Le livre des lotus entr'ouverts

By Maurice Magre

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Title: Le livre des lotus entr'ouverts

Author: Maurice Magre

Release date: July 10, 2024 [eBook #74003]

Language: English

Original publication: Providence: J. A. & R. A. Reid, 1881

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DES LOTUS ENTR'OUVERTS ***






  MAURICE MAGRE

  LE LIVRE
  DES
  LOTUS
  ENTR’OUVERTS


  PARIS
  Eugène FASQUELLE, Éditeur
  11, RUE DE GRENELLE (7e)

  1926




EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 11, Rue de Grenelle, PARIS (7e)


DU MÊME AUTEUR

POÉSIES

  La Chanson des Hommes         1 vol.
  Le Poème de la Jeunesse       1 vol.
  Les Lèvres et le Secret       1 vol.
  Les Belles de Nuit            1 vol.
  La Montée aux Enfers          1 vol.
  La Porte du Mystère           1 vol.




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

60 exemplaires numérotés sur papier de Madagascar.


Tous droits réservés

Copyright 1926, by EUGÈNE FASQUELLE




EN FACE DU BOUDDHA DE BOIS...


En face du Bouddha de bois que m’a rapporté de Chine un voyageur et qui
fut sculpté par le bonze d’une pagode, dans la montagne de Cao Bang, je
me suis assis les jambes croisées, durant bien des soirs, sur le tapis
où sont des arabesques et des fleurs coloriées, sur le tapis où veillent
mes rêves comme autant de petites lampes sereines.

Et comme j’avais longtemps demandé aux esprits intermédiaires qui
peuplent les royaumes invisibles de m’accorder la clairvoyance de mes
existences antérieures, je vis s’écouler des images et s’entr’ouvrir des
prunelles familières, des formes surgirent de l’ombre des jours révolus.

Mais à cause de l’imperfection de mon âme, ces formes étaient
indistinctes, ces prunelles demeuraient voilées, je ne contemplai que
des fragments épars des beautés et des douleurs qui n’étaient plus. Car
il n’est donné qu’à ceux qui sont purs, de s’échapper hors de la prison
du temps.

Et je connus qu’à travers les âges sans nombre la justice de la loi
avait toujours fait de moi un homme médiocre. Jamais, comme les hommes
plus favorisés ou plus orgueilleux qui se souviennent de leurs vies
passées, il ne m’avait été donné d’être un personnage remarquable par
les talents et illustre dans sa nation.

Rien qu’un pauvre ramasseur d’herbes, au pied d’une falaise crayeuse,
qui fait sans cesse le même geste de tirer avec un râteau! Une sorte de
bateleur qui s’en va sur les routes derrière un âne et fait des tours
dans les villages! Un homme qui tanne des peaux, marié à une créature
délicate qu’il torture par sa vulgarité!

Et toujours de l’autre côté du monde! dans l’orient lumineux où
bruissent les forêts où étincellent les sables, où les pagodes tendent
au ciel leur dôme circulaire en mosaïques azuréennes! Et à cause de cela
je suis solitaire dans le pays où résonnent les cloches, où le blé croît
au lieu du riz.

Enfin, j’ai vu ma dernière incarnation, celle où un rayon de l’esprit
descendit sur moi, celle où il me fut donné d’être un poète que toucha
la beauté des formes, qui aima les choses avec son cœur, qui entrevit
les vérités cachées sous les apparences. Ainsi dans une grotte
souterraine, l’eau incolore de la pluie, après avoir filtré des milliers
d’années, se condense en des stalactites de cristal.

En des stalactites de pensées d’amour s’est muée la pluie de mes
quotidiennes pensées, durant la vie d’un poète de l’Inde qui vécut à
Delhi et à Bénarès. Il a aimé les visages charmants et les formes
parfaites et l’amour de la beauté l’a conduit à l’amour de la
connaissance comme une jeune fille amoureuse conduit un étranger à son
fiancé.

Et c’est pourquoi en souvenir de ce prédécesseur fraternel dans le
voyage innombrable, j’ai écrit le livre des _Lotus Entr’ouverts_, le
livre dont j’ai déchiffré les caractères au fond du miroir, le miroir
qui est au-dessus du Bouddha de bois que m’a rapporté de Chine un
voyageur.

Car il est enseigné par les Sages anciens qu’on peut enclore une magie
dans certains bois savamment vernis et que cette magie avec la réflexion
du miroir et la volonté du visionnaire recrée le verbe perdu qui fut
prononcé du fond de l’âme et le grave dans la buée crépusculaire du
miroir, le grave pour les yeux qui voient.

Et je dis, ayant terminé la transcription de l’ouvrage ancien: Puissé-je
être digne de celui que j’ai été, moi qui suis indigne de celui que je
serai. Puisse mon esprit s’élancer plus haut, puisse mon esprit
s’élancer plus vite vers la connaissance et vers l’amour, puissent mes
actions être en harmonie avec mes pensées, puisse ma voix faible
résonner très loin et transmettre aux hommes par le mystère de
l’écriture la goutte de beauté que j’ai pleurée.




LE SERPENT NOIR QUI DONNE LA CHANCE


L’aurore se lève. Remercie Dieu qui t’a fait découvrir dans la cour
dorée, le serpent noir qui donne la chance à la maison.

Il faudra lui apporter du lait dans un vase de terre plat et mettre à
côté des feuillages secs pour qu’il y repose.

Aucun visage de mauvais augure ne se présentera aujourd’hui à la porte,
aucune pensée triste ne se tiendra debout sur le seuil de l’âme.

Une journée entière de bonheur, sans querelle parmi les servantes, sans
souvenir amer qui trouble la pureté de ton regard!

O serpent noir, je mettrai chaque jour du lait dans le vase plat et je
préparerai les feuillages secs, serpent noir qui me rend visite si
rarement!




PETITE LUMIÈRE


Une intérieure suavité spirituelle met sur les traits de son visage une
expression délicate qui fait penser au vol d’une hirondelle, au bord
d’un étang, par un crépuscule de printemps.

Elle ne sait pas jouer de la cythare, ni composer des strophes, mais
tout en elle est poésie naturelle et harmonie invisible.

Elle délivre le papillon des mains des enfants et aide la bête à
bon-dieu à retrouver son chemin. Tout ce qui est petitesse et fragilité
l’attendrit.

Elle n’accomplit aucun grand acte de bonté et elle rêve plus qu’elle
n’agit. On prétend même qu’elle est paresseuse.

On ne peut définir la nuance exacte de sa robe d’un bleu intermédiaire
entre celui du ciel et celui de l’eau. Qui peut dire aussi si elle est
gaie ou si elle est triste?

Elle n’aime pas les fêtes, les longs voyages, les réunions solennelles,
l’apparence extérieure de la richesse. Elle craint la pauvreté et elle
fait volontiers le tour du jardin.

On l’a surnommée Petite Lumière. Mais pour moi elle à un nom secret au
fond de mon cœur et je ne le prononce jamais. Je l’aime à cause de
l’intérieure suavité spirituelle qui se reflète sur son visage.




L’EMPEREUR DE CHINE ET L’EMPEREUR DU JAPON


L’empereur de Chine et l’empereur du Japon se sont rencontrés par une
belle soirée, sur la mer calme. Deux navires pavoisés se sont avancés
solennellement de chaque côté de l’horizon et des milliers de jonques
avec leurs lanternes de couleurs se sont tenues immobiles sur les flots
comme autant de grandes étoiles et les étoiles innombrables se sont
tenues immobiles dans le ciel, comme autant de jonques minuscules.

L’empereur de Chine et l’empereur du Japon se sont assis l’un en face de
l’autre sous un parasol de soie à manche d’or et, à côté d’eux, il y
avait un nain chinois avec un bonnet carré et un nain japonais avec une
mitre de plumes de paon qui leur présentaient du thé dans un bloc de
cristal creusé. Les deux empereurs en buvaient quelques gorgées et ils
se regardaient en silence. Leurs robes étaient ruisselantes de
pierreries et ils étaient pareils à des dieux timides qui n’osent pas
engager la conversation.

Les courtisans, sur le pont des navires faisaient un cercle respectueux
de broderies et d’armures. Il y avait là des mandarins de neuf rangs
différents, depuis le Tai Fou qui porte la pierre rouge jusqu’au Tai
Tchao qui porte un globule d’or. Il y avait là le Siogoun entouré des
Seigneurs de la Terre et certains fonctionnaires religieux courbés en
deux par la discipline des rites et dégageant la vénération comme une
lampe dégage la lumière. Et sur les rivages de la Chine et du Japon les
peuples étaient massés et regardaient la mer calme.

Les deux empereurs allaient s’entretenir de l’invasion prochaine des
Tartares, de la puissance des épidémies qui s’abattent mystérieusement
sur certaines provinces. Ils allaient chercher ensemble les moyens de
faire circuler rapidement le riz à travers les terres et les mers pour
remédier aux famines, ils allaient étudier les causes de ces fabuleux
typhons qui, à certaines époques, soulèvent les mers. Ils allaient
entrer en communication avec les Génies, écouter la voix des Ancêtres.
De leur réunion allait jaillir l’éclair qui fait descendre les Dieux.

L’empereur de Chine, le plus résolu, parla le premier et la conversation
fut assez animée. Ils étaient tous deux grands amateurs de laques et ils
s’étonnaient qu’une certaine nuance de violet ne puisse plus être
obtenue. «Les polisseurs de Canton n’apportent plus autant de soins
qu’avant à leurs travaux. Le colcotar est trop calciné. On ne trouve
plus le cinabre absolument pur. Et, pour le rose, c’est bien plus
terrible! On a abandonné la culture de la fleur de carthame. Le secret
des anciens maîtres est perdu. En vérité, le monde est en décadence.»
Les deux empereurs sont très malheureux et, lorsque l’entrevue est
terminée, ils pleurent presque, courbés derrière leur éventail, tandis
que les deux navires s’éloignent solennellement sur la mer calme.




LA CHARITÉ DE PADMANI


J’ai trouvé la robe déchirée d’un pauvre sur la barrière de mon jardin.
Le pauvre lui-même appuyé sur son bâton s’éloignait sur le chemin avec
une singulière légèreté, revêtu d’un manteau à broderies et à franges
qui ressemblait à mon plus beau manteau.

«J’ai fait manger le pauvre et je l’ai fait boire, me dit Padmani avec
un visage serein. Je l’ai conduit dans la piscine et il a fumé ton
houka. Et comme son manteau était déchiré je lui ai donné un manteau à
broderies et à franges, car il convient d’être charitable.» «Tout ce que
tu fais est bien fait», ai-je répondu.

«Quand je lui ai eu donné cela, reprit Padmani, j’ai vu que le pauvre
était aussi pauvre qu’avant. Il me faisait tant de peine que j’ai voulu
qu’il emportât une richesse inusitée, la richesse d’un beau souvenir et
je me suis donnée à lui.» Ainsi parla Padmani, avec simplicité et elle
allait, s’occupant de petites choses, dans la maison.

Alors j’ai médité sur la charité et sur la connaissance du bien et du
mal qu’il n’est pas donné aux femmes d’avoir. «Quel âge pouvait avoir ce
pauvre?» ai-je demandé tristement. Padmani a éclaté de rire: «Comment
pourrai-je me souvenir de cela? Je n’ai vu que ses yeux qui pleuraient.»
J’ai médité encore sur la charité.




LE DIEU DE L’INTELLIGENCE BIENVEILLANTE


O dieu de l’intelligence bienveillante qu’on représente avec le grand
front dénudé d’un homme mûr, le regard ingénu d’un enfant et le pli de
la bouche d’un vieillard, toi qui tiens une boule de cristal et un lotus
refermé, toi qui es immobile, toi qui vois, toi qui sais.

O dieu de l’intelligence bienveillante, mets sur mon visage le sourire
qui comprend, fais faire à ma main le geste qui excuse, donne à toutes
mes attitudes ce délié que l’indulgence quotidienne apporte au corps.

Écarte de moi la colère qui aveugle et nous enveloppe d’une buée
rougeâtre, ne permets pas au désir effréné de me posséder, car il force
l’homme à marcher à quatre pattes à la manière des bêtes.

Donne-moi la mesure avec laquelle on pèse ses actions comme des cailloux
noirs, la mesure avec laquelle on pèse ses pensées comme des grains de
blé lumineux.

Donne-moi le jugement par lequel la vérité est discernée de l’erreur et
la clairvoyance qui fait savoir qu’un homme est bon même sous une
apparence vulgaire ou mauvaise.

Fais-moi me dresser entre le bien et le mal comme on se dresse entre
deux frères ennemis. Montre-moi la part du mensonge que cache la douceur
du masque blanc et la part d’humaine nécessité qu’il y a sous la grimace
du masque noir.

Ne me fais pas rire à cause du caractère plaisant de la douleur, ne me
fais pleurer qu’à cause de l’émotion spirituelle que procure la beauté
et permets-moi de comprendre la mort, cette entrée dans le pays des
hommes immatériels, des paysages subtils, des vibrations délicates.

Donne à mon esprit la soif inextinguible de savoir, à mon cœur la
faculté illimitée de chérir les formes diverses de la création,
permets-moi de gravir avec l’agilité du coureur les degrés de la
connaissance qui conduisent à la porte de l’amour, ô dieu de
l’intelligence bienveillante!




LA MÈRE DE PADMANI


Elle m’avait dit sur sa mère des choses tellement délicieuses que je
résolus de l’accompagner quand elle voulut lui rendre visite dans un
village perdu au pied des montagnes Aravalli.

Nos chevaux moururent dans les sables du désert de Thar et nous
faillîmes nous noyer en traversant une rivière qui avait débordé. Mais
tous ces dangers étaient sans importance puisqu’il s’agissait d’aller
voir une merveilleuse créature pleine de sagesse et de beauté.

«Ce serait orgueilleux de ma part, de prétendre que je lui ressemble,
disait Padmani, tant elle a de majesté naturelle et de noblesse
supérieure.» Ses yeux brillaient et elle redevenait une toute petite
fille à mesure que nous approchions.

Devant une misérable case était accroupie une vieille femme à demi
sauvage. Elle ne se leva pas pour embrasser sa fille et elle se contenta
de remuer à droite et à gauche sa mâchoire, en signe d’une confuse
satisfaction. Et mon âme était pleine de honte pour la charmante Padmani
dont les larmes coulaient comme des perles sur ses joues couleur de
lune.

Et, lorsque nous reprîmes le chemin du retour, je la tenais tendrement
par les épaules, m’efforçant de ne plus penser à cette visite
malheureuse. Mais elle riait, une musique enchantée était dans sa voix
et elle répétait: «Comment l’as-tu trouvée? N’est-ce pas que je ne
t’avais pas menti? Il m’est doux d’aimer une telle mère!» Alors je fus
plein de honte pour moi-même. O merveille de la pureté des cœurs!




LE TIROIR SECRET


Dans le coffret d’ivoire incrusté d’or où sont ses bijoux et les
souvenirs de notre amour nous avons découvert un tiroir secret où il y
avait un parchemin jauni et d’aspect triste, avec des caractères en
langue Zend.

«C’est peut-être une malédiction ou l’indication d’un trésor caché. Il
faudra aller, me dit-elle, chez le moullah qui sait toutes choses, pour
savoir ce que ces caractères veulent dire.» Mais, moi, je secouai la
tête car je savais bien ce que contenait le parchemin.

Il contenait l’histoire de nos amours, celle de tous les amours des
hommes. Il disait que dans le beau coffret d’ivoire il y a toujours un
coin ignoré avec une histoire secrète et que dans l’âme de la bien-aimée
il y a toujours une amertume incompréhensible que le moullah ni personne
ne peut expliquer.




LA SAGESSE DIVINE


Il y a peut-être un jardin délicat au sommet d’une montagne sauvage avec
un kiosque de porcelaine et de bois laqué d’où l’on aperçoit de très
loin les dômes des villes où s’agitent les hommes.

Oh! vivre là, avec la parfaite certitude qu’aucun visiteur ne se
présentera à la minuscule porte du kiosque, que je n’entendrai ni
formule de politesse, ni affectueux témoignage.

Là, je marcherai à petits pas, j’examinerai le dessin d’une feuille, les
veines d’un caillou, la clarté d’une goutte d’eau, les nuances d’un
souvenir.

Là enfin, ni la famille, ni l’amitié, ni l’amour ne m’envelopperont de
leur nuage gris, bleu ou rose et je ne serai pas comme un glaneur qui
cherche un grain de plaisir dans un champ d’ennui.

Je m’assiérai sous un mûrier qu’on ne cultivera pas pour le vers à soie,
je cueillerai une rose qui ne sera pas destinée à un bouquet, je suivrai
une allée où le sable ne gardera pas la trace d’une sandale féminine.

Et là, comme une essence parfumée qui tombe dans une urne d’or, la
sagesse filtrera du ciel silencieux, apportée par le vent sans parole et
remplira lentement l’urne spirituelle de mon âme.

Je serai entouré de parents attentifs parce qu’ils se tairont, d’amis
fidèles parce qu’ils seront immobiles, de maîtresses tendres parce
qu’elles répandront des parfums suaves sans le vouloir. O famille des
arbres, amitié des pierres, amours des fleurs!

Et si je vois un soir la silhouette noire de quelque conseiller ou le
voile incarnat d’une femme aux beaux yeux s’acheminer de mon côté je
couperai une branche de saule et j’en lancerai les feuilles vers le
croissant de lune pour qu’ils comprennent qu’en moi a pénétré le
sentiment de la vanité du monde et qu’ils s’en retournent.

Et à l’heure où les étoiles sont épuisées et où la rosée fera dans ma
chevelure une couronne brillante après une nuit de méditation, peut-être
connaîtrai-je dans l’évanouissement de l’extase avec la naissance de
l’aurore, le parfait amour de toute chose qui met l’homme au rang des
dieux.




LES PLUMES DU PAON


Une très belle femme se tenait sur un balcon. On voyait sous la
mousseline la chair laiteuse de ses épaules, elle était couverte de
bijoux comme une idole et elle cachait à demi son visage derrière un
éventail en plumes de paon éblouissantes.

Et moi, je la regardais longuement, oubliant Padmani qui marchait à côté
de moi, car la beauté d’une femme est plus grande sur un balcon à cause
du mystère de la chambre qui est derrière. Et j’aurais bien voulu être
remarqué d’elle et je me redressai et me retournai de son côté.

Padmani ne dit rien, mais avec une ridicule affectation, elle resta
taciturne et un peu plus tard, je pensai qu’elle était affligée de mon
long regard et je lui dis: «Es-tu triste parce que tu es jalouse de la
belle femme du balcon? Dis-moi tes pensées pour que je te console.»

--Je suis triste, a-t-elle répondu, à cause des éblouissantes plumes de
l’éventail. Le paon qui les a portées ne dessinera plus au soleil une
roue multicolore. Comme on est cruel avec les oiseaux! Ne savais-tu pas
que le paon est l’oiseau que j’aime le mieux?»




LE JEUNE HOMME DE LA NUIT


Il a fait craquer doucement les feuilles mortes dans le jardin. Le chien
n’a pas aboyé quand il est passé. La lune n’a pas reflété son ombre sur
le sable de l’allée. Mais j’ai bien su qu’il était là.

Je me suis arrêté de jouer de la cithare. J’ai posé l’instrument sur le
coussin. Je me suis tenu immobile, je n’ai pas regardé du côté de la
fenêtre. Mais je savais bien qu’il me regardait par les volets
entr’ouverts.

Comment était l’ovale de son visage? De quelle couleur étaient ses yeux?
Quelle forme avait son turban? A la fin j’ai tourné un peu la tête de
son côté. Il y avait une légère buée sur le carreau.

Je n’ai pas entendu de craquement sur les feuilles mortes du jardin et
le chien n’a pas aboyé. J’ai repris ma cithare et je me suis remis
lentement à jouer car j’ai bien compris qu’il était parti.




LA POÉTESSE DE CHINE ET LES PAVOTS BLANCS


I

Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il
y a plusieurs siècles. A un homme vulgaire son père l’avait mariée pour
la punir d’être allée, la nuit, porter un bouquet de pavots blancs sur
une montagne déserte.

De cette habitude depuis son enfance, on n’avait jamais pu la guérir.
Comme si une mystérieuse voix l’appelait, il fallait qu’elle allât,
certaines nuits, faire cet hommage nocturne à un invisible Génie.

L’homme vulgaire la battit et elle jura de ne plus recommencer. Mais
quand le temps était venu, elle se glissait furtivement à l’heure où
tout le monde dormait, par un sentier qui ne menait nulle part et se
perdait au milieu des pierres.

On la trouva morte, un matin, au sommet de la montagne déserte. Son
corps était couvert de gouttes de rosée et brillait comme si elle était
habillée d’une tunique de diamants. Les Génies de cette solitude
avaient-ils enlevé son âme? A côté d’elle on ne retrouva pas les pavots
blancs.


II

Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il
y a plusieurs siècles. L’homme vulgaire qu’elle avait épousé était
corroyeur de son état et avait une boutique dans une rue de Raé-Ning.

Au milieu des peaux entassées, cette délicate se tenait, avec ses yeux
couleur de jade vert et ses mains couleur de jade blanc. Et des cuirs
tannés montait pour elle un plus suave parfum que celui des lis ou des
roses.

Elle lisait ses vers à son mari quand il était réuni dans la boutique
avec ses apprentis et d’autres hommes vulgaires, ses amis. Nul ne
comprenait, mais tous restaient immobiles, pleins de béatitude, sentant
le souffle invisible de la beauté planer sur la maison.

Et une fois un mandarin en voyage écouta par la fente de la porte et
s’émerveilla grandement. Et il prépara une troupe de cavaliers et
d’hommes armés avec un palanquin d’or et de cristal pour enlever la
délicate et la subtile à la boutique du corroyeur.

Elle aurait bien voulu s’en aller loin de la compagnie des hommes
vulgaires pour habiter dans un palais au milieu des matières rares, pour
jouir de la musique des luths, de la conversation des lettrés, de la
possession des manuscrits chargés de pensées, mais quelque chose la
retenait là.

C’était la voix qui n’a pas de son, le chemin qui ne mène nulle part, la
mystérieuse tâche nocturne à laquelle elle s’était vouée, c’était la
présence de la montagne déserte au sommet de laquelle elle devait
certaines nuits, porter un bouquet de pavots blancs.


III

Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il
y a plusieurs siècles. Bien rarement elle parlait et elle ne se plaisait
qu’à voir de la balustrade de sa maison décroître le vol des cigognes
dans de ciel.

Elle ne rencontra qu’une fois, au milieu d’autres mandarins puissants,
son père qui l’avait vouée à la misère en la mariant pour la punir et la
faire rétrograder parmi les êtres, à un corroyeur vulgaire.

Elle se prosterna comme il est prescrit, sur le chemin devant son père
et elle prit la main de la malédiction et elle la baisa. Et lui, qui
était un homme mauvais, s’étonna de voir dans les yeux de sa fille une
si belle flamme couleur de jade vert et de l’étoile Ki.

Et il ne savait pas que l’âme est faite d’un métal plus inaltérable que
l’or vierge et que celle qui s’est regardée intérieurement ne fait que
se purifier au contact de la vulgarité.

Et dans son orgueil il dit à sa fille: «Donne-moi ce pavot blanc que tu
as à la ceinture.» Elle le lui tendit respectueusement, mais elle
s’arrangea pour en faire tomber les pétales et qu’il n’en restât plus
que la tige.

«Elle n’a pas changé, dit le père aux autres mandarins. Et le corroyeur
ne doit pas recevoir d’elle plus que son père n’a reçu. Elle donne tout
aux Génies.»


IV

Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il
y a plusieurs siècles. Quand elle mourut, tous les corroyeurs de
Raé-Ning furent en deuil et son mari, l’homme vulgaire, qui était gros
devint pareil à un saule en hiver.

Il pleurait sans cesse, songeant qu’il ne l’avait pas assez aimée et il
se repentait de ne pas avoir uniquement, avec ses peaux, fait des robes
de fourrure pour la couvrir.

Il disait: «Quand elle parlait, j’étais transporté dans un pays
merveilleux, mais nous étions loin l’un de l’autre. Comment peut-on
aimer à ce point ce qu’on a perdu sans l’avoir compris.»

Et moi, peut-être, dans une vie antérieure, j’ai été cet homme vulgaire
et c’est pourquoi j’aime la poétesse Tchou Chou Tchenn et je la pleure
encore après des siècles. Je la cherche sur la balustrade de ma maison
quand je vois des cigognes s’éloigner et si un pas résonne sur le
chemin, je m’imagine que c’est elle qui s’en va silencieusement porter
ses pavots blancs sur la montagne déserte.




LE LOTUS ET LES DÉVAS


Comme je poussais la porte du jardin, elle était au milieu d’une
plate-bande de roses et, les yeux levés au ciel, elle avait un doigt sur
les lèvres et semblait faire: «Chut!» à quelqu’un. Mais il n’y avait
personne.

Alors j’ai gardé le silence. Mais elle m’a dit: «C’est pour mieux
t’entendre me dire des paroles d’amour que j’ai fait signe à un groupe
de dévas vêtus de blanc de rester silencieux au-dessus du jardin.»

«O Padmani, comme j’aimerais voir ces dévas. Ne peux-tu leur dire de
s’approcher et de me montrer le bel ovale de leurs traits et leurs
robes, tissées sans doute de nuages.»

Elle a secoué la tête et a répondu: «Ils viennent justement de
s’éloigner car ils ont respiré l’arôme de certain lotus d’une espèce
rare qui vient d’éclore à mille lieues d’ici sur une montagne de Chine
et ils sont ivres pour plusieurs jours.»




L’ASSEMBLÉE DES MUSICIENS SILENCIEUX


Ayant gravi un interminable escalier je me suis trouvé soudain dans une
assemblée de musiciens en robes noires. Il y avait des laques sur les
murs, le plafond était d’or mat, tout était éteint, tout était voilé
dans la salle où étaient réunis ces musiciens de génie.

Les visages de ces musiciens étaient illuminés par l’extase et ils
touchaient leurs instruments avec des mains légères, comme en un rêve.
Mais j’avais beau prêter l’oreille, je ne percevais aucune musique
d’orchestre, rien qu’un grand silence mystérieux.

Et ce silence était si angoissant, si chargé d’invisibles images et de
pensées inexprimées que je commençai à trembler. Mais celui qui me
conduisait me toucha du doigt entre les deux yeux et me dit: «Dans cette
salle sans reflets, ce n’est pas avec les oreilles qu’on entend mais
avec le cœur.»

Et je commençai à comprendre la musique des musiciens en robes noires.
C’était l’harmonie cachée de la terre, le langage sans mots, la
résonnance sans vibrations, la beauté qui se perçoit par les sens
intérieurs de l’âme et c’est à partir de ce jour que j’ai possédé la
connaissance de la vie vraie.




LE CARAVANSÉRAIL DE MÉLANCOLIE


Le caravansérail avait un long couloir immense. Je savais que son époux
venait d’arriver et qu’elle était auprès de lui, quelque part, dans la
vastitude de ce lieu de brique. J’entendais au fond du crépuscule aboyer
les chiens, crier les chameaux et se quereller les chameliers et les
porteurs de litières. Et parfois il y avait des pas qui traînaient dans
le long couloir immense de ce caravansérail de mélancolie.

Je ne sortais pas de ma chambre dans l’espoir qu’elle passerait, qu’elle
passerait par hasard et s’arrêterait une minute. Mais les heures
inexorables comme le regret de ce qui finit s’écoulaient avec les
aboiements des chiens, les querelles des porteurs de litières, la lente
ascension de la lune dans le ciel indifférent. Les heures s’écoulaient
et elle ne passait pas dans le couloir sans fin de ce caravansérail de
l’attente désespérée.

Alors je suis sorti pour revoir le petit chemin qui descend parmi les
canneliers grisâtres, le petit chemin où j’avais marché, si heureux à
côté de ma bien-aimée. Je suis sorti pas bien longtemps, le temps d’un
regard, le temps d’une pensée d’amour, je suis sorti pas bien longtemps,
mais juste assez pour qu’elle vienne une minute me dire bonjour en
passant, en passant dans le long couloir de ce caravansérail des amants
qui se sont séparés.

Elle a poussé la porte, elle est entrée, elle a embaumé la chambre avec
sa robe et ne me trouvant pas, elle a laissé bien en évidence un tout
petit mouchoir comme le signe de la fidélité divine, comme la présence
de son cœur et elle est partie dans le long couloir, elle est partie
pour ne plus revenir et ce mouchoir c’est tout ce qui me restera
désormais, tout ce qui me restera de celle que j’aime dans les
caravansérails de la vie.




L’ÉTOILE DE LA MISÉRICORDE


Padmani a les yeux levés vers le ciel criblé d’étoiles et elle regarde
avec une extrême attention... Une goutte d’argent brille sur sa joue.

Elle croit que chaque étoile correspond à un sentiment de l’âme et que
chaque âme est sous l’influence d’une étoile du ciel. La goutte d’argent
descend lentement.

Oh! comme elle est anxieuse devant les milliers de caractères tracés sur
l’énigmatique livre bleu.

«Que cherches-tu avec tant d’ardeur, ô Padmani?»

«Je cherche mon étoile. Je connais son nom, mais je ne sais pas où elle
se trouve. Elle brille peu. Elle s’appelle l’étoile de la miséricorde.»

«Je la connais, lui ai-je dit. La voilà.» Et je lui ai montré une étoile
au hasard. «C’est la plus belle, a-t-elle murmuré.» Et sur sa joue la
goutte d’argent avait disparu.




LA BEAUTÉ DES REFLETS


Je quitterai un soir la terre des hommes et tu demeureras toute seule.
C’est pourquoi je tiens à te dire la parole essentielle de la vie.
Allume la lampe, ô ma bien-aimée, car pour que ceci soit énoncé les
meubles et les visages doivent avoir leur vêtement de clarté.

Toutes les choses ont un reflet qui est la vraie substance du monde. Les
eaux immobiles sont phosphorescentes, les prunelles miroitent, il y a
des parcelles lumineuses qui flottent au ras des terres labourées et que
n’a pas engendrées la lune. La matière s’efforce de dégager l’âme.
Toutes les lumières sont belles excepté celle qui vient de l’or.

Du monde des formes apparentes, il ne faut aimer que les reflets, le
luisant des laques, le poli des cristaux, le mat endormi des jades, les
étincelles des soies précieuses et des chevelures. Le bien et le mal
sont dans les reflets et les uns sont purs, les autres impurs. O ma
bien-aimée, ne prends jamais l’or dans tes mains divines.

Car Ahriman, dont il est parlé dans les livres Zend, Iblis, le
tentateur, Satan dont les prêtres chrétiens menacent les enfants ne sont
que les incarnations de l’esprit de l’or, l’esprit mauvais qui fait
rétrograder l’homme sur la route. Marche en avant, ô ma bien-aimée,
conduite par les reflets spirituels et tourne ta face vers le soleil.

Dans le jardin, là où sont les ronces et les orties, fais un grand trou
et enterre l’or. Demeure dans ta maison sans or ou vêtue d’une robe sans
franges, avec des mains sans bagues, va-t’en au loin, à travers la vie.
Il y a bien moins d’actions mauvaises qu’on ne croit si l’on a une
pensée haute. Vis dans le temple ou dans les bouges, avec les sages ou
les mendiants, donne ton corps à tous les hommes si cela te plaît, mais
n’en reçois pas une pièce d’or.

Cherche les reflets, ô ma bien-aimée, ils sont la substance, ils sont la
beauté. Plus tu les chercheras, plus il y en aura et à la fin tu
marcheras enveloppée de lueurs comme une princesse entre dans une ville
au milieu d’une pluie de lotus bleus. Et s’il t’arrivait une fois, dans
la splendeur d’une demeure ou devant les statues des dieux d’être prise
par l’attrait de l’or, souviens-toi de cette pensée que je te lègue et
qui est le meilleur de mon esprit, le reflet de moi-même qui
t’accompagnera, ô ma bien-aimée. Toutes les lumières sont belles excepté
celle qui vient de l’or.




LE PARADIS TERRESTRE


J’ai longtemps habité le paradis terrestre. Il y avait un tout petit jet
d’eau dans une vasque de porcelaine grande comme la main. L’arbre de la
science était un pêcher et comme son bois porte bonheur, moi le premier
homme, j’en avais coupé une branche que j’avais pliée sous l’arc de la
porte tandis que la première femme battait des mains.

Sous le cercle de la branche de pêcher, la première femme se tenait
souvent accoudée au soleil, sans aucun costume visible. C’est moi qui
lui tendais les fruits de l’arbre et elle y mordait en riant. Puis elle
jetait les noyaux par-dessus une petite haie d’aubépines roses qui
séparait le paradis terrestre du chemin où sans doute Dieu venait le
soir nous épier.

Aucun ange irrité, tenant épée de flamme ne m’a chassé du paradis
terrestre. J’en suis parti sans raison conduit seulement par ma propre
folie. A peine l’avais-je quitté que la notion du bien et du mal
tourmentait cruellement mon âme et que je savais combien il est amer de
s’en aller tout seul sur la dure terre.

Tout seul, car la première femme a continué à habiter le paradis
terrestre. Je vais quelquefois autour de la haie d’aubépines roses.
J’entends alors retentir son rire et je comprends que quelqu’un lui
offre des fruits. Je voudrais bien que quelques parcelles de l’ancien
bonheur, retombent par mégarde sur moi, mais je ne reçois que les noyaux
de pêche, qu’elle jette sur le chemin, comme jadis.




LES MERVEILLES DU VOYAGE EN CHINE


Je racontais à Padmani tout ce que j’avais vu de merveilleux quand
j’avais voyagé dans la Chine immense. Je lui décrivais le palais de la
Joie immortelle, la fontaine des Dragons dans le labyrinthe des jardins
de Jehol, le lac d’Argent avec ses cent trente kiosques de cristal au
pied d’une colline en minerai d’azur, l’île des pagodes silencieuses et
le tombeau de Confucius, harmonieux comme l’excellence de la pensée
ordonnée.

Je racontais à Padmani les fêtes auxquelles j’avais assisté, la fête du
septième Soir où un envoyé du ciel descend, portant une orchidée, la
fête des Seigneurs des Trois Mondes où naît l’esprit qui préside à la
force vitale. Je lui décrivais les cortèges pour la fête du Vieux de la
lune qui détermine les mariages, les costumes éblouissants des maîtres
de cérémonies et de ceux qui réglementent les génuflexions et les
révérences et je lui racontais comment sur la montagne de Fou-Tchéou Fou
se célèbre la fête des cerfs-volants.

Padmani m’écoutait en silence et je sentais qu’elle avait une question à
me poser et que de tout ce que j’avais dit, une seule chose
l’intéressait qui faisait se tendre son mince cou et briller ses
prunelles de jade sombre. «De quelle couleur étaient les cerfs-volants?
demanda-t-elle.--Mais de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, ô
Padmani.» Et alors elle se perdit dans un rêve.

Et je lui racontai encore les rêveries mystérieuses de l’opium, les
superstitions étranges, les misères extraordinaires et les dangers que
j’avais courus, les ménageries d’animaux sauvages que j’avais vues à
Macao, l’arrivée de la flotte portugaise que j’avais vue à Liampo et les
pirates que j’avais évités et les baleines qui étaient passées au loin
et toutes les étonnantes merveilles que peut contempler l’homme qui fait
un voyage en Chine.

Padmani m’écoutait en silence, mais les sons frappaient ses oreilles
sans atteindre son âme. Un problème la tourmentait et pesait plus
lourdement sur sa tête que le casque crépusculaire de sa chevelure.
«Est-ce que le mimosa de Chine a un autre parfum que le mimosa qui croît
dans notre jardin?» Je lui ai répondu: «Le même parfum exactement.»
Alors elle a poussé un grand soupir de soulagement, comme si je la
délivrais d’une peine et elle a dit: «A quoi bon s’en aller en Chine?
Nous sommes si bien ici tous les deux.»




LE JEUNE HOMME NU


C’était un jeune homme nu qui venait de se baigner et qui s’avançait au
soleil vers nous sur le sable de la Jumna. Il était très beau, il
agitait négligemment une liane et il souriait en regardant Padmani.

«Pourquoi ce jeune homme te sourit-il?» ai-je demandé. «De quel jeune
homme parles-tu? répondit Padmani. Je ne vois personne autour de moi.»
Et elle écarquillait les yeux du côté du beau jeune homme qui passait
près d’elle.

«Je parle de ce jeune homme qui vient de passer à côté de toi avec une
liane à la main.» Et Padmani, baissant tardivement les yeux a répondu:
«Sans doute les dévas ont obscurci ma vue un instant. Cela arrive
quelquefois.»

Mais le lendemain, comme je l’avais mécontentée par mon humeur
taciturne, elle s’était assise devant la porte de la maison et elle
regardait une allée déserte dans le jardin avec une singulière et
joyeuse fixité. «Que regardes-tu si attentivement, Padmani, dans l’allée
déserte?»

«Sans doute les dévas ont obscurci ta vue, a-t-elle répondu, avec un peu
d’impatience. Je regarde un beau jeune homme nu qui s’avance dans
l’allée en agitant négligemment une liane.»

Et j’ai dit: «Je le vois aussi. Il est là depuis que nous sommes au bord
de la Jumna. Comme il est heureux d’être beau cet invisible jeune homme
nu.» Et Padmani s’est levée avec une moue de tendresse, elle a montré du
doigt le chemin, en disant: «Regarde. Il se sauve en courant et il ne
reviendra plus.»




LES TROIS COUPS DE LA CRÉATURE IMPATIENTE


Quand on a frappé trois coups à ma porte je ne me suis pas hâté
d’ouvrir. J’ai bouché le flacon de rose et j’ai fermé le manuscrit du
poète Mir que j’étais en train de lire. Qui saura jamais si j’ai eu tort
de ne pas me hâter?

Il n’y avait personne sur le perron de ma maison. Une créature
impatiente avait frappé et était repartie sans attendre. Mais doit-on
courir lorsque le bonheur se présente et comment distinguer d’ailleurs
les trois coups du bonheur des trois coups du malheur?

Et la rue était presque déserte. J’ai demandé à un porteur d’eau qui
passait s’il n’avait vu personne s’éloigner. Mais il s’est contenté de
sourire sans répondre. Était-ce une occasion que j’avais perdue ou un
chagrin à qui j’avais donné le temps de s’éloigner?

Pourtant, je ramassai parmi les herbes sauvages des pavés une rose qui
avait été perdue. Je la respirai et elle ne dégagea aucune odeur, comme
si elle se refusait à trahir le secret de celle qui l’avait portée.

Je suis rentré et j’ai rouvert le manuscrit du poète Mir à l’endroit où
je l’avais marqué avec le signet. Mais j’étais distrait et les poésies
volaient autour de moi sans m’atteindre. J’écoutais les bruits de la rue
silencieuse. J’ai fermé le manuscrit et j’ai remplacé le signet par la
rose. Ah! comment distinguer les trois coups du bonheur des trois coups
du malheur?




LE DIAMANT DES MORTS


Il y a un usage funéraire du Népal qui veut qu’on mette un diamant dans
la bouche des morts afin qu’ils gardent la beauté de leur visage dans
les ténèbres de la tombe.

Les dieux qui président à la décomposition des molécules de la forme
arrêtent leur travail à cause de la clarté de la pierre précieuse qui
interrompt l’effort de leur volonté souterraine.

L’homme pauvre qui ne serre entre ses dents que la poussière de son
regret terrestre, l’homme pauvre sentira le contour de son visage
disparaître et une active destruction ôtera sa chair de ses os.

Les dieux de la mort eux-mêmes, ces subalternes instruments du passage
d’un monde à l’autre, sont les esclaves de la richesse. On retarde leur
venue par une somptueuse demeure qui préserve du froid et du soleil, par
l’abondance des remèdes qui font reculer la maladie, sœur de la mort.

Le diamant éblouit ces dieux mercenaires par les facettes de sa lumière
et accroupis en silence autour du possesseur de pierres précieuses ils
respectent le visage rigide de l’homme riche marqué du sceau de
l’autorité.

Pourtant, ô homme pauvre, la loi est juste, la loi supérieure pour qui
les dieux de la mort ne sont que des fantômes obéissants, des larves
aveugles et muettes, soumises à leurs ordres.

Car plus ta forme charnelle de pauvre périt vite, ta forme usée par les
travaux et maigre par le manque de nourriture, plus rapidement tu
t’achemines vers la vie plus subtile et meilleure où tu ne seras revêtu
que de la claire forme de l’esprit.

Et là enfin tu ne crains l’attaque d’aucun dieu corruptible et
ténébreux. Là, chacun apporte le trésor qui lui appartient, chacun garde
la propriété spirituelle qu’il a accumulée par sa sagesse.

Il n’est pas de diamant assez pur pour immobiliser les traits changeants
de l’âme s’ils ne se sont pas sculptés eux-mêmes dans le marbre de la
beauté morale. Ce n’est que dans le royaume de l’esprit que l’homme
mesure le rythme de la justice.




L’AMANDE AMÈRE


Pour avoir une eau pure de toute souillure il faut frotter l’intérieur
de la jarre où elle est versée avec une amande fraîche et l’exposer
ensuite au soleil.

Avec l’amande de la résignation j’ai frotté la jarre de l’âme afin de
faire disparaître le limon des mauvais sentiments et briller l’eau de
cristal de la vertu.

Et voilà mon âme. Elle est sans passions. Le soleil luit à travers cette
eau transparente, cette eau de perfection immaculée. Il ne faut pas
boire pourtant. On a frotté la jarre avec une amande amère.




LA SUPÉRIORITÉ DES CONNAISSANCES


Elle m’a dit: «Je suis très savante. A treize ans je savais tisser, à
quatorze ans je savais tailler des vêtements, à quinze ans je jouais du
luth, à seize ans j’avais appris la danse. A dix-huit ans je dirigeais
tes servantes, tes jardiniers et tes porteurs de litière.»

Et je lui ai répondu: «Je suis très ignorant. J’ai essayé de percer le
mystère des choses cachées et il est demeuré impénétrable. J’ai essayé
de découvrir la loi secrète des rythmes poétiques et je n’y suis pas
arrivé. Je ne comprends rien à ce que je vois autour de moi. Je ne sais
pas pourquoi tu ris et pourquoi tu pleures et tu restes à mes côtés
comme la plus grande énigme de l’univers.»

Alors elle a poussé des cris de joie en pensant à la supériorité de ses
connaissances et elle s’est mise à tourbillonner dans la chambre. Mais
elle s’est arrêtée, elle a regardé le plafond, et comme si elle avait un
regret elle est venue vers moi en disant: «Il y a autre chose qui fait
que tu es encore plus ignorant: Je sais t’aimer et tu ne sais pas que je
t’aime.»




L’EMPEREUR DE CHINE ET LE SOLEIL


L’empereur de Chine avait cru remarquer que le soleil n’obéissait pas à
sa volonté. Il était incommodé par sa chaleur durant l’été et il lui
reprochait d’avoir fait mourir une tulipe singulière qu’on lui avait
rapportée des pays barbares d’occident. Puis il chérissait les ténèbres
d’un amour profond. Il résolut d’arrêter la course du soleil et il
convoqua toute la cour pour qu’elle soit témoin de sa puissance
illimitée.

Vers le rivage de l’océan d’où monte le soleil en flammes, un grand
cortège se mit en marche durant la nuit. L’empereur avait placé sur ses
genoux, dans son palanquin, un bâton de jade magique qui avait appartenu
à Fo-Hi, inventeur de l’écriture et de la lyre à vingt-sept cordes, et
l’amour de la nuit se lisait dans ses prunelles clignotantes.

Des mandarins de haut rang le suivaient, portant des lanternes allumées
qu’ils levaient très haut. Quelques-uns pleuraient à l’idée qu’ils ne
verraient plus la belle lumière du jour. D’autres songeaient qu’ils
avaient toujours dormi, au lever de l’aurore et ils regrettaient la
paresse qui les privait à jamais de ce spectacle. Les soldats avaient
mis des armures noires en signe de deuil. Seul le ministre des rites
souriait avec perfidie derrière son éventail de soie.

Sur le rivage de la mer un petit homme vêtu de blanc était en prières:
«O saint bouddhiste, que fais-tu là?» lui dit l’empereur. Et le petit
homme vêtu de blanc, voyant les mille lanternes, les larmes et le
sourire du ministre comprit ce qui arrivait et pensa que l’empereur
allait perdre la face par la désobéissance du soleil, d’autant plus
qu’un léger blanchissement se percevait déjà sur les eaux.

«Grand empereur, dit-il, j’étais en prières sur le sable salé parce que
je sais, grâce à ma connaissance des choses célestes, que le soleil ne
doit plus se lever jamais sur la terre des hommes pour la féconder. Je
le suppliais en vain d’apparaître. Mais les lois astronomiques sont
rigoureuses. La seule espérance qui nous reste est que tu le fasses
obéir, ô tout-puissant! en étendant vers l’Orient la baguette magique de
Fo-Hi.»

L’empereur harangua les mandarins, mais le saint le tira par la manche,
à cause du léger blanchissement du ciel. Il ne fallait pas permettre le
moindre retard au soleil. Personne n’aurait pu croire que la baguette de
Fo-Hi eût tant de pouvoir car jamais il n’y eut une aurore aussi
éclatante. Ainsi la face impériale fut sauvée. Toutes les lanternes
s’éteignirent en même temps. Le ministre des rites fit une grimace. Le
petit homme vêtu de blanc se remit en prières sur le sable salé.




LA MEILLEURE PART


Il y a de remarquables actions à accomplir sur la terre. Je pourrais
m’illustrer de plusieurs façons, dans les arts, dans les guerres ou dans
les commerces, mais je suis si bien auprès de ma bien-aimée.

On me dit qu’une caravane va se mettre en marche à travers les
montagnes, pour Kaboul, puis elle gagnera Ispahan. Quelle réception me
feraient les poètes de la ville! Prends ton éventail, ma bien-aimée,
pour que je voie comment tes yeux se ferment quand l’air frais caresse
ton visage.

L’empereur de Delhi vient de me mander auprès de lui. C’est un grand
honneur auquel je suis très sensible. Vite ma robe brodée! Ali qui me
verra passer de son balcon s’évanouira de jalousie. Mais ma bien-aimée a
défait sa chevelure sur ses épaules et il me faut jusqu’à demain pour la
contempler. Demandez pour moi pardon à l’empereur.

Tous les soufis se sont rassemblés ce matin dans la mosquée pour
discuter sur la pureté de la doctrine. C’est le prophète d’Allah
lui-même qui m’appelle. Mais ma bien-aimée a fait un gâteau de lait
d’amandes et de cannelle et elle est si charmante quand je lui fais des
éloges parce que je le trouve à mon goût. O soufis! demandez au Prophète
de détourner son visage d’un insensé.

Les caravanes se mettent en marche pour les pays éloignés, les empereurs
sont assis solennellement au milieu de leur cour, les sages s’enivrent
de la sagesse de Dieu. Mais nous, ma bien-aimée, nous lisons les livres
des poètes, nous partageons le gâteau d’amande, nous nous regardons en
silence, dans la petite maison qui abrite un immense bonheur. Nous avons
choisi la meilleure part.




LE MIROIR QUI CONSERVE LES RÊVES


Quand elle s’endort, elle place à côté d’elle un vase d’argent poli,
rempli d’eau limpide. Elle ne se souvient pas de ses rêves, elle se
souvient seulement de leur beauté et elle croit que la mystérieuse image
en demeure dans le miroir de l’argent poli.

Dès qu’elle se réveille, elle se penche avidement sur l’eau matinale.
«Oh! viens vite voir, mon bien-aimé! il y a des palais dans une brume
amarante, il y a des bouquets de citronniers et des jeunes hommes vêtus
de blanc se promènent sous des portiques de marbre.

Je me penche aussi, je me frotte les yeux, mais je ne vois rien, rien
que son charmant visage à côté du mien. Mais alors elle se fâche après
moi et accuse la lourdeur de mon esprit qui ne sait pas se dégager assez
vite de l’ombre épaisse du sommeil. Et qui sait, peut-être a-t-elle
raison?

Et une fois je me suis penché le premier sur l’eau claire du vase
d’argent et j’ai dit: «Je vois une jeune fille aux seins nus, une jeune
fille qui danse avec une écharpe couleur de lune. Elle ressemble à la
bayadère du temple de la déesse Parvati que j’ai vue l’an passé à
Bénarès, elle ressemble au beau rêve dont j’ai rêvé toute cette nuit.»

Mais elle a souri sans s’émouvoir et elle m’a répondu: «S’il y a une
bayadère à Bénarès et si elle a dansé dans ton rêve, il n’y en a pas au
fond du vase d’argent. Car dans l’eau limpide repose un charme, une
secrète correspondance avec l’âme qui dort auprès. Et ce merveilleux
miroir est poli avec un art si magique qu’une certaine qualité de rêve
peut seule y laisser sa subtile trace.» Mais elle a tout de même remué
l’eau avec le bout de son ongle.




LA MOSQUÉE INTÉRIEURE


Il y a une confrérie de bâtisseurs qui se transporte de ville en ville
pour élever des mosquées de marbre et de pierre avec des coupoles
profondes comme des forêts et des minarets délicats comme des jeunes
filles.

Ces bâtisseurs sont-ils des hommes pieux? Il n’importe. Ils savent en
quel endroit de la montagne est cachée la belle pierre qui résiste au
temps et le marbre immaculé comme le front d’un jeune homme vertueux.
Ils vont et ils dressent le lieu de prière qui met en communication les
hommes et Dieu.

O mon âme sois pareille à la confrérie des bâtisseurs. Si le doute est
parfois en toi, ne l’écoute pas et bâtis. Découvre pour bâtir la pensée
solide dans la montagne, le chant marmoréen où courent les veines
bleuâtres de l’harmonie. Bâtis la tour, plus haut sans cesse.

La tour spirituelle qui s’élance vers le soleil! Car chacun doit
arracher la blanche pierre véridique à la terre des erreurs, chacun doit
lui-même travailler à la coupole qui soutient et au minaret qui jaillit,
chacun doit bâtir dans son âme sa propre mosquée intérieure.




LE DÉSIR D’ÊTRE AIMÉE


Elle parlait, elle parlait sans cesse, assise devant la maison. Sa voix
joyeuse couvrait le bruit de la fontaine dans le jardin et pendant que
je l’écoutais avec amour, je regardais dans l’air chaud du soir des
successions de vols d’oiseaux blancs s’élever et s’éparpiller avec
lenteur.

Et puis elle s’est tue tout à coup et elle a regardé longuement la cime
des palmiers immobiles dans la cendre du crépuscule, si longuement que
je lui ai dit: Pourquoi ne parles-tu plus, ô Padmani?

Elle a poussé un grand soupir. Il m’a semblé que la fontaine dans le
jardin s’arrêtait de faire son bruit secret. Elle a joint les mains et
elle a dit du fond du cœur: «Je voudrais tant que quelqu’un m’aime!»

Et elle a continué à regarder la cime des palmiers de plus en plus noyés
dans la cendre du crépuscule comme si elle ne me voyait pas à côté
d’elle. Alors un oiseau noir a traversé le ciel et a tracé une longue
ligne horizontale, comme s’il coupait le ciel en deux.




L’HOMME DU PAYS DE SITTIM


L’homme du pays de Sittim, dit-elle, doit revenir un jour la chercher.
Elle déposera ses colliers et elle marchera à pied à côté de ce maître
tyrannique par les chemins qui vont vers les hauts plateaux.

Profite des caresses de mon corps, dit-elle, tant que je peux te les
donner. Serre-toi contre moi jusqu’à dessiner ta tête sur ma peau. Il
viendra un temps où je ne danserai plus et où je n’aimerai plus, car
l’homme du pays de Sittim viendra et il m’emmènera avec lui.

Je me représentais cet homme avec une haute stature et faisant claquer
un grand fouet en peau de rhinocéros. Le pas qui résonnait derrière nous
dans la nuit, c’était le sien. Quand elle reposait entre mes bras, je
l’entendais derrière la porte comme la respiration d’un cauchemar et je
tenais un poignard nu pour lutter avec lui.

Un jour de printemps où je me sentais l’aimer plus qu’à l’ordinaire, un
jour de printemps où les canneliers et les aloès embaumaient dans le
jardin, comme j’étais à ses pieds, la tête sur ses genoux et que je lui
demandais si elle m’aimait, elle me répondit à voix basse: Je crois que
l’homme du pays de Sittim va venir bientôt.

Et un soir je vis un vieillard tout petit avec un visage très bon qui
lui faisait un signe de la main. Il était vêtu comme les lamas errants
et je n’y prêtai pas attention. Mais un peu plus tard, lorsque je
trouvai dans la chambre les colliers et les robes de soie qu’elle avait
jetés je compris que l’homme du pays de Sittim était venu la chercher.




L’ARMÉE SILENCIEUSE DES PENSÉES


Mes pensées se mettent en marche vers toi comme l’armée silencieuse de
l’empereur Aureng-Zeb avec ses mille éléphants aux pattes feutrées
devant la forteresse de Paromisus.

Tu ne les vois pas, tu ne les entends pas. Elles t’enveloppent pourtant,
lançant des milliers de flèches vers le fanal nocturne qui brille
au-dessus de la tour inaccessible.

Mais peut-on toucher une âme lointaine avec les roseaux des pensées
légères? Est-ce que ton voile de soie mauve n’est pas plus impénétrable
que la pierre millénaire des remparts?

O tour couleur de bronze que baignent les vapeurs dorées de la montagne
afghane, tour du bien et du mal, tour de la séparation des frontières,
va, tu as raison, garde tes portes fermées à l’armée silencieuse qui
s’avance vers toi.

Car dans chaque flèche légère il y a un poison caché, le poison des
paroles qui mentent et de l’amour qui trahit et de ce poison l’âme
toujours meurt.




LE GRAIN DE BONTÉ


Il y a une parcelle de bonté cachée au fond de toute âme. Elle ne brille
pas, elle ne répand pas de chaleur. Et nul ne sait qu’elle est là.
Parfois l’homme parcourt le chemin de la vie, de l’aurore au soir sans
laisser voir à personne son trésor intérieur. O malheureux homme qui
garde secrète cette parcelle de bonté cachée au fond de son âme!

Il accomplit de mauvaises actions, il trahit ses amis, il vend son
esprit et il a honte de ce je ne sais quoi de lumineux qui voudrait
s’exhaler de lui. Et plus il va, plus il fait le mal parce que la
réprobation et le châtiment augmentent sa force mauvaise. C’est une âme
à jamais perdue dit-on de lui. Est-ce qu’il y a des âmes qui peuvent se
perdre puisqu’il y a une parcelle de bonté cachée au fond de toute âme?

L’âme est comme le grain de blé qui a été lancé dans la terre inculte.
Là il y a la pierre et la racine de l’ortie. Là chemine le ver, avide de
nourriture et c’est le lieu où le scorpion fait son lit. Le grain est
tout noir, misérable, obscur, couvert de souillures. Il porte sur lui le
poids de la terre. Mais par la puissance d’un génie divin, il moule en
silence sa forme, il perce sa route, il triomphe de la bête et de la
substance, et il s’élance vers le soleil.

O mon Dieu, je porte mon grain de blé enseveli sous mille pierres et
sous mille ombres. Préserve-moi du ver de la trahison, du scorpion de
l’envie et du découragement, quand tombent les larmes de la pluie. Je
n’ai qu’une toute petite parcelle de bonté et j’ai peur à chaque instant
de la voir périr. O mon Dieu donne-lui la force de grandir et de
rayonner et fais que dans l’âme de chacun de mes frères humains chaque
parcelle de bonté rayonne en même temps pour qu’il n’y ait plus à la fin
qu’une seule grande lumière!




L’HIRONDELLE EN CHEMISE DE LIN


Elle se lève avant le jour et veut à tout prix me persuader que j’ai
dormi plus que de coutume et qu’il est grand temps que je me lève aussi.

«Entends-tu? me dit-elle, la marchande de dahi qui passe là-bas avec ses
paniers.» Mais moi je reconnais bien le cri de la vieille chouette du
jardin.

«Et maintenant, voilà le porteur d’eau dans la cour qui se dispute avec
les servantes». Il y a seulement une hirondelle en chemise de lin qui
tourbillonne dans la chambre.

En vain elle agite les rideaux de papier. Il fait nuit dehors. Il fait
nuit... Et pourtant... Je me trompe, amie. Puisque tu es debout,
l’aurore est levée.




UNE CHOSE SANS IMPORTANCE


Elle m’a dit: Tu pousseras une barrière de bois. Tu traverseras un
jardin grand comme la main au bout duquel est une toute petite maison de
bambou. Je t’attendrai toute nue à minuit sur la natte de joncs peinte
en bleu. Mais va, tu attaches de l’importance à ce qui n’en vaut guère
la peine.

Je l’avais tant suppliée d’être à moi! J’avais tellement souffert le
jour où elle était partie avec un Afghan de Kaboul qui avait jeté sur
elle son manteau de laine rayé! J’avais pleuré si amèrement quand les
trois bateliers du Gange l’avaient étendue au fond de leur barque et
avaient ramé en chantant! «Est-ce que c’est ma faute?» m’avait-elle dit
par la suite. Elle était si faible. Ce n’était jamais sa faute.

Comme les heures se succédaient avec lenteur! Je voyais des cortèges qui
s’en allaient vers des bûchers et des fumées de bûchers qui s’en
allaient vers le ciel et des nuages du ciel que le vent emportait. Des
vautours planaient sur le cimetière des Parsis. La nuit se déployait
comme une bouffée de vapeur sortie d’une immense et invisible
cassolette.

J’ai poussé la barrière de bois, traversé un petit jardin entre deux
plates-bandes de pavots blancs et par la porte entr’ouverte j’ai regardé
dans la maison de bambous. Elle était nue sur la natte peinte en bleu,
elle avait son éventail sur son visage et elle tapotait le sol avec sa
main. J’ai baisé cette main et je me suis étendu à côté d’elle.

Comme le petit jour naissait je me suis arrêté en m’en allant près de la
barrière de bois et j’ai vu que les pavots blancs des deux plates-bandes
avaient pleuré de toutes petites larmes qui coulaient le long de leurs
tiges. Debout, sur la porte, elle refaisait sa coiffure et elle me dit
en guise d’adieu: Tu vois bien que tu attachais trop d’importance à ce
qui n’en valait guère la peine.




LA MORT DE L’EMPEREUR DE CHINE


Au milieu de la nuit silencieuse, dans le palais des Clartés
surnaturelles, l’empereur de Chine entendit, très loin, le pas léger de
la mort, qui venait vers lui. Elle marchait dans l’avenue des Dragons
divins, puis elle franchit le jardin des bassins de jade bleu, le jardin
des héliotropes, elle passa sous son armure noire et son masque de
cuivre, en agitant son éventail de plumes de corbeau, au milieu des
eunuques endormis et elle traversa les salles muettes, les salles des
trônes et des dieux, les salles sans candélabres et sans résonnances. Et
elle se tint dernière la tenture de soie violette qui fut agitée d’un
imperceptible frémissement. Alors l’empereur de Chine eut pour la
première fois la connaissance de la grande solitude dans laquelle il
avait toujours vécu.

Il aurait pu frapper sur le gong de bronze. Le ministre des Châtiments,
le ministre des Rites, les mandarins du grand Conseil, les princes
mandchous seraient accourus des quatre points cardinaux de la Ville
Interdite. Les trois cents épouses auraient déchiré leurs robes et
auraient poussé les gémissements désespérés prescrits par les
millénaires ordonnances. Il aurait contemplé sur les visages l’essor des
ambitions nouvelles, les haines longtemps contenues, les allégresses
mauvaises s’élançant hors des âmes comme un vol d’oiseaux noirs libérés
par la mort. Mais non! Il valait mieux rester seul comme il avait
toujours été dans la glace de sa robe d’argent, sous la neige de sa
couronne de diamants.

Et de l’ombre du passé il vit sortir la figure de celle qui ne viendrait
pas, l’unique dont il aurait désiré la présence. Jamais il n’avait pensé
à elle depuis sa vingtième année. Son nom était Hirondelle perdue et
elle avait coutume de joindre les mains comme des ailes se ferment. Oh!
la fête des lanternes, au printemps, sur la montagne d’Emoui, le chemin
des pèlerins où tombaient les fleurs de pêcher et les yeux de cette
fille de pauvre, si riche d’amour! Qu’était-elle devenue maintenant?
Sans doute un peu de poussière sous une stèle sans inscription. Et lui,
au sommet de l’univers, avait vécu au milieu du rythme des cérémonies,
dans la majesté des fêtes impériales, isolé dans une solitude parfaite
comme une figure géométrique, rigoureuse comme une loi, exacte comme une
vérité. Et il regardait frémir le rideau de soie violette que soulevait
lentement une main gantée de métal noir.

Aucun ambassadeur d’Occident, aucun souverain en voyage ne devait être
mieux reçu que cette princesse de l’au-delà au masque de cuivre sombre.
Il ceignit l’épée de guerre du premier des Han, il jeta sur ses épaules
l’étendard sacré de l’empire céleste et il prit dans sa main droite le
globe de cristal que l’on se transmettait de dynastie en dynastie, parce
qu’il reflétait une parcelle de l’inconnaissable. Il aurait mieux aimé y
voir l’image d’Hirondelle perdue que celle de Dieu. Mais faute de
mémoire ou d’esprit philosophique il n’aperçut ni l’une ni l’autre. O
solitude! Tel était le sens de sa destinée. A travers le rideau violet
l’épée de la mort atteignit son cœur. Tout seul! Dans le grand miroir,
il aperçut un chemin de songe où tombaient des fleurs de pêcher, un
chemin idéalement solitaire. Et il se mit à y marcher en levant très
haut le globe de cristal où il n’y avait rien.




LE JUGE ET LE BOURREAU


Tu levais le brûle-parfum et tu l’abaissais tour à tour et tu
poursuivais de tes bras ouverts les belles fumées mauves et bleues qui
tournoyaient avec lenteur et se perdaient mystérieusement dans les
ténèbres du plafond.

Et tu me disais en riant, mais avec un peu de crainte pourtant en me
montrant l’air parfumé: «Regarde! Il y a un juge avec une longue robe
rouge et un turban noir et derrière lui portant une épée recourbée, je
vois le bourreau du roi des Mahrattes.»

Et je t’ai répondu: «Il y a bien longtemps que je suis suivi par un
juge, un juge au turban noir derrière qui un bourreau se tient. Même
quand le soleil couchant ne rougit pas le bleu des fumées, il est
toujours à côté de moi, ce juge éternel.

«Celui que tu me montres se dissipera tout à coup si tu ouvres la
fenêtre et si tu fais pénétrer le vent du soir. Mais mon invisible juge
demeurera et le bourreau du remords mille fois plus impitoyable que
celui du roi des Mahrattes me tourmentera avec son épée.»




LE PASSAGE DE L’OISEAU SIMOURGH[1]

  [1] L’oiseau Simourgh était chez les soufis de la Perse et de l’Inde
    le symbole de la pensée divine.


L’oiseau Simourgh qui habite au sommet du mont Kaf en Perse ne passe
qu’une seule fois dans la vie sur la demeure de l’homme. Heureux celui
qui, à cette minute, a le visage tourné vers le ciel!

N’est-ce pas son plumage d’or, ô ma bien-aimée, qui vient de frôler le
palmier? Il ne faut pas fermer la fenêtre car on ne peut voir le ciel à
travers les carreaux de nacre.

Une seule fois et puis c’est fini. L’oiseau miraculeux ne revient
jamais. Sera-ce par une nuit criblée d’étoiles ou dans l’éclat du soleil
levant? Dois-je placer un vase de lait au sommet de l’eucalyptus pour
qu’il y vienne se désaltérer.

Lorsque je m’assieds le soir sur la terrasse à côté de toi, je m’incline
toujours vers ton visage et il est impossible de détacher mes yeux des
tiens. Je suis bien sûr que l’oiseau Simourgh choisira ce moment pour
passer à travers mon ciel. J’entendrai le bruit de ses ailes. Lèverai-je
la tête?




LE GÉNÉREUX ENLUMINEUR DE LIVRES


Votre père Bétab l’enlumineur de livres, m’a dit en m’accueillant: «Tout
ce qui est dans ma maison entre ces quatre piliers de bambou noir, sous
le manteau du toit blanchi de chaux, ô mon hôte, vous appartient.

«Voici le vin qui contient la pensée de dieu et le gâteau de farine où
il y a la substance intime de la terre matérielle. Voici les coussins,
voici les bijoux réunis par l’amour que les hommes ont pour les pierres
précieuses. O mon hôte, tout est à vous.»

Et un peu plus tard il m’a dit, quand j’ai voulu jouer de la cithare
pour lui plaire, et charmer la fin de la soirée: «C’est bien dommage que
mes filles ne puissent venir s’asseoir à côté de vous sur le tapis afin
de voir l’hôte jouant de la cithare.

«Elles vous écouteront, au haut de l’escalier, derrière cette gaze d’or.
Ne vous offensez pas si elles chuchotent et si vous entendez les
froissements de leurs babouches d’argent tissé quand elles
s’éloigneront.»

Et c’est pour vous que je ne voyais pas, que j’ai joué de la cithare.
Vous avez chuchoté derrière la gaze d’or, vos babouches ont glissé sur
des étoffes et je me suis senti du génie.

Et plus tard quand j’ai été seul dans la chambre de l’hôte, la porte a
tourné silencieusement et sans chuchotements et sans froissements de
babouches vous êtes venues toutes les deux vous blottir à côté de moi.

La lampe était morte et je continuais à ne pas vous voir. Vous disiez:
«O joueur de cithare, sens-tu comme mes lèvres sont tièdes! Sens-tu
comme mon sein est dur sur le tien!» Et la nuit miraculeuse jetait par
la fenêtre des bouffées d’enchantement.

Mais avec tristesse j’ai caressé votre front de la main et j’ai répondu:
«Certes j’aurais voulu prendre à votre père l’enlumineur de livres le
plus précieux de ses biens, mais il m’a tout donné d’un cœur si
généreux! Allez jeunes filles. Le joueur de cithare dormira cette nuit
auprès de la confiance respectée.»




LES TERREURS DE PADMANI


Au milieu de la forêt nous avons trouvé la statue de jade d’une divinité
inconnue. Padmani a commencé par s’enfuir mais elle est revenue sur ses
pas et je lui ai dit: Les dieux sont inoffensifs, il n’y a que le cœur
des hommes qui est mauvais.

Et sur la route, en revenant vers la maison, nous avons croisé des
vagabonds de mauvaise mine. Padmani a commencé par s’enfuir mais elle
est revenue sur ses pas et je lui ai dit: Ces hommes sont inoffensifs et
il n’y a en eux qu’obscurité et tristesse.

Et comme nous arrivions devant ma porte, un scorpion marchait sur la
pierre du seuil. Padmani a commencé par s’enfuir mais elle est revenue
sur ses pas et je lui ai dit: Les bêtes sont inoffensives. Vois comme je
fais s’éloigner celle-là avec le bout de mon bâton. Et elle a joint les
mains en disant: Comme tu es courageux, ô mon bien-aimé!

Oui, je suis courageux ai-je répondu, d’affronter sans cesse les yeux de
celle que j’aime, tes beaux yeux, ô Padmani, sans connaître le danger
qu’ils cachent au lieu de m’enfuir bien loin, bien loin de toi qui es
plus redoutable pour mon âme que le dieu oublié, l’homme errant, le
scorpion du seuil. Alors Padmani a ri, en disant: Tu ferais comme moi,
si tu fuyais tu reviendrais aussitôt sur tes pas.




LE CIMETIÈRE DES APPARITIONS MÉLANCOLIQUES


O cimetière des apparitions mélancoliques! Le tissu d’un mur blanc, le
dessin d’un lézard sur l’apparence de la porte, les dalles et le gazon,
damier funéraire où se posent les hirondelles, comme des jetons de rêve,
et le crépuscule déployant les mousselines vaporeuses de ses bleus
éteints, de ses amarantes passés. Et le croissant de la lune au bord de
l’horizon...

Ghazlane la Persane s’avance vers moi, légère comme une buée et tenant
une cithare transparente comme un nuage. Dans le monde sans forme réelle
comment peut-on baiser tes lèvres, étreindre ta taille souple? Et à côté
d’elle je vois un cyprès qui s’élance vers le ciel, pareil à une prière
douloureuse.

Azad le poète, me sourit de loin. Il s’appuie sur un bâton comme jadis:
«N’aimais-tu pas le vin, ami? Avec quelle bouche bois-tu?» Il me fait
signe de m’approcher... Plus près encore. Il veut me dire un secret à
l’oreille, le grand secret, qui fait rêver les hommes vivants. Mais d’un
citronnier, dans une mare de pluie, tombe un citron et il jaillit une
étoile de gouttes d’argent. Je m’éloigne sans me retourner. Que le
croissant de la lune est beau au bord de l’horizon! Comme la terre est
solide! O cimetière des apparitions mélancoliques!




LE SILENCE DES MASQUES


Quand nous sommes allés chez le collectionneur de masques, nous avons vu
des samouraï, des empereurs et des dieux.

Certains visages avaient des cornes de métal et d’autres des barbes
rouges et de longues dents aiguës.

Il y en avait qui ressemblaient à Vritra et d’autres à Ahi et d’autres
qui étaient comme Naga le démon serpent.

Tu avais peur et tu tremblais au milieu de tous ces visages de laque et
d’ivoire et tu demandais s’ils n’allaient pas s’animer et faire claquer
leur mâchoire.

Mais le collectionneur de masques t’a dit: O mon enfant! Nous sommes
dans le monde des apparences trompeuses, des passions immobiles, du mal
inoffensif.

Je vis au milieu de ces figures parce que si elles sont terribles, elles
sont muettes et que je préfère la fureur tranquille des masques à
l’hypocrite bonté des visages d’hommes.




LE PRÊTRE UVASTRI


Il ne fallait jamais faire devant elle le récit d’un meurtre. Alors,
elle se mettait à trembler, elle prononçait des mots incompréhensibles,
ses prunelles devenaient fixes, elle suivait dans l’espace une
mystérieuse scène tragique.

Le voilà le prêtre Uvastri! disait-elle avec épouvante. Il faut avoir
pitié de moi. Et elle cherchait à s’enfuir ou elle s’avançait d’autres
fois avec un visage menaçant. Et tournée vers la porte close, elle
criait: Il vient d’entrer, le prêtre Uvastri se tient là.

Et le soir quand nous étions seuls elle s’arrêtait parfois de chanter,
elle se blottissait contre moi, elle me serrait la main longuement et
regardant obliquement la porte elle murmurait avec une voix de petite
fille, elle murmurait comme en rêve: Est-ce que tu sais si les morts
pardonnent?

Souvent je croyais le voir marcher autour de la maison. Il avait des
yeux étrangement rouges dans un visage pâle et triste et ses dents
luisaient entre ses lèvres. Il était tout de blanc vêtu et tirait un peu
une jambe. Il semblait las et quand il se tournait je distinguais entre
ses deux épaules la trace sanglante d’une blessure.

Et elle me disait, certains jours: O mon bien-aimé que la vie est belle
quand on s’aime. Le prêtre Uvastri ne reviendra plus. Elle se trompait
pourtant. On ne tue pas le passé d’un coup de poignard entre les deux
épaules. Toujours il sera derrière la porte, ce triste, ce terrible, ce
pitoyable prêtre Uvastri.




DANS CE VIEUX, CE TRÈS VIEUX JARDIN...


C’était un vieux, un très vieux jardin. L’automne en avait pris
possession et s’y lamentait sans cesse avec le vent. Et là, les morts
s’étaient accoutumés à venir errer.

Pourquoi avaient-ils choisi ce vieux, ce très vieux jardin? A cause du
pourrissement des feuilles? des exhalations de l’étang? Je ne sais. Mais
je les voyais de ma fenêtre.

Je voyais les morts dans les allées. Ils n’avaient pas l’air très
malheureux. Ils se tenait immobiles regardant la terre avec obstination
et ils semblaient privés d’intelligence.

Quelquefois ils trottinaient deux par deux. D’autres fois ils levaient
les bras tristement. Je croyais qu’ils allaient se plaindre mais ils
demeuraient silencieux comme la descente du crépuscule.

Les premiers temps ils m’avaient effrayé, mais je m’étais accoutumé à
leur présence. L’absence de flamme de leur regard amenait dans mon âme
l’absence de pitié.

Quelquefois je leur jetais des mies de pain comme aux oiseaux. Mais ils
ne les ramassaient pas. Quelquefois je leur jetais des pensées amicales.
Elles glissaient au milieu d’eux et ils ne s’en apercevaient pas.

Dans ce vieux, ce très vieux jardin, il y avait une fontaine pleine de
jeunesse. Ils se détournaient en passant près d’elle et jamais ils
n’allaient y boire.

Dans ce vieux, ce très vieux jardin, je cheminais au milieu des morts.
Je les entendais s’éloigner quand je rentrais dans ma maison. Et il m’a
fallu beaucoup de temps pour comprendre à quel point je leur
ressemblais.




SOUS LE VOILE DU SOMMEIL SIMULÉ


Elle s’était dévêtue et elle s’était endormie auprès de moi. Son corps
me paraissait plus long qu’à l’ordinaire. J’avais perdu la raison en
voyant ma bien-aimée dévêtue et endormie auprès de moi.

Je n’osais pas bouger de peur de l’éveiller. La lampe avait perdu la
raison comme moi, car elle jetait de grandes flammes qui dansaient sur
les étoffes de soie et sur le corps nu de ma bien-aimée.

Comme moi-même et comme la lampe, ma bien-aimée était enivrée par le
sommeil car soudain, d’un geste machinal et négligent, elle parcourut
mon corps avec la main.

Et les étoffes, le lit d’acajou et les étoiles à la fenêtre devinrent
ivres à leur tour et tourbillonnèrent autour de moi quand je vis que ma
bien-aimée ne dormait pas et que ses prunelles luisaient entre ses
paupières demi fermées.




LA VRAIE PURETÉ


Tu me dis que je ne dois pas m’habiller avec des vêtements de laine
blanche parce que je ne suis pas assez pur. Mais, ô charmante, la vraie
pureté n’est pas dans les actions, mais dans le cœur.

Quand je me suis tenu un soir sur le seuil de la porte avec des yeux
légèrement troubles, tu t’es écrié: «Mon Dieu, tu viens encore de voir
danser les bayadères!» Et pourtant, ô délicieuse, j’étais enveloppé par
l’essaim des célestes pensées qu’inspire la danse.

Comme je remuais dans un vase de terre des milliers de minuscules
coquillages tu en as pris une poignée que tu as fait retomber au soleil
et tu as dit: Ils sont aussi nombreux que tes péchés. Et j’ai répondu: ô
parfaite, comme mes péchés alors, sont propres et purs!

Et le soir où je t’ai trouvée endormie et nue sur la natte et où je t’ai
éveillée en baisant tes lèvres, ton premier mouvement a été pour
t’enrouler dans ton voile. Je t’ai demandé pourquoi et tu m’as dit
simplement: «C’est pour que tu aies le plaisir de le dérouler.» O
sincère, la vraie pureté n’est pas dans les actions, mais dans le cœur.




LA LOUANGE DES ANNÉES


Comme le vin qui en vieillissant se dépouille de ses âcretés, comme le
palmier qui laisse choir chaque année un cercle de branches séchées pour
faire jaillir vers le ciel une gerbe plus fraîche et plus jeune, ainsi
mon âme rejette ses pensées impures au contact régénérateur des années
et elle lance vers le ciel de la mort le juvénile bouquet des
aspirations idéales.

La vieillesse n’est pas terrible. Elle pose sur le front de l’homme sage
une couronne de roses cueillies au jardin mystique de la pensée. La vue
des yeux physiques diminue, mais on aperçoit des jardins insoupçonnés,
des fleuves d’argent, le déroulement des vallées et des montagnes du
pays intérieur. L’on entend moins bien la résonnance des voix humaines
mais la perception vient de toutes les mystérieuses paroles qui sont
dites dans l’au-delà.

O puissance que j’ai redoutée quand je ne te connaissais pas, tu es
bienveillante comme l’affection, tu es féconde comme la force du blé, tu
es transformatrice comme le printemps. Tu m’as donné la connaissance de
la mesure, tu m’as appris la valeur de l’amitié, tu m’as fait peser les
actions humaines dans la balance du pardon. Tu es le trésor de l’homme
pauvre, la clairvoyance de l’aveugle, la légèreté du paralytique.

Je me réjouis de m’avancer dans ta voie inéluctable où chaque pas que je
fais me rend le cœur plus léger et où je contemple une lumière de plus
en plus pure. C’est grâce à toi que j’avance dans la connaissance de
moi-même, que je me dépouille des voiles inutiles, des masques trompeurs
et que je contemple les choses sous leur double aspect de bien et de
mal. C’est grâce à toi que j’atteindrai la porte étroite de la mort,
purifié par le pardon, illuminé par l’intelligence.




LA MINIATURE DE L’AMOUR


Chapour peignait en Perse des miniatures si délicates que l’on
distinguait sur les robes des rois qu’il représentait le dessin de
chaque fil de tissu avec sa forme particulière.

Et on voyait aussi sur le visage des favorites chaque grain de la peau
comme un univers féerique ombragé par un duvet nain.

Ainsi je voudrais te peindre une miniature de mon âme avec mes pensées
d’amour qui s’enroulent comme des fils de soie et mes espérances plus
ténues que des duvets.

Mais je ne suis pas comme Chapour qui regardait la substance matérielle
de la forme avec un verre grossissant. A travers mon propre esprit je
suis mille couloirs ténébreux et je me perds dans le palais souterrain
des choses spirituelles.

Je possède pour toi de tendres sentiments que je ne te dévoile pas et le
trésor de mon amour, tu ne le connaîtras jamais et tu n’en recevras même
pas de moi une miniature délicate.




LA BRODERIE DE PADMANI


Elles s’entendaient si bien toutes les trois qu’elles avaient fini par
se ressembler. Elles faisaient régner une harmonie si douce dans la
maison que je croyais entendre parfois comme de réelles vibrations
musicales glisser du rez-de-chaussée à la terrasse.

Elles étaient également belles et leurs chambres étaient de la même
couleur. Leur image pourtant ne se reflétait pas également dans l’eau
claire d’un seau au soleil. Sans que j’aie pu m’expliquer comment, le
visage de la plus jeune dont le nom était Padmani ne dessinait dans
l’eau qu’un double mobile et couleur de cendres. La plus jeune était la
plus triste des trois.

Elles étaient aussi gaies que les abeilles au printemps et que les
chèvres sur les pentes des montagnes. Leur rire résonnait dans
l’escalier comme un ruisseau frais.

La plus jeune était la seule qui aimait la broderie. Elle brodait sur de
la laine avec des fils d’or un visage du Bouddha. Mais jamais elle
n’arrivait à l’achever.

Quand nous sortions ensemble d’Arcate elles couraient de-ci de-là et
elles coupaient de grands bouquets de fleurs sauvages dont la sève
faisait des taches sur leur voile. Mais la plus jeune disait qu’elle
n’aimait que les fleurs qui croissent dans le ciel et sont invisibles.

Que font-elles à cette heure toutes les trois? Se sourient-elles dans le
même miroir? Reposent-elles sous les moustiquaires? Y en a-t-il une qui
dit mon nom? O mon Dieu, que mes bien-aimées goûtent la quiétude de
l’âme et puisse Padmani ne jamais achever sa broderie.




UN PEU DE NOIR DE FUMÉE


Un peu de noir de fumée a sali tout à coup la feuille blanche sur
laquelle j’écrivais le poème pour toi. J’avais peint tout autour une
enluminure mogole comme celle d’Abdoul Samad et des maîtres de
Samarcand. La lampe a filé. La feuille est salie.

Le poème retraçait la soirée, la merveilleuse soirée où pour la première
fois tu m’as dit que tu m’aimais. Les étoiles étaient hautes et
silencieuses et la forêt penchée sur toi semblait écouter tes paroles.
Jamais je n’ai oublié ces heures et je te les rappelais dans le poème.

Comme tu étais belle et comme le paysage qui nous environnait était
émouvant et profond. Mais il me souvient que tout à coup tu laissas
tomber par étourderie le nom d’un homme que tu avais aimé avant moi.
C’est dans l’ordre des choses. Sur le plus beau poème d’amour il tombe
toujours un peu de noir de fumée.




LE RAJAH DE GUNNAUR ET L’ESCLAVE BOUNDI


I

Le rajah de Gunnaur n’avait jamais versé de larmes quand il fut atteint
d’une étrange démence. Il se croyait la nuit appelé par les bêtes dans
les ombres de la forêt qui se dressait, haute, menaçante, inexorable,
après la terrasse, après le jardin, après la rivière, en face du
millénaire palais de Gunnaur.

Il aurait aimé lire les manuscrits, toucher les instruments de musique.
Il ne pouvait pas. Au loin les hyènes riaient, les serpents faisaient un
bruit doux en glissant, les singes jacassaient dans les branches, les
tigres miaulaient câlinement, toutes les bêtes disaient son nom.

Alors il s’avançait sur la terrasse et il voyait le peuple animal qui
l’attendait. Des éléphants levaient leur trompe, des hérons claquaient
du bec, des oiseaux empanachés comme des guerriers battaient des ailes,
des crocodiles sortaient de la vase, des insectes crépitaient dans
l’herbe.

Et mille prunelles luisantes étaient fixées sur lui. Les bêtes voulaient
le faire rétrograder dans l’échelle des êtres, l’arracher de son rang
d’homme. Alors il avait peur, il tremblait. Il songeait à la course de
son âme immortelle. Il ne pleurait pas pourtant.


II

Et il advint qu’une esclave Boundi qui secrètement l’aimait se glissa,
la nuit, dans le jardin, au pied de la terrasse où il se tenait et joua
du luth à l’ombre des citronniers.

Et cette nuit-là, le rajah de Gunnaur ne vit pas les bêtes tentatrices,
il n’entendit pas les voix inférieures du retour en arrière. Et les
dévas flottèrent autour de lui en l’effleurant de leurs pensées
délicates.

Mais quand au matin on lui apprit qu’une fille sans caste avait souillé
de sa présence l’ombre des citronniers sous la lune, il donna l’ordre
qu’on la bâtonnât et qu’on la chassât de la ville. Oh! comme les âmes
sont obscures et comme leur chemin est long!


III

Les bêtes l’appelaient si fort, à l’orée de la ténébreuse forêt, qu’à la
fin, le rajah de Gunnaur traversa le jardin, traversa la rivière pour
être une bête aussi.

Et il fut une bête dans la forêt. Il aboya avec les chiens sauvages, il
rit avec les hyènes, il monta sur le dos des cerfs, il lampa l’eau quand
il voulait boire. Il marcha à quatre pattes sur la terre.

Et parfois sous les clairières et dans les jungles sauvages, il
entendait l’écho d’un luth, d’un luth semblable à celui dont jouait
l’esclave Boundi sous les citronniers.

Et alors, des dévas glissaient sous la voûte sombre des arbres et le
touchaient avec la baguette de cristal du souvenir, du souvenir de la
beauté entrevue. Mais il ne pleurait pas pourtant.


IV

Et à cause du luth lointain, à cause des invisibles dévas, il revint à
la fin au palais de Gunnaur. Et comme l’âme a des reflux, le flux de la
raison l’emporta. Il oublia le royaume des bêtes pour ne régner que sur
les hommes.

Il fut puissant, il fut clément, il eut des armées pour la guerre, il
bâtit des temples pour la prière. Il fut craint et il fut aimé. Il
pratiqua la justice, mais dans la ville ou sur les routes, ou dans les
fêtes de son palais il demeurait enveloppé d’une intérieure solitude. Et
il n’entendit plus jamais résonner au loin, le luth aérien.

Un jour, qu’il était à la chasse avec tous les grands du royaume, il
s’arrêta sous un vieil arbre majestueux pour se reposer. Et il remarqua
des ossements humains que la pluie avait blanchis. Il vit un poignet
délicat avec un anneau de fer sculpté.

«Quel peut-être cet anneau de fer?» demanda-t-il. «Je le reconnais, dit
un de ses serviteurs. C’est l’anneau que les esclaves Boundi ont coutume
de porter au poignet. Sous ce vieil arbre majestueux, une esclave Boundi
est venue mourir.» Alors pour la première fois, le rajah de Gunnaur
pleura.




LE PAPILLON ET LA BOUGIE


Elle était à genoux sur le tapis de prière. A côté d’elle était une
bougie allumée et un flacon d’essence de roses débouché. Un papillon aux
couleurs miraculeuses volait dans la chambre. Son visage était en
extase.

Quand je suis entré, elle a fait un mouvement comme quelqu’un qui est
pris en faute. Je me suis penché sur elle et j’ai vu dans ses prunelles
l’image du jeune homme auquel elle pensait. J’ai éteint la bougie. Le
papillon s’est envolé.




LA SUIE DE LA VÉRITÉ


L’homme qui aime la vérité, sous sa chevelure plate et sa robe de lin
gris, s’est avancé vers moi dans le vestibule de ma maison et derrière
lui se tenait la jeune fille qui sourit toujours avec douceur. L’homme
était rayonnant de vertu et la jeune fille d’innocence.

Et l’homme dit mille paroles sur tous les sujets, avec une voix basse et
émue et dans ses discours revenait sans cesse la grande affection qu’il
avait pour moi. Et même il prit ma main et il la serra tendrement.
«Étendez-vous sur les coussins, ai-je dit. Vous boirez du vin de
Chiraz.» Le visage de la jeune fille était comme une lune de lait frais.

Et l’homme qui aime la vérité et qui regarde obliquement, eut soudain un
élan si amical qu’il faillit me prendre dans ses bras. «Il faut que vous
le sachiez à la fin. Il s’agit de la femme que vous aimez. Elle n’est
pas digne de cet amour.» Et il me dit toutes les choses auxquelles on
pense quand on n’a pas bu le vin de Chiraz qui fait oublier. Le visage
de la jeune fille était si pur que je craignais qu’il ne s’envolât comme
un oiseau rond.

Et comme on apportait le vin de Chiraz, je me levai, j’allai chercher un
peu de fiel et je le répandis au fond des coupes avant de les offrir. Et
l’homme sincère dit après avoir bu: «Sans doute un scorpion était
endormi au fond de l’outre quand on y a versé ce vin pour le transporter
dans l’Inde, car le goût en est bien amer...» J’ai répondu: «Ne faut-il
pas rendre à chacun ce qu’il vous donna.» Sur la virginale lune laiteuse
l’amertume mettait une grimace.

Et lorsque je fus tout seul, je perçus une amertume plus amère entre mes
dents. Les sandales des visiteurs avaient souillé les tapis en peau de
chamois blanc, l’haleine de l’homme en s’échappant avait couvert le
miroir d’une vapeur, la rose du vase s’était contractée, l’eau où elle
baignait était trouble, les vraies étoiles aux fenêtres s’étaient
éteintes au passage de la vertueuse lune innocente et sur la peinture
des beaux souvenirs il y avait la suie de la vérité.




SUR CES TABLETTES DE SANTAL ROUGE


Sur ces tablettes de santal rouge, un poète de Gwalior, dont le nom est
perdu, à écrit un poème que les siècles avec leur sable ont effacé.

C’était peut-être un roi puissant qui traça ces vers dans la houdah de
soie de son éléphant, c’était peut-être un ascète assis parmi les
roseaux d’un marécage.

Un grand cri d’amour où les maximes de la sagesse?... Douleur, espoir ou
renoncement, nous ne saurons pas... Que de choses à jamais oubliées!

Moi aussi, sur du papier tressé de lin à Gwalior, j’ai écrit ton nom et
la description de ta beauté et le sable inexorable des années effacera
mes vers.

Qu’importe, ô Padmani, que les hommes plus tard ignorent tout de nous
deux, si toi tu sais dans cette minute combien je t’ai aimée.




LE ROSAIRE NOIR DES OCCASIONS PERDUES


Dans une rue de Bénarès, une femme m’a fait signe à une fenêtre. Elle
souriait et j’ai fait semblant de ne pas la voir. Je suis revenu à la
tombée de la nuit. La fenêtre était fermée.

Dans une rue de Bénarès, un mendiant m’a tendu la main et j’ai hâté le
pas en détournant la tête. Mais je me suis rappelé soudain les
enseignements du prophète et je suis revenu en arrière. Il n’y avait
plus trace du mendiant.

Dans une rue de Bénarès, un moullah m’a montré de loin la porte sculptée
d’une mosquée et j’ai passé. Quand un peu plus tard j’ai voulu prier,
j’ai erré interminablement le long des bazars et des murailles de
bambous.

Et ainsi toute ma vie j’ai laissé derrière moi un rosaire noir
d’occasions perdues. O insensé que tu es, toi qui ne sais pas qu’il
vient un moment où l’on ne rencontre plus ni la femme, ni le mendiant,
ni Dieu!




LE PAVOT NOIR


Jamais aucun baiser ne me fut plus cruel que celui qu’elle me donna
devant la porte du jardin en me disant qu’elle était triste de me
quitter jusqu’au lendemain et qu’elle m’aimerait toujours.

Une marchande de dahi passait dans la rue avec ses paniers d’osier. Des
enfants dans la poussière se disputaient un morceau de camphre. Et je
voyais sa joie de partir qui se dégageait d’elle comme un ange muet
habillé de mensonge.

Jusqu’à demain sans te voir! dit-elle encore. Sa robe faisait un bruit
soyeux de mousselines neuves. Que vas-tu faire en m’attendant? Elle
s’est éloignée à petits pas, sans hâte apparente. Je l’ai suivie des
yeux, j’ai cueilli un pavot noir et je suis rentré.




UNE FEMME DANS UN MIROIR


Rien n’est plus mélancolique que de regarder une femme dans un miroir.
On ne reconnaît pas bien la chambre, derrière la femme, et la bougie, au
fond, à l’air de brûler pour le culte d’un dieu oublié.

C’est une illusion de bonheur que l’on goûte auprès d’une illusion de
créature. Je ne serai pas surpris si la femme s’envolait tout à coup par
la fenêtre comme un oiseau et si la flamme se détachait de la bougie et
tombait à terre comme un rubis mort.

Celle qui est auprès de moi pourrait être une autre. Je ne suis pas bien
sûr d’être dans cette chambre-là. Un oiseau de mousseline tourbillonne,
un rubis mort fait une goutte de flamme sur le tapis, et moi je me
détache de mon corps, je cesse d’être moi-même, je me perds dans
l’infini du miroir.




LA FÊTE DE BHAVANI, QU’ON APPELLE CELLE QUI FAIT PLEURER


O pourquoi n’es-tu pas venue? Je t’attendais avec tant d’impatience!
J’avais préparé les châles et les mousselines que tu aimes. J’avais
marché dans l’allée dont le détour te plaît. Comme le chant du rossignol
est triste lorsque le cœur vous fait mal!

O pourquoi n’es-tu pas venue? C’était le jour de la fête de Bhavani, la
déesse à qui on a donné quatorze noms différents et je me suis souvenu
que l’un d’eux est Félicité. Comme le bruit de la gaîté des passants est
triste lorsque le cœur vous fait mal!

O pourquoi n’es-tu pas venue? Tous les bazars étaient fermés. Tous les
temples étaient muets!... Chaque pas qui résonnait au loin, c’était le
tien. Je me suis souvenu que la déesse Bhavani s’appelle aussi: Celle
qui fait pleurer... Comme le silence sur la ville est déchirant lorsque
le cœur vous fait mal!




LE MYSTÈRE DES PERLES CREUSES


Dans une perle creuse il y a une petite princesse endormie. Elle tient
dans sa main minuscule, une perle invisible à nos yeux et dans le sein
de cette perle reposent un soleil, une lune, une terre et toutes les
planètes en mouvement à travers un ciel moins grand qu’une fourmi.

Notre univers à nous repose aussi dans la perle creuse d’une princesse
géante que nous ne voyons pas à cause de son immensité. Comme nous
sommes grands et comme nous sommes petits! Lequel des deux, en vérité,
et combien y a-t-il de princesses qui dorment?




LA RUE DU CHAGRIN


Cette rue, cette rue si courte, avec ses tamariniers par-dessus les murs
qui faisaient une ombre bleuâtre, je l’appelais la rue de la félicité.

Je la franchissais d’un seul élan et j’arrachais avec la main une touffe
de feuillage que j’éparpillais derrière moi.

Ta maison était à droite, une petite maison avec un toit bas et une
porte en ébène noir et j’appelais cette maison la maison du bonheur.

La chambre où tu reposais sous la moustiquaire avait des carrelages de
couleurs et j’y avais vécu tellement d’heures d’ivresse que je
l’appelais la chambre des souvenirs.

A droite est toujours ta petite maison. Les tamariniers font une ombre
bleuâtre. Mais la rue est interminable, et je l’appelle la rue du
chagrin.




LE JEUNE HOMME DU CRÉPUSCULE


Le jeune homme que j’avais vu passer avait un turban couleur de safran
et une robe blanche serrée à la taille par une cordelière d’or.

J’étais assis devant ma porte à l’heure où l’on remplace les veilleurs
sur les remparts et il ne m’a fait qu’un signe, il ne m’a jeté qu’un
regard.

J’ai écouté les trompettes résonner dans les tours, j’ai regardé les
étoiles s’allumer et le jeune homme s’est éloigné sous son turban
couleur de safran.

Et c’est seulement quand sa silhouette a disparu le long des murailles,
quand il n’a plus été temps de courir après lui, que j’ai compris devant
ma porte l’étendue de ma solitude.




IL VAUT MIEUX QUE TU NE REVIENNES PAS


Il vaut mieux que tu ne reviennes pas, puisque tu es parti une fois de
la maison. D’autres fleurs de pêchers tombent dans le jardin, d’autres
lotus s’entr’ouvrent sur l’étang. Mais ce sont les anciennes fleurs qui
m’étaient chères. Il vaut mieux que tu ne reviennes pas.

Puisque tu t’es éloigné de moi, que le voyage te soit doux. Le monde est
grand. Il y a dans de tièdes intérieurs d’autres lampes qui éclairent
des visages remplis de douceur. Là, on joue aussi de la cythare, on lit
des livres. Tu y seras tendrement aimé, puisque tu t’es éloigné de moi.

Ce n’est pas le départ qui est la plus grande tristesse. On se dit adieu
avec un cœur ferme. A ce carrefour tu trouveras une auberge. A ce
carrefour tu trouveras un ami. Et puis on sait que les séparations et
les chagrins forment le tissu quotidien de la vie. Ce n’est pas le
départ qui est la plus grande tristesse.

Il vaut mieux que tu ne reviennes pas à cause du regard qui n’est plus
le même, à cause de la main qui ne se tend plus avec la même franchise.
Je sais bien que la puissance d’oubli est illimitée et que le pardon est
le cœur de Dieu. Pourtant, puisque tu es parti une fois de la maison, ô
bonheur, il vaut mieux que tu ne reviennes pas.




LES DEUX BAYADÈRES ET L’UNIQUE VISAGE


Deux bayadères dans le même clair de lune ont vu au fond du puits
l’unique visage de leur bien-aimé.

Elles ont descendu le seau de métal pour le ramener et il n’y avait
qu’une eau trouble, pleine de reflets brisés.

Elles ont refusé de danser sur les trois pierres du temple de Ganesa et
elles ont pleuré quand la lune montait.

Et le Brahmane aux cheveux de lin et aux doigts de parchemin leur a dit:
«Telle est la loi, mes filles, et il vaut mieux...

«Une seule fois apparaît le bien-aimé, le vrai bien-aimé immortel, et
malheur à celles qui veulent l’arracher au mystère et à la distance du
puits.»

Mais les bayadères ont continué à pleurer au clair de lune car celles
qui ont entrevu une fois le visage du bien-aimé, jamais plus ne
l’oublient.




UNE SILHOUETTE BLANCHE QUI S’ENFUIT


C’était un pas léger que j’avais entendu sur les feuilles mortes.
C’était une silhouette blanche que j’avais vue s’enfuir au bout de
l’allée. J’ai été seule toute la journée, me dit-elle, et les heures
m’ont paru longues. Et elle souriait en montrant ses dents comme si elle
avait envie de mordre à un invisible fruit.

Je désirais tellement qu’elle expliquât d’une façon naturelle cette
silhouette blanche au fond de l’allée que je lui dis: Est-ce que Taswir,
la joueuse de vina, n’est pas venue tout à l’heure jouer avec toi. Mais
elle me répondit étourdiment: «Non, il y a bien des jours que je n’ai
pas vu Taswir, la joueuse de vina.»

Elle me regardait avec des prunelles pleines d’amour et au milieu des
coussins j’aperçus un de ces foulards bigarrés en mousseline légère
comme ont coutume de mettre autour de leur cou, les jeunes hommes du
Népal. Mais déjà elle m’avait fait asseoir sur ces coussins et elle
passait ses bras autour de mon cou. O mystère du cœur de la femme!

N’as-tu pas soif, mon bien-aimé? dit-elle encore. Et elle prit la jarre
de vin et je vis que sur le plateau il y avait deux verres et qu’on
avait bu dans tous les deux. Ses yeux étaient tranquilles, sa main ne
tremblait pas quand elle m’a tendu le verre, et moi j’ai bu longuement,
j’ai bu avec ivresse. O mystère du cœur de l’homme!




LA RACINE DES UNIVERS ET DES DIEUX


Je ne vois partout que douleur. Le riz va manquer bientôt aux hommes des
pauvres villages. Dans les basses rues de la ville, il y a les maladies
qui passent et qui marquent les maisons pour que la mort vienne les
visiter. L’un est déchiré par le fer et l’autre l’est par le chagrin. Je
ne vois partout que douleur. Je ne vois partout que des cœurs fermés.

Je ne vois partout que des cœurs fermés. Il n’y a pas de pitié sincère,
il n’y a qu’un orgueil démesuré. Le soufi, le juge intègre et l’honnête
épouse se glorifient trop vite d’être les premiers. Comme dans une tour
de pierre, ils s’enferment dans leur vertu. Et cette vertu est vraiment
de pierre. Sur elle se brise l’humaine douleur. Chacun ne croit qu’à sa
vérité. Il n’y a pas de pitié sincère. Et pourtant il y a une voie
différente pour chacun.

Il y a une voie différente pour chacun, quelquefois bordée de fleurs et
d’autres fois semée de cailloux. Mais toutes les voies montent et la
plus dure est souvent la plus courte, entre les voies qui mènent au
sommet de la montagne. J’ai vu une femme appeler les passants sur un tas
de cailloux et tendre avec la lassitude de son geste, une
incommensurable mesure de pitié et j’ai vu dans les yeux du voleur qu’on
allait étrangler briller la vraie lumière de Dieu. Mais la vraie lumière
de Dieu n’est pas visible pour les aveugles.

La vraie lumière de Dieu n’est pas visible pour les aveugles. Chacun
clôt sa porte au crépuscule et étend la barre sur les vantaux car le
mendiant pourrait passer avec sa lanterne accrochée à un bâton noir.
Personne ne veut voir les étoiles de la pitié qui s’allument avec la
nuit et cheminent le long des portes inexorablement muettes. Et pourtant
les porteurs désespérés d’étoiles sont souvent les meilleurs et les plus
purs. Ils frappent aux portes. Ouvrez-nous, hommes justes, ouvrez-nous,
hommes vertueux! N’est-il pas juste que nous ayons une petite part de
richesse, une petite part de vertu? Mais jamais on ne leur répond,
jamais il ne leur sera répondu.

Car le soleil de la justice ne se lève jamais dans le ciel étroit de la
terre. Les méchants ne sont pas punis et les bons ne sont pas
récompensés et ce sont les hypocrites qui sont les maîtres. Les causes
engendrent les effets, mais ceux qui subissent les effets ne connaissent
pas les causes et l’on maudit Dieu avec raison parce qu’il donne assez
d’intelligence pour désirer la justice et qu’il n’en donne pas assez
pour comprendre la lenteur de sa marche et l’étendue mystérieuse de sa
loi. Et quand on maudit Dieu, le cœur se ferme davantage et la douleur
devient plus grande et c’est pourquoi je ne vois partout que douleur, je
ne vois partout que des cœurs fermés et il n’y a rien à espérer de la
pitié des hommes.

Il n’y a rien à espérer de la pitié des hommes, et il n’y a rien à
espérer de la pitié de Dieu puisque tout ce que nous voyons de lui est
le déroulement d’une loi impassible et immuable. Il n’y a rien à espérer
de personne. Mais au fond de l’abîme du désespoir et de l’injustice, il
est permis de contempler la lampe inaltérable de l’espérance. Car en
soi-même, dans le rayonnement de sa propre âme est la divine justice qui
ne faillit jamais, celle qui n’a pas besoin de pitié pour briller, celle
qui a en elle une huile d’amour qui se consume sans s’épuiser. O
puissance intérieure! racine des univers et des dieux! immortelle
justice de l’homme!




LA PERTE DE LA RICHESSE VÉRITABLE


Un navire chargé de poivre et de vanille, en s’éloignant du port de
Surate, a emporté tout l’héritage de mon père. Il a fait naufrage non
loin de Goa. Qu’Allah soit glorifié! me suis-je écrié, quand on
m’annonça que j’étais ruiné. Le monde est tellement rempli de richesse!

Sur l’eau de la fontaine qui est entre des figuiers, près de la porte de
Cachemyr, je me penchai un soir et je vis deux taches grisonnantes de
chaque côté de mon front. Ainsi j’appris que j’avais perdu ma jeunesse
et je fus rempli de joie, pensant qu’il y a plus de beauté dans le
crépuscule que dans le jour qui se lève et que le voyageur doit se
féliciter d’approcher de la fin du voyage.

Mais lorsque je poussais la porte de ma maison, que je vis la table vide
de tes boîtes de fard, et que je compris que tu m’avais quitté, alors je
m’assis sur le seuil et je pleurai ma solitude parce que je venais de
perdre pour la première fois ma fortune et ma jeunesse.




LA NUIT DES PAVOTS MORTS


La chambre était pleine de pavots et le vent avait entr’ouvert la
fenêtre.

Étendu au milieu des coussins j’attendais que le rossignol se mît à
chanter.

Mais cette nuit-là, il n’y avait, dans le jardin, que le chuchotement
des cèdres entre eux.

Je posai ma cithare à côté de la coupe à demi pleine et je m’endormis
quand baissa la lampe.

Alors celle que je ne dois plus revoir écarta le rideau de soie.

Elle avait une robe traînante, parfumée avec du musc de la Perse.

Elle avait des babouches silencieuses, des colliers muets, des bagues
sans reflets.

Elle avait ce sourire lointain de ceux dont l’âme est absente.

Elle a pris la coupe, elle l’a portée à ses lèvres et elle l’a vidée.

Elle a pris la cithare et elle a joué un air doux et triste que j’ai
entendu sans me réveiller.

Elle a hésité un peu, elle s’est regardée dans le miroir, elle a touché
les panneaux de laque.

Et puis elle a disparu comme le souvenir d’une soirée d’autrefois.

Quand je me réveillai je vis le carmin de ses lèvres aux bords de la
coupe.

Et sur une corde vibrante de la cithare, la teinture de son ongle avait
fait comme une goutte de sang.

Le vent était froid, les pavots mouraient, dehors le rossignol
commençait à chanter...




A L’AMI INGRAT


Louange à toi qui m’as offensé, qui m’a permis de contempler à loisir le
visage de l’ingratitude. J’ai su quelle lumière la trahison peut donner
au regard, avec quelle hypocrite affection elle sait déguiser, tendre la
main loyalement, faire des confidences sincères pour mieux tromper.
Louange à toi qui m’as offensé.

Car j’ignorais la force du mal, je n’avais pas encore mesuré la
puissance avec laquelle il passe dans certaines âmes, arrachant les bons
souvenirs comme la tempête arrache les arbres, dévastant le champ de
l’amitié où la récolte avait si péniblement fleuri. J’ignorais un des
deux versants de la montagne, celui où il y a de l’ombre, où il pleut
sans cesse, où l’on est toujours triste.

Je ne te rappellerai pas que je t’ai aimé avec un cœur véridique et que
si je ne te l’ai pas exprimé par des paroles vaines, mon silence te
l’avait souvent dit. N’y a-t-il pas d’ailleurs, quand l’ami retrouve son
ami, un mystère dans le regard et la formule du salut, qui est le signe
du plaisir fraternel? Je ne te rappellerai pas le plaisir fraternel que
ta présence me procurait, mais je te dis: Louange à toi qui m’as
offensé!

Car je ne te rendrai aucun mal. Non par manque de courage et non plus
par manque de douleur. Le plus beau courage est dans le silence, dans la
faculté de détruire en soi-même tout ce qui naît de mal, engendré par le
mal. Et pour ce qui est de la douleur, je l’ai connu, je l’ai mesuré de
l’extrémité de sa racine profonde jusqu’à sa dernière feuille lointaine
et je la garde jalousement, égoïstement, pour moi seul. Et je te dis:
Louange à toi qui m’as offensé!

Car tu m’as fait présent d’une magnifique richesse. Le morceau de plomb
était de l’or souillé que j’ai lavé de mes mains. J’ai pris ton offense
et je l’ai pétrie, je l’ai polie, je l’ai chauffée dans mon cœur. Je
l’ai transformée en ce pardon secret qui me fait comprendre la vie. Ce
pardon est désormais pour moi la clef de toutes les portes fermées que
l’homme rencontre dans son voyage. Tu m’as donné plus que tu m’as pris.
Louange à toi qui m’as offensé!




LA DESCENTE DU FLEUVE


Nous n’arriverons jamais! Allez plus vite, rameurs! Sous la toiture en
bambous de mon bateau, à force d’avoir bu du vin, je ne vois qu’un
morceau circulaire du ciel où dansent les étoiles. Descendez, descendez
le fleuve, rameurs, nous n’arriverons jamais.

Où allons-nous! Je ne sais pas bien. Mais allez plus vite, rameurs. Sous
la toiture en bambous de mon bateau, je ne vois, à force d’avoir bu du
vin, qu’une partie de mon âme où dansent des souvenirs. Descendez,
descendez le fleuve, rameurs. Nous n’arriverons jamais!

Là-bas, il y a une maison où m’attend une femme belle comme un morceau
de jade blanc. Allez plus vite, rameurs. J’ai tellement bu de vin que je
n’arriverai pas à la reconnaître. Descendez, descendez le fleuve,
rameurs, nous n’arriverons jamais!

C’est elle! Elle me fait signe. Elle trouve que je suis en retard. Allez
plus vite, rameurs! Mais j’ai tellement bu du vin qu’il me semble que
son visage est changé et que je suis en présence de Siva le destructeur
des formes. Descendez, descendez le fleuve, rameurs, nous n’arriverons
jamais.

Toutes les lanternes s’éteignent sur la rive. On entend au loin crier
les panthères. Allez plus vite, rameurs. Il y a un endroit solitaire où
commence la forêt. Vous me déposerez là et je m’en irai droit devant moi
car la sagesse m’attend au pied d’un banian. Descendez, descendez le
fleuve, rameurs, nous n’arriverons jamais.




LES YEUX BLEUS SONT DES MIROIRS MORTS


J’ai peur des yeux bleus parce qu’ils me font penser à des saphirs et
que le saphir est un fragment d’un univers antérieur à la terre, qu’on
ne reverra jamais plus.

J’ai peur des yeux bleus parce qu’ils rappellent un vin mélangé de
feuilles que de belles filles me firent boire à Bagdad et que l’ivresse
de ce vin, je ne la connaîtrai jamais plus.

J’ai peur des yeux bleus parce que ce sont ceux des âmes fermées et
qu’ils reflètent les beaux paysages ensoleillés sans les voir et l’amour
sans l’éprouver.

J’ai peur des yeux bleus parce que ce sont ceux que je regarde sans
cesse dans le visage de ma bien-aimée, et qu’à l’inverse des autres yeux
humains, ces yeux mortellement bleus ne reflètent pas mon image et sont
pareils à des miroirs morts.




SUR LES RIVES DE LA JUMNA


Sur les rives de la Jumna, j’ai vu une femme qui pleurait. Elle jetait
des pétales de fleurs sur un berceau où reposait un enfant mort. Le
berceau était sur les flots et commençait à s’en aller.

C’est mon enfant, dit cette femme, mon enfant bien-aimé qui est mort. Je
ne comprenais pas pourquoi il regardait toujours le ciel avec des yeux
si grands et si tristes et pourquoi il se détournait du visage des
vivants. Je le comprends maintenant.

Mais ce que je ne comprendrai jamais, c’est pourquoi il est né pour
mourir si vite, c’est pourquoi il était si beau afin que grandisse dans
mon cœur un amour d’autant plus tendre, ce que je ne comprendrai jamais,
c’est l’injustice du dieu unique.

Et avec un geste désespéré elle lançait des pétales de fleurs vers le
berceau qui s’éloignait. On ne voyait pas l’enfant mort. Le berceau fut
arrêté par une branche. Des nénuphars l’enveloppèrent et semblèrent
étendre sur lui l’étoffe pieuse de leurs feuilles et puis il disparut au
loin.

Et je pensais en suivant les rives de la Jumna: Moi aussi j’ai perdu une
enfant bien-aimée. Elle se détournait souvent de mon visage et elle
regardait le ciel avec obstination. Mais je n’ai pu la mettre dans un
berceau et la couvrir de pétales de fleurs.

Car si elle est morte pour moi, elle est vivante pour les autres. La
rivière sur laquelle elle vogue est plus impétueuse que la Jumna. Elle
est pleine de musiques qui jouent et de baisers d’amour. C’est la
rivière de la vie où ma bien-aimée est partie en chantant et je suis
tout seul sur le rivage.

Nous ne savons pas pourquoi les enfants sont arrachés aux bras des
mères, pourquoi il y a cette attirance dans les visages qu’on va perdre,
pourquoi celui qui aime n’est pas aimé également. Le dieu unique est
peut-être injuste. Mais je t’envie, toi qui peux jeter des fleurs sur
l’enfant mort que tu as perdu.




LES TROIS JEUNES FILLES ET LE LOTUS


Les trois jeunes filles venaient de se baigner dans l’étang et l’eau qui
mouillait leur corps en s’évaporant au soleil, leur faisait une auréole
de buée bleuâtre.

Quand elles m’aperçurent parmi les asokas, la première, la plus svelte,
poussa un cri et fit le geste de se voiler avec une tunique invisible et
elle était comme un roseau qui se plie sous le vent.

La deuxième, la plus grande, se mit à rire et elle continua à marcher
tranquillement avec un je ne sais quoi d’impudique dans le mouvement des
épaules et elle était comme l’arbre Ban quand, à midi, il fend son
écorce avec la force de sa sève.

Mais la troisième, la plus petite, me regarda de loin sans me voir. Elle
se baissa, cueillit un lotus et elle le tendit vers le ciel comme si
elle faisait l’offrande de son cœur.




UNE ANCIENNE MAUVAISE NOUVELLE


O toi qui portes une lanterne au bout d’un bâton et un bouquet de
feuilles séchées, pourquoi viens-tu frapper à ma porte, annonciateur de
la mort? Je sais la nouvelle, elle vient de mourir, dans sa maison qui
est de l’autre côté de la ville, au bout d’une longue allée de
tamariniers.

Tu t’étonnes de ce que je dis, parce que l’événement vient de se
produire, parce que sa vie est partie il y a quelques minutes avec la
lumière qui baissait, parce que tu es le premier qui est sorti de sa
demeure pour inviter ceux qui l’ont connue à la pleurer. Vois-tu, c’est
que j’ai reçu des dieux le don de la clairvoyance.

Je l’ai vue déjà avec un visage muet et des yeux où il n’y a plus de
flamme, j’ai marché déjà dans la longue allée de tamariniers avec un
cœur désespéré et cette lanterne au bout d’un bâton s’est déjà agitée
pour moi sur mon seuil. Ah! l’aveugle est mille fois plus heureux que le
clairvoyant!

Il y a différentes manières de voir mourir ceux qu’on aime et la mort
que tu annonces, annonciateur de la mort, est bien loin d’être la plus
cruelle. Va, continue ta route. La nuit s’avance. Elle avait beaucoup
d’amis qu’elle chérissait mieux que moi et tu dois frapper encore à
beaucoup de portes. Il y a des années que je la pleure car je l’ai
perdue depuis longtemps.




LA MUSIQUE, LA PRIÈRE ET LA VOLUPTÉ


Le serviteur s’est tenu devant moi et il m’a dit: «Sortez d’Agra et
prenez la route qui mène aux ruines de Kanoudje. Vous suivrez à droite
une grande allée et après une forêt de manguiers vous verrez, derrière
un mur très haut, une maison couverte de sculptures des anciens temps
qui a les signes du zodiaque sur sa porte. C’est là qu’elle vous attend
et elle frappe avec impatience de son bracelet, les mosaïques de sa
chambre.»

Devrai-je prendre ma cithare? Cacherai-je dans les plis de ma dopulta de
soie noire un petit poignard où le nom d’Allah est gravé sur le manche
d’or? Me ferai-je précéder de six esclaves vêtus de blanc avec un turban
rose comme les pierres du Tadj à l’aurore, avec des babouches vertes
comme les lézards du Gange? M’en irai-je tout seul portant comme présent
un Koran en parchemin de Nichapour avec des enluminures d’El Moumen et
relié dans une peau de faon immaculé.

J’ai trouvé l’allée, j’ai traversé la forêt de manguiers, j’ai vu les
signes du zodiaque incrustés en nacre sur le bois d’ébène de la porte et
j’ai respiré un parfum où il y avait une si inexprimable volupté que
j’ai défailli et que j’ai laissé tomber le Koran relié en peau de faon.
Trois chiens blancs se sont enfuis sans aboyer à mon approche et j’ai
entendu s’égrener les notes d’un rire léger, comme si un bâtonnet
d’ivoire frappait une feuille de cristal, quelque part, autour de moi,
je ne savais où...

Elle était étendue sur une peau de tigre et elle ne portait ni voile, ni
bijoux, rien qu’un étrange morceau de jade sur le front, entre ses yeux
verts. Lorsque je lui ai tendu le livre et la cithare elle a eu une moue
dédaigneuse de la bouche comme si la musique et la prière n’étaient pour
elle que les formes immatérielles de l’ennui. J’ai bu un vin épais
qu’elle tendait et j’ai caressé une matière charnelle plus colorée que
les enluminures du Koran.

Quand je suis revenu à moi, j’étais à l’orée de la forêt de manguiers.
Je respirais la résine balsamique de ces arbres et les grains des
grappes rouges de leurs fleurs tombaient sur moi. Un serpent glissait
dans l’herbe. Un singe mangeait une mangue. Il faisait chaud. Je voyais
au loin l’allée qui m’aurait ramené vers Agra. Mais elle m’avait dit:
«Chaque jour tu reviendras me voir.» Et j’ai cherché à travers les
arbres la porte d’ébène noir où étaient incrustés les signes du zodiaque
et je ne l’ai pas trouvée...

Et c’est depuis ce temps que je suis pareil à un mendiant, que je
dispute les mangues au singe et chasse le serpent avec une branche pour
boire au ruisseau. Jamais plus je ne prendrai l’allée qui me ramènerait
vers Agra. Sans cithare et sans livre je regarde voler au loin l’oiseau
de la musique et disparaître le nuage de la prière et je cherche, je
cherche sans la trouver, la porte d’ébène de la magicienne nue dont le
rire était comme la résonnance d’un bâtonnet d’ivoire sur une feuille de
cristal. J’ai perdu l’idéal et je n’ai pas atteint le plaisir.




LE TEMPLE DE L’AME


Comme l’empereur Akbar[2] je suis allé prier dans la mosquée d’Agra.
Mais les colonnes sous les ogives des coupoles étaient comme des files
de pèlerins coiffés de dentelles de pierre qui cheminent et chuchotent
et ne se mettent pas à genoux.

  [2] L’empereur Akbar entrait indifféremment pour prier dans les
    églises, les mosquées ou les temples. Il tenta d’unifier les
    religions et il pensait que le vrai Dieu est en nous.

Comme l’empereur Akbar je suis allé prier dans le temple des Brahmanes.
Mais on y respirait l’odeur suffocante des bûchers voisins. Les
divinités étaient trop nombreuses. Ganesa agitait sa trompe et Siva
déployait tellement de bras que j’ai eu peur d’être saisi avant d’avoir
terminé ma prière à Dieu.

Comme l’empereur Akbar, je suis allé prier au milieu des Parsis. Mais le
feu sacré avait toujours l’air de s’éteindre. J’étais enveloppé par
l’ombre immense d’Ahriman et les Yatus avec leur corps pareil à celui
des chauves-souris frissonnaient autour de moi et faisaient un bruit
d’ailes feutrées.

Comme l’empereur Akbar, je suis allé prier dans l’Église catholique des
religieux portugais. Mais de la tour s’est élevée une musique de cloches
et je suis ressorti pour voir quelles étaient ces hirondelles de bronze
qui faisaient ce bruit en s’envolant à travers l’azur.

Comme l’empereur Akbar, je suis allé prier dans la Synagogue des juifs.
Mais quand on m’a présenté le livre de la Thora j’ai lu tant de
caractères mystérieux que j’ai été comme un homme perdu dans une forêt
millénaire et que j’ai reculé devant l’énigme des cosmogonies.

Comme l’empereur Akbar je me suis assis dans le temple intérieur de
l’âme. Là il n’y a ni livre, ni colonnes, ni statues, ni feu sacré, ni
harmonie de cloches. Aucune fenêtre ne s’ouvre sur le monde des hommes
et cependant j’ai été illuminé par la pure lumière de la vérité.




ÉPITAPHE DE BAGAWALI


Ici repose Bagawali qui porta dans la forme mince de son corps un génie
étrange toujours enflammé par le désir de la volupté.

Ce génie animait la clarté sombre de son regard, faisait palpiter ses
narines, mouillait sa bouche et la rendait pareille à la pulpe d’un
fruit qu’on ouvre pour le mordre.

Ce singulier génie invisible la poussait à entr’ouvrir la fenêtre quand
le pas d’un jeune homme retentissait dans la rue et à lui faire un
imperceptible signe pour lui désigner la porte.

Par la puissance de ce génie quand elle passait le long des remparts de
Delhi, elle laissait derrière ses pas un parfum qui n’était ni l’ambre
brûlé, ni le musc, mais une traînée indéfinissable et attractive qui
vous forçait à la suivre sans y penser.

Ce génie criait par sa bouche sur le lit des herbes à l’ombre des
cèdres, il tordait ses reins, il gonflait ses seins, il tendait ses
jambes et il avait l’air d’expirer, lui qui pourtant est éternel.

A présent est morte la forme charnelle de Bagawali. Mais le génie
demeure autour de ce tertre et de cette pierre blanche et si tu ne te
hâtes pas, passant, il prendra possession de toi et ton existence sera
désormais vouée à la poursuite du plaisir qui rend triste et met sur les
lèvres la cendre amère de la mort.




LE DÉLICIEUX VISAGE DU MONSTRE EFFRAYANT


Jamais je n’avais vu un monstre aussi effrayant. Son corps était d’une
matière intermédiaire entre la pierre morte et la chair vivante et
semblait se décomposer perpétuellement et renaître de manière étrange.
Ses pattes terminées par de larges mains, étaient ouvertes pour saisir.
Il regardait sans voir avec des prunelles pleines d’eau glauque. Sa
mâchoire branlait, ses cornes étaient immobiles, ses dents étaient
rouges et ses poils bleuâtres. Il était lourd comme un éléphant, long
comme un serpent, énigmatique comme un sphinx et il barrait entièrement
l’indéfinie, l’inéluctable avenue entre les cèdres centenaires.

J’éprouvais une grande terreur à la vue de ce monstre et cependant je
n’essayais pas de revenir en arrière et même je ne me préoccupais de lui
que médiocrement. Je m’arrêtais parfois pour regarder un insecte
cheminer sur le sable ou pour admirer la savante complication des
dessins d’une feuille. Je savais qu’il faudrait, à un moment donné,
plonger mes yeux dans les prunelles d’eau glauque, être saisi par les
larges mains, sentir le contact de cette matière animée du grouillement
de la décomposition. Pourtant je cheminais dans une parfaite
inconscience avec ma terreur tapie en un coin de mon âme, ma terreur à
laquelle je ne pensais pas.

Et peu à peu, sous d’ombre des cèdres plus épaisse, j’approchai du
monstre effrayant. Mais une singulière transformation s’était opérée par
degrés. Ce que j’avais pris pour des cornes n’étaient que les nœuds d’un
turban. Dans l’eau glauque des yeux il y avait des éclats de saphir. Le
branlement de la mâchoire était une illusion enfantée par les promesses
de caresses que dégageait l’ivoire des dents. Ce qui était poil hérissé
était devenu duvet délicat, et ce qui était chair décomposée était
devenu translucide matière rose. Je voyais des courbes d’épaules, des
cercles de bras ouverts. J’étais à côté du monstre qui m’avait semblé
effrayant. Je contemplais le délicieux, le divin visage de la mort.




A L’HEURE DES LOTUS ENTR’OUVERTS


Il y a, quand l’aurore est naissante, un instant où les lotus ne sont
qu’entr’ouverts. Ils sont légèrement mouillés par la rosée, comme s’ils
avaient pleuré.

Il y a dans l’âme de l’homme qui s’est avancé dans la vie une minute où
il entrevoit la sagesse et où il ne sait pas si son crépuscule n’est pas
son aurore.

C’est à l’heure intermédiaire qu’il faut marcher le long de l’étang,
regarder les buées délicates qui s’élèvent des eaux bleuâtres et
prennent des formes imprécises.

Car la plus grande beauté humaine est dans le paysage qu’on devine, le
ciel qu’on ne peut atteindre, l’aspiration incertaine de l’esprit,
l’enthousiasme pour l’idéal mal défini.

C’est à l’heure intermédiaire qu’il faut formuler son désir parce que le
palmier n’est qu’un fantôme, que la montagne n’est qu’une apparition,
que le monde n’est pas mieux dessiné que notre âme.

A l’heure où les lotus ne sont qu’entr’ouverts et pleurent, il faut
aller, le corps vêtu avec une robe de lin blanc, légère comme le
brouillard, qui imprégnera ses plis de l’aurore.

A l’heure quotidienne de la naissance des choses, à l’heure où il n’y a
encore ni bien ni mal sur terre il faut aller avec son âme qui vient de
naître, il faut aller et il faut dire:

«O pouvoir infini, forces subtiles qui s’éveillent, loi innombrable dont
les rouages sont invisibles, trésor des pensées spirituelles qui sont
éparses et libres et voudraient devenir captives!

«Je demande la clairvoyance qui fait pénétrer la vie des choses et l’âme
des êtres, je demande le don d’éveiller la beauté cachée sous l’amour,
comme un sultan éveille une favorite endormie sous un oranger en fleurs.

«Je veux entrer en communication avec les intelligences qui nous
régissent pour qu’elles me versent leur étincelante lumière comme on
verse une essence de fleurs condensées dans un flacon de jade aux veines
d’azur.

«Je veux jusqu’à ma mort honorer l’esprit qui éclaire et conformer ma
vie à l’idéal de ma jeunesse. Je crois, les lotus ne sont
qu’entr’ouverts mais je sais que je serai exaucé parce que le soleil se
lève toujours.»




TABLE DES POÈMES


  En face du Bouddha de Bois...                                 7
  Le Serpent Noir qui donne la Chance                          11
  Petite Lumière                                               13
  L’Empereur de Chine et l’Empereur du Japon                   15
  La Charité de Padmani                                        19
  Le Dieu de l’Intelligence Bienveillante                      21
  La Mère de Padmani                                           25
  Le Tiroir Secret                                             27
  La Sagesse Divine                                            29
  Les Plumes du Paon                                           33
  Le Jeune Homme de la Nuit                                    35
  La Poétesse de Chine et les Pavots Blancs                    37
  Le Lotus et les Dévas                                        43
  L’Assemblée des Musiciens Silencieux                         45
  Le Caravansérail de Mélancolie                               47
  L’Étoile de la Miséricorde                                   49
  La Beauté des Reflets                                        51
  Le Paradis Terrestre                                         55
  Les Merveilles du Voyage en Chine                            57
  Le Jeune Homme nu                                            61
  Les Trois Coups de la Créature Impatiente                    63
  Le Diamant des Morts                                         65
  L’Amande Amère                                               69
  La Supériorité des Connaissances                             71
  L’Empereur de Chine et le Soleil                             73
  La Meilleure Part                                            77
  Le Miroir qui Conserve les Rêves                             79
  La Mosquée Intérieure                                        81
  Le Désir d’être Aimée                                        83
  L’Homme du Pays de Sittim                                    85
  L’Armée Silencieuse des Pensées                              87
  Le Grain de Bonté                                            89
  L’Hirondelle en Chemise de Lin                               91
  Une Chose sans importance                                    93
  La Mort de l’Empereur de Chine                               95
  Le Juge et le Bourreau                                       99
  Le Passage de l’Oiseau Simourgh                             101
  Le Généreux Enlumineur de Livres                            103
  Les Terreurs de Padmani                                     107
  Le Cimetière des Apparitions Mélancoliques                  109
  Le Silence des Masques                                      111
  Le Prêtre Uvastri                                           113
  Dans ce Vieux, ce très Vieux Jardin...                      115
  Sous le Voile du Sommeil simulé                             117
  La Vraie Pureté                                             119
  La Louange des Années                                       121
  La Miniature de l’Amour                                     123
  La Broderie de Padmani                                      125
  Un peu de Noir de Fumée                                     127
  Le Rajah de Gunnaur et l’Esclave Boundi                     129
  Le Papillon et la Bougie                                    135
  La Suie de la Vérité                                        137
  Sur les Tablettes de Santal Rouge                           141
  Le Rosaire Noir des Occasions Perdues                       143
  Le Pavot Noir                                               145
  Une Femme dans un Miroir                                    147
  La Fête de Bhavani, qu’on appelle celle qui fait pleurer    179
  Le Mystère des Perles creuses                               151
  La Rue du Chagrin                                           153
  Le Jeune Homme du Crépuscule                                155
  Il vaut mieux que tu ne reviennes pas                       157
  Les deux Bayadères et l’Unique Visage                       159
  Une Silhouette blanche qui s’enfuit                         161
  La Racine des Univers et des Dieux                          163
  La Perte de la Richesse Véritable                           167
  La Nuit des Pavots Morts                                    169
  A l’Ami Ingrat                                              171
  La Descente du Fleuve                                       175
  Les Yeux Bleus sont des Miroirs Morts                       177
  Sur les Rives de la Jumna                                   179
  Les Trois Jeunes Filles et le Lotus                         181
  Une Ancienne mauvaise Nouvelle                              183
  La Musique, la Prière et la Volupté                         185
  Le Temple de l’âme                                          189
  Épitaphe de Bagawali                                        191
  Le Délicieux Visage du Monstre Effrayant                    193
  A l’Heure des Lotus Entr’ouverts                            197




    ACHEVÉ D’IMPRIMER LE TRENTE JUIN
    MIL NEUF CENT VINGT SIX
    PAR L’IMPRIMERIE CRÉMIEU
    4bis, RUE DES SUISSES
    PARIS






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DES LOTUS ENTR'OUVERTS ***


    

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lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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