The Project Gutenberg eBook of Sultane française au Maroc
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Title: Sultane française au Maroc
précédé d'une lettre à M. S. Pichon
Author: Noël Amaudru
Release date: November 23, 2025 [eBook #77300]
Language: French
Original publication: Paris: Plon, 1906
Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SULTANE FRANÇAISE AU MAROC ***
SULTANE FRANÇAISE AU MAROC
Si je n'étais captive,
J'aimerais ce pays,
Et cette mer plaintive,
Et ces champs de maïs,
Et ces astres sans nombre,
Si le long du mur sombre
N'étincelait dans l'ombre
Le sabre des spahis.
VICTOR HUGO.
DU MÊME AUTEUR
=L'Homme aux lunettes d'or= (Edinger).
Édition in-8º illustrée.
Édition in-12 (_Épuisé_).
Collection Guyot à 0 fr. 20 cent.
=La Bohème tragique.= 1 vol. in-12 (Savine).
=Les Vacances de Jean Bonhomme.= 1 volume illustré (Firmin-Didot).
=Miton=, _histoire d'un chat du siège_. 1 vol. illustré (Firmin-Didot).
=L'Art de fabriquer des jouets.= 1 vol. illustré (Firmin-Didot).
=L'Abbé de Watteville= (Société d'éditions scientifiques et
littéraires, rue Antoine-Dubois).
NOËL AMAUDRU
SULTANE FRANÇAISE
AU MAROC
_Précédé d'une lettre à M. S. Pichon_
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE--6e
1906
_Tous droits réservés_
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published 21 November 1906.
Privilege of copyright in the United States reserved under the Act
approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.
A. S. PICHON
Sénateur du Jura, ancien Ministre plénipotentiaire à Pékin, ancien
Résident général de France à Tunis, Ministre des Affaires étrangères.
CAMARADE,
Je comptais te dédier cet épisode de l'histoire intime du Maroc bien
avant ton élection triomphale dans le Jura. Tu n'étais alors qu'un
diplomate en vacances, épris de solitude, amoureux de nos belles
montagnes qui mériteraient de retenir, au seuil de la Suisse classique,
le voyageur distrait. Tu paraissais faire fi des plaisirs que la
crainte peut corrompre, devenu provisoirement un parfait rat des champs.
Tout au plus, et comme en te jouant, avais-tu accepté d'être le premier
au village et, tôt après, le premier au canton. Ces lauriers, si
humbles, tu les avais cueillis d'un air si détaché, qu'il semblait que
ce fût, de ta part, un acte de haut dilettantisme.
Aujourd'hui, j'ai l'air, comme l'éléphant pieux, de saluer le soleil
levant. Qu'importe! Je maintiens ton nom en tête de cet ouvrage,
qui ne sera cité dans aucun Livre Bleu, Blanc, Jaune ou Rouge, et
dont l'intérêt se trouve être exclusivement d'ordre anecdotique. Tu
n'en seras, je l'espère, ni abaissé ni glorifié outre mesure, et je
n'attends même pas de toi le remerciement banal que ne refusent jamais
les professionnels du succès.
Mais il est juste qu'ayant à parler du mystère marocain, je ne change
rien à mon dessein antérieur de placer sous tes auspices ce roman
véritablement vécu, écrit en marge de la grave politique, qui sera
l'histoire de demain.
Nous avons eu, en effet, une longue conversation au sujet du
Maroc--bien avant Algésiras, hélas!--et je ne puis mieux faire que
de la reproduire, en lui gardant sa forme cursive et son allure
primesautière.
Voici l'article publié par moi dans _le Rappel_ du 15 septembre 1904
et cité, à cette date, par la plupart des journaux de Paris et de
l'étranger:
M. PICHON ET LE MAROC
Chez M. le résident général de Tunisie.--Au château de
Vers-en-Montagne.--Opinion de M. Pichon sur l'avenir de l'influence
française au Maroc.--Le roghi.--Pas d'expédition militaire.--Pas de
fricotages financiers.
_Le Rappel_ l'a annoncé, M. Pichon, arrivé presque au sommet de la
hiérarchie diplomatique, a soudain manifesté le désir d'être le
premier au village et, par-dessus son uniforme chamarré, il a ceint
l'écharpe de maire. Il n'avait point fait ce pas pour reculer et l'on
apprit que, sans coup férir, M. le résident général de Tunisie avait
été élu par acclamations conseiller général du Jura, succédant en
deuxième ligne à un éminent industriel qui était, dit la légende,--oh,
les coïncidences!--un petit-fils de Napoléon. Où donc allait son
ambition inquiète? Où le mènerait, par ces voies obscures, cette
entrée triomphante, sensationnelle, dans une assemblée départementale,
maîtresse des destinées électorales, présidée par M. Trouillot?
Et dans le ciel rougeâtre et dans les flots vermeils,
Comme deux rois amis, ou voyait deux soleils
Venir au-devant l'un de l'autre...
M. Pichon a paru au conseil général de Lons-le-Saunier-les-Bains, subi
les compliments acidulés du mamamouchi du Commerce et n'a pas même
souri. Son âme a toujours son secret, son cœur, son mystère. Qu'a donc
l'ombre d'Allah? Il ne dit rien, donc il pense, et s'il pense, c'est à
quelque chose qu'il n'ose pas dire.
LE CHATELAIN DE VERS
J'ai voulu arracher à ce sphinx une part au moins de l'énigme et, le
bâton ferré en main, j'ai pris le chemin de son château jurassien
de Vers-en-Montagne. Une jolie maison perdue dans le fouillis des
sapins, encadrée d'un parc superbe où ne manque même pas la poésie des
ruines. M. Pichon occupe un domaine historique, et les tours branlantes
qui semblent garder, comme deux sentinelles attentives, sa demeure
bourgeoise, sont authentiquement du quinzième siècle.
Bon accueil. Le résident se souvient volontiers de notre amitié
trentenaire. Songez-y, je l'ai vu débuter, en tunique de lycéen,
dans les réunions publiques. A dix-sept ans, il résolvait couramment
la question sociale et faisait imprimer son opinion sur le problème
oriental. Une façon d'enfant sublime qui étonnait Clemenceau, et
l'on sait que Clemenceau est généralement rebelle à la stupéfaction.
Cette crânerie charmante lui a réussi, mais, avec l'âge, elle s'est
transformée en une réserve un peu pincée, toute de surface, qui
dissimule mal une ardente combativité. Un peu empâté, l'éphèbe
gracieux que j'ai connu aux meetings vengeurs de la rue d'Arras, il
atteint presque à la majesté par un embonpoint digne d'un haut mandarin.
--Ah, cher ami, trente ans, comme c'est loin! Car il y a trente ans
que nous nous connaissons. Quel air pur ici, pas? Quel calme! quelle
fraîcheur! quelle solitude! Et comme notre Jura est beau!
--Les superlatifs de Mme de Sévigné, je les connais. Mais nous ne
sommes pas réunis pour nous amuser. Il me faut, et sans retard,
l'opinion de M. le résident sur la situation du Maroc, l'avenir de
l'influence française, le rôle exact du roghi, la possibilité d'une
expédition militaire et le danger des spéculations financières à
l'occasion du problématique cadeau que nous a fait la perfide Albion.
--Ouf! Est-ce tout, au moins?
Un silence tombe. Une tristesse lourde semble s'appesantir sur la
nature radieuse. M. le résident se lève avec un soupir:
--Puisque j'ai le choix du supplice, je préfère la question écrite. Je
vais jeter quelques notes hâtives en regard des interrogations qui me
sont soumises. Ça colle? Va faire un tour dans le parc.
Sans désemparer, M. Pichon s'assied à son bureau et remplit d'un seul
jet sept feuillets qu'il me tend. Je les transcris fidèlement pour _le
Rappel_.
DÉCLARATIONS DE M. PICHON
«Je suis pris au dépourvu pour répondre aux diverses questions qui
me sont posées à une heure où je m'efforce d'oublier dans le calme
reposant de mon cher Jura les grosses affaires qui ne tarderont pas à
m'absorber d'une façon complète.
«Ce n'est certes pas que je néglige les intérêts franco-africains,
confiés pour une part à ma garde, et qui sont, d'ailleurs, tellement
importants que je serais bien coupable de m'en désintéresser, même
lorsque j'ai acquis par un labeur acharné, dont je suis loin de me
plaindre, le droit au congé réglementaire.
«Nos forêts, nos rivières, nos montagnes sont si attachantes pour nous
qui sommes nés et avons vécu près d'elles et qui n'aspirons qu'à y
mourir après une vie bien remplie! Que _le Rappel_ ne s'étonne donc
pas si mes réponses improvisées se ressentent des préoccupations bien
différentes que j'éprouve dans ma villégiature,--hélas! sur le point
de se terminer. Le Maroc? Je préférerais parler du _Lac de Chalain_,
que d'ignobles travaux sont en train de déshonorer; de la pêche
dans l'_Angillon_, ce petit affluent de l'Ain qui a été créé pour
rafraîchir ma vallée; d'excursions dans l'Écosse française qu'est
notre Comté: je serais plus à l'aise pour satisfaire la curiosité
du reporter. Quoi qu'il en soit, puisque l'on invoque à la fois ma
connaissance des choses d'Orient, des populations musulmanes et des
affaires de Tunisie,--liées, en somme, à celles du Maroc, ne pouvant
être séparées de tout ce qui concerne l'avenir de notre empire
africain,--je ne puis refuser de dire en deux mots ce que j'en pense.
«Le _roghi_, ses prétentions, ses actions de piraterie, les légendes
qu'elles provoquent, feux de paille que tout cela! On sait que
l'autorité du sultan du Maroc ne s'exerce que sur une faible partie
du pays, sur le _Bled-el-Maghzen_. Le reste est désigné sous le nom
de _Bled-Siba_. Les tribus y sont indépendantes. Elles n'ont entre
elles ni communauté d'intérêts ni lien politique. Le concert qui peut
s'établir entre tribus voisines est tout à fait éphémère. Si le sultan
n'a point d'armée--et cela ne paraît pas contestable--le roghi en a
moins encore. Il a pu lui arriver de réunir un nombre considérable
de fusils. Quelques jours après, il ne lui restait qu'une escorte
insignifiante. Les provisions épuisées,--et je n'ai pas besoin de dire
comment ils se les procuraient,--ses contingents étaient repartis.
D'après les relations les plus autorisées, il ne semble pas que le chef
des rebelles ait un grand ascendant sur les montagnards, ni qu'il ait
pris la moindre part aux actes de piraterie d'El-Raissouli. Celui-ci
n'a agi que pour son propre compte.
LE TRAITÉ AVEC L'ANGLETERRE
«_Passons au traité franco-anglais. Je l'approuve entièrement._ Il fait
le plus grand honneur à ceux qui l'ont négocié, au roi d'Angleterre
qui l'a voulu, à mon chef le ministre des affaires étrangères, à notre
ambassadeur à Londres, M. Cambon, à M. Étienne, qui s'en est occupé,
à tous ceux qui ont travaillé à sa conclusion. C'est un des actes les
plus importants pour la paix de l'Europe et du monde, un de ceux
qui méritent le plus l'appui de tous les républicains, de tous les
Français. Il sera fécond, il l'est déjà, et la Russie, notre amie
et notre alliée, doit être la première à s'en féliciter au milieu
des difficultés terribles qu'elle rencontre en Extrême-Orient et qui
n'étonnent aucun de ceux qui ont vu de près la race jaune. Il y a
longtemps que, pour ma part, je les ai prévues.
«En ce qui regarde la question du Maroc, les résultats du traité sont
assez évidents pour qu'il soit inutile d'y insister beaucoup. Jusqu'à
présent, les ministres marocains avaient exploité les rivalités des
puissances pour refuser toute concession et repousser toute réforme.
Le traité a mis fin à cette situation. L'intervention récente des
États-Unis aura pour effet de démontrer au maghzen marocain qu'il
doit organiser ses forces de police. Notre concours lui étant pour
cela nécessaire, l'incident nous sera plutôt favorable par voie de
conséquence. Quant à l'Espagne, il est assurément désirable qu'on
s'entende avec elle, et il faut souhaiter que les négociations qui
se poursuivent aboutissent. Ce n'est cependant pas pour nous une
condition indispensable, puisque nous n'entreprenons pas de conquérir
le Maroc par les armes et que, sous réserve de nos droits reconnus et
indiscutables, nous ne touchons pas au _statu quo_.
PAS D'EXPÉDITION
«La conquête _morale_, comme dit le questionnaire qui m'a été soumis,
est-elle chimérique?
«Je ne le crois pas, mais il faut une prudence extrême. Nous devons
nous attacher à résister à toutes les impatiences, à toutes les
velléités de mouvements militaires qui compromettraient notre action
sous prétexte de la fortifier et de la précipiter. A ce point de vue,
on ne saurait trop surveiller notre œuvre de pénétration, tenir la main
à ce qu'elle demeure strictement pacifique. Avec du temps, du tact,
de la modération et de la sagesse, nous viendrons à bout fatalement
des obstacles que _le Rappel_ soupçonne. Par la sécurité des personnes
et des biens assurée aux chefs indigènes, nous les gagnerons au nouvel
ordre de choses et le Maroc suivra. Déjà le contrôle des douanes,
placé sous la surveillance de M. Regnault[1], qui est un ancien agent
tunisien de beaucoup de mérite et qui a demandé à mon administration
des collaborateurs d'élite, s'est organisé sans difficulté. Il doit en
être de même pour les autres services, notamment celui de la police,
dont s'occupe mon ami, M. Jonnart.
[Note 1: Assistait M. Revoil à la conférence d'Algésiras.]
«Ce n'est pas faire preuve, je pense, d'un optimisme exagéré que
d'admettre qu'il ne sera pas nécessaire de recourir à une expédition
militaire pour exécuter complètement nos projets. L'armée du sultan,
lorsqu'elle sera constituée comme elle doit l'être, suffira pour
seconder notre action. Mais, encore une fois, il faut beaucoup de
méthode et de réserve, du temps, de la patience, et de la suite dans
nos desseins. Il faut donner aux populations indigènes le sentiment
qu'elles n'ont en nous que des amis, des guides et des protecteurs
animés de la plus sincère sympathie. C'est la règle de notre action
en Tunisie, malgré toutes les insanités que les brouillons et les
trafiquants d'affaires peu avouables peuvent répandre en racontant
le contraire. Ce doit être aussi la règle de notre intervention dans
l'empire marocain.»
* * * * *
Mon factum en poche, prêt à prendre le train-brouette qui mène de
la station perdue de Vers à la ligne de Pontarlier par Andelot, je
susurrai doucement, la main sur le bouton de la porte:
--Tu es un futur député ou sénateur du Jura, dit-on?
--Mon cher, crois-moi, rien ne vaut la pêche à la ligne dans les lacs
du prince d'Arenberg et dans mon Angillon, ô gué!
* * * * *
Tels étaient les propos que nous échangions en l'an de grâce 1904, à
l'abri du protocole, dans l'air léger des hauts plateaux.
Ma prédiction s'est réalisée, ou à peu près. Te voilà un des rois du
jour.
Et maintenant, camarade,
Nous voici arrivés tous deux, moi à la sérénité indulgente qui est le
prix de tout effort indépendant, toi, au Capitole.
Nous n'avons plus rien à nous dire. Adieu.
N. A.
Octobre 1906.
SULTANE FRANÇAISE AU MAROC
LA NAISSANCE D'UNE SULTANE AU «VAL D'AMOUR»
L'histoire a des sources ignorées et profondes qui échappent aux plus
patientes investigations. Au berceau des peuples, des races et des
dynasties veillent des légendes qui semblent des fantômes de vérités,
attirants et insaisissables comme ces dames blanches, ces sirènes de la
montagne, qui guettaient dans la nuit le voyageur égaré.
Peu de régions, en France, sont aussi favorisées par les souvenirs que
cette partie de la Franche-Comté qui s'appelle le _Val d'Amour_. Un nom
euphonique entre tous, qui fait songer à l'ère de la gaie science et
des gentils troubadours. L'Orient a semé à profusion sa poésie sur ce
coin de terre d'une douceur sans pareille, où les moissons s'alimentent
du limon des antiques alluvions. Il faut voir dans la splendeur
de l'été ce paysage blond, d'un charme virgilien, fait d'harmonie
discrète, de lumière apaisée: sous un ciel souvent brouillé à la
Daubigny, de grands espaces largement distribués, coupés de forêts,
exempts de ce pittoresque heurté qui naît des brusques contrastes. A
peine, au midi, une ligne de coteaux bleuâtres s'arrondissant comme
les symboles d'une fécondité surhumaine. Loin, bien loin, à l'est, les
croupes bonasses du Jura, s'effacent dans un reculement prestigieux,
ainsi que des spectateurs attentifs à ne pas envahir l'immense arène
où voguèrent les canots gaulois, le grand chemin qui vit passer tour
à tour les légionnaires de César, les bandes sarrasines, les hardies
chevauchées des croisés et, tout près de nous, hélas! par un étrange
recommencement, les revenants des invasions alémanes. Au-dessus de
ces champs épiques se déroule, par les matinées frileuses, une lourde
brume, pareille à une draperie qui flotte sur une scène vide.
Là, tout raconte la féerie d'un passé héroïque et la gravité du
paysan; sa face craintive, sa démarche appesantie semblent refléter un
étonnement séculaire, l'impression des spectacles prodigieux dont ses
aïeux ont été les témoins terrifiés ou émerveillés.
Au couchant, une rivière coule rapidement dans un frais ravin,
dénoncée par une frange de peupliers qui encadre le site et le termine
nettement. Son nom, la Loue, rappelle une légende des montagnes du
Doubs où elle prend naissance; l'histoire d'une certaine chèvre
sorcière qui, par la grâce du Malin Esprit, échappa à la poursuite
d'une louve. Celle-ci, emportée par sa frénésie, tomba dans le bassin
d'une source et se mit à pousser des hurlements terribles que l'on
entend encore aujourd'hui. La chèvre fut brûlée à la suite d'un procès
en bonne forme et la louve donna son nom à la rivière qui arrose le Val
d'Amour.
Peut-être la «rapide et dévorante» Loue, comme dit de Persan,
l'annaliste de Salins-les-Bains, ne dut-elle, entre nous, son
appellation suggestive qu'à l'austère et sauvage beauté de sa source
jaillissant d'une gueule de granit, au fracas de ses eaux irritées, à
leurs bonds désordonnés.
Si j'insiste sur ces détails, c'est qu'il y a une mystérieuse
concordance entre les lieux et les êtres, entre les destinées humaines
et le décor impassible où elles s'agitent, où elles se dénouent
parfois avec l'imprévu grandiose des drames les plus osés.
A l'une des extrémités du Val d'Amour, au petit village de Châtelay,
modeste station aujourd'hui de la ligne de Dijon-Pontarlier, dont le
nom se rattache au souvenir d'un poste fortifié destiné à défendre
l'ancienne route romaine allant de Quingey à Amagétobrie, naissait,
en 1820, d'une famille de pauvres paysans, une enfant appelée à vivre
les contes de fées, les légendes merveilleuses qui s'évoquaient pour
elle, dès ses premiers pas, à la vue des sites familiers. Un jour, elle
devait se muer, par un coup de baguette, en une princesse authentique
des _Mille et une nuits_, comme au temps des enchanteurs, devenir une
sultane du Maroc, l'aïeule peut-être de Mouley-Abd-el-Aziz.
Voici la mention que j'ai relevée au registre de l'état civil de la
commune. C'est une pièce historique:
«Du vingtième jour du mois de novembre, à deux heures du soir, l'an mil
huit cent vingt.
«Acte de naissance de _Jeanne-Pierre Lanternier_, née à Châtelay le 20
novembre, à deux heures du soir, fille de Jean Lanternier, domicilié à
Châtelay, profession de manouvrier, âgé de vingt-cinq ans, et de Sophie
Moreux, profession _idem_, âgée de trente ans, mariés.
«Le sexe de l'enfant a été reconnu féminin.
«Premier témoin: Lanternier (Jean), père de l'enfant, domicilié à
Châtelay, profession de manouvrier, âgé de vingt-cinq ans.
«Second témoin: Pourcheresse (Jean), domicilié à Châtelay, profession
de manouvrier, âgé de vingt-quatre ans.
«Sur la réquisition à nous faite par ledit Lanternier, père de
l'enfant, les noms portés et constatés suivant la loi par moi,
Claude-Florimond Baudier, maire de Châtelay, faisant les fonctions
d'officier de l'état civil de la commune de Châtelay.
«Et ont signé: Jean Pourcheresse, Jean Lanternier, C.-Florimond
Baudier, maire.»
Humble maison que celle où venait de naître Jeanne Lanternier,
si humble que la chambre où elle vit le jour fut un peu plus tard
transformée en étable. Pareille, sans doute, à ces demeures basses,
dont j'ai encore dans l'œil l'image lointaine, coiffée d'un toit de
chaume qui se prolongeait en auvent, où s'abritait la simplicité de
l'âge d'or. Une espèce de château de cartes fragile, que parait la
grâce des giroflées sauvages.
J'ai eu la bonne fortune de rencontrer encore au village un des rares
contemporains de mon héroïne, un de ses amis d'enfance, M. Blanc, qui
fut maire du pays pendant près d'un demi-siècle.
C'était exactement le 7 mars 1903. En descendant du train de Paris à
l'aube, j'eus l'impression soudaine, en voyant se dérouler la plaine
nue et froide, au bout d'un chemin à bœufs défoncé, garni de cette
boue perfide qui rappelle la bouillie nationale des fils des Séquanes,
les _gaudes_ traditionnelles, d'un grand champ de bataille retombé à
la majesté terrible des lendemains de tueries. Au premier plan, une
vingtaine de maisons s'adossant à une colline pelée. A l'horizon, le
clocher roman de Chissey, émergeant gauchement d'un amas de toits bruns.
Les isbas gothiques du Châtelay d'antan étaient remplacées par
d'uniformes constructions, propres, confortables, séparées du potager
par une barrière verte. Le type de la maison de Rousseau.
On me désigne une porte de grange sur laquelle est crucifiée une
chouette, excellent talisman contre le sort ennemi. J'entre hardiment,
mais je suis aussitôt arrêté par un molosse au poil hérissé, à l'œil
sanglant, qui me crie dans sa langue de passer outre. Au bruit, une
autre porte s'ouvre et un grand vieillard, long, sec, coiffé d'une
calotte de drap, sanglé dans une redingote que serrait aux reins une
cordelette de capucin, demeure tout pantois en me découvrant, avec une
moue de surprise fâchée, la main tendue vers le chien dans un noble
geste de commandement.
Où avais-je vu cette tête énergique et rusée, que mettait en valeur
le jour oblique d'une étroite fenêtre traversant de biais la chambre
obscure? Au Louvre, parbleu, à la galerie des Rembrandt.
--C'est moi qui vous ai écrit de Paris au sujet de Jeanne Lanternier,
la sultane du Maroc, votre compatriote.
A ce sésame, énigmatique pour un profane, le visage de mon hôte se
détend dans un sourire pincé, où se trahit la bonhomie narquoise du
Comtois. Il débarrasse à la hâte une chaise de linges et de hardes qui
s'y amoncelaient, me l'offre.
D'un coup d'œil j'embrasse le curieux intérieur du patriarche. Un lit
fait de planches à peine dégrossies, semblable à un _cadre_ breton; sur
la table ronde, un bol à demi rempli de lait, une tablette de chocolat,
des paperasses, des livres; un poêle trapu accroupi dans un angle,
ainsi qu'un monstre familier; aux solives noircies du plafond, un
régime de maïs. Il régnait une chaleur intolérable.
--Ah! c'est vous qui m'avez écrit? Pardonnez-moi de ne pouvoir rien
vous offrir suivant la coutume du pays. Je suis végétarien: je ne bois
ni vin ni alcool, je ne mange jamais de viande. Six sous par jour
suffisent à ma nourriture: une raie de chocolat, deux sous de pain,
deux sous de lait. Je ne sors pas de là. Vous examinez mes papiers?
Je suis vétérinaire amateur, connu à cinq lieues à la ronde. J'ai été
maire de Châtelay pendant quarante ans. Revenons à notre sujet. Je suis
né précisément la même année que Virginie Lanternier, en 1820; j'ai
donc quatre-vingt-treize ans et j'espère bien atteindre le siècle.
--Compliments. Mais pourquoi appelez-vous votre illustre compatriote
Virginie? N'a-t-elle pas reçu à l'état civil le prénom de Jeanne?
--En effet. Mais nous l'appelions ordinairement Virginie. Il arrive
souvent, dans nos campagnes, que les gens sont ainsi débaptisés; cela
tient à des circonstances futiles, au hasard. Ah! je me souviens
distinctement de l'avoir vue à treize ans, lorsqu'elle quitta le pays!
Mon prédécesseur, M. Baudier, a qualifié sur le registre le père
Lanternier de manouvrier. En réalité, c'était un de ces tisserands
nomades qui allaient de maison en maison peigner le chanvre, un
_pignard_, comme dit notre patois. Une famille bien dénuée que la
sienne, la misère en quatre volumes. La mère travaillait à la journée
et tout de suite des kyrielles d'enfants. A la fin des fins, ces braves
gens se dégoûtèrent du métier, partirent pour l'Afrique. Nous apprîmes
par la suite qu'ils avaient été enlevés par les Arabes (_sic_), et le
bruit courut que Jeanne--ou Virginie--avait été vendue avec sa mère au
fils du sultan du Maroc. Je ne l'ai jamais revue. On m'a bien souvent
écrit à son sujet. Les parents éloignés qu'elle a laissés se sont
inquiétés de son sort, alléchés, sans doute, par la perspective d'un
héritage fantastique. Rien.
--Et c'est là tout?
--Mon Dieu, oui. Vous trouverez à la mairie des renseignements
supplémentaires sur la famille.
Derechef, le cerbère donne de la voix. Un remue-ménage, un commencement
de lutte, une voix rude, furieuse, menaçant le fidèle animal.
--Ah! ce doit être le fermier de Germigney qui a son bœuf malade!
Excusez.
C'est un congé en forme. Je salue l'ancêtre, je gagne la mairie-école,
car les services publics sont ici simplifiés, et je ne tarde pas à
reconstituer la descendance des Lanternier.
Jeanne Lanternier--décidément, je m'en tiendrai à l'état civil--a eu
un frère aîné, _Désiré_, né en 1818, mort en Afrique, et trois sœurs:
Claudine, née en 1823; Anne-Antoinette, née en 1825; Anne-Claude, née
en 1827.
L'histoire de cette famille n'est-elle qu'une légende ajoutée à tant
d'autres, brodée par l'imagination populaire sur le riche canevas des
traditions locales? Pourtant, Rousset, le grave auteur du _Dictionnaire
historique et statistique des communes de Franche-Comté_, a mentionné
la surprenante fortune de Jeanne Lanternier, à qui il conserve, suivant
la remarque même de l'ancien échevin de Châtelay, le prénom de Virginie:
«La future impératrice du Maroc, écrivait en 1853 cet historien,
dont l'érudition et l'impartialité sont rarement en défaut, est née
au Châtelay le 20 novembre 1820, sous un toit de chaume et dans une
chambre qui sert aujourd'hui d'écurie. Emmenée par ses parents, en
1834, dans l'Afrique française, elle fut prise avec toute sa famille
par les _Marocains_ (?). Son père fut massacré et sa mère mourut peu
de temps après. Ceux qui l'avaient enlevée, éblouis de sa merveilleuse
beauté, l'épargnèrent. Par un concours de circonstances que nous
ne connaissons pas, le fils aîné de l'empereur la vit, en devint
éperdument amoureux et l'épousa. La future souveraine a appelé ses
trois sœurs auprès d'elle et les a attachées à sa cour.»
Voilà qui est positif. Rousset a fixé en traits décisifs, sauf
quelques inexactitudes de détail et quelques obscurités qu'il n'a
pas pris la peine d'éclaircir, le fait essentiel: Jeanne Lanternier
a épousé le _fils aîné_ du sultan régnant en 1836, Abd-er-Rhaman,
et cet héritier du kalifat n'était autre, par conséquent, que
Mouley-Sidi-Mohammed, le vaincu d'Isly--le _petit Muley_, comme disait
plaisamment le refrain d'une chanson de circonstance qui scandait la
marche des soldats de Bugeaud[2].
[Note 2: Voir les _Mémoires du général du Barail_.]
LES VOIX DE JEANNE
LA PASTOURE FRANC-COMTOISE
Les _pignards_--peigneurs de chanvre--étaient, à l'époque où naissait
Jeanne, les mainteneurs jurés des traditions, les descendants dégénérés
des troubadours, dont la gaie science était funeste à la vertu,
généralement imperméable, des châtelaines féodales. Ils transportaient
de village en village leur métier et les chansons à l'aide desquelles
ils trompaient la monotonie de leur rude tâche, les Noëls naïfs
issus en droite ligne des fabliaux et des libres mystères où, sous
le couvert d'une piété théâtrale, se donnait carrière l'inspiration
aristophanesque:
Ai dédjà veu lou do,
Qué courint d'vant l'êdiise,
Qué potchint in gros falot,
Qué courint quement lou bise...[3].
[Note 3: Noël bisontin:--«J'ai déjà vu deux personnes,--qui
couraient devant l'église,--qui portaient un gros falot,--qui couraient
comme la bise.»]
Le père de Jeanne Lanternier rythma, sans doute, sa besogne ingrate au
son de ces refrains populaires, de ces mélodies aux vagues paroles où
s'exprimait la lourde mélancolie d'une race dolente, inhabile aux beaux
cris de la passion, dont la plainte sans éclat garde comme un accent de
résignation navrée.
Et tout de suite après, il est permis de le supposer, c'étaient,
dans une note plus alerte, le récit en une prose gaillarde, soutenue
d'assonances familières, les contes bleus d'antan, les histoires
merveilleuses qui plaisent aux peuples enfants, celle, par exemple, des
rois mages revenant de Bethléem et s'égarant jusqu'au pays comtois par
le chemin des écoliers. Dame, ils n'avaient plus leur étoile! Peut-être
avaient-ils même marché sur l'_herbe à la recule_ qui trompe les pas
du voyageur malchanceux. Les pèlerins orientaux gagnèrent les environs
de Dôle, qu'ils prirent pour Antioche, firent un crochet et, harassés,
finirent par s'asseoir en pleins champs, sur une pierre, au bord d'une
source propice.
L'un d'eux but de l'eau et la reconnaissance s'exhala de son gosier
desséché en une exclamation simpliste:
--Elle est très bonne!
Un village se forma à cet endroit qui s'appelle encore aujourd'hui
_Étrabonne_, en souvenir de la parole du mage.
Cependant, la maisonnée des Lanternier vivait chichement et, sur la
table de famille, où le nombre des infortunés convives s'accroissait
régulièrement d'année en année, les _gaudes_ paraissaient plus souvent
que la poule au pot du seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.
Non sans que la mère eût jeté par-dessus l'épaule gauche le premier
_pochon_. Offrande naïve aux mauvais génies de la contrée, usage
renouvelé des libations païennes.
En vain, Jeanne mettait-elle, la veille de Noël, ses petits sabots
dans l'âtre en priant tout bas la _tante Arie_, qui venait visiter
les cabanes des pauvres, apporter des jouets et des friandises
aux enfants déshérités et récompenser les fileuses émérites. En
vain l'appelait-elle dès qu'elle entendait au dehors un bruit de
_sonnailles_, prélude obligé du passage de la bonne fée montée sur son
âne. Arie, Arie, cri de surprise et de douce supplication, demeuré dans
le patois de l'est, altération probable d'_Aeria_, la déesse aérienne,
un des surnoms de l'altière Junon!
Si Jeanne s'enfonçait dans la forêt de Chaux, toute proche, une des
plus nobles de France, puisqu'elle remonte aux premiers âges de la
Gaule et affiche la prétention d'être un débris mutilé des forêts
primitives, elle ne manquait pas de saluer les arbres-fées, les chênes
magnifiques, issus directement de ceux qui offraient le gui sacré à la
faucille d'or des druides. Tout en aidant sa mère à ramasser le bois
mort et à composer le fagot, il lui était malaisé de ne pas penser à
l'histoire, souvent entendue, de la belle Mélusine, origine du serpent
ailé qui figurait dans les armes de la puissante famille de Mathay,
importation orientale aussi, transposition fantastique du mythe d'Amour
et Psyché.
Un jour, une inconnue, une créature de rêve surprend le sire de Mathay
accablé par la fatigue de la chasse, endormi au pied d'un chêne, et
le baise aux lèvres. Il se réveille, s'amourache de l'apparition,
l'épouse. Mais il a juré qu'il ne chercherait jamais à savoir ce
qu'elle devient les nuits de vendredi. La curiosité, la jalousie,
quelque diable aussi le poussant, il ne peut résister à la tentation
d'épier l'adorée dans ses promenades hebdomadaires. Une nuit, il
l'aperçoit, transformée en sirène, se baignant dans une cuve d'albâtre.
Son rêve finit en queue de poisson. Et jamais plus il ne revit
l'enchanteresse.
Les Maures, les Sarrasins ont dû mêler à ce symbolisme attirant la
féerie de leurs contes prodigieux, où c'est un commun passe-temps,
pour les rois d'aventure, de couronner la beauté vertueuse, d'épouser
les bergères. Cela parut de tout temps naturel sur cette terre
imprégnée plus qu'une autre de l'esprit et de la poésie de la
chevalerie.
Un village du canton de Salins, englouti par un glissement de montagne
en 1649, s'appelait _Sarcenne_, rappelant la grande invasion du
huitième siècle. Un faubourg de la ville de Poligny, _Charcigny_,--en
patois _Sarceny_,--se rattachait à la même étymologie. Le _Bois des
Sarrasins_, la _Baume des Sarrasins_, _Geraize_, autant de noms de
lieux qui accusaient le passage de l'Orient.
Mais aucune légende ne dut parler plus à l'imagination de Jeanne
que celle du Val d'Amour, inspirée de l'antiquité classique, des
malheureuses amours de Héro et Léandre:
«Cinq ou six siècles en ça, a écrit en 354 Hilaire, évêque de Besançon,
vivait à Clair-Vent (non loin de Châtelay) un riche homme de Bourgogne,
qui joignait la déplaisance à la fierté. Les tourelles de son château
se miraient dans le lac de la Loue. Il avait une fille belle à ravir et
qui n'était pourtant mie glorieuse. Cette jolie pucelle aimait un gent
menestreux de Montbarrey, mais Rainfroy, dur et chiche, ne voulait pas
qu'elle épousât le pauvre Philippe, et la vive Alicette fut mise en
étroite prison, malgré ses pleurs. Philippe, alors, creusa un chêne à
l'aide du feu, et quand la lune était à son décours, il traversait le
lac, guidé par un fanal qu'allumait la nourrice d'Alicette. Il baisait
les mains de sa mie à travers les barreaux de la tour et revenait
content de sa soirée. Mais sa boursette s'épuisa bien vite à payer la
nourrice avaricieuse. La maudite goyne souffla une nuit son cierge et
le canot mal dirigé dévala tout à fond. Philippe se noya tristement.
Peu de jours après, Rainfroy passa lui-même de vie à trépas, et sa
fille, libre enfin, jura de retrouver son amant mort ou vif. Elle fit
rompre à Parrecey la digue qui retenait les eaux du lac, et on le
retrouva en effet à Chissey où il avait chust, déjà tout défiguré.
Alicette garda de lui perpétuelle souvenance et bâtit la chapelle
d'Ounans, où elle fut inhumée à côté de son doux ami[4].»
[Note 4: DUSILLET, _Yseult de Dôle_; ROUSSET, _Dictionnaire, ut
suprà_.]
Cette légende du Val d'Amour ou Val-Loue, un simple terrain d'alluvion,
est confirmée par l'historien Gollut[5]:
[Note 5: GOLLUT, _Mémoires de la République séquanaise_.]
«Nos pères disent que au Val-Loue, l'un des plus fertiles quartiers qui
soient en Gaule, la Loue estoit arrestée, et qu'elle y faisoit un grand
et profond lac; mais que le terrain estant dehument nivellé, lon luy
havoit faict carrière, pour la faire couler plus librement jusques au
Doubs, où présentement elle se décharge par un cours non plus arresté,
mais continué.
«Et de vray, par tout le Val-Loue, lon remarque un rivage fort relevé
et fort éminent qui borde et environne en un long circuit toute la
vallée, et monstre que autrefois ce lac y estoit composé, courant au
milieu cette rapide rivière, laquelle par son cours rapide et par sa
gueule ravissante de Louve, se seroit faict ouverture aux endroits
abaissés et plus foibles, ou bien lon luy auroit tranché son issue par
le travail des homes, pour gaigner ce très-beau Val-Loue, non jamais
assez loué pour sa fertilité très-grande.»
Que de fois Jeanne dut entendre ce récit naïf! Que de larmes
innocentes elle dut verser au souvenir du doux troubadour et de son
amie! «Puisse, répétaient les bonnes femmes de Châtelay en forme de
conclusion, la nuit me prendre où sont mes amours!»
Châtelay, ne possédant point d'église, dépendait, dépend encore de
la paroisse de Chissey. L'église de ce dernier village, classée avec
raison parmi les monuments historiques, est un intéressant échantillon
de l'art roman, une des plus belles de la province. Jeanne Lanternier
y fit sa première communion vers 1831. Quand elle fut captive «dans la
tant vieille tour du Maure que le soleil dore», comme dit la romance de
Chateaubriand, elle dut se rappeler avec émotion le porche monumental
par où l'on accède dans le vénérable sanctuaire, le Christ-aux-liens
du tympan entre ses deux apôtres fidèles, l'escalier mystérieux qui
mène à «la chambre des fous», les nefs silencieuses et fraîches comme
une tombe, avec la lugubre procession des suppliciés qui grimacent
encore aux corniches, suspendue ainsi qu'un avertissement symbolique
au-dessus des croyants prosternés. Elle regretta sûrement, ayant
réalisé son rêve de devenir une princesse lointaine, ses douces
rêveries de paysanne tentée de bonne heure par l'impossible. L'amour
tyrannique réveilla en elle la curiosité du bonheur simple.
Hélas! de nuict, elle est mieux que gardée,
Et sur le jour de cent yeux regardée,
Plus que jadis n'estoit Io d'Argus,
Qui eust au chef cent yeulx clers et agus.
Si ne fault pas s'ébahyr grandement,
Si on la garde ainsi songneusement,
Car voulentiers la chose précieuse
Est mise à part en garde soucieuse[6].
[Note 6: Clément MAROT.]
Il vaut mieux, en effet, rêver la vie la plus heureuse que la vivre.
Mais la vierge comtoise n'en était encore qu'à la préface idéale de son
extraordinaire roman. Elle se laissait aller doucement à la pente de sa
nature à la fois songeuse et confiante, montrant seulement un faible
pour les belles histoires où se reflétait un passé de légende, pour le
symbolisme ardent qui avait enveloppé son enfance et qui la vengeait
provisoirement des cruautés du sort.
Dans son nom patronymique se vérifie la théorie risquée de la
concordance des noms et des destinées. _Lanternier_, au sens figuré,
exprime, en langage populaire, une propension à la paresse rêveuse.
Elle trouva, d'ailleurs, un autre aliment à ses songeries dans la
chaumière de son père, homme de belle stature et d'un parfait équilibre
physique, descendant évident des robustes émigrants alamans, de ces
_amaves_ que Constance Chlore battit et réduisit à l'état de colons.
Elle avait appris à lire du _frater_ du village, si j'en crois un
document dont a eu connaissance Émile de Girardin[7]. Et quelques
livres s'éparpillaient sur la commode du tisserand à côté des almanachs
qui formaient alors le fonds de toute bibliothèque rurale: un résumé de
l'histoire de la Révolution, Racine--ô Bajazet!--_Clarisse Harlowe_, un
choix des poésies de Voltaire, _Gil Blas_.
[Note 7: _La Presse_, 1848.]
En cette jeune âme façonnée par la nature, par la tradition, par
l'obscur instinct d'une race errante, par les dures leçons du foyer,
par la sentimentalité éparse, une ivresse naquit, très pure, voisine de
l'inspiration prophétique.
Quand Jeanne s'esseulait le soir, à l'orée de la forêt mystérieuse,
sur les routes désertes du Val d'Amour, l'Irréel semblait frémir et
murmurer derrière chaque buisson; de tous les coins de la plaine
légendaire, une ombre héroïque ou plaintive se levait à l'appel de son
imagination surexcitée. Le plus curieux est qu'elle devint elle-même
une légende vivante; elle réalisa, créa ses idées; «elle en fit des
êtres; elle leur communiqua, du trésor de sa vie virginale, une
splendide et toute-puissante existence, à faire pâlir les misérables
réalités de ce monde[8].»
[Note 8: MICHELET, _Histoire de France_, t. II.]
Comme l'autre Jeanne, la bonne Lorraine, la pastoure franc-comtoise,
ayant respiré l'atmosphère du merveilleux, appris à lire dans les vieux
fabliaux, suspendu des couronnes aux chênes magiques, vu passer mille
fois en imagination le beau chevalier redresseur de torts, entendit
confusément des voix dans le maigre jardin de son père; s'étonna moins,
plus tard, lorsque, jetée, ainsi qu'un butin de guerre, aux pieds du
sultan d'outre-mer, après des aventures sans nombre dont elle sortit
avec le même bonheur que la fiancée du roi de Garbes, elle entendit «le
propre fils du souverain» lui proposer de partager son trône éventuel.
C'était son rêve d'enfant qui continuait:
Par ces perles dont la chaîne
Rehausse, ô ma souveraine,
Ton cou blanc comme le lait,
Je ferai ce qui te plaît,
Si tu veux bien que je prenne
Ton collier pour chapelet.
LE RAPT
La Franche-Comté a toujours été féconde en hommes d'action, soldats de
fortune mêlés aux bandes aventurières, champions de la croix; médecins
gouvernant les rois comme cet étonnant Jacques Coitier, précurseur des
modernes théories sur la suggestion; diplomates mettant au service de
l'Espagne leur sagacité débrouillarde, leur finesse de vieux procureur
et leur vouloir anguleux; volontaires prêts à servir, avec une égale
ardeur, la Révolution ou Napoléon. De tout temps on trouva des
marchands et des artisans comtois sur les grands chemins d'Europe.
Sous l'aiguillon de la nécessité, les Lanternier sentirent se réveiller
en eux l'instinct nomade et l'inquiète ambition de la race. Aussi bien,
l'Algérie venait de s'ouvrir à l'influence française; elle apparaissait
aux déshérités de la nation, dans le mirage d'une rapide conquête,
comme une terre promise, un Eldorado. Le tisserand de Châtelay résolut
de s'expatrier, de quitter les horizons connus du Val d'Amour et
les champs ingrats où il peinait sans espoir. Il alla s'établir à
Dely-Ibrahim, près de Bouffarik. Aussi bien, rien ne le rattachait plus
au village. Il n'avait même plus, à la lettre, une pierre où reposer sa
tête: sa maison venait d'être dévorée par un incendie.
On ne trouve, cependant, dans les archives du gouvernement d'Alger,
nulle trace d'une concession officielle au nom de _Lanternier_. Mais il
n'est pas défendu de penser que, dans le désarroi de la conquête, les
premiers colons bénéficièrent d'une certaine exemption des formalités
usuelles. D'un autre côté, le paysan de Châtelay a pu reprendre à son
compte une exploitation existante, un domaine abandonné. Quoi qu'il en
soit, cette absence d'un document initial était à signaler.
Quelques années se passèrent. Le nouveau colon n'eut qu'à se féliciter
de sa détermination et, contrairement au proverbe, en changeant de
climat, il parut avoir lassé la mauvaise fortune. La petite ferme
qu'il exploitait prospéra. Sa femme le secondait avec intelligence et
dévouement; elle était faite aux rudes travaux des journalières de
l'Est, dont la jeunesse n'est qu'un «déjeuner de soleil», le dos déjà
courbé, la taille déviée par l'habitude des lourds fardeaux, pareille,
à trente-cinq ans, à ces douloureuses silhouettes par lesquelles Millet
a synthétisé le fatalisme pesant des esclaves de la terre, la prompte
déchéance des paysannes pauvres.
Ses enfants l'aidaient dans sa tâche quotidienne. Jeanne donnait
l'exemple de la vaillance; elle soignait les bestiaux, menait les
chevaux à l'abreuvoir, rinçait le linge de la communauté pendant la
nuit, comme les lavandières des ballades berrichonnes, mais pour une
raison moins poétique. Les heures du jour étaient toujours trop brèves
pour les multiples soins dont elle prenait sa large part. Ardente aux
distractions innocentes, du reste, mais avec une réserve instinctive,
qu'elle devait aux sévères leçons de sa vie libre, à la discipline des
vierges précoces qui savent se garder elles-mêmes.
«Chaque dimanche, dit M. Ernest Alby, un écrivain marseillais qui
a vécu en Algérie vers ce temps et a écrit, à l'intention d'Émile
de Girardin, des souvenirs anecdotiques très intéressants sur les
captifs français, tombés aux mains d'Abd-el-Kader[9], elle paraissait
la première à la danse et se retirait la dernière... Mais jamais, en
sortant de ces joyeuses réunions, on ne la voyait s'attarder le long
des murs de l'église ou dans les allées entr'ouvertes des maisons,
pour deviser d'amourette avec les galants qui la courtisaient. C'était
la fille la plus vaillante et la plus aimée du village. La _Virginie_
était la plus jolie fleur du pays et on ne citait pas, à dix lieux à
la ronde, une fille capable de la déchausser. Elle avait des cheveux
châtains, qui se lissaient en bandeaux sur ses tempes; ses yeux noirs
respiraient une vivacité et une espièglerie des plus spirituelles et
des plus émoustillantes. Le nez était d'un profil admirable par son
élégance et sa pureté, et la bouche s'épanouissait en un sourire des
plus gracieux et des plus charmants; et, chose remarquable, la boîte
osseuse de la tête affectait la petitesse de la forme que l'on observe
dans les meilleures figures de la sculpture grecque. Le cou était
un peu engagé dans les épaules par suite des fardeaux que l'enfant
avait portés sur les reins; les bras et les mains dessinaient un
galbe d'un précieux modèle; la taille offrait ce contour héroïque qui
fait pressentir dans la nubilité virginale la fécondité maternelle,
et les jambes et les pieds présentaient un type parfait de finesse,
de légèreté et d'élégance... Rien de vulgaire dans la personne de la
paysanne ne venait trahir son origine plébéienne. Tout, au contraire,
dans sa beauté et sa physionomie, révélait une distinction, un charme
expressifs...[10].»
[Note 9: _Histoire des prisonniers français depuis la conquête._
Paris, Desessart, 1 vol.; _Presse, Variétés_, 1848.]
[Note 10: _La Presse_, 1848.]
Vers le mois d'avril 1836, le père Lanternier se rendit à Bouffarik,
où il était invité à une partie de plaisir; il emmena avec lui sa
femme, sa fille aînée et deux Allemandes qui habitaient Dely-Ibrahim.
Au retour, «il tomba, dit M. Alby, dans une embuscade que lui avaient
tendue des maraudeurs arabes, et il fut vendu à l'émir (Abd-el-Kader),
ainsi que les quatre femmes qui l'accompagnaient. Ces cinq prisonniers
finirent par rejoindre, sous l'escorte de leurs ravisseurs, l'émir qui
bivouaquait aux environs de la Tafna.» Ils rencontrèrent dans le camp
M. Meurice, un colon qui avait été enlevé peu de temps avant dans la
plaine de Mitidja.
«L'émir venait de perdre contre le maréchal Bugeaud la bataille de la
Tafna, et cette déroute l'avait déconsidéré aux yeux de ses partisans,
à tel point que les réguliers et les goums refusaient de marcher à
l'ennemi et qu'ils se débandaient. La révolte, le pillage et la panique
désolaient le camp de l'émir. Son autorité était méconnue et, dans le
tumulte d'une fausse alerte nocturne, la tente impériale fut pillée et
coupée en deux.
«En présence de ces actes d'insubordination, l'émir comprit que la vie
des six prisonniers chrétiens, deux hommes et quatre femmes, n'était
plus en sûreté dans son camp. Il donna l'ordre à une troupe de trente
nègres, avec lesquels il avait composé une sorte de garde d'élite,
de conduire les chrétiens, hommes et femmes, à _Nedroma_, et de les
mettre, en son nom, sous la protection du caïd de cette ville. L'émir
commanda aux trente nègres de bien traiter les prisonniers et de
respecter les femmes.
«En arrivant à Nedroma, les deux hommes furent jetés en prison et les
femmes allèrent habiter une maison qui appartenait au caïd.
«Quelque temps après, l'émir rappela M. Meurice auprès de lui. Depuis
ce jour, toutes les fois qu'il s'agissait de traiter avec le général
français de l'échange des prisonniers, l'émir, _qui avait déjà arrêté,
sans doute, la conduite qu'il se proposait de tenir à l'égard des
Lanternier_, défendait expressément que le nom du père Lanternier fût
prononcé dans ces négociations.»
Et voilà qui explique comment les archives de la Guerre et des Affaires
étrangères n'ont gardé nulle trace du rapt qui valut, selon toute
vraisemblance, à Jeanne Lanternier le titre de sultane au harem de
Sidi-Mohammed. Bugeaud ne sonne mot de l'incident dans ses rapports
si lumineux, d'une si instructive précision, dans sa volumineuse
correspondance. Il l'ignora simplement, fut dupe du silence calculé
d'Abd-el-Kader.
«Nous sommes en droit, écrit-il au prince de Joinville au lendemain
d'Isly, d'exiger maintenant qu'Abd-el-Kader soit confiné dans une
ville de la côte où nous aurons un consul pour le surveiller; que
son armée soit dissoute immédiatement; qu'on nous rende les trois
chasseurs Briant, Wolff et Escoffier, qu'Abd-el-Kader retient encore
prisonniers...[11].» M. de Nion, notre agent diplomatique, avait
échoué complètement dans les négociations qu'il avait entamées à ce
sujet, et la réponse qu'il avait reçue était même d'une rare insolence.
[Note 11: Archives de la Guerre, 1844. _Correspondance d'Algérie_.]
Dans la tente du vaincu d'Isly, Sidi-Mohammed, tombée au pouvoir de nos
soldats, Bugeaud trouva des lettres très compromettantes qui révélaient
l'astucieuse pensée de la cour chérifienne, jusqu'à des autographes du
sultan:
«Au nombre des conditions posées par la France, écrivait à son fils,
le 1er août 1844, Abd-er-Rhaman, est celle-ci: «Celui qui fuira de
chez nous pour se réfugier chez eux, et réciproquement, sera rendu.»
Je ne puis accepter cette condition. J'ai ordonné à mon secrétaire,
Mohammed-ben-Dris, de dire au consul anglais, qui s'est posé comme
intermédiaire entre moi et les Français, que je ne réclamerai pas ceux
des nôtres qui iront chez les Français et _vice versa_[12].»
[Note 12: Archives de la Guerre, _ut suprà_.]
L'épée de Bugeaud trancha à Isly le nœud gordien de cette politique
entortillée. Mais les captifs français ne furent pas pour cela remis
en liberté. Revenant à la charge auprès du prince de Joinville, le
maréchal victorieux lui mandait, à la date du 25 août: «Il faut
également demander qu'on nous rende les trois chasseurs prisonniers
qu'il a encore entre les mains. Ils s'appellent Briant (brigadier),
Escoffier (trompette) et Wolff (chasseur).»
Les prisonniers n'attendirent pas l'effet de ce bon vouloir énergique.
Grâce à l'ingéniosité d'un officier, ils purent s'évader. Une seule
femme resta aux mains des Marocains, la cantinière Morali, qui, étant
dans un état de grossesse avancée, refusa de suivre ses compagnons.
L'histoire du trompette Escoffier a été longuement narrée dans la
presse du temps et nous y reviendrons. Mais aucune démarche officielle,
aucune tentative ne fut faite pour retrouver les traces de Mme
Lanternier et de sa fille, que des brigands mercenaires avaient
entraînées vers une destinée mystérieuse.
Un seul homme réussit à pénétrer en partie cette horrible énigme. Il
s'inquiéta du sort réservé à la petite paysanne franc-comtoise; apprit,
non sans étonnement, que sa fuite éperdue dans le désert, évocatrice de
la terrible aventure de Mazeppa, l'avait faite plus que reine. Mais au
prix de quelles cruelles séparations, de quels durs sacrifices!
M. Ernest Alby, au cours de son long séjour en Algérie, avait recueilli
des indices certains sur la condition des prisonniers français faits
par les réguliers d'Abd-el-Kader ou par des gens du Riff, oubliés des
leurs, disparus dans un mystère. Tel ce malheureux Georges Forret,
parti de Tanger le 19 janvier 1900, que le bruit public représenta
plus tard comme ayant été assassiné par les Beni-Selman. Mais sa
mère n'ajouta jamais foi à cette information et l'un des compagnons
de mission de M. de Ségonzac, M. Réné de Flotte Roquevaire, n'hésita
pas à écrire, dans une note publiée sous les auspices de la Société
de géographie commerciale, «qu'un secret espoir lui restait que le
vaillant explorateur devait être prisonnier dans une de ces tribus
berbères, tombeau discret qui se referme sur vous, comme la mer, sans
laisser de trace[13].»
[Note 13: _Bulletin de la Société de géographie commerciale_, année
1901.]
M. Alby chercha et trouva la piste des Lanternier. Il avait été mis
en relation avec Émile de Girardin par l'intermédiaire de son frère
Louis, directeur d'une importante filature dans le Nord. _La Presse_
donna donc, sous sa signature, le résultat de ses investigations, qui
avait déjà paru en brochure; malgré quelques erreurs de détail, comme
l'origine prétendue alsacienne de la famille Lanternier, il semble
s'appuyer sur de curieux indices, conformes à la légende locale de
Châtelay, aux rares renseignements qui nous sont parvenus dans la
suite. Girardin a dû posséder, sur cette affaire, des papiers assez
explicites. Que sont-ils devenus?
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons que nous en référer au récit vivant
et pittoresque tracé par M. Alby, en élaguant les épisodes visiblement
fantaisistes dont il l'a corsé.
LA MORT DE M. LANTERNIER
Il semble à peu près certain que Jeanne fut violemment séparée de
son père avant de prendre le chemin du Maroc. Mais, auparavant, elle
fut exposée à une cruelle aventure. Nous avons dit qu'Abd-el-Kader,
vivement pressé par Bugeaud et n'étant qu'à moitié sûr de la docilité
de ses partisans, avait résolu d'éloigner de son camp ses prisonniers,
notamment les Lanternier, les deux Allemandes enlevées avec eux et M.
Meurice, un colon qui avait été surpris par des maraudeurs, le 25
avril 1836, en allant visiter son domaine de la Mitidja.
Les trente nègres qui devaient conduire ces malheureux à Nedroma
appartenaient à la garde particulière de l'émir. Ils avaient pour sa
personne un culte farouche, mais, en revanche, ils étaient habitués à
vivre de pillage, redoutés pour leur férocité bestiale, parce qu'on les
savait disposés à escompter largement, en toute rencontre, l'indulgence
calculée de leur maître. Ils n'hésitèrent donc pas à passer outre à la
consigne qui leur avait été donnée de traiter les hommes avec douceur
et les femmes avec respect. En cours de route, dans un lieu désert, ils
attachèrent les hommes à un arbre et, sous leurs yeux, assaillirent
les prisonnières. Ce fut une scène sauvage dont la réalité n'a été que
trop confirmée par le témoignage de M. Meurice et de ses compagnons de
captivité.
A Nedroma, le père Lanternier fut jeté en prison avec M. Meurice; il ne
devait plus revoir sa femme et sa fille.
Le 31 juillet, M. Meurice est rappelé au camp de l'émir, où ne
tardent pas à le rejoindre deux déserteurs français et deux marins
sardes capturés en mer. Deux mois après, des pourparlers s'engagent
pour l'échange des prisonniers, _les Lanternier compris_, avec le
baron Rapatel, lieutenant général, commandant de la place d'Alger.
Abd-el-Kader exige qu'on lui rende vingt des siens. Il était alors
sous l'impression d'un concours efficace promis par le sultan du Maroc,
Abd-el-Rhaman.
Le 28 octobre, M. Meurice voit arriver un Français âgé d'une
cinquantaine d'années, «portant une longue barbe, une épaisse moustache
fauve qui tombaient incultes et sales sur sa poitrine nue. Il était
sanglant, déguenillé. Depuis la sortie de Mascara, la populace arabe
s'acharnait sur le chien de chrétien. _Il reconnut le père Lanternier_,
voulut lui parler, mais les chaouchs brandirent leurs bâtons et
conduisirent le prisonnier dans la tente impériale...»
Malgré le bon vouloir apparent d'Abd-el-Kader, Lanternier est
maltraité. Ses gardiens fanatiques lui reprochent sa résistance
prolongée à la volonté de Dieu, ses protestations contre l'éloignement
des siens. Son dos meurtri par les coups n'est qu'une plaie. Il est
d'office ramené à la prison de Mascara, d'où il a été extrait, et
refait en sens inverse sa voie douloureuse. Dans la même ville se
trouvait le lieutenant de France, enlevé pendant une partie de chasse,
qui peut parvenir jusqu'à lui et recueillir ses tristes confidences.
Un autre blanc lui montre aussi quelque pitié: c'est le déserteur Jean
Mardulin, ancien légionnaire.
Le 12 novembre, M. Meurice succombe. Ses papiers ont été rendus en
partie à sa mère, qui habitait à Paris, 16, rue Cadet.
Cependant, Lanternier ignorait le sort de sa femme et de sa fille.
Deux heureuses nouvelles lui étaient parvenues: il allait rejoindre
ses compatriotes retenus au camp d'Abd-el-Kader et les négociations
pour un prochain échange de prisonniers étaient menées avec diligence.
Il figurait, en effet, sur la liste des otages libérables avec le
lieutenant de France, le colon Pic et son domestique, la cantinière
Laurent, les soldats Bourgeois et Devienne du 11e de ligne, Fleury et
Lefort du 61e, Léonard de la 7e compagnie de discipline.
Une forte escorte les conduit successivement à El-Borgl, sur les bords
de l'Oued-Méria, près de l'Oued-Cheliff, à Milianah. Ils touchent,
pensent-ils, au salut. Mais, là, une difficulté de forme se présente,
compliquée de la duplicité musulmane. Après de longs délais, on annonce
enfin que six prisonniers vont être relaxés et Lanternier est du
nombre. Malheureusement, il est dans un état d'extrême faiblesse, la
fièvre le mine. On juge qu'il ne saurait supporter le voyage à Alger et
à sa place on emmène le domestique du colon Pic.
Cette suprême désillusion lui porte le coup de grâce. Le 9 janvier
1837, il a le chagrin de voir s'en aller vers la liberté, vers la
France, ses six compagnons, et il acquiert l'atroce conviction que la
mort seule le délivrera.
Le 8 mars 1837, Bourgeois, Devienne, Lefort, Fleury, Léonard sont
conduits à Bouffarik. Les Arabes évitent de parler du colon Pic et
de Lanternier, comptant sur un marchandage avantageux. Ce n'est qu'en
avril que Pic est rendu, et les émissaires de l'émir qui l'amènent au
colonel Marey avouent que _Lanternier est mort_.
L'événement a été certifié par les différentes personnes mêlées à ces
pénibles pourparlers et par les soldats internés au Maroc, comme le
trompette Escoffier, dont il sera question plus loin.
SUR LA ROUTE DE FEZ
Abd-el-Kader tenait à s'assurer à tout prix la protection du sultan
marocain. Il avait résolu de lui adresser, suivant l'usage oriental,
des cadeaux destinés à symboliser la flatteuse déférence qu'il
témoignait en toute occasion à son puissant beau-père. Subitement,
il décida que les quatre femmes blanches enlevées par ses réguliers
seraient envoyées à Abd-er-Rhaman, avec un lot d'animaux féroces et de
gazelles dont s'orneraient, sans doute, les jardins impériaux de Fez ou
de Marrakech. Cet homme pensait à tout. Don barbare qui symbolisait
bien l'état d'âme des deux alliés.
On fit venir à la hâte de Mascara à Nedroma des cadres recouverts de
toiles, espèces de tentes fixes maintenues par une ossature de bois,
pour dissimuler à tous les yeux, pendant le voyage, les femmes de
Sa Hautesse, désormais sacrées, et des cages pour enfermer les deux
lionceaux, les deux panthères, les gazelles et les autruches qui
complétaient ce singulier tribut. Il s'y joignit un tapis brodé d'or
et de soie, un burnous de drap bleu et un de drap rouge, des tapis de
bazar, quatre chevaux, quatre mules et quatre caisses de numéraire.
Quand tout fut prêt, les chaouchs de l'émir présentèrent au caïd de
Nedroma, qui gardait les prisonnières et en avait la responsabilité, un
ordre écrit de leur livrer les chrétiennes. Elles furent enveloppées de
haïks épais, hissées dans les cadres, et la caravane se mit en marche
vers Tefza.
Au début, les captives, laissées dans une ignorance complète des
intentions de l'émir, se bercèrent de l'espoir qu'elles allaient être
bientôt délivrées sur une démarche pressante des autorités françaises.
Les égards nouveaux dont on les entourait contribuaient à les
entretenir dans cette illusion. Le respect chevaleresque de la femme
d'autrui, surtout de la femme d'un prince, est traditionnel en pays
d'Islam. La Roque, chargé par Louis XIV d'une mission auprès du grand
émir, chef des Bédouins, ou arabes scénites, disait, dans sa relation,
en parlant des femmes des cheiks: «Elles font quelquefois de petits
voïages d'une ou deux lieues pour visiter les autres princesses. Aucun
homme ne les accompagne, et c'est assés, pour toute garde, de sçavoir
que ce sont des femmes pour n'en approcher en aucune façon[14].»
[Note 14: _Revue de l'Islam_, 1897, p. 31. Article de M. Henri
Carnoy.]
Voilà donc nos héroïnes chevauchant à dos de mulets, dans une sorte
de prison mobile, séparées du monde entier, allant à l'inconnu,
n'entendant que les cris des conducteurs, les hurlements des fauves
tout proches, excités par les saccades de la marche. Ce ne fut qu'en
arrivant à Ouchda qu'elles furent fixées sur leur sort. Les chaous de
l'émir les menèrent dans la maison du caïd, et, là, on leur apprit
sans ménagement qu'elles étaient devenues de fait la propriété de
Muley-Abd-er-Rhaman et qu'elles n'avaient aucune chance d'être
comprises au nombre des prisonniers français que l'émir échangeait
chaque jour contre les Arabes déportés à Marseille.
On devine leur désespoir. Elles se savaient dès lors condamnées
au harem; ravies sans espoir à leur famille, à leur pays, à leur
religion; soumises aux caprices d'un maître, héritier de la piraterie
barbaresque sans foi ni loi, qui pouvait, s'il le voulait, les jeter
en pâture aux fauves, leurs compagnons de route, pour distraire
son ennui souverain. Elles se remémorèrent avec horreur les mille
légendes qui couraient parmi les premiers colons algériens sur cette
race mystérieuse des Maures, «jetée, dit un diplomate français qui
l'a longtemps pratiquée, M. Cotte, aux extrémités du vieux monde et
agonisant entre une mer de sable qui la presse, l'océan qu'elle n'a
jamais su franchir, l'Espagne qui l'a refoulée dans ses limites[15].»
[Note 15: Narcisse COTTE, _le Maroc contemporain_. Paris, 1 vol.]
A quelles fantaisies sauvages ne se portaient pas les descendants
du Prophète, les sultans du Maghreb-el-Agka, entre leur troupeau
de concubines et leur escorte de bourreaux! Tel ce Mouley-Ismaël,
qui avait muré vifs des chrétiens dans les fondations de Mesquinez.
N'allait-on pas, pour amuser le maître, livrer les captives sous ses
yeux aux féroces Aïssaouas, dont les étranges exercices se propageaient
sur la frontière indécise de l'Algérie; qui, dans leur frénésie,
dévoraient vivants des ânes, des moutons, des scorpions, jusqu'à des
enfants? Ou bien, après avoir servi de jouet à ces «soldats à tête
de vautour» dont elles entrevoyaient de hideux échantillons autour
d'elles, aux haltes, les laisserait-on tomber dans un de ces silos
profonds, oubliettes africaines qui ne s'ouvrent qu'une fois l'an?
Seraient-elles le prix de quelque brigandage heureux, le salaire
dédaigneusement accordé par le seigneur à l'un de ses braves, qui
tirerait une balle au-dessus de leurs têtes en signe de prise de
possession?
Jeanne Lanternier et sa mère avaient pour compagnes, nous l'avons dit,
deux épaisses Allemandes, à peu près du même âge qu'elles. Leurs noms
de baptême ont seuls surnagé dans le souvenir confus de cet épisode des
guerres africaines qui fait penser à un chapitre de l'épopée indienne
de Fenimore Cooper. Elles s'appelaient _Thérèse_ et _Joséphine_.
A Ouchda, le caïd, sur le vu des ordres qui lui furent remis, fournit
une escorte de vingt cavaliers marocains et, «sans prendre un moment
de repos, la caravane poursuivit sa route, s'engagea dans la région du
Riff. Elle marchait depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, campait
dans les tribus qu'elle rencontrait. D'ailleurs, les soldats avaient
mandat de traiter avec douceur les captives et de ne rien négliger dans
l'intérêt de leur santé et de leur conservation.»
La petite troupe finit par découvrir, après un monotone voyage sur
cette vieille route que le Maroc doit aux Portugais, la montagne que
couronne la ville de Taza. Ainsi, par un caprice du sort, une des
premières étapes de Jeanne, dans sa marche à l'étoile, était un lieu
prédestiné. Huit ans plus tard, son mari, Sidi-Mohammed, fuyant le
champ de bataille d'Isly, gagnait, au galop de son cheval blanc, cette
même ville de Taza qui surgit encore aujourd'hui, pareille à elle-même,
comme un château de féerie, avec son cadre de jardins embaumés, ses
murs crénelés, ses fortifications gothiques, ses tours rondes et
le dôme étincelant qui la désigne de loin au voyageur. Il revenait
là, vaincu, les yeux pleins de l'inattendue vision des «diables au
pantalon rouge qui avaient juré sa perte», et, peut-être, la paysanne
jurassienne, la fille du colon algérien, qui l'attendait, berça-t-elle
de ses caresses apaisantes son infinie détresse.
Plus tard encore, le Roghi devait tenir sur ce coteau prédestiné sa
cour guerrière, régner effectivement sur les Berbères, ces anciens
chrétiens, dit-on, mal convertis à l'islam et qui, par un obscur effet
d'atavisme, supportent si mal la domination nominale du chef de la
religion imposée à leurs ancêtres.
L'escorte franchit un pont, atteignit la porte, sous laquelle était
posté le bureau de la douane, se présenta au _fondak_ (hôtellerie
gratuite).
Mais le caïd ne voulut pas y recevoir les prisonnières, sous le
prétexte qu'elles étaient des filles de _Nâcrenis_ (Nazaréens). Il
personnifiait bien l'islamisme farouche du vieux Maroc, plus fermé
alors que la Chine aux barbares occidentaux, et pensait, sans doute,
que les femmes et les chiens ne méritaient pas d'entrer dans les
mosquées. Un explorateur raconte qu'un horloger, chargé de réparer
l'horloge de la mosquée de Tanger, suscita un incident burlesque. Il
refusait de se soumettre à l'obligation de quitter ses souliers au
seuil. Un vénérable iman tourna la difficulté en disant qu'on pouvait
laisser le mécréant pénétrer dans la maison d'Allah, puisqu'un âne y
entrait bien avec ses sabots. Mais on lava, on blanchit à la chaux
jusqu'à la place où avait passé l'ombre du roumi[16].
[Note 16: Narcisse COTTE.]
Le gouverneur de la ville, consulté, prit sur lui d'hospitaliser les
femmes du sultan dans sa propre demeure. Au matin, elles repartirent,
s'enfoncèrent au cœur du Bled-el-Siba, du «pays des fusils», dont
l'aspect, la constitution, les mœurs, un demi-siècle après cette
romanesque aventure, ont si peu varié que l'on peut transcrire ici,
comme une vérité constante, les impressions de l'explorateur suisse
Léonhardt, publiées en 1897. Il estimait, à cette date, que le
Riff était en mesure de mettre en ligne 250,000 fusils. Une guerre
d'embuscades serait là meurtrière, pleine de surprises, en raison des
ravins, des montagnes, des accidents du sol qui offrent aux sauvages
habitants, vrais mohicans africains, de sûrs abris, d'inexpugnables
retraites. Ils envoyaient chaque année à Marrakech ou à Fez des cadeaux
que le sultan consentait à décorer du nom d'impôts, mais ils se sont
toujours considérés comme indépendants au point de vue politique, liés
seulement par la tradition religieuse au descendant hypothétique de
Fatime.
Le pays est le refuge naturel des rôdeurs, des exilés, des outlaws; une
terre d'asile, un maquis, où campent les flibustiers musulmans, dont le
principal métier est la razzia[17].
[Note 17: Voir dans les _Nouvelles de Bâle_, année 1897, l'_Étude
sur le Maroc_, par LÉONHARDT.]
LA GITANE
Au cours d'une de ses monotones étapes à travers le Bled-el-Siba,
un peu avant de toucher à Taza, dans le bourg de Takinn, peuplé
d'israélites presque autochtones qui se vantent de n'avoir pas
participé à la mort du Christ, siège d'un marché d'esclaves qui fut
longtemps florissant, Jeanne Lanternier fut distraite de ses angoisses
par un incident qui contribua peut-être à fixer ses rêves flottants, à
préciser dans son imagination les conséquences de l'inexorable avis
donné par ses ravisseurs: «Tu es envoyée au sultan par l'émir en signe
d'amitié. Tout arrive, si Dieu le veut. Tu deviendras _chérifa_!»
Chérifa? épouse légitime d'Abd-er-Rhaman, impératrice!
L'instinctive coquetterie de la femme lui suggéra peut-être, à ce
moment, une ambition folle. Puisqu'elle devait renoncer à revoir
l'Algérie et la France, elle avait tout à gagner à mériter les bonnes
grâces du maître mystérieux, dont l'ombre blanche, ombragée du parasol
rouge, n'apparaît qu'une fois l'an au peuple, dont le cheval foule les
croyants prosternés, formant un tapis vivant. A quoi n'a-t-elle pas le
droit d'aspirer dans un pays où règne la beauté?
La caravane venait de pénétrer dans une région fertile, arrosée par
l'Oued-Malanya et l'Oued-Za. L'aga avait recueilli les captives
dans son «kaïman». Takinn s'était révélé aux envoyés d'Abd-el-Kader
à «l'heure rose». Les acheteurs se faisaient rares, au «marché des
gazelles», autour des pauvres filles offertes à leurs caprices, des
négresses du Soudan pour la plupart, coiffées de madras éclatants avec
de larges anneaux de cuivre aux oreilles; des mulâtresses vêtues d'une
sorte de fourreau de percale blanche rayée de rouge. La nuit s'avançait
lentement, le crépuscule prolongeait indéfiniment son illusion divine.
Plantureuse avait été l'hospitalité de l'aga. Il avait fait distribuer
à l'escorte deux moutons et vingt poulets. Les hommes se mirent en
devoir de confectionner le couscous à la marocaine avec des œufs durs,
des amandes, des oignons, des citrons. Par une délicate attention, les
esclaves avaient aspergé les étrangères d'eau de rose et le café maure
avait été servi dans des tasses à filigrane d'argent.
Une troupe de gitanes se présenta, de ceux qui travaillent aux
irrigations et à la culture de l'alfa. Une femme était avec eux,
_Régina_, populaire dans les tribus pour ses facultés divinatrices.
Désireux de procurer un innocent plaisir à ses prisonnières, l'aga
donna l'ordre que la sorcière nomade fût introduite auprès d'elles.
Alors aurait eu lieu une réédition de la scène légendaire où la créole
Joséphine Tascher de la Pagerie apprit, d'une prophétesse de rencontre,
le sort brillant qui l'attendait en France.
Jeanne, résignée, s'efforçait de gagner la confiance de ses gardiens à
force de douceur et de docilité, et elle y réussissait. Peu à peu la
surveillance s'était relâchée autour d'elle. Elle s'employait, avec ses
compagnes, à des travaux de couture, elle apprenait même quelques mots
d'arabe. Aussi tous souhaitaient sincèrement qu'elle fût promue à un
rang digne d'elle.
En apprenant l'arrivée de la bohémienne, elle battit des mains, séduite
par le secret mirage qui hantait ses rêves indistincts, agitée par
cette peur de l'inconnu qui crée les dieux, suivant le mot du poète
latin. La gitane, avertie probablement des circonstances du rapt par
les hommes de l'escorte, devina l'ambition qui s'éveillait dans ce cœur
adolescent et elle prédit naturellement ce qu'espérait sa cliente.
Avec une solennité burlesque, elle déposa gravement à terre une cage où
se trouvait un coq noir, étala des cartes mystérieuses qui portaient
les lettres de l'alphabet, jeta quelques poignées de maïs sur le sable
en murmurant une invocation.
Le coq, lâché, se mit à picorer en grattant le sol, et les grains,
projetés sur les cartes, désignèrent un assemblage de lettres qui
formaient ces deux mots cabalistiques:
REINE APPROCHE
Tragique autant qu'une sorcière de Macbeth, Régina s'inclina aussitôt
devant Jeanne Lanternier et laissa tomber son arrêt:
«Tu seras chérifa, impératrice bientôt, car tu as mérité l'amour
d'un grand. Le fruit de ton ventre sera béni jusqu'à la troisième
génération.»
N'est-ce pas ici encore un des nombreux incidents que l'imagination de
M. Ernest Alby a brodés sur la trame un peu uniforme de la vie de son
héroïne?
Il est, toutefois, vraisemblable que la gitane, avertie de la
destination du voyage de Jeanne, en ait tiré un horoscope flatteur!
A LA COUR D'ABD-ER-RHAMAN
Il n'avait rien des grâces que lui prêtait l'imagination de Jeanne
Lanternier, le vieil époux auquel elle était destinée par droit de
conquête. Abd-er-Rhaman était simple préposé à la douane de Mogador,
lorsqu'il fut appelé à succéder aux saints de sa religion, aux chérifs
alaouites du Tafilalet qui continuaient sur le trône du Maroc la lignée
du Prophète. «Craintif, soupçonneux, cauteleux, dit M. Narcisse Cotte,
il conserva au pouvoir toutes les habitudes d'un employé du fisc.»
Ce singulier souverain avait, à la date de l'enlèvement de Jeanne,
près de soixante ans. Il résidait d'ordinaire au fond de son empire, à
Marrakech; mais il s'était porté, avec son fils préféré Sidi-Mohammed,
à Fez, pour surveiller l'agitation que provoquaient sur la frontière
algérienne les mouvements d'Abd-el-Kader. Il y avait, dans ces
circonstances critiques, un intérêt politique de premier ordre à ne pas
négliger la seconde capitale de l'empire célèbre par ses cent mosquées,
dont la plus belle, celle de Moulaï-Edris, reconnue comme un lieu de
refuge inviolable, rappelait le nom et la légende vénérée du fondateur
de la ville, du chef d'une des trois grandes familles religieuses du
Maroc.
Vous pouvez sans effort imaginer le décor où se produisit, comme un
coup de théâtre, l'entrée de la princesse escortée de ses cavaliers,
de ses chaouchs, portée, avec ses compagnes, dans un de ces palanquins
revêtus de pourpre et d'étoffes éclatantes, défendue contre le sort par
quelque pieux fétiche qu'un hadji fidèle avait rapporté de la Mecque.
Les descriptions des reporters les plus vingtième siècle s'accordent à
miracle avec les tableaux de la vie marocaine et du palais impérial que
nous avons lus dans la copieuse bibliographie sur la «Chine africaine».
C'est bien, encore aujourd'hui, le même cadre, d'une blancheur de rêve
sous un ciel de cobalt. Et il semble que cette pérennité de la couleur
locale dissimule un symbole: «Le blanc, a dit M. de Montlosier, est la
couleur de la matière aspirant à la vie.»
Le palais, au portail duquel s'arrêta la caravane qui amenait les
présents d'Abd-el-Kader à son beau-père, a peu varié d'Abd-er-Rhaman
à Abd-el-Aziz. Il a toujours son aspect déconcertant de Palais-Royal
oriental. Comme de nos jours, le sultan apparut dans le préau des
audiences, sortant de la porte réservée au galop de son cheval blanc,
silencieux et spectral en son burnous qui se drapait en suaire, le pied
nu à l'étrier d'or dans la babouche jaune. Sur sa tête dut se balancer,
aux mains d'un esclave, le parasol rouge. A ses côtés cliquetaient son
sabre et la boîte sacrée qui enfermait le _bokhari_, le commentaire du
Coran.
Abd-er-Rhaman aimait à exagérer les signes extérieurs de son pouvoir
mystique. Nul doute qu'à son entrée de parade, son œil noir, relevé de
kohl, ne se promena avec complaisance sur les arrivants prosternés au
seul bruit du pas de son cheval, pareils aux figurants bien dressés
d'une pièce à spectacle, et que l'ennui pesant de son autorité
solitaire lui parut s'aiguiser d'une pointe de férocité satisfaite. Si
sa gravité rituelle ne le lui eût interdit, il se fût volontiers égayé
à la façon sinistre de Caligula qui riait à ses pensées meurtrières au
cours d'un festin: «Je songe, mes amis, que d'un signe de tête je puis
vous faire égorger.»
Cependant, Abd-er-Rhaman témoigna, paraît-il, quelque satisfaction
au sujet du tribut de l'émir. Il daigna descendre de cheval, examina
d'abord les animaux, les tapis, les étoffes, fit lever le voile des
quatre blanches. Il était accompagné de sa cour, de ses dignitaires et
de son fils Sidi-Mohammed.
Dès ce moment, ce dernier aurait été vivement impressionné par
l'attitude suppliante de Jeanne Lanternier, par sa grâce adolescente
et les promesses de sa beauté à peine éclose. Il était peu estimé dans
le Maghzen. On le disait fils d'une négresse, simple esclave amenée
du Soudan et achetée deux cents francs au marché de Marrakech. En
général, les jeunes Marocains des hautes classes préfèrent à tout autre
parti mettre dans leur harem des négresses qui ne leur imposent aucune
obligation et laissent leur avenir libre de charges. Les alliances avec
les familles considérables coûtent cher et la répudiation, dans ce cas,
ne peut être obtenue qu'en échange d'une forte indemnité.
Pour examiner plus à l'aise le bétail humain qui lui était offert,
le sultan ordonna de l'introduire dans la cour qui communique à ses
appartements et où Abd-el-Aziz se révéla familièrement aux envoyés
des journaux parisiens. Jeanne, sa mère et les deux Allemandes
furent exposées, comme au marché, aux regards des connaisseurs. Et
le résultat de cette inspection fut que les Allemandes furent jugées
une prise médiocre, bonnes tout au plus à subir les enchères sur la
place de Takinn ou de Taza au profit du trésor impérial. Jeanne seule
fut estimée digne du harem de Sa Hautesse. Elle obtint de ne pas être
séparée de sa mère. Faveur précieuse, qui s'explique d'elle-même, sans
qu'il soit besoin, comme l'a fait M. Alby, de recourir au merveilleux.
Elle n'aurait séjourné que trois mois au harem de Fez. Un matin,
l'intendant du palais vint l'avertir qu'elle devait aller fixer sa
résidence à Marrakech. Agréée par le sultan, elle voyagera sous la
protection d'une puissante escorte, dans un cadre pompeusement orné,
hissé à dos de dromadaire.
La caravane mit vingt-cinq jours à atteindre la capitale du vieux
Maroc, «ville immense et incohérente, a écrit un explorateur[18], qui
comptait peut-être autrefois quatre cent mille habitants et en contient
à peu près cinquante mille aujourd'hui, dormant derrière ses hautes
murailles couleur de rouille et de bistre,--le cadre des _Derniers
Rebelles_ de Benjamin Constant,--dominée par une tour carrée qui
rappelle la Giralda de Séville.»
[Note 18: Dr A. MARCET, _le Maroc_, Voyage d'une mission française.
Plon, 1885.]
Abd-er-Rhaman aimait cette cité, berceau de sa dynastie, parée de ses
jardins en fleur comme une épousée, où il vivait d'ordinaire dans une
solitude magnifique. Il ne tarda pas à s'y rendre. Son retour eut lieu
«aux olives». Alors il se souvint de la Française qu'il avait admise
dans son gynécée. On lui apprit qu'elle avait cédé aux instances de son
entourage et prononcé la formule sacrée qui suffit pour transformer
un giaour en croyant: _La allah ill' allah, Mohammed rassoull allah_.
Sa mère avait suivi cet exemple. Cette abjuration l'arrachait à la
condition misérable des esclaves chrétiennes, lui permettait de
s'élever au rang de favorite, d'ambitionner même le titre envié de
_validé_.
Parmi les femmes attachées à son service, se trouvait une négresse,
Baki, qui avait été la nourrice de Sidi-Mohammed. Elle consentit, dit
M. Alby, à servir d'intermédiaire entre le jeune prince et Jeanne. Un
roman naquit dans l'ombre du harem. Loin de s'en offenser, le sultan,
qui ne savait rien refuser à son fils de prédilection, lui céda
magnanimement ses droits. Jeanne entra donc, sous le nom de _Dagia_, au
harem de l'héritier de la couronne.
Abd-er-Rhaman ne se piquait pas de pratiquer la sagesse écrite des
«barbares» d'Europe. Il n'avait pas lu _l'École des femmes_, mais il
savait par cœur cette maxime du Coran: «La femme fuit la barbe blanche,
comme la brebis fuit le chacal.» Il prêta la main à l'élévation subite
de sa prisonnière, appelée à l'honneur de devenir la femme légitime de
son successeur désigné, sultane éventuelle.
LES SULTANS MAROCAINS ONT TOUJOURS DÉSIRÉ DES SULTANES FRANÇAISES
Une sultane française au Maroc, ce fut, semble-t-il, le rêve persistant
des ancêtres d'Abd-el-Aziz, et, à maintes reprises, ils cherchèrent à
mettre une de nos compatriotes au premier rang de leur harem.
L'exemple le plus connu de cet état d'âme est l'aventure de la
princesse de Conti, fille de Louis XIV et de La Vallière. Vers 1680,
le sultan Mouley-Ismaël dépêcha à Paris un singulier ambassadeur,
Ben-Aïssa, qui ne tarda pas à devenir la coqueluche des nobles dames
de la cour et à renouveler les exploits que conte Brantôme. Les ruelles
raffolaient du prince «maure» et le _Mercure_ ne dédaignait pas de lui
prêter des mots dignes du Persan de Montesquieu: «Vous me demandez,
aurait-il dit, avec une galante ironie, à l'une de ses plus illustres
admiratrices, qui se plaisait à l'embarrasser de ses questions
saugrenues, comment je puis justifier la polygamie. C'est bien simple.
Si nous avons adopté cette coutume, c'est afin de trouver réunies dans
plusieurs femmes les qualités que chaque Française possède à elle
seule.»
Mais la princesse de Conti, devenue veuve d'un mari qu'elle n'aimait
guère, et qui en prenait plaisamment son parti, fixa l'admiration
de «l'envoyé des Maures». Il en écrivit d'enthousiasme à son auguste
maître, qui connaissait les traits de l'ex-mademoiselle de Blois par un
portrait saisi sur un officier français que les pirates avaient pris
en mer. Ce fut du délire, le coup de foudre classique. Mouley-Ismaël
chargea aussitôt son ambassadeur de demander la main de la princesse.
Mme de Conti était habituée à ces hommages excentriques. Sa renommée
s'étendait jusqu'au Pérou. Un des nombreux portraits d'elle qu'elle
avait mis dans la circulation, gage probable de quelque intrigue
discrète, était tombé, on ne sait comment, dans les mains d'une tribu
d'Indiens voisine de Carthagène. Ces hommes de la nature s'imaginèrent
que tant de beauté ne pouvait convenir qu'à une divinité et ils
suspendirent l'objet à un arbre, l'honorèrent d'un culte officiel.
On connaît la réponse de Louis XIV, d'abord disposé à s'égayer
sans bruit de l'incident, à la proposition qui lui fut soumise par
Ben-Aïssa. Il opposa courtoisement la différence des religions et les
poètes de ruelles s'emparèrent de l'anecdote:
Que me demandez-vous, superbe Tingitane?
Osez-vous y penser?
La fille de Louis jusqu'au rang de sultane
Peut-elle s'abaisser?
Jean-Baptiste Rousseau lui-même consacra quelques vers pompeux au
double triomphe de la fille de La Vallière:
Votre beauté, grande princesse,
Porte les traits dont elle blesse
Jusqu'aux plus sauvages lieux.
L'Afrique avec vous capitule,
Et les conquêtes de vos yeux
Vont plus loin que celles d'Hercule.
Le sultan du Maroc ne se tint pas pour battu. En 1699, il revint à la
charge et formula une nouvelle demande officielle. C'est alors que la
princesse aurait supplié le roi de refuser les bizarres avantages qui
lui étaient offerts en prétextant spirituellement l'idolâtrie dont elle
aurait été l'objet au Pérou et en arguant «qu'ayant un temple dans les
Indes, il ne lui convenait pas de redescendre au rang des puissances
mauresques de la terre».
Les beaux esprits de la cour attribuèrent malicieusement les scrupules
de la fille de La Vallière à des motifs infiniment moins relevés. On en
fit des brocards. On ne manqua pas de répandre que ce n'était point le
fait de la princesse de se soumettre à la condition des femmes turques,
au rôle de sultane trop bien gardée et d'épouse intermittente. Il eût
fallu, raillait-on, stipuler au contrat, à son profit, la clause de la
partie la plus favorisée et obtenir pour elle le droit de jeter aussi
le mouchoir.
Dame, la veuve de M. de Conti avait été singulièrement gâtée! Le prince
souriait au spectacle des faiblesses de sa femme, qu'il se plaisait,
assure-t-on, à favoriser. Il professait cette belle philosophie des
maris d'ancien régime, si proches de ceux de Molière, qui supportaient
d'être trompés à la condition qu'ils le fussent avec grâce, que la
chute fût jolie, et mettaient leur point d'honneur à se faire annoncer
chez madame suivant toutes les règles d'un délicat protocole, de peur
des surprises désagréables. C'était leur façon de pratiquer le _Pæte,
non dolet_ du couple antique.
Ce Mouley-Ismaël, qui projetait de combler le détroit de Gibraltar
par la politique nuptiale, comme l'Espagne avait aplani les Pyrénées
en admettant les Bourbons dans la couche de ses reines, était
un souverain peu ordinaire, qui tranchait du Salomon. Il régna
cinquante-quatre ans, eut huit cents rejetons. D'après les _thalebs_,
un enfant naquit de lui dix-huit mois après sa mort, hommage symbolique
à la vertu miraculeuse de son sang. L'ombre même de son burnous fut
féconde.
Mais ses successeurs n'essayèrent point de s'européaniser par
alliance. Ils s'en remirent plus volontiers au hasard des prises du
soin de perpétuer le recrutement de leur sérail. Ainsi, en 1792,
Mouley-Soliman, encore que sa tolérance éclectique lui suggérât
d'accorder un refuge au philosophe Anacharsis Clootz, banni du reste
de la terre, condamné à mort par tous les gouvernements de la
Sainte-Alliance, tenait pour la commode pratique du rapt ancestral.
Il choisit, dit-on, pour favorite une jeune fille de Calvi, Davia
Franceschini, capturée par les pirates du Riff sur les côtes de
la Corse, vendue à un dignitaire de sa cour, et l'éleva au titre
d'impératrice.
Un des petits-neveux de la sultane, le seul survivant de sa parente
en Corse, M. Louis Franceschini de Davia, qui habite à Corbara, dans
l'arrondissement de Calvi, a bien voulu me transmettre une notice
détaillée sur cette célèbre devancière de Jeanne Lanternier, qui ne
donna point, malheureusement, d'héritier présomptif à Mouley-Soliman et
paraît avoir été une femme d'intelligence supérieure.
Je transcris ici la légende qui la concerne, telle qu'elle résulte des
traditions locales et familiales, des faits connus et des documents qui
ont subsisté.
«Davia, m'écrit son petit-neveu de Corbara, était la fille de
Jacques-Marie Franceschini, riche propriétaire. Ma mère est sa
petite-nièce et porte aussi le nom de Davia. Vers 1792, Jacques-Marie
Franceschini, revenant de l'île de Sardaigne où il s'était marié, fut
capturé avec sa nouvelle famille par un corsaire _algérien_(?). Conduit
à Alger, ils furent, comme tous les esclaves chrétiens, mis en vente
et achetés par un riche pacha. La famille se composait de deux garçons
et d'une fille: Augustin, Vincent et _Davia_. Jacques-Marie parvint en
peu de temps à gagner les bonnes grâces de son maître.
«Cependant, il était tourmenté du désir de revoir sa patrie. Il
s'adressa au sultan qui consentit à le laisser partir à la condition
qu'il laisserait au Maroc la jeune Davia, qui serait alors élevée au
sérail impérial. La condition était dure. La famille exilée s'y résigna
non sans combat et prit ainsi le chemin de la Corse.
«Mais, à peine rentré dans ses foyers, Franceschini ne put se faire à
l'idée d'avoir abandonné sa fille au pouvoir des infidèles. Il conçut
le projet hardi d'avoir par la force ce que nulle supplication ne
pouvait lui donner et arma un bateau de course à cet effet. Son plan
était, aidé de quelques amis, d'enlever sur la côte du Maroc un prince
de la famille impériale et d'en faire un otage afin d'obtenir un
échange. Il débarqua à Saffy (?), mais il y fut atteint d'une maladie
qui l'emporta en quelques jours. Privée de son chef, l'expédition ne
pouvait aboutir. On revint donc au point de départ.
«Depuis longtemps, on n'avait plus de nouvelles de Davia, lorsqu'en
1796 des agents du sultan du Maroc vinrent en Corse pour s'informer
de la famille Franceschini. La jeune Davia était devenue impératrice.
Sa mère, Maria Mauchi, et ses deux frères n'hésitèrent pas à accepter
les offres des émissaires du sultan et à se rendre avec eux à Maroc,
où ils furent reçus avec tous les honneurs dus aux princes du sang.
Par une faveur spéciale, ils furent admis à vivre avec leur illustre
parente et eurent en apanage un vaste palais avec cinq cents esclaves.
«Davia était d'esprit très cultivé; elle avait étudié le droit, la
théologie, les belles-lettres; elle entendait plusieurs langues et
jouissait d'un grand crédit à la cour. Le sultan ne dédaignait pas de
la consulter sur les affaires politiques et de l'admettre à son conseil
privé. Elle eut une fille qui mourut à l'âge de sept ans...
«_Le Figaro_, qui a réédité une partie de ces faits en les empruntant
à d'anciens articles de journaux, ajoute M. Louis Franceschini de
Davia, ne s'est pas renseigné à la source, selon moi, et a un peu trop
donné de place aux inventions de l'imagination. Ma famille est encore
actuellement désignée sous le sobriquet de _la Turca_. Napoléon Ier
songea à profiter de l'influence de ma grand'tante pour tenter une
action au Maroc...»
Nous possédons, d'ailleurs, une preuve palpable de la faveur sans
rivale dont était investie Davia à la cour chérifienne. En l'an VII de
la République, le sultan adressa aux membres du Directoire une lettre
pour leur recommander Vincent Franceschini, le frère de l'impératrice.
Voici le texte de ce document officiel:
«Au nom de Dieu Tout-Puissant et miséricordieux.
«Il n'y a point de force et de pouvoir qui ne viennent de Dieu.
«A nos chers amis les grands qui composent le Directoire exécutif de la
nation française.
«Nous vous apprenons que le porteur de la présente s'appelle Vincent
Franceschini. Vous n'ignorez pas, sans doute, le degré de parenté dans
lequel cet homme se trouve lié avec Nous. Nous l'aimons comme l'un de
nos plus proches parents, à qui Nous ne voulons que du bien, et c'est
ce qui Nous engage à Nous intéresser si fort à lui et à lui remettre
cette lettre pour Vous en sa faveur, en Vous faisant connaître combien
Nous serions charmés que Vous lui accordiez tout ce qu'il désire et que
Vous lui donniez un emploi où il puisse être heureux.
«En restant toujours dans la même amitié, salut.
«Le 23 de la lune de Rébi de l'an 1213 (10 germinal an VII)...»
Complétons cette brève notice en disant que le sultan ayant été
renversé et dégradé à la suite d'une révolution de palais, puis
empoisonné dans sa prison, Davia suivit la disgrâce de son maître.
Cependant, elle aurait su mériter la pitié du vainqueur et aurait vécu
dans une retraite digne, entourée des plus grands égards; pareille à
ces reines des temps barbares, que la lassitude, l'_acedia vitæ_,
comme dit l'_Imitation_, poussait au cloître et qui conservaient, à
l'ombre des sévères arceaux, un semblant de cour et d'autorité. Elle
serait morte de la peste vers 1802, date peu certaine.
L'exemple de Mouley-Soliman trouva des imitateurs après lui.
Abd-er-Rhaman, l'adversaire du maréchal Bugeaud, donna pour
arrière-grand'mère à Abd-el-Aziz une Irlandaise, femme d'un caporal
anglais en garnison à Gibraltar. C'est, du moins, ce qui ressort du
témoignage du peintre américain Arthur Schneider, lequel vécut seize
mois, de 1900 à 1902, dans l'intimité du sultan du Maroc. Beaucoup
de musulmans contestent la légitimité d'Abd-el-Aziz et partagent
l'opinion, sur ce point, du roghi Abou-Hamara[19].
[Note 19: Octave UZANNE, _Écho de Paris_ du 14 mai 1903.]
Ce prince est, d'ailleurs, un curieux type de sang mêlé. Son père,
Mouley-Hassan, étant mort subitement, empoisonné peut-être, dans
une expédition qu'il dirigeait contre les Berbères, le chambellan
Ba-Ahmed maquilla le cadavre, qu'il produisit en grande pompe ensuite
en dissimulant l'événement pendant quelque jours. Ce stratagème lui
donna le temps d'avertir la sultane validé, Rok'ya, belle esclave
circassienne achetée jadis à Constantinople, musicienne, instruite, une
Roxelane marocaine. Elle envoya Abd-el-Aziz, son fils préféré, au camp,
et le fit proclamer par les troupes chérifiennes au détriment de son
frère aîné, le prince borgne Mouley-Mohammed.
«On amène au Maroc, dit M. Ludovic Naudeau[20], pour être placées dans
les harems des plus riches seigneurs, certaines fillettes turques ou
arméniennes, élevées méthodiquement pour cette carrière et rendues
expertes dans ces arts subtils, dans ces raffinements inouïs, qui
leur assureront l'attachement sans bornes de leurs maîtres extasiés.
La mère du sultan actuel était une de ces savantes houris, une de ces
scientifiques prostituées. Achetée à un sensuel pacha du Caire, par un
seigneur marocain, donnée par ce courtisan au sultan, _et, d'ailleurs,
assure-t-on, de sang européen_, elle devint rapidement sa favorite
exclusive, acquit sur son esprit un empire absolu et finit par assurer
la couronne à son rejeton.»
[Note 20: _Le Journal_, numéro du 9 janvier 1903.]
Abd-el-Aziz subit visiblement l'influence contradictoire de ses
troubles origines. Il ne rappelle en rien les vertus guerrières ou
prolifiques de ses ancêtres, et son penchant pour la civilisation
des «barbares» est manifeste. C'est un dégénéré, ami de la retraite,
se couvrant volontiers de bijoux, curieux de mécanique, montrant une
passion enfantine pour les inventions européennes, atteint d'un défaut
physique qui rend illusoires pour lui les distractions du harem[21].
[Note 21: F. PÈNE-SIÉFERT, _la France de demain_, numéro du 20
novembre 1904.]
Le problème de la fusion des races est plus ardu en pays musulman que
partout ailleurs. Si l'on cite, de nos jours, à titre d'exceptions,
l'exemple d'officiers et de fonctionnaires alliés à des familles
musulmanes, en revanche il n'est pas impossible de découvrir trace
d'unions entre des femmes françaises et des fils du Prophète algériens.
On a parlé du cas de _Juliette d'Aix_ et de sa mère _Reine_, dite _la
Chrétienne de la Smala_, qui suivirent la fortune d'Abd-el-Kader.
Juliette, mariée à Ahmed, frère de lait de l'émir, fut rapatriée par
le duc d'Aumale, revint en Provence après la prise de la Smala; mais,
là, elle eut un noble scrupule de cœur et demanda à rejoindre son mari
vaincu.
Jeanne Lanternier suivit à la lettre le précepte évangélique. Elle
quitta de corps et d'âme ses parents, ses amis, son pays, s'attacha
sincèrement à sa nouvelle patrie. Trait unique. La fascination du coin
de terre arcadien où elle était née est telle que les plus illustres
de ses enfants, après avoir guerroyé au loin, servi l'Espagne dans les
plus hautes fonctions, refusaient le repos facile et le sort brillant
qui s'offraient pour revenir s'absorber, comme Charlemagne, dans la
contemplation d'un lac de montagne, préféraient aux séductions des
villes le ciel embrumé de la Comté et voulaient à tout prix dormir
leur dernier sommeil à l'ombre des vieilles chapelles de la province.
Oui, la pastoure de Châtelay se prit à aimer sa patrie d'adoption, et
ce mari de rencontre aux bras de qui l'avait jetée la destinée. Si
elle revint un jour au village où son père peignait le chanvre, ce fut
un pèlerinage sentimental sans lendemain, qui ne laissa dans le Jura
qu'une légende vague, vite abolie.
Singulière aventure, dont elle sut tirer une règle morale, qui nous
la montre s'élevant à l'héroïsme dans la fidélité et silencieusement
obstinée à garder envers un prince à demi barbare le serment qui lui
fut imposé.
Et comment se défendre de penser ici à une autre paysanne jurassienne,
à cette Odette de Champdivers, achetée à son père, le marchand de
chevaux, pour consoler la folie de Charles VI! Elle s'éprit de son rôle
et l'ennoblit par le dévouement; elle gagna la confiance de son triste
amant par sa beauté, par sa douceur, car jamais, dit Michelet, il ne
lui fit mal dans ses plus mauvais moments.
L'art a idéalisé cette gracieuse légende qui fleurit au milieu de la
«grande pitié» où se «navroit» alors le cœur de la France. Un sculpteur
trop oublié, Huguenin (de Dôle), a exposé au Salon de 1836--l'année
même où Jeanne fut enlevée par les soldats de l'émir--un groupe
de marbre qui fut fort admiré. Il représentait la «petite reine»
réchauffant dans ses bras Charles VI.
Est-ce que la prodigieuse histoire de la villageoise de Châtelay
n'inspirera pas, un jour ou l'autre, quelque artiste? Et n'y a-t-il pas
là un poétique symbole, digne de parer les réalités maussades de la
politique?
ISLY
Reconnue authentiquement, grâce à un caprice princier, comme épouse
légitime du futur sultan, Jeanne n'eut plus d'histoire. Ici, un trou
plein d'ombre dans la féerie vécue que fut la vie de la paysanne
franc-comtoise.
Sept années s'écoulent sans qu'un seul indice laisse soupçonner
l'existence, à Marrakech, d'une Française associée intimement à la
destinée de Sidi-Mohammed.
Cependant, Abd-er-Rhaman poursuivait sa politique à double face,
prodiguant les assurances officielles de son bon vouloir, encourageant
sous main l'audace d'Abd-el-Kader, dont il se méfiait au fond, comme
d'un prétendant possible, d'un chef militaire puissant et ambitieux,
jouissant d'un immense prestige parmi les populations turbulentes de
la frontière marocaine, toujours prêt à la rébellion aussi bien qu'à
la guerre sainte. En 1836, l'année même où fut capturée la famille
Lanternier, il avait fait parvenir au camp de l'émir une nouvelle qui
avait, un instant, suscité de folles espérances. Le roi de France,
disait-on, venait d'être assassiné et une révolution était sur le point
d'éclater à Paris. Il ne s'agissait, en réalité, que de Charles X,
mort en exil.
L'artificieuse diplomatie du sultan avait réussi à donner le change
à Bugeaud lui-même, à dérouter momentanément sa ferme clairvoyance:
«On assure, écrivait-il au prince de Joinville à la date du 1er août
1844, que l'Empereur lui-même est arrivé à Fez et qu'il a donné l'ordre
à son fils, qui venait de rejoindre le camp d'Aïour-Sidi-Mellouk,
d'aller immédiatement le remplacer à Maroc. Ce changement, s'il est
réel, pourrait retarder la conclusion de nos affaires, mais serait
loin, à mon avis, d'être un indice de guerre; il indiquerait plutôt
que l'Empereur craignait l'emportement de la jeunesse de son fils et
qu'il a préféré venir lui-même plus près du théâtre où la guerre est
engagée...[22].»
[Note 22: Archives du ministère de la guerre. (Correspondance
d'Algérie, 1844).]
D'autre part, les autorités françaises recueillaient des renseignements
non moins optimistes sur l'attitude des Berbères, soumis de nom au
pouvoir religieux du sultan du Maroc, un pape, a-t-on dit, plutôt qu'un
souverain temporel, mais une espèce de pape d'Avignon. Il fallait
en rabattre du fanatisme de ces populations, à la veille de faire
explosion contre la France.
Le maréchal, dans une lettre à Soult, ministre de la guerre[23],
confirmait l'impression heureuse qu'il avait transmise au prince de
Joinville:
[Note 23: _Ut suprà_, 1er août 1844.]
«... Eh bien, ce fanatisme n'était presque qu'un fantôme, puisque nos
trois petits combats l'ont fait complètement disparaître. Loin d'être
fanatiques, les populations de Fez ici résistent aux appels pour la
guerre sainte et ne soupirent qu'après la paix. Elles n'ont jamais eu
la centième partie du fanatisme qui animait les sujets d'Abd-el-Kader.
Outre que ceux-ci ne manquaient jamais aux appels du combat, ils
nous harcelaient sans cesse dans nos marches, dans nos camps. Sur le
territoire marocain, au contraire, nous nous sommes promenés à deux
reprises et chaque fois pendant plusieurs jours, sans voir un seul
cavalier du pays, sans recevoir un seul coup de fusil.
«Une seule fois, nous avons été suivis par environ cent cinquante
cavaliers, mais ils appartenaient à une tribu du désert. Il y a
plus, bon nombre des tribus des environs d'Ouchda m'ont fait faire
des ouvertures de soumission... La grande tribu des Beni-Senassem,
qui occupe tout le nord montagneux des plaines d'Ouchda, a refusé
de marcher contre nous et a déclaré qu'elle ne nous combattrait que
quand nous envahirions son territoire. Plusieurs autres grandes tribus
de l'intérieur, et notamment autour de Thaza, se sont montrées plus
disposées à la rébellion qu'à la guerre sainte, et je ne doute pas que
nous ne devions à la tiédeur des populations ce rôle purement défensif
que les généraux marocains ont adopté après le combat du 3 juillet...»
Sidi-Mohammed, désigné pour surveiller les événements et s'opposer à
la marche en avant de Bugeaud, était le représentant du vieux Maroc
féodal et tyrannique. Ignorant et superstitieux, tout l'opposé du
prince Charmant, du «beau jeune homme» que M. Alby nous a dépeint dans
son récit de seconde main, il était convaincu qu'il n'avait qu'à aller
et à voir pour vaincre. Il ressemblait plutôt à l'un de ses homonymes,
le sultan bâtisseur du dix-huitième siècle, qui fit agrandir et décorer
par des ouvriers européens son palais de Maroc et dut licencier sa
garde noire, transformée en un corps de janissaires turbulents,
toujours prêts à la révolte.
Il avait apporté des fers pour enchaîner les soldats de Bugeaud, qui
ne pouvaient, croyait-il, lui tenir tête, et il pensait qu'il n'avait
qu'à lever le doigt pour rassembler trois cent mille hommes en vue de
la grande bataille qui s'approchait. On sait qu'il n'eut à Isly qu'une
soixantaine de mille hommes, en tout et pour tout; troupeau confus,
indiscipliné, mal armé, absolument impropre à une action d'ensemble.
Donc, Sidi-Mohammed allait au combat comme à une fête, avec une
ostentation ridicule et une pompe barbare. Il avait emmené de Maroc ses
sloughis, fidèlement attachés à ses pas; ses musiciens, ses sorciers;
même, dit-on, ses femmes. Jeanne Lanternier dut le suivre dans sa folle
chevauchée, au moins jusqu'à Fez et peut-être plus loin. N'était-elle
pas légitimée, sa favorite? N'éprouvait-il pas, en son cœur férocement
ingénu, un peu de ce sentiment chevaleresque qui double la valeur du
guerrier combattant sous les yeux de sa belle? Ne tenait-il pas aussi,
par un raffinement instinctif de jalousie, à justifier son choix, à
montrer à la Française la supériorité du fils du Prophète sur les
giaours ses ex-compatriotes?
Enfin, il est admissible qu'avec son caractère soupçonneux et cruel,
qui faisait, dès cette date, présager aux courtisans un régime de
rigueur et d'intimidation, il craignit de laisser derrière lui sa
favorite exposée aux rivalités et aux rancunes du harem. Un mauvais
café est si vite administré!
C'était, d'ailleurs, assez l'habitude des sultans de se séparer peu de
leurs épouses. Hugues le Roux a fort spirituellement conté l'histoire
de Mouley-Hassan, le fils et le successeur de Sidi-Mohammed. Il s'était
rendu à Tanger pour assurer le recouvrement des impôts et il s'était
fait accompagner de la sultane aimée, qui accoucha dans cette ville.
L'orthodoxie du chef des croyants s'alarma de cette coïncidence; il
crut devoir renvoyer à Fez la femme et l'héritier qu'elle lui avait
donné à l'improviste. Mais, à deux journées de Tanger, la caravane fut
assaillie et pillée par un parti de maraudeurs; la sultane et l'enfant
périrent dans la bagarre[24].
[Note 24: Hugues LE ROUX, _Journal_.]
Toutefois, aucun document n'affirme la présence de la «sultane
française» sur le champ de bataille d'Isly, et les archives de la
guerre semblent témoigner qu'aucune des femmes de Sidi-Mohammed
n'assista à sa défaite, contrairement à une légende trop aisément
acceptée par quelques voyageurs et historiens.
D'après eux,--M. Narcisse Cotte, par exemple, déjà cité,--le fils du
sultan avait avec lui ses femmes dans la tente immense où il reposa
le 14 août 1844 et qui figure aujourd'hui aux Invalides, apportée à
Paris, avec le butin de la bataille, par le colonel Eynard, aide de
camp de Bugeaud. Établie en forme de cirque, elle contenait plus de
cent personnes. Trois cent vingt mètres de toile avaient servi à la
confectionner et elle était soutenue par trois cent trente pieux.
Bugeaud y dîna à Alger, dans un banquet offert par les colons sur
l'esplanade Bab-el-Oued.
Il est infiniment probable que Sidi-Mohammed ne voulut pas hasarder
dans la mêlée ses compagnes préférées; qu'il les laissa à quelque
distance, se réservant de leur amener ses ennemis enchaînés. Et voilà
qui expliquerait en partie sa fuite précipitée et honteuse.
Consulté par moi sur cet épisode de la conquête algérienne, le
ministère de la guerre, que dirigeait alors le général de Galliffet,
m'a répondu par la lettre suivante, des plus explicites:
MINISTÈRE DE LA GUERRE
ÉTAT-MAJOR DE L'ARMÉE
SECTION HISTORIQUE
Paris, le 24 mars 1900.
Monsieur,
Par une lettre du 16 mars courant, vous m'avez demandé si les archives
du ministère de la guerre possédaient quelques renseignements au sujet
d'une femme française, nommée _Virginie_ ou _Jeanne Lanternier_, qui
aurait été trouvée, après la bataille d'Isly, parmi les femmes de
Sidi-Mohammed.
J'ai l'honneur de vous faire connaître que les rapports sur la bataille
d'Isly mentionnent bien la prise de tentes, de canons et de drapeaux,
mais il n'y est nullement question de femmes du chef _arabe_ (_sic_).
Recevez, monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.
Pour le ministre et par son ordre:
Le sous-chef d'état-major général de l'armée,
(_Signature illisible._)
Elle fut plutôt piteuse, l'attitude du prince rodomont, du mari de
Jeanne Lanternier, à Isly. Avec les soixante mille hommes dont il
disposait, il ne put résister au choc des huit mille soldats de
Bugeaud, supérieurement massés et conduits, il est vrai. Lorsqu'il vit
venir à lui les colonnes françaises, pour l'assaut suprême, il fut pris
d'une terreur superstitieuse, demeura sourd aux supplications des chefs
qui parlaient de sauver au moins l'honneur, voulut tirer aux champs à
tout prix. «Non, aurait-il crié, c'est à moi seul que les _Nessâra_
(Nazaréens) en veulent!»
Il eût donné alors, comme Richard III, son royaume en expectative
pour un cheval. Il s'enfuit devant la fatalité, visible à ses yeux
hallucinés, galopa tout d'une traite jusqu'à Za, suivi seulement de
quelques cavaliers[25], laissant aux mains de nos soldats son camp,
onze pièces de canon, seize drapeaux, douze cents tentes, y compris la
sienne, tout son bagage personnel et un butin immense.
[Note 25: Lettre de Bugeaud à Soult, 19 août 1844. (Archives de la
Guerre.)]
Sa garde prétorienne, sa garde noire, qui devint plus tard le principal
instrument de sa tyrannie ombrageuse et mesquine, essaya de soutenir un
semblant de lutte. Trop tard.
«En arrivant à Za, dit Bugeaud[26], il trouva des lettres extrêmement
pressées, dont on n'a pas su publiquement le contenu, mais qui, très
probablement, lui annonçaient le bombardement de Tanger; elles étaient
envoyées par l'Empereur. De Za, Sidi-Mohammed gagna Taza en faisant une
halte très courte à Rabat-Clemessoûn...»
[Note 26: _Idem_, 23 août 1844.]
Les tribus se montrèrent impitoyables pour les vaincus d'Isly. Elles
harcelèrent l'armée débandée, dépouillèrent les traînards, laissèrent
sans secours les blessés. La plupart arrivèrent nus, privés de leurs
armes, de leurs chevaux, de leurs meilleurs habits. «Jamais, écrivait
encore Bugeaud au prince de Joinville, on ne vit plus grande preuve de
barbarie[27].»
[Note 27: Archives de la Guerre. Lettre du 25 août 1844.]
Pendant ce temps, Sidi-Mohammed sauvait sa tête sacrée.
Et là-bas, sans qu'il fût besoin de l'éperon,
Le cheval galopait toujours à perdre haleine.
Il passait la rivière, il franchissait la plaine,
Il volait...
Quelques prisonniers français, englobés dans le sauve-qui-peut de
la déroute marocaine, furent victimes de la férocité des pillards
des tribus. Un chasseur, nommé Wolff, dont le nom a figuré dans les
rapports de Bugeaud, on l'a vu plus haut, emmené vers Taza avec
ses compagnons, tomba malade, ne put se traîner jusqu'au but, fut
abandonné. Des bergers se saisirent de lui, le torturèrent affreusement
et le brûlèrent vif.
Il était à craindre que Sidi-Mohammed, rendu furieux par l'humiliation
qu'il avait subie, par les reproches muets de son entourage, ne fît
payer cher à son épouse française les déboires qui l'accablaient. Il
n'en fut rien. «Le prince, a écrit M. Ernest Alby en 1847, revint à
Fez. Il s'attendait à être condamné à mort. Son père lui fit grâce de
la vie. Il alla rejoindre sa femme à Maroc. (_Entre parenthèse, M.
Alby avait assuré précédemment qu'elle se trouvait à Fez!_) ELLE LE
CONSOLA DE SA DISGRACE ET ELLE COMBLA SES VŒUX EN DONNANT LE JOUR À UN
FILS. ELLE ACCOUCHA PENDANT LE SÉJOUR D'ESCOFFIER[28] AU MAROC. Depuis
cette époque, Mlle Lanternier et sa mère continuent de mener la vie
la plus douce et la plus fortunée, et c'est ainsi que deux paysannes
françaises, deux esclaves de l'émir, sont entrées dans la famille de
l'empereur Muley-Abd-er-Rhaman et que l'une d'elles finira quelque jour
par s'asseoir sur le trône du Maroc.»
[Note 28: Le trompette Escoffier, prisonnier français au Maroc.
(Voir le chapitre suivant.)]
Ce fils, né de sang français dans une si tragique circonstance, ne
serait-il pas le père d'Abd-el-Aziz? Jeanne Lanternier semble avoir
été la première épouse chérifienne de Sidi-Mohammed; car ce prince
était fort jeune en 1836, l'année du rapt, et il ne l'épousa qu'en
1837. D'après une pièce imprimée sans nom d'auteur, avec ce seul titre:
_Histoire d'un captif racheté au Maroc_[29], rare et curieuse s'il en
fut, «la première demoiselle que le prince épouse est grande sultane
et conséquemment maîtresse absolue de la maison... A la naissance d'un
prince, toutes les dames du sérail en célèbrent la fête.»
[Note 29: Bibliothèque nationale, impr. O3 j-5.]
A la vérité, l'auteur anonyme déclare plus loin que les enfants des
épouses légitimées jouissent de privilèges inégaux, réglés par la
coutume et par l'arbitraire. L'ordre de succession des sultans en fait
foi. «Les enfants, dit-il, de ces différentes reines ont droit à la
couronne, à l'exclusion, toutefois, de ceux qui ont pour mère une
sultane issue du sang chrétien.»
Mais cette loi a pu être tournée. Jeanne Lanternier avait embrassé
l'islamisme, on l'a vu, et sa mère également. Donc, elle remplissait
les conditions essentielles pour donner au Sultan un héritier du trône.
Et la longue faveur dont elle disposa autorise l'hypothèse qu'elle ne
négligea rien pour assurer à son fils le bénéfice de sa naissance.
La légende vient étayer les déductions que nous avons mises en avant.
Elle est formelle. En citant le récit de M. Ernest Alby, qui parut, du
reste, dans _la Presse_ de Girardin en 1848, après avoir été détaché
d'un travail plus étendu, publié l'année précédente, un journal de
l'arrondissement natal de Jeanne Lanternier constate le fait sans
ambages:
«Virginie (?) Lanternier, épouse _actuelle (en 1848)_ du fils de
l'empereur du Maroc, est appelée, sans nul doute, à partager un jour
le trône d'Abd-er-Rhaman. Les habitants de Châtelay ont conservé le
souvenir de Virginie, _future impératrice du Maroc_[30].»
[Note 30: Cf. _Annuaire du Jura_, année 1852, et le journal
_l'Album dôlois_, 1848.]
LE TROMPETTE ESCOFFIER
Une question se pose ici, urgente, décisive.
Que vaut le récit, inexact et artificiel sur tant de points, de M.
Ernest Alby, qui fait de Jeanne Lanternier, s'il est admissible,
l'aïeule d'Abd-el-Aziz? Certes, M. Ernest Alby s'est révélé, en cette
occasion, un littérateur à l'imagination très éveillée. Il est né à
Marseille et il l'a bien fait voir. Il a oublié parfois ses propres
indications; il a affublé son héroïne d'un état civil douteux, que
dément nettement le registre de la commune de Châtelay. Il a corsé son
histoire d'incidents fabuleux, absolument inutiles, comme l'aventure de
la gitane et celle de la fosse aux lions d'où Jeanne se serait tirée
avec autant de bonheur que le prophète de la Bible. Ces bons animaux
lui léchaient les pieds!!!
Il est probable aussi que les dialogues, touchants ou dramatiques, dont
il a émaillé son exposé, ont été inventés de toutes pièces, et c'est
pourquoi je les ai négligés à dessein comme de vains développements.
La vraisemblance, les véritables mœurs du pays, la géographie même ont
été trop souvent méconnus dans ce roman, où l'on voit des personnages
s'exprimer dans le style du Châtelet, franchir les distances et
esquiver les difficultés avec autant d'aisance que la princesse de
Bengale des contes, emportée par le cheval enchanté de l'Indien.
Oui, n'est-ce qu'un roman? Voilà le grand mot lâché!
M. Alby s'est défendu par avance contre cette accusation. Le
principal témoin qu'il invoque est le trompette Escoffier, «qui
demeura prisonnier dix-huit mois chez les Arabes et les Marocains.
Quelque temps après la bataille d'Isly, l'émir l'envoya à l'empereur
Muley-Abd-er-Rhaman. Son voyage dans le Maroc commence à Ouchda et
se termine à Tanger, en remontant par Taza et par Fez... Ainsi les
lecteurs ont déjà pu comprendre que _c'était en partie par Escoffier_
que nous avions été mis à même de compléter l'histoire des femmes
Lanternier et des deux Allemandes.»
C'est à l'affaire de Sidi-Yussef, en 1843, qu'Escoffier a été fait
prisonnier. Il y a, là-dessus, un rapport probant de Lamoricière à
Bugeaud, daté du 22 septembre.
La veille, au plus fort de ce rapide engagement, le
capitaine-adjudant-major Cotte, s'étant laissé emporter au milieu des
ennemis, eut son cheval tué et, blessé, ne put battre en retraite. Il
courait le risque d'être sabré ou capturé. Alors le trompette Escoffier
sauta à terre, donna son cheval à l'officier, qui put ainsi rallier
l'escadron de chasseurs.
Mais Escoffier fut entouré; il ramassa un fusil, brûla vingt et une
cartouches, tomba, la jambe traversée. Les soldats d'Abd-el-Kader le
recueillirent et l'emmenèrent, avec ses camarades, Wolff, qui devait
mourir misérablement après Isly, Briant, Chapuis, Gressart.
Remis aux autorités marocaines, il vit de loin la bataille d'Isly,
assista, à l'Oued-Malouya, au supplice de son compagnon Wolff, fut
dirigé sur Fez. Dans cette ville, il rencontra deux déserteurs
français, Dumoulin, qui avait pris à l'abjuration le nom d'Abdallah,
et Joseph Grémillet, qui avait pris celui de Mustapha. Par eux, il
apprit les extraordinaires aventures des femmes Lanternier. Un haut
fonctionnaire marocain, le pacha Bousselam, «vint confirmer, de son
côté, l'exactitude des faits relatés par les deux renégats au sujet
de Mlle Lanternier et de son mariage avec Sidi-Mohammed, commandant
en chef de l'armée marocaine à la bataille d'Isly et fils aîné de
l'empereur Muley-Abd-er-Rhaman.»
En 1845, Escoffier et son camarade Briant sont rapatriés par les soins
du consulat français de Tanger, que gérait alors M. Maubussin. Après
un court passage à Alger, l'ex-trompette revient à Besançon, sa ville
natale, où il reçoit un accueil enthousiaste. La garde nationale
s'émeut, une fête est ordonnée en son honneur, on le couronne de
lauriers.
Nous avons de cette manifestation une preuve officielle, la
délibération prise le 24 mai 1845 par le conseil municipal de Besançon.
En voici le texte:
«Tous les membres ayant été convoqués, présents, M. Brétillot, maire,
président.
«Le conseil accueille avec empressement, au nom de la cité, la
proposition qui lui est faite par un de ses membres de donner au
trompette Escoffier, né à Besançon, un témoignage de gratitude et de
haute estime qui rappelle l'acte de sublime dévouement par lequel ce
militaire s'est signalé en Afrique, en abandonnant, dans un moment
critique, son cheval à son capitaine pour qu'il puisse se soustraire à
l'ennemi et rallier l'escadron sous ses ordres.
«En vue de réaliser cette pensée, le conseil vote au trompette
Escoffier une médaille d'or de la valeur de trois cents francs et
délibère que cette dépense sera inscrite au budget supplémentaire de
1845.»
Louis-Philippe s'émut de l'histoire du héros modeste des guerres
africaines, témoigna le désir de le voir. Escoffier se rendit donc
aux Tuileries, fut reçu par le roi, qui le nomma, avec Briant, garde
surveillant au château.
Tel est le témoin principal qui a inspiré les racontars de M. Ernest
Alby. Il faut convenir qu'il est digne de foi et que ses affirmations,
si étranges qu'elles paraissent au premier abord, ses souvenirs, si
fumeux qu'ils soient dans l'ensemble, si flottants qu'ils soient dans
les détails, ont pu avoir une source authentique. Les renégats, qu'il
a fréquentés, paraissent avoir été en rapport avec des personnages du
service du palais impérial de Marrakech, peut-être avec la négresse
Baki, la nourrice de Sidi-Mohammed, qui avait été attachée à la
personne de Jeanne Lanternier. Au plus fort des hostilités avec l'armée
française, la plupart s'étaient éloignés de Fez et s'étaient enfoncés
dans l'intérieur de l'empire.
Ces déserteurs jouissaient, du reste, d'après le voyageur Rey[31],
d'une réputation douteuse; on les accablait de démonstrations
enthousiastes et de menus cadeaux avant l'abjuration; à peine
avaient-ils prononcé la fatale formule qu'ils étaient délaissés sans
ressources. Ils tombaient alors dans la misère, menaient l'existence
hasardeuse d'aventuriers réduits aux pires expédients. D'aucuns
se livrèrent au brigandage. La population musulmane les tenait en
suspicion; ils formaient, à Marrakech et à Fez, une petite colonie
séparée, qui avait même son cimetière particulier. Et les Français,
que leurs affaires ou les malheurs de la guerre amenaient au Maroc,
furent victimes souvent des agissements de ces déclassés, qui avaient
renié leur ancienne patrie et que leur nouvelle patrie couvrait d'une
dédaigneuse protection.
[Note 31: _Souvenirs d'un voyage au Maroc_, par REY. (Bibl. nat.,
O3 j-18.)]
Parmi eux, dit encore l'auteur de l'_Histoire d'un captif_, il y avait
bon nombre d'officiers voleurs, de soldats dégradés, de repris de
justice. _Ils vivaient généralement méprisés._
L'historiographe de Jeanne Lanternier, M. Ernest Alby, qui a recueilli
les récits dispersés de la captivité des Français au Maroc à l'époque
chevaleresque, malgré ses qualités d'invention remarquables, a laissé
un honorable souvenir. Il a connu beaucoup de prisonniers; on trouve
son nom à la suite de ceux des derniers officiers français, arrachés
aux mains d'Abd-el-Kader en 1846, grâce à l'intervention d'un officier
espagnol, Demetrio Maria di Benito, gouverneur de Melilla. Il a signé
avec eux une adresse de remerciement à cet ami de la France, qui
s'était énergiquement entremis dans cette circonstance pour rendre la
liberté aux prisonniers des combats de Sidi-Brahim et d'Aïn-Témouchant.
M. Alby professait des opinions très avancées, il avait été disciple de
Saint-Simon et d'Enfantin. Sur la fin de sa vie, il fut attaché à la
Bibliothèque nationale.
AU HAREM
Quelle fut, au juste, l'existence de Jeanne Lanternier, de cette
enfant de seize ans, transplantée, par un brutal caprice de la
destinée, des champs paternels dans le mystère troublant d'un harem
princier constitué à l'ancienne mode, que la Turquie elle-même,
d'après des révélations récentes, a adoucie et réformée? Que devint
cette _désenchantée_, enfermée, sans espoir de retour, dans le
«gynécée patriarcal et sensuel d'un Orient féroce et doux, barbare et
décadent[32]»?
[Note 32: Henry BAÜER, _Écho de Paris_.]
Les Sahariennes abondaient dans ce couvent voluptueux, telles que les a
décrites Mme Jean Pommerol en son livre révélateur:
«Entre les tasses de thé et les propos indécents, elles se livrent,
tantôt à des contorsions peu chastes, tantôt à des rigidités de
statue, tandis que les «regardantes» affectent des airs détachés, ou
passionnés, ou polis, ou dédaigneux. Elles paraissent vouloir, loin des
hommes, étudier ce qui pourra plaire aux sens ou à l'imagination de ces
derniers. Un souci voluptueux (parfois à leur insu) les occupe, une
instinctive recherche, qui se manifeste aussi dans leur parure et leurs
parfums. Plaire! Plaire!... et si peu souvent et pour si peu d'êtres
de l'autre sexe[33]!»
[Note 33: Mme Jean POMMEROL, _Une Femme chez les Sahariennes_.]
Dormir, manger, s'éventer, danser, s'habiller, recevoir des femmes
amies, visiter les cimetières, telles étaient les distractions du harem
à Marrakech. En 1836, l'année précisément où Jeanne Lanternier fut
promue à la dignité de chérifa, Abd-er-Rhaman fit visiter, par faveur
exceptionnelle, son harem à un officier français, le colonel Delarue;
mais il ordonna à ses femmes de se cacher derrière des persiennes,
d'où elles pouvaient tout voir sans être vues. «A peine eurent-elles
jeté les yeux sur le colonel, qu'elles poussèrent des cris aigus et
bruyants, espèce de musique sauvage que font entendre les femmes
marocaines pour exprimer leur parfaite satisfaction. Le lendemain,
en effet, elles firent demander au colonel quel était le joli oiseau
apprivoisé qui se tenait si bien sur sa tête et qui les avait si fort
ravies. Elles avaient pris pour un oiseau la plume de coq tricolore qui
surmontait son chapeau d'uniforme[34].»
[Note 34: Journal _la Presse_, 13 août 1844.]
Très semblables les unes aux autres, les retraites où les princes
marocains enfermaient leur bétail féminin. Une terrasse sur laquelle
ouvraient des cellules. Au seuil de chaque cellule, comme dans les
ruelles mal famées des villes algériennes, des femmes accroupies,
fumant, s'interpellant d'une porte à l'autre. Alentour, un jardin aux
vastes allées, bordées de la luxuriante végétation des climats de feu.
De loin, le profane ne distingue qu'un grand pavillon surmonté d'une
sorte de dôme en bulbe, de couleur éclatante.
Quelle différence entre cette vie claustrale, où les recluses, abruties
par l'isolement et l'oisiveté, résignées au caprice du maître,
comblaient les heures lentes par des distractions puériles, en jouant
avec leurs doigts de pied, ou, plus simplement, «en s'endormant du
pesant sommeil des bêtes lasses et repues,» et les libres années, où
Jeanne errait dans la forêt de Chaux, où, plus tard, fortifiée par les
rudes travaux de la ferme paternelle, elle dansait sans contrainte avec
les fils des colons de Dely-Ibrahim au son d'une musique de rencontre!
Et quelles jalousies elle dut exciter, parmi ces Soudaniennes qui se
savaient condamnées à un rang subalterne, que l'on conduirait au marché
du jeudi, un jour, lorsque, décidément, elles auraient cessé de plaire
au maître!
Plus d'une fois, les esclaves noires, même les Circassiennes achetées
à grands frais à Constantinople, grincèrent des dents et murmurèrent
de rauques imprécations, lorsqu'elles virent Sidi-Mohammed, fidèle
au rituel du palais, annoncé par un signal mystérieux des eunuques,
passer sans s'arrêter devant leur seuil, «diriger sa marche où étaient
ses amours,» s'éloigner ensuite, au son des trompettes, pour aller
se purifier du contact féminin, suivant les prescriptions du livre
saint[35]!
[Note 35: _Histoire d'un captif racheté au Maroc_, p. 25.]
Dès ce moment, sans doute, Jeanne dut s'entendre appeler d'un surnom
symbolisant sa faveur, l'influence persistante qu'elle exerçait sur
l'héritier désigné d'Abd-er-Rhaman. Les sultanes d'origine européenne
étaient qualifiées par leurs compagnes du titre de reines, suivi du nom
de leur pays d'origine. Il y avait ainsi au harem la reine d'Espagne,
la reine d'Angleterre; Jeanne devint naturellement la _reine de France_.
Cet état d'âme enfantin des emmurées du sérail, fruit d'une vie futile
et animale, ne vous fait-il pas souvenir de la naïveté de ces filles
des Chambââs qui, au dire des voyageurs, n'ayant vu que de loin en loin
des officiers français, pensaient _que la race française ne comportant
qu'un sexe, le fort, le sexe féminin n'existait pas chez nous_[36]?
[Note 36: Voir l'ouvrage cité plus haut de Mme Jean POMMEROL.]
Dans cette étrange société, dit encore un témoin bien renseigné, M.
Jules Erckmann, capitaine d'artillerie, chef d'une mission militaire
au Maroc, neveu du romancier populaire[37], «les femmes font bande à
part; dès qu'elles ne sont plus très jeunes, elles sont abandonnées
par leurs maris, qui leur préfèrent de jeunes négresses achetées au
marché. Elles ne sortent guère que pour voir leurs parents, aller au
hammam, quand il n'y en a pas dans la maison, et visiter les tombeaux
le vendredi.
[Note 37: _Le Maroc moderne_, par Jules ERCKMANN, p. 181 et
suivantes. Paris, 1885.]
«Elles prient rarement; on ne leur apprend rien, parce qu'on trouve
qu'elles ne valent pas la peine d'être instruites de quoi que ce soit.
Lorsqu'elles n'ont pas de servantes, elles passent une partie de la
journée à moudre le blé et à faire le pain. Elles prennent l'air sur
les terrasses, où, d'un commun accord, les hommes s'interdisent de
monter, et se livrent quelquefois à une gymnastique fort dangereuse
pour aller se rendre visite les unes aux autres.»
Abd-el-Aziz lui-même, bien que condamné, dit-on, par la nature à
observer dans son gynécée une neutralité bienveillante, fut souvent
victime des caprices des grands enfants qui décoraient son intimité.
Il les amusait, au beau temps de son insouciance, en leur montrant la
lanterne magique, en leur exhibant des bibelots européens, en prenant
d'elles des instantanés, dont quelques-uns ont été reproduits par les
journaux.
On raconte qu'une nuit, il envoya les soldats du palais réveiller un
négociant anglais pour lui demander de livrer sur l'heure toutes les
boîtes de sardines que contenait son magasin. La veille, le sultan
avait donné à l'une de ses favorites, une Circassienne, des conserves
de Marseille. L'aimable personne avait fait part des petits poissons à
ses compagnes, qui jugèrent le mets délicieux et se rebellèrent contre
leurs gardiens parce qu'on ne leur en servait pas au dîner. Il y eut un
beau vacarme.
En d'autres temps, on eût cousu quelques-unes dans un sac, pour
l'exemple. Mais Abd-el-Aziz déteste les scènes et les violences. Sa
jeunesse, passée tout entière parmi les femmes, sous la dépendance de
la validé sa mère, l'éloignement de toute occupation guerrière, l'ont
médiocrement préparé aux actes de décision. Il céda au vœu général
et calma d'un mot condescendant la sédition, renouvelée vaguement de
Lysistrata, qui menaçait son repos, sinon sa félicité!
Pauvre Abd-el-Aziz! Qu'il se montre à cheval, drapé de la géba, du
linceul blanc à capuchon, sous le parasol légendaire, dans l'attitude
qu'ont retracée les peintres, au milieu d'un cortège moyenâgeux
de cavaliers armés de lances; qu'il revête, au grand scandale des
croyants, le fantaisiste uniforme de général anglais imaginé par
le caïd Mac Lean; qu'il donne une audience particulière sur un
fauteuil de canne, au seuil de la porte en fer à cheval qui ouvre,
à l'extrémité de la terrasse de son palais, l'accès des appartements
secrets, il me fait irrésistiblement songer à une mélancolique effigie
de Pharaon qui est au Louvre. Vous la trouverez dans la salle des
antiquités égyptiennes. C'est une statuette en stéatite jaune, finement
travaillée, qui représente le roi eunuque de la dix-huitième dynastie,
Aménophis ou Aménothès IV.
Les images que nous avons conservées de ce prince nous reportent à la
célèbre division du règne de Louis XIV: _avant la fistule, après_. Il
y eut, dans la vie du roi, une catastrophe inconnue qui bouleversa
sa manière d'être et se traduisit par une dégénérescence analogue à
l'infantilisme. Fut-il, comme le pensait Mariette, malheureux dans
une guerre avec les Abyssins et dépouillé de sa virilité, suivant la
coutume? On ne sait. Mais ses statues lui donnent, à partir d'une
certaine époque, un aspect tout différent, l'aspect d'un féminisé
imberbe, aux joues flasques et pendantes, au menton gras en saillie, au
regard doux, aux cuisses fortes, aux hanches plantureuses.
Abd-el-Aziz ressemble étrangement à Aménothès IV, «le plus paradoxal
des souverains qui régnèrent sur l'Égypte pendant l'antiquité.»
D'origine servile comme lui, dominé par l'influence du sang nubien qui
coule en abondance dans ses veines, comme dans celles du Pharaon,
il scandalisa aussi ses sujets par l'abandon apparent des pratiques
religieuses de ses ancêtres et se laissa aller à un modernisme
déconcertant.
Aménothès IV--rapprochement instructif--tenta une révolution religieuse
et sociale en remplaçant le culte symbolique d'Atonou, fonda une ville
nouvelle et changea jusqu'à son nom. «Il se distingue à peine de son
père, dit M. Maspéro, dont l'autorité s'impose en pareille matière,
dans les premiers portraits qu'on a de lui; il a les traits réguliers
et un peu lourds, le corps idéalisé, la tournure conventionnelle des
Pharaons orthodoxes. Khonniatonou (Aménothès, sous son nom nouveau)
affecte un front fuyant, un grand nez aquilin, pointu, une bouche
mince, un menton énorme, saillant en avant, se rattachant à un cou
maigre et prolixe; peu d'épaules, peu de muscles, mais des seins si
ronds, un abdomen si gonflé, des hanches si plantureuses, qu'on dirait
une femme[38].»
[Note 38: MASPÉRO, _Histoire ancienne_, t. II, p. 326.]
Et les serviteurs groupés autour de lui dans les figurations
d'El-Amarna, qui sont venues témoigner par miracle d'un passé si
nuageux, ressemblent au maître déchu, avec leurs profils anguleux,
leurs poitrines molles, leurs allures équivoques et leurs ventres
ballonnés jusqu'à la caricature.
Escoffier et les déserteurs français, au dire de M. Ernest Alby,
ont soutenu qu'après Isly, le crédit de Jeanne Lanternier n'avait
pas failli. Il se consolida du fait de la naissance d'un fils. Elle
habitait le plus souvent, avec son mari, le palais de Marrakech.
Peut-être s'ébattit-elle dans l'_Aguedal_, cet immense jardin, Eldorado
barbare, où joua insouciamment Abd-el-Aziz, quand il n'était encore
qu'un sultan fainéant. Elle suivit son seigneur, cachée dans ces sortes
de tabernacles richement drapés qui dérobent aux regards masculins les
traits des dames du harem.
Nous la revoyons par la pensée, assise à la turque sur les divans,
mélancolique au souvenir de sa patrie absente, de sa famille
dispersée, son frais visage encadré par les plis flottants et les
reflets dorés de la _hantouze_ et des _hafidas_, sous le diadème qui la
désignait à ses rivales comme l'aimée entre toutes.
Elle promena ses rêveries sous les oliviers, les palmiers alternés
de cyprès, parmi la forêt odorante des mimosas et des orangers, au
bord des ruisseaux, frangés de lauriers-roses, qui entretenaient une
fraîcheur exquise dans cette retraite enchantée.
Souvent, elle connut l'ivresse de régner sur le cœur du futur sultan
dans un des kiosques mystérieux aménagés pour l'intimité.
Et elle agaçait en riant les lions et les panthères qui, accroupis
dans leurs cages, semblaient les gardiens farouches et étonnés des
divertissements secrets du Sidnâ.
SULTANE!
En 1859, le fuyard d'Isly succédait à son père. Voilà la paysanne de
Châtelay sultane!
Tout fait supposer que son farouche époux lui avait conservé son rang
et son influence dans cette immense population féminine qui grouillait,
à divers titres, au harem impérial. Abd-er-Rhaman était renommé pour
sa cupidité. Il spéculait ouvertement sur le blé et l'orge, faisait,
au besoin, métier d'usurier, et les légendes les plus fabuleuses
couraient sur son trésor, dissimulé à Mequinez ou dans le Tafilalet,
où s'entassaient, disait-on, l'or et les marchandises précieuses. On
parlait de cinq cents millions! Il n'est rien resté de cette réserve.
Abd-el-Aziz n'a rien à envier à la civilisation européenne; c'est un
souverain moderne, il s'est procuré des dettes.
Sidi-Mohammed, d'ailleurs, avait contribué pour une large part à la
dispersion du trésor d'Abd-er-Rhaman. Il faisait acheter sans cesse des
esclaves et il ne légua à Mouley-Hassan, son fils, que des charges.
«La grosse dépense, dit M. Ludovic de Campou[39], est le harem. Voilà
la ruine du budget. Le sultan (_Mouley-Hassan_), ayant hérité du harem
de son prédécesseur Sidi-Mohammed, a, outre les femmes légitimes, les
concubines et les esclaves attachées à leur service, un personnel
féminin de près de deux mille têtes, personnel qu'il faut nourrir,
habiller, parer de bracelets et de bijoux, parfumer et distraire. Des
juifs de Fez m'ont montré des comptes de plus de 100,000 francs pour
des fournitures de soieries et de drap pour les vêtements de ces dames.
Il y a, en outre, le harem à renouveler... Je ne parle pas des achats
fantaisistes, que le sultan fait en Europe, d'horloges perfectionnées,
de fusils, de canons, de pianos mécaniques, de montres à répétition et
de diamants...»
[Note 39: _Un Empire qui croule_, 1 vol. Paris, Plon.]
C'est un peu avant son élévation au trône que Sidi-Mohammed aurait
permis à Jeanne Lanternier de renouer avec sa famille, de s'enquérir
du sort des siens. A quelle date faut-il placer cet acte de haute
tolérance? Il semble qu'il a dû suivre la bataille d'Isly. D'après la
légende qui a cours encore dans le Jura, la validé aurait fini par
retrouver ses sœurs, aurait correspondu avec elles et réussi à les
attirer au Maroc, où elles auraient épousé des dignitaires du maghzen.
Ce qui est certain, c'est que les trois sœurs de Jeanne, Claudine,
Anne-Antoinette et Anne-Claude Lanternier, dont les noms continuent
à figurer au registre des naissances de la commune de Châtelay,
disparurent dans des conditions mystérieuses, s'évanouirent un matin,
comme des héroïnes de ballades. Ni à Châtelay, ni à Dely-Ibrahim, ni
à Alger, l'état civil n'a gardé trace de leur décès. Aucun papier
officiel ne mentionne leurs noms. C'est bien étrange.
Marrakech était, pour Sidi-Mohammed, comme pour son père, la cité
de prédilection. Il retrouvait, dans ce cadre archaïque, parmi
ces populations hostiles à l'étranger, fermées à la civilisation
occidentale, un milieu approprié à ses instincts de bas despotisme et
de lâcheté cruelle. Le palais impérial était situé hors de la ville,
en face de l'Atlas, avec de merveilleux jardins et des pavillons de
retraite, séjour enchanté où semblaient revivre le faste insolent et
les splendeurs magiques des sultans de légende servis par les fées et
les génies.
On dit que, pareille à Aline, reine de Golconde, Jeanne Lanternier
trompa sa nostalgie en faisant planter des arbres de France, dont
quelques-uns subsisteraient encore. Elle aurait même, nouvelle
Marie-Antoinette, obtenu de son seigneur la construction d'un Trianon
en réduction, ou, tout au moins, d'une cabane rustique sur le modèle
des chaumières de son pays. Mais les fées changèrent ici le dénouement
du charmant conte du chevalier de Boufflers. Lorsque la pastoure
franc-comtoise reparut au Val d'Amour, elle n'avait plus son pot au
lait; elle avait délaissé les attributs symboliques qui rendirent à
Aline le cœur de son volage adorateur et firent, par miracle, refleurir
ses amours vierges, ainsi que cela se pratique, dit-on, au paradis de
Mahomet. Puissance divine de l'illusion!
Une des résidences où le sultan aimait à reposer ses noirs soucis
était le palais de Saridj-Ménarah. Il s'y rendait avec son harem. Là
aussi régnait un parc ombreux, «délices des rois maures,» comme les
jardins de la romance, gardé à l'entrée par une ligne de peupliers.
Partout s'étendaient des parterres aux couleurs chatoyantes; dans les
kiosques, ménagés pour les apartés impériaux, le caprice sauvagement
raffiné du souverain se plaisait à rencontrer les élues de son cœur,
étendues à la sybarite sur des lits de roses.
Au milieu de ces splendeurs barbares, Jeanne n'oublia point la terre
natale. Elle avait conservé la propriété de la maison paternelle de
Châtelay. Ayant appris, un jour, qu'elle tombait en ruine, elle envoya
une somme d'argent à l'un de ses parents pour payer les réparations
nécessaires.
Les familles ont leur destinée.
Une des causes qui déterminèrent l'exode des Lanternier en Algérie fut
l'incendie de cette pauvre isba, où ils avaient si vaillamment nargué
la mauvaise fortune. Reconstruite par l'effet des libéralités de la
sultane française du Maroc, la maison brûla de nouveau vers 1865. Le
fait n'a point été oublié à Châtelay. Il y eut même,--on s'en souvient
là-bas,--à cette occasion, un léger scandale. Un paysan refusa de faire
la chaîne; la gendarmerie lui déclara procès-verbal et il fut poursuivi
en justice.
Il apparaît, à la tolérance dont jouit la sultane en titre, mère
d'un héritier de l'empire, aux facilités qui lui furent laissées de
correspondre avec les siens, aux privilèges qui lui furent concédés,
principalement après Isly et les révélations des prisonniers français,
qu'une faveur exceptionnelle lui était attribuée. Et pourquoi
Mouley-Hassan ne serait-il pas le fils de la chrétienne renégate?
Jamais, dans tous les cas, cette version n'a été démentie.
Les minutieuses constatations de l'état civil sont inconnues, encore
maintenant, dans les pays d'islamisme pur. Le Maroc ignorera toujours
le droit des gens. En 1844, Abd-er-Rhamam, le beau-père de Jeanne
Lanternier, n'hésita pas à retenir à Tanger les ambassadeurs et les
consuls étrangers. C'est même, très probablement, ce souvenir fâcheux
qui a porté les puissances à décliner, pour la conférence de 1906,
l'hospitalité d'Abd-el-Aziz. Elles savaient que le brigandage est, au
Maroc, une industrie honorée, et craignaient une réédition du _Roi de
la montagne_. Un brigand heureux peut devenir demain fonctionnaire,
ministre peut-être.
Qu'est au fond l'_homme à l'ânesse_, le roghi Bou-Hamara? Un frère du
sultan, un aventurier, un illuminé? Si une pareille incertitude règne
et se propage sur l'identité des princes du sang, à plus forte raison
enveloppe-t-elle les êtres de mystère recrutés pour le harem. Elles
apparaissent comme des ombres voilées, fleurissent dans la solitude
magnifique des palais, s'étiolent et meurent sans que nul ait le droit
de s'en inquiéter. En parler même est une offense au maître. Le plus
grave tort qu'Abd-el-Aziz ait porté à son autorité spirituelle de fils
du Prophète, le plus sérieux argument qu'il ait fourni à la révolte,
est la facilité avec laquelle il a laissé répandre dans le public les
instantanés représentant ses femmes, le visage nu, en des postures
familières.
Donc, Jeanne Lanternier, promue au titre d'épouse honoraire, classée
par l'âge dans le rang des _âdjaïz_ (femmes hors d'âge), et, comme
telle, autorisée à se mêler aux hommes et à sortir du palais, put fort
bien compléter de vive voix la légende qui était née des événements de
1844.
On prétend, il est vrai, pour diminuer l'importance de sa personnalité,
que Sidi-Mohammed exclut de sa succession, par un acte formel, l'aîn
de ses fils, au profit de Mouley-Hassan. Mais ne faut-il pas voir,
au contraire, dans cette préférence affichée, rapprochée des honneurs
dont il n'avait cessé d'honorer la chrétienne convertie à l'Islam, la
démonstration d'une sollicitude persistante pour la «sultane française»
et pour le fils qu'elle lui avait donné? Et n'est-ce pas au profit de
cet héritier tardif, né au lendemain de l'inoubliable défaite, qu'il
s'est résolu à écarter du trône son aîné?
QU'EST DEVENUE JEANNE LANTERNIER?
Le Maroc a été décrit et raconté dans ses moindres particularités.
Pourtant, aucun des explorateurs, des savants, des officiers, des
trafiquants ou des simples aventuriers qui ont traversé ce pays, si
âprement convoité par les puissances, n'a consacré la moindre mention
à la favorite de Sidi-Mohammed. Aucun, depuis 1848, ne nous a fait
connaître l'épilogue de l'extraordinaire aventure de Jeanne Lanternier.
Nos représentants officiels ont appris par hasard son existence et son
nom. En 1899, j'ai écrit à M. Revoil, qui devait plus tard prendre une
part si éclatante à la conférence d'Algésiras, pour obtenir quelques
renseignements. Voici la réponse qui me parvint:
LÉGATION
DE LA
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU MAROC
Tanger, le 29 décembre 1899.
Monsieur,
Vous vous êtes adressé à moi afin de connaître les informations locales
propres à vous éclairer sur la date de la mort au Maroc de la dame
Virginie (?) Lanternier et sur la descendance qu'elle y aurait laissée.
Cette question avait déjà préoccupé la Légation et, il y a un an, il
avait été écrit à M. le préfet de la Côte-d'Or, qui en avait saisi
mon prédécesseur, que, malgré des recherches entreprises à Marrakech
même et dans l'entourage du sultan, il n'avait pu être recueilli aucun
renseignement sur la dame Lanternier, ni sur les circonstances de sa
vie au Maroc.
Recevez, monsieur, les assurances de ma considération distinguée.
_Le consul général,
chargé d'affaires de France_,
LAMARTINIÈRE.
Ces démarches auprès de notre Légation étaient inspirées par les vives
instances d'un sieur Ayard, parent probable de Jeanne Lanternier,
habitant Dijon.
Je me suis alors retourné vers la préfecture de la Côte-d'Or. Consultée
par moi, à deux reprises, elle ne put me fournir que la preuve de son
intervention officieuse à Tanger. Il suffira donc de citer sa dernière
lettre:
CABINET DU PRÉFET
DE LA
COTE-D'OR
Dijon, le 19 mars 1900.
Monsieur,
En réponse à votre nouvelle lettre concernant _la nommée Jeanne
Lanternier_, j'ai l'honneur de vous faire connaître que c'est sur une
demande adressée directement à la Légation française du Maroc par un
nommé Ayard, demeurant alors à Dijon, que des recherches, infructueuses
d'ailleurs, ont été faites à la cour chérifienne.
Ma préfecture n'a joué dans cette affaire que le rôle d'intermédiaire
entre la Légation et M. Ayard, aujourd'hui décédé, et j'ignore quels
liens de parenté l'unissaient à la dame Lanternier.
Agréez, monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée.
_Pour le préfet, le chef du cabinet_,
Ch. RAVON.
A Châtelay même, la génération qui a connu Jeanne a disparu.
Cependant, en 1906, une dame Baudier vivait encore; elle a raconté à
l'un de ses neveux, M. J.-J.-B. Guillemin, négociant à Paris, qu'elle
avait vu revenir au pays la «sultane du Maroc». Elle aurait accompli
un pieux pèlerinage à la maison paternelle et à la vieille église de
Chissey, où elle avait fait sa première communion. Interrogé par moi,
un autre des neveux de la vénérable aïeule, M. A. Mathieu, de Chissey,
m'a écrit à la date du 16 janvier 1905, en s'excusant de ne connaître
que par la légende l'histoire de sa compatriote:
«... Quant à notre tante, Mme Baudier, l'âge aidant, _elle ne se
rappelle que vaguement avoir entendu parler de cette personne_...»
Et c'est grand dommage, car son témoignage précis eût éclairé mon
enquête laborieuse d'une lumière éclatante. Un de ses ascendants, en
effet, M. Baudier, a signé l'acte de naissance de Jeanne Lanternier, en
sa qualité de maire de Châtelay.
Pour ne rien négliger, ajoutons qu'un autre originaire du Val d'Amour
s'est montré plus explicite. Sa déposition mérite d'être consignée ici,
bien qu'il soit témoin de seconde main.
M. Abel E..., employé au Sénat, est né en 1850. Son père était du même
âge que Jeanne Lanternier. Il se souvient distinctement lui avoir
entendu dire que la «sultane» était venue en France sous l'Empire,
probablement à l'occasion de l'exposition de 1855. Un personnage de
la cour chérifienne l'accompagnait; il l'attendait à Dijon, pendant
qu'elle se rendait au village. Elle donna de l'argent pour restaurer
la maison paternelle dont il ne subsiste aujourd'hui qu'un emplacement
légendaire. La propriété passa ensuite aux mains d'un cousin, qui
demeurait à Chissey. Les deux sœurs de Jeanne ont bien été attirées par
elle au Maroc et mariées à des seigneurs de la cour.
Hors la tentative du sieur Ayard, de Dijon, nul ne s'enquit du sort
de la paysanne muée en impératrice. Peu à peu, le silence se fit sur
elle. On oublia la légende d'un héritage à la Crawford, qui avait un
instant ému le pays. Il manqua, peut-être aussi, la lampe d'Aladin
pour découvrir le trésor enchanté laissé, sans doute, par la princesse
des _Mille et une nuits_.
La cour chérifienne, on l'a vu, a opposé un silence hérissé à toutes
les curiosités. Son secret demeure impénétrable. Est-ce que les femmes
du harem, même les sultanes, ont une histoire? Saurions-nous quelque
chose de celle de Jeanne Lanternier sans les indiscrétions d'esclaves
du palais rapportées par un prisonnier français? Sa tombe est anonyme;
on l'a enterrée sous les roses avec un verset du Coran pour épitaphe,
et sa vie apparaît, dans l'ombre troublante de ce mystère, comme un
roman éblouissant qui ne finit point.
Si bien que, dans le Val d'Amour même, il se rencontre déjà des
sceptiques qui prétendent que Jeanne Lanternier a imaginé de toutes
pièces son odyssée, rêvé sa fortune fabuleuse et joui longtemps en
silence du succès de son invention.
Revenue d'une captivité sans gloire après Isly, elle ne se serait
révélée à ses compatriotes que pour les mystifier. Seulement, comme
elle n'avait pas l'esprit porté aux vastes spéculations, elle ne songea
pas à tirer un parti pratique de son passé mystérieux. Elle a dû mourir
concierge quelque part et ne rien laisser, pas même des _Mémoires_, à
peine une légende, qu'a consciencieusement établie M. Ernest Alby, en
y mettant un peu du sien, et à laquelle bon nombre de gens sérieux
s'obstinent à attacher de l'intérêt.
Nous sommes tous d'Athène en ce point, et moi-même,
Au moment où je fais cette moralité...
ANNEXES
_Les sultanes blanches au Maroc et l'Allemagne._
La question délicate de la généalogie maternelle d'Abd-el-Aziz n'a pas
été seulement traitée par les publicistes français; elle a aussi occupé
la presse et l'opinion allemandes. Nous n'en donnerons ici qu'une
preuve entre vingt.
Au moment où la conférence d'Algésiras--cette solennelle constatation
de l'impuissance diplomatique--s'ouvrait dans le noir du mystère
comme un pur mélodrame, les journaux d'outre-Rhin, à court de mauvais
arguments, s'avisèrent d'invoquer les origines européennes du sultan à
l'appui de leur thèse.
Le 12 janvier 1906, le correspondant particulier du _Matin_ à Berlin
téléphonait à son journal:
«Un journal allemand nous donne une explication toute simple et
définitive de l'attitude de l'Allemagne dans la question du Maroc.
«_Le sultan_, dit ce journal, _est presque allemand; or, l'Allemagne
a bien le droit--n'est-ce pas?--de s'occuper des affaires de ses
nationaux._
«Un livre d'observations sur le Maroc, récemment paru, dont l'auteur
est M. Genthe, journaliste de deuxième plan (qui fut au Maroc au
printemps dernier et de qui la présence provoqua un incident dont
on retrouve la trace au Livre Blanc), nous révèle, en effet, que la
bisaïeule du sultan était Allemande. Elle s'appelait Saghia, native du
grand-duché de Hesse. Faite esclave, elle fut vendue en 1790 au sultan
Moulaï (Soliman), qui en fit sa quatrième femme.
«Ce fait, nié par les Anglais, qui affirment que la quatrième femme du
sultan Moulaï, du nom de Saghia, était une Irlandaise, serait confirmé
par des documents laissés par un capitaine autrichien du dix-huitième
siècle, qui demeura pendant huit ans au Maroc.
«D'ailleurs, la mère elle-même du sultan n'est pas Arabe, mais
Circassienne. Elle fut achetée sur le marché de Constantinople par un
marchand d'esclaves marocain et offerte gracieusement au père du sultan
actuel.»
(_Le Matin_, numéro du 14 janvier 1906.)
* * * * *
Le correspondant du journal français aurait pu ajouter que l'aïeul du
sultan régnant avait consacré comme épouse favorite une Française,
Jeanne Lanternier, dont on vient de lire les aventures romanesques.
Il y avait donc un précédent plus moderne à opposer aux allégations
contestables des écrivains allemands attachés à la politique mondiale.
* * * * *
_Lettre de M. Victor Waille, professeur à l'École des lettres et à
l'École nationale des beaux-arts d'Alger._
Alger, 12 novembre 1905.
Mon cher ami,
L'_Annuaire_ n'indique pas de vignerons du nom de _Lanternier_ à
Dely-Ibrahim. Les dossiers du Gouvernement Général, relatifs aux colons
qui ont obtenu des concessions, sont également muets en ce qui concerne
notre compatriote, dont la descendance dans ce pays est, sans doute,
éteinte. Quant à sa fille, qui était, paraît-il, fort belle, elle fut
enlevée, non par des pirates, mais par les réguliers d'Abd-el-Kader
(sur le cimetière de Dely-Ibrahim) et conduite à Nedroma, puis offerte
par l'émir au jeune sultan du Maroc (alors prince impérial). Joli
cadeau à faire à un jeune homme, à l'occasion du jour de l'an! Ci-joint
l'extrait qu'un de mes amis a bien voulu copier dans un livre datant
de 1837...
Bien à toi.
Victor WAILLE.
Ce livre ne faisait que reproduire les articles de _la Presse_ de 1848,
cités par nous.
* * * * *
_Lettre du maire de Châtelay, commune natale de Jeanne Lanternier._
Châtelay (Jura), le 17 décembre 1899.
Monsieur Noël Amaudru,
En réponse à votre lettre du 12 décembre courant, je vous fais
connaître qu'on ne sait pas plus à Châtelay qu'ailleurs si jamais notre
commune a fourni une impératrice du Maroc.
Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a de certain, une famille de Châtelay,
en 1833, du nom de _Lanternier_, est allée habiter l'Algérie, lors de
la colonisation. Quelques années plus tard, cette famille, travaillant
dans les champs, a été capturée par les Bédouins (?) et on ne sait ce
qu'elle est devenue.
La personne dont vous parlez comme impératrice, enfant de cette
famille, est née en 1820. La maison natale n'existe plus.
Le dernier frère du père Lanternier est décédé il y a deux ou trois
ans. Il n'était pas plus renseigné que nous sur la situation.
Veuillez bien agréer, monsieur, les respects de votre très humble
serviteur.
_Le maire du Châtelay_,
BLANC.
Les souvenirs du vénérable M. Blanc, contemporain de la «sultane
française», l'avant-dernier maire de Châtelay, ne paraissent pas très
précis, et il convient de n'attacher qu'une valeur relative à ses
allégations. D'autres habitants de la commune se sont montrés plus
explicites que lui.
* * * * *
_Les dynasties arabes au Maroc._
Bou-Hamara est-il ou n'est-il pas le frère aîné d'Abd-el-Aziz? Question
de pure forme, car, toutes les fois que l'islamisme marocain s'est
senti menacé dans son intransigeance dogmatique, dans son attachement
à une civilisation archaïque, il s'est tourné vers les saints de sa
religion et a cherché à établir, sous une nouvelle étiquette, une sorte
de Restauration musulmane. Les chefs des dynasties qui se sont succédé
à Fez et à Marrakech n'étaient que des prétendants sans autres titres
que la pureté de leur foi.
La première dynastie est celle des Ommiades, qui a laissé dans
l'histoire une trace si éblouissante. Elle fonda le grand empire des
Maures et soumit l'Espagne à son joug, mais ne réussit pas à réduire
les montagnards berbères. C'est en 783 qu'Édriss, le chérif vénéré
dont le nom est invoqué comme celui des saints chrétiens qui mirent
l'influence religieuse au service des premiers efforts des rois
francs vers l'unité nationale entrevue, se réfugia à l'extrémité de
l'Afrique. Il descendait de Fatime, fille de Mahomet, et du pieux Ali.
On l'accueillit en maître; il substitua la théocratie islamique à
l'impérialisme des califes ommiades et son œuvre dura trois siècles.
Suivit une période de luttes. Les Maures, chassés d'Espagne, perdirent
pied en Europe et le Maroc commença à être l'objet d'une «pénétration»
inquiétante de la part des Espagnols et des Portugais. Le fanatisme
religieux s'enflamma de nouveau à l'approche des «barbares» et les
chérifs fournirent au pays une jeune dynastie, la dynastie saadienne,
représentée à l'origine par Mouley-Mohammed, dit le Mahdi (1620).
Enfin, la dynastie régnante est celle des chérifs alaouites, venus du
Tafilalet au milieu du dix-septième siècle. Le chérif qui la fonda fut
ramené de la Mecque; il s'appelait Mouley-Ali. Le Maroc était excédé du
souvenir atroce de Mouley-Achmet (1647), dont la luxure et la cruauté
sont restées légendaires. Il périt dans une sédition et fut remplacé
par l'usurpateur Crom-el-Hadji, qui assura son autorité en exterminant
la race chérifienne et remit l'administration aux mains des juifs. La
nièce d'une de ses victimes, Mouley-Labir, autre Judith, épousa le
tyran et lui fit subir le sort d'Holopherne. Elle lui fit avaler un
narcotique et le poignarda dans son sommeil. Puis, elle épousa le fils
de l'usurpateur, Mouley-Cheik, qui ne tarda guère à être renversé du
trône.
Mouley-Ali, le chef de la dynastie actuelle, était né à Iambo, près
de Médine. La légende auguste qui rattachait sa généalogie à celle
du Prophète fut confirmée par un heureux événement au début de son
élévation. A son arrivée, la bonne saison étant venue, les palmiers
reverdirent subitement et l'on s'empressa de crier au miracle.
* * * * *
_Vincent Franceschini_
(pp. 116 et suiv.)
Vincent Franceschini, frère de _Davia_, qui fut sultane au Maroc sous
Mouley-Soliman, semble avoir largement bénéficié auprès de Napoléon de
la recommandation de son impérial beau-frère. En l'an X, le _Moniteur_
signale sa nomination de sous-commissaire des relations commerciales au
Maroc, succédant, sans doute, à diverses missions officieuses. (Voir la
collection du _Moniteur_, p. 921, an X.)
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
A S. Pichon, sénateur du Jura, ancien ministre
plénipotentiaire à Pékin, ancien résident
général de France à Tunis, ministre des
Affaires étrangères I
La naissance d'une sultane au «Val d'Amour» 1
Les voix de Jeanne Lanternier, la pastoure
franc-comtoise 21
Le rapt 41
La mort de M. Lanternier 61
Sur la route de Fez 69
La gitane 83
A la cour d'Abd-er-Rhaman 91
Les sultans marocains ont toujours désiré des
sultanes françaises 103
Isly 129
Le trompette Escoffier 153
Au harem 165
Sultane! 185
Qu'est devenue Jeanne Lanternier? 199
Documents annexes 211
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
Rue Garancière, 8.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SULTANE FRANÇAISE AU MAROC ***
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