Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières

By Maurice Renard

The Project Gutenberg eBook of Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières

Author: Maurice Renard

Release date: September 20, 2024 [eBook #74448]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGE IMMOBILE, SUIVI D'AUTRES HISTOIRES SINGULIÈRES ***






  MAURICE RENARD

  Le Voyage Immobile
  suivi
  d’autres Histoires singulières


  PARIS
  MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMIX




DU MÊME AUTEUR


  FANTÔMES ET FANTOCHES (_Histoires singulières_), publié sous
    le pseudonyme Vincent St-Vincent (Plon-Nourrit)               1 vol.
  LE DOCTEUR LERNE, SOUS-DIEU, roman (Mercure de France)          1 vol.

Prochainement

  LE PÉRIL BLEU, roman.

En préparation

  UN HOMME CHEZ LES MICROBES, roman.
  NOTRE-DAME ROYALE, roman documentaire.




JUSTIFICATION DU TIRAGE

[Illustration]


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.




AVANT-PROPOS


Lecteur,

S’il te suffit que mes histoires soient singulières; si tu te contentes
de demander à chacune, isolément, le plaisir qu’elle peut te donner; si
tu n’exiges entre elles d’autre lien qu’une parenté de sœurs, et d’autre
ressemblance qu’un air de famille (hélas, inévitable),--dispense-toi de
lire cet avant-propos. Il est rébarbatif.

Te faut-il, au contraire, une idée conductrice, dont tu puisses
surveiller la persévérance et le développement tout au long du recueil,
et qui fasse de mes nouvelles comme autant de chapitres où se poursuit
l’évolution d’une seule pensée,--alors, écoute ceci. Et pardonne-moi,
pour être laconique, d’emprunter aux mathématiciens leur langage sec et
bourru.

Les contes suivants ne sont pas réunis au hasard. Mais ils constituent
les parties, volontairement disparates, d’un même tout, et se groupent
dans une succession méthodique.

Leur ensemble forme une étude de ce que j’appellerai le _merveilleux
logique_,--étude ayant pour objet de reconnaître les limites du genre et
d’en éprouver la souplesse.

Le problème s’énonçait de la sorte:

Étant donné qu’une œuvre de _merveilleux logique_ se compose de deux
éléments: _le merveilleux_ et _la logique_,--chercher jusqu’à quels
points extrêmes l’un des deux éléments peut y prédominer, sans que
l’œuvre cesse d’offrir nettement son double caractère de fantaisie et de
raison,--sans qu’elle s’échappe de son étrange domaine ambigu, pour
verser soit dans une science d’utopie, soit dans une divagation à
système.

Sauf erreur, la première et la dernière de mes nouvelles déterminent ces
deux points opposés. Celle-ci, _Une Légende chrétienne d’Aktéon_, ne
renferme plus que le minimum indispensable de logique. Celle-là, _Le
Voyage Immobile_, contient la dose maxima de science.

(Je dis bien «science» et non plus «logique»; parce que, dans cette
matière romanesque, il m’apparaît qu’on doit envisager la science comme
étant la logique en action, la logique appliquée, réalisée,
matérialisée, visible, tangible, audible, tombant sous _les_ sens et non
plus seulement sous _le_ sens; comme étant l’expression la plus
frappante dont on puisse revêtir aux yeux du lecteur la logique pure,
abstraite et spéculative;--et que mêler de la science à l’ouvrage que
l’on écrit, c’est y faire entrer de la logique au superlatif.)

Après avoir établi ces deux termes limitatifs de l’étude, il était
indiqué de les relier l’un à l’autre au moyen d’histoires
intermédiaires, où l’on vît peu à peu s’atténuer et pâlir la teinte
_logique_, tandis que, par nuances graduées, la couleur _merveilleux_ se
foncerait.

Allant ainsi d’un paradoxe cosmologique à une fable raisonnée, j’ai cru
devoir échelonner dans le temps les étapes finales de ma route, les
derniers stades de mon travail, les contes terminaux,--estimant que plus
un récit est fabuleux, plus le recul des âges lui devient nécessaire.

Et si l’on me demande pourquoi j’ai suivi l’ordre inverse de la
chronologie naturelle, je répondrai que j’ai mieux aimé partir de
l’époque moderne (figurée par ce roman d’ingénieur où débute mon livre);
que j’ai préféré démarrer du milieu des précisions concrètes, positives
et prosaïquement familières de la science contemporaine, pour m’éloigner
vers le rêve, et pour aller me perdre, avec le mythe, dans la nuit
évasive des temps. Adopter ici l’ordre véritable des siècles eût été, ce
me semble, aussi peu rationnel que descendre en éthéroplane du fin fond
des espaces célestes, sans y être jamais monté que sur le dos de la
Chimère.

M. R.




LE VOYAGE IMMOBILE

Pour Charles Derennes.


Vers dix heures du matin, l’homme que nous avions sauvé ouvrit enfin les
yeux.

Je m’attendais au réveil classique, à des doigts fébriles passés sur le
front, à des «où suis-je? où suis-je?» balbutiés d’une voix
languissante. Il n’en fut rien. Notre obligé resta quelques secondes
tranquille, le regard perdu. Puis son œil s’anima d’intelligence,
d’énergie, et il prêta l’oreille au bruit de l’hélice et au clapotis des
vagues contre le bordage. Alors, s’étant assis dans l’étroite couchette,
il se mit à inspecter la cabine, aussi froidement que si Gaétan et moi
n’eussions pas été là. Nous le vîmes ensuite se tourner vers le hublot
pour regarder la mer, puis nous examiner l’un après l’autre, sans
curiosité ni politesse, comme des meubles encore inaperçus, et, les bras
croisés, se plonger dans une profonde rêverie.

Sur la foi de son extérieur, nous tenions pour bien élevé cet inconnu de
beau visage et de belles mains, dont les habits, tout ruisselants qu’ils
fussent, nous avaient paru ceux d’un gentleman. Aussi sa conduite
blessa-t-elle mon camarade et me surprit moi-même, quoique Gaétan m’eût
depuis longtemps accoutumé à voir dans un seul être la noblesse
encanaillée d’un rustre et le chic mésallié à l’insolence.

Mon étonnement, toutefois, dura peu: «Allons! me dis-je, pas de
jugements téméraires! Ne faut-il pas mettre l’attitude étrange du
sinistré sur le compte d’un trouble cérébral fort excusable après un tel
désastre? et n’est-il pas indiqué de respecter sa méditation? Elle ne
doit pas être banale, si j’en crois les circonstances extraordinaires de
son arrivée ici...»

Mais Gaétan, à lui trouver tout ensemble si bonne mine et si mauvais
caractère, s’impatienta.

--Eh ben?--lui dit-il d’un ton rogue,--comment qu’ça va?... Ça va mieux,
hein?...

Il répéta plusieurs fois de suite: «ça va mieux, hein?... hein, ça va
mieux?...» sans obtenir de réponse. L’homme semblait quelque peu
interloqué de l’apostrophe. Il toisait l’élégance de Gaétan, si mal
assortie à son langage, à son allure, et, après un temps de
réflexion--bien fait pour indisposer encore le gentilhomme-voyou--il fit
signe que «oui», que «ça allait mieux, en effet.»

«Bon, pensai-je, il entend le français. Un compatriote peut-être...»

--Vous en avez d’la veine,--reprit Gaétan,--Vous savez... sans nous, mon
vieux!... Eh ben quoi! On est mort?--fit-il avec un geste de
colère.--Est-ce qu’y a quéqu’chose qui vous colle les lèvres?... Bon
Dieu!...

--Avez-vous mal?--dis-je en écartant mon ami et bien plus pour lui
couper la parole que pour m’enquérir de la santé du taciturne.--Dites...
souffrez-vous?

L’autre hocha la tête négativement et reprit le cours de sa pensée. Mes
craintes s’affermirent et j’échangeai avec Gaétan un coup d’œil
d’inquiétude. Je ne sais si l’homme le surprit, mais, en dépit de sa
figure restée sévère, je crus voir un sourire dans ses prunelles.

--Voulez-vous boire?--demandai-je.

Alors, me désignant, il dit avec un accent étranger indéfinissable:

--Mé-de-cin?

--Non!--fis-je gaiement.--Non, non!

Et comme ses yeux continuaient d’interroger:

--Romancier,--ajoutai-je.--Écrivain... vous comprenez?...

Il esquissa du front un «oui» assez aimable, presque un salut, et lança
vers Gaétan le plus interrogatif des coups de menton.

--Moi, j’fais rien,--ricana celui-ci,--j’suis rentier...--Et il ajouta,
en parodie de mes propres termes:--Fainéant... flemmard..., vous
comprenez?...

J’épiai sur la figure de notre pensionnaire l’effet de cette
gentillesse, et vite je m’empressai de faire diversion.

--Monsieur est le propriétaire du bateau,--repris-je.--Vous êtes chez le
baron Gaétan de Vineuse-Paradol, qui vous a recueilli; et moi, je suis
Gérald Sinclair, son compagnon de voyage.

Mais, au lieu de décliner ses nom et qualité comme je l’y poussais,
l’homme réfléchit encore une seconde et articula très laborieusement:

--Pouvez-vous raconter, s’il vous plaît, ce qui s’est passé? J’ai
complètement perdu la mémoire, à un certain moment.

Cette fois, l’intonation se révélait dans toute sa plaisante impureté:
c’était l’accent anglais.

--Eh ben,--répondit Gaétan,--c’est tout simple. Y avait la chaloupe à la
mer. C’est les matelots qu’étaient dedans qui vous ont repêché...

--Mais, avant, monsieur? Avant?

--Avant quoi? Pas avant l’explosion, j’suppose!--railla mon ami.

L’homme prit un air stupéfait.

--Quelle explosion, monsieur?

Je pressentis que Gaétan allait se fâcher, et j’intervins encore.

--Mon cher,--lui dis-je tout bas,--laissez-moi causer avec cet individu.
Il est sans doute victime d’une sorte d’amnésie assez fréquente à la
suite des vives émotions, et peut parfaitement ne rien se rappeler de
son accident formidable. Tenez-vous en paix et restez coi.

Puis, m’adressant à l’homme sans mémoire:

--Monsieur, je vais vous exposer tout ce que nous savons au sujet de
votre aventure. Cela, j’espère, vous rafraîchira suffisamment le
souvenir, pour qu’à votre tour, vous puissiez faire à _votre hôte_ un
récit complet de l’événement auquel il doit l’honneur de votre
connaissance.

Bien que j’eusse souligné les mots «votre hôte» de la voix et du regard,
mon auditeur n’avait pas bronché. Il noua de ses bras ses jambes
repliées, appuya son menton sur ses genoux, et attendit la suite de mes
éclaircissements. Je poursuivis:

--Vous êtes, mon cher monsieur, sur le yacht à vapeur _Océanide_, à M.
de Vineuse-Paradol; capitaine: Duval; port d’attache: Le Havre. Et vous
y êtes en sécurité. C’est un beau navire, long de 90 mètres. Il jauge
2.184 tonnes, file ses 15 nœuds, et sa machine fait 5.000
chevaux-vapeur. En sus de l’équipage et du service, soit 95 personnes,
nous n’étions à bord, avant votre rencontre, que deux: le patron et moi.
C’est peu, le bateau possédant vingt-huit cabines pareilles à la vôtre.
Mais la croisière de M. de Vineuse, à cause de sa durée, n’a tenté
personne que votre serviteur. Nous revenons de la Havane, où il plaisait
à mon ami de choisir, lui-même et sur place, quelques cigares...
Donc..., hem...»

J’avais supputé un gros effet d’ébahissement avec le coup des cigares,
mentionné comme un détail, négligemment... J’en fus pour mes frais de
diction.

«... Donc, monsieur, notre retour s’accomplissait dans la plus heureuse
monotonie, lorsque, voilà trois jours, une avarie se produisit aux
machines. Il fallut stopper. Nous sommes le 21 août, c’était par
conséquent le 18. On entreprit sur-le-champ la réparation de la bielle
rompue, et le capitaine voulut profiter de l’arrêt pour consolider son
gouvernail. Nous étions en panne par 40° de latitude nord et 37° 23′ 15″
de longitude ouest, non loin des îles Açores, à 1.290 milles de la côte
portugaise, 1.787 de la côte américaine; aux deux tiers de la traversée.
Et, de fait, monsieur, nous n’en sommes repartis que ce matin, à l’aube.

«Le 18, l’air était calme, la mer d’huile. Aucune brise. Nul courant.
Rien ne bougeait. Un voilier, toute sa toile dehors, n’eût pas fait une
brasse en douze heures; et l’_Océanide_, livrée au caprice des éléments,
restait parfaitement immobile. Cet épisode n’avait rien de gai.
Cependant, sur l’affirmation du capitaine que les travaux seraient menés
rondement, nous prîmes la chose sans trop d’ennui; et, en raison de
l’extrême chaleur--que le vent de la marche ne tempérait plus--nous
résolûmes de dormir pendant le jour et de passer les nuits sur le pont.
Le déjeuner y serait servi à huit heures du soir et le dîner à quatre
heures du matin.

«Or, avant-hier, vendredi 19, entre ces deux repas nocturnes, nous
marchions le long du bastingage, en fumant au clair de lune. Le ciel
fourmillait de constellations. Tous les astres, jusqu’aux planètes,
avaient l’air de scintiller. Il pleuvait sans cesse des étoiles
filantes, et, sur le fond de la nuit, leurs blanches traînées
persistaient si longtemps que vous eussiez dit une craie mystique
traçant des paraboles au tableau noir des cieux. Je ne me lassais pas de
suivre cette leçon de mystérieuse et grandiose géométrie... Tout,
d’ailleurs, concourait à la majesté du spectacle. Un silence absolu
régnait. L’équipage endormi, on n’entendait plus que nos semelles de
caoutchouc se poser en sourdine sur les planches.--Et c’était peut-être
la vingtième fois que nous faisions le tour du tillac, lorsqu’un
sifflement naquit au fond de l’espace, vers tribord. Presque en même
temps, assez haut dans le ciel, nous vîmes une lueur faible poindre de
ce côté. Elle venait sur le yacht, et le sifflement l’accompagnait.
Celui-ci grandit, s’enfla, puis s’éloigna et s’évanouit, tandis que la
lueur passait au-dessus de nous, animée d’une vitesse relativement
modérée pour un corps céleste, et sautant d’un horizon à l’autre, comme
une étoile filante paresseuse et rapprochée.

«C’est, du reste, à cette conclusion d’un météore que nous nous
arrêtâmes tout de suite. L’homme de quart fut de notre avis, bien qu’il
n’eût jamais rien observé d’analogue au cours de trente années de
navigation; et le capitaine, attiré au dehors par le sifflement, accepta
d’emblée l’évidence d’un bolide, quand il eut écouté nos explications.
Il consigna sur le livre de bord que, le 20 août, vers minuit et demi,
un aérolithe à peine lumineux avait traversé l’atmosphère juste
au-dessus de l’_Océanide_, décrivant sa courbe rigoureusement de l’est à
l’ouest, et suivant ainsi le 40e parallèle, où se trouvait notre
mouillage.»

Ici, je regardai l’homme fixement. Il resserra autour de ses chevilles
l’étreinte de ses bras, ferma les yeux, et attendit la suite de mon
histoire.

«Vous pensez,--repris-je, un peu désillusionné,--vous pensez si le
météore défraya nos causeries. Chacun de nous deux soutenait à son
endroit diverses conjectures. Moi, je m’attachai à certaines relations
qui m’avaient frappé, entre la vitesse de son jet et la durée de son
bruit; et M. de Vineuse émit une opinion peu banale, mais défendable.
Selon ses dires, le bolide,--que jusqu’alors nous avions supposé jailli
de l’horizon,--avait pu sortir de l’océan; rien ne prouvait le
contraire. C’était bien hasardé; mais plus les théories étaient
fantastiques, monsieur, plus elles nous séduisaient. Nous tâchions ainsi
d’excuser la venette qui nous avait empoignés, en lui prêtant une cause
extra-naturelle. A ne vous rien cacher, la brusque apparition de cette
masse, piquant droit sur le bâtiment, n’avait pas laissé que d’être
émouvante, et nous avions poussé un soupir de soulagement à voir ce
projectile passer si haut; encore qu’à cette minute de délivrance, son
damné sifflement nous fît rentrer la tête dans les épaules, vous savez:
ce que les gens de guerre nomment «saluer la balle».

«Bref, nous souhaitions du fond du cœur ne jamais refaire d’astronomie
aussi expérimentale; ce qui n’a pas empêché le phénomène de se
reproduire cette nuit, un peu plus tard, vers une heure du matin, et
avec des complications autrement dramatiques.

«Hier, M. de Vineuse, las de cette séance en pleine mer, sous un ciel
dangereux, donna l’ordre de travailler tout le jour et toute la nuit aux
réparations. Relevées de deux heures en deux heures, une équipe se mit à
la bielle cassée, dans la chambre des machines, et une autre au
gouvernail, dans la chaloupe. Les ouvriers de celle-ci venaient
d’achever leur besogne et se préparaient à remonter l’embarcation, à
l’instant même où le singulier bolide périodique siffla dans le
lointain.

«A travers une nuit égale en feux à la précédente, tout le monde vit la
lueur pâlote s’allumer, monter, glisser vers nous...--M. de Vineuse crut
remarquer cependant qu’elle allait moins vite que la veille, et, d’après
moi, le sifflement était d’un timbre plus grave et d’une moindre
intensité.--Tout de même, l’astéroïde marchait encore bon train. Dans
quelques secondes, il atteindrait le zénith, et de là, sans doute,
plongerait paisiblement derrière l’horizon du couchant. La terre
possédait en lui quelque satellite nouveau, une lune en veilleuse,
éphémère et minuscule.

«Mais tout à coup, monsieur, il y eut à sa place comme un soleil qui
serait à la fois un éclair; rien ne continua vers l’ouest l’orbite
commencée, et le sifflement s’interrompit dans une effroyable
détonation. Je reçus à l’épigastre le coup d’un invisible poing; l’air
ébranlé nous suffoqua; on sentit trembler la membrure de l’_Océanide_;
un vent s’éleva qui fut apaisé dans le même temps, et des vagues se
soulevèrent pour disparaître aussitôt.

«Alors, nous entendîmes très distinctement une grêle d’objets qui
tombaient dans la mer. L’un d’eux vint s’enfoncer tout près de la
chaloupe, reparut et surnagea... C’était vous, monsieur, cramponné aux
verrous d’une porte de tôle,--mais d’une tôle curieuse et légère à
miracle, puisqu’elle vous permettait de flotter avec elle...

«On vous repêcha, mais évanoui; et, ne sachant si vous étiez seul à bord
de... l’aérolithe, le capitaine fit croiser la chaloupe dans un rayon de
deux milles. Elle parcourut ainsi le champ de la catastrophe, sans rien
rencontrer que des épaves métalliques. La mer en était jonchée. Elles
luisaient d’une sorte de reflet mat, si j’ose dire, et se comportaient
sur l’eau comme d’excellentes bouées. Nul vestige d’êtres vivants.

«Pour vous, monsieur, toujours sans connaissance malgré nos soins, nous
vous avons déshabillé, couché et veillé, durant cette recherche. Mais je
crois savoir que votre évanouissement s’est changé en un bon sommeil,
vers l’aurore, à peu près quand nous sommes repartis pour Le Havre, où
nous arriverons, je présume, sous une huitaine.

«Et voilà!...

«Maintenant... nous sera-t-il donné de savoir qui nous avons le plaisir
de traiter?»

L’homme branlait du chef et ne répondait pas.--Et... la plaque?--dit-il
enfin,--la plaque flottante?... les débris?...

--Eh ben,--fit Gaétan,--i’sont restés là-bas où vous avez pris la
bûche... M’sieu Duval, le capiston, a jugé qu’c’était d’la ferraille
d’aluminium, et qu’elle était de si mauvaise qualité qu’ça ne valait pas
la peine qu’on l’embarque.

L’étranger sourit franchement. Ce que voyant, mon ami l’attaqua sur un
ton de joviale gronderie:

--Dites-nous donc vot’truc, voyons; on vous le chipera pas! C’t’ un
ballon, hein? C’est vot’dirigeable qu’a claqué?... Mince de crevaison,
mon vieux! Allons; racontez ça au monsieur!... Ah! et pis flûte, vous
savez!--acheva-t-il en se vexant,--si vous voulez rien lâcher, c’est
vot’affaire, s’pas?

Alors l’autre, avec son baragouin de clown solennel--que j’essaie de
rendre une fois pour toutes--s’aventura dans une longue phrase:

--Monsieur le baron,--déclama-t-il,--le piou petite convéniabilitey...
euhr... désire... euhr... que je présente... qui suis-je ici... sans
invitation, et comment, et pourquoi. Car, maintenant... je... euhr...
remémore toute chose _very well_. Mais, avant la racontation...
permette, monsieur le baron, que je... euhr... Saouper, _if you
please_... Je suis hongre... c’est-à-dïeure: j’ai un faim...
splendide!... Avez-vous les habits?...

Gaétan fit apporter l’un de ses propres costumes de yachtsman, et du
linge de ses armoires.

--Vot’pelure n’est pas sèche,--dit-il, au risque de ne pas faire
comprendre son argot;--et d’ailleurs elle sera toujours inmettable. V’là
vot’porte-monnaie et vot’montre, qu’étaient dedans... Qu’est-ce que vous
pensez de c’pantalon bleu et d’cette vareuse à boutons d’or? ça vous
plaît-i?...

--Ne possédez-vous pas de vêtements noirs?--dit l’homme en saisissant la
bourse.

--Non. Mais pourquoi? Les vôtres sont gris...

--C’est bon. J’aurais préféré. Tant pis.

Cependant Gaétan avait ouvert la montre de son hôte, comme un gamin mal
élevé qu’il sera toujours.

--J’ai pas pu regarder dans vot’porte-monnaie,--lui avoua-t-il.

--Non,--répondit l’homme sans s’émouvoir,--il y a un fermoir à secret.

--Quant à vot’toquante... voyons ces initiales!--s’écria Vineuse en
éclatant de rire.--Le boîtier porte un C et un A entrelacés. Vous vous
appelez... comment?... Cachottier Anglais, eh?... Ha! ha! ha! ha!

--Je m’appelle Archibald Clarke, monsieur, pour vous servir, et je suis
Américain, de Trenton, en Pensylvanie. Le reste, j’aurai l’avantage de
vous le dire tout à l’heure, après le déjeuner.--Voulez-vous me prêter
un rasoir, s’il vous plaît.

Nous le laissâmes.--La connaissance de son nom me faisait ressentir un
grand soulagement: celui même que j’éprouve ici à pouvoir le désigner
d’un mot, d’un seul mot: «Clarke», au lieu d’enfiler un nouveau chapelet
d’antonomases choisies, justes et variées, comme «l’inconnu», «le
sinistré», «l’homme», et autres fatigants subterfuges de rhétorique.

Mais Gaétan rageait. Il pestait contre les manières de l’intrus--de
Clarke, veux-je écrire--, et il ne changea d’opinion qu’à l’entrée de
l’Américain--c’est-à-dire de Clarke--dans la salle à manger.

Vraiment, sous la vareuse de Gaétan, celui-ci nous parut un garçon très
bien. Physionomie sympathique, éducation parfaite, allure aisée; bref:
un garçon très bien.

M. Archibald Clarke mangea en conscience et but de même, sans articuler
une syllabe. Au café, il se versa un petit verre de _scotch whisky_,
alluma un _claro_ (d’un dollar, pris à la manufacture), et nous tendit
la main en disant:

--Messieurs, je vous remercie.

Était-ce du déjeuner ou du sauvetage?... La question se pose encore.

Puis il tira de son cigare quelques bouffées de conséquence (à deux
_cents_ au moins la bouffée), et commença de parler avec lenteur,
cherchant ses expressions et peut-être même ses idées.--Le lecteur ne
m’en voudra pas d’avoir corrigé, à son intention, le plus cocasse mais
aussi le plus obscur français qu’un citoyen des libres États-Unis se
soit jamais permis d’élaborer. J’ai cru devoir aussi traduire en mesures
françaises les évaluations américaines de distance, poids, volume,
superficie, etc. et ne pas mentionner les innombrables pauses dont se
coupa, pour diverses raisons, le discours de M. Clarke.

                                   ✱

--Assurément,--dit-il,--vous connaissez de nom les Corbett?... de
Philadelphie!... Non?... Après tout, c’est assez naturel. En France, on
peut ignorer l’existence d’un couple lointain, qui, à la vérité, fit
toutes les grandes découvertes de ces dernières années, mais qui eut la
malchance de les faire en même temps que d’autres savants plus prompts à
les divulguer. Edison, les Curie, Berthelot, Marconi, Renard n’ont rien
trouvé que n’aient inventé mon beau-frère Randolph et ma sœur Ethel
Corbett; seulement, ils l’ont découvert un peu plus tôt. Si bien que mes
infortunés parents accomplissent fatalement leur tour de génie pendant
qu’un rival inattendu proclame le sien, qui est identique. «Trop tard»
semble être leur devise. Voilà pourquoi vous ne les connaissez pas.

Chez nous, c’est pourtant un ménage célèbre; et naguère encore, les
journaux de là-bas ne tarissaient pas d’éloges sur leur audace
indomptable. C’était à propos d’une expérience de plongée sous-marine.
Depuis plusieurs mois, en effet, on les a dits surtout passionnés de
submersibles, d’aérostats, d’automobiles, enfin de tous les genres de
locomotion inusités ou vertigineux. Et alors... Et alors... Excusez-moi
de conter si pesamment; votre langue me gêne, elle étrique ma pensée...
Et puis, promettez-moi votre discrétion: il s’agira bientôt d’un secret
qui ne m’appartient pas...

Bien. Je vous remercie.

Et alors, l’autre jour, le 18 août, comme j’allais quitter mon bureau,
un télégramme, signé Ethel Corbett, vint prier _Monsieur Archibald
Clarke, premier comptable à la manufacture de câbles Roebling Brothers,
Trenton, Pensylvanie_, de se rendre sans retard à Philadelphie.

Cette invitation me laissa rêveur. Un léger dissentiment, survenu entre
nous à l’occasion mesquine d’un héritage, faisait depuis longtemps que
les Corbett ne me voyaient plus. Qu’y avait-il? Que faire?... Je
balançais... Mais la suscription de la dépêche, détaillée, presque
surabondante, révélait combien ma sœur avait tenu à ce qu’elle me
parvînt sans difficulté ni détour. En définitive, il y avait à coup sûr
quelque chose d’important... Et puis, la famille est la famille,
n’est-ce pas?

Une heure après, le Pennsylvania Railroad me déposait à West
Philadelphia Station, et je me faisais conduire par un _hansom_ à
Belmont. C’est là que demeurent les Corbett, dans l’admirable Fairmount
Park, au bord de la Schuylkill River si propice à toutes les variétés de
batellerie, voire le canotage sub-aquatique.

Le cab traversa les faubourgs de l’ouest, franchit un pont et s’engagea
sous les verdures. Pendant le trajet, la nuit était venue, mais si riche
d’étoiles, que je pus reconnaître de loin la maison de mon beau-frère.
Une humble petite maison, certes, et qui paraît encore plus humble et
plus petite, adossée à l’immense atelier, près du hangar monumental et
devant la plaine d’expériences pour automobiles et aéroplanes.

Je la reconnus, messieurs, et mon cœur se serra. Dans tout ce bloc
imposant de constructions, seule une fenêtre du logis était éclairée.
Or, les veilles des Corbett sont légendaires en Pensylvanie; chaque
nuit, la fête du travail illumine le toit vitré de l’atelier ou les
baies du hangar... Jugez si, l’autre soir, tant de quiétude obscure et
silencieuse me fut un sujet d’alarmes!

                   *       *       *       *       *

Jim, le nègre, me reçut sans lumière et m’introduisit dans la chambre de
Corbett,--la seule éclairée.

Je vis mon beau-frère alité, jaune et fiévreux. Ma sœur entra aussitôt.
Depuis quatre ans, je ne l’avais vue qu’en effigie, dans les magazines.
Elle n’avait presque pas changé. Sa robe était taillée d’une façon
garçonnière, comme autrefois, et ses cheveux courts grisonnaient à
peine, malgré son âge respectable.

--Bonjour, Archie,--me dit Randolph.--Je ne doutais pas de votre
empressement. Nous avons besoin de vous...

--Je le pense bien, Ralph. Que puis-je faire?

--Seconder...

--Ne vous fatiguez pas,--interrompit ma sœur.--Je vais le lui dire, et
vite, car le temps presse.

«Archie, nous avons fabriq... Non, tranquillisez-vous: Ralph n’est pas
en danger,--une simple grippe, mais l’obligation absolue de garder la
chambre et le lit.--Je vous prie de ne plus m’interrompre.

«Nous avons fabriqué dans le mystère, Ralph, Jim et moi, une machine
très intéressante, Archie, réellement. Et, de peur qu’un autre nous
devance encore dans cette découverte, nous nous sommes toujours promis
d’expérimenter notre machine aussitôt qu’elle serait finie.--Par
malheur, la grippe se mêle de nos affaires. Aujourd’hui, voilà du même
coup l’objet mis au point et Ralph en réparation. Cependant, il est
impossible d’ajourner l’expérience, et il faut trois personnes pour la
manœuvre. Qui va remplacer Randolph? Moi. Qui me remplacera? Jim. Et qui
remplacera Jim? Vous, j’ai pensé.

«Votre poste n’exige aucun entraînement, nulle présence d’esprit... On
vous demande seulement un peu de discipline au cours de l’épreuve, et
beaucoup de discrétion après. Je sais vos qualités, Archie. Mieux que
tout autre vous pouvez nous aider. Le voulez-vous?

--_All right!_ Oublions tout, ma sœur. Je suis venu pour me rendre
utile.

--Nous courrons quelque danger, soyez-en prévenu...

--Bast!

--Il y a aussi... Comment dirai-je?... Enfin, ce... sport, que nous
allons pratiquer, se présente sous un aspect assez impressionnant
d’anomalie à outrance, d’exagération bizarre, presque de monstruosité...

--Ça m’est égal. Je suis venu pour me rendre utile. Montrez-moi la
chambre où je dois dormir. Je vais me coucher immédiatement, pour être
plus dispos demain matin.

--Demain!--s’exclama Corbett.--Ce n’est pas demain, c’est tout de suite!
Voilà onze heures qui sonnent. Allez, mon cher ami! Allez! Ne perdons
pas une minute!

--Comment! l’expérience? en pleine nuit?...

--Oui. Elle a lieu forcément au dehors; et si c’était de jour, notre
idée, je vous le demande, resterait-elle un secret pour les ingénieurs
perspicaces et jaloux qui nous épient sans cesse?

--Dehors? Bien. Au fait, qu’est-ce que c’est donc?

Mais Ethel s’agitait d’impatience.

--Allons, venez, puisque c’est convenu!--s’écria-t-elle.--Tout est prêt.
Le fonctionnement de l’appareil vous fera mieux comprendre son but que
la meilleure description... Quoi? changer d’habits? mettre une blouse?
Pas besoin de déguisements, nous ne sommes pas au théâtre. Venez!

--Au revoir, Archie,--me dit Randolph.--A demain soir!

Hein??...

--Dites-moi,--demandai-je à ma sœur, en la suivant:--«A demain soir»!...
Vous avez l’intention de me faire voyager, à ce qu’il paraît. «A demain
soir»? Mais, Ralph disait qu’il ne fallait pas se montrer en plein jour!
Alors, on s’arrêtera quelque part avant l’aube? Où passera-t-on la
journée?... Enfin, où allons-nous?

--A Philadelphie.

--S’il vous plaît?... A Philadelphie! Mais nous y sommes!...

--Bien sûr, grand benêt, mon excellent frère. Nous ferons un circuit et
nous y reviendrons.

Je me tus, sentant bien qu’elle ne m’instruirait pas davantage et fort
occupé à me conduire dans le noir, à tâtons. Ethel ne voulait pas
éveiller l’attention des importuns ou des espions, ce qu’auraient fait
des lumières vagabondes.

Ma sœur me précéda au long d’un corridor interminable, puis à travers
l’atelier.

Là, on voyait clair. Par le vitrage de la toiture, les étoiles et la
lune levante rayonnaient sur un chaos de formes étranges. Pour gagner
l’autre bout de la salle, nous dûmes circuler en zigzag parmi le
désordre le plus fantastique; enjamber la barrière de poutrelles armées,
soudainement hostiles; éviter de singulières créatures d’acier, tapies
sur leurs quatre roues; et contourner aussi des moulins inexplicables,
avec des ailes tordues en bras d’hélice. Ethel se faufilait au milieu de
ces bizarreries sans les heurter. Quant à moi, j’échappai d’abord à
certain pneumatique arrondi sous mes pas, et, glorieux d’avoir su
déjouer son lâche traquenard, je subis le trébuchet d’une corde
sournoisement déroulée. Puis, après ma lutte victorieuse contre ce boa
de chanvre, ce fut comme une araignée qui m’eût pris aux rêts: un filet
m’empêtra dans ses mailles ténues; et je finis par m’enlizer au sein
d’un marécage qui était une enveloppe de ballon imparfaitement
dégonflée. M’étant raccroché aux nageoires d’une espèce de requin tout
en fer, je m’en délivrai pourtant; et ce fut pour me cogner à je ne sais
quel oiseau tout en bois. Mais sans doute la Fée des inventions
avait-elle suffisamment éprouvé ma vaillance, car je me trouvai tout à
coup en face de Jim, dans le hangar.

Ce hangar était grand comme une nef d’église cathédrale, et servait de
garage aux aérostats. Ils en occupaient le pourtour. La lune faisait
reluire leurs panses plus ou moins enflées.--Sphériques, fusiformes,
ovoïdaux, tous ces ballons, rangés contre le mur, semblaient s’être
écartés avec déférence d’une espèce de muraille brillante qui
s’allongeait au milieu du hall. Ethel me l’indiqua et me dit:

--Voici l’engin.

Puis elle entreprit avec Jim un colloque à voix basse.

--Ah! ah!--fis-je.--C’est cela, l’engin... Hum! Un automobile...
colossal. A moins que... Un bateau peut-être?...

Autant que je pouvais l’estimer dans cette pénombre, où des arcs
électriques suspendaient bêtement leurs globes inutiles,--la chose était
une lame de couteau gigantesque, non tranchante, mais excessivement
pointue. Je ne trouve pas de meilleure comparaison. Cela mesurait
environ 40 mètres de long sur 8 mètres de haut, avec 1 mètre seulement
d’épaisseur depuis l’arrière jusqu’au milieu. L’avant, lui, s’effilait
pour couper l’air (?) ou l’eau (?). Mais il s’effilait tellement que
cela poignardait la vue.

Je distinguai à la poupe un gouvernail triangulaire.

«Ah! pensai-je. C’est un bateau.--Eh non! c’est un automobile!»

En effet, le véhicule énigmatique reposait sur des roulettes trapues.
Elles étaient munies de bandages en caoutchouc et montées sur des
ressorts anormalement vigoureux. Il y avait entre elles, sous
l’appareil, des blocs noirs que je découvrais mal.

Comme j’ai dit, l’ensemble brillait; cependant--si l’on peut accoupler
de tels antonymes--c’était d’un éclat terne.

Ethel écarta du pied quelques outils jetés sur le sol, et ouvrit une
porte au flanc de ce glaive titanique, vers le milieu. Alors, une
ampoule, brusquement éblouissante à l’intérieur de l’objet, me révéla
l’existence d’une cabine ménagée à la base de son étroitesse. Cela
composait un réduit fort exigu. Précisons: 4 mètres de longueur, 2
d’élévation, 1 tout juste en largeur. Cet habitacle contenait trois
sièges l’un derrière l’autre; c’étaient de confortables baquets
d’automobile. Devant les deux premiers étincelait tout un système de
leviers, de manettes et de pédales. Au troisième aboutissaient
seulement, par derrière, deux tringles à poignée, où je devinai les
drosses du gouvernail.

--Voici votre place,--m’annonça Ethel.--Vous serez à la barre. Moi
devant vous; Jimmy devant moi. Oh! pas de fausse modestie! On ne vous
demande pas un brevet de timonier, mon garçon. Il ne s’agit guère de
nous piloter. L’emploi du gouvernail est exceptionnel. Peut-être même
n’aurez-vous pas l’occasion d’y toucher.

--Bon. Mais à quoi diantre servent tous ces machins-là?

Ethel n’entendit pas. Jim l’avait appelée vers la proue, et elle me
laissa en extase devant la cabine.

Quelle cabine, messieurs! Quel poste de commande! Que de robinets, de
cercles gradués, de secteurs, de tiges, de cordes, de serpentins, de
clefs, de fils, de boutons, de tableaux indicateurs! Et que d’autres
mystérieux instruments!... Rien n’y ressemblait à des meubles de
chrétien, à part les trois fauteuils,--et peut-être aussi, debout contre
la cloison de l’avant, l’horloge en pitchpin.

A tout prendre, elle avait la mine d’une brave horloge de précision.
Mais pourquoi, sous le cadran, cette mappemonde enfoncée à demi dans la
caisse du chronomètre, et susceptible de pivoter autour d’un axe
vertical, comme pour démontrer à de jeunes cancres l’alternative des
jours et des nuits? Pourquoi cette aiguille courbe fixée au pitchpin,
contournant la rondeur de la boule terrestre, et dont la pointe y
désignait Philadelphie?--Impuissant à le déduire, je continuai mon
inspection.

Un panier rempli de bouteilles et de victuailles m’intrigua violemment:
Eh bien, et les auberges, alors? Ne pouvait-on passer la journée dans
une auberge solitaire, voisine du fleuve ou du chemin? Ah! oui: la
crainte d’y rencontrer quelque fâcheux indiscret! En vérité, c’étaient
là des précautions excessives...--Mais, mais... et les fenêtres?...
Point de fenêtres? «Comment va-t-on se diriger? murmurai-je. Comment
reconnaître la route, si c’est un automobile; les hauts fonds, si c’est
un sous-marin; les montagnes, au cas improbable où ce serait un
aviateur?... Et d’abord, en effet, qu’est-ce que cette mécanique? Où se
loge le moteur? A la tête? A la queue? Au-dessus de la cabine?... Dans
l’appareil, cette chambrette occupe le quart de la hauteur et le dixième
de la longueur; elle est donc en lui, si j’ose m’exprimer de la sorte,
ainsi qu’un estomac au ventre d’une baleine. Qu’y a-t-il dans tout le
reste du cétacé factice dont nous allons devenir les Jonas?»

A ce moment, la voix de ma sœur s’éleva, tremblante de plaisir et
d’intrépidité.

--Jim! ouvrez le portail du hangar. Il est temps de sortir le dada.

Et le nègre de s’esclaffer.--Je confesse ne point raffoler des noirs et
de leur langage guttural. Ces gens-là vous parlent toujours comme s’ils
avaient mal à la gorge. Mais Jim, avec son rire d’angine... non! vous ne
pouvez pas vous figurer à quel point il m’a dégoûté!...

Cependant le moricaud fit glisser sur leurs galets d’immenses battants,
et, du haut en bas de l’édifice, une fente étoilée s’élargit. La plaine
apparut, toute blanche au fond d’un cirque de collines argentées. Un
petit lac miroitait sous le ciel rutilant. Et devant tout cela notre
épée formidable semblait en garde.--Quelle force effrayante et cachée
allait mouvoir cette arme écrasante, et faire cheminer ce monument à
roulettes, aussi pesant d’aspect qu’un navire échoué?...

Ma sœur éteignit la lampe.

--Dépêchons-nous,--dit-elle.--Je voudrais partir à minuit précis.--Eh!
qu’y a-t-il, Archibald?

--Vous... vous ne mettez pas le moteur en marche?...

--Ah! ah!--se récria Ethel, comme si j’eusse proposé une farce des plus
drôles,--ah bien! cela ferait du bel ouvrage! Hein, Jimmy?

--Oui, oui,--gargouilla le nègre dans un rire agaçant,--Madame se
rappelle l’accident, avec le modèle en réduction?

--Allons, Archie, un coup de main!--reprit ma sœur.

Et elle s’arc-bouta contre l’arrière de l’énorme masse, comme pour la
déplacer. Jim,--et moi aussi, malgré mon ébahissement,--nous allions
l’aider, quand nous vîmes le colosse de métal, mû par le simple effort
d’une épaule de femme, avancer doucement vers sa destinée inconnue.

--Oh! il est bien équilibré, aujourd’hui!--remarqua Ethel
simplement.--J’aurais cru qu’il faudrait se mettre à deux pour le
démarrage... Non, non, laissez-moi; c’est un jeu d’enfant...

Et, tournant le dos à la Schuylkill River--ce qui détruisait toute
hypothèse nautique--; elle poussa le véhicule au milieu de la plaine,
dans la direction de l’ouest. Je l’escortai. Jim, au comble de
l’allégresse, nous suivait en cabriolant sur un rythme de fandango.

--Excusez-moi, mon frère, je vous expliquerai le mécanisme chemin
faisant. Pour l’instant, j’ai trop de soucis...

Ah! quelle émotion vibrait dans ces paroles! Depuis combien de mois
d’anxiété laborieuse mes compagnons attendaient-ils cette minute
sensationnelle?...

A présent, diminué par l’ampleur du décor, l’engin paraissait moins
terrible. Vu de face, même, on ne l’apercevait pas plus qu’une latte de
sabre considérée par la pointe. M’en étant écarté pour le voir dans son
ensemble, je découvris au sommet quelques légères aspérités, invisibles
sous le hangar; il y en avait aussi plusieurs qui dépassaient les
parois, à gauche et à droite.

Ethel vérifia les blocs entre les roulettes.

--Allons, c’est parfait,--dit-elle.--Pas un souffle de brise: un temps
de rêve. Embarquons!

Nous entrâmes dans le glaive. Jim referma sur nous la porte
méticuleusement hermétique; et la rumeur de la nature,--si vague que je
l’avais prise pour le silence absolu,--s’anéantit à nos oreilles.

                   *       *       *       *       *

Je crus d’abord que l’obscurité emplissait la cabine, et je commençais à
ne plus rien comprendre à cette expédition d’aveugles prisonniers,
lorsque mon regard fut attiré par une tache de lumière pâle, au-dessus
du siège d’Ethel.

C’était une sorte de grand abat-jour dont le dedans luisait. Je le
décrirai: un large entonnoir hémisphérique, suspendu, le pavillon en
bas, et de qui le goulot allait se perdre tout droit dans le plafond. Ce
goulot s’allongeait à volonté, comme une lunette d’approche.--Par ce
moyen, Ethel descendit l’entonnoir, qui vint englober sa tête et la
blêmit d’une lividité lunaire. Puis elle me fit asseoir à sa place.

Quel fut mon ébahissement de me croire, par magie, transporté au dehors!

En effet, à l’intérieur de l’entonnoir, le site environnant venait
projeter son ciel,--avec le croissant de lune, la Voie Lactée, la
profondeur de l’azur, le scintillement des étoiles,--et puis sa plaine
blanche et ses coteaux d’argent. Je me tournai vers l’arrière, et
j’aperçus la silhouette de Philadelphie, surmontée de la statue de Penn
et nimbée du halo qui flotte, la nuit, au-dessus des grandes villes.
Elle était là aussi, dans l’entonnoir, l’humble petite maison des
Corbett, où Randolph pensait à nous, sur son lit de fièvre... Ah!
messieurs, quelle merveille! La vision de cette miniature vivante m’a
positivement ravi! J’en donnerai quelque idée si je la rapproche des
images renversées que voient les photographes, quand ils regardent, au
verre dépoli de la chambre noire, ce que le paysage «donnera» sur la
plaque. Mais ici, le paysage, on le découvrait sans inversion, tout
entier, sous forme de panorama,--avec cette particularité que
l’observateur semblait juché à 8 mètres du sol, c’est-à-dire, vous
l’avez deviné, à l’endroit où débouchait, sur le toit de notre prison,
la cheminée de ce périscope perfectionné.

Voilà qui permettrait de se diriger.

Je serais resté longtemps coiffé de l’abat-jour miraculeux, si ma sœur
n’avait repris son poste. Elle bougonna:

--Eh! que trouvez-vous de si féerique à ce jeu de lentilles?
Chaque sous-marin de notre flotte en possède un presque aussi
commode!--Sommes-nous en direction, Jim?

L’entonnoir diffusait sa phosphorescence bleuâtre. Un à un, les
instruments sortaient des ténèbres.

Jim se pencha sur une boussole. Il ne riait plus.

--Oui, Madame,--dit-il.--La ligne de l’est à l’ouest nous traverse dans
la longueur.

--Bien.--Archie, à votre gouvernail! Maintenez-le droit, simplement,
jusqu’à nouvel ordre; comme si vous faisiez du rowing... Y êtes-vous,
Archie?

--Oui.

--Y êtes-vous, Jim?

--Oui, Madame.

--Bien. Attention!... Lâchez les poids!

Le nègre fit basculer deux pédales à la fois. J’entendis, sous
l’appareil, deux déclics simultanés, à l’avant et à l’arrière; et
quelque chose tomba sur le gazon avec un bruit sourd, lourdement. Alors,
il me parut soudain qu’une force écœurante me rentassait sur moi-même,
la tête dans le buste, le buste dans les jambes et les jambes dans le
plancher, bref, j’éprouvai la sensation nauséeuse de télescopage que
produit, au départ, l’essor brutal d’un ascenseur. Mais cela ne dura que
le temps de le constater. Maintenant, rien ne pouvait trahir le moindre
déplacement de notre wagon.

--Tiens!--m’écriai-je,--qu’est-ce que c’est que cela?

(Quelque chose brillait à mes pieds).

Je me baissai. Et tout à coup--Ah! Seigneur!--je fermai les yeux, et mes
poings se crispèrent aux drosses du gouvernail, sous l’empire affolant
du vertige. Le parquet de la cellule était fait d’une glace si
transparente qu’elle semblait n’être rien, et par ce trou béant, je
voyais Philadelphie s’enfoncer... s’enfoncer... à la vitesse d’une
dégringolade...--Nous montions.

                   *       *       *       *       *

Ethel ne s’était pas souciée de mon exclamation. Elle surveillait un
cadran et mentionnait à haute voix les renseignements qu’il lui
procurait.

--300... 400... 600... 1.000... Jim, contrôlez au statoscope! 1.050...
1.100... C’est bien cela?...

--Oui, Madame.

--Jetez 30 kilogs de lest.

Le serviteur agit sur une autre pédale. Un déclic se produisit encore,
et je vis l’une des ombres, qui s’interposaient par place entre l’abîme
et nous, diminuer de volume et devenir flasque. Cette fois, ce n’était
plus un poids qui tombait: vu le risque d’assommer quelque promeneur
attardé, un dispositif permettait d’éventrer, à distance, des sacs
gorgés de sable (ou des outres pleines d’eau). Dans quel but les Corbett
avaient-ils systématiquement proscrit toute communication directe avec
l’extérieur? J’aurais donné beaucoup pour le savoir. Mais ce n’était pas
le moment d’interviewer ma sœur. Elle s’hypnotisait sur le cadran
barométrique, énumérant:

--1.450... 1.475... 1.500 mètres! Enfin!... Ah! 1.540; c’est trop!

Elle saisit une chaîne pendante et s’y accrocha. De ce fait, il se
produisit au-dessus de nous,--dans ce que j’appellerai le grenier,--un
susurrement de gaz échappé d’une valve; et l’aiguille du baromètre
rétrograda jusqu’au chiffre 1.500.

--Nous y sommes!--proclama Ethel.

Puis, ayant regardé l’horloge par-dessus la casquette du nègre:

--Moins cinq. Bon. Nous partirons à minuit précis.

«Nous partirons»?... Que voulait-elle dire?... Je considérais, d’un œil
stupidement interrogateur, sa nuque, sa chevelure masculine; et j’étais
si intrigué que les boucles m’en parurent dessiner quelque vague figure
grisonnante et moqueuse.

--Ah çà!--questionnai-je enfin, n’y tenant plus,--ah çà! «Nous
partirons», dites-vous? Ne sommes-nous pas partis?

--Non.

--Qu’est-ce qu’il vous faut donc? Que voulez-vous faire, Ethel?

--Le tour du monde! monsieur l’inquisiteur!

--Eh?... Eh?... Oh! vous raillez!... Le tour...

--... du monde. En un seul jour!--L’appareil est-il d’aplomb, Jim?

L’épouvante d’une ascension avec une folle en guise d’aéronaute me
brouilla les yeux; et ce fut à travers cette buée de défaillance que je
distinguai le maudit Zoulou en train de consulter un niveau d’eau.

Il y découvrit que l’engin piquait du nez, insensiblement. Un peu de
lest, précipité de l’avant, lui rendit son horizontalité absolue, mais
en le faisant remonter de 20 mètres. Ethel déclara que, après tout, cela
n’avait aucune importance. Une boussole, interrogée, lui répondit selon
ses vœux: elle sourit et murmura:

--Parfait: le cap en plein ouest.

Et tandis que minuit sonnait aux profondeurs de l’horloge, ma sœur
commanda:

--Le moteur en action! Mettez le contact!

Jim tourna un gros commutateur.

Aussitôt, par delà le panneau d’arrière, avec un ronflement très doux et
très puissant, la machine invisible s’éveilla. Elle grondait de plus en
plus fort; et, à mesure que son activité redoublait, une brise parut
souffler autour de nous, fraîchir, croître, et devenir un vent d’orage,
puis de tempête; une bourrasque hurla le long de l’aviateur, et puis se
changea en simoun, et puis en rafale de cataclysme, et puis en quelque
chose de pire, inconnu des hommes jusque là. Des courants d’air,
violents comme des javelots sans fin, fusaient aux joints des portes,
malgré leur exactitude; un assaut de vipères n’aurait pas sifflé
davantage; et cela faisait une petite tornade qui tournoyait dans la
cabine.

Cependant le bruit augmentait régulièrement à la superficie de
l’appareil et surtout vers l’étrave coupante, où l’on eût dit qu’une
soie perpétuelle se déchirait. Sous l’effort du moteur, notre cellule
trépidait de plus en plus, et je m’aperçus, en touchant la muraille
vibrante, qu’elle était moins froide que de raison. D’ailleurs, la
température s’élevait sensiblement, le thermomètre montait sans trêve,
et bientôt je pus me croire l’habitant d’un poêle extraordinaire,
chauffé par le dehors.--Tout cela prouvait, clair comme le jour, le
déplacement de notre véhicule et son incroyable célérité. La démence
d’Ethel cessa d’être pour moi une certitude navrante. Aussi bien, ma
brave sœur ne manifestait nulle surprise, ayant à coup sûr prévu, dans
toutes ses péripéties, l’événement vertigineux.

Sur son ordre, Jim calfeutra les portes et aveugla les courants d’air,
au moyen d’étoupe enfoncée au ciseau. Ethel, durant ce travail,
considérait une longue règle graduée où s’avançait continûment un
curseur, et elle énonçait de nouveaux chiffres:

--500... 600... 1.000... 1.200... 1.250!

Je dois dire que 1.250 fut proclamé d’un air triomphal, et il n’y a
aucune raison de vous dissimuler qu’à cet instant même, le curseur
s’arrêta sur la règle et la colonne de mercure dans le tube
thermométrique, tandis que le bruit du moteur et le sifflement de la
course demeuraient constants.

--1.250!--redisait ma sœur.--Nous y voilà donc!

Et, après un coup d’œil à l’horloge, suivi d’un bref calcul mental, ma
sœur fit un signe vers le globe terrestre.

--Jim,--dit-elle,--à minuit 3 minutes 45 secondes, vous mettrez
_Thorndale_ sous la pointe de l’aiguille. _Thorndale_, n’est-ce pas?
Nous y passerons à cette heure-là.

Jim attendit l’instant et fit tourner le globe à la main, de façon que
l’aiguille courbe et fixe, qui en épousait la rotondité, eût sa pointe
au-dessus de Thorndale. L’instant venu, il appuya sur un bouton, et la
sphère, actionnée sans aucun doute par le mécanisme de l’horloge, se mit
à tourner lentement sur elle-même, de gauche à droite.

Pour moi, je revenais avec peine d’une surprise suffocante.

--Ethel!--m’écriai-je.--Ce n’est pas possible!... Déjà?... nous serions
à Thorndale?...

--Non pas,--répondit-elle, en veillant à d’innombrables petites
manœuvres.--Thorndale est dépassé. A présent, nous traversons le railway
entre Valley et Siousca. Regardez l’aiguille de la mappemonde, et
regardez cela aussi.

Ethel me signalait la règle graduée, où l’indice marquait en permanence
le nombre 1.250.

«Cela,--poursuivit ma sœur,--c’est un tachymètre, un compteur de
vitesse. Il indique une translation de plus de 20 kilomètres 800 par
minute; soit, à peu près, du 1.250 à l’heure.

--Saperlotte! nous marchons à...

--Non, mon ami, nous ne marchons pas.

--Oh! oh! expliquez-vous, sacrebleu!

--Nous ne marchons pas. C’est l’air qui détale autour de nous. Notre
esquif est immobile dans l’atmosphère déchaînée. Et de là vient, Archie,
que je l’ai baptisé l’_Aérofixe_.

--Ho!

--Oui. Attendez un peu... Maintenant, me voilà tranquille. Encore ce
robinet à fermer... Là! Je suis à vous. Que la lumière soit dans votre
âme et dans cette cabine!

Et ma sœur créa le jour électrique, dont la violence abolit, au fond du
périscope, la lune et les étoiles.

--C’est l’air qui détale?--repris-je, au paroxysme de la curiosité.

--Voyons, mon frère, si marchand de ficelle que vous soyez, n’avez-vous
jamais pensé combien les hommes sont ridicules dans leur façon de
voyager? ridicules _de se déplacer, à grand renfort de vapeur, d’essence
ou d’électricité_, SUR UNE BOULE EN MOUVEMENT, _alors qu’il suffit de
rester stationnaire au-dessus d’elle, pour que tous les points d’un même
parallèle vous défilent sous les yeux, l’un après l’autre, avec faculté
d’y atterrir_?

--Diantre!...

--C’est pourtant l’idée que nous avons eue et réalisée, Randolph et moi.
L’_Aérofixe_ en est la preuve.

«Oui, l’air s’enfuit autour de lui, et la terre au-dessous. A leur
égard, il est immobile. La pesanteur, à laquelle notre ballon reste
soumis, le maintient toujours à égale distance du centre terrestre; mais
il possède un moteur qui l’affranchit de l’entraînement du globe roulant
sur lui-même. C’est en ce sens qu’il ne bouge pas; car notre vieille
planète continue de l’emporter dans sa course autour du soleil, et le
soleil l’emporte dans la sienne à travers l’infini des révolutions
sidérales.

«Seulement, la terre opérant _de l’ouest à l’est_ sa révolution axiale,
nous avons l’air de boucler _de l’est à l’ouest_ un tour du monde en 24
heures, ou, pour être plus précise: en 23 heures 56 minutes 4 secondes.
Tout comme le soleil.

--Mais cependant,--risquai-je, après avoir griffonné quelques opérations
sur un bout de papier,--je me rappelle que la terre a 40.000 kilomètres
de tour. En ce cas, puisqu’elle met 24 heures à pivoter sur son axe,
elle devrait décamper sous l’appareil à une vitesse de... 1666
kilomètres et quelques centaines de mètres à l’heure...

--Pas trop mal, pour un débitant de grelins! Le caissier montre le bout
de son oreille!... Mais, stupide étourdi, mon délicieux compagnon, c’est
à l’équateur que se développe une ceinture de 40.000 kilomètres: à
l’équateur seulement! et si nous nous étions élevés de Quito, par
exemple, le tachymètre indiquerait en effet 1666, 66, 6... Par malheur,
Philadelphie, d’où l’_Aérofixe_ est monté, se trouve sur le 40e
parallèle nord, qui ne mesure que 30.000 kilomètres, puisqu’il se
rapproche du pôle. La sphère terrestre n’y tourne donc qu’à 1.250 à
l’heure. Et que diriez-vous, si ascension avait eu lieu de l’un des
pôles, qui restent sédentaires ainsi que tous les points de l’axe? Nous
aurions sans cesse le même endroit sous les pieds, et le décor serait un
cercle de glaces, virant autour du centre polaire, comme un disque de
gramophone!

«Remarquez-le, d’ailleurs: Plus le ballon s’élève au sein de la masse
d’air entraînée dans la valse terrestre (élévation qui amplifie quelque
peu la ronde que nous semblons décrire), plus grande est la rapidité du
fluide qui l’environne, puisque celui-ci s’éloigne davantage du centre
de rotation. Cette particularité augmenterait l’effort à donner pour se
maintenir en immobilité contre un courant plus vigoureux, si ce gaz, que
l’on trouve en montant, ne se raréfiait à mesure que le torrent s’en
accélère. Plus la charge du vent nous heurte avec fureur, moins elle a
de consistance; l’éperon la divise toujours avec la même facilité; les
deux phénomènes se contre-balancent.

--Mais pourquoi stationner à 1.500 mètres?

--Parce que la cime culminante du 40e parallèle n’atteint pas tout à
fait cette altitude. Et il ne faudrait pas entrer en collision avec les
Montagnes Rocheuses, n’est-ce pas?

--Alors,--fis-je,--ce 40e parallèle, nous le suivons strictement?

--Strictement. Peut-être, un jour, notre machine pourra-t-elle _diriger
sa fixité_, par les attractions gravitationnelles des astres, ou bien à
l’aide de la progression de la terre sur son orbite. Il s’agirait alors
de s’immobiliser par rapport au soleil, afin d’accomplir, autour de la
terre, des trajets obliques,--du moins: des apparences de trajets...
Mais nous en sommes loin! Force nous est, aujourd’hui, de suivre comme
un rail le parallèle de notre choix. Le gouvernail n’est qu’un
accessoire destiné à mettre l’aviateur en direction au départ, et à
lutter, lors de la descente, contre les vents nuisibles. Nous sommes des
globe-trotters obligés, mon frère. Voyez la boussole; sa flèche
n’oscillerait pas d’une ligne en vingt-quatre heures, sans la
déclinaison: si le pôle magnétique était aussi le pôle boréal. Nous
avons le nord constamment à droite.

--Ainsi,--bredouillai-je dans une sorte de prostration
émerveillée,--demain nous aurons regagné Philadelphie, après avoir
parcouru tout le 40e parallèle! Voilà donc le «circuit» dont vous
parliez!

--Vous l’avez dit. Considérez à présent la mappemonde de l’horloge.
C’est, à la fois, un indicateur de nos positions successives et un
schéma de la réalité. La pointe de l’aiguille inamovible représente
l’_Aérofixe_. Toutes les 24 heures, les mêmes lieux processionnent sous
elle. Philadelphie demain s’y représentera. Mais nous serons un peu en
retard, à cause du temps nécessaire à la mise en arrêt comme à la
reprise de l’entraînement terrestre. Ces deux manœuvres exigent une
progression insensible, et si, en pleine station, j’arrêtais brusquement
l’effet du moteur--ce qui m’est, du reste, impossible--, le fleuve
aérien ressaisirait tout à coup notre embarcation, et la muraille
d’avant se précipiterait sur nous avec la force d’un obus.

Je sentis la sueur perler à mon front et mouiller mes paumes.

--Chaleur maudite!--grommelai-je.--Et damné sifflement!... Vous criez
votre petite conférence, et c’est à peine si je vous entends!...

--Oui; la friction de l’air provoque tout cela. Ne trouvez-vous pas
qu’on étouffe?

Elle démasqua de petites ouvertures qui perforaient les portes et
donnaient au dehors par l’intermédiaire de tuyaux inclinés vers la
poupe, dans le sens du souffle. Ces ventilateurs étaient des mieux
agencés; une fraîcheur délicieuse se répandit.

Ma sœur continua:

--Que de mal nous avons eu à trouver un remède contre l’excès
d’échauffement! Ralph a découvert un enduit calorifuge, dont la carène
est badigeonnée: une couche isolatrice...

J’allais prononcer de judicieuses réflexions au sujet de l’air et sur
les facultés contradictoires dont il jouit, de refroidir les corps aux
grandes vitesses et de les enflammer aux rapidités prodigieuses, quand,
de nouveau, ma sœur éteignit la lampe.

L’éblouissement des ténèbres une fois dissipé, j’aperçus Ethel casquée
du périscope et toute blême dans sa lueur de lait.

--Leurs Altesses les Montagnes Rocheuses!--annonça-t-elle.--Contemplez,
Archie!

Tout le ciel bleuissait l’entonnoir magique. Des nuages y vaguaient
maintenant. Les plus lointains semblaient ramper sans hâte; les plus
proches passaient comme des éclairs floconneux; d’autres, que nous
percions de part en part, me dérobaient la vue, l’espace d’un clin
d’œil. Émergée de l’horizon--je veux dire: du bord de l’abat-jour--une
tache d’ombre montait rapidement vers les étoiles. Elle était
bizarrement découpée, des lumières blanches se jouaient à ses pointes,
et je vis que c’était la redoutable chaîne qui arrivait sur nous «à
toute vapeur».

Les glaciers emballés produisirent, sous la lune, des traînées
opalescentes, pareilles à des queues de comète; une pâleur fugace
éclaira notre parquet transparent; des croupes bondirent; des pics
sautèrent. On eût dit la panique d’un troupeau de montagnes.

Puis tout s’abaissa. Les sommets, descendus, rentrèrent dans la zone
invisible, et le firmament, libre de nuées, remplit le périscope de sa
magnificence.

Alors, le plancher de verre me parut brasiller d’innombrables facettes,
et devenir un vitrail de diamants, avec, dans ses feux mobiles, une
émotion de gemme vivante.--Le nègre fut pris d’un accès de gaieté
complètement idiot. (Son angine croissait en proportion de sa joie, et
c’était, pour lors, une hilarante diphtérie.) Il s’étrangla, fit le gros
dos, et gloussa quelques interjections en l’honneur du Pacifique.

Ethel confirma:

--Oui. Voilà bien l’Océan. 3 h. 22. Il est exact au rendez-vous.

Un cri m’échappa:

--Si nous tombions!

--Ne craignez rien, vieux poltron, petit frère chéri; l’_Aérofixe_ est
bâti solidement.

--Hum!--fis-je, confus de son dédain et voulant crâner,--en effet, c’est
un beau «plus lourd que l’air», un superbe...

--C’est un ballon, Archibald, un vrai ballon, à gaz. Ni planeurs ni
hélicoptères ne pourraient se soutenir ou demeurer vissés dans
l’avalanche atmosphérique, point d’appui trop fuyant. C’est un ballon.
Mais vous comprenez qu’en matière d’aérofixes, la nacelle, où se trouve
le moteur, doit être absolument solidaire de l’enveloppe; sans quoi,
celle-ci, pour accompagner le mouvement terrestre, se coucherait sur les
cordages, et les romprait, si elle-même n’était pas crevée dès le début.
Donc, notre appareil se compose d’une seule carène,--dont le métal est
un alliage d’aluminium et d’une autre substance qui pèse le poids du
liège et manque un peu de résistance, malheureusement.--Cette coque est
divisée en deux étages par une cloison horizontale. L’étage supérieur,
au-dessus de nous, est plein d’un gaz connu de nous seuls et qui possède
une force ascensionnelle sextuple de celle de l’hydrogène. Le
«rez-de-chaussée», lui, est partagé en trois compartiments: au milieu,
la cabine où j’ai le plaisir de vous renseigner; à l’avant, un
réceptacle fort étroit où s’entassent les accumulateurs Corbett, source
légère et presque inépuisable d’énergie électrique; et à l’arrière,
enfin, la chambre du moteur.

«Ah! le moteur! c’est notre gloire!--Vous croyez peut-être à des
millions de chevaux-vapeur? Non pas. L’_Aérofixe_ n’a rien d’un steamer
qui lutterait contre un courant fluvial et dont la puissance, tout juste
suffisante à empêcher la dérive, maintiendrait le bateau sur place. Dans
ces conditions-là, vous pourriez dire que les Corbett n’ont rien
inventé; leur ballon serait simplement l’aérostat le plus vite de tous,
capable de filer ses 1.250 kilomètres à l’heure, et susceptible, par ce
fait, de _sembler_ immobile eu égard au centre du globe, à condition de
suivre un parallèle. Oh! en théorie, la chose est réalisable, et l’idée
peut en venir au premier venu par une simple multiplication des vitesses
courantes et des vigueurs qui les engendrent... Mais en pratique, cela
revient à faire voler une mouche avec la puissance d’une locomotive. Et
puis, ce serait quand même un pauvre résultat, sans élégance, une
invention de brute...

«Je vous le redis: notre moteur ne pousse pas l’_Aérofixe_, mais il le
délivre de l’entraînement de la terre. C’est _un générateur de force
d’inertie_, comprenez-vous? et s’il produit le même effet qu’une usine
volante lancée de l’est à l’ouest, il n’emploie en ceci qu’un effort
insignifiant.

--Mais qu’est-ce que c’est?--demandai-je.--Quel principe...?

--Ah, voilà! Je ne puis vous le dire... Ne m’en veuillez pas... Corbett
serait mécontent...

--Vous savez combien ma discrétion...

--Tenez, Archie, je vais vous mettre sur la voie. Ne m’en demandez pas
davantage.

«Rappelez-vous ces toupies nommées _gyroscopes_, dont s’est amusée notre
enfance, et qui, sur un fil tendu, tournent, sans tomber, dans toutes
les positions. Elles forment avec leur support les angles les plus
invraisemblables, et paraissent défier les lois de l’équilibre et de la
pesanteur. Souvenez-vous aussi de leur récente application en
Angleterre. Louis Brennan, l’ingénieur, en adapte une série à son
tramway bicycle, de telle sorte que la voiture, aussi mal d’aplomb
qu’une bicyclette arrêtée, se tient sur un seul rail ou sur une corde
jetée au travers d’un précipice, immobile et inébranlable. Bref, tout
corps muni de gyroscopes demeure stable en équilibre instable, _comme
s’il était animé d’une grande vitesse_. L’EMPLOI DU GYROSCOPE REMPLACE
DONC LA VITESSE ACQUISE.

«C’est ce pouvoir qu’un dispositif spécial nous a permis d’augmenter...
Derrière vous, six gyroscopes--six volants perfectionnés--tournent dans
le vide.

--Seigneur! voyez-vous qu’ils s’arrêtent sans prévenir!...

--Il faudrait un accident fort imprévisible. Brennan a démontré qu’à
partir du moment où l’on cesse de les actionner, les gyroscopes
continuent de tourner pendant 24 heures, dont 8 d’utiles,--délai plus
que suffisant pour reprendre sans choc l’élan de l’atmosphère et choisir
un bon point d’atterrissage. Un accident ne pourrait être déterminé que
par la destruction de... des... enfin, du dispositif spécial. Et, à
moins de le faire exprès...

--Ethel! Ethel! je suis émerveillé!

--Vous supposez bien,--continua ma sœur,--pourquoi j’ai poussé
l’appareil avec autant de facilité? Des plombs, attachés dessous,
équilibraient la force ascensionnelle ainsi neutralisée; de sorte que le
ballon ne pesait que les quelques livres nécessaires à l’appuyer sur le
sol. Ces poids compensateurs se décrochent de la cabine,
automatiquement. C’est le meilleur «lâchez-tout»... Oh! la moindre chose
est prévue. Nous avions d’abord expérimenté un modèle réduit, grand
comme une périssoire; mais, par inadvertance, on a fait tourner le
moteur dans l’atelier. Alors, le petit aérofixe nous a brûlé la
politesse. Crevant la muraille, il est allé s’enfouir dans un coteau de
Belmont... Il y est toujours.

--Mais,--fis-je tout à coup,--n’y a-t-il aucune chance que la chaleur
n’enflamme le gaz?

--Rassurez-vous. L’énorme bulle explosible ne saurait détoner que par
l’effet d’une étincelle ou d’une flammèche en contact avec elle.
Chimère!

--Bien, bien... Cela va bien. Je comprends votre système, Ethel,
parfaitement... quoique, au début, j’aie pris votre _auto-immobile_ pour
un véritable motor-car!...

--A cause des roues, je gage? des roues à ressorts!... Ce sont là de
simples amortisseurs, qui servent lors de l’atterrissage. On s’abaisse,
on touche sans secousse, et l’élan vous fait rouler quelques mètres
avant de stopper. L’aéroplane le plus vulgaire en est pourvu.

--Bien, bien,--radotai-je.--Eh oui, c’est fort bien!

Mais la stupeur de vivre un songe aussi paradoxal m’embrouillait
l’entendement, et mes yeux ne pouvaient quitter le globe tournant, dont
l’évolution régulière et lente figurait notre passage au long du 40e
parallèle.

Ethel s’aperçut de mon état.

--Je soupçonne la raison de votre abattement,--dit-elle.--C’est le
propre des découvertes inattendues de paraître contraires aux lois de la
Nature et de sembler, dans l’origine, autant d’infractions au Règlement
Universel. Après toutes les grandes inventions, le monde crie au miracle
pendant huit jours, avec une espèce de terreur. Et certaines victimes de
la Science ont un faux air de criminels justement châtiés pour avoir
contrevenu aux codes en vigueur. Archibald Clarke se croit le témoin
d’un sombre attentat!...

Mais je n’avais pas envie d’épiloguer. La psychologie des foules en
présence des résultats scientifiques me laissait de glace.

--Effrayant,--murmurai-je,--effrayant: toute cette eau qui n’en finit
pas!... Qu’y a-t-il de fond, là, sous nos semelles?... Eh! l’épaisseur
de la mer, s’il vous plaît?

--De 1.000 à 2.000 mètres. Nous sommes quelque part entre le 140e et le
160e méridien.

--C’est vrai: 5 heures bientôt.

--5 heures... à Philadelphie! Mais non pas aux lieux que nous visitons!
Là, il est toujours minuit. Minuit, c’est presque nous-mêmes.
Aujourd’hui, l’_Aérofixe_, immobile dans l’espace terrestre et dans
l’heure des hommes, accomplit son voyage de minuit...

L’angoisse m’étreignit le gosier.

--En effet, le soleil ne se lève pas,--remarquai-je.

--Parbleu! Il est toujours de l’autre côté de la terre. Lui et
l’appareil jouent à cache-cache, en quelque sorte. Midi réchauffe nos
antipodes fugitifs, puisque nous formons le centre des ténèbres en
marche (simulée) autour du globe. Archibald, nous aurons _passé_ un jour
de lumière, et vécu, par contre, une nuit de trop!... Plus tard, quand
la découverte sera mise en exploitation, lorsque chacun possédera son
aérofixe, on fera surtout des tournées diurnes,--c’est probable; et les
ennemis de l’obscurité pourront vivre au milieu d’un jour éternel, en
face d’interminables crépuscules, ou baignés dans l’éclat d’une aurore
sans fin. Voyez le ciel au fond du périscope: la coupole de l’un se
reflète immuablement sur la calotte de l’autre, rien ne bouge,--que la
lune. Les constellations n’avancent plus à nos regards. On dirait que la
pendule céleste s’est arrêtée.

--Il y en a une qui marche toujours admirablement,--répliquai-je.--Elle
est dans mon estomac, et tinte à coups redoublés l’heure nutritive... Je
n’ai pas dîné, ma sœur...

                   *       *       *       *       *

Nous dînâmes.

Vous avez pu vous rendre compte, messieurs, par la manifestation de ma
faim, que le moral de votre serviteur s’était raffermi tant soit peu. Il
le fut bien davantage après le repas. Lesté d’excellentes conserves et
d’un plein verre de brandy, je ne me trouvai pas plus gêné dans cette
lame étroite que dans le couloir d’un sleeping. Seule, une courbature
générale témoignait de la tension nerveuse éprouvée tout à l’heure, et
dont c’était la réaction.

Mais, au sein de la pénombre tiède, une bienheureuse digestion
m’alourdit les paupières. Elles se fermaient, à la berceuse monotone de
l’air sifflant et des gyroscopes ronflant. Comme dans un brouillard
auditif, j’entendis vaguement l’horloge sonner, Ethel bourdonner que
nous étions au quart du voyage... Et le sommeil me gagna tout à fait.

--Hé! hé! pas de ça, mon frère! Vous dormez, je crois. Allons! allons!
Je puis avoir besoin de vous d’un instant à l’autre. Il faut veiller. Il
faut être vigilant.

--Humph!...

--Pensez,--me dit-elle,--à ce Japon délicieux que nous traversons!

--Au diable votre Japon!--ripostai-je,--il y fait noir comme s’il avait
neigé de la suie!

Jim parut follement se divertir.

--Et puis, vous! fermez!--lui dis-je en me dressant.--Vous n’avez pas le
droit de vous tordre quand on parle de suie!... Espèce de ramoneur!

--Paix! paix! Archibald! Restez sur votre siège!

Le nègre se courba, faisant le gros dos; ses épaules tressaillaient
d’une joie rentrée; à travers son crâne épais, je croyais surprendre un
sourire lippu... Mais l’accent d’Ethel, impérieux, m’avait apaisé. Je
lui demandai, d’un ton sec où il y avait encore un peu de colère:

--Où sommes-nous?

--A quelques lieues au sud de Pékin. Voici le désert de l’Alascha.

Toujours à 1.500 mètres du sol?

--Non, voyons: à 1.500 mètres _du niveau de la mer_. L’altitude moyenne
du désert nous approche à 500 mètres des terres.

Puis le silence retomba. En vérité, je puis nommer silence le vacarme
perpétuellement égal de l’air et du moteur. Je ne l’entendais pas plus,
maintenant, que les mille tintamarres dont se compose la tranquillité de
nos pires solitudes.

Pendant longtemps, je luttai contre le sommeil. Afin d’y réussir, je
tâchai de m’intéresser à toutes choses: aux attitudes de mes compagnons;
au lest, d’heure en heure lâché; aux physionomies incertaines de la
chevelure d’Ethel; à toutes ces contrées léthargiques, où des hommes
singuliers reposaient sur des lits étranges et sous des toits
biscornus... Mais l’imagination ne supplée nullement au savoir, et
j’ignorais tout de ces pays perdus, et je n’en distinguais pas un arbre!
J’en étais réduit à inventer le monde, à la manière des enfants qui
chevauchent un coursier de bois inerte et demeurent, de longues minutes
pensives, à se figurer le chemin parcouru.

Deux alertes, cependant, me secouèrent.

La première fut causée par un choc--très faible--à l’éperon de
l’aviateur. Quelque chose de mou s’était trouvé sur sa route. Ma sœur
calma d’une phrase la terreur dont je sursautai. «Elle avait aperçu,
dans le périscope, deux grandes ailes aussitôt éclipsées».

La seconde alerte, je la dus au nègre. Il se leva tout à coup d’un air
égaré, en demandant «si l’on était toujours en direction», assurant que
«si l’on avait dévié, ce serait terrible, à cause des montagnes de
Cachemire, hautes de 3.800 mètres», et «qu’il était trop énervé pour
s’en rendre compte lui-même».

Un verre de brandy le remonta. Ayant recouvré le sang-froid et la
lucidité, il reprit sa place devant l’horloge.

Enfin ma sœur annonça gaiement, avec le ton des stewards de dining-car:

--A table! A table pour le premier service! Il est midi!

--Midi!--répétai-je, en vérifiant les ténèbres.--Midi à minuit!...

Le firmament chinois constellait l’abat-jour de son dôme cosmographique,
telles ces cartes des cieux, voûtées à leur imitation et qu’on appelle
des uranoramas. Le noir de cette nuit me sembla tirer sur le vert. Des
nuées, pareilles à nos cumulus, masquaient et démasquaient les mêmes
astronomies. Changement unique: la lune dans sa croissance avait élargi
sa tranche de melon d’eau et, de sa propre initiative, s’était portée
vers le sud-est.

Le déjeuner eut l’apparence d’un souper. Et le dîner lui ressembla. On
ne fit pas grand honneur à celui-ci. L’après-midi nocturne avait passé,
indéfiniment. La Caspienne, la Turquie, la Grèce, la Calabre, l’Espagne
et le Portugal s’étaient succédé, invisibles et sans intérêt. Un
agacement insurmontable me fit piétiner le plancher transparent où rien
ne se montrait. Je m’agitais, je me démenais dans l’étroite cellule; et
ce fut avec un bonheur enfantin que, vers 11 heures trois quarts, je
reçus l’ordre de me tenir à mon poste. Ma sœur ajouta qu’on allait
arrêter le moteur et freiner sur les gyroscopes, afin de reprendre peu à
peu l’entraînement terrestre et pouvoir descendre à Philadelphie.

La lampe fulgura son éclair opiniâtre. Jim tourna le gros commutateur et
fit basculer plusieurs leviers à crémaillère. Dans la chambre de poupe,
on entendit les patins grincer sur les volants. Le ronflement devint
plus grave, l’air siffla de moins en moins fort, et l’indice du
tachymètre se mit à reculer.

Je serrai dans mes mains fébriles les poignées du gouvernail.--Ma sœur
m’avait recommandé de n’en pas faire usage avant un signal.--Parfois,
entre mes pieds, quelque navire de l’Atlantique, muni de ses feux,
rayait d’une double traînée, blanche et rouge, l’étendue miroitante.

Cette situation dura un laps de temps qui me parut excessif. M’étant
penché par-dessus l’épaule de ma sœur, je démêlai à son visage une forte
contrariété.

--C’est,--répondit-elle à mes questions,--c’est que nous ne ralentissons
pas assez franchement. Je crains de dépasser Philadelphie...

L’horloge indiquait minuit 30, et l’air sifflait encore
furieusement.--Je m’essuyai le front d’un geste nerveux.

--Croyez-vous,--dis-je,--que nous puissions atterrir dans la
banlieue?... Quand ce serait à plus de cent kilomètres de la ville...

Le nègre secoua la tête.

--Non, Jim? non, n’est-ce pas?--fit ma sœur.--Ce n’est pas la peine
d’insister... Je m’y suis prise trop tard...

--Eh bien! la belle difficulté!--m’écriai-je soudain.--Une fois arrêtée,
vous ferez machine en arrière!

--Archibald, vous êtes un âne. Le ballon--vous l’avez dit vous-même fort
judicieusement--n’est pas un automobile, mais un auto-_im_mobile. Pour
revenir sur notre vol, il faudrait que la terre se mît à tourner en sens
inverse; et la fin du monde suivrait immédiatement cette petite
fantaisie, à cause du contre-coup. Non, non; nous sommes bien fournis de
gaz, de lest, d’électricité, de vivres; le seul parti raisonnable
consiste à effectuer un second tour de planète, et à ralentir plus tôt.
Remettez le moteur en marche, Jim! et débloquez vos freins!

Comme elle formulait cette décision exaspérante--aussitôt exécutée--,
une tache vaporeuse et semblant pointillée de lucioles se déroula au
fond de l’abîme:--Philadelphie passait...

--Pauvre Randolph!--soupira Ethel.--Va-t-il être inquiet!

Et, sans reprendre haleine, elle débita un petit discours loquace et
dru, à la façon des gens qui redoutent un blâme de leur interlocuteur et
ne veulent pas le laisser parler. Elle crut ainsi devoir me renseigner
sur le mode le meilleur de réintégrer Belmont, après la descente du
lendemain. Suivant ses prévisions, l’appareil ne devait pas toucher
terre à plus de vingt kilomètres de la ville; et de là, un cheval
quelconque le traînerait jusqu’au hangar, où l’on serait de retour avant
l’aurore.

En dépit de son verbiage, ce mot déchaîna mes lamentations.

--Hélas! l’aurore! Que dites-vous, Ethel! J’en ai la nostalgie, de
l’aurore! Il me paraît que le soleil s’est éteint pour jamais... Enfin!
Je suis venu dans la volonté d’être utile... Je me résigne. Mais vous me
promettez que nous serons à Philadelphie demain sans faute!

--Je vous le jure: demain, à une heure et quelques secondes. En bonnes
comme en fausses manœuvres, nous avons perdu soixante minutes.

Jim retarda de 1.250 kilomètres la mappemonde de l’horloge.

                   *       *       *       *       *

Cette fois, Ethel se préoccupa de ménager à son équipage et à soi-même
un repos nécessaire. Elle et Jim devaient prendre le quart tour à tour.
Quant à moi, profane fourvoyé dans cette expédition, j’obtins la liberté
imprévue d’en agir à mon caprice. Je crois que notre capitaine redoutait
maintenant la nervosité dont j’avais témoigné par mon agitation et par
mes invectives à Jim.

Excédé de fatigue, je m’étendis sur le plancher de verre, le pied de mon
fauteuil entre les jambes. Et, sous couleur de sieste, je me livrai,
pendant de longues heures, à d’horribles cauchemars.

Mais aucun songe n’eût égalé dans son extravagance la fabuleuse réalité.
Aussi le réveil me parut-il le début d’un cauchemar plus horrible que
les autres; et lorsque je m’aperçus qu’il fallait, pour de bon, revivre
ce délire, tout le désagrément de la situation se fit sentir à moi d’un
seul coup. Le périscope jetait dans la cabine sa lueur de soupirail;
Ethel, la face blanchie par cette lividité, dormait, ainsi que dorment
les cadavres; Jimmy, grave et bronzé, sculptural, montait la garde, à
son poste. Et la nuit implacable régnait autour de nous.

Je connus la peur, et fis un geste désespéré.

Or, ma main se heurta, dans cette pantomime, contre un objet lisse et
froid... qui était une bouteille de brandy... Trois secondes,--le temps
d’une sérieuse rasade,--et voici la peur en déroute! Que dis-je? De
mémoire d’homme, elle n’avait occupé mon âme valeureuse!

Cependant, la sinistre visiteuse revint à la charge; et pour
l’exorciser, il me fallut recourir à de fréquentes lampées de courage.
Ce courage, d’ailleurs, avait bon goût, et je l’ingurgitais vaillamment,
sans réfléchir à toutes les conséquences d’une bravoure assimilée de la
sorte et incorporée sous la forme liquide, en ce cabinet minuscule, non
loti du confortable moderne, où je partageais le triste sort d’un nègre
goguenard et d’une dame bien élevée.--Ah! messieurs, pardonnez-moi cette
considération. Elle vous atteste la véracité de mon histoire, et met en
lumière combien les contes de Jules Verne et autres touristes en
chambre, diffèrent, au premier regard, d’un voyage authentique.

Aussi bien, mon intempérance était grosse de résultats plus
considérables, dont je vous entretiendrai seulement.

Il était 7 heures, quand, au-dessus des îles Baléares, Ethel commanda le
branle-bas de stoppage.

--Allons, Archie, relevez-vous! Assez dormi! Prenez vos tiges de
gouvernail.

--Bien, madame Corbett!--fis-je avec un gracieux sourire.--A votre
disposition, madame Corbett!

Ayant vivement rallumé la lampe, ma sœur me toisa. Depuis un jour entier
qu’elle me présentait l’occiput, elle n’avait pas même vu si je dormais
ou non.--L’air jovial de ma figure ne lui révéla qu’une satisfaction
intense et fort légitime d’aborder enfin à Belmont.

Les freins gémissaient. Le vent mollit. Mes compagnons, affairés, ne
cessaient de manipuler, l’une après l’autre, l’infinité des pièces
régulatrices. J’avais honte de mon inaction. Mais un noble orgueil me
gonfla le cœur, à la pensée des services que je rendrais avec mon
gouvernail. On verrait mes talents de pilote! Ah, oui! pour sûr!
J’allais bigrement ébahir ce brave homme d’Ethel et ce crétin de
ramoneur!... Une! Deux! la barre à babord!... Une! Deux! la barre à
tribord!...

Et, «pour voir», je hâlais alternativement sur les drosses.--Il va de
soi que le gouvernail ne bronchait pas. Serré dans l’étau du courant
d’air, à qui la vitesse prêtait une résistance de solide, il était fort
empêché de pivoter sur ses charnières. J’avais beau m’essouffler: mes
tringles semblaient vissées à quelque chose d’inébranlable... Et cela me
faisait bouillir! «Tu viendras, mon vieux, disais-je en moi-même au
gouvernail récalcitrant. Tu viendras! quand je devrais y laisser ma
peau!...»

Là-dessus, je hâlai de plus belle, et si rageusement, qu’une tringle se
détacha du maudit appareil. Emporté par l’effort, j’en tirai de la
cloison une grande longueur.

«Aïe!--me dis-je, subitement refroidi,--pourvu qu’on ne s’aperçoive de
rien!»

Cela n’était guère à redouter. Les deux autres ne songeaient qu’à leurs
manœuvres. L’accident pouvait peut-être se réparer.--Je fourrageai donc
avec ma tringle, en vue de la raccrocher. Mais cette tige, qui
traversait toute la chambre du moteur, avait quitté l’orifice par où
elle sortait du ballon, à la poupe; et c’était folie que tenter de l’y
remettre sans pénétrer dans cette chambre, et vouloir la rajuster de
loin à ce gouvernail dont l’agencement ne m’était pas connu.

C’est pourtant à quoi je travaillai, en fronçant les sourcils.

Tout à coup, la colère m’aveugla. De toute ma force, je plongeai la
tringle en arrière et vers le haut... Une chose, qu’elle avait
rencontrée, céda, un peu moins facilement qu’une paroi de carton. Elle
la transperça. Je sentis l’extrémité de la tringle prise dans le trou
qu’elle avait pratiqué, et je la dégageai d’un mouvement brusque. Alors,
un sifflement très distinct se fit entendre par-dessus celui de
l’atmosphère.--Ethel prêta l’oreille.--Affolé, m’apercevant que la
tringle tenait encore à je ne sais quoi de souple et d’enveloppant, je
voulus arracher cette liane sournoise...

Ma sœur et Jim, retournés vers le sifflement suspect, me virent debout,
secouant la drosse à deux mains. Ils se jetèrent en avant...

Trop tard.

Le nœud souple s’était rompu dans l’ombre, et là-bas il y avait une
espèce de friture qui grésillait... qui crépitait...

--Grand Dieu! Jim,--s’écria ma sœur.--Le gaz s’échappe! et j’entends
comme une étincelle! Vite! vite! courez!...

Jim se précipita du côté des gyroscopes. Et moi, perdant la tramontane,
j’ouvris une porte sur le vide...

Mais je n’eus pas le temps de m’y jeter...

Une fournaise instantanée... Un tonnerre assourdissant... L’impression
de la lumière au paroxysme et du fracas au maximum...

Je me cramponnai au vantail et perdis le sentiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fin de l’aventure, messieurs, vous la connaissez mieux que moi.»

                                   ✱

M. Archibald Clarke avait cessé de parler. Bouche bée, nous le
regardions finir son dernier _claro_ et son dernier gobelet de liqueur.
Grâce à lui, le niveau des cigares avait baissé dans la boîte; et dans
la bouteille, le cylindre de whisky, peu à peu raplati, était devenu un
disque très mince, comme une rondelle fluide. Nous avions fréquemment
interrompu M. Clarke de «Ha!» et de «Ho!» admiratifs; j’avais dû, à
plusieurs reprises, l’aider à découvrir les termes qui lui échappaient;
et l’honorable victime avait profité de ces nombreux répits pour abuser
de tabac et d’alcool avec une sorte d’ostentation bizarre.

Gaétan ouvrait de grands yeux et il inspectait sans se gêner l’unique
survivant d’une équipée aussi incroyable. M. Clarke se leva de sa chaise
et fut s’accouder à l’un des hublots. Leurs petites lucarnes rondes
s’alignaient aux lambris de la salle à manger, comme autant de marines
peintes en médaillons; mais c’étaient là de piteuses toiles, c’étaient
des circonférences qui découpaient la mer unie et le ciel vide, pour les
ramener à des cercles géométriques et plats, que l’horizon tranchait en
deux segments, l’un vert et l’autre bleu. L’Américain déclara que «ça
n’était pas joli».

--Eh ben, mon vieux!... Eh ben!...--murmura Gaétan, qui ruminait les
exploits des Corbett.

--En sorte, monsieur,--dis-je au bout d’un instant à M. Clarke,--en
sorte que votre sœur et le nègre sont morts?...

--C’est à peu près certain,--répondit-il.

Et M. Clarke jeta dans l’Océan le bout de son cigare éteint, comme si la
fortune d’Ethel Corbett, le sort de Jim et la destinée du mégot eussent
pesé du même poids sur son âme flegmatique.

--Oh! vous savez!--fit-il,--les noirs... Pouah! quelle sale race!...
Quant à ma sœur, hum!... La pauvre fille avait parfois de ces
mesquineries!... Cette histoire d’héritage! on ne peut pas se faire une
idée... Mais à quoi bon radoter là-dessus?... Bah!...

Ceci nous replongea dans la silencieuse contemplation de l’individu.

--Monsieur,--lui demandai-je enfin,--pourriez-vous m’expliquer ceci:

«Quand l’_Aérofixe_ a traversé l’atmosphère, au-dessus de l’_Océanide_,
j’ai remarqué certaine étrangeté à propos du sifflement.

«Le premier jour, il a commencé de se faire entendre (je me garde de
dire: après l’apparition de l’engin--dont la lueur ne s’apercevait pas à
longue distance) mais bien après l’instant probable où, invisible
encore, il était sorti de l’horizon. Et l’_Aérofixe_, au contraire,
avait déjà plongé derrière l’ouest, que le bruit de son passage sifflait
toujours.

«La seconde fois, il y avait coïncidence approximative de durée entre
l’audition de votre appareil et l’arc-en-ciel qu’il aurait décrit tout
entier sans la catastrophe...»

Clarke, ayant réfléchi, démontra:

--C’est fort simple, monsieur Sinclair. Le premier jour, arrivés à la
hauteur de l’_Océanide_, nous ralentissions à peine, et notre vitesse
était supérieure à celle du son, de 46 mètres 66 par seconde... Vous y
êtes?... Le second jour, notre ralentissement, plus accentué, devait
égaliser les deux rapidités... Désirez-vous le détail des opérations?

--Inutile.

--C’est, du reste, un problème d’école primaire: Étant donné un train,
etc...

--Mais, saperlotte!--s’écria Gaétan,--avec vot’facilité d’compréhension,
qui n’me paraît pas ordinaire, il n’est pas possible que vous n’puissiez
pas nous donner quelques tuyaux sur l’_Aérofixe_... Les accumulateurs
légers, par exemple?...

--J’ai dit tout ce que je sais,--répondit Clarke,--et si je vous l’ai
confié (sous le sceau du secret) c’est que vous m’avez tiré de l’eau, et
que votre insistance à connaître mon histoire demandait satisfaction.
Encore une fois, les parties vives du moteur, ses organes intéressants,
m’étaient cachés. Nulle circonstance ne m’a permis de les entrevoir ni
de les supposer. Peut-être, de certaines remarques faites dans la
cabine, un savant, un ingénieur eût-il déduit le contenu des chambres
closes et la combinaison particulière des gyroscopes... J’en suis, pour
ma part, incapable; et la leçon, volontairement succincte, de ma pauvre
sœur, je ne l’ai bien saisie qu’en raison même de sa simplicité et parce
que je possède,--comme tout le monde en notre siècle de sports,--les
éléments de la mécanique. Si j’ai retenu quelques chiffres avec assez
d’aisance et de certitude, n’allez pas en charger ma science, qui est
nulle, et veuillez l’attribuer à mon état de comptable, dont j’ai hâte
de retrouver l’exercice avec ses joies casanières, mais ponctuelles.

Ayant dit ces sages paroles, M. Clarke se tut derechef. Et malgré nos
instances, il ne voulut jamais revenir sur l’étonnante sortie de
l’_Aérofixe_, prétendant qu’elle lui rappelait de fâcheuses situations.

                   *       *       *       *       *

Jusqu’à notre arrivée au Havre, où M. Clarke prit congé de nous, il faut
bien reconnaître qu’il garda le silence le plus farouche, non seulement
à propos du voyage immobile, mais encore sur tous les autres sujets.
Nous eûmes beaucoup de peine à lui arracher quelques détails concernant
Trenton, l’industrie des câbles et sa chère maison Roebling Brothers.
Encore ne s’adressait-il qu’à moi. Gaétan lui déplaisait, la chose était
visible; et, tant que la fatalité l’obligea de fréquenter son hôte, M.
Clarke fit montre envers lui d’une gratitude polie, mais remarquablement
laconique.

Dès que l’_Océanide_ eut rangé le quai de débarquement, M. Clarke, ayant
refusé les subsides que Gaétan s’offrait à lui prêter pour rejoindre sa
patrie, nous salua d’une courbette et franchit la passerelle en courant.

Le résultat de son départ fut--naturellement--de mettre M. Clarke au
rang des souvenirs, des idées. Un absent n’est plus qu’une pensée; et,
comme tel, son être, simplifié, schématisé, essentiel, nous apparaît
avec ses caractéristiques violemment ressorties, à la façon d’un
personnage de théâtre. Les morts et les voyageurs, il semble qu’on les
regarde de très loin; de leurs nuances et de leurs formes, on ne voit
qu’une seule couleur, dominante et qu’une silhouette, souvent
caricaturale. M. Clarke revêtit dans notre mémoire l’aspect d’un
fantoche extraordinaire. L’excentricité du bonhomme nous creva les yeux,
comme on dit. Maintenant, qu’il n’était plus là, témoin palpable de la
merveilleuse aventure, son récit nous semblait un rêve, et lui-même une
hallucination.

Je proposai--un peu tard--une enquête à bord. On y procéda. Elle fut
menée sans beaucoup de méthode, et n’aboutit qu’à exaspérer notre
curiosité. L’unique enseignement qu’elle nous procura était relatif aux
pourboires. Avant de partir, M. Clarke en avait distribué à l’équipage
et à la domesticité:--ils étaient magnifiques... Ce caissier gaspillant
tout le contenu de son porte-monnaie en largesses de nabab, cela
constituait déjà nous ne savions quelle charge contre lui. Mais ce n’est
pas tout! ces gratifications, il les avait payées,--lui, Américain venu
tout droit de Pensylvanie,--il les avait payées en billets de banque et
en louis de France!...

Le train de Paris m’emporta, l’imagination pleine de cette affaire,
tandis que Gaétan roulait en automobile vers son château de
Vineuse-sur-Loire.--Sans y employer plus d’encre que n’en mérite
l’incident, je dois enregistrer la sotte altercation qui précéda nos
adieux, et qui, faisant de notre séparation momentanée une brouille
irrévocable, m’autorise à peindre tel qu’il est Monsieur le baron Gaétan
de Vineuse-Paradol. S’il le trouve mauvais, qu’il le dise: je suis à ses
ordres.

Mais laissons là ce triste sire. Et revenons à notre sujet.

Quelques semaines après mon retour, je possédais un petit dossier
touchant M. Clarke et les événements préliminaires à sa chute dans
l’Atlantique.

On y feuilletait, d’abord, des coupures de journaux et des bulletins
d’observatoires, notant les pluies d’étoiles filantes des 19, 20 et 21
août et le passage d’un bolide à travers le ciel d’Europe pendant la
nuit du 19 au 20.

Ensuite, on pouvait lire, traduites à mon usage, plusieurs attestations
de correspondants italiens, espagnols et portugais, demeurant sur le 40e
parallèle et qui certifiaient avoir passé au dehors la nuit du 20 au 21
août, sans remarquer de lueur anormale, sans entendre de sifflement
insolite.

Qu’ils n’aient rien vu, c’est assez naturel: Mme Corbett supprimait la
lumière électrique au-dessus des continents. Mais qu’ils n’aient rien
entendu... qu’en pensez-vous?--Or, sur le chapitre de ces dépositions,
il importe de garantir l’absolue bonne foi de leurs signataires. Voici,
en effet, la source de mes documents:

L’un de mes neveux reçoit une petite revue mondiale, imprimée en
diverses langues. C’est l’organe d’un club international des plus
recommandables. Ses abonnés, polyglottes, se plaisent à échanger toute
sorte de choses, depuis les cartes postales illustrées jusqu’à de
certains poèmes que jamais rien n’illustrera. Je devais à l’obligeance
de mon neveu les rapports d’Italie, d’Espagne et de Portugal, comme
d’ailleurs toute la fin du dossier.

C’était encore des traductions de lettres, mais de lettres envoyées de
Philadelphie et de Trenton. Elles formaient contre M. Clarke un faisceau
de témoignages accablants.

Certes, il y avait à Philadelphie un Fairmount Park, et dans Fairmount
Park, à l’ouest de la Schuylkill River, un Belmont, avec une plaine
entourée de collines «fort bien disposée pour le lancement d’un
aéroplane», observait l’aimable informateur.--Mais les Corbett
n’existaient pas.

A Trenton, parmi les manufactures de pots et les fabriques--moins
honnêtes--de scarabées égyptiens, on connaissait l’usine de
câbles Roebling Brothers; et même chacun la tenait en grande
considération.--Mais nul caissier de l’établissement ne répondait au
prénom superbe, au nom lumineux et sec d’Archibald Clarke.

Notre homme était redevenu «le sinistré», «l’inconnu», «le naufragé»...
Sa longue narration ne m’avait fourni à son sujet qu’une épithète
nouvelle, de taille à le désigner avec justesse mais sans précision: «le
menteur».

                   *       *       *       *       *

Des mois s’écoulèrent sans que j’apprisse rien du pseudo Clarke. Et je
me perdais en conjectures à son égard, lorsqu’avant-hier le facteur
m’apporta le billet suivant. Il était cacheté sous deux enveloppes.
L’enveloppe extérieure, en plus de l’adresse et de l’affranchissement,
portait le timbre humide du bureau de poste nº 106, place du Trocadéro.
L’enveloppe intérieure montrait une deuxième suscription tracée d’une
autre main, qui avait écrit la totalité du billet.

      A MONSIEUR GÉRALD SINCLAIR
      Homme de lettres.
      212, avenue Armand-Fallières.

  Paris (XVe)

  Cher Monsieur,

  Je viens très humblement vous prier d’excuser ma conduite à bord de
  l’_Océanide_. Vous devez savoir depuis longtemps que j’y donnai la
  comédie, et vous me traitez avec raison de malotru. Cependant,
  Monsieur, que j’eusse préféré garder le silence! et pourquoi
  m’avez-vous obligé de parler, vous et surtout M. de Vineuse-Paradol,
  vous mes sauveurs, dont c’était le droit de tout connaître et le
  devoir de ne rien demander?

  Non, Monsieur, je ne suis pas le caissier américain Archibald Clarke.
  Je suis ingénieur, Français, et l’appareil que j’expérimentais,
  l’heureuse nuit de notre rencontre, n’était pas _précisément_ un
  aérofixe. Oh! j’aurais pu vous dénombrer tous ses organes, pièce à
  pièce, jusqu’à la moindre goupille... Ma découverte est si capitale et
  si simple à la fois, que j’ai mieux aimé vous berner _partiellement_
  que d’en risquer la gloire dans une confidence irréfléchie. Quels
  hommes étiez-vous? Je l’ignorais. Certes, vous m’aviez conservé
  l’existence! Mais, Monsieur, si l’acte de repêcher son pareil trahit
  des sentiments fort méritoires, il ne prouve, en tout cas, ni la
  discrétion du sauveteur, ni même sa probité... Ajoutez-y que les
  manières et le ton de M. de Vineuse sentent leur malandrin d’une
  lieue; que vous pouviez parfaitement m’avoir dupé sur vos
  états-civils; et que, dans le cas opposé, nul n’est plus potinier
  qu’un milliardaire désœuvré, ni plus bavard qu’un romancier en quête
  de copie. Est-ce vrai?...--Ne m’en veuillez pas de ma franchise
  actuelle, Monsieur, plus que de mon ancienne dissimulation. Celle-ci
  s’imposait, comme celle-là est nécessaire; et toutes deux se
  justifient l’une l’autre.

  S’il vous paraît surprenant que j’aie si vite combiné ma petite fable,
  vu le peu de temps dont je disposais avant de la débiter, je vous
  dirai combien je fus secouru, dans cette occurrence, par le grand fond
  de vérité qu’elle renferme. Quant au reste--la part légendaire--il me
  serait difficile de débrouiller, dans leur ensemble, quelles suites
  ténues de raisonnements, quelles infimes associations d’idées me l’ont
  fait machiner. C’est d’abord, je crois, ce hasard béni d’un météore
  ayant passé la veille au-dessus de votre bateau et dans certaines
  circonstances que le besoin de généraliser--si humain, cher
  Monsieur!--vous a fait assimiler aux conjonctures de mon arrivée. Le
  gouvernail réparé de l’_Océanide_ engendra le gouvernail brisé de
  l’_Aérofixe_. Votre séjour en un point du 40e parallèle n’a pas laissé
  non plus que d’influer sur la direction de ma fantaisie. Mais, chose
  curieuse! ce fut la plus insignifiante, la plus incidente de vos
  phrases, qui l’orienta surtout vers l’idée mirifique d’un voyage sur
  l’aile de la nuit. Je veux parler de cette mention que vous fîtes de
  vos repas nocturnes, lesquels ressemblaient chacun à des soupers...

  Laissez-moi vous confier, aussi, l’assurance où je me sentis de n’être
  point réfuté, à bord de l’_Océanide_, par les plus savants du bord: un
  écrivain de contes délicieux mais frivoles, un gommeux quelconque et
  cet excellent capitaine, M. Duval, qui traita de ferraille sans valeur
  la substance de mon véhicule.

  Pour localiser l’unique scène exigeant un décor et sa description,
  j’ai choisi Philadelphie, où mes affaires me conduisent souvent; et je
  me suis prétendu natif de là-bas, afin de profiter des longueurs et
  des temps que laisse à l’orateur l’emploi d’une langue inusitée.

  Ici, vous vous demandez comment j’ai flairé votre ignorance de
  l’anglais?... Voyons, cher Monsieur, en présence d’un inconnu qui ne
  répond rien aux questions formulées en français, et qui semble ne pas
  les comprendre,--n’use-t-on pas de tous les dialectes qu’on bredouille
  plus ou moins? Or, vous ne m’avez interrogé qu’en français...

  Vous le voyez, Monsieur, j’étais armé de pied en cap. Et j’ai poussé
  le scrupule de la mise en scène jusqu’à boire trop de whisky, pour
  mieux confirmer l’épisode du brandy, et jusqu’à fumer trop de cigares,
  à l’effet de me donner soif... Aussi mon subterfuge a-t-il réussi.
  Vous m’avez cru.

  Mais n’allez pas vous traiter vous-même de gobe-mouches. De plus
  avertis m’auraient écouté sans défiance et jusqu’au bout; car il
  arrive chaque jour des événements impossibles au point de vue
  scientifique. Toutes les fois qu’un chat, tombé d’une gouttière, se
  reçoit sur ses quatre pattes,--ce chat, Monsieur, brave impertinemment
  le théorème des aires. Ce qu’il a fait ne peut pas être fait; la
  Science le lui défend; de même que, par la formule de Newton sur la
  résistance du vent, elle interdit aux oiseaux de voler.

  Ne vous tenez donc pas rigueur de votre crédulité. Et ne m’en veuillez
  pas non plus, malgré mes torts! Considérez que, pour les reconnaître,
  je n’ai pas attendu de les pouvoir entièrement réparer au moyen d’une
  confidence totale. Cela viendra. La raison qui me permet de vous
  écrire aujourd’hui n’est autre que l’achèvement d’un nouvel aviateur
  construit sur les plans du Nº 1, perdu en mer. Les indiscrétions ne
  pourraient me nuire, à présent. La machine est prête à s’envoler. Dans
  quelques jours, vous apprendrez, avec mon triomphe, qui je suis et ce
  qu’il est, lui, mon ballon! Et quand vous lirez, dans les journaux
  enthousiastes, le compte-rendu de ma véritable expérience... alors,
  Monsieur! _alors, vous serez incrédule_; CAR ELLE SERA PLUS
  MERVEILLEUSE ENCORE QUE TOUT LE VOYAGE IMMOBILE.

  Je vous réserve l’étrenne de mes vraies impressions. Vous pourrez en
  confectionner quelque récit des plus attachants. Mais d’ici que vous
  me fassiez l’honneur de les rédiger, cher Monsieur, je vous autorise
  bien volontiers à publier le petit roman que j’ai eu l’audace de vous
  narrer,--si toutefois vous le jugez propre à divertir vos lecteurs.

C’est fait.




LA SINGULIÈRE DESTINÉE DE BOUVANCOURT

A Paul Courtois.


Durant mon absence de Pontargis, Bouvancourt avait changé de bonne. La
nouvelle servante eut beau m’affirmer que son maître était sorti, elle
me trompa d’autant moins que j’entendais la voix de mon ami claironner
dans le laboratoire, au fond du corridor.--Je pris le parti de crier:

--Bouvancourt! Eh! Bouvancourt! C’est moi: Sambreuil! Puis-je entrer,
malgré la consigne?

--Ah! mon bon docteur! Quelle joie de se retrouver!--répondit le savant,
à la cantonade.--Je n’ai jamais éprouvé un tel désir de vous serrer les
mains, Sambreuil; mais--voyez le contretemps!--je suis enfermé là-dedans
pour une demi-heure! Il m’est impossible d’ouvrir maintenant... Gagnez
donc, je vous prie, mon cabinet de travail, en passant par le salon;
nous pourrons causer à travers la porte, comme ici, et vous y serez plus
décemment qu’au vestibule.

Je connaissais de longue date les aîtres du petit appartement.
L’habitation m’était chère à cause de l’habitant; et, comme le salon
Louis XV était le lieu ordinaire de nos entretiens, je pris plaisir à le
revoir un instant, bien que le meuble en fût singulièrement prétentieux
dans sa banalité. Bouvancourt, en effet, se croyait avant tout--et bien
à tort--un maître décorateur; il employait ses moments de loisir à
clouer, scier, draper; et le plus mince titre de gloire du grand
physicien n’était pas, à ses yeux, d’avoir dessiné et fait exécuter ces
sièges et ces consoles «pour compléter une paire de chenets
authentiques»!

Je saluai donc d’un coup d’œil affectueux l’horrible mobilier _de
style_, ses bois sculptés à l’emporte-pièce, sa tapisserie captieuse qui
feignait cyniquement d’être de l’Aubusson; et l’idée ne me vint même pas
d’en être choqué, tant cette laideur m’était devenue familière.

Mais la ridicule prétention de Bouvancourt se rappela vivement à mon
esprit, quand je fus dans son cabinet de travail. Il y avait apporté
l’embellissement le plus effroyable. Pour agrandir la chambre au moyen
d’un trompe-l’œil, il avait appliqué une haute glace contre le mur
séparant le cabinet et le salon Louis XV. C’était un simulacre de porte,
qui faisait pendant à la porte véritable; c’était un mirage de sortie,
une réminiscence des attrape-nigauds que l’on rencontre au musée Grévin.
Le grand miroir s’appuyait à même le tapis, et, afin de mieux duper la
vue, il était encadré par des rideaux de peluche grenat, pareils à ceux
des fenêtres et des autres portières. Ah! ces rideaux! je connus sans
effort quelle main les avait triturés en choux, gonflés en bouillons,
précipités en torrents; quel infernal tapissier les avait ligotés de ces
torsades à glands! Et je restai muet en face du terrible lambrequin, où
les cordelières s’entortillaient à l’étoffe en des étreintes d’une
ingéniosité féroce.

--Eh bien, docteur!--fit la porte du laboratoire avec la voix assourdie
de Bouvancourt.--Eh bien, vous n’arrivez pas?

--Si. Mais j’admirais votre sens de la décoration... Vous avez là une
glace... magnifique.

--N’est-ce pas? Comment trouvez-vous le drapage? C’est mon œuvre, vous
savez. Le cabinet paraît énorme, hein? Il a du chic, à présent. N’est-ce
pas qu’il a du chic, mon cabinet?

A la vérité, cette salle ne manquait pas de «chic», non certes à cause
des objets destinés à lui en fournir, mais pour cette raison qu’elle
servait d’annexe au laboratoire contigu, et recélait en désordre une
foule de machines étonnantes, de toute grandeur, de toute forme, de
toute matière, pour la pratique et la démonstration. Deux fenêtres,
l’une donnant sur le boulevard et l’autre sur la rue, éclairaient cette
pièce de coin, et parsemaient l’ébonite, le verre ou le cuivre, de
lueurs, de clartés ou de feux. On voyait ainsi reluire, plus ou moins,
plateaux, disques et cylindres. Sur le bureau s’amoncelaient des
manuscrits, comme jetés là dans une fièvre géniale et glorieuse.
L’algèbre d’un problème blanchissait le tableau noir. La Science
exhalait son arome chimique.--Je m’exclamai en toute sincérité:

--Oui, Bouvancourt, oui, mon vieux: il a du chic, votre cabinet!

--Excusez-moi de vous recevoir ainsi,--reprit-il.--C’est aujourd’hui
samedi; mon préparateur...

--Toujours Félix?

--Oui, parbleu!

--Salut, Félix!

--Bonjour, monsieur Sambreuil.

--Mon préparateur,--poursuivit Bouvancourt,--m’a demandé à sortir de
bonne heure. Il a congé demain; et je tiens à ne pas différer cette
expérience.

--Elle est donc bien intéressante?

--Capitale, mon cher. C’est la dernière de toute une série; elle doit
aboutir à la conclusion... Je vais sans doute faire une assez jolie
découverte...

--Laquelle?

--La libre pénétration, par la lumière obscure, de substances que les
rayons de Rœntgen traversent encore difficilement: le verre, les os, et
d’autres... Nous sommes dans les ténèbres. Je vais essayer une
photographie. Permettez-moi de garder le silence pendant quelques
minutes; ça ne sera pas long...--Allez-y, Félix!

J’entendis alors ce ronflement de mouche, que bourdonnent les bobines
d’induction. Il y en avait plusieurs en activité; les trembleurs, selon
le serrage, imitaient le vol sonore de l’abeille ou celui du frelon, et
leur essaim chantait un accord passablement cacophonique.

Cette pédale interminable, ronflant parmi le calme d’une ville de
province, engendrait le sommeil; et je me serais probablement assoupi,
sans les tramways, dont le passage, au long du boulevard, emplissait
d’un fracas périodique ce premier étage. Leurs fils électriques
côtoyaient la maison au niveau des fenêtres; même, entre celle du
laboratoire et celle du cabinet, une potence, adaptée à la façade,
soutenait les câbles. Les trolleys, au contact de la suture, y
produisaient à chaque fois une étincelle. Mon attente désœuvrée s’en
amusa.

Cependant les bobines continuaient leur parodie de ruche.

Plusieurs hampes de trolley se succédèrent en ferraillant. Je les
comptais, par une manie de tout dénombrer.

--Est-ce bientôt fini, Bouvancourt?

Félix me renseigna vaguement:

--Un peu de patience, monsieur Sambreuil.

--Ça marche?

--A merveille. Nous touchons au but.

Ces mots me donnèrent une furieuse envie d’être de l’autre côté de la
porte, afin de voir la chose nouvelle se passer pour la première fois,
et contempler l’inventeur au moment de l’invention. Bouvancourt, par ses
trouvailles, avait inscrit déjà plusieurs dates au calendrier de la
Renommée. Une horloge sonna. Je frissonnai. L’heure était historique.

--Mais, Félix,--me lamentai-je,--est-ce qu’on ne peut pas entrer,
maintenant? Je me morfonds... Voilà le vingtième tramway qui passe, mon
garçon, et...

Je n’en dis pas davantage. En touchant la suture, le vingtième trolley
fit jaillir un éclair aussi crépitant, aussi aveuglant que la foudre du
ciel. Puis, simultanément, derrière la porte du laboratoire, éclatèrent
une suite de détonations et le chapelet des principaux blasphèmes
anodins:

Pouf!

--Nom d’un tonnerre!...

Pif!

--Saperlipopette!...

Paf!

--Mille millions de bottes!...

Et cætera. Bouvancourt avait la colère banale, mais non
sacrilège.--Quand la pétarade eut cessé, il s’écria:

--Tout à recommencer!... Quel désastre!... Mon pauvre Félix, en voilà
une mésaventure!...

--Qu’y a-t-il donc?--fis-je.

--Il y a que mes ampoules de Crookes ont sauté, parbleu! Voilà ce qu’il
y a! Ça n’est pas difficile à deviner!

Prudemment, je me tus.

Quelques secondes plus tard, je pus entendre Félix ouvrir la porte du
couloir, et s’en aller.

Enfin Bouvancourt se montra.

--Ho!--lui dis-je--Qu’avez-vous fait?... Dans quel état vous êtes!

Dès l’abord, son aspect m’avait interloqué. La cause de ma surprise se
précisa peu à peu.

Le physicien avait l’air entouré d’un brouillard très mince; une sorte
de teinte violette, analogue pour l’œil à de la moisissure,
l’enveloppait tout entier de sa couche vaporeuse et transparente.--Une
forte odeur d’ozone se répandit.

Bouvancourt ne s’en émut pas.

--Tiens!--fit-il simplement.--Très curieux, en effet. C’est, à coup sûr,
une trace de la maudite expérience. Cela s’en ira progressivement.

Il me tendait la main. Le halo coloré qui la gantait de mauve était
impalpable, mais je fus étonné de sentir cette main extrêmement flasque.
Tout à coup, le savant la retira brusquement des miennes et s’étreignit
la poitrine, sous l’empire évident d’une palpitation.

--Vous n’allez pas bien, mon cher; il faudrait vous reposer. Si je vous
examinais?

--Allons, allons, pas d’enfantillages, docteur! Cela est passager. Dans
une heure il n’y paraîtra plus; je l’atteste. Et puis, au diable les
déconvenues, puisque vous voilà de retour! Parlons d’autre chose, s’il
vous plaît.--Que dites-vous de cette nouveauté?... Est-ce du beau
travail, ce lambrequin? Et la glace! du Saint-Gobain, mon vieux!...

Et tandis que le violon d’Ingres pleurnichait dans mon souvenir, il
m’amena devant son chef-d’œuvre.

Mais soudain, la stupeur nous immobilisa; puis nous nous regardâmes l’un
l’autre avec un air interrogateur, sans oser parler. Enfin Bouvancourt
me demanda d’une voix tremblante:

--Pas de doute, n’est-ce pas? Vous voyez comme moi?... Il n’y a rien
ici?...

--Parfaitement,--balbutiai-je.--Rien... Rien du tout...

Là, en effet, commence le miracle. Je ne sais au juste lequel de nous
s’en aperçut le premier. Le fait certain est que nous étions deux en
face du miroir _et que mon image s’y reflétait seule_. Bouvancourt avait
perdu la sienne. A la place qu’elle aurait dû occuper, s’apercevaient le
reflet très distinct de la table et celui, plus lointain, du tableau
noir.

J’étais ahuri. Bouvancourt se mit à jeter des cris d’allégresse. Peu à
peu, il se calma.

--Eh bien, mon vieux!--dit-il,--voilà, je crois, une découverte de
première grandeur... et sur laquelle je ne comptais guère! Oh! Que c’est
beau, mon ami! Il n’y a rien là! que c’est beau! Mon cher petit
docteur!...

«Au reste, j’avoue n’y rien comprendre... La cause m’échappe...

--Votre auréole mauve...--insinuai-je.

--Chut!--fit Bouvancourt.--Taisez-vous.

Il s’était assis devant la glace vide de son effigie, et argumentait,
sans cesser pour cela de rire et de gesticuler.

--Voyez-vous, docteur, je comprends à demi.

«Pour des motifs que je ne vous confierai pas,--de peur d’être vertement
réprimandé,--je suis imprégné d’un certain fluide (dont, au surplus,
j’étais loin de soupçonner la ténacité). J’en suis même sursaturé,
vraisemblablement; car ce nimbe me paraît un excès du fluide,
surabondant à l’intérieur de moi-même, et qui déborde.

«Nous venons de découvrir à ce... gaz,--cette lumière, si vous
préférez,--un pouvoir inopiné. Je ne lui prêtais que la faculté de
traverser les substances déjà perméables aux rayons ultra-violets: la
chair, le bois, etc... _plus les os et le verre_. Certainement, on
discerne des rapports confus entre la propriété que je lui supposais et
cette qualité imprévue qui vient de se manifester... Tout de même, je ne
m’explique pas... Les rayons X, il est vrai, sont irréflexibles, mais...

--L’optique n’a pas encore dévoilé le secret de la réflexion, n’est-ce
pas?--demandai-je.

--Non. Dans la réflexion l’optique étudie un ensemble de résultats dont
la cause est mal connue. Elle constate des faits, sans savoir exactement
la nature de leur source; énonce les règles suivant lesquelles ils se
produisent d’habitude; et ces règles, elle les nomme des «lois», parce
que, jusqu’à ce jour, rien n’est venu les démentir. La lumière, agent
des phénomènes optiques, est un mystère. Or, ce mystère
est d’autant plus difficile à démêler que la moitié de ses
manifestations--pressenties et travaillées depuis quelques années--ne
sont pas directement perceptibles, étant non seulement, comme les
autres, impalpables et silencieuses, inodores et sans goût, mais encore:
froides et obscures.

«Oui, il n’y a pas dix ans, on s’imaginait que la lumière était renvoyée
par les objets, plus ou moins totalement, mais qu’elle ne pénétrait
jamais rien. Quelle magie!--s’écria Bouvancourt,--tous ces corps,
transpercés!»

Et, de l’index recourbé, il frappait l’acajou de son fauteuil.

Alors, pris d’une idée subite, il s’approcha de la glace et la heurta de
la même façon. Mais--ceci m’arracha une exclamation effarée--son doigt
perfora le cristal aussi aisément que la surface d’une onde paisible. Du
point crevé, des cercles naquirent et irradièrent, un par un, et leurs
rides concentriques troublèrent, en se propageant, la limpidité de ce
lac vertical.

Bouvancourt tressaillit, et me regarda. Puis, d’un pas résolu marchant
sur le miroir, il s’y enfonça tout entier, avec un léger bruit de papier
froissé. Un remous fit danser la déformation des images. Quand il se fut
apaisé, je vis l’homme violet _de l’autre côté de la glace_. Il me
toisait et riait sans bruit, confortablement installé _dans le reflet du
fauteuil_.

Sous mon doigt, le produit de Saint-Gobain sonna, impassible et rigide.

                   *       *       *       *       *

Au milieu du cabinet réfléchi, Bouvancourt agita les lèvres. Mais nulle
parole ne me parvint. Alors, il passa la tête à travers la cloison
bizarre qui nous séparait, bouleversant ainsi de nouveau la vision.

--Quel drôle de lieu!--me dit-il.--Je n’y entends pas ma propre voix...

--Je ne l’ai pas distinguée non plus. Mais ne pourriez-vous choisir un
autre moyen de communiquer? Vos immersions et vos émersions m’empêchent
de voir, pendant quelque temps.

--Elles me l’interdisent aussi: je vous aperçois dans le cabinet comme
vous me voyez dans son reflet, avec cette différence que moi, je suis en
compagnie de votre image.

Sa tête replongea dans le monde extraordinaire. Il s’y promena sans gêne
apparente, toucha des objets, les palpa. Comme il déplaçait un flacon
sur une étagère, un tintement me fit tourner les yeux vers la chambre
véritable, et je vis le vrai flacon se promener en l’air, un instant, et
se reposer de lui-même sur l’étagère. Bouvancourt provoqua ainsi, dans
le cabinet réel, plusieurs mouvements symétriques de ceux qu’il
imprimait dans le cabinet apparent. Quand il passait près de mon sosie,
il prenait soin de le contourner. Une fois, à dessein, il le poussa
légèrement, et je me sentis écarté par un invisible personnage.

Après quelques pratiques de ce genre, Bouvancourt s’arrêta près du
tableau noir reflété. Il sembla chercher quelque chose à sa droite, se
frappa le front, et découvrit, à sa gauche, l’éponge. Puis, ayant effacé
les équations et les formules, il traça, d’une craie alerte, ses
impressions. Il écrivait en gros caractères, afin que je pusse les lire
facilement du seuil de cette chambre mirée qui m’était interdite.
Souvent, il quittait l’ardoise, hasardait une exploration, vérifiait tel
doute, éprouvait telle conjecture, puis se remettait à écrire le
résultat de l’expérience. Alors, derrière moi, la craie réelle, avec un
bruit de télégraphe, martelait l’ardoise véritable, y déroulant de
droite à gauche, en lettres inversées, un grimoire indéchiffrable.

Bouvancourt nota le compte-rendu suivant. Je le copiai sur mon carnet,
car la dimension des bulletins couvrait vite le tableau et nécessitait
de fréquents effaçages.

  Je suis dans un pays singulier. On y respire sans peine.--Où peut-il
  être situé? Nous y méditerons plus tard. Maintenant, il convient
  d’observer.

  Tous ces doubles de la réalité sont flasques au suprême degré:
  inconsistants, presque.

  La pièce où je me trouve se termine subitement où finit le champ
  visuel du miroir. De mon côté, le mur contre lequel s’appuie la glace
  est un pan ténébreux, percé d’un rectangle de jour... un pan ténébreux
  et imperméable... Cela est angoissant à regarder... plus encore à
  toucher. Cela n’est ni rugueux, ni dur, ni chaud, mais impénétrable,
  simplement; je ne sais comment l’exprimer.

  Si j’ouvre la fenêtre, la même nuit opaque s’étend de chaque côté du
  paysage réfléchi. C’est elle aussi qui constitue le revers non reflété
  des images et le dos de votre copie, docteur! Votre fantôme est divisé
  en deux zones: celle qui regarde la glace est semblable à l’une de vos
  moitiés, l’autre est une silhouette composée de cette obscurité
  effrayante. La ligne qui les partage est fort précise, et, quand vous
  pivotez sur vous-même, cette ligne reste immobile, comme si, la nuit,
  devant un foyer lumineux, vous tourniez, toujours mi-clair et
  mi-sombre.

  L’ammoniaque ne sent rien.

  Les liquides n’ont plus de saveur.

  La machine de Ramsden décoche, vers la bouteille de Leyde, des
  apparences d’étincelles, sans énergie.

Nous en étions là de notre correspondance, lorsque je voulus transmettre
à Bouvancourt mes incertitudes de ce qui se passerait dans des miroirs
inclinés, ou plafonnants, ou bien encore placés à terre, et mon avis que
des épreuves sur la pesanteur s’imposaient dans ces diverses
conjonctures et même dans le cas présent. A cette fin, je m’en fus
éponger l’ardoise. Cela prit quelques secondes. Je commençais à rédiger
ma proposition, quand la craie sauta violemment de ma main, et,
en majuscules malhabiles, tremblées, _de gauche à droite,
normalement_--indice que le savant écrivait, lui, à rebours, et voulait
à toute force être compris sans retard--elle traça: AU SECOURS! En même
temps, une forme se dessina près de moi, humaine et brumeuse, tenant le
crayon blanc.

Je courus au miroir. Bouvancourt s’y précipitait à ma rencontre. Son
front saignait. Il heurta la glace, de tout son élan, à la briser. Un
bloc de granit n’aurait pas mieux résisté. Elle était redevenue
impénétrable et d’une incompréhensible solidité à l’égard des puissances
retenues dans son au-delà. La tête du savant se rougit d’une autre
blessure; et je compris que pendant ma brève absence il avait déjà tenté
de s’évader. Le nimbe mauve s’était dissipé, et le malheureux, abandonné
par le fluide,--sans doute vital en cette atmosphère inconnue,--donnait
des signes croissants d’asphyxie.

A plusieurs reprises, il chargea et vint se cogner et se meurtrir à
l’inflexible séparation. Mais le plus épouvantable, ce fut de voir _son
image_ reparaître graduellement _de mon côté_, devenir un second
Bouvancourt sanglant, affolé, monstrueux avec sa moitié de ténèbres, et
de voir ces deux forcenés, tordant face à face et en silence une bouche
de rugissements et d’appels, se jeter constamment mains à mains, front à
front, sang à sang, s’entrechoquer et se frapper l’un l’autre, du même
geste sauvage et des mêmes coups impuissants.

J’essayai--dans quel but? par quelle intuition?--d’entraîner le reflet
au laboratoire. Mais, parvenu à la limite du champ visuel de la glace,
l’être inconsistant s’y buta, de même qu’à l’obstacle le plus
inébranlable. Cette frontière coupait en oblique la porte grande
ouverte, et la murait plus solidement qu’un rempart de moellons, pour le
spectre du savant. Je le tirai, je le poussai de toute ma vigueur contre
cette clôture immatérielle qui se dérobait à ma perception, sans réussir
à la lui faire traverser. Il dépendait intimement du vrai corps de
Bouvancourt, et celui-là--je l’avais oublié--était prisonnier de la
région fabuleuse.

Cependant il fallait agir. Le reflet haletait dans mes bras. Que
faire?... Je l’étendis sur le tapis. Et là-bas, au fond du miroir,
Bouvancourt se coucha spontanément, rouge et les yeux fermés.

Je pris une décision. Il y avait, à la cheminée du salon, ces lourds
chenets du XVIIIe siècle. J’allai chercher l’un d’eux.

Du premier coup, la glace s’étoila largement. Elle fut bientôt en
miettes. La muraille apparut, et le chenet en érafla la pierre épaisse.
Je me retournai:--le reflet de Bouvancourt n’était plus là.

Alors, un cri de femme retentit dans le salon. J’y trouvai la bonne,
attirée par le vacarme.

--Eh bien? quoi?--lui dis-je en entrant.

A ma profonde stupéfaction, elle me désigna son maître inanimé, gisant
sur le parquet. Le pied d’une console, demeurée à sa place, lui
traversait la cuisse.

Je déclare ici que, la minute d’avant, lorsque j’y pénétrai pour me
saisir du chenet, cette chambre était absolument déserte.

                   *       *       *       *       *

Le physicien vivait, et reprit connaissance après quelques tractions
rythmées de la langue et quelques manœuvres de respiration artificielle.
Mais il me fallut desceller la console, et tirer de tous mes muscles sur
le morceau de bois, avant de réussir à l’extirper. Son extraction laissa
une plaie singulièrement nette, perçant la chair de part en part et
frôlant le fémur,--une plaie qui, à vrai dire, méritait mal ce nom:
c’était plutôt un trou, dont les bords ne portaient nul vestige de
contusion. Le pied de la console n’avait donc pas été enfoncé dans la
cuisse. (D’ailleurs, le scellement l’immobilisait.) On eût dit--et c’est
là peut-être la vérité--que le membre s’était reformé autour de la
colonnette, l’enserrant comme d’un moulage.

Mais je n’avais pas le temps de m’appesantir sur ces remarques: l’état
de Bouvancourt exigeait tous mes soins.

Pourtant, ce n’est pas de sa blessure à la jambe qu’il manqua trépasser,
mais d’ulcères qui le couvrirent, et aussi d’étranges brûlures internes,
dont peut-être il n’a jamais guéri. Il me fit la plus belle dermite que
j’aie jamais traitée, accompagnée de chute des cheveux et d’une maladie
des ongles, bref--cela est notoire--tous accidents consécutifs à un bain
prolongé de lumière obscure, et que j’ai observés maintes fois chez des
patients radiographiés, avant l’emploi des instantanés. Aussi bien,
Bouvancourt m’avoua-t-il sa tentative de photographier un candélabre en
fer à travers son propre individu doublé d’un panneau de vitre:
expérience avortée comme je l’ai narré et qui fut l’origine de cette
aventure. «J’avais,--me dit-il,--composé le métal de mes électrodes en
mêlant du radium au platine.» Il m’en parlait continuellement dans son
lit, avec des jurons innocents contre ce mal qui le tenait éloigné de
ses manipulations et, par suite, de la solution de l’énigme.

Pour le calmer, je l’entretenais de ces remarques que j’avais faites,
lui montrant la nécessité de réunir toutes nos certitudes, afin
d’échafauder sur elles de logiques suppositions qui nous permettraient
de travailler plus congrument. Je me livrai même à une enquête sur les
lieux, dans l’espoir que leur examen renforcerait nos documents de
nouvelles constatations. Je n’en fis qu’une seule: la console du salon
était scellée,--par rapport au plan de la glace détruite,--à l’endroit
symétrique de celui où j’avais déposé, dans le cabinet, l’image de
Bouvancourt.

--J’en fis part au savant.

--Connaissez-vous,--me dit-il,--ce truc nommé par les fabricants de
lanternes magiques «vues fondantes»?

--Oui,--répondis-je.--Il sert à remplacer, sur l’écran, une projection
par une autre. Cela s’obtient avec deux projecteurs: on obture lentement
le premier, tandis que l’on débouche le second.

--Il y a donc, si je ne m’abuse,--continua le physicien,--un instant où
les deux photographies sont visibles _ensemble_ sur la toile, et
viennent y mêler leurs sujets différents: les mâts d’un navire
surgissant, par exemple, au milieu d’un groupe sympathique...

--Eh bien?--dis-je,--quel rapport...

--Imaginez,--reprit le savant,--que la première vue projetée soit mon
portrait, et que la seconde représente une console Louis XV... Il me
semble que cela donne assez bien l’idée de mon aventure au moment où
vous avez brisé la glace... surtout si l’on a photographié la console
dans mon salon et votre serviteur dans son cabinet...

--Cela n’explique rien!

--En effet. Pourtant, d’autre part, tout ce qui nous est arrivé tend,
malgré la raison, à justifier le sens de la vue, lequel porte à croire
qu’un espace s’enfonce derrière les miroirs...

--Mais,--répliquai-je,--où voulez-vous qu’il se loge, votre espace...
comment dire?... votre espace _temporaire?_ Dans le cas présent, le
cabinet reflété aurait occupé la place du salon!...

--C’est cela, c’est bien cela,--fit le professeur.

--Mais enfin, Bouvancourt, le salon est le salon! Deux choses au même
point, en même temps, c’est fou!

--Hem!--reprit-il avec une grimace.--Fou!... D’abord, il y a les vues
fondantes... Ensuite, nous ne vivons que dans l’espace et dans le temps,
et nous ne les connaissons pas. L’immensité, l’éternité, sont
inconcevables. Prétendez-vous savoir en détail la partie d’un tout que
vous ignorez? Êtes-vous _certain_ que deux choses peuvent exister en
même temps? Êtes-vous _sûr_ qu’elles ne peuvent pas exister au même
endroit, simultanément?... Après tout,--lança-t-il d’un ton moqueur,--le
lieu de mon corps est, à la fois, celui d’un malade et celui d’un
électeur de même volume, sans compter les autres personnes...

Je fus soulagé de voir clairement qu’il plaisantait, et la conversation
tourna. D’ailleurs, les expériences pouvaient seules nous édifier sur
cet événement, si extraordinaire que, parfois, je doutais qu’il se fût
déroulé comme j’avais cru l’observer.

A peine convalescent, pâle et boiteux, Bouvancourt entreprit ses
recherches. Redoutant les indiscrétions, il congédia Félix,--que je
remplaçai tant bien que mal,--et se mit à l’ouvrage.

Disons-le tout de suite: jamais _l’espace temporaire_,--comme nous
l’appelions désormais par opposition à _l’espace permanent_,--ne se
rouvrit. Les cochons d’Inde que notre prudence utilisait, moururent
d’affections variées: les uns glabres, les autres rongés d’ulcérations,
quelques-uns sans griffes, plusieurs en des crises d’une sorte inconnue;
trois furent foudroyés quand, après bien des déceptions, Bouvancourt
voulut reproduire facticement l’éclair du trolley; l’un fut assommé par
le savant qui, rageur, s’obstinait à l’introduire de force dans une
glace. Mais aucun n’alla trottiner dans le monde des reflets. Rien ne
put engendrer sur eux la fameuse transparence violette.

J’abandonnai la partie. Bouvancourt la continua.

--Vous avez tort,--me dit-il.--J’ai mon idée... Il n’y a pas que les
miroirs de verre... Il y a d’autres substances douées du pouvoir
réflecteur, et plus perméables...

Pauvre vieux Bouvancourt! Avec quel acharnement il a poursuivi sa
chimère! Que de fatigues et de témérités!--Je lui avais prescrit, sous
peine de mort, un régime sévère. Loin de le suivre, il s’exposa
constamment aux influences terribles qui avaient déjà failli le tuer.
Chaque jour, j’ai vu son teint jaunir et sa tête chauve se courber
davantage. Les accidents pathologiques reparurent; il devint hideux, et
le savait. Voici peu de temps, il me dit que, le jour de sa découverte,
il serait peut-être moins joyeux du triomphe que de n’avoir plus à se
pencher sur des miroirs. «Mais, patience!--ajouta-t-il.--Encore une ou
deux semaines, et l’Académie des sciences apprendra du nouveau!»

                   *       *       *       *       *

Hier, à l’aube, un batelier du canal aperçut des appareils insolites sur
le chemin de halage. Transportés au poste de police, ils furent
reconnus, par un commissaire sagace, pour des «instruments de chimie».
On se rendit chez Bouvancourt, afin d’obtenir de lui des renseignements
plus complets. Là, on apprit qu’il avait disparu depuis la veille au
soir.

C’est lui qu’on a repêché... «Il y a d’autres substances plus perméables
que le verre et douées du pouvoir réflecteur...»

Certaines gens disent qu’il s’est noyé après s’être électrocuté, par
surcroît de précaution. Certaines autres ajoutent finement que «sa bonne
n’est peut-être pas étrangère à tout cela». «Il s’est suicidé,--imprime
_l’Écho de Pontargis_,--souffrant d’une maladie incurable, occasionnée
par ses études périlleuses». Quelqu’un m’a dit dans un charmant sourire:
«Eh! eh! la lumière froide lui a brûlé la cervelle!»

Moi seul, je connais la vérité.

Je vois Bouvancourt au bord du canal nocturne. Il pousse dans le
bichromate les zincs de la pile. Aussitôt, la bobine de Ruhmkorff
bourdonne son vol d’abeille ou de frelon; l’ampoule devient
phosphorescente... Le savant se croit imprégné de clarté mystérieuse. Il
regarde, aux profondeurs liquides, l’image renversée de la campagne en
repos, toute neigeuse de lune... Il regarde cet espace temporaire où le
fluide incorporé doit l’autoriser à descendre dans un clair de lune
encore plus léger, une campagne encore moins bruyante...

Et il descend, ignorant quelles lois de pesanteur gouvernent cet
univers,--au risque de s’abîmer dans le gouffre du firmament, ouvert à
ses pieds...

Et il descend... Mais il ne trouve que l’espace permanent, c’est-à-dire,
en l’occurrence: l’eau,--l’eau pesante où l’homme ne sait pas
vivre,--l’eau des épilogues, dont le silence est celui qui suit tant
d’histoires,--l’eau finale.




LE RENDEZ-VOUS

A la mémoire d’Edgar Poe.


    Paris, boulevard de Clichy.
    Ce mardi 10 mars 1908.

Monsieur le Procureur de la République,

Avant de lire cette lettre, vous saurez comment on l’a découverte, et
vous aurez appris que je suis mort.

Je vais me tuer, en effet.

Rien, sans doute, ne viendra contester que je sois mon propre assassin.
Je le souhaite de toute mon âme. J’espère qu’on trouvera le logis en
ordre, comme il est maintenant, et que je serai moi-même un suicidé bien
sage, bien banal, bien évident. C’est probable et rationnel. Mais,
hélas! ce n’est pas certain. Car il y a une chose capable d’entourer ma
fin de tumulte et de mystère... une chose hideuse, au point qu’on
mourrait pour ne plus savoir qu’elle existe... Rien que pour cela! je
vous le dis!...

Telle n’est pas cependant l’unique raison de ma mort. Si je me supprime,
voyez-vous, c’est aussi dans l’espoir de la supprimer du même coup,
elle, la chose... vous comprenez?...--Seulement, voilà: je ne suis pas
_sûr_ de la détruire avec moi... Alors, j’ai pensé qu’il valait mieux
vous livrer mon secret. Il vous expliquera toutes les étrangetés (s’il
s’en produit) et vous empêchera de supposer un meurtre.

Ah! surtout, surtout, n’accusez personne! J’ai déjà causé tant de mal!
N’accusez personne, si par hasard ma porte se trouvait défoncée.
N’accusez personne, si quelqu’un--quelqu’un de bizarre--tenait compagnie
à mes restes. N’accusez personne de rien, même si l’on reconnaît à mon
visage l’épouvante d’une agonie surnaturelle, et si mes yeux fous
regardent tout grands la porte brisée... Mais non! pas cela! Non! Cela,
c’est impossible! parce que, voyez-vous, à ce moment-là je serai parti!
je me serai sauvé! Je me tuerai avant cela, voyez-vous, quand je
devrais, pour mourir à temps, m’arracher le cœur avec les ongles!...

La pendule marque une heure et demie; ce sera donc dans trois heures.
Mon Dieu! Plus que trois petites heures! Et tant de choses, tant de
longues choses à dire!

Mais, pour abréger l’histoire et m’éviter la description des personnes
en cause, voici, jointes à ma lettre, deux photographies: une assemblée
de jeunes gens et un portrait de femme.

Veuillez, je vous prie, examiner la première. Ce n’est pas un bataillon
d’aliénés. Elle représente les élèves de l’atelier Montgény,
l’architecte, en 1896. On l’a prise un dimanche dans la cour de l’École.
Elle est burlesque: chacun y arbore l’attribut de son talent
particulier, l’emblème de son habitude caractéristique, ou bien y fait
un geste qui les symbolise. Très «quartier latin», comme vous voyez,
mais aussi pas très spirituel,--et si triste aujourd’hui!

J’appelle votre attention sur la partie gauche du groupe. Au deuxième
rang, le jeune homme à besicles, muni d’une palette et couronné d’un
diadème de navets, c’est l’aquarelliste Guillaume Dupont-Lardin, que
vous connaissez de nom, sûrement. On lui a mis des navets sur la tête,
parce que «navet» et «aquarelle» sont synonymes en argot d’atelier, et
que mon brave Guillaume ne rêvait déjà que peinture à l’eau. Sa famille
exigeait pourtant qu’il fût architecte; il avait cédé; mais il
travaillait juste assez pour obtenir ses _valeurs_, décrocher le
diplôme, et s’adonner enfin à la belle carrière de son choix. C’est le
meilleur, le seul ami de toute mon existence. Je l’ai connu là, chez
Montgény. En 96, il était massier.

A mon tour, maintenant. Moi, je figure, avec deux camarades, la scène
d’hypnotisme que vous apercevez au-dessous de Dupont-Lardin. Je ne suis
ni le petit pâlot qui est assis, les yeux fermés, ni le gros barbu qui
semble l’asperger de passes magnétiques. Je suis le grand noir au nez
busqué. Les deux autres, Juliot et Salpêtrier, c’étaient vraiment un
médium, vraiment un hypnotiseur, et leur exhibition constituait le
principal numéro de nos fêtes. Pour ma part, simple amateur dans ce
genre d’exercices, je n’ai jamais été que le second de Salpêtrier.
Encore l’étais-je sans ardeur; et mon maître s’en désespérait,
prétendant qu’avec mes regards «plus crochus que mon nez» j’eusse été le
premier magnétiseur de l’univers. C’est possible, après tout... Mais
l’acte m’a toujours déplu. Ceux qu’on endort battent des paupières si
éperdues, leur figure se dépouille tellement de toute expression, que
cela me fait peur, comme si on les estropiait...

Passons au deuxième cliché. Celui-là, Monsieur, je vous demande en grâce
de le brûler sitôt que vous l’aurez suffisamment considéré. Avez-vous un
peu la religion du souvenir et le culte des objets? alors, je ne doute
pas que le tisonnier ne tremble dans votre main, quand vous mêlerez aux
poussières d’un foyer la cendre de cette photographie. Je ne m’en suis
jamais séparé, depuis que je l’ai volée...

Ah! Monsieur, si les choses s’usaient sous le regard, si nos larmes
savaient dissoudre les images, et nos baisers les effacer, vous n’auriez
pas devant vous le portrait de Gilette... Au lieu de cela... elle n’est
plus très élégante, ma relique... On dirait qu’il a plu toute la nuit
sur elle... Malheureux! Tu pouvais pleurer, toutes les nuits, sur un
portrait; que voulais-tu de meilleur? Tu possédais la seule volupté qui
ne s’épuise pas d’elle-même, et tu l’as ruinée! Tu jouissais de
l’infatigable Désir, et tu l’as satisfait! Tu ne savais donc plus d’où
viennent les regrets, et les repentirs, et les remords? Imbécile! ce
sont de vieux désirs pourris, que l’assouvissement a décomposés!

J’ai été stupide et criminel, c’est vrai. Mais aussi, regardez-la! Et
encore, vous n’en percevez que la forme silencieuse et immobile. Vous
vous dites: «C’est une jolie fille. Elle a le type scandinave.» Et vous
pensez à autre chose. Ah! si vous saviez!

Quand je l’ai vue pour la première fois, c’était le soir, dans un salon
crépusculaire. Tout à coup, il me sembla qu’une lumière s’approchait
dans l’ombre. Ce fut comme une reine de vitrail qui venait à moi, si
blanche et rose et blonde, avec sa jeune chair toute resplendissante
d’un soleil d’aurore au printemps!... Elle me regardait bien
franchement, de ses longs yeux étroits, pleins d’une clarté grise...
J’étais ébloui... Une voix inattendue me fit sursauter. Je n’avais pas
vu Guillaume derrière elle. Je l’entendis prononcer mon nom, puis me
dire:

--Voilà ma fiancée.

Alors, Monsieur, je sentis la terre graviter, et les étoiles
m’apparurent à travers le plafond. J’étais perdu. Ah! Gilette! Gilette!

Ce soir-là, j’aurais dû m’en aller, sans attendre une minute. Mais il
m’apparut qu’un départ précipité jetterait une ombre équivoque sur la
joie de ces fiançailles. Je me dis que tout le monde ferait des
suppositions, et qu’il valait mieux retarder ma fuite jusqu’au lendemain
du mariage.--Étaient-ce là des raisonnements sincères? Je me demande à
cette heure si je fus, en restant, un héros ou un lâche.

Quoi qu’il en soit, je suis resté. Et alors ils ont exigé--ah! les
imprudents! les aveugles!--ils ont voulu que je bâtisse leur maison!
Guillaume avait acheté un vieil immeuble à démolir, boulevard de Clichy,
entre la place Pigalle et la place Blanche, presque à l’angle de
celle-ci. C’était leur quartier favori, et c’est là qu’ils désiraient
loger, dans un hôtel de ma façon. Vous savez ce que c’est, des
fiancés... Ça n’admet pas de résistance... Aussi bien, refuser...
Comment? Pourquoi? C’eût été me trahir, n’est-ce pas?... Et puis, tenez,
j’en conviens: travailler pour elle, édifier son gîte, lui faire une
maison comme on fait une robe, créer le décor de son geste et le paysage
de sa beauté, parapher de mon nom le site de sa vie,--je me figurais...
enfin, pour ainsi dire, n’était-ce pas la compléter selon mes propres
goûts, accoupler sa grâce à mon art, et marier quelque chose d’elle à
quelque chose de moi?... Sornettes! Balivernes! Des mots! Des mots!
presque des calembours! Soit! soit!... Pourtant, cette maison, j’y
rêvais en amoureux. Je l’aurais voulue non pas un temple pour ma
divinité, mais une étreinte autour de ma bien-aimée... Je souhaitais
aussi que tout y fût d’accord avec sa splendeur boréale, et que
l’habitation devînt en édifice ce qu’elle était en femme,--une sorte
d’émanation de son être. La hauteur des chambres devait s’approprier à
sa taille, et la dimension des portes s’harmoniser avec sa silhouette
passante et momentanée. Il fallait aux murs, derrière elle, des couleurs
variées suivant les salles différentes, mais telles, cependant, qu’un
peintre subtil eût brossé l’une ou l’autre au fond de son portrait. Je
me promis une débauche d’attentions: les poignées des vantaux
bomberaient, sous sa main, des rondeurs accueillantes et d’emblée
familières; la posture des meubles serait seyante à ses attitudes, et
les fenêtres sembleraient chacune le cadre idéal de ses accoudements.

Ma tâche n’était pas difficile; car Gilette rayonnait sur toutes choses,
et sa présence illuminait son entourage d’on ne sait quelle lumière
personnelle, d’où il résultait bizarrement que tout semblait dépendre
d’elle et s’embellir de son voisinage; les gens, les objets avaient
l’air de s’effacer devant sa suprématie; et quand elle était là, le
monde tout entier devenait secondaire.

Non, non, ma tâche n’était pas difficile... Peuh! qu’est-ce que j’ai
bâti! Allez donc voir! Faites-vous montrer l’hôtel! On dirait un chalet
norvégien, ou danois, ou russe, ou n’importe quoi! C’est banal et
prétentieux. Mes camarades l’ont surnommé «l’isba»! Ah! ah! «l’isba»!...
Malheur!... Ah! nos rêves! nos rêves!...

                   *       *       *       *       *

_Mais le temps passe. Je l’entends, derrière mon dos, se compter à la
pendule. Mon heure approche. Et vous ne savez rien encore. Dépêchons._

                   *       *       *       *       *

La construction de l’isba fut pour nous une cause de réunions
fréquentes. La critique des plans, l’examen des devis, le choix des
détails, puis la surveillance des travaux, multiplièrent nos réunions et
provoquèrent entre Gilette et moi une intimité que la collaboration
rendait plus étroite. Cela n’était pas pour me guérir. Mon amour s’en
aviva jusqu’à devenir une sorte de fièvre insupportable. Quand la maison
fut terminée, je m’aperçus qu’il était trop tard pour le combattre, et
qu’il ne pourrait plus s’éteindre que dans la mort ou dans la
satisfaction.--Par malheur, je ne voulus pas mourir sans avoir tenté la
chance.

Alors, j’ai descendu, de bassesse en bassesse, tous les degrés de
l’ignominie.

Loin de fuir, comme je l’avais résolu naguère, je rapprochai mon
domicile de celui des Dupont-Lardin, et je louai cet appartement,
boulevard de Clichy, à deux cents mètres de l’isba vers la place
Pigalle. Guillaume et sa femme se réjouirent de ma proximité. Il fut
décidé qu’on se verrait tous les jours. Le couvert du «bon architecte»
serait mis, soir et matin, dans cette salle qu’il avait construite, sur
cette table qu’il avait imaginée.

Ils s’aimaient éperdument... Est-ce que cela n’aurait pas dû me
désespérer? dites? me rebuter?... Bah! Leur tendresse ne fit
qu’exaspérer mon désir, en me gorgeant le cœur de jalousie. Au surplus,
j’étais persuadé qu’en s’aimant ils se fourvoyaient; et je me tenais de
ces discours absurdes: «La nature ne les a point façonnés l’un pour
l’autre. Ils sont dans l’erreur. Ils ont tort de s’aimer. Où donc en
prennent-ils le droit, puisque Gilette m’est destinée, à moi seul? Quel
autre corps s’adapterait au mien plus exactement? Ses bras, j’en suis
sûr, ne pourraient se nouer dans le vide sans dessiner le contour de mon
torse; et l’ajustement de nos lèvres doit être le baiser parfait...»
Bref, à mon sens, jamais on n’aurait vu d’époux mieux assortis que
Gilette avec moi, et nous étions vraiment les deux moitiés d’un même
tout. Sottise et banalité, n’est-ce pas? «Cependant, me disais-je, il
faut bien qu’il en soit ainsi; autrement, est-ce que je souffrirais, à
cause d’elle, cette passion presque surhumaine?» La violence de mon
amour est-elle une excuse à ma faute? Cela se peut. Cela m’est égal. Je
vous en laisse juge, Monsieur. Toujours est-il que j’aimais Gilette
d’une manière exceptionnelle, unique, à mériter d’être célèbre, comme
Léandre aimait Héro, comme Tristan aimait Yseult..., comme chacun, sans
doute, aime sa belle amie, depuis que le Seigneur a créé l’homme et
qu’il l’a créé mâle et femelle.

                   *       *       *       *       *

_Trois heures! Déjà trois heures qui sonnent derrière moi! Que les
heures tournent vite aujourd’hui! Je n’ai rien dit encore. On dirait que
je recule devant ce qu’il faut dire... Allons!_

                   *       *       *       *       *

Pendant plus de deux ans, Monsieur, je fus le parasite des
Dupont-Lardin, et je n’eus d’autre souci que de me ménager, avec mon
hôtesse, des rencontres en tête à tête. Elles étaient rares, Guillaume
travaillant jusqu’à la nuit dans son atelier, et sa femme ayant coutume
de s’y tenir à côté de lui. Après cela, ils sortaient ensemble... Vous
voyez d’ici tous les stratagèmes qu’il fallait ourdir pour les séparer
sans en avoir l’air. Quelles vilenies! Quelle turpitude!

Il n’y avait qu’un jour par semaine où, à moins d’un hasard, je fusse
assuré de trouver seule, durant une couple d’heures, Mme Dupont-Lardin.
C’était le mardi, de cinq à sept. Ce jour-là, Guillaume avait accepté de
faire un cours d’_Histoire de l’Art_ dans une grande institution de
jeunes filles, sur la rive gauche. C’est vous dire que les mardis
étaient mes vrais dimanches, et que je profitais régulièrement de cette
aubaine pour me rendre à l’isba. Parfois, il n’y avait personne: «Madame
était sortie.» Parfois aussi, quelque importun venait troubler pour moi
le charme de notre solitude. Mais, la plupart du temps, les choses se
passaient à mon gré, car Gilette n’avait aucune raison d’éviter mon
approche, par goût elle quittait son _home_ le moins possible, et elle
recevait peu de visites en dehors de son jour.

Oui, Monsieur, pendant trente mois, je n’ai vécu réellement que deux
heures par semaine, et encore pas toujours. Pendant trente mois, je fus
le prétendant ridicule, odieux, mais insoupçonné, de Mme Dupont-Lardin.
Elle et Guillaume, absorbés dans leur propre bonheur, ne s’apercevaient
de rien.--Oh! si j’avais clairement distingué l’indifférence de Gilette,
peut-être qu’à la fin j’aurais secoué le joug... Mais, à force de
désirer qu’elle me fût bienveillante, j’acquis peu à peu la certitude
illusoire qu’elle l’était devenue. Et pourtant, je l’atteste à ma honte:
en dépit de prévenances et d’assiduités,--qui d’ailleurs ne lui étaient
pas suspectes,--jamais un mot ne lui échappa, jamais un mouvement, qui
pussent motiver de ma part un aveu. Malgré cela, je fus victime du
mirage, comme tant d’autres misérables délaissés. Bientôt, Gilette ne
put agir ou parler que je ne l’interprétasse en faveur de ma convoitise.
Je traduisais ses moindres gestes en signes de bon augure: un regard
furtif devenait un coup d’œil de connivence; une phrase quelconque
dissimulait une allusion; la simple urbanité se faisait
complaisance.--J’étais halluciné, vous dis-je!--Et, certain jour, une
querelle d’amoureux étant survenue entre elle et son mari, je crus ce
moment-là propice à mes desseins.

Or, c’était un mardi. Et je pus l’entretenir sans témoin.

Je me déclarai.

Tout d’abord, elle ne saisit pas de quoi il retournait; puis, quand elle
eut compris, elle essaya de me donner le change et feignit de croire à
une plaisanterie. Enfin, convaincue de la gravité de mes paroles, Mme
Dupont-Lardin laissa voir autant de tristesse que d’ébahissement, et me
dit des choses très bonnes et très douces, mais aussi très catégoriques,
où je ne pus retenir un seul mot d’espoir.

Le mirage se dissipa; derrière, il y avait comme une grande nuit.
J’écoutais Gilette ainsi qu’on écoute un personnage de délire. Tout de
suite, j’avais pris la résolution de me tuer, le soir même, en sortant
de l’isba. Je ne pouvais plus vivre sans espérance, voyez-vous... Elle
ne savait pas cela; elle ne lisait rien dans mes yeux; elle me faisait
la leçon, maternellement!... Mon Dieu! nous étions assis tout près l’un
de l’autre, face à face, l’air tranquille... On aurait dit une visite
ordinaire. Sa voix était à peine émue. Personne n’aurait deviné qu’elle
prononçait ma sentence de mort... Et moi, Monsieur, je la regardais, oh!
je la regardais avec toutes les forces de ma vie. Je la regardais pour
la dernière fois. Et vaguement, je l’entendais moraliser et raisonner:

--Mon pauvre ami, ce n’est ni beau, ni bien, ce que vous avez fait.
Cependant... tout n’est pas de votre faute... J’aurais dû
m’apercevoir... Guillaume aussi... Mais comment pouviez-vous supposer...
Oh! ce n’est pas beau! ce n’est pas bien!... Vous étiez un peu fou,
n’est-il pas vrai? Mais c’est fini? Vous êtes raisonnable, à présent?
Oh! oui, quand j’y songe, il fallait que vous ne fussiez plus vous-même!
Guillaume qui vous admire tant! que vous aimiez, enfin! que faisiez-vous
de lui dans cette affaire?... A quoi pensez-vous? Ne me regardez pas
comme cela... Qu’en faisiez-vous, de Guillaume?

Je répondis à regret, sachant que ma réplique allait l’indigner:

--Guillaume? Il n’aurait jamais rien su. Rien ne l’aurait donc fait
souffrir. Je vous jure (et c’était la vérité, Monsieur!), je vous jure
que je donnerais mon sang pour lui épargner... ne fût-ce qu’un léger
souci.

--Mais vous êtes effrayant de cynisme et de contradiction!--reprit
Gilette.--De grâce, mon ami, taisez-vous. Je ne vous reconnais plus!...
Écoutez: Je ne veux pas de rupture, pas de brouille. Non, Guillaume en
aurait trop de chagrin, et peut-être même en concevrait-il des soupçons.
Vous trouverez, je l’espère, assez d’énergie pour étouffer... vos
désirs, sans vous éloigner d’ici. Oubliez, mon cher, si ce n’est déjà
fait. Pour moi, tenez, je ne sais plus ce qui est arrivé. Par ma foi!
rien ne s’est produit. Je ne me souviens pas de votre déclaration; vous
ne vous rappelez pas mes rebuffades; nous ignorons tous deux que vous
avez douté de ma constance. N’est-ce pas la meilleure solution? Qu’en
dites-vous?

«Allons! Reprenons notre vie accoutumée, moi sans rancœur et vous sans
amertume.--Seulement... si vous recommenciez..., alors, que
voulez-vous... Guillaume en serait averti. Vous écouter deux fois ne
serait plus vous éconduire et serait indigne de sa femme. Cela, c’est ce
que vous pensez vous-même, n’est-ce pas?

«Eh bien? Nous oublions? C’est promis?... Répondez-moi.»

Ah! Monsieur, comme j’avais pitié de ses projets! L’avenir? L’avenir
était pour les autres; pas pour moi! Je la regardais; c’est tout. Je la
regardais sans relâche. Elle était l’unique lumière au sein de la grande
nuit. Elle ouvrait, sur les miens, ses longs yeux effarouchés, qui
semblaient s’élargir et me considéraient avec inquiétude et curiosité...
Et je ne les verrais jamais plus! Jamais plus!

--Voyons!--reprit-elle.--Vous me faites peur! Vous ne m’écoutez pas.
Est-ce promis? Jurez! Donnez-moi vos mains, loyalement, comme si j’étais
un homme. Là. Jurez-moi de ne plus me parler de l’histoire
d’aujourd’hui. Jurez-moi de vous guérir, de n’être plus ni malheureux,
ni... déshonnête. Et, de mon côté, je vous fais le serment...

Monsieur!! Au milieu de sa phrase, elle demeura court!... Oh! Cela fut
extraordinaire!--Sa voix, depuis un moment, avait baissé, baissé. Elle
était devenue grave, sourde et traînante. Pensez à un phonographe à bout
de ressort et qui va s’arrêter, c’était cela, pénible et drôle. En même
temps, une indifférence de pierre avait gelé son visage (l’air neutre
des statues antiques, le zéro de l’expression). Ses paupières, après
avoir battu douloureusement, avaient fini par s’immobiliser, par se
pétrifier aussi; elles s’écartaient à outrance et découvraient des yeux
trop fixes, au blanc démesuré, pareils à des yeux de verre... Et voilà
qu’au milieu de sa phrase ralentie, soudain, Gilette s’était tue.--Je
l’avais trop regardée. Elle dormait.

J’avais bien remarqué tout cela dès le début, voyez-vous. Quand ses
mains touchèrent les miennes et que ses yeux commencèrent à se laisser
prendre, je l’ai bien vu,--oh! avec effarement! et ce n’était pas de ma
faute! Non, pas de ma faute! Ouvrez un manuel d’hypnotisme: qui aurait
l’idée saugrenue d’endormir un sujet non consentant?--C’était un cas
exceptionnel, presque miraculeux. J’en fus saisi. Mais j’avais aperçu
tout le profit que je pouvais tirer de l’aventure. La grande nuit où
s’enfonçait mon âme s’était illuminée d’une aurore brusque et
diabolique; des trompettes nasillardes sonnaient dans mes oreilles. Et,
au lieu de libérer les pauvres yeux battants, j’avais resserré sur eux
l’étau magnétique de mon regard. Puis, en moi-même, avec insistance,
j’avais commandé:

--Dormez!... Dormez!... Dormez!... Dormez!...

Et maintenant elle dormait, Monsieur, assise devant moi, froide et pâle,
cataleptique, semblable à son propre marbre.

_Et tout son avenir était à ma discrétion._

Mais il fallait agir sans tarder: quelqu’un pouvait entrer à
l’improviste, et alors quelle tragi-comédie!--Rapidement, je cherchai la
formule des ordres que Gilette allait recevoir et qui devaient s’imposer
nettement à son esprit. Je les voulais courts, précis et complets,
prompts à donner, faciles à retenir, et d’abord exempts de toute
ambiguïté, incapables de susciter un malentendu par fausse
interprétation.

Au bout d’une minute, je crus avoir composé la teneur adéquate, et je
m’empressai d’en opérer la suggestion, car la peur me talonnait,--la
peur d’être surpris, et puis une autre peur... Je vous l’ai déjà dit: la
compagnie des hypnotisés m’effraie. Je répugne à leurs entretiens. Ce
sont de mystérieux interlocuteurs. Et l’isolement où je me trouvais, en
plein péril, avec une patiente que l’opinion publique eût appelée
«victime», redoublait encore mes alarmes.

Je débutai par l’interrogatoire de tradition:

--Gilette! Dormez-vous?

D’une voix blanche et mécanique, elle répondit:

--Oui.

--Êtes-vous disposée à m’obéir?

--...

--Il le faut. Je le veux. M’obéirez-vous?

--... Oui.

--Bien. Retenez ceci:--A partir de mardi prochain... inclusivement, tous
les mardis, à cinq heures, vous viendrez chez moi, et--ajoutai-je d’un
ton rauque, avec une espèce de sanglot--vous serez ma maîtresse, ardente
et ravie entre les plus fougueuses et les plus émerveillées... A sept
heures, vous me quitterez, et vous perdrez le souvenir de nos
rendez-vous et de nos relations jusqu’au mardi suivant. De même, à votre
réveil, vous oublierez que je vous ai endormie. Est-ce bien entendu?

--Oui.

--Répétez.

Mot à mot, sans inflexion, impassible et automatique, elle redit
l’infernal règlement, à la façon d’une écolière qui débite sa fable, et
elle articula ses promesses d’amour comme elle eût ânonné jadis «tenait
en son bec un fromage». Scène odieuse. J’avais hâte d’y mettre un terme.

Je la réveillai. Par bonheur, tout marcha normalement. Sous mes passes
transversales, je vis les couleurs et l’animation refluer à ses joues;
les paupières tressaillirent, les yeux cillèrent, et la pose de Gilette
s’assouplit, tandis qu’un murmure grave, échappé de ses lèvres,
s’accélérait, montait, se cadençait, et devenait la fraîche voix
habituelle reprenant au milieu la phrase interrompue:

--... de ne jamais rien dire à Guillaume. Sinon, je serais bien forcée
de lui apprendre la vérité. Oh! dites-moi que c’est promis, voyons!

--Eh oui, c’est promis!--répondis-je gaiement, avec des rires nerveux
plein la gorge.--Tenez, vous aviez raison: j’étais fou! Mais il suffit,
pour ne l’être plus, de savoir qu’on l’est. Et vous m’avez, de si
péremptoire façon, démontré que je l’étais, madame, que, morbleu! j’ai
cessé de l’être, à la minute exacte où vous m’en persuadiez! Ouf! Cela
fait du bien de plaisanter un peu! Ah! Ah! Ah! Ah!... Me voilà guéri
pour longtemps. Oublions, fichtre! Oublions, je vous crois! Fi! la
vilaine histoire! N’en parlons plus jamais!...

--Ah!--s’écria Gilette avec un accent de triomphe.--Ah! Enfin! Vous êtes
donc resté l’honnête homme que je pleurais déjà! Quel cauchemar vous
m’avez donné, mon pauvre ami! Et quel soulagement aussi!...
Mais,--fit-elle en se prenant la tête dans les mains,--pardonnez-moi...;
tant de secousses... Je vous demande la permission de vous congédier,
mon cher; je souffre tout à coup d’une migraine atroce...

                                   ✱

Je vécus, la semaine qui suivit, dans un état de surexcitation
déplorable. Je ne sais quelles terreurs me saisissaient au cou, parfois,
et m’étranglaient; puis c’étaient de folles allégresses et des
espérances morbides, qui me secouaient d’une mauvaise hilarité.
Viendrait-elle? Voilà, huit jours durant, la seule question que je me
sois posée.--Viendrait-elle? Scientifiquement, je n’en pouvais douter;
mais les hôtes de l’isba menaient une existence si paisible et si
joyeuse, qu’elle eût ébranlé Dieu dans sa conviction. La mienne était
presque anéantie, par moments. Hypnotiseur d’occasion, manière
d’apprenti-sorcier, j’avais joué comme un enfant vicieux avec quelque
chose de trop immense, de trop sacré, de trop mystérieux... Et
maintenant je restais confondu par mon œuvre épouvantable, au point d’en
méconnaître les effets les plus naturels. L’insouciance de Gilette
constituait cependant une preuve de ma réussite; mais je n’y voyais
qu’un témoignage du contraire, et je m’acharnais vainement à découvrir,
au fond de ses yeux purs, l’arrière-pensée que j’y avais insinuée. Je
n’y surprenais rien,--rien de plus que Guillaume, avec ses yeux de mari
derrière ses lunettes de myope.--Le besoin d’être fixé me hantait.
J’établis, pour cette semaine critique, un calendrier analogue à ceux
que les soldats confectionnent pour la durée de leur service, et, de
même qu’ils effacent les jours un par un, une par une je biffai les
heures.

Au bout de leur kyrielle, le mardi se présenta. C’était le premier
d’octobre.

A tout hasard, je fis de ma chambre une véritable serre chaude, remplie
de floraisons précieuses et de feuillages recherchés. Et quand l’instant
fut arrivé, je descendis me poster sous la voûte, afin de guider
Gilette, si elle venait, et de la conduire à mon deuxième étage sans
qu’elle eût à se tromper.

Je croyais de moins en moins à sa venue; et je m’en consolais tant bien
que mal, en évoquant toute l’humiliation d’un tel succès. Du reste, à
supposer qu’elle fût là tout à l’heure, que serait-elle? Une
simulatrice, un mannequin remonté par moi... Quel plaisir pouvait
dispenser un automate de ce genre?...

Mais quand je l’aperçus de loin, tapotant le pavé de ses petits talons
mutins et décidés, drapant avec un art coquet le retroussis de sa jupe,
si blanche et rose et blonde, si légère malgré ses fourrures et si
gracieuse en dépit de sa hâte, si vivante enfin! allez! je ne pensais
plus guère à un automate! Son allure désinvolte n’avait rien de saccadé,
je vous en réponds!--Elle approcha.--Ses yeux riaient de l’escapade. Ce
n’étaient pas des yeux de somnambule.--En passant près de moi, elle mit
son manchon devant sa bouche et murmura: «Rentrez vite! quelle
imprudence!» Et elle courut gaiement vers l’escalier.

Seigneur! On eût dit le printemps déguisé en hiver!

Je l’avais rejointe d’un bond, et je la précédai en lui tenant la main.
Son parfum montait devant nous, en effluves de vergers fleuris et de
jardins renaissants, qui remplissaient la vieille cage de l’escalier.

Sur le seuil, Gilette m’enveloppa de toute sa souplesse affolante, elle
plongea passionnément son regard dans mes yeux, puis, à travers un
baiser dont je crus défaillir, elle chuchota en balbutiant d’émoi:

--Enfin, mon amour! Enfin! Enfin!...

Et le désir faisait un peu loucher ses prunelles lascives.

Nous glissâmes vers la chambre, enlacés.

Ici, je m’arrête. Quand j’accumulerais tous les superlatifs pour décrire
tous les maxima et tous les apogées, en sauriez-vous davantage?... Le
temps passa comme un souffle édénique. C’est à peine si quelques
velléités de réflexion, quelques essais d’analyse, troublèrent ma
bienheureuse félicité. Mais, à chaque fois que je m’interrogeais à
propos de Gilette, il me fallait reconnaître le naturel dont
témoignaient ses actions et son langage. Il est des choses qu’on ne
saurait contrefaire. Au surplus, elle manifesta des impressions que je
ne lui avais pas ordonné de ressentir. Ce jour-là seulement, son jeune
corps lumineux s’éveillait aux premières délices. Il en prenait des airs
surpris et désordonnés; et, charmante, elle admirait qu’il s’étonnât si
profondément, et qu’il s’agitât au mépris d’elle-même, d’une façon peu
modeste, qui la faisait tout ensemble rougir et se pâmer.

Mais--que l’esprit de l’homme est donc contrariant!--ne m’avisai-je pas,
brusquement, de croire à _trop_ de naturel! La comédie, parbleu! c’est
en _feignant_ de s’endormir qu’elle l’avait jouée! Ah, petite poison!
petite masque! Elle avait voulu se réserver la meilleure part et le plus
beau rôle; se garder, pour le cas d’un scandale possible, l’excuse
absolutoire de la suggestion!--Oui, Monsieur, voilà mon idée. Est-ce
curieux, hein? Devant l’énormité de mon crime, je refusais d’y ajouter
foi, et je ne voulais pas admettre ma victoire en présence de son
caractère magique et de sa taille colossale!

Gilette se chargea de me rappeler à la réalité. Tout à coup, elle
tressauta et dit d’une voix brève:

--C’est l’heure. Je le sens. Il faut partir.

Puis elle se leva. J’essayai de la retenir par un bout de ruban; mais
elle fit, pour se dégager, un mouvement si raide, que le ruban me resta
dans la main avec un lambeau de dentelle. Et j’observai dans cette
retraite une fatalité impulsive, qui força mon respect et ma crédulité.

Je l’aidai à se vêtir.

Ses adieux furent tendres et désolés. Elle répétait en pleurant:

--Huit jours! Huit jours sans se voir! Comment pourrai-je attendre si
longtemps!... Mais que faire? Nous n’y pouvons rien! Au revoir! A
mardi... Au revoir...

Sa plainte amollissait ma fermeté. Cette semaine de solitude, qu’il
fallait traverser, me parut un désert à franchir, interminable et
ténébreux. En regardant Gilette descendre l’escalier, j’éprouvais une
angoisse mortelle, comme s’il eût été celui même de l’Enfer.

Elle se retourna sur la dernière marche et me lança dans un sourire
navré:

--Mardi! A mardi, surtout!...

Puis, ayant longuement contemplé ma douleur penchée vers son départ:

--Pauvre chéri!... C’est l’heure! C’est l’heure!--fit-elle.--Adieu!

Elle s’échappa.

Je respirai, jusqu’au dernier soupçon, les haleines d’avril où sa
présence s’attardait. Et son absence commença... Une absence terrible et
singulière, où Gilette s’exilait de Mme Dupont-Lardin; où celle qui
m’aimait sortait de l’autre, et s’en allait dans l’inconnu, plus loin
que tout: nulle part!

Pourtant, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des suites de notre
rendez-vous. Je redoutais qu’il n’eût laissé quelque vestige confus dans
la mémoire de Gilette; et, le lendemain, je sonnai à la porte de l’isba.

J’y reçus l’accueil habituel: cordial et sans façons. Guillaume,
toutefois, se montra soucieux. «Sa femme, disait-il, avait des yeux
battus et des traits tirés qui ne présageaient rien de bon. Il l’avait
trouvée ainsi en revenant du cours, la veille au soir.» Et Mme
Dupont-Lardin daigna me confier qu’elle se sentait lasse et
languissante, et n’en pouvait découvrir la raison.

Resté seul un moment avec elle, je saisis le hasard pour lui demander,
avec un air de magistrat bouffon:

--Qu’avez-vous fait hier, de cinq à sept?

--Hier?

--Eh oui!--continuai-je sur le ton badin.--Je suis venu vous offrir mes
hommages, et vous n’étiez pas là. Qui donc m’a privé du spectacle de vos
grâces? Le couturier? la modiste? ou l’adultère?

Mme Dupont-Lardin se mit à rire.

--Insolent! Vous êtes trop curieux,--me répondit-elle.--Pour votre
punition, vous ne saurez rien!

Elle avait dit ces mots d’un ton fort enjoué. Mais aussitôt, son front
devint pensif, et elle tomba dans une rêverie obstinée dont je ne pus la
divertir. Je compris qu’elle cherchait à se remémorer l’emploi de son
temps, de cinq à sept, et qu’elle n’y parvenait pas.

Là-dessus, je rentrai chez moi, tranquillisé et sans avoir prolongé ma
visite, car il m’était particulièrement désagréable de tenir salon avec
une Gilette indifférente, l’étrangère qui, la semaine d’avant, m’avait
rabroué, tancé, humilié, et qui ne considérait en ma personne qu’un
goujat remis à sa place.

Le mardi suivant, mon amoureuse, fidèle à sa consigne, resurgit du
néant, et m’apporta ce paradis hebdomadaire que je m’étais assuré
délicieux et ponctuel.

                   *       *       *       *       *

_Je viens de consulter la pendule... Quatre heures moins cinq... Plus
que trente-cinq minutes à vivre!... Ah! pourquoi n’ai-je pas écrit cette
lettre plus tôt! Je voudrais tant me recueillir un peu!..._

                   *       *       *       *       *

Donc...--_Ah! je ne sais plus... je ne sais plus..._

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, ceci se passait au début d’octobre. Et les semaines de ténèbres
suivirent les mardis éblouissants.

Les gens de l’isba m’y voyaient de moins en moins. On me reprocha cette
froideur. Mme Dupont-Lardin me fit comprendre gentiment que ma
délicatesse était trop réservée. «Depuis des jours elle avait oublié mon
incartade, et elle prendrait plaisir à jaser, comme par le passé, avec
Guillaume et son vieil ami.» Oui-da! Moi aussi, j’aurais voulu la
fréquenter davantage, mais éprise, mais voluptueuse, et non pas
négligente! Et je déplorais maintenant les scrupules qui m’avaient
interdit de lui suggérer l’amour pur et simple, sans intermittence, et
la résolution de fuir avec moi... Et je maudissais la peur dont me
faisait trembler le sommeil de l’hypnose et qui m’empêchait de rendormir
Gilette afin de pouvoir lui dicter une loi nouvelle.

Ah! cet effroi du médium en catalepsie! La fréquentation périodique
d’une magnétisée ne parvenait pas à le vaincre. Je frémissais à l’idée
qu’un jour, quelque événement surviendrait fatalement qui me forcerait à
replonger cette femme dans les transes et à lui intimer tel ou tel
contre-ordre. Et s’il m’arrivait de sonder le mystère psychique, oh,
alors! dans cette ombre redoutable où la pensée chemine à tâtons, parmi
ces rouages incertains et formidables que j’avais eu l’audace de mettre
en action, tout m’épouvantait! Pour en obtenir des résultats connus,
j’avais donné le branle aux machineries les plus énigmatiques; et
maintenant j’appréhendais que le jeu secret de ces engrenages ne
provoquât des aboutissements imprévus, et n’engendrât d’irréparables
conséquences.

Or, la bizarrerie des effets que j’avais suscités n’était pas pour me
rassurer à l’égard de ceux qui pourraient se produire. Une face terrible
de l’hypnotisme, c’est la fatalité inexorable de ses phénomènes.
L’obéissance du sujet aux commandements du magnétiseur a quelque chose
de mathématique, d’aveugle, qui vous impressionne au delà de toute
expression.--Plusieurs fois, poussé par le génie des frissons pervers,
je me donnai l’infâme spectacle de Gilette réduite à l’état de chose
aimantée:

Un mardi, à l’instant des adieux, je lui dis:

--Reste avec moi. Ne t’en va plus.

Et je me plaçai devant la porte ouverte, les bras en croix.

Sa figure se contracta douloureusement. Elle ne dit pas un mot pour
tenter de me fléchir. Elle n’essaya même pas de se faufiler sous l’un de
mes bras. Elle passa, simplement, impétueuse et farouche, en athlète
herculéen, forte soudain d’une force irrésistible venue on ne sait d’où.
Le choc me renversa.

Un autre mardi,--ayant prémédité cette deuxième épreuve,--je me rendis
chez elle un peu avant cinq heures. Ce fut la visite classique du «vieil
ami». Nous devisâmes de frivolités. Mais Gilette, sans plus de formes et
tout à coup, rompit notre duo mesquin et sonna sa femme de chambre.

--Donnez-moi vite mon chapeau et ma jaquette,--lui dit-elle. Puis, se
tournant vers moi:

--Vous me pardonnerez... Une course indispensable. Je suis absolument
obligée de sortir... A bientôt, n’est-ce pas?... Non, ne m’accompagnez
pas: je vais au diable!

Ne sachant pas si bien dire, c’est ainsi qu’elle m’abandonna pour aller
me rejoindre.

Ah! l’étrange maîtresse que j’avais là! Parfois, Monsieur, songeant que
c’était ma volonté, à moi, qui la régentait, j’éprouvais l’abominable
sensation de me posséder moi-même!

Et pourtant, est-ce que l’amour est autre chose que cela? Dans chaque
misérable paire d’amants, est-ce que l’un n’est pas toujours dominé,
suggestionné par l’autre? Et quand, des deux, c’est l’homme qu’on
fascine, est-ce que cela ne vous semble pas monstrueux, comme si alors
la femme usurpait les prérogatives du mâle? Dites?... En somme, nos
amours, à Gilette et à moi, n’étaient qu’une transposition, dans le
domaine expérimental, de ce qui se passe dans la nature. Je n’ai rien
fait de plus que reproduire artificiellement un phénomène de la nature,
et mon crime se confond avec expérience de laboratoire. Peut-être même
ne serait-il pas un crime, si je l’avais commis au nom de l’humanité!
Qu’est-ce, à tout prendre? C’est de la sérothérapie psychologique, voilà
tout. J’ai inoculé la passion, de même qu’on injecte un virus. Dieu fait
les poitrinaires, comme il fait les amoureux; dans la première
occupation, force _tuberculeurs_ de rats et de cobayes le remplacent au
mieux; moi, je l’ai doublé dans la seconde.

Doublé? Allons donc! Je l’ai parodié comme un homme peut le faire. Je
l’ai singé burlesquement! Et je ne tardai pas à reconnaître
l’infériorité de mon travail au regard du sien.

La santé de Gilette s’affaiblit. De semaine en semaine, j’en suivis le
déclin, très lent, mais indiscutable. Toujours fringante et radieuse
quand elle venait à moi, j’appris de Guillaume, pendant une apparition
que je fis à l’isba, les longues méditations injustifiées et les
tristesses sans cause qui la tenaient, des heures, assise et ployée,
dans un mutisme sauvage.--Ce jour-là, Guillaume m’avait supplié de
revenir souvent, de les égayer...

Je n’en fis rien.--J’étais perplexe.

                   *       *       *       *       *

Un matin, vers Noël, Guillaume se présenta devant moi, me causant une
vive appréhension. Ils avaient consulté le célèbre docteur B*** sur
l’état de Mme Dupont-Lardin!...

Mais B*** s’était prononcé tout de go:--Mme Dupont-Lardin souffrait
d’une neurasthénie aiguë.

A cette annonce, mes craintes se dissipèrent.

--Eh bien?--répliquai-je.--La neurasthénie, on la soigne! Et on la
guérit!

--Je sais, je sais. Le docteur a prescrit des cachets, des vins, des
piqûres, des douches. Ça, ça va tout seul. Mais la principale
médication... Le croirais-tu? Gilette n’en veut pas! Elle refuse de s’y
soumettre.

--En quoi consiste...?

--Ah! Ce n’est rien, pourtant! Cela consiste à séjourner deux mois au
soleil, dans un pays de verdure et d’agrément, au bord de la mer.
Promenades. Repos. Distractions...

--Oui. Et elle ne veut pas?

--Elle dit qu’elle ne peut pas; qu’il lui est impossible de quitter
Paris. Et quand je lui demande pourquoi: «Je ne sais pas, répond-elle,
mais c’est impossible.» Et la voilà qui se reprend à méditer, l’œil
allumé, la joue en feu, la tête sur les poings, avec l’air de poursuivre
la solution d’un problème indéchiffrable!... Le docteur prétend voir
dans cette obstination une preuve même de la neurasthénie... Écoute, mon
vieux,--reprit Guillaume,--aide-moi, je t’en conjure! Tâchons de la
décider, à nous deux. Elle a suivi tes conseils tant de fois!... Sa mère
possède une villa près de Saint-Raphaël; que Gilette y passe deux mois,
et c’est la guérison, la vie... Autrement...

Il eut un grand geste enfantin, découragé; il renifla, toussa, et finit
par éclater en sanglots.

--Quoi?--m’écriai-je.

--Le docteur... ne garantit rien...

L’émotion fit trembler ma réponse:

--Tu peux compter sur moi, Guillaume! Nous la déciderons, je te le
promets. Tu as bien fait de venir. Mais il ne faut pas la laisser seule.
A tout à l’heure, mon bon vieux! Va! Je te suis. J’y vais.

Quand le brave garçon fut parti, en essuyant tour à tour ses yeux et ses
lunettes, je tâchai de rassembler mes idées en déroute:

Sans la permission de son «directeur d’âme», Gilette ne voudrait pas
s’embarquer pour le Midi. Or, son existence étant à ce prix, coûte que
coûte elle partirait. Donc, le devoir m’incombait de l’endormir et de
lui accorder, sinon la liberté, du moins quelques semaines de répit.
L’opération s’effectuerait chez moi, commodément, le prochain mardi.
Trois jours me restaient pour simuler, en présence du mari, les
objurgations pressantes qui légitimeraient à ses yeux une pareille saute
d’humeur.

Mon programme fut rempli de point en point.

Le trente et un décembre, ayant pris mon courage à deux yeux, j’appelai
sur Gilette la hideuse torpeur.

Une belle tentation s’offrait à ma conscience: lui dire: «C’est fini. Tu
ne viendras plus jamais. Reprends ton indépendance.»

C’était cela, le remède infaillible, les vocables magiciens! Je ne les
ai pas prononcés. Je l’aimais trop. Je préférais mon plaisir à son
bonheur. Et voici, dans sa forme concise, mûrement réfléchie, la
décision que je lui notifiai, et qui, par la même occasion, corrigeait
les défauts de l’ordonnance antérieure:

--Tu laisseras passer neuf mardis sans venir. Le dixième, à cinq heures,
tu seras ici. Dès lors, tous les mardis, rendez-vous dans les anciennes
conditions. Seulement, s’il m’arrive d’être près de toi, ne va pas me
chercher ailleurs, et viens me trouver n’importe où que je sois.

Le soir même, elle annonçait à Guillaume sa détermination d’aller, deux
mois, tenir compagnie à sa mère, puisqu’il désirait si ardemment cette
villégiature.

Guillaume exulta. Il ne savait comment remercier l’avocat de sa cause...
Un point, toutefois, le chagrinait. Retenu par l’exposition annuelle de
ses œuvres, il ne pouvait quitter Paris avant le quinze...

Mais on eut le bon esprit de ne point tergiverser. Les décisions furent
prises: Gilette partirait sans retard; et lui, la rejoindrait à
Saint-Raphaël.

                                   ✱

Le premier janvier, à neuf heures, le _Côte d’Azur Rapide_ emporta Mme
Dupont-Lardin.

C’était la première fois que Guillaume se séparait de sa femme. Il en
conçut beaucoup de mélancolie, et, redoutant la désolation des soirées
solitaires, il me pressa de dîner chaque jour à l’isba. Plus attristé
que lui d’une plus longue séparation, j’acceptai son offre volontiers.
Au moins, de cette façon, j’aurais des nouvelles de Gilette, et
quelqu’un m’en parlerait. Cela m’aiderait à supporter les journées
éternelles,--et les mardis surtout, ces neuf mardis qui s’avançaient
tout doucement du fond de l’avenir, mardis de jeûne et d’abstinence,
vides et noirs maintenant comme les autres jours, comme toutes ces nuits
que tous les jours me paraissaient former...

Le premier d’entre eux tombait le sept janvier.

Le mardi sept janvier mil neuf cent huit!... J’aurais pensé qu’il fût de
ces dates quelconques et sans intérêt, lugubres sans doute, mais dont
l’anniversaire ne vous rappelle rien qui vous fasse pleurer... Ce fut un
jour terrible, Monsieur! Et j’en sais plus d’un qui sangloteront, le
sept janvier, tous les ans de leur pauvre vie!...

Il était dix heures du soir, à peu près. J’allais prendre congé de
Guillaume. Il avait reçu, le matin, de Gilette, un billet empreint d’une
souriante sérénité, et, pour célébrer ce qu’il nommait «le
rétablissement de sa chère malade», il avait voulu festoyer au
champagne.

Cette petite orgie avait dissipé mon spleen, accentué son optimisme, et
nous échangions, ma foi, d’assez coquines reparties,--quand on lui remit
une dépêche.

Il la parcourut. Je le vis blêmir, s’asseoir lourdement pour ne pas
tomber... En même temps, il me sembla que mon sang devenait une eau
froide, et je sentis ma lividité comme un enduit glacial...

Guillaume respirait en homme essoufflé.

--Un malheur?--fis-je d’une voix qui s’étranglait.

Il se prit à hocher la tête, et bégaya:

--Un... grand... grand malheur... Ma femme... très souffrante... On
m’engage à me rendre... là-bas... sans retard... sans retard...

S’étant levé tout d’une pièce, il ajouta:

«Elle est morte! J’en suis sûr. On les connaît, ces télégrammes de
précautions et de ménagements: «Venez sans retard», cela signifie: «Vous
arriverez trop tard»... Allons! Il faut partir.»

Je me rends compte, à présent, que son calme était plus effrayant qu’un
désespoir avec des larmes et des cris. Mais j’avais tant de peine à
maîtriser mon propre affolement, que je ne pouvais pas m’en apercevoir,
ni mesurer combien sa douleur grande et pure s’élevait au-dessus de mon
épouvante.

Cependant, peut-être bien qu’il s’abusait? Pourquoi la dépêche
n’aurait-elle pas dit toute la vérité?--Je tâchai de l’en convaincre et
de m’en persuader moi-même. Vains efforts. Guillaume partit dans la nuit
avec sa funèbre certitude, et je restai seul en face de la mienne et de
la conviction que j’étais un assassin.

Jusqu’à l’aube, j’arpentai ma chambre, couvrant des lieues et des
lieues, dans un va-et-vient de navette sans fil, qui se démène à vide et
ne peut rien tisser. J’avais beau raisonner, en effet, je ne pouvais
rien établir,--que des suppositions inutiles. Mais, Monsieur! l’unique
évidence qui s’imposait à mon esprit le torturait:--Gilette, bien
portante jusqu’alors, avait été victime d’un grave accident le jour même
de nos rendez-vous et--d’après l’heure du télégramme--vers la fin de
l’après-midi, c’est-à-dire aux instants qu’elle avait coutume de passer
avec moi.

Avais-je mal effacé, aux tables de son âme, l’injonction primitive
l’obligeant à venir me trouver de cinq à sept? S’agissait-il d’un
accident morbide? d’une catastrophe mentale? Ou bien, dans une
précipitation somnambulique, avait-elle roulé sous quelque voiture? Un
train l’avait-il écrasée?

A toutes ces conjectures, j’opposais mille et mille objections. Une âpre
bataille d’arguments se livrait dans ma tête; des voix différentes y
lançaient les apostrophes de ma raison, de ma conscience et de mon
égoïsme. Je crus entendre leur altercation.

Et cela dura jusqu’au matin.

La clarté du soleil me rendit confiance. Le doute égalisa peu à peu les
bonnes chances et les mauvais risques. Vers le soir, je ne croyais même
plus à la mort de Gilette.

A neuf heures, une dépêche:

  Tout est fini.

  Guillaume.

Pas d’explications. Nul détail. Nul réconfort. «Tout est fini.» Je ne
savais ni l’heure exacte ni les conjonctures de l’événement. Et je
n’osais pas télégraphier pour en obtenir le récit...

Alors, le supplice de la dernière nuit recommença. Et cette fois, deux
aurores se levèrent sans éclairer ma vie intérieure. Je me demandai,
avec une obstination persécutrice: _Comment cela est-il arrivé?_ Et si
ma conscience interrogée ne savait que me confondre, mes souvenirs
questionnés ne répondaient rien qui valût. Je ne me lassai pas de redire
sur tous les tons ce que j’avais prescrit à Gilette; de retourner en
tous sens mes formules impératives; aucune ambiguïté ne s’y révéla pour
m’indiquer la solution du mystère. D’heure en heure, cependant, ma faute
s’affirmait à mon jugement. De quelle façon j’étais coupable de cette
calamité, c’est une chose qui m’échappa toujours; mais que j’en fusse
l’auteur, voilà ce dont je ne doutai plus au bout de trois journées
d’angoisse et d’insomnie. «Tu l’as tuée!» Je me criais cela, Monsieur.
«Tu l’as tuée! Tu l’as tuée!»--Et depuis lors, je ne peux pas m’imposer
silence à moi-même.

A côté du cercueil qu’il avait ramené, Guillaume, pourtant, m’a raconté
la fin de Gilette. Il m’a dit l’absurde crise d’appendicite, survenue en
coup de foudre; la nécessité d’une opération immédiate, à chaud, dans
les conditions les plus défectueuses; et la mort sous le chloroforme, à
deux heures du matin. Il m’a dit tout cela, qui aurait dû me soulager le
cœur... Eh bien? Savez-vous ce que j’ai pensé? «Tu l’as tuée! Tu l’as
tuée!»...

Il n’était plus temps, voyez-vous. C’était une idée fixe. «Tu l’as
tuée!»

Mais non, ce n’est pas moi! Je suis innocent!

Allons donc! Tu le sais bien, au fond, que c’est toi qui l’as tuée!...
Tu l’as tuée, te dis-je! Ah! Ah!

Chut!

Tu l’as...

Silence donc!

... Tuée!...

Oh! Malédiction!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est à la sortie du cimetière Montmartre que, depuis sa mort, j’ai subi
la première attraction du suicide. L’état où je voyais Guillaume
m’empêcha d’y succomber. Le quitter dans la douleur me sembla déserter
un poste de confiance. Je compris mes devoirs de consolateur et je me
donnai la tâche de les accomplir avant de disparaître.

L’égarement du veuf touchait à la démence. Son beau stoïcisme du début
avait fait place aux fureurs de la rancune. Il maudissait l’amour, le
sort, et tout. Il aurait voulu croire en Dieu, pour le rendre fautif de
sa détresse et le blasphémer à coup sûr.

Je réussis pourtant à lui remettre aux doigts ses crayons et ses
pinceaux; à le courber, du matin au soir, sur des albums, où bientôt les
portraits de Gilette se succédèrent de page en page; à l’abrutir de
travail et de lassitude. Il reprit son cours du mardi. Voûté, jauni,
muet, jetant par en dessous des regards craintifs, ce n’était plus le
même, hélas! mais enfin, c’était un homme encore; et sans moi, qui
sait?... Si ce n’est pas la vie, c’est du moins la raison qu’il doit à
ma sollicitude.

Mais ce qu’il m’a donné de mal, au commencement!--Le cimetière, aussi,
n’était pas assez loin de l’isba! C’était si vite fait d’y courir! On
traversait la place Blanche, on enfilait le boulevard, et tout de suite,
à droite, l’avenue Rachel ouvrait sa courte impasse sur la grille de la
nécropole. Trois jours consécutifs, je l’ai retrouvé là, dans la petite
chapelle de la famille Dupont-Lardin. A sa dernière équipée, il avait
soulevé la dalle du caveau et se préparait à descendre l’escalier!...
J’obtins de lui la promesse de ne plus revenir qu’une fois par semaine
et de laisser la dalle en repos.

Il avait eu la force de tenir sa parole. C’était bon signe. Du reste, je
ne tardai pas à m’apercevoir qu’il allait de mieux en mieux et n’avait
plus besoin d’un assistant.

Mon rôle prenait fin plus tôt que je ne l’avais espéré. Cependant,
Monsieur, si brève qu’eût été sa durée, il m’avait suffi de vivre un
seul mois avec mes remords pour m’habituer à leur compagnie. Un deuil
accablant, une tristesse infinie me rendaient l’existence plus
sépulcrale que la mort; mais à présent, le courage d’en sortir m’avait
abandonné. J’étais incapable du moindre effort. Mon métier d’architecte
me rebutait. Tout labeur m’excédait. J’aurais voulu ne pas quitter ma
chambre et qu’elle fût tapissée de noir, à l’exemple d’un catafalque. La
fenêtre en demeurait close. Je m’y tenais prisonnier tant que la faim ne
m’en chassait pas, ou que Guillaume, surpris d’une telle affliction,--et
soupçonneux peut-être,--ne se décidait pas à m’y relancer. Je haïssais
tout ce qui venait rompre mes lamentables entrevues avec la mémoire de
Gilette. La joie des autres m’indignait. L’éclat de rire d’un passant
suffisait à m’irriter. Le Carnaval, qui produit dans les rues un
brouhaha de fête, porta ma colère au paroxysme.

Pendant qu’il régnait sur Paris, j’essayai de calfeutrer la croisée au
moyen de tapis et de matelas. Peine perdue. La rumeur du peuple en
jubilation filtrait, bien qu’assourdie, au travers de l’étouffoir, et
elle m’arrivait aussi par les chambres voisines. Des chants, des
hurlements de liesse, un air de mirliton s’en échappaient comme des
fusées; et je compris, à des musiques ambulantes et à des explosions de
clameurs, que les chars d’une cavalcade défilaient sur la chaussée.

N’y tenant plus, je pris la détermination d’aller chercher le silence et
la paix dans un quartier plus tranquille. Je sortis.

La cavalcade s’éloignait vers la place Pigalle. Je m’enfuis à l’opposé.

Sur toute la largeur du boulevard, une foule clairsemée entrecroisait
ses promeneurs. La gaieté populaire sévissait à grand renfort de
confetti. On en jetait avec énergie dans toutes les bouches ouvertes;
mais ils ne coupaient là que des obscénités ou des cris de bétail; car
cette populace empruntait la voix d’un troupeau: elle brayait et bêlait
de plaisir. Des martinets en papier, aux lanières frénétiques,
violentaient les figures soudainement effarées. Le lazzo des serpentins
saisissait les cols et, pour une seconde, liait un groupe dans la
multitude. Quelques masques, pauvrement costumés, paradaient ou
faisaient d’imbéciles pitreries... Oh! tas de baudets! tas de boucs!
Idiots assez lubriques pour _s’amuser_ dans cette vallée de larmes! La
joie!--Misère!--_La joie!_ Quelle folie atroce!

Je hâtai le pas.

Il avait plu dans la matinée. Mais le jour s’achevait par un beau soir
d’hiver, déjà mêlé de langueurs tièdes et perfides. Le soleil déclinant
allumait aux flaques de pluie des flamboiements de verrière. Un
Paillasse miteux sautait dans ces mares boueuses, afin d’éclabousser
l’endimanchement des citoyens. Comme je l’évitais par un détour,
quelqu’un me gifla d’une poignée de confetti sordides. Je me fâchai. Les
témoins s’esclaffèrent.

Je repartis plus vite encore.

Ce boulevard m’était insupportable. Bordé de cabarets à devantures
baroques,--_le Ciel_, _l’Enfer_, _l’Araignée_, _le Chat Noir_, _les
Porcherons_, façades aux statues difformes et sinistres,--il était bien
le cadre de laideur grotesque le mieux approprié à cette mascarade
prolétarienne. Je fus sur le point de me réfugier chez Guillaume; mais
la crainte d’y percevoir encore la hurle du Carnaval m’en dissuada.

Tout m’agaçait. _Le Moulin Rouge_, à deux pas du lieu saint où les
défunts reposent, me sembla la honte de Paris.

En traversant l’avenue Rachel, je vis que la grille du cimetière n’était
pas fermée.--Devais-je entrer?--Hélas! Pourquoi? Pour entendre la tourbe
se divertir contre le mausolée de Gilette! Une telle perspective me
relança, tête baissée, parmi la foule.

Celle-ci, à mesure que j’avançais, allait s’épaississant. J’éprouvais
une difficulté croissante à la pénétrer. Je sentais _sa joie_ hostile à
mon désespoir, et sa lenteur s’opposer à ma course. Peu à peu, je dus
ralentir.--On me dévisageait curieusement.--Et, place Clichy, la cohue
et surtout _la joie_ devinrent si violentes que je me vis dans
l’obligation de rebrousser chemin, jouant des coudes et cognant des
épaules, sous une averse de confetti, de serpentins et d’invectives.

Il fallait se résigner. Le plus simple était de retourner à la maison.
C’est ce que j’entrepris.

L’affluence diminua. Les badauds circulèrent avec plus de sagesse. Mais
je vis sans plaisir que les masques s’y multipliaient. Sans doute
l’imminence de la nuit les encourageait-elle à se hasarder au dehors,
avec leurs oripeaux misérables. Il en débouchait de toutes les rues dans
ce boulevard carnavalesque, attifés de haillons, fardés à l’encre et
poudrés de farine, défigurés par d’ignobles maquillages
grimaçants,--tous pitoyables et tous _joyeux!_ Il en sortait des ruelles
les plus maussades, des culs-de-sac les plus obscurs, et même de cette
avenue Rachel qui menait à des sépulcres! Oui, même là, des gens
habitaient qui voulaient godailler et qui réclamaient leur part de
_joie!_ de folie! Deux clowns en débouchèrent devant moi. Ils avaient
des faux nez de carton, des sarraux de lustrine mi-partis jaune et bleu,
et chantaient _joyeusement_ la scie à la mode. Une femme, travestie en
ouvrier, pipe aux dents et moustache aux lèvres, les suivait en riant
toute seule. Puis venait un autre masque indéfinissable. Homme ou femme?
odalisque ou Romain? toge sale ou malpropre burnous? On ne savait pas ce
que c’était. Mais, sans conteste, cela était ivre, et cela s’appuyait
aux murailles pour marcher. En vérité, c’était une gageure! Les plus
miséreux voulaient se réjouir aujourd’hui, pour me narguer! Les pieds de
celui-là faisaient «floc, floc» sur l’asphate mouillé; sûrement son
péplum, qui traînait dans la boue, ne cachait que de vieilles savates;
mais il était déguisé, ce pouilleux! et il était saoul, la brute!... Oh!
cette _joie!_ cette _joie!_ partout!!!...

J’étais indigné, et je dépassai vivement le pochard en détournant les
yeux. Cette facétie de misère en goguette incarnait pour moi la ripaille
unanime et _la Joie_ universelle; à tel point qu’il me fut odieux
d’entendre patauger à ma suite les crochets de l’ivrogne. Toute la
tristesse du monde s’était réfugiée dans mon âme. J’aspirais à la
solitude avec une ardeur maladive. Une cloche, qui sonna l’heure
lentement, me sembla tinter un glas funéraire.

J’atteignis ma maison comme on gagne un lieu d’asile.

Soulagé d’avoir fui la bousculade ébaudie, je montai sans hâte
l’escalier; et j’arrivais au premier étage, quand un bruit désagréable
me fit aller plus vite et grimper à l’assaut... C’était, au dallage du
vestibule, le «floc, floc» trébuchant, qui s’amortit bientôt sur la
moquette des marches.

Ah, malheur! Le chie-en-lit qui montait, à présent! _La Joie! La Joie_
qui me poursuivait!...

En quatre enjambées, je fus sur le pas de ma porte, cherchant mes clefs
et ne les trouvant pas à cause d’une envie forcenée de les découvrir et
de me soustraire à la vue de cette _Joie_, vous comprenez: _la Joie_ qui
passerait là, sur le palier, avec son rire et ses hoquets, en se foutant
de moi!

Enfin le passe-partout glissa dans la serrure. Et je me sentis
gouailleur, libéré, victorieux.

--Que le diable emporte le mardi gras!--fis-je.--Tiens, mardi!... Nous
sommes à mardi... Il y a aujourd’hui... Hélas! c’est aujourd’hui
qu’_elle_ devrait...

Et tout à coup, Monsieur, mes dents se mirent à claquer, et mes
ossements commencèrent à danser la danse des Morts... J’étais devant ma
porte ouverte, sans pouvoir y passer... J’écoutais monter le masque...
le masque de l’avenue Rachel... Je l’entendais chanceler contre les
murs, dans la pénombre... _Une exhalaison de morgue le précédait!..._

Il surgit, accroché à la rampe... Ce n’était pas un burnous... une toge
non plus... Il écarta le suaire qui l’enveloppait; ce que j’aperçus, aux
lueurs du couchant, ne pourrait se traduire. Ce n’était ni masculin, ni
féminin, et ce n’était pas ivre:--c’était un être de limon qui
s’approchait de moi... un monstre obscur et vaseux, qui me toucha...

Il m’étreignit de sa rigidité froide et gluante... Et voici qu’un râle
essaya de parler:

--Viens! viens vite! Nos deux heures sont écourtées; j’ai eu tant de
peine à sortir... Je suis en retard... Viens, mon amour!... Oh! je
souffre le martyre... Mais je t’aime encore plus que je n’ai mal...
Viens!

Je me laissais faire, abêti, sans comprendre; _et feu ma maîtresse
m’entraîna vers la chambre._

La fenêtre bouchée y faisait une nuit précoce.--La nuit venait aussi
dans ma tête.--Je dormais de stupeur.--Une abjecte accolade me réveilla
soudain. Je fis un haut-le-corps et je repoussai le cadavre amoureux, si
brutalement, que je l’entendis s’abattre avec une chaise culbutée. Ma
main chercha d’elle-même un objet familier; je tournai machinalement
quelque chose: une lampe électrique s’alluma.

La morte s’était déjà relevée. Debout, elle arrangeait les plis de son
linceul. C’était, dans la lumière impitoyable, une chose à vous rendre
fou! un spectacle à vous tuer! un horrible prodige qu’il fallait
sur-le-champ faire cesser!...

Mais comment?--Quelle secrète loi d’hypnotisme avait prolongé au delà de
la mort l’effet de mes ordres? Je n’étais pas à même d’y réfléchir. Un
seul expédient s’offrait à mon esprit bouleversé: endormir cette chose,
et lui enjoindre de réintégrer sa bière et d’y rester sans vie jusqu’à
la consommation des siècles... Oui! Mais ce spectre matériel était-il
susceptible de s’endormir? Les morts sont-ils magnétisables? Peut-on les
assoupir, eux qui déjà ne veillent plus? Se peut-il qu’on endorme celui
qui dort?... Et moi! Est-ce que j’aurais l’audace de plonger mon regard
dans ces deux ignominies... moi qui ne l’osais pas quand c’étaient les
étoiles de mon ciel?...

Je fis un grand effort.

--Gilette,--commençai-je. (Ah! que ces noms diminutifs s’accordent mal
avec les trépassés, et comme celui-là sonnait faux!)--Gilette...
Asseyez-vous... Il y a si longtemps que je ne vous ai contemplée... Non!
Ne vous mirez pas dans la glace! Je vous en conjure! Je vous le
défends!...

Son râle gronda sourdement:

--C’est abominable de savoir qu’on est mort... de se sentir ainsi
souffrir... et p...

--Grâce! grâce!--suppliai-je.

--Pourquoi demander grâce? Es-tu coupable?... Je t’aime; voilà qui
importe seulement. Viens, mon adoré! Oh! j’ai tant besoin d’être ta
maîtresse, ardente et ravie entre les plus fougueuses et les plus...

Elle déclamait les vieux mots emphatiques, et, de ses bras levés dans
une pose atrocement coquette, elle tendait le drap, comme un écran,
derrière sa nudité bourbeuse.

--Gilette!--bredouillai-je en reculant jusqu’à la porte.--Je vous ai
dit... que je voulais... vous... regarder un peu... Prenez ce
fauteuil...

Elle obéit docilement.--Au dehors, un piston suraigu s’acharnait à
pousser des cris incohérents.

J’essayai alors d’influencer Gilette.--Mais je n’arrivais pas à obtenir
la condensation de ma volonté, et mon regard, sans énergie,
vacillait.--A distance, d’ailleurs, et sans toucher le patient, on ne
fait rien de bon. Faudrait-il donc nous placer mains contre mains,
genoux contre genoux!

Au moment où je me préparais à subir ce nouveau supplice, un incident
fortuit m’abîma plus avant au gouffre de l’horreur:--quelqu’un, dans
l’antichambre, s’exclamait:

--Eh quoi! Toutes les portes ouvertes!... Oh! cette odeur! Quelle
peste!... Eh bien! où es-tu?...

GUILLAUME!... Hein! qu’en dites-vous? _Guillaume était là!_--Mardi gras;
congé; il n’avait pas de cours!...

La scène qui allait se dérouler, Monsieur, se déroula pour mon
imagination avec une rare promptitude. J’assistai, par avance, au
flagrant délit satanique où le veuf surprendrait sa femme décédée en
conversation galante avec l’ami de la maison. Et j’atteignis le fond de
la terreur.

Le cadavre, dressé, titubant, éperdu, s’alla cacher dans les rideaux du
lit. D’un tournemain, j’éteignis la lumière, et je me ruai à la
rencontre de Guillaume.

L’empoigner, l’entraîner, le descendre fut si vite fait qu’il ne
recouvra qu’au dehors le pouvoir de s’exprimer. Je ne répondis rien à
ses questions. Je le tenais solidement et je le faisais courir à travers
la foule, courir encore et courir toujours. Où? Je l’ignorais. Nous
allions à toute vitesse. A chaque instant, par-dessus l’épaule, je
surveillais l’espace que nous laissions derrière nous; mais, songeant à
la vigueur des hypnotisés et à l’injonction «Viens me trouver n’importe
où que je sois», j’arrêtai le premier auto qui fût libre.

Il nous conduisit à Montrouge, ensuite à Vincennes, puis autre part. Il
nous véhicula dans toute la banlieue.--Je me taisais toujours.

Lorsqu’il fut sept heures, je consentis pourtant à regagner Montmartre,
et, après m’être débarrassé de l’insistance de Guillaume à l’aide d’une
histoire que j’avais inventée et qu’il fit semblant de croire, je le
déposai devant l’isba.

                   *       *       *       *       *

Ainsi que je l’avais prévu, ma chambre était déserte.

Par mesure de précaution, je secouai les rideaux du lit... Personne ne
s’y cachait plus. D’ailleurs, on distinguait, sur le tapis clair, des
empreintes huileuses, où le départ de la chose impure s’était écrit,
avec ses piétinements et son arrivée.--Mais le séjour qu’elle avait fait
chez moi s’éternisait d’une façon navrante, et je dus aérer la pièce,
afin d’en expulser Gilette tout entière.

Alors, j’ai commencé à réfléchir...

Et voilà huit jours que je réfléchis.

«Chaque mardi, de cinq à sept, rendez-vous dans les anciennes
conditions.» Et «Viens me trouver n’importe où que je sois!!!»

Ainsi, je me suis infligé la hantise d’un revenant! Tous les huit jours,
la morte reviendra, et, pendant de longues années, elle sera plus
repoussante de semaine en semaine. Je serai visité d’abord par une
créature d’immondice, et puis par un informe tas de petites choses
mouvantes; un squelette suivra, blanchissant avec l’âge; et enfin ce
sera quelque nuée de poussière... Mais cette nuée-là, c’est dans bien
longtemps..., c’est au fond de ma tombe, à moi, qu’il lui faudra
descendre, tous les mardis..., _si toutefois le fantôme est capable de
me survivre..._

Je pourrais m’en aller très loin... L’Amérique... Nul, en deux heures,
ne m’y rejoindrait... Mais, par la Miséricorde Divine! est-ce qu’il ne
faut pas tenter l’impossible pour anéantir ce que j’ai formé? Cette
profanation de la Mort, la laisserai-je se poursuivre sans tâcher d’y
mettre le holà?... Et puis, qui sait? on n’a pas remarqué Gilette à
cause du Carnaval et des masques... Mais comment passerait-elle
inaperçue, les autres fois?

Il faut arrêter tout cela. Oui. Cependant,--alors même que la chose
serait praticable,--jamais plus je ne pourrai l’endormir. J’ai trop
peur. Et savez-vous? Je ne pourrai même plus la revoir, ni l’entendre,
ni la... Oh non! non! non!

Mardi. Elle va venir tout à l’heure...

C’est pourquoi je vais me tuer.

Je vais me tuer, surtout parce que c’est l’unique moyen de me rendre
aveugle et sourd, de m’ôter le tact, l’odorat, le goût, le souvenir, et
tout ce qui nous sert à percevoir, à connaître, à nous rappeler...

Et je vais me tuer aussi--écoutez bien--parce que j’ai la ferme
espérance de détruire, avec ma volonté, ce fragment d’elle-même que j’ai
glissé dans le corps de Gilette, et qui, resté vivant, la gouverne aux
jours dits et lui prête affreusement une âme intermittente et fatidique.

Je crois cela. Je n’en suis pas certain. Car ici je me heurte à
l’inconnu de la science. Néanmoins, je me tuerai avant quatre heures et
demie, avant qu’elle se ranime, là-bas, avant qu’elle ne soulève le
couverc...

                   *       *       *       *       *

_Oh! Qui sonne à ma porte?... Si fort?... Si longuement?..._

_Qui frappe à coups redoublés?..._

_Mon Dieu, comme il fait sombre! Quelle heure donc? Quatre heures!
Encore quatre heures! Mais... Dieu du ciel! le balancier qui ne bouge
plus! La pendule arrêtée depuis quatre heures! Et que de lignes j’ai
tracées depuis!..._

_On frappe plus fort! On va défoncer la porte! Oh! Oh!
Oooh!--Gilette!... Une seconde! Je vais ouvrir... Attendez une
seconde!--Vite, mon revolver!... Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit..._




LA MORT ET LE COQUILLAGE

Pour Jacques Pillois.

        ..., et leur forme est d’une malice si mystérieuse qu’on
        s’attend y entendre...

        HENRI DE RÉGNIER.

        _Contes à soi-même._


Remettez cette coquille à sa place, docteur, et ne l’approchez pas ainsi
de l’oreille afin d’y confondre à plaisir, avec un murmure de mer, la
rumeur de votre sang. Remettez-la. Celui-même que nous venons
d’enterrer, notre cher grand musicien, vivrait encore, s’il n’avait
accompli cet acte puéril d’écouter ce que dit la bouche d’une conque...
Oui: votre client; oui: Nerval... Vous parlez de congestion? C’est
possible. Moi, je suis incrédule. En voici les motifs. Ne les répétez à
personne.

Mercredi soir, la veille du malheur, j’ai dîné chez Nerval. Depuis vingt
ans, ses amis intimes se retrouvaient là, tous les mercredis. Cinq au
début. Pour la première fois, nous n’étions plus que deux, l’autre jour;
l’apoplexie, une grippe infectieuse et le suicide laissaient Nerval et
moi face à face. Quand on est soi-même sexagénaire, une telle situation
n’a rien de folâtre. On se demande: «A qui le tour?»--Le repas fut
sinistre et mortuaire. Mon grand homme se taisait. Je fis l’impossible
en vue de le regaillardir. Peut-être pleurait-il d’autres deuils, plus
amers d’être tenus secrets...

Il en pleurait d’autres, en effet.

Nous passâmes dans le cabinet de travail. Sur le piano à queue resté
ouvert, le manuscrit d’une œuvre musicale renversait au pupitre sa page
commencée.

--A quoi travailles-tu, Nerval?

Ayant levé le doigt, il dit, comme un prophète triste annoncerait son
Dieu:

--_Amphitrite_.

--_Amphitrite_! Enfin! Voilà combien d’années qu’elle est en réserve?

--Depuis mon prix de Rome. J’attendais toujours. Plus on mûrit
l’ouvrage, meilleur il est; et je voulais mettre en celui-ci
l’expérience et le rêve de toute une vie... Je crois qu’il est temps...

--Poème symphonique, n’est-ce pas?... Tu es satisfait?

Nerval hocha la tête:

--Non. Ceci, pourtant, ceci, à la rigueur, peut aller... Mon idée ne s’y
déforme pas outre mesure...

Et, virtuose, il interpréta le prélude: un Cortège de Neptune. Vous le
savourerez, docteur, c’est une merveille!

--Vois-tu,--me dit Nerval, en plaquant d’étranges accords, inouïs et
brutaux,--jusqu’à cette fanfare des Tritons, ça va...

--Magnifiquement,--ripostai-je,--il y a...

--Mais,--poursuivit Nerval,--c’est tout. Le chœur suivant... raté. Or,
je sens mon impuissance à l’écrire... Il est trop beau. Nous ne savons
plus... Il faudrait le composer à la manière dont sculptait Phidias, en
faire un Parthénon, simple, simple... Nous ne savons plus...
Ho!--s’écria-t-il tout à coup,--en être là, moi!

--Voyons,--lui dis-je,--tu es parmi les plus célèbres, donc...

--Donc, si j’en suis là, les autres, que savent-ils? Mais, du moins,
leur médiocrité est-elle heureuse, par cela même qu’elle est médiocre et
se contente de peu. Célèbre! La belle gloire avec tous ces chagrins!...

--C’est toujours aux sommets que les nuages s’amoncellent...

--Allons!--reprit Nerval,--trêve de flatteries! Et puisque l’heure est
décidément lamentable, consacrons-la, si tu veux, à de plus réelles
douleurs. Nous la devons aux disparus.

Sur ces paroles assez énigmatiques, il découvrit de sa housse un
phonographe. J’avais compris.

Vous le pensez bien, docteur, ce phonographe ne jouait pas le «pot
pourri de _La Poupée_, exécuté par la musique de la garde républicaine,
direction Parès». L’appareil, très perfectionné, sonore et pur, n’avait
qu’un petit nombre de rouleaux. Il parlait, simplement...

Oui, vous avez deviné: mercredi, les défunts nous ont parlé...

Terrifiant, ce gosier de cuivre et ses accents d’outre-tombe! car, en la
matière, il n’est pas question d’un à-peu-près photographique, ou,
mieux, cinématographique; c’est la voix elle-même, la voix toute vive,
survivant à la charogne, au squelette, au néant...

Le compositeur s’était assis dans un fauteuil, près de la cheminée. Il
écoutait, les sourcils douloureux, nos camarades trépassés dire, du fond
de l’âge comme du fond de leur sépulcre, des choses très douces.

--Eh! la science a du bon, Nerval! Source de prodiges et d’émotions,
voilà qu’elle se rapproche de l’art.

--Certes. Plus perçants seront les télescopes, plus grand sera le nombre
des étoiles. Certes, la science a du bon. Mais elle est trop jeune pour
nous. Ceux qui doivent en profiter, ce sont nos héritiers surtout. Car,
au moyen de ces découvertes récentes, il leur sera donné de contempler
l’aspect de notre siècle, et d’entendre le bruit que fait notre
génération. Qui saurait, en notre faveur, projeter sur l’écran l’Athènes
d’Euripide, ou déclencher la voix de Sapho?

Il s’animait, jonglant avec un gros coquillage qu’il avait saisi sur la
cheminée, sans y penser.

Ravi de l’aubaine qui le rassérénait, je pressentis qu’un développement
du thème scientifique l’amuserait,--voire paradoxal,--et je repris:

--Garde-toi de te désespérer. La nature se joue parfois à devancer la
science, et bien souvent celle-ci ne fait que la pasticher. Tiens!
s’agit-il de photographie? tout le monde peut voir, au Muséum, les
traces d’un antédiluvien--le brontosaure, je crois--et l’on distingue,
dans le sol, l’empreinte de l’averse qui tombait quand l’animal est
passé par là. Quel instantané préhistorique!

Nerval avait porté la coquille à son oreille.

--C’est joli, le bruissement de ce cornet,--dit-il.--Cela remémore la
plage où je l’ai ramassé: une île, près de Salerne... Il est vieux et
s’effrite.

Je m’emparai de l’occasion:

--Qui sait? mon cher. On dit que les prunelles des mourants conservent
l’image des visions suprêmes... Si ce colimaçon, de forme auriculaire,
avait enregistré les sons qu’il a perçus lors d’un instant
critique--l’agonie du mollusque, par exemple?--Et s’il nous les
redisait, à la façon d’un graphophone, avec les lèvres roses de sa
valve? Après tout, peut-être distingues-tu le crépitement de flots
séculaires...

Mais Nerval s’était dressé. D’un geste impérieux, il m’ordonna le
silence. Ses yeux de vertige s’ouvraient comme sur un abîme. Il
maintenait contre sa tempe la petite grotte biscornue, et semblait aux
écoutes à l’entrée du mystère. Une extase d’hypnose le raidissait.

Sur mes instances réitérées, il me passa l’objet, à contre-cœur.

D’abord, je n’ai discerné qu’un pétillement de mousse et, plus loin,
l’immense tumulte du large, à peine perceptible. Je sentis--à je ne sais
quoi--que la mer était très bleue et très antique. Et puis, soudain,
chantèrent des femmes qui passaient... des femmes surhumaines, dont
l’hymne était sauvage et voluptueux à l’égal d’un cri de Déesse en
folie... Oui, c’est ainsi, docteur: un cri, mais un hymne tout de
même.--Ces chants--ces chants insidieux--Circé conseillait de ne pas les
surprendre, à moins d’être lié au mât de la galère, et les rameurs
s’étant bouché de cire les oreilles... Cela suffisait-il vraiment à se
préserver du péril?...

J’écoutais toujours.

Les goules marines s’éloignèrent au tréfond du coquillage. Toutefois, de
minute en minute, la même scène, renouvelée, se déroula, périodique
ainsi qu’aux phonographes, mais sans cesse troublante et jamais
amoindrie.

Nerval m’arracha la conque miraculeuse, et courut au piano. Longtemps il
essaya de noter la divine clameur sexuelle.

A deux heures du matin, il y renonça.

La chambre était jonchée de feuillets noircis et déchirés.

--Tu vois, tu vois,--me dit-il,--je ne peux même pas transcrire le chœur
sous la dictée!...

Il regagna son fauteuil, écoutant, malgré tous mes efforts, le pæan
venimeux.

Vers quatre heures, il se mit à trembler. Je le suppliai de se reposer.
Il secoua la tête, et parut se pencher au-dessus du gouffre invisible.

A cinq heures et demie, Nerval tomba, le front sur le marbre du
foyer,--mort.

Le coquillage se brisa en mille parcelles.

                   *       *       *       *       *

Croyez-vous qu’il y ait des poisons de l’ouïe, à l’instar des parfums
délétères et des breuvages toxiques? Depuis l’audition de mercredi, je
suis mal à mon aise. C’est à moi de partir, à présent... Pauvre
Nerval!... Vous dites qu’il est mort d’une congestion, docteur... Ne
serait-ce pas, plutôt, _d’avoir entendu chanter les Sirènes_?

Pourquoi riez-vous?...




PARTHÉNOPE

OU

L’ESCALE IMPRÉVUE

Pour Charles Montaland.


Il y avait déjà plusieurs jours que les galères de M. de Vivonne
ramaient au large, quand, à son tour, M. de Beaufort cingla vers la
Crête avec une escadre de haut bord.

Ainsi voguaient, l’an 1669, les dix mille sabres, piques et mousquets
dont l’armée, sous M. de Navailles, avait l’ordre de délivrer Candie,
pour le triomphe du Christ et la gloire du Roi.

Un courrier fut dépêché de Toulon sur Versailles, afin d’y porter la
nouvelle de l’heureux départ.--Il n’avait pas couvert six lieues, qu’un
fort coup de vent le décoiffa de son chapeau galonné.

Cette bourrasque venait de la mer. Elle en voulait sans doute au ciel
comme à la Cour, et sortait plus certainement des grottes de Lucifer que
de la caverne d’Éole; car, en face des îles d’Hyères, elle avait déjà
malmené les navires de M. de Beaufort, et rompu ses mâts de hune à la
_Sirène_.

Dès l’accalmie, le commandant de la _Sirène_,--qui était alors M. de
Cogoulin,--emboucha le porte-voix, et demanda des instructions à M. le
Grand Maître, dont le vaisseau, par l’effet de l’ouragan, s’était
rapproché du sien.

(Car on ne ramasse point deux mâts de hune comme un feutre à galons.)

M. de Beaufort, lui-même, cramponné au bastingage du _Monarque_, l’air
furieux, pourpre de colère, et d’un coup de poing s’étant campé la
perruque sur l’oreille, répondit à son subordonné «que l’avarie
provenait de sa maladresse; qu’on n’avait pas loisir de retarder la
victoire à cause d’un Jean-foutre tel que lui; et que, pour sa part, il
l’envoyait aux cent mille diables».

Là-dessus, M. de Cogoulin devint, lui aussi, très rouge. Il riposta
qu’il se faisait fort d’atteindre Candie au même jour et à la même heure
que M. le Grand Maître, pourvu qu’on lui laissât prendre par la mer
Tyrrhénienne, dont la route, moins longue, est aussi plus abritée que
celle de Malte, où la flotte des Chevaliers devait s’unir aux escadres
de France.

L’amiral sembla réfléchir un instant. Puis sa conque de cuivre mugit sa
réponse. «La concentration générale des forces combinées se ferait à
Cérigo. Il y donnait rendez-vous à la _Sirène_ et à deux bâtiments qu’il
désignait pour la convoyer: le _Comte_ et la _Princesse_.

A bord du premier, M. de Kerjan, et sur l’autre, M. Gabaret,
commandèrent de carguer les huniers,--se privant ainsi des mêmes voiles
que leur infortuné camarade avait perdues, pour filer son allure et
demeurer dans ses eaux.

                   *       *       *       *       *

A présent, les trois vaisseaux naviguaient de conserve.

A cause de la _Sirène_ infirme, ils se maintenaient à faible distance du
littoral; et les Toscans après les Ligures, puis les Latins avant les
Campaniens virent passer sur l’horizon la file des voilures, blanches
d’être lointaines, et gonflées sous bonne brise, avec cette grâce
majestueuse qui tient à la fois du cygne et de l’étendard.

Certaines îles, côtoyées, purent observer le convoi de plus près. On
remarqua les carènes, hautes d’arrière et basses d’avant. On admira
leurs figures de proue, et surtout celle du deuxième navire: une sirène
au naturel, qui,--la tête tendue au-dessus des flots, du côté des routes
à suivre,--semblait tirer le navire de toute la force de ses bras
raidis, et l’entraîner vers sa destinée; au lieu que les deux autres
coques avaient l’air de pousser leur statue inerte, celle-ci un
chevalier de bronze, celle-là une reine d’argent.

Les yeux des canons furent comptés aux paupières des sabords; le roulis,
en les mettant au soleil et à l’ombre tour à tour, y savait, de seconde
en seconde, enflammer des salves d’éclairs.

Enfin, quand ces passants de la mer s’éloignaient, un par un tournant la
croupe, on s’émerveillait de leurs châteaux de proue, et qu’ils fussent
à ce point somptueux, et qu’ils étageassent, dans un éblouissement
d’ors, tant de balustrades sur tant de cariatides.

Ces palais rutilants s’apercevaient encore de très loin. Chaque matin et
chaque soir, trois coups de caronade ayant tonné, quelque chose de pâle
y montait ou descendait entre les grosses lanternes armoriées. C’était
le pavillon à fleurs de lys, joint à la bannière du pape.

Et les riverains et les insulaires, en souhaitant le succès aux bateaux
chrétiens, auguraient bon voyage du beau temps revenu; car le ciel
d’azur, avec ses nuages blancs, arborait les couleurs de Madame la
Vierge, et la mer était bleu de Roi.

                   *       *       *       *       *

Quatre fois, les drapeaux unis furent amenés en des crépuscules de
gloire. Mais le cinquième couchant, sombre et venteux, remplit
d’inquiétude MM. de Kerjan, de Cogoulin et Gabaret.

La nuit fut diabolique; un cyclone y tourbillonna. La houle hurlante
houspilla les navires, pleins de craquements et de clameurs; et les
capitaines s’avouèrent vaincus.

Toute manœuvre étant impossible, tout commandement eût été dérisoire.

M. de Kerjan pria.

M. de Cogoulin prisa.

M. Gabaret jura.

Et ils attendirent la fortune, chacun sur sa dunette.

Jamais leurs yeux n’eurent moins de travail et leurs oreilles plus
d’ouvrage, tant il y avait de vacarme dans cette obscurité. Parfois,
cependant, la foudre illuminait brusquement le désordre, et laissait aux
prunelles la persistance d’une vision si brève, que l’agitation n’avait
pas eu le temps de s’y marquer. La mer paraissait alors une chaîne de
montagnes étincelantes, où des vaisseaux, tantôt ruants et tantôt
cabrés, couronnaient quelque cime ou jonchaient quelque vallée. Et ce
spectacle, immobile à force d’être instantané, suggérait à M. de Kerjan
qu’après tout, les montagnes ne sont qu’une énorme statue de l’océan.

M. de Cogoulin, lui, songeait au calme nocturne de Paris et du Marais,
au milieu de quoi, dans l’hôtel de Cogoulin, chaude et silencieuse
dormait sa chambre.

M. Gabaret jurait toujours.

Enfin, une aurore aux doigts livides révéla, comme à contre-cœur, le
voisinage d’une frégate vers tribord et, vers bâbord, la proximité de
trois écueils. Derrière ceux-ci, à un mille marin, une côte se
prolongeait.

On évita les rochers à grand’peine. La _Sirène_ pensa même y rester;
mais M. de Cogoulin, voyant l’échouage imminent, ordonna le coup de
barre intrépide qui la sauva. Par malheur, le bond que fit le navire
jeta par-dessus bord quatre matelots, et, en retombant, son étrave
heurta violemment l’étambot de la frégate. Le petit bâtiment s’ouvrit,
et l’on eut la douleur de le voir couler bas, sans que la furie des
lames permît d’en essayer le sauvetage.

Il était prudent, vu l’insuffisance du gréement, de ne pas s’obstiner
contre la nature, et de mesurer le dommage à loisir. Le cap fut donc mis
sur la terre. On fit le point: ceci se passait à la hauteur de Caprée,
en face du golfe de Salerne, et les trois îlots étaient les Petites
Bouches.

Au bout d’une heure, les vaisseaux, alignés, mouillaient dans une anse
paisible, la proue tournée vers la haute mer; et leurs capitaines,
embarqués dans un canot, pouvaient en faire le tour et visiter l’éperon
défoncé de la _Sirène_.

Seule, la poupée de bois peint avait souffert de l’accident. Elle était
décapitée, manchote du bras gauche, meurtrie de horions à son torse de
femme et à sa queue de poisson. Ses plaies humaines et ses blessures
animales montraient les fibres sèches d’un hêtre. La bûche renaissait de
la nymphe.

M. Gabaret, cependant, consigna ce triste détail: une tache de sang
éclaboussait la poitrine de l’effigie. L’un des quatre matelots, sans
doute, s’était raccroché là, mais la collision l’avait écrasé contre le
sein de la sirène.

M. de Cogoulin sourit malgré tout: voilà qui ne ralentirait point la
marche de son navire. Il parla même d’appareiller sur-le-champ. M.
Gabaret l’en dissuada sur l’assurance que la mer serait clémente le
lendemain, et qu’on la reprendrait plus avantageusement dès l’aube avec
les équipages reposés. M. de Kerjan émit la même opinion.

--Ne pourrions-nous passer cette journée à terre?--demanda-t-il.

--Parbleu!--s’écria M. Gabaret.--C’est peut-être la dernière fois que
nous tâterons le sol, et, pour ma part, je le piétinerai sans rechigner!

--Soit,--fit M. de Cogoulin.--Au surplus, la côte de Salerne est
charmante et curieuse, car les orangers y poussent parmi les ruines
romaines. Je l’ai parcourue jadis. De nobles Napolitains y possèdent
quelques villas propres à recevoir des officiers de Sa Majesté.--Allons
nous vêtir plus galamment.

Mais, comme le canot, en contournant la _Sirène_, passait en vue du
rivage:

--Sangdieu!--s’exclama M. Gabaret.--Quel est ce _Bucentaure_? et que
fait le Doge par ici?...

Une chaloupe venait à eux, laissant traîner dans l’eau, assez vainement,
des tapis multicolores. Les rameurs portaient livrée et cadençaient
l’aviron fort proprement. Sous le tendelet, un personnage de belle mine
était assis. M. de Cogoulin remarqua son costume rose et miroitant:
«Voilà cinq ans, pensa-t-il, cet habit-là eût été de suprême élégance.
Il est singulier qu’un homme aussi bien mis le soit à l’ancienne mode...
Mais, je reconnais ce nez-là!... Eh oui! c’est Chambanne!...»

L’autre s’avançait toujours. Quand il fut assez près:

--Messieurs,--dit-il en saluant,--permettez-moi de... Ah! Cogoulin!
Cogoulin céans! Quel heureux sort!... Accostez donc, vous autres!

Et il sauta légèrement sur le canot, en s’aidant d’une longue canne.

M. de Cogoulin lui présenta les deux capitaines, et dit:

--J’aurais bien juré que vous étiez dans votre baronnie du Nivernais...

--Le Roi,--repartit M. de Chambanne,--a bien voulu ne pas imposer à ma
disgrâce une résidence forcée. J’habite là, sur les biens du duc de
Sorrente, à qui mes noces m’ont apparenté. Je loge au milieu de ces
ruines, dans une maison à l’antique, bâtie sur des plans spéciaux
d’après les décombres eux-mêmes. On l’aperçoit d’ici... dans les cyprès,
là... au bout de ma canne.--J’ai vu de ma fenêtre vos ennuis, dont je me
suis affligé, et votre pavillon, qui me les a fait déplorer davantage...

--Bagatelle,--dit M. Gabaret;--le mal est insignifiant.

--Je bénis donc cet incident anodin qui va permettre à Mme de Chambanne
et à moi de vous donner l’hospitalité. J’étais venu vous prier à souper,
messieurs, et vous offrir d’user de mon logis selon votre bon plaisir.

--Nous lèverons l’ancre demain, à la pointe du jour,--répondit M. de
Kerjan.--Rien ne s’oppose donc, monsieur, à cette joie que vous nous
apportez si courtoisement.

Mais,--balbutia M. Gabaret en lorgnant le costume de satin rose,--mais,
je n’ai, dans mon porte-manteau, que buffle et gros drap... puis-je...

--De grâce, monsieur,--se récria M. de Chambanne,--ne me faites pas la
honte de parler ajustements. Vous voyez bien que je suis accoutré à la
façon de mon grand-père!...

                                   ✱

La maison de M. de Chambanne était peu vulgaire et témoignait d’un goût
fantasque. Édifiée sur une colline, elle ressemblait aux temples romains
qu’on ne voit plus dans leur entier, sinon aux estampes. M. Gabaret a
dit qu’elle avait l’air d’une ruine toute neuve.

                   *       *       *       *       *

La compagnie pénétra dans la salle des repas entre les deux valets qui
venaient d’en ouvrir la porte.

M. de Cogoulin eut tout de suite l’assurance d’une bonne chère sur de la
vaisselle plate, et de fines boissons dans de la verrerie vénitienne. La
table, en effet, qu’on avait dressée là, promettait les derniers
raffinements de la gastronomie. Sur un dressoir, des tonnelets en bois
de cèdre et de santal contenaient les vins, prêts à couler de robinets
vermeils. Devant chaque baril, cinq calices de cristal, côte à côte,
enguirlandaient leurs transparences de festons et de fleurs fragiles.

M. de Chambanne plaça M. de Cogoulin près de la baronne, dans le haut
bout. Par les fenêtres, au delà d’une terrasse de marbre et derrière la
colonnade obscure des cyprès, on y découvrait la mer. Elle montait comme
une grande muraille bleue, mouvante dans le bas, impassible à la crête.
Les trois navires y semblaient peints en miniature, et les trois flots
paraissaient tout près.

Aux murs de la chambre, sur un fond rouge sombre, des fresques faisaient
gambader quelques farandoles antiques--frises profanes et sacrées--en
des postures oubliées; les jambes nues des danseuses battaient des
cadences perdues; on les regardait sans comprendre. Au dire de M. de
Chambanne, c’étaient là des imitations exactes, copiées dans le palais
de Tibère. M. de Kerjan les loua sans réserve.

--Pourquoi faut-il que ces danses nous soient à jamais
étrangères?--dit-il,--et quel ennui d’ignorer toujours la mélodie que,
pour les scander, ces joueuses de flûte, muselées du bâillon, tiraient
de leur double flageolet!

Mme de Chambanne lui répondit que chaque ballerine de la peinture
accomplissait un temps différent de la même courante, laquelle devenait,
par cela même, facile à reconstituer.

--Pour la musique,--ajouta-t-elle,--n’est-il point aisé de l’imaginer,
si l’on connaît le pas qu’elle devait solliciter? C’est, bonnement,
découvrir la cause par l’effet. Écoutez...

Elle fit un signe.

Alors, le son d’un chalumeau s’éleva du jardin. Il geignait une mélopée
d’Orient que, bizarrement, rythmaient un tambourin à crotales et des
sistres.

M. Gabaret fit la moue.

L’amphytrion avoua que tout ceci--maison, fresques et concert--était
l’œuvre de la baronne, entichée des choses anéanties et de leur
résurrection.

--Pour moi, messieurs, j’en profite en paresseux, mais je confesse que
cette architecture me fait oublier celle de M. Mansard... Et,--dit-il en
montrant l’océan,--voici les grandes eaux de Dieu qui valent bien celles
de Versailles!

M. de Kerjan écoutait la flûte en regardant les frises. Quand le morceau
se fut terminé sur une plainte évasive et un ronflement épuisé, il
complimenta Mme de Chambanne, et la trouva plus jolie qu’au prime abord.
En vérité, cette petite précieuse avait les yeux d’une déesse, de larges
yeux, des yeux limpides, qui semblaient toujours en contemplation devant
une mer immense et calme.

Les laquais, cependant, avaient enlevé les potages et disposaient en
ovale le premier service, qui était de six entrées de poulardes et de
deux hors-d’œuvre de cailles, avec une oille au milieu.

Sous les plumes des chapeaux, les convives prirent, malgré leur qualité,
ce visage que procure une douceur inattendue.

--Le savoureux spectacle!--s’écria M. de Cogoulin.

--Corbleu! madame,--fit M. Gabaret, dont l’épée se trémoussa,--qu’on est
heureux de vous trouver sur sa route, vous et vos victuailles!

--Eh, messieurs!--dit Mme de Chambanne,--pour des gens qui vont où vous
allez, quelle belle humeur!

--Quoi de plus naturel?--expliqua M. de Kerjan.--D’abord, les batailles
sont notre lot. Nous les allons quérir sans tristesse, mais, d’honneur!
sans joie non plus! Et c’est pourquoi, voguant à la guerre certaine, à
la mort possible, ne croyant pas toucher terre de longtemps--peut-être
de jamais--cette soirée nous enchante d’être une escale inespérée de
paix luxueuse et de vie charmante.

M. de Cogoulin renchérit de la sorte:

--Ah! madame! Vous ne sauriez supposer le plaisir d’être attablé à des
nappes semées d’orfèvreries et de mets apprêtés comme de petites
apothéoses! La table et les chaises ne se balancent point au tangage:
volupté! L’horizon de la mer, aperçu dans les fenêtres, n’y monte pas
sans cesse pour s’abaisser constamment: ivresse! A vrai dire, je vois
bien, dans le golfe, nos trois vaisseaux qui chassent sur leurs ancres;
mais leur aspect éloigné nous atteste, du moins, que nous ne sommes pas
à leur bord,--car ayant peine à le croire, nous en quêtons toutes les
preuves...

--Et puis, madame,--fit M. Gabaret,--et puis, vous êtes bien avenante;
et c’est, ne vous déplaise, qu’une hôtesse ne saurait être tout à fait
accueillante avec un vilain museau,--ce qui gâte bien des réceptions,
madame, nonobstant votre révérence.

Mme de Chambanne s’inclina devant le madrigal rustaud. Elle désigna les
navires.

--Est-il donc si pénible de vivre en ces châteaux
dorés?--demanda-t-elle.--Pour moi, je ne me lasserais pas de la mer.
Elle est si captivante!

--Oui,--ricana M. Gabaret,--on en est parfois plus captif que de
raison... Elle m’a joué bien des mauvais tours.

--Madame,--fit M. de Cogoulin, la bouche pleine,--madame, M. Gabaret a
fait douze fois naufrage; et il a mangé de l’homme, à la neuvième, comme
je mange cette cuisse de chapon...

M. Gabaret, sans contredit, répugnait à ce thème de conversation. Il se
renfrogna, et demanda licence de ne pas se servir de fourchette, «cet
ustensile italien n’étant guère en usage chez les Français, hormis
peut-être à la Cour».

--Et vous pouvez croire, madame,--ajouta-t-il,--que je n’ai rien d’un
courtisan, moi qui ai mangé du matelot avec la fourchette du père Adam.

--Enfin, monsieur,--interrogea la baronne,--vous n’aimez pas la mer?

--Que si, madame! comme une maîtresse plus adorée à mesure qu’elle vous
trompe davantage, et que l’on injurie quand on ne la baise point aux
lèvres.

--Et vous, monsieur de Cogoulin?

--Oh! madame, la mer est pour moi le chemin du bâton, et l’étoile de
Saint-Louis est au bout; je l’aime de me rappeler tout cela, en étant un
large ruban de moire bleu clair...

--Et vous, M. de Kerjan?

--Moi, madame, j’y suis attaché pour certaines raisons un peu...
enfantines, qui me rendent cette campagne-ci plus séduisante encore que
les autres. Mais vous ririez de moi, si je vous les disais; souffrez que
je me taise.

--Peste! Des secrets?--fit M. de Chambanne.

--Oh, dites! monsieur!--insista la jeune femme.

Ayant regardé, dans les yeux vastes et liquides, le reflet de
l’invisible océan, M. de Kerjan poursuivit en ces termes:

--Eh bien, voilà:

«Je suis d’un pays où l’on croit moins l’Histoire qu’une légende; les
korrigans y cabriolent à minuit sur la lande, et dans les brouillards
nocturnes il y a des fées qui glissent. Certes, madame, je chéris le
manoir de Kerjan, son rocher, ses vassaux pieux et têtus, et mieux
encore, sans doute, la mère Yvoël, qui est la conteuse la plus bavarde.
Mais j’aime surtout ces farfadets que je n’ai jamais vus et ces dames
insaisissables. Des maîtres m’ont enseigné Rome et la Grèce, la valeur
de César et la sagesse de Périclès; mais je me rappelle davantage
Mercure ou Pallas. Et si je sais encore un peu de grec et de latin, ce
n’est point à cause de Plutarque ni de Tite-Live, mais d’Homère et de
Virgile, que je lis toujours en me divertissant.

«Voilà pourquoi, madame, épris de fable et non de vérité, il m’est doux
de toucher Cérigo, qui fut Cythère,--d’atteindre Candie, qui est en
Crête,--et d’aller, comme l’Ulysse rêveur d’une épopée fantôme, de l’île
de Vénus à l’île de Minos. Ici, je vais regarder aux fontaines si
quelque reflet blond n’y serait pas resté; là, je rechercherai l’antique
labyrinthe. Enfin, me prêtant l’âme d’un dieu ou d’un héros, je me
croirai, selon le cas, Vulcain ou Jupiter, Minotaure ou Thésée, et je
jouerai ce jeu enivrant de revivre ces vies que l’on n’a point vécues.

--Point vécues!--fit Mme de Chambanne.--Qu’en sait-on? Vos croisières ne
vous ont-elles pas montré des choses surprenantes et d’incroyables
épisodes?

--Hélas!--soupira M. de Cogoulin,--elles ne ressemblent guère à des
Énéides, non plus qu’à des Odyssées... Hors la présente!--se récria-t-il
tout à coup.--Encore que je ne sache point si nous soupons chez Calypso
ou chez Didon!

Mme de Chambanne sourit, décidément indulgente.

--Quoi! monsieur,--reprit-elle,--se peut-il, après tant de campagnes sur
l’océan, que vous ne puissiez rapporter comment se coiffent les sirènes?
quelle fanfare sonnent les tritons dans leur coquillage? Ah! vous
mériteriez que je fusse Circé! Vraiment, ces êtres fameux, vous n’en
vîtes jamais?

--Si, madame: en rêve. Il nage dans mes cauchemars un gros triton rouge.
Sa perruque est mise de travers, et il me souffle des injures dans sa
conque de cuivre, qui beugle: «Jean-foutre! Jean-foutre!» toute la nuit.
Madame, cet amphibie est un vilain merle.

--Ne blasphémez pas les demi-dieux,--dit Mme de Chambanne en riant;--la
haine de Neptune vous poursuit déjà...

«Mais vous, monsieur, que pensez-vous des sirènes?

--Je n’en ai jamais vu,--répondit M. Gabaret fort sérieusement.--Mais la
mer est si mystérieuse! On y pêche souvent des poissons inconnus et
monstrueux. Il y en a même, j’imagine, qu’on ne prendra jamais, parce
qu’ils doivent ramper tout au fond, sans pouvoir monter, comme qui
dirait nous autres lourdauds sur le sol.

--Très juste!--s’écria M. de Kerjan.--Car, on peut le dire, madame: pour
les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel, et
les hommes s’y traînent pesamment, avec, au-dessus d’eux, l’océan d’azur
interdit, où passent les nuées ainsi que des remous.

«Quant aux sirènes et quant à moi, je me plais à voir des chevelures
dans les goémons flottants; et lorsque les vagues ont des souplesses de
torses nus, je me garde bien d’y chercher autre chose. Au reste, madame,
si d’aventure les sirènes étaient mieux que des flots cambrés où l’algue
s’échevèle,--c’est _ici_ qu’il faudrait s’en assurer.

«Voyez ces trois îlots; vous les nommez _Galli_; nous traduisons: les
_Coqs_; le nautonier les a baptisés _Petites Bouches_, on ne sait
pourquoi. Mais l’antiquité leur connut un autre nom: les _Sirènes_. Et
j’en possède la raison.»

L’intérêt se peignit aux visages, et l’on se tourna vers les fenêtres.

Entre les obélisques noirs des cyprès, la nuit tombait sur la mer
apaisée, où des moutons blancs se poursuivaient encore. Perdus dans la
brume, les trois écueils se distinguaient à peine; on voyait surtout les
trois taches d’écume que les lames faisaient mousser en s’y brisant.

Maintenant, parmi les plats du deuxième service, ordonnés en losange, la
cire brûlait aux branches des candélabres; et le tableau maritime, que
tous regardaient, paraissait plus bleu dans ce cadre rougeoyant. Les
laquais, eux aussi, cherchaient de l’œil les îles confuses.

M. de Kerjan continua:

--J’ai entrepris cette tâche--oh, bien puérile! je l’avoue--de relever
sur la carte les itinéraires des héros. D’après les descriptions, j’ai
pu situer le conte dans la géographie et m’assurer que, si les exploits
sont faux ou du moins fardés, rien n’est plus vrai que leur décor.

«Voici, messieurs, l’endroit où, selon les paroles ailées d’Homère,
l’astucieux Ulysse entendit chanter les sirènes.

--Il est assez curieux,--fit M. de Cogoulin,--que mon vaisseau la
_Sirène_ soit précisément venu dans ces parages pour y navrer sa figure
de proue, laquelle avait forme de chanteuse homérique...

--La seule, sans doute, que notre ciel ait jamais vue!--répliqua M. de
Chambanne en haussant les épaules.--Il n’y a de sirènes qu’en bois, aux
avants des navires, et que sur les écus, en peinture. A ma connaissance,
trois maisons de France en portent dans leurs armoiries--en tant que
pièces--s’y peignant et mirant, deux ou une, au naturel ou d’argent.
Mais la héraldique emploie davantage les femmes-dauphins comme supports
de blason; ainsi...

--Fi! mon ami!--s’écria Mme de Chambanne,--l’aride science auprès de la
mythologie!

M. de Chambanne, encore un coup, haussa les épaules.

--Pardonnez-moi,--dit-il sur un autre ton,--d’interrompre, un instant,
des propos si agréables; mais je dois à M. de Cogoulin de m’excuser un
tantinet.

Il montra, sur le plat principal, un énorme poisson:

--Voici, monsieur, un marsouin, ou je me trompe fort. Si la tête n’en
est pas de votre côté, servie à part dans le haut bout, n’accusez pas de
cette faute mon ignorance des nouvelles coutumes. Grâce à Dieu, je me
tiens au courant de la mode sur ce point! Mais la pêche, à cause du
mauvais temps, n’a point donné, ces jours-ci; et le poisson que vous
voyez fut tout à l’heure jeté sur le sable, tout frétillant encore, mais
sans tête. La fraîcheur de sa chair et sa rareté nous ont décidés, moi
et mon chef, à vous l’offrir ainsi.

--Ce n’est pas un marsouin,--fit M. Gabaret.

--Qu’est-ce donc alors?--demanda aigrement M. de Chambanne.

--C’est une espèce de marsouin.

--Ah! Gabaret! Marsouin vous-même!--s’esclaffa M. de Cogoulin, qui
buvait courageusement.--Vous êtes bien futé, pour un anthropophage!...

«Un verre de bourgogne, s’il vous plaît!»

On lui apporta son cornet de Murano, rouge de vin.--Il le vida d’une
lampée et le rendit au valet.

Mme de Chambanne trahit de l’impatience. Elle ne quittait pas des yeux
la mer plus sombre de minute en minute.

--Nous voilà bien loin des sirènes,--soupira-t-elle à M. de Kerjan.

--Eh! madame, ce sujet vous tient bien au cœur! Je ne savais pas trouver
ici des rêves si semblables aux miens...

--Oh! pas semblables: pires. Car vous, vous croyez aux sirènes comme à
des symboles, et moi, je crois qu’elles existent, avec leurs cheveux,
leur voix, leurs écailles...

--Plaise à Dieu que non, madame! Les trois sœurs fabuleuses égorgeaient
les matelots, et ce seraient, si elles vivaient, des monstres féroces, à
tuer sans merci!

--Les trois sœurs... Oui, selon l’Odyssée, elles ne sont que trois:
_Ligée_, _Leucoste_, _Parthénope_...

--C’est cela,--répondit M. de Kerjan, un peu interloqué de tant de
connaissances;--mais la légende se charge elle-même de les faire
disparaître. On dit qu’ayant écouté la musique d’Orphée, le dépit les
mua en trois rochers: ces _Galli_ que la nuit efface tout à fait.

--Elles n’étaient que trois seulement,--poursuivit Mme de
Chambanne,--mais (les poètes nous le disent) il en est aussi de
fluviales. Elles habitent les grottes du Rhin...

--Un peu de champagne,--demanda M. de Cogoulin.--Ce poisson-là est
fameux... Eh quoi! Gabaret, vous ne l’estimez pas? Êtes-vous mal en
point?

M. Gabaret, en effet, n’avait plus ses belles couleurs. La patine
bronzée du grand air verdissait à ses joues.

--Çà, qu’avez-vous, monsieur?--s’enquit Mme de Chambanne.

Mais déjà le rude capitaine avait repris son teint.

--Cela n’est rien. C’est passé,--fit-il en souriant.

--Eh bien, mangez! Est-ce que l’espèce de marsouin vous
déplaît?--s’empressa M. de Chambanne.--Voulez-vous y ajouter quelque
épice? deux grains de fenouil? une pincée de coriandre?

--Merci; non, monsieur, merci... A vrai dire, je n’ai plus faim...--Un
peu de rossolis, je vous prie...

--Vous êtes bien raffiné, pour un cannibale!--dit M. de Cogoulin en
éclatant d’un gros rire.--Deux doigts de bordeaux, s’il vous plaît!

Les venaisons du troisième service dessinèrent un rond sur la toile
damassée. Un violent fumet s’en dégagea.

--Des truffes vertes!--admira M. de Cogoulin.--Sommes-nous encore à
Versailles?

--Hélas!--fit M. de Chambanne avec un soupir,--Versailles a du bon, tout
de même. Il y a des jours... voyez-vous...--Et, du bout du doigt,
nerveusement, il se toucha le coin de l’œil.--Cogoulin, racontez-moi ce
qu’on dit à la Cour; cela m’intéresse, tout compte fait.

Alors, tandis qu’ils parlaient jeu du Roi et petit lever, y mettant
l’ardeur attendrie d’un souper finissant,--les deux romanesques, de leur
côté, reprirent le sujet mythologique. M. Gabaret voulut s’en mêler. Il
le fit sans pudeur et lourdement, le rossolis ayant développé en son âme
une fâcheuse disposition naturelle, et le moment venu, croyait-il,
d’être léger.

--Me direz-vous, madame l’amie des sirènes,--fit-il,--me direz-vous
comment elles font l’amour? Prennent-elles des hommes pour maris, ou si
c’est des poissons? Car enfin, m’est avis que ces filles se terminent
mal à propos, et risquent fort, en tant que femmes, de ne jamais
sacrifier à Cupidon, faute d’en posséder le temple, si j’ose dire. Et si
vos naïades se dévergondent avec les cachalots, ah! les polissonnes!
vous en penserez ce qu’il vous plaira, mais ventrebleu, madame...

--Calmez-vous, Gabaret,--dit M. de Kerjan. Et sur ce mot, il lança un
maître coup de pied aux chevilles du capitaine.--Les sirènes, mon cher,
sont immortelles, et n’ont point souci de postérité. Peut-être les
tritons s’en amusent-ils parfois,--je ne sais au juste de quelle
manière. Au surplus, elles s’aiment fraternellement; les poètes
prétendent qu’elles ne se quittent guère et qu’une sirène ne saurait en
apercevoir une autre sans aller la cajoler; dans les opéras, on leur
fait toujours chanter quelque trio; et les peintres se plaisent à les
représenter comme trois Grâces marines enlaçant leur triple caresse.

--Trois doigts de lesbos,--demanda M. de Cogoulin au valet le plus
proche.

--Et pour moi, du chypre!--fit le baron, les pommettes empourprées.--A
la santé d’Athénaïs de Montespan!

Ils burent.

Les fruits avaient remplacé les viandes, et leurs jattes, alternées avec
des compotiers, se déployaient en carré.

Mme de Chambanne était assez prude et craignait les discours licencieux.
Elle s’aperçut qu’ils le devenaient de plus en plus, sur un ton de corps
de garde avec M. Gabaret, et de petite maison avec M. de Cogoulin. Donc,
elle fit en sorte qu’on expédiât vivement les desserts. Puis la
compagnie s’en fut au salon; et Mme de Chambanne, ayant, de ses belles
mains, donné l’hypocras--qui était au vin blanc et au verjus d’oranges
rouges--crut sage de laisser les hommes proférer leurs gaillardises en
liberté. Elle s’esquiva.

                   *       *       *       *       *

Ce salon ne rappelait en rien l’antiquité. Son meuble était récent, et
sur les fenêtres on avait tiré de grands rideaux jaunes, à lambrequin.
M. de Kerjan les écarta; mais à peine avait-il entrevu le paysage bleu,
où les poupes d’or devenaient, sous la lune, des châteaux d’argent,--que
M. de Chambanne lui souffla dans l’oreille, d’une voix tremblante de
larmes et parfumée à l’hypocras:

--Ha! monsieur! laissez cela fermé! Je vous en prie; qu’on s’imagine
être un peu à Versailles!... Tenez, comme ceci, en clignant les cils, on
peut se croire en le boudoir safran de Madame; le bosquet de lauriers se
trouve à gauche, là...; et derrière ce rideau, oyez, monsieur, oyez
gazouiller le jet d’eau du petit bassin octogone!...

--Mais, la mer, monsieur?...--répliqua M. de Kerjan décontenancé.--Les
grandes eaux de Dieu?...

--Ah!--fit l’autre en larmoyant,--la pièce des Suisses est plus
redoutable: mon naufrage s’y est miré. Elle est plus belle aussi,
puisqu’elle n’est pas là...

--Oui, oui,--murmura M. de Cogoulin.--L’exil!... Trop de chagrin!...

--Oui, oui, cornejoseph!--grommela M. Gabaret.--Trop de chypre!...

Et, sans façon, il alluma sa pipe de terre, noire et puante.

On revint à l’hypocras; M. de Chambanne en fit apporter une aiguière.
Puis il pria M. de Cogoulin et M. de Kerjan de lui relater encore
quelque intrigue d’antichambre ou quelque aventure de ruelle. Ils le
mirent au courant des derniers scandales; et lui, paupières closes, les
écoutait en béatitude, donnant la réplique par-ci par-là; et, de temps
en temps, selon qu’une saillie le plongeait dans le rêve ou le rejetait
dans la réalité, un sourire lui venait aux lèvres, ou bien un pleur aux
yeux.

Cependant, M. Gabaret, ennuyé d’entendre ces capitaines babiller comme
deux caillettes, dodelina gentiment du chef et se prit à ronfler.

                                   ✱

Il y avait longtemps qu’on s’entretenait et qu’on dormait ainsi, quand
M. de Kerjan vit les grands rideaux fermés s’éclairer d’une lueur
froide, et les fenêtres y projeter l’ombre pâle de leurs croisillons. La
flamme des chandelles blêmit.

--Alerte! messieurs. Voici l’aurore.

Il secoua M. Gabaret, qui, la sueur aux tempes et le pied sur sa pipe
cassée, grognait un songe dans son fauteuil.

L’air du salon était chaud et pesant. Ils éprouvaient cette gêne des
vêtements trop longtemps portés, que laissent les nuits de veille.

M. de Chambanne fit tinter une sonnette. Personne ne vint. Les laquais,
assoupis, jonchaient les banquettes du vestibule. Il fallut les
éveiller. Leur maître ordonna que la chaloupe fût parée. Ensuite, M. de
Chambanne et ses hôtes sortirent, vêtus de longues capes.

Un vent froid gémissait à travers les cyprès. Il était vif, pointu,
chargé de sable, et cingla la fièvre des joues, irritant comme un
soufflet. Les yeux rougis clignotèrent; la chair moite frissonna sous
les manteaux.

On fut bientôt sur la plage.

Pendant la nuit, la mer avait rejeté ses victimes. Des corps jalonnaient
la rive. Certains, déjà, reposaient à quelque distance du flot. Mais
d’autres, encore à demi submergés, s’agitaient à chaque retour de la
vague; et la mer se jouait d’eux, telle une chatte cruelle, obligeant
ces cadavres à répéter, avec des gestes de mannequin, les soubresauts et
les hoquets de leur agonie.

Les quatre hommes passèrent la revue sinistre.

Ci-gisaient, trépassés, l’équipage et les passagers de la frégate
sombrée; plusieurs femmes, un enfant; les uns nus, d’autres habillés de
loques, quelques-uns costumés d’oripeaux voyants, mis en lambeaux--des
baladins sans doute--. Tous verdis et gonflés, ils crispaient des faces
de passion, de terreur ou de rage; et certains laissaient voir un masque
inouï, grimaçant une expression si monstrueuse, que nul vivant,
semblait-il, n’aurait pu l’imiter, ou qu’il en serait mort.

M. de Cogoulin, qui allait de défunt en défunt, reconnut deux de ses
matelots.

--Il en manque deux encore,--fit-il.

--On ne les reverra pas,--répondit M. de Chambanne.--Il est trop tard.
Ici, la mer garde souvent les noyés. Trois pêcheurs ont disparu, l’an
passé. Ils avaient coulé près des îles. Aucun n’a reparu. On dirait
vraiment...

--Venez voir, messieurs, venez!--cria M. de Kerjan.

Il avait devancé les autres, et, penché sur une chose confuse, de la
couleur du sable, il faisait de grands mouvements.

On le rejoignit.

La chose était une morte toute nue, ou plutôt la moitié supérieure d’une
femme horriblement mutilée. Un accident--le choc de deux épaves, sans
doute--l’avait tranchée au ventre, à la hauteur qu’il fallait pour que
ce tronc demeurât pudique en dépit de sa nudité.

Un silence régna. M. de Kerjan exécuta deux signes de croix
énergiquement ponctués.

Il y avait là, devant eux, de quoi les interdire. Cette créature était
bizarre. Son visage exigu sortait d’une chevelure étrangement mal
soignée, bourrue et fauve comme une crinière, où les varechs s’étaient
emmêlés. De petits yeux ronds l’éclairaient encore d’une lumière jaune
qui, vivante, avait à coup sûr étonnamment brillé. Sous les narines,
propres à humer l’air à fortes bouffées, une large bouche découvrait la
mâchoire serrée d’un carnassier, dont les canines démesurées mordaient
la lèvre du bas. Les joues étaient plates et le menton fuyait. Aucune
ride; nul pli ne témoignait, au front de cette femme, qu’elle eût jamais
pensé, ni, à ses lèvres, qu’elle eût jamais souri. Cette figure lisse
n’avait point d’âge, et sa sérénité pouvait passer pour une indifférence
bestiale.

C’était pourtant un être humain. Le torse nerveux, creusant sa taille
avec élégance, et les seins, jolis dans leur petitesse, le prouvaient,
en évoquant l’idée d’une vierge spartiate, habile aux jeux du corps.
Certes, les jambes absentes avaient couru, sauté, bondi! On se les
figurait musclées, sèches et rapides. Pour les bras, ils confirmaient la
supposition d’une athlète. Un duvet rude recouvrait leurs tendons
noueux, et, des aisselles, jaillissaient deux touffes de crins.

Le plus curieux, pourtant, avec les canines, c’était que les mains
fussent palmées jusqu’aux ongles, ceux-là poussés en griffes, durcis et
longs.

Un même hâle brunissait toute la peau.

M. de Cogoulin parla le premier:

--C’est une sauvage!

--Plutôt,--repartit M. de Chambanne,--plutôt quelque phénomène à exhiber
aux tréteaux et embarqué sur la frégate avec les baladins. J’ai vu des
mains pareilles dans un bocal, chez l’apothicaire de la rue
Gilles-le-Queux. C’est une infirmité de naissance, paraît-il.

--Non,--fit M. de Kerjan.--Ces cheveux-là ignorent le peigne, et ces
pattes de cygne ne les ont jamais tressés en nattes. Je jure bien aussi
que jamais chemise ni guimpe n’a frôlé ces épaules,--singulièrement
belles pour une telle guenuche;--le corps, autrement, serait plus blanc
que les mains et la figure.

--Il faut donc,--insista M. de Chambanne,--que ces bateleurs aient été
fort mal avisés, de si peu soigner leur gagne-pain.

--Elle est fameusement grande, l’estropiée!--dit M. Gabaret.--Cela
devait faire un colosse, sur ses jambes.

--Si elle en eut jamais,--murmura M. de Kerjan.

--Ma parole!--continua l’autre,--sa tranche, monsieur, vaut la tranche
de votre espèce de marsouin d’hier au soir. Si on les avait soudées
ensemble...

Il s’interrompit tout à coup. Probablement, l’idée qui lui était venue
se trouvait baroque; ou bien fut-il démonté par la mine des trois
gentilshommes?...

Ils s’entre-regardèrent un instant.

--Bast!--fit M. de Chambanne.

--Au diable!--ajouta M. de Cogoulin.

--Hum!--toussa M. de Kerjan.

--Tout de même, tout de même, monsieur,--conclut M. Gabaret,--cette
espèce de marsouin sentait diantrement la chair humaine...

                                   ✱

La matinée s’avança.

Tandis que M. de Chambanne faisait donner la sépulture aux morts, les
vaisseaux, en file, disparaissaient. L’horizon couvrit d’abord leurs
châteaux magnifiques, puis, voile à voile, déroba leur voilure, blanchie
de s’éloigner. Ils allaient, la _Sirène_, la _Princesse_ et le _Comte_;
et la statue navale où renaissait la bûche les entraînait, sanglante, à
leur destinée:--vers la défaite.

A bord, les commandants sommeillaient.

De cette longue journée, ils devaient garder un souvenir étrangement
tenace, à considérer la vanité et le décousu de ses incidents,--qu’un
nœud secret joignait peut-être. M. de Kerjan et M. Gabaret auraient pu
la raconter, dans tous ses détails, à leurs petits enfants. Mais ils
l’estimaient quelconque et sans intérêt. Et si M. de Cogoulin, deux mois
plus tard, ne se rappelait pas ce qui vient d’être narré, c’est qu’un
boulet ramé, parti d’une felouque, lui avait emporté la mémoire avec la
tête.




LA STATUE ENSOLEILLÉE

Pour André Vermare.


Nous avions gravi le Lykabette pour voir le clair de lune sur la mer.

Phidias en aimait le spectacle, et quand la fantaisie le prenait de s’y
délecter, nul d’entre ses élèves n’aurait manqué de le suivre, les uns
par courtisanerie et les autres par goût. J’étais de ces derniers, car
moi aussi j’aime les clairs de lune sur la mer. Et cela, Phidias le
savait bien: à l’atelier, Korœbos était son préféré, parce que, servile,
Korœbos affectait de modeler dans sa manière et même avec ses manies; au
dehors, c’est à l’épaule d’Agorakritès qu’il s’appuyait en marchant, à
cause de la beauté d’Agorakritès; mais, les nuits du Lykabette, à qui le
maître parlait-il davantage? A Kritias. Et pourquoi? sinon qu’il
devinait mon âme, et sentait combien elle se réjouit d’un clair de lune
sur la mer?

En vérité, rien ne sait m’enchanter comme cela. Mais il me plaît surtout
de voir Phœbé se lever à l’horizon des flots, et naître de l’onde comme
Aphrodite elle-même. Or, c’est là une merveille dont les Athéniens sont
privés. Sous peine d’un long voyage, il leur faut surveiller l’espace
terrestre depuis le Pentélique jusqu’à l’Hymette, s’ils veulent assister
à l’aube lunaire. Les enthousiastes seuls qui ont gravi le Lykabette
découvrent un coin du golfe, entre le mont des Abeilles et les coteaux
de Salamine; et lorsque la lune passagère est déjà loin de son départ,
on voit de là-haut la mer rutiler, comme si tous les poissons en
frétillaient sur elle, dans l’éblouissement opalin de leurs écailles.

C’est pourquoi nous avions gravi le Lykabette pour voir le clair de lune
sur la mer.

L’Attique s’endormait sous la nuit de clarté. On entendait, au loin, le
murmure incommensurable des vagues sans sommeil. Plus près, les
grenouilles de l’Ilissos faisaient une rumeur de grelots secoués, et,
dans les roseaux du petit fleuve, maints crapauds jouaient de leur
syrinx monotone. Au-dessus d’Athènes étendue à nos pieds, les hiboux
tutélaires volaient en cercles. Des parfums flottaient jusqu’à nous,
exhalés de fleurs invisibles, peut-être des buissons de roses accrochés
aux flancs abrupts de la colline, peut-être même de la ville; tout en
bas, ses jardins mêlaient leurs sombres verdures à l’ombre noire de ses
maisons blanches. Deux ou trois lueurs brillaient encore aux fenêtres
d’un palais. Elles s’éteignirent avec les derniers bruits et le chœur
batracien du fleuve. Alors, on ne distingua plus que le murmure
maritime, confondu bientôt dans les mille chuchotements du silence.

Phidias me dit:

--Regarde, Kritias, regarde combien l’air de la nuit ressemble à une eau
pure... Ne dirait-on pas que la ville est noyée au fond du clair de
lune, comme au fond d’un beau lac plus transparent qu’une source et plus
infini que l’océan? Regarde: cette nuit, l’Attique est une plaine
sous-marine, et la cité de Pallas a vraiment l’aspect d’une morte,--cet
aspect que le temps lui donnera peut-être et dont l’heure présente
s’amuse à la revêtir.

Et c’était vrai. Nous avions devant nous l’image submergée de la
métropole en ruines. D’abord, les faubourgs, avec leurs masures, ont
toujours évoqué le délabrement. Et puis, à cette époque de prospérité,
les riches citadins faisaient bâtir à profusion, et Périklès avait
ordonné l’érection de temples et d’arcs dans plusieurs quartiers; de
sorte qu’aux rayons de la lune facétieuse, tous ces monuments à demi
construits semblaient à moitié détruits. Le Parthénon lui-même
entretenait l’illusion. Il n’était guère ce qu’il est aujourd’hui, et ne
terminait pas encore en sérénité le chaos de la roche Acropole; à peine
les lignes s’en dégageaient-elles, et cette ébauche représentait fort
bien le décombre où vingt siècles le réduiront sans doute. Phidias, avec
nous, s’occupait à son achèvement; des échafaudages l’entouraient de
toutes parts, et, du sommet de Lykabette, je pouvais repérer ma place de
travail: au niveau de la frise, près du second triglyphe de la muraille
occidentale.

Le sculpteur d’Immortels soupira. Ses yeux rêvaient en face du mirage
symbolique, et, devant tous ces sanctuaires habités par ses œuvres et
simulant des restes inondés, il devait songer à l’effritement des
marbres et des gloires sous le déluge irrévocable dont les minutes sont
les gouttes.

Soudain, quelque chose résonna. Il y eut un son qui monta de la cité
vers la lune, pareil au cri musical d’un crapaud chimérique. Il y en eut
un, puis un autre, puis un autre, puis un autre,--tous identiques,--et
c’était comme un fil de perles mélodieuses qui s’envolaient dans le
silence, une par une,--une file de bulles sonores, échappées à travers
l’eau dormante du calme, et dont la lune semblait la dernière, près
d’éclater à la surface, tout là-haut, dans le grand jour.

Chacun de nous avait dressé l’oreille. Ce bruit nous était familier. Et
Alkaménos dit en raillant:

--Quel ivrogne est assez ivre pour sculpter à cette heure-ci?

Car c’était le bruit du ciseau sur le marbre.

--Je reconnais le paros,--fit Agorakritès:--il sonne clair.

--Parions une drachme!--repartit Soloôn,--je tiens pour l’albâtre du
Pentélique!

Mais Phidias écoutait s’égrener les grains d’harmonie, et il avait
appuyé le doigt contre sa bouche, afin qu’on restât sans rien dire.
Après un long recueillement, il baissa la tête et se plaignit de sa
pensée à l’égal d’une souffrance:

--Pheu! Pheu! Que c’est loin, cela! Que c’est vieux!

Je lui demandai:

--Maître, de quoi vous souvenez-vous avec des larmes?... L’esprit des
malheurs défunts vous hante, chassez-le... Goûtez le moment où nous
sommes... Ou rappelez-vous plutôt vos triomphes...

--Kritias,--répondit-il au bout d’un instant,--si la prévision ne sait
engendrer que l’épouvante, la mémoire, elle, est vraiment la fontaine
des pleurs. Les Dieux lui ont ciselé un masque changeant: selon que les
souvenirs sont joyeux ou tristes, son visage d’Aréthuse mystérieuse
reflète tantôt la joie et tantôt la tristesse; mais c’est toujours des
pleurs qui sourdent de ses yeux...

--Sans doute,--répliqua ce flatteur de Korœbos.--Mais, pour émouvoir
Phidias jusqu’au sanglot, certes, il faut le souvenir d’une fameuse
allégresse ou d’un rude chagrin; il faut qu’il apporte avec lui, sinon
quelque regret démesuré, du moins la prolongation d’une douleur
excessive!

Phidias répondit:

--C’est celui de ma plus belle statue.

--La plus belle!--m’écriai-je.

Et tous ensemble, ceux-ci désignant l’Acropole, ceux-là Delphes, et
d’autres le Métroôn:

--Est-ce l’Athénè-Gardienne?--L’Apollôn?--Est-ce l’une des treize pour
Marathon?--Est-ce la Kypris-Ourania?

--Ni l’une, ni l’autre. La destinée de mon chef-d’œuvre est une
bizarrerie: à peine fait, je l’ai brisé.

--Oh!--Par Dzeus, quel désastre!--Votre chef-d’œuvre? brisé!--Oï! oïmoï!
une statue de Phidias!--Et c’était la plus belle!--Comment cela est-il
arrivé?--Quand?...

--Cela est arrivé dans la soixante-treizième olympiade, sous l’archontat
éponyme de Lykas, lorsque j’avais des cheveux, qu’ils étaient blonds et
qu’ils bouclaient. Et cela s’est engagé par un clair de lune tellement
semblable à celui-ci, qu’on pourrait se demander si ce n’est pas le même
qui est revenu, à la manière d’un spectre, et si, là-bas, ce n’est pas
l’ombre de ma jeunesse qui taille une statue sous des fantômes
d’étoiles... Et demain, quand l’aurore, flambant derrière lui,
transformera l’Hymette en volcan pacifique, elle répétera sans faute la
matinée de printemps où l’histoire se dénoua.

«Je vais la dire.

«En cette année lykadienne, malgré le peu de temps écoulé depuis mon
abjuration de la peinture, j’étais déjà réputé comme statuaire, et
j’avais, dans la rue des Hermès, une petite maison de marbre blanc, avec
une cour au milieu. C’est là, dans cet aïthrion, que je
travaillais,--sous un voile de pourpre,--à la belle saison.

«Je vois encore ma chambre, la nuit de mai dont il s’agit. C’est une
chambre blanche et nue; sa fenêtre darde un rayon blafard qui se retire
peu à peu sur le dallage, y chemine en tournant, de dalle en dalle, et
semble mesurer sur un cadran lunaire les heures de mon insomnie.

«Car je ne puis dormir. Une obsession me force à veiller. Elle reproduit
dans mon délire l’ouvrage presque terminé, la statue qui m’attend avec
le jour, au milieu de l’aïthrion, afin de subir un dernier travail. Mais
la naïade marmoréenne, évoquée par mes yeux, jaillit au sein d’une
mauvaise fantasmagorie; la fièvre en dénature les traits, et je me
désespère à n’y plus retrouver ceux du modèle bien-aimé: Non, ce n’est
pas là le mouvement nageur de ses bras... Son sourire ne riait pas
autant... Ce n’est guère ceci; ce n’est plus cela...

«Qui de vous, mes enfants, n’a pas subi de telles angoisses?... Vous les
connaissez tous! J’en étais sûr. Eh bien! n’est-ce pas? si étrange que
cela puisse paraître, on s’éveille moins facilement de ces sortes
d’insomnies que du sommeil le plus profond. Pour y échapper, cette
nuit-là, il m’a fallu déployer un effort surhumain...

«Cependant, je me suis sauvé du lit. Et me voilà sur le seuil, en
présence de la figure.

«Gloire aux Dieux! Elle est ressemblante. On peut même dire qu’elle ne
saurait l’être davantage. Car la lune, complice de mes désirs et
complétant mon art de son artifice, accuse encore la similitude de
l’effigie avec celle qu’on appelait «Naïade». Sa lumière aquatique
emplit la cour; elle en fait un puits de légende où quelque Vérité
aurait plongé. La pâle nudité de ma statue s’immerge dans ce demi-jour
liquide, et sa nuance blême est devenue la pâleur d’une baigneuse sous
la nappe cristalline et froide d’un bassin. Naïs! Pour le coup, c’est
bien Naïs! Le premier venu dirait son nom, à la vue de cette pierre
transfigurée. Et il songerait: «Voici réellement la maîtresse de
Phidias, Naïs la ballerine, qui sait danser comme nagent les Néréides».

«Naïs!... Hélas! Naïs... Elle n’est plus qu’un peu de cendre dans une
urne.

«Les gens n’ont pas connu sa fin, ou bien ils l’ont oubliée. Nul ne
disparaît aussi furtivement qu’une petite ballerine. On croit que Naïs
nage encore sa danse, ailleurs. On se la figure peut-être en bonne
fortune. Et si quelqu’un suppose, en un logis fermé, quelque amant
ombrageux regardant, sombre et seul, ondoyer le beau corps aux
souplesses sirénéennes,--il ne se doute pas que c’est Ploutôn.

«Elle est morte. Et ma statue est seulement l’image de sa pensée en moi.

«Ah! Dire que j’ai dû me tourner vers moi-même pour la dessiner! Jadis,
n’est-il pas vrai, j’avais mieux à faire d’une pareille splendeur que
d’en imiter le contour! Mais j’employais ma vie à l’admirer; et j’ai
tant et tant contemplé Naïs, que je la vois aujourd’hui dans les plus
épaisses ténèbres. Aussi, mes mains, qui ont pétri sa chair, ont-elles
caressé l’argile à sa ressemblance, puis donné la lèvre et la prunelle
au roc aveugle et taciturne... Cette bouche possède un écho de la voix
étouffée, ces yeux ont un reflet des regards éteints... Naïs! Oh!
peux-tu me voir? peux-tu me le dire?...

«Mais voilà: c’est un caillou au clair de la lune, et rien de plus.
C’est une chose inachevée, à finir au plus tôt.

«Alors, saisissant le maillet et le ciseau, je risque ma tâche aux
clartés de la nuit, presque diurne à force d’être enlunée. Et vibre mon
fer, et tinte le marbre! Gonfle ma gorge, ô douleur! Et toi, ma
solitude, gémis vers les Dieux!

«--Les Dieux! Sont-ils assez cruels! Pourquoi ne manifester leur
toute-puissance que par des sévices? Pourquoi les seuls Dieux de bonté
sont-ils ceux de la Fable ou de la Comédie? Ah! nous voyons, chaque
jour, Hékate et Kronos exercer leurs ravages! L’une emporte nos amis,
quand l’autre est fatigué de les vieillir; et tous deux vont de la même
fuite prodigieuse qui les fait à la fois s’évanouir et demeurer. Car la
Mort et le Temps sont des passants éternels, et coulent sur le lit du
monde à la façon des rivières: ils arrivent constamment, ils partent
sans cesse, et pourtant ils sont toujours là; et ce sont des fleuves
empoisonnés!

«O Dieux! Voici les plus certains de vos exploits: dissoudre la jeunesse
peu à peu, et fondre, d’un seul coup, la vie... Composez-vous votre
immortalité de toutes nos enfances dérobées, de tous nos souffles ravis?
Je n’en sais rien; mais vous volez à l’homme ses biens les meilleurs, et
vous ne les rendez jamais,--que dans la bouche des vieilles femmes ou
sur le théâtre.

«Serait-ce que je me trompe? Rencontre-t-on parfois un nouveau Philémon
près d’une autre Beaucis?... Où est la Piscine de Jouvence?... Y a-t-il,
pour chercher son Eurydice, un véritable Orphée qui soit descendu dans
le Hadès? Et depuis la fictive Alkestis, ô Dieux! combien de morts en
sont-ils remontés?

«Des contes! ma pauvre Naïs. Des contes! Récits d’aïeule ou tirade
d’histrion! Oï! Oï! Rien ne peut t’arracher au cortège de Perséphonè! On
ne traverse pas le Styx deux fois, sinon dans les histoires; et elles ne
sont que flagorneries à l’adresse des Olympiens!

«S’ils voulaient, cependant! De quelles exceptions magnifiques ils
pourraient fausser notre laide harmonie! Comme ils dérogeraient
superbement à leurs propres lois! Car ils existent, à n’en pas douter:
Dzeus, parce que son orage tonne et foudroie; Phœbé, dont la torche
m’éclaire en cet instant; Éros, puisque je t’aime, ô Naïs! et Phoïbos,
de qui l’ascension prochaine va refouler la nuit dans les grottes et
dans les catacombes...

«Phoïbos-Apollôn... Il est le beau Dieu Musagète, soutien des arts et
protecteur des statuaires... C’est lui que je devrais invoquer dans mon
infortune... Mais à quoi bon? Il n’a jamais fait de miracle. En
ferait-il pour moi? Quelle sottise!

«S’il voulait, cependant!...

«Iô païan! Iô, Phoïbos! Iô, Apollôn!... Hélios! Hélios! Moyeu de flamme
aux rais de feu! O Tournant! ô Resplendissant! Je t’implore!

«O astre-phénix! Les aurores innombrables sont faites de tes
résurrections, et toutefois ce n’est pas le Dieu des renaissances que je
supplie en ta divinité. Non, je ne t’adjure pas de renouer ce qui est
dénoué, de rallumer la cendre, de faire revivre Naïs la ballerine...

«Mais, ô toi Fécond! Roi des germinations et des enfantements! Créateur
et Brasier! Jette dans ma statue l’étincelle de la vie! Réalise, avec
elle et Phidias, le mythe de Pygmalion et de son amante! Qu’elle soit
une deuxième Galathée, en devenant une seconde Naïs toute pareille à la
première!

«Et, ô Resplendissant! ô Tournant! je t’élèverai sur l’Acropole une
statue d’ivoire et d’or, à toi, jardinier du monde, qui l’arroses de
chaleur et de lumière! A toi, Phoïbos! Apollôn!»

«Tels sont à peu près les mots que j’ai dits, mes enfants. Encore ne me
suis-je pas souvenu si je les avais criés, ou murmurés, ou seulement
pensés, tant le désespoir me bouleversait les idées. J’étais aussi très
las de mes journées de labeur et de mes nuits agitées; la fatigue et le
sommeil m’accablaient à mon insu. J’avais parlé comme je travaillais: en
somnambule.

«Or, ayant formulé cette prière extravagante sans même interrompre ma
besogne, je la poursuis. Et tandis que, d’un ciseau méticuleux,
j’adoucis le front de Naïs,--Oh! Oh! Iô, les Dieux! Et iô, le
Cytharède!--un flux rose et chaud l’envahit par degrés!... Fou de joie,
mais redoublant d’ardeur, je le vois, du coin de l’œil, descendre sur le
visage, gagner le nez, la bouche, et s’aviver en se répandant... Vite!
vite! ne perdons pas de temps! Il s’agit de devancer la tâche divine;
dépêche-toi, Phidias! Termine ton œuvre! Si la vivante allait n’être
qu’une imperfection! Vite! Il ne reste plus que la gorge à polir;
vite!... Et je me hâte.

«Le menton se colore et s’échauffe... et c’est la poitrine... et c’est
le globe délicat où je promène plus timidement le fil aiguisé de
l’outil. Enfin, jusqu’aux pieds, le bloc est teinté de vie. Et soudain,
commence une autre phase du prodige: le buste et le ventre sont
parcourus de frissons voluptueux. Mon ciseau flatte un sein qui
tremble... Le voilà tout ému. Les veines du marbre sont les veines de sa
chair. On devine, sous la peau, le tumulte du sang. Je crains de le
faire couler. Le ciseau me paraît un glaive, et j’ose à peine
l’appuyer... Mais, à leur tour, voilà que les jambes frissonnent...
Encore un instant, et la métamorphose sera consommée. Le portrait
s’efface derrière l’original. C’est presque une femme, à présent. Naïs
revient dans sa copie; Naïs est en chemin à travers le marbre! Elle
arrive...

«Et déjà sa présence imminente m’est redevenue familière. Encore
absente, il me semble ne l’avoir jamais quittée. Lorsqu’elle va, tout à
l’heure, descendre du socle et parler, sa démarche ne surprendra pas mes
yeux, ni sa voix mes oreilles. Que fera-t-elle? Que dira-t-elle? je le
sais d’avance. Elle ira revêtir sa robe d’hyacinthe, qui dore un peu
plus ses cheveux dorés et fleurit encore sa joue en fleur; et, la main
sur la porte, elle dira tranquillement:

«--Je sors, mon petit chevreau. Je vais à Phalère, chez Xanthô.»

«Ou bien:

«--Ma sœur et moi, nous allons embrasser notre mère.»

«Ah! la menteuse! Je les connais, ses sorties, pour les avoir épiées!
Elle ignore jusqu’à l’impasse où loge Xanthô! et sa mère la recevrait à
coups de bâton! Non, non: chaque fois qu’elle s’esquive, elle court au
même endroit, et c’est au bouge de Gnathon! Chacune de ses fugues est
une escapade chez le hideux bossu... (Et l’on rapporte qu’il use des
femmes avec d’ingénieuses brutalités!...) Elle ira sans tarder, mort
d’Héraklès! consoler ce monstre d’une aussi longue séparation! Elle ira
tout de suite... A moins, cependant... Quelqu’un m’a dit l’avoir
surprise en compagnie de Lesbia. Je ne l’ai pas cru. Mais il y a de
méchantes langues pour insinuer qu’elle s’obstine à visiter encore
Aïthiops, le belluaire d’Afrique... Ha! Ha! Elle se précipitera
aujourd’hui même ici ou là, près d’un amant ou près d’un autre!...
_Aujourd’hui?_

«_A l’instant même!_ C’est maintenant! C’est maintenant! Les frissons se
multiplient sur son être; ce sont de grands spasmes qui se propagent
comme les lames du golfe; et si rapides sont les progrès du miracle, que
j’hésite à lever les yeux... Ils verraient luire ceux de Naïs, pleins de
luxure et de fourberie... Comme je les avais oubliés, ces yeux!... Mais,
entre mes doigts, le ciseau tremble, et le sein soulevé me paraît trahir
les battements du cœur... Tu respires, Naïs! Et moi, je vais donc
reprendre mon existence de jaloux berné, retrouver ton sarcasme, nos
querelles et mes brusques envies de t’assassiner quand tu partiras vers
l’amour!... Elle bouge! Elle va descendre!... Ah! Bourreau! Femelle!
Chienne! Bête vicieuse! Tu n’iras pas! Tu n’iras plus jamais!... Han!...

«Le ciseau frappe au cœur. J’ai tapé fort: le maillet se fend sous le
choc, un éclat de marbre me saute à la figure, et la statue, renversée
sur les dalles, rend le fracas d’une tour pesante qui s’écroule.

«Stupide, le maillet brisé dans la main, du sang aux lèvres, et sans
doute ayant l’air d’un insensé, je puis enfin l’examiner sans peur. Elle
est rompue. Sa tête a roulé dans un angle, et son corps en morceaux fait
un tas de pierres. _Mais chacune de ces pierres semble frémir encore, et
garde sa teinte charnelle..._

«--Quoi?... Qu’y a-t-il?...

«Alors, je m’aperçois que le jour est venu. La brise du matin souffle de
la mer, et, au-dessus de l’aïthrion, le voile de pourpre s’agite
onduleusement. Il projette, sur les choses, des ombres palpitantes qui
se propagent comme les flots du golfe, et il tamise la lumière brûlante
et vermeille de l’aurore; si bien que les murailles mêmes de la cour
paraissent bâties de chair frémissante et rosée...

«Phoïbos-Apollôn avait exaucé mon désir. Le soleil avait animé le marbre
de Naïs. Et c’est pourquoi je lui ai dressé sur l’Acropole une statue
chryséléphantine.»

                   *       *       *       *       *

Ainsi parla Phidias. Et quand il eut fini, le silence nous attrista.




UNE LÉGENDE CHRÉTIENNE D’AKTÉON

A Paul Dukas.

        Allº modº ma con fuoco.

        [Musique]

        PAUL DUKAS

        _Symphonie en ut majeur._


En ce temps-là, les hommes ayant oublié le Seigneur, ils adorèrent les
puissances inexpliquées. Et surtout les astres. Et parmi les astres,
surtout le soleil et la lune.

Et malgré l’objurgation de Iahveh, que nul n’entendait plus, ils leur
construisirent des temples nombreux et magnifiques, où, afin de rendre
plus accessible le commerce des nouvelles divinités, on les représenta
sous forme de garçons et de filles. Si bien qu’Elohim ayant créé l’homme
à son image, les faux dieux ressemblaient au Véritable.

Ainsi, la lune, femelle du soleil, eut pour effigie une statue de jeune
femme.

Et parmi la multitude des peuples, chacun lui donna dans son langage
autant de noms qu’il lui supposait d’empires. Sous des titres divers et
sous d’autres parures, elle fut partout déesse des vierges, protectrice
des accouchées, gardienne des vaisseaux sur l’océan nocturne, et
patronne de ceux qui poursuivent les animaux pour les tuer. Les petites
Romaines l’appelaient DIANE, en bouclant leur ceinture; et les
adolescentes carthaginoises, en regardant la chaîne de leurs pieds, lui
disaient: TANIT. Au fond des lourds palais de Thèbes Hécatompyle, les
cris aigus des Pharaones en gésine invoquaient ISIS. On entendait, la
nuit, sur les galères de Tyr, monter vers ASTARTÉ l’hymne des
équipages...

Aktéon, étant Grec et chasseur, vénérait la lune sous le nom d’ARTÉMIS.

Mais ce prince était le jouet d’une imagination exaltée qui lui faisait
voir toute chose comme étant merveilleuse. Crédule aux nourrices
bavardes, il croyait que son père, le roi Aristeus, l’avait engendré de
la nymphe Cyrénè, et non de sa royale épouse. Il croyait que son aïeul,
Kadmos le Béotien, avait récolté des guerriers, pour avoir semé les
dents d’un dragon. Et telle était son erreur, que Chiron, son vieux
maître, ayant succombé, on lui persuada sans peine--et fort
stupidement--qu’il avait été centaure de son vivant.

Aussi, quand ce visionnaire aperçut les dieux modelés en imitation
d’hommes et de femmes, rien ne l’empêcha de s’imaginer que ces
simulacres étaient leurs véridiques ressemblances, et qu’ils peuplaient
réellement la terre, à l’exemple des mortels. Dès lors, Aktéon reconnut
dans la voie des chevreuils la trace des satyres, et devina des gestes
de dryades aux attitudes souples des arbres balancés.

Tout le panthéon des païens se montra de la sorte à ses yeux
complaisants. Il vit tous les dieux: qui derrière la foudre, dans le
profil olympien de quelque nuage; qui sous l’aspect humain d’une vague
tordue, à la barbe d’écume. Il les vit--ou crut les voir--tous, hormis
la chasseresse Artémis, couronnée d’un croissant et chaussée
d’endromides. Car il avait appris de son siècle égaré la pudeur
prétendue de la déesse illusoire, et qu’elle se dérobait, avec ses
nymphes, aux regards libertins des hommes.

Or, malgré les sourdes remontrances d’Elohim, effrayé d’une aberration
si funeste, Aktéon résolut de surprendre la vierge mystérieuse; et,
passant ses journées et parfois ses nuits à la chasse, il ne guetta plus
seulement les bêtes féroces, et chercha rencontre moins brutale que
celle des porcs sauvages et des loups-cerviers.

Un soir, il regagnait la cité. L’épieu ou l’arc à l’épaule, des amis lui
faisaient escorte. On portait devant eux, sur des litières de
branchages, un ours et trois sangliers morts; et les chiens, étant
fatigués, allaient à leur guise, libres de colliers, sans être maintenus
par les serviteurs. La troupe et la meute marchaient lentement et
suivaient le fond d’une gorge boisée, au long d’un ruisseau.

Aktéon, n’ayant pas tué de gibier ni vu de déesse, fronçait les sourcils
d’un air farouche et traînait la sandale.

Il faisait déjà très noir au creux du défilé. Seuls, les bouleaux, qui
semblent toujours imprégnés de clarté lunaire, plantaient dans
l’obscurité du bois leurs pâles colonnettes phosphorescentes; et,
brusque, un poisson argenté fila dans le ruisseau turbulent, comme un
rayon de lune échappé. Le prince éphèbe se dérida. Quelqu’un, même,
l’entendit murmurer de plaisir.

Et tout à coup, au détour du sentier, il commanda tout bas de s’arrêter
et de faire silence. On lui obéit. Les amis et les valets tournèrent de
son côté des faces interrogatives, et les chiens, immobiles, le
considéraient, l’oreille levée.

Alors, il étendit la main vers le tournant du ruisseau, en disant:
«Artémis!...»

On regarda le lieu qu’il indiquait, et l’on vit simplement un brouillard
blanchâtre sur l’ombre bleue de la forêt. Il se mouvait à la surface de
l’eau, comme fait la brume chaque soir, et, à cet instant, ses volutes
rondes et nonchalantes simulaient vaguement un groupe de baigneuses. Le
même caprice qui les avait ébauchées les déforma sur l’heure.

Cependant, l’oubli de la vérité était si profond dans ce temps-là, qu’il
se trouva, parmi la suite d’Aktéon, plusieurs fous assez dévoyés pour
partager son illusion et redire après lui: «Artémis!...»

Et ils furent convaincus de l’avoir surprise au bain.

Mais, tandis que les compagnons et les serviteurs admiraient avec un
saint respect le brouillard maintenant informe, il y eut, au milieu de
leur assemblée, un furieux tapage des chiens subitement rués sur quelque
chose.

Et s’étant retournés, ils s’aperçurent que le prince n’était plus là, et
qu’un grand cerf soudain, la tête renversée et les bois sur le dos,
fuyait devant la meute enragée.

Personne ne douta de la métamorphose: Aktéon était changé en cerf. On le
comprit sur-le-champ. Et les moins fidèles au culte d’Artémis furent
persuadés, à la fois, de son existence et de son pouvoir, puisque la
divine pudibonde savait se venger si effectivement des indiscrets.

La première stupeur étant dissipée, le plus sage s’écria qu’il fallait
arrêter les chiens. Et tous, envisageant l’épouvantable fin dont le cerf
Aktéon se trouvait menacé, fondirent dans les halliers, avec de grandes
clameurs terribles.

Par malheur, ils avaient perdu, à être stupéfaits, des minutes
inestimables; et bientôt, tout au bout de la distance, un cruel hourvari
des chiens leur annonça la curée. Désormais impuissants, hors d’haleine
et saisis d’effroi, ils s’arrêtèrent au bruit de l’horrible scène. Les
uns se laissèrent tomber, de désespoir; d’autres, sous le coup de la
terreur, faisaient des grimaces d’ivrogne, et titubaient; il y en avait
un qui pleurait, à genoux, en frappant la terre d’un poing rythmé;
celui-ci se mit à hurler, pour couvrir la rumeur de l’assassinat; et
celui-là se bouchait les oreilles, à deux mains convulsées.

Puis, quand les chiens revinrent, du sang aux babines et du poil aux
crocs, ils les abattirent à coups de flèches.

La lune éclaira leur retour. Ils ont prétendu qu’elle était toute rouge.

                   *       *       *       *       *

Or, si vraiment la reine des nuits se teinta de pourpre, ce fut certes
sous l’influence de quelque phénomène astronomique, et non par l’effet
de la pudeur offensée ou de l’indignation, et encore moins à cause du
sang d’Aktéon. Artémis, vaine chimère des esprits corrompus, était fort
innocente de l’aventure,--et d’ailleurs, le prince vivait toujours.

Iahveh, qui mène tout, avait dirigé tout ceci. Dans sa tristesse de voir
Aktéon, parvenu au comble de sa folie, donner le plus nuisible spectacle
et le modèle le plus contagieux, c’est lui qui, pour le châtier, l’avait
mué en daguet bondissant. Mais les chiens ayant lancé, Dieu fit un
signe, et ils prirent le change sur une autre victime, dont le carnage
ensanglanta leur gueule.

Car l’Éternel gardait le cerf Aktéon pour des visées moins courtes et
pour des fins plus hautes.

Celui-ci, resté seul dans la double nuit de l’heure et de la forêt,
entendit une voix confuse qui lui sembla venir de lui-même. Et c’était
proprement celle d’Elohim:

--Tu vivras de la vie d’une bête,--disait-elle en substance,--jusqu’à la
chute des faux dieux, tant que la païenne Artémis sera patronne des
chasseurs.

Cependant Aktéon ne comprenait qu’à demi, n’ayant jamais ouï parler de
Iahveh, sinon comme de l’idole d’une tribu lointaine. Et puis,
l’aurait-il connu davantage, que cette habitude d’Elohim--de toujours
s’exprimer à l’intérieur des consciences et sans se nommer--l’eût
dérouté quand même. Il prit l’allocution du Seigneur pour une harangue
de son âme, et s’étonna seulement qu’elle discourût si peu net et si
hors de propos.

Néanmoins, les Paroles avaient laissé en lui leur écho inextinguible;
et, à tous les instants de son existence animale, il sentit désormais
quelque chose de grand et d’inconnu peser sur sa destinée.

                   *       *       *       *       *

Elle fut lente à s’accomplir.

Rien, d’abord, ne distingua le cerf Aktéon des autres cerfs solitaires.
Ceux-ci ne brament point aux soleils couchants printaniers, et la harde
gracieuse des biches et des faons ne les suit jamais. Les jours d’Aktéon
furent monotones. Il broutait l’herbe, mangeait la feuille, et, se
désaltérant aux sources miroirs, y mesurait la croissance de ses bois.
Leur ramure tombait et repoussait chaque année, et chaque année il
frottait contre les écorces la mousse de ses nouveaux andouillers.

Après avoir été le prompt daguet, il fut le dix-cors puissant, devint
très vieux et vit pâlir sa robe.

Il atteignit l’âge où meurent les cerfs, et le dépassa. Nulle raideur
n’engourdit ses jarrets; l’œil demeura perçant, l’oreille infaillible.
Il portait, d’un front insoucieux et léger, son diadème bifurqué; et
pourtant, chaque hiver, celui-ci s’alourdissait d’une branche,--et cela
n’était jamais arrivé. Des bûcherons, l’ayant aperçu, racontèrent
l’apparition d’un cerf gigantesque, tout blanc et triplement dix-cors.
Mais leur récit enflamma de convoitise les chasseurs de la contrée. On
organisa des battues. Aktéon s’exila et recommença plus loin la même
vie.

Il atteignit l’âge où meurent les hommes, et le dépassa. Mais toujours
sa présence extraordinaire était dénoncée, et toujours il lui fallait se
remettre à fuir devant les générations de l’humanité.

Toutes les forêts abritèrent sa déroute et ses relâches. Certaines sont
percées d’avenues et semblent des parcs, le soleil s’y joue dans les
feuilles; il leur préférait les immenses voûtes d’arbres, où la
fraîcheur est souterraine, tant il y fait calme et ténébreux. Aktéon
respira leurs arômes différents, de jardins ou de cavernes. Il frotta
ses bois moussus à tous les troncs; et parfois, revenu, au hasard des
randonnées, à certaine futaie jadis familière, il saluait en de vieux
rouvres centenaires les chênes qu’il avait connus baliveaux. Aktéon
méprisait la charge des siècles.

Il atteignit l’âge où meurent les arbres, et le dépassa. Là-bas, en
Grèce, les arrière-petits-fils de ses neveux étaient des vieillards.
Là-bas, très loin. Ceux qui le poursuivaient maintenant parlaient des
langues inouïes et se vêtaient de costumes baroques. Tout, des nations,
se modifiait au cours de ses voyages perpétuels; et il ne savait pas si
c’était à cause du temps passé ou de l’espace couvert.

Car il fuyait toujours, et parcourut le monde, avec, derrière lui, le
pas des hommes ou le galop des chevaux, l’aboi du molosse ou le
jappement du mâtin. On sonnait, à ses trousses, dans des cornes de
buffle, des olifants d’ivoire ou des trompes de cuivre. La fanfare était
un beuglement ou une musique. Il entendit siffler le javelot, le trait
des arcs, puis le carreau des arbalètes. Les appels des veneurs
changeaient, suivant l’époque et le pays; les uns ressemblaient à des
cris de guerre, d’autres tenaient du rugissement. On lui tendit des
embûches. Il tomba dans le fond des chausse-trapes et déclencha le
ressort des pièges. L’affût des braconniers le surprit. Mais il
échappait sans blessure aux plus grands périls, laissant pour tout butin
à ses ennemis déçus, aujourd’hui sur le sable et demain dans la neige,
l’empreinte énorme de son pied surnaturel.

Car Dieu le conservait pour d’autres fortunes.

Aktéon le saisissait plus clairement de jour en jour, d’année en année,
de siècle en siècle. Qu’il fût au repos sous une arcade de feuillages,
ou qu’il traversât quelque large estuaire, haletant et les chiens aux
flancs, les Paroles d’autrefois obsédaient sans répit sa rêverie ou sa
panique: «Tu vivras de la vie d’une bête jusqu’à la chute des faux
dieux, tant que la païenne Artémis...» Ah! Artémis! le prince n’y
croyait plus guère! et il comprit que tout arriverait selon la
prophétie, puisqu’elle s’était déjà réalisée aux deux tiers, et qu’ayant
vécu de la vie d’une bête, il avait dépassé l’âge où, sans doute,
meurent les dieux.

Alors, après avoir ainsi deviné l’agonie de la déesse, Aktéon se mit à
épier les hommes qu’il pouvait approcher, afin de démêler dans leurs
actes l’indice de l’abjuration aux vieilles divinités, le signal aussi
de sa délivrance.

Une fois déjà, il en avait suivi. C’étaient des vagabonds qui marchaient
vite à travers les broussailles et paraissaient fuyards. Ils ouvraient,
dans des faces maigries, des yeux de fièvre, et les levaient au ciel en
murmurant des supplications. L’un deux, exténué, baisait avec amour deux
brindilles croisées, comme on boit un généreux cordial; et chaque baiser
lui rendait plus de force qu’une gorgée d’hydromel.

Une autre fois, errant à l’aube par une ville abandonnée, Aktéon passa
près d’un temple d’Artémis. Le monument tombait en ruines. Il n’en
restait debout que la colonnade du péristyle et le fronton, de qui le
tympan s’était écroulé. Cela faisait sur l’aurore un grand triangle
céleste, où le soleil, comme un œil de gloire, vint regarder. Le prince
en fut tout remué, d’autant que, Phœbos étant plus haut dans sa course,
un nuage en forme de croix l’éclipsa. Mû par une invincible poussée,
Aktéon se tourna vers l’occident: Phœbé, diaphane, y blêmissait, et une
palombe, immobile dans son vol, semblait la biffer des cieux. Augures
emblématiques.

Plus tard, le cerf blanc découvrit une réunion de cabanes, au milieu
d’une clairière. Des croix les surmontaient, et leurs habitants, froqués
de bure et ceints de cordes, s’agenouillaient en face d’autres
menuiseries parfaitement semblables. Mais on voyait, clouée à celles-ci,
la poupée d’un homme couronné de ronces.

Sur la foi de ces épisodes, Aktéon se confirma dans l’idée que la croix
dominait le monde. Cependant, il demeura surpris que cela fût en qualité
de gibet, et non comme un symbole de la géométrie éternelle et
universelle, ainsi que tout d’abord il s’était plu à le croire. Du
reste, peu lui importait: ces choses étaient visiblement liées aux
Paroles; donc, les temps venaient. Et il rendit grâce à la nouvelle
religion, et il bénit la croix; car il était excédé, pour avoir trop
vénéré le croissant, de toujours fuir devant les chasses.

                   *       *       *       *       *

Il en vint une qui fut acharnée, et dura trois jours et trois nuits. Son
passage fit le bacchanal d’un typhon. Jamais la bête enchantée n’avait
été harcelée par une horde aussi tenace de chasseurs et de chiens. On
aurait cru des belluaires avec des fauves. Leur vitesse égalait sa
rapidité, leur astuce déjouait ses ruses. Il eut beau se mêler à des
hardes et frapper ses pareils, pour les obliger à prendre sa place de
martyr; il eut beau croiser ses voies et marcher dans les ruisselets,
afin de mettre ses tourmenteurs en défaut:--le vacarme féroce se
rapprocha peu à peu.

Et comme descendait le soir du troisième jour, Aktéon se sentit fatigué
pour la première fois, et chercha d’instinct l’étang de son hallali.
L’ayant trouvé, il y entra. Mais alors, sa pauvre âme humaine
s’attendrit, et voilà qu’il se mit à pleurer. Or, jusqu’à lui, nul autre
cerf n’avait encore versé de larmes; c’est depuis, en mémoire de sa
détresse, qu’ils pleurent tous comme des hommes, dans les étangs
mortuaires.

Il attendait la fin. Le limier débûcha, puis les chiens de tête
apparurent, et puis toute la meute. Aktéon les toisa du haut de sa
prodigieuse stature. Mais, à sa vue, ils se mirent en cercle autour de
lui, dans l’eau, et restèrent là, sans plus bouger ni donner de la voix.
Et en l’apercevant, les premiers cavaliers s’arrêtèrent aussi,
brusquement, à la lisière de la forêt, le cor aux lèvres ou l’arc tendu,
sans que la sonnerie éclatât, sans que le dard fût décoché. Car l’animal
forcé leur était surprenant, dressé dans l’or du crépuscule contre la
nuit bleue des sapins, neigeux, colossal, hautain, et les ronces de ses
bois lui tressant le plus fastueux diadème.

Soudain, il y eut un froissement de branches écartées; un palefroi
hennit; des armes s’entre-choquèrent; et le Veneur lui-même surgit de la
forêt. Mais lui, seul entre tous, ne sembla point émerveillé. Il cria
des insultes aux chiens et des railleries aux valets, puis sauta de
cheval, et fouilla dans son carquois...

Alors, Aktéon sentit une lumière s’allumer sur sa tête, au milieu de la
grande couronne d’épines; et, baissant le front vers l’eau paisible et
mirante, il vit, au reflet de la lumière, que c’était une croix
flamboyante.

L’être miraculeux n’en sut pas davantage; car il s’affaissa, mort enfin,
comprenant par là que les Paroles s’étaient accomplies jusqu’à la
dernière, et que désormais tout chasseur allait renier son antique
patronne..., mais sans avoir contemplé le Veneur prosterné devant lui,
et sans apprendre que c’était là le comte Hubert, qui fut évêque de
Liège,--et saint.




TABLE


  AVANT-PROPOS                               5

  LE VOYAGE IMMOBILE                         9
  LA SINGULIÈRE DESTINÉE DE BOUVANCOURT     85
  LE RENDEZ-VOUS                           111
  LA MORT ET LE COQUILLAGE                 165
  PARTHÉNOPE OU L’ESCALE IMPRÉVUE          175
  LA STATUE ENSOLEILLÉE                    209
  UNE LÉGENDE CHRÉTIENNE D’AKTÉON          227




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le vingt octobre mil neuf cent neuf
    PAR
    BLAIS & ROY
    A POITIERS
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGE IMMOBILE, SUIVI D'AUTRES HISTOIRES SINGULIÈRES ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.