les étalant sur le
lit_.--Quelle cravate monsieur mettra-t-il, aujourd’hui?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons! Quel temps fait-il?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Heu!... Heu!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Heu! Heu! Ah!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Du brouillard, encore!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah!... (_Très sérieux, le front plissé... il
examine une à une les cravates..._) Cette rouge-amaranthe? qu’en
penses-tu?

LE VALET DE CHAMBRE.--Elle ira bien au teint de monsieur!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Crois-tu?

LE VALET DE CHAMBRE.--Comment est monsieur, ce matin?... L’âme de
monsieur?... Gaie?... Triste?...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Très en forme!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, c’est parfait!... Puisqu’elle va au teint
et à l’âme de monsieur?... Et que monsieur songe aussi au brouillard...
Le brouillard atténuera la violence de cette cravate. C’est une cravate
pour temps de brume, ou pour lumière voilée d’automne!... D’ailleurs,
que monsieur l’essaie!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _se frappant le front_.--Mais non! Je ne peux pas!
Je déjeune, ce matin, chez le duc de Broglie!

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est vrai... Diable!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Trop voyante... trop crue... trop sportsman!...
Cherche-moi quelque chose de fondu... de discret... d’académique!...
Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds...

LE VALET DE CHAMBRE.--Je sais... je sais... (_Après avoir comparé les
cravates._) En voici une qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les
ducs!... (_Il la montre._) On dirait d’une phrase de M. Édouard Rod!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Un peu grave... un peu triste!... Mais, c’est ce
qui convient, en effet. Dieu! que le choix d’une cravate est donc
difficile!... Comme il y faut de la prudence... de la diplomatie... de
la psychologie!... Une connaissance exacte et profonde des milieux! Se
cravater, ça n’a l’air de rien... et c’est un des actes les plus
importants de la vie!... (_Il commence à mettre sa cravate._) On ne sait
pas tout ce qu’une cravate, qui n’est point en situation... peut vous
faire de tort!... Aussi... hein!... ce pauvre Byronnet qui a tant de
talent...

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur trouve?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Certainement, je trouve... Pas le talent que nous
aimons... que nous préférons... parbleu!... Enfin du talent, tout de
même!... (_Moue du valet de chambre._) Il a l’éclat... la force... le
don d’évocation.

LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne dis pas non... mais aucune psychologie!...
Et tout est là!... Monsieur sait bien que tout est là!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! dame!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur reconnaîtra bien avec moi que M. Byronnet
ne sait pas habiller ses personnages... ni même les déshabiller... Ça,
il ne s’en doute pas... ce cher monsieur!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est vrai!... C’est ce qui l’a perdu!... Byronnet
n’a pas ce que j’appelle «le sens de la cravate».

LE VALET DE CHAMBRE.--Ni le sens de la chaussette... ni le sens du
pantalon... par conséquent ni le sens de la vie!... M. Byronnet n’a le
sens de rien!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Est-ce drôle que lancé, comme il l’est, dans du
monde chic... très chic... il n’ait jamais pu apprendre ça!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Ce que monsieur appelle si pittoresquement, et si
justement, le sens de la cravate... Ça ne s’apprend pas!... On l’a... ou
on ne l’a pas!... Monsieur l’a, lui!... D’abord, monsieur a tout!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu exagères...

LE VALET DE CHAMBRE.--J’exagère!... Quand monsieur nous plante un
adultère... ce n’est pas monsieur qui donnerait à son héros... un
caleçon saumon... comme M. Byronnet... (_Il fait de grands gestes._) Un
caleçon saumon!... Mais c’est énorme!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce caleçon saumon!... Le fait est que ce fut
plutôt malheureux!

LE VALET DE CHAMBRE.--Ça n’a été qu’un cri dans le monde de la
psychologie!... Monsieur se rappelle?...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! Oui!... Quelle hérésie!... Ce pauvre
Byronnet!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, monsieur doit comprendre... Si c’est pour
m’évoquer un amant, en caleçon saumon, que M. Byronnet possède tant
d’éclat, de force, de don d’évocation!... Eh bien, non!... J’ai le
regret de le dire à monsieur... mais cet éclat... cette force... ce don
d’évocation... je m’en fous.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons... Joseph... voyons!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous... je m’en fous!... Monsieur connaît
ma franchise... Monsieur sait que je suis incapable de dire autre chose
que ce que je pense... Eh bien, dire du don d’évocation de M. Byronnet
que «je m’en moque», ce ne serait pas assez dire... C’est «je m’en fous»
qui est l’expression véritable! Que monsieur cherche dans son Boissière
s’il y en a une autre!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu es un juge sévère, Joseph!

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est la faute de monsieur!... Pourquoi monsieur
est-il toujours aussi impeccable!... Les adultères de monsieur, c’est la
perfection!... Il n’y a rien à y reprendre, ni dessus, ni dessous... Des
chefs-d’œuvre d’exactitude!... Et quand l’exactitude concorde avec
l’émotion... c’est le génie!... Ce qui est vraiment épatant, chez
monsieur, c’est que les cravates, les bottines, les gilets, les
pantalons des personnages de monsieur sont toujours d’accord avec les
sentiments, les passions, et même les pensées qui les animent!... Tandis
que chez M. Byronnet, jamais... jamais un vêtement ne correspond à un
mouvement de l’âme... Les personnages de M. Byronnet... ce sont de pures
marionnettes... Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme... Ça
n’est pas humain... Or, moi, je l’avoue à monsieur, en littérature,
c’est l’humanité seule qui m’intéresse... Le reste... c’est du
battage!... Et je m’en fous!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourtant... voyons, Zola?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et Flaubert?

LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!... Il n’y a que monsieur!...
Monsieur, à la bonne heure!... Parlez-moi de monsieur!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es trop exclusif, Joseph!...

LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Je ne suis que juste, monsieur!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il a fini de mettre sa cravate, et il se regarde
longtemps dans une glace_.--C’est vrai!... Elle est parfaite!... Elle
est strictement dans la situation!... Ah! Joseph!... Toi aussi, tu as le
sens de la cravate!...

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est notre métier, monsieur, à tous les deux!...

  Un silence.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en boutonnant son gilet_.--Joseph!... Sais-tu à
quoi je pense?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Non, monsieur.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je pense à quelque chose d’extraordinaire!

LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne m’étonne pas!... Tout ce que fait monsieur,
tout ce à quoi il pense... est extraordinaire!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien! je pense à faire une collection de
cravates. Mais une collection psychologique!... Tu comprends!
Imagine-toi des vitrines... anglaises... Dans ces vitrines, des
étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient énumérés tous les
différents états d’âme par où peut passer un homme sensible, instruit et
lettré... Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates, des cravates...
correspondant, par leurs formes et leurs nuances, à toutes les formes et
à toutes les nuances de ces états d’âme!... Comme ce serait nouveau,
passionnant, vulgarisateur!... Et vois-tu le catalogue de cette
collection illustré par Jacques-Émile Blanche?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Je vois très bien cela!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et que dirais-tu d’un gros bouquin, d’un bouquin
de science pure et de pure philosophie, que j’intitulerais: _La
Psychologie de la cravate moderne_?... Car j’en ai assez du roman...

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur a raison... Le roman, c’est du
battage!... (_L’illustre écrivain est maintenant habillé et Joseph
tourne autour de son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum
discret._) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement... Je vais
réfléchir à tout cela!...




III

  Le cabinet de l’illustre écrivain... Meubles anglais... toujours.
  L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, arpente la pièce,
  très recueilli, très grave. Joseph est assis devant un bureau, la
  plume à la main.


L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Où en étions-nous?... Ah! oui... (_Dictant_)...
«La table resplendissait»...

LE VALET DE CHAMBRE, _écrivant_.--«Res...plen...dissait.» (_Il pose la
plume._) Je ferai remarquer à Monsieur que, dix lignes plus haut, nous
avons... déjà... un... «resplendissait»...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es sûr?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur ne se souvient plus?... Nous avons...
«les épaules de la marquise resplendissaient»...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Diable!... C’est vrai!... Pas de répétition!...
Voyons, voyons... (_Il cherche._) Que le style est donc difficile!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Si Monsieur mettait tout simplement: «...
Splendissait... La table splendissait?» C’est plus court, plus neuf,
plus plein... plus hardi, et ça évoque davantage. J’ai vu cela, l’autre
jour, dans une revue belge... C’est très bien!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«La table splendissait...» Ça n’est pas mal, en
effet... «La table splendissait...» On dirait un hémistiche à la
Heredia... «La table splendissait...» Oui, mais je ne peux pas...
L’Académie condamne cette expression... Cela me ferait du tort!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur croit-il?... L’Académie est comme ces
vieilles femmes qui font les sucrées et qui aiment qu’on les viole!... A
la place de Monsieur, je n’hésiterais pas!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non!... non!... Voyons!... «La table...» N’écris
pas, je cherche... «la table, avec ses cristaux taillés et ses
argenteries anciennes, éblouissait...»

LE VALET DE CHAMBRE.--Heu?...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Aveuglait...

LE VALET DE CHAMBRE.--Ho!... Ho!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce n’est pas ça, hein?...

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est pauvre!... Monsieur voudrait-il de ceci...
«Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries, la
table était un éblouissement...»

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Répète!...

LE VALET DE CHAMBRE.--«... Avec ses cristaux à facettes... et ses très
anciennes argenteries, la table était un éblouissement...»

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui... c’est peut-être mieux!... Essayons... je
dicte: «... Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes
argenteries... la table... était... un éblouissement!»

LE VALET DE CHAMBRE.--... «E...blou...issement...» Eh bien, mais!...
voilà!... ça peint!... ça évoque!... et l’on voit tout de suite que l’on
n’est pas chez des mufles!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Continuons... y es-tu?... «Courant sur des fils
invisibles, de pâles orchidées...»

LE VALET DE CHAMBRE.--«Orchidées...» Monsieur tient beaucoup à... «pâles
orchidées?...»

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon Dieu!... «Pâles»!... n’est pas mal... «pâles»
est un très joli mot... un mot très mondain!

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur n’aimerait pas: «... de mauves
orchidées»?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _après avoir réfléchi_.--En effet... c’est plus
précis... plus décoratif... et plus élégant... «... courant sur des fils
invisibles... de mauves orchidées...» Je reprends... «... de mauves
orchidées... étalaient...»

LE VALET DE CHAMBRE.--Étalaient... étalaient!... Voilà, Monsieur, un
terme fort impropre... Des choses qui courent n’étalent pas... Elles
détalent, tout au plus.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«... de mauves orchidées, détalaient...»

LE VALET DE CHAMBRE.--Oh! Monsieur a pris cette plaisanterie au
sérieux... Monsieur est à pouffer!... Monsieur est à se tordre!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _sévère_.--Tu sais, Joseph, je n’aime pas ces
blagues-là!... C’est idiot!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Que Monsieur ne se fâche pas!... Que Monsieur
veuille bien m’écouter!... J’ai, je crois, une phrase épatante...
ébouriffante!... Que Monsieur juge!... «... De mauves orchidées
enroulaient l’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs!...»
Ah!... Monsieur est-il content?... Monsieur est épaté!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _admiratif_.--Est-il doué, cet animal-là!... «...
Et le troublant péché de leurs fleurs!...» Il n’y a pas à dire!... c’est
admirable!... «L’énigme perverse et le troublant péché de leurs
fleurs...» Ce n’est rien, c’est simple... Et penser que, depuis trois
ans... je cherche ça!... «Et le troublant péché de leurs fleurs!...» En
deux mots... c’est toute l’orchidée... et c’est toute la femme!... et
c’est tout le mystère de l’amour! Quel tempérament d’écrivain!... Mais
comment sais-tu, toi, un simple domestique?

LE VALET DE CHAMBRE, _ironique et modeste_.--Je suis l’élève de
Monsieur.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je te demande comment ces choses-là te viennent à
l’esprit?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Mon Dieu!... L’autre jour, au déjeuner, Monsieur
regardait une orchidée... et Monsieur disait: «Est-ce assez passionnant,
tout de même!... On dirait d’un sexe!...»

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? J’ai dit cela?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur a dit cela, tout
naturellement! Cette phrase de Monsieur m’est revenue à la mémoire...
Seulement, «sexe» est un mot brutal, grossier... un mot qui choque... et
qu’on ne saurait tolérer dans la bonne compagnie... J’ai mis ce «péché»
à la place de ce «sexe»... Voilà tout!... C’est aussi obscène et c’est
plus charmant... et c’est meilleur ton!... Ah! Monsieur peut dire qu’il
aura un joli succès, dans le monde, avec cette phrase-là!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je le crois... Je le crois...

LE VALET DE CHAMBRE.--A la place de Monsieur, je l’essaierais, ce soir
même, au dîner de la baronne Vampirette!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Excellente idée!

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur verra se pâmer toutes les femmes de
Monsieur!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quel triomphe, Joseph!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Et qu’est-ce qui fera «une gueule?»

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph! De la tenue!... Tu n’es plus dans le
sentiment!

LE VALET DE CHAMBRE.--Qu’est-ce qui en fera une sale gueule?...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons!... Allons!...

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est M. Byronnet!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _réjoui à cette idée_.--Ça!... Je la vois d’ici, la
gueule de Byronnet!

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur aussi!... Monsieur se rend bien compte
qu’il n’y a pas un autre mot pour exprimer la chose que fera, ce soir,
M. Byronnet...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce Joseph!... Il est étonnant!... On ne peut
pas lui en vouloir. (_On sonne, Joseph se lève._) Je n’y suis pour
personne!... pour personne!...

  Joseph sort.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _seul. Il relit les feuillets déjà dictés avec des
gestes cadencés. Haut._--«L’énigme perverse... et le troublant péché de
leurs fleurs!...» C’est génial!... (_Joseph rentre._) Eh bien?

LE VALET DE CHAMBRE.--C’était un ami de Monsieur... un ancien ami des
jours de misère... Un sale type... avec un paletot crasseux, des cheveux
longs... et qui sentait la bière... Il venait, sans doute, taper
Monsieur... Je l’ai mis dehors!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Bien!... Allons, allons... continuons de
travailler... (_Le valet de chambre se rassied devant le bureau...
l’illustre écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration...
Dictant:_) «Alors la marquise se pencha...»




IV

  Un petit salon anglais... toujours. Joseph introduit Mme Beauduit.

  Mme Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes de beauté.
  Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée qui peut passer
  partout sans être remarquée.


JOSEPH.--Entrez donc, madame Beauduit, entrez donc!...

  Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied lui-même,
  à gauche, confortablement, le dos calé et les jambes croisées.

Mme BEAUDUIT.--Alors, vous croyez qu’il ne rentrera que tard?

JOSEPH.--Pas avant sept heures... pour s’habiller. Monsieur s’amuse,
aujourd’hui... Monsieur est avec sa comtesse...

Mme BEAUDUIT.--Sa comtesse?... Quelle comtesse?... Encore une blague,
sans doute?

JOSEPH.--Parbleu!... La comtesse de Monsieur, c’est tout simplement une
méchante actrice des Variétés, la petite Zaza... Mais vous la connaissez
encore mieux que moi, madame Beauduit!... Monsieur est comme ça!... Il a
un chic étonnant pour transformer en comtesses et en duchesses les
petites actrices et les trottins... Monsieur croit que ça prend!...

Mme BEAUDUIT.--Oh! ça!... Il a toujours menti!...

JOSEPH.--Même à moi!... Ce qui est bête!... Monsieur éprouve le besoin
de m’épater! Monsieur est un serin!... Il y a longtemps qu’on l’a dit:
«Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre...» Monsieur est
un serin.

Mme BEAUDUIT.--Un orgueilleux, surtout!

JOSEPH.--Un orgueilleux et un serin. Au fond, il n’y a pas plus serin
que Monsieur!... Et son talent?... Oh! la la!... Et il est illustre!...
Non, c’est à se tordre!...

Mme BEAUDUIT.--Le fait est qu’il a eu de la chance!

JOSEPH.--Mais, ma chère madame Beauduit, s’il ne nous avait pas
rencontrés tous les deux: vous, à son début dans la vie, pour le sortir
de la misère, le décrasser quelque peu... lui donner un coup de fion...
et conduire ses affaires... moi, pour lui apprendre le style...
qu’est-ce qu’il serait aujourd’hui?... Hein! je vous le demande...
qu’est-ce qu’il serait? Il ne pourrait même pas faire les faits divers
dans un journal de province!

Mme BEAUDUIT.--C’est vrai!... Ah! j’ai eu du mal!

JOSEPH.--Et moi, donc?... Si vous croyez que je n’en ai pas encore, pour
le déshabituer de ses allures de rasta... Et comme écrivain!... Tenez,
ce matin encore... en dictant... il donnait au mot: virtualité, le sens
de «force sexuelle, de puissance virile»... Ma parole d’honneur! Il me
dictait ceci: «C’était un homme d’une virtualité considérable!» (_Il
rit._) C’est à ne pas croire, hein? Et c’est tout le temps comme ça!...
Monsieur ignore absolument, totalement, le sens des mots!...
C’est-à-dire que, si je n’étais pas là pour rectifier toutes les bourdes
de Monsieur, ce serait un éclat de rire autour de Monsieur! Ah! non...
Monsieur est trop bête!

Mme BEAUDUIT, _elle soupire_.--Qu’est-ce que vous voulez, mon pauvre
Joseph!...

JOSEPH.--Je voudrais au moins que Monsieur ne se moquât pas de nous...
Je trouve que Monsieur en prend trop à son aise avec nous!... Monsieur
n’est pas juste... Monsieur n’est pas reconnaissant... Monsieur a une
très sale âme!... Enfin, quoi!... vous êtes encore une belle femme, ma
chère madame Beauduit... une belle femme, nom d’un chien!... Monsieur
aurait bien pu se contenter de votre amour et ne pas vous lâcher comme
il a fait!... C’est ignoble!

Mme BEAUDUIT.--Oh! je ne lui en veux pas de ça!... Il y a longtemps que
l’amour n’existe plus entre nous... Qu’il courre, qu’il s’amuse... mon
Dieu, c’est tout naturel... J’ai été la première à lui rendre sa liberté
à ce point de vue-là... Seulement, il aurait pu s’amuser dans un autre
milieu... se faire des maîtresses dans le monde... des maîtresses utiles
et glorieuses... au lieu de se laisser gruger par de sales petites
grues...

JOSEPH.--Il n’aurait pas demandé mieux... allez!... Mais voilà... il ne
peut pas... Monsieur est mal tourné... mal fichu... Il a beau se mettre
des revers de moire et de velours à ses habits... avoir cent trois
cravates et quarante paires de bottines... et une vitrine pleine de
chapeaux qui viennent de Londres... Monsieur n’en reste pas moins lourd
et gauche. Il n’a pas de race... Il ressemble, dans le fond, à un
couvreur...

Mme BEAUDUIT.--Il est vigoureux!

JOSEPH.--Vigoureux!... Autrefois, peut-être! Mais maintenant... un fort
déchet croyez-moi... Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes!
Monsieur est stupide avec les femmes du monde. Ça l’éblouit, vous
comprenez... et il perd, avec elles, le peu de moyens qu’il a... Tenez,
madame Beauduit, je vois cela tous les jours, moi!... Quand Monsieur
fait un roman... il reçoit des lettres, des lettres passionnées...
folles. On lui donne des rendez-vous... les invitations pleuvent. Et
puis, rien!... Sitôt qu’elles ont vu Monsieur... qu’elles ont parlé avec
Monsieur... eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur, les
femmes du monde. Monsieur les dégoûte! Et je comprends ça!... Il n’est
pas tentant, Monsieur! Il n’a pas le moindre esprit... il n’est pas
délicat. Il n’est rien, quoi!... Il n’a rien! Et ses jambes torses...
ses mollets de travers... sa touffe de poils sur les épaules! Et puis,
sous ses beaux vêtements... voyons, madame Beauduit... vous le
connaissez... Il n’est pas déjà si soigné que ça!... vous le savez aussi
bien que moi... la propreté... ça n’est pas le fort de Monsieur!...

Mme BEAUDUIT.--Ça!... Je croyais que maintenant...

JOSEPH.--Avec son air flambant, si je vous disais que j’ai toutes les
peines du monde à lui faire prendre un bain... Ah! tenez... à votre
place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur!... Et qu’il s’arrange
tout seul!... ça ne serait pas long, la dégringolade!...

Mme BEAUDUIT.--Qu’est-ce que vous voulez!... Je ne suis plus jalouse...
Et ça m’intéresse de travailler pour lui... et qu’il me doive son
succès, sa réputation, ses honneurs!... Ce n’est pas lui que j’aime
maintenant... Oh! non... Ce que j’aime, c’est ce que j’ai fait de
lui!... C’est d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés,
l’incroyable mensonge qu’il est!... Aussi, je continue... je vais, je
viens, du matin au soir, je trotte, je trotte pour lui... Je vais
partout... effacée, invisible, mais obstinée. De chez les éditeurs, aux
ministres... des ministres aux journaux, dans tous les coins où je
passe, j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les mouches viennent
se prendre, et que je lui donne ensuite à manger, à dévorer!... Et ça me
donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives que les joies de
l’amour!... Je m’exalte à me dire que tout cela est mon ouvrage... que
sans moi il ne serait rien... rien!... et que le jour où il me plaira de
retirer cette main, qui seule soutient cet édifice... eh bien, l’édifice
croulera tout entier!...

JOSEPH.--Ah! madame Beauduit... si j’avais trouvé une femme comme
vous!...

  Il rêve.

Mme BEAUDUIT, _elle se lève_.--J’ai encore des courses à faire... Il
faut que je m’en aille... Dites-lui que je reviendrai demain matin...
J’ai à lui parler...

JOSEPH.--Ah! madame Beauduit! Monsieur est indigne de votre génie!...

  Il se lève aussi.

Mme BEAUDUIT.--Vous lui direz que j’ai vu le ministre, ce matin... Il
m’a formellement promis la rosette, pour le mois de janvier... Et voyez
comme c’est drôle... Il n’en avait plus, le ministre... Il a été obligé
d’en emprunter une à son collègue de l’Instruction publique... On la
retire à un archevêque!...

JOSEPH.--La rosette!... la rosette!... à lui!... et la rosette d’un
archevêque!... C’est colossal!... Et mes palmes?

Mme BEAUDUIT.--Vous les aurez aussi!...

JOSEPH.--Comme tout cela est mélancolique!...

Mme BEAUDUIT.--Dites-lui aussi que l’éditeur consent à un nouveau
traité... Cinq sous de plus par volume... une prime de cinq mille francs
au cinquantième mille... de quinze mille au centième... Je lui
apporterai demain le traité à signer... Ah! et puis...

JOSEPH.--Encore quelque chose!...

Mme BEAUDUIT.--Les frères Laudur lancent un nouveau kina... Ils
l’appellent le Kina de l’Illustre Écrivain! On fait les affiches en ce
moment... A demain, Joseph!

JOSEPH.--A demain, madame Beauduit!... Vous êtes une femme...
épatante!...




V

  L’illustre écrivain a fini de s’habiller... Il prend son
  porte-cigarettes et son portefeuille qu’il met dans la poche de son
  veston; un mouchoir qu’il insère méthodiquement dans la poche de
  poitrine... quelques louis sur la cheminée qu’il met dans la poche de
  son gilet... Puis, frais, rasé, astiqué, boutonné, parfumé, il se
  regarde dans la glace, longuement, avec satisfaction...


L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _au valet de chambre_.--Suis-je bien?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur brille, tel un phare!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _avec un geste d’ennui_.--Allons!... fais entrer
Mme Beauduit!

LE VALET DE CHAMBRE.--Bien, monsieur.

  Le valet sort.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce qu’elle va me raser encore!...

  Il commence à mettre ses gants. Entre Mme Beauduit.

Mme BEAUDUIT, _fâchée_.--En voilà, maintenant, du nouveau!... Et
pourquoi m’as-tu fait attendre si longtemps, dans l’antichambre, comme
un ami pauvre ou comme un fournisseur?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très sec_.--Je ne pouvais pourtant pas vous
recevoir dans ma chambre, pendant que je m’habillais. Ce n’eût pas été
convenable!...

Mme BEAUDUIT.--Pas convenable!... Tu ne pouvais pas!... Est-ce que tu es
fou?... Et quand je te recevais, dans mon lit, moi... est-ce que je te
faisais attendre dans l’antichambre, pour que ce fût convenable?...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _agacé_.--Ma chère amie... ces manières...
vraiment!...

Mme BEAUDUIT.--Ces manières!... Ah! ça, dis donc!... Et voilà que tu me
dis «vous», maintenant!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est convenable aujourd’hui que je ne vous
tutoie plus!... Et je vous serai obligé, désormais, de faire de même!...
D’ailleurs, je sors, je suis pressé... Vous avez quelque chose à me
dire?

Mme BEAUDUIT.--Non... mais, pressé!... Qu’est-ce qui se passe?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il se passe que je suis très pressé... Si vous
avez quelque chose à me dire, faites, faites vite!...

Mme BEAUDUIT, _après un silence et le regardant fixement_.--Canaille!...
Canaille!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très froid_.--Je ne vous reçois pas pour que vous
veniez m’insulter... Vous savez que je n’aime pas les scènes.

Mme BEAUDUIT, _même jeu_.--Canaille!... Canaille!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! en voilà assez!... Pas de drame ici...
n’est-ce pas!... J’ai horreur des drames!

Mme BEAUDUIT, _elle se laisse tomber dans un fauteuil_.--Canaille!...
Canaille!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il se met à marcher dans la pièce avec
agitation_.--Eh bien!... soit!... Je suis une canaille!... c’est
entendu... je suis une canaille!... Raison de plus pour vous en aller
d’ici... pour vous en aller de ma vie!... Il y a longtemps que vous
auriez dû comprendre que nos relations ne peuvent plus durer!... (_Mme
Beauduit fait des gestes violents, atteste le ciel..._) Non, elles ne
peuvent plus durer!... Mon existence s’est agrandie... s’est
développée... elle est prise par trop de choses délicates et
difficiles... Vous n’y avez plus de place!

Mme BEAUDUIT.--Est-ce possible d’entendre cela?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si vous m’aimiez... si vous m’étiez une femme
dévouée... comment n’avez-vous pas compris cette situation nouvelle?...
Comment n’avez-vous pas senti que vous deviez vous effacer,
disparaître... vous auriez évité cette scène pénible... pour moi!...

Mme BEAUDUIT, _levant les bras au ciel_.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Car vous me gênez... vous me compromettez... Vous
êtes dans toutes mes affaires et dans tous mes succès... On ne voit que
vous, partout!... Et, partout, on dit de vous: «Cette solliciteuse...
cette raseuse, cette mère au cabas... c’est la vieille maîtresse de
l’Illustre Écrivain!»... Comme c’est gai pour moi, n’est-ce pas?...
Comme ça me donne de la considération!... Comme ça rehausse mon
prestige!... (_Sur un mouvement de Mme Beauduit._) Oui, mon prestige!...
Enfin, voyons, est-ce que vous êtes ma maîtresse, maintenant?... Est-ce
que nous couchons ensemble, maintenant?... (_Il s’anime, s’emporte._)
Mais c’est intolérable à la fin!... Vous me gâchez toute ma vie!... Vous
êtes le point noir de ma célébrité et de ma réputation!...

Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Grâce à vous, cet édifice de ma fortune, que j’ai
eu tant de mal à élever, il peut s’écrouler tout d’un coup!...

Mme BEAUDUIT.--Ah!... Ah!... Ah!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Comment!... On imprime, partout, dans les journaux
sérieux, que je suis: «L’Illustre Écrivain!...» On raconte que je suis
fêté, adulé dans le monde... Que les femmes les plus élégantes raffolent
de moi... Que les salons les plus difficiles se disputent ma présence...
On m’attribue les adultères les plus glorieux... Je suis à la fois
quelqu’un comme Balzac et comme Brummel... Tout cela, pour qu’un
misérable vienne affirmer, comme hier, dans le _Mouvement_: «Mais non!
C’est de la blague!... Et l’Illustre Écrivain est collé avec une vieille
femme!...»

Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Avez-vous lu cet article?... L’avez-vous lu?...

Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et les insinuations malpropres...? Et les
allusions déshonorantes?... ça vous est égal, à vous!... avouez,
parbleu?...

Mme BEAUDUIT.--Le misérable! mon Dieu!... le misérable!... Tant
d’infamie! Est-ce possible?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si ce bruit se propage... s’il est prouvé que
mes triomphes mondains ne sont rien... qu’il n’y a pas, dans ma vie, ces
aristocratiques adultères, qui me font une auréole de chic, d’élégance
exceptionnelle... comment voulez-vous que l’Académie me nomme?...

Mme BEAUDUIT, _toujours atterrée_.--Le misérable!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et quand vous auriez inspiré cet article... pour
qu’on dise partout que je vis de vous. Cela ne m’étonnerait pas... cela
serait dans la logique de vos manœuvres... Eh bien, non!... j’en ai
assez de cette persécution... En voilà assez!...

Mme BEAUDUIT, _elle se lève et marche sur l’illustre écrivain, les
poings crispés_.--Canaille... Canaille... tu me dois tout... tout...
tout!... Ta fortune... tes succès, ta situation dans le monde... tu me
les dois... Ce que tu es... le mensonge... l’effronté, le hideux
mensonge que tu es... c’est moi qui l’ai fait... Qu’étais-tu donc, quand
je suis allée t’arracher aux basses crapules de la vie... à ta sale
brasserie... à ta sale choucroute?... Je t’ai nourri... habillé,
décrassé, façonné... Je t’ai donné de l’argent... Je t’ai donné tout...
tout... tout! Oui... ah!... oui!... on ne voyait que moi, partout!...
Mais partout je te créais... Du petit morceau de boue que tu étais, et
que j’avais ramassé dans les ordures du chemin, je faisais peu à peu une
statue!... Et je n’avais qu’une joie, moi!... celle de te voir t’élever,
t’élever, t’élever!... Misérable!... ma vie, à moi, elle a été tout
entière de dévouement, de désintéressement... d’effacement... J’ai
rogné, comme une avare, sur mes toilettes, sur ma table, sur les
douceurs de mon intérieur, pour te donner, à toi, ce qu’il fallait... Et
j’ai fait ce miracle d’imposer à la critique, au public, à tout le
monde... l’imbécile, le rien... le dessous de rien que tu es!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Permettez!... Ah! permettez!...

Mme BEAUDUIT.--Et voilà ma récompense!... Eh bien, soit!... Je m’en vais
de ta vie!... Ah! nous allons rire maintenant!... Je te jure que nous
allons rire...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très noble_.--Vous ne pourrez toujours pas
m’enlever mon talent...

Mme BEAUDUIT, _avec un rire grinçant_.--Son talent!... son talent!...
Non, mais il croit qu’il a du talent!... Son talent!... Ah! ah! ah!...
Il ne voit même pas la mystification que c’est!... Imbécile!... Eh bien,
je vais leur montrer, moi, ce que c’est que ton talent!... Adieu!...

  Elle sort, furieuse. Le valet de chambre rentre, regarde son maître et
  hausse les épaules. Il prend le chapeau de l’Illustre Écrivain qu’il
  lisse avec des foulards.

LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la vie littéraire, l’important n’est pas
d’avoir du talent... L’important, c’est d’être classé... Or, Monsieur
est classé... Monsieur n’a donc rien à craindre...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu crois?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur est classé comme «notre
éminent et illustre psychologue»... On ne peut rien contre ça!... Et
Monsieur n’écrirait plus de livres... Monsieur ferait de l’architecture
ou du notariat, qu’il serait toujours et pour tout le monde... «notre
éminent et illustre psychologue»... (_Tendant le chapeau._) Qu’est-ce
que vous voulez qu’elle fasse, la malheureuse?... Que Monsieur ne
s’inquiète pas... et qu’il dorme sur ses deux oreilles... Il y a
toujours quelqu’un de plus bête que l’auteur... c’est le public!... Sans
ça!...




VI

  La chambre de l’illustre Écrivain. L’illustre Écrivain examine tous
  les détails de la chambre, rassujettit quelques fleurs dans des vases.


L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet...

LE VALET DE CHAMBRE.--De quoi Monsieur peut-il être inquiet?

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet de savoir quelle est la femme qui
va venir tout à l’heure... Tu ne t’en doutes pas, toi?

LE VALET DE CHAMBRE.--Oh!... moi... les femmes qui écrivent et qui
donnent des rendez-vous à des hommes de lettres, je m’en méfie!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourquoi?

LE VALET DE CHAMBRE.--En général, ce sont de très vieilles femmes... et
très laides!... C’est qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons donc!

LE VALET DE CHAMBRE.--Avant de servir chez Monsieur, je servais chez M.
Alexandre Dumas fils! En voilà un qui recevait des lettres de femmes
mystérieuses et passionnées!... Ah! on lui donnait aussi des
rendez-vous, à celui-là!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien?

LE VALET DE CHAMBRE.--Eh bien... c’étaient toujours de vieux tableaux...
qui avaient déjà écrit et donné des rendez-vous au père Dumas, et qui
n’étaient point déjà si jeunes, de ce temps-là!... Monsieur est un peu
gobeur!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! les amoureuses des hommes de lettres!... Mais
je les connais!... Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et
elles ont au moins six siècles à elles dix!... Elles ont aimé M. de
Chateaubriand... M. de Lamartine... M. Alfred de Vigny... Elles
continuent!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Celles qui aiment les poètes... je ne dis pas!...
Mais celles qui aiment les psychologues... celles-là ne peuvent avoir
que de la jeunesse... de la beauté... et de l’intellectualité!... ce qui
est important, en amour!...

LE VALET DE CHAMBRE, _sentencieux_.--Quand il n’y a plus que la
psychologie pour exciter les femmes... mauvaise affaire, Monsieur! Et
pour ce qui est de l’intellectualité!...

  Il hausse les épaules.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vas, peut-être, nier le charme de
l’intellectualité dans la passion!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne nie rien... Seulement, je constate que les
femmes ne deviennent intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de
dents, plus de cheveux, plus rien!... Oh! que Monsieur est jeune, pour
un grand homme!... Que Monsieur est naïf, pour un psychologue!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il prend quelques lettres sur la cheminée et les
fourre sous le nez de Joseph_.--Enfin, ce n’est pas un parfum de vieille
femme... Hume-le un peu!... Il y a de la jeunesse dans ce parfum, il y a
de l’enthousiasme... il y a... (_Étalant les lettres sous les yeux du
valet de chambre._) Et cette écriture, preste... leste... agile... et
voluptueuse!... Voyons, toi qui te piques de graphologie... est-ce
l’écriture d’une femme qui... aurait aimé Voltaire?

LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! si Monsieur s’en rapporte au parfum et à
l’écriture!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et ces déclarations ardentes... ces phrases
enflammées!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Enfin, ce que j’en dis, ce n’est pas pour
décourager Monsieur... c’est pour l’avertir... le mettre en garde contre
une surprise possible... probable!... voilà tout... Ce n’est pas moi qui
coucherai avec cette dame, n’est-ce pas?... Du reste...

  Il fait un geste mystérieux.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Du reste... quoi?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Du reste... les vieilles femmes ont quelquefois du
bon. Il ne faut pas les dédaigner!... Elles ont de l’expérience... ce
qui remplace la beauté... une science de la volupté, ce qui vaut mieux,
dans certaines circonstances, que la jeunesse... Le grand Balzac, le
prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait pas mépriser l’amour
des femmes laides et vieilles... que c’était souvent quelque chose
d’épatant... parce qu’elles... aiment avec reconnaissance!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu m’ennuies... Tais-toi! Ton pessimisme
m’agace!...

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est cela!... Que Monsieur rêve à des
princesses... à des duchesses... à des fées... Monsieur aura toujours le
temps de connaître la réalité!...

  Silence... Joseph range quelques meubles... L’illustre Écrivain se
  promène dans sa chambre, agité, nerveux.

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Alors, tu penses qu’il vaut mieux que je la
reçoive carrément dans ma chambre à coucher!... Ne trouves-tu pas que
c’est un peu vif?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Puisque c’est par là que ça doit finir... autant
commencer par là tout de suite!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui, mais... si c’est une femme timide...
poétique... sentimentale? Elle pourrait s’effaroucher...

LE VALET DE CHAMBRE.--Pauvre petit oiseau!... Monsieur
l’apprivoisera!... Monsieur sait si bien parler aux femmes timides et
troublées!... On dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur
d’âmes!... Avec la voix et la séduction de Monsieur, rien n’est
embarrassant!... Ah! Monsieur est un grand franchisseur d’obstacles.
(_Il range quelques bibelots par-ci, par-là._) D’ailleurs, Monsieur n’y
a pas grand mérite!... (_L’Illustre Écrivain se retourne vivement._)
Avec la gloire de Monsieur!... avec le génie de Monsieur!... ça les
hypnotise toutes!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Le fait est que j’en ai dompté quelques-unes. (_Il
regarde la pendule._) Quatre heures!... Mais elle est en retard!...
Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes!... D’ailleurs, j’aime
mieux cela!... Si c’était une vieille femme, elle ne serait pas en
retard... elle serait en avance!...

LE VALET DE CHAMBRE.--Ça! c’est très juste!... Voilà une observation
psychologique qui fait honneur à Monsieur!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vois bien!

LE VALET DE CHAMBRE.--A moins que ce ne soit une blague... et que les
amis de Monsieur n’aient monté à Monsieur un bateau!... Dame!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Es-tu fou?...

LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne serait pas la première fois!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est idiot, ce que tu dis là!... Et tu avoues
toi-même que mon génie... ma séduction... ma gloire... que je les
hypnotise toutes!... Elle est en retard... certainement... elle est en
retard... Qu’est-ce que cela prouve?... Son mari, si elle est mariée...
Sa mère, si c’est une jeune fille... Est-ce que je sais, moi?...

LE VALET DE CHAMBRE, _ironique_.--Enfin, attendons...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dieu! que tu es assommant, avec tes doutes!...
D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je tolère tes familiarités!... On
n’a pas idée d’un valet de chambre comme toi!...

LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Monsieur ne dit pas ces choses-là
quand Monsieur est embourbé dans le marécage de ses phrases... Monsieur
est bien heureux de m’avoir pour s’en tirer!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _arpentant la chambre, de plus en plus
nerveux_.--C’est bon!... C’est bon!...

LE VALET DE CHAMBRE, _même jeu_.--Monsieur devrait se rappeler que je
suis pour lui plus qu’un valet de chambre... que je suis un
collaborateur!... Monsieur n’est pas juste!

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est bon!... C’est bon!... Et tais-toi... (_Long
silence._) Quatre heures et demie!... Ces sacrées femmes!... Toujours la
même chose!... Jamais elles ne peuvent venir à l’heure!... (_On sonne._)
Ah! enfin!... C’est elle. (_Au Valet de chambre._) Va donc!... Mais va
donc!... (_Le Valet de chambre sort. L’Illustre Écrivain se met devant
la glace. Il rectifie sa cravate, une mèche de ses cheveux, retrousse
les pointes de ses moustaches, serre sa jaquette._) Comme mon cœur
bat... Je vais la voir... Si c’était!...

  Réapparition de Joseph.

LE VALET DE CHAMBRE.--C’est le bottier de Monsieur... qui vient
d’apporter sa note!...

L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _stupéfié_.--Le bottier de Monsieur!...
(_Subitement colère._) Qu’il aille au diable!...




VII


Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner chez l’Illustre Écrivain.
Le sujet de la conversation, vous l’imaginez. On ne parla que de
l’affaire Dreyfus, car comment parler d’autre chose en ce moment? Et
quel drame dépasse celui-là, en angoisse et en terreur?... Il n’y avait
là que des gens plus ou moins célèbres, et qui font profession de
penser: des intellectuels, comme on dit. Aussi, toutes les sottises,
toutes les monstrueuses sottises qui furent récitées, je renonce à les
raconter. En quelques minutes d’exaltation patriotique, elles eurent
vite atteint à la parfaite, à l’inexprimable beauté où, chaque jour,
nous les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel sera le résultat
de cette tragique et obsédante affaire. Il en est un, pourtant, qui me
semble, dès maintenant, acquis: c’est que le journal n’a plus rien à
envier à la loge du concierge. Le journaliste a fait tellement sien le
potin stupide venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais,
découronné la face symbolique, la face spécialiste du concierge, gardien
de notre porte et aussi de notre honneur!... Et il n’a pas fallu moins
que le grand cri de conscience poussé par M. Émile Zola, il n’a pas
fallu moins que sa noble et forte parole pour que, dans le flot
d’imbécile boue qui nous submerge, nous nous reprenions à ne pas
complètement désespérer de l’utilité et de la générosité de notre
profession!

Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation, d’abord éparpillée
parmi tous les convives, qui avaient hâte d’étaler leur bêtise
irréductible et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé, le matin,
dans les journaux, se fixa bientôt dans un dialogue entre notre hôte et
un jeune poète, qui n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait
regarder tous ces gens, autour de lui, avec l’étonnement pitoyable que
l’on a devant une assemblée de fous.

--Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant au jeune poète, vous
n’avez encore exprimé aucune opinion?... Comme tout le monde, vous devez
avoir un sentiment... et même une conviction ferme sur ce drame?...
Voyons, que pensez-vous de Dreyfus?

--Je le crois innocent!... répondit le poète avec une douceur simple.

Il y eut des cris, des protestations indignées. Quand ils furent calmés,
un essayiste, normalien, académicien, fort répandu dans les milieux les
plus élégants, demanda, non sans ironie:

--Vous avez des tuyaux?

--Non, j’ai deux impressions... Et elles me suffisent!

--Des impressions! s’écria l’Illustre Écrivain... Est-ce qu’on a le
droit d’avoir des impressions, dans une telle affaire?... Il faut des
certitudes!

--Quoi d’autre que des impressions avez-vous donc, vous, pour le croire
coupable?

--Une sentence! prononça l’Illustre Écrivain, sur un ton de mélodrame.

--Une sentence!... Elle a été rendue par des hommes!

--Non, par des soldats!

--Ce sont deux fois des hommes!...

Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain. Et il dit:

--Allez-vous donc suspecter le jugement d’un conseil de guerre?

--Dieu m’en garde!... Mais les juges peuvent s’être trompés... Qu’ils
portent une robe rouge, ou un dolman, il arrive, hélas!... il est arrivé
que des juges se soient trompés!...

--C’est antinational, ce que vous dites là!... C’est monstrueux!... Même
ici... vous n’avez pas le droit d’exprimer cette opinion!...

--Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer ce qui est dans mon
esprit et dans mon cœur?

--Parce que... parce que... la justice est au-dessus de tout.

--Ai-je jamais dit le contraire... puisque je pense que la justice est
même au-dessus des juges!...

Le silence se fit aussitôt sur cette phrase prononcée d’une voix triste
et profonde. Ce fut l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier:

--Enfin, ces deux impressions?... dites-les-nous, poète!

Et il mit dans ce mot: poète, tout le mépris qu’un psychologue peut
avoir contre un imaginatif et un sensible.

--Voici!... accepta le poète... Et, pourtant, je me rends bien compte
que vous allez rire de moi... mais ma conscience est au-dessus de vos
rires...

--Comme la justice est au-dessus des juges, n’est-ce pas?

--Si vous voulez!...

Simplement, le poète conta:

--Quelques jours après la dégradation de celui que vous appelez le
traître Dreyfus, je passais la soirée dans une maison où se trouvait un
personnage qui avait joué un rôle considérable dans cette affaire.
C’était, vous le pensez bien, le héros de cette soirée... On l’entourait
beaucoup... Lui, parlait avec complaisance, et se grisait, peu à peu, de
son succès... A ce moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument
convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus... Eh bien! à mesure
que le personnage parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait. Un
doute possible naissait, grandissait dans mon âme. Il ne disait pourtant
rien qui pût changer cette conviction qui était en moi... Ce qu’il
racontait, c’étaient, plutôt, à tout prendre, des banalités... des
choses dites, mille fois redites... Mais comment vous décrire cela?... A
l’expression de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son de ses
paroles qui tintaient faux... cette autre conviction, absolue, de
l’innocence de Dreyfus, succédait à celle que, dix minutes auparavant,
j’avais de sa culpabilité... Et, quand le personnage eut fini de parler,
j’allai dans le salon voisin où, rencontrant une dame de mes amies, je
lui dis ceci passionnément: «Je viens d’apprendre une chose horrible!
horrible!--Et laquelle?... vous êtes tout bouleversé.--Je viens
d’apprendre que Dreyfus est innocent!--Oh! mon Dieu! Qui vous a dit
cela?--Personne.--Mais d’où vous vient cette idée?--De rien! Mais je
vous jure qu’il est innocent.--Vous êtes fou, mon cher...» Et mon amie
éclata de rire... comme vous!...

En effet, les rires firent explosion, autour de la table de l’Illustre
Écrivain... Suivant l’expression de l’essayiste, normalien, académicien,
et fort répandu dans les milieux les plus élégants, «on se tordit».
Joseph lui-même, qui, à cet instant précis, présentait à son maître
d’incomparables truffes au champagne, lui murmura très bas, à l’oreille:
«Quels daims que ces poètes!» Mais le jeune poète gardait, au milieu de
ces rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en sentait ni
l’insulte, ni le ridicule... La tempête passée, l’Illustre Écrivain
demanda avec une politesse ironique:

--Et votre seconde impression?... Ah! mon cher, je vous en prie, ne nous
en privez pas!...

Le jeune poète répondit:

--A vrai dire... cette seconde impression n’est pas une impression...
C’est quelque chose de plus. C’est une certitude, cette fois, une
certitude humaine... bien que rien ne puisse me donner une certitude
plus profonde, plus absolue, dans son mystère, que l’impression que je
viens de vous confier... Ceci donc s’adresse surtout aux âmes rétives à
la vérité intérieure, comme les vôtres...

Personne ne se récria. On se disposa même à une joie nouvelle... Il y
avait, dans tous les regards, l’attente, la curiosité d’une
extravagance. Les yeux étaient fixés sur lui comme sur un pitre qui
vient d’entrer en scène, et de qui on espère des tours, des grimaces que
l’on ne connaît pas encore.

--Allons, parlez! On vous écoute!...

--Comment voulez-vous? dit le poète avec plus de chaleur dans la voix,
qu’un homme comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa grande pureté de
vie, de sa valeur morale, de sa situation sociale, un homme de son
intelligence, de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué à une telle cause
s’il n’avait pas, non seulement la certitude, mais encore les
preuves--les preuves, vous entendez--de l’innocence de l’un et de
l’infamie de l’autre? Que peuvent tous les jugements et toutes les
sentences d’un conseil de guerre contre cette impression mystérieuse et
révélatrice qui me pousse à crier: «Il est innocent! Il est innocent!»
et contre l’absolue, l’impeccable sécurité que me donne cette chose
sacrée: «La conscience d’un honnête homme!»

Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent ces paroles, mais
des huées et des hurlements. L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le
silence:

--Et quand même Dreyfus serait innocent? vociféra-t-il... il faudrait
qu’il fût coupable quand même... il faudrait qu’il expiât, toujours...
même le crime d’un autre... C’est une question de vie ou de mort pour la
société et pour les admirables institutions qui nous régissent!... _La
société ne peut pas se tromper... Les conseils de guerre ne peuvent pas
se tromper... L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout!_

Alors, le poète se leva, et il dit:

--Je vous parle justice!... Et vous me répondez politique!... Vous êtes
de pauvres petits imbéciles!...

Et il s’en alla...




Une bonne affaire.


On me remit une carte sur laquelle je lus:

    ANSELME DERVAUX
    _Homme de lettres
    Chevalier de la Légion d’honneur_

--Diable! pensai-je, l’illustre écrivain Dervaux, Dervaux lui-même chez
moi! Qui me vaut cet honneur?... Est-ce que, par hasard?...

Et, sans me livrer davantage à de flatteuses suppositions, à de
cordiales hypothèses, j’ordonnai qu’on le fît entrer.

Il entra.

C’était un jeune homme, gras et blond, moustaches finement retroussées,
monocle impertinent et scrutateur, expression assez bête, le tout
ensemble d’une élégance ultra-rastaquouérique, qui me fut un
éblouissement. Depuis la pointe de ses souliers jusqu’au sommet de son
chapeau, il brillait, irradiait, fulgurait comme un phare. A peine s’il
daigna me saluer ainsi qu’il convient à une Célébrité de cette espèce.
Et, devant que je lui eusse offert un siège, il s’était assis, ou
plutôt, à demi couché sur le canapé, en croisant ses jambes avec une
aisance conquérante, et tapotant du bout de sa canne à béquille d’or le
bout de ses bottines en lesquelles, durant quelques secondes, il se mira
complaisamment. Je ne savais que dire... Il y a des moments où la
véritable admiration, c’est le silence.

--Monsieur!... commença, enfin, ce véritable artiste, je ne crois pas
avoir à me présenter à vous d’une façon plus détaillée?

--Certes! approuvai-je respectueusement.

--Ce serait, n’est-ce pas, une grave impolitesse de ma part que de
supposer un seul instant, de la vôtre, une ignorance de ma
personnalité... ignorance fâcheuse, impardonnable!

--Parfaitement, Maître!

--Maître! C’est bien cela... Je vois que vous me connaissez... que vous
connaissez l’illustre Anselme Dervaux... Adultères en tous genres...
fabrique, commission, exportation... Deux cents éditions!

Je m’inclinai aussi bas que put me le permettre mon échine.

--Souffrez, pourtant, que je vous rappelle le titre de tous mes
ouvrages.

--Oh! Maître, inutile... Je les sais par cœur.

--Cela ne fait rien... Souffrez, je vous prie...

Et il énuméra:

_Adultère!_

_Un Adultère._

_L’Adultère._

_Poésie de l’adultère._

_Psychologie de l’adultère._

_Physiologie de l’adultère._

_L’Adultère et la Question sociale._

_L’Adultère chrétien._

_L’Adultère chez soi._

_L’Adultère en voyage._

_A travers l’adultère._

_Les Contes de l’adultère._

_Récits adultères._

_Lettres adultères._

_Nouveaux récits adultères._

_Autres lettres adultères._

_Encore l’adultère._

_Paysages d’adultère._

_Nouveaux paysages d’adultère._

_Croquis d’adultères._

_Pastels d’adultères._

_Eaux-fortes d’adultères._

_L’Adultère et les Femmes du monde._

_L’Adultère et les Femmes de la bourgeoisie._

_L’Adultère chez les Femmes du peuple._

_L’Adultère aux champs_ (traduit en tous les patois).

_Les Chants de l’adultère_ (poésie).

_L’Adultère chez les jeunes filles._

_Les Demi-Adultères._

_Son Adultère._

_Notre Adultère._

_Leur Adultère._

_En Adultère._

_Par l’Adultère._

_Pour l’Adultère:_

--Et je n’ai pas trente ans, Monsieur!

--Prodigieux!... Inouï!... m’écriai-je.

--Inouï, c’est le mot!... Trente-cinq volumes, Monsieur... Et je n’ai
pas trente ans!

--Inconcevable!

--Et ce qui est plus inconcevable encore, c’est tout ce que je
prépare... C’est...

Il se toucha le front avec la béquille d’or de sa canne:

--C’est tout ce qui est là!... Car vous devez comprendre que je ne m’en
tiens pas aux généralités que je viens d’énumérer... Ces trente-cinq
volumes, Monsieur, ne sont, pour ainsi dire, que les grandes lignes, le
sommaire de mon œuvre totale... Après la synthèse, l’analyse... Après
les vastes ensembles, le détail minutieux!... On a dit--et je parle des
plus profonds psychologues--que l’adultère était une matière
inépuisable... Eh bien! moi, Monsieur, moi, Anselme Dervaux, je
l’épuiserai.

--Je vous crois!

--Je toucherai de ma sonde le fond de ce gisement littéraire et
philosophique.

--A la bonne heure!

--Je serai le Barnato de cette mine d’or idéale!

--Bravo!

--Successivement, vont paraître des ouvrages admirables, dans lesquels
j’étudie l’adultère chez tous les peuples de la planète--un volume par
peuple--et où je note toutes les différences ethniques, toutes les
particularités rituelles, statistiques et climatologiques de cette
institution universelle... Ainsi, je donnerai:

_L’Adultère en Angleterre._

_L’Adultère en Chine._

_L’Adultère en Amérique._

_L’Adultère aux Pamires._

_L’Adultère et la Triplice._

_L’Adultère franco-russe._

_L’Adultère aux Minquiers._

_Pensons-y toujours, n’en parlons jamais_, ou _L’Adultère en
Alsace-Lorraine_, etc., etc.

_Géographie générale de l’Adultère avec cartes_, etc., etc.

Et ce n’est pas tout... Je veux montrer l’adultère jusque dans ses
nuances sociales les plus subtiles et les plus ténues; le montrer,
dis-je, aux prises avec toutes les carrières libérales, avec tous les
métiers... Jour à jour, je donnerai:

_L’Adultère et la Diplomatie._

_L’Adultère et le Barreau._

_L’Adultère et la Peinture._

_L’Adultère et la Métallurgie._

_L’Adultère et la Question des huit heures._

_Les Grèves de l’Adultère._

_L’Adultère dans les Prisons_, etc., etc.

Puis viendront des recherches exclusivement scientifiques:

_L’Adultère et les Parfums._

_Le Bichromatisme de l’adultère._

_Émotivité de l’adultère._

_Les Parasites de l’adultère_ (étude microbiologique).

_Les Perversions sexuelles et l’adultère_, etc., etc.

Enfin, Monsieur, je terminerai par une publication formidable et qui
comprendra plus de cinquante volumes in-quarto: _Le Dictionnaire
encyclopédique de l’adultère_. Qu’en dites-vous?

--Je dis, Monsieur, je dis...

Mais l’enthousiasme me fermait la bouche, et je ne pus exprimer mon
admiration que par des gestes où la frénésie le disputait à
l’incohérence.

--Très bien! fit le grand homme... Vous êtes de mon avis... Or, écoutez,
je vous prie, ce que je vais vous dire... Car voilà seulement que
j’entre dans le vif de la question, si j’ose m’exprimer ainsi... Voilà
seulement que j’arrive à ce que je m’étais proposé comme but de ma
visite chez vous...

Anselme Dervaux posa sa canne à béquille d’or et son chapeau, luisant
comme un astre sur le canapé; il enleva avec des gestes menus ses gants
de peau blanche, brodés de noir, et se dressant brusquement, il marcha,
dans la pièce, autour de mon bureau, l’air méditatif et recueilli. Au
bout de quelques minutes de cet exercice:

--Écoutez-moi bien, fit-il... et suivez d’un esprit attentif mon
raisonnement... Chacun de mes ouvrages, Monsieur, tire à deux cents
éditions.

--Deux cents éditions! m’extasiai-je...

--Oui, deux cents, pas plus... c’est-à-dire, cent et quelques mille
exemplaires... Certes, si je compare ce chiffre au chiffre des autres
tirages, c’est un résultat unique, merveilleux, prodigieux, colossal!...
Tout ce que vous voudrez!... soit!... Mais si je compare ce chiffre au
chiffre total de la population du globe... avouez que c’est maigre... et
qu’il y a beaucoup à faire, qu’il y a tout à faire, pour équilibrer ces
deux chiffres... pour rapprocher ces deux chiffres si distants l’un de
l’autre...

--Et vous le ferez!... proférai-je avec un accent enflammé de
prophète...

--Soit!... Écoutez-moi donc!... Nous autres penseurs, nous autres
véritables artistes, nous manquons de puissants moyens de publicité...
Nous n’avons pas la force d’expansion nécessaire aux conquêtes
totalisatrices... Nous tournons toujours--et nos éditeurs avec
nous--dans le même cercle étroit de réclames débiles et tâtonnantes...
On parle des cent mille trompettes de la réclame!... Qu’est-ce, je vous
le demande, que cent mille trompettes, au regard de l’immense espace où
elles doivent être entendues?... Piètre symbole, en vérité, que ces cent
mille trompettes, surtout quand elles n’ont pas la force, comme c’est le
cas maintenant, de projeter la gloire d’un homme hors de leur pavillon
de cuivre insonore et fêlé!... Eh bien! Monsieur, il faut que non
seulement mes ouvrages retentissent sur les pays familiers, mais qu’ils
aillent remuer les sols vierges, et porter la tempête par les mers
inconnues... Il faut les lancer comme on lança, jadis, le canal de Suez,
et comme, aujourd’hui, on lance les mines d’or... Voulez-vous être le
metteur en œuvre de cette colossale affaire, de cette gigantesque
opération?... Aux _mines d’or_, opposons les _mines d’adultère_, et
celles-là auront été depuis longtemps taries que celles-ci trouveront
toujours, dans l’immense imbécillité humaine, d’inépuisables filons...
D’ailleurs, voici mon plan.

Il tira de sa poche un rouleau de papier qu’il déroula sur mon bureau...

--Remarquez, je vous prie...

Anselme Dervaux parla longtemps... Mais je ne l’écoutais plus...




Un grand écrivain.


L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous genres, fabrication,
commission, exportation) pénétra dans les salons en fête, et ce fut
autour de lui comme un bourdonnement de gloire. En avançant, à travers
la foule parée, il perçut comme un écho infiniment répercuté, le titre
de son dernier livre: «_Inassouvie!... Inassouvie!_» Et ce qui lui
renvoyait, de partout, cet écho charmeur, ce n’étaient pas de froids et
inconscients obstacles, mais les épaules frissonnantes et les bouches
pâmées des femmes. Un immense orgueil gonfla son cœur; la peau rougeaude
de son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans une marche de victoire.
Saluant, salué, empêtré dans les traînes, le coude maladroit, la jambe
prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de tendres pressions, il
suivit longtemps des rangées parallèles et diagonales de sourires, de
regards ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines soulevées...
_Inassouvie! Inassouvie!_

Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est qu’il était visible que
les hommes se montraient réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils
osaient discuter son allure--une allure de courtaud de boutique,--son
élégance fracassante, le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit
fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses mains de paysan, et
cette joie vulgaire qu’il ne savait pas contenir, et cet orgueil
lourdement satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements
canailles de rustre endimanché. Ah! que n’eût-il pas donné pour avoir
l’admiration des hommes et se dire le pair, l’ami de tels prestigieux
clubmen dont il enviait la correction savante et l’aisance flegmatique!
Insolent et grossier avec les femmes, qui l’aimaient de se présenter à
elles sous la double apparence de cette masculinité, il était, envers
les hommes, d’une humilité basse, implorante et, comme dans les comédies
de M. Dumas, il les interpellait par leurs titres--même quand ils n’en
avaient pas: «Monsieur le baron!... Monsieur le vicomte!... Monsieur le
marquis!...» Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées par l’écho:
_Inassouvie! Inassouvie!_ se refusaient à recueillir le son désagréable
des ironies, et ce qu’il y avait de discordant dans cette malveillance
par laquelle il éprouvait toujours l’impression humiliée de n’être pas
chez soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir traité comme un intrus
de passage, n’arrivait pas jusqu’à lui.

                                   *

                                 *   *

De succès en succès, et d’amours en amours, accablé d’honneurs et
ruisselant d’éloges, l’illustre Anselme Dervaux finit par échouer dans
une sorte de petit boudoir que de lourdes tentures séparaient des
salons. Une lampe à abat-jour rose en éclairait la solitude voluptueuse
et fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins et s’éventa
avec son claque. Sa peau ruisselait comme les vieux murs au dégel: ses
poumons congestionnés lui faisaient une respiration difficile et sans
élégance. De mondanité récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la
température surchauffée des salons. Il s’y fanait, il y fondait comme
une plante des champs dans une serre chaude. Et il en résultait un
désordre fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au plastron trop
empesé de sa chemise, qu’un peu de repos dans un air moins lourd devrait
vite réparer. Comment donc faisaient ces hommes privilégiés pour
conserver sèche leur peau et intact leur linge dans une atmosphère aussi
étouffante? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux tempérament de
l’homme du monde que les ascensions thermométriques laissent indifférent
et à qui elles n’enlèvent même pas cette fleur légère de poudre de riz
par quoi un visage vraiment mondain demeure aussi frais, dans une étuve,
que les beaux fruits à la rosée des matins de septembre? «Ma gloire,
toute ma gloire pour ne pas suer!» disait-il en s’épongeant le front, le
cou, avec violence et découragement.

Au moment où l’illustre Anselme Dervaux formulait mentalement ce vœu
étrange, les tentures s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra dans le
boudoir en coup de vent.

--Cher! cher! cher!... cria-t-elle. Vous voir seul, enfin seul!... vous
parler... vous dire... oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout
ce qui est là, dans mon cœur, pour vous!...

--C’est fort désagréable! interrompit brutalement l’illustre écrivain,
qui, à demi couché sur le fauteuil, les jambes écartées, continuait de
s’éventer avec son claque. Vous me surprenez juste au moment où je ne
voulais pas être dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans ma
psychologie... Grâce à vous, voilà encore une soirée perdue pour moi!...

--Ne me parlez pas ainsi!... supplia Suzanne. Ne soyez pas dur avec
moi... Si vous saviez!... Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez
mon père, je ne vis plus... Cette chaise, cette chère chaise où, durant
le repas, vous daignâtes vous asseoir, cette chaise bénie, tout
imprégnée de vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la baise et
je l’étreins... et je lui parle comme si c’était vous-même... car il me
semble qu’en elle habitent toujours la chaleur fulgurante de votre génie
et l’inoubliable beauté de votre âme... Ah! tellement inoubliable!...
Tenez, cette nuit, toute cette nuit, je l’ai passée à lire
_Inassouvie!_... Que c’est beau! que c’est pervertissant! Ah! cher, où
donc trouvez-vous le secret unique de ces phrases qui me sont comme des
fièvres et comme des poisons?... Chaque page de vous, c’est un gouffre
de douleur et de volupté, un gouffre immense et sans fond où je voudrais
me perdre, disparaître, dans le vertige de vous admirer... Vous êtes la
tentation merveilleuse... la joie sublime du péché... délices et
tortures!... Êtes-vous Satan? Êtes-vous Dieu?... Oh! qui êtes-vous
donc?... Oh! cette Maud!--pourquoi ne m’appelai-je pas Maud aussi?--Oh!
cette Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses désirs furieux sont
miens, comme miennes sont ses extases!... Et pourtant je n’étais qu’une
jeune fille... je ne connaissais rien de la vie!... Et comme Maud, votre
Maud, je suis l’inassouvie!... tellement l’inassouvie!...

Elle se tut un instant, et joignant ses mains, elle regarda l’illustre
Anselme d’un regard somnambulique où s’accumulaient tous les genres
d’ivresses décrits par les psychologues.

--Ah! qu’il me tarde d’être aussi adultère, la divine adultère de vos
chers livres! soupira-t-elle.

Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre romancier; mais
celui-ci se leva, lui parla durement et la renvoya.

Resté seul, il se posa devant la glace, répara le désordre de sa
cravate, tendit, d’un coup sec, sur son torse de jeune garçon boucher,
son habit aux revers de moire, qui se fripait, et il se dit:

--Que de copie perdue, mon Dieu! que de belles réclames gaspillées!...
Si les journaux n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces
jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes femmes folles des
critiques littéraires. Je serais mieux servi encore.

Puis il rentra dans les salons, où, parmi les rangées de sourires, de
regards ivres, de nuques enthousiastes et de poitrines soulevées, le
poursuivit l’écho charmeur: _Inassouvie! Inassouvie!_




Littérature.


SCÈNE I

  Le Grand Écrivain est encore couché et parcourt son courrier. Joseph,
  son valet de chambre, introduit René Dumoulin.

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comment, c’est toi?

DUMOULIN.--Ma foi, oui!... Je passais dans ta rue, figure-toi... Et je
me suis dis: «Tiens!... si j’allais dire bonjour à notre Illustre
Écrivain!»

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Bonne idée!...

DUMOULIN.--Je n’étais pas fâché de te voir en chemise... de voir un
grand homme en chemise... moi qui ne te vois jamais qu’en habit.

LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est gentil!... Ah! mon vieux René!

DUMOULIN.--Et ça va bien?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Heuh!... Mal à l’estomac, toujours!... Mais
assieds-toi donc, un instant... (_Joseph avance un siège, près du lit._)
Les cigarettes, Joseph...

  Joseph va chercher la boîte de cigarettes.

DUMOULIN, _prenant une cigarette_.--Mâtin!... bout en or!... c’est pas
une cigarette ça... c’est un porte-crayon!...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ce qu’il y a de plus chic, en ce moment, mon cher...
ce qui se fume à Londres... Un cadeau de la comtesse Boniska...

DUMOULIN.--Ah! ah!... Tu te mets bien!... Ce sacré Grand Écrivain!...
Quel tombeur!

LE GRAND ÉCRIVAIN, _mollement_.--Mais non!... mais non!... pas ce que tu
crois!... Une amie, simplement... une vieille amie!

DUMOULIN.--Tu as raison d’être discret, sapristi!... (_Il allume une
cigarette, tire une bouffée, fait la grimace._) Eh bien! tu sais... n’en
déplaise à ta vieille amie... ses cigarettes... elles ont un goût... Tu
permets!... (_Il jette la cigarette dans un cendrier, et en prend une
dans son porte-cigarette._) Moi... c’est curieux... je n’aime que
l’antique caporal...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comme tu voudras!...

DUMOULIN, _s’asseyant_.--Alors, tu as mal à l’estomac?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Oui!

DUMOULIN.--Tu dînes trop en ville, mon vieux.

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais non... je t’assure... ce n’est pas cela...
(_Mélancolique et dégoûté._) C’est ma vie d’aujourd’hui... les exigences
qu’elle m’impose... les tracas... les servitudes... les obligations, les
complications dont elle est faite... Je ne suis plus libre, moi!...
C’est très joli, la gloire... mais si tu savais comme c’est lourd à
porter!

DUMOULIN.--Allons donc!... Tu n’as qu’à te laisser vivre...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu crois ça?... Ah! l’on voit bien que tu ne sais
pas ce que c’est que la gloire!... Quelle maîtresse tyrannique et folle,
dont il faut satisfaire à toutes les minutes du jour... et de la nuit...
les caprices les plus déraisonnables, et les plus ridicules
incohérences... Si je te disais que... très souvent... je songe, avec
regret... à notre misérable existence d’autrefois... que j’envie ton
obscurité... Tiens... vois-tu... il va falloir que je réponde à toutes
ces lettres... Et les visites... et les démarches!... (_Il pousse un
long soupir._) Enfin!... ne parlons pas de ça!... Et toi?...

DUMOULIN.--Oh! moi!... c’est bête ce que je vais te dire... mais tu
l’apprendrais un jour ou l’autre... Voilà!... Hier soir... au Gymnase...
A propos, pourquoi n’y étais-tu pas, hier, au Gymnase?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Les premières!... C’est si mauvais ton!...

DUMOULIN.--Le fait est!... Donc, hier soir, au Gymnase... dans un
couloir... Paul Barrot parlait de toi... en termes qui ne m’ont pas
convenu...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--De quoi se mêle-t-il!... Que disait-il de moi?

DUMOULIN.--Des bêtises!

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Précise... je t’en prie!

DUMOULIN.--Que tu étais un snob... une canaille... que tu n’avais aucun
talent... des choses comme ça!

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Charmant!

DUMOULIN.--Je le prie de se taire... parce que... moi... tu sais... les
amis... Il redouble... je lui flanque une gifle!... (_Un petit
silence._) Nous nous battons tantôt à l’épée... Alors... je ne sais pas
pourquoi... j’ai voulu te voir, ce matin... pour te voir seulement, mon
vieux!...

LE GRAND ÉCRIVAIN, _très froid_.--C’est très gentil à toi, mon cher
René, de prendre ma défense... et je t’en remercie... Seulement tu
aurais dû savoir--et à défaut de le savoir--tu aurais dû sentir qu’il
n’y a rien que je déteste autant comme d’être mêlé... même indirectement
à des histoires de duel...

DUMOULIN, _gêné_.--On t’attaquait... je croyais...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu me mets dans une situation ridicule... un peu
ridicule!... Ah!... je n’aime pas ça!... je n’aime pas ça!... (_Un
temps._) Mon Dieu... des aventures de femmes... de femmes du monde...
passe encore!... Mais des rixes de journalistes... des affaires de
littérature!... Ah! non... non... je n’aime pas ça, du tout!...

DUMOULIN, _piteux_.--Alors... j’ai commis une gaffe?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Une imprudence, certainement... Et je te serais
obligé de faire savoir à tout le monde... que je suis absolument
étranger à votre querelle... Un nom comme le mien... un nom aussi en
évidence... C’est très délicat, que diable!... Il en faut de la
prudence... des ménagements... de la diplomatie... C’est aussi difficile
à gérer... qu’un théâtre!

DUMOULIN.--Ah! tu crois?...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais oui!... (_Un temps._) Je respecte le sentiment
qui t’a poussé à agir... Je regrette seulement l’opportunité de ton
action... Comprends-tu?...

DUMOULIN.--Je tâcherai d’arranger ça!... (_Il se lève._) Moi... n’est-ce
pas?... On attaque un ami... Alors...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--N’en parlons plus!... (_Un temps._) Ta femme va
bien?

DUMOULIN.--Merci!... (_Il marche dans la pièce, et aperçoit des
bouquets._) Eh bien!... En voilà des bouquets!... sapristi!... A
propos... c’est vrai, ce que j’ai lu ce matin, dans les _Coulisses de
Paris_?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Quoi donc?...

DUMOULIN.--Que tu te maries?

LE GRAND ÉCRIVAIN, _ennuyé_.--Mais non!... Il n’est pas question de
cela... pour le moment!

DUMOULIN.--Ah! tant mieux!... Parce que, je puis bien te l’avouer...
cela nous avait fait de la peine, à ma femme et à moi... Nous nous
disions: «Il se marie... et les journaux sont informés avant nous... ça
n’est pas gentil...» Tant mieux... sacristi!... Ah! tant mieux!

LE GRAND ÉCRIVAIN.--D’ailleurs... rien que ce fait que je dusse
épouser--comme il est dit dans ce journal--une jeune fille de
l’aristocratie, juive... Voyons?

DUMOULIN.--Justement... je me disais: «Il épouse dans son monde!»

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Autrefois... peut-être!... Mais... aujourd’hui...
mon cher... les choses ont bien changé... Je veux précisément faire
oublier de toutes les manières que j’ai beaucoup fréquenté dans ce
milieu... beaucoup trop... que je m’y suis compromis, même!...

DUMOULIN.--Allons... bon!... Voilà que tu deviens antisémite, toi aussi?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Pas absolument... pas combativement... Mais à
l’heure qu’il est, mon ami, on ne peut plus, décemment, épouser une
juive.

DUMOULIN.--Et pourquoi?

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Parce que c’est prendre parti... Et, sous aucun
prétexte, je ne veux prendre parti... publiquement, du moins...

DUMOULIN.--Oh! moi... tu sais... les juives... les protestantes... les
catholiques... et même... les mahométanes... je m’en moquerais, si
j’avais le bonheur!

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Toi, parbleu!... Ce n’est pas la même chose... Tu
n’as pas un nom, toi!... Et puis, le mariage... ce n’est point du
bonheur... C’est un établissement!

DUMOULIN.--Oui... Enfin!... mettons que je n’ai rien dit... (_Un
temps._) Allons... Je m’en vais!...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu es bien pressé?

DUMOULIN.--Il faut que je passe à la salle d’armes... un quart
d’heure!...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Eh bien! au revoir!... Et bonne chance, tout de
même, pour tantôt!...

DUMOULIN.--Merci!...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Je compte sur un petit bleu... tout de suite!

DUMOULIN.--C’est ça! (_Il serre la main du Grand Écrivain._) Au
revoir!...

  Il sort.


SCÈNE II

LE GRAND ÉCRIVAIN, JOSEPH.

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Dès que tu connaîtras le résultat du duel, pense à
remettre ma carte... cornée... chez Paul Barrot...

JOSEPH.--Bien monsieur...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Compliments sincères... s’il n’est pas blessé...
Cordiaux souhaits de prompt rétablissement... s’il l’est...

JOSEPH.--Et s’il est tué?...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ne dis pas de bêtises!

JOSEPH.--Ah! Monsieur la connaît, l’humanité!...

LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est mon métier.

JOSEPH.--Le nôtre, Monsieur!...

  On sonne.




Scène de la vie de famille.


I

  A la campagne, chez M. Isidore Naturel, agronome et banquier. Étendue
  sur une chaise longue, empaquetée de couvertures, de châles, Mme
  Naturel tricote. Grosse femme impotente, figure molle et vulgaire.
  Assise près d’une grande baie vitrée, Germaine, un livre ouvert sur
  ses genoux, songe, les regards tournés au delà du parc, vers la
  campagne... Vingt-cinq ans, corps souple, yeux ardents, visage un peu
  desséché...

Mme NATUREL, _sans lever les yeux de son ouvrage_.--Germaine!

GERMAINE.--Eh bien?

Mme NATUREL.--Pourquoi ne parles-tu plus?

GERMAINE.--C’est sans doute que je n’ai plus rien à dire.

Mme NATUREL.--Tu as assez lu.

GERMAINE.--Je ne lis pas.

Mme NATUREL.--Alors, tu rêves?

GERMAINE.--Je ne rêve pas.

Mme NATUREL, _elle regarde Germaine_.--Tu ne rêves pas, tu ne lis pas,
tu ne travailles pas... tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors?

GERMAINE.--Je m’ennuie.

Mme NATUREL, _elle hausse les épaules_.--Eh bien... écoute-moi... cela
te distraira... Je suis très inquiète... Avec sa manie d’inviter tous
les gens qu’il rencontre, qu’est-ce que ton père va encore nous ramener
de Paris, aujourd’hui?

GERMAINE.--Est-ce que je sais, moi? Comment veux-tu que je le sache?

Mme NATUREL.--Il aurait pu te le dire.

GERMAINE.--Mon père ne me dit jamais rien...

Mme NATUREL.--Dame!... Tu as aussi une façon de le rabrouer!

GERMAINE.--Et puis, mon père sait-il jamais, à dix heures, le matin, ce
qu’il fera, le soir, à six heures?

Mme NATUREL.--Ça, c’est vrai! (_Un petit silence._) Pourvu, mon Dieu,
qu’il ne nous ramène pas cinq ou six personnes, comme l’autre jour...
Quand il se met à inviter, il ne s’arrête plus... et toujours des gens
qu’on ne connaît pas... Et c’est samedi, aujourd’hui... C’est-à-dire
qu’il faudra coucher toutes ces personnes-là... et leur prêter des
chemises de nuit... Ah! quelle affaire! (_Elle soupire._) Et nous avons
un tout petit dîner, ce soir, les restes d’hier... (_Sur un mouvement de
Germaine._) Oui... oui... moque-toi de ces détails de maison... Ah! tu
fais bien de ne pas te marier... Tu aurais un joli ménage. Je ne te
donnerais pas deux ans pour être ruinée... Du reste, c’est ce qui te
pend au nez, quand nous ne serons plus là... (_Germaine rit._) Je ne
sais pas pourquoi tu ris... En vérité, il n’y a là rien de risible!...

GERMAINE.--Veux-tu que je pleure?

Mme NATUREL.--Dame! ça serait plus convenable! Et puis, il n’y a pas
moyen de parler sérieusement avec toi! (_Un petit silence..._) Est-ce
ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais quand il ramène quelqu’un!
Ce serait si simple de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous les
matins... ah! oui... C’est comme si je chantais! Avec tout cela, j’ai
bien envie de faire tuer un poulet!

GERMAINE.--Puisque tu sais que mon père ramène toujours quelqu’un... ce
qui serait le plus simple, c’est que tu eusses toujours un dîner prêt...

Mme NATUREL.--Tu arranges les choses, toi!... L’on voit bien que tu n’as
pas la charge de la maison et que cela ne te coûte rien!... Et si, par
hasard, il ne ramenait personne, je serais bien avancée avec mon
poulet!... Qu’est-ce que je ferais de mon poulet? On a beau être riche,
ça n’est pas une raison pour gaspiller la nourriture!... Je veux bien
faire les choses... mais j’ai l’horreur de la gâcherie!

GERMAINE.--Il y a des pauvres!

Mme NATUREL.--Des pauvres!... Ah bien sûr!... Les pauvres, ce n’est pas
ce qui manque ici... Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de
pauvres!... C’est scandaleux!... C’est à ne pas croire!...

GERMAINE.--C’est naturel, pourtant!

Mme NATUREL.--Naturel! Tu trouves ça naturel, toi!... Dis que c’est
honteux!...

GERMAINE, _elle se lève, marche dans la vaste pièce, s’arrête devant un
vase de fleurs qu’elle arrange machinalement_.--Quand il y a quelque
part un homme trop riche, il y a par cela même, autour de lui, des gens
trop pauvres... Tu as raison, c’est honteux!...

Mme NATUREL.--Nous n’y pouvons rien... Ce n’est pas une raison pour les
nourrir avec du poulet!... D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient
moins pauvres!

GERMAINE.--S’ils travaillaient?...

Mme NATUREL.--Certainement!...

GERMAINE.--A quoi?...

Mme NATUREL.--Comment, à quoi?...

GERMAINE.--Nous leur avons tout pris... leurs petits champs... leurs
petites maisons... leurs petits jardins... pour arrondir ce que mon père
appelle son domaine...

Mme NATUREL, _ironique_.--Voyez-vous ça!...

GERMAINE.--Ceux qui ont pu partir d’ici sont partis... Ceux qui
restent...

  Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur une
  feuille du bouquet.

Mme NATUREL.--Ton père leur offre du travail à l’année, est-ce vrai?...
Ils n’en veulent pas. Ils préfèrent mendier. C’est leur affaire... non
la nôtre!...

GERMAINE.--Mon père leur offre de mourir de faim à l’année... Ils
préfèrent vivre!...

Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis?

GERMAINE.--Je dis: mieux vaut que le feu et la grêle tombent sur un
pays, qu’un homme trop riche!

Mme NATUREL.--En voilà assez!... Je ne sais qui te met dans la tête de
telles idées!... M. Garraud, sans doute!...

GERMAINE.--Qu’est-ce que M. Garraud vient faire ici?...

Mme NATUREL.--Un homme qui ne parle jamais!...

GERMAINE.--S’il ne parle jamais... comment veux-tu qu’il me mette des
idées dans la tête?...

Mme NATUREL.--Je m’entends! Les hommes qui ne parlent jamais en disent
beaucoup plus que les hommes qui parlent toujours!... D’ailleurs, il ne
me revient pas, ton monsieur Garraud! Il ferait bien mieux de s’occuper
de ses engrais... Ah! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché,
celui-là?... (_Un petit silence._) Des engrais!... (_Elle hoche la
tête._) Ça me paraît une fameuse blague! (_Un silence... Germaine est
revenue s’asseoir près de la grande baie vitrée._) Quelle heure est-il?

GERMAINE.--Six heures.

Mme NATUREL.--Six heures, déjà!... Et ton père va rentrer!... Avec
qui?... Le diable le sait, par exemple!... Ma foi, tant pis! Je ne ferai
pas tuer de poulet. Ils s’arrangeront avec ce qu’il y a... Germaine!...

GERMAINE.--Quoi?

Mme NATUREL.--Il est temps que tu descendes à la cave chercher le vin...

GERMAINE.--Je t’ai déjà dit que je n’irai plus à la cave... Tu as des
domestiques!

Mme NATUREL.--Des domestiques qui me grugent, qui me volent, oui!...
Hier encore, il manquait cinq bouteilles dans le tas du milieu!...

GERMAINE.--Si tu leur montrais plus de confiance, ils te voleraient
peut-être moins... Et puis, que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans une
maison où ils n’entendent jamais parler que de rouler les gens?... Sois
tranquille... jamais ils ne voleront autant de vin que des personnes que
je connais ont volé de millions...

Mme NATUREL, _sévère_.--Germaine! (_Elle se lève avec effort._) Je te
défends de parler de la sorte!... (_Elle pose sur une table le tricot
qu’elle froisse._) Est-ce encore pour ton père que tu dis cela?
(_Silence de Germaine qui, les yeux plus vagues, le menton dans la main,
regarde le paysage, au delà des jardins et du parc._) Ton père a des
défauts... de grands défauts... Je suis la première à en souffrir et à
les lui reprocher. Il est vantard, vaniteux, inconsidéré, c’est
possible!... Il aime à tromper les gens!... Dame! dans les affaires!...
Mais enfin, ton père est ton père... Ce n’est pas à toi de le juger.

GERMAINE.--A qui donc, alors?

Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis?

GERMAINE.--Moi? rien.

Mme NATUREL.--C’est heureux!... Et puis, sa fortune ne doit rien à
personne, tu entends... à personne!... Il l’a gagnée en travaillant!...
Et moi qui me tue à faire des tricots pour les pauvres! Hein! A-t-on vu
cette petite sotte... cette orgueilleuse, cette péronnelle... qui se
permet de juger ses parents!...

GERMAINE.--Mieux vaut que ce soit moi qui les juge!

Mme NATUREL.--Tais-toi!... C’est odieux!... Tu es une fille dénaturée...
Si quelqu’un t’entendait, ce serait à ne plus se montrer jamais devant
personne!... Il ne te manque aussi que d’exciter les domestiques au
pillage de la maison!... Ah! c’est complet!... Veux-tu aller à la cave,
oui ou non?

GERMAINE.--Non.

Mme NATUREL.--C’est bien, j’irai moi-même... J’irai, malgré mes
rhumatismes!...

  A petits pas lourds, s’appuyant aux meubles et roulant sur ses grosses
  hanches trop molles, elle sort de la pièce, maugréant et grondant.


II

GERMAINE, LE JARDINIER.

  Sur la terrasse du château... Germaine se promène le long des
  plates-bandes, un sécateur à la main... De temps en temps, elle
  s’arrête devant un rosier, dont elle coupe les roses mortes et fanées.
  Comme d’habitude, elle est grave, triste et songeuse. Le jour
  d’automne est calme et somptueux; le soleil, déjà bas, dore les grands
  arbres du parc, magnifiquement.

  Arrive le jardinier... Il est vêtu de ses habits du dimanche...
  Timidement, il s’approche de Germaine, embarrassé et tournant, d’un
  geste gauche, son chapeau dans ses mains. Couchés sur les marches du
  perron, trois énormes chiens danois dorment... On entend le bruit d’un
  râteau, sur le sable d’une allée, au loin.

GERMAINE, _elle observe le jardinier_.--Eh! bien, Victor, comme vous
voilà beau!... Vous êtes donc de noce, aujourd’hui?

LE JARDINIER.--De noce!... Ah! mademoiselle Germaine!... C’est bien le
contraire, allez!

GERMAINE.--Que se passe-t-il?... Il vous arrive un malheur?... Pourquoi
ces beaux habits et cette figure triste et gênée?

LE JARDINIER, _il fait des efforts pour parler_.--Avec votre permission,
Mademoiselle Germaine, je viens vous faire mes adieux.

GERMAINE.--Vos adieux!...

LE JARDINIER.--Ben oui!... Ben oui!...

GERMAINE.--Vous nous quittez?... Ça n’est pas possible! Vous, mon brave
Victor!...

LE JARDINIER.--Pardonnez-moi... J’ai donné mes huit jours à Monsieur, ce
matin.

GERMAINE.--Allons donc!

LE JARDINIER.--C’est-à-dire, pour être juste, que Monsieur et moi, on se
les est donnés, en même temps, tous les deux...

GERMAINE.--Ce n’est pas vrai!

LE JARDINIER.--Si fait, Mademoiselle... si fait!... Ah! ça m’a fait
deuil, vous pensez!...

GERMAINE.--Pourquoi avez-vous donné vos huit jours? Vous ne vous
plaisiez plus ici?

LE JARDINIER, _timide et les yeux vers la terre_.--Il n’y a pas moyen de
vivre avec Monsieur!... Monsieur vous cherche des raisons à propos de
tout et à propos de rien!... Qu’est-ce que vous voulez?... On ne peut
jamais le contenter!... J’ai patienté longtemps, parce que, bien sûr, ça
m’ennuyait de quitter Mademoiselle, qui a été, toujours, si bonne pour
ma femme et pour moi... Mais Monsieur!... Il n’y a plus moyen, il n’y a
plus moyen! C’était un enfer, ici!

GERMAINE.--Dites-moi ce qui s’est passé entre mon père et vous.

LE JARDINIER.--Mon Dieu!... Il ne s’est, pour ainsi dire, rien passé...

GERMAINE.--Mais encore?

LE JARDINIER.--Comme tous les jours... Mademoiselle sait bien!
Seulement, à la longue... on se lasse.

GERMAINE.--Parlez-moi avec franchise... Vous pouvez me parler à moi. Ça
n’est pas la première fois!

LE JARDINIER.--Bien sûr! Bien sûr! Mademoiselle comprend les choses.
Elle a bon cœur... Elle ne méprise personne. Oui, pour ça!...

GERMAINE.--Allons!

LE JARDINIER.--Eh bien voilà. D’abord, Monsieur est trop exigeant... On
ne peut jamais savoir ce que veut Monsieur!... Ainsi une supposition:
quand une planche de légumes est à droite, il voudrait qu’elle soit à
gauche. Et si elle est à gauche, il tempête pour qu’elle soit à droite.
Et ainsi de suite!... Monsieur vous ferait quasiment tourner en
bourrique, sauf vot’ respect, Mademoiselle. Avec Monsieur, ça n’est pas
du travail!... Pour être des petites gens, on a, tout de même, chacun
son amour-propre, n’est-ce pas?

GERMAINE.--Vous connaissez bien mon père... Il est parfois un peu
braque. Il ne fallait pas faire attention à ce qu’il vous disait!

LE JARDINIER.--Pas faire attention! Mais Mademoiselle Germaine, c’est
que Monsieur vous engueule... faut voir ça!... Pardon, excuse... ça m’a
échappé!

GERMAINE.--Allez, allez!...

LE JARDINIER.--Et puis... Non, là, vrai!... Monsieur a des idées comme
personne... Il voudrait que les châtaigniers produisent des melons, et
les laitues, des abricots... Eh bien, moi, je ne peux pas!...

GERMAINE.--Ni les châtaigniers non plus, ni les laitues!...

LE JARDINIER.--Bien sûr!... On a beau être riche, il y a bien des choses
qu’on ne peut pas avoir!... La nature est la nature, pour tout le
monde... (_Un petit silence._) Enfin voilà!

GERMAINE.--Voyons!... Vous avez été peut-être un peu susceptible, et,
peut-être, vous avez mal pris une observation sans importance que vous
faisait mon père?...

LE JARDINIER.--Susceptible!... Depuis cinq ans que je sers Monsieur!...
Ah! Mademoiselle, faut-il au contraire, que j’en aie avalé, sans rien
dire, des couleuvres!... Car, c’est tous les jours à recommencer!...
Quand ce n’est pas une chose, c’en est une autre!... (_Silence
embarrassé._) Rien ne m’ôtera de l’idée que Monsieur m’en voulait
davantage depuis que l’année dernière, le jour de la fête du pays,
Monsieur avait voulu faire peindre en tricolore tous les arbres de
l’avenue!... Ça, c’est vrai, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à
Monsieur ce que je pensais là-dessus... Des chênes pareils, et si
beaux!... (_Encore un petit silence._) Je sais bien que je n’ai pas
d’instruction... Pourtant, je connais mon métier, et je l’aime, nom
d’une pipe!... Mademoiselle était contente de moi, elle?

GERMAINE.--Si j’étais contente de vous?... vous le savez bien, mon
pauvre Victor!

LE JARDINIER.--Le petit jardin des clématites...

GERMAINE.--Ah! oui! Il était très joli...

LE JARDINIER.--Et le fleuriste?

GERMAINE.--Oui! oui!

LE JARDINIER.--Et la roseraie?

GERMAINE.--Oui!... oui!... Vous m’aviez appris à écussonner les
rosiers...

LE JARDINIER.--Et vous, Mademoiselle, vous m’aviez appris à faire des
bouquets!... Et tous nos beaux semis de delphiniums!

GERMAINE.--Oui! oui!...

LE JARDINIER.--C’était du bon travail!... On s’amusait!...

GERMAINE.--Oui!... oui!

LE JARDINIER.--Dieu sait, pourtant si c’était commode!... Car Monsieur
était chiche de fumier pour le jardin, de terreau et de charbon pour la
serre... On s’arrangeait comme on pouvait... Enfin, voilà!

GERMAINE.--Vous êtes un brave homme!...

LE JARDINIER.--Eh bien, si Mademoiselle Germaine était contente de
moi... je partirais d’ici le cœur moins gros...

  Il soupire. Un petit silence.

GERMAINE.--Il n’y a peut-être dans tout cela qu’un malentendu...
Voulez-vous que je parle à mon père?

LE JARDINIER.--Merci, Mademoiselle... Ce qui est fait est fait...

GERMAINE.--Pourtant...

LE JARDINIER.--Demain, ce serait autre chose. Il n’y a pas moyen de
vivre avec Monsieur!... On se met en quatre pour lui faire plaisir, on
se tue de travail pour le contenter. C’est toujours mal... D’abord,
Monsieur m’a déclaré ce matin qu’il ne voulait plus de fleurs ici. Il
prétend que ça attire les oiseaux et que ça prend la place des plantes
utiles.

GERMAINE.--Ah!...

LE JARDINIER.--Et puis... (_Timidement_) faut que je dise tout à
Mademoiselle... (_Résolu._) Mademoiselle sait que ma femme est
enceinte!...

GERMAINE.--Oui... Eh bien?

LE JARDINIER.--Et qu’elle doit accoucher dans trois jours.

GERMAINE.--Sans doute...

LE JARDINIER.--Eh! bien, Monsieur ne veut pas d’enfants chez lui. «Pas
d’enfants, pas d’enfants... qu’il m’a dit. Ça abîme les pelouses, ça
salit les allées... et ça fait peur aux chevaux...» Et il a ajouté: «Je
t’avais averti. Tu ne dois t’en prendre qu’à ta maladresse...» Le plus
drôle--Mademoiselle s’en souvient peut-être,--c’est que l’année
dernière, à ses réunions électorales, Monsieur disait que tous les maux
du pays venaient de la dépopulation... Tout de même, on en voit de
raides, par le temps qui court... (_Silence._) Bien sûr qu’on n’a pas
des enfants par exprès, pour son plaisir... On a déjà bien assez de
peine de vivre à deux, dans notre condition... Mais quand les enfants
viennent, on ne peut pourtant par les tuer... C’est-y vrai, ça
Mademoiselle Germaine?

GERMAINE.--Qu’allez-vous devenir?... Y avez-vous songé?...

LE JARDINIER.--Dame!... Je vais chercher une place... Mais ce n’est
guère le moment!... En pleine saison comme on est. Elles sont toutes
prises... Et puis, avec une femme enceinte sur les bras! Ah! il va
falloir en faire des maisons et des maisons... subir des humiliations,
des refus, du mauvais temps... Car on ne veut plus, aujourd’hui, que les
serviteurs aient d’enfants... Ça n’est pas commode, allez... Et l’on a
bien du mal!...

GERMAINE, _émue et gênée_.--Je ferai pour vous tout ce qui m’est
possible... Adieu!

LE JARDINIER, _ému aussi_.--Adieu, Mademoiselle Germaine... Mais vous
n’êtes guère heureuse, non plus, vous...

GERMAINE.--Vous vous trompez, je suis très heureuse.

LE JARDINIER, _il secoue la tête_.--Non, Mademoiselle... Je vous connais
bien, allez! Quand on a un cœur comme le vôtre, on ne peut pas être
heureuse ici!...

  Par delà le parc, il montre la campagne, le petit village au loin.

GERMAINE.--Et votre femme? La verrai-je?

LE JARDINIER.--Bien sûr... Elle est à la ville... Elle est allée
chercher une voiture pour emmener nos meubles et nos pauvres frusques...

GERMAINE.--Pourquoi?... Il ne manque pas de voitures ici...

LE JARDINIER.--Ça vaut mieux comme ça... Chacun chez soi... On a sa
petite fierté...

GERMAINE.--Adieu, alors!... Vous me donnerez de vos nouvelles?

LE JARDINIER.--Oui, Mademoiselle...

GERMAINE.--Adieu!

LE JARDINIER.--Adieu!

  Le jardinier s’en va, gauche, pesant, le dos déjà courbé, la nuque
  cuite comme une brique, par le soleil... Germaine, plus grave, plus
  triste, plus songeuse, reprend sa promenade lente, le long des
  plates-bandes... Le château et la terrasse redeviennent silencieux...
  Toujours les trois molosses dorment sur les marches, et l’on n’entend
  plus que le bruit du râteau, sur le sable d’une allée, au loin...




La divine enfance.

  Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la maison,
  toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure chaude de la journée où
  les oiseaux engourdis se taisent. Nul souffle dans les branches.

  JEANNE--dix ans--est assise sur la mousse, le dos appuyé au tronc d’un
  bouleau. Elle est un peu dépeignée, très rose, essoufflée d’avoir
  couru. Son grand chapeau de paille posé près d’elle sur un rejeton
  d’acajou, brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des
  feuilles.

  JEAN--douze ans--est couché à plat ventre en face d’elle. Il arrache
  des mousses d’un air triste.

  Ils ne se disent rien... Enfin, Jean se décide à parler.


JEAN

Pourquoi que Georges t’a encore embrassée?

JEANNE

Georges, c’est pas vrai!

JEAN

Si, il t’a embrassée, je l’ai vu... Il t’a embrassée sur le cou,
derrière la porte du salon... Et toi, aussi, tu l’as embrassé... A
preuve que tu fermais les yeux, en l’embrassant, comme une chatte qu’on
caresse.

JEANNE

C’est des menteries.

JEAN

Puisque je t’ai vue... Et hier?...

JEANNE

Quoi, hier?

JEAN

Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée, hier?

JEANNE

C’est pas vrai!... Lucien ne m’a pas embrassée.

JEAN

Si, il t’a embrassée... je l’ai vu aussi... il t’a embrassée sur la
bouche, derrière la serre.

JEANNE

C’est des menteries...

JEAN

Des menteries?... A preuve que, en te retournant, tu as cassé un grand
lis rouge, et que tu as écrasé des fleurs de capucine.

JEANNE, _effrontée_

Et puis, après?... Est-ce que je n’ai pas le droit d’embrasser Georges,
Lucien, et d’autres, si cela me plaît!... Qu’est-ce qu’il te prend?...

JEAN

Je ne suis pas content... Ça me fait de la peine!... Jeanne?

JEANNE

Eh bien?...

  Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne, en regardant du
  coin de l’œil, avec un ironique sourire, Jean qui creuse un petit trou
  dans la terre.

JEAN

Alors, pourquoi que tu ne yeux pas que je t’embrasse, moi?

JEANNE

Toi!... C’est pas la même chose!...

JEAN

Pourquoi que c’est pas la même chose?

JEANNE

Pasque...

JEAN

Pasque, quoi?...

JEANNE, _très sérieuse_

Pasque, toi, quand nous serons grands, tu seras mon vrai mari!

JEAN

Ce n’est pas une raison.

JEANNE

Si, c’est une raison...

JEAN

Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras bien que je t’embrasse, pas?

JEANNE

Non... Les maris n’embrassent jamais leurs femmes.

JEAN

Ah! bien, vrai?... Pourquoi qu’ils ont des femmes, alors?

JEANNE

Pour avoir des enfants, tiens!...

JEAN

Ah!... Et quand je serai ton vrai mari, tu embrasseras Georges, Lucien?

JEANNE

Bien sûr!... Es-tu drôle, aujourd’hui... Qu’est-ce que tu as?

JEAN

J’ai envie de pleurer...

JEANNE

Que tu es bête!... Voyons!... Est-ce que petite mère embrasse papa?...
Jamais petite mère n’a embrassé papa... Papa, lui, embrasse Zélie, la
femme de chambre... Petite mère, elle, embrasse M. de la Ramie... Mais,
bien sûr! elle l’embrasse dans les cheveux, dans les yeux, sur la
bouche, partout... Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais...

JEAN, _comprenant des choses_

C’est comme papa... il n’embrasse jamais maman...

JEANNE

Puisque je te le dis!... Ça ne se fait pas, ces choses-là, quand on est
marié!... Ça n’est pas convenable!

JEAN

C’est vrai!... papa embrasse toujours Mme Tournel...

JEANNE

Bien sûr, tiens!... Et ta maman?

JEAN

Maman?... Elle embrasse M. de Néry...

JEANNE

Tu vois bien!...

JEAN

L’autre jour, maman était sur les genoux de M. de Néry... Elle avait
dégrafé son corsage... Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine...
C’était gentil!

JEANNE

Bien sûr, que c’est gentil!...

  A ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de Jeanne et,
  dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux paumes réunies, il la
  regarde, longtemps, dans les yeux...

JEAN

Jeanne!

JEANNE

Quoi?...

JEAN, _d’une voix profonde_

Puisque tu dis que c’est gentil... eh bien!... je voudrais que tu
dégrafes ton corsage aussi... je voudrais t’embrasser sur la poitrine,
aussi... comme M. de Néry embrasse maman...

JEANNE

Non... Non...

JEAN

Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse sur la poitrine... je te
montrerai, après, quelque chose de bien plus beau...

JEANNE

Quoi?... Dis quoi, tout de suite!...

JEAN

Non, après...

JEANNE, _impérieuse_

Tout de suite... tout de suite... tout de suite!...

JEAN

Non, après!...

JEANNE

Tu dis ça pour m’attraper!... Et puis, après tu ne me montreras rien!...

JEAN

Puisque je te le promets, na!... Quelque chose comme Georges, ni Lucien
ne pourront jamais te montrer d’aussi beau!...

JEANNE, _hésitante_

Oui, oui, tu veux me tromper... Tout ça, c’est des blagues!...

JEAN

Puisque je te jure!...

JEANNE

Eh bien! dis seulement ce que c’est!... Et puis, je ferai comme tu veux!

JEAN

Si c’était Georges ou Lucien qui te demande cela tu le ferais... Moi, je
ne sais pas pourquoi, tu ne veux jamais rien.

JEANNE

Dis ce que c’est!

JEAN

Après...

JEANNE

Non, avant!...

JEAN

Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient pas te montrer cela qui est
si beau... qui est plus beau que... que...

JEANNE, _elle s’irrite_

Eh bien, dis vite... dis... dis!...

JEAN, _avec passion_

Jeanne!... si tu voulais!... un tout petit peu... tiens, grand comme
ça... grand comme mes lèvres seulement...

  Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore, plus
  près, il cherche à la couvrir de caresses.

JEANNE, _se dégageant et reployant brusquement ses genoux_

Laisse-moi... Tu me chatouilles... Tu fais mal... Je te déteste!...

  Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans le bois,
  les cheveux au vent... Jean aussi s’est levé et la suit en appelant:
  «Jeanne! Jeanne!...» d’une voix plaintive... Quelques oiseaux
  engourdis dans les branches se réveillent, s’envolent avec des petits
  cris effrayés. Jean et Jeanne disparaissent dans le taillis. A la
  place où ils étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse
  impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se balance, pareil
  à une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles.




Sentimentalisme.


J’ai eu, cette semaine, une joie charmante. A la campagne où je suis,
j’ai pour voisine une dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune,
très jolie. Tous les jours, je passe devant sa propriété qui donne sur
la route: une maison du siècle dernier, pareille à une orangerie,
entourée de grands jardins que la forêt protège, de tous les côtés, de
ses hauts murs verdissants. Jamais, je crois, je n’ai vu tant de fleurs,
tant de fleurs, et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois que je
passe, je m’arrête discrètement devant la grille et je regarde cet
endroit délicieux, si gai, si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne
fait pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du matin au soir,
active, souple, elle cultive ses fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans
la connaître, j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car tout chez
elle, en elle, respire le bonheur calme et dit la vie occupée à des
choses délicates.

Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre après-midi, délibérément,
elle sonna à ma porte et me vint rendre visite.

--Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais je tenais à vous remercier,
au nom de toutes mes bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai
lu, figurez-vous, et elles m’ont dit: «Il faut aller remercier ce
monsieur, qui nous veut tant de bien, et qui prend si chaleureusement
notre défense, contre la brutalité des méchants.»

Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine ajouta:

--J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce qu’elles veulent.

Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison, et je la priai de
s’asseoir sur un banc, dans le jardin.

J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités des entrées en
relations, et je me torturais l’esprit pour trouver quelque chose de
rare et qui, tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma voisine,
après un très court silence, me dit soudain:

--Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue fort. Quand, dans la rue,
je prends la défense d’une bête battue, on m’appelle Anglaise! C’est
évidemment un outrage qu’on me fait. Mais pourquoi? D’abord je ne suis
pas Anglaise, je n’ai même pas une goutte de sang anglais dans les
veines. Et puis... malgré cette horrible guerre du Transvaal, dont je
rougis pour eux, les Anglais méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la
face comme une offense et comme une ordure? J’avoue qu’individuellement
j’aime les Anglais, et je ne confonds pas le peuple anglais avec
l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours admiré, à bon droit, il
me semble, leur civilisation, leur bel et noble esprit de liberté, de
justice et de progrès, leur humanité sincère. En dépit de cette guerre,
dont j’ai horreur, je leur trouve de fortes qualités, et je leur dois
quelques bonnes impressions. En voulez-vous un exemple? C’était le 7
décembre dernier. Une très vieille dame de mes amies, Italienne par
l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé d’aller passer
quelques jours chez elle, à la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui,
on peut être Anglais, et avoir tout de même de gros chagrins, je
suppose. Un petit changement se fit dans la date précédemment fixée de
mon voyage. Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte encore et
alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi tout ce qu’on lui dit. Une
traversée affreuse. Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du train
à Victoria, de moi à la gare de Richmund où je devais prendre le train
pour Hampton-Wick. Une heure d’attente pour douze minutes de trajet.

--Voilà encore des choses dont les Anglais n’ont pas le monopole,
dis-je. Il y a du retard partout.

--Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en ont aussi en Angleterre.

Et elle continua:

--Vous connaissez sans doute cette délicieuse vallée de la Tamise, ces
prairies si vertes, ces arbres si admirables, ces villas si jolies?
Mais, l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile de jouir
de cette beauté. Il pleuvait un peu, une petite pluie fine, que le vent
fouettait et qui vous pénétrait, à travers les vêtements, jusqu’au
corps.

--Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me gardai bien d’exprimer cette
exclamation, car, à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le
commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que je suis...

Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en plus prenante:

--Bien qu’il ne fallût que dix minutes à peine pour me rendre chez mon
amie, le chemin me paraissait bien long, et surtout bien désert... Vous
savez ce que c’est, n’est-ce pas, que les «roads» anglais?... D’un côté
de celui-là, un grand parc, avec d’immenses arbres noirs; de l’autre,
des villas dans leurs jardins noyés de silence et de nuit. De-ci, de-là,
une voie latérale, conduisant au village. Tout cela, bien tranquille,
trop, même, car il y avait alors la terreur des «Hooligans» et j’en
avais entendu parler dans le train... Je me presse... je vais... je
vais... Bien que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même de petits
frissons... La villa de ma vieille amie était une des petites, la
deuxième, à gauche, passé l’église catholique... je ne sais si vous la
voyez d’ici?... Et je me presse encore, sur le chemin interminablement
désert. Voilà enfin l’église catholique, mon point de repère... Je suis
arrivée... La première villa est éclairée, mais point la seconde... Je
sonne pourtant... Rien... Je sonne encore, je sonne longtemps... Rien
toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible! Je me suis peut-être
trompée, et sans doute que la maison de ma vieille amie est la
troisième, car je me rappelle que la première est le presbytère... Je
sonne à la troisième. Une petite bonne blonde, toute fanfreluchée de
blanche lingerie vient m’ouvrir.

--Mrs Anden?

--Ce n’est pas ici...

--Pas ici!... Mais je n’y comprends rien... J’ai sonné à côté et
personne ne m’a répondu!

Un monsieur que je n’avais pas vu encore, intervenait:

--C’est que la bonne couche en haut, et qu’elle est déjà couchée... Mais
entrez donc, madame, je vais voir...

Je m’excuse et j’entre... Que pouvais-je faire?

La maîtresse de la maison m’installe au coin du feu, tandis que son mari
est parti, et essaie de se faire entendre de la villa voisine. Un salon
anglais coquet, confortable, très clair, un bon feu dans la cheminée, un
chat qui ronronne devant, une femme accueillante et gaie qui rit et me
console de ma mésaventure...

Le mari rentre.

--Rien, non plus... dit-il... Ces dames sont peut-être en voyage?...

--Non... puisqu’elles m’attendent...

--C’est singulier!... Je vais aller demander au prêtre catholique s’il
les a vues aujourd’hui.

Et il sort à nouveau... La dame m’offre alors de me réconforter; elle
m’offre de tout, du jambon, du whisky, du cacao... Et je m’indigne
contre ma vieille amie qui me met dans une position ridicule et fausse,
d’être prise pour une aventurière.

Le mari revient une seconde fois... Le prêtre n’a pas vu les dames dans
la journée. Mais il sait que la femme de chambre a porté des fleurs à
l’église pour la fête du lendemain.

--Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la dame... Acceptez un lit
chez nous pour cette nuit.

Confuse, et, en même temps, touchée de cette hospitalité spontanée, si
simplement offerte, je murmure:

--Mais, madame, vous ne savez même pas qui je suis... Je pourrais être
une voleuse!

--Nous n’avons pas peur!... répond la femme.

Et elle ajoute:

--On n’a pas besoin de savoir le nom d’une personne dans l’embarras et
dans la peine. Il suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour être
juste envers elle!

--Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable conte de Noël en action!

Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes, me dit:

--Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce qu’il me semble que leur
justice, en tant qu’individus, va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment
pas voir la souffrance. Et les tribunaux anglais sont admirables en
ceci, que les bêtes y ont _droit_ à une justice. Les oiseaux sont
respectés comme les personnes; on entoure de soins les vieux arbres,
aussi pieusement que s’ils étaient des vieillards qui ont travaillé au
bien du pays. Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette insulte
dérisoire: «Anglaise!... va donc, hé!... Anglaise!» quand il m’arrive de
plaindre un pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien abandonné,
qu’on bat sans raison, dans la rue?... Pourquoi?

--Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous traite d’Anglaise,
aujourd’hui. Hier, on vous eût traitée d’Allemande... Demain, on vous
traitera, peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise... Cela satisfait notre
orgueil national, et c’est sans aucune importance. Anglaise, Allemande,
Espagnole, Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française, vous êtes une
femme délicieuse... adorable...

Mais ma voisine s’était levée, et gaiement:

--Que faut-il que je dise, de votre part, à mes bêtes?...

--Que vous êtes une femme exquise... divine... divinement exquise...

Un rire... Et elle était partie!...




Il est sourd!


J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois presque tous les jours.

Décidément, elle est encore plus charmante et meilleure que je le
pensais, lors de notre première entrevue. Extrêmement gaie, nullement
prude, comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une intelligence très
vive et très souple, d’un esprit très libre, affranchi de tous les
préjugés, de toutes les superstitions qui déshonorent, habituellement,
le cerveau de la femme, d’une spontanéité de sensations remarquable,
amoureuse de la vie sous toutes ses formes, même les plus décriées,
philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt, je n’ai pas encore
rencontré un être humain, surtout un être de son sexe, avec qui l’on se
sentît si vite, si complètement en confiance, avec qui l’on se trouvât
tout de suite de plain-pied. J’ai beau l’observer--car je ne voudrais
pas être dupe d’elle et de moi--il me semble bien qu’elle n’a aucune de
ces petites traîtrises, des coquetteries basses, des sentimentalités
absurdes de la femme. Véritablement, je crois qu’elle possède un cœur
robuste, simple, loyal et fidèle, comme un homme. Son amour des bêtes
qui, chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et des femmes et des
bêtes, est un amour raisonné, presque scientifique. Il n’est pas du tout
anthropomorphe. Il fait partie, à son plan, de ce culte général, mais
parfaitement individualiste, par quoi elle aime, par quoi elle célèbre
toute la vie.

Il faut se défier des impressions qui nous viennent des femmes, surtout
quand elles sont jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les jugeons
ordinairement avec notre désir de mâle qui se plaît à les
surnaturaliser, à leur attribuer toutes sortes de qualités supérieures,
qu’en réalité elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, car
elles en ont d’autres qui devraient pleinement nous suffire. Dans
l’amitié qui pousse un homme vers une femme, il y a toujours autre chose
que de l’amitié pure. La nature qui sait ce qu’elle fait et qui n’a
souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions
bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et
que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes
éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et
mêle à travers l’univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules
de la matière animée.

Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir quelle conception ma
voisine se fait de l’amour, si elle répudie toutes les folies mystiques,
toutes les sottises et tous les crimes sentimentaux par quoi les
religions, les poésies, les littératures de tous temps et de tous les
pays, ont dégradé et sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie...
Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la moindre question. J’ai
craint une désillusion, d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse
sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie grossière. Et
j’ambitionne que nos relations soient pures de tous mensonges, de toutes
vulgaires actions.

Naturellement, comme il faut bien se connaître, je lui raconte mes
histoires, elle me dit les siennes, sans réticences; du moins, j’aime à
le penser.

Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et de sa première jeunesse.
Elle a été élevée en un couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et
silencieuse de la province normande. Chose curieuse et rare, cette
éducation oppressive n’a jamais rien pu contre la franchise et la
sincérité de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie du couvent
plus irrespectueuse, moins croyante qu’elle y était entrée. D’ailleurs,
elle ne tire de ce phénomène aucune vanité, en faveur de son
intelligence. La gaieté--son inaltérable gaieté--avec ce qu’elle
comporte d’insouciance dans le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout
fait. Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique qui la préserva
de tous les mensonges avec lesquels on pétrit, dans ces maisons-là,
l’âme des jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du couvent, il lui
arriva de grands malheurs.

Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, peu après, ses
parents. Habituée au luxe et à l’affection, elle se trouva, tout d’un
coup, seule et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler
pour vivre. Cette perspective, elle l’envisagea sans terreur, car elle
pouvait utiliser quantité de petits agréments, de petits talents où elle
excellait: la broderie, la couture, la peinture, la musique. Et qui
l’empêcherait de donner aux autres des leçons de n’importe quoi:
d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie?... Après avoir
vainement cherché, çà et là, un peu de travail chez d’anciens amis de sa
famille, à Paris dans les magasins, elle résolut de s’adresser aux
Bonnes Sœurs, aux si Bonnes Sœurs qui l’avaient élevée.

--Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, elles ont une
clientèle si étendue et si riche, de si puissantes influences,
partout... qu’elles me trouveront immédiatement ce que je cherche et ce
qu’il me faut... C’est évident!

Sur la recommandation de son ancienne préfète des Études, elle se
présenta, un matin, au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine du
succès et prête à accepter n’importe quel joli et honnête travail qu’on
lui proposerait... Et voici la scène que ma voisine raconte et mime avec
un esprit malicieux et souriant...

Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas trop vieille, pas trop
laide, très aimable de manières, très onctueuse de gestes, la figure
molle et grasse, les lèvres humides de saintes paroles, la reçoit avec
empressement, avec effusion même.

--Cette chère enfant!... lui dit-elle, quand la jeune fille eut terminé
son récit... Mais c’est une joie... Mais c’est un devoir pour nous de
vous soutenir, de vous défendre, de vous sauver...

Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote dans ses mains
potelées et un peu moites...

--Pauvre cher cœur!... Il y a tant d’embûches dans le monde, quand on
n’est pas riche... Le diable guette si habilement, sous toutes les
formes de la tentation et du péché, l’âme ignorante et candide d’une
jeune fille!... Mais nous sommes là, heureusement...

Et, sans entrer dans des détails plus précis, elle s’informe:

--Avez-vous un directeur? Êtes-vous Enfant de Marie?... Pratiquez-vous
bien vos devoirs religieux?...

Ma voisine ruse, élude toutes ces questions qui la gênent et qui vont se
multipliant et s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime... Alors,
la bonne mère hoche la tête, très triste, et soupire. Sa voix se fait
moins douce... ses lèvres se dessèchent.

--Ah! dit-elle, je vois que vous avez oublié la Sainte-Vierge, mon
enfant... et le divin cœur de Jésus... C’est très... très fâcheux...
Vous comprenez... dans ces conditions, cela devient difficile... plus
difficile... car nous avons, devant Dieu, des responsabilités...
Voyons... avez-vous entendu le dernier sermon du Révérend Père du Lac?

--Hélas! non, ma mère!...

--Non!... s’écrie la religieuse, scandalisée, qui joint ses deux mains
comme pour une prière d’exorciste... Mais c’est très mal... très mal...
Et quel dommage pour vous!... Le Père a été si éloquent, si admirable!
Il a prouvé, d’une manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de faim
plutôt que de commettre un péché mortel! Ah! comme je souffre que vous
n’ayez pas entendu ce magnifique sermon!

Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, la jeune fille demanda
ironiquement:

--Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable Père, quand il a dit qu’il
valait mieux mourir de faim?

Le visage de la chère Mère prend une expression sévère, et, repoussant
les mains qu’elle caressait, elle se lève, toute droite, un pli au
front:

--Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une personne dans votre
position.

Puis, glacialement:

--Enfin... je verrai... je réfléchirai... Nous prierons pour vous...
Revenez dans une semaine.

Et elle la congédie...

Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil... Mais, une fois dans
la rue, parmi le mouvement et la vie, elle oublie l’inutilité de sa
démarche et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. Et elle se
met à rire, si longtemps et si fort, que les passants se retournent et
pensent, sans doute, qu’elle est folle...

Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, la semaine écoulée, au
couvent... La Mère lui dit:

--Je n’ai rien... Nous n’avons rien... Allez voir le Révérend Père X...
il connaît beaucoup de monde... et il est si bon, si bon, au
confessionnal!...

La jeune fille fait la grimace. Elle est venue chercher du travail, pas
un confesseur... Pourtant, elle se décide à descendre au parloir, et
conte sa petite affaire au Révérend Père X...

--Ah! ah! lui dit cet homme pieux... C’est fort touchant... Mais la
peinture, mon enfant, voilà une chose bien aléatoire... Quant à la
broderie, je n’ai pas ça... non, non... en vérité, je n’ai pas ça! Mais,
par exemple, peut-être pourrais-je vous trouver un mari... un bon
mari... assez riche et très pieux... et bien pensant...

Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne veut tenir un mari que
d’elle-même. Et, comme il la reconduit:

--Vous avez tort, mon enfant... absolument tort... Vous êtes une jolie
personne... Et un mari, c’est toujours un mari...

Et les jours passent... passent... Elle n’a pas de commandes de
peinture, ni de broderies à faire, ni de copies, ni de leçons, ni
rien... Ses derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui lui
restait de petits bijoux... Va-t-elle donc en être réduite à la
mendicité?... Mais sa gaieté la soutient toujours, sa gaieté dissipe
toutes les terribles images, tous les cauchemars de la détresse...
Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé, elle chante pour ne pas écouter
les voix de malheur qui lui disent: «Dans quelques jours, tu seras morte
de faim!» Et puis, elle calcule, en soi-même: «Si tout le monde me
repousse... je suis jeune... je suis jolie... j’ai un ardent besoin de
vivre... Je me vendrai comme j’ai vendu mes bijoux... Tant pis pour les
bonnes Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront ainsi voulu!»

Pourtant, une troisième fois, elle retourne au couvent... La sainte Mère
lui offre généreusement un scapulaire, quantité de médailles bénites, et
un chapelet... un chapelet, si commode, si petit «qu’on peut très
facilement s’en servir en omnibus»...

Et cette troisième visite est suivie d’une quatrième, laquelle fut
illustrée de la conversation suivante:

--Comme vous êtes pâle, chère enfant!

--C’est que j’ai grand’faim, ma Mère!

--Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos devoirs religieux, ces
jours-ci?

--Hélas! non, ma Mère...

--Eh bien! tenez, cela tombe à merveille, mon enfant...

--Vous m’ayez trouvé une position, ma Mère?

--Il y a justement, ici, mon enfant, un bon Père dominicain... un si bon
Père dominicain!... Je vais lui demander de vous entendre...

--J’aimerais mieux un peu de travail, ma Mère, si peu de travail que ce
soit...

--Sans doute... sans doute... Mais profitez de l’occasion... Elle ne se
retrouvera peut-être plus jamais... C’est un si bon Père dominicain...
Et puis... vous pourrez tout lui dire... tout... tout... Il est
sourd!...

Et ma jolie voisine termine ainsi son récit:

--Vous pensez que je ne retournai jamais plus dans ce maudit couvent.
Deux ans après, j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je reçus de
la Révérende Mère une lettre qui commençait ainsi: «Ma chère petite
protégée...»

Et longtemps, elle rit, comme chante un oiseau sous les branches...




La peur de l’âne.


L’autre jour, un homme conduisant un âne par la bride descendait les
Champs-Élysées, à l’heure élégante. L’âne était tout petit, très svelte
et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses comme celles des
chevreuils, des yeux expressifs, spirituels, enjoués et d’une telle
douceur que je voudrais en voir de pareils aux visages des humains. Sa
robe, lavée, peignée, lustrée, était gris-rose, et une raie d’un noir de
velours brillant lui courait, comme un ruban, sur le dos... Je les
rencontrai, l’âne et l’homme, juste en face de la grande trouée que
forment les nouveaux Palais. A cet endroit, l’avenue est toujours fort
encombrée par les voitures, et la circulation des piétons très
difficile, surtout à cause des braves sergents de ville à qui est dévolu
ce privilège de rendre impossible toute espèce de circulation dans
Paris... Ce jour-là, l’encombrement était extrême, et, de plus, le pavé
de bois, glissant, glissant... Le petit âne marchait péniblement, en
rechignant, au milieu des voitures et des promeneurs, obligé qu’il était
de se garer, à tout instant, des unes et des autres... Et il glissait
sur ses sabots mal ferrés... En dépit de son agilité, il manquait de
tomber à chaque pas.

--Allons! fais donc attention! dit l’homme, qui lui parlait comme à une
personne, mais très doucement, presque en camarade... Tu ne tiens pas
debout!... On va se moquer de toi, bien sûr... Tu as l’air d’un petit
âne pochard!...

L’âne secoua ses oreilles, qu’il avait très longues, pour exprimer un
mécontentement, et une protestation... Et il regarda son maître et son
regard sembla dire:

--Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette avenue fourmillante et
bruyante que tu sais dangereuse aux petits ânes? Et pourquoi mes fers ne
tiennent-ils pas le pavé? C’est de ta faute. Tu aurais mieux fait de
prendre par le détour des rues... D’ailleurs, j’ignore où tu me conduis,
et j’aime savoir ce que je fais...

--Allons!... ne bavarde pas... et viens!... Pour un petit âne souple et
léger comme tu es, descendre les Champs-Élysées, ce n’est pas une
affaire... Et puis cette avenue est très chic... J’ai voulu que tu voies
le beau monde!...

Le petit âne examina toute cette foule brillante et parée qui passait,
dans tous les sens, auprès de lui. Il secoua, d’un mouvement plus
impatient, ses longues oreilles, et il sembla dire à l’homme:

--Je ne le trouve pas beau, moi, ce monde-là!... J’aime mieux les gens
de mon village... et surtout j’aime mieux les beaux talus des routes, et
les belles prairies, où je broute les herbes fraîches... Et puis, je
t’assure que ce pavé glisse... glisse...

--Allons! ne fais pas l’entêté... et viens!

Mais l’âne s’était subitement arrêté, les oreilles tombantes, la queue
agitée...

--Viens donc!...

Comme l’âne ne venait pas, l’homme le tira par la bride d’une secousse
légère.

--Sacré petit bougre!... jura-t-il... Voilà encore que tu vas faire tes
farces!

Et il imprima à la bride une secousse plus forte.

L’âne écarta un peu les jambes de façon à se bien caler sur le pavé,
allongea le col, et, la tête oblique, les oreilles tout à fait baissées,
le regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait, oui, ma foi, il
semblait dire:

--Tu peux tirer la bride, et encore tirer la bride... Je ne veux plus
rien savoir!... Et je ne consentirai à marcher que lorsqu’il n’y aura
plus personne dans l’avenue et que le pavé ne sera plus glissant!...

Quelques promeneurs s’étaient arrêtés. Malgré les voitures, une foule,
bientôt, se forma autour de l’homme et de l’âne. L’homme était humilié,
l’âne était ironique... Et la foule s’amusait de l’âne et de l’homme...

--Ah! nom d’un chien! cria l’homme... je te dis que tu vas marcher!...

Il allait peut-être le battre, quand l’âne, brusquement, fléchit le
genou et se laissa tomber, comme un petit âne mort sur le pavé... La
foule applaudit... Quelques voix crièrent:

--Bravo, l’âne! bravo, le petit âne!...

L’homme comprit qu’il ne tirerait rien de son petit âne par la violence.
Il se mit à lui dire des paroles gentilles, le caressa sur l’échine, sur
le col... lui souleva la tête:

--Allons, petit âne... relève-toi... Ne sois pas méchant... C’est très
vilain, ce que tu fais là... Et tu me mets dans une situation
déplorable... Tu vois... à cause de ton entêtement, tout le monde se
moque de moi, à présent... Tu me rends ridicule, moi qui ne t’ai jamais
battu... Relève-toi tout seul, comme un petit homme... voyons! je t’en
prie!

L’âne était étendu tout de son long, le col allongé, les jambes droites,
confortablement, comme sur une bonne litière. A chaque objurgation de
son maître, il faisait de menus mouvements de tête, et des regards
malins passaient entre ses paupières mi-fermées, et tout cela voulait
dire clairement ceci:

--Non... je ne me relèverai pas... Je suis bien mieux ainsi, et c’est
toi qui l’as voulu, après tout... Pourquoi me relèverais-je? puisque je
ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire que du verglas... Dieu! que
tous ces gens sont laids et ridicules qui me regardent!... Mais je suis
heureux de les voir tels, car ils renforcent mon mépris pour les hommes
et pour leurs curiosités stupides... J’attendrai donc ici, avec
tranquillité, que tu sois raisonnable et que les choses aient changé...

La foule devenait de plus en plus amusée. Elle prenait parti pour le
petit âne contre l’homme, car c’était, exceptionnellement, une bonne
foule, qu’animait l’esprit de justice... Et cela enrageait un peu
l’homme, et cela le blessait dans son lourd amour-propre d’homme, vaincu
par l’esprit d’une petite bête...

Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à bras-le-corps, de le
soulever, de le remettre sur ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie
incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne était, dans les
maladroites étreintes de l’homme, aussi mol et fuyant, aussi
inconsistant qu’un chiffon ou qu’une poignée d’étoupe... Dès qu’il se
sentait un peu soulevé de terre, alors, tous les muscles détendus,
toutes les articulations désunies, tous les membres ballants, il se
laissait retomber comme une masse, comme un paquet de matière inerte...
aux applaudissements de la bonne foule, qui clamait:

--Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne!

Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, vingt fois l’homme
s’acharna. Et vingt fois l’âne s’échappa des bras de l’homme. Dès que
l’homme, après un violent effort, était parvenu à lui faire toucher
terre du bout de ses sabots, les sabots aussitôt se dérobaient... Et,
les genoux fléchissants, l’âne se recouchait sur le pavé... avec une
lueur ironique dans les yeux...

La foule, de plus en plus intéressée, s’enthousiasma:

--Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne!

Mais l’homme, criblé de lazzi et de quolibets, ne s’avoua pas vaincu.

--Écoute, fit-il au petit âne!... Écoute bien ce que je vais te dire...
Si, dans une minute, tu ne t’es relevé tout seul, car je n’en puis plus
et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends pas gentiment ta
promenade... eh bien... je vais te conduire aussitôt... et te vendre au
manège des ânes vivants de l’avenue de Suffren.

L’âne dressa les oreilles et souleva la tête.

--Qu’est-ce que tu dis?

--Je dis, reprit l’homme... que si tu ne m’obéis pas... dès ce soir, tu
tourneras... tu tourneras, comme un toton, sur la plate-forme du manège
de M. Helen...

Alors, d’un coup de reins, l’âne, avec une agilité surprenante, se mit
debout sur ses quatre petites jambes fines et nerveuses, et, d’un pied
sûr, il reprit sa marche à travers les voitures...

--C’était pour rire!... dit-il à l’homme...

Et, bientôt, tous les deux, l’âne et l’homme, disparurent parmi la
foule...




Tableau parisien.


C’était, il y a huit jours, sur le boulevard Saint-Michel, en face du
lycée Saint-Louis, vers neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé de
pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement tiré par cinq
chevaux. A cet endroit, la montée est rude et difficile. Sans doute
aussi que le camion, comme cela arrive à tous les camions, était trop
chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts, ruisselantes de sueur,
s’arrêtèrent. Le charretier cala les roues de la voiture et laissa, un
instant, souffler ses chevaux, dont les flancs battaient d’un mouvement
de respiration haletante.

--Ah! les rosses... Ah! les carnes!... dit-il. Voilà plus de dix fois
qu’elles s’arrêtent.

Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air méchant. Il passa le
fouet autour de son cou et il ralluma sa pipe éteinte.

Autour du camion arrêté, s’était formé un petit attroupement de badauds
qui regardaient ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient des
observations ou des souvenirs, n’ayant, d’ailleurs, aucun rapport avec
ce qui se passait. Ils parlaient de la campagne, de chevaux emportés, de
chiens enragés, de Sarah Bernhardt et de l’Exposition.

Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment reposés, le
charretier voulut les remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient
raidis. En vain, sous l’excitation des coups de fouet, les pauvres bêtes
allongèrent le col, tendirent leurs reins, arc-boutèrent au sol leurs
sabots. La voiture ne put démarrer.

Une femme dit:

--C’est trop lourd! On n’a pas idée de charger des chevaux comme ça!

Un homme dit:

--Ah bien!... Si cinq chevaux ne peuvent tirer deux méchants blocs de
pierre!... Ah! malheur!

Un autre, qui était coiffé d’un large panama, dit:

--Encore de la pierre de taille!... Encore des constructions!... Comment
veut-on qu’il n’y ait pas une crise terrible sur la propriété bâtie?

--C’est évident! approuva un troisième monsieur, c’est de la folie!

--Nom de nom de nom!... jura le charretier.

Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt une foule, une foule
nerveuse, bavarde, composée de tous les échantillons de l’humanité
parisienne.

Tout à coup, un jeune homme, très élégamment vêtu, que suivait une bande
d’amis, empoigna le cheval de tête par la bride, en déclarant:

--Les chevaux... ça me connaît!... Vous allez voir... Je vais bien les
faire démarrer, moi!...

Et d’une voix subitement furieuse:

--Hue!... carcan...! cria-t-il.

En même temps, levant sa canne, il en asséna de violents coups sur la
tête de la bête.

--Hue donc!... Hue donc! sale rosse!

La bête recula, se cabra un peu, plus offensée, je crois, de la sottise
du jeune homme que des coups de canne. Philosophe, le charretier
laissait faire, haussant les épaules, sa casquette complètement
renversée en arrière, sur la nuque.

--Hue donc!... Hue donc!...

Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un peu de sang coula d’une
écorchure sur les naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement,
ne se défendait pas, habitué qu’il était aux coups, sans doute.

La foule admirait l’audace du jeune homme, l’encourageait et répétait
avec lui:

--Hue donc!... Hue donc!...

Alors une femme interpella le jeune homme:

--Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle. Vous n’avez pas le droit
de battre ainsi des chevaux.

--Pas le droit? riposta-t-il. Ah! elle est forte, celle-là!... Pas le
droit de battre des chevaux!... Elle est bonne!...

La femme s’obstina courageusement:

--Non, monsieur, vous n’avez pas le droit. C’est honteux, ce que vous
faites.

--Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous!... Pas le droit?

En se tournant vers la foule:

--En voilà une roulure!... s’exclama-t-il. Continue de faire le
trottoir, c’est ton affaire.

Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant que ces insultes
s’accompagnaient, en guise de ponctuation, de coups plus violents portés
au cheval.

--Hue donc!... Hue donc!... clamait la foule contre le cheval et contre
la femme, qu’elle réunissait dans le même mépris et dans la même haine.

La femme ne releva pas l’injure. Elle dit simplement, fermement:

--C’est bon! je vais chercher les agents.

--Hue!... Hue!...

--Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare!...

--Mademoiselle, écoutez-moi donc!...

Et le charretier jurait toujours:

--Nom de nom de nom!...

Au bout de quelques minutes la femme revint avec deux agents. L’affaire
expliquée, en dépit de la foule, qui donnait nettement raison au jeune
homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et, après lui avoir demandé ses nom,
prénoms, qualité et domicile, ils dressèrent solennellement
procès-verbal.

--Ça, par exemple!... maugréait le jeune homme, si on n’a plus le droit
de battre les chevaux, maintenant!... Elle est forte!... Bientôt, on ne
pourra plus tuer les lapins. Et on a la liberté!... Et on est en
République! Non... elle est violente, celle-là!...

Il invoqua tous les grands principes de liberté. En vain. Après quoi,
les deux agents firent circuler la foule mécontente et qui protestait,
elle aussi...

--Ah! bien, vrai!... Pour un méchant carcan!... Ç’aurait été un
patriote, on ne ferait pas tant de manières! On a droit de battre les
patriotes... mais les chevaux!...

Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions de la police, cria,
héroïquement, en agitant son chapeau:

--Vive la liberté!

Un autre montra le poing au cheval:

--Va donc, électeur de Millerand!...

Et le charretier, sans qu’on sût exactement à qui ou à quoi
s’adressaient ses jurons, jura encore:

--Nom de nom de nom!

Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse, la crinière brouillée, les
jarrets meurtris, ils semblaient très humiliés de se savoir inférieurs à
ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était cette foule... Ils se
disaient mutuellement, avec cette modestie qui les caractérise et les
rend ignorants de leur force et de leur beauté:

--Si les hommes, rois de la nature, sont si stupides et si laids,
qu’est-ce que nous devons être, nous autres, pauvres chevaux!...

Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels s’étaient joints quelques
admirateurs spontanés, descendit triomphalement le boulevard. Puis, il
s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort excité, et des
éloquences révolutionnaires bouillonnaient dans son âme.

--Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un pays de liberté. Et je n’ai
pas le droit de faire ce qui me plaît!... Battre les bêtes, si c’est mon
plaisir... et pisser où il me convient... C’est monstrueux!... Toujours
des restrictions et des entraves au développement des besoins humains!
Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté. La liberté, c’est
d’écraser les chiens, battre les chevaux, et pisser partout où l’on
veut. Voilà ce que c’est que la liberté.

--Bravo! bravo! bravo!...

--Si j’étais roi de France, ou empereur, ou Président de la République
française, je rendrais un décret ainsi conçu: «Article premier.--Il est
permis de pisser partout, partout où l’on veut».

--C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent les amis.

Le jeune homme reprit:

--Et il n’y aurait que cet article, dans le décret, car il comporte
toutes les autres libertés. Voilà comment j’entends la liberté.

Et, au milieu des acclamations enthousiastes, il commanda des bocks.




Les Mémoires de mon ami


Mon ami Charles L... est mort, la semaine dernière. Quand je dis que
Charles L... fut mon ami, c’est beaucoup dire. Notre amitié consistait
surtout à ne nous voir jamais, ou si rarement! Tous les cinq ou six ans,
nous nous rencontrions, par hasard, dans une rue, et toujours pressés,
toujours courant, nous causions cinq minutes, à peine.

--Ah! c’est toi!

--Quel bon vent?

--On ne se voit jamais!

--Que veux-tu? C’est la vie!

--Il faudrait pourtant se voir un peu, que diable!

--Certainement!

--De vieux amis comme nous, c’est dégoûtant!

--Alors, à bientôt, n’est-ce pas?

--A bientôt!

Et nous en avions pour cinq autres années à attendre le nouveau hasard
d’une nouvelle rencontre!

--Ah! c’est toi?

--Quel plaisir de se revoir, hein?

--Ne m’en parle pas!... Et qu’est-ce que tu fais?

--Toujours la même chose!... Et toi?

--Moi aussi!... Il faudrait pourtant se voir un peu!

--Ça oui, par exemple!

--Un de ces jours, hein?

--C’est ça! Un de ces jours, mon vieux!

--Alors, à un de ces jours!...

--Ah! nous en avons des choses à nous dire! Crois-tu?

--Depuis le temps!... à un de ces jours!

Et nous étions aussi ignorants, aussi ignorés l’un de l’autre que si
nous vivions, lui au fond de l’Australie, moi dans les glaces de la
Laponie.

Tout ce que je savais de lui, du moins, tout ce que je soupçonnais de
lui, c’est qu’il était un de ces braves gens comme il s’en trouve tant
dans la vie, un de ces braves gens dont il n’y a pas grand’chose à dire,
sinon que ce sont des braves gens! Et je n’en dirais rien, aujourd’hui,
si sa veuve n’était venue me voir, hier. Je ne la connaissais pas.
C’était une petite bonne femme, sèche et pointue, avec des bandeaux
gris, et une bouche si mince que, lorsqu’elle la fermait, on ne pouvait
distinguer à première vue le trait des lèvres.

--Ah! monsieur, me dit-elle, c’est un grand malheur pour moi, je vous
assure!

Sa voix blanche, sans timbre, sans accent, m’étonna.

--Quand on a vécu si longtemps ensemble, continua-t-elle... une
séparation si brusque... on a de la peine à s’y faire!

--Je vous crois, madame, et je vous plains infiniment.

Je la priai de s’asseoir. Elle ouvrit son châle, et j’aperçus un gros
paquet, entouré de papier prune, qu’elle portait sous son bras...

--C’est un manuscrit, fit-elle en le posant sur ses genoux...

Elle ne vit pas, sans doute, l’expression de terreur qui se peignit sur
mon visage, à ce seul nom de manuscrit, car elle poursuivit:

--Je l’ai trouvé dans un tiroir, ce matin... Lui aussi, monsieur, il
écrivait!... Il écrivait ses mémoires!... J’aurais pensé à tout de sa
part, excepté à cela... Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui écrit des
livres, bien sûr!... Car, enfin, vous qui le connaissiez beaucoup, qui
étiez son meilleur ami, vous devez savoir qu’il n’était pas fort, le
pauvre homme!...

Je m’inclinai avec un geste vague, qui pouvait être aussi bien un geste
d’acquiescement qu’un geste de protestation.

--Ah! ce qu’il en a commis des bêtises, dans sa vie, non par
méchanceté--il n’était pas méchant pour deux sous,--mais parce qu’il
n’avait pas de jugement... pas d’intelligence!... C’était... enfin...
quoi, c’était rien du tout!

Et elle soupira:

--Ah! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui.

Je craignis une scène d’attendrissement, des confidences que je n’étais
pas en humeur d’écouter... Et, vivement, je ramenai à son point de
départ la conversation qui menaçait de s’égarer dans les sombres maquis
du sentiment.

--Enfin, demandai-je, que voulez-vous de moi?... Et pourquoi m’apporter
ce manuscrit?...

--Je voudrais, répondit-elle, que vous le lisiez... Mon Dieu! je me
doute bien que ce n’est guère intéressant... Si c’est sa vie qu’il
raconte, là-dedans, ça ne doit pas être drôle, drôle!... Pourtant, on ne
sait jamais!... Et puis, il m’a dit bien des fois que vous étiez son
meilleur ami. Il avait en vous une confiance infinie... il avait, pour
vous... une admiration sans bornes!...

--Il était bien bon!... maugréai-je...

--Et si, par hasard, vous jugiez que cela puisse être publié... Dame,
après tout!... Dans la position où je suis, ça ne serait pas une
mauvaise chose... On m’a raconté qu’il y avait des livres qui
rapportaient des mille et des cents!...

Et, se levant à demi, elle déposa le manuscrit sur ma table.

--Je suis très flatté, madame, de la confiance que voulut bien me
marquer votre mari... Mais vous savez combien on a peu de temps à soi,
dans la vie... Pourquoi ne liriez-vous pas ce manuscrit vous-même?

La veuve hocha la tête et tristement elle répliqua:

--C’est que moi, voyez-vous, je n’ai pas beaucoup de critique... Et
puis, il faut tout vous dire, jamais je n’ai pu me faire à son
écriture!...

Il y eut un court silence, durant lequel la veuve caressa d’une main
embarrassée et timide les effilés de son châle, durant lequel je me
caressai le front avec le manche d’un grand coupe-papier...

--Je me souviens bien, dis-je, gêné moi-même par ce silence... Votre
mari était caissier dans une maison de commerce!...

--Oui, monsieur!...

--Est-ce que vous connaissiez ses goûts littéraires... est-ce qu’il en
parlait devant vous?

--Il ne parlait jamais de rien devant moi!... Il ne parlait jamais!...

--Ah!

Nouveau silence.

--Vous avez des enfants?

--Non, monsieur... Heureusement... dans la position où je suis,
qu’est-ce que j’en ferais?... J’ai déjà bien assez de ce manuscrit.

Je ne crus mieux faire, pour me débarrasser de cette lamentable veuve,
que de la prier de me laisser ce manuscrit. Je lui promis de le lire et
de lui en exprimer mon avis, un jour ou l’autre.

--Plutôt l’autre!... accentuai-je en la reconduisant...

Quand je fus seul, j’eus un instant l’idée de jeter aux ordures ce
paquet importun. Pourtant, je le débarrassai du papier goudronné qui le
recouvrait, et sur la première page, écrits à l’encre rouge, j’aperçus
ces deux mots: _Mes mémoires_.

Je retournai encore cette page et me mis à lire... mais dès les
premières phrases je demeurai stupide... C’était tout simplement
admirable... Le reste de la journée, et toute la nuit, je les passai
dans la lecture frémissante, angoissante, de ces pages que voici.

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui, je me suis regardé, par hasard, dans une glace. Il y a
longtemps que cela ne m’était arrivé, car je fuis tous les miroirs,
toutes les surfaces polies et reflétantes où je pourrais, tout d’un
coup, me trouver en face de moi-même, car, toujours, j’évite de me voir.
Parmi tous les spectacles, le spectacle de ma propre personne est celui
qui me dégoûte le plus.

Aujourd’hui, par hasard, je me suis regardé dans une glace. C’était dans
la rue, au détour d’une rue, devant une vitrine de magasin... Et je me
suis rencontré avec moi-même, je me suis croisé avec moi-même, comme on
se rencontre et comme on se croise avec un inconnu!

Ah! le pauvre visage!... Et qu’il me désole!... Aucun néant, aucune
mort, aucune cendre, ne peuvent donner l’idée du pauvre visage que je
suis!

Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce jaune malsain, de ce jaune
malade qu’ont les plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes conservent
encore, ici et là, quelques zébrures roses, d’un rose aqueux, ce qui
prouve que si faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de sang
circule en moi. Mes veines ne sont pas encore tout à fait des tuyaux
vides... Par exemple, mes yeux sont morts; aucune flamme n’y parvient;
aucune lueur ne brille, aucun reflet ne glisse sur leurs globes
éteints... Ma bouche est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on
dirait que jamais aucune parole ne passa sur elles, aucune parole
d’amour, d’espérance ou de haine. Elles sont muettes comme une source
tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle d’un puits dans
lequel il n’y eut jamais d’eau fraîche, dans lequel il n’y eut jamais
d’eau... Mes doigts me font pitié, me font horreur. A force de manier de
l’or, de compter de l’or, de peser de l’or, à force d’épingler des
billets de banque et de ranger des titres dans des coffres de fer, mes
doigts ressemblent à des griffes, à des serres d’oiseau de proie, même
lorsqu’ils tiennent une fleur!... Et j’ai la face méfiante, le dos
courbé, l’allure à la fois indolente et crispée d’un caissier!

D’un caissier!

Et c’est juste!... Quelle autre face, quel autre dos, quelle autre
allure pourrais-je avoir puisque, depuis vingt-cinq ans, je suis celui,
en effet, qu’on nomme un caissier? Puisque toute la journée, toutes les
journées de ces vingt-cinq années, j’ai vu, par le rectangle grillagé
d’un guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures arides, les mêmes
figures grimaçantes et les sales passions, et les ignobles désirs, et de
la vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares bourgeoises et
tout ce que contient d’égoïsme féroce, de rapacité sournoise, de
meurtre, de charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste aussi bien
que celle du petit rentier, et du prêtre, et du soldat, et de l’artiste,
et du savant, et du pauvre--ah! le pauvre servile!--tout cela éclairé
des reflets sinistres de l’or que je leur distribuai!... Et leurs mains,
toutes leurs mains!... Ah! toutes leurs mains, ah! l’horreur de toutes
leurs mains sur les petites tablettes des guichets!

Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle ironie... Je puis le
dire, moi seul qui me connais, moi seul qui sais ce que je suis,
derrière mes lèvres vides et la peau morte de mes yeux, je puis le dire,
avec un sûr orgueil: Jamais il n’exista un être humain aussi
enthousiaste, aussi passionné en toutes choses, aussi véritablement et
profondément vivant que je le fus: mon esprit est un vaste réservoir de
forces créatrices, de justice et de beauté! Il y avait, il y a encore en
moi un ardent foyer de pensées violentes et de bouillonnants désirs...
J’ai connu toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir--et j’ai
accompli, toutes les grandes choses... Non dans le rêve où tout se
déforme, s’estompe en nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie!...
Personne ne fut plus que moi dans la vie, au centre de la vie, personne
ne fut plus contemporain de soi-même, que moi!... Dans les lettres, dans
les arts, dans la science, dans la politique, dans la révolution, j’ai
participé à tout, et j’ai reforgé le monde à la forge inextinguible de
mon cœur...

Eh bien! je suis ce phénomène inconcevable. Je crois que jamais un homme
ne se rencontra aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi
silencieux que moi... Il n’y a pas, j’en suis sûr, d’exemple d’un homme
plus dénué que je le suis de moyens physiques capables de donner l’essor
à tout ce qui se crée et fermente en lui, de donner une forme extérieure
à ses exaltations! J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, malgré
moi-même, et pas une minute je n’ai pu me libérer de moi-même, me
libérer de ma bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or et de mon
corps caissier!...

Alors que je bouleverse l’univers, que je fais passer à la refonte
toutes les questions sociales, que je crée d’immenses poèmes, d’immenses
philosophies, et des arts redoutables... un fauteuil recouvert de
moleskine, une table de chêne, des livres, des registres, une clef, des
titres et de l’or et de grands coffres, et un petit rouleau de papier
buvard... voilà donc ce que je suis, et dans quel milieu, et parmi quels
objets, je me meus!...

Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et stérile, où pas un brin
d’herbe, pas une fleur ne poussent, où il n’y a que des cailloux et des
écorchures lépreuses, et dans les profondeurs de laquelle bouillonnent
des laves terribles, et couvent des feux formidables qui ne s’éteindront
jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera l’effrayante beauté!...

Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant à pas menus, les
épaules effacées, un peu courbé, un peu cagneux, et de visage si
impersonnel que j’en deviens invisible, c’est pour moi une chose
douloureuse, inexprimablement douloureuse de voir qu’aucun être humain
ne me regarde et ne se doute que je porte en moi toutes les forces
cosmiques de la nature et toutes les flammes de l’humanité!...

Et quand je rentre à la maison, dans mon appartement si pauvre, si
froid, si anonyme lui aussi, c’est pour entendre ma femme glapir, d’une
voix pareille au bruit que fait, dans les fentes d’une porte, l’aigre
vent de Nord-Ouest.

--Qu’est-ce que tu as fait encore?... Pourquoi rentres-tu si tard?...
Allons, dépêche-toi de descendre à la cave, pour le vin... Tu n’es bon
qu’à çà!

Oh! cette voix de ma femme, ces cheveux ternes de ma femme, cette bouche
sans jamais un sourire de ma femme, et ces yeux de mouche charbonneuse
de ma femme, et ces mains de ma femme, ces mains hideuses et sèches,
lorsqu’elle prend les cinq cents francs que je rapporte, chaque mois, de
ces cavernes pleines d’or, où je vis!

Ma femme!

Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je l’épousai. Ou plutôt, je
le sais. Ce fut par timidité, par faiblesse, et par cette incapacité
absolue où je suis de dire: non! à quelqu’un, de me défendre contre les
gens et contre les choses.

Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les dimanches je dînais et
passais la soirée chez de vieux amis de ma famille, petits commerçants
dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire m’était un
supplice, mais, pour rien au monde, je n’y eusse manqué... Ah! ces
lamentables dimanches!... Et ces vieux amis, combien ils m’étaient à
charge, combien ils me pesaient sur le crâne! C’étaient de pauvres gens
d’une stupidité incurable et hargneuse et qui passaient leur temps à se
plaindre que le commerce n’allait pas!... Certes, jamais, à aucun moment
de ma vie, je n’ai entendu dire à un commerçant que le commerce allât
bien... Le commerce ne va jamais bien... Il ne va pas, pour toutes
sortes de raisons comiques et contraires; il ne va pas, un jour, à cause
de l’Angleterre, un autre jour, à cause de l’Allemagne; ceux-ci accusent
les monarchistes d’entraver, par leurs sourdes menées, le commerce;
ceux-là, les républicains, par leurs divisions... Si les Chambres sont
réunies, quel malheur pour le commerce! si elles sont en vacances,
quelle catastrophe!... Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de
faire fortune, en peu de temps.

--Eh bien! comment ça va-t-il? demandais-je, régulièrement, chaque
dimanche.

--Ça va mal! répondaient-ils.

--Vraiment?... De quoi souffrez-vous?

--Nous ne souffrons pas... mais c’est le commerce qui ne va pas!...

Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur commerce, aux vieux amis
de ma famille, n’allait pas du tout... Il n’allait pas, parce que, outre
qu’ils étaient trop bêtes, ils étaient aussi trop laids.

On ne se doute pas du rôle déprimant que la laideur joue dans les
relations sociales. Pour ma part, j’ai toujours remarqué que la laideur
d’un boutiquier s’étend et déteint sur toute sa boutique, car ce n’est
pas seulement un objet déterminé que nous venons acheter chez lui, c’est
une impression humaine qui s’échange, sans que l’on s’en doute, entre
deux êtres dont l’un veut tromper l’autre et qui doivent lutter
d’intelligence ou de grâce physique. Quand il entre dans un magasin,
l’acheteur n’aime pas se trouver en présence de visages répugnants. Il
en conçoit aussitôt une méfiance, et son humeur devient agressive. Lui
offrît-on, à un compte excessivement avantageux, les meilleures et les
plus belles marchandises du monde, il en discute avec acrimonie
l’authenticité, la valeur et le prix, et, la plupart du temps, il s’en
va sans avoir rien acheté. Du moins, c’est un sentiment que j’éprouve
très violent, et dont je reconnais la parfaite justice. Jamais, moi si
timide, je n’ai pu me décider à prendre un objet des mains d’une
personne de qui ne me venait aucune émotion esthétique. Je n’en ai pris
qu’un, hélas!... Et ce fut ma femme!...

Naturellement, les vieux amis de ma famille accusaient tout et tout le
monde, hormis eux-mêmes, de la triste condition de leur existence
commerciale et ils eussent été bien étonnés si je leur avais expliqué
mes théories à ce sujet... Mais vous devez comprendre que je ne leur
expliquais rien du tout... et que notre intimité si cordiale se bornait
aux propos strictement indispensables, sans que jamais nous ayons eu à
échanger le moindre sentiment ou la moindre idée...

Les vieux amis avaient une fille.

Une fille!... Hélas, oui!... Et je me demande encore, parfois, comment
il a pu se faire que quelque chose, même celle qui était leur fille, ait
pu naître de ce double néant!...

Elle s’appelait Rosalie!...

Sèche de peau, sèche de cœur, anguleuse et heurtée, les yeux gris comme
deux boules de cendre, les cheveux rares et ternes, la poitrine
insexuellement plate, elle avait, à vingt ans, l’aspect délabré d’une
très vieille ruine; sa laideur était si totale qu’elle était quelque
chose de plus que de la laideur, rien... rien... rien!... Je ne la
regardais pas sans terreur, car ce fut le seul être humain qui me
représenta, exactement, cette chose incompréhensible... comment
dirai-je!... oui, une chose «qui n’a pas été».

On peut être très laid et très émouvant; on peut être très laid et
garder, en même temps, une étincelle de cet admirable rayonnement que
donne la vie; on peut être très laid et avoir, par exemple, une flamme
dans les yeux, un timbre musical dans la voix, un joli mouvement du
buste, une jolie flexion des hanches... moins que cela encore, un vague
frisson, par où le sexe se dévoile, avec toutes ses attirances
mystérieuses et profondes!... Rien de pareil ne relevait d’une lueur de
vie, d’une pointe de féminité, l’absolu effacement de la pauvre
créature... J’ai dit qu’elle était anguleuse... Elle eût pu avoir, par
conséquent, un accent, un dessin, un modelé, où raccrocher un sentiment
d’art et d’humanité, car la laideur a quelquefois des beautés
terribles... Non, pas même cela... Elle était anguleuse sans angles,
heurtée sans heurts, et si grise et si décolorée que, dans n’importe
quelle lumière, sur n’importe quel fond, aucun contour n’était
apparent... Hoffmann nous a conté l’histoire de l’homme qui a perdu son
ombre... Rosalie était ce personnage plus effarant qui avait perdu ses
contours... Elle ressemblait à un fusain sur lequel quelqu’un, par
hasard, aurait frotté la manche...

Et voici ce qui se passa, un dimanche.

Ce dimanche-là, lorsque j’arrivai, à mon heure coutumière, chez les
vieux amis de ma famille, je ne trouvai que le père. Il était fort
grave, et plus cérémonieux que d’habitude... et je remarquai qu’il avait
endossé la longue redingote des grands jours...

--Ces dames ne sont pas encore rentrées, me dit-il. Profitons de leur
absence pour causer sérieusement... En deux mots, voici la chose...

Il me força à m’asseoir dans l’unique fauteuil du salon, et s’assit
lui-même, en face de moi, sur un pouf de tapisserie, qui représentait,
ah! je m’en souviens, un chien engueulant une perdrix!...

--Voici la chose, répéta-t-il... Depuis longtemps, vous avez fait une
impression profonde sur le cœur de ma fille... Elle vous aime, quoi!...
Rosalie n’est pas démonstrative, c’est une personne sérieuse et qui a
des principes... mais elle a une âme, une âme comme tout le monde!...
Vous, vous n’êtes pas beau... Vous n’êtes pas un aigle... Mais enfin
vous avez une bonne place... et puis vous êtes un brave garçon... C’est
ce qu’il faut, dans un mariage... Sans compter que nous sommes de vieux
amis... et que, si vous n’aviez pas eu des intentions sur ma fille...
vous ne seriez pas venu, depuis dix ans, dîner, tous les dimanches, avec
nous... C’est évident... Donc, il faut vous marier tous les deux... et
le plus vite possible!... Je ne puis pas donner de dot à Rosalie, parce
que le commerce ne va pas... Mais je sais que vous n’êtes pas un homme
intéressé... Vous êtes un brave garçon... D’ailleurs, Rosalie a un
trousseau, un tas de choses utiles dans un ménage...

Il parla longtemps... Je ne l’écoutais plus, et il se passait en moi des
choses violentes...

A cette époque, j’étais vierge, vierge de corps... mais non de pensée.
Au cours de ma chétive et silencieuse jeunesse, j’avais connu les plus
terribles amours... Oui, dans ma petite chambre froide et toujours
solitaire, devant ma caisse et mes guichets, j’avais par la pensée, par
le cerveau, connu jusqu’aux suprêmes exaltations de la chair, tous les
mystères et toutes les secousses de l’amour... J’avais aimé plus que des
femmes, des symboles de beauté, de volupté et de magnifique débauche...
J’avais aimé les Vénus et les Dianes, et les vierges sublimes, et les
saintes martyres, et les princesses luxurieuses, et les sanglantes
reines... Tout ce que l’art, la légende et l’histoire avaient incarné
dans le marbre, dans le rêve et dans la vie, de créatures splendides,
tout ce qui, jadis, avait vécu d’une vie exceptionnelle, dans la passion
sublime et dans la sublime impudeur, je l’avais possédé réellement,
physiquement... Ma bouche s’était collée à toutes les nudités illustres,
et j’avais soulevé les voiles les plus pudiques, et les plus lourds
brocarts réservés aux caresses des rois...

Et voilà que tout cela allait disparaître... et que sur tout cela
l’ombre de Rosalie, l’ombre grise et fétide de Rosalie allait
s’allonger...

Le vieil ami de ma famille parlait toujours... Il parlait encore quand
ces dames rentrèrent... Alors il se leva, et il dit:

--Vous ne savez pas!... Charles me demandait la main de Rosalie! Charles
n’est pas beau et ce n’est pas un aigle... mais je la lui ai donnée tout
de même... Est-ce vrai, Charles?

J’aurais voulu crier, hurler... prendre une chaise et en asséner des
coups furieux sur le crâne de ces trois hideux personnages... Je
répondis:

--C’est vrai!...

Et prenant ma main qu’il mit dans celle de Rosalie, il dit encore:

--Embrassez-vous, mes enfants!

Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne fut question que du
«commerce qui ne va pas». En vain j’essayai de rappeler à moi les
visages glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de beauté de mes
amantes... Elles avaient disparu, et c’étaient le visage gris, la bouche
grise, le corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à jamais!...

Mon mariage fut quelque chose d’une ironie merveilleuse et, quand il
m’arrive parfois d’y reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est
toujours avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent, je me la reproche
comme un sentiment bas et indigne de moi... Mais je n’en suis pas le
maître. Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel pour ma
femme, pour son pauvre visage d’alors, pour sa pauvre intelligence, et
que si elle est la créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle est,
ce ne fut pas de sa faute... Née de ces larves visqueuses, dans ce
milieu rabaissant et borné, où ne passaient que des caricatures
d’humanité et des déformations de la vie, comment aurait-elle pu être
autre qu’elle n’était? Est-ce que du chardon qui pousse entre les
pierres peut sortir une belle rose éclose et nourrie dans les terreaux
gras et chauds?... Et puis, est-ce que le chardon n’a pas une beauté,
une beauté plus forte que la rose, et plus émouvante et plus tragique?

Je conviens qu’il eût été plus généreux à moi, et non seulement
généreux, mais d’un sens artiste et humain, d’éprouver de la pitié
envers Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de m’exciter contre
elle à de vulgaires et méchantes moqueries... Car, pour les âmes hautes,
rien n’est plus touchant, rien n’est plus sacré que les êtres qu’on
appelle ridicules. On devrait les respecter et les plaindre comme on
respecte les aveugles et comme on plaint les infirmes... Hélas! qui donc
plaint les infirmes?... Les bossus, par exemple, ne sont-ils pas l’objet
des rires de tout le monde?... Ah! je me demande aussi si je n’ai pas
gaspillé, en cette pauvre bonne mentale qu’était ma femme, si je n’ai
pas gaspillé, bêtement, d’immenses trésors de joie esthétique et
d’amour!...

Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage, mes parents accoururent
de leur province, fort agités et troublés. Ils ne le trouvaient pas à
leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi «un établissement meilleur et
conforme à notre situation sociale»... Même, ils s’indignèrent et
m’accablèrent de reproches.

--A ton âge... caissier dans une bonne maison et de l’avenir devant
toi... tu vas t’embarrasser d’une petite pimbêche, sotte et laide, et
qui n’a pas le sou, comme Rosalie! Mais c’est de la folie!... Et
comment?... Et pourquoi?...

A toutes leurs questions, je répondais:

--Je ne sais pas.

Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose.

Ah! les soirées mémorables et pénibles, et comiques aussi qui, chaque
fois, menacèrent de se terminer par une brouille générale, entre tous
ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes féroces!... Oh! les
discussions aigres, sournoises et colères, toujours les mêmes, où il
était attesté, d’une part, que le commerce n’allait pas et que je
n’étais pas un aigle... d’autre part qu’on n’avait jamais vu, chez les
parents qui mariaient leur fille, une telle ladrerie!... Car les vieux
amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient à ne pas
vouloir donner de dot à leur fille... mieux que cela, ils entendaient
garder le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies de jeune
fille...

--Et comment voulez-vous que je démeuble mon salon?... criait le père...
Qu’est-ce que je mettrais dans mon salon, à la place du piano?...

Et ma mère répliquait:

--Le piano ne vous appartient pas... Il est à Rosalie...

--Rien, ici, n’est à Rosalie...

--Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment où elle entre en
ménage!...

Le père s’obstinait:

--Il n’est pas juste de dire que le piano appartienne à Rosalie, tout
entier... Nous avons mis cent cinquante francs, de notre argent, à
nous!... Nous avons une part... Il ne sortira pas d’ici.

--C’est honteux!... Une telle avarice, ça n’a pas de nom!... Vous êtes
un mauvais père!... Et tout cela, je vous demande un peu, pour un
piano!...

--Mais mon salon?... Alors quoi?... ça ne sera plus un salon!

--Hé! je me fiche un peu de votre salon!... Je ne pense qu’à ce qui est
juste et au bonheur de ces enfants...

Et cela finissait par une crise de larmes, par une crise de nerfs, dans
laquelle la pauvre Rosalie sanglotait, et pleurait de sa voix blanche:

--Mon piano!... Il est à moi!... Je l’ai payé... Je veux mon piano!

C’était ma mère qui, toujours, menait le débat... Elle était tout d’une
pièce, hargneuse, tyrannique, et très violente. Jamais, en aucun cas,
elle n’admettait la contradiction... Mon père, lui, hochait la tête,
approuvait silencieusement par de petits gestes courts et vifs, comme
s’il attrapait, au passage, des vols de mouches... C’était un excellent
homme et qui n’avait sur n’importe quoi et sur n’importe qui, aucune
espèce d’idées... Jamais il ne se fût permis d’aller à l’encontre d’une
opinion ou d’un désir exprimé par sa femme qui se chargeait de tout,
dans sa maison, même de la besogne et des attributions qui incombent aux
hommes. Cela, d’ailleurs, satisfaisait pleinement son inertie physique
et mentale, et aussi sa peur des responsabilités.

Un jour, durant ces préliminaires interminables qui donnèrent à mon
mariage de si beaux présages d’union et de bonheur, un jour qu’ils
étaient, elle, à bout d’arguments, lui, à bout de gestes approbatifs, ma
mère se tournant vers moi, s’écria:

--Et toi?... Pourquoi ne dis-tu rien?... Mais dis donc quelque chose!...
Tu es là comme une borne!... C’est tout ton avenir qui s’engage, c’est
toute ta vie qui se discute!... Et tu ne dis rien!... Et tu n’oses pas
ouvrir la bouche!... Et tu n’es même pas à la conversation!... Et tu
nous regardes comme des curiosités!... Voyons, dis quelque chose!...

Je ne savais que dire... Tout cela m’écœurait profondément... Je
répondis:

--Ça m’est égal! Tout m’est égal!

--Tais-toi, alors! fit ma mère.

Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher aux vieux amis, outre
le trousseau, une somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends
encore le père de Rosalie balbutier, dans une affreuse grimace, et d’une
voix de vaincu...

--Vous me saignez aux quatre membres... Et qu’est-ce que je ferai de mon
salon, désormais? Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous prendre
ainsi à la gorge!... surtout quand vous savez que le commerce ne va
pas!...

Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la toilette blanche et sur le
voile blanc, et la figure si pauvre, si grise, si effacée de Rosalie,
dans le nuage nuptial... Et je passe aussi, sur le landau et le repas
dans une gargote de la banlieue!... Ce fut simplement hideux.

Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la chambre qui nous avait été
préparée, je l’aperçus, couchée dans un lit, et sa tête--oh! sa tête
anxieuse et rêche à la fois--sortant hors des draps!...

J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne me quittait jamais...
C’étaient les _Pensées_, de Pascal. Je déposai le volume sur la table de
nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai, à mon tour, dans le
lit, près de Rosalie...

Rosalie, n’avait pas bougé. Elle ne me regardait pas... elle ne
regardait rien. Elle tremblait un peu, et ses lèvres avaient un petit
mouvement bizarre, comme en ont les moutons qui ruminent...

--Rosalie lui dis-je... savez-vous ce que c’est que l’amour?

--Non!... je ne sais pas!... bégaya-t-elle.

--Alors, Rosalie, je vous l’apprendrai. Et quand vous connaîtrez ce que
c’est que l’amour, vous verrez que c’est une chose bien monotone, bien
ennuyeuse, et, parfois une bien sale chose... Mais auparavant,
laissez-moi vous lire quelques pages de Pascal... C’est un auteur
admirable, plein de beautés effrayantes, et que vous ne comprendrez
jamais...

Je me mis à lire. Durant plus d’une heure, je continuai de lire,
m’interrompant seulement pour regarder Rosalie et voir l’impression que
cette lecture faisait sur son âme... Elle avait ses pauvres cheveux
ternes relevés et noués par un petit ruban bleu sur le sommet de son
crâne... Oh! ce petit ruban bleu, qu’il était mélancolique!... Une fois,
je vis les coques maladroites de ce ruban s’agiter comme mues par des
soubresauts nerveux... Une fois, je vis les yeux de Rosalie se mouiller
de larmes silencieuses... Une fois, je vis que Rosalie était endormie,
la bouche ouverte, et soufflant une odeur fade... une odeur de
pourriture!... Alors, je fermai le livre... Et, moi aussi, je
m’endormis!

Telle fut la première nuit de nos noces!...

Je crois que j’aurais pu aimer ma femme, et je crois aussi que ma femme
eût pu m’aimer... Elle n’était pas méchante, elle ne pouvait pas être
méchante, puisqu’elle n’était rien. Elle pouvait être tout, de la
passion, de la beauté, du rêve... Il fallait la faire naître à l’amour,
voilà tout! C’était une pauvre créature embryonnaire, à peine formée, à
peine vivante, et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de la
création!... Que ne l’ai-je réveillée? Que ne lui ai-je ouvert les yeux
aux splendeurs de la vie? Le pouvais-je?... Oui, j’ai aujourd’hui cette
impression et ce remords que je le pouvais. Je le pouvais, car la vie
était en moi, avec tous ses tumultes, et toutes ses flammes et toutes
ses passions... Il n’était pas même besoin que je lui parlasse. On ne
parle pas seulement par la voix; on parle par le regard, par le geste et
par la caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes mains, argile
informe, et de la pétrir et de la modeler jusqu’à ce que l’argile devînt
de la chair... du sang... de la pensée. Jamais son esprit, jamais son
cœur n’avaient été mis en face d’une beauté et d’une émotion. Je devais
lui donner mon esprit, et mon cœur, je devais la recevoir dans mon
esprit et dans mon cœur, comme dans un palais plein de musiques, de
danses, de fêtes et de fleurs!... Et je l’en ai chassée!

Et pourtant, elle avait pleuré! La nuit de notre mariage, si petite, si
pauvre, si douloureusement pauvre, avec sa face grise et son petit ruban
bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait pleuré!... C’est donc
qu’il y avait en elle une source de sensibilité, de souffrance,
d’amour!...

Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui n’étaient pas des larmes
de rage et de dépit, mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des
larmes d’imploration silencieuse?... Pourquoi ce corps triste, cette
chair grenue, qu’un peu de pitié, qu’un peu de joie, qu’un peu de
confiance eût transfigurées, pourquoi ne les ai-je pas attirées et
retenues contre mon corps et contre ma chair?... Et pourquoi ne l’ai-je
pas saisie dans mes bras en lui disant:

--Mais non, tu n’es pas une femme effacée et grise, mais non, tu n’es
pas laide, mais non, tu n’es pas une larve humaine, puisque tu
pleures!... La souffrance et la joie, et la volupté, ont des pouvoirs
magiques sur les êtres les plus dénués et les choses les plus
repoussantes, et elles les transforment en beautés... C’est comme le
soleil qui met de l’or sur les pires cailloux du chemin et qui change,
en manteau de pourpre, les haillons sordides du mendiant!... Vois
l’eau!... Est-ce que l’eau, l’eau des fleuves et des lacs, et l’eau des
petites sources, sous les branches retombantes, est belle par elle-même,
par elle seule?... Elle n’est belle que par la lumière, par les frissons
et les formes mouvantes de la lumière qu’elle reflète... Tu es, chère
âme, une eau qui n’a rien reflété encore... Et voici, enfin, la lumière,
je te donne enfin la lumière!...

La vérité est que j’aurais bien voulu lui dire tout cela... Je ne le
pus... Je vous jure que, depuis qu’elle avait pleuré, je me sentais pour
elle une immense pitié. Il me fut impossible de la lui exprimer... Je
suis atteint d’une impuissance singulière... Il se passe en moi des
choses extraordinaires et tumultueuses, et je suis en état permanent de
création... J’éprouve les sensations les plus fortes et les plus
violents enthousiasmes... Il y a des moments où il me semble que je suis
soulevé de terre, et que j’atteins aux cimes éblouissantes de
l’absolu... Mais tout cela qui bouillonne en moi, demeure en moi, caché
en moi, et n’apparaît pas sur ma face et ne franchit jamais l’abîme de
silence qu’est ma bouche.

Je ne dis donc rien à Rosalie... je ne lui dis jamais rien!

Nous ne parlions pas.

Un soir, pourtant, je lui parlai. C’était quinze jours après notre
mariage. Je rentrais, comme de coutume, de mon travail. Et je trouvai
Rosalie un peu pâle, assise dans sa chambre et qui pleurait.

--Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je... Est-ce qu’on t’a fait de la
peine?

--Non!

--Est-ce que tu es malade?

--Non!

--Alors, pourquoi pleurer?...

Et, tout à coup, se levant, elle se jeta dans mes bras, secouée par ses
sanglots, comme par une grande fièvre, et elle me dit:

--Oh! mon petit homme!... mon petit homme!... mon petit homme!...

Je fus très ému, et vraiment, à cette seconde, Rosalie resplendissait.
Il y avait dans ses yeux une flamme nouvelle et ardente; la peau de son
visage rayonnait; ses cheveux brillaient, une chaleur de vie intense
s’échappait, comme d’un foyer, de son corps, qui se collait au mien.

--Allons! allons! lui dis-je, en la forçant à se rasseoir, il ne faut
pas pleurer, il ne faut jamais pleurer. Et jamais il ne faut m’appeler
votre petit homme. Je ne suis pas un petit homme...

Elle sanglota longtemps. Et elle s’écriait, entre des spasmes:

--Je suis trop malheureuse... Non, je suis trop malheureuse!

Doucement, je lui demandai:

--Pourquoi êtes-vous malheureuse... Il vous manque donc quelque
chose?...

Et elle répondit!

--Oui! Il me manque quelque chose... Il me manque quelque chose dans la
tête, dans le cœur, dans les bras... partout!... Oui, il me manque
d’être vivante, je vous assure... Et cette vie à laquelle j’aspire,
cette vie, vous ne voulez pas me la donner!... Je serai donc toujours
morte?

--Allons!... Allons!... lui dis-je... Calmez-vous!... Il est temps que
nous dînions!...

C’est à partir de ce moment que Rosalie prit vraiment possession de
notre ménage... Au lieu de rester calme et silencieuse, peu à peu, elle
devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes droits d’homme dans
la maison, me dépouilla de toute espèce d’autorité. Puis, bientôt, comme
je ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver les
responsabilités, elle ne m’adressa plus la parole que pour me couvrir,
me harceler de reproches que je ne méritais d’ailleurs pas... J’étais la
cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, la cause de la pluie, de la
boue, de l’omnibus qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait
cassé, des incessantes disputes avec la femme de ménage. Et j’avais
toujours à mes trousses, comme un roquet rageur, sa voix, sa voix
colère, sa voix qui ne cessait pas une minute de m’envoyer avec les
reproches habituels, toutes les variétés d’insultes domestiques...

Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, comme elle avait déjà toutes
les clefs, même celle de mon armoire à linge et de mon bureau. Et, tous
les matins, pour me faire sentir mon servage, c’est elle qui me
distribua les douze sous de mon omnibus...

Que m’importait d’entendre sa voix? Je ne l’écoutais pas. Que
m’importait de n’avoir pas d’argent? Je n’avais aucun besoin, aucun vice
antérieur, pas même le goût de la charité!... L’argent me dégoûtait. A
force de manier l’or et les billets de ma caisse, j’en étais venu à le
haïr. Il ne me représentait que de sales visages, de sales choses, des
crimes!

Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma femme, ni dans l’argent; ma
vie était ailleurs: elle était en moi!

Mon temps était donc partagé entre ma maison et mon bureau.

Ma maison!...

En dépit des taquineries et des irascibilités, de jour en jour plus
agressives, de ma femme, je ne me sentais pas malheureux dans ma maison.
Doué d’une puissance considérable d’abstraction, j’étais parvenu très
vite à m’abstraire, non seulement de sa présence morale, mais encore--et
c’était l’important--de sa présence matérielle. Les gens qui habitent
près d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus entendre les sifflets
et les roulements des trains... C’est ce qui m’advint, pour ma femme.
Elle avait beau être laide, je ne la voyais plus; elle avait beau glapir
ses reproches éternels avec une voix aigre et perçante, je ne
l’entendais plus. A force de volonté, je m’étais créé une vie intérieure
si fortement close aux contingences du ménage, et aux extériorités de la
vie, que je vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans cesse près de
moi. Il m’arriva même, habitant la même chambre qu’elle, et couchant
dans le même lit, d’oublier totalement que je fusse marié, et de
reprendre mes rêves d’autrefois... Les princesses aux lourdes robes de
brocart, les vierges pâles dévorées d’amour mystique, les courtisanes
aux cheveux d’or, à la peau peinte, toutes revinrent me visiter, plus
splendides, plus hardies, plus savantes en caresses, et je m’embellis à
nouveau de les aimer, selon leur chair et selon leur âme, éperdument!

Croyez aussi que je ne négligeais pas mon esprit, au bénéfice de mes
sensualités. Bien au contraire, je le cultivais avec soin... Après le
dîner, toujours silencieux de ma part et souvent bruyant de la part de
ma femme, nous passions dans une petite pièce, ridiculement meublée qui
nous servait de salon. C’est là qu’avait été transporté le piano, le
piano fameux si disputé lors de notre contrat de mariage. Il y avait
aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze doré, qui représentait
les Adieux de Marie Stuart, sous un globe! Mais rien, ni la jardinière
en bois rustique, ni les chromolithographies qui ornaient les murs, ne
m’était une offense ou un agacement... Ma femme s’installait, devant un
petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait ses comptes de la
journée; ou bien elle raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles
chaussettes et de sales torchons. Moi, je m’étalais sur l’unique
fauteuil--un fauteuil Voltaire recouvert de reps grenat,--et, les bras
sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux fixés au plafond, je
pensais. Oui, en vérité, je pensais! Dédaignant les vaines éruditions,
je créais des formes spirituelles, j’échafaudais les plus audacieuses
philosophies, et bien des fois j’obligeai l’histoire, la science, les
littératures, les morales, les religions et les cosmogonies, à repasser
dans des matrices vierges... Quand je serai arrivé au chapitre de mes
idées et opinions, vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout ce que
j’ai reconstruit... c’est quelque chose d’effrayant et qui m’étonne
souvent.

Quelquefois, ma femme--je continue à lui donner ce nom,--s’irritait de
ce silence que troublaient seulement, de temps en temps, les bruits de
la rue, un fiacre qui passait, une boutique qui se fermait, et la trompe
lointaine d’un tramway. Et, tout d’un coup, fermant avec colère son
bureau, ou jetant d’un geste rageur son ouvrage dans le panier, elle
s’écriait:

--Est-ce une vie?... Non... non... J’en ai assez à la fin!... Ça
m’étouffe!... avoir un mari étalé comme un veau dans un fauteuil... et
qui ne parle jamais!... Mais si tu étais impuissant, si tu étais
incapable de faire une caresse à une femme, il fallait le dire! Je ne
puis plus!... je ne puis plus!...

Et comme je ne répondais pas:

--Mais dis donc quelque chose!... n’importe quoi! ah misérable!... Il
n’a même pas l’air de m’entendre!... Et ne jamais sortir... être
toujours en prison, comme une criminelle!... Voyons: depuis que nous
sommes mariés, qu’as-tu fait pour moi?... Que suis-je ici?... Pas même
ta domestique... Quelque chose de moins qu’une chienne!... une
domestique, on lui parle... une chienne, on la caresse!... Toi... ah!
toi... mais dis donc un mot... mets-toi en colère... que j’entende ta
voix!... Rien! Rien!...

Alors, elle marchait dans la petite pièce, bousculant les meubles:

--Non... non... ça n’est pas possible de s’ennuyer comme ça!... Je
m’ennuie... je m’ennuie... je m’ennuie!... Et je sens qu’à force de
m’ennuyer, tu me feras commettre un crime.

Et elle retombait, accablée, sur sa chaise.

Moi, sans remuer ni mes bras, ni mes jambes, ni mes yeux toujours fixés
au plafond, je répondais, parfois, d’une voix lente:

--Vous vous ennuyez, Rosalie?... C’est de votre faute, et non de la
mienne. Je n’y puis rien... Moi, je ne m’ennuie jamais, parce que je
porte le monde en moi... parce que j’ai tout en moi!... Vous, vous
n’avez rien en vous... que vous-même... Il n’est pas étonnant que vous
vous ennuyiez!... Mais faites comme je fais... Remontez les siècles et
bousculez l’histoire... Appelez à vous l’amour, le rêve, la beauté, le
bonheur... Et vous ne vous ennuierez plus!...

Dans ces moments-là, ses contours effacés devenaient durs... elle avait,
au coin de la bouche, aux pommettes, sous les paupières, des accents
crispés, des angles vifs, des coups de crayon noirs; et sa peau grise se
tachait de plaques rougeâtres... Elle ne disait plus rien, parce qu’elle
avait trop de choses à dire, parce que les mots soulevaient sa poitrine
plate, s’engageaient pêle-mêle, en troupes désordonnées, dans sa gorge,
et fermaient l’orifice de ses lèvres de leurs masses agglutinées... Et
elle quittait le salon, en coup de vent, claquait les portes; et elle
s’enfermait dans sa cuisine où, jusqu’à minuit, elle épanchait sa colère
et ses rancunes en récurant furieusement ses casseroles... Puis, calmée,
elle revenait se coucher près de moi... près de moi qui, sur des draps
d’éclatante pourpre, sous des ciels de lit d’or, étreignais mes sublimes
amantes, avec des cris de volupté; et, souvent, jusqu’à l’aube, pauvre
petite loque de chair abandonnée, elle pleurait, pleurait, pleurait!...
Chose curieuse, rien de tout cela ne m’émouvait... Maintenant, je
n’éprouvais plus, en mon cœur, ce sentiment de remords et de triste
pitié qui, dans les premiers jours de notre mariage, m’avait, plusieurs
fois, porté vers elle!...

Chaque dimanche, nous allions dîner chez les parents de Rosalie. Ils
étaient toujours les mêmes, stupides et vulgaires, et il n’y avait chez
eux de changé que le salon, où l’enlèvement du piano avait produit un
vide... Par amour-propre, sans doute, ma femme n’avait pas voulu confier
à son père, ni à sa mère, ce qui se passait chez nous... Ceux-ci la
croyaient heureuse, et ils disaient souvent:

--On voit bien que c’est toi qui portes les culottes... D’ailleurs,
c’est juste, car ton mari n’est pas un aigle, et tout est ainsi pour le
mieux!...

Toutes les semaines, la même scène se reproduisait. Le père, goguenard,
regardait le ventre, le pauvre ventre plat de sa fille, et il s’écriait:

--Eh bien!... Quoi donc!... Ça ne s’arrondit pas encore! Ah! vous y
mettez le temps, sapristi!...

Et comme Rosalie baissait les yeux:

--Eh bien, quoi! expliquait-il... Il n’y a pas de honte!... Moi, avec ta
mère, le premier mois ça y était!... Mais ce n’est peut-être plus la
mode aujourd’hui!... Et, ma foi, après tout, ça vaut sans doute
mieux!... Dans le temps où nous sommes, les enfants, ça coûte cher à
élever... et ça ne donne guère de satisfaction!... Amusez-vous,
allez!... Amusez-vous!...

--Et le commerce, beau-père? demandais-je pour donner un autre tour à la
conversation.

--Le commerce? mon cher garçon, mais il ne va pas du tout... Jamais il
n’a été plus mal... Et comment voulez-vous que le commerce aille?...
Voilà encore qu’on vient de nommer un député socialiste à Pantin!

--Et puis, appuyait la belle-mère d’un air méchant... il n’y a plus de
religion! Il n’y a plus de famille!

--Parbleu!... Il n’y a plus rien de rien!... Et qu’est-ce que j’ai lu ce
matin dans mon journal?... Il paraît que l’Angleterre fait encore des
siennes!... Elle veut nous prendre je ne sais plus quoi... Est-ce
vrai?... Comme si son commerce n’allait pas, à l’Angleterre!...

Et quand, pour la centième fois de la soirée, il avait été constaté que
«le commerce n’allait pas» qu’il ne pouvait pas aller... nous rentrions
chez nous...

Dans la rue:

--Tu vois!... me disait Rosalie... comme c’est flatteur de s’entendre
dire des choses pareilles par ses parents!... Mais toi, rien ne te
fait!...

Nous attendions des heures au bureau de l’omnibus... Oh! ces visages,
dans l’omnibus!... ces visages mornes, tassés et roulant, dans
l’omnibus!... Et tout ce que contiennent de vide, tout ce que
contiennent de néant tragique, ces yeux, ces yeux, ces yeux!...

On a pu voir à quel genre de créature humaine appartenait ma femme. Je
ne veux plus en parler, ni raconter les mille incidents fastidieux et
presque toujours les mêmes de notre existence conjugale, s’il m’est
permis d’appeler conjugale une existence qui le fut si peu. D’abord,
cela m’est pénible, car souvent, du fond de moi-même, il se lève un
grand remords; ensuite, cela me paraît tout à fait inutile. Pourtant,
avant de reléguer la figure de ma femme dans l’ombre étanche d’où elle
n’aurait jamais dû sortir, je voudrais dire deux mots d’un petit drame
qui vint rompre, un instant, la monotonie de notre si pauvre histoire.

Ma belle-mère, qui était, du reste, de vie chétive, tomba malade et
mourut.

Elle mourut juste au moment où l’on se décidait à appeler le médecin.

--Ce n’est rien!... disait-elle. C’est une indigestion... J’ai sur
l’estomac comme une boule... Ce n’est rien!

A quoi mon beau-père ajoutait, en manière d’explication rassurante:

--Ce sont les haricots de l’autre jour... Moi aussi, je me suis senti
tout chose après en avoir mangé... Mais ça n’est rien!

On fit boire beaucoup d’eau de mélisse à la malade et, sur le conseil
d’une voisine qui était sage-femme, on lui administra quelques
cuillerées d’huile de ricin. Et, comme son état empirait:

--Ça n’est rien!... disait-elle en nous regardant d’un regard un peu
effrayé... Ça n’est rien... Je sens que c’est une boule... là...
N’est-ce-pas que ça n’est rien?

--Mais non!... Mais non!... affirmais-je...

--Mais non!... Mais non!... répétait le beau-père avec assurance... Ça
n’est rien!... Parbleu! ça se voit que ça n’est rien!... Il faut qu’ils
passent, voilà tout!...

Un soir--c’était un samedi, je me souviens--le visage de ma belle-mère
s’altéra tout à coup... Ses narines se pincèrent affreusement...
L’ossature s’accusa, creusant des trous noirs sous les yeux et dans les
joues... Son regard, qui, déjà, ne voyait plus les mêmes choses que
nous, devint trouble et vitreux... Elle respirait avec peine, avec
effort... Sur son front qui se bronzait la sueur roulait en grosses
gouttes glacées... Et semblant ne plus nous reconnaître, elle balbutiait
péniblement:

--Ça... n’est rien... Partons... pour... la... campagne... pour... la...
camp...

Elle ne put achever.

--Comme c’est long à passer!... observait le beau-père, dont le calme et
la confiance persistaient. Moi, ça m’est arrivé, une fois, avec des
escargots!... Ça n’est rien...

Il estima qu’elle devait prendre du rhum, qui est un remède souverain
pour les indigestions...

--Quand elle aura pris du rhum, ce sera fini!

Moi, je voyais la mort près d’elle. Moi, je sentais la mort sur elle...

--Elle est très mal!... dis-je gravement. Appelez vite un médecin!

--Mais non! mais non! s’obstina le beau-père. Et pourquoi un médecin? Un
médecin l’effrayerait... Si elle était si mal que vous le dites, elle le
saurait mieux que nous, bien sûr!... Ça n’est rien!...

Quand elle commença de râler, il commença, enfin, de s’inquiéter.

--Je crois, en effet, dit-il, qu’elle ne va pas très bien... Elle a une
drôle de mine... C’est curieux, tout de même, comme des haricots qui ne
passent pas font du ravage!

Les haricots ne passèrent pas... Ce fut la belle-mère qui passa... Elle
passa dans un petit cri rauque, sans convulsions, presque sans remuer...
Ses doigts, seuls, grattèrent un peu la toile des draps... C’était fini!

Quand il eut été constaté qu’elle était bien morte, le beau-père
s’écria:

--Ah!... par exemple!... C’est trop fort!... C’est trop fort!... Mourir
d’une indigestion!... pour des haricots qui ne passent pas! Ces
choses-là n’arrivent qu’à moi!... Pauvre Héloïse!...

Et il s’écroula dans un fauteuil, comme une masse, en proie à une
douleur profonde et à un non moins profond étonnement, répétant d’une
voix hachée:

--Jamais je ne croirai ça... jamais... je ne croirai ça!... Une
indigestion de haricots!... C’est trop fort!... Est-ce que vraiment elle
est morte?... Ça n’est pas possible!...

Dieu sait que la pauvre créature m’était quelque chose de très
indifférent... Je ne jouissais même plus de ses ridicules... je ne
m’amusais même plus de la caricature humaine qu’elle n’avait cessé
d’être durant toute sa vie. Elle avait toujours été pour moi d’une
inexistence si totale que, bien des fois, en évoquant sa mort possible,
je n’avais éprouvé aucune émotion, de quelque nature que ce fût... Peu
m’importait, véritablement, qu’elle fût morte ou vivante, car il me
semblait qu’elle était morte depuis des siècles!

Et voilà que, dès qu’elle eut exhalé son dernier souffle, je me sentis
pris d’un grand chagrin et d’un grand remords, chagrin de l’avoir
perdue, remords de ne l’avoir pas aimée! Est-ce une chose mystérieuse et
stupide que la mort!... Pourquoi l’aurais-je aimée?... Et pourquoi
l’aimais-je, maintenant?... Son visage immobile et qui était devenu tout
petit en se refroidissant, ses yeux fermés, ses mains maigres allongées
sur le drap, toute cette chose si insupportablement funèbre, si
inexplicablement douloureuse qu’est un cadavre, même un cadavre de chien
ou de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, tout cela fit
que j’eus le cœur serré, comme si je venais de perdre quelqu’un de très
cher et de très beau... Sans savoir pourquoi, sans chercher à raisonner
cette impression soudaine, rien que parce qu’elle n’était plus, parce
qu’elle ne remuait plus, je découvris, en elle, d’émouvantes vertus et
des beautés prodigieuses... Et je pleurai sur elle, je pleurai
abondamment... Et, en pleurant sur elle, je pleurai sur moi, qui ne la
verrais plus, je pleurai sur ma femme et sur mon beau-père, et sur la
voisine qui était venue faire la toilette de la morte, et je pleurai
aussi sur la chambre et sur les meubles de la chambre, et sur la vie et
sur tout, et sur rien!

Je revois le lamentable salon où, tous les trois, tantôt vautrés sur les
meubles et tantôt jetés dans les bras l’un de l’autre par de brusques
tendresses, nous passâmes le reste de la nuit à pleurer et à chanter sur
les modes les plus tristes, les extraordinaires vertus de la morte.

--Pauvre Héloïse!... gémissait le beau-père. C’était une femme héroïque
et qu’on ne connaissait pas... Je n’étais rien sans elle... Et
maintenant qu’elle est partie, que vais-je devenir?...

--Père, père!... sanglotait Rosalie. Petit père chéri!... Quel affreux
malheur!

--Je n’ai plus que vous, mes enfants, je n’ai plus que vous!... Ah! vous
ne saviez pas ce qu’était Héloïse!... Elle avait un bon sens
merveilleux... Elle s’entendait au ménage comme pas une... et si
économe!... Et puis, elle était l’âme de ma maison de commerce! Je n’ai
plus de ménage, plus de maison de commerce, plus rien, plus rien... Je
n’ai plus que vous!...

--Et quelle belle-mère c’était pour moi!... m’exclamais-je. Quel trésor
de tendresse! Comme elle nous soutenait! Comme elle renforçait notre
union de ses chers conseils!... C’est horrible!... horrible!...

--Elle était si généreuse!... si dévouée!...

--Si intelligente!...

--Elle était si belle!...

--Elle avait tant d’esprit!

--Elle ne pensait qu’aux autres!... Elle s’oubliait toujours!... Et si
bonne aux pauvres!

--Une sainte!...

--Mieux qu’une sainte: une femme!

--Ah! mon Dieu!...

Nous disions tout cela sans rire, avec des exaltations, des
enthousiasmes sincères dont le comique me paraît, aujourd’hui, d’une
irrésistible gaieté, d’une folie à la fois macabre et singulièrement
exhilarante...

Et ce qui fut plus comique encore, ce fut quand, après l’enterrement de
l’admirable, héroïque, intelligente, généreuse et dévouée belle-mère, ma
femme et moi nous rentrâmes dans notre appartement, changés tous les
deux, et meilleurs, et sublimes, oui, en vérité, sublimes.

--Ah! mon cher petit mari, s’écria ma femme, maintenant il faut nous
aimer... C’est si peu de chose que la vie!

--Oui! oui! ma chère petite femme... Aimons-nous... aimons-nous...
serrons-nous l’un contre l’autre!

--Ne nous disputons plus jamais... Soyons indulgents à nos faiblesses, à
nos défauts... La mort vient si vite!...

--Nous nous aimerons toujours...

--Nous ne nous quitterons plus jamais.

--Nous sortirons toujours ensemble.

--Oui! oui! oui...

--Ah! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au contact du malheur!

--Aimons-nous... aimons-nous...

Ce furent des serments solennels. Notre douleur s’adoucissait de tant
d’extases! Je trouvais ma femme divinement belle, tant l’amour la
transfigurait!...

Deux jours après, je reprenais ma place sur le fauteuil Voltaire du
salon; ma femme reprenait sa place devant le petit bureau en faux bois
de rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre encore
qu’autrefois... Et, plus inerte, plus silencieux, plus lointain que
jamais, je ne l’écoutais pas.

Je ne l’écoutais plus!...

Avant de poursuivre mon récit, je voudrais remonter en arrière, dans mon
enfance. Je n’ai pas la prétention de penser que ma vie ait quelque
intérêt historique ou autre. Et ce n’est pas par orgueil que j’écris ces
souvenirs. Mais je crois que toute vie, même celle d’un être anonyme et
obscur comme je fus, a toujours, pour celui qui sait lire, un intérêt
humain.

Je suis né dans une petite ville de Normandie, sale et triste. Mes
parents, qui étaient marchands de bois, ne s’occupèrent pas de mon
éducation. Ils m’avaient créé sans joie; ils m’élevèrent sans amour. Je
crois avoir dit qu’au point de vue intellectuel et moral, c’étaient de
pauvres diables. Je ne parlerai pas de mon père, qui était un être
faible, et sans autorité dans la maison. D’ailleurs, je le vis très peu.
Il partait le matin dès l’aube, courant les sentes et les adjudications
de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort tard. Je ne connus,
pour ainsi dire, que ma mère. Elle ne m’aimait pas; du moins elle
semblait ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour moi que des paroles
aigres; et des paroles elle passait facilement aux taloches. C’était une
petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait supporter l’agitation
d’un enfant. Elle m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je
faisais mine de parler, elle me fermait la bouche par ces mots prononcés
d’une voix coupante: «Un enfant ne doit jamais parler». De très bonne
heure, j’appris à vivre en moi, à parler en moi, à jouer en moi. Et
j’avoue que ce ne me fut pas très douloureux. C’est à cette enfance
silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance de pensée
intérieure, cette faculté de rêve, qui m’a permis de vivre, et de vivre
souvent des vies merveilleuses.

Mon père gagnait péniblement l’existence du ménage. Il ne faisait pas,
comme on dit, de très bonnes affaires; il en faisait même souvent de
mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des disputes continuelles,
dans lesquelles il s’avouait, tout de suite, vaincu. Quand il rentrait
de ses longues courses, transi de froid et la faim au ventre, il
commençait par recevoir sur le dos une grêle de reproches, bien avant
qu’il eût rien dit.

--Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui?... Tu t’es encore fait
mettre dedans, bien sûr!...

--Mais, ma bonne, mais, ma bonne...

--Il n’y a pas de ma bonne!... C’est dégoûtant d’avoir un mari si
bête!... un homme stupide qui ne sait qu’apporter la misère dans son
ménage. Et le petit? que veux-tu que nous en fassions du petit? Je n’ai
même pas pu lui acheter une paire de chaussures! Quand on est un idiot,
on n’a pas d’enfant!...

--Mais, ma bonne...

--On n’a pas d’enfant! C’est une honte, te dis-je!

Ces scènes se reproduisaient presque tous les soirs. Mais mon père en
avait acquis l’habitude. Elles glissaient sur lui comme les averses sur
un parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, il se mettait à
table et dévorait silencieusement sa soupe.

La plupart du temps, j’étais couché, lorsque mon père rentrait. Mais si,
par hasard, je ne l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il ne
m’adressait pas la parole, dans la crainte de déplaire à sa femme. Et il
m’embrassait, pour la forme, d’une bouche que je sentais indifférente et
lasse. Souvent il ne m’embrassait même pas. Ah! je le vois toujours avec
sa grosse figure humble et servile et sa barbe malpropre, et sa toque,
et sa peau de chèvre, qui lui donnaient l’air d’une grosse bête
débonnaire et domestique!...

Ce fut ma mère qui me donna mes premières leçons... Elle avait la
prétention de m’apprendre à lire et à écrire. Vous pensez avec quel
succès! Vous voyez d’ici quel maître calme et patient j’avais en elle.
Elle voulait que j’eusse répondu à ses questions avant qu’elle ne les
eût formulées... Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un seul
instant. Aussi, au bout de huit jours, après m’avoir administré sur les
joues force gifles, et sur les doigts force coups de règle, elle déclara
que j’étais trop bête pour apprendre quoi que ce soit.

--C’est son père tout craché! répétait-elle... On n’en tirera jamais
rien!...

Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à l’école primaire chez les
Frères. Là, je me montrai un élève studieux, rangé, intelligent, de quoi
ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on lui parlait de moi avec
éloges, elle s’emportait.

--Qu’est-ce que vous me dites?... s’écriait-elle... C’est un enfant
indécrottable, on n’en peut rien tirer... C’est son père tout craché!

Il y avait, dans la petite ville que nous habitions, une sorte de petit
collège communal, et dans ce petit collège, une sorte de petit
professeur qu’on appelait «Monsieur Narcisse». Ce Monsieur Narcisse
venait souvent chez nous. C’était un petit brun, timide et prétentieux,
d’une assez jolie figure et que ma mère prenait plaisir à recevoir.
J’avais remarqué que Monsieur Narcisse était le seul être au monde
envers qui ma mère se montrât douce et affectueuse. Elle le regardait
avec admiration, et même avec quelque chose de plus que de l’admiration.
Sa voix, quand elle lui parlait, devenait subitement pleine de
tendresse. Cela m’étonnait et, bien que je ne susse pas pourquoi, cela
me gênait infiniment. Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse chez
nous sans une sorte de peine et presque sans une sorte de honte. Je ne
cherchais pas à expliquer ce sentiment. Je le subissais avec une étrange
violence. Monsieur Narcisse me tapotait la joue avec amabilité;
quelquefois, il me prenait sur ses genoux et m’embrassait avec de
gentilles paroles. Mais, chose curieuse, je sentais très bien que ces
paroles gentilles et ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs,
lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps, et ma mère ne
tardait pas à me dire:

--Allons, mon petit Georges, va jouer dans ta chambre.

Un jour, Monsieur Narcisse me dit:

--Est-ce que vous seriez content, mon petit Georges, si je vous
apprenais le latin et le grec?

--Il ne faut pas vous donner cette peine, répliqua ma mère en roulant
des yeux humides de joie... Georges n’est pas un enfant comme les
autres. Il n’apprendra jamais rien... C’est son père tout craché!

--Mais non, je vous assure, insista Monsieur Narcisse. Moi, je m’en
charge. Je pourrais venir deux fois par jour... le matin, avant la
classe... et après midi... Est-ce que cela vous plairait?

--Mon Dieu!... comme vous êtes bon!... s’écria ma mère... Mais quelle
charge ce serait pour vous!

--Elle me serait très douce, je vous le jure!...

--Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse... vous êtes... en vérité...

Ma mère ne put pas achever, tant elle était émue. Et il y avait dans ses
petits yeux noirs une flamme étrange... une flamme qui me fit presque
pleurer... Et, tout à coup:

--Non... non... criai-je... Je ne veux pas!...

Et je me mis à fondre en larmes... Monsieur Narcisse essaya de me
calmer, et j’entendis ma mère qui disait:

--Laissez-le donc! Monsieur Narcisse... c’est un petit sot!... Vous n’en
tirerez rien!... C’est son père tout craché!... Naturellement, il ne
veut rien faire pour sa famille... Il aime mieux rester une bête toute
sa vie ou que sa famille dépense des mille et des cents pour son
éducation.

Enfin, après des explications de toute sorte, malgré ma résistance qui
avait d’ailleurs faibli sous les regards sévères de ma mère, il fut
décidé que Monsieur Narcisse serait mon professeur, qu’il m’apprendrait
le grec, le latin, l’histoire et la tenue des livres--la tenue des
livres, surtout!...

Une fois qu’il fut parti, ma mère me flanqua, d’abord, une gifle, puis
une autre, puis une autre, et elle me dit, blanche de colère:

--Ah! je t’apprendrai à pleurer et à faire la bête, devant Monsieur
Narcisse! Et que je te voie le regarder de travers, et le mal recevoir!
Tu auras à faire à moi, petit imbécile...

Et elle ajouta:

--Tu me feras le plaisir d’être levé et prêt, demain, à sept heures,
pour ta première leçon... Un professeur comme ça...

Il fut, en effet, mon professeur, Monsieur Narcisse... Et vous allez
voir de quelle manière... et ce qu’il m’enseigna.

Ma chambre communiquait avec celle de mes parents, et n’était séparée de
celle-ci que par une mince cloison de briques. Elle n’était pas
luxueuse. Un lit de fer, une petite table de bois blanc, deux chaises de
paille en composaient le mobilier. Je revois encore le papier qui la
tapissait, un papier vert sombre, orné de tout petits anges roses qui
volaient entre des banderoles fleuries. Mais le papier n’était plus
vert, les anges n’étaient plus roses et les banderoles avaient presque
disparu. Tout cela avait acquis, par le temps et le manque d’entretien,
un ton uniformément pisseux, fort désagréable à voir. Sans compter que,
décollé par l’humidité et mangé par la moisissure, le papier se
déchirait en maints endroits, et pendait, le long du mur, ainsi qu’une
peau morte.

Je n’habitais cette chambre que depuis deux ans, à peine. Autrefois,
elle servait de débarras; et il y avait de tout, de vieux vêtements, de
vieux harnais, de vieux coffres, des sacs d’avoine et des rats. Moi, je
couchais dans la chambre de mes parents qui était bien plus belle, car
il y avait un lit, d’amples rideaux en reps grenat; une peau de renard,
un peu chauve et bordée de drap rouge, en guise de tapis; une toilette
d’acajou qui, dans la journée, faisait office de commode, et, sur la
cheminée, entre deux flambeaux de bronze, une pendule dorée sous un
globe. Il va sans dire que cela me paraissait le dernier mot du
confortable et du faste... J’en fus, en quelque sorte, chassé, à la
suite d’un incident que je n’hésite pas à raconter, à cause de son
indicible tristesse.

Une nuit, je fus réveillé en sursaut... La lampe brûlait encore sur la
table de nuit, et répandait dans la pièce une clarté lugubre... Quand on
sort du sommeil, brusquement, violemment, les bruits, les ombres, les
objets, même familiers, prennent une intensité et des formes, ou plutôt,
des déformations extraordinaires. Le cauchemar ou le simple rêve
subsiste en eux avec toutes ses exagérations et ses incohérences... Que
s’était-il passé?... Qu’avais-je vu?... Qu’avais-je entendu?... Je ne
saurais le dire exactement; ce que je sais, c’est que, sous l’impression
de quelque chose d’anormal qui m’effraya, un craquement du lit, des voix
rauques, des voix étouffées qui venaient du lit, des voix qui
ressemblaient à des gémissements et à des râles... je me dressai,
soudain, hors des draps, et, soudain, d’une voix épouvantée, d’une voix
qui appelait au secours, je me mis à crier:

--Papa qui bat maman!... Papa qui tue maman!

Un gros juron... Puis la lampe s’éteignit... Puis, dans les ténèbres:

--Veux-tu bien te taire, animal!... Veux-tu bien dormir, petit
imbécile!... Qu’est-ce qui lui prend à ce petit imbécile?

C’était la voix de mon père, une voix sourde, un peu haletante, et
furieuse...

--Oh! cet enfant! cet enfant!... ce maudit enfant!

C’était la voix de ma mère.

Et ce fut, ensuite, un assez long silence. Oh! l’angoisse, la terreur,
l’effarement de ce silence, qui me parut durer des siècles et des
siècles.

Je m’étais recouché tout tremblant, et je me faisais si petit, si petit
que j’espérais disparaître, me fondre dans ces draps; et pour ne plus
rien entendre j’avais accumulé par-dessus ma tête les couvertures.

Pourtant, j’entendis encore ma mère qui disait, tout bas:

--Non... non... Plus maintenant!... Il n’est pas rendormi... Je suis
sûre qu’il n’est pas rendormi!... Il est si sournois... si vicieux...
avec son air de ne rien voir et de ne rien dire!

Et quelque temps après:

--Il est trop grand maintenant!... affirmait mon père... On ne peut plus
le garder ici... Il faudra qu’il couche dans la chambre à côté...

--Tais-toi donc!... Je suis sûre qu’il entend tout ce que nous disons...
Il faut dormir...

--C’est embêtant!

--Qu’est-ce que tu veux!... Allons, dors!... Demain, il couchera dans la
chambre!...

--Ces sacrés enfants!...

--Mais, dors donc!...

Et, au bout d’un quart d’heure, j’entendis un double ronflement, qui
emplissait la chambre, redevenue paisible, de sonorités de violoncelle.

Le lendemain, aidée de la femme de ménage, ma mère débarrassait la
chambre d’à côté. Elle ne me dit rien, ne me fit aucun reproche. Mais
elle avait un air dur et rancunier. Quand ce fut fini, elle déclara d’un
ton bref:

--Voici ta chambre... Tu y coucheras ce soir!...

Et c’est là que, depuis deux ans, je dormais, je rêvais, je songeais!...

                   *       *       *       *       *

On se souvient que, dès le lendemain de la visite que j’ai racontée,
Monsieur Narcisse devait venir pour me donner sa première leçon. A sept
heures, j’étais levé et habillé. Mon père était déjà parti, ma mère
dormait encore, et la femme de ménage balayait l’escalier. Il faisait à
peine jour... un petit jour sournois et triste qui rendait plus pauvre,
plus intolérablement pauvre, ma chambre. Et cependant, la veille, ma
mère l’avait décorée de nouveaux meubles, à l’intention de mon
professeur. Elle avait ajouté une sorte de vieux fauteuil, un tapis
devant la cheminée, et elle avait couvert la table de bois blanc d’un
antique châle brun mangé de mites.

M. Narcisse entra. En me voyant:

--Ah! ah! c’est très bien, c’est très bien! dit-il. Déjà prêt!... c’est
très bien.

Il posa sur la table une pile de livres qu’il avait apportés, enleva son
chapeau et son pardessus élimé, puis, se frottant les mains, il répéta:

--C’est très bien!... c’est très bien!... Tiens!... j’ai rencontré votre
père en cabriolet, dans la rue des Trois-Hôtels... Ah! sapristi!... Il
est matinal aussi, le papa!... c’est très bien!... c’est très bien...

Il prit un livre dans la pile et l’ouvrit:

--Ah! ah! fit-il... voici donc la chose. Et nous allons commencer par le
commencement... Savez-vous ce que c’est que ce livre?

--Non, monsieur Narcisse.

--Eh bien!... c’est une grammaire latine, mon enfant!... Ah! ah! ah! Et
voici ce que nous allons faire... Asseyez-vous...

Quand je fus assis, en face de la table, il étala le livre devant moi:

--Vous voyez... ceci... _Rosa_, la rose... _Rosæ_ (génitif), de la
rose... etc. Vous allez m’apprendre cela par cœur... Ce n’est pas
difficile... et quand vous le saurez vous me le réciterez...
jusqu’ici!...

Il faisait mouvoir son doigt, en mouvements cadencés, comme un chef
d’orchestre son bâton, il répéta:

--_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Vous avez compris? Ah! ah!...
C’est très bien!...

Puis, brusquement:

--Et votre mère? me demanda-t-il. Je voudrais bien la voir... J’ai à lui
parler de choses très... très importantes... Est-ce qu’elle ne va pas
venir?

--Maman n’est pas levée, répondis-je. Je crois que maman dort...

--Ah! sapristi... C’est fâcheux...

Mais la porte s’ouvrit à ce moment et ma mère parut.

--Ah! monsieur Narcisse! dit-elle simulant une surprise joyeuse...
Comment!... Vous êtes là?... Comme vous êtes exact!

M. Narcisse s’inclina, et il répondit:

--On le serait à moins, madame!...

Ma mère dit encore:

--Vous avez entrepris là une tâche bien difficile... monsieur
Narcisse... Et je crains que vous n’ayez pas beaucoup de satisfaction...

--Avec votre concours, madame, répliqua le professeur dont les yeux
prenaient des expressions d’extase... avec votre concours...
croyez-moi... nous arriverons au but... Et, à ce propos, j’aurais des
choses à vous dire... des instructions... des conseils à vous
demander...

--Mais certainement.

Et elle fit entrer dans sa chambre M. Narcisse, qui, avant de
disparaître derrière la porte, se tournant vers moi, me recommanda.

--_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Apprenez cela par cœur...
Faites bien attention!

--Tu entends!... appuya ma mère, dont le regard, un instant adouci par
la présence de M. Narcisse, redevint dur et menaçant, en se fixant sur
moi...

Je restai seul dans la chambre... Quelles choses importantes M. Narcisse
avait-il donc à confier à ma mère?... Je ne voulus pas y songer... Sans
prendre garde aux recommandations de cet étrange professeur, je quittai
la table et j’allai vers la fenêtre... Le jour s’était éclairci... De
grands nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus des maisons...
Dans la rue, des gens passaient, des gens causaient... Et, sans savoir
pourquoi, j’étais triste, triste à mourir...

Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports trop familiers de ma
mère avec M. Narcisse. Il serait trop mélancolique pour moi et,
peut-être même, gênant pour ceux qui liront ces lignes. On n’aime pas
qu’un fils descende trop profondément dans les intimités de ses parents.

La scène que j’ai contée avec beaucoup de réserve, on en conviendra, se
reproduisit exactement pareille, durant toute une année, trois fois par
semaine. Et je finis par comprendre quel était le véritable caractère
des visites de M. Narcisse. Faut-il l’avouer?... Je n’en souffris pas
trop, et même je n’en souffris pas du tout, car je leur dus une
tranquillité relative. En somme, ce fut une trêve dans ma vie. Non
seulement je n’eus plus à subir les tracasseries journalières et les
incessants reproches de ma mère, mais encore je remarquai qu’elle
gagnait en beauté physique, comme elle avait gagné en beauté morale. Ses
yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse, s’était éclairée et
colorée, sa démarche, ses gestes, avaient pris, peu à peu, de la
souplesse et de la langueur... Elle se montrait plus soignée de sa
personne, presque coquette... Et je ressentais de ces changements comme
un plaisir... Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle devenait
sentimentale et poétique... Bien des fois je fus étonné de la voir qui
regardait les choses avec des yeux mouillés... Un soir, je me souviens,
nous sortîmes après le dîner, mon père, ma mère et moi... C’était un
soir très doux et plein de lune... Nous gagnâmes, hors la ville, les
bords de la rivière... Après avoir marché longtemps, ma mère voulut
s’asseoir sur le tronc d’un tremble abattu et qui barrait le chemin.
L’eau, tout argentée, coulait lentement entre les rives herbues, avec un
léger bruit d’harmonica... Une vapeur, bleu et argent, se levait des
prairies... et le ciel était couleur de violette pâle... Je vois encore
ma mère avec son châle noir, les pieds dans l’herbe, et qui, le menton
appuyé aux paumes de ses mains, songeait... Au bout de quelques minutes
de silence, elle dit:

--C’est beau tout de même, une belle nuit!...

Mon père répliqua, en haussant les épaules.

--C’est beau!... C’est beau!... Qu’est-ce qu’il y a de beau, dans cette
nuit? C’est humide... Voilà ce que c’est.

--Oh! toi! fit ma mère, avec un accent de souverain mépris.

--Et bien! oui, moi... C’est beau pour les rhumatismes!

J’étais auprès de ma mère, sur le banc du tremble... Elle me tenait la
main avec une sorte de tendresse fiévreuse... Affectant de ne plus
parler à mon père, elle dit encore...

--Et cette lune?... Ça n’est pas ordinaire!... On devrait sortir, tous
les soirs, dans la campagne!...

Et tout à coup elle m’embrassa, criant entre ses baisers:

--N’est-ce pas, mon petit Georges?... n’est-ce pas?

Je ne sais ce qui se passa en moi, et si ce fut la nuit, ou la lune, ou
ces baisers furieux qui me remuèrent l’âme. Mais je fondis en larmes.

--Allons bon! dit mon père... voilà l’autre qui pleure, maintenant!...
Qu’est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu?...

--Je ne sais pas, bégayai-je... C’est... c’est... la lune!...

Comme mon père, au comble de l’étonnement, se disposait à protester
contre cette poésie qu’il jugeait ridicule, ma mère l’interrompit sur un
ton bref.

--Tais-toi!... Tu devrais rougir... D’abord, toi, tu ne sens rien!... Tu
es un gros mastoc!...

Nous rentrâmes silencieusement chez nous...

Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi et il faisait de son
mieux pour me plaire. Naturellement, occupé de ma mère comme il l’était,
il n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin, mais il m’apportait
des livres que je lisais, que je dévorais, et bien qu’ils fussent
presque tous d’une grande stupidité, ils développèrent en moi le goût de
réfléchir et de penser.

Le jeudi était jour de marché; mon père ne s’absentait pas ce jour-là,
et M. Narcisse n’avait pas de classe. Bien souvent, il venait me
chercher et nous allions nous promener tous les deux sur le cours ou
dans la campagne. J’en étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un
excellent garçon, très timide, très naïf, et très bête. Oui,
aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il était très bête; mais, à cette
époque, il m’apparaissait comme quelqu’un de très considérable parce
qu’il parlait quelquefois de choses que je ne savais pas et que je
supposais magnifiques. Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère,
sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit de lui. Et il
semblait aussi très préoccupé de l’opinion de mon père à son égard. Mais
j’avais beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus d’opinion sur
lui que sur n’importe qui ou sur n’importe quoi, il ne voulait pas le
croire. Et il me répétait toujours:

--Si votre père parle de moi avec méchanceté, il faudra me le dire...
Votre père doit être très violent. Quand je le rencontre dans son
cabriolet, avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur.

Et nous terminions nos promenades en cueillant des bouquets dans les
champs, de pauvres bouquets que je rapportais à ma mère, qui
m’embrassait pour toutes ces fleurs cueillies par M. Narcisse.

Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur le désir de ma mère, il
m’apprenait à calculer, si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de
mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte la tenue des livres de
la maison. Ah! ces dimanches, après toute une journée de travail,
lorsque, le soir, après dîner, nous étions réunis autour de la table où
nous jouions au bog; où M. Narcisse, qui était très pauvre, n’ayant que
son maigre traitement, passait par toutes les transes et par toutes les
joies de la perte ou du gain!... Que tout cela m’apparaît mélancolique,
aujourd’hui!... Un soir, je me souviens, la guigne s’acharna sur le
misérable professeur. Il perdit trois francs, ce qui ne s’était pas
encore vu! Et ces trois francs, c’était mon père qui les avait gagnés...
Narcisse ne les possédait pas. Il dut s’excuser.

--Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas! proféra mon père.

Et il s’exprima, en termes presque insultants, sur le compte de M.
Narcisse.

Alors ma mère, très pâle, intervint.

--Ce n’est pas à toi de parler! dit-elle à son mari... Puisque tu
acceptes, lâchement, que M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils
pour rien...

--L’éducation de Georges!... s’exclama mon père. Ah! bien, elle est
propre!... Qu’est-ce qu’il sait? Qu’est-ce qu’il a appris?

--Tu es un misérable!... Et tu vas te taire... ou...

Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace planait au bout de sa
main étendue... Mon père se tut.

--Je vous demande pardon, monsieur Narcisse, de la brutalité de mon
mari!... dit ma mère.

Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très pâle, roulant des yeux
effarés, répétait:

--Ce n’est rien... madame... ce n’est rien!...

Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout d’un coup, on apprit que M.
Narcisse était déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième dans un
département lointain.

Ma mère fut malade; elle garda le lit pendant quinze jours. Moi aussi,
j’eus un grand chagrin et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus
M. Narcisse.

Et la vie recommença, âpre, dure; on n’entendait plus dans la maison que
les cris de colère, les bousculades, les reproches de ma mère contre
tout le monde... Ses yeux retrouvèrent leur hostilité ancienne; sa peau
redevint cendreuse et grise... Toute la journée, on la voyait en
camisole sale, en savates traînantes, dépeignée, s’en prendre à tous et
à toutes choses, à un malheur qu’elle n’avouait pas. Et jamais plus elle
ne retourna, le soir, au bord de la rivière, s’enivrer l’âme aux bruits
charmeurs de l’eau, et aux blancheurs nacrées de la lune...

Durant cette période de ma vie, je n’aimai qu’une chose: les livres.
Mais que de difficultés pour s’en procurer dans une petite ville morte
et stupide, où presque personne ne lisait, et où, d’ailleurs, renfermé
dans ma chambre, toujours, comme je l’étais, je ne connaissais pour
ainsi dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des pauvres,
lesquels ne lisent jamais rien... Je n’aimai aussi qu’un seul être, et
il arriva que cet être que j’aimai était un chien.

Un soir, mon père revenant de ses tournées à travers les bois, nous
ramena un chien. C’était un petit chien à taches jaunes et blanches,
très laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil triste et sale
et il boitait de la patte de derrière, mais comme il me parut joli dans
sa laideur, si tant est qu’un chien, ou une bête quelconque, puisse
jamais être laid. Dans la nature, rien n’est laid que l’homme, du moins
rien ne nous paraît laid que l’homme, parce que nous savons ce que
l’homme pense et dit... Et nous trouvons belles les fleurs et les bêtes,
parce que nous ne comprenons rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles
disent. En deux mots, ce chien était un résumé de toutes les races de
chiens, j’entends les races pauvres et vagabondes. Il appartenait à
cette catégorie de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous.

Lorsqu’il entra dans la salle à manger, où nous étions ma mère et moi,
mon père avait encore sa peau de bique, et il tenait le chien sous son
bras gauche... Et c’était une chose étrange. Ayant aperçu ce nouvel
hôte, ma mère s’écria, consternée:

--Qu’est-ce que c’est encore que ça?

--Ma foi! c’est un chien! répondit mon père, qui était peu descriptif.

Et, tous les deux, ils s’invectivèrent âcrement.

Moi, pendant ce temps-là, j’observai que le petit chien qui semblait
avoir très peur de mes parents semblait aussi me regarder avec
sympathie... oui, avec sympathie, je l’affirme! Il y avait, dans ses
yeux, vifs, mobiles et graves, quelque chose comme une tendresse pour
moi, quelque chose comme une prière vers moi... J’en fus ému et charmé,
et je l’aimai, tout de suite, de sa confiance. Ah! qui connaîtra jamais
l’âme inconnue des chiens, et ce qu’elle contient de surhumanité
merveilleuse; mais il ne fallait pas que je songe à prendre sa défense.
Il eût suffi que j’exprimasse devant ma mère, le désir de faire de ce
chien un petit compagnon de ma pensée et de mes jeux, pour qu’elle
s’empressât aussitôt de le chasser.

La dispute dura longtemps, et elle fut très vive. Le chien en suivait
toutes les phases avec des regards effarés et suppliants, à la fois.

Il fut convenu, pourtant, qu’on le garderait, mon père ayant fait
remarquer que si notre voisin, l’épicier, qui avait été dévalisé, huit
jours avant, de toutes ses chandelles et de tout son café, avait eu un
chien pour l’avertir de la présence des voleurs, il n’eût peut-être pas
été dévalisé. Il déclara:

--Je te dis que ces chiens-là, c’est très bon pour les voleurs et pour
les rats... Ça éloigne les uns, et ça mange les autres!... Ah!...

Et il ajouta:

--Et puis, ça n’est pas gênant dans un ménage!... Ça ne coûte rien de
nourriture! On n’a pas besoin de leur donner à manger... Ils vont
chercher leur vie dans les ordures de la rue!...

--Oui! siffla ma mère... et chez le boucher aussi!... Tous les mois, on
vous apporte des notes de côtelettes et de gigots!... Ah! nous avions
bien besoin de cela!... merci!...

Mon père haussa les épaules, et montrant le petit chien:

--Allons donc!... Allons donc!... des gigots!... Qu’est-ce que tu
chantes? Une petite bête comme ça... avec quoi veux-tu qu’elle prenne
des gigots!...

Ma mère s’obstinait:

--Et s’il pisse sur les meubles?... C’est toi qui les nettoieras,
hein?...

--On le corrigera... D’ailleurs...

D’un ton persuasif, et comme si cela devait couper court à toutes autres
objections:

--D’ailleurs... reprit-il... il s’appelle Bijou!...

Et il le mit à terre, tandis que ma mère soupirait:

--Enfin! Il faut en passer par tout ce que tu veux! Jamais tu ne ferais
rien pour moi... Moi, je ne compte pour rien, ici. Ta domestique, et
puis voilà tout!... Pourvu que tu trouves la soupe bonne, et ton linge
propre... Ça te suffit!... Quant à moi!... Un chien... Dans la situation
où nous sommes! Je vous demande un peu!

Délivré de la peau de bique, Bijou alla, aussitôt, les oreilles
tombantes et la queue basse, se cacher, sous le buffet, où il demeura,
toute la soirée, allongé sur le ventre, à regarder d’un regard un peu
étonné, singulièrement psychologique, les nouveaux maîtres chez qui il
allait vivre désormais.

J’étais enchanté.

J’allais donc avoir enfin un compagnon, un ami de toutes les heures, un
être intelligent et bon, et fidèle, avec qui je pourrais causer, en
toute liberté, en qui je pourrais verser toutes mes confidences, mes
chagrins, mes ennuis, mes joies... mes joies!... Eh! bien, oui, mes
joies!... Puisque j’en aurai, maintenant, des joies, et qu’elles me
viendront de lui.

Ah! comme Bijou me parut supérieur à M. Narcisse, et comme notre amitié
ne serait troublée par rien de mystérieux et de gênant!...

J’augurai mille choses agréables et infiniment douces et d’une absolue
sécurité en songeant à cette amitié future, car j’avais remarqué que, de
son côté, Bijou avait dû faire, avait fait, relativement à moi, des
réflexions pareilles aux miennes. J’avais remarqué également cette chose
touchante, et dont je vous garantis, à vous qui lirez ces pages,
l’exactitude: lorsque, après la discussion qui s’était élevée entre mon
père et ma mère, il avait été, enfin, décidé qu’on ne chasserait pas
Bijou, qu’on le garderait à la maison, le petit chien avait dressé les
oreilles, et remué la queue, en signe de contentement... Il avait tout
compris, le cher animal!... Et il semblait se dire à soi-même:

--Voilà deux êtres grossiers, ridicules, ignorants, avares, qui ne
m’aimeront jamais--car ils ne peuvent pas savoir ce qu’est le cœur d’un
chien--qui me battront, peut-être!... Il n’importe, et qu’est-ce que
cela me fait?... S’il n’y avait qu’eux, parbleu! il est bien sûr que je
m’en irais à la première occasion!... Oui, mais il n’y a pas qu’eux...
Il y a aussi un petit garçon... et dans ce petit garçon que voilà, dans
ce petit garçon silencieux et triste, et bon, bon, bon, j’aurai un ami
délicieux, un gentil petit ami qui me caressera, qui me parlera, qui me
contera des histoires, et dont je sens que l’âme est comme la mienne,
tendre et fidèle... et qui n’est pas bête non plus, et qui trouvera bien
le moyen de me donner, de temps en temps, des morceaux de sucre... Non,
non, je n’irai pas voler de la viande chez les bouchers, et je ne
pisserai pas sur les meubles, et je serai soumis, respectueux avec ces
deux horribles gens, pour être aimé de ce petit garçon!... Et je
sauterai sur ses genoux, et je lui lécherai les joues, et je trottinerai
derrière lui quand il ira dans la campagne ou à travers les rues!... Et
je mordrai aux jambes les méchants qui le frapperont... Et je serai un
bon petit chien, comme il est un bon petit enfant!

Je n’avais pas eu tort de prêter à Bijou toutes ces gentilles paroles et
toutes ces braves intentions. Car, le lendemain matin, étant descendu
avant ma mère à la cuisine, j’aperçus Bijou qui, dès qu’il m’eut vu,
vint à moi, la queue joyeuse, et me sauta aux jambes...

--Oaou! oaou! oaou!...

--Oui! oui!... mon petit Bijou, je te comprends bien. Et nous nous
amuserons tous les deux!... Et nous nous dirons des choses que nous
n’avons dites encore à personne, parce que, vois-tu, personne ne
comprend les petits chiens et les petits enfants.

--Aoue! aoue! aoue!

Et prenant Bijou dans mes bras, je l’embrassai, et je lui dis:

--Bijou! Bijou! je suis content que tu sois venu... Je ne serai plus
seul, maintenant, plus jamais seul!...

Ah! qui expliquera jamais ce que c’est qu’un chien.

Quant à moi, je ne l’essaierai point. Pour pénétrer dans l’âme inconnue
et charmante des bêtes, il faudrait connaître leur langage--car elles
ont, chacune, un langage avec quoi elles nous parlent et que nous
n’entendons pas.

Je sens très bien que cette incommunicabilité est une grande sagesse de
la nature; elle la préserve de mille catastrophes qu’il est facile de
deviner; elle la sauve, peut-être, de la destruction. Imaginez, ne
fût-ce qu’un instant, l’œuvre de dévastation que l’homme pourrait
entreprendre, s’il pouvait inculquer aux bêtes son génie de la mort?...
Mais c’est en même temps une chose très douloureuse, du moins, une chose
qui m’est, à moi, très douloureuse. Je ne souffre jamais tant qu’en
présence d’un cheval, d’une vache, d’un oiseau, d’une chenille, et de ne
pas savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent, et comment ils pensent
et désirent. Cette ignorance me gâta, bien des fois, mon amitié pour
Bijou.

Les physiologistes ont beau fouiller de leurs scalpels les entrailles,
les organes, les muscles, le cerveau des bêtes, nous ne saurons jamais
rien d’elles. La grande erreur et le grand orgueil aussi de ceux-là qui
tentèrent d’étudier le fonctionnement de la vie intellectuelle chez les
animaux furent de leur attribuer, à l’état embryonnaire, des idées
humaines. Ils dirent que, se nourrissant et se reproduisant à peu près
comme l’homme, ils doivent penser comme lui. La vérité est que les bêtes
doivent penser selon leur forme: les chiens en chien, les chevaux en
cheval, les oiseaux en oiseau. Et voilà pourquoi nous ne nous
comprendrons jamais!

Les savants ont tiré de l’infériorité des bêtes, par rapport à nous, cet
argument que, depuis qu’elles existent, elles font toujours les mêmes
choses avec les mêmes mouvements, qu’elles n’inventent ni ne
progressent. Le lapin creuse son terrier de la même façon qu’il y a dix
mille ans, le chardonneret tresse son nid, l’araignée tisse sa toile, le
castor construit sa hutte, sans apporter jamais la moindre modification
dans la forme et dans l’ornement. Toute fantaisie, toute spontanéité
individuelle, toute liberté critique semblent leur avoir été refusées;
et ils n’obéissent qu’à des rythmes purement mécaniques, lesquels se
transmettent avec une précision déconcertante et une régularité servile,
à toutes les générations de lapins, de chardonnerets, d’araignées et de
castors. Qui nous dit que ce que nous appelons des rythmes mécaniques ne
sont pas des lois morales supérieures, et que si les bêtes ne
progressent pas, c’est qu’elles sont arrivées du premier coup à la
perfection, tandis que l’homme tâtonne, cherche, change, détruit et
reconstruit sans être parvenu encore à la stabilité de son intelligence,
au but de son désir, à l’harmonie de sa forme?

Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire de la volonté, de la
conscience, aux bêtes, me semble une proposition purement injurieuse et
parfaitement calomniatrice.

Entre autres faits effarants, angoissants, que je pourrais citer, en
voici un auquel il me fut donné d’assister, et qui fit sur moi une telle
impression que, depuis, je ne peux plus voir, sans remords, passer un
troupeau de bœufs, et qu’il ne m’a plus été possible de manger du
poulet.

Ma mère avait une amie qui élevait des poules en grande quantité; vous
pensez bien que ce n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait:
elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses bestioles, et
pour les vendre. C’était une femme très méchante, et qui n’avait dans
l’âme aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un être quelconque,
un être avec un cœur qui bat et des yeux qui regardent, et des veines
qui charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être au couteau!...
n’est-ce pas une chose monstrueuse?... Mais voilà un genre de réflexion
que la brave femme ne faisait jamais!...

Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa basse-cour était ravagée
par la diphtérie. Ses poules mouraient, mouraient, comme les mouches en
novembre. Tous les matins, on en trouvait deux, cinq, dix, quinze,
toutes raides, à la crête noire, sur le plancher des poulaillers... Et
la brave femme se lamentait, Dieu sait comme, et elle pleurait, et elle
criait:

--Les pauvres bêtes!... Les pauvres bêtes!

Mais ce n’était pas sur «les pauvres bêtes» qu’elle pleurait, c’était
sur elle-même. Sur le conseil d’un hygiéniste, elle commença par
désinfecter sa basse-cour; puis, elle mit à part, à l’autre bout de sa
propriété, dans une sorte de petit lazaret, les poules notoirement
atteintes du mal... Elle les soigna avec un dévouement, ou plutôt, avec
une ténacité surprenante. Le dévouement suppose de la noblesse, des
qualités d’âme que n’avait point l’amie de ma mère; la ténacité évoque
tout de suite un intérêt cupide. En effet, si elle souffrait, si elle se
désespérait de la maladie de ses poules, ce n’est point qu’elle les
aimât d’avoir été gentilles, c’est que c’était pour elle pertes d’argent
ou gains compromis!

Quatre fois par jour, elle se rendait au petit lazaret, avec toute une
pharmacie compliquée et bruyante... Et c’était une grande pitié,
vraiment, que de voir ces misérables poules, le dos rond, la plume
triste et bouffante, la tête basse, rester immobiles, des journées
entières, à regarder quoi! Elles ressemblaient à ces pauvres malades qui
se navrent, sur des bancs, dans des jardins d’hospice...

Accroupie au milieu du lazaret, la bonne femme les prenait une à une,
les tâtait, les auscultait, leur nettoyait la gorge au moyen de longs
pinceaux trempés dans des huiles antiseptiques... Puis, elle leur
introduisait de force, dans le gosier, des boulettes de viande poudrées
de quinquina. Et c’étaient des luttes, des cris, des battements d’ailes,
un supplice enfin, pour les petites malades. Aussi, lorsqu’elles
voyaient arriver de loin leur maîtresse, avec son tablier blanc, et sa
pharmacie, et son panier de torture, elles se mettaient à glousser de
terreur, à sautiller sur leurs pattes, et elles cherchaient à fuir...

Or, une fois que j’étais chez la bonne femme et que je l’accompagnais au
lazaret, voici ce que je vis... Oui, en vérité, voici ce que je vis...

Aussitôt qu’elles nous eurent aperçus, la vieille et moi, traversant les
pelouses et piquant vers le lazaret, trois poules survinrent
clopin-clopant, se ranger devant leurs augettes remplies de millet, et,
avec des mines ostentatoires et sournoises, avec des mouvements
extraordinairement précipités, elles firent semblant de manger,
avidement... Vous avez bien lu, n’est-ce pas?... Elles ne mangèrent pas:
elles firent semblant de manger. Et le plus étonnant, c’est que, entre
chaque coup de bec dans l’augette, elles nous regardaient d’un œil
malicieux, et elles paraissaient nous dire:

--Vous voyez, mes braves gens, que nous sommes guéries, et que vous
n’avez plus besoin, dorénavant, de nous racler la gorge, et de nous
introduire ces horribles boulettes qui nous dégoûtent et nous font si
mal... Admirez comme nous sommes de vaillantes poules, et quel appétit
est le nôtre... Remportez vos boîtes, vos fioles, vos pinceaux!... Ah!
ah!...

Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Elles faisaient semblant de
manger d’un appétit furieux, en tapant du bec, frénétiquement, dans
l’augette qui, peu à peu, se vidait.

La bonne femme, qui n’était pas une observatrice, fut prise à cette
supercherie. Elle dit joyeusement:

--Ah! mes poules sont guéries!...

--Pas du tout!... protestai-je. Elles ne sont pas du tout guéries...
Regardez-les bien... Elles font semblant de manger, dans le but d’éviter
vos soins qui les embêtent.

--Tu es fou! Des poules!

--Mais regardez-les!...

--C’est ma foi vrai! s’écria la bonne femme. Ah! les garces!

Et depuis ce jour, je n’ai pu, sans pleurer, voir un poulet à la
broche... Est-il possible que l’homme ose se nourrir avec de
l’intelligence, de la volonté, du caprice, de l’ironie, et toutes ces
choses délicieuses qui sont dans l’âme des bêtes!...

Quant à Bijou, je ne le gardai pas longtemps... Il mourut, par une
triste nuit, entre mes bras; il mourut pour, en fouillant dans les
ordures de la rue, avoir avalé un morceau de verre.

Son agonie fut quelque chose d’horrible. Dans mes bras, il avait des
plaintes, comme un petit enfant, et il me regardait, avec des
supplications si douloureuses, que je pleurais à chaudes larmes, en
criant:

--Bijou! Bijou! ne meurs pas... Tu me fais trop de peine... Ou si tu
meurs, ne me regarde pas ainsi!... Bijou! Bijou! mon pauvre Bijou!...

Quand il fut mort, je redevins plus seul que jamais!... Et d’avoir connu
l’amitié d’une petite bête, la solitude me fut quelque chose de plus
pesant et de plus atroce.

C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par la privation de tout amour,
à ne vivre qu’en moi-même, à me créer des figures, des aventures et des
paysages purement intérieurs. Toute la journée, dans une petite pièce
sombre qui donnait sur une cour noire et sale, occupé à la tenue des
livres et à la correspondance commerciale, travaux que je finis par
rendre absolument mécaniques, je ne sortais jamais plus, dans la ville
ni dans la campagne. Depuis le départ de M. Narcisse, il n’y avait plus
de fleurs chez nous, non, même plus de fleurs, sinon le bouquet nuptial
de ma mère, qui se désagrégeait, sous un globe, dans la salle à
manger... La sorte de petite grâce, l’espèce de petit parfum que nous
avait apportés la présence du lamentable professeur, tout cela avait
disparu... A peine si j’avais la curiosité de regarder dans la rue où
c’étaient, sans cesse, les mêmes visages, les mêmes choses, les mêmes
bêtes qui passaient, avec des habitudes chaque jour pareilles et des
mouvements qui, jamais, ne se renouvelaient!... Les petites villes ont,
même sur les bêtes, des influences déplorables et des contagions
d’abrutissement... Quand j’avais des loisirs et des livres, je lisais;
c’était là mon unique récréation. Mais j’ai déjà dit que je n’avais pas
souvent de livres!

J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir, à m’abstraire de
toutes choses ambiantes, même des événements quotidiens de la maison,
même de mon père, de ma mère, de la vieille femme de ménage, des
clients, qui n’étaient plus pour moi que de vagues ombres, projetées sur
le carreau de la boutique, ou glissant sur les murs. La conversation de
mes parents, le soir, leurs querelles, aiguës et glapissantes, leurs
plaintes, leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait pas plus
d’importance dans ma vie muette et fermée aux bruits extérieurs, que le
bourdonnement des mouches, dans l’arrière-boutique où je travaillais, ou
que le vent soufflant du dehors, sur les toits de la ville!... Et
encore, il m’arrivait, parfois, d’écouter le vent... Il avait des
musiques que j’aimais...

Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup senti déjà, j’avais
accumulé en moi, retenu en moi assez de formes différentes, assez de
pensées et de sentiments divers pour me construire une existence
silencieuse au dehors, violente et grondante au dedans, en somme, pleine
de beautés plastiques et morales--du moins, je les jugeais telles...
Cette existence, que je ne puis mieux comparer qu’à un temple dans un
désert, je la peuplai de toutes sortes de choses et de toutes sortes de
gens, faits de ce que j’avais saisi au passage, empruntés aussi à ce que
j’avais lu dans les livres... Et mon imagination achevait le reste...
Évidemment, cela était souvent incohérent et chimérique. Il y manquait,
en plus de l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais je m’y
amusai extrêmement. Et je ne tardai pas à développer en moi, chaque jour
davantage, par un entraînement continuel, par une espèce de curieux
automatisme cérébral, cette puissance d’idéation, cette frénésie
d’évocation si extraordinaire, que mes rêves prenaient, pour ainsi dire,
une consistance corporelle, une tangibilité organique, où mes sens se
donnaient l’illusion parfaite de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des
réalités! J’ai connu, sans me rendre compte de leur mécanisme, et sans y
aider autrement que par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans,
des plaisirs sexuels d’une singulière complication et d’une acuité de
possession telle, que je ressentais, à les éprouver, d’obscures et
mortelles terreurs.

Mais je restais chétif, de nature rétrécie, de membres grêles et
insuffisants, de muscles mous; j’avais, comme aujourd’hui--car je n’ai
pas vieilli, étant né vieux--la peau étiolée, fripée et toute grise, mes
veines charriaient un sang pauvre et mal coloré; mes poumons respiraient
avec effort, comme ceux d’un pulmonique. Toutes ces tares
physiologiques, je les attribue à cette tension permanente de mon
cerveau qui, de tous mes organes, était le seul qui fonctionnât... Étant
toujours assis, je n’ai pour ainsi dire pas grandi, et à seize ans, mon
dos était voûté ainsi qu’un dos de vieillard...

Hier, en fouillant dans un tas de choses inutiles et depuis longtemps
mises au rebut, j’ai retrouvé une photographie de moi, faite, à cette
époque, sur le désir de ma mère, par un photographe ambulant. Pourquoi
ma mère a-t-elle eu cette idée bizarre de faire fixer mon image
d’enfant, qui accuse son atroce égoïsme, et ce que sa maternité eut
d’insensible et d’imprévoyant?... Cette photographie est un peu effacée
et toute jaune. Mais les traits et l’expression du visage demeurent sur
le fond disparu. Eh! bien, je n’ai pas changé... Je suis tel que j’étais
alors... un petit vieux triste et fané. Non, en vérité, je n’ai pas
vieilli, sinon que mes cheveux, rares d’ailleurs, ont pris une teinte
ternement blanchâtre, et que mes dents--celles, du moins, que je n’ai
pas perdues--sont devenues toutes noires et pareilles à des racines
d’arbuste mort... Et voyez combien il y avait peu de vie physique en
moi, ce qu’il y avait en moi peu de sève: ma barbe n’a pas poussé!
Enfant, j’avais l’air d’un vieillard; vieillard, je ressemble à un
enfant malade!... Et pourtant, quel est l’être humain en qui se soient
concentrées plus de flammes que dans ce corps chétif que je suis, plus
de flammes dévoratrices et meurtrières, et qui soit allé, comme moi,
jusqu’au bout de son désir?...

Chose curieuse, autant mes rêves, dans l’éveil, étaient exubérants et
magnifiques, autant, dans le sommeil, ils étaient plats, pauvrement et
douloureusement plats! Je n’avais alors et je n’ai encore maintenant que
des rêves d’inachèvement, que des rêves d’avortement!... Je ne pouvais
et je ne puis saisir quoi que ce soit, dans mes rêves, ni rien
étreindre, ni rien atteindre, ni rien toucher!... Et, par un contraste
bizarre, ce ne sont, dans ces rêves-là, que des représentations
vulgaires, des figurations inférieures de la vie!...

Ainsi, me voilà dans une gare... Je dois prendre le train... Le train
est là, grondant, devant moi... Des gens que je connais et que
j’accompagne, montent dans les wagons avec aisance... Moi, je ne puis
pas... Ils m’appellent... Je ne puis pas, je suis cloué au sol... Des
employés passent et me pressent: «Montez donc!... Montez donc!...» Je ne
puis pas... Et le train s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques
ricanent de mon impuissance; une horloge électrique se moque de moi...
Un autre train arrive, puis un autre... Dix, vingt, cinquante, cent
trains se forment pour moi, s’offrent à moi, successivement... Je ne
puis pas... Ils s’en vont, l’un après l’autre, sans qu’il m’ait été
possible d’atteindre, soit le marchepied, soit la poignée de la
portière... Et je reste, toujours là, les pieds cloués au sol, immobile
et nu--pourquoi nu?--devant des foules dont je sens peser sur moi les
mille regards ironiques.

Ou bien, je suis à la chasse... Dans les luzernes et dans les bruyères,
à chaque pas, se lèvent bruyamment des perdrix... J’épaule mon fusil...
je tire... Mon fusil ne part pas, mon fusil ne part jamais... J’ai beau
presser sur la gâchette. En vain! Il ne part pas!... Bien souvent, les
lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement; les perdrix s’arrêtent
dans leur vol, devenu immobile, et me regardent aussi... Je tire... je
tire!... Il ne part pas... il n’est jamais parti!

Ou bien encore j’arrive devant un escalier... C’est l’escalier de ma
maison. Il faut que je rentre chez moi!... J’ai cinq étages à monter...
Je lève une jambe, puis l’autre... et je ne monte pas!... Je suis retenu
par une force incoercible, et je ne parviens pas à poser mes pieds sur
la première marche de l’escalier... Je piétine, je piétine, je m’épuise
en efforts d’inutile ascension... Mes jambes vont l’une après l’autre,
avec une rapidité vertigineuse... Et je ne monte pas!... La sueur
ruisselle sur mon corps, la respiration me manque... Et brusquement, je
me réveille... le cœur battant, la poitrine oppressée... la fièvre dans
toutes mes veines où le cauchemar galope...

Tels sont mes rêves, la nuit; tels sont toujours mes rêves!... Pourquoi
ces rêves, et jamais d’autres?... Y a-t-il donc un symbole dans les
rêves?

J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence solitaire, rêveuse et
triste, pour bien faire comprendre le pauvre être silencieux, ignorant,
timide et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un beau soir, décidé par
mes parents que j’irais à Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact
que pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas ce départ, et il
invoquait, à l’appui de sa résistance, des raisons comme celle-ci, qu’il
émettait, du reste, la bouche molle, le regard incertain, avec l’air de
«s’en fiche», si je puis dire:

--Il est bien trop bête, pour aller à Paris... Pour un autre, parbleu!
Paris serait la fortune!... Ah! si j’avais été à Paris, moi!... Mais
lui!... Que veux-tu qu’il fasse à Paris!... Jamais il ne se reconnaîtra
dans les rues de Paris... Ah! le pauvre enfant!...

Ma mère était d’un avis différent... On sentait, dans toutes ses
paroles, la hâte qu’elle avait de se débarrasser de moi... Pourquoi?
Est-ce que je la gênais? Est-ce que je la contrariais en quoi que ce
fût? Cela me fit de la peine, non pour moi, je vous assure, mais pour
elle... Je n’aimais pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme et
de dureté. Aux objections, d’ailleurs, de plus en plus indécises de mon
père, elle répliquait:

--Une place comme ça!... C’est une chance incroyable... une occasion
unique. Si nous n’en profitons pas, nous l’aurons toujours sur les
bras!... Que peut-il devenir ici, sinon manger de la nourriture qu’il ne
gagne même pas!...

--Enfin, il t’aide... Il tient tes livres!

--Eh bien...! il ne manquerait plus que ça!

--Oui, mais, Paris!... Paris!...

--Voilà-t-il pas une grande affaire?... Il s’arrangera, donc!...

Or, cette chance, cette occasion unique, cette place obtenue, grâce à je
ne sais plus quelles recommandations de curés, c’était une place moitié
de comptable, moitié de copiste, dans une administration dont après
trois ans je n’ai jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si elle
était commerciale, industrielle, financière, artistique, politique,
religieuse, militaire, maritime, coloniale, étant un peu tout cela, et
bien d’autres choses encore...

Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui prévalut. Quant à moi, selon
les bonnes traditions de la famille, je n’avais même pas été consulté.
Bien d’autres eussent été heureux de partir d’une maison où ils
n’étaient pas aimés, heureux de conquérir leur liberté et de donner à
leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique... Eh bien, cette décision,
je l’acceptai avec la plus complète indifférence et--cela vous paraîtra,
peut-être, extraordinaire--sans la moindre curiosité. Là ou ailleurs,
que m’importait!... Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas vivre
parmi les hommes et parmi les choses... puisque je sentais que je ne
pourrais vivre qu’en moi-même!

Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant pas, pour cette délicate
mission, confiance en mon père, lequel «ne faisait jamais que des
bêtises, et n’avait pas la moindre idée de ce qu’est l’argent»... Elle
profita de ce voyage pour renouer connaissance avec ces vieux amis de la
famille, les braves merciers du Marais, chez qui le commerce n’allait
pas, et dont, plus tard,--à la suite des circonstances infiniment
burlesques que j’ai racontées--je devais épouser la fille. Nous fûmes
bien accueillis. Chacun se remémora un tas de vieilles choses oubliées
et, dans un attendrissement général, il fut convenu que je viendrais,
chaque dimanche, dîner en famille, avec ces vieux amis de la famille,
que diable!...

--Et nous le surveillerons! Et nous lui apprendrons ce que c’est que
l’existence parisienne... Ce sera comme notre enfant... notre deuxième
enfant!...

Braves gens!... Ah! l’horreur sinistre des braves gens!...

Sur leur indication, ma mère me choisit, pour la somme de quinze francs
par mois, une chambre, ou plutôt un indicible taudis, dans une ignoble
maison meublée de la rue Princesse, une petite rue étroite et sombre,
sans cesse encombrée de lourds camions et où jamais l’air ni la lumière
n’avaient pénétré... Une prison!... Ma mère dit simplement, après avoir,
pour la forme, inspecté la chambre:

--Ça n’est pas très luxueux... mais c’est bien suffisant pour un jeune
homme de province... Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau
et des vieux amis de la famille... Et, surtout, il ne faut pas oublier
qu’il y a là, tout près, un omnibus pour les jours de pluie... ce qui
est très commode...

Ma chambre donnait à l’extérieur sur une cour aussi noire, aussi humide,
mais moins large qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre, on se
heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient sur des cordes
d’innommables guenilles... A l’intérieur, elle donnait sur un palier
effrayant, puant, suintant, et qui, tout de suite, vous donnait l’idée
du crime... Le soir, une petite veilleuse qui brûlait dans un coin, à
chaque étage, faisait mouvoir des ombres effarantes... et, sur les murs,
des rampements d’insectes mous...

Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu sale et rébarbatif
qui--je le sus plus tard--vendait dans les rues des plans de Paris, et,
je crois, aussi, des images défendues, qu’on appelle des cartes
transparentes; à gauche, j’avais une vieille dame asthmatique, qui
réparait des tapisseries... Les locataires des autres étages me
semblèrent, dans le même genre, de condition misérable ou de métier
louche, appartenant presque tous à cette confrérie extraordinaire,
mystérieuse et troublante du camelot!... J’avoue que je ne fus pas trop
rassuré. Lorsque je sortais de la maison ou que j’y rentrais, j’avoue
que j’avais au cœur un tremblement, un effroi... l’effroi de ces murs,
de ces escaliers, de toute cette obscurité morne et visqueuse, où les
rencontres humaines prenaient des aspects sinistres...

Ma mère, sans doute, n’avait rien vu de tout cela. Elle n’avait vu ni
ces murs, ni ces escaliers, ni ces visages, car je ne puis croire
qu’elle ait, délibérément et consciemment, choisi ce coupe-gorge pour y
loger son fils...

Durant les trois premières nuits, bien que j’eusse la prudence, aussitôt
rentré, de verrouiller ma porte, il me fut impossible de m’endormir. Et
je regrettai presque ma chambre de là-bas, qui, certes, n’était pas
somptueuse non plus... et je regrettai aussi la cour si triste où ma
mère, le matin, venait, sale et débraillée, traînant ses savates et son
jupon dans l’ordure, étendre ses frusques sur les cordes... Et je
regrettai, pareillement, la rue si mélancolique où, toujours aux mêmes
heures, spectres d’hébétude, les mêmes passants passaient!...

C’est dans cette maison de la rue Princesse que, huit jours après mon
installation, il m’arriva la seule aventure dramatique de ma vie, car
mon mariage, au fond si tragique, et la mort si irrésistiblement comique
de ma belle-mère, je ne les considère pas comme des aventures, mais
seulement comme de menus incidents sans importance ou du moins, comme
des incidents dont l’importance n’est que pittoresque et anecdotique.
Vous comprendrez donc que je mette une certaine coquetterie d’émotion,
et même quelque orgueil, à vous en faire le récit...

Une nuit--il pouvait être deux heures du matin--je venais de
m’endormir... Je m’endormais très tard, parce que ayant pu me procurer
des livres je lisais, je lisais, jusqu’à ce que la fatigue me fît tomber
le livre des mains... Je venais de m’endormir, lorsque je fus réveillé
en sursaut par un grand cri... Ce cri semblait avoir été poussé dans la
chambre de gauche qu’habitait la vieille dame aux tapisseries... Je me
dressai sur mon lit, écoutant... A vrai dire, je n’étais pas très
étonné... Terrifié?... oui, peut-être... Mais étonné, non!... Ce qui
m’étonnait, c’est que ce qui arrivait là ne fût pas arrivé plus tôt...
Qu’était-il donc arrivé? J’écoutai, le cœur battant... Un second cri
plus faible... puis, comme un bruit de lutte... un heurt de meubles...
un paquet qu’on traîne... des chaises remuées... des coups sourds... et
enfin, une voix, une voix de terreur, que je distinguai nettement... une
voix de femme comme étouffée, et criant: «Au secours!... au secours!...»
à plusieurs reprises... puis rien!...

Je me levai... A la hâte, je m’habillai dans l’obscurité... Ma peur
était telle, à ce moment, que pour rien au monde je n’aurais voulu
allumer une bougie...

Dans la chambre voisine, tous les bruits avaient cessé... Et c’était
maintenant, dans toute la maison, comme un silence de mort...

Qu’allais-je faire?... J’hésitai longtemps à prendre un parti...
N’avais-je pas été victime d’une hallucination?... J’écoutai encore...
Rien... rien!... Rien que le tic-tac de mon cœur qui battait avec
force... Et ce silence me parut plus effrayant que les bruits, que la
voix, que les coups sourds!...

--Il faut que je sache!... il faut que je sache!... me dis-je.

J’ouvris la porte, et me trouvai sur le palier. La veilleuse était
éteinte... Une ignoble odeur d’huile brûlée me fit broncher, comme un
jeune cheval l’odeur d’un cadavre dans la nuit...

Et, perdu dans cette ombre, je me sentais tout tremblant... tout
tremblant... tout petit... tout petit!... Ah! si petit!...

Je n’osais plus, je ne voulais plus, je ne pouvais plus avancer; la nuit
du palier pesait sur moi plus lourde, plus écrasante, qu’une chape de
plomb... Et le silence était si profond que j’entendais, réellement,
ramper les insectes noirs sur les murs...

Pourtant, le courage ne tarda pas à me revenir; le désir de savoir ce
qui s’était passé là, de connaître la raison de ces cris, de ces appels,
de ces chocs sourds, dissipa ou plutôt galvanisa ma terreur... Après
tout, j’avais peut-être été victime d’une hallucination... Mais je
voulais en avoir le cœur net, comme disait ma mère chaque fois qu’elle
se trouvait en présence d’un événement embrouillé, de quelque chose
qu’elle ne comprenait pas et dont elle avait l’obsession de la
comprendre... Si je mentionne ce souvenir, qui peut paraître puéril ou
déplacé en un tel récit, c’est que je me rappelle--comme si je les
revivais encore,--que, durant ces tragiques minutes, j’avais, en moi, la
hantise de cette phrase stupide et que je me répétais sans cesse, d’une
voix intérieure, mais obstinée, ces mots: «Je veux en avoir le cœur net,
je veux en avoir le cœur net!...»

Je rentrai dans ma chambre où j’allumai--avec combien de peine--une
bougie... et je sortis, de nouveau, sur le palier.

Alors je vis une chose si effrayante que je reculai encore... Mais ce ne
fut qu’une faiblesse d’une seconde, et, par un violent effort sur
moi-même, je la surmontai facilement... Voici ce que je vis.

La porte de droite, la porte de cette chambre qu’habitait la vieille
dame aux tapisseries, était grande ouverte... Un linge blanchâtre et
deux pieds en dépassaient le seuil, deux pieds immobiles et nus, deux
pieds dressés dans la position que doivent avoir les pieds appartenant à
une personne couchée sur le dos...

Il est rare que les choses--à l’exception des yeux--soient effrayantes
en soi. Elles ne le sont que par les circonstances qui les entourent, à
un moment déterminé, et les événements terribles où elles n’ont d’autre
valeur d’action que d’y avoir--je ne dis pas même participé, mais
simplement assisté!...

Ce qui m’effrayait dans ces pieds, ce n’étaient pas les pieds eux-mêmes,
mais les cris, les appels, les chocs que j’avais entendus, et qui leur
donnaient une signification précise de témoignage? Et puis, il faut bien
que je le dise... A cet effroi général, s’ajoutait un autre effroi
particulier; c’est que j’ai toujours eu, non pas, peut-être, la terreur,
mais l’invincible dégoût des pieds nus. Je ne saurais expliquer
pourquoi... mais je n’ai jamais pu voir des pieds nus, sans qu’aussitôt
ils évoquassent en moi les images si singulièrement effarantes,
cauchemardantes, de l’Embryon... des analogies avec les larves, les
fœtus... oui, tout le cauchemar angoissant et horrible de l’incomplet,
de l’inachevé!

Je fus quelque temps à pouvoir détacher mon regard de ces pieds qui,
d’abord rigides comme des pieds de mort, me parurent ensuite, à force de
les regarder fixement, doués d’une vie douloureuse... Du moins, il me
sembla bien--mais il se peut que la lumière dansante de la bougie m’ait
donné cette illusion--que le gros orteil du pied gauche eut, à plusieurs
reprises, des mouvements de crispation, et faut-il l’écrire?--des
grimaces, de véritables grimaces, ainsi qu’un visage... Enfin,
m’habituant à cette lueur étrangement mouvante de la bougie, qui
déplaçait et les couleurs et les formes, il me sembla aussi que ce bout
de linge blanc dont j’ai parlé était tout tacheté de sang...

Décidé à savoir, je me portai en face de la chambre, et, tendant la
lumière au bout de mon bras allongé, dans l’ombre de la chambre, je vis
ceci:

Une femme--la vieille femme aux tapisseries,--était couchée sur le
plancher, la gorge largement fendue par une blessure où le sang se
caillait en noirs et luisants grumelots. Elle était à peu près nue et
très pâle de peau... Sur sa pauvre gorge couturée, sur sa poitrine
maigre, sur ses bras osseux, sur son ventre plissé, dans ses cheveux
grisonnants, partout du sang... des éclaboussements de sang... Je me
souviens que sa main baignait, tout entière, dans une mare rouge qui
s’étalait autour d’elle, sur le plancher...

Je pensai défaillir, mais faisant appel à tout mon courage, à toutes mes
énergies, je me précipitai sur la vieille femme, je me penchai pour
voir, pour sentir qu’elle n’était pas morte... qu’elle respirait encore,
peut-être!... Je tenais le bougeoir dans ma main droite et, en me
penchant sur la vieille femme, je me rappelle qu’une goutte de cire
liquide tomba sur son œil grand ouvert, sur son œil terrifié où elle se
figea, blanchâtre, comme une taie.

Et toujours en moi cette phrase qui ne me quittait pas, et qui,
maintenant, sautillait en moi, comme un refrain de chanson:

--Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!...

Je posai le bougeoir près du corps et je me mis à le tâter en toutes ses
parties... Les membres étaient encore chauds et souples... Mais le
ventre se refroidissait et le cœur ne battait plus! La pauvre vieille
était bien morte, bien morte, bien morte!

Or, je veux vous avouer l’étrange sensation que j’éprouvai à la suite de
cette constatation... Ce fut presque de la joie... Non, pas de la joie
tout à fait... mais quelque chose de doux comme un allègement, comme une
délivrance. J’avais la poitrine libre, les membres plus légers, le
cerveau tranquille... Je ne ressentais plus de terreur et, en vérité,
j’étais presque content que la vieille fût morte!... Morte, je n’avais
plus rien à faire qu’à me dire qu’elle était bien morte; vivante,
c’était toute une complication: il m’eût fallu tenter de la rappeler
complètement à la vie... Et je comprenais mon impuissance devant cette
responsabilité.

--Ma foi! me dis-je avec une philosophie admirable, mieux vaut pour elle
et pour moi qu’elle soit morte!... Et nous en avons tous les deux, elle
et moi, le cœur net!...

A la lueur très faible de la bougie, je remarquai dans la chambre des
traces de violence et de lutte: les draps du lit arrachés, deux chaises
tombées, les tiroirs d’une commode vidés, un globe de verre brisé et
dont les morceaux brillaient, çà et là, parmi des choses déchiquetées et
jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai pas, d’abord, à ce
désordre des objets une idée autre que celle du désordre lui-même... Et,
à ce moment-là, chose extraordinaire, devant ce cadavre encore chaud, et
mutilé, devant ce sang répandu, devant ces traces de lutte, il ne me
vint pas à l’esprit que la vieille avait été assassinée, comme si ces
choses-là étaient naturelles, qu’elles avaient dû s’accomplir
d’elles-mêmes et toutes seules!

Je commençai par ramener sur le ventre nu de la vieille femme sa chemise
roulée, déchirée et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes bras, la
face, la poitrine, les mains barbouillées de sang visqueux, je
m’ingéniai à le soulever, à le traîner, afin de pouvoir le déposer sur
le lit... Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit sourd...
Ploc!...

--Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!...
chantait en moi la voix de plus en plus obstinée.

Et, comme, pour la troisième fois, je tentais d’enserrer le cadavre trop
lourd pour mes bras débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon
épaule, pesamment.

Je poussai un cri et me retournai... Et je vis deux yeux féroces et
gouailleurs, une barbe sale, une bouche ignoblement tombante, la bouche,
la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot...

--Ah!... ah!... fit-il, je t’y pince!...

Puis:

--Qu’est-ce que tu fais ici?...

L’étonnement ne me permit pas de parler, l’étonnement, seul, car je
n’imaginais rien au delà de cette présence, et je n’en redoutais rien
d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait:

--Qu’est-ce que tu fais ici?... répéta-t-il.

--Je ne sais pas!... balbutiai-je.

--Ah! tu ne sais pas!... tu ne sais pas!... Elle est bonne!...

Et il me secouait rudement par les épaules... Et ses yeux avaient des
lueurs sombres. Il était en chemise, lui aussi, avec les jambes nues,
des jambes couvertes de poils.

--Pourquoi es-tu ici?

Alors, ne sachant ce que je répondais, je répondis sur l’air de la
chanson, qui chantait en moi:

--Je voulais en avoir le cœur net!... Je voulais en avoir le cœur
net!...

--Ah! tu voulais en avoir le cœur net!... Eh bien... attends un peu!...

M’ayant lâché, il sortit, referma la porte... Et j’entendis aussitôt la
voix qui retentissait dans l’escalier.

--A l’assassin!... au secours! au secours!...

Et des portes s’ouvrirent, claquèrent. Et des voix se répondirent,
d’étage en étage... Et les cris du camelot retentirent, plus forts:

--A l’assassin!... au secours!... à l’assassin!...

Hébété, je m’étais laissé tomber, sur le plancher, près du cadavre... Et
je répétais sur l’air d’une vieille chanson de mon pays:

--Je veux en avoir le cœur net!... Je veux en avoir le cœur net!...

Aux appels, aux cris poussés par le camelot dans l’escalier, toute la
maison s’était réveillée, toute la maison s’était levée. Et la chambre
de la vieille fut bientôt envahie par une foule de curieux, les uns
vêtus à la hâte de n’importe quoi, les autres en chemise, tous si
pittoresquement désordonnés, si expressivement effarés et tremblants,
que, malgré mon hébétude, je ne pus m’empêcher de remarquer leurs
comiques silhouettes et d’en jouir--ce ne fut qu’un moment--d’en jouir
comme d’un spectacle très divertissant. Même, après tant d’années, je
revois la plupart de ces têtes, lâches, peureuses et cruelles, et ce
m’est encore une gaieté...

Ils arrivaient successivement dans la chambre, chacun avec un petit
bougeoir à la main, tendaient le col, demandaient:

--Qu’est-ce qu’il y a?... Qu’est-ce qu’il y a?

A toutes les interrogations, le camelot répondait:

--Hé! Vous le voyez bien... Il y a qu’elle est morte!... Il y a qu’il
l’a tuée!...

--Oh! mon Dieu!...

Il me désignait d’un doigt formellement accusateur à l’indignation de
tous... Et pour qu’il ne restât plus un doute dans l’esprit de personne,
il expliquait avec des gestes rapides:

--Je l’ai surpris au moment où il achevait de la tuer... Elle était
renversée comme ça, sur le plancher... lui, couché sur elle... comme ça,
il la tenait à la gorge... Et il farfouillait la blessure de son
couteau, comme ça!... comme ça!...

Il y avait, çà et là, des exclamations d’horreur, et, peut-être, des
protestations, des doutes...

--Mais, regardez-le... s’acharnait le camelot... Regardez sa chemise,
ses mains, son visage... Ils sont pleins de sang!

--C’est vrai!... C’est vrai!...

--Oh!... oh!... oh!...

Une femme dit:

--C’est presque un enfant!

Un autre dit:

--Il n’a pas de barbe encore!...

Une troisième dit simplement, avec de l’admiration:

--Ainsi!... Voyez-vous ça!

Alors, le camelot insistait:

--Mais regardez-le!... Et son air de bête prise au piège!...

--C’est vrai!... C’est vrai!...

Comme je l’ai raconté plus haut, épuisé par mes efforts à le soulever, à
le traîner, je m’étais laissé tomber près du cadavre... Je ne faisais
pas un mouvement... Et je considérais tout ce monde, je considérais le
camelot, sans entendre encore, sans comprendre qu’il m’accusait du
meurtre de la vieille aux tapisseries... Je n’avais plus aucune idée
dans la tête... Ma tête était vide, vide, vide!... Et tout cela qui se
passait autour de moi était si nouveau, si étrangement nouveau, et si
grimaçant, si incohérent, qu’il ne m’était pas possible d’admettre que
je ne rêvasse point... Toutes ces figures, je me rappelle, n’avaient
plus pour moi la moindre consistance corporelle... C’étaient des ombres
qui se déformaient au moindre souffle du vent entrant par la porte, et
qui s’évanouissaient pour se reconstituer ensuite, fuligineuses... Je
les suivais, comme on suit, dans l’air, les fumées, les nuages ou les
brumes qui montent, le matin, des rivières...

Le camelot, actif et terrible, vint à moi, m’obligea à me lever, et,
m’empoignant l’épaule d’un geste rude:

--Comment l’as-tu tuée?... Pourquoi l’as-tu tuée?... Réponds!...

Comme je restais muet:

--Allons! réponds... insista-t-il.

Et il me secouait l’épaule à me briser la clavicule. Il me semblait
aussi que ma cervelle clapotait dans mon crâne, comme de l’eau remuée...
J’avais le vertige...

--Réponds donc!...

Machinalement, je répondis:

--Je ne sais pas... Je ne sais pas!...

Triomphalement, le camelot se tourna vers les curieux, et, les prenant à
témoin de mes paroles:

--Vous voyez! dit-il... Vous entendez!... Il avoue!

--Oui!... oui!... oui!...

Je vis des bouches m’invectiver, des yeux me maudire, des poings se
tendre furieux et menaçants vers moi... Une femme enveloppée d’un châle
rouge, et qui tenait une petite lampe à pétrole dans sa main, proposa
qu’on me mît à mort.

--Oui!... oui!... oui!...

Le camelot s’interposa:

--Non!... Il ne faut pas y toucher... Il faut qu’il meure sur
l’échafaud... Attendons le commissaire de police... On est allé chercher
le commissaire de police...

Un vieil homme hochait la tête... Il dit:

--Est-ce possible!... Il est si faible... Et les blessures sont si
horribles... La gorge a été fendue d’un seul coup!...

--Mais regarde donc sa chemise sanglante, réitéra le camelot, ses mains
rouges, son visage tout barbouillé... Et puisqu’il avoue!...

--C’est vrai!... c’est vrai!...

Le vieil homme s’obstina:

--Je ne dis pas le contraire... Pourtant, il est bien faible... Et il
paraît idiot!...

--Puisqu’il avoue!... Tu l’as bien entendu!...

S’adressant aux curieux:

--Vous l’avez bien entendu, tous? demanda-t-il d’une voix forte.

--C’est vrai!... c’est vrai!...

--Et il n’est ici que depuis huit jours!... Qu’est-ce qu’il est venu
faire ici?... Pourquoi est-il ici?...

--C’est vrai!... C’est vrai!...

Ensuite, on parla de la vieille, de ses vertus, de sa bonté; on vanta sa
vie pauvre et résignée... C’était une sainte... Pour tuer une pareille
femme, il ne fallait pas avoir de cœur!... Il fallait avoir l’âme bien
criminelle!... Quelques-uns pleurèrent...

Combien de temps cette scène dura-t-elle? Je n’en sais rien. Il arriva
que je n’entendis plus rien... J’étais engourdi... J’avais comme un
immense besoin de dormir... Et lorsque le commissaire de police entra,
suivi de plusieurs agents, mon esprit était bien loin de l’hôtel, du
camelot, du cadavre... Mon esprit était revenu au pays, là-bas, à M.
Narcisse, à ma mère, à mes longues stations contre les vitres de ma
chambre...

--Comment vous appelez-vous?... me demanda le commissaire.

--Je ne sais pas... je ne sais pas!... répondis-je.

--Vous ne voulez pas dire comment vous vous appelez?...

--Je ne sais pas!...

Le commissaire grogna:

--C’est bien!... Hum!...

Puis il me laissa sous la garde des agents, il examina le cadavre,
inspecta la chambre du crime, puis la mienne, toujours suivi du camelot
obséquieux et bavard, qui, sans cesse, répétait:

--Monsieur le commissaire, voilà comment ça s’est passé...

Le commissaire de police était un petit homme gros et court et qui
soufflait comme un bœuf. Malgré la gravité de l’affaire, malgré le
cadavre et le sang il avait une physionomie joviale, un air de pochard
gai et bon enfant, que le souci de sa responsabilité ne parvenait pas à
rendre sévère. Il ne me fit pas peur. Au contraire, son agitation
m’amusa extrêmement. Il entrait, tournait, virevoltait, sortait,
revenait et ressortait avec un empressement si comique, qu’il
ressemblait à un fantoche de pantomime. Et le camelot fantoche aussi,
mais fantoche sinistre, ne le quittait pas d’une semelle, entrait,
tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait avec lui,
toujours bavard et toujours gesticulant. Sur le palier, les gens de
l’hôtel assistaient curieusement à ces allées et venues, ne perdant pas
un seul des mouvements du commissaire et du camelot. Et moi, flanqué de
deux agents indifférents et silencieux, je faisais comme les gens de
l’hôtel, sans songer un instant que je fusse un des principaux acteurs
de ce drame. Et je me souvenais que, jadis, étant enfant, j’avais vu,
dans des baraques de la foire, des scènes pareilles, dont le burlesque
n’était peut-être pas si intense, et ne diminuait pas, aussi
complètement, la majesté terrible du crime.

Lorsque le commissaire se fut enfin rendu compte et du meurtre de la
vieille, et de la disposition des lieux, il ordonna aux curieux de se
retirer chacun chez soi... Puis, s’adressant au camelot, qui lui
soufflait dans le dos je ne sais quelles dénonciations:

--Qu’est-ce que vous foutez ici, vous? Allez-vous-en!...

Mais le camelot résistait:

--Puisque je l’ai vu, monsieur le commissaire! Ma présence ici est
indispensable. Je suis le seul témoin!... Puisque j’ai tout vu.

--Comment vous appelez-vous?

--Isidore Borgne, monsieur le commissaire.

--Hum! Hum!... Et qu’est-ce que vous faites?

--Je suis camelot...

--Ah! ah!... Qu’est-ce que vous faites, nom de Dieu?

--Je vends des plans de Paris...

--C’est bien!... Foutez-moi la paix, maintenant... Et si j’ai besoin de
vous... je vous ferai appeler...

--Mais, monsieur le commissaire!...

Le brave commissaire se fâcha, devant cette insistance, et appelant un
agent:

--Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il... Et surveillez-le!...

Le camelot protesta pour la forme:

--Je suis un bon citoyen, moi... Ça ne se passera pas comme ça!...

Et il se remit docilement, mais un peu effaré, aux mains de l’agent...

Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire referma la porte de la
chambre qu’éclairaient maintenant deux bougeoirs, posés sur la cheminée,
et une lampe à pétrole, sur une petite table encombrée, je me rappelle,
de chiffons rouges. J’étais toujours flanqué de mes deux agents, et le
cadavre gisait à mes pieds, sur le plancher où la mare de sang
s’élargissait... Le magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi,
s’épongea le front, souffla... Et, après m’avoir considéré avec
attention durant quelques secondes, il dit:

--Voyons ça!... voyons ça!... A nous deux, maintenant.

Je n’étais pas ému... Et même, à cette minute tragique, j’avais l’esprit
très libre... Je dois avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait
plus... Il ne me donnait pas d’autre idée que celle d’un vieux meuble
brisé, d’un vieux tapis déchiré... Non, en vérité, je n’avais plus la
sensation que cette chose inerte eût été une personne vivante... Toute
ma curiosité allait vers le commissaire, vers sa face ronde et
couperosée, où l’alcool avait déposé des couches de bistre, vers sa
chaîne de montre qui pendait sur son gros ventre, et vers son pantalon
qui, tendu sur ses larges cuisses courtes, faisait, aux jarrets ployés,
des rides crapuleuses... Pas une seconde, en le regardant curieusement,
comme on regarde une caricature, je ne songeai qu’il y eût, sous ce
visage vulgaire, en ce grotesque exemplaire d’humanité déformée, qu’il y
eût une force sociale... plus qu’une force sociale, mais la société tout
entière, avec ses droits implacables de juger et de punir!...

J’y ai pensé depuis, bien des fois, à cette fiction abominable et
terrifiante qu’on appelle: la société!... Et bien des fois, je me suis
demandé par suite de quelles déformations morales, de quelles aberrances
intellectuelles, ceux à qui la prétendue société délègue ses droits
arbitraires de juger et de punir, ont-ils, tous, un air de parenté
physique, une ressemblance matérielle qui fait que depuis plus de deux
mille ans, toutes les faces de juges sont pareilles, et portent les
mêmes tares sinistres d’iniquité, de férocité, et de crime!...

Cette observation ne s’applique pas à mon commissaire de police dont le
visage, au lieu des tares professionnelles, se contentait de montrer des
tares d’alcoolique, et une laideur rubiconde si joyeuse qu’il ne me vint
pas à l’idée de trembler devant lui, comme quiconque, innocent ou
coupable, doit trembler, jusqu’au tréfonds de ses moelles, devant le
juge qui l’interroge...

J’examinais donc le brave commissaire, et je ne le voyais plus dans la
chambre où il était assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction
sociale; je le voyais dans sa fonction humaine, c’est-à-dire au petit
café où il devait, tous les jours, enluminer sa trogne et vernir ses
joues et perdre, de plus en plus, dans la joie de boire, dans le rêve
charmant d’être saoul, la cruauté de son métier... Et je l’aimais
véritablement d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de braves gens,
et, toujours, d’admirables poètes.

Tout à coup, le commissaire me demanda:

--Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous avez tué cette vieille femme?

Je n’avais pas bien compris cette question, qu’il m’avait posée d’une
voix soufflante et brouillée. Je dis machinalement:

--Je voulais en avoir le cœur net.

Le commissaire s’ébroua comme un cheval.

--Comment, le cœur net? fit-il. Le cœur net de quoi? Vous vouliez la
violer?...

--Oh! monsieur le commissaire...

--Enfin, expliquez-vous!... Quoi? Qu’est-ce que vous entendez par votre
cœur net?

Et, sans me donner le temps de répondre, brusquement:

--Comment vous appelez-vous?

Je me nommai.

--Et qu’est-ce que vous faites ici?

Je le lui dis.

--Quel âge avez-vous?

--Vingt ans!

--Et d’où venez-vous?

Alors, je racontai mon pays, ma mère, monsieur Narcisse, mon petit chien
Bijou, ma maladie, notre voyage à Paris, et les vieux amis de ma
famille, et la terreur que j’avais eue, dès le premier jour, dans
l’escalier de la maison meublée...

Le commissaire ponctuait chaque phrase d’exclamations comme celles-ci:
«Bon! Bon! Diable!... Diable!» et il soufflait comme une forge!

Lorsque j’eus terminé mon récit:

--C’est bien curieux!... fit-il, c’est curieux!... Une jeune femme, mon
Dieu... que vous l’ayez tuée, je ne l’excuserais pas... mais je le
comprendrais... Dans la passion, on ne se connaît plus... Va te faire
fiche! Mais une vieille comme celle-ci!... Ma parole d’honneur, c’est
trop fort!... Vous êtes donc fou?...

--Mais je ne l’ai pas tuée, monsieur le commissaire, criai-je de toutes
mes forces. Ce n’est pas moi qui l’ai tuée!...

--Alors, qu’est-ce que vous me chantez depuis une demi-heure? Qui est-ce
qui l’a tuée?...

--Je ne sais pas!...

Le commissaire se leva, me prit par les épaules, me regarda fixement:

--C’est le camelot, hein!... Allons, dites-le!... Mais dites-le donc!...

--Mais non... je ne sais pas... je n’ai rien vu... Et c’est pour cela,
monsieur le commissaire, que je voulais en avoir le cœur net!

Le commissaire réfléchit, puis, prenant une résolution brusque:

--Tout cela n’est pas clair! dit-il... Je vais vous mener au Dépôt... Je
vais mener aussi le camelot au Dépôt... Vous vous débrouillerez devant
le juge d’instruction.

Et il ordonna aux agents:

--Au Dépôt, tout le monde!... Par le flanc droit, arche!...

Je fus donc conduit au Dépôt. Durant la route, le camelot ne cessa de
protester:

--Je suis un citoyen français!... Je me plaindrai à Rochefort!...

Il y avait eu, dans la journée, une rafle de malfaiteurs et de filles
publiques. Toutes les salles de cette abominable prison étaient
encombrées, pleines de figures assez sinistres, il est vrai, mais dont
j’eus plus de pitié que d’horreur. Je n’essaierai pas de dépeindre la
saleté et la malodeur de ces salles. Cela dépasse toute imagination, et
je ne crois pas qu’il y ait, dans la langue, des mots assez forts, assez
vengeurs, pour en donner l’idée. L’impression sur ma personne physique
fut telle que je faillis m’évanouir. Il me sembla que je venais de
recevoir, d’un coup, le choc de toutes les maladies mortelles. De fait,
l’air chargé de miasmes trop lourds était irrespirable. Il s’agglutinait
à mes bronches comme de la matière solide, âpre et gluante.

Quant à l’impression morale que j’en ressentis, ce fut pire encore.
Longtemps, je fus accablé comme sous le poids d’une chose trop pesante
et douloureuse.

Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le
crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut
précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés
qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour!... Ces
deux choses mystérieuses et qui font la créature humaine, il n’est pas
un regard où je ne les aie reconnues, même aux yeux des plus brutes et
des plus déchus!... Et ces êtres qui, malgré tout conservent dans les
ténèbres de leur raison et de leur conscience, une petite lueur, ou
plutôt un reflet pâle et trouble de cette lueur d’humanité, on les
traite comme on n’oserait pas traiter des rats ou des cloportes!... Ici,
dans la promiscuité hideuse de ces salles, tous les âges sont
confondus... A côté des vagabonds endurcis, des vieux routiers de la
débauche et du crime, se voient des enfants, de pauvres enfants de douze
ans, à qui il serait facile, pourtant, d’éviter de pareils contacts et
qui, bien souvent, gardent, d’une seule journée ou d’une seule nuit
passée dans cet enfer, une flétrissure éternelle... Ils sont entrés,
ignorants et aussi purs qu’il est possible à de petits abandonnés de
l’être, et ils en sortent, souillés dans leur corps, quelquefois, dans
leur âme, toujours! C’est l’apprentissage, par l’État, par la justice de
l’État, du bagne et de l’échafaud.

Parmi toutes ces créatures de hasard, parquées plus barbarement que des
bêtes dans cette geôle immonde du Dépôt, je ne doutai point qu’il s’en
trouvât beaucoup d’innocents comme je l’étais moi-même, et, d’autres,
plus douloureux encore, dont le seul crime était que devant tant de
maisons, tant de magasins gorgés, tant de richesses gaspillées, ils
n’eussent ni un abri, ni un vêtement, ni un morceau de pain!... Et, à
l’aspect frémissant de toutes ces misères je me souvins avoir vu, il n’y
avait pas trois jours, ce drame effrayant... mais combien banal, et de
tous les jours!

Ce matin-là, à mon heure habituelle, je me rendais, obéissante machine,
à mon bureau. Il pleuvait... Une de ces petites pluies parisiennes si
lentes, si tristes et qui vous traversent l’âme, plus encore que le
vêtement. Dans la rue, pleine de flaques, devant la boutique d’un
épicier, il y avait un gros tas d’ordures... Les gens allaient et
venaient, courbés sous des parapluies luisants, et l’eau, jaune et sale,
gargouillait dans les ruisseaux. Un chien passa qui, ayant flairé le tas
d’ordures, continua sa route, dédaigneusement, dans sa jugeotte
impeccable de chien, sans doute: il avait compris qu’il n’y avait rien
pour lui. Ensuite, une vieille femme, vêtue de guenilles, le visage
décharné, survint, marchant péniblement sur le trottoir. Ce qui lui
servait de vêtements ruisselait de pluie, alourdissait encore son allure
lourde et chancelante... Elle avisa le tas qu’avait méprisé le chien,
s’arrêta, courba son échine très âgée, et se mit à fouiller dans
l’ordure avec ses mains. Que cherchait-elle? Comme tous les pauvres
maudits qui gardent, en eux, l’impossible espoir des trouvailles
libératrices et qui voient luire la fortune dans les déchets, dans les
vomissures des maisons, peut-être espérait-elle trouver un objet de prix
qu’elle aurait pu vendre, ou simplement un morceau de pain qu’elle
aurait pu manger!... Je la regardais avec une curiosité pitoyable, et la
pluie qui tombait plus fort, à ce moment, s’acharnait sur sa robe qui,
collée, laissait voir sa déplorable ossature... Sa main fouillait, comme
un crochet, l’ordure... Tout à coup, elle agrippa une orange dont la
moitié était pourrie et couverte de moisissures!... Elle en essuya
l’ordure sur l’ordure de sa manche et vivement, avec un geste d’affamée,
elle la porta à sa bouche, et se mit à la manger avidement, voracement,
gloutonnement... J’eus le cœur étreint par une grande angoisse... Je
n’avais pas imaginé que les pauvres en fussent arrivés à cette infamie
de la pauvreté qui leur jetait la bouche aux ordures de la rue!... Je
tâtai si j’avais quelques sous dans ma poche, et y trouvant une pièce de
cinq francs, je la donnai à la vieille, les yeux pleins de larmes...
Alors, la vieille prit la pièce du même geste âpre et farouche avec
lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier, sans même me
regarder... Et, barbotant dans les flaques, presque légère, elle
traversa la rue et se précipita dans la boutique d’un marchand de vins
où, bientôt, elle disparut... Et j’espérai... ah! oui, je vous le jure,
j’espérai avec ferveur qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec
ma pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie!

J’examinai toutes les figures autour de moi... Oui, vraiment, c’étaient
des figures de crime, parce que c’étaient des figures de faim... Combien
y avait-il de ces souffrances, des souffrances pires, sans doute, parmi
tous les guenilleux dont les salles du Dépôt étaient pleines!... Et je
les aimai d’un immense amour!...

Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y avait de tout,
assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine
que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et
qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la
société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle
édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de
culture de la misère... Elle veut des misérables, parce qu’il lui faut
des criminels pour étayer sa domination, pour organiser son
exploitation!... Et j’ai compris que celui-là qui, une fois poussé au
crime par la nécessité de vivre, est tombé dans le crime ne peut plus se
relever du crime, jamais, jamais. La société l’y enfonce, chaque jour, à
chaque heure, plus avant, plus profondément... Elle est semblable à ce
passant, sur la berge d’un fleuve, à ce passant qui, voyant un noyé se
débattre et l’appeler, lui jetterait des pierres et des pierres, afin
qu’il disparaisse à jamais dans les ténèbres de l’eau!...

Toute la nuit, je demeurai silencieux, dans un coin de cette salle
qu’éclairait funèbrement un bec de gaz dont la flamme vacillait sous
l’orage des voix... Des gens me frôlèrent, des gens me bousculèrent;
d’impudiques vieillards, avec des yeux de fous, me soufflèrent dans
l’oreille des mots abominables. Je ne disais rien... je regardais, et
mon âme, de plus en plus, descendait en des tristesses profondes...

Et le camelot allait et venait, important, bavard, tutoyant tout le
monde... Il avait retrouvé là de vieilles connaissances... de vieux amis
de crime...

Ce n’est qu’au matin que, malgré les interrogatoires du commissaire de
police, j’eus enfin la certitude qu’il avait assassiné la vieille aux
tapisseries.

--Oui, oui! Je comprends maintenant... c’est lui!... c’est lui!...

Et je me dis encore:

--Après tout, il a peut-être bien fait de la tuer. Je ne sais pas... Je
ne le dénoncerai pas... Ah! ma foi, non!... Qu’ils s’arrangent tous les
deux, la justice et lui!

Je n’avais pas bougé de mon coin, pris, tout entier, par l’imprévu de
l’aventure et du spectacle si nouveau qui s’offrait à moi. Je puis dire
que c’était la première fois que je voyais de la misère, de la misère
totale, et comme il n’en existe réellement qu’à Paris.

En province, dans les petits bourgs et dans la campagne, la misère n’est
que relative, parce que, riche ou pauvre, tout le monde s’y connaît...
Et puis, les champs, les forêts, les vieilles masures abandonnées, les
huttes de cantonnier, les troncs des arbres morts, ont, tout de même, de
l’hospitalité!... Les vagabonds trouvent des cavernes pour s’y tapir,
des fruits aux arbres, et dans les maisons, presque toujours, un morceau
de pain... A Paris, ils ne trouvent rien. Les individus ont trop de
hâte, trop de fièvres, trop d’affaires, pour songer à être bons. L’État
fait de la charité une sorte de citadelle inaccessible. Pour y parvenir,
il faut des mots de passe qu’on ignore, des cartes d’identité, il faut
passer par des filières administratives, des stations dans les bureaux,
être électeur, payer des contributions, posséder des certificats de
bonne vie et mœurs, pour avoir droit à un secours!... A Paris, on ne
peut se payer le luxe d’être pauvre, qu’à la condition d’être riche!...
Le Dépôt, c’était véritablement, pour moi, la fissure de lumière par où
je plongeais jusqu’au fond du gouffre de misère... Et je fus effrayé...
et je sentis, en mon âme, comme un découragement!

Près de moi, il y avait un homme qui n’avait pas bougé, non plus, de
toute la nuit. Il était là, quand j’étais entré. Il se tenait assis, sur
le plancher, le dos appuyé au mur, la tête dans ses mains, et il
paraissait dormir... Je ne fis pas d’abord attention, étant trop occupé
de moi-même, et du camelot, et des figures sinistres qui allaient et
venaient ainsi que des bêtes fauves dans des cages. Ce ne fut que vers
le matin, lorsque le gaz s’éteignit, qu’il remua un peu ses jambes,
raidies par l’immobilité, et qu’il recula, contre la muraille, ses
épaules meurtries et ankylosées... Je le vis alors, je vis son visage,
si tant est qu’on puisse dire de cette face humaine que ce fût un
visage: des yeux las et comme voilés, une peau fripée et jaune, une
courte barbe, terne et rare, qui ressemblait plutôt à une maladie
dartreuse qu’à une barbe. Lui aussi me vit, du moins il me regarda; il
me regarda longtemps et fixement, sans que j’eusse la sensation qu’il me
vît. Malgré son manque d’expression, ce regard exprimait une grande
douceur, triste et résignée. Cela venait sans doute de ce que le regard
étrange de cet homme n’exprimait rien, et je remarquai sur ses deux
prunelles quelque chose de blanchâtre, et de pareil à deux petites
taies, qui en brisaient l’éclat intérieur.

--Je ne te vois pas bien!... me dit-il. Mais tu as l’air tout jeune...
et tu n’as pas de barbe... Et sûrement tu n’es jamais venu ici!...
Pourquoi es-tu ici?

Bien que je fusse heureux qu’on m’adressât la parole, et que ma pensée
eût un contact avec une autre pensée humaine, je répondis, brièvement,
et de façon à rompre tout entretien:

--Je ne sais pas!

L’homme hocha la tête et son dos oscilla contre le mur.

--Tu ne sais pas! fit-il... sans doute! On ne sait jamais pourquoi l’on
est ici! Tu ne veux pas parler?

--Si!... je veux bien parler.

--Alors, pourquoi me dis-tu des bêtises, avec un air de crainte...
Est-ce que je te fais peur?...

--Non... Tu ne me fais pas peur!...

--Alors, pourquoi es-tu ici?...

Je m’enhardis:

--Je suis ici... parce que dans la maison que j’habite une vieille femme
a été assassinée!...

--Tous les jours, on assassine des vieilles femmes. Ça n’est pas une
raison.

Après un silence de quelques secondes, il ajouta:

--Tu habites une maison?... Tu as de la chance, toi!... Approche un peu,
que je te voie mieux. Ton visage est tout brouillé... Quel âge as-tu?

--Vingt ans... Et toi?

--Oh! moi, je n’ai plus d’âge!... Depuis trois années, les minutes me
semblent si longues, si éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au
moins, quarante ans!... Et je n’ai pas de maison non plus, je n’ai
rien... Que fais-tu?

--Je suis employé dans une maison de banque... Et j’aligne, sur des
pages, des chiffres auxquels je ne comprends rien!...

--Tu as de la chance!

--Voilà seulement huit jours que je suis à Paris!... Et toi, qu’est-ce
que tu fais?

--Moi, je dors sur les bancs des jardins publics. Mais c’est un métier
difficile et plein de dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je
disais des vers dans des cabarets de Montmartre... Mais les vers étaient
trop tristes... et j’étais trop mal vêtu!... On exigeait que j’eusse une
redingote tombant sur mes talons, un pantalon à la houzarde, une cravate
à triple torsion... et des cheveux je ne sais comment!... Au bout de
quelques soirs, on n’a plus voulu de moi... et l’on m’a mis à la
porte... Comprends-tu?

--Je ne comprends pas bien ce que tu dis!... Tu chantais des vers?...

--Hé oui!

--Des vers de toi?

--Bien sûr!

--Alors, tu es poète?...

--Regarde ma peau fripée, et le creux de mon ventre, et mes guenilles...
Est-ce que je n’ai pas l’air d’être poète?... Regarde-moi mieux, toi qui
habites une maison... Je suis presque aveugle... Une nuit que j’avais
dormi, au bord de la Seine, derrière un tas de pierres, je me suis
réveillé avec des yeux qui ne voyaient plus!... qui ne voyaient presque
plus... C’est peut-être la vingtième fois qu’on m’amène ici!... Car je
suis si pauvre, si indiciblement pauvre, que je n’ai même plus le droit
de dormir quelque part!... Quand je suis trop fatigué, et que je
m’étends sur un banc, ou sous l’arche d’un pont, on me ramasse... Il
paraît que j’ai volé quelque chose à la société!...

Il eut un sourire d’une tristesse charmante, et il reprit:

--Aujourd’hui, je passerai devant des juges... Et ils me diront: «Ah!
c’est encore vous!... Nous n’en pouvons plus de vous condamner». Et ils
me renverront... Les prisons ne veulent plus de moi... Elles refusent de
me nourrir... Je ne leur fais pas honneur, n’ayant jamais commis de
crime!... Qui est-ce qui a tué la vieille femme pour le meurtre de qui
tu es ici?

--Je ne sais pas!... Veux-tu que je te raconte?

--Je n’y tiens pas... Cela ne m’intéresse point... Il y a tant de
vieilles femmes qu’on tue, chaque jour, dans Paris!... Je te demandais
cela pour dire quelque chose, et aussi parce que je voudrais que ce fût
moi qui l’aie tuée!...

--Toi! pourquoi, toi?...

--Parce que j’aurais une maison, une gamelle et, sur le corps, un peu de
laine chaude... Je rêve du bagne comme d’un palais... On doit y être
bien!... Mais je suis trop lâche!... La vue d’un couteau me fait
trembler!... Et je m’évanouis à l’odeur du sang!... Oui! les assassins
et les voleurs sont des hommes heureux... Ils peuvent vivre!... Moi, qui
ne puis me résoudre à tuer et à voler, je vais... je vais comme ces
chiens perdus, fouillant ci, vautrés là... dans le froid, dans le
vent... dans la pluie, dans la nuit!...

Il fit de sa casquette une sorte de tampon qu’il inséra entre le mur et
son dos...

--Dis donc?...

Comme je n’avais pas répondu:

--Dis-donc? répéta-t-il... M’écoutes-tu?...

--Oui, je t’écoute... Mais j’ai trop de peine à entendre tes paroles!...
Tu me fais pleurer!...

--Eh bien! écoute encore ceci... après, tu pleureras à ton aise, et moi
je me rendormirai, car je n’ai pas assez dormi... Dis donc...

--Je t’écoute...

--Quand nous serons libres, tous les deux, toi et moi... tu me feras une
petite place dans ta maison.

--Je veux bien!

--Et puis, tu tueras des gens riches... et si l’on te pince, je dirai
que c’est moi qui les ai tués!... Comment t’appelles-tu?...

A ce moment, il se fit, dans la salle, un grand tumulte... Des gendarmes
venaient d’entrer:

--Ah! zut!... fit l’homme... On vient peut-être me chercher... J’aurais
voulu dormir encore!...

Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les gendarmes étaient venus
prendre... Mon compagnon, alors, se rendormit, et moi je continuai de
regarder l’affreux drame du Dépôt.

C’est de cette journée que datent la pitié et la révolte qui furent,
pour ainsi dire, les bases de ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma
timidité intellectuelle n’ont jamais permis à ces deux sentiments de
s’affirmer dans une forme active, et j’en ai cruellement souffert...
Mais, voyez combien le cœur de l’homme est rempli d’énigmes et de
contradictions douloureuses. La créature humaine envers qui j’eusse dû
montrer le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule envers qui je
me montrai inexorable. Pas une minute, mon dégoût n’a faibli devant sa
laideur et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant, des choses
émouvantes et bien faites pour remplir d’adoration et de dévouement les
grands cœurs...

Ah! je ne regrette pas cette journée passée au Dépôt. Elle m’a permis de
voir de la misère que l’on ne peut même pas soupçonner au dehors. J’ai
vu de pauvres petits enfants de six, de huit et dix ans, enfermés dans
des couloirs étroits, obscurs et puants, avec des galvaudeux plus âgés
et vicieux; j’ai vu des misères sordides, des êtres en loques, hâves,
décharnés, d’ambulants cadavres, de frissonnants spectres, sortis de
quels enfers!... Ah! on se le demande. Quand une société enferme dans
une telle promiscuité de débauches des enfants de six ans avec des
adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de se plaindre si elle ne
récolte, plus tard, que des mendiants, des sodomistes et des
assassins?... A-t-elle surtout le droit de les punir?...

A Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier ne voient pas la
misère... Non seulement ils ne la voient pas, ils la nient!...

--Nous avons décrété l’abondance générale, disent-ils; le bonheur fait
partie de notre Constitution... Il est inscrit sur nos monuments, et
fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale... Il n’est de
pauvres que ceux qui veulent l’être, que ceux qui, malgré nous,
s’obstinent à l’être... Ce sont des entêtés!... Par conséquent, qu’ils
nous laissent tranquilles.

Et comment verraient-ils la misère?... Paris la cache sous son luxe
menteur, comme une femme cache sous le velours et les dentelles de son
corsage le cancer qui lui ronge le sein. Pour ne pas entendre les cris
qui montent des enfers sociaux, Paris étouffe le lamento de la misère
dans l’orchestre de ses plaisirs... Aucune voix de pauvre diable ne
traverse, ne peut traverser le bruit continu des fêtes et le remuement
d’or des affaires...

Et comment verraient-ils la misère?... Savent-ils seulement qu’il
existe, entassés dans des demeures trop étroites et malsaines, des
milliers et des milliers d’êtres humains pour qui chaque aspiration
d’air équivaut à une gorgée de poison, et qui meurent de ce dont vivent
les autres?... Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant
profondément... A ma droite, un homme, maigre, au teint plombé, vêtu
d’un bourgeron de travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui
demandai pourquoi il était ici et quel était son crime:

--C’était la paye hier, répondit-il d’une voix sifflante... Je me suis
saoulé comme de juste... Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un
agent qui me bousculait... Il me semble que je l’ai appelé: «Vache!...»

D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite, pourquoi m’a-t-il
rudoyé?... Je ne lui disais rien!... Est-ce qu’il est défendu aux
pauvres de chanter, maintenant?... Ce qui m’embête, c’est la femme et
les gosses, qui ne savent pas, bien sûr, ce que je suis devenu et qui
doivent me croire mort! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou ailleurs!...

--Vous avez l’air malade? lui dis-je. Et vous toussez!

--Si je suis malade?... Parbleu!... Comment voulez-vous que je ne sois
pas malade?... Il faudrait que vous voyiez notre logement!...
L’atmosphère est tellement viciée où nous vivons, que, chaque matin,
quand je me réveille, ayant d’ailleurs mal dormi, j’ai toujours la
sensation d’une petite asphyxie... Ce n’est que dans la rue, en allant à
mon travail, et après avoir pris deux ou trois verres, que, peu à peu,
mes poumons parviennent à se décrasser des poisons absorbés pendant la
nuit... Et vous pensez si j’y vais gaiement, au travail, avec le front
serré, la gorge sifflante, l’estomac mal en train, les jambes molles!...
Et comment voulez-vous aussi que les enfants ne soient pas malades!...
Et la femme, je me demande où elle trouve la force de résister à ce lent
et continuel empoisonnement. Moi, ça va encore, parce que je me saoule
de temps en temps, et que de me saouler ça me nettoie la carcasse...
Mais la femme!... Mais les gosses!... Ils n’ont pas toujours de quoi
manger à leur faim!... Ça, c’est vrai, que si je buvais moins, ils
pourraient peut-être manger plus!... Mais, si je ne buvais pas, il y a
longtemps que je serais mort!... Alors, quoi faire?... Et c’est sans
remède, voyez-vous, et c’est abominable! Si on avait de l’air,
encore!... Dans les maisons, ou plutôt dans les taudis où l’on nous
force à habiter, il n’y en a pas!... Où en prendre?... La porte s’ouvre
sur un couloir ou sur un palier, empuanti par les émanations des
cabinets et des plombs... La fenêtre, elle, donne sur une cour profonde,
humide et noire comme un puits, où flottent, dans l’air déjà
irrespirable des grandes villes, tous les germes mortels, où
tourbillonnent tous les pullulements bacillaires que peuvent produire
les ordures stagnantes et volantes de cent cinquante ménages, parqués en
d’obscures cellules... J’aime mieux ne pas ouvrir et ne respirer que nos
ordures à nous, que nos poisons à nous!... Dame! n’est-ce pas?...

--Et, alors?...

--Alors!... Rien...

--Et les pétitions?

--Oh! la la!...

--Et la révolte?...

--J’en ai soupé... On a fait des révolutions en criant: «Du pain!... Du
pain!...» On pourrait en faire une, en criant: «De l’air!... De
l’air!...». Mais, comme les révolutions, jusqu’ici, ne nous ont pas
donné davantage de pain, il faut croire qu’elles ne nous donneraient pas
davantage d’air pur!... J’aime mieux me saouler, quand je puis!...

--Est-ce qu’il n’y a personne qui s’occupe de vous?...

--Il y en a quelques-unes... On ne veut pas les entendre... On n’entend
jamais que ceux qui font les lois... Et toutes les lois sont contre
nous!... C’est bien simple!... Il faut, à l’homme, pour vivre--pour
vivre seulement--cent mètres cubes d’air pur, par vingt-quatre heures...
au-dessous de quoi, c’est l’asphyxie... Or, les logements--nos
logements--n’ont en moyenne qu’une capacité de trente mètres... et dans
ces trente mètres sont entassés la famille, le chien, le chat, les
oiseaux,--car il faut bien des bêtes pour nous aimer,--sans compter les
fleurs qui exhalent de l’acide carbonique durant toute une nuit de huit
heures... Ajoutez que, le plus souvent, ces trente mètres ne forment
qu’une seule pièce, tout à la fois cuisine et chambre à coucher, que la
cheminée ou le fourneau rebelle, la lampe qui fume, prennent l’oxygène
utile et rejettent les gaz dangereux... Ajoutez aussi qu’à chaque
entrebâillement de la porte, entre de l’air qui a passé de chambre en
chambre, dans toute la maison... de l’air qui est allé sentir les
alvéoles pulmonaires d’un tuberculeux d’en haut, d’un catarrheux d’en
bas, qui a passé sur de la diphtérie, de la fièvre typhoïde, de la
scarlatine. Conclusion: maladie et misère, et finalement mort... J’aime
mieux me saouler.

Il fut pris d’une quinte de toux qui lui déchira la poitrine... Après
quoi:

--Et vous... me dit-il... vous êtes un enfant de bourgeois... et vous ne
semblez guère plus heureux que moi!...

Je répondis gravement:

--Oh! moi... Depuis que j’ai vu tant de misères, je sens bien que je ne
serai jamais plus heureux...

Et un immense désespoir entra en moi.

Ce n’est seulement que dans l’après-midi que je fus amené chez le juge
d’instruction. Le camelot m’y avait précédé. Je le vis dans les couloirs
du Palais de Justice, qui marchait, la tête basse et la mine navrée,
entre deux gendarmes. Il était très pâle et fort abattu... Peut-être
avait-il avoué son crime? Peut-être le seul aspect de ces inexorables
couloirs lui avait-il mis aux épaules et dans le cœur cet accablement.
Oh! ces couloirs! Le froid glacial et morne de ces couloirs!... Et ces
visages de justice, plus froids encore et plus terribles que ces
murs!... Et ces visages de douleur, sur lesquels la loi a mis ses
griffes de torture!... Et comme les pas résonnaient cruellement, dans
ces longs couloirs, entre ces murs nus où l’espérance ne peut accrocher
ses dernières loques!... Que de dos tristes, de dos vaincus!... Et que
de bouches de proie aussi, les bouches aux mauvaises paroles, les
bouches aux mensonges féroces!... Et comme les robes des juges et des
avocats soufflent, dans leur vol sinistre; un vent qui fait
frissonner!...

En croisant le camelot, j’eus réellement pitié de lui... Bien sûr, il
avait tué la vieille femme aux tapisseries... Je ne pouvais plus douter
de son crime... Mais qu’était cette vieille femme, que faisait-elle, à
quoi était-elle utile dans la vie?... Je l’avais rencontrée deux fois
dans l’escalier de l’hôtel. Elle m’avait paru revêche et grognonne, et,
tout de suite, j’avais détesté ses lèvres sèches et ses deux petits yeux
cruels... Le camelot, lui, en dépit de certaines tares de misère,
semblait un joyeux drille... Il avait un air de bonhomie gouailleuse, de
cynisme bon enfant qui m’était plutôt sympathique... Bien des fois, en
sortant de sa chambre, il chantait des airs gais, de sautillants
refrains, indice, après tout, d’une conscience calme et sans haine... En
tuant la vieille, il avait peut-être des raisons profondes, si
profondes, qu’il ne les soupçonnait même pas...

J’ai souvent pensé, depuis ces heures troublées, où tant et tant de
choses avaient surgi en moi et devant moi, j’ai pensé que l’assassinat
pouvait bien être, comme la tempête, comme les épidémies, une loi
mystérieuse, une force économique de la nature. La nature, dont nous ne
connaissons pas, dont nous ne connaîtrons jamais les desseins, élit
certains hommes, arme certains bras, pour des suppressions nécessaires,
pour des équilibres vitaux indispensables... Il y a des assassinats que
je ne m’explique que comme une sorte de volonté cosmique, que comme un
rétablissement d’harmonie... Aux vivants forts et joyeux, il faut de
l’espace, comme il en faut aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui
ne croissent bien et ne montent, dans le soleil, leurs puissantes cimes,
qu’à condition de dévorer toutes les pauvres, chétives et inutiles
essences qui leur volent, sans profit pour la vie générale, leur
nourriture et leurs moyens de développement... Est-ce qu’il n’en serait
pas pour l’homme ce qu’il en est pour les végétaux?... Et j’ai souvent
protesté. «Mais non, mais non, disais-je... L’homme a une faculté de
déplacement, et la terre est grande!... S’il n’est pas bien ici, il peut
aller ailleurs... Le végétal, lui, est rivé au sol où le retiennent,
enchaîné et captif, ses racines... Et puis, que sait-on?... Et ne
faudrait-il pas mieux abattre les gros arbres pour laisser aux petits
qui meurent à leur ombre, plus d’air, plus de lumière?»

Ce que je savais, par exemple, au moment où je rencontrai, entre les
gendarmes, le malheureux camelot accablé, c’est que son crime ne
m’effrayait pas, ne m’effrayait plus... Mieux, je le considérais comme
une victime inconsciente de la nature... Et si j’avais pu le sauver du
châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie... C’est que je sentais
naître en moi un sentiment encore confus, un sentiment qui, par la
suite, fut la philosophie de mon existence et que je puis traduire
ainsi: «Il faut être toujours pour ce qui vit, contre ce qui est mort».

Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant encore ce que l’appareil
judiciaire recouvre de ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais
aucune peur... Je m’étais habitué à l’hostilité de ces murs, de ces
couloirs, de ces visages, et ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur
indifférent que j’entrai chez le juge d’instruction.

C’était un petit homme gras et rose, un peu chauve, sans lunettes, sans
barbe et dont la main gauche, vulgaire, boulue et courte, était ornée de
bagues barbares. Un être quelconque, un passant, rien!... Oui, cet homme
qui jugeait les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur fortune, de
leur honneur et de leur vie, me parut être cette apparence vague, cette
ombre anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on appelle un passant...
Ni sur lui, ni en lui, il ne portait aucun signe physique ou moral de sa
puissance formidable... Il était juge, comme il aurait pu être médecin,
épicier, notaire ou restaurateur... En vain, je cherchai en lui quelque
chose par où il dépassât le niveau du contribuable et de l’électeur. Je
n’y trouvai que les tares ineffaçables de la médiocrité... Il ne me
troubla pas.

Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se retirèrent... Le juge
écrivait... Il écrivait peut-être un arrêt de mort, et ses gros doigts
n’avaient pas un frémissement... Tout d’abord, il ne leva pas les yeux
sur moi... Il était tassé dans un fauteuil à dossier bas, et ce que je
voyais le mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les poils rares,
et les bagues de sa main... Je voyais aussi sa paupière gauche, armée de
longs cils, une paupière plissée qui remuait, comme un petit morceau
d’étoffe dans un courant d’air... En face de lui, devant une table
séparée de la sienne par une espèce de cartonnier sur le haut duquel
étaient posés, sans ordre, des dossiers, un autre personnage quelconque,
un second passant, la tête couverte de cheveux ébouriffés, se curait les
oreilles avec un porte-plume... C’était le greffier... Si le juge était
gras et rose, le greffier était maigre et blafard... La peau de son
front et de ses joues était pareille à la peau fripée d’un vieux gant...
Il avait de longues jambes croisées sous la table, de longues jambes
osseuses que terminaient des pieds énormes, chaussés de bottines dont
les élastiques trop lâches bâillaient... Il me regarda, mais d’un regard
si morne que je n’eus pas conscience d’avoir été regardé par quelqu’un
de vivant... Ses yeux ressemblaient à deux petites lucarnes qui
n’auraient jamais reflété aucune image, aucun coin de ciel... Quand il
eut fini de curer ses oreilles, il déposa sa plume dans un plumier et se
mit à ranger quelques papiers,--interrogatoires falsifiés, dépositions
altérées--avec des mouvements brusques.

Et tandis que j’attendais, je songeais:

--Est-il donc possible que ces deux êtres qui sont là, devant moi, aient
une maison, une famille, des amis, des passions?... Sont-ils même
vivants?... Est-ce qu’ils vont au théâtre, à la campagne?... De quelle
matière grossière sont-ils fabriqués? Au moyen de quel mécanisme
remuent-ils les bras, les jambes, la tête?... Souvent, dans les foires
de mon pays, j’ai vu, sous les tentes d’un jeu de massacre, des
fantoches, gonflés de son ou de crin, qui semblaient vivre, penser,
aimer, comprendre davantage que ces deux bonshommes-là... Est-ce que
jamais ils ont parlé d’amour et de rêve à une vierge, à une fleur, à un
rayon de lune?

J’aurais voulu les toucher, faire jouer leurs articulations, écouter le
tic-tac de leur poitrine.

Et la pièce était tapissée d’un papier vert, ignoblement vert... et, par
l’unique fenêtre aux rideaux jaunissants, j’apercevais, sous un ciel
gris, parmi d’errantes fumées, des toits, des cheminées, toute une
population difforme de tuyaux, de girouettes, d’appareils en zinc, dont
les mouvements, les girations, me représentaient quelque chose de
véritablement plus humain que ces deux hommes, mornes et glacés, ces
deux figurations d’hommes, qui étaient là, devant moi...

Enfin, le juge ayant cessé d’écrire, appuya d’un doigt gras sur un
bouton électrique. Un huissier apparut, puis s’en alla chargé de
papiers... Et puis, l’homme gras et rose voulut bien remarquer ma
présence... Il me regarda d’un regard fixe et sans pensée, se renversa
sur le dossier de son fauteuil, inclina sa tête sur sa main chargée de
bagues, et, d’une voix fluette, acide, il dit:

--Qu’est-ce que vous faites ici, vous?

Et, se reprenant, il ajouta:

--Ah! ah! Parfaitement, c’est vous.

L’interrogatoire que j’eus à subir fut sans intérêt dramatique, et je ne
le raconterai pas dans sa forme, pour ne point accumuler trop de détails
inutiles et monotones dans ce récit.

Tout en marquant son complet mépris de ma chétive personne et de
l’humilité de ma condition, je dois dire que le juge, gras et rose, ne
s’acharna pas trop contre moi, du moins contre ma culpabilité. Après un
quart d’heure de questions humiliantes et de petites tortures
criminalistes, il finit par me mettre hors de cause dans cette affaire.
Je compris que je n’étais pas pour cet homme un criminel assez
retentissant et confortable. Je ne lui faisais pas honneur; je ne
flattais pas sa vanité de tortionnaire... D’ailleurs, il avait trouvé
dans le camelot, non pas l’idéal du criminel par qui vous viennent la
notoriété et l’avancement, mais quelqu’un de plus malheureux que moi, un
être déjà décrié par sa vie antérieure. Et c’était, pour un défenseur de
l’ordre et de la société tel que ce juge, une proie meilleure, et par
quoi son dilettantisme pouvait se réjouir. Et tel fut le peu d’estime
qu’il avait de moi, qu’il ne jugea même pas utile ou glorieux de me
confronter avec la victime, ni avec l’assassin... Il me traita, je puis
le dire, sans considération, et par-dessous la jambe. Le seul point sur
lequel il s’obstina, ce fut, par des détours perfides et aussi par des
menaces, de m’arracher une dénonciation précise contre le meurtrier.
Vaines furent ses tentatives. Par un sentiment de pitié peut-être, et
peut-être par un simple désir de contradiction, j’osai faire l’éloge du
camelot, de sa pauvreté, de sa gaieté; de sa complaisance, de ses
qualités professionnelles que je jugeai admirables... Je ne sais si le
juge comprit l’ironie, mais il interrompit mon éloquence par un: assez!
colère et plein de haine. Et, me félicitant d’en être quitte à si bon
marché, il me renvoya... Le soir, j’étais libre!

Je ne voulus pas rentrer à l’hôtel de la rue Princesse, et j’allai dîner
chez les vieux amis de ma famille, auxquels je racontai, non sans un
certain orgueil, l’incident... Et vraiment, à la pensée que j’aurais pu
être un assassin, et, peut-être, monter sur l’échafaud, les vieux amis
sentirent naître en eux, au fond d’eux, une véritable admiration pour
moi... Durant toute cette soirée, je connus ce que c’est que la
gloire!... Ma future femme ne me quitta pas des yeux. Avec une avidité
surprenante, et comme si je lui fusse révélé pour la première fois, elle
regardait mon visage, mes mains, mon pantalon où des taches de sang
étaient encore visibles... Et elle disait:

--Ainsi, vous l’avez vue, morte!

--Mais oui.

--La gorge ouverte?

--Mais oui.

--Dans son sang?

--Mais oui.

--Sur le plancher?

--Mais oui!

--Ah! ah! ah!... Et vous l’avez prise avec vos mains?

--Mais oui.

--Portée dans vos bras?

--Oui! oui! oui!

--Ah!... ah!...

Et les vieux amis ne cessaient de répéter en me considérant avec envie:

--C’est quelque chose, ça! Mazette! c’est quelque chose...

Le père dit, en faisant une grimace dont je ne sus pas démêler
l’expression:

--Vous serez demain dans les journaux, peut-être... Si jeune!... Moi,
j’ai quarante-quatre ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux...

Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait du regret, des
protestations contre le sort, une rancune sourde contre l’effacement,
l’anonymat de son mari, dit aussi:

--Et tu n’as jamais été du jury!...

Il me semble que toutes ces choses sont d’hier. Bien que des années et
des années aient passé sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours
présents à l’esprit. Les brumes de la distance et du temps ne les ont
point effacés... Ils restent aussi précis, nets et clairs, que si les
visages et les images qui les fixèrent étaient encore devant moi... Et,
cependant, j’ai cinquante-huit ans, c’est-à-dire des siècles,
cinquante-huit siècles, par la façon dont j’ai vécu... Car je n’ai vécu
que par la pensée, ne donnant aux événements extérieurs et aux hommes
qui les accomplissent ou qui les font naître, qu’une part minime de mes
réflexions... A quelles fins et comment, au milieu de tant de
poussières, tout cela que j’ai raconté s’est-il conservé en moi?... Et
pourquoi trouvé-je dans le récit de ces petits faits que j’aurais dû
oublier une sorte de joie amère et puissante?... Je n’en sais trop
rien!... C’est peut-être comme un désir de vie qui remonte en moi, du
fond de l’exil de moi-même; c’est peut-être le regret d’avoir tout
sacrifié à des rêves intérieurs, et de n’avoir pas compris que, seule,
la vie, même avec ses abjections et ses tares, est douée de beauté,
puisque c’est dans la vie seule que résident le mouvement et la
passion!...

Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose curieuse... En revenant de mon
bureau, sans doute sous l’influence latente de ces idées, j’ai
longuement flâné par les boulevards et par les rues. Je me suis arrêté
aux boutiques... et j’ai vu un tas d’objets qui servent aux besoins et
aux plaisirs des hommes, et auxquels je ne comprends rien, tant je suis
resté confiné aux formes anciennes, et tant j’ai défendu ma porte à ce
personnage étrange qui s’appelle le Progrès. Et je me suis promis
dorénavant d’étudier ces étalages, où s’étalent, dans une sorte de
gloire merveilleuse, toutes les formes de la sensualité!... A la vitrine
d’un magasin, je me suis aussi attardé devant des photographies... Il y
en avait beaucoup de femmes qui montraient leurs seins, les dents de
leurs bouches impures et leurs jambes; il y en avait d’hommes également,
qui sont, paraît-il, des écrivains célèbres et des artistes renommés:
physionomies vulgaires, en général, et souvent comiques par la pose
étudiée, l’arrangement des cravates et des yeux, la mise en valeur de
certains avantages physiques. Parmi toutes ces photographies, entre une
danseuse, au geste érotique, et un poète illustre déjà maquillé
d’immortalité éphémère, tout à coup, j’ai vu la photographie de mon
juge... C’est bien lui, car son nom est écrit au bas du portrait, sur
une bande de papier... Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui, c’est à
peine si sa physionomie a changé. Il est un peu plus chauve, un peu plus
tassé; ses joues se sont amollies et tombent; et les poches de ses yeux
se sont davantage boursouflées... Mais le regard est exactement le même,
ce regard de passant obscur où, jadis, j’avais vainement cherché un
reflet d’humanité, un enthousiasme, une passion, ou du crime!... Je vois
qu’il est monté en grade, et qu’il occupe une des plus hautes fonctions
de la magistrature. Sur combien de têtes d’innocents a-t-il marché, par
quel dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé... devant quelles puissances
a-t-il courbé son échine si souple en face des grands, si raide en face
des petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane, maintenant, sa
robe rouge!... Il m’est impossible de deviner son histoire dans son
regard qui n’exprime rien... Elle fut sans doute infime et banale, comme
celle de tous les hommes en place... Car, il s’agit pour tout le monde
de conquérir, au prix des plus viles actions, des places toujours
meilleures... Pourquoi accabler ce juge d’un crime que tous commettent,
et que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai commis, comme les autres,
et dont je n’ai jamais eu de remords?...




TABLE DES MATIÈRES


  Chez l’illustre écrivain       1
  Une bonne affaire             53
  Un grand écrivain             61
  Littérature                   67
  Scène de la vie de famille    75
  La divine enfance             91
  Sentimentalisme              101
  Il est sourd!                109
  La peur de l’âne             119
  Tableau parisien             125
  Les mémoires de mon ami      133


4705.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie. (8-19)


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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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