Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 2

By marquis de Sade

The Project Gutenberg EBook of Aline et Valcour, tome II, by D.A.F. de SADE

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Title: Aline et Valcour, tome II
       Roman philosophique

Author: D.A.F. de SADE

Release Date: February 7, 2006 [EBook #17707]
Last Updated: March 3, 2019

Language: French


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ALINE ET VALCOUR,

ou

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

par

D.A.F. DE SADE


       *       *       *       *       *


TOME II.

TROISIÈME PARTIE.


       *       *       *       *       *


Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

1795.


       *       *       *       *       *


     Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
     Cum dare conantur prius oras pocula circum
     Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
     Ut puerum aetas improvida ludificetur
     Labrorum tenus; interea perpotet amarum
     Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,
     Sed potius tali tacta recreata valescat.

                               Luc. Lib. 4.


       *       *       *       *       *


LETTRE TRENTE-CINQUIÈME,

_Déterville à Valcour_.


                                              Verfeuille, 16 Novembre.


HISTOIRE DE SAINVILLE ET DE LÉONORE[1].


C'est en présentant l'objet qui l'enchaîne, qu'un amant peut se flatter
d'obtenir l'indulgence de ses fautes: daignez jeter les yeux sur
Léonore, et vous y verrez à-la-fois la cause de mes torts, et la raison
qui les excuse.

Né dans la même ville qu'elle, nos familles unies par les noeuds du sang
et de l'amitié, il me fut difficile de la voir long-tems sans l'aimer;
elle sortait à peine de l'enfance, que ses charmes faisaient déjà le
plus grand bruit, et je joignis à l'orgueil d'être le premier à leur
rendre hommage, le plaisir délicieux d'éprouver qu'aucun objet ne
m'embrâsait avec autant d'ardeur.

Léonore dans l'âge de la vérité et de l'innocence, n'entendit pas l'aveu
de mon amour sans me laisser voir qu'elle y était sensible, et l'instant
où cette bouche charmante sourit pour m'apprendre que je n'étais point
haï, fut, j'en conviens, le plus doux de mes jours. Nous suivîmes la
marche ordinaire, celle qu'indique le coeur quand il est délicat et
sensible, nous nous jurâmes de nous aimer, de nous le dire, et bientôt
de n'être jamais l'un qu'à l'autre. Mais nous étions loin de prévoir les
obstacles que le sort préparait à nos desseins.--Loin de penser que
quand nous osions nous faire ces promesses, de cruels parens
s'occupaient à les contrarier, l'orage se formait sur nos têtes, et la
famille de Léonore travaillait à un établissement pour elle au même
instant où la mienne allait me contraindre à en accepter un.

Léonore fut avertie la première; elle m'instruisit de nos malheurs; elle
me jura que si je voulais être ferme, quels que fussent les inconvéniens
que nous éprouvassions, nous serions pour toujours l'un à l'autre; je ne
vous rends point la joie que m'inspira cet aveu, je ne vous peindrai que
l'ivresse avec laquelle j'y répondis.

Léonore, née riche, fut présentée au Comte de Folange, dont l'état et
les biens devaient la faire jouir à Paris du sort le plus heureux; et
malgré ces avantages de la fortune, malgré tous ceux que la nature avait
prodigués au Comte, Léonore n'accepta point: un couvent paya ses refus.

Je venais d'éprouver une partie des mêmes malheurs: on m'avait offert
une des plus riches héritières de notre province, et je l'avais refusée
avec une si grande dureté, avec une assurance si positive à mon père,
qu'ou j'épouserais Léonore, ou que je ne me marierais jamais, qu'il
obtint un ordre de me faire joindre mon corps, et de ne le quitter de
deux ans.

Avant de vous obéir, Monsieur, dis-je alors, en me jettant aux genoux de
ce père irrité, souffrez que je vous demande au moins la cruelle raison
qui vous force à ne vouloir point m'accorder celle qui peut seule faire
le bonheur de ma vie? Il n'y en a point, me répondit mon père, pour ne
pas vous donner Léonore, mais il en existe de puissantes pour vous
contraindre à en épouser une autre. L'alliance de Mademoiselle de Vitri,
ajouta-t-il, est ménagée par moi depuis dix ans; elle réunit des biens
considérables, elle termine un procès qui dure depuis des siècles, et
dont la perte nous ruinerait infailliblement.--Croyez-moi, mon fils, de
telles considérations valent mieux que tous les sophismes de l'amour: on
a toujours besoin de vivre, et l'on n'aime jamais qu'un instant.--Et les
parens de Léonore, mon père, dis-je en évitant de répondre à ce qu'il me
disait, quels motifs allèguent-ils pour me la refuser?--Le désir de
faire un établissement bien meilleur; dussé-je faiblir sur mes
intentions, n'imaginez jamais de voir changer les leurs: ou leur fille
épousera celui qu'on lui destine, ou on la forcera de prendre le voile.
Je m'en tins là, je ne voulais pour l'instant qu'être instruit du genre
des obstacles, afin de me décider au parti qui me resterait pour les
rompre. Je suppliai donc mon père de m'accorder huit jours, et je lui
promis de me rendre incessamment après où il lui plairait de m'exiler.
J'obtins le délai désiré, et vous imaginez facilement que je n'en
profitai que pour travailler à détruire tout ce qui s'opposait au
dessein que Léonore et moi avions de nous réunir à jamais.

J'avais une tante religieuse au même Couvent où on venait d'enfermer
Léonore; ce hasard me fit concevoir les plus hardis projets: je contai
mes malheurs à cette parente, et fus assez heureux pour l'y trouver
sensible; mais comment faire pour me servir, elle en ignorait les
moyens.--L'amour me les suggère, lui dis-je, et je vais vous les
indiquer.... Vous savez que je ne suis pas mal en fille; je me
déguiserai de cette manière; vous me ferez passer pour une parente qui
vient vous voir de quelques provinces éloignées; vous demanderez la
permission de me faire entrer quelques jours dans votre Couvent.... Vous
l'obtiendrez.--Je verrai Léonore, et je serai le plus heureux des
hommes.

Ce plan hardi parut d'abord impossible à ma tante; elle y voyait cent
difficultés; mais son esprit ne lui en dictait pas une, que mon coeur ne
la détruisît à l'instant, et je parvins à la déterminer.

Ce projet adopté, le secret juré de part et d'autre, je déclarai à mon
père que j'allais m'exiler, puisqu'il l'exigeait, et que, quelque dur
que fût pour moi l'ordre où il me forçait de me soumettre, je le
préférais sans doute au mariage de Mademoiselle de Vitri. J'essuyai
encore quelques remontrances; on mit tout en usage pour me
persuader;mais voyant ma résistance inébranlable, mon père m'embrassa,
et nous nous séparâmes.

Je m'éloignai sans doute; mais il s'en fallait bien que ce fût pour
obéir à mon père. Sachant qu'il avait placé chez un banquier à Paris une
somme très-considérable, destinée à l'établissement qu'il projetait pour
moi, je ne crus pas faire un vol en m'emparant d'avance des fonds qui
devaient m'appartenir, et muni d'une prétendue lettre de lui, forgée par
ma coupable adresse, je me transportai à Paris chez le banquier, je
reçus les fonds qui montaient à cent mille écus, m'habillai promptement
en femme, pris avec moi une soubrette adroite, et repartis sur-le-champ
pour me rendre dans la Ville et dans le Couvent où m'attendait la tante
chérie qui roulait bien favoriser mon amour. Le coup que je venais de
faire était trop sérieux pour que je m'avisasse de lui en faire part; je
ne lui montrai que le simple désir de voir Léonore devant elle, et de me
rendre ensuite au bout de quelques jours aux ordres de mon père.... Mais
comme il me croyait déjà à ma destination, dis-je à ma tante, il
s'agissait de redoubler de prudence; cependant, comme on nous apprit
qu'il venait de partir pour ses biens, nous nous trouvâmes plus
tranquilles, et dès l'instant nos ruses commencèrent.

Ma tante me reçoit d'abord au parloir, me fait faire adroitement
connoissance avec d'autres religieuses de ses amies, témoigne l'envie
qu'elle a de m'avoir avec elle, au moins pendant quelques jours, le
demande, l'obtient; j'entre, et me voilà sous le même toit que Léonore.

Il faut aimer, pour connaître l'ivresse de ces situations; mon coeur
suffit pour les sentir, mais mon esprit ne peut les rendre.

Je ne vis point Léonore le premier jour, trop d'empressement fût devenu
suspect. Nous avions de grands ménagemens à garder; mais le lendemain,
cette charmante fille, invitée à venir prendre du chocolat chez ma
tante, se trouva à côté de moi, sans me reconnaître; déjeuna avec
plusieurs autres de ses compagnes, sans se douter de rien, et ne revint
enfin de son erreur, que lorsqu'après le repas, ma tante l'ayant retenue
la dernière, lui dit, en riant, et me présentant à elle:--Voilà une
parente, ma belle cousine, avec laquelle je veux vous faire faire
connaissance: examinez-la bien, je vous prie, et dites-moi s'il est
vrai, comme elle le prétend, que vous vous êtes déjà vues ailleurs....
Léonore me fixe, elle se trouble; je me jette à ses pieds, j'exige mon
pardon, et nous nous livrons un instant au doux plaisir d'être sûrs de
passer au moins quelques jours ensemble.

Ma tante crut d'abord devoir être un peu plus sévère; elle refusa de
nous laisser seuls; mais je la cajolai si bien, je lui dis un si grand
nombre de ces choses douces, qui plaisent tant aux femmes, et sur-tout
aux religieuses, qu'elle m'accorda bientôt de pouvoir entretenir
tête-à-tête le divin objet de mon coeur.

Léonore, dis-je à ma chère maîtresse, dès qu'il me fut possible de
l'approcher: ô Léonore, me voilà en état de vous presser d'exécuter nos
sermens; j'ai de quoi vivre, et pour vous, et pour moi, le reste de nos
jours. Ne perdons pas un instant, éloignons-nous.--Franchir les murs, me
dit Léonore effrayée; nous ne le pourrons jamais.--Rien n'est impossible
à l'amour, m'écriai-je; laissez-vous diriger par lui, nous serons réunis
demain. Cette aimable fille m'oppose encore quelques scrupules, me fait
entrevoir des difficultés; mais je la conjure de ne se rendre, comme
moi, qu'au sentiment qui nous enflamme.... Elle frémit.... Elle promet,
et nous convenons de nous éviter, et de ne plus nous revoir, qu'au
moment de l'exécution. Je vais y réfléchir, lui dis-je, ma tante vous
remettra un billet; vous exécuterez ce qu'il contiendra; nous nous
verrons encore une fois, pour disposer tout, et nous partirons.

Je ne voulais point mettre ma tante dans une telle confidence.
Accepterait-elle de nous servir; ne nous trahirait-elle pas? Ces
considérations m'arrêtaient; cependant il fallait agir. Seul, déguisé,
dans une maison vaste dont je connoissais à peine les détours et les
environs; tout cela était fort difficile; rien ne m'arrêta cependant,
et vous allez voir les moyens que je pris.

Après avoir profondément étudié pendant vingt-quatre heures, tout ce que
la situation pouvait me permettre, je m'aperçus qu'un sculpteur venait
tous les jours dans une chapelle intérieure du couvent, réparer une
grande statue de _Sainte Ultrogote_, patrone de la maison, en laquelle
les religieuses avaient une foi profonde; on lui avait vu faire des
miracles; elle accordait tout ce qu'on lui demandait. Avec quelques
patenôtres, dévotement récitées au bas de son autel, on était sûr de la
béatitude céleste. Résolu de tout hasarder, je m'approchai de l'artiste,
et après quelques génuflexions préliminaires, je demandai à cet homme,
s'il avait autant de foi que ces dames au crédit de la sainte qu'il
rajustait. Je suis étrangère dans cette maison, ajoutai-je, et je serais
bien aise d'entendre raconter par vous quelques hauts faits de cette
bienheureuse.--Bon, dit le sculpteur, en riant, et croyant pouvoir
parler avec plus de franchise, d'après le ton qu'il me voyait prendre
avec lui.--Ne voyez-vous pas bien que ce sont des béguines, qui croyent
tout ce qu'on leur dit. Comment voulez-vous qu'un morceau de bois fasse
des choses extraordinaires? Le premier de tous les miracles devrait être
de se conserver, et vous voyez bien qu'elle n'en a pas là puissance,
puisqu'il faut que je la raccommode. Vous ne croyez pas à toutes ces
momeries là, vous, mademoiselle.--Ma foi, pas trop, répondis-je; mais il
faut bien faire comme les autres. Et m'imaginant que cette ouverture
devait suffir pour le premier jour, je m'en tins là. Le lendemain, la
conversation reprit, et continua sur le même ton. Je fus plus loin; je
lui donnai beau jeu et il s'enflamma, et je crois que si j'eusse
continué de l'émouvoir, l'autel même de la miraculeuse statue, fût
devenu le trône de nos plaisirs.... Quand je le vis là, je lui saisis la
main. Brave homme, lui dis-je, voyez en moi, au lieu d'une fille, un
malheureux amant, dont vous pouvez faire le bonheur.--Oh ciel! monsieur,
vous allez nous perdre tous deux.--Non, écoutez-moi; servez-moi,
secourez-moi, et votre fortune est faite; et en disant cela, pour donner
plus de force à mes discours, je lui glissai un rouleau de vingt-cinq
louis, l'assurant que je n'en resterais pas là, s'il voulait m'être
utile.--Eh bien, qu'exigez-vous?--Il y a ici une jeune pensionnaire que
j'adore, elle m'aime, elle consent à tout, je veux l'enlever, et
l'épouser; mais je ne le puis, sans votre secours.--Et comment puis-je
vous être utile?--Rien de plus simple; brisons les deux bras de cette
statue, dites qu'elle est en mauvais état, que quand vous avez voulu la
réparer, elle s'est démantibulée toute seule, qu'il vous est impossible
de la rajuster ici; qu'il est indispensable qu'elle soit emportée chez
vous.... On y consentira, on y est trop attaché, pour ne pas accepter
tout ce qui peut la conserver.... Je viendrai seul la nuit, achever de
la rompre; j'en absorberai les morceaux, ma maîtresse, enveloppée sous
les attirails qui parent cette statue, viendra se mettre à sa place,
vous la couvrirez d'un grand drap, et aidé d'un de vos garçons, vous
l'emporterez de bon matin dans votre atelier; une femme à nous s'y
trouvera; vous lui remettrez l'objet de mes voeux; je serai chez vous
deux heures après; vous accepterez de nouvelles marques de ma
reconnaissance, vous direz ensuite à vos religieuses, que la statue est
tombée en poussière, quand vous avez voulu y mettre le ciseau, et que
vous allez leur en faire une neuve. Mille difficultés s'offrirent aux
yeux d'un homme qui, moins épris que moi, voyait sans-doute infiniment
mieux. Je n'écoutai rien, je ne cherchai qu'à vaincre; deux nouveaux
rouleaux y réussirent, et nous nous mîmes dès l'instant à l'ouvrage. Les
deux bras furent impitoyablement cassés. Les religieuses appelées, le
projet du transport de la sainte approuvé, il ne fut plus question que
d'agir.

Ce fut alors que j'écrivis le billet convenu à Léonore; je lui
recommandai de se trouver le soir même à l'entrée de la chapelle de
_Sainte Ultrogote_ avec le moins de vêtemens possible, parce que j'en
avois de sanctifiés à lui fournir, dont la vertu magique seroit de la
faire aussitôt disparoître du couvent.

Léonore ne me comprenant point, vint aussitôt me trouver chez ma tante.
Comme nous avions ménagé nos rendez-vous, ils n'étonnèrent personne.
On nous laissa seuls un instant, et j'expliquai tout le mystère.

Le premier mouvement de Léonore fut de rire. L'esprit qu'elle avait ne
s'arrangeant pas avec le bigotisme, elle ne vit d'abord rien que de
très-plaisant au projet de lui faire prendre la place d'une statue
miraculeuse; mais la réflexion refroidit bientôt sa gaîté.... Il fallait
passer la nuit là.... Quelque chose pouvait s'entendre; les Nones....
Celles, au moins, qui couchaient près de cette chapelle, n'avaient qu'à
s'imaginer que le bruit qui en venait, était occasionné par la Sainte,
furieuse de son changement; elles n'avaient qu'à venir examiner,
découvrir.... Nous étions perdus; dans le transport, pouvait-elle
répondre d'un mouvement?... Et si on levait le drap, dont elle serait
couverte.... Si enfin.... Et mille objections, toutes plus raisonnables
les unes que les autres, et que je détruisis d'un seul mot, en assurant
Léonore qu'il y avait un Dieu pour les amans, et que ce Dieu imploré par
nous, accomplirait infailliblement nos voeux, sans que nul obstacle vint
en troubler l'effet.

Léonore se rendit, personne ne couchait dans sa chambre; c'était le plus
essentiel. J'avais écrit à la femme qui m'avait accompagné de Paris, de
se trouver le lendemain, de très-grand matin, chez le sculpteur, dont je
lui envoyais l'adresse; d'apporter des habits convenables pour une jeune
personne presque nue, qu'on lui remettrait, et de l'emmener aussi-tôt
à l'auberge où nous étions descendus, de demander des chevaux de poste
pour neuf heures précises du matin; que je serais sans faute, de retour
à cette heure, et que nous partirions de suite.

Tout allant à merveille de ce côté, je ne m'occupai plus que des projets
intérieurs; c'est-à-dire des plus difficiles, sans-doute.

Léonore prétexta un mal de tête, afin d'avoir le droit de se retirer de
meilleure heure, et dès qu'on la crut couchée, elle sortit, et vint me
trouver dans la chapelle, où j'avais l'air d'être en méditation. Elle
s'y mit comme moi; nous laissames étendre toutes les nones sur leurs
saintes couches, et dès que nous les supposames ensevelies dans les
bras du sommeil, nous commençames à briser et à réduire en poudre la
miraculeuse statue, ce qui nous fut fort aisé, vu l'état dans lequel
elle était. J'avais un grand sac, tout prêt, au fond duquel étaient
placées quelques grosses pierres. Nous mimes dedans les débris de la
sainte, et j'allai promptement jetter le tout dans un puits. Léonore,
peu vêtue, s'affubla aussi-tôt des parures de Sainte-Ultrogote; je
l'arrangeai dans la situation penchée, où le sculpteur l'avait mise,
pour la travailler. Je lui emmaillotai les bras, je mis à côté d'elle,
ceux de bois, que nous avions cassé la veille, et après lui avoir donné
un baiser.... Baiser délicieux, dont l'effet fut sur moi bien plus
puissant que les miracles de toutes les Saintes du Ciel; je fermai le
temple où reposait ma déesse, et me retirai tout rempli de son culte.

Le lendemain, de grand matin, le sculpteur entra, suivi d'un de ses
élèves, tous deux munis d'un drap. Ils le jetterent sur Léonore, avec
tant de promptitude et d'adresse, qu'une none qui les éclairait, ne put
rien découvrir; l'artiste aidé de son garçon, emporta la prétendue
Sainte; ils sortirent, et Léonore reçue par la femme qui l'attendait,
se trouva à l'auberge indiquée, sans avoir éprouvé d'obstacle à son
évasion.

J'avais prévenu de mon départ. Il n'étonna personne. J'affectai, au
milieu de ces dames, d'être surpris de ne point voir Léonore, on me dit
qu'elle était malade. Très en repos sur cette indisposition, je ne
montrai qu'un intérêt médiocre. Ma tante, pleinement persuadée que nous
nous étions fait nos adieux mystérieusement, la veille, ne s'étonna
point de ma froideur, et je ne pensai plus qu'à revoler avec
empressement, où m'attendait l'objet de tous mes voeux.

Cette chère fille avait passé une nuit cruelle, toujours entre la
crainte et l'espérance; son agitation avait été extrême; pour achever de
l'inquiéter encore plus, une vieille religieuse était venue pendant la
nuit prendre congé de la Sainte; elle avait marmotté plus d'une heure,
ce qui avait presqu'empêché Léonore de respirer; et à la fin des
patenôtres, la vieille bégueule en larmes avait voulu la baiser au
visage; mais mal éclairée, oubliant sans doute le changement d'attitude
de la statue, son acte de tendresse s'était porté vers une partie
absolument opposée à la tête; sentant cette partie couverte, et
imaginant bien qu'elle se trompait, la vieille avait palpé pour se
convaincre encore mieux de son erreur. Léonore extrêmement sensible,
et chatouillée dans un endroit de son corps dont jamais nulle, main ne
s'était approchée, n'avait pu s'empêcher de tressaillir; la none avait
pris le mouvement pour un miracle; elle s'était jettée à genoux, sa
ferveur avait redoublé; mieux guidée dans ses nouvelles recherches, elle
avait réussi à donner un tendre baiser sur le front de l'objet de son
idolâtrie, et s'était enfin retirée.

Après avoir bien ri de cette aventure, nous partîmes, Léonore, la femme
que j'avais amenée de Paris, un laquais et moi; il s'en fallut de bien
peu que nous ne fissions naufrage dès le premier jour. Léonore fatiguée,
voulut s'arrêter dans une petite ville qui n'était pas à dix lieues de
la nôtre: nous descendîmes dans une auberge; à peine y étions-nous,
qu'une voiture en poste s'arrêta pour y dîner comme nous.... C'était
mon père; il revenait d'un de ses châteaux; il retournait à la ville,
l'esprit bien loin de ce qui s'y passait. Je frémis encore quand je
pense à cette rencontre; il monte; on l'établit dans une chambre
absolument voisine de la nôtre, là, ne croyant plus pouvoir lui
échapper, je fus prêt vingt fois à aller me jeter à ses pieds pour
tâcher d'obtenir le pardon de mes fautes; mais je ne le connaissais pas
assez pour prévoir ses résolutions, je sacrifiais entièrement Léonore
par cette démarche; je trouvai plus à propos de me déguiser et de partir
fort vite. Je fis monter l'hôtesse; je lui dis que le hasard venait de
faire arriver chez elle un homme à qui je devais deux cents louis; que
ne me trouvant ni en état, ni en volonté de le payer à présent, je la
priai de ne rien dire, et de m'aider même au déguisement que j'allais
prendre pour échapper à ce créancier. Cette femme, qui n'avait aucun
intérêt à me trahir, et à laquelle je payai généreusement notre dépense,
se prêta de tout son coeur à la plaisanterie.

Léonore et moi nous changeâmes d'habit, et nous passâmes ainsi tous deux
effrontément devant mon père, sans qu'il lui fût possible de nous
reconnaître, quelqu'attention qu'il eût l'air de prendre à nous. Le
risque que nous venions de courir décida Léonore à moins écouter l'envie
qu'elle avait de s'arrêter par-tout, et notre projet étant de passer en
Italie, nous gagnâmes Lyon d'une traite.

Le Ciel m'est témoin que j'avais respecté jusqu'alors la vertu de celle
dont je voulais faire ma femme; j'aurais cru diminuer le prix que
j'attendais de l'hymen, si j'avais permis à l'amour de le cueillir. Une
difficulté bien mal entendue détruisit notre mutuelle délicatesse, et la
grossière imbécillité du refus de ceux que nous fûmes implorer, pour
prévenir le crime, fut positivement ce qui nous y plongea tous deux[2].
O Ministres du Ciel, ne sentirez-vous donc jamais qu'il y a mille cas où
il vaut mieux se prêter à un petit mal, que d'en occasionner un grand,
et que cette futile approbation de votre part, à laquelle on veut bien
se prêter, est pourtant bien moins importante que tous les dangers qui
peuvent résulter du refus. Un grand Vicaire de l'Archevêque, auquel nous
nous adressâmes, nous renvoya avec dureté; trois Curés de cette ville
nous firent éprouver les mêmes désagrémens, quand Léonore et moi,
justement irrités de cette odieuse rigueur, résolûmes de ne prendre que
Dieu pour témoin de nos sermens, et de nous croire aussi bien mariés en
l'invoquant aux pieds de ses autels, que si tout le sacerdoce romain eût
revêtu notre hymen de ses formalités; c'est l'âme, c'est l'intention que
l'Éternel désire, et quand l'offrande est pure, le médiateur est
inutile.

Léonore et moi, nous nous transportâmes à la Cathédrale, et là, pendant
le sacrifice de la messe, je pris la main de mon amante, je lui jurai
de n'être jamais qu'à elle, elle en fit autant; nous nous soumîmes tous
deux à la vengeance du Ciel, si nous trahissions nos sermens; nous nous
protestâmes de faire approuver notre hymen dès que nous en aurions le
pouvoir, et dès le même jour la plus charmante des femmes me rendit le
plus heureux des époux.

Mais ce Dieu que nous venions d'implorer avec tant de zèle, n'avait pas
envie de laisser durer notre bonheur: vous allez bientôt voir par quelle
affreuse catastrophe il lui plut d'en troubler le cours.

Nous gagnâmes Venise sans qu'il nous arrivât rien d'intéressant; j'avais
quelque envie de me fixer dans cette ville, le nom de _Liberté_, de
_République_, séduit toujours les jeunes gens; mais nous fûmes bientôt à
même de nous convaincre, que si quelque ville dans le monde est digne de
ce titre, ce n'est assurément pas celle-là, à moins qu'on ne l'accorde à
l'État que caractérise la plus affreuse oppression du peuple, et la plus
cruelle tyrannie des grands.

Nous nous étions logés à Venise sur le grand canal, chez un nommé
_Antonio_, qui tient un assez bon logis, aux armes de France, près le
pont de Rialto; et depuis trois mois, uniquement occupés de visiter les
beautés de cette ville flottante, nous n'avions encore songé qu'aux
plaisirs; hélas! l'instant de la douleur arrivait, et nous ne nous en
doutions point. La foudre grondait déjà sur nos têtes, quand nous ne
croyions marcher que sur des fleurs.

Venise est entourée d'une grande quantité d'isles charmantes, dans
lesquelles le citadin aquatique quittant ses lagunes empestées, va
respirer de tems en tems quelques atomes un peu moins mal sains. Fidèles
imitateurs de cette conduite, et l'isle de _Malamoco_ plus agréable,
plus fraîche qu'aucune de celles que nous avions vues, nous attirant
davantage, il ne se passait guères de semaines que Léonore et moi
n'allassions y dîner deux ou trois fois. La maison que nous préférions
était celle d'une veuve dont on nous avait vanté la sagesse; pour une
légère somme, elle nous apprêtait un repas honnête, et nous avions de
plus tout le jour la jouissance de son joli jardin. Un superbe figuier
ombrageait une partie de cette charmante promenade; Léonore,
très-friande du fruit de cet arbre, trouvait un plaisir singulier à
aller goûter sous le figuier même, et à choisir là tour-à-tour les
fruits qui lui paraissaient les plus mûrs.

Un jour... ô fatale époque de ma vie!... Un jour que je la vis dans la
grande ferveur de cette innocente occupation de son âge, séduit par un
motif de curiosité, je lui demandai la permission de la quitter un
moment, pour aller voir, à quelques milles de là, une abbaye célèbre,
par les morceaux fameux du Titien et de Paul Véronese, qui s'y
conservaient avec soin. Émue d'un mouvement dont elle ne parut pas être
maîtresse. Léonore me fixa. Eh bien! me dit-elle, te voilà déjà _mari_;
tu brûles de goûter des plaisirs sans ta _femme_.... Où vas-tu, mon ami;
quel tableau peut donc valoir l'original que tu possèdes?--Aucun
assurément, lui dis-je, et tu en es bien convaincue; mais je sais que
ces objets t'amusent peu; c'est l'affaire d'une heure; et ces présens
superbes de la nature, ajoutai-je, en lui montrant des figues, sont bien
préférables aux subtilités de l'art, que je désire aller admirer un
instant.... Vas, mon ami, me dit cette charmante fille, je saurai être
une heure sans toi, et se rapprochant de son arbre: vas, cours à tes
plaisirs, je vais goûter les miens.... Je l'embrasse, je la trouve en
larmes.... Je veux rester, elle m'en empêche; elle dit que c'est un
léger moment de faiblesse, qu'il lui est impossible de vaincre. Elle
exige que j'aille où la curiosité m'appelle, m'accompagne au bord de la
gondole, m'y voit monter, reste au rivage, pendant que je m'éloigne,
pleure encore, au bruit des premiers coups de rames, et rentre à mes
yeux, dans le jardin. Qui m'eût dit, que tel était l'instant qui allait
nous séparer! et que dans un océan d'infortune, allaient s'abîmer nos
plaisirs....Eh quoi, interrompit ici madame de Blamont; vous ne faites
donc que de vous réunir? Il n'y a que trois semaines que nous le sommes,
madame, répondit Sainville, quoiqu'il y ait trois ans que nous ayons
quitté notre patrie.--Poursuivez, poursuivez, Monsieur; cette
catastrophe annonce deux histoires, qui promettent bien de l'intérêt.

Ma course ne fut pas longue, reprit Sainville; les pleurs de Léonore
m'avaient tellement inquiété, qu'il me fut impossible de prendre aucun
plaisir à l'examen que j'étais allé faire. Uniquement occupé de ce cher
objet de mon coeur, je ne songeais plus qu'à venir la rejoindre. Nous
atteignons le rivage.... Je m'élance.... Je vole au jardin,... et au
lieu de Léonore, la veuve, la maîtresse du logis, se jette vers moi,
toute en larmes... me dit qu'elle est désolée, qu'elle mérite toute ma
colère.... Qu'à peine ai-je été à cent pas du rivage, qu'une gondole,
remplie de gens qu'elle ne connaît pas, s'est approchée de sa maison,
qu'il en est sorti six hommes masqués, qui ont enlevé Léonore, l'ont
transportée dans leur barque, et se sont éloignés avec rapidité, en
gagnant la haute mer.... Je l'avoue, ma première pensée fut de me
précipiter sur cette malheureuse, et de l'abattre d'un seul coup à mes
pieds. Retenu par la faiblesse de son sexe, je me contentai de la saisir
au col, et de lui dire, en colère, qu'elle eût à me rendre ma femme, ou
que j'allais l'étrangler à l'instant.... Exécrable pays, m'écriai-je,
voilà donc la justice qu'on rend dans cette fameuse république! Puisse
le ciel m'anéantir et m'écraser à l'instant avec elle, si je ne retrouve
pas celle qui m'est chère.... A peine ai-je prononcé ces mots, que je
suis entouré d'une troupe de sbires; l'un d'eux s'avance vers moi; me
demande si j'ignore qu'un étranger ne doit, à Venise, parler du
gouvernement, en quoi que ce puisse être; scélérat, répondis-je, hors de
moi, il en doit dire et penser le plus grand mal, quand il y trouve le
droit des gens et l'hospitalité aussi cruellement violés.... Nous
ignorons ce que vous voulez dire, répondit l'alguasil; mais ayez pour
agréable de remonter dans votre gondole, et de vous rendre sur-le-champ
prisonnier dans votre auberge, jusqu'à ce que la république ait ordonné
de vous.

Mes efforts devenaient inutiles, et ma colère impuissante; je n'avais
plus pour moi que des pleurs, qui n'attendrissaient personne, et des
cris qui se perdaient dans l'air. On m'entraîne. Quatre de ces vils
fripons m'escortent, me conduisent dans ma chambre, me consignent à
Antonio, et vont rendre compte de leur scélératesse.

C'est ici où les paroles manquent au tableau de ma situation! Et comment
vous rendre, en effet, ce que j'éprouvai, ce que je devins, quand je
revis cet appartement, duquel je venais de sortir, depuis quelques
heures, libre et avec ma Léonore, et dans lequel je rentrais prisonnier,
et sans elle. Un sentiment pénible et sombre succéda bientôt à ma rage
... Je jetai les yeux sur le lit de mon amante, sur ses robes, sur ses
ajustemens, sur sa toilette; mes pleurs coulaient avec abondance, en
m'approchant de ces différentes choses. Quelquefois, je les observais
avec le calme de la stupidité. L'instant d'après, je me précipitais
dessus avec le délire de l'égarement.... La voilà, me disais-je, elle
est ici.... Elle repose.... Elle va s'habiller.... Je l'entends; mais
trompé par une cruelle illusion, qui ne faisait qu'irriter mon chagrin,
je me roulais au milieu de la chambre; j'arrosais le plancher de mes
larmes, et faisais retentir la voûte de mes cris. O Léonore! Léonore!
c'en est donc fait, je ne te verrai plus.... Puis, sortant, comme un
furieux, je m'élançais sur Antonio, je le conjurais d'abréger ma vie;
je l'attendrissais par ma douleur; je l'effrayais par mon désespoir.

Cet homme, avec l'air de la bonne foi, me conjura de me calmer; je
rejetai d'abord ses consolations: l'état dans lequel j'étais
permettait-il de rien entendre.... Je consentis enfin à
l'écouter.--Soyez pleinement en repos sur ce qui vous regarde, me dit-il
d'abord; je ne prévois qu'un ordre de vous retirer dans vingt-quatre
heures des terres de la république, elle n'agira sûrement pas plus
sévèrement avec vous.--Eh! Que m'importe ce que je deviendrai; c'est
Léonore que je veux, c'est elle que je vous demande.--Ne vous imaginez
pas qu'elle soit à Venise; le malheur dont elle est victime est arrivé
à plusieurs autres étrangères, et même à des femmes de la ville: il se
glisse souvent dans le canal des barques turques; elles se déguisent,
on ne les reconnaît point; elles enlèvent des proies pour le serrail,
et quelques précautions que prenne la république, il est impossible
d'empêcher cette piraterie. Ne doutez point que ce ne soit là le malheur
de votre Léonore: la veuve du jardin de Malamoco n'est point coupable,
nous la connaissons tous pour une honnête femme; elle vous plaignait de
bonne foi, et peut-être que, sans votre emportement, vous en eussiez
appris davantage. Ces isles, continuellement remplies d'étrangers, le
sont également d'espions, que la République y entretien; vous avez tenu
des propos, voilà la seule raison de vos arrêts.--Ces arrêts ne sont pas
naturels, et votre gouvernement sait bien ce qu'est devenue celle que
j'aime; ô mon ami! faites-là moi rendre, et mon sang est à vous.--Soyez
franc, est-ce une fille enlevée en France? Si cela est, ce qui vient de
se faire pourrait bien être l'ouvrage des deux Cours; cette circonstance
changerait absolument la face des choses.... Et me voyant balbutier:--Ne
me cachez rien, poursuit Antonio, apprenez-moi ce qui en est, je vole à
l'instant m'informer; soyez certain qu'à mon retour je vous apprendrai
si votre femme a été enlevée par ordre pu par surprise.--Eh bien!
répondis-je avec cette noble candeur de la jeunesse, qui, toute
honorable qu'elle est, ne sert pourtant qu'à nous faire tomber dans tous
les pièges qu'il plaît au crime de nous tendre.... Eh bien! je vous
l'avoue, elle est ma femme, mais à l'insçu de nos parens.--Il suffit,
me dit Antonio, dans moins d'une heure vous saurez tout.... Ne sortez
point, cela gâterait vos affaires, cela vous priverait des
éclaircissemens que vous avez droit d'espérer. Mon homme part et ne
tarde pas à reparaître.

On ne se doute point, me dit-il, du mystère de votre intrigue;
l'Ambassadeur ne sait rien, et notre République nullement fondée à avoir
les yeux sur votre conduite, vous aurait laissé toute votre vie
tranquille sans vos blasphèmes sur son gouvernement; Léonore est donc
sûrement enlevée par une barque turque; elle était guettée depuis un
mois; il y avait dans le canal six petits bâtimens armés qui
l'escortèrent, et qui sont déjà à plus de vingt lieues en mer. Nos gens
ont couru, ils ont vu, mais il leur a été impossible de les atteindre.
On va venir vous apporter les ordres du Gouvernement, obéissez-y;
calmez-vous, et croyez que j'ai fait pour vous tout ce qui pouvait
dépendre de moi.

A peine Antonio eut-il effectivement cessé de me donner ces cruelles
lumières, que je vis entrer ce même chef des Sbires qui m'avait arrêté;
il me signifia l'ordre de partir dès le lendemain au matin; il m'ajouta
que, sans la raison que j'avais effectivement de me plaindre, on n'en
aurait pas agi avec autant de douceur; qu'on voulait bien pour ma
consolation me certifier que cet enlèvement ne s'était point fait par
aucun malfaiteur de la République, mais uniquement par des barques des
Dardanelles qui se glissaient ainsi dans la mer adriatique, sans qu'il
fût possible d'arrêter leurs désordres, quelques précautions que l'on
pût prendre.... Le compliment fait, mon homme se retira, en me priant de
lui donner quelques sequins pour l'honnêteté qu'il avait eue de ne me
consigner que dans mon hôtel, pendant qu'il pouvait me conduire en
prison.

J'étais infiniment plus tenté, je l'avoue, d'écraser ce coquin, que de
lui donner pour boire, et j'allai le faire sans doute, quand Antonio me
devinant, s'approcha de moi, et me conjura de satisfaire cet homme.
Je le fis, et chacun s'étant retiré, je me replongeai dans l'affreux
désespoir qui déchirait mon âme.... A peine pouvais-je réfléchir,
jamais un dessein constant ne parvenait à fixer mon imagination; il
s'en présentait vingt à-la-fois, mais aussitôt rejetés que conçus,
ils faisaient à l'instant place à mille autres dont l'exécution était
impossible. Il faut avoir connu une telle situation pour en juger, et
plus d'éloquence que moi pour la peindre. Enfin, je m'arrêtai au projet
de suivre Léonore, de de la devancer si je pouvais à Constantinople, de
la payer de tout mon bien au barbare qui me la ravissait, et de la
soustraire au prix de mon sang, s'il le fallait, à l'affreux sort qui
lui était destiné. Je chargeai Antonio de me fréter une felouque; je
congédiai la femme que nous avions amené, et la récompensai sur le
serment qu'elle me fit que je n'aurais jamais rien à craindre de son
indiscrétion.

La felouque se trouva prête le lendemain au matin, et vous jugez si
c'est avec joie que je m'éloignai de ces perfides bords. J'avais 15
hommes d'équipage, le vent était bon; le surlendemain, de bonne heure,
nous aperçûmes la pointe de la fameuse citadelle de Corfou, frère rivale
de Gibraltar, et peut-être aussi imprenable que cette célèbre clef de
l'Europe[3]; le cinquième jour nous doublâmes le Cap de Morée, nous
entrâmes dans l'Archipel, et le septième au soir, nous touchâmes Pera.

Aucun bâtiment, excepté quelques barques de pêcheurs de Dalmatie, ne
s'était offert à nous durant la traversée; nos yeux avaient eu beau se
tourner de toutes parts, rien d'intéressant ne les avait fixés.... Elle
a trop d'avance, me disais-je, il y a long-tems qu'elle est arrivée....
O ciel! elle est déjà dans les bras d'un monstre que je redoute ... je
ne parviendrai jamais à l'en arracher.

Le Comte de Fierval était pour lors Ambassadeur de notre Cour à la
Porte; je n'avais aucune liaison avec lui; en eussé-je eu d'ailleurs,
aurai-je osé me découvrir? C'était pourtant le seul être que je pusse
implorer dans mes malheurs, le seul dont je pusse tirer
quelqu'éclaircissement: je fus le trouver, et lui laissant voir ma
douleur, ne lui cachant aucune circonstance de mon aventure, ne lui
déguisant que mon nom et celui de ma femme, je le conjurai d'avoir
quelque pitié de mes maux, et de vouloir bien m'être utile, ou par ses
actions, ou par ses conseils.

Le Comte m'écouta avec toute l'honnêteté, avec tout l'intérêt que je
devais attendre d'un homme de ce caractère.... Votre situation est
affreuse, me dit-il; si vous étiez en état de recevoir un conseil sage,
je vous donnerais celui de retourner en France, de faire votre paix avec
vos parens, et de leur apprendre le malheur épouvantable qui vous est
arrivé.--Et le puis-je, Monsieur, lui dis-je; puis-je exister où ne sera
pas ma Léonore! Il faut que je la retrouve, ou que je meure.--Eh bien!
me dit le Comte, je vais faire pour vous tout ce que je pourrai ...
peut-être plus que ne devrait me le permettre ma place.... Avez-vous un
portrait de Léonore?--En voici un assez ressemblant, autant au moins
qu'il est possible à l'art d'atteindre à ce que la nature a de plus
parfait.--Donnez-le moi: demain matin à cette même heure, je vous dirai
si votre femme est dans le serrail. Le Sultan m'honore de ses bontés:
je lui peindrai le désespoir d'un homme de ma nation; il me dira s'il
possède ou non cette femme; mais réfléchissez-y bien, peut-être
allez-vous accroître votre malheur: s'il l'a, je ne vous réponds pas
qu'il me la rende.... Juste ciel! elle serait dans ces murs, et je ne
pourrais l'en arracher.... Oh! Monsieur, que me dites-vous? peut-être
aimerai-je mieux l'incertitude.--Choisissez.--Agissez, Monsieur, puisque
vous voulez bien vous intéresser à mes malheurs; agissez: et si le
Sultan possède Léonore, s'il se refuse à me la rendre, j'irai mourir de
douleur aux pieds des murs de son serrail; vous lui ferez savoir ce que
lui coûte sa conquête; vous lui direz qu'il ne l'achète qu'aux dépends
de la vie d'un infortuné.

Le Comte me serra la main, partagea ma douleur, la respecta et la
servit, bien différent en cela de ces ministres ordinaires, qui, tout
bouffis d'une vaine gloire, accordent à peine à un homme le tems de
peindre ses malheurs, le repoussent avec dureté, et comptent au rang de
leurs momens perdus ceux que la bienséance les oblige à prêter l'oreille
aux malheureux.

Gens en place, voilà votre portrait: vous croyez nous en imposer en
alléguant sans cesse une multitude d'affaires, pour prouver
l'impossibilité de vous voir et de vous parler; ces détours, trop
absurdes, trop usés, pour en imposer encore, ne sont bons qu'à vous
faire mépriser; ils ne servent qu'à faire médire de la nation, qu'à
dégrader son gouvernement. O France! tu t'éclaireras un jour, je
l'espère: l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du
despotisme et de la tyrannie, et foulant à tes pieds les scélérats qui
servent l'un et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et
par son génie, ne doit être gouverné que par lui-même[4].

Dès le même soir, le Comte de Fierval me fit dire qu'il avait à me
parler, j'y courus.--Vous pouvez, me dit-il, être parfaitement sûr que
Léonore n'est point au serrail; elle n'est même point à Constantinople.
Les horreurs qu'on a mis à Venise sur le compte de cette Cour n'existent
plus: depuis des siècles on ne fait point ici le métier de corsaire; un
peu plus de réflexion m'aurait fait vous le dire, si j'eusse été occupé
d'autre chose, quand vous m'en avez parlé, que du plaisir de vous être
utile. A supposer que Venise ne vous en a point imposé sur le fait, et
que réellement Léonore ait été enlevée par des barques déguisées, ces
barques appartiennent aux États Barbaresques, qui se permettent
quelquefois ce genre de piraterie; ce n'est donc que là qu'il vous sera
possible d'apprendre quelque chose. Voilà le portrait que vous m'avez
confié; je ne vous retiens pas plus long-tems dans cette Capitale.--Si
vos parens faisaient des recherches, si l'on m'envoyait quelques ordres,
je serais obligé de changer la satisfaction réelle que je viens
d'éprouver en vous servant, contre la douleur de vous faire peut-être
arrêter.... Eloignez-vous.... Si vous poursuivez vos recherches,
dirigez-les sur les cotes d'Afrique.... Si vous voulez mieux faire,
retournez en France, il sera toujours plus avantageux pour vous de faire
la paix avec vos parens, que de continuer à les aigrir par une plus
longue absence.

Je remerciai sincèrement le Comte, et la fin de son discours m'ayant
fait sentir qu'il serait plus prudent à moi de lui déguiser mes projets,
que de lui en faire part... que peut-être même il désirait que j'agisse
ainsi; je le quittai, le comblant des marques de ma reconnaissance, et
l'assurant que j'allais réfléchir à l'un ou l'autre des plans que son
honnêteté me conseillait.

Je n'avais ni payé, ni congédié ma felouque; je fis venir le patron,
je lui demandai s'il était en état de me conduire à Tunis. «Assurément,
me dit-il, à Alger, à Maroc, sur toute la côte d'Afrique, _votre
Excellence_ n'a qu'à parler». Trop heureux dans mon malheur de trouver
un tel secours; j'embrassai ce marinier de toute mon âme.--O brave
homme! lui dis-je avec transport... ou il faut que nous périssions
ensemble, ou il faut que nous retrouvions Léonore.

Il ne fut pourtant pas possible de partir, ni le lendemain, ni le jour
d'après: nous étions dans une saison où ces parages sont incertains;
le tems était affreux: nous attendîmes. Je crus inutile de paraître
davantage chez le Ministre de France.... Que lui dire? Peut-être même le
servais-je en n'y reparaissant plus. Le ciel s'éclaircit enfin, et nous
nous mîmes en mer; mais ce calme n'était que trompeur: la mer ressemble
à la fortune, il ne faut jamais se défier autant d'elle, que quand elle
nous rit le plus.

A peine eûmes-nous quitté l'Archipel, qu'un vent impétueux troublant la
manoeuvre des rames, nous contraignit à faire de la voile; la légèreté
du bâtiment le rendit bientôt le jouet de la tempête, et nous fûmes trop
heureux de toucher Malte le lendemain sans accident. Nous entrâmes sous
le fort Saint-Elme dans le bassin de la Valette, ville bâtie par le
Commandeur de ce nom en 1566. Si j'avais pu penser à autre chose qu'à
Léonore, j'aurais sans doute remarqué la beauté des fortifications de
cette place, que l'art et la nature rendent absolument imprenables.
Mais je ne m'occupai qu'à prendre vite une logement dans la ville, en
attendant que nous en puissions repartir avec plus de promptitude
encore, et cela devenant impossible pour le même soir, je me résolus à
passer la nuit dans le cabaret où nous étions.

Il était environ neuf heures du soir, et j'allais essayer de trouver
quelques instans de repos, lorsque j'entendis beaucoup de bruit dans la
chambre à coté de la mienne. Les deux pièces n'étant séparées que par
quelques planches mal jointes, il me fut aisé de tout voir et de tout
entendre. J'écoute... j'observe... quel singulier spectacle s'offre à
mes regards! trois hommes qui me paraissent Vénitiens, placèrent dans
cette chambre une grande caisse couverte de toile cirée; dès que ce
meuble est apporté, celui qui paraît être le chef, s'enferme seul, lève
la toile qui couvre la caisse, et je vois une bière.--O malheureux!
s'écrie cet homme, je suis perdu; elle est morte... elle n'a plus de
mouvement.... Ce personnage est-il fou, me dis-je à moi-même.... Eh
quoi! il s'étonne qu'il y ait un mort dans ce cercueil!... Mais
pourquoi ce meuble funèbre, continue-je. Quelle apparence qu'il fût là,
s'il ne contenait un mort! et mes réflexions font place à la plus grande
surprise, quand je vois celui qui avait parlé, ouvrir la bière, et en
retirer dans ses bras le corps d'une femme; comme elle était habillée,
je reconnus bientôt qu'elle n'était qu'en syncope, et qu'elle avait
sûrement été mise en vie dans ce cercueil. Ah! Je le savais bien,
continua le personnage, je le savais bien qu'elle ne résisterait pas
là-dedans à la tempête; quel besoin de la laisser dans cette position,
dès que nos étions sûrs de n'être pas suivi.... O juste ciel!;... et
pendant ce tems-là, il déposait cette femme sur un lit; il lui tâtait le
poulx,.et s'apercevant sans doute qu'il avait encore du mouvement, il
sauta de joie.--Jour heureux! s'écria-t-il, elle n'est qu'évanouie!...
Fille charmante, je ne serai point privé des plaisirs que j'attends de
toi; je te sommerai de ta parole, tu seras ma femme, et mes peines ne
seront pas perdues.... Cet homme sortit en même-tems d'une petite caisse
des flacons, des lancettes, et se préparait à donner toutes sortes de
secours à cette infortunée, dont la situation où elle avait été placée
m'avait toujours empêché de distinguer les traits.

[Illustration: _Je savais bien qu'elle n'y résisterait pas_.

J'en étais là de mon examen, très-curieux de découvrir la suite de cette
aventure, lorsque le patron de ma felouque entra brusquement dans ma
chambre.--_Excellence_, me dit-il, ne vous couchez pas, la lune se lève,
le tems est beau, nous dînons demain à Tunis, si _votre Excellence_ veut
se dépêcher.

Trop occupé de mon amour, trop rempli du seul désir d'en retrouver
l'objet, pour perdre à une aventure étrangère les momens destinés à
Léonore, je laisse là ma belle évanouie, et vole au plutôt sur mon
bâtiment: les rames gémissent; le tems fraîchit; la lune brille; les
matelots chantent; et nous sommes bientôt loin de Malte.... Malheureux
que j'étais! où ne nous entraîne pas la fatalité de notre étoile....
Ainsi que le chien infortuné de la fable, je laissais la proie pour
courir après l'omble, j'allais m'exposer à mille nouveaux dangers pour
découvrir celle que le hasard venait de mettre dans mes mains.

O grand Dieu! s'écria Madame de Blamont, quoi! Monsieur, la belle morte
était votre Léonore?--Oui, Madame, je lui laisse le soin de vous
apprendre elle-même ce qui l'avait conduite là.... Permettez que je
continue; peut-être verrez-vous encore la fortune ennemie se jouer de
moi avec les mêmes caprices; peut-être me verrez-vous encore, toujours
faible, toujours occupé de ma profonde douleur, fuir la prospérité qui
luit un instant, pour voler où m'entraîne malgré moi la sévérité de mon
sort.

Nous commencions avec l'aurore à découvrir la terre; déjà le Cap _Bon_
s'offrait à nos regards, quand un vent d'Est s'élevant avec fureur, nous
permit à peine de friser la côte d'Afrique, et nous jeta avec une
impétuosité sans égalé vers le détroit de Gibraltar; la légèreté de
notre bâtiment le rendait avec tant de facilité la proie de la tempête,
que nous ne fûmes pas quarante heures à nous trouver en travers du
détroit. Peu accoutumés à de telles courses sur des barques si frêles,
nos matelots se croyaient perdus; il n'était plus question de
manoeuvres, nous ne pouvions que carguer à la hâte une mauvaise voile
déjà toute déchirée, et nous abandonner à la volonté du Ciel, qui,
s'embarrassant toujours assez peu du voeu des hommes, ne lés sacrifie
pas moins, malgré leurs inutiles prières, à tout ce que lui inspire la
bizarrerie de ses caprices. Nous passâmes ainsi le détroit, non sans
risquer à chaque instant d'échouer contre l'une ou l'autre terre;
semblables à ces débris que l'on voit, errants au hasard et tristes
jouets des vagues, heurter chaque écueil tour-à-tour, si nous échappions
au naufrage sur les côtes d'Afrique, ce n'était que pour le craindre
encore plus sur les rives d'Espagne.

Le vent changea sitôt que nous eûmes débouqué le détroit; il nous
rabattit sur la côte occidentale de Maroc, et cet empire étant un de
ceux où j'aurais continué mes recherches, à supposer qu'elles se fussent
trouvées infructueuses dans les autres États barbaresques, je résolus
d'y prendre terre. Je n'avais pas besoin de le désirer, mon équipage
était las de courir: le patron m'annonça dès que nous fûmes au port de
Salé, qu'à moins que je ne voulusse revenir en Europe, il ne pouvait pas
me servir plus long-tems; il m'objecta que sa felouque peu faite à
quitter les ports d'Italie, n'était pas en état d'aller plus loin, et
que j'eusse à le payer ou à me décider au retour.--Au retour,
m'écriai-je, eh! ne sais-tu donc pas que je préférerais la mort à la
douleur de reparaître dans ma patrie sans avoir retrouvé celle que
j'aime. Ce raisonnement fait pour un coeur sensible, eut peu d'accès sur
l'âme d'un matelot, et le cher patron, sans en être ému, me signifia
qu'en ce cas il fallait prendre congé l'un de l'autre.--Que devenir!
Était-ce en Barbarie où je devais espérer de trouver justice contre un
marinier Vénitien? Tous ces gens-là, d'ailleurs, se tiennent d'un bout
de l'Europe à l'autre: il fallut se soumettre, payer le patron, et s'en
séparer.

Bien résolu de ne pas rendre ma course Inutile dans ce royaume, et d'y
poursuivre au moins les recherches que j'avais projetées, je louai des
mulets à Salé, et rendu à Mekinés, lieu de résidence de la Cour, je
descendis chez le Consul de France: je lui exposai ma demande.--Je vous
plains, me répondit cet homme, dès qu'il m'eût entendu, et vous plains
d'autant plus, que votre femme, fût-elle au sérail, il serait
impossible, au roi de France même, de la découvrir; cependant, il n'est
pas vraisemblable que ce malheur ait eu lieu: il est extrêmement rare
que les corsaires de Maroc aillent aujourd'hui dans l'Adriatique; il y a
peut-être plus de trente ans qu'ils n'y ont pris terre: les marchands
qui fournissent le haram ne vont acheter des femmes qu'en Georgie; s'ils
font quelques vols, c'est dans L'Archipel, parce que l'Empereur est
très-porté pour les femmes grecques, et qu'il paie au poids de l'or tout
ce qu'on lui amène au-dessous de 12 ans de ces contrées. Mais il fait
très-peu de cas des autres Européennes, et je pourrais, continuait-il,
vous assurer d'après cela presqu'aussi sûrement que si j'avais visité le
sérail, que votre divinité n'y est point. Quoi qu'il en soit, allez vous
vous reposer, je vous promets de faire des recherches; j'écrirai dans
les ports de l'Empire, et peut-être au moins découvrirons-nous si elle a
côtoyé ces parages.

Trouvant cet avis raisonnable, je m'y Conformai, et fus essayer de
prendre un peu de repos, s'il était possible que je pusse le trouver au
milieu des agitations de mon coeur.

Le Consul fut huit jours sans me rien apprendre; il vint enfin me
trouver au commencement du neuvième: votre femme, me dit-il, n'est
sûrement pas venue dans ce pays; j'ai le signalement de toutes celles
qui y ont débarqué depuis l'époque que vous m'avez cité, rien dans tout
ce que j'ai ne ressemble à ce qui vous intéresse. Mais le lendemain de
votre arrivée, un petit bâtiment anglais, battu de la tempête, a relâché
dix heures à _Safie_; il a mis ensuite à la voile pour _le Cap_; il
avait dans son bâtiment une jeune Française de l'âge que vous m'avez
dépeint, brune, de beaux cheveux, et de superbes yeux noirs; elle
paraissait être extrêmement affligée: on n'a pu me dire, ni avec qui
elle était, ni quel paraissait être l'objet de son voyage; ce peu de
circonstances est tout ce que j'ai su, je me hâte de vous en faire part,
ne doutant point que cette Française, si conforme au portrait que vous
m'avez fait voir, ne soit celle que vous cherchez.--Ah! Monsieur,
m'écriai-je, vous me donnez à-la-fois et la vie et la mort; je ne
respirerai plus que je n'aie atteint ce maudit bâtiment; je n'aurai pas
un moment de repos que je ne sois instruit des raisons qui lui font
emporter celle que j'adore au fond de l'univers. Je priai en même-tems
cet homme honnête de me fournir quelques lettres de crédit et de
recommandation pour le Cap. Il le fit, m'indiqua les moyens de trouver
un léger bâtiment à bon prix au port de _Salé_, et nous nous séparâmes.

Je retournai donc à ce port célèbre de l'Empire de Maroc[5], où je
m'arrangeai assez promptement d'une barque hollandaise de 50 tonneaux:
pour avoir l'air de faire quelque chose, j'achetai une petite cargaison
d'huile, dont on m'a dit que j'aurais facilement le débit au Cap.
J'avais avec moi vingt-cinq matelots, un assez bon pilote, et mon
valet-de-chambre, tel était mon équipage.

Notre bâtiment n'étant pas, assez bon voilier pour garder la grande mer,
nous courûmes les côtes sans nous en écarter de plus de quinze à vingt
lieues, quelquefois même nous y abordions pour y faire de l'eau ou pour
acheter des vivres aux Portugais de la Guinée. Tout alla le mieux du
monde jusqu'au golfe, et nous avions fait près de la moitié du chemin,
lorsqu'un terrible vent du Nord nous jeta tout-à-coup vers l'isle de
_Saint-Mathieu_. Je n'avais encore jamais vu la mer dans un tel
courroux: la brume était si épaisse, qu'il devenait impossible de nous
distinguer de la proue à la poupe; tantôt enlevé jusqu'aux nues par
la fureur des vagues, tantôt précipité dans l'abîme par leur chûte
impétueuse, quelquefois entièrement inondés par les lames que nous
embarquions malgré nous, effrayés du bouleversement intérieur et du
mugissement épouvantable des eaux, du craquement des couples; fatigués
du roulis violent qu'occasionnait souvent la violence des rafales, et
l'agitation inexprimable des lots, nous voyions la mort nous assaillir
de par-tout, nous l'attendions à tout instant.

C'est ici qu'un philosophe eût pu se plaire à étudier l'homme, à
observer la rapidité avec laquelle les changemens de l'atmosphère le
font passer d'une situation à l'autre. Une heure avant, nos matelots
s'enivraient en jurant... maintenant, les mains élevées vers le ciel,
ils ne songeaient plus qu'à se recommander à lui. Il est donc vrai que
la crainte est le premier ressort de toutes les religions, et qu'elle
est, comme dit Lucrèce, la mère des cultes. L'homme doué d'une meilleure
constitution, moins de désordres dans la nature, et l'on n'eût jamais
parlé des Dieux sur la terre.

Cependant le danger pressait; nos matelots redoutaient d'autant plus les
rochers à fleur d'eau, qui environnent l'île Saint-Mathieu, qu'ils
étaient absolument hors d'état de les éviter. Ils y travaillaient
néanmoins avec ardeur, lorsqu'un dernier coup de vent, rendant leurs
soins infructueux, fait toucher la barque avec tant de rudesse sur un de
ces rochers, qu'elle se fend, s'abîme, et s'écroule en débris dans les
flots.

Dans ce désordre épouvantable; dans ce tumulte affreux des cris des
ondes bouillonnantes, des sifflements de l'air, de l'éclat bruyant de
toutes les différentes parties de ce malheureux navire, sous la faulx de
la mort enfin, élevée pour frapper ma tête, je saisis une planche, et
m'y cramponnant, m'y confiant au gré des flots, je suis assez heureux,
pour y trouver un abri, contre les dangers qui m'environnent. Nul de mes
gens n'ayant été si fortuné que moi, je les vis tous périr sous mes
yeux. Hélas! dans ma cruelle situation, menacé comme je l'étais, de tous
les fléaux qui peuvent assaillir l'homme, le ciel m'est témoin que je ne
lui adressai pas un seul voeu pour moi. Est-ce courage, est-ce défaut de
confiance; je ne sais, mais je ne m'occupai que des malheureux qui
périssaient, pour me servir; je ne pensai qu'à eux, qu'à ma chère
Léonore, qu'à l'état dans lequel elle devait être, privée de son époux
et des secours qu'elle en devait attendre.

J'avais heureusement sauvé toute ma fortune; les précautions prises de
l'échanger en papier du Cap à Maroc, m'avait facilité les moyens de la
mettre à couvert. Mes billets fermés avec soin dans un portefeuille de
cuir, toujours attaché à ma ceinture, se retrouvaient ainsi tous avec
moi, et nous ne pouvions périr qu'ensemble; mais quelle faible
consolation, dans l'état où j'étais.

Voguant seul sur ma planche, en bute à la fureur des élémens, je vis un
nouveau danger prêt à m'assaillir, danger affreux, sans doute, et auquel
je n'avais nullement songé; je ne m'étais muni d'aucuns vivres, dans
cette circonstance, où le désir de se conserver, aveugle toujours sur
les vrais moyens d'y parvenir; mais il est un dieu pour les amans; je
l'avais dit à Léonore, et je m'en convainquis. Les Grecs ont eu raison
d'y croire; et quoique dans ce moment terrible, je ne songeai guères
plus à invoquer celui-là, qu'un autre; ce fut pourtant à lui que je dus
ma conservation: je dois le croire au moins, puisqu'il m'a fait sortir
vainqueur de tant de périls, pour me rendre enfin à celle que j'adore.

Insensiblement le temps se calma; un vent frais fit glisser ma planche
sur une mer tranquille, avec tant d'aisance et de facilité, que je revis
la côte d'Afrique, le soir même; mais je descendais considérablement,
quand je pris terre; le second jour, je me trouvai entre Benguele, et le
royaume des Jagas, sur les côtes de ce dernier empire, aux environs du
Cap-nègre; et ma planche, tout-à-fait jetée sur le rivage, aborda sur
les terres mêmes de ces peuples indomptés et cruels, dont j'ignorais
entièrement les moeurs. Excédé de fatigue et de besoin, mon premier
empressement, dès que je fus à terre, fut de cueillir quelques racines
et quelques fruits sauvages, dont je fis un excellent repas; mon second
soin fut de prendre quelques heures de sommeil.

Après avoir accordé à la nature, ce qu'elle exigeait si impérieusement,
j'observai le cours du soleil; il me sembla, d'après cet examen, qu'en
dirigeant mes pas, d'abord en avant de moi, puis au midi, je devais
arriver par terre au Cap, en traversant la Cafrerie et le pays des
Hottentots. Je ne me trompais pas; mais quel danger m'offrait ce parti?
Il était clair que je me trouvais dans un pays peuplé d'anthropophages;
plus j'examinais ma position, moins j'en pouvais douter. N'était-ce pas
multiplier mes dangers, que de m'enfoncer encore plus dans les terres.
Les possessions portugaises et hollandaises, qui devaient border la
côte, jusqu'au Cap, se retraçaient bien à mon esprit; mais cette côte
hérissée de rochers, ne m'offrait aucun sentier qui parût m'en frayer la
route, au lieu qu'une belle et vaste plaine se présentait devant moi, et
semblait m'inviter à la suivre. Je m'en tins donc au projet que je viens
de vous dire, bien décidé, quoi qu'il pût arriver, de suivre l'intérieur
des terres, deux ou trois jours à l'occident, puis de rabattre
tout-à-coup au midi. Je le répète, mon calcul était juste; mais que de
périls, pour le vérifier!

M'étant muni d'un fort gourdin, que je taillai en forme de massue, mes
habits derrière mon dos, l'excessive chaleur m'empêchant de les porter
sur moi; je me mis donc en marche. Il ne m'arriva rien cette première
journée, quoique j'eusse fait près de dix lieues. Excédé de fatigue,
anéanti de la chaleur, les pieds brûlés par les sables ardens, où
j'enfonçais jusqu'au dessus de la cheville, et voyant le soleil prêt
à quitter l'horizon, je résolus de passer la nuit sur un arbre, que
j'aperçus près d'un ruisseau, dont les eaux salutaires venaient de me
rafraîchir. Je grimpe sur ma forteresse, et y ayant trouvé une attitude
assez commode, je m'y attachai, et je dormis plusieurs heures de suite.
Les rayons brûlans qui me dardèrent le lendemain matin, malgré le
feuillage qui m'environnait, m'avertirent enfin qu'il était temps de
poursuivre, et je le fis, toujours avec le même projet de route. Mais la
faim me pressait encore, et je ne trouvais plus rien, pour la
satisfaire. O viles richesses, me dis-je alors m'apercevant que j'en
étais couvert, sans pouvoir me procurer avec, le plus faible secours de
la vie!... quelques légers légumes, dont je verrais cette plaine semée,
ne seraient-ils pas préférables à vous? Il est donc faux que vous soyez
réellement estimables, et celui qui, pour aller vous arracher du sein de
la terre, abandonne le sol bien plus propice qui le nourrirait sans
autant de peine, n'est qu'un extravagant bien digne de mépris. Ridicules
conventions humaines, que de semblables erreurs vous admettez ainsi,
sans en rougir, et sans oser les replonger dans le néant, dont jamais
elles n'eussent dû sortir.

A peine eus-je fait cinq lieues, cette seconde journée, que je vis
beaucoup de monde devant moi. Ayant un extrême besoin de secours, mon
premier mouvement fut d'aborder ceux que je voyais; le second, ramenant
à mon esprit l'affreuse idée que j'étais dans des terres peuplées de
mangeurs d'hommes, me fit grimper promptement sur un arbre, et attendre
là, ce qu'il plairait au sort de m'envoyer.

Grand dieu! comment vous peindre ce qui se passa!... Je puis dire avec
raison, que je n'ai vu de ma vie, un spectacle plus effrayant.

Les Jagas que je venais d'apercevoir, revenaient triomphans d'un combat
qui s'était passé entr'eux et les sauvages du royaume de Butua, avec
lesquels ils confinent. Le détachement s'arrêta sous l'arbre même sur
lequel je venais de choisir ma retraite; ils étaient environ deux cents,
et avaient avec eux une vingtaine de prisonniers, qu'ils conduisaient
enchaînés avec des liens d'écorce d'arbres.

Arrivé là, le chef examina ses malheureux captifs, il en fit avancer
six, qu'il assomma lui-même de sa massue, se plaisant à les frapper
chacun sur une partie différente, et à prouver son adresse, en les
abattant d'un seul coup. Quatre de ses gens les dépecèrent, et on les
distribua tous sanglans à la troupe; il n'y a point de boucherie où un
boeuf soit partagé avec autant de vitesse, que ces malheureux le furent,
à l'instant, par leurs vainqueurs. Ils déracinèrent un des arbres
voisins de celui sur lequel j'étais, en coupèrent des branches, y mirent
le feu, et firent rôtir à demi, sur des charbons ardens, les pièces de
viande humaine qu'ils venaient de trancher. A peine eurent-elles vu la
flamme, qu'ils les avalèrent avec une voracité qui me fit frémir. Ils
entremêlèrent ce repas de plusieurs traits d'une boisson qui me parut
enivrante, au moins, dois-je le croire à l'espèce de rage et de
frénésie, dont ils furent agités, après ce cruel repas: ils redressèrent
l'arbre qu'ils avaient arraché, le fixèrent dans le sable, y lièrent un
de ces malheureux vaincus, qui leur restait, puis se mirent à danser
autour, en observant à chaque mesure, d'enlever adroitement, d'un fer
dont ils étaient armés, un morceau de chair du corps de ce misérable,
qu'ils firent mourir, en le déchiquetant ainsi en détail.[6] Ce morceau
de chair s'avalait crud, aussitôt qu'il était coupé; mais avant de le
porter à la bouche, il fallait se barbouiller le visage avec le sang qui
en découlait. C'était une preuve de triomphe. Je dois l'avouer,
l'épouvante et l'horreur me saisirent tellement ici, que peu s'en fallut
que mes forces ne m'abandonnassent; mais ma conservation dépendait de
mon courage, je me fis violence, je surmontai cet instant de faiblesse,
et me contins.

La journée toute entière se passa à ces exécrables cérémonies, et c'est
sans doute une des plus cruelles que j'aie passée s de mes jours. Enfin
nos gens partirent au coucher du soleil, et au bout d'un quart-d'heure,
ne les apercevant plus, je descendis de mon arbre, pour prendre moi-même
un peu de nourriture, que l'abattement dans lequel j'étais, me rendait
presqu'indispensable.

Assurément, si j'avais eu le même goût que ce peuple féroce, j'aurais
encore trouvé sur l'arène, de quoi faire un excellent repas; mais une
telle idée, quelque fut ma disette, fit naître en moi tant d'horreur,
que je ne voulus même pas cueillir les racines, dont je me nourrissais,
dans les environs de cet horrible endroit; je m'éloignai, et après un
triste et léger repas, je passai la seconde nuit dans la même position
que la première.

Je commençais à me repentir vivement de la résolution que j'avais prise;
il me semblait que j'aurais beaucoup mieux fait de suivre la côte,
quelqu'impraticable que m'en eût paru la route, que de m'enfoncer ainsi
dans les terres, où il paraissait certain que je devais être dévoré;
mais j'étais déjà trop engagé; il devenait presqu'aussi dangereux pour
moi, de retourner sur mes pas, que de poursuivre; j'avançai donc. Le
lendemain, je traversai le champ du combat de la veille, et je crus voir
qu'il y avait eu sur le lieu même, un repas semblable à celui dont
j'avais été spectateur. Cette idée me fit frissonner de nouveau, et je
hâtai mes pas.... O ciel! ce n'était que pour les voir arrêter bientôt.

Je devais être à environ vingt-cinq lieues de mon débarquement, lorsque
trois sauvages tombèrent brusquement sur moi au débouché d'un taillis
qui les avait dérobés à mes yeux; ils me parlèrent une langue que
j'étais bien loin de savoir; mais leurs mouvemens et leurs actions se
faisaient assez cruellement entendre, pour qu'il ne pût me rester aucun
doute sur l'affreux destin qui m'était préparé. Me voyant prisonnier, ne
connaissant que trop l'usage barbare qu'ils faisaient de leurs captifs,
je vous laisse à penser ce que je devins.... O Léonore, m'écriai-je, tu
ne reverras plus ton amant; il est à jamais perdu pour toi; il va
devenir la pâture de ces monstres; nous ne nous aimerons plus, Léonore;
nous ne nous reverrons jamais. Mais les expressions de la douleur
étaient loin d'atteindre l'âme de ces barbares; ils ne les comprenaient
seulement pas. Il m'avaient lié si étroitement, qu'à peine m'était-il
possible de marcher. Un moment je me crus déshonoré de ces fers; la
réflexion ranima mon courage: l'ignominie qui n'est pas méritée, me
dis-je, flétrit bien plus celui qui la donne, que celui qui la reçoit;
le tyran a le pouvoir d'enchaîner; l'homme sage et sensible a le droit
bien plus précieux de mépriser celui qui le captive, et tel froissé
qu'il sort de ces fers, souriant au despote qui l'accable, _son front
touche la voûte des cieux, pendant que la tête orgueilleuse de
l'oppresseur s'abaisse et se couvre de fange_.[7]

Je marchai près de six heures avec ces barbares, dans l'affreuse
position que je viens de vous dire, au bout desquelles, j'aperçus une
espèce de bourgade construite avec régularité, et dont la principale
maison me parut vaste, et assez belle, quoique de branches d'arbres et
de joncs, liés à des pieux. Cette maison était celle du prince, la ville
était sa capitale, et j'étais en un mot, dans le royaume de _Butua_,
habité par des peuples antropophages, dont les moeurs et les cruautés
surpassent en dépravation tout ce qui a été écrit et dit, jusqu'à
présent, sur le compte des peuples les plus féroces. Comme aucun
Européen n'était parvenu dans cette partie, que les Portugais n'y
avaient point encore pénétré pour lors, malgré le désir qu'ils avaient
de s'en emparer, pour établir par là le fil de communication entre leur
colonie de Benguele, et celle qu'ils ont à Zimbaoé, près du Zanguebar et
du Monomotapa. Comme, dis-je, il n'existe aucune relation de ces
contrées, j'imagine que vous ne serez pas fâché d'apprendre quelques
détails sur la manière dont ces peuples se conduisent, j'affaiblirai
sans doute ce que cette relation pourra présenter d'indécent; mais pour
être vrai, je serai pourtant obligé quelquefois de révéler des horreurs
qui vous révolteront. Comment pourrai-je autrement vous peindre le
peuple le plus cruel et le plus dissolu de la terre?

Aline ici voulut se retirer, mon cher Valcour, et je me flatte que tu
reconnais là cette fille sage, qu'alarme et fait rougir la plus légère
offense à la pudeur. Mais madame de Blamont soupçonnant le chagrin
qu'allait lui causer la perte du récit intéressant de Sainville, lui
ordonna de rester, ajoutant qu'elle comptait assez sur l'honnêteté et la
manière noble de s'exprimer, de son jeune hôte, pour croire qu'il
mettrait dans sa narration, toute la pureté qu'il pourrait, et qu'il
gazerait les choses trop fortes.... Pour de la pureté dans les
expressions, tant qu'il vous plaira, interrompit le comte; mais pour des
gazes, morbleu, mesdames, je m'y oppose; c'est avec toutes ces
délicatesses de femmes, que nous ne savons rien, et si messieurs les
marins eussent voulu parler plus clair, dans leurs dernières relations,
nous connaîtrions aujourd'hui les moeurs des insulaires du Sud, dont
nous n'avons que les plus imparfaits détails; ceci n'est pas une
historiette indécente: monsieur ne va pas nous faire un roman; c'est une
partie de l'histoire humaine, qu'il va peindre; ce sont des
développemens de moeurs; si vous voulez profiter de ces récits, si vous
désirez y apprendre quelque chose, il faut donc qu'ils soient exacts, et
ce qui est gaze, ne l'est jamais. Ce sont les esprits impurs qui
s'offensent de tout. Monsieur, poursuivit le comte, en s'adressant à
Sainville, les dames qui nous entourent ont trop de vertu, pour que des
relations historiques puissent échauffer leur imagination. _Plus
l'infamie du vice est découverte aux gens du monde_, (a écrit quelque
part un homme célèbre,) _et plus est grande l'horreur qu'en conçoit une
âme vertueuse_. Y eut-il même quelques obscénités dans ce que vous allez
nous dire, eh bien, de telles choses révoltent, dégoûtent, instruisent,
mais n'échauffent jamais.... Madame, continua ce vieux et honnête
militaire, en fixant madame de Blamont, souvenez-vous que l'impératrice
Livie, à laquelle je vous ai toujours comparée, disait que _des hommes
nuds étaient des statues pour des femmes chastes_. Parlez, monsieur,
parlez, que vos mots soient décents; tout passe avec de bons termes;
soyez honnête et vrai, et sur-tout ne nous cachez rien; ce qui vous est
arrivé, ce que vous avez vu, nous paraît trop intéressant, pour que nous
en voulions rien perdre.

Le palais du roi de Butua reprit Sainville, est gardé par des femmes
noires, jaunes, mulâtres et blafardes[8], excepté les dernières,
toujours petites et rabougries. Celles que je pus voir, me parurent
grandes, fortes, et de l'âge de 20 à 30 ans. Elles étaient absolument
nues, dénuées même du pague qui couvre les parties de la pudeur chez les
autres peuples de l'Afrique, toutes étaient armées d'arcs et de flèches;
dès qu'elles nous virent, elles se rangèrent en haye, et nous laissèrent
passer au milieu d'elles. Quoique ce palais n'ait qu'un rez-de-chaussée,
il est extrêmement vaste. Nous traversâmes plusieurs appartemens meublés
de nattes, avant que d'arriver où était le roi. Des troupes de femmes se
tenaient dans les différentes pièces où nous passions. Un dernier poste
de six, infiniment mieux faites, et plus grandes, nous ouvrit enfin une
porte de claye, qui nous introduisit où se tenait le monarque. On le
voyait élevé au fond de cette pièce, dans un gradin, à-demi couché sur
des coussins de feuilles, placées sur des nattes très-artistement
travaillées; il était entouré d'une trentaine de filles, beaucoup plus
jeunes que celles que j'avais vu remplir les fonctions militaires. Il y
en avait encore dans l'enfance, et le plus grand nombre, de douze à
seize ans. En face du trône, se voyait un autel élevé de trois pieds,
sur lequel était une idole, représentant une figure horrible, moitié
homme, moitié serpent, ayant les mamelles d'une femme, et les cornes
d'un bouc; elle était teinte de sang. Tel était le Dieu du pays; sur les
marches de l'autel... le plus affreux spectacle s'offrit bientôt à mes
regards. Le prince venait de faire un sacrifice humain; l'endroit où je
le trouvais, était son temple, et les victimes récemment immolées,
palpitaient encore aux pieds de l'idole.... Les macérations dont le
corps de ces malheureuses hosties étaient encore couverts... le sang
qui ruisselait de tous cotes... ces têtes séparées des troncs,...
achevèrent de glacer mes sens.... Je tressaillis d'horreur.

Le prince demanda qui j'étais, et quand on l'en eut instruit, il me
montra du doigt un grand homme blanc, sec et basané, d'environ 65 ans,
qui, sur l'ordre du monarque, s'approcha de moi, et me parla
sur-le-champ une langue européenne; je dis en italien à cet interprète,
que je n'entendais point la langue dont il se servait; il me répondit
aussitôt en bon toscan, et nous nous liâmes. Cet homme était portugais;
il se nommait Sarmiento, pris, comme je venais de l'être, il y avait
environ vingt ans. Il s'était attaché à cette cour, depuis cet
intervalle, et n'avait plus pensé à l'Europe. J'appris par son moyen,
mon histoire à _Ben Mâacoro_; (c'était le nom du prince.) Il avait paru
en désirer toutes les circonstances; je ne lui en déguisai aucunes. Il
rit à gorge déployée, quand on lui dit que j'affrontais tant de périls
pour une femme. En voilà deux mille dans ce palais, dit-il, qui ne me
feraient seulement pas bouger de ma place. Vous êtes fous,
continua-t-il, vous autres Européens, d'idolâtrer ce sexe; une femme est
faite pour qu'on en jouisse, et non pour qu'on l'adore; c'est offenser
les Dieux de son pays, que de rendre à de simples créatures, le culte
qui n'est dû qu'à eux. Il est absurde d'accorder de l'autorité aux
femmes, très-dangereux de s'asservir à elles; c'est avilir son sexe,
c'est dégrader la nature, c'est devenir esclaves des êtres au-dessus
desquels elle nous a placés. Sans m'amuser à réfuter ce raisonnement, je
demandai au Portugais où le prince avait acquis ces connaissances sur
nos nations. Il en juge sur ce que je lui ai dit, me répondit Sarmiento;
il n'a jamais vu d'Européen, que vous et moi. Je sollicitai ma liberté;
le prince me fit approcher de lui; j'étais nud: il examina mon corps; il
le toucha par-tout, à-peu-près de la même façon qu'un boucher examine un
boeuf, et il dit à Sarmiento, qu'il me trouvait trop maigre, pour être
mangé, et trop âgé pour ses _plaisirs_.... Pour _ses plaisirs_,
m'écriai-je.... Eh quoi! ne voilà-t-il pas assez de femmes?... C'est
précisément parce qu'il en a de trop, qu'il en est rassasié, me répondit
l'interprète.... O Français! ne connais-tu donc pas les effets de la
satiété; elle déprave, elle corrompt les goûts, et les rapproche de la
nature, en paraissant les en écarter.... Lorsque le grain germe dans la
terre, lorsqu'il se fertilise et se reproduit, est-ce autrement que par
corruption, et la corruption n'est-elle pas la première des loix
génératrices? Quand tu seras resté quelque temps ici, quand tu auras
connu les moeurs de cette nation, tu deviendras peut-être plus
philosophe.--Ami, dis-je au Portugais, tout ce que je vois, et tout ce
que tu m'apprends, ne me donne pas une fort grande envie d'habiter chez
elle; j'aime mieux retourner en Europe, où l'on ne mange pas d'hommes,
où l'on ne sacrifie pas de filles, et où on ne se sert pas de
garçons.--Je vais le demander pour toi, me répondit le Portugais, mais
je doute fort que tu l'obtiennes. Il parla en effet au roi, et la
réponse fut négative. Cependant on ôta mes liens, et le monarque me dit
que celui qui m'expliquait ses pensées, vieillissant, il me destinait à
le remplacer; que j'apprendrais facilement, par son moyen, la langue de
Butua; que le Portugais me mettrait au fait de mes fonctions à la cour,
et qu'on ne me laissait la vie, qu'aux conditions que je les remplirais.
Je m'inclinai, et nous nous retirâmes.

Sarmiento m'apprit de quelles espèces étaient ces fonctions; mais
préalablement il m'expliqua différentes choses nécessaires à me donner
une idée du pays où j'étais. Il me dit que le royaume de Butua était
beaucoup plus grand qu'il ne paraissait; qu'il s'étendait d'une part, au
midi, jusqu'à la frontière des Hottentots, voisinage qui me séduisit,
par l'espérance que je conçus, de regagner un jour par-là, les
possessions hollandaises, que j'avais tant d'envie d'atteindre.

Au nord, poursuivit Sarmiento, cet état-ci s'étend jusqu'au royaume de
_Monoe-mugi_; il touche les monts _Lutapa_, vers l'orient, et confine à
l'occident, aux _Jagas_; tout cela, dans une étendue aussi considérable
que le Portugal. De toutes les parties de ce royaume, continua mon
instituteur, il arrive chaque mois des tributs de femmes au monarque; tu
seras l'inspecteur de cette espèce d'impôt; tu les examineras, mais
simplement leur corps; on ne te les montrera jamais que voilées; tu
recevras les mieux faites, tu réformeras les autres. Le tribut monte
ordinairement à cinq mille; tu en maintiendras toujours sur ce nombre,
un complet de deux mille: voilà tes fonctions. Si tu aimes les femmes,
tu souffriras sans-doute, et de ne les pas voir, et d'être obligé de les
céder, sans en jouir. Au reste, réfléchis à ta réponse; tu sais ce que
t'a dit l'empereur: ou cela, ou la mort; il ne ferait peut-être pas la
même grâce à d'autres. Mais, d'où vient, demandai-je au Portugais,
choisit-il un Européen, pour la partie que tu viens de m'expliquer; un
homme de sa nation s'entendrait moins mal, ce me semble, au genre de
beauté qui lui convient? Point du tout; il prétend que nous nous y
connaissons mieux que ses sujets; quelques réflexions que je lui
communiquai sur cela, quand j'arrivai ici, le convainquirent de la
délicatesse de mon goût, et de la justesse de mes idées; il imagina de
me donner l'emploi dont je viens de te parler. Je m'en suis assez bien
acquitté; je vieillis, il veut me remplacer; un Européen se présente à
lui, il lui suppose les mêmes lumières, il le choisît, rien de plus
simple.

Ma réponse se dictait d'elle-même; pour réussir à l'évasion que je
méditais, je devais d'abord mériter de la confiance; on m'offrait les
moyens de la gagner; devais-je balancer? Je supposais d'ailleurs Léonore
sur les mers d'Afrique; j'étais parti de Maroc. Dans cette opinion; le
hasard ne pouvait-il pas l'amener dans cet empire? Voilée ou non, ne la
reconnaîtrai-je pas; l'amour égare-t-il; se trompe-t-il à de certains
examens?... Mais au moins, dis-je au Portugais, je me flatte que ces
morceaux friands, dont il me paraît que le roi se régale, ne seront pas
soumis à mon inspection: je quitte l'emploi, s'il faut se mêler des
garçons. Ne crains rien, me dit Sarmiento, il ne s'en rapporte qu'à ses
yeux, pour le choix de ce gibier; les tributs moins nombreux, n'arrivent
que dans son palais, et les choix ne sont jamais faits que par lui. Tout
en causant, Sarmiento me promenait de chambre en chambre, et je vis
ainsi la totalité du palais, excepté les harems secrets, composés de ce
qu'il y avait de plus beau dans l'un et l'autre sexe, mais où nul mortel
n'était introduit.

Toutes les femmes du Prince, continua Sarmiento, au nombre de douze
mille, se divisent en quatre classes; il forme lui-même ces classes à
mesure qu'il reçoit les femmes des mains de celui qui les lui choisit:
les plus grandes, les plus fortes, les mieux constituées se placent dans
le détachement qui garde son palais; ce qu'on appelle les _cinq cens
esclaves_ est formé de l'espèce inférieure à celle dont je viens de
parler: ces femmes sont ordinairement de vingt à trente ans; a elles
appartient le service intérieur du palais, les travaux des jardins, et
généralement toutes les corvées. Il forme la troisième classe depuis
seize ans, jusqu'à vingt ans; celles-là servent aux sacrifices; c'est
parmi elles que se prennent les victimes immolées à son Dieu. La
quatrième classe enfin renferme tout ce qu'il y a de plus délicat et de
plus joli depuis l'enfance jusqu'à seize ans. C'est là ce qui sert plus
particulièrement à ses plaisirs; ce serait là où se placeraient les
blanches, s'il en avait....--En a-t-il eu, interrompis-je avec
empressement?--Pas encore, répondit le Portugais; mais il en désire avec
ardeur, et ne néglige rien de tout ce qui peut lui en procurer... et
l'espérance, à ces paroles, sembla renaître dans mon coeur.

Malgré ces divisions, reprit le Portugais, toutes ces femmes, de quelque
classe qu'elles soient, n'en satisfont pas moins la brutalité de ce
despote: quand il a envie de l'une d'entr'elles, il envoie un de ses
officiers donner cent coups d'étrivières à la femme désirée; cette
faveur répond au mouchoir du Sultan de Bisance, elle instruit la
favorite de l'honneur qui lui est réservé: dès-lors elle se rend où le
Prince l'attend, et comme il en emploie souvent un grand nombre dans le
même jour, un grand nombre reçoit chaque matin l'avertissement que je
viens de dire.... Ici je frémis: ô Léonore! me dis-je, si tu tombais
dans les mains de ce monstre, si je ne pouvais t'en garantir, serait-il
possible que ces attraits que j'idolâtre fussent aussi indignement
flétris.... Grand Dieu, prive-moi plutôt de la vie que d'exposer Léonore
à un tel malheur; que je rentre plutôt mille fois dans le sein de la
nature avant que de voir tout ce que j'aime aussi cruellement outragé!
Ami repris-je aussi-tôt, tout rempli de l'affreuse idée que le Portugais
venait de jeter dans mon esprit, l'exécution de ce raffinement d'horreur
dont vous venez de me parler, ne me regardera pas, j'espère....--Non,
non, dit Sarmiento, en éclatant de rire, non, tout cela concerne le chef
du sérail, tes fonctions n'ont rien de commun avec les siennes: tu lui
composes par ton choix dans les cinq mille femmes qui arrivent chaque
année, les deux mille sur lesquelles il commande; cela fait, vous n'avez
plus rien à démêler ensemble. Bon, répondis-je; car, s'il fallait faire
répandre une seule larme à quelques unes de ces infortunées... je t'en
préviens... je déserterais le même jour. Je ferai mon devoir avec
exactitude, poursuivis-je; mais uniquement occupé de celle que
j'idolâtre, ces créatures-ci n'auront assurément de moi ni châtiment, ni
faveurs; ainsi, les privations que sa jalousie m'impose, me touche fort
peu, comme tu vois.--Ami, me répondit le Portugais, vous me paraissez un
galant homme, vous aimez encore comme on faisait au dixième siècle: je
crois voir en vous l'un des preux de l'antiquité chevaleresque, et cette
vertu me charme, quoique je sois très-loin de l'adopter.... Nous ne
verrons plus Sa Majesté du jour: il est tard; vous devez avoir faim,
venez vous rafraîchir chez moi, j'achèverai demain de vous instruire.

Je suivis mon guide: il me fit entrer dans une chaumière construite
à-peu-près dans le goût de celle du Prince, mais infiniment moins
spacieuse. Deux jeunes nègres servirent le souper sur des nattes de
jonc, et nous nous plaçâmes à la manière africaine; car notre Portugais,
totalement dénaturalisé, avait adopté et les moeurs et toutes les
coutumes de la nation chez laquelle il était. On apporta un morceau de
viande rôti, et mon saint homme ayant dît son _Benedicite_, (car la
superstition n'abandonne jamais un Portugais) il m'offrit un filet de la
chair qu'on venait de placer sur la table.--Un mouvement involontaire me
saisit ici malgré moi.--Frère, dis-je avec un trouble qu'il ne m'était
pas possible de déguiser, foi d'Européen, je mets que tu me sers là, ne
serait-il point par hasard une portion de hanche ou de fesse d'une de
ces demoiselles dont le sang inondait tantôt les autels du Dieu de ton
maître?... Eh quoi! me répondit flegmatiquement le Portugais, de telles
minuties t'arrêteraient-elles? T'imagines-tu vivre ici sans te soumettre
à ce régime?--Malheureux! M'écriai-je, en me levant de table, le coeur
sur les lèvres, ton régal me fait frémir... j'expirerais plutôt que d'y
toucher.... C'est donc sur ce plat effroyable que tu osais demander la
bénédiction du Ciel?... Terrible homme! à ce mélange de superstition et
de crime, tu n'as même pas voulu déguiser ta Nation.... Va, je t'aurais
reconnu sans que tu te nommasses.--Et j'allais sortir tout effrayé de sa
maison.... Mais Sarmiento me retenant.--Arrête, me dit-il, je pardonne
ce dégoût à tes habitudes, à tes préjugés nationaux; mais c'est trop s'y
livrer: cesse de faire ici le difficile, et saches te plier aux
situations; les répugnances ne sont que des faiblesses, mon ami, ce sont
de petites maladies ce l'organisation, à la cure desquelles on n'a pas
travaillé jeune, et qui nous maîtrisent quand nous leur avons cédé. Il
en est absolument de ceci comme de beaucoup d'autres choses:
l'imagination séduite par des préjugés nous suggère d'abord des refus
... on essaie... on s'en trouve bien, et le goût se décide quelquefois
avec d'autant plus de violence, que l'éloignement avait plus de force en
nous. Je suis arrivé ici comme toi, entêté de sottes idées nationales;
je blâmais tout... je trouvais tout absurde: les usages de ces peuples
m'effrayaient autant que leurs moeurs, et maintenant je fais tout comme
eux. Nous appartenons encore plus à l'habitude qu'à la nature, mon ami;
celle-ci n'a fait que nous créer, l'autre nous forme; c'est une folie
que de croire qu'il existe une bonté morale: toute manière de se
conduire, absolument indifférente en elle-même, devient bonne ou
mauvaise en raison du pays qui la juge; mais l'homme sage doit adopter,
s'il veut vivre heureux, celle du climat où le sort le jette.... J'eus
peut-être fait comme toi à _Lisbonne_.... A _Butua_ je fais comme les
nègres.... Eh que diable veux-tu que je te donne à souper, dès que tu ne
veux pas te nourrir de ce dont tout le monde mange?... J'ai bien là un
vieux singe, mais il sera dur; je vais ordonner qu'on te le fasse
griller.--Soit, je mangerai sûrement avec moins de dégoût la culotte on
le râble de ton singe, que les carnosités des sultanes de ton roi.--Ce
n'en est pas, morbleu, nous ne mangeons pas la chair des femmes; elle
est filandreuse et fade, et tu n'en verras jamais servir nulle part[9].
Ce mets succulent que tu dédaignes, est la cuisse d'un Jagas tué au
combat d'hier, jeune, frais, et dont le suc doit être délicieux; je l'ai
fait cuire au four, il est dans son jus... regarde.... Mais qu'à cela
ne tienne, trouve bon seulement pendant que tu mangeras mon singe, que
je puisse avaler quelques morceaux de ceci.--Laisse-là ton singe, dis-je
à mon hôte en apercevant un plat de gâteaux et de fruits qu'on nous
préparait sans doute pour le dessert. Fais ton abominable souper tout
seul, et dans un coin opposé le plus loin que je pourrai de toi;
laisse-moi m'alimenter de ceci, j'en aurai beaucoup plus qu'il ne faut.

Mon cher compatriote, me dit l'Européen _cannibalisé_, tout en dévorant
son Jagas, tu reviendras de ces chimères: je t'ai déjà vu blâmer
beaucoup de choses ici, dont tu finiras par faire tes délices; il n'y a
rien où l'habitude ne nous ploie; il n'y a pas d'espèce de goût qui ne
puisse nous venir par l'habitude.--A en juger par tes propos, frère, les
plaisirs dépravés de ton maître sont donc déjà devenus les tiens?--Dans
beaucoup de choses, mon ami, jette les yeux sur ces jeunes nègres, voilà
ceux qui, comme chez lui, m'apprennent à me passer de femmes, et je te
réponds qu'avec eux je ne me doute pas des privations.... Si tu n'étais
pas si scrupuleux, je t'en offrirais.... Comme de ceci, dit-il en
montrant la dégoûtante chair dont il se repaissait.... Mais tu refus
rais tout de même.--Cesse d'en douter, vieux pécheur, et convaincs-toi
bien que j'aimerais mieux déserter ton infâme pays, au risque d'être
mangé par ceux qui l'habitent, que d'y rester une minute aux dépens de
la corruption de mes moeurs.--Ne comprends pas dans la corruption morale
l'usage de manger de la chair humaine. Il est aussi simple de se nourrir
d'un homme que d'un boeuf[10]. Dis si tu veux que la guerre, cause de la
destruction de l'espèce, est un fléau; mais cette destruction faite, il
est absolument égal que ce soient les entrailles de la terre ou celles
de l'homme qui servent de sépulcre à des élémens désorganisés.--Soit;
mais s'il est vrai que cette viande excite la gourmandise, comme le
prétendent et toi, et ceux qui en mangent, le besoin de détruire peut
s'ensuivre de la satisfaction de cette sensualité, et voilà dès
l'instant des crimes combinés, et bientôt après des crimes commis. Les
Voyageurs nous apprennent que les sauvages mangent leurs ennemis, et ils
les excusent, en affirmant qu'ils ne mangent jamais que ceux-là; et qui
assurera que les sauvages, qui, à la vérité ne dévorent aujourd'hui que
ceux qu'ils ont pris à la guerre, n'ont pas commencé par faire la guerre
pour avoir le plaisir de manger des hommes? Or, dans, ce cas, y
aurait-il un goût plus condamnable et plus dangereux, puisqu'il serait
devenu la première cause qui eût armé l'homme contre son semblable, et
qui l'eût contraint à s'entre-détruire?--N'en crois rien, mon ami, c'est
l'ambition, c'est la vengeance, la cupidité, la tyrannie; ce sont toutes
ces passions qui mirent les armes à la main de l'homme, qui l'obligèrent
à se détruire; reste à savoir maintenant si cette destruction est un
aussi grand mal que l'on se l'imagine, et si, ressemblant aux fléaux que
la nature envoie dans les mêmes principes, elle ne la sert pas tout
comme eux. Mais ceci nous entraînerait bien loin: il faudrait analyser
d'abord, comment toi, faible et vile créature, qui n'as la force de rien
créer, peux t'imaginer de pouvoir détruire; comment, selon toi, la mort
pourrait être une destruction, puisque la nature n'en admet aucune dans
ses loix, et que ses actes ne sont que des métempsycoses et des
reproductions perpétuelles; il faudrait en venir ensuite à démontrer
comment des changemens de formes, qui ne servent qu'à faciliter ses
créations, peuvent devenir des crimes contre ses loix, et comment la
manière de les aider ou de les servir, peut en même-tems les outrager.
Or, tu vois que de pareilles discussions prendraient trop sur le tems de
ton sommeil, va te coucher, mon ami, prends un de mes nègres, si cela te
convient, ou quelques femmes, si elles te plaisent mieux.--Rien ne me
plaît, qu'un coin pour reposer, dis-je à mon respectable
prédécesseur.--Adieu, je vais dormir en détestant tes opinions, en
abhorrant tes moeurs, et rendant grâce pourtant au ciel du bonheur que
j'ai eu de te rencontrer ici.

Il faut que j'achève de te mettre au fait de ce qui regarde le maître
que tu vas servir, me dit Sarmiento en venant m'éveiller le lendemain;
suis-moi, nous jaserons tout en parcourant la campagne.

«Il est impossible de te peindre, mon ami, reprit le Portugais, en quel
avilissement sont les femmes dans ce pays-ci: il est de luxe d'en avoir
beaucoup... d'usage de s'en servir fort peu. Le pauvre et l'opulent,
tout pense ici de même sur cette matière; aussi, ce sexe remplit-il dans
cette contrée les mêmes soins que nos bêtes de somme en Europe: ce sont
les femmes qui ensemencent, qui labourent, qui moissonnent; arrivées à
la maison, ce sont elles qui préparent à manger, qui approprient, qui
servent, et pour comble de maux, toujours elles qu'on immole aux Dieux.
Perpétuellement en butte à la férocité de ce peuple barbare, elles sont
tour-à-tour victimes de sa mauvaise humeur; de son intempérance et de sa
tyrannie; jette les yeux sur ce champ de maïs, vois ces malheureuses
nues courbées dans le sillon, qu'elles entr'ouvrent, et frémissantes
sous le fouet de l'époux qui les y conduit; de retour chez cet époux
cruel, elles lui prépareront son dîner; le lui serviront, et recevront
impitoyablement cent coups de gaules pour la plus légère
négligence.»--La population doit cruellement souffrir de ces odieuses
coutumes?--«Aussi est-elle presqu'anéantie; deux usages singuliers y
contribuent plus que tout encore: le premier est l'opinion où est ce
peuple qu'une femme est impure huit jours avant et huit jours après
l'époque du mois où la nature la purge; ce qui n'en laisse pas huit dans
le mois où il la croie digne de lui servir. Le second usage, également
destructeur de la population, est l'abstinence rigoureuse à laquelle est
condamnée une femme après couches: son mari ne la voit plus de trois
ans. On peut joindre à ces motifs de dépopulation l'ignominie que jette
ce peuple sur cette même femme dès qu'elle est enceinte: de ce moment
elle n'ose plus paraître, on se moque d'elle, on la montre au doigt, les
temples mêmes lui sont fermés[11]. Une population autrefois trop forte
dût autoriser ces anciens usages: un peuple trop nombreux, borné de
manière à ne pouvoir s'étendre ou former des colonies, doit
nécessairement se détruire lui-même, mais ces pratiques meurtrières
deviennent absurdes aujourd'hui dans un royaume qui s'enrichirait du
surplus de ses sujets, s'il voulait communiquer avec nous. Je leur ai
fait cette observation, ils ne la goûtent point; je leur ai dit que leur
nation périrait avant un siècle, ils s'en moquent. Mais cette horreur
pour la propagation de son espèce est empreinte dans l'âme des sujets de
cet empire; elle est bien autrement gravée dans l'âme du monarque qui le
régit: non-seulement ses goûts contrarient les voeux de la nature; mais,
s'il lui arrive même de s'oublier avec une femme, et qu'il soit parvenu
à la rendre sensible, la peine de mort devient la punition de trop
d'ardeur de cette infortunée; elle ne double son exis en ce que pour
perdre aussi-tôt la sienne: aussi, n'y a-t-il sortes de précautions que
ne prennent ces femmes pour empêcher la propagation, ou pour la
détruire. Tu t'étonnais hier de leur quantité, et néanmoins sur ce
nombre immense à peine y en a-t-il quatre cent en état de servir chaque
jour. Enfermées avec exactitude dans une maison particulière tout le
tems de leurs infirmités, reléguées, punies, condamnées à mort pour la
moindre chose,... immolées aux Dieux, leur nombre diminue à chaque
moment; est-ce trop de ce qui reste pour le service des jardins, du
palais, et des plaisirs du souverain?»--Eh quoi! dis-je, parce qu'une
femme accomplit la loi de la nature, elle deviendra de cet instant
impropre au service des jardins de son maître? Il est déjà, ce me semble
assez cruel de l'y faire travailler, sans la juger indigne de ce
fatiguant emploi, parce qu'elle subit le sort qu'attache le ciel à son
humanité.--«Cela est pourtant: l'Empereur ne voudrait pas qu'en cet état
les mains mêmes d'une femme touchassent une feuille de ses
arbres.»--Malheur à une nation assez esclave de ses préjugés pour penser
ainsi; elle doit être fort près de sa ruine.--« Aussi y touche-t-elle,
et tel étendu que soit le royaume, il ne contient pas aujourd'hui trente
mille âmes. Miné de par-tout par le vice et la corruption, il va
s'écrouler de lui-même, et les Jagas en seront bientôt maîtres;
Tributaires aujourd'hui, demain ils seront vainqueurs; il ne leur manque
qu'un chef pour opérer cette révolution.»--Voilà donc le vice dangereux,
et la corruption des moeurs pernicieuse?--Non pas généralement, je ne
l'accorde que relativement à l'individu ou à la nation, je le nie dans
le plan général. Ces inconvéniens sont nuls dans les grands desseins de
la nature; et qu'importe à ses loix qu'un empire soit plus ou moins
puissant, qu'il s'agrandisse par ses vertus, ou se détruise par sa
corruption; cette vicissitude est une des premières loix de cette main
qui nous gouverne; les vices qui l'occasionnent sont donc nécessaires.
La nature ne crée que pour corrompre: or, si elle ne se corrompt que par
des vices, voilà le vice une de ses loix. Les crimes des tyrans de Rome,
si funestes aux particuliers, n'étaient que les moyens dont se servait
la nature pour opérer la chute de l'empire; voilà donc les conventions
sociales opposées à celles de la nature; voilà donc ce que l'homme
punit, utile aux loix du grand tout; voilà donc ce qui détruit l'homme,
essentiel au plan général. Vois en grand, mon ami, ne rapetisse jamais
tes idées; souviens-toi que tout sert à la nature, et qu'il n'y a pas
sur la terre une seule modification dont elle ne retire un profit
réel.--Eh quoi! la plus mauvaise de toutes les actions la servirait donc
autant que la meilleure?--Assurément: l'homme vraiment sage doit voir du
même oeil; il doit être convaincu de l'indifférence de l'un ou l'autre
de ces modes, et n'adopter que celui des deux qui convient le mieux à sa
conservation ou à ses intérêts; et telle est la différence essentielle
qui se trouve entre les vues de la nature et celles du particulier, que
la première gagne presque toujours à ce qui nuit à l'autre; que le vice
devient utile à l'une, pendant que l'autre y trouve souvent sa ruine;
l'homme fait donc mal, si tu veux, en se livrant à la dépravation de ses
moeurs ou a la perversité de ses inclinations; mais le mal qu'il fait
n'est que relatif au climat sous lequel il vit: juges-le d'après l'ordre
général, il n'a fait qu'en accomplir les loix; juges-le d'après
lui-même, tu verras qu'il s'est délecté.--Ce système anéantit toutes les
vertus.--Mais la vertu n'est que relative, encore une fois, c'est une
vérité dont il faut se convaincre avant de faire un pas sous les
portiques du lycée: voilà pourquoi je te disais hier, que je ne serais
pas à Lisbonne ce que je ferais ici; il est faux qu'il y ait d'autres
vertus que celles de convention, toutes sont locales, et la seule qui
soit respectable, la seule qui puisse rendre l'homme content, est celle
du pays où il est; crois-tu que l'habitant de Pékin puisse être heureux
dans son pays d'une vertu française, et réversiblement le vice chinois
donnera-t-il des remords à un Allemand?--C'est une vertu bien
chancelante, que celle dont l'existence n'est point universelle.--Et que
t'importe sa solidité, qu'as-tu besoin d'une vertu universelle, dès que
la nationale suffit à ton bonheur?--Et le Ciel? tu l'invoquais
hier.--Ami, ne confonds pas des pratiques habituelles avec les principes
de l'esprit: j'ai pu me livrer hier à un usage de mon pays, sans croire
qu'il y ait une sorte de vertu qui plaise plus à l'Éternel qu'une
autre.... Mais revenons: nous étions sortis pour politiquer, et tu
m'ériges en moraliste, quand je ne dois être qu'instituteur.

Il y a long-tems, reprit Sarmiento, que les Portugais désirent d'être
maîtres de ce royaume, afin que leurs colonies puissent se donner la
main d'une cote à l'autre, et que rien, du _Mosa Imbique_ à _Binguelle_,
ne puisse arrêter leur commerce. Mais ces peuples-ci n'ont jamais voulu
s'y prêter.--Pourquoi ne t'a-t-on pas chargé de la négociation, dis-je
au Portugais.--Moi? Apprends à me connaître; ne devines-tu pas à mes
principes, que je n'ai jamais travaillé que pour moi: lorsque j'ai été
conduit comme toi dans cet empire, j'étais exilé sur les côtes d'Afrique
pour des malversations dans les mines de diamans de _Rio-Janeïro_, dont
j'étais intendant; j'avais, comme cela se pratique en Europe, préféré ma
fortune à celle du Roi; j'étais devenu riche de plusieurs millions, je
les dépensais dans le luxe et dans l'abondance: on m'a découvert; je ne
volais pas assez, un peu plus de hardiesse, tout fût resté dans le
silence; il n'y a jamais que les malfaiteurs en sous-ordre qui se
cassent le cou, il est rare que les autres ne réussissent pas; je devais
d'ailleurs user de politique, je devais feindre la réforme, au lieu
d'éblouir par mon faste; je devais comme font quelque fois vos ministres
en France, vendre mes meubles et me dire ruiné[12], je ne l'ai pas fait,
je me suis perdu. Depuis que j'étudie les hommes, je vois qu'avec leurs
sages loix et leurs superbes maximes, ils n'ont réussi qu'à nous faire
voir que le plus coupable était toujours le plus heureux; il n'y a
d'infortuné que celui qui s'imagine faussement devoir compenser par un
peu de bien le mal où son étoile l'entraîne. Quoi qu'il en soit, si
j'étais resté dans mon exil, j'aurais été plus malheureux, ici du moins,
j'ai encore quelqu'autorité: j'y joue un espèce de rôle; j'ai pris la
parti d'être intrigant bas et flatteur, c'est celui de tous les coquins
ruinés; il m'a réussi: j'ai promptement appris la langue de ces peuples,
et quelques affreuses que soient leurs moeurs, je m'y suis conformé; je
te l'ai déjà dit, mon cher, la véritable sagesse de l'homme est
d'adopter la coutume du pays où il vit. Destiné à me remplacer,
puisse-tu penser de même, c'est le voeu le plus sincère que je puisse
faire pour ton repos.--Crois-tu donc que j'aie le dessein de passer
comme toi mes jours ici?--N'en dis mot, si ce n'est pas ton projet; ils
ne souffriraient pas que tu les quittasses après les avoir connus, ils
craindraient que tu n'instruisisse les Portugais de leur faiblesse; ils
te mangeraient plutôt que de te laisser partir.--Achève de m'instruire,
ami, quel besoin tes compatriotes ont-ils de s'emparer de ces
malheureuses contrées?--Ignores-tu donc que nous sommes les courtiers de
l'Europe, que c'est nous qui fournissons de nègres tous les peuples
commerçans de la terre.--Exécrable métier, sans doute, puisqu'il ne
place votre richesse et votre félicité que dans le désespoir et
l'asservissement de vos frères.--O Sainville! je ne te verrai donc
jamais philosophe; où prends-tu que les hommes soient égaux? La
différence de la force et de la faiblesse établie par la nature, prouve
évidemment qu'elle a soumis une espèce d'homme à l'autre, aussi
essentiellement qu'elle a soumis les animaux à tous. Il n'est aucune
nation qui n'ait des castes méprisées: les nègres sont à l'Europe ce
qu'étaient les Ilotes aux Lacédémoniens, ce que sont les Parias aux
peuples du Gange. La chaîne des devoirs universels est une chimère, mon
ami, elle peut s'étendre d'égal à égal, jamais du supérieur à
l'inférieur; la diversité d'intérêt détruit nécessairement la
ressemblance des rapports. Que veux-tu qu'il y ait de commun entre celui
qui peut tout, et celui qui n'ose rien? Il ne s'agit pas de savoir
lequel des deux a raison; il n'est question que d'être persuadé que le
plus faible a toujours tort: tant que l'or, en un mot, sera regardé
comme la richesse d'un État, et que la nature l'enfouira dans les
entrailles de la terre, il faudra des bras pour l'en tirer; ceci posé,
voilà la nécessité de l'esclavage établie; il n'y en avait pas, sans
doute, à ce que les blancs subjuguassent les noirs, ceux-ci pouvaient
également asservir les autres; mais il était indispensable qu'une des
deux nations fût sous le joug, il était dans la nature que ce fût le
plus faible, et les noirs devenaient tels, et par leurs moeurs, et par
leur climat. Quelque objection que tu puisses faire, enfin, il n'est pas
plus étonnant de voir l'Europe enchaîner l'Afrique, qu'il ne l'est de
voir un bouclier assommer le boeuf qui sert à te nourrir; c'est par-tout
la raison du plus fort; en connais-tu de plus éloquente?--Il en est sans
doute de plus sages: formés par la même main, tous les hommes sont
frères, tous se doivent à ce titre des secours mutuels, et si la nature
en a créé de plus faibles, c'est pour préparer aux autres le charme
délicieux de la bienfaisance et de l'humanité.... Mais revenons au fond
de la question, tu rends un continent malheureux pour fournir de l'or
aux trois autres; est-il bien vrai que cet or soit la vraie richesse
d'un État? Ne jetons les yeux que sur ta Patrie: dis-moi Sarmiento,
crois-tu le Portugal, plus florissant depuis qu'il exploite des mines?
Partons d'un point: en 1754, il avait été apporté dans ton Royaume plus
de deux milliards des mines du Brésil depuis leur ouverture, et
cependant à cette époque ta Nation ne possédait pas cinq millions
d'écus: vous deviez aux Anglais cinquante millions, et par conséquent
rien qu'à un seul de vos créanciers trente-cinq fois plus que vous ne
possédiez; si votre or vous appauvrit à ce point, pourquoi
sacrifiez-vous tant au désir de l'arracher du sein de la terre? Mais si
je me trompe, s'il vous enrichit, pourquoi dans ce cas l'Angleterre vous
tient-elle sous sa dépendance?--C'est l'agrandissement de votre
monarchie qui nous a précépité dans les bras de l'Angleterre, d'autres
causes nous y retiennent peut-être; mais voilà la seule qui nous y a
placé. La maison de Bourbon ne fut pas plutôt sur le trône d'Espagne,
qu'au lieu de voir dans vous un appui comme autrefois, nous y redoutâmes
un ennemi puissant; nous crûmes trouver dans les Anglais ce que les
Espagnols avaient en vous, et nous ne rencontrâmes en eux que des
tuteurs despotes, qui abusèrent bientôt de notre faiblesse; nous nous
forgeâmes des fers sans nous en douter. Nous permîmes l'entrée des draps
d'Angleterre sans réfléchir au tort que nous faisions à nos manufactures
par cette tolérance, sans voir que les Anglais ne nous accordaient en
retour d'un tel gain pour eux, et d'une si grande perte pour nous, que
ce qu'avait déjà établi leur intérêt particulier, telle fut l'époque de
notre ruine, non-seulement nos manufactures tombèrent, non-seulement
celles des Anglais anéantirent les nôtres, mais les comestibles que nous
leur fournissions n'équivalant pas à beaucoup près les draps que nous
recevions d'eux, il fallut enfin les payer de l'or que nous arrachions
du Brésil; il fallut que les galions passassent dans leurs ports sans
presque mouiller dans les nôtres.--Et voilà comme l'Angleterre s'empara
de votre commerce, vous trouvâtes plus doux d'être menés, que de
conduire; elle s'éleva sur vos raines, et le ressort de votre ancienne
industrie entièrement rouillé dans vos mains, ne fut plus manié que par
elle. Cependant le luxe continuait de vous miner: vous aviez de l'or,
mais vous le vouliez manufacturé; vous l'envoyiez à Londres pour le
travailler, il vous en coûtait le double, puisque vous ôtiez d'une part
dans la masse de l'or monnoyé celui que vous faisiez façonner pour votre
luxe, et celui dont vous étiez encore obligé de payer la main-d'oeuvre.
Il n'y avait pas jusqu'à vos crucifix, vos reliquaires, vos chapelets,
vos ciboires, tous ces instrumens idolâtres dont la superstition dégrade
le culte pur de l'Éternel, que vous ne fissiez faire aux Anglais; ils
surent enfin vous subjuguer au point de se charger de votre navigation
de l'ancien monde, de vous vendre des vaisseaux et des munitions pour
vos établissemens du nouveau; vous enchaînant toujours de plus en plus,
ils vous ravirent jusqu'à votre propre commerce intérieur: on ne voyait
plus que des magasins anglais à Lisbonne, et cela sans que vous y
fissiez le plus léger profit; il allait tout à leurs commettans; vous
n'aviez dans tout cela que le vain honneur de prêter vos noms; ils
furent plus loin: non-seulement ils ruinèrent votre commerce, mais ils
vous firent perdre votre crédit, en vous contraignant à n'en avoir plus
d'autre que le leur, et ils vous rendirent par ce honteux asservissement
les jouets de toute l'Europe. Une nation tellement avilie doit bientôt
s'anéantir: vous l'avez vu, les arts, la littérature, les sciences se
sont ensevelis sous les ruines de votre commerce, tout s'altère dans un
État quand le commerce languit; il est à la Nation ce qu'est le suc
nourricier aux différentes parties du corps, il ne se dissout pas que
l'entière organisation ne s'en ressente. Vous tirer de cet
engourdissement serait l'ouvrage d'un siècle, dont rien n'annonce
l'aurore; vous auriez besoin d'un Czar Pierre, et ces génies-là ne
naissent pas chez le peuple que dégrade la superstition: Il faudrait
commencer par secouer le joug de cette tyrannie religieuse, qui vous
affaiblit et vous déshonore; peu-à-peu l'activité renaîtrait, les
marchands étrangers reparaîtraient dans vos ports, vous leur vendriez
les productions de vos colonies, dont les Anglais n'enlèvent que l'or;
par ce moyen, vous ne vous apercevriez pas de ce qu'ils vous ôtent, il
vous en resterait autant qu'ils vous en prennent, votre crédit se
rétablirait, et vous vous affranchiriez du joug en dépit d'eux.--C'est
pour arriver là que nous ranimons nos manufactures.--Il faudrait avant
cultiver vos terres, vos manufactures ne seront pour vous des sources de
richesses réelles, que quand vous aurez dans votre propre sol la
première matière qui s'y emploie; quel profit ferez-vous sur vos draps;
si vous êtes obligés d'acheter vos laines? Quel gain retirerez-vous de
vos soies, quand vous ne saurez conduire ni vos mûriers, ni vos cocons?
Que vous rapporteront vos huiles, quand vous ne soignerez pas vos
oliviers? A qui débiterez-vous vos vins, quand d'imbéciles réglemens
vous feront arracher vos seps, sous prétexte de semer du bled à leur
place, et que vous pousserez l'imbécillité au point de ne pas savoir que
le bled ne vient jamais bien dans le terrain propre à la
vigne.--L'inquisition nous enlève les bras auxquels nous avons confié la
plus grande partie de ces détails; ces braves agriculteurs qu'elle
condamne et qu'elle exile, nous avaient appris en cultivant le sol des
terres dont nous nous contentions de fouiller les entrailles, ou pouvait
rendre une colonie plus utile à sa métropole, que par tout l'or que
cette colonie pouvait offrir; la rigueur de ce tribunal de sang est une
des premières causes de notre décadence.--Qui vous empêche de
l'anéantir? Pourquoi n'osez-vous envers lui ce que vous avez osé envers
les Jésuites, qui ne vous avaient jamais fait autant de mal? Détruisez,
anéantissez sans pitié ce ver rongeur qui vous mine insensiblement;
enchaînez de leurs propres fers ces dangereux ennemis de la liberté et
du commerce; qu'on ne voie plus qu'un _auto-da-fè_ à Lisbonne, _et_ que
les victimes consumées soient les corps de ces scélérats; mais si vous
aviez jamais ce courage, il arriverait alors quelque chose de fort
plaisant, c'est que les Anglais, ennemis avec raison de ce tribunal
affreux, en deviendraient pourtant les défenseurs; ils le protégeraient,
parce qu'il sert leurs vues; ils le soutiendraient, parce qu'ils vous
tient dans l'asservissement où ils vous veulent: ce serait l'histoire
des Turcs protégeant autrefois le Pape contre les Vénitiens, tant il est
vrai que la superstition est d'un secours puissant dans les mains du
despotisme, et que notre propre intérêt nous engage souvent à faire
respecter aux autres ce que nous méprisons nous-mêmes. Croyez-moi;
qu'aucune considération secondaire, qu'aucun respect puéril ne vous
fasse négliger votre agriculture; une nation n'est vraiment riche que du
superflu de son entretien, et vous n'avez pas même le nécessaire; ne
vous rejetez pas sur la faiblesse de votre population, elle est assez
nombreuse pour donner à votre sol toute la vigueur dont il est
susceptible; ce ne sont point vos bras qui sont faibles, c'est le génie
de votre administration; sortez de cette inertie qui vous dessèche.
Appauvri, végétant sur votre monceau d'or, vous me donnez l'idée de ces
plantes qui ne s'élèvent un instant au-dessus du sol que pour retomber
l'instant d'après faute de substance; rétablissez sur-tout cette marine,
dont vous tiriez tant de lustre autrefois; rappelez ces tems glorieux où
le pavillon portugais s'ouvrait les portes dorées de l'Orient; où,
doublant le premier avec courage, (le Cap inconnu de l'Afrique) il
enseignait aux Nations de la terre la route de ces Indes précieuses,
dont elles ont tiré tant de richesses.... Aviez-vous besoin des Anglais
alors?... Servaient-ils de pilotes à vos navires? Sont-ce leurs armes
qui chassèrent les Maures du Portugal? Sont-ce eux qui vous aidèrent
jadis dans vos démêlés particuliers? Vous ont-ils établis en Afrique? En
un mot, jusqu'à l'époque de votre faiblesse, sont-ce eux qui vous ont
fait vivre, et n'êtes-vous pas le même peuple? Ayez des alliés enfin;
mais n'ayez jamais de protecteurs.--Pour en venir à ce point, ce n'est
pas seulement à l'inquisition qu'il faudrait s'en prendre, ce devrait
être à la masse entière du clergé: il faudrait retrancher ses membres
des conseils et des délibérations; uniquement occupé de faire des bigots
de nous, il nous empêchera toujours d'être négocians, guerriers ou
cultivateurs, et comment anéantir cette puissance dont notre faiblesse a
nourri l'empire?--Par les moyens qu'Henri VIII prit en Angleterre: il
rejeta le frein qui gênait son peuple; faites de même. Cette inquisition
qui vous fait aujourd'hui frémir, la redoutiez-vous autant lorsque vous
condamnâtes à mort le grand inquisiteur de Lisbonne, pour avoir trempé
dans la conjuration qui se forma contre la maison de Bragance? Ce que
vous avez pu dans un tems, pourquoi ne l'osez-vous pas dans un autre?
Ceux qui conspirent contre l'État ne méritent-ils pas un sort plus
affreux que ceux qui cabalent contre des rois?--N'espérez point un
pareil changement, ce serait risquer de soulever la Nation, que de lui
enlever les hochets religieux dont elle s'amuse depuis tant de siècles.
Elle aime trop les fers dont on l'accable, pour les lui voir briser
jamais; disons mieux, la puissance des Anglais a trop d'activité, sur
nous, pour que rien de tout, cela nous devienne possible. Notre premier
tort est d'avoir plié sous le joug.... Nous n'en sortirons jamais. Nous
sommes comme ces enfans trop accoutumés aux lisières, ils tombent dès
qu'on les leur ôte; peut-être vaut-il mieux pour nous que nous restions
comme nous sommes: toute variation est nuisible dans l'épuisement.

Nous en étions là de notre conversation, quand nous vîmes arriver à nous
dix ou douze sauvages, conduisant une vingtaine de femmes noires, et
s'avançant vers le palais du Prince.--Ah! dit Sarmiento, voilà le tribut
d'une des provinces, retournons promptement, le Roi voudra sans doute te
faire commencer tout de suite les fonctions de ta charge.--Mais
instruis-moi du moins; comment puis-je deviner le genre de beauté qu'il
désire trouver dans ses femmes, et ne le sachant pas, comment
réussirai-je dans le choix dont il me charge?--D'abord, tu ne les verras
jamais au visage, cette partie sera toujours cachée; je te l'ai dit,
deux nègres, la massue haute, seront près de toi pendant ton examen, et
pour t'ôter l'envie de les voir, et pour prévenir les tentatives.
Cependant, tu reverras après sans difficultés une partie de ces femmes;
une fois reçues, il ne soustrait à nos yeux que celles dont il est le
plus jaloux, mais comme il ignore quand elles arrivent, s'il n'y en a
pas dans le nombre qu'il aura le désir de soustraire, on les voile
toutes. A l'égard de leurs corps, tes yeux n'étant point faits aux appas
de ces négresses, je conçois ta peine à discerner dans elles ceux qui
peuvent les rendre dignes de plaire; mais la couleur ne fait pourtant
rien à la beauté des formes... que ces formes soient bien régulières,
belles et bien prises; rejette absolument tout défaut qui pourrait
atténuer leur délicatesse... que les chairs soient fermes et fraîches;
réalise la virginité, c'est un des points les plus essentiels... de la
sublimité, sur-tout, dans ces masses voluptueuses, qui rendirent la
Venus de Grèce un chef-d'oeuvre, et qui lui valurent un temple chez le
peuple le plus sensible et le plus éclairé de la terre.... D'ailleurs,
je serai là, je guiderai tes premières opérations... tu chercheras mes
yeux; ton choix y sera toujours peint.

Nous rentrâmes: le monarque s'était déjà informé de nous: on lui annonça
le détachement qui paraissait; il ordonna, comme l'avait prévu
Sarmiento, que je fusses mis sur-le-champ en possession de mon emploi.
Les femmes arrivèrent, et après quelques heures de repos et de
rafraîchissement, entre deux nègres, la massue élevée sur ma tête et
Sarmiento près de moi, dans un appartement reculé du palais, je
commençai mes respectables fonctions. Les plus jeunes m'embarrassèrent.
Il y en avait la moitié sur le total, qui n'avait pas douze ans; comment
trouver le _beau_ dans des formes qui ne sont encore qu'indiquées. Mais
sur un signe de Sarmiento, j'admis sans difficultés ces enfans, dès que
je ne leur trouvai pas de défauts essentiels. L'autre moitié m'offrit
des attraits mieux développés; j'eus moins de peine à fixer mon choix:
j'en réformai, dont la taille et les proportions étaient si grossières,
que je m'étonnai qu'on osât les présenter au monarque. Sarmiento lui
conduisit le résultat de mes premières opérations; il l'attendait avec
impatience. Il fit aussitôt passer ces femmes dans ses appartemens
secrets, et les émissaires furent congédiés avec celles dont je n'avais
pas voulu.

L'ordre venait d'être donné, de me mettre en possession d'un logis
voisin de celui du Portugais.--Allons-y, me dit mon prédécesseur; le
monarque absorbé dans l'examen de ces nouvelles possessions, ne sera
plus visible du jour.

Mais conçois tu, dis-je, en marchant, à Sarmiento; conçois-tu qu'il y
ait des êtres à qui la débauche rende sept ou huit cents femmes
nécessaires?--Il n'y a rien dans ces choses-là, que je ne trouve simple,
me répondit Sarmiento.--Homme dissolu!--Tu m'invectives à tort; n'est-il
pas naturel de chercher à multiplier ses jouissances? Quelque belle que
soit une femme, quelque passionné que l'on en soit, il est impossible de
ne pas être fait, au bout de quinze jours, à la monotonie de ses traits,
et comment ce qu'on sait par coeur, peut-il enflammer les désirs?...
Leur irritation n'est-elle pas bien plus sûre, quand les objets qui les
excitent, varient sans-cesse autour de vous? Où vous n'avez qu'une
sensation, l'homme qui change ou qui multiplie, en éprouve mille. Dès
que le désir n'est que l'effet de l'irritation causée par le choc des
atomes de la beauté, sur les esprits animaux[13], que la vibration de
ceux-ci ne peut naître que de la force ou de la multitude de ces chocs.
N'est-il pas clair que plus vous multiplierez la cause de ces chocs, et
plus l'irritation sera violente. Or, qui doute que dix femmes à la fois
sous nos yeux, ne produisent, par l'émanation de la multitude, des chocs
de leurs atomes, sur les esprits animaux, une inflammation plus
violente, que ne pourrait faire une seule? Il n'y a ni principe, ni
délicatesse dans cette débauche; elle n'offre à mes yeux qu'un
abrutissement qui révolte.--Mais faut-il chercher des principes dans un
genre de plaisir qui n'est sûr qu'autant qu'on brise des freins, à
l'égard de la délicatesse, défais-toi de l'idée où tu es, qu'elle ajoute
aux plaisirs des sens. Elle peut être bonne à l'amour, utile à tout ce
qui tient à son métaphysique; mais elle n'apporte rien au reste.
Crois-tu que les Turcs, et en général, tous les Asiatiques, qui
jouissent communément seuls, ne se rendent pas aussi heureux que toi, et
leur vois-tu de la délicatesse? Un sultan commande ses plaisirs, sans se
soucier qu'on les partage[14]. Qui sait même si de certains individus
capricieusement organisés, ne verraient pas cette délicatesse si vantée,
comme nuisible aux plaisirs qu'ils attendent. Toutes ces maximes qui te
paraissent erronées, peuvent être fondées en raison; demande à _Ben
Mâacoro_, pourquoi il punit si sévèrement les femmes qui s'avisent de
partager sa jouissance; il te répondra avec les habitans mal organisés
(selon toi), avec les habitans, dis-je, de trois parties de la terre,
que la femme qui jouit autant que l'homme, s'occupe d'autre chose que
des plaisirs de cet homme, et que cette distraction qui la force de
s'occuper d'elle, nuit au devoir où elle est, de ne songer qu'à l'homme;
que celui qui veut jouir complètement, doit tout attirer à lui; que ce
que la femme distrait de la somme des voluptés, est toujours aux dépens
de celle de l'homme; que l'objet, dans ces momens-là, n'est pas de
donner, mais de recevoir; que le sentiment qu'on tire du bienfait
_accordé_, n'est que moral, et ne peut dès-lors convenir qu'à une
certaine sorte de gens, au lieu que la sensation ressentie du bienfait
_reçu_, est physique et convient nécessairement à tous les individus,
qualité qui la rend préférable à ce qui ne peut être aperçu que de
quelques-uns; qu'en un mot, le plaisir goûté avec l'être inerte ne peut
point ne pas être entier, puisqu'il n'y a que l'agent qui l'éprouve, et
de ce moment, il est donc bien plus vif.--En ce cas, il faut établir que
la jouissance d'une statue sera plus douce que celle d'une femme?--Tu ne
m'entends point; la volupté imaginée par ces gens-là, consiste en ce que
le succube puisse et ne fasse pas, en ce que les facultés qu'il a et
qu'il est nécessaire qu'il ait, ne s'employent qu'à doubler la sensation
de l'incube, sans songer à la ressentir.--Ma foi, mon ami, je ne vois là
que de la tyrannie et des sophismes.--Point de sophismes; de la
tyrannie, soit; mais qui te dit qu'elle n'ajoute pas à la volupté?
Toutes les sensations se prêtent mutuellement des forces: l'orgueil, qui
est celle de l'esprit, ajoute à celle des sens; or, le despotisme, fils
de l'orgueil, peut donc, comme lui, rendre une jouissance plus vive.
Jette les yeux sur les animaux; regarde s'ils ne conservent pas cette
supériorité si flatteuse, ce despotisme si sensuel, que tu cèdes
imbécilement. Vois la manière impérieuse dont ils jouissent de leurs
femelles. Le peu de désir qu'ils ont de faire partager ce qu'ils
sentent, l'indifférence qu'ils éprouvent, quand le besoin n'existe plus,
et n'est-ce pas toujours chez eux, que la nature nous donne des leçons?
Mais réglons nos idées sur ses opérations: si elle eût voulu de
l'égalité dans le sentiment de ces plaisirs-là, elle en eût mis dans la
construction des créatures qui doivent le ressentir; nous voyons
pourtant le contraire. Or, s'il y a une supériorité établie, décidée de
l'un des deux sexes, sur l'autre, comment ne pas se convaincre qu'elle
est une preuve de l'intention qu'a la nature, que cette force, que cette
autorité, toujours manifestée par celui qui la possède, le soit
également dans l'acte du plaisir, comme dans tous les autres?--Je vois
cela bien différemment, et ces voluptés doivent être bien tristes,
toutes les fois qu'elles ne sont point partagées; l'isolisme m'effraye;
je le regarde comme un fléau; je le vois, comme la punition de l'être
cruel ou méchant, abandonné de toute la terre; il doit l'être de sa
compagne, il n'a pas su répandre le bonheur; il n'est plus fait pour le
sentir.--C'est avec cette pusillanimité de principes, que l'on reste
toujours dans l'enfance, et qu'on ne s'élève jamais à rien; voilà comme
on vit et meurt dans le nuage de ses préjugés, faute de force et
d'énergie, pour en dissiper l'épaisseur.--Qu'a de nécessaire cette
opération, dès qu'elle outrage la vertu?--Mais la vertu, toujours plus
utile aux autres qu'à nous, n'est pas la chose essentielle; c'est la
vérité seule qui nous sert; et s'il est malheureusement vrai qu'on ne la
trouve qu'en s'écartant de la vertu, ne vaut-il pas mieux s'en détourner
un peu, pour arriver à la lumière, que d'être toujours dupe et bon dans
les ténèbres?--J'aime mieux être faible et vertueux, que téméraire et
corrompu. Ton âme s'est dégradée à la dangereuse école du monstre
affreux dont tu habites la cour.--Non, c'est la faute de la Nature; elle
m'a donné une sorte d'organisation vigoureuse, qui semble s'accroître
avec l'âge, et qui ne saurait s'arranger aux préjugés vulgaires; ce que
tu nommais en moi dépravation, n'est qu'une suite de mon existence; j'ai
trouvé le bonheur dans mes systèmes, et n'y ai jamais connu le remord.
C'est de cette tranquillité, dans la route du mal, que je me suis
convaincu de l'indifférence des actions de l'homme. Allumant le flambeau
de la philosophie à l'ardent foyer des passions, j'ai distingué à sa
lueur, qu'une des premières loix de la nature, était de varier toutes
ses oeuvres, et que dans leur seule opposition, se trouvait l'équilibre
qui maintenait l'ordre général; quelle nécessité d'être vertueux, me
suis-je dit, dès que le mal sert autant que le bien? Tout ce que crée la
nature, n'est pas utile, en ne considérant que nous; cependant tout est
nécessaire; il est donc tout simple que je sois méchant, relativement à
mes semblables, sans cesser d'être bon à ses yeux: pourquoi
m'inquiéterai-je alors?--Eh! n'as-tu pas toujours les hommes, qui te
puniront de les outrager.--Qui les craint, ne jouit pas.--Qui les brave,
est sur de les irriter, et comme l'intérêt général combat toujours
l'intérêt particulier, celui qui sacrifie tout à soi, celui qui manque à
ce qu'il doit aux autres, pour n'écouter que ce qui le flatte, doit
nécessairement succomber, il ne doit trouver que des écueils.--Le
politique les évite, le sage apprend à ne les pas craindre. Mets la main
sur ce coeur, mon ami; il y a cinquante ans que le vice y règne, et vois
pourtant comme il est calme.--Ce calme pervers est le fruit de
l'habitude de tes faux principes, ne le mets pas sur le compte de la
nature; elle te punira tôt ou tard de l'outrager.--Soit, ma tête n'est
élevée vers le ciel que pour attendre la foudre; je ne tiens point le
bras qui la lance; mais j'ai la gloire de le braver.--Et nous entrâmes
dans le logis, qui m'était destiné.

C'était une cabane très-simple, partagée par des clayes, en trois ou
quatre pièces, où je trouvai quelques nègres, que le roi me donnait,
pour me servir. Ils avaient ordre de me demander si je voulais des
femmes, je répondis que non, et les congédiai, ainsi que le Portugais,
en les assurant que je n'avais besoin que d'un peu de repos.

A peine fus-je seul, que je fis de sérieuses réflexions sur le
malheureux sort dans lequel je me trouvais. La scélératesse de l'âme du
seul Européen, dont j'eus la société, me paraissait aussi dangereuse que
la dent meurtrière des cannibales, dont je dépendais. Et ce rôle
affreux,... ce métier infâme, qu'il me fallait faire, ou mourir, non
qu'il portât la moindre atteinte à mes sentimens pour Léonore,... je le
faisais avec tant de dégoût... je ressentais une telle horreur,
qu'assurément ce que je devais à cette charmante fille, ne pouvait s'y
trouver compromis. Mais n'importe, je l'exerçais, et ce funeste devoir
versait une telle amertume sur ma situation, que je serais parti, dès
l'instant, si, comme je vous l'ai dit, l'espoir que Léonore tomberait
peut-être sur cette côte, où je pouvais la supposer, et qu'alors elle
n'arriverait qu'à moi, si, dis-je, cet espoir n'avait adouci mes
malheurs. Je n'avais point perdu son portrait; les précautions que
j'avais prises de le placer dans mon porte-feuille, avec mes lettres de
change, l'avait entièrement garanti. On n'imagine pas ce qu'est un
portrait, pour une âme sensible; il faut aimer, pour comprendre ce qu'il
adoucit, ce qu'il fait naître. Le charme de contempler à son aise, les
traits divins qui nous enchantent, de fixer ces yeux, qui nous suivent,
d'adresser à cette image adorée, les mêmes mots que si nous serrions
dans nos bras l'objet touchant qu'elle nous peint; de la mouiller
quelquefois de nos larmes, de l'échauffer de nos soupirs, de l'animer
sous nos baisers.... Art sublime et délicieux, c'est l'amour seul qui te
fit naître; le premier pinceau ne fut conduit que par ta main. Je pris
donc ce gage intéressant de l'amour de ma Léonore, et l'invoquant à
genoux: «ô toi que j'idolâtre! m'écriai-je, reçois le serment sincère,
qu'au milieu des horreurs où je me trouve, mon coeur restera toujours
pur; ne crains pas que le temple où tu règnes, soit jamais souillé par
des crimes. Femme adorée, console-moi dans mes tourmens; fortifie-moi
dans mes revers; ah! si jamais l'erreur approchait de mon âme, un seul
des baisers que je cueilles sur tes lèvres de roses, saurait bientôt
l'en éloigner».

Il était tard, je m'endormis, et je ne me réveillai le lendemain, qu'aux
invitations de Sarmiento, de venir faire avec lui une seconde promenade
vers une partie que je n'avais pas encore vue.--Sais-tu, lui dis-je, si
le roi a été content de mes opérations?--Oui; il m'a chargé de te
l'apprendre, me dit le Portugais en nous mettant en marche; te voilà
maintenant aussi savant que moi; tu n'auras plus besoin de mes leçons.
Il a passé, m'a-t-on dit, toute la nuit en débauche, il va s'en purifier
ce matin, par un sacrifice, où s'immoleront six victimes.... Veux-tu en
être témoin?--Oh! juste ciel, répondis-je alarmé, garantis-moi tant que
tu pourras, de cet effrayant spectacle.--J'ai bien compris que cela te
déplairait, d'autant plus que tu verrais souvent, sous le glaive, les
objets même de ton choix.--Et voilà mon malheur: j'y ai pensé toute la
nuit.... voilà ce qui va me rendre insupportable le métier que l'on me
condamne à faire; quand la victime sera de mon choix, je mourrai du
remord cruel que fera naître en mon esprit, l'affreuse idée de l'avoir
pu sauver, en lui trouvant quelques défauts, et de ne l'avoir pas
fait.--Voilà encore une chimère infantine dont il faudrait te détacher;
si le sort ne fut pas tombé sur celle-là, il serait tombé sur une autre;
il est nécessaire à la tranquillité de se consoler de tous ces petits
malheurs; le général d'armée qui foudroye l'aile gauche de l'ennemi,
a-t-il des remords de ce qu'en écrasant la droite, il eût pu sauver la
première? Dès qu'il faut que le fruit tombe, qu'importe de secouer
l'arbre.--Cesse tes cruelles consolations et reprends les détails qui
doivent achever de m'instruire de tout ce qui concerne l'infâme pays
dans lequel j'ai le malheur d'être obligé de vivre.

Il faut être né comme moi, dans un climat chaud, reprit le Portugais,
pour s'accoutumer aux brûlantes ardeurs de ce ciel-ci; l'air n'y est
supportable que d'Avril en Septembre; le reste de l'année est d'une si
cruelle ardeur, qu'il n'est pas rare de trouver des animaux dans la
campagne expirer sous les rayons qui les brûlent; c'est à l'extrême
chaleur de ce climat qu'il faut attribuer, sans doute, la corruption
morale de ces peuples; on ne se doute pas du point auquel les influences
de l'air agissent sur le physique de l'homme, combien il peut être
honnête ou vicieux, en raison du plus ou moins d'air qui pèse sur ses
poumons[15], et de la qualité plus ou moins saine, plus ou moins
brûlante de cet air. O vous qui croyez devoir assujettir tous les hommes
aux mêmes loix, quelques soient les variations de l'atmosphère, osez-le
donc après la vérité de ces principes.... Mais ici il faut avouer que
cette corruption est extrême; elle ne saurait être portée plus loin.
Tous les désordres y sont communs, et tous y sont impunis; un père ne
met aucune espèce de différence entre ses filles, ses garçons, ses
esclaves, ou ses femmes; tous servent indistinctement ses débauches
lascives. Le despotisme dont il jouit dans sa maison; le droit absolu de
mort, dont il est revêtu, rendrait fort dure la condition de ceux dont
il éprouverait des refus. Quelque besoin pourtant, que le peuple ait de
femmes, il ne traite pas mieux celles qu'il possède; je t'ai déjà peint
une partie de leur sort; il n'est pas plus doux dans l'intérieur. Jamais
l'épouse ne parle à son mari, qu'à genoux; jamais elle n'est admise à sa
table; elle ne reçoit pour nourriture, que quelques restes qu'il veut
bien lui jeter dans un coin de la maison, comme nous faisons aux
animaux, dans les nôtres. Parvient-elle à lui donner un héritier;
arrive-t-elle à ce point de gloire, qui les rend si intéressantes dans
nos climats, je te l'ai dit, le mépris le plus outré, l'abandon, le
dégoût deviennent ici les récompenses qu'elle reçoit de son cruel mari.
Souvent bien plus féroce encore, il ne la laisse pas venir au terme,
sans détruire son ouvrage, dans le sein même de sa compagne; malgré tant
d'opposition, ce malheureux fruit vient-il à voir le jour, s'il déplaît
au père, il le fait périr à l'instant; mais la mère n'a nul droit sur
lui: elle n'en acquiert pas davantage, quand il atteint l'âge
raisonnable; il arrive souvent alors qu'il se joint à son père, pour
maltraiter celle dont il a reçu la vie[16]. Les femmes du peuple ne sont
pas les seules qui soient ainsi traitées; celles des grands partagent
cette ignominie. On a peine à croire à quel degré d'abaissement et
d'humiliation ceux-ci réduisent leurs épouses, toujours tremblantes,
toujours prêtes à perdre la vie, au plus léger caprice de ces tyrans; le
sort des bêtes féroces est sans doute préférable au leur.

L'ancien gouvernement féodal de Pologne peut seul donner l'idée de
celui-ci; le royaume est divisé en dix-huit petites provinces,
représentant nos grandes terres seigneuriales, en Europe; chaque
gouvernement a un chef qui habite le district, et qui y jouit à-peu-près
de là même autorité que le roi. Ses sujets lui sont immédiatement
soumis; il peut en disposer à son gré. Ce n'est pas qu'il n'y ait des
loix dans ce royaume: peut-être même y sont-elles trop abondantes; mais
elles ne tendent, toutes, qu'à soumettre le faible au fort, et qu'à
maintenir le despotisme, ce qui rend le peuple d'autant plus malheureux,
que, quoiqu'il puisse réversiblement exercer le même despotisme dans sa
maison, il n'est pourtant dans le fait, absolument le maître de rien. Il
n'a que sa nourriture et celle de sa famille, sur la terre qu'il herse à
la sueur de son corps. Tout le reste appartient à son chef, qui le
possède, en sure et pleine jouissance, aux seules conditions d'une
redevance annuelle en filles, garçons, et comestibles, exactement payée
quatre fois l'an au roi. Mais ces vassaux fournissent ce tribut au chef;
il n'a que la peine de le présenter, et comme il est imposé à proportion
de ce qu'il peut payer, il n'en est jamais surchargé.

Les crimes du vol et du meurtre, absolument nuls parmi les grands, sont
punis avec la plus extrême rigueur, chez l'homme du peuple, s'il a
commis ces crimes, hors de l'intérieur de sa maison; car s'il est le
chef de sa famille, et que le délit n'ait porté que sur les membres de
cette famille, qui lui sont subordonnés, il est dans le cas de la plus
entière impunité; hors cette circonstance, il est puni de mort. Le
coupable arrêté, est à l'instant conduit chez son chef, qui l'exécute de
sa propre main; ce sont pour ces chefs, des parties de plaisir,
semblables à nos chasses d'Europe; ils gardent communément leurs
criminels jusqu'à ce qu'ils en ayent un certain nombre; ils se
réunissent alors sept ou huit ensemble, et passent plusieurs jours à
maltraiter ces individus, jusqu'à ce qu'enfin ils les achèvent. Leur
chasse alors sert au festin, et la débauche se termine avec leurs
femmes, qu'ils ont de même réunies, et dont ils jouissent en commun. Le
roi agit également dans son apanage, et comme son district est plus
étendu, il a plus d'occasions de multiplier ces horreurs.

Tous les chefs, malgré leur autorité, relèvent immédiatement de la
couronne; le monarque peut les condamner à mort, et les faire exécuter
sur-le-champ, sans aucune instruction de procès, pour les crimes de
rébellion ou de lèse-majesté; mais il faut que le délit soit
authentique, sans quoi, tous se révolteraient, tous prendraient le parti
de celui qu'on aurait condamné, et travailleraient, de concert, à
détrôner un roi mal affermi par ce despotisme.

Ce qui rend au monarque de _Butua_ sa postérité indifférente, c'est
qu'elle ne règne point après lui. Il n'en est pas de même de ses
dix-huit grands vassaux; les enfans succèdent au père dans leurs fiefs.
Dès que le chef est mort, le fils aîné s'empare du gouvernement, du
logis, et réduit sa mère et ses soeurs dans la dernière servitude; elles
n'ont plus rang, dans sa maison, qu'après les esclaves de sa femme, à
moins qu'il ne veuille épouser une d'elles; dans ce cas, elle est hors
de cette abjection; mais celle où l'usage la fait retomber, comme
épouse, n'est-elle pas aussi dure? Si la mère est grosse, quand le père
meurt, il faut qu'elle fasse périr son fruit, autrement l'héritier la
tuerait elle-même.

A l'égard du roi, dès qu'il meurt, les chefs s'assemblent, et les
barbares confondant, à l'exemple des Jagas, leurs voisins, la cruauté
avec la bravoure[17], n'élisent pour leur chef, que le plus féroce
d'entre eux. Pendant neuf jours entiers, ils font des exploits dans ce
genre, soit sur des prisonniers de guerre, soit sur des criminels, soit
sur eux-mêmes, en se battant corps-à-corps, à outrance, et celui qui a
fait paraître le plus de valeur ou d'atrocité, regardé dès-lors comme le
plus grand de la nation, est choisi pour la commander; on le porte en
triomphe dans son palais, où de nouveaux excès succèdent à l'élection,
pendant neuf autres jours. Là, l'intempérance et la débauche se poussent
quelquefois si loin, que le nouveau roi lui-même y succombe, et la
cérémonie recommence. Rarement ces fêtes ne se célèbrent, sans qu'il
n'en coûte la vie à beaucoup de monde.

Lorsque cette nation est en guerre avec ses voisins, les chefs
fournissent au roi un contingent d'hommes armés de flèches et de piques,
et ce nombre est proportionné aux besoins de l'état. Si les ennemis sont
puissans, les secours envoyés sont considérables; ils le sont moins,
quand il s'agit de légères discussions. La cause de ces discussions est
toujours, ou quelques ravages dans les terres, ou quelques enlevemens de
femmes ou d'esclaves; quelques jours d'hostilités préliminaires et un
combat terminent tout; puis chacun retourne chez soi.

Malgré le peu de morale de ces peuples; malgré les crimes multipliés où
ils se livrent, il est dévot, crédule, et superstitieux; l'empire de la
religion, sur son esprit, est presqu'aussi violent qu'en Espagne et en
Portugal. Le gouvernement théocratique suit le plan du gouvernement
féodal. Il y a un chef de religion dans chaque province, subordonné au
chef principal, habitant la même ville que le roi. Ce chef, dans chaque
district, est à la tête d'un collège de prêtres secondaires, et habite
avec eux un vaste bâtiment contigu au temple; l'idole est par-tout la
même que celle du palais du roi, qui, seul, a le privilège d'avoir,
indépendamment du temple de sa capitale, une chapelle particulière où il
sacrifie. Le serpent qu'on révère ici, est le reptile le plus
anciennement adoré; il eut des temples en Egypte, en Phénicie, en Grèce
, et son culte passa de-là en Asie et en Afrique, où il fut presque
général[18]. Quant à ces peuples, ils disent que cette idole est l'image
de celui qui a créé le monde; et pour justifier l'usage où ils sont de
le représenter, moitié figure humaine, et moitié figure d'animal, ils
disent que c'est pour montrer qu'il a créé également les hommes et les
animaux.

Chaque gouverneur de province est obligé d'envoyer seize victimes par
an, de l'un et de l'autre sexe, au chef de la religion qui les immole
avec ses prêtres, à de certains jours prescrits par leur rituel. Cette
idée, que l'immolation de l'homme était le sacrifice le plus pur qu'on
put offrir à la divinité, était le fruit de l'orgueil; l'homme se
croyant l'être le plus parfait qu'il y eût au monde, imagina que rien ne
pouvait mieux apaiser les dieux, que le sacrifice de son semblable;
voilà ce qui multiplia tellement cette coutume, qu'il n'est aucun peuple
de la terre, qui ne l'ait adoptée; les Celtes et les Germains immolaient
des vieillards et des prisonniers de guerre; les Phéniciens, les
Cartaginois, les Perses et les Illiriens, sacrifiaient leurs propres
enfans; les Thraces et les Egyptiens, des vierges, etc.

Les prêtres, à Butua, sont, chargés de l'éducation entière de la
jeunesse; ils élèvent, à-la-fois, les deux sexes, dans des écoles
séparées, mais toujours dirigées par eux seuls. La vertu principale, et
presque l'unique, qu'ils inspirent aux femmes, est la plus entière
résignation, la soumission la plus profonde aux volontés des hommes; ils
leur persuadent qu'elles sont uniquement créées pour en dépendre, et, à
l'exemple de Mahomet, les damnent impitoyablement à leur mort.--A
l'exemple de Mahomet, dis-je, en interrompant Sarmiento, tu te trompes,
mon ami, et ton injustice envers les femmes, te fait évidemment adopter
une opinion fausse, et que jamais rien n'autorisa. Mahomet ne damne
point les femmes; je suis étonné qu'avec l'érudition que tu nous étales,
tu ne saches pas mieux l'alcoran. _Quiconque croira, et fera de bonnes
moeurs, soit homme, soit femme, il entrera dans le paradis_, dit
expressément le prophète, dans son soixantième chapitre; et dans
plusieurs autres, il établit positivement que l'on trouvera dans le
paradis, non-seulement celles de ses femmes que l'on aura le mieux
aimées sur la terre, mais même de belles filles vierges, ce qui prouve
qu'indépendamment de celles-ci, qui sont les femmes célestes, il en
admettait de terrestres, et qu'il ne lui est jamais venu dans l'esprit
de les exclure des béatitudes éternelles. Pardonne-moi cette digression
en faveur d'un sexe que tu méprises, et que j'idolâtre; et continue tes
intéressans récits.--Que Mahomet damne ou sauve les femmes, dit le
Portugais, ce qu'il y a de bien sûr, c'est que ce ne seraient pas elles
qui me feraient désirer le paradis, si je croyais à cette fable-là, et
fussent-elles toutes anéanties sur le globe, que Lucifer m'écorche tout
vif, si je m'en trouvais plus à plaindre. Malheur à qui ne peut se
passer, dans ses plaisirs ou dans sa société, d'un sexe bas, trompeur et
faux, toujours occupé de nuire ou de teindre, toujours rampant, toujours
perfide, et qui, comme la couleuvre, n'élève un instant la tête
au-dessus du sol, que pour y carder son venin. Mais ne m'interromps
plus, frère, si tu veux que je poursuive.

A l'égard des hommes, reprit mon instituteur, ils leur inspirent d'être
soumis, d'abord aux prêtres, puis au roi, et définitivement à leurs
chefs particuliers; ils leur recommandent d'être toujours prêts à verser
leur sang pour l'une ou l'autre de ces causes.

Le danger des écoles, en Europe, est souvent le libertinage; ici, il en
devient une loi. Un époux mépriserait sa femme, si elle lui donnait ses
prémices[19]; ils appartiennent de droit aux prêtres; eux-seuls doivent
flétrir cette fleur imaginaire, où nous avons la folie d'attacher tant
de prix; de cette règle sont pourtant exceptés les sujets qui doivent
être conduits au roi. Resserrés avec soin dans les maisons des
gouverneurs de chaque province, ils n'entrent point dans les écoles;
c'est un droit que les prêtres n'ont jamais osé disputer à leur
souverain qui le possède, comme chef du temporel et du spirituel Toutes
ces roses se cueillent à certains jours de fêtes, prescrits dans leur
calendrier. Alors les temples se ferment; il n'est plus permis qu'aux
seuls prêtres, d'y entrer, le plus grand silence règne aux environs; ou
immolerait impitoyablement quiconque oserait le troubler. La défloration
se fait aux pieds de l'idole. Le chef commence, il est suivi du collège
entier. Les filles sont présentées deux fois, les garçons, une. Des
sacrifices, suivent la cérémonie; à treize ou quatorze ans, les élèves
retournent dans leurs familles; on leur demande s'ils ont été
sanctifiés: s'ils ne l'avaient pas été, les garçons seraient
horriblement méprisés, et les filles ne trouveraient aucun époux. Ce qui
s'opère dans les provinces, se pratique de même dans la capitale; la
seule différence qu'il y ait, lors de ces initiations, consiste dans le
droit qu'a le monarque d'opérer, s'il veut, avant les prêtres. Ici,
comme dans le royaume de Juida, si quelqu'un refusait de placer ses
enfans dans ces écoles, les prêtres pourraient les faire enlever.--Que
d'infamies, m'écriai-je; toutes ces turpitudes me choquent au dernier
point. Mais je ne tiens pas, je l'avoue, a voir la pédérastie érigée en
initiation religieuse; à quel point de corruption doit être parvenu un
peuple, pour instituer ainsi en coutume, le vice le plus affreux, le
plus destructeur de l'humanité, le plus scandaleux, le plus contraire
aux loix de la nature, et le plus dégoûtant de la terre.--Que
d'invectives, me répondit le Portugais, (trop malheureux partisan de
cette intolérable dépravation!) Écoute, ami, je veux bien m'interrompre
un moment, pour te convaincre de tes torts,.au risque de contrarier
quelques uns de mes principes, pour mieux te prouver l'injustice des
tiens. N'imagine pas que cette erreur à laquelle on attache une si
grande importance en Europe, soit aussi conséquente qu'on le croit. De
quelque manière qu'on veuille l'envisager, on ne la trouvera dangereuse,
que dans un seul point. _Le tort qu'elle fait à la population_. Mais ce
tort est-il bien réel? c'est ce qu'il s'agit d'examiner. Qu'arrive-t-il,
en tolérant cet écart? qu'il naît, je le suppose, dans l'état, un petit
nombre d'enfans de moins; est-ce donc un si grand mal, que cette
diminution, et quel est le gouvernement assez faible, pour pouvoir s'en
douter? Faut-il à l'État, un plus grand nombre de citoyens, que celui
qu'il peut nourrir? Au-delà de cette quantité, tous les hommes, dans
l'exacte justice, ne devraient-ils pas être maîtres de produire, ou de
ne pas produire; je ne connais rien de si risible, que d'entendre crier
sans-cesse pour la population. Vos compatriotes, sur-tout, vos chers
Français, qui ne s'aperçoivent pas que si leur gouvernement les traite
avec tant d'indifférence, que si leur fuite, leur mort le touche si peu,
que si leurs loix les sacrifient chaque jour si inhumainement, ce n'est
qu'à cause de leur trop grande population; que si cette population était
moindre, ils deviendraient bien autrement chers à cet État qui se moque
d'eux, et seraient bien autrement épargnés par le glaive atroce de
Thémis; mais laissons ces imbéciles crier tout à leur aise, laissons-les
remplir leurs dégoûtantes compilations de projets fastueux, pour
augmenter des hommes, dont l'excès forme déjà un des plus grands vices
de leur État, et voyons seulement si ce qu'ils désirent est un bien.
J'ose dire que non: j'ose assurer que par-tout où la population et le
luxe seront médiocres, l'égalité, dont tu parais si partisan, sera plus
entière, et par conséquent, le bonheur de l'individu, plus certain.
C'est l'abondance du peuple, et l'accroissement du luxe, qui produit
l'inégalité des conditions, et tous les malheurs qui en résultent. Les
hommes sont tous frères, chez le peuple médiocre et frugal; ils ne se
connaissent plus, quand le luxe les déguise et que la population les
avilit; à mesure qu'augmentent l'un et l'autre de ces choses, les droits
du plus fort naissent insensiblement; ils asservissent le plus faible,
le despotisme s'établit, le peuple se dégrade, et se trouve bientôt
écrasé sous le poids des fers, que sa propre abondance lui forge[20]; ce
qui diminue la population dans un État, sert donc cet État, au lieu de
lui nuire; politiquement considéré, voilà donc ce vice si abominable,
dans la classe des vertus, plutôt que dans celle des crimes, chez toutes
les nations philosophes. L'examinerons-nous du côté de la nature? Ah! si
l'intention de la nature eût été que tous les grains de bleds
germassent, elle eût donné une meilleure constitution à la terre. Cette
terre ne se trouverait pas si long-tems hors d'état de rapporter;
toujours féconde, n'attendant jamais que la semence, on ne lui donnerait
jamais, qu'elle ne rendît. Un coup-d'oeil sur le physique des femmes, et
voyons si cela est. Une femme qui vit 70 ans, je suppose, en passe
d'abord 14 sans pouvoir encore être utile; puis 20, où elle ne peut plus
l'être: reste à 36, sur lesquelles il faut prélever 3 mois par an, où
ses infirmités doivent encore l'empêcher de travailler aux vues de la
nature, si elle est sage, et qu'elle veuille que le fruit produit soit
bon. Reste donc 27 ans, au plus, sur 70, où la nature lui permet de la
servir. Je le demande, est-il raisonnable de penser que si les vues de
la nature tendaient à ce que rien ne fût perdu, elle consentirait à
perdre autant[21], et si cette perte est indiquée par ses propres loix,
pouvons-nous légitimement contraindre les nôtres à punir ce qu'elle
exige elle-même? La propagation n'est certainement pas une loi de la
nature, elle n'en est qu'une tolérance: a-t-elle eu besoin de nous, pour
produire les premières espèces? N'imaginons pas que nous lui soyons plus
nécessaires pour les conserver, si l'existence de ces espèces était
essentielle à ses plans; ce que nous adoptons de contraire à cette
opinion, n'est que le fruit de notre orgueil.

Quand il n'y aurait pas un seul homme sur la terre, tout n'en irait pas
moins comme il va; nous jouissons de ce que nous trouvons; mais, rien
n'est créé pour nous; misérables créatures que nous sommes, sujets aux
mêmes accidens que les autres animaux, naissant comme eux, mourant comme
eux, ne pouvant vivre, nous conserver et nous multiplier que comme eux,
nous nous avisons d'avoir de l'orgueil, nous nous avisons de croire que
c'est en faveur de notre précieuse espèce que le soleil luit, et que les
plantes croissent. O déplorable aveuglement! convainquons-nous donc que
la nature se passerait aussi bien de nous, que de la classe des fourmis
ou de celle des mouches; et que d'après cela, nous ne sommes nullement
obligés à la servir dans la multiplication d'une espèce qui lui est
indifférente, et dont l'extinction totale n'altérerait aucune de ses
loix. On peut donc perdre, sans l'offenser en quoi que ce soit. Que
dis-je? nous la servons, en n'augmentant pas une sorte de créature, dont
la ruine entière, en lui rendant l'honneur de ses premières créations,
lui ferait reprendre des droits, que sa tolérance nous cède. Le voilà
donc, ce vice dangereux, ce vice épouvantable contre lequel s'arme
imbécilement les loix et la société, le voilà donc démontré utile à
l'État et à la nature, puisqu'il rend à l'un son énergie, en lui ôtant
ce qu'il a de trop, et à l'autre sa puissance, en lui laissant
l'exercice de ces premières opérations. Eh! si ce penchant n'était pas
naturel, en recevrait-on les impressions, dès l'enfance? ne cèderait-il
pas aux efforts de ceux qui dirigent ce premier âge de l'homme. Qu'on
examine pourtant, les êtres qui en son empreints; il se développe;
malgré toutes les digues qu'on lui oppose, il se fortifie avec les
années; il résiste aux avis, aux sollicitations, aux terreurs d'une vie
à venir, aux punitions, aux mépris, aux plus piquans attraits de l'autre
sexe; est-ce donc l'ouvrage de la dépravation, qu'un goût qui s'annonce
ainsi, et que veut-on qu'il soit, si ce n'est l'inspiration la plus
certaine de la nature? Or, si cela est, l'offense-t-il? Inspirerait-elle
ce qui l'outragerait? Permettrait-elle ce qui gênerait ses loix?
Favoriserait-elle des mêmes dons, et ceux qui la servent, et ceux qui la
dégradent? Etudions-la mieux, cette indulgente nature, avant d'oser lui
fixer des limites. Analisons ses loix, scrutons ses intentions, et ne
hasardons jamais de la faire parler sans l'entendre.

Osons n'en point douter enfin, il n'est pas dans les intentions de cette
mère sage que ce goût s'éteigne jamais; il entre au contraire dans ses
plans qu'il y ait, et des hommes qui ne procréent point, et plus de
quarante ans dans la vie des femmes où elles ne le puissent pas, afin de
nous bien convaincre que la propagation n'est pas dans ses loix, qu'elle
ne l'estime point, qu'elle ne lui sert point, et que nous sommes les
maîtres d'en user sur cet article comme bon nous semble, sans lui
déplaire en quoi que ce soit, sans atténuer en rien sa puissance.

Cesse donc de te récrier contre le plus simple des travers, contre une
fantaisie où l'homme est entraîné par mille causes physiques que rien ne
peut changer ni détruire, contre une habitude enfin, que l'on tient de
la nature, qui la sert, qui sert à l'État, qui ne fait aucun tort à la
société, qui ne trouve d'antagonistes que parmi le sexe, dont elle
abjure le culte, raison trop faible, sans doute, pour lui dresser des
échafauds. Si tu ne veux pas imiter les philosophes de la Grèce,
respecte au moins leurs opinions: Licurgue et Solon armèrent-ils Thémis
contre ces infortunés? Bien plus adroits, sans doute, ils tournèrent au
bien et à la gloire de la patrie le vice qu'ils y trouvèrent régnant.
Ils en profitèrent pour allumer le patriotisme dans l'âme de leurs
compatriotes: c'était dans le fameux bataillon des _amans et des
aimés_[22] que résidait la valeur de l'État. N'imagine donc pas que ce
qui fit fleurir un peuple, puisse jamais en dégrader un autre. Que le
soin de la cure de ces infidèles regarde uniquement le sexe qu'ils
dépriment; que ce soit avec des chaînes de fleurs que l'amour les ramène
en son temple; mais s'ils les brisent, s'ils résistent au joug de ce
Dieu, ne crois pas que des invectives ou des sarcasmes, que des fers ou
des bourreaux les convertissent plus sûrement: on fait avec les uns des
stupides, et des lâches, des fanatiques avec les autres; on s'est rendu
coupable de bêtises et de cruautés, et on n'a pas un vice de moins[23].

Mais reprenons: quel fruit recueilleras-tu de la description que tu me
demandes, si tu en interromps sans cesse le récit?

Les crimes contre la religion, continue le Portugais, existent ici comme
dans notre Europe, et y sont même plus sévèrement punis[24]; le premier
prêtre en devient le souverain juge et l'exécuteur: un mot contre le
clergé ou contre l'idole, quelques négligences au service public du
temple, l'inobservance de quelques fêtes, le refus de placer ses enfans
dans les écoles, tout cela est puni de mort: on dirait que ce malheureux
peuple, pressé de voir sa fin, imagine avec soin tout ce qui peut
l'accélérer.

Ignorant absolument l'art de transmettre les faits, soit par l'écriture,
soit par les signes hiérogliphiques, ce peuple n'a conservé aucuns
mémoriaux qui puissent servir à la connaissance de sa généalogie ou de
son histoire; il ne s'en croit pas moins le peuple le plus ancien de la
terre: il dominait autrefois, assure-t-il, tout le continent, et
principalement la mer, qu'il ne connaît pourtant plus aujourd'hui; sa
position dans le milieu des terres, ses perpétuelles dissentions avec
les peuples de l'Orient et de l'Occident, qui l'empêchent de s'étendre
jusques-là, le privera vraisemblablement encore long-tems de connaître
les côtes qui l'avoisinent. Son seul commerce consiste à exporter son
riz, son manioc et son maïs aux Jagas, qui habitant un pays sablonneux,
se trouvent manquer souvent de ces précieuses denrées; ils en importent
des poissons qu'il aime beaucoup et qu'il mange presqu'avec la même
avidité que la chair humaine; les querelles survenues dans ces échanges
sont un de ses fréquens motifs de guerre, et alors il se bat au lieu de
commercer, les comptoirs deviennent des champs de bataille.

La politique, qui apprend à tromper ses semblables en évitant de l'être
soi-même, cette science née de la fausseté et de l'ambition, dont
l'homme c'était fait une vertu, l'homme social un devoir, et l'honnête
homme un vice.... La politique, dis-je, est entièrement ignorée de ce
peuple; ce n'est pas qu'il ne soit ambitieux et faux, mais il l'est sans
art, et comme ceux auxquels il a affaire ne sont pas plus fins, il en
résulte qu'ils se trompent gauchement les uns et les autres; mais tout
autant que s'ils le faisaient avec plus d'industrie. Le peuple de Butua
tâche d'être le plus fort dans les combats, de gagner le plus qu'il peut
dans ses échanges, voilà où se bornent toutes ses ruses. Il vit
d'ailleurs avec insouciance et sans s'inquiéter du lendemain, jouit du
présent le mieux qu'il peut, ne se rappelle point le passé, et ne
prévoit jamais l'avenir; il ne sait pas mieux l'âge qu'il a; il sait
celui de ses enfans jusqu'à quinze ou vingt ans, puis il l'oublie et
n'en parle plus.

Ces Africains ont quelques légères connaissances d'astronomie, mais
elles sont mêlées d'une si grande foule d'erreurs et de superstition,
qu'il est difficile d'y rien comprendre; ils connaissent le cours des
astres, prédisent assez bien les variations de l'atmosphère, et divisent
leurs tems par les différentes phases de la lune: quand on leur demande
quelle est la main qui meut les astres dans l'espace, quel est enfin le
plus puissant des êtres, ils répondent que c'est leur idole, que c'est
elle qui a créé tout ce que nous voyons, qui peut le détruire à son gré,
et que c'est pour prévenir cette destruction qu'ils arrosent sans cesse
ses autels de sang.

Leur nourriture ordinaire est le maïs, quelques poissons quand le
commerce le leur en apporte, et de la chair humaine; ils en ont des
boucheries publiques où l'on s'en fournit en tous tems; quelquefois ils
joignent à cela de la chair de singe, qu'on estime fort dans ces
contrées. Ils tirent du maïs une liqueur très-enivrante, et préférable à
notre eau-de-vie; quelquefois ils la boivent pure, souvent ils la mêlent
avec de l'eau communément mauvaise et saumâtre; ils ont une manière de
confire et de garder l'igname[25], qui le rend délicat et bon.

Ils n'ont point de monnaie entr'eux, ni signe qui la représente: chacun
vit de ce qu'il a; ceux qui veulent des productions étrangères
rapportées par les commerçans, se les procurent par échange, ou en prêt
d'esclaves, de femmes et d'enfans pour les travaux ou pour les plaisirs.
La table du Roi est servie des prémices de tout ce qui croit dans le
pays, et de tout ce qui s'y apporte; il y a des gens chargés d'aller
retirer ces différens tributs, et sans s'incommoder en rien, la nation
le nourrit ainsi en détail. Il en est de même de la table des chefs et
des prêtes. Rien ne se vend au peuple que ces premières maisons ne
soient fournies. Ce sont les tributs imposés sur le commerce, une fois
acquittés, le marchand tire ce qu'il peut de sa denrée, et s'en fait
payer comme je viens de le dire.

Les établissemens de ce peuple, aussi médiocres que sa population, ne se
voient guères qu'aux endroits les plus cultivés: on compte là une
douzaine de maisons ensemble, sous l'autorité du plus ancien chef de
famille, et sept ou huit de ces bourgades composent un district, au
Gouverneur duquel les chefs particuliers rendent compte, comme ceux-ci
le font au Roi. Les besoins, les volontés, les caprices des Gouverneurs
sont expliqués aux Lieutenans des bourgades, qui exécutent à l'instant
les ordres de ces petits despotes, autrement, et cela sans que le Roi
pût le blâmer, le Gouverneur ferait brûler la bourgade et exterminer
ceux qui l'habitent. Ce Lieutenant de bourgade ou chef particulier n'a
nulle autorité dans son district, il n'en n'a que dans sa famille comme
tous les autres individus; il n'est en quelque façon que le premier
agent du despote; il n'est point étonnant de voir un de ces petits
souverains faire passer l'ordre à une bourgade de son département de lui
envoyer telle ou telle denrée, telle fille ou tel garçon, et le refus de
cette sommation coûter l'existence entière de la bourgade; moins rare
encore de voir deux ou trois principaux chefs se réunir, pour aller, par
seul principe d'amusement, saccager, détruire, incendier une bourgade,
et en massacrer tous les habitans sans aucune distinction d'âge ou de
sexe; vous voyez alors ces malheureux sortir de leur hutte avec leurs
femmes et leurs enfans, présenter à genoux la tête aux coups qui les
menacent, comme des victimes dévouées, et sans qu'il leur vienne
seulement à l'esprit de se venger ou de se défendre... puissant effet,
d'un côté, de l'abaissement et de l'humiliation de ces peuples, et de
l'autre, preuve bien singulière de l'excès du despotisme et de
l'autorité des grands.... Que de réflexions fait naître cet exemple!
serait-il réellement, comme je le suppose, une partie de l'humanité
subordonnée à l'autre par les décrets de la main qui nous meut? Ne
doit-on pas le croire en voyant ces usages dans l'enfance de toutes nos
sociétés, comme chez ce peuple encore dans le sein de la nature, si
cette nature incompréhensible a soumis à l'homme des animaux bien plus
forts que lui, ne peut-elle pas lui avoir également donné des droits sur
une portion affaiblie de ses semblables? et si cela est, que deviennent
alors les systèmes d'humanité et de bienfaisance de nos associations
policées?--Dusses-tu me gronder de l'interrompre encore, dis-je au
Portugais, je ne te pardonne pas ces principes; ne tire jamais aucune
conséquence, en faveur de la tyrannie, de toutes les horreurs que nous
montre ce peuple; l'homme se corrompt dans le sein même de la nature,
parce qu'il naît avec des passions dont les effets font frémir toutes
les fois que la civilisation ne les enchaîne pas. Mais conclure de là
que c'est chez l'homme sauvage et agreste qu'il faut se choisir des
modèles, ou reconnaître les véritables inspirations de la nature, serait
avancer une opinion fausse: la distance de l'homme à la nature est
égale, puisqu'il peut être aussi-tôt corrompu par ses passions dès le
berceau de cette nature, que dans son plus grand éloignement. C'est donc
dans le calme qu'il faut juger l'homme, ou dans l'état tranquille où le
mettent à la longue les digues de ses passions élevées par le
législateur qui le civilise.--Je poursuivrai, reprit Sarmiento, car il
faudrait, sans cela, discuter si cette main qui élève des digues, a
réellement le droit de les édifier, si c'est un bonheur qu'elle
l'entreprenne, si les passions qu'elle veut subjuguer sont bonnes ou
mauvaises, si, de quelqu'espèce qu'elles puissent être, leurs effets
contrariés les uns par les autres, ne contribueraient pas plus au
bonheur de l'homme que cette civilisation qui le dégrade; or, nous
perdrions un tems énorme dans cette dissertation, et nous aurions
beaucoup parlé tous deux sans nous convaincre.... Je reprends donc.

Lorsque les prêtres veulent une victime; ils annoncent que leur Dieu
leur est apparu, qu'il a désiré tel ou telle, et dans l'instant il faut
que l'être requis soit remis au temple, loi cruelle sans doute, loi
dictée par les seules passions, puisqu'elle les favorise toutes.

Sans l'intime union des chefs spirituels et temporels, peut-être ce
peuple serait-il moins foulé; mais l'égalité de leur pouvoir leur a
prouvé la nécessité d'être unis pour se mieux satisfaire, d'où il
résulte que la masse de ces deux autorités despotiques pressant
également de par-tout ce peuple infortuné, le dissout et l'écrase
à-la-fois[26].

Les habitans du Royaume de Butua ont un souverain mépris pour tous ceux
qui ne savent pas gagner leur vie; ils disent que chaque individu tenant
à un district quelconque, et devant être nourri par ce district s'il y
remplit sa tâche, ne doit manquer que par sa faute; de ce moment ils
l'abandonnent, ne lui fournissent aucune sorte de secours, et en cet
état de délaissement et d'inaction, il devient bientôt la victime du
riche, qui l'immole, en disant que l'homme mort est moins malheureux que
l'homme souffrant.

Ici la médecine s'exerce par les prêtres secondaires des temples;. ils
ont quelques teintures de botanique qui les mettent à même d'ordonner
certains remèdes quelque fois assez à propos. Ils n'exercent jamais ce
ministère _gratis_, ils se font payer en prêt de femmes, de garçons ou
d'esclaves, cela regarde la famille du malade; ils n'exigent aucuns
comestibles, qu'en feraient-ils dans une maison plus que suffisamment
entretenue par les revenus de l'idole qu'on y sert.

Chaque particulier prend en mariage autant de femmes qu'il en peut
nourrir; le chef de chaque district, à l'instar du Roi, a un sérail plus
eu moins considérable, et communément proportionne à l'étendue de son
domaine. Ce sérail, composé comme je l'ai dit, des tributs qu'il retire,
est dirigé par des esclaves qui ne sont point eunuques; mais dans une si
grande dépendance, d'ailleurs, si prêts à tout moment à perdre la vie,
que rien n'est plus rare que leur malversation. Il y a dans ce sérail
une Sultane privilégiée et regardée comme la maîtresse de la maison:
elle change fort souvent; cependant, tant qu'elle règne, les enfans
qu'elle fait, ce qui est fort rare, sont regardés comme légitimes, et
l'aîné de tous ceux que le père a eu pendant sa vie, n'importe de quelle
femme, succède à tous les biens. Tant que cette première Sultane est
regardée comme favorite, elle a une sorte d'inspection sur les autres,
sans qu'elle soit pour cela elle-même dispensée de la subordination
cruelle imposée à son sexe; dès qu'elle a eu des enfans, elle est
communément reléguée dans quelque coin de la maison, où l'on n'entend
plus parler d'elle: ce qui fait que la manière la plus sûre dont elle
puisse conserver son rang, est de ne jamais être enceinte; aussi l'art
de ces femmes est-il inouï sur cet article.

Indépendamment des lions et des tigres qui se tiennent vers le Nord du
Royaume, dans la partie la plus couverte de bois, on voit ici quelques
quadrupèdes absolument inconnus en Europe: il y a entr'autres un animal
un peu moins gros que le boeuf, qui tient du cheval et du cerf; on
rencontre aussi quelques girafes[27]. Il y a beaucoup d'oiseaux
singuliers, mais qui s'arrêtant peu, et qui n'étant jamais chassés,
deviennent très-difficiles à connaître.

La nature y est aussi très-variée dans les plantes et dans les reptiles:
il y en a beaucoup de venimeux dans l'un et l'autre genre, et ce peuple,
singulièrement raffiné dans toutes les manières d'être cruel, compose
avec une de ces plantes, qui ne croît que dans ces climats, une sorte de
poison si actif, qu'il donne la mort en une minute[28]; quelquefois ils
en n'imbibent la pointe de leurs flèches, dont les plus légères
blessures alors font tomber dans des convulsions qui entraînent bientôt
la mort après elles; mais ils se gardent bien de manger la chair de ceux
qui meurent de cette manière.

Essayons maintenant de rapprocher les traits qui caractérisent ce
peuple, par des coups de pinceaux plus rapides: ils sont tous
extrêmement noirs, courts, nerveux, les cheveux crépus, naturellement
sains, bien pris dans leur taille, les dents belles, et vivant
très-vieux, ils sont adonnés à toutes sortes de crimes, principalement à
ceux de la luxure, de la cruauté, de la vengeance et de la superstition,
et d'ailleurs, emportés, traîtres, colères et ignorans. Leurs femmes
sont mieux faites qu'eux: elles ont les formes superbes; elles sont
fraîches, et presque toutes ont de belles dents et de beaux yeux; mais
elles sont si cruellement traitées, si abruties par le despotisme de
leurs époux, que leurs attraits ne se soutiennent pas au-delà de 30 ans,
et qu'elles ne vivent guères au-delà de 50.

Quant au luxe et aux arts de ces peuples, tu vois jusqu'où ils
s'étendent; quelques poteries qu'ils vernissent assez bien avec le jus
d'une plante indigène de ces climats; quelques claies, quelques paniers
et des nattes délicatement travaillées, mais qui ne sont l'ouvrage que
des femmes.

Le Roi, qui connaît l'espèce des femmes blanches, et qui en a eu
quelques-unes échouées sur les côtes des Jagas, tient d'elles une petite
quantité d'ouvrages plus précieux, que tu pourras voir dans son palais.
Le peu qu'il a connu de ces femmes l'en a rendu très-friand, et il
paierait d'une partie de son Royaume celles qu'on pourrait lui procurer.

Entièrement privé de sensibilité, et peut-être en cela plus heureux que
nous, ces sauvages n'imaginent pas qu'on puisse s'affliger de la mort
d'un parent ou d'un ami; ils voient expirer l'un ou l'autre sans la plus
légère marque d'altération, souvent même ils les achèvent, quand ils les
voient sans espérance de guérir, ou parvenus à un âge trop avancé, et
cela sans penser faire le plus petit mal. Il vaut mille fois mieux,
disent-ils, se défaire de gens qui souffrent, ou qui sont inutiles, que
de les laisser dans un monde, dont ils ne connaissent plus que les
horreurs.

Leur manière d'enterrer les morts, est de placer tout simplement le
cadavre aux pieds d'un arbre, sans nul respect, sans aucune cérémonie,
et sans plus de façon qu'on n'en ferait pour un animal. De quelle
nécessité sont nos usages sur cela? Un homme non n'est plus bon à rien,
il ne sent plus rien; c'est une folie que d'imaginer qu'on lui doive
autre chose que de le placer dans un coin de terre, n'importe où;
quelquefois ils le mangent, quand il n'est pas mort de maladie. Mais,
quelque chose qu'il arrive, les prêtres n'ont rien à faire en cet
instant, et quelque soient leurs vexations sur tout le reste, elle ne
s'étend pas cependant jusqu'à se faire ridiculement payer du droit de
rendre un cadavre aux élémens qui l'ont formé.

Leurs notions sur le sort des âmes après cette vie, sont fort confuses;
d'abord, ils ne croient pas que l'âme soit une chose distincte du corps;
ils disent qu'elle n'est que le résultat de la sorte d'organisation que
nous avons reçue de la nature, que chaque genre d'organisation nécessite
une âme différente, et que telle est la seule distance qu'il y ait entre
les animaux et nous. Ce système m'a paru bien philosophique pour eux.

Mais cette étincelle de raison est bientôt étouffée par des
extravagances pitoyables: ils disent que la mort n'est qu'un sommeil, au
bout duquel ils se trouveront tout entiers et tels qu'ils étaient dans
ce monde, sur les bords d'un fleuve charmant, où tout concourra à leurs
désirs, où ils auront des femmes blanches et des poissons en abondance.
Ils ouvrent ce séjour fabuleux également aux bons comme aux méchans,
parce qu'il est égal, selon eux, d'être l'un ou l'autre; que rien ne
dépend d'eux qu'ils ne se sont pas faits, et que l'Être qui a tout créé
peut les punir d'avoir agi suivant ses vues.... Singulière manie des
hommes, de ne pouvoir presque dans aucune de leurs associations se
passer de l'idée absurde d'une vie à venir; il est bien singulier qu'il
leur faille les plus puissans secours de l'étude et de la réflexion pour
réussir à absorber en eux une chimère née de l'orgueil, aussi ridicule à
admettre, et aussi cruellement destructive de toute félicité sur la
terre.--Ami, dis-je à Sarmiento, il me paraît que tes systèmes....--Sont
invariable sur ce point, répondit le Portugais; c'est vouloir s'aveugler
à plaisir, que d'imaginer que quelque chose de nous survive; c'est se
refuser à tous les argumens démonstratifs de la raison et du bon sens,
c'est contrarier toutes les leçons que la nature nous offre, que de
distinguer en nous quelque chose de la matière; c'est en méconnaître les
propriétés, que de ne pas voir qu'elle est susceptible de toutes les
opérations possibles par la seule différence de ses modifications....
Ah! Si cette âme sublime devait nous survivre, si elle était d'une
substance immatérielle, s'altérerait-elle avec nos organes?
croîtrait-elle avec nos forces, dégénérerait-elle au déclin de notre
âge, serait-elle vigoureuse et saine, quand rien ne souffre en nous?
Triste, abattue, languissante sitôt que se dérange notre santé; une âme
qui suit aussi constamment toutes les variations du physique, ne peut
guère appartenir au moral; mon ami, il faut être fou pour croire un
instant que ce qui nous fait exister, soit autre chose que la
combinaison particulière des élémens qui nous constituent: altérez ces
élémens, vous altérez l'âme, séparez-les, tout s'anéantit; l'âme est
donc dans ces élémens, elle n'en est donc que le résultat, mais n'en est
point une chose distincte; elle est au corps ce que la flamme est à la
matière qui le consume: ces deux choses agiraient-elles l'une sans
l'autre? la flamme existerait-elle sans l'élément qui l'entretient? et
réversiblement, celui-ci se consumerait-il sans la flamme? Ah! mon ami,
sois bien en repos sur le sort de ton âme après cette vie,... elle ne
sera pas plus malheureuse qu'elle l'était avant d'animer ton corps, et
tu ne seras pas plus à plaindre pour avoir végété malgré toi quelques
instans sur le globe, que tu ne l'étais avant d'y paraître.--Sans me
donner le tems de détruire ou de réfuter une opinion si contraire à la
raison et à la délicatesse de l'homme sensible, si injurieuse à la
puissance de l'Être qui ne nous a donné cette âme immortelle que pour
arriver par son moyen à la sublime idée de son existence, d'où découle
naturellement la suite et la nécessité de nos devoirs, tant envers ce
Dieu saint et puissant, que relativement aux autres créatures, au milieu
desquelles il nous a placé; sans, dis-je, me permettre de lui répondre
un mot, le Portugais, qui n'aimait point qu'on le contrariât, reprit
ainsi le fil de sa description.

La connaissance que tu as des moeurs, des coutumes, des loix et de la
religion des habitans du Royaume de Butua, te fait aisément deviner leur
morale; aucuns de leurs actes de tyrannie et de cruauté, aucuns de leurs
excès de débauche, aucunes de leurs hostilités ne passent pour des
crimes chez eux. Pour légitimer les premiers articles, ils disent que la
nature, en créant des individus inégaux, a prouvé qu'il y en avait
quelques-uns qui devaient être soumis aux autres; elle n'eût mis sans
cela aucune distance entr'eux: voilà l'argument d'après lequel ils
partent pour molester leurs femmes, qui, selon leur manière de penser,
ne sont que des animaux inférieurs à eux, et sur lesquels la nature leur
donne toute espèce de droits; quant à leur égarement de débauche,
l'homme, disent-ils, est conformé de manière à ce que telle chose peut
plaire à l'un, et doit déplaire à l'autre: or, dès que la nature lui a
soumis des êtres, qui, par leur faiblesse, doivent indifféremment
satisfaire ou l'un ou l'autre de ces besoins, ils ne peuvent devenir des
crimes; d'un côté, l'homme reçoit des goûts; de l'autre, il a ce qu'il
faut pour se contenter: quelle apparence que la nature eût réuni ces
deux moyens, si elle était offensée de la manière dont on en use.

Tout ce que je viens de dire, continua le Portugais en terminant son
récit, va redoubler sans doute l'horreur que tu ressens déjà pour ce
peuple, et d'après l'obligation où te voilà d'y vivre, j'ai peut-être eu
tort de te donner autant de détails.--Sois bien certain, répondis-je,
qu'il n'est aucun principe de ces monstres que je ne mette au rang des
plus affreux écarts de la raison humaine; je ne suis pas plus scrupuleux
qu'on ne doit l'être; tu dois, je crois, t'en être aperçu... mais
favoriser, suivre ou croire des maximes aussi révoltantes, est au-dessus
de mes forces et de mon coeur.... Sarmiento voulut répliquer, je ne lui
répondis plus, bien persuadé que je ne convertirais pas cet homme
endurci, et que c'était une de ces sortes d'âmes dont la perversité rend
la cure d'autant plus impossible, que ne se trouvant point dans un état
de souffrance par cette dépravation, elles ne désirent nullement une
meilleure manière d'être. Je lui témoignai, pour rompre notre dialogue,
l'envie d'entrer dans une cabane où notre course nous avait conduit:
nous y pénétrâmes; c'était l'asyle d'un homme du peuple: nous le
trouvâmes assis sur des nattes, mangeant du maïs bouilli, et sa femme à
genoux devant lui, le servant avec toutes les marques possibles de
respect. Comme le Portugais était connu pour le favori du Prince, le
Paysan se leva et s'agenouilla dès qu'il parut, peu après il lui
présenta sa fille, jeune enfant de 13 ou 14 ans.... Tu vois la politesse
de ces cantons, me dit Sarmiento. Dis-moi, dans quel pays de ton Europe
on recevrait ainsi un étranger?... Il résulte donc quelque chose de bon
de ce despotisme qui t'effraie, et le voilà donc au moins, dans un cas,
d'accord avec la nature.--Ne mets cette coutume qu'au rang des écarts et
des désordres, m'écriai-je, et puisqu'elle ne m'inspire que de
l'éloignement et du dégoût, elle ne peut être dans la nature.--Dis, dans
les moeurs, et ne confonds pas l'usage, le pli donné par l'éducation
avec les loix de la nature.... Et pendant ce tems-là Sarmiento ayant
repoussé durement la jeune fille, demanda du feu, alluma sa pipe,
sortit, et nous regagnâmes la Capitale.

Il y avait déjà trois mois que j'étais dans ce triste séjour, maudissant
mon malheur et mon existence, désespérant qu'aucun hasard m'y fit jamais
rencontrer Léonore, n'aimant qu'elle, ne pensant qu'à elle, lorsque le
sort, pour calmer un instant mes maux, fit naître au moins pour moi,
l'occasion d'une bonne oeuvre.

J'étais sorti seul un matin pour aller rêver plus à l'aise à l'objet de
mon coeur; je préférais ces promenades solitaires à celles où Sarmiento
m'empestait de sa morale erronée, et cherchait toujours à combattre ou à
pervertir mes principes, lorsque je découvris un spectacle fait pour
arracher les pleurs de tous autres individus que ceux de ce peuple
féroce, peu faits pour le plaisir touchant de s'attendrir sur les
douleurs d'un sexe délicat et doux, que le ciel forma pour partager nos
maux, pour mêler de roses les épines de la vie, et non pour être
méprisées et traitées comme des bêtes de somme.

Une de ces malheureuses hersait un champ où son mari voulait semer du
maïs, attelée à une charrue lourde; elle la traînait de toutes ses
forces sur une terre grasse et spongieuse qu'il s'agissait
d'entr'ouvrir. Indépendamment de ce travail pénible où succombait cette
infortunée, elle avait deux enfans attachés devant elle, que nourrissait
chacun de ses seins, elle pliait sous le joug; des sanglots et des cris
s'entendaient malgré elle, sa sueur et ses larmes coulaient à-la-fois
sur le front de ses deux enfans.... Un faux pas la fait chanceler...
elle tombe... je la crus morte... son barbare époux saute sur elle,
armé d'un fouet, et l'accable de coups pour la faire relever.... Je
n'écoute plus que la nature et mon coeur, je m'élance sur ce scélérat
... je le renverse dans le sillon... je brise les liens qui attachent
sa mourante compagne au timon de la charrue... je la relève... la
presse sur ma poitrine, et l'assis sous un arbre à côté de moi... elle
était évanouie, elle serait morte sans ce secours.... Je tenais sur mes
genoux ses enfans froissés de la chute.... Cette malheureuse ouvre enfin
les yeux... elle me regarde... elle ne peut concevoir qu'il existe
dans la nature un être qui peut la secourir et la venger... elle me
fixe avec étonnement; bientôt les larmes de sa reconnaissance arrosent
les mains de son bienfaiteur... elle prend ses enfans, elle les baise
... elle me les donne... elle a l'air de m'engager à leur sauver la vie
comme à elle. Je jouissais délicieusement de cette scène, lorsque
j'aperçois le mari revenir à moi avec un de ses camarades; je me lève,
décidé à les recevoir tous deux comme ils le méritent.... Ma contenance
les effraie: j'emmène la femme, j'emporte les enfans, j'établis chez moi
cette malheureuse famille, et défends au mari d'y paraître. Je fis
demander le soir cette femme au Roi, comme si j'avais eu le dessein de
la destiner à mes plaisirs: le Monarque, qui m'avait déjà beaucoup
reproché le célibat dans lequel je vivais, me l'accorda sans difficulté,
et fît défendre à l'époux d'approcher de ma maison. Je lui proposai
d'être mon esclave: on ne peut peindre la joie qu'elle eut de
l'accepter; je la chargeai donc du soin de mon petit ménage, et je
rendis sa vie si douce, qu'elle voulait se tuer de désespoir quand elle
sut que je songeais à quitter le pays. Il a donc, là comme ailleurs, de
l'âme, de la sensibilité, de la reconnaissance et de la délicatesse, ce
sexe si cruellement outragé dans ces féroces climats; il a donc tout ce
qu'il faut pour rendre ses maîtres heureux, si, renonçant à l'affreux
droit de le maîtriser, ces tyrans préféraient celui bien plus doux de
cultiver des vertus qui feraient aussi bien la douceur de leur vie.

Sarmiento n'eut pas plutôt appris cette action qu'il la blâma;
non-seulement elle choquait ses indignes maximes, mais elle était même,
prétendait-il, contre les loix du pays, puisqu'elle ravissait à un époux
les droits qu'il avait sur sa femme, et comment, d'ailleurs, avec de
l'esprit, poursuivait ce cruel sophiste, comment l'imaginer avoir fait
une bonne oeuvre, quand de deux êtres qu'intéresse cette action, il en
reste un de malheureux.--Celui qui souffre était criminel.--Non,
puisqu'il agissait d'après les usages de son pays; mais le fût-il,
qu'importe, son crime le rendait heureux; en t'y opposant, tu fais un
infortuné.--Il est juste que le coupable souffre.--Ce qui est juste,
c'est qu'il n'y ait dans l'état de souffrance que l'être faible, créé
par la nature pour végéter dans l'asservissement, et tu déranges cet
ordre en prêtant ton secours à cet être faible, contre le maître qui a
tout droit sur lui; aveuglé par une fausse pitié, dont les mouvemens
sont trompeurs et les principes égoïstes, tu troubles et pervertis les
vues de la nature; mais allons plus loin: supposons les deux êtres
égaux, je n'en soutiens pas moins que si dans l'action à laquelle se
livre l'homme que tu appelles humain, il faut nécessairement que des
deux que cette action touche, il y en ait un de malheureux; l'action
n'est plus vertueuse, elle est indifférente; car une bonne action qui
n'est qu'aux dépens du bonheur d'un homme, une bonne action d'où résulte
une manière d'être désagréable pour un des deux individus qu'elle
touche, en remettant les choses comme elles étaient, ne peut plus être
regardée comme vertueuse, elle n'est plus qu'indifférente, puisqu'elle
n'a fait que changer les situations.--Elle est bonne dès qu'elle venge
le crime.--Elle ne peut être telle, dès qu'elle laisse un individu dans
le malheur, et pour qu'elle pût avoir ce caractère de bonté que tu lui
supposes, il faudrait qu'on fût mieux instruit sur ce qui est crime ou
sur ce qui ne l'est pas; tant que les idées de vice ou de vertu ne
seront pas plus développées, tant qu'on variera, tant qu'on flottera sur
ce qui caractérise l'un ou l'autre, celui qui, pour venger ce qu'il
croit mal, rendra un autre être à plaindre, n'aura sûrement rien fait de
vertueux.--Eh! que m'importent tes raisonnemens, dis-je en colère à ce
maudit homme, il est si doux de se livrer à de telles actions, que
fussent-elles même équivoques, il nous reste toujours au fond du coeur
la jouissance délicieuse de les avoir faites.--D'accord, reprit
Sarmiento, dis que tu as fait cette action parce qu'elle te flattait,
que tu t'es livré, en la faisant, à un genre de plaisir analogue à ton
organisation; que tu as cédé à une sorte de faiblesse flatteuse pour ton
âme sensible; mais ne dis pas que tu as fait une bonne action, et si tu
m'en vois faire une contraire, ne dis pas que j'en fais une mauvaise,
dis que j'ai voulu jouir comme toi, et que nous avons cherché chacun ce
qui convenait le mieux à notre manière de voir et de sentir.

Enfin la vengeance du Ciel éclata sur ce malheureux Portugais: le
fourbe, en me dévoilant une partie de sa conduite, dont les détails que
je vous cache, vous feraient frémir sans doute, m'avait pourtant déguisé
le crime affreux qu'il méditait pour lors. Cet homme, sans âme, sans
reconnaissance, comme tous ceux que l'ambition dévore, oubliant qu'il
devoit la vie à ce Monarque contre lequel il complotait, osait penser à
le détrôner pour se mettre lui-même à sa place. Avec les seules troupes
de la Couronne, il imaginait forcer les grands vassaux à le reconnaître,
ou les réduire à la servitude. Je pensai être enveloppé dans l'orage:
heureusement le Roi, sûr de mon innocence, et ayant besoin de mes
services, distingua le coupable, le punit seul, et me rendit justice.

J'ignorais, et le complot de ce scélérat, et la découverte qu'on venait
d'en faire, lorsque, sortis tous deux un jour pour une de nos courses
ordinaires, six nègres embusqués tombèrent sur lui, et l'étendirent à
mes pieds; il respirait encore....--Je meurs, me dit-il, je connais la
main qui me frappe, elle fait bien, dans deux jours je lui en ravissais
la puissance; puisse le traître périr un jour comme moi. Ami, je pars en
paix; ni amendement, ni correction même à cette heure cruelle où le
voile tombe et la vérité perce; et si j'emporte un remords au tombeau,
c'est de n'avoir pas comblé la mesure; tu vois qu'on meurt tranquille
quand on me ressemble. Il n'y a de malheureux que celui qui espère;
celui qui frémit, est celui qui croit encore; celui dont la foi est
éteinte ne peut plus rien avoir à redouter: meurs comme moi si tu le
peux.... Ses yeux se fermèrent, et son âme atroce alla paraître aux
pieds de son Juge, souillée de tous les crimes, et du plus grand sans
doute, l'impénitence finale.

Je ne perdis pas un instant, pour me rendre chez le roi, et
m'éclaircissant avec lui, il me raconta les odieux desseins du
Portugais, m'assura que je ne devais rien craindre, que mon innocence
lui était connue, et que je pouvais continuer de le servir tranquille.
Je rentrai chez moi, moins agité. Là, tout entier à mes réflexions, je
me convainquis combien il est vrai qu'aucun crime ne reste sans
châtiment, et que la main équitable de la Providence sait tôt ou tard
accabler celui qui la méconnaît ou l'outrage. Cependant je plaignis et
regrettai ce malheureux; je le plaignis, parce que plus un homme est
entraîné au mal, plus il y est porté par des circonstances ou des causes
physiques, et plus, sans-doute, il est à plaindre: je le regrettai,
parce que c'était le seul être avec qui je pus raisonner quelquefois; il
me semblait qu'isolé au milieu de ces barbares, je devenais plus faible
et plus infortuné.

Depuis que j'y étais, j'avais déjà exercé mon ministère sur cinq troupes
de femmes, sans qu'aucune blanche eût encore paru. Ne me flattant plus
de voir jamais arriver ma chère Léonore sur ces côtes, où l'espoir de la
délivrer et de la ramener en Europe, fixait seul mes destins, je
m'occupais sérieusement de mon secret départ, lorsque le roi me fit dire
qu'il avait quelque chose à me communiquer. Il entendait fort bien le
portugais: je l'avais appris avec Sarmiento, et j'étais, au moyen de
cela, très en état, depuis quelque temps, de m'entretenir avec sa
majesté; elle m'apprit donc qu'elle venait de recevoir des nouvelles
d'une troupe de femmes blanches, actuellement dans un petit fort
portugais, existant sur les frontières du Monomotapa, lesquelles
seraient fort aisées à enlever; que pour parvenir à ce fort, il y avait
à la vérité des montagnes presqu'inaccessibles à traverser, que les
défilés de ces barrières étaient presque toujours gardés par les
Bororès, peuple plus guerrier et plus cruel encore que le sien, mais que
le moment était propice, parce que ces fiers et intraitables voisins se
trouvaient alors très-occupés avec les Cimbas, leurs plus grands
ennemis, et qu'il n'y avait aucun danger à entreprendre la conquête
qu'il méditait. A l'égard des Portugais, je ne les crains pas, continua
le monarque, ils sont d'ailleurs en très-petit nombre dans le fort dont
je parle; ainsi rien ne peut troubler mon projet.

Il n'est pas besoin de vous dire avec quel empressement je le saisis
moi-même; tout paraissait ici ranimer mon espoir; Léonore pouvait être
au nombre de ces femmes blanches; obtenais-je la permission d'être de ce
détachement, ou de le commander, une fois au fort portugais, j'emmenais
Léonore en Europe, si j'étais assez heureux, pour l'y trouver. N'y
était-elle pas, cette expédition m'ouvrait toujours la route des
établissemens d'Europe, et je quittais ces barbares, dès que je me
retrouvais avec des chrétiens.

Mais Ben Mâacoro avait autant de politique que moi; il redoutait ma
désertion; il était attaché aux services que je lui rendais, et décidé à
tout, pour me garder chez lui, à quelque prix que ce pût être, moyennant
quoi, non-seulement je ne pus obtenir la conduite des troupes, mais il
me fut même très-défendu d'être de l'expédition. Il ne me communiqua ce
qu'il venait de me dire, que pour me faire part du plaisir qu'il en
recevait, et me prévenir en même temps, d'être moins difficile sur le
choix de ces femmes, parce que leur seule couleur suffisait pour lui
plaire.

Mon triste espoir déçu aussi-tôt que formé, ma situation me sembla plus
affreuse; je ne pouvais plus que craindre ce que je venais de désirer.
Quel moyen me restait-il, pour ravir Léonore au roi, à supposer qu'elle
fût parmi ces femmes? J'aurais la douleur de la lui livrer moi-même,
sans la connaître. Un instant, je le sais, j'avais cru que le flambeau
de l'amour m'empêcherait de m'égarer; mais cette idée n'était qu'un
fruit de mon ivresse, que détruisait aussi-tôt la raison. De ce moment,
je ne trouvai plus pour moi de tranquillité, qu'à me convaincre qu'il
était impossible que Léonore fût au nombre de ces femmes; je regardai
comme une chimère, ce qui venait de me rendre heureux, peu de temps
avant.... Quelle apparence, me disais-je, que de la côte occidentale
d'Afrique où on la supposait, lorsque je passai à Maroc, elle se trouve
maintenant sur la côte orientale? Pour que cela pût être, il aurait
fallu, ou qu'elle eût traversé les terres, ce qui était presque
incroyable, ou qu'elle eût fait, par mer, le tour du continent, ce qui
me paraissait encore plus difficile. Je chassai donc totalement cette
pensée de mon esprit. Quand l'illusion qui nous a séduit, ne sert plus
qu'à notre supplice, le plus court est de la détruire.

Je m'affermis si bien, d'après cela, dans l'impossibilité de mes
craintes, que je ne m'occupai pas plus des femmes blanches qui allaient
arriver, que je ne l'avais fait jusqu'alors des noires, et la ferme
résolution de fuir, aussitôt que j'en trouverais le moyen, ne remplit
que plus fortement mon esprit. Dès qu'il devenait impossible que Léonore
parvint jamais dans le royaume, je devais mettre tout en usage pour
aller la chercher ailleurs.

Le détachement se fit donc. Trente guerriers partirent mystérieusement,
traversèrent les montagnes, sans risque, mirent en fuite les Portugais
du fort de _Tété_, sur la frontière septentrionale du Monomotapa,
prirent quatre femmes blanches, et les amenèrent voilées au roi, avec
aussi peu de danger. On me fit avertir; je me plaçai, suivant l'usage,
entre les deux nègres armés de massues, prêtes à fondre sur ma tête, au
moindre mot, ou à la plus légère démarche qui pût s'éloigner de mon
ministère.

Rien de moins effrayant pour moi que cette formalité, si j'eusse eu le
moindre soupçon que ma chère Léonore dût être au nombre de ces femmes,
mille morts ne m'eussent pas empêché de la saisir et de l'emporter au
bout du monde. Mais je m'étais tellement affermi dans l'idée que cela ne
pouvait être, que j'examinai ces femmes-ci avec la même indifférence que
les autres; deux me parurent de vingt-cinq à trente ans; l'une
desquelles me sembla mal faite, très-brune de peau, et très-éloignée
d'être comme il les fallait au monarque; l'autre était joliment tournée,
mais plus de prémices. La troisième fixa plus long-tems mes regards; je
dus la soupçonner beaucoup plus jeune que les deux premières. Sa peau
était éblouissante, et toutes les parties de son corps, formées comme
par la main même des grâces. Elle répugnait beaucoup à l'examen, et
quand il fallut constater sa vertu, elle se détendit horriblement. La
manière dont ces femmes étaient voilées, quand on les présentait,
ajoutait beaucoup à la terreur que cette cérémonie jetait dans l'âme de
celles qui n'étaient pas du pays. Non-seulement il n'était pas possible
de les voir; mais elles-mêmes, les yeux bandés sous leurs voiles, ne
pouvaient discerner, ni avec qui elles étaient, ni ce qu'on allait leur
faire.

[Illustration: _Toutes les parties de ce beau corps étaient formées par
la main des grâces_.]

Les défenses multipliées de celle-ci, m'embarrassèrent beaucoup, la
force ou la contrainte ne s'arrangeant pas à ma délicatesse, cependant
je devais rendre un compte exact; je me trouvai donc obligé de faire
demander au roi ce qu'il prétendait que je fisse; il m'envoya deux
femmes de sa garde, munies de l'ordre de contenir la jeune fille, et de
l'empêcher de se soustraire aux opérations de mon devoir. Elle fut
saisie, et je poursuivis mes recherches; elles devinrent
très-embarrassantes. Pas assez bon anatomiste, pour décider en dernier
ressort, sur une chose qui me parut douteuse, je me contentai d'établir
sur celle-là, dans mon rapport, que je lui supposais absolument tout ce
qu'il fallait pour plaire à son maître, et que si les choses n'étaient
pas tout-à-fait dans l'_entier_ qu'il leur désirait, il s'en fallait de
si peu, que l'illusion lui serait encore permise. Quant à la quatrième,
c'était une vieille femme, et je la réformai, ainsi que la première;
mais le roi ne s'empara pas moins de toutes les quatre; il était si
enthousiasmé des femmes blanches, qu'il n'en voulut soustraire aucune.
Mon opération faite, les femmes entrèrent au sérail, et je me retirai.

A peine fus-je seul, que les résistances de cette jeune personne, ses
charmes, la cruauté que j'avais eu d'appeler du secours; tout cela,
dis-je, vint agiter mon coeur en mille sens divers: je voulus chercher
un peu de repos, et cette charmante créature venait s'offrir sans-cesse
à mon imagination: ô toi, que j'idolâtre, m'écriai-je, serais-je donc
coupable envers toi; non, non, épouse adorée, nuls attraits ne
balanceront les tiens, dans l'âme où s'érige ton temple.... Mais
Léonore, si tu m'enflammas; ô Léonore, si tu es belle; hélas! tu ne peux
l'être qu'ainsi, et je l'avoue, mes sens tranquilles jusqu'alors,
s'irritèrent avec impétuosité. Je ne fus plus maître de les contenir; il
me semblait que l'amour même, entr'ouvrant les gazes qui voilaient cette
malheureuse captive, m'offrait les traits chéris de mon coeur; séduit
par cette douce et cruelle illusion, j'osai, pour la première fois de ma
vie être un instant heureux sans Léonore. Je m'endormis, et ces chimères
s'évanouirent avec les ombres de la nuit.

Je demandai le lendemain à Ben Mâacoro, s'il était content de ses
prisonnières; mais je fus bien étonné de le trouver dans une situation
d'esprit où je ne l'avais jamais vu jusqu'alors. Il était soucieux,
inquiet; à peine me répondit-il: je crus démêler même, qu'il me
regardait avec humeur; je me retirai, sans oser renouveler ma demande,
et m'effrayant un peu, je l'avoue, de ce changement dans l'air de sa
majesté, craignant qu'on ne l'eût prévenu contre moi, et d'être, tôt ou
tard, victime de son injustice ou de sa barbarie, je ne pensai plus qu'à
mon départ. Le sort de ma malheureuse négresse m'inquiétait; je ne
voulais pas la rendre à un époux qui l'aurait infailliblement tuée; je
ne voulais pas m'en charger, quelque désir qu'elle eût eu de me suivre;
affectant d'en être dégoûté, quoique je n'eus jamais eu de commerce avec
elle, je priai un vieux chef des troupes du roi, qui m'avait paru plus
honnête que ses compatriotes, de vouloir bien la recevoir au nombre de
ses esclaves, et de la bien traiter, puis je m'évadai mystérieusement,
vers l'entrée de la troisième nuit qui suivit l'arrivée des Européennes,
dans le royaume de Butua. Triste victime de la fortune, misérable jouet
de ses caprices jusqu'à quand devais-je donc être ainsi ballotté par
elle? Je fuyais, j'allais encore chercher au bout de l'univers, celle
que je venais de livrer moi-même au plus brutal, au plus libertin, au
plus odieux des hommes.

Oh dieu! vous me faites frissonner, dit la présidente de Blamont, en
interrompant Sainville: Quoi, monsieur, c'était Léonore?... Quoi,
madame, c'était vous?... et vous n'avez pas été... et vous ne fûtes pas
mangée? Toute la société ne put s'empêcher de rire de la vivacité naïve
de la restriction plaisante de madame de Blamont.--Madame, je vous en
conjure, dit le comte de Baulè, n'interrompons-plus monsieur de
Sainville, d'abord, par l'empressement que nous devons tous avoir, de
connaître le dénouement de ses aventures, et en second lieu, pour
apprendre de cette dame charmante, comment elle put se rencontrer là, et
y étant, comme elle put échapper à tous les dangers qui la menaçaient.

Je dirigeai sur-le-champ mes pas au midi, poursuivit Sainville, et
beaucoup plus près des frontières du pays des Hottentots, que je ne le
croyais. Le lendemain, je me trouvai sur les bords de la rivière de
Berg, qui mouille deux ou trois bourgades hollandaises, dont la chaîne
se prolonge depuis le Cap, jusqu'à cent cinquante lieues, dans
l'intérieur de l'Afrique; je trouvai ces Colons tellement dénaturalisés,
ils y vivaient si bien à la manière du pays, qu'il devenait
très-difficile de les distinguer des indigènes. Il y en a parmi eux, qui
ne sont que les petits enfans des Hollandais du Cap, et qui n'y ont
jamais été de leur vie; fils d'Européens et d'Hottentots, on ne saurait
démêler ce qu'ils sont; on ne peut plus même les entendre. Je fus reçu
néanmoins avec toute sorte d'humanité, dans ces établissemens; ils me
reconnurent pour Européen; mais ce ne fut que par signe, que je pus
démêler leur idée sur cela, et que je parvins à leur faire comprendre
les miennes; il n'y eut jamais moyen de se parler.

J'avais d'abord eu le projet de suivre le cours du Berg, et de ne point
perdre de vue, la chaîne des monts Lupata, au pied desquels est situé le
Cap; ensuite, je crus plus sur de me régler sur la côte, espérant d'y
trouver un plus grand nombre d'établissemens hollandais, et par
conséquent plus de secours; ce dernier parti me réussit: ces villages,
extrêmement multipliés dans cette partie, m'offrirent presque chaque
soir, un asyle. Je rencontrai plusieurs troupes de sauvages, dont
quelques-unes me parurent appartenir à la nation jaune, nouvellement
découverte dans cette partie, et le dix-huitième jour de mon départ de
Butua, après avoir longé près de 150 lieues de côtes, j'arrivai dans la
ville du Cap, où je trouvai, dans l'instant, tous les secours que
j'aurais pu rencontrer dans la meilleure ville de Hollande; mes lettres
de change furent acceptées, et l'on m'offrit de m'en escompter ce que je
voudrais, ou même le tout, si je le jugeais à propos. Ces premiers soins
remplis, et m'étant vêtu convenablement, j'allai trouver le gouverneur
hollandais. Dès qu'il eut su l'objet de mon voyage, dès qu'il eu vu le
portrait de Léonore, il m'assura qu'une femme absolument semblable à la
miniature que je lui faisais voir, était à bord de la _Découverte_,
second navire anglais, accompagnant Cook, et commandé par le capitaine
Clarke, qui venait de mouiller récemment au Cap. Il m'ajouta que cette
femme, singulièrement aimable et douce, très-attachée au lieutenant de
ce vaisseau, dont elle se disait l'épouse, avait paru sous ce titre chez
lui, et chez les autres officiers de la garnison, et avait emporté
l'estime et la considération générale. Me rappelant tout de suite, qu'à
Maroc on assurait également avoir vu la même femme sur un bâtiment
anglais, j'offre une seconde fois le portrait aux yeux du Gouverneur.
Oh! Monsieur, lui dis-je égaré, ne vous trompez-vous point, est-ce bien
celle-la? est-ce bien là la femme qui peut être l'épouse d'un autre?
Soyez-en sûr, me répondit ce militaire, et présentant alors le portrait
à sa femme et à plusieurs officiers de son état-major, il fut
unanimement reconnu, pour ne pouvoir appartenir qu'à l'épouse du
lieutenant de la _Découverte_. Je me crus donc perdu sans ressource, et
mon malheur s'offrit à moi sous des faces si odieuses, que je ne vis
même rien, qui pût en adoucir l'horreur; j'avais bien voulu douter que
le ciel pût mettre Léonore entre mes mains, chez le roi de Butua; là, je
m'aveuglais sur un fait qui n'était que trop sûr, et lorsque tout ici
pouvait me prouver l'impossibilité de mes craintes, si j'avais mieux
examiné les choses. Je croyais tout aveuglément; je n'avais point eu de
nouvelles de Léonore, depuis Salé; il était possible, ou qu'elle eût
passé de-là, dans quelques colonies anglaises, ou qu'au lieu de venir en
Afrique, comme on le croyait, elle eût été à Londres: on peut
indifféremment de Salé, parvenir à l'un ou à l'autre de ces points,
moyennant quoi, rien de plus simple, en admettant l'inconstance de celle
que j'adorais; rien de plus naturel, qu'elle eût épousé le lieutenant de
la _Découverte_, et qu'elle eût passé avec lui dans la mer du Sud,
destination du troisième voyage de Cook.

Absolument rempli de ces idées, et sachant qu'il n'y avait pas plus de
six semaines que les Anglais avaient quitté le Cap, je résolus de les
suivre, de m'élancer sur le vaisseau qui emportait Léonore, de
l'arracher des mains de celui qui osait me la ravir, de rappeler à cette
femme perfide, les sermens que nous nous étions faits à la face des
cieux, et de la contraindre à les remplir, ou me précipiter dans les
flots, avec elle.

Ces résolutions prises, sans annoncer au gouverneur d'autres intentions
que celles de suivre mon infidélité, je le conjurai de me vendre un
petit bâtiment assez bon voilier, pour me permettre d'atteindre
promptement les Anglais. D'abord il rit de mon projet, le trouva digne
de mon âge, et fit tout ce qu'il put, pour m'en dissuader; mais quand il
vit la violence avec laquelle j'y tenais, le désespoir prêt à s'emparer
de moi, s'il me fallait y renoncer; n'ayant aucune raison de me refuser,
dès que je lui proposais de payer tout, il m'accommoda d'un léger navire
hollandais, qu'il m'assura devoir remplir mes intentions; il donna tous
les ordres nécessaires pour la cargaison, pour l'équipement, y plaça des
vivres pour six mois, six petites pièces de canon de fer, pour les
sauvages, en me défendant expressément de tirer sur aucun Européen, à
moins que ce ne fût pour me défendre; il joignit à cela dix soldats de
marine, trente matelots, deux bons officiers marchands, et un excellent
pilote. Je payai tout comptant, et laissai de plus entre ses mains, la
solde de mon équipage, pour six mois. Tout étant prêt, ayant comblé le
gouverneur des marques de ma reconnaissance, je mis à la voile, vers le
milieu de décembre, me dirigeant sur l'isle d'Otaïti, où je savais que
le capitaine Cook devait aller.

A peine eûmes-nous doublé le Cap, que nous essuyâmes un ouragan
considérable, accident commun dans ces parages, dès qu'on a perdu la
terre de vue. Peu fait encore à la grande mer, n'ayant guères couru que
des côtes, sur de petits bâtimens, où le roulis se fait moins sentir, je
souffrais tout ce qu'il est possible d'exprimer; mais les tourmens du
corps ne sont rien, quand l'âme est vivement affectée: les sensations
morales absorbent entièrement les maux physiques, et tous nos mouvemens
concentrés dans l'âme, n'établissent que là le siège de la douleur.

Le trente-huitième jour, nous vîmes terre; c'était la pointe de la
nouvelle Hollande, appellée terre de _Diémen_; nous sûmes là, par les
sauvages, qu'il y avait peu de temps que les Anglais en étaient partis;
mais faute d'interprètes, nous ne pûmes prendre aucune autre sorte
d'éclaircissemens. Nous apprîmes seulement, que se dirigeant au Nord,
ils remplissaient toujours le projet établi par eux, de relâcher à
Otaïti. Nous suivîmes leurs traces.

Vous permettrez, dit Sainville, que je supprime ici les détails
nautiques, et les descriptions d'iles où nous touchâmes; ce qui tient à
cette route, si bien indiquée dans les voyages de Cook, ne vous
apprendrait rien de nouveau; je ne vous arrêterai donc un instant, que
sur la singulière découverte que je fis; l'île que je vous décrirai,
totale ment inconnue aux navigateurs, offerte à mon vaisseau, par le
hasard d'un coup de vent, qui nous y porta malgré nous, est trop
intéressante par elle-même; tout ce qui la concerne la différencie trop
essentiellement des descriptions de Cook; la rencontre enfin que j'y
fis, est trop extraordinaire, pour que vous ne me pardonniez pas d'y
fixer un moment vos regards.

Le vent était bon, la mer peu agitée; nous venions de doubler la
Nouvelle Zélande, par le travers du canal de la Reine Charlotte, et nous
avancions à pleine voile vers le Tropique; soupçonnant le groupe des
îles de la Société, à peu de distance de nous, sur notre gauche, le
pilote y dirigeait le Cap, lorsqu'un coup de vent d'Occident s'éleva
avec une affreuse impétuosité, or nous éloigna tout-à-coup de ces îles.
La tempête devint effroyable, elle était accompagnée d'une grêle si
grosse, que les grains blessèrent plusieurs matelots. Nous carguâmes à
l'instant nos voiles, nous abattîmes nos vergues de perroquet, et
bientôt nous fûmes obligés de changer nos manoeuvres, et d'aller à mât
et à cordes, jusqu'à ce que nous eussions été portés contre terre, ce
qui devait nous perdre ou nous sauver; enfin cette terre, aussi désirée
que crainte, se fît voir à nous, vers la pointe du jour, le lendemain.
Si le vent, qui nous y jetait avec violence, ne se fût apaisé avec
l'aurore, nous y brisions infailliblement. Il se calma, nous pûmes
gouverner; mais notre vaisseau ayant vraisemblablement touché pendant
l'orage, et faisant près de trois voies d'eau à l'heure, nous fumes
contraints de nous diriger, à tout événement, vers l'île que nous
apercevions, à dessein de nous y radouber.

Cette île nous paraissait charmante, quoique toute environnée de
rochers, et dans notre horrible état, nous savourions au moins l'espoir
flatteur de pouvoir réparer nos maux, dans une contrée si délicieuse.

J'envoyai la chaloupe et le lieutenant, pour reconnaître un ancrage, et
sonder les dispositions des habitans; la chaloupe revint trois heures
après, avec deux naturels du pays, qui demandèrent à me saluer, et qui
le firent à l'européenne: je leur parlai tour-à-tour quelqu'une des
langues de ce continent; mais ils ne me comprirent point. Je crus
m'apercevoir cependant, qu'ils redoublaient d'attention, quand je me
servais de la langue française, et que leurs oreilles étaient faites à
en entendre les sons. Quoi qu'il en fût, leurs signes
très-intelligibles, et qui n'avaient rien de sauvage, m'apprirent que
leur chef ne demandait pas mieux que de nous recevoir, si nous arrivions
avec des desseins de paix, et que dans ce cas, nous trouverions chez
eux, tout ce qu'il fallait pour nous secourir. Les ayant assuré de mes
intentions pacifiques, je leur offris quelques présens, ils les
refusèrent avec noblesse, et nous avançâmes. Nous trouvâmes près de la
côte, un bon mouillage par 12 ou 15 brasse, et joli sable rouge; on jeta
l'ancre, et je reconnus avant que de descendre, que la terre où nous
abordions, était située au-dessus du Tropique, entre le 260 et
263e degré de longitude, et entre le 25 et 26e
degré de latitude méridionale, peu-éloignée d'une terre vue autrefois
par _Davis_.

Un nombre infini d'insulaires des deux sexes, bordait la côte, quand
nous arrivâmes; ils nous reçurent avec des signes de joie, qui ne
pouvaient plus nous laisser douter de leurs sentimens. Quelques uns de
nos matelots, séduits par ces apparences, voulurent cajoler les femmes;
mais ils en furent à l'instant repoussés avec autant de décence, que de
fierté, et nous continuâmes pacifiquement nos opérations, sans que cette
première faute, assez commune aux Européens, nous fît rien perdre de la
bienveillance de ces peuples. A peine eus-je pris terre, que deux
habitans s'avancèrent vers moi avec les plus grandes démonstrations
d'amitié, et me firent comprendre qu'ils étaient là pour me conduire
chez leur chef, si je le trouvais bon. J'acceptai l'offre, je donnai les
ordres nécessaires à mon équipage, je recommandai la plus grande
discrétion, et n'emmenai avec moi que mes deux officiers. Après avoir
observé à la hâte, de superbes fortifications européennes, qui
défendaient le port, et auxquelles nous reviendrons bientôt, nous
entrâmes, en suivant nos guides, dans une superbe avenue de palmiers, à
quatre rangs d'arbres qui conduisait du port à la ville.

Cette ville, construite sur un plan régulier, nous offrit un coup-d'oeil
charmant. Elle avait plus de deux lieues de circuit sa forme était
exactement ronde; routes les rues en étaient alignées; mais chacune de
ces rues était plutôt une promenade, qu'un passage. Elles étaient
bordées d'arbres, des deux côtés, des trottoirs régnaient le long des
maisons, et le milieu était un sable doux, formant un marcher agréable.
Toutes ces maisons étaient uniformes; il n'y en avait pas une qui fût,
ni plus haute, ni plus grande que l'autre; chacune avait un
rez-de-chaussée, un premier étage, une terrasse à l'italienne,
au-dessus, et présentait de face une porte régulière d'entrée, au milieu
de deux fenêtres, qui, chacune, avait au-dessus d'elle la croisée
servant à donner du jour au premier étage. Toutes ces façades étaient
régulièrement peintes par compartimens symétriques, en couleur de rose
et en vert, ce qui donnait à chacune de ces rues, l'air d'une
décoration. Après en avoir longé quelques-unes, qui nous parurent
d'autant plus riantes, que les insulaires, garnissant en foule le devant
de leurs maisons, pour nous voir, contribuaient encore au mouvement et à
la diversité du spectacle. Nous arrivâmes sur une assez grande place
d'une parfaite rondeur, et environnée d'arbres. Deux seuls bâtimens
circulaires, remplissaient en entier cette place; ils étaient peints
comme les maisons, et n'avaient de plus qu'elles, qu'un peu plus de
grandeur et d'élévation. L'un de ces logis était le palais du chef;
l'autre contenait deux emplacemens publics, dont je vous dirai bientôt
l'usage.

Bien d'extraordinaire ne nous annonça la maison du chef; nous n'y vîmes
aucuns de ces gardes insultans, qui, par leurs précautions et leurs
armes, semblent dérober le tyran aux yeux de ses peuples, de peur que
l'infortune ne puisse apporter à ses pieds, l'image des maux dont elle
est victime. Cet homme respectable, venu pour nous recevoir lui-même à
la porte de son palais, fut indifféremment abordé par tous ceux qui nous
guidaient ou nous accompagnaient; tous s'empressaient de l'approcher;
tous jouissaient en le voyant, et il fit des gestes d'amitié à tous.

Grand par ses seules vertus, respecté par sa seule sagesse, gardé par le
seul coeur du peuple, je me crus transporté, en le voyant, dans ces
temps heureux de l'âge d'or. Je crus voir enfin Sésos; tris au milieu de
la ville de Thèbes.

Zamé, (c'était le nom de cet homme rare), pouvait avoir soixante-dix
ans, à peine en paraissait-il cinquante; il était grand, d'une figure
agréable, le port noble, le sourire gracieux, l'oeil vif, le front orné
des plus beaux cheveux blancs, et réunissant enfin à l'agrément de l'âge
mûr toute la majesté de la vieillesse.

Dès qu'il nous vit, il nous reconnut pour Européens, et sachant que le
français est l'idiome commun de ce continent, il me demanda tout de
suite dans cette langue, de quelle Nation j'étais?... De celle dont vous
parlez la langue, dis-je en le saluant.--Je la connais, me répondit
Zamé, j'ai habité trois ans votre Patrie, nous en raisonnerons
ensemble.... Mais ceux qui vous suivent n'en paraissent pas.--Non, ils
sont Hollandais.... Et il leur adressa aussi-tôt quelques paroles
flatteuses dans leur langue.--Vous vous étonnez de rencontrer un sauvage
aussi instruit, me dit-il ensuite. Venez, venez, suivez-moi,
j'éclaircirai ce qui vous étonne, je vous raconterai mon histoire.

Nous entrâmes à sa suite dans le palais: les meubles en étaient simples
et propres, plus à l'asiatique qu'à l'européenne, quoiqu'il y en eût
quelques-uns totalement à l'usage de notre Nation. Six femmes, fort
belles, en entouraient une d'environ 60 ans, et toutes se levèrent à
notre arrivée.--Voilà ma femme, me dit Zamé en me présentant la plus
vieille; ces trois-ci sont mes filles, ces trois autres sont nos amies;
j'ai de plus deux garçons: s'ils vous savaient ici, ils y seraient déjà.
Je suis certain que vous les aimerez; et Zamé s'apercevant de ma
surprise à tant de candeur: je vous étonne, me dit-il, je le vois
bien.... On vous a dit que j'étais le Chef de cette Nation, et vous êtes
tout surpris qu'à l'exemple de vos Souverains d'Europe, je ne fasse pas
consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence; et savez-vous
pourquoi je ne leur ressemble point, c'est qu'ils ne savent qu'être Roi,
et que j'ai appris à être homme. Allons, mettez-vous à votre aise, nous
jaserons, je vous instruirai de tout: commencez d'abord par dire vos
besoins; que désirez-vous? Je suis pressé de le savoir, afin de donner
des ordres pour qu'on y pourvoie sur-le-champ.

Attendri de tant de bontés, je ne cessais d'en marquer ma
reconnaissance, quand Zamé se tournant vers sa femme, lui dit, toujours
dans notre langue: je suis bien aise que vous voyiez un Européen; mais
je suis fâché qu'il vous apprenne qu'une des modes de son pays soit de
remercier le bienfaiteur, comme si ce n'était pas celui qui oblige qui
dût rendre grâce à l'autre.

Alors, j'établis nos besoins.... Vous aurez tout cela, me dit Zamé, et
même de bons ouvriers pour aider les vôtres; mais vous ne me parlez pas
de provisions, vous devez en manquer: vous avez peut-être cru que je
voulais vous les donner?... point du tout, je vous les vends.... Ou rien
de tout ce que vous demandez, ou la certitude de passer quinze jours
avec moi. Vous voyez bien que je suis plus indiscret que vous.

Toujours de plus en plus touché de cette franchise si rare dans un
Souverain, je me prosternai à ses genoux.--Eh bien, eh bien! dit-il en
me relevant.... Zoraï, continua-t-il en s'adressant à sa femme, voilà
comme ils sont avec leurs chefs, ils les respectent au lieu de les
aimer. Renvoyez vos gens à leur bord, me dit-il ensuite, ils y
trouveront déjà une partie de ce qu'ils veulent; ils demanderont ce qui
leur manque: s'ils aiment mieux loger dans la ville, ils le peuvent;
mais vous et vos officiers, n'aurez point d'autre logement que ma
maison; elle est commode et vaste: j'y ai quelquefois reçu des amis, je
n'y ai jamais vu de courtisans.

Zamé donna ses ordres, je donnai les miens, je lui fis voir que la
présence de mes officiers était nécessaire au vaisseau.--Eh bien! me
dit-il, je ne garderai donc que vous; mais demain ils reviendront dîner
avec moi.--Ils saluèrent et prirent congé.

[Illustration: _J'ai quelquefois ici reçus des amis, je n'y
ai jamais vu de courtisans_. p. 565]

Peu après, deux citoyens de la même espèce que ceux que nous avions vus
dans la ville, habillés de même; (tous, à la couleur près, l'étaient
également) vinrent avertir Zamé qu'il était servi: nous passâmes dans
une grande pièce où le repas était préparé à l'européenne.--Voici la
seule cérémonie que je ferai pour vous, me dit cet hôte aimable; vous ne
mangeriez pas commodément comme nous, et j'ai ordonné qu'on plaçât des
sièges; nous nous en servons quelquefois, cela ne nous gênera point, et
sans attendre mes remercimens, il s'assit à côté de sa femme, me fit
mettre près de lui, et les six jeunes filles remplirent les autres
places.--Ces jolies personnes, me dit Zamé, en me montrant les trois
amies de sa famille, vont vous faire croire que j'aime le sexe, vous ne
vous tromperez pas, je l'aime beaucoup, non comme vous l'entendez
peut-être: les loix de mon pays permettent le divorce, et cependant,
continua-t-il en prenant la main de Zoraï, je n'ai jamais eu que cette
bonne amie, et n'en aurai sûrement point d'autre. Mais je suis vieux,
les jeunes femmes me font plaisir à voir, ce sexe a tant de qualités!
mon ami, j'ai toujours cru que celui qui ne savait pas aimer les femmes,
n'était pas fait pour commander aux hommes.

Oh l'excellent homme! s'écria madame de Blamont, je l'aime déjà
passionnément. J'espère que vous n'eûtes pas peur à ce souper de manger
de la chair humaine, comme chez votre vilain portugais.--Il s'en faut
bien, madame, reprit Sainville, il n'y parut même aucune sorte de
viande: tout le repas consistait en une douzaine de jattes d'une superbe
porcelaine bleue du Japon, uniquement remplies de légumes, de
confitures, de fruits et de pâtisserie.--Le plus mauvais petit prince
d'Allemagne fait meilleure chère que moi, n'est-ce pas mon ami, me dit
Zamé. Voulez-vous savoir pourquoi? C'est qu'il nourrit son orgueil
beaucoup plus que son estomac, et qu'il imagine qu'il y a de la grandeur
et de la magnificence à faire assommer vingt bêtes pour en substanter
une. Ma vanité se place à des objets différens: être cher à ses
concitoyens, être aimé de ceux qui l'entourent, faire le bien, empêcher
le mal, rendre tout le monde heureux, voilà les seules choses, mon ami,
qui doivent flatter la vanité de celui que le hasard met un moment
au-dessus des autres. Ce n'est point par aucun principe religieux que
nous nous abstenons de viande, c'est par régime, c'est par humanité:
pourquoi sacrifier nos frères quand la nature nous donne autre chose?
Peut-on croire, d'ailleurs, qu'il soit bon D'engloutir dans ses
entrailles la chair et le sang putréfiés de mille animaux divers; il ne
peut résulter de-là qu'un chile âcre, qui détériore nécessairement nos
organes, qui les affaiblit, qui précipite les infimités et hâte la mort.
Mais les comestibles que je vous offre n'ont aucuns de ces inconvéniens:
les fumées que leur digestion renvoie au cerveau sont légères, et les
fibres n'en sont jamais ébranlées. Vous boirez de l'eau, mon convive,
regardez sa limpidité, savourez sa fraîcheur; vous n'imaginez pas les
soins que j'emploie pour l'avoir bonne. Quelle liqueur peut valoir
celle-là? En peut-il être de plus saine?.... Ne me demandez point
à-présent pourquoi je suis frais malgré mon âge, je n'ai jamais abusé de
mes forces; quoique j'aie beaucoup voyagé, j'ai toujours fui
l'intempérance, et je n'ai jamais goûté de viande.... Vous allez me
prendre pour un disciple de Crotone[29]; vous serez bien surpris, quand
vous saurez que je ne suis rien de tout cela, et que je n'ai adopté dans
ma vie qu'un principe, travailler à réunir autour de soi la plus grande
somme de bonheur possible, en commençant par faire celui des autres. Je
sens bien que je vous devrais encore des excuses sur la manière
bourgeoise dont je vous reçois. Manger avec sa femme et ses enfans, ne
pas soudoyer quatre mille coquins, afin d'avoir une table pour
_monsieur_, une table pour _madame_.... C'est d'une petitesse! d'un
mauvais ton! N'est-ce pas ainsi que l'on dirait en France? Vous voyez
que j'en sais le langage. O mon ami! qu'il' est onéreux selon moi, qu'il
est cruel pour une âme sensible ce luxe intolérable, qui n'est le fruit
que du sang des peuples: croyez-vous que je dînerais, si j'imaginais que
ces plats d'or dans lesquels je serais servi, fussent aux dépens de la
félicité de mes concitoyens, et que les débiles enfans de ceux qui
soutiendraient ce luxe n'auraient, pour conserver leurs tristes jours;
que quelques morceaux de pain brun paitrie sein de la misère, délayé des
larmes de la douleur et du désespoir.... Non, cette idée me ferait
frémir, je ne le supporterais jamais. Ce que vous voyez aujourd'hui sur
ma table, tous les habitans de cette isle peuvent l'avoir sur la leur,
aussi, je le mange avec appétit. Eh bien! Mon cher Français, vous ne
dites mot.--Grand homme, répondis-je dans le plus vif enthousiasme, je
fais bien plus, j'admire et je jouis.--Écoutez, me dit Zamé, vous vous
êtes servi là d'une expression qui me choque: laissons le mot de
_grandeur_ aux despotes qui n'exigent que du respect; la certitude où
ils doivent être de ne pouvoir inspirer d'autres sentimens, fait qu'ils
renoncent à tous ceux qu'ils sont dans l'impossibilité de faire naître,
pour exiger ceux qui ne sont l'ouvrage que de l'or et du trône. Il n'y a
aucun homme sur la terre qui soit plus grand que l'autre, eu égard à
l'état où l'a créé la nature, que ceux qui ont la prétention de
l'inégalité, l'obtiennent par des vertus. Les habitans de ce pays
m'appellent leur père, et je veux que vous me nommiez votre ami: ne
m'avez-vous pas dit que je vous avais rendu service?... Eh bien! j'ai
donc des droits au titre d'ami que je vous demande, et je l'exige.

La conversation devint générale: les femmes, qui presque toutes
parlaient français, s'en mêlèrent avec autant d'esprit que de grâces et
de naïveté; j'avais déjà remarqué qu'elles étaient absolument vêtues de
la même manière que celles de la ville, et ce costume était aussi simple
qu'élégant; un juste très-serré leur dessine précisément la taille,
qu'elles ont toutes extraordinairement grande et svelte; ensuite un
voile, qui me parut d'une étoffe encore plus fine et plus déliée que nos
gazes, et d'un jaune tendre, après s'être marié agréablement à leurs
cheveux, retombe en molles ondulations autour de leurs hanches, et se
perd dans un gros noeud sur la cuisse gauche. Tous les hommes étaient
vêtus à l'asiatique, la tête couverte d'une espèce de turban léger d'une
forme très-agréable, et de la même couleur que leur vêtement.

Le gris, le rose et vert sont les trois seules couleurs qu'ils adoptent
pour leurs habits: la première est celle des vieillards, l'âge mûre
emploie le vert, et l'autre est pour la jeunesse. L'étoile de leurs
vêtemens est fine et moelleuse, elle est la même en toutes les saisons,
attendu la douceur et l'égalité du climat; elle ressemble un peu à nos
taffetas de Florence: celle des femmes est la même. Ces étoffes et
celles de leurs voiles sont tissues dans leurs propres manufactures, de
la troisième peau d'un arbre qu'ils me montrèrent, et qui ressemble au
mûrier; Zamé me dit que cette espèce de plante était particulière à son
isle.

Les deux citoyens qui avaient annoncé le souper, furent les seuls qui le
servirent, tout se passa avec ordre, et fut fini en moins d'une heure.
Mon hôte, me dit Zamé, en se levant, vous êtes fatigué, on va vous
conduire dans votre chambre; demain nous nous lèverons de bonne heure,
et nous jaserons, je vous expliquerai la forme du gouvernement de ce
peuple, je vous convaincrai que celui que vous en croyez le souverain
n'en est que le législateur et l'ami... je vous apprendrai mon
histoire, et j'aurai l'oeil, malgré cela, à ce que rien ne manque aux
besoins que vous m'avez témoignés, ce n'est pas le tout que de parler de
soi à ses amis, l'essentiel est de s'occuper d'eux. Je vous remets entre
les mains d'un de ces fidèles serviteurs, continua-t-il, en parlant d'un
des citoyens qui nous avaient servi, il va vous installer: vous trouvez
tout ceci bien simple, n'est-ce pas? Ne fussiez-vous que chez un
financier, vous auriez deux valets de-chambre dorés pour vous conduire:
ici, vous n'aurez qu'un de mes amis, c'est le nom que je donne à mes
domestiques; le mensonge, l'orgueil et l'égoïsme auraient seuls fait
chez l'un les frais du cérémonial: celui que vous voyez ici n'est
l'ouvrage que de mon coeur. Adieu.

L'appartement où je me retirai était simple, mais propre et commode
comme tout ce que j'avais observé dans cette charmante maison: trois
matelas remplis de feuilles de palmiers desséchées et préparées avec une
sorte de moelleux qui les rendaient aussi douces que des plumes,
composaient mon lit; ils étaient étendus sur des nattes à terre, un
léger pavillon de cette même étoffe dont les femmes formaient leurs
voiles, était agréablement attaché au mur, et l'on s'en entourait pour
éviter la piqûre d'une petite mouche incommode dans une saison de ce
pays. Je passai dans cette chambre une des meilleures nuits dont j'eusse
encore joui depuis mes infortunes; je me croyais dans le temple de la
vertu, et je déposais tranquille aux pieds de ses autels.

Le lendemain Zamé envoya savoir si j'étais éveillé, et comme on me vit
debout, on me dit qu'il m'attendait; je le trouvai dans la même salle où
j'avais été reçu la veille.

Jeune étranger, me dit-il, j'ai cru que vous sériez bien-aise de savoir
quel est celui qui vous reçoit, que vous apprendriez avec plaisir
pourquoi vous trouvez à l'extrémité de la terre un homme qui parle la
même langue que vous, et qui paraît connaître votre Patrie.
Asseyez-yous, et m'écoutez.




_Fin de la troisième Partie_.




Notes:

[1] Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placé sans
motif, et qu'on peut lire, ou passer à volonté, commettrait une faute
bien lourde.

[2] Il est à propos de remarquer ici en passant qu'il n'y a point de
ville en France où le Clergé soit plus détestable qu'à Lyon; on a
toujours dit, et avec raison, que le corps des Curés de Paris composait
l'assemblée des plus honnêtes gens de la Capitale; on peut affirmer
positivement tout le contraire de ceux de Lyon: la fourberie, la
cupidité, l'ignorance et le libertinage, voilà les traits qui le
caractérisent.

[3] Après les Athéniens, il n'y avait point En Grèce de forces maritimes
égales à celles De l'isle de Corcire, aujourd'hui Corfou, aux Vénitiens.
Homère, dans son Odissée, donne une grande idée des richesses et de la
puissance de cette isle.

[4] Il ne faut pas s'étonner si de tels principes, manifestés dès
long-tems par notre auteur, le faisaient gémir à la Bastille, où la
révolution le trouva. (_Note de l'Éditeur_.)

[5] Salé était encore au milieu de ce siècle une république
indépendante, dont les citoyens étaient aussi habiles corsaires que bons
commerçans; elle fut soumise par le monarque actuel sous le règne de son
père.

[6] On recule d'effroi à ce récit; il est affreux, sans doute; mais si
c'est un crime que d'être vaincu, chez ces barbares, pourquoi ne leur
est-il pas permis de punir alors les criminels par ce supplice, comme
nous punissons les nôtres, par des supplices à-peu-près semblables. Or,
si la même horreur se trouve chez deux Nations, l'une, parce qu'elle y
procède avec un peu plus de cérémonie, n'a pourtant pas le droit
d'invectiver l'autre; il n'y a plus que je philosophe qui admet peu de
crimes et qui ne tue point, qui soit fondé à les invectiver toutes deux.

[7] Sublimes réflexions du magnifique exorde de l'immortel ouvrage de M.
Rainal, ouvrage qui a fait à la fois la gloire de l'écrivain qui le
composa, et la honte de la nation qui osa le flétrir. O Rainal, ton
siècle et ta patrie ne te méritaient pas.

[8] C'est un des objets de luxe des monarques nègres, d'avoir de ces
sortes de femmes dans leur palais, quelques affreuses qu'elles soient;
ils en jouissent par raffinement. Tous les hommes ne sont donc pas
également aiguillonnés à l'acte de la jouissance, par des motifs
semblables, il est donc possible que ce qui est singulièrement, beau
comme ce qui est excessivement laid, puisse indifféremment exciter, en
raison, seulement de la différence des organes. Il n'y a aucune règle
certaine sur cet objet, et la beauté n'a rien de réel, rien qui ne
puisse être contesté; elle peut être observée sous tel rapport, dans un
climat, et sous tel autre, dans un climat différent. Or, dès que tous
les habitans de la terre ne s'accordent pas unanimement sur la beauté;
il est donc possible que dans une même nation, les uns pensent qu'une
chose affreuse est fore belle, pendant que d'autres penseront qu'une
chose fort belle, est affreuse. Tout est affaire de goût et
d'organisation; et il n'y a que les sots qui, sur cela, comme sur tout
ce qui y tient, puissent imaginer le pédantisme de la règle.

[9] La plus délicate, dit-on, est celle des petits garçons: un berger
allemand ayant été contraint par le besoin de se repaître de cet affreux
mets, continua depuis par goût, et certifia que la viande de petit
garçon était la meilleure: une vieille femme, au Brésil, déclara à
Pinto, Gouverneur Portugais, absolument la même chose: Saint-Jérôme
assure le même fait, et dit que dans son voyage en Irlande, il trouva
cette coutume de manger des enfans mâles établie par les bergers; ils en
choisissaient, dit-il, les parties charnues. Voyez pour les deux faits
ci-dessus le second Voyage de Cook, tome II, page 221 et suivantes.

[10] L'antropophagie n'est certainement pas un crime; elle peut en
occasionner, sans doute, mais elle est, indifférente par elle-même. Il
est impossible de découvrir quelle en a été la première cause: MM.
Meunier, Paw et Cook ont beaucoup écrit sur cette matière sans réussir à
la résoudre; le second paraît être celui qui l'a le mieux analysée dans
ses recherches sur les Américains, tome I, et cependant, quand on en a
lu et relu ce passage, on ne se trouve pas plus instruit qu'on ne
l'était auparavant. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette coutume a été
générale sur notre planète, et qu'elle est aussi ancienne que le monde;
mais la cause: le premier motif qui fit exposer un quartier d'homme sur
la table d'un autre homme, est absolument indéfinissable; en analysant,
on ne trouve pourtant que quatre raisons qui aient pu légitimer cette
coutume. Superstition ou religion, ce qui est presque toujours synonime;
appétit désordonné, provenant de la même cause que les vapeurs
hystériques des femmes; vengeance, plusieurs traits d'histoire appuient
ces trois motifs; raffinement dépravé de débauche ou besoin, ce que
confirment d'autres traits d'histoire; mais il est impossible de dire
lequel de ces motifs fît naître la coutume: une nation toute entière ne
commença sûrement pas; quelque particulier, par l'un de ces quatre
motifs, rendit compte de ce qu'il avait éprouvé, il se loua de cette
nourriture, et la nation suivit peu à peu cet exemple. Ce ne serait pas,
ce me semble, un sujet indigne des académies, que de proposer un prix
pour celui qui dévoilerait l'incontestable origine de cette coutume.

[11] Une chose singulière, sans doute, est que cet avilissement des
femmes enceintes ait été retrouvé dans les isles fortunées de la mer du
Sud par le Capitaine Cook: il y a quelques pays en Asie et en Amérique
où cette coutume est la même.

[12] Le pauvre Sarmiento ignorait combien cette imbécile politique avait
mal réussi en France à quelques-uns des gens dont il parle: on congédia
le sieur Sartine quand il voulut employer ce plat moyen. Il est vrai que
peu de gens en place avaient aussi impunément et mal-adroitement volé.
Arrivé d'Espagne, clerc de Procureur à Paris, s'y trouver six cent mille
livres de rente au bout de trente ans, et oser dire qu'on ne peut plus
être utile au Roi, parce qu'on se ruine à son service, est une
effronterie rare et bien digne du méprisable aventurier dont il s'agit
ici; mais que ces insolens fripons-là n'avoient pas été privés de leur
liberté, ou de leurs biens, et même de leurs jours, tandis qu'on pendait
un malheureux valet pour cinq sols: voilà de ces contradictions bien
faites pour faire mépriser le gouvernement qui les tolérait.

[13] On appelle Esprits animaux, ce fluide électrique, qui circule dans
lés cavités de nos nerfs; il n'est aucune de nos sensations, qui ne
naissent de l'ébranlement causé à ce fluide; il est le sujet de la
douleur et du plaisir; c'est, en un mot, la seule âme admise par les
philosophes modernes. Lucrèce eut bien mieux raisonné, s'il eût connu ce
fluide, lui dont tous les principes tournaient autour de cette vérité,
sans venir à bout de la saisir.

[14] «Rien de plus aisé à concevoir, dit Fontenelle, (le plus délicat de
nos poëtes, pourtant,) qu'on puisse être heureux en amour, par une
personne que l'on ne rend point heureuse; il y a des plaisirs
solitaires, qui n'ont nul besoin de se communiquer, et dont on jouit
très-délicieusement, quoi qu'on ne les donne pas; ce n'est qu'un pur
effet de l'amour-propre ou de la vanité, que le désir de faire le
bonheur des autres; c'est une fierté insupportable, de ne consentir â
être heureux, qu'à condition de rendre la pareille.... Un sultan, dans
son sérail, n'est-il pas mille fois plus modeste; il reçoit des plaisirs
sans nombre, et ne se pique d'en rendre aucun.... Que l'on étudie bien
le coeur de l'homme, on y trouvera que cette délicatesse tant estimée,
n'est qu'une dette que l'on paye à l'orgueil; on ne veut rien devoir».
Dialogue des morts, Soliman et Juliette de Gonzagues, page 183 et suiv.

Ce sentiment se trouve dans Montesquieu, dans Helvétius, dans la
Mettrie, & c. et sera toujours celui des vrais philosophes.]

[15] Cette différence est portée jusqu'à 3.982 livres d'air, desquels
nous sommes plus ou moins pressés dans les variations du temps. Est-il
étonnant, d'après cela, que nous éprouvions une différence aussi
sensible dans notre organisation d'une saison à l'autre.

[16] Il est vraisemblable que ce peuple tient cette exécrable coutume,
de ses voisins les Hottentots, où elle est générale; une chose plus
singulière est que le capitaine Cook l'ait trouvée dans plusieurs de ses
découvertes, et particulièrement à la nouvelle Zélande.

[17] La bravoure et la férocité ont un sens où elles peuvent se
confondre. En quoi consiste la bravoure? à étouffer les sentimens
naturels, qui nous portent à notre conservation; dans la férocité, il
s'agit de la conservation des autres; mais le mouvement est toujours
d'étouffer la loi naturelle, on a donc eu tort de dire, qu'un homme
féroce n'était jamais brave; le courage, à le bien prendre, n'est qu'une
sorte de férocité, et ne peut être compris, philosophiquement parlant,
que dans la classe des vices; nos seuls préjugés en font une vertu; mais
nos préjugés sont toujours bien loin de la nature.

[18] Le rival de Dieu est peint sous l'emblème du serpent: nous savons
l'histoire du serpent d'airain, chez les juifs; le culte du serpent, en
un mot, est universel; l'instrument que nous employons dans nos églises,
sous cette forme, est un reste de cette idolâtrie.

[19] Ce peuple n'est pas le seul dominé par cette opinion; un des
personnages de la scène entrera bientôt dans un plus grand détail sur
ces usages. Nous y renvoyons le lecteur.

[20] Voici sans doute l'endroit où Sarmiento doit, suivant ce qu'il a
dit, contrarier ses principes; car nous avons vu et nous verrons encore
qu'il est bien loin d'être le partisan de l'égalité, il arrive souvent
que pour étayer un système, quand on le discute avec un homme prévenu,
on est obligé de donner entorse à quelqu'un de ses principes, pour mieux
convaincre l'adversaire en parlant de ses moeurs ou des opinions qu'il
a. Il est clair que c'est ici l'histoire du Portugais.

[21] A combien peu d'années seroit réduit le temps de cette fertilité,
si l'on avoit, en supposant la femme grosse tous les ans, retranché les
neuf mois, où quelque semence que le champ reçoive, il ne peut plus
cependant rapporter; la fertilité de la femme qu'on suppose, ne
s'entendroit plus qu'à 80 mois sur 70 ans. Quelle preuve de plus pour
l'assertion.

[22] Voyez Plutarque, vie de Solon et de Licurgue.

[23] «Quant aux peines infligées contre l'ennemi des plaisirs purs et
chastes de la nature, elles doivent dépendre du caractère de la nation
que gouverne le législateur; sans cela, la loi qui protège les moeurs
peut devenir aussi dangereuse que leur infraction.» _Philosophie de la
Nature_, tome I, page 267.

[24] Les rigueurs théocratiques étayent toujours l'aristocratie; la
religion n'est que le moyen de la tyrannie, elle la soutient, elle lui
prête des forces. Le premier devoir d'un Gouvernement libre, ou qui
recouvre sa liberté, doit être incontestablement le brisement total de
tous les freins religieux; bannir les Rois, sans détruire le culte
religieux, c'est ne couper qu'une des têtes de l'hydre; la retraite du
despotisme est le parvis des temples; persécuté dans un État, c'est-là
qu'il se réfugie, et c'est de là qu'il reparaît pour renchaîner les
hommes quand on a été assez mal-adroit pour ne pas l'y poursuivre en
détruisant et son perfide asyle et les scélérats qui le lui donnent.

[25] La racine de l'_igname_ est longue d'un pied et demi dans les
bonnes terres; elle se plante en Décembre: on connaît sa maturité
lorsque ses feuilles se flétrissent: on la coupe en morceaux, on la
mange rôtie sur la braise; ou bien on la fait bouillir avec de la chair
salée; elle sert quelque fois de pain: on en fait aussi des bouillies
agréables; les nègres en font du langou et du pain.

[26] Je le répète, il en sera toujours de même dans tous les
Gouvernemens despotiques, et jamais un peuple sage ne réussira à se
défaire de l'un de ces jougs, s'il ne secoue l'autre.

[27] Animal de 17 pieds de haut, qu'on trouve aussi chez les Hottentots,
voisins de ces peuples. Voyez les Voyages Bougainville, p. 402, tome II.

[28] Paw parle de cette même plante comme indigène de l'Amérique.

[29] Ville d'Italie où enseignait Pithagore.



       *       *       *       *       *



ALINE ET VALCOUR,

ou

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

par

D.A.F. DE SADE


       *       *       *       *       *

TOME II.

QUATRIÈME PARTIE.


       *       *       *       *       *

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

1795.


       *       *       *       *       *


     Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
     Cum dare conantur prius oras pocula circum
     Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
     Ut puerum aetas improvida ludificetur
     Labrorum tenus; interea perpotet amarum
     Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,
     Sed potius tali tacta recreata valescat.

                               Luc. Lib. 4.



       *       *       *       *       *

SUITE DE LA LETTRE 35e.

_Déterville à Valcour_.


HISTOIRE DE ZAMÉ.


Sur la fin du règne de Louis XIV, dit Zamé, un vaisseau de guerre
français voulant passer de la Chine en Amérique, découvrit cette isle,
qu'aucun navigateur n'avait encore aperçue, et sur laquelle aucun n'a
paru depuis; l'équipage y séjourna près d'un mois, abusa de l'état de
faiblesse et d'innocence dans lequel il trouva ce malheureux peuple, et
y commit beaucoup de désordre. Au moment du départ, un jeune Officier du
vaisseau, devenu éperdument amoureux d'une femme de cette contrée, se
cacha, laissa partir ses compatriotes, et dès qu'il les crut éloignés,
assemblant les chefs de la nation, il leur déclara par le moyen de la
femme qu'il aimait, et avec laquelle il était venu à bout de s'entendre,
qu'il n'était resté dans l'île que par l'excessif attachement qu'un si
bon peuple lui avait inspiré; qu'il voulait le garantir des malheurs que
lui présageait la découverte que sa nation venait d'en faire, puis
montrant aux chefs réunis un canton de cette île où nous sommes assez
malheureux pour avoir une mine d'or: «Mes amis, leur dit-il, voilà ce
qui irrite la soif des gens de ma patrie, ce vil métal, dont vous
ignorez l'usage, que vous foulez aux pieds sans y prendre garde, est le
plus cher objet de leurs désirs; pour l'arracher des entrailles de votre
terre, ils reviendront en force, ils vous subjugueront, ils vous
enchaîneront, ils vous extermineront, et ce qui sera pis peut-être, ils
vous relégueront, comme ils font chaque jour, eux et leurs voisins (les
Espagnols), dans un continent à quelques cents lieues de vous, dont vous
ne connaissez pas la situation, et qui abonde également en ces sortes de
richesses. J'ai cru pouvoir vous sauver de leur rapacité en demeurant
parmi vous, connaissant leur manière de s'emparer d'une île, je pourrai
la prévenir; sachant comme ils viendront vous combattre, je pourrai vous
enseigner à vous défendre, peut-être enfin vous ravirai-je à leur
cupidité: fournissez-moi les moyens d'agir, et pour unique récompense
accordez-moi celle que j'aime.»

Il n'y eut qu'une voix: sa maîtresse lui fut accordée, et on lui donna
dès l'instant tous les secours qu'il pouvait exiger pour exécuter ce
qu'il annonçait.

Il parcourut l'île, et la trouvant d'une forme ronde, ayant environ
cinquante lieues de circonférence, entièrement environnée de rochers,
excepté par le seul côté où vous êtes venu, il ne la jugea que dans
cette partie susceptible des défenses de l'art; peut-être n'avez-vous
pas observé la manière dont il a rendu ce port inabordable, nous irons
le visiter tantôt, et je vous convaincrai sur les lieux même, que si
nous n'avions jugé votre faiblesse et votre embarras pour seules causes
de votre arrivée dans notre île; vous n'y seriez pas venu avec tant de
facilité. Cette partie, la seule par laquelle on puisse parvenir à
_Tamoé_, fut donc fortifiée par lui à l'européenne; il, y ménagea des
batteries qui n'ont pu être perfectionnées et remplies que par moi; il
leva une milice, établit une garnison dans un fort construit à l'entrée
de la baye, et plut tellement à la nation enfin, par la sagesse de ses
soins et la supériorité de ses vues, que son beau-père, un de nos
principaux chefs, étant mort, il fut unanimement élu souverain de l'île:
de ce moment il en changea la constitution; il fit sentir que la
perfection de son entreprise exigeait que le gouvernement fût
héréditaire, afin qu'inculquant ses desseins à celui qui lui
succéderait, cet héritier pût être à portée de les suivre et de les
améliorer. On y consentit.... Telle fut l'époque où je vis le jour; je
suis le fruit de l'hymen de cet homme si cher à la nation, ce fut à moi
qu'il confia ses vues, et c'est moi qui suis assez heureux pour les
avoir remplies.

Je ne vous parlerez point de son administration; il ne put que commencer
ce que j'ai fini; en vous détaillant mes opérations, vous connaîtrez les
siennes: revenons à ce qui les précéda.

Dès que j'eus atteint l'âge de 15 ans, mon père en passa 5 à m'apprendre
l'histoire, la géographie, les mathématiques, l'astronomie, le dessein,
et l'art de la navigation; puis m'ayant conduit sur le terrain de la
mine dont il craignait que les richesses n'attirassent ses compatriotes:
tirons de ceci, me dit-il, ce qu'il faut pour vous faire voyager avec
autant de magnificence que d'utilité: on ne peut malheureusement sortir
d'ici, saris que ce métal ne devienne nécessaire; mais continuez à le
laisser dans le mépris aux yeux de cette nation simple et heureuse, qui
ne le connaîtrait qu'en se dégradant. Qu'elle ne cesse d'être persuadé
que l'or n'ayant qu'une valeur fictive, il devient nul aux yeux d'un
peuple assez sage pour n'avoir pas admis cette extravagance. Ayant
ensuite fait remplir quelques coffres de ce métal, il fit couvrir et
cultiver l'endroit dont il l'avait tiré, afin d'en faire oublier jusqu'à
la trace; et m'ayant fait embarquer sur un grand bâtiment qu'il avait
fait construire d'après ces desseins, dans la seule vue de ce voyage; il
m'embrassa, et me dit les larmes aux yeux: «O toi que je ne reverrai
peut-être jamais, toi que je sacrifie au bonheur de la nation qui
m'adopte, va connaître l'univers, mon fils, va prendre chez tous les
peuples de la terre ce qui te paraîtra le plus avantageux à la félicité
du tien. Fais comme l'abeille, voltige sur toutes les fleurs, et ne
rapporte chez toi que le miel; tu vas trouver parmi les hommes beaucoup
de folie avec un peu de sagesse, quelques bous principes mêlés à
d'affreuses absurdités.... Instruis-toi, apprends à connaître tes
semblables avant d'oser le gouverner.... Que la pourpre des rois ne
t'éblouisse point, démêle les sous la pompe où se dérobent leur
médiocrité, leur despotisme et leur indolence. Mon ami, j'ai toujours
détesté les rois, et ce n'est pas un trône, que je te destine, je veux
que tu sois le père, l'ami de la nation qui nous adopte; je veux que tu
sois son législateur, son guide, ce sont des vertus qu'il lui faut
donner, en un mot, et non pas des fers. Méprise souverainement ces
tyrans, que l'Europe va dévoiler à les regards, tu les verras par-tout
entourés d'esclaves, qui leur déguisent la vérité, par ce que ces
favoris auraient trop à perdre en la leur montrant; ce qui fait que les
rois ne l'aiment point, c'est qu'ils se mettent presque toujours dans le
cas de la craindre: le seul moyen de ne la pas redouter est d'être
vertueux; celui qui marche à découvert, celui dont la conscience est
pure, ne craint pas qu'on lui parle vrai; mais celui dont le coeur est
souillé, celui qui n'écoute que ses passions, aime l'erreur et la
flatterie, parce qu'elle lui cachent les maux qu'il fait, parce qu'elles
allègent le joug dont il accable, et qu'elles lui montrent toujours ses
sujets dans la joie, quand ils sont noyés dans les larmes. En démêlant
la cause qui engage les courtisans à la flatterie, qui les contraints à
jeter un voile épais sur les yeux de leur maître, tu dévoileras les
vices du gouvernement; étudie-les pour les éviter; l'obligation défaire
la félicité de son peuple est si essentielle, il est si doux d'y
parvenir, si affreux d'échouer, qu'un législateur ne doit avoir
d'instans heureux dans la vie, que ceux où ses efforts réussissent.

La diversité des cultes va te surprendre; par-tout tu verras l'homme
infatué du sien, s'imaginer que celui-là seul est le bon, que celui-là
seul lui vient d'un Dieu qui n'en a jamais dit plus à l'un qu'à l'autre;
en les examinant philosophiquement tous, songe que le culte n'est utile
à l'homme, qu'autant qu'il prête des forces à la morale, qu'autant qu'il
peut devenir un frein à la perversité; il faut pour cela qu'il soit pur
et simple: s'il n'offre à tes yeux que de vaines cérémonies, que de
monstrueux dogme, et que d'imbéciles mystères, fuis ce culte, il est
faux, il est dangereux, il ne serait dans ta nation qu'une source
intarissable de meurtres et de crimes, et tu deviendrais aussi coupable
en l'apportant dans ce petit coin du monde, que le furent les vils
imposteurs qui le répandirent sur sa surface. Fuis-le, mon fils,
déteste-le ce culte, il n'est l'ouvrage que de la fourberie des uns et
de la stupidité des autres, il ne rendrait pas ce peuple meilleur. Mais
s'il s'en présente un à tes yeux, qui, simple dans sa doctrine, qui,
vertueux dans sa morale, méprisant tout faste, rejetant toutes fables
puériles, n'ait pour objet que l'adoration d'un seul Dieu, saisis
celui-là, c'est le bon; ce ne sont point par des singeries révérées là,
méprisées ici, que l'on peut plaire à l'Éternel, c'est par la pureté de
nos coeurs, c'est par la bienfaisance.... S'il est vrai qu'il y ait un
Dieu, voilà les vertus qui le forment, voilà les seules que l'homme
doive imiter. Tu t'étonneras de même de la diversité des loix: en les
examinant toutes avec l'égale attention que je viens d'exiger de toi
pour les cultes, songe que la seule utilité des loix est de rendre
l'homme heureux; regarde comme faux et atroce tout ce qui s'écarte de ce
principe.

La vie de l'homme est trop courte pour arriver seul au but que je me
proposais; je n'ai pu que te préparer la voie, c'est à toi d'achever la
carrière; laisse nos principes à tes enfans, et deux ou trois
générations vont placer ce bon peuple au comble de la félicité.... Pars.

Il dit: me renouvela ses embrassemens... et les flots m'emportèrent. Je
parcourus le monde entier; je fus vingt ans absent de ma patrie; et je
ne les employai qu'à connaître les hommes; me mêlant avec eux sous
toutes sortes de déguisemens, tantôt comme le fameux Empereur de Russie,
compagnon de l'artiste et de l'agriculteur, j'apprenais avec l'un à
construire un vaisseau, à conserver des traits chéris sur la toile, à
modeler la pierre ou le marbre, à édifier un palais, à diriger des
manufactures; avec l'autre, la saison de semer les grains, la
connaissance des terres qui leur sont propres, la manière de cultiver
les plantes, de greffer, de tailler les arbres, de diriger les jeunes
plants, de les fortifier; de moissonner le grain, de l'employer à la
nourriture de l'homme.... M'élevant au-dessus de ces états, le poëte
embellissait mes idées, il leur donnait de la vigueur et du coloris, il
m'enseignait l'art de les peindre; l'historien, celui de transmettre les
faits à la postérité, de faire connaître les moeurs de toutes les
nations; je m'instruisais avec le ministre des autels dans la science
inintelligible des dieux; le suppôt des loix me conduisait à celle plus
chimérique encore, d'enchaîner l'homme pour le rendre meilleur; le
financier me dirigeait dans la levée des impôts, il me développait le
système atroce de n'engraisser que soi de la substance du malheureux, et
de réduire le peuple à la misère, sans rendre l'état plus florissant; le
commerçant, bien plus cher à l'état, m'apprenait à équivaloir les
productions les plus éloignées aux monnaies fictives de la nation, à les
échanger, à se lier par le fil indestructible de correspondance à tous
les peuples du monde, à devenir le frère et l'ami du chrétien comme de
l'Arabe, de l'adorateur de Foé, comme du sectateur d'Ali, à doubler ses
fonds en se rendant utile à ses compatriotes, à se trouver, en un mot,
soi et les siens, riches de tous les dons de l'art et de la nature,
resplendissant du luxe de tous les habitans de la terre, heureux de
toutes leurs félicités, sans avoir quitté ses lambris. Le négociateur,
plus souple, m'initiait dans les intérêts des princes; son oeil perçant
le voile épais des siècles futurs, il calculait, il appréciait avec moi
les révolutions de tous les empires, d'après leur état actuel, d'après
leurs moeurs et leurs opinions, mais en m'ouvrant le cabinet des
princes, il arrachait des larmes de mes yeux, il me montrait dans tous,
l'orgueil et l'intérêt immolant le peuple aux pieds des autels de la
fortune, et le trône de ces ambitieux élevé par-tout sur des fleuves de
sang. L'homme de cour, enfin, plus léger et plus faux, m'apprenait à
tromper les rois, et les rois seuls ne m'apprenaient qu'à me désespérer
d'être né pour le devenir.

Par-tout je vis beaucoup de vices et peu de vertus; par-tout je vis la
vanité, l'envie, l'avarice et l'intempérance asservir le faible aux
caprices de l'homme puissant; par-tout je pus réduire l'homme en deux
classes, toutes deux également à plaindre: dans l'une, le riche esclave
de ses plaisirs; dans l'autre, l'infortuné, victime du sort; et je
n'aperçus jamais ni dans l'une, l'envie d'être meilleure, ni dans
l'autre, la possibilité de le devenir, comme si toutes deux n'eussent
travaillé qu'à leur malheur commun, n'eussent cherché qu'à multiplier
leurs entraves: je vis toujours la plus opulente augmenter ses fers en
doublant ses désirs; et la plus pauvre, insultée, méprisée par l'autre,
n'en pas même recevoir l'encouragement nécessaire à soutenir le poids du
fardeau: je réclamai l'égalité, on me la soutint chimérique; je
m'aperçus bientôt que ceux qui la rejetaient n'étaient que ceux qui
devaient y perdre, de ce moment je la crus possible... que dis-je! de
ce moment je la crus seule faite pour la félicité d'un peuple[1]; tous
les hommes sortent égaux des mains de la nature, l'opinion qui les
distingue est fausse; par-tout où ils seront égaux, ils peuvent être
heureux; il est impossible qu'ils le soient où les différences
existeront. Ces différences ne peuvent rendre, au plus, qu'une partie de
la nation heureuse, et le législateur doit travailler à ce qu'elles le
soient toutes également. Ne m'objectez point les difficultés de
rapprocher les distances, il ne s'agit que de détruire les opinions et
d'égaliser les fortunes, or cette opération est moins difficile que
l'établissement d'un impôt.

A la vérité, j'avais moins de peine qu'un autre, j'opérais sur une
nation encore trop près de l'état de nature, pour s'être corrompue par
ce faux système des différences; je dus donc réussir plus facilement.

Le projet de l'égalité admis, j'étudiai la seconde cause des malheurs de
l'homme, je la trouvai dans ses passions, perpétuellement entr'elles et
des loix, tour-à-tour victime des unes ou des autres, je me convainquis
que la seule manière de le rendre moins malheureux, dans cette partie,
était qu'il eût et moins de passions et moins de loix. Autre opération
plus aisée qu'on ne se l'imagine: en supprimant le luxe, en introduisant
l'égalité, j'anéantissais déjà l'orgueil, la cupidité, l'avarice et
l'ambition. De quoi s'enorgueillir quand tout est égal, si ce n'est de
ses talens ou de ses vertus; que désirer, quelles richesses enfouir,
quel rang ambitionner, quand toutes les fortunes se ressemblent, et que
chacun possède au-delà de ce qui doit satisfaire ses besoins? Les
besoins de l'homme sont égaux: _Appicius_[2] n'avait pas un estomac plus
vaste que _Diogène_, il fallait pourtant vingt cuisiniers à l'un, tandis
que l'autre dînait d'une noix: tous les deux mis au même rang, Diogène
n'eût pas perdu, puisqu'il aurait en plus que les choses simples, dont
il se contentait, et Appicius, qui n'aurait eu que le nécessaire, n'eût
souffert que dans l'imagination: _Si vous voulez vivre suivant la
nature_, disait Épicure, _vous ne serez jamais pauvre; si vous voulez
vivre suivant l'opinion, vous ne serez jamais riche: la nature demanda
peu, l'opinion demande beaucoup_.

Dès mes premières opérations, me dis-je, j'aurai donc des vices de
moins; or, la multiplicité des loix devient inutile quand les vices
diminuent: ce sont les crimes qui ont nécessité les loix; diminuez la
somme des crimes, convenez que telle chose que vous regardiez comme
criminelle, n'est plus que simple, voilà la loi devenue inutile; or,
combien de fantaisies, de misères, n'entraînent aucune lézion envers la
société, et qui, justement appréciées par un législateur philosophe,
pourraient ne plus être regardées comme dangereuses, et encore moins
comme criminelles. Supprimez encore les loix que les tyrans n'ont faites
que pour prouver leur autorité et pour mieux enchaîner les hommes à
leurs caprices; vous trouverez, tout cela fait, la masse des freins
réduire à-bien peu de choses, et par conséquent l'homme qui souffre du
poids de cette masse, infiniment soulagé. Le grand art serait de
combiner le crime avec la loi, de faire en sorte que le crime quelqu'il
fût, n'offensât que médiocrement la loi, et que la loi, moins rigide, ne
s'appesantit que sur fort peu de crimes, et voilà encore ce qui n'est
pas difficile, et où j'imagine avoir réussi: nous y reviendrons.

En établissant le divorce, je détruisais presque tous ces vices de
l'intempérance; il n'en resterait plus aucun de cette espèce, si j'eusse
voulu tolérer l'inceste comme chez les Brames, et la pédérastie comme au
Japon; mais je crus y voir de l'inconvénient; non que ces actions en
aient réellement par elles-mêmes, non que les alliances au sein des
familles n'aient une infinité de bons résultats, et que la pédérastie
ait d'autre danger que de diminuer la population, tort d'une bien légère
importance, quand il est manifestement démontré que le véritable bonheur
d'un état consiste moins dans une trop grande population, que dans sa
parfaite relation entre son peuple et ses moyens[3]; si je crus donc ces
vices nuisibles, ce ne fut que relativement à mon plan d'administration,
parce que le premier détruisait l'égalité, que je voulais établir, en
agrandissant et isolant trop les familles; et que le second, formant une
classe d'hommes séparée, qui se suffisait à elle-même, dérangeait
nécessairement l'équilibre qu'il m'était essentiel d'établir. Mais comme
j'avais envie d'anéantir ces écarts, je me gardai bien de les punir; les
autoda-fé de Madrid, les gibets de la Grève m'avaient suffisamment
appris que la véritable façon de propager l'erreur, était de lui dresser
des échafauds; je me servis de l'opinion, vous le savez, c'est la reine
du monde; je semai du dégoût sur le premier de ces vices, je couvris le
second de ridicules, vingt ans les ont anéantis, je les perpétuais si je
me fusse servi de prisons ou de bourreaux.

Une foule de nouveaux crimes naissaient au sein de la religion, je le
savais; quand j'avais parcouru la France, je l'avais trouvée toute
fumante des bûchers de Merindol et de Cabrières: on distinguait les
potences d'Amboise; on entendait encore dans la capitale l'affreuse
cloche la Saint-Barthélemi; l'Irlande ruisselait du sang des meurtres
ordonnés pour des points de doctrine; il ne s'agissait en Angleterre que
des horribles dissensions des puritains et des non-conformistes. Les
malheureux pères de votre religion (les Juifs) se brûlaient en Espagne
en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient; on ne me
parlait en Italie que des croisades d'Innocent VI, passé-je en Ecosse,
en Bohême, en Allemagne, on ne me montrait chaque jour que des champs de
bataille où des hommes avaient charitablement égorgé leurs frères pour
leur apprendre à adorer Dieu[4]. Juste ciel! m'écriai-je, sont-ce donc
les furies de l'enfer que ces frénétiques servent? quelle main barbare
les pousse à s'égorger ainsi pour des opinions? est-ce une religion
sainte que celle qui ne s'étaie que sur des monceaux de morts, que celle
qui ne stigmatise ses cathécumènes qu'avec le sang des hommes! Eh que
t'importe, Dieu juste et saint, que t'importe nos systèmes et nos
opinions! Que fait à ta grandeur la manière dont l'homme t'invoque,
c'est que tu veux, c'est qu'il soit juste; ce qui te plaît, c'est qu'il
soit humain:tu n'exiges ni génuflexions, ni cérémonies; tu n'as besoins
ni de dogmes, ni de mystères; tu ne veux que l'effusion des coeurs, tu
n'attends de nous que reconnaissance et qu'amour.

Dépouillons ce culte, me dis-je alors, de tout ce qui peut être matière
à discussion, que sa simplicité soit telle, qu'aucune secte n'en puisse
naître; je vous ferai voir ce bon peuple adorant Dieu, et vous jugerez
s'il est possible qu'il se partage jamais sur la façon de le servir.
Nous croyons l'Éternel assez grand, assez bon pour nous entendre sans
qu'il soit besoin de médiateur; comme nous ne lui offrons de sacrifices
que ceux de nos âmes, comme nous n'avons aucune cérémonie, comme c'est à
Dieu seul que nous demandons le pardon de nos fautes, et des secours
pour les éviter; que c'est à lui seul que nous avouons mentalement
celles qui troublent notre conscience, les prêtres nous sont devenus
superflus, et nous n'avons plus redouté, en les bannissant à jamais, de
voir massacrer nos frères pour l'orgueil ou l'absurdité d'une espèce
d'individus inutile à l'État, à la nature, et toujours funeste à la
société.

Oui, dis-je, je donnerai des lois simples à cet excellent peuple, mais
la peine de mort en punira-t-elle l'infracteur? A Dieu ne te plaise. Le
souverain être peut disposer lui seul de la vie des hommes? je me
croirais criminel moi-même à l'instant où j'oserais usurper ces droits.
Accoutumés à vous forger un Dieu barbare et sanguinaire, vous autres
Européens, accoutumés à supposer un lieu de tourmens, où vont tous ceux
que Dieu condamne, vous avez cru imiter sa justice, en inventant de même
des macérations et des meurtres; et vous n'avez pas senti que vous
n'établissiez cette nécessité du plus grand des crimes, (la destruction
de son semblable) que vous ne l'établissiez, dis-je, que sur une chimère
née de vos seules imaginations. Mon ami, continua cet honnête homme, en
me serrant les mains, l'idée que le mal peut jamais amener le bien, est
un des vertiges le plus effrayant de la tête des sots. L'homme est
faible, il a été crée tel par la main de Dieu; ce n'est, ni à moi de
sonder, sur cela, les raisons de la puissance suprême, ni à moi, d'oser
punir l'homme d'être ce qu'il faut nécessairement qu'il soit. Je dois
mettre tous les moyens en usage pour tâcher de le rendre aussi bon qu'il
peut l'être, aucuns pour le punir de n'être pas comme il faudrait qu'il
fût. Je dois l'éclairer, tout homme a ce droit avec ses semblables; mais
il n'appartient à personne de vouloir régler les actions des autres. Le
bonheur du peuple est le premier devoir que m'impose la volonté de
l'Éternel, et je n'y travaille pas en l'égorgeant. Je veux bien donner
mon sang pour épargner le sien, mais je ne veux pas qu'il en perde une
goûte pour ses faiblesses ou pour mes intérêts. Si on l'attaque, il se
défendra, et si son sang coule alors, ce sera pour la seule défense de
ses foyers et non pour mon ambition. La nature l'afflige déjà d'assez de
maux, sans que j'en accumule que je n'ai nuls droits de lui imposer.
J'ai reçu de ces honnêtes citoyens, le pouvoir de leur être utile, je
n'ai pas eu celui de les affliger. Je serai leur soutien et non pas leur
persécuteur; je serai leur père, et non pas leur bourreau, et ces hommes
de sang qui prétendent au triste bonheur de massacrer leurs semblables,
ces vautours altérés de carnage, que je compare à des cannibales, je ne
les souffrirai pas dans cette isle, parce qu'ils y nuisent au lieu d'y
servir, parce qu'à chaque feuille de l'histoire des peuples qui les
souffrent, je vois ces hommes atroces, ou troubler les projets sages
d'un législateur, ou refuser de s'unir à la nation quand il est question
de sa gloire; enchaîner cette même nation si elle est faible,
l'abandonner si elle a de l'énergie, et que de tels monstres, dans un
État, ne sont que fort dangereux.

Ces projets admis, je m'occupai du commerce; celui de vos colonies
m'effraya. Quelle nécessité, me dis-je, de chercher des établissemens si
éloignés? Notre véritable bonheur, dit un de vos bons écrivains,
exige-t-il la jouissance des choses que nous allons chercher si loin?
Sommes-nous destinés à conserver éternellement des goûts factices? Le
sucre, le tabac, les épices, le café, etc. valent-ils les hommes que
vous sacrifiez pour ces misères?

Le commerce étranger, selon moi, n'est utile qu'autant qu'une nation a
trop ou trop peu. Si elle a trop, elle peut échanger son superflu contre
des objets d'agrément ou de frivolité; le luxe peut se permettre à
l'opulence: et si elle n'a pas assez, il est tout simple qu'elle aille
chercher ce qu'il lui faut. Mais vous n'êtes dans aucuns de ces cas en
France; vous avez fort peu de superflu et rien ne vous manque. Vous êtes
dans la juste position qui doit rendre un peuple heureux de ce qu'il a,
riche de son sol, sans avoir besoin ni d'acquérir pour être bien, ni
d'échanger pour être mieux. Ce pays abondant ne vous procure-t-il pas
au-delà de vos besoins, sans que vous soyez obligés ou d'établir des
colonies, ou d'envoyer des vaisseaux dans les trois parties du monde
pour ajouter à votre bien-être? Plus avantageusement situé qu'aucun
autre empire de l'Europe, vous auriez avec un peu de soin les
productions de toute la terre. Le midi de la Provence, la Corse, le
voisinage de l'Espagne, vous donneraient aisément du sucre, du tabac et
du café. Voilà dans la classe du superflu ce qu'on peut regarder comme
le moins inutile; et quand vous vous passeriez d'épices, cette privation
où gagnerait votre santé, pourrait-elle vous donner des regrets?
N'avez-vous pas chez vous tout ce qui peut servir à l'aisance du
citoyen, même au luxe de l'homme riche? Vos draps sont aussi beaux que
ceux d'Angleterre: Abbeville fournissait autrefois Rome la plus
magnifique des villes du monde; vos toiles peintes sont superbes, vos
étoffes de soye plus moelleuses qu'aucune de celles de l'Europe;
relativement aux meubles de fantaisie, aux ouvrages de goût, c'est vous
qui en envoyez à toute la terre. Vos Gobelins l'emportent sur Bruxelles,
vos vins se boivent par-tout et ont l'avantage précieux de s'améliorer
dans le passage. Vos bleds sont si abondans que vous êtes souvent
obligés d'en exporter[5]; vos huiles ont plus de finesse que celles
d'Italie, vos fruits sont savoureux et sains, peut-être avec des soins
auriez-vous ceux de l'Amérique; vos bois de chauffage et de construction
seront toujours en abondance quand vous saurez les entretenir.
Qu'avez-vous donc besoin du commerce étranger? Obligez les nations
étrangères à venir chercher dans vos ports le superflu que vous pouvez
avoir, n'ayez d'autre peine que de recevoir ou leur l'argent ou quelques
bagatelles de fantaisie en retour de ce superflu, mais n'équipez plus de
vaisseaux pour l'aller chercher, ne risquez plus sur cet élément
dangereux, un demi tiers de la nation qui expose ses jours pour
satisfaire aux caprices du reste, fatal arrangement qui vous donne des
remords quand vous voyez que vous n'obtenez vos jouissances qu'aux
dépends de la vie de vos semblables, pardon, mon ami, mais cette
considération à laquelle je vois qu'on ne pense jamais assez, entre
toujours dans mes calculs. On vous apportera tout pour obtenir de vous
ce que vous pouvez donner en retour, mais n'ayez point de colonies,
elles sont inutiles, elles sont ruineuses et souvent d'un danger bien
grand. Il est impossible de tenir dans une exacte subordination des
enfans si loin de leur mère. Ici je pris la liberté d'interrompre Zamé
pour lui apprendre l'histoire des colonies anglaises.--Ce que vous me
dites, reprit-il, je l'avais prévu, il en arrivera autant aux espagnols,
ou ce qui est plus vraisemblable encore, la république de Waginston
s'accroîtra peu à peu comme celle de Romulus, elle subjuguera d'abord
l'Amérique, et puis fera trembler la terre. Excepté vous, Français, qui
finirez par secouer le joug du despotisme, et par devenir républicains à
votre tour, parce que ce gouvernement est le seul qui convienne à une
nation aussi franche, aussi remplie d'énergie et de fierté que la
vôtre.[6]

Quoi qu'il en soit, je le répète, une nation assez heureuse pour avoir
tout ce qu'il lui faut chez elle, doit consommer ce qu'elle a, et ne
permettre l'exportation du superflu qu'aux conditions qu'on vienne le
chercher. En parcourant, un de ces jours, cette isle fortunée, nous
pourrons revenir sur cet objet, reprenons le fil de ce qui me regarde.

La résolution que je formai après l'étude de cette partie, fut donc de
rapporter dans mon isle, pour ajouter à ses productions naturelles, une
grande quantité de plantes européennes, dont l'usage me parut agréable;
de m'instruire dans l'art de diriger des manufactures, afin d'en établir
ici de relatives aux plantes que nous pourrions employer; de retrancher
tout objet de luxe, de jouir de nos productions améliorées ou augmentées
par nos soins, et de rompre entièrement tout fil de commerce, excepté
celui qui se fait intérieurement par le seul moyen des échanges. Nous
avons peu de voisins, deux ou trois isles au Sud, encore dans
l'incivilisation et dont les habitans viennent nous voir quelquefois;
nous leur donnons ce que nous avons de trop sans jamais rien recevoir
d'eux... ils n'ont rien de plus merveilleux que nous. Un commerce
autrement établi, ne tarderait pas à nous attirer la guerre; ils ne
connaissent pas nos forces; nous les écraserions, et l'épargne du sang
est la première règle de toutes mes démarches. Nous vivons donc en paix
avec ces isles voisines; je suis assez heureux pour leur avoir fait
chérir notre gouvernement: elles s'uniraient infailliblement à nous si
nous avions besoin de secours; mais elles nous seraient inutiles;
attaquées par l'ennemi, tous nos citoyens alors deviendraient soldats:
il n'en est pas un seul qui ne préférât la mort à l'idée de changer de
gouvernement: voilà encore un des fruits de ma politique; c'est en me
faisant aimer d'eux que je les ai rendu militaires; c'est en leur
composant un sort doux, une vie heureuse, c'est en faisant fleurir
l'agriculture, c'est en les mettant dans l'abondance de tout ce qu'ils
peuvent désirer, que je les ai liés par des noeuds indissolubles; en
s'opposant aux usurpateurs, ce sont leurs foyers qu'ils garantissent,
leurs femmes, leurs enfans, le bonheur unique de leur vie; et on se bat
bien pour ces choses là. Si j'ai jamais besoin de cette milice, un seul
mot fera ma harangue: mes enfans, leur dirai-je, voilà vos maisons,
voilà vos biens et voilà ceux qui viennent vous les ravir, marchons. Vos
souverains d'Europe ont-ils de tels intérêts à offrir à leurs
mercenaires qui, sans savoir la cause qui les meut, vont stupidement
verser leur sang pour une discussion qui non seulement leur est
indifférente, mais dont ils ne se doutent même pas. Ayez chez vous une
bonne et solide administration; ne variez pas ceux qui la dirigent au
plus petit caprice de vos souverains ou à la plus légère fantaisie de
leurs maîtresses; un homme qui s'est instruit dans l'art de gouverner,
un homme qui a le secret de la machine, doit être considéré et retenu;
il est imprudent de confier ce secret à tant de citoyens à la fois;
qu'arrive-t-il d'ailleurs quand ils sont sûrs de n'être élevés qu'un
instant? Ils ne s'occupent que de leurs intérêts et négligent
entièrement les vôtres. Fortifiez vos frontières, rendez-vous
respectables à vos voisins. Renoncez à l'esprit de conquêtes, et n'ayant
jamais d'ennemis, ne devant vous occuper qu'à garantir vos limites, vous
n'aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d'hommes en tout
tems; vous rendrez, en les reformant, cent mille bras à la charrue, bien
mieux placés qu'à porter un fusil qui ne sert pas quatre fois par siècle
et qui ne servirait pas une, par le plan que j'indique. Vous n'enlèverez
plus alors au père de famille des enfans qui lui sont nécessaires, vous
n'introduirez pas l'esprit de licence et de débauche parmi l'élite de
vos citoyens,[7] et tout cela pour le luxe imbécile d'avoir toujours une
armée formidable. Rien de si plaisant que d'entendre vos écrivains
parler tous les jours de population, tandis qu'il n'est pas une seule
opération de votre gouvernement qui ne prouve qu'elle est trop
nombreuse, et si elle ne l'était pas beaucoup trop, enchaînerait-il d'un
coté, par les noeuds du célibat, tous ces militaires pris sur la fleur
de la nation même, et ne rendrait-il pas de l'autre la liberté à cette
multitude de prêtres et de religieuses également liés par les chaînes
absurdes de l'abstinence. Puisque tout va, puisqu'il y a encore du
_trop_, malgré ces digues puissantes offertes à la population,
puisqu'elle est encore trop forte; malgré tout cela, il est donc
ridicule de se récrier toujours sur le même objet: me trompé-je?
Voulez-vous qu'elle soit plus nombreuse, est-il essentiel qu'elle le
soit? A la bonne heure, mais n'allez pas chercher pour l'accroître, les
petits moyens que vous alléguez. Ouvrez vos cloîtres, n'ayez plus de
milice inutile, et vos sujets quadrupleront.

Je passais un jour à Paris sur cette arène de Thémis, où les prestolets
de son temple, le frac élégant sous le cotillon noir, condamnent si
légèrement à la mort, en venant de souper chez leurs catins, des
infortunés qui valent quelquefois mieux qu'eux. On allait y donner un
spectacle à ces bouchers de chair humaine.... Quel crime a commis ce
malheureux, demandai-je? Il est pédéraste, me répondit-on; vous voyez
bien que c'est un crime affreux, il arrête la population, il la gêne, il
la détruit... ce coquin mérite donc d'être détruit lui-même.--Bien
raisonné, répondis-je à mon philosophe, Monsieur me paraît un génie....
Et suivant une foule qui s'introduisait non loin de là, dans un
monastère, je vis une pauvre fille de 16 ou 17 ans, fraîche et belle,
qui venait de renoncer au monde, et de jurer de s'ensevelir vive dans la
solitude où elle était.... Ami, dis-je à mon voisin, que fait cette
fille?--C'est une Sainte, me répondit-on, elle renonce au monde, elle va
enterrer dans le fond d'un cloître le germe de vingt enfans dont elle
aurait fait jouir l'État.--Quel sacrifice!--Oh! oui, Monsieur, c'est un
ange, sa place est marquée dans le Ciel.--Insensé, dis-je à mon homme,
ne pouvant tenir à cette inconséquence, tu brûles là un malheureux dont
tu dis que le tort est d'arrêter la propagation, et tu couronnes ici une
fille qui va commettre le même crime; accorde-toi, Français,
accorde-toi, ou ne trouve pas mauvais qu'un étranger raisonnable qui
voyage dans ta Nation, ne la prenne souvent pour le centre de la folie
ou de l'absurdité.

Je n'ai qu'un ennemi à craindre, poursuivit Zamé, c'est l'Européen
inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler
celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que
les siennes, désirant sans cesse un gouvernement meilleur, parce qu'on
ne sait pas lui rendre le sien doux; turbulent, féroce, inquiet, né pour
le malheur du reste de la terre, catéchisant l'Asiatique, enchaînant
l'Africain, exterminant le Citoyen du nouveau monde, et cherchant encore
dans le milieu des mers de malheureuses isles à subjuguer; oui, voilà le
seul ennemi que je craigne, le seul contre lequel je me battrai, s'il
vient; le seul, ou qui nous détruira, ou qui n'abordera jamais dans
cette isle; il ne le peut que d'un côté; je vous l'ai dit, ce côté est
fortifié de la plus sûre manière: vous y verrez les batteries que j'ai
fait établir; l'accomplissement de cet objet fut le dernier soin de mon
voyage, et le dernier emploi de l'or que m'avait donné mon père. Je fis
construire trois vaisseaux de guerre à Cadix, je les fis remplir de
canons, de mortiers, de bombes, de fusils, de balles, de poudre, de
toutes vos effrayantes munitions d'Europe, et fis déposer tout cela dans
le magasin du port qu'avait fait construire mon prédécesseur; les canons
furent mis dans leurs embrasures, cent jeunes gens s'exercent deux fois
le mois aux différentes manoeuvres nécessaires à cette artillerie; mes
Concitoyens savent que ces précautions ne sont prises que contre
l'ennemi qui voudrait nous envahir. Ils ne s'en inquiètent pas, ils ne
cherchent même point à approfondir les effets de ces munitions
infernales dont je leur ai toujours caché les expériences; les jeunes
gens s'exercent sans tirer; si la chose était sérieuse, ils savent ce
qui en résulterait, cela suffit. Avec les peuples doux qui m'entourent,
je n'aurais pas eu besoin de ces précautions; vos barbares compatriotes
m'y forcent, je ne les emploierai jamais qu'à regret.

Tel fut l'attirail formidable avec lequel, au bout de vingt ans, je
rentrai dans ma Patrie, j'eus le bonheur d'y retrouver mon père, et d'y
recevoir encore ses conseils; il fit briser les vaisseaux que j'amenai,
il craignit que cette facilité d'entreprendre de grands voyages
n'allumât la cupidité de ce bon peuple, et qu'à l'exemple des Européens,
l'espoir de s'enrichir ailleurs ne vint troubler sa tranquillité. Il
voulut que ce peuple aimable et pacifique, heureux de son climat, de ses
productions, de son peu de loix, de la simplicité de son culte,
conservât toujours son innocence en ne correspondant jamais avec des
Nations étrangères, qui ne lui inculqueraient aucune vertu, et qui lui
donneraient beaucoup de vices. J'ai suivi tous les plans de ce
respectable et cher auteur de mes jours, je les ai améliorés quand j'ai
cru le pouvoir: nous avons fait passer cette Nation de l'état le plus
agreste à celui de la civilisation; mais à une civilisation douce, qui
rend plus heureux l'homme naturel qui la reçoit, éloignée des barbares
excès où vous avez porté la vôtre, excès dangereux qui ne servent qu'à
faire maudir votre domination, qu'à faire haïr, qu'à faire détester vos
liens, et qu'à faire regretter à celui que vous y soumettez l'heureuse
indépendance dont vous l'avez cruellement arraché. L'état naturel de
l'homme est la vie sauvage; né comme l'ours et le tigre dans le sein des
bois, ce ne fut qu'en raffinant ses besoins qu'il crut utile de se
réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En le prenant de-là
pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté
pour lequel l'a formé la nature, et n'ajoutez que ce qui peut
perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors,
donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes; rendez
l'accomplissement de ses désirs plus aisé, mais ne les asservissez pas;
contenez-le pour son propre bonheur, mais ne l'écrasez point par un
fatras de loix absurdes, que tout votre travail tende à doubler ses
plaisirs en lui ménageant l'art d'en jouir long-tems et avec sûreté;
donnez-lui une religion douce, comme le dieu qu'elle a pour objet;
dégagez-la sur-tout de ce qui ne tient qu'à la foi; faites-la consister
dans les oeuvres, et non dans la croyance. Que votre peuple n'imagine
pas qu'il faille croire aveuglément, tels et tels hommes, qui dans le
fond n'en savent pas plus que lui, mais qu'il soit convaincu que ce
qu'il faut, que ce qui plaît à l'Éternel est de conserver toujours son
âme aussi pure que quand elle émana de ses mains; alors il volera
lui-même adorer le Dieu bon qui n'exige de lui que des vertus
nécessaires au bonheur de l'individu qui les pratique; voilà comme ce
peuple chérira votre administration, voilà comme il s'y assujettira
lui-même, et voilà comme vous aurez dans lui des amis fidèles, qui
périraient plutôt que de vous abandonner, ou que de ne pas travailler
avec vous à tout ce qui peut conserver la Patrie.

Nous reprendrons demain cette conversation, me dit Zamé; je vous ai
raconté mon histoire, jeune homme, je vous ai dit ce que j'avais fait,
il faut maintenant vous en convaincre: allons dîner, les femmes nous
attendent.

Tout se passa comme la veille: même frugalité, même aisance, même
attention, même bonté de la part de mes hôtes, nous eûmes de plus ses
deux fils, qu'il était difficile de ne pas aimer dès qu'on avait pu les
entendre et les voir: l'un était âgé de 22 ans, l'autre de 18; ils
avaient tous deux sur leur physionomie les mêmes traits de douceur et
d'aménité qui caractérisaient si bien leurs aimables parens. Ils
m'accablèrent de politesses et de marques d'estime; ils n'eurent point
en me regardant cette curiosité insultante et pleine de mépris, qui
éclatent dans les gestes et dans les regards de nos jeunes gens, la
première fois qu'ils voient un étranger; ils ne m'observèrent que pour
me caresser, ne me parlèrent que pour me louer, ne m'interrogèrent que
pour tirer de mes réponses quelques sujets de m'applaudir[8].

L'après-midi, Zamé voulut que nous allassions voir si rien ne manquait à
mon équipage; il était difficile d'avoir donné de meilleurs ordres,
impossible qu'ils usent mieux exécutés; ce fut alors qu'il me fit
observer la difficulté d'aborder dans son port, et la manière dont il
était défendu: deux ouvrages extérieurs l'embrassaient entièrement, et
le dominaient à tel point, qu'aucun bâtiment n'y pouvaient entrer sans
être foudroyé de la nombreuse artillerie qui garnissait ces deux
redoutes; parvenait-on dans la rade, on se retrouvait sous le feu du
fort; échappait-on à des dangers si sûrs, deux vastes boulevards
défendaient l'approche de la ville; ils se garnissaient au besoin de
toute la jeunesse de la Capitale, et l'invasion devenait impraticable.

Je n'ai jusqu'ici, grâce au ciel, encore nul besoin de tout cela, me dit
Zamé, et j'espère bien que le peuple ne s'en servira jamais. Vous voyez
ces énormes rochers qui commencent d'ici à régner de droite et de
gauche, dès qu'ils se sont entr'ouverts pour former la bouche du port,
ils deviennent inabordables de toutes parts, et ils ont plus de 300
pieds de hauteur; ils nous entourent ainsi de par-tout, ils nous servent
par-tout de remparts. Nous aurons donc long-tems à faire jouir ce bon
peuple de la félicité que nous lui avons préparée; cette certitude fait
le charme de ma vie, elle me fera mourir content. Nous revînmes.

Vous êtes jeune, me dit Zamé un peu avant de rentrer au palais, il faut
vous dédommager de l'ennui que je vous ai causé ce matin par un
spectacle de votre goût.

A peine les portes furent-elles ouvertes, que je vis cent femmes autour
de l'épouse du législateur, toutes uniformément vêtues, et toutes en
rose, parce que c'était la couleur de leur âge: voilà les plus jolies
personnes de la Capitale, me dit Zamé, j'ai voulu les réunir toutes sous
vos yeux, afin que vous puissiez décider entr'elles et vos Françaises.

Moins occupé de l'idole de mon coeur, peut-être eussé-je mieux discerné
l'assemblage étonnant de jolis traits qui se montraient à moi dans cet
instant; mais je ne vis que ce tendre objet; chaque fois que la beauté
paraissait à mes yeux, quelque fût la forme qu'elle prit, elle ne
m'offrait jamais qu'Éléonore.

Néanmoins, on réunirait difficilement, je dois le dire, dans quelque
ville d'Europe que ce pût être, un aussi grand nombre de jolies figures;
en général, le sang est superbe à Tamoé; Zilia, que je vais essayer de
vous peindre, vous donnera une idée générale de ce sexe charmant, auquel
il semble que la nature n'ait accordé tant d'appas, que par le dessein
qu'elle avait de lui faire habiter le plus heureux pays de la terre.

Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d'une
blancheur éblouissante; tous ses traits sont l'emblème de la candeur et
de la modestie; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d'un
bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l'amour le plus délicat et
le sentiment le plus voluptueux; sa bouche, délicieusement coupée, ne
s'ouvre que pour montrer les dents les plus belles et les plus blanches,
elle a peu de couleurs; mais elle s'anime dès qu'on la regarde, et son
teint devient alors comme la plus fraîche des roses; son front est
noble; ses cheveux, très-agréablement plantés, sont d'un blond cendré,
et l'énorme quantité qu'elle en a, se mariant le plus élégamment du
monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots, sur
sa gorge d'albâtre, toujours découverte d'après l'usage de sa Nation,
achèvent de donner à cette jolie personne l'air de la déesse même de la
jeunesse; elle venait d'atteindre sa seizième année, et promettait de
croître encore, quoique sa taille légère fut déjà très-élevée; ses bras
sont un peu longs, et ses doigts, d'une élasticité, d'une souplesse et
d'un mince auxquels nos yeux ne se font point.... Ne prenez pas ceci,
pour une fadeur, Mademoiselle, dit Sainville en adressant la parole à
ton Aline; mais j'aurais pu d'un mot peindre cette fille charmante, je
n'avais besoin que de vous montrer.--En vérité, Monsieur, dit Madame de
Blamont, est-il bien vrai? ne nous flattez-vous point? ma fille serait
aussi jolie que Zilia?--J'ose vous protester, Madame, dit Sainville,
qu'il est impossible de se mieux ressembler.--Poursuivez, poursuivez,
Monsieur, dit le Comte à Sainville, vous donneriez de l'amour-propre à
notre chère Aline, et nous ne voulons point la gâter.... Aline rougit....
Sa mère la baisa, et notre jeune aventurier reprit en ces termes.

Voilà la femme de mon fils, me dit Zamé en me présentant Zilia, elle ne
sait encore dire que trois mots français, ce sont les premiers que son
mari lui a appris; mais comme il lui trouve des dispositions, il
continuera: prononcez-les donc ces trois mots, ma fille, lui dit ce père
charmant, et la tendre et délicieuse Zilia posant la main sur son coeur,
et regardant son mari avec autant de grâce que de modestie, lui dit en
rougissant: _voilà votre bien_. Toutes les femmes se mirent à rire, et
je vis alors qu'elle était la gaîté, la candeur et la touchante félicité
qui régnait chez cet heureux peuple.

Je demandai à Zamé pourquoi les maris n'étaient pas avec leurs
femmes?--Pour vous faire juger les sexes à part, me dit-il, demain vous
ne verrez que les jeunes gens, après-demain nous les réunirons; j'ai peu
de plaisirs à vous donner, je les ménage.

Ces femmes intéressantes animées par la présence de l'adorable épouse de
leur chef, qui les encourageait et qui les aimait, se livrèrent le reste
du jour à mille innocens plaisirs, qui, les plaçant dans nombre
d'attitudes diverses, me développèrent leurs grâces naturelles, et
acheva de me convaincre de la douceur et de l'aménité de leur caractère;
elles exécutèrent plusieurs jeux de leur pays, ainsi que quelques-uns
d'Europe, et furent dans tous, gaies, honnêtes, polies, toujours
modestes et toujours décentes, si vous en exceptez l'usage d'avoir leur
gorge entièrement découverte, (mais tout est habitude) et je n'ai point
vu que ce costume, qui leur est propre, produisît jamais aucune
indécence; les hommes sont faits à voir leurs femmes ainsi; ils
l'étaient avant à les voir nues; les loix de Zamé sur cet objet, ont
donc rétabli, au lieu de détruire.

On ne s'échauffe point de ce qu'on voit journellement, me répondit cet
aimable homme, quand il s'aperçut de la surprise où cette coutume me
jetait: la pudeur n'est qu'une vertu de convention; la nature nous a
créés nuds, donc il lui plaisait que nous fussions tels; en prenant
d'ailleurs ce peuple dans l'état de nudité, si j'avais voulu encaisser
leurs femmes dans des busqués à l'européenne, elles se seraient
désespérées: il faut, quand on change les usages d'une Nation, toujours
autant qu'il est possible, conserver des anciens ce qui n'a nul
inconvénient; c'est la façon d'accoutumer à tout, et de ne révolter sur
rien. Une collation simple et frugale fut servie à ces femmes adorables;
la même politesse, la même discrétion, la même retenue les suivit
par-tout, et elles se retirèrent.

Le lendemain il y avait conseil, je ne pus voir Zamé que l'après-midi;
je passai le matin à vaquer aux soins de notre équipage.--Venez, me dit
notre hôte charmant dès qu'il fut libre, il me reste bien des choses à
vous apprendre, pour vous donner une entière connaissance de notre
Patrie et de nos moeurs: je vous ai dit que le divorce était permis dans
mes États, ceci va nous jeter dans quelques détails.

La nature, en n'accordant aux femmes qu'un petit nombre d'années pour la
reproduction de l'espèce, semble indiquer à l'homme qu'elle lui permet
d'avoir deux compagnes: quand l'épouse cesse de donner des enfans à son
mari, celui-ci a encore quinze ou vingt ans à en désirer, et à jouir de
la possibilité d'en avoir; la loi qui lui permet d'avoir une seconde
femme ne fait qu'aider à ses légitimes désirs, celle qui s'oppose à cet
arrangement contrarie celle de la nature, et par sa rigueur, et par son
injustice. Le divorce a pourtant deux inconvéniens: le premier, que les
enfans de la plus vieille mère peuvent être maltraités par la plus
jeune; le second, que les pères aimeront toujours mieux les derniers
enfans.

Pour lever ces difficultés, les enfans quittent ici la maison paternelle
dès qu'ils n'ont plus besoin du sein de la mère; l'éducation qu'ils
reçoivent est _nationale_; ils ne sont plus les fils de tel ou tel, ce
sont les enfans de l'État; les parens peuvent les voir dans les maisons
où on les élève, mais les enfans ne rentrent plus dans la maison
paternelle; par ce moyen, plus d'intérêt particulier, plus d'esprit de
famille, toujours fatal à l'égalité, quelquefois dangereux à l'État;
plus de crainte d'avoir des enfans au-delà des biens qu'on peut leur
laisser. Les maisons n'étant habitées que par un ménage, il y en a
souvent de vacantes; sitôt qu'une maison le devient, elle rentre dans la
masse des biens de l'État, dont elle n'a été séparée que pendant la vie
de ceux qui l'occupaient. L'État est seul possesseur de tous les biens,
les sujets ne sont qu'usufruitiers; dès qu'un enfant mâle a atteint sa
quinzième année, il est conduit dans la maison où s'élèvent les filles:
là, il se choisit une épouse de son âge; si la fille consent, le mariage
se fait; si elle n'y consent pas, le jeune homme cherche jusqu'à ce
qu'il soit agréé; de ce moment, on lui donne une des maisons vacantes,
et le fonds de terre annexé à cette maison, qu'elle ait appartenu à sa
famille, ou non, la chose est indifférente, il suffit que le bien soit
libre, pour qu'il en soit mis en possession. Si le jeune ménage a des
parens, ils assistent à son hymen, dont la cérémonie, simple, ne
consiste qu'à faire jurer à l'un et à l'autre époux, au nom de
l'Éternel, qu'ils s'aimeront, qu'ils travailleront de concert à avoir
des enfans, et que le mari ne répudiera sa femme, ou la femme le mari,
que pour des causes légitimes: cela fait, les parens qui ont assisté
comme témoins, se retirent, et les jeunes gens se trouvent maîtres d'eux
sous l'inspection et la direction de leurs voisins, obligés de les
aider, de leur donner des conseils et des secours pendant l'espace de
deux ans, au bout desquels les jeunes époux sortent entièrement de
tutelle. Si les parens veulent prendre le soin de cette direction, ils
en sont les maîtres; alors, ils viennent aider chaque jour les nouveaux
mariés, les deux années prescrites.

Les causes pour lesquelles l'époux peut demander le divorce, sont au
nombre de trois: il peut répudier sa femme si elle est mal-saine, si
elle ne veut pas, ou ai elle ne peut plus lui donner d'enfans, et s'il
est prouvé qu'elle ait une humeur acariâtre, et qu'elle refuse à son
mari tout ce que celui-ci peut légitimement exiger d'elle. La femme, de
son coté, peut demander à quitter son mari, s'il est mal-sain, s'il ne
veut pas, ou s'il ne peut plus lui faire des enfans lorsqu'elle est
encore en état d'en avoir, et s'il la maltraite, quel qu'en puisse être
le motif.

Il y a à l'extrémité de toutes les villes de l'État, une rue entière qui
ne contient que des maisons plus petites que celles qui sont destinées
aux ménages; ces maisons sont donnée par l'État aux répudiés de l'un ou
l'autre sexe, et aux célibataires; elles ont, comme les autres, de
petites possessions annexées à elles, de sorte que le célibataire ou le
répudié, de quelque sexe qu'il soit, n'a rien à demander, ni à sa
famille, si c'est le célibataire, ni l'un à l'autre, si ce sont des
époux.

Un mari qui a répudié sa femme et qui en désire une autre, peut se la
choisir, ou parmi les répudiées, s'il arrivait qu'il s'y en trouvât une
qui lui plût, ou il va la prendre dans la maison d'éducation des filles.
L'épouse qui a répudié son mari, agit absolument de même; elle peut se
choisir un époux parmi les répudiés, s'il en est qui l'accepte, si elle
en trouve qui lui plaise, ou elle va se le choisir parmi les jeunes
gens, s'il en est qui veuille d'elle. Mais si l'un ou l'autre époux
répudié désire vivre à part dans la petite habitation que lui donne
l'État, sans vouloir prendre de nouvelles chaînes, il en est le maître:
on n'est contraint à aucune de ces choses, elles se font toutes de bon
accord; jamais les enfans n'y peuvent mettre d'obstacles, c'est un
fardeau dont l'État soulage les parens, puisqu'à peine les premiers
voient-ils le jour, que ceux-ci s'en trouvent débarrasses. Au-delà de
deux choix, la répudiation n'a plus lieu; alors, il faut prendre
patience, et se souffrir mutuellement. On n'imagine pas combien la loi
qui débarrasse les pères et mères de leurs enfans, évite dans les
familles de divisions et de mésintelligences: les époux n'ont ainsi que
les roses de l'hymen, ils n'en sentent jamais les épines. Rien en cela
ne brise le noeuds de la nature, ils peuvent voir et chérir de même
leurs enfans: ou leur laisse tout ce qui tient à la douceur des
sentimens de l'âme, on ne leur enlève que ce qui pourrait les altérer ou
les détruire. Les enfans, de leur côté, n'en chérissent pas moins leurs
parens; mais accoutumés à voir la Patrie comme une autre mère, sans
cesser d'être enfans plus tendres, ils en deviennent meilleurs Citoyens.

On a dit, on a écrit que l'éducation nationale ne convenait qu'à une
République, et l'on s'est trompé: cette sorte d'éducation convient à
tout Gouvernement qui voudra faire aimer la Patrie, et tel est le
caractère distinctif du nôtre, si j'adapte d'ailleurs à l'isle de Tamoé
une éducation républicaine, je vous en expliquerai bientôt les raisons.
La facilité des répudiations dont vous venez de voir le détail, évite
tellement l'adultère, que ce crime, si commun parmi vous, est ici de la
plus grande rareté; s'il est prouvé pourtant, il devient un quatrième
cas à la séparation des parties, souvent alors deux ménages changent
réciproquement; mais il y a tant de moyens de se satisfaire en adoptant
les noeuds de l'hymen, les entraves en sont si légères, qu'il est bien
rare que la galanterie vienne souiller ces noeuds.

Les fonds qui doivent nourrir les époux étant tous de même valeur, le
choix préside seul à la formation de leurs liens. Toutes les filles
étant également riches, tous les garçons ayant la même portion de
fortune, ils n'ont plus que leurs coeurs à écouter pour se prendre. Or,
dès qu'on a toujours mutuellement ce qu'on désire, pourquoi
changerait-on? et si l'on veut changer dès qu'on le peut, quel motif,
dès-lors, engagerait à aller troubler le bonheur des autres? Il y a
pourtant quelques intrigues, ce mal est inévitable; mais elles sont si
rares et si cachées, ceux qui les ont ou qui les souffrent en éprouvent
tous une telle honte, qu'il n'en résulte aucune sorte de trouble dans la
société: point d'imprudences, point de plaintes, fort peu de crimes,
n'est-ce pas là tout ce qu'on peut obtenir sur cette partie? et avec
tous les moyens que vous employez, avec ces maisons scandaleuses, où de
malheureuses victimes sont indécemment dévouées à l'intempérance
publique; avec tout cela, dis-je, obtenez-vous dans votre Europe
seulement la moitié de ce que je gagne par les procédés que je viens de
vous dire[9].

Tout ce qui tient aux possessions vient de vous être démontré: ces
détails vous font voir que le sujet n'a rien en propre, ne tient ce
qu'il a que de l'État, qu'à sa mort tout y rentre; mais que comme il en
jouit sa vie durant en pleine et sûre paix, il a le plus grand intérêt a
ne pas laisser son domaine en friche; son aisance dépend du soin qu'il
aura de ce domaine, il est donc forcé de l'entretenir. Quand les deux
époux vieillissent, ou quand l'un des deux vient à manquer, les vieilles
gens ou les gens veufs qui aidèrent autrefois les jeunes, le sont
maintenant par eux, et c'est à ceux-ci que l'on s'en prend alors, si
tout n'est pas géré dans ces cas de vieillesse, d'infirmités ou de
veuvage avec le même ordre que cela l'était auparavant. Ces jeunes gens
n'ont sans doute aucun intérêt bien direct à entretenir les domaines des
vieux, puisqu'ayant déjà ce qu'il leur faut, ils n'en hériteront
sûrement pas; mais ils le font par reconnaissance, par attachement pour
la Patrie, et parce qu'ils sentent bien d'ailleurs que dans leur
caducité ils auront besoin de pareils secours, et qu'on le leur
refuserait, s'ils ne l'avaient pas donné aux autres.

Je n'ai pas besoin de vous faire observer combien cette égalité de
fortune bannit absolument le luxe: il n'est point, dans un État, de
meilleures loix somptuaires, il n'en est pas de plus sûres.
L'impossibilité d'avoir plus que son voisin, anéantit absolument ce vice
destructeur de toutes les Nations de l'Europe: on peut désirer d'avoir
de meilleurs fruits qu'un autre, des comestibles plus délicats; mais
ceci n'étant que le résultat des soins et des peines qu'on prend pour y
réussir, ce n'est plus faste, c'est émulation; et comme elle ne tourne
qu'au bien des sujets, le Gouvernement doit l'entretenir.

Jetons maintenant les yeux, mon ami, poursuivit cet homme respectable,
sur la multitude de crimes que ces établissemens préviennent, et si je
vous prouve que j'en diminue la somme sans qu'il en coûte un cheveu, ni
une heure de peine au citoyen, m'avouerez-vous que j'aurai fait de la
meilleure besogne que ces brutaux inventeurs et sectateurs de vos loix
atroces, qui, comme celles de Dracon, ne prononcent jamais que le glaive
à la main? M'accorderez-vous que j'aurai rempli le sage et grand
principe des loix Perses, qui enjoignent au Magistrat de prévenir le
crime, et non de le punir; il ne faut qu'un sot et qu'un bourreau pour
envoyer un homme à la mort, mais beaucoup d'esprit et de soin pour
l'empêcher de la mériter.

Avec l'égalité de biens, point de vols; le vol n'est que l'envie de
s'approprier ce qu'on n'a pas, et ce qu'on est jaloux de voir à un
autre; mais, dès que chacun possède la même chose, ce désir criminel ne
peut plus exister.

L'égalité des biens entretenant l'union, la douceur du Gouvernement,
portant tous les sujets à chérir également leur régime, point de crimes
d'État, point de révolution.

Les enfans éloignés de la maison paternelle, point d'inceste;
soigneusement élevés, toujours sous les yeux d'instituteurs sûrs et
honnêtes... point de viols.

Peu d'adultère, au moyen du divorce.

Les divisions intestines prévenues par l'égalité des rangs et des biens,
toutes les sources du meurtre sont éteintes.

Par l'égalité, plus d'avarice, plus d'ambition, et que de crimes
naissent de ces deux causes! plus de successeurs impatiens de jouir,
puisque c'est l'âge qui donne des biens, et jamais la mort des parens;
cette mort n'étant plus désirée, plus de parricides, de fratricides, et
d'autres crimes si atroces, que le nom seul n'en devrait jamais être
prononcé.

Peu de suicides, l'infortune seule y conduit: ici, tout le monde étant
heureux, et tous l'étant également, pourquoi chercherait-on à se
détruire?

Point d'infanticides: pourquoi se déferait-on de ses enfans, quand ils
ne sont jamais à charge, et qu'on n'en peut retirer que des secours? Le
désordre de jeunes gens étant impossible, puisqu'ils n'entrent dans le
monde que pour se marier, la fille de famille n'est plus exposée comme
chez vous au déshonneur ou au crime; faible, séduite et malheureuse,
elle n'existe plus, comme chez vous, entre la flétrissure et l'affreuse
nécessité de détruire le fruit infortuné de son amour.

Cependant, je l'avoue, toutes les infractions ne sont pas anéanties; il
faudrait être un Dieu, et travailler sur d'autres individus que l'homme,
pour absorber entièrement le crime sur la terre; mais comparez ceux qui
peuvent rester dans la nature de mon Gouvernement, avec ceux où le
Citoyen est nécessairement conduit par la vicieuse composition des
vôtres. Ne le punissez donc pas quand il fait mal, puisque vous le
mettez dans l'impossibilité de faire bien; changez la forme de votre
Gouvernement, et ne vexez pas l'homme, qui, quand cette forme est
mauvaise, ne peut plus y avoir qu'une mauvaise conduite, parce que ce
n'est plus lui qui est coupable, c'est vous... vous, qui pouvant
l'empêcher de faire mal en variant vos loix, les laissez pourtant
subsister, toutes odieuses qu'elles sont, pour avoir le plaisir d'en
punir l'infracteur. Ne prendriez-vous pas pour un homme féroce, celui
qui ferait périr un malheureux pour s'être laissé tomber dans un
précipice où la main même qui le punirait viendrait de le jeter? Soyez
justes: tolérez le crime, puisque le vice de votre Gouvernement y
entraîne; ou si le crime vous nuit, changez la construction du
Gouvernement qui le fait naître; mettez, comme je l'ai fait, le Citoyen
dans l'impossibilité d'en commettre; mais ne le sacrifiez pas à
l'ineptie de vos loix, et à votre entêtement de ne les vouloir pas
changer.

Soit, dis-je à Zamé; mais il me semble que si vous avez peu de vices,
vous ne devez guères avoir de vertus; et n'est-ce pas un Gouvernement
sans énergie, que celui où les vertus sont enchaînées?

Premièrement, répondit Zamé, cela fût-il, je le préférerais: j'aimerais
mille fois mieux, sans doute, anéantir tous les vices dans l'homme, que
de faire naître en lui des vertus, si je ne le pouvais qu'en lui donnant
des vices, parce qu'il est reconnu que le vice nuit beaucoup plus à
l'homme, que la vertu ne lui est utile, et que dans vos Gouvernemens
sur-tout, il est bien plus essentiel de n'avoir pas le vice qu'on punit,
que de posséder la vertu qu'on ne récompense point. Mais vous vous êtes
trompé; de l'anéantissement des vices ne résulte point l'impossibilité
des vertus: la vertu n'est pas à ne point commettre de vices, elle est à
faire le mieux possible dans les circonstances données, or, les
circonstances sont également offertes ici à nos Citoyens, qu'aux vôtres:
la bienfaisance ne s'exerce pas comme chez vous, j'en conviens, à des
legs pieux, qui ne servent qu'à engraisser des moines, ou à des aumônes,
qui n'encouragent que des fainéans; mais elle agit en aidant son voisin,
en secourant l'homme infirme, en soignant les vieillards et les malades,
en indiquant quelques bons principes pour l'éducation des enfans, en
prévenant les querelles ou les divisions intestines; le courage se
montre, à supporter patiemment les maux que nous envoie la nature; cette
vertu ainsi exercée, n'est-elle pas d'un plus haut prix que celle qui ne
nous entraîne qu'à la destruction de nos semblables? Mais celle-là même
s'exercerait avec sublimité, s'il s'agissait de défendre la Patrie;
l'amitié qu'on peut mettre au rang des vertus, ne peut-elle pas avoir
ici l'extension la plus douce, et l'empire le plus agréable? Nous aimons
l'hospitalité, nous l'exerçons envers nos amis et nos voisins; malgré
l'égalité, l'émulation n'est point éteinte, je vous ferai voir nos
charpentiers, nos maçons, vous jugerez de leur ardeur à se surpasser
l'un l'autre, soit par le plus de souplesse, soit par la manière
d'équarrir la pierre, de la façonner, d'en composer avec art la forme
légère de nos maisons, d'en disposer les charpentes, etc.

Mais, continuai-je d'objecter à Zamé, voilà, quoique vous en disiez, une
seconde classe dans l'État; cet ouvrier n'est qu'un mercenaire, le voilà
rabaissé dans l'opinion, le voilà différent du Citoyen qui ne travaille
point.

Erreur, me dit Zamé, il n'y a aucune différence entre celui que vous
allez voir à l'instant construire une maison, et celui qu'hier vous
vites admis à ma table; leur condition est égale, leur fortune l'est,
leur considération absolument la même; rien, en un mot, ne les
distingue, et cette opinion qui élève l'un chez vous, et qui avilit
l'autre, nous ne l'admettons nullement ici: Zilia, ma bru, Zilia que
vous admirâtes, est la fille d'un de nos plus habiles manufacturiers;
c'est pour récompenser son mérite que je me suis allié avec lui.

Les dispositions seules de nos jeunes gens établissent la différence de
leurs occupations pendant leur vie: celui-ci n'a de talent que pour
l'agriculture, tout autre ouvrage le dégoûte ou ne s'accorde pas à sa
constitution, il se contente de cultiver la portion de terre que lui
confie l'État, d'aider les autres dans la même partie, de leur donner
des conseils sur ce qui y est relatif: celui-ci manie le rabot avec
adresse, nous en faisons un menuisier; les outils ne nous manquent
point, j'en ai rapporté plusieurs coffres d'Europe; quand le fer en sera
usé, nous les réparerons avec l'or de nos mines; et ainsi ce vil métal
aura une fois au moins servi à des choses utiles: tel autre élève
montrera du goût pour l'architecture, le voilà maçon; mais, ni les uns,
ni les autres, ne sont mercenaires, on les paie des services qu'ils
rendent par d'autres services; c'est pour le bien de l'État qu'ils
travaillent, quel infâme préjugé les avilirait donc? quel motif les
rabaisserait aux yeux de leur compatriotes? Ils ont le même bien, la
même naissance, ils doivent donc être égaux: si j'admettais les
distinctions, assurément ils l'emporteraient sur ceux qui seraient
oisifs; le Citoyen le plus estimé dans un État, ne doit pas être celui
qui ne fait rien, la considération n'est due qu'à celui qui s'occupe le
plus utilement.

Mais les récompenses que vous accordez au mérite, dis-je à Zamé,
doivent, en distinguant celui qui les obtient, produire des jalousies,
établir malgré vous des différences?--Autre erreur, ces distinctions
excitent l'émulation; mais elles ne font point éclore de jalousies: nous
prévenons ce vice dès l'enfance, en accoutumant nos élèves à désirer
d'égaler ceux qui font bien, à faire mieux, s'il est possible; mais a ne
point les envier, parce que l'envie ne les conduirait qu'à une situation
d'âme affligeante et pénible, au lieu que les efforts qu'ils feront pour
surpasser celui qui mérite des récompenses, les amèneront à cette
jouissance intérieure que nous donne la louange. Ces principes,
inculqués dès le berceau, détruisent toute semence de haine: on aime
mieux imiter, ou surpasser, que haïr, et tous ainsi parviennent
insensiblement à la vertu.--Et vos punitions?--Elles sont légères,
proportionnées aux seuls délits possibles dans notre Nation; elles
humilient, et ne flétrissent jamais, parce qu'on perd un homme en le
flétrissant, et que du moment que la société le rejette, il ne lui reste
plus d'autre parti que le désespoir, ou l'abandon de lui-même, excès
funestes, qui ne produisent rien de bon, et qui conduisent incessamment
ce malheureux au suicide ou à l'échafaud; tandis qu'avec plus de douceur
et des préjugés moins atroces, on le ramènerait à la vertu, et peut-être
un jour à l'héroïsme. Nos punitions ne consistent ici que dans l'opinion
établie: j'ai bien étudié l'esprit de ce peuple; il est sensible et
fier, il aime la gloire; je les humilie lorsqu'ils font mal: quand un
Citoyen a commis une faute grave, il se promène dans toutes les rues
entre deux crieurs publics, qui annoncent à haute voix le forfait dont
il s'est souillé; il est inouï combien cette cérémonie les fâche,
combien ils en sont pénétrés, aussi je la réserve pour les plus grandes
fautes[10]; les légères sont moins châtiées: un ménage nonchalant, par
exemple, qui entretient mal le bien que l'État lui confie, je le change
de maison, je l'établis dans une terre inculte, où il lui faut le double
de soins et de peines pour retirer sa nourriture de la terre; est-il
devenu plus actif, je lui rends son premier domaine. A l'égard des
crimes moraux, si les coupables habitent une autre ville que la mienne,
ils sont punis par une marque dans les habillemens; s'ils habitent la
Capitale, je les punis par la privation de paraître chez moi: je ne
reçois jamais, ni un libertin, ni une femme adultère; ces avilissemens
les mettent au désespoir, ils m'aiment, ils savent que ma maison n'est
ouverte qu'à ceux qui chérissent la vertu; qu'il faut, ou la pratiquer,
ou renoncer à me jamais voir; ils changent, ils se corrigent: vous
n'imagineriez pas les conversions que j'ai faites avec ces petits
moyens; l'honneur est le frein des hommes, on les mène où l'on veut en
sachant les manier à propos: on les humilie, on les décourage, on les
perd, quand on n'a jamais que la verge en main; nous reviendrons
incessamment sur cet article: je vous l'ai dit, je veux vous communiquer
mes idées sur les loix, et vous les approuverez d'autant plus, j'espère,
que c'est par l'exécution de ces idées que je suis parvenu à rendre ce
peuple heureux.

Quant aux récompenses que j'emploie, continua Zamé, elles consistent en
des grades militaires; quoique tous soient nés soldats pour la défense
de la Patrie, quoique tous soient égaux là comme chez eux, il leur faut
pourtant des officiers pour les exercer, il leur en faut pour les
conduire à l'ennemi: ces grades sont la récompense du mérite et des
talens: je fais un bon maçon lieutenant des phalanges de l'État; un
Citoyen unanimement reconnu pour intelligent et vertueux, deviendra
capitaine; un agriculteur célèbre sera major,ainsi du reste: ce sont des
chimères, mais elles flattent; il ne s'agit, ni de donner trop de
rigueur aux punitions, ni de donner trop de valeur aux récompenses; il
n'est question que de choisir, dans le premier cas, ce qui peut humilier
le plus, et dans le second, ce qui a le plus d'empire sur
l'amour-propre. La manière d'amener l'homme à tout ce qu'on veut, dépend
de ces deux seuls moyens; mais il faut le connaître pour trouver ces
moyens, et voilà pourquoi je ne cesse de dire que cette connaissance,
que cette étude est le premier art du législateur; je sais bien qu'il
est plus commode d'avoir, comme dans votre Europe, des peines et des
récompenses égales, de ces espèces de _pont aux ânes_, où il faut que
passent les petits infracteurs comme les grands, que cela leur soit
convenable au non, sans doute cela est plus commode; mais ce qui est
plus commode, est-il le meilleur? Qu'arrive-t-il chez vous de ces
punitions qui ne corrigent point, et de ces récompenses qui flattent
peu? Que vous avez toujours la même somme de vices, sans acquérir une
seule vertu, et que depuis des siècles que vous opérez, vous n'avez
encore rien changé à la perversité naturelle de l'homme.

Mais vous avez au moins des prisons, dis-je à Zamé, cette digue
essentielle d'un Gouvernement ne doit pas avoir été oubliée par votre
sagesse?--Jeune homme, répondit le législateur, je suis étonné qu'avec
de l'esprit, vous puissiez une faire une telle demande: ignorez-vous que
la prison, la plus mauvaise et la plus dangereuse des punitions, n'est
qu'un ancien abus de la justice, qu'érigèrent ensuite en coutume le
despotisme et la tyrannie? La nécessité d'avoir sous la main celui qu'il
fallait juger, inventa naturellement, d'abord des fers, que la barbarie
conserva, et cette atrocité, comme tous les actes de rigueur possibles,
naquit au sein de l'ignorance et de l'aveuglement: des juges ineptes,
n'osant ni condamner, ni absoudre dans de certains cas, préférèrent a
laisser l'accusé garder la prison, et crurent par là leur conscience
dégagée, puisqu'ils ne faisaient pas perdre la vie à cet homme, et
qu'ils ne le rendaient pas à la société; le procédé en était-il moins
absurde? Si un homme est coupable, il faut lui faire subir son jugement;
s'il est innocent, il faut l'absoudre: toute opération faite entre ces
deux points ne peut qu'être vicieuse et fausse. Une seule excuse
resterait aux inventeurs de cette abominable institution, l'espoir de
corriger; mais qu'il faut peu connaître l'homme pour imaginer que jamais
la prison puisse produire cet effet sur lui: ce n'est pas en isolant un
malfaiteur qu'on le corrige, c'est en le livrant à la société qu'il a
outragé, c'est d'elle qu'il doit recevoir journellement sa punition, et
ce n'est qu'à cette seule école qu'il peut redevenir meilleur; réduit à
une solitude fatale, à une végétation dangereuse, à un abandon funeste,
ses vices germent, son sang bouillonne, sa tête fermente;
l'impossibilité de satisfaire ses désirs en fortifie la cause
criminelle, et il ne sort de là que plus fourbe et plus dangereux: ce
sont aux bêtes féroces que sont destinés les guichetiers et les chaînes;
l'image du Dieu qui a créé l'univers n'est pas faite pour une telle
abjection. Dès qu'un Citoyen fait une faute, n'ayez jamais qu'un objet;
si vous voulez être juste, que sa punition soie utile à lui ou aux
autres; toute punition qui s'écarte de là n'est plus qu'une infamie; or,
la prison ne peut assurément être utile à celui qu'on y met, puisqu'il
est démontré qu'on ne doit qu'empirer au milieu des dangers sans nombre
de ce genre de vexation. La détention se trouvant secrète, comme le sont
ordinairement celles de France, elle ne peut plus être bonne pour
l'exemple puisque le public l'ignore. Ce n'est donc plus qu'un
impardonnable abus que tout condamne et que rien ne légitime; une arme
empoisonnée dans les mains du tyran ou du prévaricateur; un monopole
indigne entre le distributeur de ces fers et l'indigne fripon qui,
nourrissant ces infortunés, ne néglige ni le mensonge, ni la calomnie
pour prolonger leurs maux; un moyen dangereux indiscrètement accordé aux
familles, pour assouvir sur un de leur membre (coupable ou non) des
haines, des Inimitiés, des jalousies et des vengeances, dans tous les
cas enfin, une horreur gratuite, une action contraire aux constitutions
de tout gouvernement, et que les rois n'ont usurpée que sur la faiblesse
de leur nation. Quand, un homme a fait une faute, faites-la lui réparer
en le rendant utile à la société qu'il osa troubler; qu'il dédommage
cette société du tort qu'il lui a fait par tout ce qui peut être en son
pouvoir; mais ne l'isolez pas, ne le séquestrez pas, parce qu'un homme
enfermé, n'est plus bon ni à lui, ni aux autres, et qu'il n'y a qu'un
pays où les malheureux sont comptés pour rien, et les fripons pour tout;
qu'un pays où l'argent et les femmes sont les premiers motifs des
opérations; qu'un pays où l'humanité, la justice sont foulées aux pieds
par le despotisme et la prévarication, où l'on ose se permettre des
indignités de ce genre. Si pourtant vos prisons, depuis que vous y
faites gémir tant d'individus qui valent mieux que ceux qui les y
mettent ou qui les y tiennent, si, dis-je, ces stupides carcérations
avaient produit, je ne dis pas vingt, je ne dis pas six, mais seulement
une seule conversion, je vous conseillerais de les continuer, et
j'imaginerais alors que c'est la faute du sujet qui ne se corrige pas en
prison et non de la prison qui doit nécessairement corriger. Mais il est
absolument impossible de pouvoir citer l'exemple d'un seul homme amendé
dans les fers. Et le peut-il? Peut-on devenir meilleur dans le sein de
la bassesse et de l'avilissement? Peut-on gagner quelque chose au milieu
des exemples les plus contagieux de l'avarice, de la fourberie et de la
cruauté? on y dégrade son caractère, on y corrompt ses moeurs, on y
devient bas, menteur, féroce, sordide, traître, méchant, sournois,
parjure comme tout ce qui vous entoure; on y change, en un mot, toutes
ses vertus contre tous les vices: et sorti de là, plein d'horreur pour
les hommes, on ne s'occupe plus que de leur nuire ou de s'en venger.[11]

Mais ce que j'ai à vous dire demain relativement aux loix, vous
développera mieux mes systèmes sur tout ceci; venez, jeune homme,
suivez-moi, je vous ai fait voir hier mes plus belles femmes, je veux
vous donner aujourd'hui un échantillon du corps de troupes que
j'opposerais à l'ennemi qui voudrait essayer une descente.

Permettez, ô mon bienfaiteur, dis-je à Zamé; avant que de quitter cet
entretien, je voudrais connaître l'étendue de vos arts.--Nous bannissons
tous ceux de luxe, me répondit ce philosophe, nous ne tolérons
absolument ici que l'art utile au citoyen, l'agriculture, l'habillement,
l'architecture et le militaire, voilà les seuls. J'ai proscrit
absolument tous les autres, excepté quelques uns d'amusemens dont
j'aurai peut-être occasion de vous faire voir les effets; ce n'est pas
que je ne les aime tous, et que je ne les cultive dans mon particulier
même encore quelque fois; mais je n'y donne que mes instans de repos....
Tenez, me dit-il, en ouvrant un cabinet, près de la salle où j'étais
avec lui, voilà un tableau de ma composition, comment le trouvez-vous?
C'est la calomnie traînant l'innocence, par les cheveux, au tribunal de
la justice.--Ah! dis-je, c'est une idée d'Appelles, vous l'avez rendue
d'après lui.--Oui, me répondit Zamé, la _Grèce m'a donné l'idée et la
France m'a fourni le sujet_.[12]

Sortons, mon ami, notre infanterie nous attend, je suis envieux de vous
la faire voir.

Trois mille jeunes gens armés à l'européenne, remplissaient la place
publique, ils étaient séparés par pelotons, chacune de ces divisions
avait quelques officiers à leur tête; voilà, me dit Zamé, mes ducs, mes
barons, mes comtes, mes marquis, mes maçons, mes tisserands, mes
charpentiers, mes bourgeois, et pour réunir tout cela d'un seul mot, mes
bons et mes fidèles amis, prêts à défendre la patrie au dépend de leur
sang. Il y a quinze autres villes dans l'isle un peu moins grandes que
la capitale, mais desquelles nous pourrions tirer un corps semblable à
celui-ci, c'est donc à peu-près toujours quarante-cinq mille hommes
prêts à défendre nos côtes..... Avançons, ce serait au port qu'il
faudrait qu'ils se rendissent, s'il nous survenait quelqu'alarme: allons
nous amuser à la leur donner nous-mêmes.

Il y avait toujours une légère garde aux ouvrages avancés, nous nous
rendîmes à la dernière vedette, et saisissant son drapeau d'alarme, nous
l'exposâmes où il devait être pour être aperçu de la ville. En moins de
six minutes, je n'exagère pas, quoiqu'il y eût un quart de lieue de la
ville au port, l'infanterie que nous avions laissée sur la place, fut
dispersée dans tous les ouvrages, et l'artillerie fut braquée. Pendant
les efforts de ce premier élan, me dit Zamé, en allume des feux sur le
sommet des montagnes qui environnent l'isle et où se tiennent
perpétuellement des postes relayés chaque semaine, les milices désignées
se rassemblent, elles accourent successivement, avec une telle rapidité,
que les détachemens de la ville la plus éloignée, celle située à trente
lieues d'ici, se trouvent au rendez-vous du port en moins de quinze
heures après l'alarme; ainsi notre année grossit à mesure que le danger
croît, et si l'ennemi après de premières tentatives qui demandent bien
les quatorze ou quinze heures dont j'ai besoin pour tout réunir, si
l'ennemi, dis-je, essaye une descente malgré tout ce qui doit l'en
empêcher, il trouve quarante-cinq mille hommes prêts à le recevoir.

Ces précautions vous assurent la victoire, dis-je a Zamé, les troupes
placées sur nos vaisseaux de découverte sont beaucoup trop faibles pour
lutter contre vous, et j'ose assurer que rien ne troublera jamais la
tranquillité dont vous avez besoin pour achever l'heureuse civilisation
de ce peuple.... Nous n'avons maintenant en course que le célèbre Cook,
anglais,[13] grand homme de mer et qui réunit à ces talens tous ceux
qui composent l'homme d'état et le négociateur. S'il est anglais, je ne
le crains pas, dit Zamé, cette nation, à la fois guerrière et franche
facilitera plutôt mes projets qu'elle ne cherchera à les détruire.

Nous regagnâmes le chemin de la ville, escorté par le détachement
militaire qui varia mille fois dans la route ses manoeuvres et ses
mouvemens, et toujours avec la plus exacte précision et la légèreté la
plus agréable.

Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent
invités à une collation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait
les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent
quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours
l'adresse et les grâces.

Ce sexe est à Tamoé généralement beau et bien fait; arrivé à sa plus
grande croissance, il a rarement au-dessous de cinq pieds six pouces,
quelques-uns sont beaucoup plus grands, et rarement l'élévation de leur
taille nuit à la justesse et à la régularité des proportions. Leurs
traits sont délicats et fins, peut-être trop même pour des hommes, leurs
yeux très-vifs, leur bouche un peu grande, mais très-fraîche, leur peau
fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau
brun du monde. En général, tous leurs mouvemens ont de la justesse, leur
maintien est noble, fier, mais leur ton est doux et honnête. La nature
les a bien traités dans tout, me dit Zamé, voyant que je les examinais
avec l'air du contentement... et Sainville n'osant achever ces détails
devant les dames, s'approcha de nous avec leur permission, et nous dit
bas que Zamé l'avait assuré qu'il n'était point de pays dans le monde où
les proportions viriles fussent portées à un tel point de supériorité,
et que par un autre caprice de la nature, les femmes étaient si peu
formées pour de tels miracles, que le dieu d'hymen ne triomphait jamais
sans secours.

Je vous ai promis de vous parler des loix, mon ami, me dit le lendemain
ce respectable ami de l'homme, allons prendre l'air sous ces peupliers
d'Italie dont j'ai fait former des allées près de la ville, avec des
plants rapportés d'Europe; on cause mieux en se promenant, sous la voûte
du ciel, les idées ont plus d'élévation.

La rigueur des peines, poursuivit ce vieillard, est une des choses qui
m'a le plus révolté dans vos gouvernemens européens.[14]

Les Celtes justifiaient leur affreuse coutume d'immoler des victimes
humaines en disant que les Dieux ne pouvaient être apaisés à moins qu'on
ne rachetât la vie d'un homme par celle d'un autre; n'est-ce pas le même
raisonnement qui vous fait égorger chaque jour des victimes aux pieds
des autels de Thémis, et lorsque vous punissez de mort un meurtrier,
n'est-ce pas positivement, comme ces barbares, racheter la vie d'un
homme par celle d'un autre? Quand sentirez-vous donc que doubler le mal
n'est pas le guérir, et que dans la duplicité de ce meurtre, il n'y a
rien à gagner ni pour la vertu que vous faites rougir, ni pour la nature
que vous outragez.--Mais faut-il donc laisser les crimes impunis, dis-je
à Zamé, et comment les anéantir sans cela, dans tout gouvernement qui
n'est pas constitué comme le vôtre?--Je ne vous dis pas qu'il faille
laisser subsister les crimes, mais je prétends qu'il faut mieux
constater, qu'on ne le fait, ce qui véritablement trouble la société, ou
ce qui n'y porte aucun préjudice: ce dol une fois reconnu sans doute, il
faut travailler à le guérir, à l'extirper de la nation, et ce n'est pas
en le punissant qu'on y réussit; jamais la loi, si elle est sage, ne
doit infliger de peines que celle qui tend à la correction du coupable
en le conservant à l'État. Elle est fausse dès qu'elle ne tend qu'à
punir; détestable, dès qu'elle n'a pour objet que dé perdre le criminel
sans l'instruire, d'effrayer l'homme sans le rendre meilleur, et de
commettre une infamie égale à celle de l'infracteur, sans en retirer
aucun fruit. La liberté et la vie sont les deux seuls présens que
l'homme ait reçu du ciel, les deux seules faveurs qui puissent balancer
tous ses maux; or comme il ne les doit qu'à Dieu seul, Dieu seul a le
droit de les lui ravir.

A mesure que les Celtes se policèrent, et que le commerce des Romains,
en les assouplissant d'un côté, leur enlevait de l'autre cette apprêté
de moeurs qui les rendaient féroces, les victimes destinées aux Dieux,
ne furent plus choisies ni parmi les vieillards, ni parmi les
prisonniers de guerre, on n'immola plus que des criminels toujours dans
l'absurde supposition que rien n'était plus cher que le sang de l'homme,
aux autels de la divinité; en achevant votre civilisation, le motif
changea, mais vous conservâtes l'habitude, ce ne fut plus à des Dieux
altérés de sang humain, que vous sacrifiâtes des victimes, mais à des
loix que vous avez qualifié de sages, parce que vous y trouviez un motif
spécieux pour vous livrer à vos anciennes coutumes, et l'apparence d'une
justice qui n'était autre clans le fond que le désir de conserver des
usages horribles auxquels vous ne pouviez renoncer.

Examinons un instant ce que c'est qu'une loi et l'utilité dont elle peut
être dans un État.

Les hommes, dit Montesquieu, considérés dans l'état de pure nature, ne
pouvaient donner d'autres idées que celles de la faiblesse fuyant devant
la force des oppresseurs sans combats et sans résistance des opprimés,
ce fut pour mettre la balance que les loix furent faites, elles devaient
donc établir l'équilibre. L'ont-elles fait? Ont-elles établi cet
équilibre si nécessaire; et qu'a gagné le faible à l'érection des loix?
sinon que les droits du plus fort au lieu d'appartenir à l'être à qui
les assignait la nature, redevenaient l'apanage de celui qu'élevait la
fortune? Le malheureux n'a donc fait que changer de maître et toujours
opprimé comme avant, il n'a donc gagné que de l'être avec un peu plus du
formalité. Ce ne devait plus être comme dans l'état de nature, l'homme
le plus robuste qui serait le plus fort, ce devait être celui dans les
mains duquel le hasard, la naissance ou l'or placerait la balance, et
cette balance toujours prête à pencher vers ceux de la classe de celui
qui la tient, ne devait offrir au malheureux que le côté du mépris, de
l'asservissement ou du glaive.... Qu'a donc gagné l'homme à cet
arrangement? et l'état de guerre franche dans lequel il eût vécu comme
sauvage, est-il de beaucoup inférieur à l'état de fourberie, de lésion,
d'injustice, de vexation et d'esclavage dans lequel vit l'homme policé?

Le plus bel attribut des loix, dit encore votre célèbre Montesquieu, est
de conserver au citoyen cette espèce de liberté politique par laquelle,
à l'abri des loix, un homme marche à couvert de l'insulte d'un autre;
mais gagne-t-il cet homme s'il ne se met à l'abri des insultes de ses
égaux? qu'en s'exposant à celle de ses supérieurs? Gagne-t-il à
sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l'autre, si dans le
fait il vient à les perdre toutes deux; la première des loix est celle
de la nature, c'est la seule dont l'homme ait vraiment besoin. Le
malfaiteur dans l'âme duquel il ne sera pas empreint _de ne point faire
aux autres ce qu'il ne voudrait pas qui lui fût fait_ sera rarement
arrêté par la frayeur des loix. Pour briser dans son coeur ce premier
frein naturel, il faut avoir fait des efforts infiniment plus grands que
ceux qui font braver les loix. L'homme vraiment contenu par la loi de la
nature, n'aura donc pas besoin d'en avoir d'autres, et s'il ne l'est
point par cette première digue, la seconde ne réussira pas mieux; voilà
donc la loi peu nécessaire dans le premier cas, parfaitement inutile
dans le second; réfléchissez maintenant à la quantité de circonstances
qui de peu nécessaire ou d'inutile, peuvent la rendre extrêmement
dangereuse: l'abus de la déposition des témoins, l'extrême facilité de
les corrompre, l'incertitude des aveux du coupable, que la torture même
ne rendait que moins valides encore[15] le plus ou le moins de
partialité du juge, les influences de l'or ou du crédit.... Multiplicité
de conséquences dont je ne vous offre qu'une partie et d'où dépendent la
fortune, l'honneur et la vie du citoyen.... Et combien d'ailleurs la
malheureuse facilité donnée au magistrat, d'interpréter la loi comme il
le veut, ne rend-elle pas cette loi bien plus l'instrument de ses
passions, que le frein de celles des autres?

Telle pureté que puisse avoir cette loi ne devient-elle pas toujours
très-abusive, dès qu'elle est susceptible d'interprétation par le juge?
L'objet du législateur était-il qu'on pût donner à sa loi autant de sens
que peut en avoir le caprice ou la fantaisie de celui qui la presse; ne
les eût-il pas prévu s'il les eût cru possibles ou nécessaires? Voilà
donc la loi insuffisante aux uns, inutile aux autres, abusive ou
dangereuse presque dans tous les cas, et vous voilà forcé de convenir
que ce que l'homme a pu gagné en se mettant sous la protection de cette
loi, il l'a bien perdu d'ailleurs et par tous les dangers qu'il court en
vivant sous cette protection, et par tous les sacrifices qu'il fait pour
l'acquérir. Mais raisonnons.

Il y a certainement peu d'hommes au monde qui, d'après l'état actuel des
choses, soient exposés dans une de nos villes policées plus de deux ou
trois fois dans sa vie à l'infraction des loix. Qu'il vive dans une
nation incivilisée, il s'y trouvera peut-être exposé dans le cours de
cette même vie vingt ou trente fois au plus, voilà donc vingt ou trente
fois, et dans le pire état, qu'il regrettera de n'être pas sous la
protection des loix.... Que ce même homme descende un moment au fond de
son coeur, et qu'il se demande combien de fois dans sa vie ces mêmes
loix ont cruellement gêné ses passions; et l'ont par conséquent rendu
fort malheureux, il verra au bout d'un compte bien exact du bonheur
qu'il doit à ces loix et du malheur qu'il a ressenti de leur joug, s'il
ne s'avouera pas, qu'il eût mille fois mieux aimé n'être pas accablé de
leur poids, que de supporter la rigueur de ce poids, pour perdre autant
et gagner si peu. Ne m'accusez pas de ne choisir que des gens mal nés
pour établir mon calcul, je le donne au plus honnête des hommes, et ne
demande de lui que de la franchise. Si donc la loi vexe plus le citoyen
qu'elle ne lui sert, si elle le rend dix, douze, quinze fois plus
malheureux qu'elle ne le défend ou ne le protège, elle est donc non
seulement abusive, inutile et dangereuse comme je viens de le prouver
tout à l'heure, mais elle est même tyrannique et odieuse; et cela posé,
il vaudrait bien mieux, vous me l'avouerez, consentir au peu de mal qui
peut résulter du renversement d'une partie de ces loix, que d'acheter au
prix du bonheur de sa vie, le peu de tranquillité qui résulte
d'elles.[16]

Mais de toutes ces loix, la plus affreuse sans doute, est celle qui
condamne à la mort un homme qui n'a fait que céder à des inspirations
plus fortes que lui. Sans examiner ici s'il est vrai que l'homme ait le
droit de mort sur ses semblables, sans m'attacher à vous faire voir
qu'il est impossible qu'il ait jamais reçu ce droit ni de Dieu, ni de la
nature, ni de la première assemblée où les loix s'érigèrent, et dans
laquelle l'homme consentit à sacrifier une portion de sa liberté pour
conserver l'autre; sans entrer, dis-je, dans tous ces détails déjà
présentés par tant de bons esprits, de manière à convaincre de
l'injustice et de l'atrocité de cette loi, examinons simplement ici quel
effet elle a produit sur les hommes depuis qu'ils s'y sont assujettis.
Calculons d'une part toutes les victimes innocentes sacrifiées par cette
loi, et de l'autre toutes les victimes égorgées par la main du crime et
de la scélératesse. Confrontons ensuite le nombre des malheureux
vraiment coupables qui ont péri sur l'échafaud, à celui des citoyens
véritablement contenus par l'exemple des criminels condamnés. Si je
trouve beaucoup plus de victimes du scélérat, que d'innocens sacrifiés
par le glaive de Thémis, et de l'autre part que pour cent ou deux cent
mille criminels justement immolés, je trouve des millions d'hommes
contenus, la loi sans doute sera tolérable; mais si je découvre au
contraire comme cela n'est que trop démontré, beaucoup plus de victimes
innocentes chez Thémis, que de meurtres chez les scélérats, et que des
millions d'êtres même justement suppliciés, n'aient pu arrêter un seul
crime, la loi sera non seulement inutile, abusive, dangereuse et
gêdante, ainsi qu'il vient d'être démontré, mais elle sera absurde et
criante, et ne pourra passer, tant qu'elle punira afflictivement, que
pour un genre de scélératesse qui n'aura, de plus que l'autre, pour être
autorisé; que l'usage, l'habitude et la force, toutes raisons qui ne
sont ni naturelles, ni légitimes, ni meilleures que celles de
_Cartouche_.

Quel sera donc alors le fruit que l'homme aura recueilli du sacrifice
volontaire d'une portion de sa liberté, et que reviendra-t-il au plus
faible d'avoir encore amoindri ses droits, dans l'espoir de
contrebalancer ceux du plus fort, sinon de s'être donné des entraves et
un maître de plus? Puisqu'il a toujours contre lui le plus fort comme il
l'avait auparavant, et encore le juge qui prend communément le parti du
plus fort et pour son intérêt personnel et par ce penchant secret et
invincible qui nous ramène sans cesse vers nos égaux.

Le pacte fait par le plus faible dans l'origine des sociétés, cette
convention par laquelle, effrayé du pouvoir du plus fort, il consentit à
se lier et à renoncer à une portion de sa liberté, pour jouir en paix de
l'autre, fut donc bien plutôt l'anéantissement total des deux portions
de sa liberté, que la conservation de l'une des deux, ou, pour mieux
dire, un piège de plus dans lequel le plus fort eut l'art, en lui
cédant, d'entraîner le plus faible.

C'était par une entière égalité des fortunes et des conditions, qu'il
fallait énerver la puissance du plus fort, et non par de vaines loix qui
ne sont, comme le disait Solon, que des _toiles d'araignées où les
moucherons périssent, et desquelles les guêpes trouvent toujours le
moyen de s'échapper_.

Eh! que d'injustices d'ailleurs, que de contradictions dans vos loix
Européennes? Elles punissent une infinité de crimes qui n'ont aucune
sorte de conséquence, qui n'outraient en rien le bonheur de la société,
tandis que, d'autre part, elles sont sans vigueur sur des forfaits réels
et dont les suites sont infiniment dangereuses. Tels que l'avarice, la
dureté d'âme, le refus de soulager les malheureux, la calomnie, la
gourmandise et la paresse contre lesquels les loix ne disent mot,
quoiqu'ils soient des branches intarissables de crimes et de malheurs.

Ne m'avouerez-vous pas que cette disproportion, que cette cruelle
indulgence de la loi sur certains objets, et sa farouche sévérité sur
d'autres, rendent bien douteuse la justice des cas sur lesquels elles
prononcent, et sa nécessité bien incertaine.

L'homme déjà si malheureux par lui-même, déjà si accablé de tous les
maux que lui préparent sa faiblesse et sa sensibilité, ne mérite-t-il
pas un peu d'indulgence de ses semblables? Ne mérite-t-il pas que
ceux-ci ne le surchargent point encore du joug de tant de liens
ridicules, presque tous inutiles, et contraires à la nature. Il me
semble qu'avant d'interdire à l'homme ce que l'on qualifie gratuitement
de crimes, il faudrait bien examiner avant, si cette chose, telle
qu'elle soit, ne peut pas s'accorder avec les règles nécessaires au
véritable maintien de la société: car s'il est démontré que cette chose
n'y fait pas de mal, ou que ce mal est presqu'insensible, la société
plus nombreuse, ayant plus de force que l'homme seul, et pouvant mieux
souffrir ce mal, que l'homme ne supporterait la privation du léger délit
qui le charme, doit sans doute tolérer ce petit mal, plutôt que de le
punir.

Qu'un législateur philosophe, guidé par cette sage maxime, fasse passer
en revue devant lui, tous les crimes contre lesquels vos loix
prononcent, qu'il les approfondisse tous, et les toise, s'il est permis
d'employer cette expression, au véritable bonheur de la société, quel
retranchement ne fera-t-il pas?

Solon disait qu'il tempérait ses loix et les accommodait si bien aux
intérêts de ses concitoyens, qu'ils connaîtraient évidemment, qu'il leur
serait plus avantageux de les observer, que de les enfreindre; et en
effet, les hommes ne transgressent ordinairement que ce qui leur nuit;
des loix assez sages, assez douces pour s'accorder avec la nature, ne
seraient jamais violées.--Et pourquoi donc les croire impossibles.
Examinez les miennes et le peuple pour qui je les ai faites, et vous
verrez si elles sont ou non puisées dans la nature.

La meilleure de toutes les loix, devant être celle qui se transgressera
le moins, sera donc évidemment celle qui s'accordera le mieux et à nos
passions et au génie du climat sous lequel nous sommes nés. Une loi est
un frein: or la meilleure qualité du frein est de ne pouvoir se rompre.
Ce n'est pas la multiplicité des loix qui constitue la force du frein,
c'est l'espèce. Vous avez cru rendre vos peuples heureux en augmentant
la somme des loix, tandis qu'il ne s'agissait que de diminuer celle des
crimes. Et savez-vous qui les multiplie, ces crimes?... C'est l'informe
constitution de votre gouvernement, d'où ils naissent en foule, d'où il
n'est pas possible qu'ils ne fourmillent... et plus que tout, la
ridicule importance que des sots ont attachée aux petites choses. Vous
avez commencé, dans les gouvernemens soumis à la morale chrétienne, par
ériger en délits capitaux tout ce que condamnait cette doctrine;
insensiblement vous avez fait des crimes de vos péchés; vous vous êtes
crus en droit d'imiter la foudre que vous prêtiez à la justice divine,
et vous avez pendu, roué effectivement, parce que vous imaginiez
faussement que Dieu brûlait, noyait et punissait ces mêmes travers,
chimériques au fond, et dont l'immensité de sa grandeur était bien loin
de s'occuper. Presque toutes les loix de Saint-Louis ne sont fondées que
sur ces sophismes.[17] On le sait, et l'on n'en revient pas, parce qu'il
est bien plutôt fait de pendre ou de rouer des hommes, que d'étudier
pourquoi on les condamne; l'un laisse en paix le suppôt de Thémis souper
chez sa Phrinée ou son Antinoüs, l'autre le forcerait à passer dans
l'étude des momens si chers au plaisir; et ne vaut-il pas bien mieux
pendre ou rouer, pour son compte, une douzaine de malheureux dans sa
vie, que de donner trois mois à son métier. Voilà comme vous avez
multiplié les fers de vos citoyens, sans vous occuper jamais de ce qui
pouvait les alléger, sans même réfléchir qu'ils pouvaient vivre exempts
de toutes ces chaînes, et qu'il n'y avait que de la barbarie à les en
charger.

L'univers entier se conduirait par une seule loi, si cette loi était
bonne. Plus vous inclinez les branches d'un arbre, plus vous donnez de
facilité pour en dérober les fruits; tenez-les droites et élevées, qu'il
n'y ait plus qu'un seul moyen de les atteindre, vous diminuez le nombre
des ravisseurs. Etablissez l'égalité des fortunes et des conditions,
qu'il n'y ait d'unique propriétaire que l'état, qu'il donne à vie à
chaque sujet tout ce qu'il lui faut pour être heureux, et tous les
crimes dangereux disparaîtront, la constitution de Tamoé vous le prouve.
Or, il n'est rien de petit qui ne puisse s'exécuter en grand. Supprimez,
en un mot, la quantité de vos loix et vous amoindrirez nécessairement
celle de vos crimes. N'ayez qu'une loi, il n'y aura plus qu'un seul
crime; que cette loi soit dans la nature, qu'elle soit celle de la
nature, vous aurez fort peu de criminels; regarde maintenant, jeune
homme, considère avec moi lequel vaut mieux ou de chercher le moyen de
punir beaucoup de crimes, ou de trouver celui de n'en faire naître
aucun.--Zamé, dis-je au monarque, cette seule et respectable loi, dont
vous parlez, s'outrage à tout instant; il n'y a pas de jour où, sur la
surface de la terre, un être injuste ne fasse à son semblable ce qu'il
serait bien fâché d'en souffrir.--Oui, me répondit le vieillard, parce
qu'on laisse subsister l'intérêt que l'infracteur a de manquer à la loi;
anéantissez cet intérêt, vous lui enlevez les moyens d'enfreindre; voilà
la grande opération du législateur, voilà celle où je crois avoir
réussi. Tant que Paul aura intérêt de voler Pierre, parce qu'il est
moins riche que ce Pierre, quoiqu'il enfreigne la loi de la nature, en
faisant une chose qu'il serait fâché que l'on lui fît, assurément il la
fera; mais si je rends par mon système d'égalité Paul aussi riche que
Pierre, n'ayant plus d'intérêt à le voler, Pierre ne sera plus troublé
dans sa possession, ou il le sera sans doute beaucoup moins, ainsi du
reste.--Il est, continuai-je d'objecter à Zamé, une sorte de perversité
dans certains coeurs, qui ne se corrige point; beaucoup de gens font le
mal sans intérêt. Il est reconnu aujourd'hui qu'il y a des hommes qui ne
s'y livrent que par le seul charme de l'infraction. Tibère, Héliogabale,
Andronic se souillèrent d'atrocités dont il ne leur revenait que le
barbare plaisir de les commettre.--Ceci est un autre ordre de choses,
dit Zamé; aucune loi ne contiendra les gens dont vous parlez, il faut
même bien se garder d'en faire contre eux. Plus vous leur offrez de
digues plus vous leur préparez de plaisir à les rompre; c'est, comme
vous dites, l'infraction seule qui les amuse; peut-être ne se
plongeraient-ils pas dans cette espèce de mal, s'ils ne le croyaient
défendu.--Quelle loi les retiendra donc?--Voyez cet arbre, poursuivit
Zamé, en m'en montrant un dont le tronc était plein de noeuds,
croyez-vous qu'aucun effort puisse jamais redresser cette
plante.--Non.--Il faut donc la laisser comme elle est; elle fait nombre
et donne de l'ombrage; usons-en, et ne la regardons pas. Les gens dont
vous me parlez sont rares. Ils ne m'inquiètent point, j'emploierais le
sentiment, la délicatesse et l'honneur avec eux, ces freins seraient
plus sûrs que ceux de la loi. J'essaierais encore de faire changer leur
habitude de motifs, l'un ou l'autre de ces moyens réussiraient:
croyez-moi, mon ami, j'ai trop étudié les hommes pour ne pas vous
répondre qu'il n'est aucune sorte d'erreurs que je ne détourne ou
n'anéantisse, sans jamais employer de punitions corporelles. Ce qui gêne
ou moleste le physique n'est fait que pour les animaux; l'homme, ayant
la raison au-dessus d'eux, ne doit être conduit que par elle, et ce
puissant ressort mène à tout, il ne s'agit que de savoir le manier.[18]

Encore une fois, mon ami, poursuivit Zamé, ce n'est que du bonheur
général qu'il faut que le législateur s'occupe, tel doit être son unique
objet; s'il simplifie ses idées, ou qu'il les rapetisse en ne pensant
qu'au particulier, il ne le fera qu'aux dépens de la chose principale,
qu'il ne doit jamais perdre de vue, et il tombera dans le défaut de ses
prédécesseurs.

Admettons un instant un État composé de quatre mille sujets, plus ou
moins; il ne s'agit que d'un exemple: nommons-en la moitié les blancs,
l'autre moitié les noirs; supposons à présent que les blancs placent
injustement leur félicité dans une sorte d'oppression imposée aux noirs,
que fera le législateur ordinaire? Il punira les blancs, afin de
délivrer les noirs de l'oppression qu'ils endurent, et vous le verrez
revenir de cette opération, se croyant plus grand qu'un _Licurgue_; il
n'aura pourtant fait qu'une sottise; qu'importe au bien général que ce
soient les noirs plutôt que les blancs qui soient heureux? Avant la
punition que vient d'imposer cet imbécile, les blancs étaient les plus
heureux; depuis sa punition, ce sont les noirs; son opération se réduit
donc à rien, puisqu'il laisse les choses comme elles étaient auparavant.
Ce qu'il faut qu'il fasse, et ce qu'il n'a certainement point fait,
c'est de rendre les uns et les autres également heureux, et non pas les
uns aux dépens des autres; or, pour y réussir, il faut qu'il
approfondisse d'abord l'espèce d'oppression dont les blancs font leur
félicité; et si, dans cette oppression qu'ils se plaisent à exercer, il
n'y a pas, ainsi que cela arrive souvent, beaucoup de choses qui ne
tiennent qu'à l'opinion, afin, si cela est, de conserver aux blancs, le
plus que faire se pourra, de la chose qui les rend heureux; ensuite il
fera comprendre aux noirs tout ce qu'il aura observé de chimérique dans
l'oppression dont ils se plaignent; puis il conviendra avec eux de
l'espèce de dédommagement qui pourrait leur rendre une partie du bonheur
que leur enlève l'oppression des blancs, afin de conserver l'équilibre,
puisque l'union ne peut avoir lieu; de là, il soumettra les blancs au
dédommagement demandé par les noirs, et ne permettra dorénavant aux
premiers cette oppression sur les seconds, qu'en l'acquittant par le
dédommagement demandé; voilà, dès-lors, les quatre mille sujets heureux,
puisque les blancs le sont par l'oppression où ils réduisent les noirs,
et que ceux-là le deviennent par le dédommagement accordé à leur
oppression; voilà donc, dis-je, tout le monde heureux, et personne de
puni; voilà une sorte de malfaiteurs, une sorte de victimes aux
malfaiteurs, et néanmoins tout le monde content. Si quelqu'un manque
maintenant à la loi, la punition doit être égale; c'est-à-dire, que le
noir doit être puni, si pour le dédommagement demandé, et qu'on lui
donne, il ne souffre pas l'oppression du blanc, et celui-ci également
puni, s'il n'accorde pas le dédommagement qui doit équivaloir à
l'oppression dont il jouit; mais cette punition (dont la nécessité ne se
présentera pas deux fois par siècle) n'est plus enjointe alors au
particulier pour avoir grevé le particulier; ce qui est odieux. Il n'y a
pas de justice à établir qu'il faille qu'un individu soit plus heureux
que l'autre; mais la peine est alors portée contre l'infracteur de la
loi qui établissait l'équilibre, et de ce moment elle est juste.

Il est parfaitement égal, en un mot, qu'un membre de la société soit
plus heureux qu'un autre; ce qui est essentiel au bonheur général, c'est
que tous deux soient aussi heureux qu'ils peuvent l'être; ainsi, le
législateur ne doit pas punir l'un, de ce qu'il cherche à se rendre
heureux aux dépens de l'autre, parce que l'homme, en cela, ne fait que
suivre l'intention de la nature; mais il doit examiner si l'un de ces
hommes ne sera pas également heureux, en cédant une légère portion de sa
félicité à celui qui est tout-à-fait à plaindre; et si cela est, le
législateur doit établir l'égalité mutant qu'il est possible, et
condamner le plus heureux à remettre l'autre dans une situation moins
triste que celle qui l'a forcé au crime.

Mais, continuons le tableau des injustices de vos loix: un homme, je le
suppose, en maltraite un autre, puis convient avec le lézé d'un
dédommagement; voilà l'égalité: l'un a les coups, l'autre a de moins
l'argent qu'il a donné pour avoir appliqué les coups, les choses sont
égales; chacun doit être content; cependant tout n'est pas fini: on n'en
n'intente pas moins un procès à l'agresseur; et quoiqu'il n'ait plus
aucune espèce de tort, quoiqu'il ait satisfait au seul qu'il ait eu, et
qu'il ait satisfait au gré de l'offensé, on ne l'en poursuit pas moins
sous le scandaleux et vain prétexte d'une réparation à la justice.
N'est-ce donc pas une cruauté inouïe! Cet homme n'a fait qu'une faute,
il ne doit qu'une réparation: ce que doit faire la justice, c'est
d'avoir l'oeil à ce qu'il y satisfasse; dès qu'il l'a fait, les juges
n'ont plus rien à voir; ce qu'ils disent, ce qu'ils font de plus, n'est
qu'une vexation atroce sur le Citoyen, aux dépens de qui ils
s'engraissent impunément, et contre laquelle la Nation entière doit se
révolter[19].

Tous les autres délits s'expliqueraient par les mêmes principes, et
peuvent être soumis tous au même examen, de quelque nature qu'ils
soient; le meurtre même, le plus affreux de tous les crimes, celui qui
rend l'homme plus féroce et plus dangereux que les bêtes, le meurtre
s'est racheté chez tous les peuples de la terre, et se rachète encore
dans les trois quarts de l'univers, pour une somme proportionnée à la
qualité du mort[20]; les Nations sages n'imaginaient pas devoir imposer
d'autre peine que celle qui peut être utile; elles rejetaient ce qui
double le mal sans l'arrêter, et sur-tout sans le réparer.

Ayant soigneusement anéanti tout ce qui peut conduire au meurtre,
poursuivit Zamé, j'ai bien peu d'exemples de ce forfait monstrueux dans
mon isle; la punition où je le soumets est simple; elle remplit l'objet
en séquestrant le coupable de la société, et n'a rien de contraire à la
nature; le signalement du criminel est envoyé dans toutes les villes,
avec défense exacte de l'y recevoir; je lui donne une pirogue où sont
placés des vivres pour un mois; il y monte seul, en recevant l'ordre de
s'éloigner et de ne jamais aborder dans l'isle sous peine de mort; il
devient ce qu'il peut, j'en ai délivré ma patrie, et n'ai pas sa mort à
me reprocher; c'est le seul crime qui soit puni de cette manière: tout
ce qui est au-dessous ne vaut pas le sang d'un Citoyen, et je me garde
bien de le répandre en dédommagement; j'aime mieux corriger que punir:
l'un conserve l'homme et l'améliore, l'autre le perd sans lui être
utile; je vous ai dit mes moyens, ils réussissent presque toujours:
l'amour-propre est le sentiment le plus actif dans l'homme; on gagne
tout en l'intéressant. Un des ressorts de ce sentiment, que j'ose me
flatter d'avoir remué le plus adroitement, est celui qui tend à émouvoir
le coeur de l'homme par la juste compensation des vices et des vertus:
n'est-il pas affreux que, dans votre Europe, un homme qui a fait douze
ou quinze belles actions, doive perdre la vie quand il a eu le malheur
d'en faire une mauvaise, infiniment moins dangereuse souvent que n'ont
été bonnes celles dont vous ne lui tenez aucun compte. Ici, toutes les
belles actions du Citoyen sont récompensées: s'il a le malheur de
devenir faible une fois en sa vie, on examine impartialement le mal et
le bien, on les pèse avec équité, et si le bien l'emporte, il est
absous. Croyez-le, la louange est douce, la récompense est flatteuse;
tant que vous ne vous servirez pas d'elles pour mitiger les peines
énormes qu'imposent vos loix, vous ne réussirez jamais à conduire comme
il faut le Citoyen, et tous ne ferez que des injustices. Une autre
atrocité de vos usages, est de poursuivre le criminel anciennement
condamné pour une mauvaise action, quoiqu'il se soit corrigé, quoiqu'il
ait mené depuis long-tems une vie régulière; cela est d'autant plus
infâme, qu'alors le bien l'emporte sur le mal, que cela est très-rare,
et que vous découragez totalement l'homme en lui apprenant que le
repentir est inutile.

On me raconta dans mes voyages l'action d'un juge de votre Patrie, dont
j'ai long-tems frémi; il fit, m'assura-t-on, enlever le coupable qu'il
avait condamné, quinze ans après le jugement; ce malheureux, trouvé dans
son asyle, était devenu un saint; le juge barbare ne le fit pas moins
traîner au supplice... et je me dis que ce juge était un scélérat qui
aurait mérité une mort trois fois plus douloureuse que cette victime
infortunée. Je me dis, que si le hasard le faisait prospérer, la
Providence le culbuterait bientôt, et ce que je m'étais dit devint une
prophétie: cet homme a été l'horreur et l'exécration des Français; trop
heureux d'avoir conservé la vie qu'il avait cent fois mérité de perdre
par une multitude de prévarications et d'autres horreurs aisées à
présumer d'un monstre capable de celle que je cite, et dont la plus
éclatante était d'avoir trahi l'État[21].

O bon jeune homme! continua Zamé, la science du législateur n'est pas de
mettre un frein au vice; car il ne fait alors que donner plus d'ardeur
au désir qu'on a de le rompre; si ce législateur est sage, il ne doit
s'occuper, au contraire, qu'à en aplanir la route, qu'à la dégager de
ses entraves, puisqu'il n'est malheureusement que trop vrai qu'elles
seules composent une grande partie des charmes que l'homme trouve dans
cette carrière; privé de cet attrait, il finit par s'en dégoûter; qu'on
sème dans le même esprit quelques épines dans les sentiers de la vertu,
l'homme finira par la préférer, par s'y porter naturellement, rien qu'en
raison des difficultés dont on aurait eu l'art de la couvrir, et voilà
ce que sentirent si bien les adroits législateurs de la Grèce; ils
firent tourner au bonheur de leurs Concitoyens les vices qu'ils
trouvèrent établis chez eux, l'attrait disparut avec la chaîne, et les
Grecs devinrent vertueux seulement à cause de la peine qu'ils trouvèrent
à l'être, et des facilités que leur offrait le vice.

L'art ne consiste donc qu'à bien connaître ses Concitoyens, et qu'à
savoir profiter de leur faiblesse; on les mène alors où l'on veut; si la
religion s'y oppose, le législateur doit en rompre le frein sans
balancer: une religion n'est bonne qu'autant qu'elle s'accorde avec les
loix, qu'autant qu'elle s'unit à elles pour composer le bonheur de
l'homme. Si, pour parvenir à ce but, on se trouve forcé de changer les
loix, et que la religion ne s'allie plus aux nouvelles, il faut rejeter
cette religion[22]. La religion, en politique, n'est qu'un double
emploi, elle n'est que l'étaie de la législation; elle doit lui céder
incontestablement dans tous les cas. Licurgue et Solon faisaient parler
les oracles à leur gré, et toujours à l'appui de leurs loix, aussi
furent-elles long-tems respectées.... N'osant pas faire parler les dieux,
mon ami, je les ai fait taire; je ne leur ai accordé d'autre culte que
celui qui pouvait s'adapter à des loix faites pour le bonheur de ce
peuple. J'ai osé croire inutile ou impie celui qui ne s'allierait pas au
code qui devait constituer sa félicité. Bien éloigné de calquer mes loix
sur les maximes erronées de la plupart des religions reçues, bien
éloigné d'ériger en crimes les faiblesses de l'homme, si ridiculement
menacées par les cultes barbares, j'ai cru que s'il existait réellement
un Dieu, il était impossible qu'il punit ses créatures des défauts
placés par sa main même; que pour composer un code raisonnable, je
devais me régler sur sa justice et sur sa tolérance; que l'athéisme le
plus décidé devenait mille fois préférable à l'admission d'un Dieu, dont
le culte s'opposerait au bonheur de l'humanité, et qu'il y avait moins
de danger à ne point croire à l'existence de ce Dieu, que d'en supposer
un, ennemi de l'homme.

Mais une considération plus essentielle au législateur, une idée qu'il
ne doit jamais perdre de vue en faisant ses loix, c'est le malheureux
état de liens dans le quel est né l'homme. Avec quelle douceur ne
doit-on pas corriger celui qui n'est pas libre, celui qui n'a fait le
mal que parce qu'il lui devenait impossible de ne le pas faire. Si
toutes nos actions sont une suite nécessaire de la première impulsion,
si toutes dépendent de la construction de nos organes, du cours des
liqueurs, du plus ou moins de ressort des esprits animaux, de l'air que
nous respirons, des alimens qui nous sustentent; si toutes sont
tellement liées au physique, que nous n'ayons pas même la possibilité du
choix, la loi même la plus douce ne deviendra-t-elle pas tyrannique? Et
le législateur, s'il est juste, devra-t-il faire autre chose que
redresser l'infracteur ou l'éloigner de sa société? Quelle justice y
aurait-il à le punir, dès que ce malheureux a été entraîné malgré lui?
N'est-il pas barbare, n'est-il pas atroce de punir un homme d'un mal
qu'il ne pouvait absolument éviter?

Supposons un oeuf placé sur un billard, et deux billes lancées par un
aveugle: l'une dans sa course évite l'oeuf, l'autre le casse; est-ce la
faute de la bille, est-ce la faute de l'aveugle qui a lancé la bille
destructive de l'oeuf? L'aveugle est la nature, l'homme est la bille,
l'oeuf cassé le crime commis. Regarde à présent, mon ami, de quelle
équité sont les loix de ton Europe, et quelle attention doit avoir le
législateur qui prétendra les réformer.

N'en doutons point, l'origine de nos passions, Et par conséquent la
cause de tous nos travers, dépendent uniquement de notre constitution
physique, et la différence entre l'honnête homme et le scélérat se
démontrerait par l'anatomie, si cette science était ce qu'elle doit
être; des organes plus ou moins délicats, des fibres plus ou moins
sensibles, plus ou moins d'âcreté dans le fluide nerveux, des causes
extérieures de tel ou tel genre, un régime de vie plus ou moins
irritant; voilà ce qui nous ballotte sans cesse entre le vice et la
vertu, comme un vaisseau sur les flots de la mer, tantôt évitant les
écueils, tantôt échouant sur eux, faute de force pour s'en écarter; nous
sommes comme ces instrumens, qui, formés dans une telle proportion,
doivent rendre un son agréable, ou discord, contournés dans des
proportions différentes, il n'y a rien de nous, rien à nous, tout est à
la nature, et nous ne sommes jamais dans ses mains que l'aveugle
instrument de ses caprices.

Dans cette différence si légère, eu égard au fond, si peu dépendante de
nous, et qui pourtant, d'après l'opinion reçue, fait éprouver à l'homme
de si grands biens ou de si grands maux, ne serait-il pas plus sage d'en
revenir à l'opinion des philosophes de la secte _ d'Aristippe_, qui
soutenait que celui qui a commis une faute, telle grave qu'elle puisse
être, est digne de pardon, parce que quiconque fait mal, ne l'a pas fait
volontairement, mais y est forcé par la violence de ses passions; et que
dans tel cas on ne doit ni haïr ni punir; qu'il faut se borner à
instruire et à corriger doucement. Un de vos philosophes a dit: _cela ne
suffit pas, il faut des loix, elles sont nécessaires, si elles ne sont
pas justes_; et il n'a avancé qu'un sophisme; ce qui n'est pas juste
n'est nullement nécessaire, il n'y a de vraiment nécessaire que ce qui
est juste; d'ailleurs, l'essence de la loi est d'être juste; toute loi
qui n'est que nécessaire, sans être juste, ne devient plus qu'une
tyrannie.--Mais il faut bien, ô respectable vieillard, pris-je la
liberté de dire, il faut bien cependant retrancher les criminels dès
qu'ils sont reconnus dangereux.

Soit, répondit Zamé, mais il ne faut pas les punir, parce qu'on ne doit
être puni qu'autant que l'on a été coupable, pouvant s'empêcher de le
devenir, et que les criminels, nécessairement enchaînés par des loix
supérieures de la nature, ont été coupables malgré eux. Retranchez-les
donc en les bannissant, ou rendez-les meilleurs en les contraignant
d'être utiles à ceux qu'ils ont offensés. Mais ne les jetez pas
inhumainement dans ces cloaques empestés, où tout ce qui les entoure est
si gangrené, qu'il devient incertain de savoir lequel achèvera de les
corrompre plus vite, ou des exemples affreux reçus par ceux qui les
dirigent, ou de l'endurcissement et de l'impénitence finale, dont leurs
malheureux compagnons leur offrent le tableau.... Tuez-les encore moins,
parce que le sang ne répare rien, parce qu'au lieu d'un crime commis en
voilà tout d'un coup deux, et qu'il est impossible que ce qui offense la
nature puisse jamais lui servir de réparation.

Si vous faites tant que d'appesantir sur le citoyen quelque chaîne avec
le projet de le laisser dans la société, évitez bien que cette chaîne
puisse le flétrir: en dégradant l'homme, vous irritez son coeur, vous
aigrissez son esprit, vous avilissez son caractère; le mépris est d'un
poids si cruel à l'homme, qu'il lui est arrivé mille fois de devenir
violateur de la loi pour se venger d'en avoir été la victime; et tel
n'est souvent conduit à l'échafaud que par le désespoir d'une première
injustice[23].

Mais,mon ami, poursuivit ce grand homme en me serrant les mains, que de
préjugés à vaincre pour arriver là! que d'opinions chimériques à
détruire! que de systèmes absurdes à rejeter! que de philosophie à
répandre sur les principes de l'administration!... Regarder comme tout
simple une immensité de choses que vous êtes depuis si long-tems en
possession de voir comme des crimes! quel travail!

O toi, qui tiens dans tes mains le sort de tes compatriotes, magistrat,
prince, législateur, qui que tu sois enfin, n'use de l'autorité que te
donne la loi, que pour en adoucir la rigueur; songe que c'est par la
patience que l'agriculteur vient à bout d'améliorer un fruit sauvage;
songe que la nature n'a rien fait d'inutile, et qu'il n'y a pas un seul
homme sur la terre qui ne soit bon à quelque chose. La sévérité n'est
que l'abus de la loi; c'est mépriser l'espèce humaine que de ne pas
regarder l'honneur comme le seul frein qui doive la conduire, et la
honte comme le seul châtiment qu'elle doive craindre. Vos malheureuses
loix informes et barbares ne servent qu'à punir, et non à corriger;
elles détruisent et ne créent rien; elles révoltent et ne ramènent
point: or, n'espérez jamais avoir fait le moindre progrès dans la
science de connaître et de conduire l'homme, qu'après la découverte des
moyens qui le corrigeront sans le détruire, et qui le rendront meilleur
sans le dégrader.

Le plus sûr est d'agir comme vous voyez que je l'ai fait; opposez-vous à
ce que le crime puisse naître, et vous n'aurez plus besoin de loix....
Cessez de punir, autrement que par le ridicule, une foule d'écarts qui
n'offensent en rien la société, et vos loix seront superflues.

_Les loix_, dit encore quelque part votre Montesquieu, _sont un mauvais
moyen pour changer les manières, les usages, et pour réprimer les
passions; c'est par les exemples et par les récompenses, qu'il faut
tâcher d'y parvenir_. J'ajoute aux idées de ce grand homme, que la
véritable façon de ramener à la vertu est d'en faire sentir tout le
charme, et sur-tout la nécessité; il ne faut pas se contenter de crier
aux hommes, que la vertu est belle, il faut savoir le leur prouver; il
faut faire naître à leurs yeux des exemples qui les convainquent de ce
qu'ils perdent en ne la pratiquant pas. Si vous voulez qu'on respecte
les liens de la société, faites-en sentir et la valeur et la puissance;
mais n'imaginez pas réussir en les brisant. Que ces réflexions doivent
rendre circonspects sur le choix des punitions que l'on impose à celui
qui s'est rendu coupable envers cette société: vos loix, au lieu de l'y
ramener, l'en éloignent ou lui arrachent la vie, point de milieu....
Quelle intolérante et grossière bêtise! qu'il serait tems de la
détruire! qu'il serait tems de la détester.

Homme vil et méprisable, Être abhorré de ton espèce, toi qui n'es né que
pour lui servir de bourreau, homme effroyable, enfin, qui prétends que
des chaînes ou des gibets sont des argumens sans réplique; toi qui
ressemble à cet insensé, brûlant sa maison en décadence au lieu de la
réparer, quand cesseras-tu de croire qu'il n'y a rien de si beaux que
tes loix, rien de si sublime que leurs effets! Renonce à ces préjugés
fâcheux qui n'ont encore servi qu'à te souiller inutilement des larmes
et du sang de tes concitoyens; ose livrer la nature à elle-même; t'es-tu
jamais repenti de lui avoir accordé ta confiance? Ce peuplier majestueux
qui élève sa tête orgueilleuse dans les unes, est-il moins beau, moins
fier, que ces chétifs arbustes que ta main courbe sous les règles de
l'art; et ces enfans que tu nommes sauvages, abandonnés comme les autres
animaux, qui se traînent comme eux vers le sein de leur mère, quand se
fait sentir le besoin, sont-ils moins frais, moins vigoureux, moins
sains que ces frêles nourrissons de ta Patrie, auxquels il semble que tu
veuilles faire sentir, dès qu'ils voient le jour, qu'ils ne sont nés que
pour porter des fers? Que gagnes-tu enfin à grever la nature? Elle n'est
jamais ni plus belle, ni plus grande que lorsqu'elle s'échappe de tes
dignes; et ces arts, que tu chéris, que tu recherches, que tu honores,
ces arts ne sont vraiment sublimes, que quand ils imitent mieux les
désordres de cette nature que tes absurdités captivent; laisse-là donc à
ses caprices, et n'imagine pas la retenir par tes vaines loix; elle les
franchira toujours dès que les siennes l'exigeront, et tu deviendras
comme tout ce qui t'enchaîne, le vil jouet de ses savans écarts.

Grand homme! m'écriai-je dans l'enthousiasme, l'univers devrait être
éclairé par vous; heureux, cent fois heureux les citoyens de cette isle,
et mille fois plus fortunés encore les législateurs qui sauront se
modeler sur vous. Combien Platon avait raison de dire, _que les États ne
pouvaient être heureux qu'autant qu'ils auraient des philosophes pour
rois, ou que les rois seraient philosophes_. Mon ami, me répondit Zamé,
tu me flattes, et je ne veux pas l'être: puisque tu t'es servi pour me
louer du mot d'un philosophe, laisse-moi te prouver ton tort par le mot
d'un autre.... Solon ayant parlé avec fermeté à Crésus, roi de Lidie, qui
avait fait éclater sa magnificence aux yeux de ce législateur, et qui
n'en avait reçu que des avis durs, Solon, dis-je, fut blâmé par Ésope le
fabuliste: _Ami_, lui dit le Poëte, _il faut, ou n'approcher jamais la
personne des rois, ou ne leur dire que des choses flatteuses.--Dis
plutôt_, répondit Solon, _qu'il faut, ou ne les point approcher, ou ne
leur dire que des choses utiles_.

Nous rentrâmes. Zamé me préparait un nouveau spectacle: venez, me
dit-il, je vous ai fait voir d'abord nos femmes seules, ensuite nos
jeunes hommes, venez les examiner maintenant ensemble. On ouvrit un
vaste salon, et je vis les cinquante plus belles femmes de la capitale
réunies à un pareil nombre de jeunes gens également choisis à la
supériorité de la taille et de la figure. Il n'y a que des époux dans ce
que vous voyez, me dit Zamé, on n'entre jamais dans le monde qu'avec ce
titre, je vous l'ai dit; mais, quoique tout ce qui est ici soit marié,
il n'y a pourtant aucun ménage de réuni, aucun mari n'y a sa femme,
aucune femme n'y voit son époux; j'ai cru qu'ainsi vous jugeriez mieux
nos moeurs. On servit quelques mets simples et frais à cet aimable
cercle, ensuite chacun développa ses talens, on joua de quelques
instrumens inconnus parmi nous, et que ce peuple avait avant sa
civilisation; les uns ressemblaient à la guitare, d'autres à la flûte;
leur musique, peu variée dans ses tons, ne me parut point agréable. Zamé
ne leur avait donné aucune notion de la nôtre: je crains, me dit-il, que
la musique ne soit plus faite pour amollir et corrompre l'âme, que pour
l'élever, et nous évitons avec soin ici tout ce qui peut énerver les
moeurs; je leur ai trouvé ces instrumens, je les leur laisse; je
n'innoverai rien sur cette partie.

Après le concert, les deux sexes se mêlèrent, exécutèrent ensemble
plusieurs danses et plusieurs jeux, où la pudeur, la retenue la plus
exacte régnèrent constamment. Pas un geste, pas un regard, pas un
mouvement qui pût scandaliser le spectateur même le plus sévère; je
doute qu'une pareille assemblée se fût maintenue en Europe dans des
bornes aussi étroites: point de ces serremens de mains indécens, de ces
oeillades obscènes, de ces mouvemens de genoux, de ces mots bas et à
double entente, de ces éclats de rire, de toutes ces choses enfin si en
usage dans vos sociétés corrompues, qui en prouvent à-la-fois le mauvais
ton, l'impudence, le désordre et la dépravation.

Avec si peu de liens, dis-je à Zamé, avec des loix si douces, aussi peu
de freins religieux, comment ne règne-t-il pas dans ce cercle plus de
licence que je n'en vois?--C'est que les loix et les religions gênent
les moeurs, dit Zamé, mais ne les épurent point; il ne faut ni fers, ni
bourreaux, ni dogmes, ni temples, pour faire un honnête homme; ces
moyens donnent des hypocrites et des scélérats; ils n'ont jamais fait
naître une vertu. Les époux de ces femmes, quoiqu'absens, sont les amis
de ces jeunes gens; ils sont heureux avec leurs femmes; ils les adorent,
elles sont de leur choix, pourquoi voudriez-vous que ceux-ci, qui ont
également des femmes qu'ils aiment, allassent troubler la félicité de
leurs frères? Ils se feroient à-la-fois trois ennemis: la femme qu'ils
attaqueraient, la leur qu'ils plongeraient dans le désespoir, et leurs
amis qu'ils outrageraient. J'ai fait entrer ces principes dans
l'éducation; ils les sucent avec le lait; je les meus dans leurs coeurs
par les grands ressorts du sentiment et de la délicatesse. Qu'y feraient
de plus la religion et les loix? Une de vos chimères à vous autres
Européens, est d'imaginer que l'homme, semblable à la bête féroce, ne se
conduit jamais qu'avec des chaînes; aussi êtes-vous parvenus, au moyen
de ces effrayans systèmes, à le rendre aussi méchant qu'il peut l'être,
en ajoutant au désir naturel du vice celui plus vif encore de briser un
frein. Rien ne flatte et n'honore ces jeunes gens comme d'être admis
chez moi; j'ai saisi cette faiblesse, j'en ai profité: tout est à
prendre dans le coeur de l'homme, quand on veut se mêler de le conduire;
ce qui fait que si peu de gens y réussissent, c'est que la moitié de
ceux qui l'entreprennent sont des sots, et que le reste, avec un peu
plus de bon sens, peut-être, ne peut atteindre à cette connaissance
essentielle au coeur humain, sans laquelle on ne fait que des absurdités
ou des choses de règle; car la règle est le grand cheval de bataille des
imbéciles; ils s'imaginent stupidement qu'une même chose doit convenir à
tout le monde, quoiqu'il n'y ait pas deux caractères de semblables, ne
voulant pas prendre la peine d'examiner, de ne prescrire à chacun que ce
qui lui convient; et ils ne réfléchissent pas qu'ils traiteraient
eux-mêmes d'inepte un médecin qui n'ordonnerait comme eux que le même
remède pour toutes sortes de maux; qu'un moyen soit propice ou non,
qu'il; doive ou non réussir, leur épaisse conscience est calme toutes
les fois que _la règle_ est suivie, et qu'ils se sont comportés dans _la
règle_.

Si un seul de ces jeunes gens, poursuivit Zamé, venait à manquer à ce
qu'il doit, il serait exclus de ma maison, et cette crainte les contient
d'autant plus, que j'ai su me faire aimer d'eux; ils frémiraient de me
déplaire.--Mais lorsque vous ne les voyez pas?--Alors ils sont chez eux,
les époux se retrouvent unis, le soin de leur ménage les occupe, et ils
ne pensent pas à se trahir. Ce n'est pas, continua ce Prince, qu'il n'y
ait quelques exemples d'adultères; mais ils sont rares, ils sont cachés,
ils n'entraînent ni trouble, ni scandale. Si les choses vont plus loin,
si je soupçonne qu'il puisse résulter quelques suites fâcheuses, je
sépare les coupables, je les fais habiter des villes différentes, et,
dans des cas plus graves encore, je les bannis pour quelque tems de
Tamoé; cette punition de l'exil, annexée aux crimes capitaux, les
effraie à tel point qu'ils évitent avec le plus grand soin tout ce qui
peut mettre dans le cas du crime pour lequel elle est imposée. Quand
vous voulez régir une Nation, commencez par infliger des peines douces,
et vous n'aurez pas besoin d'en avoir de sanglantes.

Après quelques heures d'amusemens honnêtes et chastes, c'en est assez,
me dit Zamé, je vais renvoyer ces époux à leur société, où ils sont
attendus... sans jalousie, j'en suis bien sûr, mais peut-être avec un
peu d'impatience. Il fit un geste accompagné d'un sourire, tout cessa
dès le même instant, on partit... mais on ne s'accompagna point, on
n'offrit point de bras, on ne chercha rien de ce qui peut donner la
moindre atteinte à la décence, les jeunes femmes se retirèrent d'abord;
une heure après les jeunes hommes partirent, et tous en comblant de
remercîmens et de bénédictions le bon père, qui les aimait assez pour
descendre ainsi dans les détails de leurs petits plaisirs.

Levez-vous demain de bonne heure, me dit Zamé, je veux vous mener dans
mon temple, je veux vous faire voir la magnificence, la pompe, le luxe
même de mes cérémonies religieuses. Je veux que vous voyiez mes prêtres
en fonctions.--Ah! répondis-je, c'est une des choses que j'ai le plus
désiré; la religion d'un tel peuple doit être aussi pure que ses moeurs,
et je brûle déjà d'aller adorer Dieu au milieu de vous. Mais vous
m'annoncez du faste.... O grand homme! je crois vous connaître assez pour
être sûr qu'il en régnera peu dans vos cérémonies.--Vous en jugerez, me
dit Zamé, je vous attends une heure avant le lever du soleil.

Je me rendis a la porte de la chambre de notre philosophe le lendemain à
l'heure indiquée, il m'attendait; sa femme, ses enfans, et Zilia sa
belle-fille, tout était autour de sa personne chérie. Allons, nous dit
Zamé, l'astre est prêt à paraître, ils doivent nous attendre. Nous
traversâmes la ville; tous les habitans étaient déjà à leurs portes; ils
se joignaient à nous à mesure que nous passions; nous avançâmes ainsi
jusqu'aux maisons où s'élevait la jeunesse, et dont je vous parlerai
bientôt. Les enfans des deux sexes en sortirent en foule; conduits par
des vieillards, ils nous suivirent également; nous marchâmes dans cet
ordre jusqu'au pied d'une montagne qui se trouvait à l'orient derrière
la ville; Zamé monta jusqu'au sommet, je l'y suivis avec sa famille, le
peuple nous environna... le plus grand silence s'observait... enfin
l'astre parut... A l'instant toutes les têtes se prosternèrent, toutes
les mains s'élevèrent aux cieux, on eût dit que leurs âmes y volaient
également.

«O souverain éternel, dit Zamé, daigne accepter l'hommage profond d'un
peuple qui t'adore... Astre brillant, ce n'est pas à toi que nos voeux
s'adressent, c'est à celui qui te meut, et qui t'a créé; ta beauté nous
rappelle son image... tes sublimes opérations sa puissance... Porte-lui
nos respects et nos voeux; qu'il daigne nous protéger tant que sa bonté
nous laisse ici bas; qu'il veuille nous réunir à lui quand il lui plaira
de nous dissoudre;... qu'il dirige nos pensées, qu'il règle nos actions,
qu'il épure nos coeurs, et que les sentimens de respect et d'amour qu'il
nous inspire, puissent être agrées de sa grandeur, et se déposer au pied
de sa gloire.»

Alors Zamé, qui s'était tenu droit, les mains élevées, pendant que tous
étaient à genoux, se précipita la face contre terre, adora un instant en
silence, se releva les yeux humides de pleurs, et ramena le peuple dans
sa ville.

Voilà tout, me dit-il dès que nous fûmes rentrés; croyez-vous que le
Dieu de l'univers puisse exiger davantage de nous? Est-il besoin de
l'enfermer dans des temples pour l'adorer et le servir? Il ne faut
qu'observer une de ses plus belles opérations, afin que cet acte de sa
sublime grandeur développe en nous des sentimens d'amour et de
reconnaissance, voilà pourquoi j'ai choisi l'instant et le lieu que vous
venez de voir... La pompe de la nature, mon ami, voilà la seule que je
me sois permise, cet hommage est le seul qui plaise à l'Éternel; les
cérémonies de la religion ne furent inventées que pour fixer les yeux au
défaut du coeur; celles que je leur substitue fixent le coeur en
charmant les yeux, cela n'est-il pas préférable? J'ai, d'ailleurs, voulu
conserver quelque chose de l'ancien culte, cette politique était
nécessaire: les habitans de Tamoé adoraient le Soleil autrefois, je n'ai
fait que rectifier leur système, en leur prouvant qu'ils se trompaient
de l'ouvrage à l'ouvrier, que le Soleil était la chose mue, et que
c'était au moteur que devait s'adresser le cube. Ils m'ont compris, ils
m'ont goûté, et sans presque rien changer à leur usage, de payens qu'ils
étaient, j'en ai fait un peuple pieux et adorateur de l'Être Suprême.
Crois-tu que tes dogmes absurdes, tes inintelligibles mystères, tes
cérémonies idolâtres, pussent les rendre, ou plus heureux, ou meilleurs
citoyens? T'imagines-tu que l'encens brûlé sur des autels de marbre
vaille l'offrande de ces coeurs droits? A force de défigurer le culte de
l'Éternel, vos religions d'Europe l'ont anéanti. Lorsque j'entre dans
une de vos églises, je la trouve si prodigieusement remplie de saints,
de reliques, de momeries de toute espèce, que la chose du monde que j'ai
le plus de peine à y reconnaître est le Dieu que j'y désire; pour le
trouver, je suis obligé de descendre dans mon coeur: hélas! me dis-je
alors, puisque voilà le lieu qui me le rappelle, ce n'est que là que je
dois le chercher, c'est la seule hostie que je doive mettre à ses pieds;
les beautés de la nature en raniment l'idée dans ce sanctuaire, je les
contemple pour m'édifier, je les observe pour m'attendrir, et je m'en
tiens là; si je n'en ai pas fait assez, la bonté de ce Dieu m'assure
qu'il me pardonnera; c'est pour le mieux servir que je dégage son culte
et son image du fatras d'absurdités que les hommes croient nécessaires.
J'éloigne tout ce qui m'empêcherait de me remplir de sa sublime essence;
je foule aux pieds tout ce qui prétend partager son immensité; je
l'aimerais moins s'il était moins unique et moins grand; si sa puissance
se divisait, si elle se multipliait, si cet être simple, en un mot,
devait s'honorer sous plusieurs, je ne verrais plus dans ce système
effrayant et barbare qu'un assemblage informe d'erreurs et d'impiétés,
dont l'horrible pensée dégradant l'Etre pur où s'adresse mon âme, le
rendrait haïssable à mes yeux, au lieu de me le faire adorer. Quelle
plus intime connaissance de ce bel Etre peuvent donc avoir ces hommes
qui me parlent, et qui tous se donnent à moi pour des illuminés? Hélas!
ils n'eurent de plus que l'envie d'abuser leurs semblables; est-ce un
motif pour que je les écoute, moi, qui déteste la feinte et l'erreur;
moi, qui n'ai travaillé toute ma vie qu'à guider ce bon peuple dans le
chemin de la vertu et de la vérité?... «Souverain des Cieux, si je me
trompe, tu jugeras mon coeur, et non pas mon esprit; tu sais que je suis
faible, et par conséquent sujet à l'erreur; mais tu ne puniras point
cette erreur, dès que sa source est dans la pureté, dans la sensibilité
de mon âme: non, tu ne voudrais pas que celui qui n'a cherché qu'à te
mieux adorer fût puni pour ne t'avoir pas adoré comme il faut.»

Viens, me dit Zamé, il est de bonne heure, ces braves enfans vont
peut-être se recueillir un moment entr'eux. C'est leur usage dans ces
jours de cérémonie, jours qu'ils désirent tous avec empressement, et que
par cette grande raison je ne leur accorde que deux ou trois fois l'an.
Je veux qu'ils les voient comme des jours de faveurs: plus je leur rends
ces instans rares, plus ils les respectent; on méprise bientôt ce qu'on
fait tous les jours. Suis moi; nous aurons le tems avant l'heure du
repas, d'aller visiter les terres des environs de la ville.

Voilà leurs possessions, me dit Zamé, en me montrant de petits enclos
séparés par des bayes toujours vertes et couvertes de fleurs: chacun a
sa petite terre à part; c'est médiocre, mais c'est par cette médiocrité
même que j'entretiens leur industrie; moins on en a, plus on est
intéressé à le cultiver avec soin. Chacun a là ce qu'il faut pour
nourrir et sa femme et lui; il est dans l'abondance s'il est bon
travailleur, et les moins laborieux trouvent toujours leur nécessaire.
Les enclos des célibataires, des veufs et des répudiés, sont moins
considérables, et situés dans une autre partie, voisine du quartier
qu'ils habitent.

Je n'ai qu'un domaine comme eux, poursuivit Zamé, et je n'en suis
qu'usufruitier comme eux; mon territoire, ainsi que le leur, appartient
à l'État. Ce sont parmi les personnes qui vivent seules, que je choisis
ceux qui doivent le cultiver: ce sont les mêmes qui me soignent et me
servent; n'ayant point de ménage, ils s'attachent avec plaisir à ma
maison; ils sont sûrs d'y trouver jusqu'à la fin de leur vie la
nourriture et le logement.

Des sentiers agréables et joliment bordés communiquaient dans chacune de
ces possessions; je les trouvai toutes richement garnies des plus doux
dons de la nature; j'y vis en abondance l'arbre du fruit à pain, qui
leur donne une nourriture semblable à celle que nous formons avec nos
farines, mais plus délicate et plus savoureuse. J'y observai toutes les
autres productions de ces isles délicieuses du Sud, des cocotiers, des
palmiers, etc.; pour racines, l'igname, une espèce de choux sauvage,
particulière à cette isle, qu'ils apprêtent d'une manière fort agréable,
en le mêlant à des noix de cocos, et plusieurs autres légumes apportés
d'Europe, qui réussissent bien et qu'ils estiment beaucoup. Il y avait
aussi quelques cannes à sucre, et ce même fruit, ressemblant au brugnon
que le capitaine Cook trouva aux isles d'Amsterdam, et que les habitans
de ces isles anglaises nommaient _figheha_.

Tels sont à-peu-près tous les alimens de ces peuples sages, sobres et
tempérans; il y avait autrefois quelques quadrupèdes dans l'isle, dont
le père de Zamé leur persuada d'éteindre la race, et ils ne touchent
jamais aux oiseaux.

Avec ces objets et de l'eau excellente, ce peuple vit bien; sa santé est
robuste, les jeunes gens y sont vigoureux et féconds, les vieillards
sains et frais; leur vie se prolonge beaucoup au-delà du terme
ordinaire, et ils sont heureux.

Tu vois la température de ce climat, me dit Zamé: elle est salubre,
douce, égale; la végétation est forte, abondante et l'air presque
toujours pur: ce que nous appelons nos hivers, consiste en quelques
pluies, qui tombent dans les mois de juillet et d'août, mais qui ne
rafraîchissent jamais l'air au point de nous obliger d'augmenter nos
vêtemens, aussi les rhumes sont-ils absolument inconnus parmi nous: la
nature n'y afflige nos habitans que de très-peu de maladies; la
multitude d'années est le plus grand mal dont elle les accable, c'est
presque la seule manière dont elle les tue. Tu connais nos arts, je ne
t'en parlerai plus; nos sciences se réduisent également à bien peu de
chose; cependant tous savent lire et écrire; ce fut un des soins de mon
père, et comme un grand nombre d'entr'eux entendent et parlent le
français, j'ai rapporté cinquante mille volumes, bien plus pour leur
amusement que pour leur instruction; je les ai dispersés dans chaque
ville et en ai formé des petites bibliothèques publiques, qu'ils
fréquentent avec plaisir lorsque leurs occupations rurales leur en
laissent le tems. Ils ont quelques connaissances d'astronomie, que j'ai
rectifiées, quelques autres de médecine pratique, assez sûres pour
l'usage de la vie, et que j'ai améliorées d'après les plus grands
auteurs;ils connaissent l'architecture; ils ont de bons principes de
maçonnerie, quelques idées de tactique, et de meilleures encore sur
l'art de construire leurs bâtimens de mer. Quelques-uns parmi eux
s'amusent à la poésie en langue du pays, et si tu l'entendais, tu y
trouverais de la douceur, de l'agrément et de l'expression. A l'égard de
la théologie et du droit, ils n'en ont, grâces au Ciel, aucune
connaissance. Ce ne sera jamais que si l'envie me prend de les détruire,
que je leur ouvrirai ce dédale d'erreurs, de platitudes et d'inutilités.
Quand je voudrai qu'ils s'anéantissent, je créerai parmi eux des prêtres
et des gens de robes, je permettrai aux uns de les entretenir de Dieu,
aux autres de leur parler de Farinacius, de dresser des échafauds, d'en
orner même les places de nos villes à demeure, ainsi que je l'ai observé
dans quelques-unes de vos provinces, monumens éternels d'infamie, qui
prouvent à la fois la cruauté des souverains qui le permettent, la
brutale ineptie des magistrats qui l'érigent, et la stupidité du peuple
qui le souffre... Allons dîner, me dit Zamé, je vous ferai jouir ce soir
d'un de leur talent, dont vous n'avez encore nulle idée.

Cet instant arrivé, Zamé me mena sur la place publique, j'en admirais
les proportions. Tu ne loues pas son plus grand mérite, me dit-il; elle
n'a jamais vu couler de sang, elle n'en sera jamais souillée. Nous
avançâmes; je n'avais point encore connaissance du bâtiment régulier et
parallèle a la maison de Zamé, l'un et l'autre ornant cette place.--Les
deux étages du haut, me dit ce philosophe, sont des greniers publics;
c'est le seul tribut que je leur impose, et j'y contribue comme eux.
Chacun est obligé d'apporter annuellement dans ce magasin une légère
portion du produit de sa terre, du nombre de celles qui se conservent;
ils le retrouvent dans des tems de disette: j'ai toujours là de quoi
nourrir deux ans la capitale; les autres villes en font autant; par ce
moyen nous ne craignons jamais les mauvaises années, et comme nous
n'avons point de monopoleurs, il est vraisemblable que nous ne mourrons
jamais de faim. Le bas de cet édifice est une salle de spectacle. J'ai
cru cet amusement, bien dirigé, nécessaire dans une nation. Les sages
Chinois le pensaient de même; il y a plus de trois mille ans qu'ils le
cultivent: les Grecs ne le connurent qu'après eux. Ce qui me surprend,
c'est que Rome ne l'admît qu'au bout de quatre siècles, et que les
Perses et les Indiens ne le connurent jamais. C'est pour vous fêter que
se donne la pièce de ce soir. Entrons, vous allez voir le fruit que je
recueille de cet honnête et instructif délassement.

Ce local était vaste, artistement distribué, et l'on voyait que le père
de Zamé, qui l'avait construit, y avait réuni les usages de ces peuples
aux nôtres; car il avait trouvé le goût des spectacles chez cette
nation, quoique sauvage encore; il n'avait fait que l'améliorer et lui
donner, autant qu'il avait pu, le genre d'utilité dont il l'avait cru
susceptible. Tout était simple dans cet édifice; on n'y voyait que de
l'élégance sans luxe, de la propreté sans faste. La salle contenait près
de deux mille personnes; elle était absolument remplie: le théâtre, peu
élevé, n'était occupé que par les acteurs. La belle Zilia, son mari, les
filles de Zamé et quelques jeunes gens de la ville étaient chargés des
differens personnages que nous allions voir en action. Le drame était
dans leur langue, et de la composition même de Zamé, qui avait la bonté
de m'expliquer les scènes à mesure qu'elles se jouaient. Il s'agissait
d'une jeune épouse coupable d'une infidélité envers son mari, et punie
de cette inconduite par tous les malheurs qui peuvent accabler une
adultère.

Nous avions près de nous une très-jolie femme, dont je remarquai que les
traits s'altéraient à mesure que l'intrigue avançait; tour-à-tour elle
rougissait, elle pâlissait, sa gorge palpitait,... sa respiration
devenait pressée; enfin les larmes coulèrent, et peu-à-peu sa douleur
augmenta à un tel point, les efforts qu'elle fit pour se contenir
l'affectèrent si vivement, que n'y pouvant plus résister,... elle se
lève, donne des marques publiques de désespoir, s'arrache les cheveux et
disparaît.

Eh bien! me dit Zamé, qui n'avait rien perdu de cette scène; eh bien!
croyez-vous que la leçon agisse? Voilà les seules punitions nécessaires
à un peuple sensible. Une femme également coupable, eût affronté le
public en France: à peine se fut-elle doutée de ce qu'on lui adressait.
A Siam on l'eût livrée à un éléphant. La tolérance de l'une de ces
nations, sur un crime de cette nature, n'est-elle pas aussi dangereuse
que la barbare sévérité de l'autre, et ne trouvez-vous pas ma leçon
meilleure?

O homme sublime, m'écriai-je, quel usage sacré vous faites et de votre
pouvoir et de votre esprit!...

Nous sûmes depuis que les suites de cette aventure touchante avaient été
le raccommodement sincère de cette femme avec son mari, l'excuse et
l'aveu de son inconduite, et l'exil volontaire de l'amant.

Que des moralistes viennent essayer de déclamer contre les spectacles,
quand de tels fruits pourront s'y recueillir. Le but moral est le même
chez vous, me dit Zamé, mais vos âmes émoussées par les répétitions
continuelles de ces mêmes leçons, ne peuvent plus en être émues; vous en
riez comme si elles vous étaient étrangères: votre impudence les
absorbe, votre vanité s'oppose à ce que vous puissiez jamais imaginer
que ce soit à vous qu'elles s'adressent, et vous repoussez ainsi, par
orgueil, les traits dont le censeur ingénieux a voulu corriger vos
moeurs.

Le lendemain, Zamé me conduisit aux maisons d'éducation: les deux logis
qui les formaient étaient immenses, plus élevés que les autres et
divisés en un grand nombre de chambres. Nous commençâmes par le pavillon
des hommes; il y avait plus de deux mille élèves; ils y entraient à deux
ans et en sortaient toujours à quinze, pour se marier. Cette brillante
jeunesse était divisée en trois classes: on leur continuait jusqu'à six
ans les soins qu'exige ce premier âge débile de l'homme; de six à douze,
on commençait à sonder leurs dispositions; on réglait leurs occupations
sur leurs goûts, en faisant toujours précéder l'étude de l'agriculture,
la plus essentielle au genre de vie auquel ils étaient destinés. La
troisième classe était formée des enfans de douze à quinze ans:
seulement alors on leur apprenait les devoirs de l'homme en société, et
ses rapports ave les êtres dont il tient le jour; ou leur parlait de
Dieu, on leur inspirait de l'amour et de la reconnaissance pour cet être
qui les avait créés, on les prévenait qu'ils approchaient de l'âge où on
allait leur confier le sort d'une femme, ou leur faisait sentir ce
qu'ils devaient à cette chère moitié de leur existence; on leur prouvait
qu'ils ne pouvaient espérer de bonheur dans cette douce et charmante
société, qu'autant qu'ils s'efforceraient d'en répandre sur celle qui la
composait; qu'on n'avait point au monde d'amie plus sincère, de compagne
plus tendre,... d'être, en un mot, plus lié à nous qu'une épouse; qu'il
n'en était donc aucun qui méritât d'être traité avec plus de
complaisance et plus de douceur; que ce sexe, naturellement timide et
craintif, s'attache à l'époux qui l'aime et le protège, autant qu'il
haït invinciblement celui qui abuse de son autorité pour le rendre
malheureux, uniquement parce qu'il est le plus fort; que si nous avons
en main cette autorité qui captive, bien mieux partagé que nous, il a
les grâces et les attraits qui séduisent. Eh! qu'espéreriez-vous, leur
dit-on, d'un coeur ulcéré par le dépit? Quelles mains essuyeraient vos
larmes quand les chagrins vous oppresseraient? De qui recevriez-vous des
secours quand la nature vous ferait sentir tous ses maux? Privé de la
plus douce consolation que l'homme puisse avoir sur la terre, vous
n'auriez plus dans votre maison qu'une esclave effrayée de vos paroles,
intimidée de vos désirs, qu'un court instant peut-être assouplirait au
joug, et qui, dans vos bras par contrainte, n'en sortirait qu'en vous
détestant.

On leur faisait ensuite exercer sûr le terrain même, leurs connaissances
d'agriculture; cela se trouvait d'ailleurs indispensable, puisque le
domaine de cette grande maison n'était cultivé, n'était entretenu que
par leurs jeunes mains.

On les occupait ensuite aux évolutions militaires, et on leur permettait
par récréation, la danse, la lutte et généralement tous les jeux qui
fortifient, qui dénouent la jeunesse et qui entretiennent et sa
croissance et sa santé.

Avaient-ils atteint l'âge de devenir époux, la cérémonie était aussi
simple que naturelle: le père et la mère du jeune homme le conduisaient
à la maison d'éducation des filles, et lui laissait faire, devant tout
le monde, le choix qu'il voulait; ce choix formé, s'il plaisait à la
jeune fille, il avait pendant huit jours la permission de causer
quelques heures avec sa future, devant les institutrices de la maison
des filles; là ils achevaient de se connaître, l'un et l'autre, et de
voir s'ils se conviendraient. S'il arrivait que l'un des deux voulût
rompre, l'autre était obligé d'y consentir, parce qu'il n'est point de
bonheur parfait en ce genre, s'il n'est mutuel; alors le choix se
recommençait. L'accord devenait-il unanime, ils priaient les juges de la
nation de les unir, le consentement accordé, ils levaient les mains au
Ciel, se juraient devant Dieu d'être fidèles l'un à l'autre; de s'aider,
de se secourir mutuellement dans leurs besoins, dans leurs travaux, dans
leurs maladies, et de ne jamais user de la tolérance du divorce, qu'ils
n'y fussent contraints l'un ou l'autre par d'indispensables raisons. Ces
formalités remplies, on met les jeunes gens en possession d'une maison,
ainsi que je l'ai dit, sous l'inspection, pendant deux ans, ou de leurs
parens, ou de leurs voisins, et ils sont heureux.

Les directeurs du collège des hommes sont pris parmi le nombre des
célibataires, qui, se vouant et s'attachant à cette maison, comme
d'autres d'entr'eux le sont à celle du législateur, y trouvent de mème
leur nourriture et leur logement. On choisit dans cette classe les plus
capables de cette auguste fonction, observant que la plus extrême
régularité de moeurs soit la première de leurs qualités.

Les femmes qui dirigent la maison des jeunes filles où nous passâmes peu
après, sont choisies parmi les épouses répudiées pour les seules causes
de vieillesse ou d'infirmités; ces deux raisons ne pouvant nuire aux
vertus nécessaires à l'emploi où on les destine.

Il y avait près de trois mille filles dans la maison que nous visitâmes;
elles étaient de même divisées en trois classes d'âges, semblables à
celles des garçons. L'éducation morale est la même; on retranche
seulement de l'éducation physique des hommes, ce qui n'irait pas au sexe
délicat que l'on élève ici; on y substitue les travaux de l'aiguille, de
l'art de préparer les mets qui sont en usage chez eux, et de
l'habillement. Les femmes seules à Tamoé se mêlent de cette partie;
elles font leurs vêtemens et ceux de leurs époux; les habits de la
maison d'éducation des hommes se font dans celle des filles, les veuves
ou les répudiées font ceux des célibataires.

C'est une folie d'imaginer qu'il faille plus de choses que vous n'en
voyez à l'éducation des enfans, me dit Zamé; cultivez leur goût et leurs
inclinations, ne leur apprenez sur-tout que ce qui est nécessaire,
n'ayez avec eux d'autre frein que l'honneur, d'autre aiguillon que la
gloire, d'autres peines que quelques privations, par ces sages procédés,
continua-t-il, on ménage, ces plantes délicates et précieuses tout en
les cultivant; on ne les énerve pas, on ne les accoutume pas à se blaser
aux punitions, et on n'éteint pas leur sensibilité. _Les poulains les
plus difficiles et les plus fougueux_, disait Thémistocle, _deviennent
les meilleurs chevaux quand un bon Ecuyer les dresse_. Cette jeune
semence est l'espoir et le soutien de l'État, jugez si nos soins se
tournent vers elle.

Il y a dans chacune de ces maisons, poursuivit Zamé, cinquante chambres
destinées pour les vieillards, veufs, infirmes ou célibataires. Les
vieux hommes qui ne peuvent plus soigner la portion de bien que leur
confie l'état, qui ne se sont point remariés, ou qui sont devenus veufs
de leur seconde femme, ou ceux qui dans le même cas de vieillesse ne se
sont point mariés du tout, ont dans la maison d'éducation masculine un
logement assuré pour le reste de leurs jours. Ils vivent des fonds de
cette maison, et sont servis par les jeunes élèves, afin d'accoutumer
ceux-ci au respect et aux soins qu'ils doivent à la vieillesse. Le même
arrangement existe pour les femmes. Le surplus de l'un et l'autre sexe,
s'il y en a, trouve un asyle dans ma maison. Mon ami, j'aime mieux cela
qu'une salle de bal ou de concert; je jette sur ces respectables asyles
un coup-d'oeil de satisfaction, bien plus vif que si ces édifices,
ouvrage du luxe et de la magnificence, n'étaient bâtis que pour des
rendez-vous de chasse, des galeries de tableaux ou des muséums.

Permettez-moi, lui dis-je, une question: je ne vois pas bien comment
vivent vos artisans, vos manufacturiers; comment se fait dans la nation
le commerce intérieur de nécessité.

Rien de plus simple, me répondit le chef de ce peuple heureux, nous
.avons des ouvriers de deux espèces; ceux qui ne sont que momentanés,
tels que les architectes, les maçons, les menuisiers, etc., et ceux qui
sont toujours en activité, tels que les des manufactures, etc. Les
premiers ont des terres comme les autres citoyens, et pendant que l'État
les employe, il est chargé de faire cultiver leurs biens et de leur en
rassembler les fruits chez eux, afin que ces ouvriers se trouvent
débarrassés de tous soins lors de leurs travaux. Les mains employées à
cela, sont celles des célibataires. Ceci demande quelques
éclaircissemens.

Il exista dans tous les siècles et dans tous les pays, une classe
d'hommes qui, peu propre aux douceurs de l'hymen, et redoutant ses
noeuds par des raisons ou morales ou physiques, préfèrent de vivre seuls
aux délices d'avoir une compagne; cette classe était si nombreuse à
Rome, qu'Auguste fut obligé de faire, pour l'amoindrir, une loi connue
sous le nom de _Popea_. Tamoé, moins fameuse que la république qui
subjugua l'univers, a pourtant des célibataires comme elle, mais nous
n'avons point fait de loix contr'eux. On obtient aisément ici la
permission de ne point se marier, aux conditions de servir la patrie
dans toutes les corvées publiques. Cléarque, disciple d'Aristote, nous
apprend qu'en Laconie, la punition de ces hommes impropres au mariage,
était d'être fouettés nuds par des femmes, pendant qu'ils tournaient
autour d'un autel; à quoi cela pouvait-il servir[24]? Toujours occupé de
retrancher ce qui me semble inutile, et de le remplacer par des choses
dont il peut résulter quelque bien, je n'impose aux célibataires d'autre
peine que d'aider l'État de leurs bras, puisqu'ils ne le peuvent en lui
donnant des sujets. On leur fournit une maison et un petit bien dans un
quartier qui leur est affecté, et là ils vivent comme ils l'entendent,
seulement obligés à cultiver les terres de ceux que l'État employe, ils
le savent, ils s'y soumettent et ne croyent pas payer trop cher ainsi la
liberté qu'ils désirent. Vous savez que ce sont également eux qui
entretiennent mes domaines, qui soulagent les vieillards, les infirmes,
qui président aux écoles, et qui sont de même chargés de l'entretien, de
la réparation des chemins, des plantations publiques, et généralement de
tous les ouvrages pénibles, indispensables dans une nation, et voilà
comme je tâche de profiter des défauts ou des vices pour les rendre le
plus utile possible au reste des citoyens. J'ai cru que tel était le but
de tout législateur, et j'y vise autant que je peux.

A l'égard des ouvriers employés aux manufactures, et dont les mains
toujours agissantes, ne peuvent, dans aucun cas, cultiver des terres,
ils sont nourris du produit de leurs oeuvres; celui qui veut l'étoffe
d'un vêtement, porte la matière recueillie dans son bien au
manufacturier, qui l'employe, le rend au propriétaire et en reçoit en
retour une certaine quantité de fruits ou de légumes, prescrite et plus
que suffisante à sa nourriture.

Il me restait à acquérir quelques notions sur la manière dont les procès
s'arrangeaient entre citoyens. Quelques précautions qu'on eût prises
pour les empêcher de naître, il était difficile qu'il n'y en eût pas
toujours quelques-uns.

Tous les délits, me dit Zamé, se réduisent ici à trois ou quatre, dont
le principal est le défaut de soins dans l'administration des biens
confiés. La peine, je vous l'ai dit, est d'être placé dans un moins
grand et d'une culture infiniment plus difficile. Je vous ai prouvé que
la constitution de l'État anéantissait absolument le vol, le viol et
l'inceste. Nous n'entendons jamais parler de ces horreurs; elles sont
inconnues pour nous. L'adultère est très-rare dans notre pays: je vous
ai dit mes moyens pour le réprimer; vous avez vu l'effet de l'un d'eux.
Nous avons détruit la pédérastie à force de la ridiculiser: si la honte
dont on couvre ceux qui peuvent s'y livrer encore, ne les ramène pas, on
les rend utiles; on les employe; sur eux seuls retombe tout le faix du
plus rude travail des célibataires; cela les démasque et les corrige
sans les enfermer ou les faire rôtir: ce qui est absurde et barbare, et
ce qui n'en a jamais corrigé un seul.

Les autres discussions qui peuvent s'élever parmi les citoyens n'ont
donc plus d'autres causes que l'humeur qui peut naître dans les ménages,
et la permission du divorce diminue beaucoup ces motifs: dès qu'il est
prouvé qu'on ne peut plus vivre ensemble, on se sépare. Chacun est sûr
de trouver encore hors de sa maison une subsistance assurée, un autre
hymen s'il le désire, moyennant tout se passe à l'amiable; tout cela
pourtant n'empêche pas de légères discussions; il y en a. Huit
vieillards m'assistent régulièrement dans la fonction de les examiner;
ils s'assemblent chez moi trois fois la semaine: nous voyons les
affaires courantes, nous les décidons entre nous, et l'arrêt se prononce
au nom de l'État. Si on en appelle, nous revoyons deux fois; à la
troisième, on n'en revient plus, et l'État vous oblige à passer
condamnation; car l'État est tout ici; c'est l'État qui nourrit le
citoyen, qui élève ses enfans, qui le soigne, qui le juge, qui le
condamne, et je ne suis, de cet État, que le premier citoyen.

Nous n'admettons la peine de mort dans aucun cas. Je vous ai dit comme
était traité le meurtre, seul crime qui pourrait être jugé digne de la
mériter. Le coupable est abandonné à la justice du Ciel; lui seul en
dispose à son gré. Il n'y en a encore eu que deux exemples sous la
législature de mon père et la mienne. Cette nation, naturellement douce,
n'aime pas à répandre le sang.

Notre entretien nous ayant mené à l'heure du dîné, nous revînmes.--Votre
navire est prêt, me dit Zamé au sortir du repas; ses réparations sont
faites, et je l'ai fait approvisionner de tous les rafraîchissemens que
peut fournir notre isle; mais mon ami, poursuivit le philosophe, je vous
ai demandé quinze jours; n'en voilà que cinq d'écoulés, j'exige de vous
de prendre, pendant les dix qui nous restent, une connaissance plus
exacte de notre isle; je voudrais que mon âge et mes affaires me
permissent de vous accompagner... Mon fils me remplacera; il vous
expliquera mes opérations, il vous rendra compte de tout, comme
moi-même.

Homme généreux, répondis-je, de toutes les obligations que je vous ai,
la plus grande sans doute est la permission que vous voulez bien
m'accorder; il m'est si doux de multiplier les occasions de vous
admirer, que je regarde, comme une jouissance, chacune de celles qu'il
vous plaît de m'offrir.--Zamé m'embrassa avec tendresse...

L'humanité perce à travers les plus brillantes vertus; l'homme qui a
bien fait veut être loué, et peut-être ferait-il moins bien, s'il
n'était pas certain de l'éloge.

Nous partîmes le lendemain de bonne-heure, Oraï, son frère, un de mes
officiers et moi. Cette isle délicieuse est agréablement coupée par des
canaux dont les rives sont ombragées de palmiers et de cocotiers, et
l'on se rend, comme en Hollande, d'une ville a l'autre, dans des
pirogues charmantes qui font environ deux lieues à l'heure; il y a de
ces pirogues publiques qui appartiennent à l'État: celles-la sont
conduites par les célibataires; d'autres sont aux familles, elles les
conduisent elles-mêmes; il ne faut qu'une personne pour les gouverner.
Ce fut ainsi que nous parcourûmes les autres villes de Tamoé, toutes, à
fort-peu de choses près, aussi grandes et aussi peuplées que la
capitale, construites toutes dans le même goût, et ayant toutes une
place publique au centre, qui, au lieu de contenir, comme dans la
capitale, le palais du législateur et les greniers, sont ornées de deux
maisons d'éducation. Les magasins sont situés vers les extrémités de la
ville, et simétrisent avec un autre grand édifice servant de retraite à
ce surplus des vieillards que Zamé, dans sa ville, loge à côté de sa
maison. Les autres sont, comme,dans la capitale, établis dans l'es
chambres hautes des maisons des enfans, où ils ont, dans chaque, trente
ou quarante logemens. Les célibataires et les répudiés de l'un et de
l'autre sexe occupent par-tout, comme dans la capitale, un quartier aux
environs duquel se trouvent leurs petites possessions séparées, qui
suffisent à leur entretien, et ils sont également reçus dans les asyles
destinés aux vieillards, quand ils deviennent hors d'état de cultiver la
terre.

Par-tout enfin je vis un peuple laborieux, agriculteur, doux, sobre,
sain et hospitalier; par-tout je vis des possessions riches et fécondes,
nulle part l'image de la paresse ou de la misère, et par-tout la plus
douce influence d'un gouvernement sage et tempéré.

Il n'y a ni bourg, ni hameau, ni maison séparée dans l'isle; Zamé a
voulu que toutes les possessions d'une province fussent réunies dans une
même enceinte, afin que l'oeil vigilant du commandant de la ville pût
s'étendre avec moins de peine sur tous les sujets de la contrée. Le
commandant est un vieillard qui répond de sa ville. Dans toutes est un
officier semblable, représentant le chef, et ayant pour assesseurs deux
autres vieillards comme lui, dont un toujours choisi parmi les
célibataires, l'intention du gouvernement n'étant point qu'on regarde
cette castre comme inférieure, mais seulement comme une classe de gens
qui,ne pouvant être utile à la société d'une façon, la sert de son mieux
d'une autre. Ils font corps dans l'État, me disait Oraï; ils en sont
membres comme les autres, et mon père veut qu'ils aient part à
l'administration... Mais, dis-je à ce jeune homme, si le célibataire
n'est dans cette classe que par des causes vicieuses?--Si ces vices sont
publics, me répondit Oraï (car nous ne sévissons jamais que contre
ceux-là); s'ils sont éclatans, sans doute le sujet coupable n'est point
choisi pour régir la ville; mais s'il n'est célibataire que par des
causes légitimes, il n'est point exclus de l'administration, ni de la
direction des écoles, où vous avez vu que les place mon père. Ces
commandans de ville, qui changent tous les ans, décident les affaires
légères, et renvoyent les autres au chef auquel ils écrivent tous les
jours. Ainsi que dans la capitale, la police la plus exacte règne dans
toutes ces villes, sans qu'il soit besoin, pour la maintenir, d'une
foule de scélérats, cent fois plus infectés que ceux qu'ils répriment,
et qui, pour arrêter l'effet du vice, en multiplient la contagion[25].
Les habitans, toujours occupés, toujours obligés de l'être pour vivre,
ne se livrent à aucuns des désordres où le luxe et la fainéantise les
plongent dans nos villes d'Europe; ils se couchent de bonne-heure, afin
d'être le lendemain au point du jour à la culture de leurs possessions.
La saison n'exige-t-elle d'eux aucun de leurs soins agriculteurs,
d'innocens plaisirs les retiennent alors auprès de leurs foyers. Ils se
réunissent quelques ménages ensemble; ils dansent, ils font un peu de
musique, ils causent de leurs affaires, s'entretiennent de leurs
possessions y chérissent et respectent la vertu, s'excitent au culte
qu'ils lui doivent, glorifient l'Éternel, bénissent leur gouvernement,
et sont heureux.

Leur spectacle les amuse aussi pendant le tems des pluies; il y a,
par-tout, comme dans la capitale, un endroit ménagé au-dessous des
magasins, où ils se livrent à ce plaisir. Des vieillards composent les
drames avec l'attention d'en rendre toujours la leçon utile au peuple,
et rarement ils quittent la salle sans se sentir plus honnêtes-gens.

Rien en un mot ne me rappela l'âge d'or comme les moeurs douces et pures
de ce bon peuple. Chacune de leurs maisons charmantes me parut le temple
d'Astrée. Mes éloges, à mon retour, furent lé fruit de l'enthousiasme
que venait de m'inspirer ce délicieux voyage, et j'assurai Zamé que,
sans l'ardente passion dont j'étais dévoré, je lui demanderais, pour
toute grâce, de finir mes jours près de lui.

Ce fut alors qu'il me demanda le sujet de mon trouble et de mes voyages;
je lui racontai mon histoire, le conjurant de m'aider de ses conseils,
et l'assurant que je ne voulais régler que sur eux le reste de ma
destinée. Cet honnête homme plaignit mon Infortune; il y mit l'intérêt
d'un père, il me fit d'excellentes leçons sur les écarts où m'entraînait
la passion dont je n'étais plus maître, et finit par exiger de moi de
retourner en France.

Vos recherches sont pénibles et infructueuses, me dit-il, on a pu vous
tromper dans les renseignemens que l'on vous a donnés, il est même
vraisemblable qu'on l'a fait; mais ces renseignemens fussent-ils vrais,
quelle apparence de trouver une seule personne parmi cent millions
d'êtres où vous projetez de la chercher? Vous y perdrez votre
fortune,... votre santé, et vous ne réussirez point. Léonore, moins
légère que vous, aura fait un calcul plus simple; elle aura senti que le
point de réunion le plus naturel devait être dans votre patrie: soyez
certain qu'elle y sera retournée, et que ce n'est qu'en France où vous
devez espérer de la revoir un jour.

Je me soumis... Je me jetai aux pieds de cet homme divin, et lui jurai
de suivre ses conseils. Viens, me dit-il en me serrant entre ses bras et
me relevant avec tendresse; viens, mon fils; avant de nous quitter, je
veux te procurer un dernier amusément; suis moi.

C'était le spectacle d'un combat naval que Zamé voulait me donner. La
belle Zilia, magnifiquement vêtue, était assise sur une espèce de trône
placé sur la crête d'un rocher au milieu de la mer; elle était entourée
de plusieurs femmes qui lui formaient un cortège; cent pirogues, chacune
équipée de quatre rameurs, la défendaient, et cent autres de même force
étaient disposées vis-à-vis pour l'enlever: Oraï commandait l'attaque,
et son frère la défense. Toutes les barques fendent les flots au même
signal, elles se mêlent, elles s'attaquent, elles se repoussent avec
autant de grâces que de courage et de légèreté; plusieurs rameurs sont
culbutés, quelques pirogues sont renversées, les défenseurs cèdent
enfin, Oraï triomphe; il s'élance sur la pointe du rocher avec la
rapidité de l'éclair, saisit sa charmante épouse, l'enlève, se précipite
avec elle dans une pirogue, et revient au port, escorté de tous les
combattans, au bruit de leurs éloges et de leurs cris de joie. Il y a
dix jours qu'il n'a vu sa femme, me dit le bon Zamé; j'aiguillonne les
plaisirs de la réunion par cette petite fête... Demain, je suis
grand-père... Eh quoi? dis-je... Non, me répondit le bon vieillard, les
larmes aux yeux... Vous voyez comme elle est jolie, et cependant son
indifférence est extrême... Il ne voulait pas se marier.--Et vous
espérez?--Oui, reprit vivement Zamé, j'emploie le procédé de Lycurgue;
on irrite par des difficultés, on aide à la nature, on la contraint à
inspirer des désirs qui ne seraient jamais nés sans cela. La politique
est certaine; vous avez vu comme il y allait avec ardeur: il ne l'aurait
pas vue de deux mois s'il n'avait pas réussi, et si cette première
victoire ne mène pas à l'autre, je lui rendrai si pénibles les moyens de
la voir, j'enflammerai si bien ses désirs par des combats et des
résistances perpétuelles, qu'il en deviendra amoureux malgré lui.--Mais,
Zamé, un autre peut-être...--Non, si cela était, crois-tu que je ne la
lui eusse pas donnée? Dégoût invincible pour le mariage,... peut-être
d'autres fantaisies... Ne connais-tu donc pas la nature? Ignores-tu ses
caprices et ses inconséquences? Mais il en reviendra: ce qui s'y
opposait est déjà vaincu; il ne s'agit plus que d'améliorer la direction
des penchans, et mes moyens me répondent du succès. Et voilà comme ce
philosophe, dans sa nation, comme dans sa famille, ne travaillant jamais
que sur l'âme, parvenait à épurer ses concitoyens, à faire tourner leurs
défauts même au profit de la société, et à leur inspirer, malgré eux, le
goût des choses honnêtes, quelles que pussent être leurs dispositions
... ou plutôt, voilà comme il faisait naître le bien du sein même du
mal, et comment peu-à-peu, et sans user de punitions, il faisait
triompher la vertu, en n'employant jamais que les ressorts de la gloire
et de la sensibilité.

Il faut nous séparer, mon ami, me dit le lendemain Zamé, en
m'accompagnant vers mon vaisseau... Je te le dis, pour que tu ne me
l'apprennes pas.--O vénérable vieillard, quel instant affreux!... Après
les sentimens que vous faites naître, il est bien difficile d'en
soutenir l'idée.--Tu te souviendras de moi, me dit cet honnête homme en
me pressant sur son sein;... tu te rappelleras quelquefois que tu
possèdes un ami au bout de la terre... tu te diras: j'ai vu un peuple
doux, sensible, _vertueux sans loix, pieux sans religion_; il est dirigé
par un homme qui m'aime, et j'y trouverai un asyle dans tous les tems de
ma vie... J'embrassai ce respectable ami; il me devenait impossible de
m'arracher de ses bras... Ecoute, me dit Zamé avec l'émotion de
l'enthousiasme, tu es sans doute le dernier français que je verrai de ma
vie... Sainville, je voudrois tenir encore à cette nation qui m'a donné
le jour... O mon ami! écoute un secret que je n'ai voulu dévoiler qu'à
l'époque de notre séparation: l'étude profonde que j'ai faite de tous
les gouvernemens de la terre, et particulièrement de celui sous lequel
tu vis, m'a presque donné l'art de la prophétie. En examinant bien un
peuple, en suivant avec soin son histoire, depuis qu'il joue un rôle sur
la surface du globe, on peut facilement prévoir ce qu'il deviendra. O
Sainville, une grande révolution se prépare dans ta patrie; les crimes
de vos souverains, leurs cruelles exactions, leurs débauches et leur
ineptie ont lassé la France; elle est excédée du despotisme, elle est à
la veille d'en briser les fers. Redevenue libre, cette fière partie de
l'Europe honorera de son alliance tous les peuples qui se gouverneront
comme elle... Mon ami, l'histoire de la dynastie des rois de Tamoé ne
sera pas longue... Mon fils ne me succédera jamais; il ne faut point de
rois à cette nation-ci: les perpétuer dans son sein serait lui préparer
des chaînes; elle a eu besoin d'un législateur, mes devoirs sont
remplis. A ma mort, les habitans de cette isle heureuse jouiront des
douceurs d'un gouvernement libre et républicain. Je les y prépare; ce
que leur destinaient les vertus d'un père que j'ai lâché d'imiter, les
crimes, les atrocités de vos souverains le destinent de même à la
France. Rendus égaux, et rendus tous deux libres, quoique par des moyens
différens, les peuples de ta patrie et ceux de la mienne se
ressembleront; je le demande alors, mon ami, ta médiation près des
Français pour l'alliance que je désire... Me promets-tu d'accomplir mes
voeux...--O respectable ami, je vous le jure, répondis-je en larmes; ces
deux nations sont dignes l'une de l'autre, d'éternels liens doivent les
unir... Je meurs content, s'écria Zamé, et cet heureux espoir va me
faire descendre en paix dans la tombe. Viens, mon fils, viens,
continua-t-il en m'entraînant dans la chambre du vaisseau;... viens,
nous nous ferons là nos derniers adieux... Oh Ciel! qu'aperçois-je,
dis-je en voyant la table couverte de lingots d'or... Zamé, que
voulez-vous faire?... Votre ami n'a besoin que de votre tendresse; il
n'aspire qu'à s'en rendre digne.--Peux-tu m'empêcher de t'offrir de la
terre de Tamoé, me répondit ce mortel tant fait pour être chéri? C'est
pour que tu te souviennes de ses productions.--O grand homme!... et
j'arrosais ses genoux de mes larmes,... et je me précipitais à ses
pieds, en le conjurant de reprendre son or, et de ne me laisser que son
coeur.--Tu garderas l'un et l'autre, reprit Zamé en jetant ses bras
autour de mon cou; tu l'aurais fait à ma place... Il faut que je te
quitte... Mon âme se brise comme la tienne. Mon ami, il n'est pas
vraisemblable que nous nous voyions jamais, mais il est sûr que nous
nous aimerons toujours. Adieu... En prononçant ces dernières paroles,
Zamé s'élance, il disparaît, donne lui-même le signal du départ, et me
laisse, inondé de mes larmes, absorbé de tous les sentimens d'une âme à
la fois oppressée par la douleur et saisie de la plus profonde
admiration[26].

Mon dessein étant de suivre le conseil de Zamé, nous réprimes la voûte
que nous venions de faire, le vent servait mes intentions, et nous
perdîmes bientôt Tamoé de vue.

Ma délicatesse souffrait de l'obligation d'emporter, comme malgré moi,
de si puissans effets de la libéralité d'un ami. Quand je réfléchis
pourtant que ce métal, si précieux pour nous, était nul aux yeux de ce
peuple sage, je crus pouvoir apaiser mes regrets et ne plus m'occuper
que des sentimens de reconnaissance que m'inspirait un bienfaiteur dont
le souvenir ne s'éloignera jamais de ma pensée.

Notre voyage fut heureux, et nous revîmes Le Cap en assez peu de temps.

Je demandai à mes officiers, dès que nous l'aperçûmes, s'ils voulaient y
prendre terre, ou s'ils aimaient autant me conduire tout de suite en
France. Quoique le vaisseau fût à moi, je crus leur devoir cette
politesse. Désirant tous de revoir leur patrie, ils préférèrent de me
débarquer sur la côte de Bretagne, pour repasser de-là en Hollande,
moyennant qu'une fois à Nantes, je leur laisserais le bâtiment pour
retourner chez eux, où ils le vendraient à mon compte. Nous convînmes de
tout de part et d'autre, et nous continuâmes de voguer; mais ma santé ne
me permit pas de remplir la totalité du projet. A la hauteur du
Cap-Vert, je me sentis dévoré d'une fièvre ardente, accompagnée de
grands maux de coeur et d'estomac, qui me réduisirent bientôt à ne
pouvoir plus sortir de mon lit. Cet accident me contraignît de relâcher
à Cadix, où totalement dégoûté de la mer, je pris la résolution de
regagner la France par terre, sitôt que je serois rétabli. Me voyant une
fortune assez considérable pour pouvoir me passer de la faible somme que
je pourrais retirer de mon navire, j'en fis présent à mes officiers; ils
me comblèrent de remerciemens. Je n'avais eu qu'à me louer d'eux, ils
devaient être contens de ma conduite à leur égard. Rien donc de ce qui
détruit l'union entre les hommes ne s'étant élevé entre nous, il était
tout simple que nous nous quittassions avec toutes les marques
réciproques de la plus parfaite estime.

L'état dans lequel j'étais me retint huit à dix jours à Cadix; mais cet
air ne me convenant point, je dirigeai mes pas vers Madrid, avec le
projet d'y séjourner le temps nécessaire à reprendre totalement mes
forces. Je me logeai, en arrivant, à l'hôtel _Saint Sébastien_, dans la
rue de ce nom, chez des Milanais dont on m'avait vanté les soins envers
les étrangers. J'y trouvai à la vérité une partie de ces soins, mais
qu'ils devaient me coûter cher!

Hors d'état de vaquer à rien par moi-même, je priai l'hôte de me
chercher deux domestiques; Français s'il était possible, et les plus
honnêtes que faire se pourrait. Il m'amena, l'instant d'après, deux
grands drôles bien tournés, dont l'un se dit de Paris et l'autre de
Rouen, passés l'un et l'autre en Espagne avec des maîtres qui les
avaient renvoyés, parce qu'ils avaient refusé de s'embarquer pour aller
avec eux au Mexique, dont ils ne devaient pas revenir de long-tems, et
dans ces tristes circonstances pour eux, ajoutaient-ils; ils cherchaient
avec empressement quelqu'un qui voulût les ramener dans leur patrie. Me
devenant impossible de prendre de plus grandes informations, je les
crus, et les arrêtai sur-le-champ, bien résolu néanmoins à ne leur
donner aucune confiance. Ils me servirent assez bien l'un et l'autre
pendant ma convalescence, c'est-à-dire, environ quinze jours, au bout
desquels mes forces revenant peu à peu, je commençai à m'occuper des
petits détails de ma fortune. Mes yeux se tournèrent sur cette caisse de
lingots, fruits précieux de l'amitié de Zamé, et s'inondèrent des larmes
de ma reconnaissance, en examinant ces trésors. Comme ces lingots me
parurent purs, entièrement dégagés des parties terreuses et fondus en
barre, j'imaginai qu'ils ne pouvaient être le résultat d'une fouille
faite pendant ma course dans l'intérieur des terres, mais bien plutôt le
reste des trésors qui avaient servi à Zamé dans ses vingt années de
voyage. Je n'avais point encore vidé la cassette; je le fis pour compter
les lingots... J'allais les estimer, lorsque je trouvai un papier au
fond, où l'évaluation était faite, et qui m'apprit que j'en avais pour
sept millions cinq cent soixante-dix mille livres, argent de France...
Juste Ciel, m'écriai-je, me voilà le plus riche particulier de l'Europe!
O mon père! Je pourrai donc adoucir votre vieillesse! Je pourrai réparer
le tort que je vous ai fait; je vous rendrai heureux, et je le serai de
votre bonheur! Et toi! unique objet de mes voeux, ô Léonore! si le Ciel
me permet de te retrouver un jour, voilà de quoi enrichir le faible don
de ma main, de quoi satisfaire à tous tes désirs, de quoi me procurer le
charme de les prévenir tous; mais que les calculs de l'homme sont
incertains, quand il ne les soumet pas aux caprices du sort! O Léonore!
Léonore, dit Sainville en s'interrompant et se jetant en pleurs sur le
sein de sa chère femme, j'avais ce qu'il fallait pour ta fortune, tout
ce qui pouvait te dédommager de tes souffrances, et je n'ai plus à
t'offrir que mon coeur. Ciel, dit Madame de Blamont, cette grande
richesse?...--Elle est perdue pour moi, Madame; différence essentielle
entre les sentimens du coeur et les biens du hasard; ceux-ci se sont
évanouis, et la tendresse, que je dois à celui de qui je les tenais, ne
s'effacera jamais de mon âme; mais reprenons le fil des évènemens.

Quoiqu'il me restât encore près de vingt-cinq mille livres, dont moitié
en or, heureusement cousus dans une ceinture qui ne me quitta jamais,
j'eus la fantaisie de me faire échanger un de mes lingots en quadruples
d'Espagne[27]; je me fis conduire à cet effet chez un directeur de la
monnaie que m'avait indiqué mon hôte. Je lui présente mon or, il
l'examine, et découvre bientôt qu'il n'est pas du Pérou. Sa curiosité
s'en éveille; ses questions deviennent aussi nombreuses que pressantes;
et sans qu'il me soit possible d'être maître de moi, un frémissement
universel me saisit. Je vois que je viens de faire une sottise; et
l'embarras, que ce mouvement imprime sur ma physionomie, redouble
aussitôt la curiosité de mon homme; il prend un air sévère, et
renouvelle ses questions du ton de l'insolence et de l'effronterie... Ma
figure se remet pourtant, elle reprend le calme que doit lui prêter
celui de mon coeur, et je réponds sans me troubler, que je rapporte cet
or d'Afrique; que je l'ai eu par des échanges avec les colonies
portugaises. Ici mon questionneur m'examinant de plus prés encore,
m'assure que les Portugais n'emploient en Afrique que de l'or du nouveau
monde, et que celui que je lui présente n'en est sûrement pas. Pour le
coup, la patience m'échappe: je déclare net que je suis las des
interrogations, que le métal que je lui offre est bon ou mauvais, que
s'il est bon, il ait à me l'échanger sans difficulté; que s'il le croit
mauvais, il en fasse à l'instant l'épreuve devant moi; ce dernier parti
fut celui qu'il prît, et l'expérience n'ayant que mieux confirmé la
pureté au métal, il lui devînt impossible de ne me point satisfaire; il
le fit avec un peu d'humeur, et en me demandant si j'avais beaucoup de
lingots à changer ainsi: non, répondis-je sèchement, voilà tout; et
faisant prendre mes sacs à mes gens, je regagnai mon hôtellerie, où je
passai la journée, non sans un peu d'inquiétude sur la quantité des
questions de ce directeur.

Je me couchai... Mais quel épouvantable réveil! Il n'y avait pas deux
heures que j'étais endormi, lorsque ma porte, s'ouvrant avec fracas, me
fait voir ma chambre remplie d'une trentaine de crispins[28], tous
familiers ou valets de l'inquisition[29]. Avec la permission de _votre
excellence_, me dit un de ces illustres scélérats, vous plairait-il de
vous lever, et de venir à l'instant parler au très-révérend père
inquisiteur qui vous attend dans son appartement... Je voulus, pour
réponse, me jeter sur mon épée; mais on ne m'en laissa pas le tems... On
ne me lia point; c'est un des privilèges particuliers à ce tribunal, de
n'employer, pour saisir leurs prisonniers, que la seule force du nombre,
et jamais celle des liens; on ne me lia donc point; mais je fus
tellement environné, tellement serré par-tout, qu'il me devint
impossible de faire aucun mouvement; il fallut obéir: nous descendîmes;
une voiture m'attendait au coin de la rue, et je fus transporté ainsi au
milieu de ce tas de coquins dans le palais de l'inquisition: là, nous
fûmes reçus par le secrétaire du saint-office, qui, sans dire une seule
parole, me remit à l'alcaïde et à deux gardes, qui me conduisirent dans
un cachot fermé de trois portes de fer, d'une obscurité et d'une
humidité d'autant plus grandes, que jamais encore le soleil n'y avait
pénétré. Ce fut là qu'on me déposa sans me dire un mot, et sans qu'il me
fût permis, ni de parler, ni de me plaindre, ni de donner aucun ordre
chez moi.

Anéanti, absorbé dans les plus douloureuses réflexions, vous imaginez
facilement quelle fut la nuit que je passai: hélas! Me disais-je, j'ai
parcouru le monde entier; je me suis trouvé au milieu d'un peuple
d'antropophages; il a daigné respecter et ma vie et ma liberté; mon
étoile me porte au sein des mers les plus reculées, j'y trouve une
fortune immense et des amis... J'arrive en Europe... je touche à ma
patrie... c'est pour n'y rencontrer que des persécuteurs! Et comme si
j'eusse pris plaisir à accroître l'horreur de mon sort, je ne me
repaissais a chaque instant que de ces fatales idées, lorsqu'au bout
d'une semaine de mon séjour dans cet horrible lieu, l'alcaïde parut
escorté de ses deux mêmes gardes, et m'ayant ordonné de découvrir ma
tête, il me conduisit ainsi à la salle d'audience. On me fit signe de
m'asseoir; un siége étroit et dur se présentait â moi au bout d'une
table auprès de laquelle étaient deux moines, dont l'un devait
m'interroger, et l'autre écrire mes réponses; je me plaçai. En face
était l'image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l'univers, exposé dans
un lieu où l'on ne travaille qu'à perdre ceux qu'il est venu racheter.
J'avais sous mes yeux un juge équitable, et des hommes méchans; le
symbole de la douceur et de la vertu à côté de celui des crimes et de la
férocité; _j'étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang_, et
c'était au nom du premier, que les seconds osaient me sacrifier à leur
infâme cupidité.

[Illustration: _J'étais devant un dieu de paix et des Hommes méchans_.]

On m'interrogea d'abord sur mon nom, sur ma Patrie et sur ma profession;
ayant satisfait à ces premières demandes, on exigea de moi des
éclaircissemens sur les motifs de mes voyages... Je ne les cachai point;
lorsque je dis que je quittais une isle, où j'avais trouvé le plus grand
des hommes pour législateur... on me demanda s'il était chrétien? Il
est bien plus, dis-je avec enthousiasme; il est juste, il est bon, il
est libéral, il est hospitalier, et n'enferme pas les infortunés que le
hasard jette sur ses côtes; cette réponse, traitée d'impie, fut aussitôt
inscrite comme blasphématoire. L'inquisiteur me demanda si j'avais
baptisé ce payen?--Pourquoi faire, répondis-je outré? Si le Ciel est
destiné pour la vertu, il y sera plutôt placé que ceux qui, soumis à ces
vains usages, n'en reçoivent que la caractère du crime et de
l'atrocité.--Autre blasphème! le moine, me montrant le crucifix, me
demanda si je songeais que mon Sauveur était là?--Oui, lui dis-je, et si
quelque chose le révolte ici, croyez que c'est bien plutôt la conduite
du tyran qui impose les fers, que celle de l'esclave qui les reçois. Le
Dieu que vous m'offrez a été malheureux comme moi,... et comme moi,
victime de la calomnie et de la scélératesse des hommes, il doit me
plaindre et vous condamner. Sur cette réponse, l'inquisiteur, palpitant
de rage, dit au greffier d'écrire que j'étais _athée_.--Vous écrivez un
mensonge, m'écriai-je; j'affirme que je crois à un Dieu, que je le
crains, que je l'adore, et que je ne hais que ceux qui abusent de son
nom, pour accabler l'innocence. Le greffier arrêté par cette réponse,
fixa inquisiteur...

Écrivez, dit celui-ci, qu'il invective les officiers du tribunal... Que
votre éminence réfléchisse, dit le greffier en espagnol, croyant que je
ne l'entendais pas... Écrivez donc, que c'est un calomniateur, dit le
moine toujours furieux.--Je croyais, dis-je alors à ce juge atroce,
qu'il s'agissait moins de constater ce qui se passe ainsi à huis-clos,
que de m'interroger sur les faits qu'on me suppose, et de me confronter
aux témoins.--Il n'y a jamais de telles confrontations dans un tribunal
dirigé par l'esprit de Dieu; où règne cet esprit sacré, les formalités
deviennent inutiles; à qui est l'or que vous changeâtes hier chez le
directeur des monnaies?--A moi.--D'où vous vient-il?--Des bontés d'un
ami qui craint Dieu, qui aime les hommes, qui leur rend service, et qui
ne les tourmente jamais.--Il y a donc des mines d'or dans son
isle?--Non, dis-je affirmativement, (aurais-je pu me pardonner, par une
réponse contraire, d'attirer de tels ennemis au meilleur des humains.)
Non, il a reçu des lingots en paiement des différens objets d'un
commerce fait avec les Anglais.--Et il vous a fait un tel présent?--Il
ne s'en sert plus, il a renoncé à tout négoce étranger, cet or lui
devient inutile.--Inutile? Pour près de huit millions!... Et alors, je
vis que toute ma fortune était déjà dans les mains de ces scélérats...

L'Inquisiteur redoubla ses questions, il y mit tout l'art qu'il put pour
me faire contredire ou couper, art profond, qui n'est possédé nulle part
comme par les ministres de ce tribunal de sang; mais je ne sortis jamais
du cercle de mes réponses, toujours elles furent les mêmes, et son
infâme talent échoua devant elles. Il voulut des détails géographiques
sur _Tamoé_, je les embrouillai tellement, qu'il lui fut impossible de
deviner dans quelle partie de la mer cette isle était située.

L'interrogatoire se rompit. Je demandai mon bien, on me dit qu'il
fallait d'autres éclaircissemens avant que de savoir seulement s'il
m'appartenait; que dons le cas où il deviendrait certain que je n'en
imposais pas, il faudrait toujours défalquer de ces richesses les frais
de la procédure; que le roi aimerait un navire pour vérifier la solidité
de mes aveux; que je devais juger de la longueur et des sommes que
coûteraient ces informations, et sentir combien, d'après cela, il
devenait essentielle dire la vérité pour abréger toutes ces démarches;
je me gardai bien de tomber dans ce piège, et changeant de propos pour
ne plus même donner lieu d'y revenir une seconde fois, je me plaignis de
la chambre où l'on m'avait mis, et demandai si pour les fonds que l'on
avait à moi, on ne pouvait pas au moins me loger plus commodément.
L'alcaïde interrogé par l'inquisiteur, répondit alors qu'il n'y avait de
bonnes chambres vacantes pour le moment que dans le quartier des
femmes;... qu'on lui en donne une, dit le révérend, et vous lui ferez,
en l'y enfermant, les recommandations d'usage.

Cet appartement, situé dans la cour des femmes, était infiniment
meilleur que le mien; c'est par un excès de faveur que l'on vous accorde
cette chambre, me dit celui qui m'y conduisait, songez à vous y conduire
avec toute la prudence et toute la circonspection imaginables; la plus
légère indiscrétion vous ferait remettre dans un cachot, dont vous ne
sortiriez jamais; au-dessus et à côté de cette chambre, continua
l'alcaïde, sont les juives et des Bohémiennes; le plus grand silence, si
elles vous interrogent, et gardez-vous de leur parler le premier; je
promis tout ce qu'on voulut, et les portes se fermèrent.

J'avais déjà passé cinq jours dans cette nouvelle position, lorsqu'un de
mes geôliers m'invita à demander une autre audience, tel est l'usage de
ce tribunal plein de ruse et de fausseté, quand les juges veulent
interroger une seconde fois le coupable, il faut que cette audience soit
comme l'effet d'une pressante sollicitation de la part de ce malheureux,
qui, sans cela, gémirait des siècles, et sans qu'on le soulageât, et
sans qu'on l'entendit; je demandai donc à revoir mes juges... je
l'obtins.

L'inquisiteur me demanda ce que je voulais.--Mon bien et ma liberté,
répondis-je.--Avez-vous réfléchi, me dit-il en éludant ma réponse, sur
l'extrême importance dont il est pour vous de donner les lumières qu'on
désire.--J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi, satisfaites de même
à ce que j'attens de vous.--Tout est enfermé maintenant dans les coffres
du saint office, et rien n'en peut plus sortir qu'au retour du vaisseau
d'information que sa majesté va faire partir; pressez-vous donc de
donner les éclaircissemens qu'on vous demande, votre liberté tient à
leur promptitude, vos jours à leur sincérité.--Mais, dès qu'on vit que
mes réponses étaient toujours les mêmes, on me dit alors avec humeur,
que quand on n'avait rien à dire, il ne fallait pas faire demander des
audiences, que le tribunal accablé d'affaires, ne pouvait pas être
journellement importuné pour de telles minuties; que j'eusse à retourner
dans ma prison, et à ne pas demander d'en sortir, si je n'étais pas
décidé à plus de vérité et de soumission.

Je rentrai... ce fut alors, je l'avoue, que je me sentis bien près du
désespoir... Eh! qu'ai-je donc fait, me dis-je, en quoi puis-je mériter
une punition si sévère? J'étais né honnête et sensible, et me voilà
traité comme un scélérat!... Je possédai quelques vertus, et me voilà
confondu avec le crime!... A quoi m'ont servi les qualités de mon
coeur?... En suis-je moins devenu la victime des hommes?... Hélas!
quelque mérite de plus m'a attiré toute leur haine; avec des vices et de
la médiocrité, je n'aurais trouvé que du bonheur; il ne faut qu'être bas
et rampant pour être sûr de leur estime... Mais si des talens vous
décorent, si la fortune vous rit, si la nature vous sert, leur orgueil
humilié ne vous préparé plus que des pièges; et la méchanceté qu'il
arme, et la calomnie qu'il envenime, toujours prêtes à vous écraser,
vous puniront bientôt d'être bon et vous feront repentir de vos vertus.
Puis revenant sur la première origine de mes erreurs, mon plus grand
crime, ajouté-je, est d'avoir aimé Léonore; à cette première faiblesse
tient la chaîne de toutes mes infortunes; sans cela, je n'aurais pas
quitté la France: que de maux ont suivi cette première faute! Que dis
je, hélas! Plus malheureuse que moi, que fait-elle isolée sur la terre?
En l'enlevant à sa famille, n'ai-je pas détruit son bonheur? En
l'arrachant à son devoir, n'ai-je pas flétri ses beaux jours? Ne lui
ai-je pas ravi, par cette coupable imprudence, toute la félicité qu'elle
avait droit d'attendre? Ce n'est donc que sur elle que mes larmes
doivent couler, ce n'est donc qu'elle que je dois plaindre; mon malheur
est mérité dès qu'il put attirer le sien... O Léonore, Léonore! tes
revers sont mon seul ouvrage, et les étincelles de plaisir, que mon
amour fit naître en toi, ressemblaient à ces lueurs mensongères, qui,
trompant le voyageur égaré, l'engloutissent à jamais dans l'abyme!... Et
toi, mon bienfaiteur, continue-je en larmes, pourquoi t'ai-je quitté?
Pourquoi n'ai-je pas retrouvé Léonore dans ton isle, et pourquoi ce
séjour enchanteur n'est-il pas devenu notre patrie à tous les deux?...
Tribunal odieux, nation subjuguée par l'imposture et la superstition,
quels droits avez-vous sur moi! qui vous donne ceux de me retenir et de
me rendre le plus malheureux des hommes!

Huit jours se passèrent encore ainsi, lorsqu'on vint me chercher pour
une troisième audience; mais on ne m'avait pas fait solliciter celle-là:
les scélérats commençaient à voir que je soupçonnais leur piège; ils
désespéraient de m'y prendre, et ne pouvant plus avoir recours qu'à
l'effroi et à la calomnie, ils espéraient, en usant de ces deux moyens,
obtenir le moi quelques aveux, qui, me rendant imaginairement coupable,
apaisassent au moins les remords qu'ils commençaient, sans doute, à
sentir, de me voler aussi impunément.

Je fus reçu cette fois-ci dans ce qu'on appelle _le lieu des tourmens_;
c'est un souterrain effroyable, dans lequel on descend par un nombre
infini de marches, et tellement reculé, qu'aucun cri n'en peut être
entendu... C'est là que, sans respect, ni pour la pudeur, ni pour
l'humanité; que, sans distinction d'âge, de condition ou de sexe, ces
infernaux vautours viennent se repaître de barbaries et d'atrocités:
c'est là que la jeune fille timide et honnête, mise nue sous les yeux de
ces monstres, pincée, brûlée, tenaillée, vit éveiller dans ces coeurs
pervers le sentiment de la luxure par l'aiguillon de la férocité; et
c'est pour y multiplier les victimes de leur exécrable infamie, qu'ils
corrompent annuellement cinquante mille âmes dans le royaume, afin
d'obtenir plus de coupables. Là tous les instrumens de la torture se
présentèrent à mes yeux effrayés, il n'y manquait que les bourreaux. Les
mêmes moines assis dans de vastes fauteuils, m'ordonnèrent de me placer
sur une escabelle de bois, posée en face d'eux.

Vous voyez, me dit celui qui m'avait interrogé jusqu'alors, quels sont
les moyens dont nous allons nous servir pour obtenir de vous la
vérité.--Ces moyens sont inutiles, répondis-je avec courage; ils peuvent
effrayer le coupable, mais l'innocent les voit sans frémir: que vos
bourreaux paraissent, je saurai à-la-fois soutenir leurs tortures, vous
plaindre et me consoler.

Cette fierté, hors de saison, cet entêtement à nous cacher la vérité va
peut-être vous coûter bien cher, reprit l'inquisiteur; est-il besoin de
feindre lorsque nous avons tout appris: votre hôte, vos gens
emprisonnés, comme vous, (cette circonstance était fausse) tout ce qui
vous entourait enfin, vient de déposer contre vous. On a surpris vos
opérations; on vous a vu invoquer le Diable... En un mois, vous êtes
chymiste et sorcier, ce que nous regardons comme synonyme[30].

Par-tout ailleurs, j'avoue que le rire eût été ma seule réponse à des
balourdises de cette espèce; on n'imagine pas le mépris qu'inspire un
juge quelconque, quand renonçant à la sage austérité de son ministère,
il en descend par libertinage ou bêtise, pour s'occuper de détails ou
déshonnêtes, ou hors de bon sens; on ne voit plus dès-lors en lui qu'un
crapuleux ou qu'un imbécile, conduit par la débauche ou l'absurdité, et
qui n'est plus digue que de la rigueur des loix et de l'indignation
publique.

Quoi qu'il en fût, je me contins; mais les mouvemens de pitié que
m'inspiraient de pareils fourbes, éclatèrent si énergiquement sur mon
visage, qu'ils se regardèrent tous deux, sans trop savoir que dire, pour
appuyer leur stupide accusation. Leur adressant la parole enfin: si
j'avais, dis-je, la puissance du Diable, croyez que le premier emploi
que j'en ferais, serait assurément de me sortir de la main de ses
satellites.--Mais s'il est certain, dit l'inquisiteur en ne prenant pas
garde à ma réponse, s'il est évident que cet or est composé par vous, il
ne peut l'être que par la chymie; or, la chymie est un art diabolique
que nous regardons...--On ne fait de l'or par aucuns procédés chymiques,
dis-je en interrompant cet imbécile avec vivacité, ceux qui répandent
ces sottises sont aussi bêtes que ceux qui les croient; la seule matrice
de l'or est la terre, et on ne l'imite point: je vous ai dit d'où
venaient ces lingots; je ne les ai acquis par aucune voie qui puisse
alarmer ma conscience; vous m'arracheriez la vie, que je ne vous en
dirais pas davantage. Gardez mon or, si c'est lui qui vous tente; je
vivais avant de l'avoir, je ne mourrai pas pour l'avoir perdu; mais
rendez-moi la liberté que vous m'avez ravie sans droits, et que votre
seule cupidité vous force à m'enlever.--Vous reconnaissez donc, ajouta
ce suborneur, que cet or est le fruit de vos oeuvres?--Je reconnais
qu'il m'a été donné, qu'il m'appartient, et que vous voulez me faire
mourir pour me le voler.--On ne porta jamais l'impudence plus loin, dit
le moine en se levant furieux, et sonnant une petite clochette d'argent
qu'il avait près de lui, nous allons voir si elle se soutiendra aux
portes du tombeau. Quatre assassins masqués comme le sont les pénitens
dans nos provinces du Midi, parurent alors, et s'apprêtèrent à me
saisir; ô Dieu! m'écriai-je, pardonnez à mes bourreaux, et donnez-moi la
force d'endurer les tourmens que leur stupide rage apprête à
l'innocence.

A ces mots, l'inquisiteur sonna une seconde fois, et l'alcaïde parut...
Remettez cet homme en prison, lui dit le moine, il y finira ses jours,
puisqu'il ne veut rien avouer; qu'il entende bien que sa liberté tient à
ses aveux, et qu'il les fasse maintenant quand il voudra.

Je sortis, et vous laisse à penser dans quels sentimens j'étais contre
d'infâmes coquins, dont il était clair que le vol et le meurtre étaient
les seules intentions.

Mon trouble seul me soutint cette première journée; mais je tombai le
lendemain dans des réflexions sombres, dans une mélancolie, qui me
firent naître le dessein de finir mon sort.

Un accès de douleur effroyable qui survint peu après, en mettant mon âme
dans une situation plus violente, la sortît de ces funestes projets.

Oui, me dis-je dans l'excès de mon désespoir, un tribunal qui ne
pardonne jamais, qui corrompt la probité des citoyens, la vertu des
femmes, l'innocence des enfans; qui, comme ces tyrans de l'ancienne
Rome, ose faire un crime de la compassion et des larmes... aux yeux
duquel le soupçon est un tort, la délation une preuve, la richesse un
délit;... qui, foulant aux pieds toutes les loix divines et humaines,
couvre son impudence, sa luxure et sa cupidité du voile hypocrite de
l'amour divin et des bonnes moeurs; qui pardonne tous les forfaits de
ceux qui le servent; qui assure l'impunité à ses satellites; qui, pour
comble d'horreur et d'impudence, condamne et flétrit des héros[31],
immole des ministres d'État[32], fait perdre à la nation ses plus
brillans domaines[33], dépeuple le gouvernement: un tel tribunal,
dis-je, est la preuve la plus authentique de la faiblesse de l'État qui
le souffre, le signe le plus certain du danger de la religion qui le
protège, et l'avertissement le plus sûr de la vengeance de Dieu[34].

Malheur aux rois, ou qui le tolèreront dans leurs États, ou qui, même en
le rejetant, consentiront à souiller les tribunaux de la nation des
atroces maximes de cette assemblée de brigands; le citoyen barbare,
inepte et frénétique, qui abuserait de sa place pour introduire de
telles opinions, serait l'instrument infernal qu'emploierait la colère
céleste pour ébranler la puissance de cet empire, et si ce scélérat,
moins imaginaire qu'on ne le croira peut-être, parvenait à force de
bassesses à s'élever un instant au-dessus de l'état vil où la nature le
réduit, le ciel ne l'aurait permis que pour lui préparer la honte
d'avoir à tomber de plus haut[35].

Ce fiel lancé, de nouvelles idées m'occupèrent: mes 25,000 liv. en or
placées dans ma ceinture, me restaient intactes; comme cette ceinture
était extrêmement serrée sur mes reins, j'étais assez heureux pour
qu'elle eût échappé à ceux qui m'avaient fouillé en entrant; cette
circonstance heureuse me fit voir que je n'étais pas tout-à-fait
abandonné de la fortune, et qu'elle me tendait encore la main pour
m'affranchir de mon malheureux sort... L'espoir se ranima; si peu de
chose le sourient dans le coeur navré du misérable! Je ne vis plus les
murs de ma prison comme les parois de mon sépulcre; l'oeil qui me les
fit mesurer de nouveau, n'était plus dirigé que par l'idée de les
franchir; je les examinai avec exactitude... j'en sondai l'épaisseur
... j'observai la fenêtre; moins élevée qu'elles ne le sont dans les
autres chambres, je crus qu'avec un peu de patience et du travail, il me
deviendrait peut-être possible d'échapper par-là: sa clôture, ou plutôt
ses grillages étaient doubles et très-épais, je ne m'en effrayai point;
je regardai où donnait cette fenêtre; il me parut que c'était dans une
petite cour isolée, n'ayant plus qu'un mur de vingt pieds devant elle,
qui la séparait de la rue; je résolus de me mettre à l'ouvrage dès
l'instant même; le fer d'un briquet, meuble d'usage dans ces sortes
d'endroits, me parut devoir servir au mieux mes desseins; à force de
l'ébrécher contre une pierre, j'en fis une sorte de lime, et dès le même
soir, j'avais déjà mordu un de mes barreaux de plus de trois lignes de
profondeur... Courage, me dis-je... O Léonore! j'embrasserai encore tes
genoux... Non, ce n'est point ici que la mort est préparée pour moi,
elle ne peut me frapper qu'à tes pieds... Travaillons...

Afin que mes geôliers ne se doutassent de rien, j'affectai devant eux la
plus profonde douleur; je portai la ruse au point de refuser même les
alimens qui m'étaient présentés, et les contraignant ainsi à un peu de
pitié, j'éloignai tout soupçon de leur esprit. Cependant leurs
consolations furent médiocres: l'art, de répandre du baume sur les
plaies d'une âme désolée, n'est jamais connu d'êtres assez vils, pour
accepter l'emploi déshonorant de fermer des portes de prison. Quoi qu'il
en soit, je les trompai, et c'était tout ce que je désirais; leur
aveuglement m'était plus utile que leurs larmes, et j'avais bien plus
envie de fasciner leurs yeux, que d'attendrir leurs coeurs.

Mon ouvrage se perfectionnait; déjà ma tête passait entièrement par les
ouvertures que j'avais pratiquées; j'avais soin de remettre les choses
en ordre le soir, pour qu'on ne s'aperçût de rien; tout répondait enfin
au gré de mes désirs, lorsqu'un jour, vers les trois heures après-midi,
j'entendis frapper au-dessus de ma tête en un endroit de la voûte qui me
parut plus faible que le comble, et qui l'était suffisamment pour
laisser pénétrer la voix.

J'écoutai: on refrappa.--_Pouvez-vous m'entendre_? me dit une voix de
femme en mauvais français.--_Au mieux_, répondis-je; _que désirez-vous
d'un malheureux compagnon d'infortune_?--_Le plaindre et me consoler
avec lui_, me répondit-on; _je suis prisonnière et innocente comme vous:
depuis 8 jours je vous écoute, et crois deviner vos projets.--Je n'en ai
aucun_, répondis-je, craignant que ce ne fût ici quelque piège, et
connaissant cette ruse basse et vile qui place à côté d'un malheureux un
espion déguisé sous la même chaîne, dont le but est d'entrouvrir le
coeur de son infortuné camarade, afin d'en arracher un secret qu'il
trahit dans le même instant; artifice exécrable, prouvant bien plutôt
l'affreux désir de trouver des criminels, que l'envie honnête et
légitime de ne supposer que l'innocence[36]. _Vous me trompez_, reprit
la compagne de mon sort, _je démêle au mieux vos soupçons; ils sont
déplacés vis-à-vis de moi: si nous pouvions nous voir, je vous
convaincrais de ma franchise: voulez-vous m'aider_, continua-t-on,
_perçons chacun de notre côté à cet endroit où je vous parle, nous nous
entendrons mieux, nous nous verrons, et j'ose croire qu'après un peu
plus d'entretien, nous nous convaincrons qu'il n'est rien à craindre à
nous confier l'un à l'autre_.

Ici ma position devenait très embarrassante: j'étais découvert, cela
était évident, et dans une telle circonstance peut-être il y avait moins
de danger à accorder à cette femme ce qu'elle désirait, qu'à l'irriter
par des refus. Si elle était fausse, elle me trahissait assurément; si
elle ne l'était pas, mon impolitesse la déterminait à le devenir.
J'acceptai donc sans balancer; mais comme nous approchions de l'heure où
les geôliers faisaient leur ronde, je conseillai à ma voisine de
remettre le travail au lendemain... elle y consentit.--Ah! dit-elle
encore en me souhaitant le bonsoir, que d'obligations nous allons vous
avoir.--Que veut dire ce _nous_, répartis-je au plus vite, n'êtes-vous
donc pas seule?--Je suis seule, me répondit-on; mais j'ai près de moi
une compagne, avec laquelle je cause très à l'aise par une ouverture que
nous avons faite, et qui va lui faciliter le moyen de se rendre dans ma
chambre, pour passer ensuite toutes les deux dans la vôtre, quand le
travail, que nous allons entreprendre vous et moi, sera fait; ce service
que j'implore, j'en conviens, c'est bien plutôt pour cette infortunée,
que pour moi: si vous la connaissiez, elle vous intéresserait
assurément; elle est jeune, innocente et belle; elle est de votre
patrie; il est impossible de la voir sans l'aimer. Ah! si la pitié ne
vous parle pas en ma faveur, qu'elle se fasse entendre au moins pour
elle!...--Quoi! celle dont vous me parlez est française, répliquai-je
avec empressement, et par quel hasard?... Mais nous n'eûmes pas le tems
d'en dire davantage, et le bruit que nous entendîmes nous força de
cesser notre entretien.

Dès que j'eus soupé, je m'enfonçai dans les plus sérieuses réflexions
sur le parti à prendre dans cette circonstance. Ma délicatesse était
flattée, sans doute, d'arracher au joug des scélérats qui nous
retenaient, deux infortunées comme moi; mais, d'un autre côté, que de
risque à me charger d'elles, et comment entreprendre, avec deux femmes,
une opération si dangereuse, et dont le succès était aussi incertain: si
elle manquait, je redoublais leurs chaînes, et me précipitais avec elles
dans de plus grands malheurs, peut-être, que ceux qui nous attendaient.
Seul, tout me semblait possible; tout me paraissait échouer avec
elles... Je ne balançai donc plus; je fermai mon coeur à toute
considération, et me déterminai à partir sur-le-champ, afin de ne plus
même entendre les regrets intérieurs que j'éprouvais à refuser aussi
cruellement mes services à ces deux malheureuses compagnes de mon sort.

J'attendis minuit: visitant alors mes ouvertures, et les trouvant
suffisamment élargies pour y passer le corps, je liai un de mes draps
aux barreaux qui n'étaient point endommagés, et me laissai par leur
moyen glisser dans la cour... nouvel embarras dès que j'y fus; je
tombais dans une espèce de gouffre dont l'obscurité était d'autant plus
affreuse, que l'enceinte en était étroite et haute; j'avais vingt pieds
de mur à franchir, sans qu'aucun moyen s'offrît à moi pour m'en
faciliter l'entreprise; alors, je me repentis vivement de ce que je
venais de faire; la mort, sous mille formes, s'offrit à moi pour
punition de mon imprudence; un regret amer de tromper aussi durement
l'espoir des deux femmes que j'abandonnais, vint achever de déchirer mon
coeur; et j'étais prêt à remonter, lorsqu'en tâtonnant dans cette cour,
une échelle vint s'offrir à moi. O ciel! me dis-je, je suis sauvé, n'en
doutons pas, la Providence me sert mieux que moi-même, elle veut
absolument m'arracher de ces lieux; suivons sa voix, et reprenons
courage: je saisis cette échelle précieuse, je l'appliquai au mur, mais
il s'en fallait bien qu'elle en atteignît le haut, à peine arrivait-elle
a la moitié; quelle nouvelle détresse!... Mon heureuse étoile ne
m'abandonna pourtant point encore; à force d'examiner, je découvre un
petit toit dans cette cour, dont l'élévation est semblable à celle de
mon échelle; je l'y applique, je monte; une fois sur ce parapet, je
rapporte l'échelle à moi, et la repose contre le mur, me voilà sur la
crête; mais en étais-je plus avancé: il fallait descendre d'aussi haut
que je m'étais élevé, et nul moyen de ce côté ne se présentait pour y
réussir; le mur étant assez large pour me permettre de marcher dessus,
j'en fis le tour, observant avec le plus grand soin tout ce qui pouvait
l'environner, et me permettre d'en descendre avec un peu plus de
facilité; enfin, j'aperçois au coin d'une petite rue aboutissant à ce
mur, un tas de fumier appuyé contre lui à la hauteur de près d'une
toise; je me précipite sans réfléchir davantage, je m'élance dans la
rue, et assez heureux pour ne m'être fait aucun mal dans toutes ces
diverses opérations, me voilà, comme vous l'imaginez bien, à faire de
mes jambes le plus prompt et le meilleur usage possible.

Un fuyard de l'inquisition ne trouve de ressources nulle part en
Espagne: le royaume est rempli des satellites de ce tribunal, toujours
prêts à vous ressaisir en quelques lieux que vous puissiez être. Rien de
plus vigilans que les soins de la _Sainte-Hermandad_; c'est une chaîne
de fripons qui se donnent la main d'un bout de l'Espagne à l'autre, et
qui n'épargnent ni frais, ni tromperies, ni soins, ou pour arrêter celui
que le tribunal poursuit, ou pour lui rendre celui qui s'en échappe; je
le savais, et je sentais parfaitement, d'après cela, que le seul parti
qui me restait à prendre, était de m'éloigner à l'instant d'Espagne, et
de gagner si je pouvais, sans aucun repos, les frontières de France.

Je me mis donc à fuir... A fuir! qui, grand Dieu! quel était donc
l'objet dont je venais de tromper la confiance!... quelle était cette
fille charmante pour laquelle une tendre amie venait d'intéresser ma
pitié!... qui trahissai-je, qui fuyai-je, en un mot!... Léonore, ma
chère Léonore: c'était-elle que la fortune venait de mettre une
troisième fois dans mes mains; elle dont je refusais de briser les fers,
et que je laissais au pouvoir d'un monstre bien plus dangereux encore
que les Vénitiens et que les antropophages; elle, enfin, dont je
m'éloignais tant que mes forces pouvaient me le permettre.

Oh! pour le coup, dit Madame de Blamont, c'est être aussi par trop
malheureux, et je crois qu'après ceci on ne doit plus croire aux,
pressentimens de l'amour. O Madame! continua-t-elle en embrassant cette
aimable personne, combien tout ceci redouble l'envie que nous avons tous
d'apprendre vos aventures, et de quel intérêt elles doivent être!

Au moins, laissons finir celle de Mr. De Sainville, dit le comte de
Beaulé; c'est une terrible chose que d'avoir affaire à des femmes: on
s'imagine que la curiosité est leur démangeaison la plus cuisante...
vous le voyez, Mr., on se trompe, c'est l'envie de parler.--Mais qui
nous retarde à présent, dit Aline avec gentillesse en s'adressant au
comté... il me semble que ce n'est que vous seul.--Soit, reprit Mr. De
Beaulé; mais si vous interrompez encore une fois, ou l'une, ou l'autre,
j'emmène Sainville et Léonore à Paris, et vous prive de savoir le reste
de leur histoire. Allons, allons, dit Madame de Senneval, il faut
écouter et se taire: notre général le ferait comme il le dit; continuez,
Mr. De Sainville, continuez, je vous en supplie, car j'ai bien envie de
savoir comment vous vous réunirez à ce cher objet de tous vos soins.

Hélas! Madame, reprit Sainville, il me reste peu de choses intéressantes
à vous dire entre cette dernière circonstance de mon histoire et notre
heureuse réunion; et l'impatience que je lis en vous d'écouter à présent
plutôt Léonore que moi, va me faire abréger les détails.

Je marchai avec la plus grande vitesse; j'évitais les villes et les
bourgs, je couchais en rase campagne: si je rencontrais quelqu'un, je me
faisais passer pour déserteur français, et six jours de marche excessive
me rendirent enfin au-delà des monts: j'arrivai à Pau dans un état qui
vous eût attendri; j'y trouvai au moins de la tranquillité, et il me
restait assez d'argent pour m'y mettre à mon aise. Mais le calme décida
la maladie que tant d'agitations faisaient germer dans mon sang; à peine
fus-je dans une maison bourgeoise, que j'avais louée pour quelque tems à
dessein de m'y refaire, qu'une fièvre ardente se déclara, et me mit en
huit jours aux portes du tombeau. J'étais pour mon bonheur, chez
d'honnêtes gens; ils eurent pour moi des soins que je n'oublierai
jamais; mais ma convalescence ayant duré quatre mois, je ne pensai plus
à me rendre dans ma patrie. Vers la fin de l'Été, j'achetai une voiture,
je pris des domestiques, et je fus en poste à Bayonne; ne me trouvant
pas encore assez bien pour soutenir cette fatigante manière de voyager,
j'y renonçai, et vins à petites journées à Bordeaux, où je résolus de me
rafraîchir une quinzaine de jours; j'y étais aussi tranquille que l'état
de mon coeur pouvait me le permettre, lorsqu'un soir, ne cherchant qu'à
me distraire ou à me dissiper, je fus à la comédie attiré par _le Père
de Famille_, que j'ai toujours aimé, et plus encore par l'annonce d'une
jeune débutante aux rôles de Sophie dans la première pièce, et de Julie
dans la _Pupille_, qui devait suivre: c'était, assurait-on, ne fille
pleine de grâces, de talens, et qui venait de faire les délices de
Bayonne, où elle avait passé pour se rendre à Bordeaux, lieu de son
engagement. Il était d'usage alors qu'un peu avant le pièce, les jeunes
gens se rendissent sur le théâtre pour y causer avec les actrices, j'y
fus dans le dessein d'examiner d'un peu plus près si cette jeune
personne, dont la figure s'exaltait autant, méritait les éloges qu'on
lui prodiguait; ayant rencontré là par hasard un nommé _Sainclair_, que
j'avais vu autrefois tenant le premier emploi à Metz et qui le
remplissant de même à Bordeaux allait représenter le tendre et fougueux
_Saint-Albin_; je le priai de me montrer la déesse qu'il allait
adorer.--Elle s'habille, me dit-il, elle va descendre à l'instant; je
vous la ferai voir dès qu'elle paraîtra; c'est la première fois que je
joue avec elle; je ne l'ai vue qu'un moment ce matin... elle n'est ici
que d'hier... nous avons répété _les situations_; elle est en vérité du
_dernier intérêt_. Une jolie taille, un son de voix flatteur, et je lui
crois _de l'âme_.--Eh vous n'en êtes pas amoureux, dis-je en
plaisantant?--Oh bon! me répondit _Sainclair_, ne savez-vous donc pas
que nous sommes comme les confesseurs, nous autres, nous ne chassons
jamais sur nos terres; cela nuit au talent; _l'illusion_ est au diable
quand on a couché avec une femme, et pour l'adorer sur la scène, ne
faut-il pas que cette illusion soit entière. Cette fille est d'ailleurs
aussi sage que belle... En vérité, tous nos camarades le disent... Mais
tenez, parbleu, la voilà, vos yeux vont vous servir infiniment mieux que
mes tableaux... Hein! comment la trouvez-vous?... Ciel! étais-je en état
de répondre!... Mes membres frémissent... une angoisse cruelle enchaîne
à l'instant tous mes sens, et revenant comme un trait de cette
situation, je vole aux genoux de cette fille chérie.... O Léonore!
m'écriai-je, _et je tombe à ses pieds sans connaissance_.

Je ne sais ce que je devins, ce qu'on fit, ce qui se passa; mais je ne
repris connaissance que dans les foyers, et quand mes yeux se
rouvrirent, je me retrouvai soigné par _Sainclair_, plusieurs femmes de
la comédie, et _Léonore_ à genoux devant moi, une main appuyée sur mon
coeur,m'appelant et fondant en larmes... Nos embrassemens... notre
délire... nos questions coupées, reprises cent et cent fois, et jamais
répondues, l'excès de notre tendresse mutuelle, et du bonheur que nous
sentions à nous retrouver enfin après tant de traverses, arrachaient des
larmes à tout ce qui nous entourait. On avait annoncé la débutante
évanouie; l'impossibilité de donner _le Père de Famille_, et toute la
troupe s'était renfermée avec nous dans les foyers. Léonore
avait déclaré qui j'étais; elle avait dit par quels noeuds nous étions liés
l'un à l'autre, et l'impossibilité où elle se trouvait de jouer dorénavant la
comédie. Je m'offris de payer les frais... les comédiens ne voulurent jamais
l'accepter. Peu de gens savent combien on trouve de procédés et de
délicatesse dans les personnes de ce talent. Eh! comment ne seraient pas
honnêtes et sensibles, ceux qui doivent être ainsi, par état, la moitié de
leur vie ! On rend mal ce qu'on ne sent point, et n'eût-on pas même un
certain penchant à la vertu, l'habitude des sentimens qu'on emprunte,
accoutume insensiblement l'âme à ne se plus mouvoir que par eux[37].

On revint annoncer l'indisposition totale de la débutante, et prendre en
même-tems les ordres du public; il exigea les _Trois Fermiers_, et tout fut
calme; je ne voulus quitter la salle qu'après cette décision... Partons
maintenant, dis-je à Léonore, allons nous livrer en paix au doux charme de
nous être réunis. O ma chère âme, allons célébrer le plus heureux jour de
notre vie.--Un moment, je ne le puis sans témoigner ma reconnaissance aux
deux personnes que vous voyez, dit cette fille adorable, en me montrant un
homme et une femme de la troupe, dont nous avions également reçu des soins
dans cette circonstance; leurs bontés me les rendent aussi chers que mes
propres parens, ils m'en ont tenu lieu.... El fut les embrasser, elle en
reçut les

[37] Ceci, sans doute, doit s'entendre avec quelques exceptions; car sans les
supposer, les comédiens qui remplissent les rôles faux et traîtres, devraient
donc ressembler aux personnages qu'ils peignent, c'est ce qui n'est pourtant
pas; mais ces rôles sont rares. Il y a en général plus d'honnêtes gens dans
les personnages d'une pièce, que de scélérats; et voilà ce qui peut seul
étayer l'assertion de Sainville.

plus tendres caresses; je me joignis à elle pour donner à ces deux
honnêtes personnes les marques de l'effusion de mon coeur, et tous nos
adieux faits, nous quittâmes Bordeaux dès le même soir, pour Aller
coucher à Livourne, où nous nous établîmes pour quelques jours... Après
avoir témoigné à cette chère épouse l'ivresse où j'étais de retrouver
après avoir passé vingt-quatre heures à ne nous occuper que de notre
amour et du bonheur dont nous jouissions de pouvoir nous en donner mille
preuves, je la suppliai de me faire part des évènemens de sa vie, depuis
l'instant fatal qui nous avait séparés.

Mais ces aventures, Mesdames, dit Sainville en finissant les siennes,
auront je crois plus d'agrémens racontées par elle, que par moi;
permettez-vous que nous lui en laissions le soin.--Assurément, dit
Madame de Blamont au nom de toute la société, nous serons ravis de
l'entendre, et...

Juste ciel! qui m'empêche moi-même de poursuivre; quel bruit affreux
vient ébranler soudain jusqu'aux fondemens de la maison; ô Valcour! les
cieux seront-ils toujours conjurés contre nous?... On enfonce les
portes, les fenêtres se hérissent de bayonnettes... Les femmes
s'évanouissent... Adieu, adieu, trop malheureux ami... Ah!...
N'aurais-je donc jamais que des malheurs à t'apprendre!




FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.



Notes:

[1] N'oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution
française.

[2] Le plus gourmand et le plus débauché des romains; intempérant dans
tout, il avait long-tems entretenu Séjau comme une maîtresse; il avait
dépensé la valeur de plus de quinze millions à ses seules débauches de
lit et de table; on lui annonça enfin qu'il était ruiné; il fit ses
comptes, ce ne se trouvant plus que cent mille livres de rentes, il
s'empoisonna de désespoir.

[3] Un grand empire et une grande population (dit M. Raynal, tome VI)
peuvent être deux grands maux; peu d'hommes, mais heureux; peu d'espace,
mais bien gouverné.

[4] On s'est battu en Bohême pendant vingt ans, et il en a coûté la vie
à plus de deux millions d'hommes pour décider s'il fallait communier
sous les deux espèces, ou simplement sous une. Les animaux qui se
battent pour leurs femelles ont une excuse au moins dans la nature; mais
quelle peut être celle des hommes qui s'égorgent pour un peu de farine
et quelques gouttes de vin.

[5] On compte en France 23 millions d'habitans; il s'y recueille 50
millions de septiers de bleds, c'est-à-dire, environ par an de quoi
nourrir 13 mois, tous les habitans, et c'est avec cette richesse; que
la nation, sans fléaux de la nature, est quelque fois à la veille de
mourir de faim!

[6] Conviens, lecteur, qu'il fallait les grâces d'état d'un homme
embastillé, pour faire en 1788 une telle prédiction.

[7] Cette vérité est d'autant plus grande, qu'il est assurément peu de
plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu; ou un jeune homme
corrompe plutôt et son ton, et ses moeurs.

[8] Un philosophe français qui voyage, trouve, il en faut convenir, dans
les individus de sa Nation qu'il rencontre, des sujets d'étude pour le
moins aussi intéressans que ceux que lui offre les étrangers chez
lesquels il est. On ne rend point l'excès de la fatuité, de
l'impertinence avec lequel nos élégans voyagent; ce ton de dénigrement
avec lequel ils parlent de tout ce qu'ils ne conçoivent pas, ou de tout
ce qu'ils ne trouvent pas chez eux; cet air insultant et plein de
mépris, dont ils considèrent tout ce qui n'a pas leur sotte légèreté, le
ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans
contredit un des plus certains motifs de l'antipathie qu'ont pour nous
les autres peuples; il en devrait résulter, ce me semble, une attention
plus particulière aux ministres, à n'accorder l'agrément de voyager qu'à
des gens faits pour ne pas achever de dégrader la Nation dans l'esprit
de l'Europe, pour ne pas étendre et porter au-delà des frontières les
vices qui nous sont si familiers.--Une voiture arrivant fort tard dans
une auberge d'Italie qui se trouvait pleine, on balança à ouvrir les
portes, l'hôte se montre à une fenêtre, et demande au voyageur quelle
est sa Nation? Français, répondent insolemment quelques
domestiques.--Allez plus loin, dit l'hôte, je n'ai point de place.--Mes
gens se trompent, reprend le maître adroitement, ce sont des valets de
louage qui ne sont à moi que d'hier; je suis Anglais, Monsieur l'hôte,
ouvre-moi, et dans l'instant tout accourt, tout reçoit le voyageur avec
empressement. N'est-il donc pas affreux que le discrédit de la Nation
ait été tel, qu'il ait fallu la déguiser, la renier pour s'introduire
chez l'étranger, non pas seulement dans le monde, mais même dans un
cabaret: eh! pourquoi donc ne pas se faire aimer, quand il n'en
coûterait pour y réussir, que d'abjurer des torts qui nous déshonorent
même chez nous au yeux du sage qui nous examine de sang-froid; mais la
révolution en changeant nos moeurs, élaguera nos ridicules. Croyons-le
au moins pour notre bonheur.

[9] Ne dit-on pas pour excuse de la tolérance de ces maisons, que c'est
pour empêcher de plus grands maux, et que l'homme intempérant, au lieu
de séduire la femme de son voisin, va se satisfaire dans ces cloaques
infects? N'est-ce pas une chose extrêmement singulière, qu'un
Gouvernement ne soit pas honteux de rester quinze cents ans dans une
erreur aussi lourde, que celle d'imaginer qu'il vaut mieux tolérer le
débordement le plus infâme, que de changer les loix? Mais, qui compose
les victimes de ces lieux horribles, les sujets qu'on y trouve ne
sont-ils pas des femmes ou des filles primitivement séduites par
l'avarice ou l'intempérance? Ainsi, l'État permet donc qu'une partie des
femmes ou des filles de sa Nation se corrompe pour conserver l'autre; il
faut l'avouer, voilà un grand profit, un calcul singulièrement sage!
Lecteur philosophe et calme, avoue-le, Zamé ne raisonne-t-il pas
beaucoup mieux quand il ne veut rien perdre, quand par la belle
disposition de ses loix, aucune portion ne se trouve sacrifiée à
l'autre, et que toutes se conservent également pures?

[10] Excepté cependant pour le meurtre, plus sévèrement puni, et dont
Zamé parlera plus bas.

[11] Heureux Français, vous l'avez senti en pulvérisant ces monumens
d'horreur, ces bastilles infâmes d'où la philosophie dans les fers vous
criait ceci, avant que de se douter de l'énergie qui vous ferait briser
les chaînes par lesquelles sa voix était étouffée.

[12] On ne peut présumer de qui l'auteur veut parler ici, mais il ne
faut chercher que dans les annales du commencement de ce siècle.

[13] Ces lettres s'écrivaient alors, leurs date le prouvent, et voilà ce
qui fait que Zamé se trompe sur les Anglais.

[14] On attendait quelque chose d'humain sur cette partie de notre
première législature, et elle ne nous a offert que des hommes de sang,
se disputant seulement sur la manière d'égorger leurs semblables. Plus
féroces que des cannibales, un d'eux a osé offrir une machine infernale
pour trancher des têtes et plus vite et plus cruellement. Voilà les
hommes que la nation a payé, qu'elle a admiré, et qu'elle a cru.

[15] Il est vrai que pour éviter l'incertitude, cette foule de scélérats
absurdes qui se sont mêlés d'interpréter ce qu'ils ne comprenaient pas
eux-mêmes, ont décidé que dans les délits les moins probables, les plus
légères conjectures suffisent; et, continuent ces bourreaux de légistes,
il est permis alors aux juges d'outrepasser la loi, c'est-à-dire que
moins une chose est probable, et plus il faut la croire. Peut-on ne pas
voir dans des décisions de cette atrocité, que ces misérables poliçons
dont on devrait brûler les inepties, n'ont eu en vue que de soulager le
juge aux dépends de la vie des hommes: et on suit encore ces infernales
maximes dans ce siècle de philosophie, et tous les jours le sang coule
en vertu de ce précepte dangereux.]

[16] «Pourquoi voit-on le peuple si souvent impatient du joug des loix?
c'est que la rigueur est toute du côté des loix qui le gêne, la mollesse
et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui devraient le
protéger.» _Bélisaire_.

[17] C'est une chose vraiment singulière que l'extravagante manie qui a
fait louer par plusieurs écrivains, depuis quelque tems, ce roi cruel et
imbécile, dont toutes les démarches sont fausses, ridicules ou barbares;
qu'on lise avec attention l'histoire de son règne, et on verra si ce
n'est pas avec justice que l'on peut affirmer que la France eut peu de
souverains plus faits pour le mépris et l'indignation, quels que soient
les efforts du marguillier Darnaud, pour faire révérer à ses
compatriotes un fou, un fanatique qui, non content de faire des loix
absurdes et intolérantes, abandonne le soin de diriger ses états pour
aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau
qu'il faudrait se presser de faire abattre s'il était malheureusement
dans notre pays.

[18] Il serait à souhaiter, dit quelque part un homme de génie, que les
loix eussent plus de simplicité, qu'elles pussent parler au coeur que,
liées davantage à la morale, elles eussent de la douceur et de
l'onction; que leur objet, en un mot, fût de nous rendre meilleurs, sans
employer la crainte, et par le seul charme attaché à l'amour de l'ordre
et du bien public: tel est l'esprit dans lequel il faudrait que toutes
les loix fussent composées, et alors, ce ne serait plus un despote, un
juge sévère qui ordonnerait, ce serait un père tendre qui
représenterait; et combien les loix envisagées sous cet aspect
auraient-elles moins à punir! Le précepte aurait tout l'intérêt du
sentiment.

Croirait-on que le même homme qui parle ainsi, soit le panégyriste de
Saint-Louis, c'est-à-dire du Dacon de la France, de celui qui a rempli
le code du royaume d'un fatras d'inepties et de cruautés.

[19] De toutes les injustices des suppôts de Thémis, celle-là est une
des plus criantes, sans doute: «Un tribunal qui commet des injustices,
disait le feu roi de Prusse dans sa sentence portée contre les juges
prévaricateurs du meunier Arnold, est plus dangereux qu'une bande de
voleurs; l'on peur se mettre en défense contre ceux-ci; mais personne
ne saurait se garantir de coquins qui emploient le manteau de la justice
pour lâcher la bride à leurs mauvaises passions; ils sont plus méchans
que les brigands les plus infâmes qui soient au monde, et méritent une
double punition.»

[20] Les loix des Francs et des Germains taxent le meurtre à raison de
la victime: on tuait un cerf pour 30 liv. tournois, un évêque pour 400;
l'individu qui coûtait le moins était une fille publique, tant à cause
de l'abjection, que de l'inutilité de son état.

[21] Zamé pèche ici contre l'ordre du tems, nous sommes nécessairement
obligés d'en prévenir nos lecteurs; il ne peut parler que des évènemens
du commencement de ce siècle, et ceci est (c'est-à-dire la retraite de
l'homme) de 1778 à 1780. Peut-être exigerait-on de nous de le nommer;
mais qui ne nous devine? et dès qu'on parle d'un scélérat, qui ne voit
aussi-tôt qu'il ne peut s'agir que de Sartine? C'est à lui qu'est bien
sûrement arrivée l'exécrable histoire que nous raconte ici Zamé. (_Note
ajoutée_.)

[22] Français, pénétrez-vous de cette grande vérité; sentez donc que
votre culte catholique plein de ridicules et d'absurdités, que ce culte
atroce, dont vos ennemis profitent avec tant d'art contre vous, ne peut
être celui d'un peuple libre; non, jamais les adorateurs d'un esclave
crucifié n'atteindront aux vertus de Brucus. (_Note ajoutée_.)

[23] O vous qui punissez, dit un homme d'esprit, prenez garde de ne pas
réduire l'amour-propre au désespoir en l'humiliant, car autrement vous
briserez le grand ressort des vertus, au lieu de le tendre.

[24] Une raison purement physique devint sans doute la cause de cette
loi singulière. On croyait les célibataires impuissans, et l'on lâchait
de leur faire retrouver, par cette cérémonie, les forces dont ils
paraissaient manquer; mais la chose était mal vue: l'impuissance, qui
souvent même ne se restaure point par ce moyen violent, n'est pas
toujours la raison majeure du célibat. Si des goûts ou des habitudes
différentes éloignent invinciblement un individu quelconque des chaînes
du mariage, les moyens de restauration agiront au profit des caprices
irréguliers de cet individu, sans le rapprocher davantage de ce qui lui
répugne; donc le remède était mal trouve. Mais cette citation, tirée de
l'histoire des moeurs antiques, qu'on pourrait étayer de beaucoup
d'autres, s'il s'agissait d'une dissertation, sert à nous prouver que de
tous temps l'homme eut recours à ces véhicules puissans pour rétablir sa
vigueur endormie, et que ce que beaucoup de sots blâment ou persiflent,
était article de religion chez des peuples qui valaient bien autant que
ces sots. On n'ignore plus aujourd'hui que l'âme tirée de la langueur,
agitée, dit Saint-Lambert, mise en mouvement par des douleurs factices
ou réelles, est plus sensibles de toutes les manières de l'être, et
jouit mieux du plaisir des sensations agréables.--Le célèbre Cardan nous
dit, dans l'histoire de sa vie, que si la nature ne lui faisait pas
sentir quelques douleurs, il s'en procurerait à lui-même, en se mordant
les lèvres, en se tiraillant les doigts jusqu'à ce qu'il en pleurât.

[25] On demandait à M. Bertin pourquoi tant de mauvais sujets lui
étaient nécessaires à la police de Paris. Trouvez-moi, répondit-il, un
honnête-homme qui veuille faire ce métier-là.--Soit, mais un honnête
homme prend la liberté de répliquer à cela: 1°. S'il est bien nécessaire
de corrompre une moitié des citoyens pour policer l'autre? 2°. S'il est
bien démontré que ce ne soit qu'en faisant le mal qu'on puisse réussir
au bien? 3°. Ce que gagne l'État et la vertu, à multiplier le nombre des
coquins, pour un total très-inférieur de conversions? 4°. S'il n'y a pas
à craindre que cette partie gangrenée ne corrompe l'autre, au lieu de la
redresser? 5°. Si les moyens que prennent ces gens infâmes en tendant
des embûches à l'innocence, la confondant avec le crime pour la démêler;
si ces moyens, dis-je, ne sont pas d'autant plus dangereux, que cette
innocence alors ne se trouve plus corrompue que par ces gens-là, et que
tous les crimes où elle peut tomber après, instruite à cette école, ne
sont plus l'ouvrage que de ces suborneurs: est-il donc permis de
corrompre, de suborner pour corriger et pour punir? 6°. Enfin, s'il n'y
a pas, de la part de ceux qui régissent cette partie, un intérêt
puissant à vouloir persuader au roi et à la nation, qu'il est essentiel
qu'un million se dépense à soudoyer cent mille fripons qui ne méritent
que la corde et les galères. Jusqu'à ce que ces questions soient
résolues, il sera permis de former des doutes sur l'excellence de
l'ancienne police française.

[26] L'instant de calme, où se trouve maintenant le lecteur, nous permet
de lui communiquer des réflexions par lesquelles nous n'avons pas voulu
l'interrompre.

On a objecté que le peuple, qui vient d'être peint, n'avait qu'un
bonheur illusoire; que foncièrement il était esclave, puisqu'il ne
possédait rien en propre. Cette objection nous a parue fausse; il
vaudrait alors autant dire que le père de famille, propriétaire d'un
bien substitué, est esclave, parce qu'il n'est qu'usufruitier de son
bien, et que le fonds appartient à ses enfans. On appelle esclave celui
qui dépend d'un maître qui a tout, et qui ne fournit à cet homme servile
que ce qu'il faut à peine pour sa subsistance; mais ici il n'y a point
d'autre maître que l'État, le chef en dépend comme les autres; c'est à
l'État que sont tous les biens, ce n'est pas au chef.--Mais le citoyen,
continue-t-on, ne peut ni vendre, ni engager Eh! qu'a-t-il besoin de
l'un ou de l'autre? C'est pour vivre ou pour changer, qu'on vend ou
qu'on engage; si ces choses sont prouvées inutiles ici, quel regret peut
avoir celui qui ne peut les faire? Ce n'est pas être esclave, que de ne
pouvoir pas faire une chose inutile; on n'est tel, que quand on ne peut
pas faire une chose utile ou agréable. A quoi servirait ici de vendre ou
d'acheter, puisque chacun possède ce qu'il lui faut pour vivre, et que
c'est tout ce qui est nécessaire au bonheur.--Mais on ne peut rien
laisser à ses enfans.--Dès que l'État pourvoit à leur subsistance et
leur donne un bien égal au vôtre, qu'avez-vous besoin de leur laisser?
C'est assurément un grand bonheur pour les époux, d'être sûrs que leur
postérité, destinée à être aussi riche qu'eux, ne peut jamais leur être
à charge et ne désirera jamais leur mort pour devenir riche à son tour.
Non, certes, ce peuple n'est point esclave; il est le plus heureux, le
plus riche et le plus libre de la terre, puisqu'il est toujours sûr
d'une subsistance égale, ce qui n'existe dans aucune nation. Il est donc
plus heureux qu'aucune de celles qu'on puisse lui comparer. Il faudrait
plutôt dire que c'est l'État qui se rend volontairement esclave, afin
d'assurer la plus grande liberté à ses membres et c'est dans ce cas le
plus beau modèle de gouvernement qu'il soit possible de méditer.

[27] A-peu-près 84 livres de France: la pistole simple vaut 21 livres;
il y en a des doubles et des quadruples.

[28] L'habit du personnage de ce nom est l'uniforme de ces drôles-là.

[29] Innocent III, à dessein de mettre l'inquisition en faveur, accorda
des privilèges et des indulgences à ceux qui prêteraient main-forte au
tribunal pour chercher et punir les coupables: il est aisé de voir,
d'après une aussi sage institution, combien leur nombre dut augmenter;
ce sont ces infâmes délateurs que l'on appelle _familiers_, comme s'ils
étaient en quelque sorte de la famille de l'inquisiteur. Les plus grands
seigneurs acquérant l'impunité de leurs crimes au moyen de cette
fonction, s'empressent tous d'entrer dans ce noble corps. Le tribunal de
l'inquisition n'est pas le seul qui ait des familiers, et l'Espagne
n'est pas la seule partie de l'Europe où l'administration soit viciée au
point de corrompre ou de tolérer la corruption de la moitié des citoyens
pour tourmenter inutilement l'autre.

[30] Il ne faut pas que l'accusation de sorcellerie, de chymie, étonne
dans le siècle où fut fait le fameux procès du curé de Blenac: ce
malheureux prêtre fut accusé au parlement de Toulouse, en 1712 ou 1715,
d'avoir commerce avec le Diable; en conséquence, il fut scandaleusement
dépouillé en pleine salle, pour voir s'il ne portait pas sur le corps
des marques de ce commerce; et comme on lui trouva plusieurs seings, on
ne douta plus du fait: on le piqua, on le brûla sur chacun de ces
seings, pour voir s'ils étaient l'ouvrage du Démon ou de la nature;
telle était la spirituelle école où se formaient les meurtriers de Calas
& de Labarre.

[31] Charles-Quint.

[32] Le comte d'Olivarès: il avait fait la fortune de plus de 4.000
personnes, quand ce tribunal atroce le somma de comparaître devant lui;
il ne trouva pas un seul ami qui osa lui donner du secours.

[33] Les Provinces-Unies, & c.

[34] La maxime de ce tribunal est: nous te ferons plutôt brûler comme
coupable, que de laisser croire au public que nous t'ayons enfermé comme
innocent.

[35] On peut et on doit reprocher à l'ancien ministre dont il s'agit
ici, d'avoir dans tous les tems écouté les soupçons, la commune
renommée, et favorisé les délations secrètes] or, voilà ce qui s'appelle
agir inquisitoirement. Il vaut mieux se tromper en pensant
avantageusement de celui qui ne le mérite pas, que de concevoir des
soupçons défavorable de l'homme de bien, parce qu'on ne fait aucun tort
au premier en le soupçonnant meilleur qu'il n'est, et qu'on fait injure
au second en le soupçonnant mal-à-propos. Saint-Augustin consent qu'on
présume le bien tant qu'on n'a point de preuves du mal; mais pour
appuyer un jugement désavantageux, il demande des preuves indubitables.

[36] C'est cette affreuse habitude où sont les juges, de ne jamais
regarder qu'un coupable dans l'accusé, qui leur font commettre de si
sanglantes méprises: tant de causes, pourtant, peuvent avoir attiré des
ennemis à un homme; la médisance, la calomnie sont si fort en usage,
qu'il paraîtrait que dans toute âme honnête, le premier mouvement
devrait toujours être à la décharge de l'accusé; mais où y a-t-il
aujourd'hui des juges de cette vertu! et la morgue, et la sévérité, et
l'insolent et stupide rigorisme, que deviendrait tout cela, si au lieu
de pendre et rouer, on passait sa vie à innocenter ou absoudre; un
coupable, tel ou non, un homme à pendre, enfin, est un être aussi
essentiel à des robins, que la mouche à l'araignée, la brebis au lion
féroce, et la fièvre aux médecins.













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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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