Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 1

By marquis de Sade

The Project Gutenberg EBook of Aline et Valcour, tome 1, by D.A.F. de Sade

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Title: Aline et Valcour, tome 1
       ou le roman philosophique

Author: D.A.F. de Sade

Release Date: October 16, 2005 [EBook #16885]

Language: French


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ALINE ET VALCOUR,

    ou

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

par

D.A.F. DE SADE


       *       *       *       *       *


TOME PREMIER.

PREMIÈRE PARTIE.




[Illustration: J'étais le seul coupable, hélas!
c'était à moi de succomber.]


       *       *       *       *       *


ALINE ET VALCOUR,

    ou

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

1795.


       *       *       *       *       *


     Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
     Cum dare conantur prius oras pocula circum
     Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
     Ut puerum aetas improvida ludificetur
     Labrorum tenus; interea perpotet amarum
     Absinthy laticem deceptaque non capiatur,
     Sed potius tali tacta recreata valescat.

                                    Luc. Lib. 4.

       *       *       *       *       *


AVIS DE L'ÉDITEUR.


C'est avec raison que l'on peut regarder la collection de ces lettres
comme un des plus piquans ouvrages qui ait paru depuis longtems; jamais,
on peut le dire, des contrastes aussi singuliers ne furent tracés par le
même pinceau, et si la vertu s'y fait adorer par la manière intéressante
et vraie dont elle est présentée, assurément les couleurs effroyables
dont on s'est servi pour peindre le vice ne manqueront pas de le faire
détester; il est difficile de le mettre en scène sous une plus
effroyable phisionomie. De l'assemblage de tant de différens caractères,
sans cesse aux prises les uns avec les autres, devaient résulter des
aventures inouïes; aussi pouvons-nous assurer qu'aucune anecdotes
réelles ..., qu'aucun mémoires, qu'aucun romans, n'en contient de plus
singulières, et nulle part, sans doute, on ne verra l'intérêt croître,
et se soutenir, avec autan d'adresse et de chaleur. Ceux qui aiment les
voyages trouveront à se satisfaire, et l'on peut les assurer que rien
n'est exact comme les deux différens tours du monde, fait en sens
contraires par _Sainville_ et par _Léonore_. Personne n'est encore
parvenu au royaume de _Butua_, situé au centre de l'Afrique; notre
auteur seul a pénétré dans ces climats barbares: ici ce n'est plus un
roman, ce sont les notes d'un voyageur exact, instruit, et qui ne
raconte que ce qu'il a vu; si par des fictions plus agréables il veut à
_Tamoé_ consoler ses lecteurs des cruelles vérités qu'il a été obligé de
peindre à _Butua_, doit-on lui en savoir mauvais gré! Nous ne voyons
qu'une chose de malheureuse à cela, c'est que tout ce qu'il y a de plus
affreux soit dans la nature, et que ce ne soit que dans le pays des
chimères que se trouve seulement le juste et le bon. Quoiqu'il en soit,
le contraste de ces deux gouvernemens plaira sans doute, et nous sommes
bien parfaitement convaincus de l'intérêt qu'il doit produire. Nous
attendons le même effet de la liaison de tous les personnages établis
dans ces lettres, et du rapport, plein d'art, que les uns ont avec les
autres; malgré leur étonnante disproportion. Leurs principes devaient
être opposés comme leur phisionomie, et si l'on s'est permis d'en
établir de bien forts, cela n'a jamais été que pour faire voir avec quel
ascendant, et en même-tems avec quelle facilité le langage de la vertu
pulvérise toujours les sophismes du libertinage et de l'impiété. L'idée
d'adoucir, et quelques discours et quelques nuances, s'est plus d'une
fois présentée, nous en convenons; mais l'aurions-nous pu sans
affaiblir? Ah! quelque prononcé que soit le vice, il n'est jamais à
craindre que pour ses sectateurs, et s'il triomphe il n'en fait que plus
d'horreur à la vertu: rien n'est dangereux comme d'en adoucir les
teintes; c'est le faire aimer que de le peindre à la manière de
Crébillon, et manquer par conséquent le but moral que tout honnête homme
doit se proposer en écrivant.

Ce que cet ouvrage à de singulier encore, c'est d'avoir été fait à la
bastille. La manière dont, écrasé par le despotisme ministériel, notre
auteur prévoyait la révolution, est fort extraordinaire, et doit jeter
sur son ouvrage une nuance d'intérêt bien vive. Avec tant de droit à
exciter la curiosité du public, avec un style pur, toujours fleuri, par
tout original; avec la réunion dans le même ouvrage de trois genres:
_comique, sentimental et érotique_; nous sommes bien sûrs que cette
édition va nous être enlevée sur-le-champ; demandée de toutes parts,
parce qu'on connaît la plume de l'auteur; à peine en pourrons nous
répandre à Paris, et nous sentons déjà le regret de ne l'avoir pas
multipliée d'avantage. Nous exhortons ceux qui n'auront pu s'en procurer
des exemplaires à prendre un peu de patience, la seconde édition est
déjà sous nos presses.

Cependant nous aurons des critiques, des contradicteurs et des ennemis,
nous n'en doutons pas;

     _C'est un danger d'aimer les hommes,_
     _C'est un tort de les éclairer._

Tan pis pour ceux qui condamneront cet ouvrage, et qui ne sentiront pas
dans quel esprit il a été fait: esclaves des préjugés et de l'habitude,
ils feront voir que rien n'agit en eux que l'opinion, et que le flambeau
de la philosophie ne luira jamais à leurs yeux.


       *       *       *       *       *


ESSENTIEL A LIRE.


_L'auteur croit devoir prévenir qu'ayant cédé son manuscrit lorsqu'il
sortit de la Bastille, il a été par ce moyen hors d'état de le
retoucher; comment d'après cet inconvénient, l'ouvrage écrit depuis sept
ans, pourrait-il être à_ l'ordre du jour_? Il prie donc ses lecteurs de
se reporter à l'époque où il a été composé, et ils y trouveront alors
des choses bien extraordinaires; il les invite également à ne le juger
qu'après l'avoir bien exactement lu d'un bout à l'autre; ce n'est ni sur
la phisionomie de tel ou tel personnage, ni sur tel ou tel système
isolé, qu on peut asseoir son opinion sur un livre de ce genre; l'homme
impartial et juste ne prononcera jamais que sur l'ensemble._


       *       *       *       *       *


ALINE ET VALCOUR.


       *       *       *       *       *


LETTRE PREMIÈRE.

_Déterville à Valcour_.


Paris, 3 Juin 1778.

Nous soupâmes hier, Eugénie et moi, chez ta divinité, mon cher
Valcour.... Que faisais-tu?... Est-ce jalousie?... Est-ce bouderie?...
Est-ce crainte?... Ton absence fut pour nous une énigme, qu'Aline ne put
ou ne voulut pas nous expliquer, et dont nous eûmes bien de la peine à
comprendre le mot. J'allais demander de tes nouvelles, quand deux grands
yeux bleus respirant à la fois l'amour et la décence, vinrent se fixer
sur les miens, et m'avertir de feindre.... Je me tus; peu après je
m'approchai; je voulus demander raison du mystère. Un soupir et un signe
de tête furent les seules réponses que j'obtins. Eugénie ne fut pas plus
heureuse; nous ne pressâmes plus; mais madame de Blamont soupira, et je
l'entendis: c'est une mère délicieuse que cette femme, mon ami; je doute
qu'il soit possible d'avoir plus d'esprit, une âme plus sensible, autant
de grâces, dans les manières, autant d'aménité dans les moeurs. Il est
bien rare qu'avec autant de connaissances, on soit en même-tems si
aimable. J'ai presque toujours remarqué que les femmes instruites ont
dans le monde une certaine rudesse, une sorte d'apprêt qui fait acheter
cher le plaisir de leur société. Il semble qu'elles ne veuillent avoir
de l'esprit que dans leur cabinet, ou que n'en trouvant jamais assez
dans ceux qui les entourent, elles ne daignent pas s'abaisser, jusqu'à
montrer celui qu'elles possèdent.

Mais combien est différente de ce portrait l'adorable mère de ton Aline!
En vérité, je ne m'étonnerais pas qu'une telle femme, quoi-qu'âgée de
trente-six ans, fît encore de grandes passions.

Pour M. de Blamont, pour cet indigne époux d'une trop digne femme, il
fut tranchant, systématique, et bourru comme s'il eût siégé sur les
fleurs de lys; il se déchaîna contre la tolérance, fit l'apologie de la
torture, nous parla avec une sorte de jouissance d'un malheureux que ses
confrères et lui faisaient rouer le lendemain; nous assura que l'homme
était méchant par nature, qu'il n'était rien qu'on ne dût faire pour
l'enchaîner; que la crainte était le plus puissant ressort des
monarchies, et qu'un tribunal chargé de recevoir des délations, était un
chef-d'oeuvre de politique. Ensuite il nous entretint d'une terre qu'il
venait d'acheter, de la sublimité de ses droits, et sur-tout du projet
qu'il a d'y rassembler une ménagerie, dont je te réponds bien qu'il sera
la plus méchante bête.

Il arriva, quelques minutes avant de servir, une autre espèce d'individu
court et quarré, l'échine ornée d'un juste-au-corps de drap olive, sur
lequel régnait, du haut en bas, une broderie large de huit pouces, dont
le dessin me parut être celui que Clovis avait sur son manteau royal. Ce
petit homme possédait un fort grand pied affublé sur de hauts talons, au
moyen desquels s'appuyaient deux jambes énormes. En cherchant à
rencontrer sa taille, on ne trouvait qu'un ventre; désirait-on une idée
de sa tête? on n'apercevait qu'une perruque et une cravate, du milieu
desquelles s'échappait, de tems à autre, un fausset discordant qui
laissait à soupçonner si le gosier dont il émanait, était effectivement
celui d'un humain, ou d'une vieille perruche. Ce ridicule mortel
absolument conforme à l'esquisse que j'en trace, se fit annoncer M.
d'Olbourg. Un bouton de rose qu'Aline, au même instant, jetait à
Eugénie, vint troubler malheureusement les loix de l'équilibre que
s'était imposées le personnage, pour en déduire sa révérence d'entrée.
Il heurta le bouton de rose, et définitivement nous arriva par la tête.
Ce choc inattendu, cet ébranlement subit des masses, avait un peu
dérangé les attraits factices; la cravate vola d'un côté, la perruque de
l'autre, et le malheureux ainsi répandu et dégarni, excita dans ma folle
Eugénie une attaque de rire à tel point spasmodique, qu'on fut obligé de
l'emporter dans un cabinet voisin où je crus qu'elle s'évanouirait....
Aline se contint; le Président se fâcha; M. de Blamont se mordait les
lèvres pour ne pas éclater, et se confondait en marques d'intérêt....
Deux laquais ramasserent le petit homme qui, semblable à une tortue
retournée, ne pouvait plus reprendre l'élasticité nécessaire à se
rétablir sur son plat. On le remboîta dans sa perruque; la cravate fut
artistement renouée; Eugénie reparut, et l'annonce du souper vint
heureusement tout remettre en ordre, en obligeant chacun à ne plus
s'occuper que d'une même idée.

Les politesses marquées du Président au petit homme, l'assurance
ultérieure que je reçus, qu'il avait cent mille écus de rente, ce que
j'aurais parié sur sa figure; la contrainte d'Aline, l'air souffrant de
madame de Blamont, les efforts qu'elle faisait pour dissiper sa chere
fille, pour empêcher qu'on ne s'aperçût de la gêne dans laquelle elle
était; tout me convainquit que ce malheureux traitant était ton rival,
et rival d'autant plus à craindre, qu'il me parut que le Président en
était engoué.

O mon ami, quel assemblage!... Unir à un mortel si prodigieusement
ridicule, une jeune fille de dix-neuf ans, faite comme les Grâces,
fraîche comme Hébé, et plus belle que Flore! A la stupidité même oser
sacrifier l'esprit le plus tendre et le plus agréable; adapter à un
volume épais de matiere l'âme la plus déliée* et la plus sensible;
joindre à l'inactivité la plus lourde, un être pêtri de talens, quel
attentat, Valcour!... Oh non, non ... ou la Providence est insensible,
ou elle ne le permettra jamais.... Eugénie devint sombre si-tôt qu'elle
soupçonna le forfait. Folle, étourdie, un peu méchante même, mais prête
à donner son sang à l'amitié, elle passa rapidement de la joie à la plus
extrême colère, dès que je lui eus fait part de mes soupçons.... Elle
regarda son amie, et des larmes coulèrent sur ces joues de roses que
venait d'épanouir la gaîté. Elle engagea sa mère à se retirer de bonne
heure; elle n'y pouvait tenir, et si ce forfait était réel, il n'y avait
rien, disait-elle en frappant des pieds, qu'elle ne fit pour l'empêcher.
Mais Aline s'obstinait au silence ... madame de Blamont ne faisait que
soupirer quand je l'interrogeais; et nous nous retirâmes.

Voilà, mon cher Valcour, l'état dans lequel j'ai laissé les choses; tu
dois à ma sincère amitié de m'instruire de tout ce que tu peux savoir de
plus; attends tout de la mienne, de celle d'Eugénie, et sois convaincu
que le bonheur qui s'aprête pour nous, ne peut réellement être parfait,
tant que nous supposerons des obstacles à celui d'Aline et au tien.


       *       *       *       *       *


LETTRE SECONDE.

_Aline à Valcour_.


6 Juin.

De quelles expressions me servir? Comment adoucirai-je le coup qu'il
faut que je vous porte? Mes sens se troublent, ma raison m'abandonne, je
n'existe plus que par le sentiment de ma douleur.... Pourquoi vous ai-je
vu? pourquoi ces traits charmans ont-ils pénétré dans mon âme? Pourquoi
m'avez-vous entraînée dans l'abîme avec vous? Hélas! que nos instans de
bonheur ont été courts! Qui sait, grand Dieu! qui sait quelles sont les
bornes de ceux qui doivent les suivre? Mon ami, il faut ne nous plus
voir.... Le voilà dit, ce mot cruel; j'ai pu le tracer sans mourir!...
Imitez mon courage. Mon père a parlé en maître, il veut être obéi. Un
parti se présente, ce parti lui convient, cela suffit; ce n'est pas mon
aveu qu'il demande, c'est son intérêt qu'il consulte, et le sacrifice
entier de tous mes sentimens doit être fait à ses caprices. N'accusez
point ma mère, il n'y a rien qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait,
rien qu'elle n'imagine encore.... Vous savez comme elle aime sa fille,
et vous n'ignorez pas non plus les sentimens de tendresse qu'elle
éprouve pour vous.... Nos larmes se sont mêlées.... Le barbare les a
vues, et n'en a point été attendri.... O mon ami! je crois que
l'habitude de juger les autres, rend nécessairement dur et cruel. «C'est
un parti convenable, madame, a-t-il dit en fureur à ma mère: je ne
souffrirai point que ma fille le manque. d'Olbourg est mon ami depuis
vingt-cinq ans, et il a cent mille écus de rente; toutes vos petites
considérations peuvent-elles balancer un argument de cette force?
Epouse-t-on par amour aujourd'hui?... C'est par intérêt, ces seules lois
doivent assortir les noeuds de l'hymen; hé, qu'importe de s'aimer,
pourvu qu'on soit riche! L'amour donne-t-il de la considération dans le
monde? Non, en vérité, madame, c'est la fortune, et l'on ne vit point
sans considération. D'ailleurs, qu'a donc mon ami d'Olbourg pour
inspirer de l'éloignement à votre fille? (Oh, Valcour, je voudrais que
vous le vissiez!) Est-ce parce que ce n'est pas un de ces freluquets du
jour, qui, faisant croire à une jeune personne qu'ils en sont épris
uniquement parce qu'ils la savent riche, épousent la dot et laissent la
fille? ou peut-être ce sont les talens et l'esprit qui vous séduisent.
Quoi! parce qu'un homme aura fait quelques comédies, quelques
épigrammes, qu'il aura lu Homère et Virgile, il possédera, de ce moment,
tout ce qu'il faut pour faire le bonheur de votre fille!»

Vous voyez, mon ami, sur qui tombait ce dernier sarcasme; mais le cruel
craignant que nous ne l'eussions pas encore entendu: «Je vous prie
répliqua-t-il, en colère, madame, d'écrire sur-le-champ à M. de Valcour
que ses visites m'honorent infiniment, sans doute, mais qu'il m'obligera
pourtant de les supprimer; je ne veux pas donner ma fille à un homme qui
n'a rien.--Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux que la mienne.--Je
le sais bien, madame; voilà toujours l'orgueil des filles de condition;
avec elles la naissance fait tout. Voulez-vous que ma fille éprouve avec
son Valcour ce qui m'est arrivé avec vous? Epouser du parchemin?... A
quoi me sert, je vous prie, celui que vous m'avez donné?... J'aimerais
mieux vingt-cinq mille francs par an, que toutes ces généalogies, qui
comme les vers phosphoriques, ne brillent que par l'obscurité, ne sont
illustres que parce qu'on n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire
tout ce qu'on veut, parce que le bout manque. Valcour est d'une bonne
maison, je le sais, il a de plus un puissant mérite à vos yeux, il est
passionné pour les belles-lettres; mais moi, que cette considération
touche fort peu ... je veux de l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà sa
sentence, apprenez-la lui, je vous le conseille». A ces mots, il a
disparu, et nous a laissées, ma mère et moi, dans les larmes. Cependant
mon ami, car il faut que je répande un peu de baume sur les blessures
que je viens de faire, l'espoir n'est pas encore banni de mon coeur, et
cette mère respectable, que j'idolâtre, et qui vous aime, me charge
positivement de vous dire qu'elle ne veut pas que vous vous
désespériez.... Elle est presque sûre d'obtenir du tems, et dans des
circonstances commes celles où nous sommes, le tems fait beaucoup.
Rendez-vous donc aux ordres de mon père; ne venez plus, mais
écrivez-nous. Une affaire de la plus grande importance enchaînera le
Président à Paris tout l'été, et je crois que ma mère obtiendra d'aller
passer cette saison seule avec moi dans sa petite terre de Vert-feuille,
près d'Orléans; unique bien qu'elle ait apporté à mon père, qui comme
vous voyez, le lui reproche assez cruellement[1]. Son but est d'obtenir
du Président de ne rien précipiter; elle se chargera, dit-elle, de me
disposer à tout, et de vaincre mes répugnances, pourvu qu'on ne presse
rien, et qu'on nous laisse passer quelques mois toutes deux
solitairement à Vert-feuille.... Mon ami, si elle l'obtient, je vous
avoue que je regarderai cela comme une demi-victoire; le tems est tout
dans d'aussi terribles crises, c'est tout avoir que d'en obtenir.

Adieu, ne vous alarmez pas, aimez moi, pensez à moi, écrivez-moi ... que
je remplisse tous vos momens comme vous occupez tout mon coeur.... O mon
ami! il faudrait bien peu de choses, vous le voyez, pour nous séparer à
jamais; mais ce qui me console au moins dans mon malheur, c'est la
certitude où je suis qu'aucune force divine ou humaine, ne parviendrait
à m'empêcher de vous aimer.


Note:

[Footnote 1: Cette terre vaut seize mille livres de rente, elle avoit été la
seule dot de madame de Blamont, mais il existait dans le contrat qu'elle
se marierait séparée de bien; cette clause et ce médiocre revenu,
relativement à la fortune immense de M. de Blamont, étaient les deux
motifs de ses reproches.]


       *       *       *       *       *


LETTRE TROISIÈME.

_Valcour à Aline_.


7 Juin.

Oui, je l'ai lu ce mot cruel.... J'ai reçu le coup qui doit briser ma
vie, et toutes les facultés qui la composent ne se sont point anéanties!
O mon Aline! quel art avez-vous donc mis à me le porter? vous me donnez
la mort, et vous voulez que je vive!... vous détruisez l'espoir et vous
le ranimez!...non je ne mourrai point.... Je ne sais quelle voix se fait
entendre au fond de mon coeur.... Je ne sais quel organe secret semble
m'avertir de vivre et que tous les instans de la félicité ne sont pas
encore éteints pour moi ... non je ne sais quel il est, ce mouvement,
mais je lui cède ... ne plus vous voir, Aline!... ne plus m'enivrer,
dans ces jeux que j'adore, du sentiment délicieux de mon amour!...
est-ce bien vous qui me l'ordonnez?... ah! qu'ai-je donc fait pour
mériter un tel sort?... moi renoncer au charme de vous posséder un jour!
mais non ... vous ne me le dites pas. Mon malheur accroît mon
inquiétude; il nourrit encore les chimères que vos paroles consolantes
cherchent à rendre moins affreuses; il ne faut que du tems dites-vous;
du tems, Aline!... oh ciel! songez-vous quel il est, celui que l'on
passe, loin de ce qu'on aime?... où l'on ne peut plus entendre sa voix,
où l'on ne jouit plus de ses regards; n'est-ce pas ordonner à un homme
d'exister en se séparant de son âme?... J'étais prévenu de ce coup
fatal, Déterville m'y avait préparé ... mais j'ignorais que les choses
fussent si avancées, et sur-tout que votre père exigerait que je ne vous
visse plus.... Et qui donc a pu l'instruire de nos secrets? Ah! peut-on
se cacher quand on aime? S'il a dérobé nos regards, il aura surpris
notre amour ... que ferai-je, hélas! pendant cette terrible absence ...
que voulez-vous que je devienne? au moins si j'avais pu vous voir encore
une fois ... une seule fois avant cette funeste séparation!... si
j'avais pu vous dire combien je vous aime ... il me semble que je ne
vous l'ai jamais dit ... oh non, je ne vous l'ai jamais dit, comme je
l'éprouve ... et comment aurai-je réussi? quel mot aurait pu rendre ce
feu divin qui me dévore? Tantôt anéanti par la force même de ce
sentiment qui m'absorbe ... tantôt brûlé par vos regards ... mon âme
éprouvait, sans pouvoir peindre; toutes les expressions me paraissaient
trop faibles ... et maintenant je me désole, d'avoir tant perdu
d'occasions ou de les avoir si mal employées. Comme je vais les déplorer
ces momens si courts et si doux! Aline, Aline, croyez-vous donc que je
puisse vivre sans les retrouver? Et cependant vous pleurerez ... votre
âme sera noyée dans la douleur, et je n'en pourrai partager les
angoisses!... Qu'il ne se fasse pas au moins, ce cruel hymen.... Je
regarde ce que vous dites comme un serment qu'il ne se consommera jamais
... le barbare, il vous sacrifie ... et à quoi? ... à son ambition, à
son intérêt ... et il ose encore trouver des sophismes pour appuyer ses
affreux systèmes!... L'amour, dit-il, ne fait pas le bonheur dans les
noeuds de l'hymen, et que sont-ils donc ces noeuds, quand l'amour ne les
forme pas? Un pacte mercenaire et vil, un trafic honteux de fortunes et
de noms, qui n'enchaînant que les personnes, laissent les coeurs à tout
le désordre du désespoir et du dépit. Que deviennent alors ces biens
qu'on a recherchés? Les ménage-t-on pour des enfans qui ne sont plus que
le fruit du hasard ou de l'intérêt? On les dissipe, on les perd plus
promptement encore qu'ils ne se sont acquis, et le besoin que chacun des
deux a de secouer la chaîne qui le presse, ouvre l'abîme épouvantable
qui les engloutit en un jour. Où se trouve donc alors et le profit et le
bonheur de ces mariages de convenance, puisque ces mêmes fortunes, qui
en ont formé les noeuds, s'anéantissent ou pour les relâcher ou pour les
dissoudre?

Mais se flatter de rappeler votre père à des opinions raisonnables,
c'est entreprendre de faire remonter un fleuve à sa source.
Indépendamment des préjugés de son état, préjugés cruellement odieux
sans doute, il a encore ceux (passez-moi le terme) d'une tête étroite et
d'un coeur froid, et l'erreur est trop chère à ces sortes de gens pour
espérer de les en faire revenir.

Que madame de Blamont est respectable dans tout ceci ... et combien je
l'adore! quelle conduite, quelle sagesse! quel amour pour vous!
adorez-la cette mère tendre, vous n'êtes formée que de son sang.... Il
est impossible, il est moralement impossible qu'une seule goutte de
celui de cet homme cruel puisse couler dans vos veines.... Tendre et
divine amie de mon coeur, que j'aime à m'imaginer quelques-fois que vous
n'avez reçu l'existence dans le sein de cette mère adorable que par le
souffle de la divinité; la mythologie des Grecs n'admettait-elle pas ces
sortes d'existences? Ne les avons-nous pas reçues dans nos opinions
religieuses? Mais il eût fallu un miracle.... Et pour qui, grand Dieu!
pour qui la nature en fera-t-elle, si ce n'est pas pour mon Aline....
N'en est-elle pas un elle-même?... Laissez-la moi, cette opinion, ma
divine amie, elle me console.... Elle ajoute, ce me semble, encore au
culte que je vous dois.... Oui, Aline ... oui, vous êtes fille d'un
dieu, ou plutôt vous êtes un dieu vous-même, et c'est par vos regards
que la nature entière reçoit l'existence; vous purifiez tout ce qui vous
touche, vous vivifiez tout ce qui vous entoure; la vertu n'est douce
qu'auprès de vous, on ne la connoît qu'où vous êtes; soutenue par
l'empire de la beauté, c'est sous vos traits qu'elle captive, c'est par
vous qu'elle séduit: et je ne me sens jamais si honnête que lorsque je
vous approche ou que je vous quitte. Qui ranimera maintenant dans mon
coeur ces sentimens qui naissaient près de vous ... qui me fortifiaient
dans le reste de ma vie?... Mon âme va se flétrir séparée de la vôtre,
elle va devenir comme ces fleurs qui se desséchent à mesure que
s'éloignent d'elles les rayons de l'astre qui les fit éclore.... O ma
chère Aline! il n'est plus un instant de félicité pour moi sur la
terre.... Mais je vous écrirai du moins.... Vous me le permettez?... Je
le pourrai.... Hélas! c'est une consolation sans doute, mais qu'elle est
loin de celle que je désire ... qu'elle est loin de celle qu'il me
faut.... Et quand sera-t-il ce voyage? quoi, je ne vous verrai pas avant
qu'il s'entreprenne, et pour la première fois de ma vie, depuis trois
ans que je vous connais, je passerais une saison entière éloigné de
vous?... Ordre barbare! ... père cruel! adoucissez-le, Aline, ce
terrible et funeste arrêt.... Que je puisse vous voir encore un seul
jour ... une seule heure, hélas! je ne veux que cela pour vivre un an;
je recueillerai dans cette heure précieuse, tout ce que mon âme aura
besoin de sentimens pour la faire exister des siècles. Mère adorable,
souffrez que je vous implore, c'est à vos pieds que cette grâce est
demandée.... Rappelez cette indulgence si active et si tendre, qui vous
caractérise sans cesse; cette bonté, cette humanité qui vous rend si
sensible au sort amer de l'infortune. Hélas! vous n'aurez jamais secouru
de malheureux dont les maux fussent plus cuisans. Que la nature
m'accable de tous ceux qu'elle voudra; mais qu'elle me laisse les yeux
d'Aline et son coeur.... J'attends votre réponse; je l'attends comme les
criminels attendent le coup de la mort. Ah! si je la crains, c'est que
je la devine.... Mais une heure, Aline,... une seule heure ... ou vous
ne m'avez jamais aimé.... Au moins éloignez cet homme ... qu'il n'aille
pas avec vous, à la campagne.... Je ne vous dis pas de refuser ses
noeuds qu'on vous offre avec lui.... Non, Aline, je ne vous le dis
point; il est de certains cas où la recommandation même est un outrage,
et je crois que c'est dans celui-ci. Oui, j'ose être sûr de vous, parce
que je vous aime, parce que vous m'avez dit que je ne vous étais pas
indifférent, et que vous ne voudriez pas arracher le coeur de votre ami.


       *       *       *       *       *


LETTRE QUATRIÈME

_Aline à Valcour_.


9 Juin.

Je vous sais gré de votre résignation, mon ami, quoiqu'elle ne soit pas
très-entière; n'importe, n'abusez pas de ce que je vais vous dire, mais
ma reconnaissance eût été moindre si vous eussiez obéi de meilleur
coeur. Que vos peines s'adoucissent, ô mon cher Valcour, par la
certitude que je les partage. Je ne sais ce que ma mère a dit à son
mari, mais M. d'Olbourg n'a point reparu depuis le soir où il soupa ici,
et j'ai cru lire moins de sévérité dans les yeux de mon père; n'allez
pas croire qu'il résulte de-là que ses premiers projets se soient
anéantis, je vous aime trop sincèrement pour laisser germer dans votre
coeur une espérance qu'il ne faudrait que trop tôt perdre. Mais les
choses ne seront pas, au moins, aussi prochaines que je le craignais, et
dans une circonstance comme celle où nous sommes, je vous le répète,
c'est tout obtenir que d'avoir des délais.

Notre voyage à Vert-feuille est décidé: mon père trouve bon que nous
allions, ma mère et moi, y passer la belle saison, ses affaires
l'obligeant à rester tout l'été à Paris: il nous laissera seules et
tranquilles; mais je ne vous cache pas, mon ami, qu'une des clauses de
cette permission est que vous n'y paraîtrez pas. Jugez, d'après cette
sévérité, s'il serait possible de vous accorder l'heure que vous
sollicitez avec tant d'instance?

A l'envie que ma mère avait de savoir du Président par quelle raison
vous lui étiez devenu, dans l'instant, si suspect, il a répondu:

«Qu'il ne s'était jamais imaginé, quand on vous présenta chez lui, que
_vous osassiez_ porter vos vues sur sa fille; qu'au seul titre de
connaissance et d'ami de société, il n'avait pas mieux demandé que de
vous accueillir; mais que s'étant enfin aperçu de nos sentimens mutuels,
cette fatale homme très-riche, et son ami depuis longtems».

Ma mère, très-contente de l'amener peu-à-peu à une explication, sans
combattre absolument son projet, lui a demandé les motifs de son
éloignement pour vous. Le peu de fortune est devenu tout de suite son
argument indestructible, et ne pouvant, disait-il, vous refuser des
qualités (comme si son orgueil eût été désolé d'un aveu qu'il lui était
impossible de ne pas faire), il s'est rejeté d'abord sur vos défauts, et
celui qu'il vous reproche, avec le plus d'amertume, est le manque
d'ambition, la nonchalance étonnante dont vous êtes pour votre fortune
et le tort affreux que vous avez eu, selon lui, de quitter si jeune le
service. A cela, ma mère a voulu opposer vos talens, votre amour pour
les lettres, qui absorbant tout autre goût, vous a, pour ainsi dire,
isolé, afin d'étudier plus à l'aise. Ici, le Président, ennemi capital
de tout ce qui s'appelle _beaux-arts_, s'est enflammé de nouveau.... «Et
que font ces misères là au bonheur de la vie? Madame, a-t-il répliqué
avec humeur, avez-vous vu depuis que vous existez, les arts, ou même les
sciences faire la fortune d'un seul homme?... Pour moi, je ne l'ai pas
vu: ce n'est plus, comme autrefois, avec une hypothèse, un syllogisme,
un sonnet ou un madrigal, qu'on se produit dans le monde, et qu'on
parvient à tout; les Horaces ne trouvent plus de Mécènes, et les
Descartes ne rencontrent plus de Christines. C'est de l'argent, Madame,
c'est de l'argent qu'il faut. Telle est la seule clef des places et des
honneurs, et votre cher Valcour n'en a point. Jeune, de l'esprit, _une
sorte de mérite_.... Remarquez, mon ami, la petite joie vaine avec
laquelle il a bien voulu vous accorder _une sorte de mérite_.... Avec
cet avantage, a-t-il continué, que ne s'avançait-il? Le temple de la
Fortune est ouvert à tout le monde; il ne s'agit que de ne pas se
laisser repousser par la foule qui vous coudoie, et qui veut y arriver
avant vous.... A trente ans, avec de la figure, le nom qu'il porte, et
les alliances qu'il peut réclamer, il serait aujourd'hui
maréchal-de-camp, s'il l'eût voulu.»

Oh! mon ami, je vous en demande pardon; mais ces reproches ne sont-ils
pas mérités? N'imaginez pas que mon coeur vous les fasse. Que ne suis-je
maîtresse de ma main! Que ne puis-je vous prouver à l'instant combien
ces préjugés sont vils à mes yeux; mais, mon ami, cent fois vous me
l'avez dit vous-même, la considération est nécessaire dans le monde, et
si ce public est assez injuste pour ne vouloir l'accorder qu'aux
honneurs, l'homme sage qui conçoit l'impossibilité de vivre sans elle,
doit donc tout faire pour acquérir ce qui la mérite.

Ne seroit-il pas entré un peu de dégoût, un peu de misanthropie dans
cette insouciance qui vous est reprochée? Je veux que vous
m'éclaircissiez tout cela, mais non pas en vous justifiant; songez que
vous parlez à la meilleure amie de votre coeur.


       *       *       *       *       *


LETTRE CINQUIÈME.

_Valcour à Aline_.


12 Juin.

Oui, mon Aline, j'ai tort, et vous me le faites sentir; la confiance est
la plus douce preuve de l'amour, et j'ai l'air de vous l'avoir refusée,
en ne vous racontant pas les malheurs de ma vie; mais ce silence de ma
part, depuis le temps que je vous connais, a sa source dans deux
principes que vous ne blâmerez pas: la crainte de vous ennuyer par des
récits qui n'intéressent que moi, et la vanité qui souffre à les faire.
On voudrait s'élever sans cesse aux yeux de ce qu'on aime, et l'on se
tait quand ce qu'on peut dire de soi, n'a rien qui doive nous flatter.
Si le sort m'eût lié avec toute autre, peut-être eusse-je eu moins
d'orgueil; mais vous sûtes m'en inspirer tant, dès que je crus vous
avoir rendu sensible, que vous me fîtes, dès ce moment, rougir de
moi-même et de mon audace à placer dans vos fers un esclave aussi peut
fait pour vous. Je me sentais si loin de ce qu'il fallait être pour vous
mériter, et j'aimai mieux vous laisser croire que j'en étais digne, que
de vous montrer votre erreur.--Maintenant vous exigez des aveux que je
voulais taire; ne vous en prenez qu'à vous, s'il s'y rencontre des
motifs de me moins estimer, et que ma franchise ou mon obéissance me
fasse retrouver dans votre coeur ce que la vérité m'y fera perdre.
Toutes mes fautes précèdent l'instant où je vous ai vue pour la première
fois. Hélas! c'est mon unique excuse; je n'ai plus connu que l'amour et
la vertu depuis cette heureuse époque, et comment eusse-je osé depuis
souiller par des écarts le coeur où régnait votre image?


HISTOIRE DE VALCOUR.

Je vous parlerai peu de ma naissance; vous la connaissez: je ne vous
entretiendrai que des erreurs où m'a conduit l'illusion d'une vaine
origine dont nous nous enorgueillissons presque toujours avec d'autant
moins de motifs, que ce bienfait n'est dû qu'au hasard.

Allié, par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand;
tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait
avoir de plus distingué; né à Paris dans le sein du luxe et de
l'abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la
fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons; je le crus, parce
qu'on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit
hautain, despote et colère; il semblait que tout dût me céder, que
l'univers entier dût flatter mes caprices, et qu'il n'appartenoit qu'à
moi seul et d'en former et de les satisfaire; je ne vous rapporterai
qu'un seul trait de mon enfance, pour vous convaincre des dangereux
principes qu'on laissait germer en moi avec tant d'ineptie.

Né et élevé dans le palais du prince illustre auquel ma mère avait
l'honneur d'appartenir, et qui se trouvait à-peu-près de mon âge, on
s'empressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance,
je pus retrouver son appui dans tous les instans de ma vie; mais ma
vanité du moment, qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant
un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque
chose, et plus encore de ce qu'à de très-grands titres, sans doute, il
s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeai de ses résistances par
des coups très-multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtât, et
sans qu'autre chose que la force et la violence pussent parvenir à me
séparer de mon adversaire.

Ce fut à peu près vers ce tems que mon père fut employé dans les
négociations; ma mère l'y suivit, et je fus envoyé chez une grand'-mère
en Languedoc, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les
défauts que je viens d'avouer. Je revins faire mes études à Paris, sous
la conduite d'un homme ferme et de beaucoup d'esprit, bien propre sans
doute à former ma jeunesse, mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas
assez long-temps. La guerre se déclara: empressé de me faire servir, on
n'acheva point mon éducation, et je partis pour le régiment où j'étais
employé, dans l'âge où, naturellement encore, on ne devrait entrer qu'à
l'académie.

Puisse-t-on réfléchir sur le vice dominant de nos principes modernes,
puisse-t-on voir que l'objet essentiel n'est pas d'avoir de très-jeunes
militaires, mais d'en avoir de bons; et qu'en suivant le préjugé actuel,
il est parfaitement impossible que cette classe de citoyens si utile
puisse jamais être parfaite, tant qu'il ne s'agira que d'y entrer jeune,
sans savoir si l'on a ce qu'il faut pour y être admis, et sans
comprendre qu'il est impossible de posséder les vertus nécessaires dès
qu'on ne donnera pas aux jeunes aspirans la possibilité de les acquérir
par une éducation longue et parfaite.

Les campagnes s'ouvrirent, et j'ose assurer que je les fis bien. Cette
impétuosité naturelle de mon caractère, cette âme de feu que j'avais
reçue de la nature, ne prêtait qu'un plus grand degré de force et
d'activité à cette vertu féroce que l'on appelle courage, et qu'on
regarde bien à tort, sans doute, comme la seule qui fut nécessaire à
notre état.

Notre régiment écrase dans l'avant-dernière campagne de cette guerre,
fut envoyé dans une garnison en Normandie; c'est-là que commence la
première partie de mes malheurs.

Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième année; perpétuellement entraîné
jusqu'alors par les travaux de Mars, je n'avais ni connu mon coeur, ni
soupçonné qu'il pût être sensible; Adélaïde de Sainval, fille d'un
ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bientôt me
convaincre, que tous les feux de l'amour devaient embrâser aisément une
âme telle que la mienne; et que s'ils n'y avaient pas éclaté
jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer mes regards. Je ne
vous peindrai point Adélaïde; ce n'etoit qu'un seul genre de beauté qui
devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours sous les mêmes traits
qu'il devait pénétrer mon âme, et ce qui m'enivra dans elle était
l'ébauche des beautés et des vertus que j'idolâtre en vous. Je l'aimais,
parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui avoit des rapports
avec vous; mais cette raison qui légitime ma défaite, va faire le crime
de mon inconstance.

L'usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une maîtresse,
et de ne la regarder malheureusement que comme une espèce de divinité
qu'on déifie par désoeuvrement, qu'on cultive par air, et qui se quitte
dès que les drapeaux se déploient. Je crus d'abord de bonne foi que ce
ne pourrait jamais être ainsi que j'aimerais Adélaïde; la manière dont
je l'en assurai, la persuada; elle exigea des sermens, je lui en fis;
elle voulut des écrits, j'en signai, et je ne croyais pas la tromper. A
l'abri des reproches de son coeur, se croyant peut-être même innocente,
parce qu'elle couvrait sa faiblesse de tout ce qui lui semblait fait
pour la légitimer, Adélaïde céda, et j'osai la rendre coupable, ne
voulant que la trouver sensible.

Six mois se passèrent dans cette illusion, sans que nos plaisirs eussent
altéré notre amour; dans l'ivresse de nos transports, un moment même
nous voulûmes fuir; incertains de la liberté de former nos chaînes, nous
voulûmes aller les serrer ensemble au bout de l'univers ... la raison
triompha; je déterminai Adélaïde, et dès ce moment fatal il était clair,
que je l'aimais moins.

Adélaïde avait un frère capitaine d'infanterie que nous espérions mettre
dans nos intérêts ... on l'attendait, il ne vint point. Le régiment
partit; nous nous fîmes nos adieux, des flots de larmes coulèrent;
Adélaïde me rappela mes sermens, je les renouvelai dans ses bras ... et
nous nous séparâmes.

Mon père m'appela cet hiver à Paris, j'y volai: il s'agissait d'un
mariage; sa santé chancelait; il désirait me voir établi avant de fermer
les yeux; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je enfin! cette force
irrésistible de la main du sort qui nous porte toujours malgré nous où
ses loix veulent que nous soyons; tout effaça peu-à-peu Adélaïde de mon
coeur. Je parlai pourtant de cet arrangement à ma famille; l'honneur m'y
engageait, je le fis, mais les refus de mon père légitimèrent bientôt
mon inconstance; mon coeur ne me fournit aucune objection; et je cédai,
sans combattre, en étouffant tous mes remords. Adélaïde ne fut pas
long-temps à l'apprendre.... Il est difficile d'exprimer son chagrin; sa
sensibilité, sa grandeur, son innocence, son amour, tous ces sentimens
qui venaient de faire mes délices, arrivaient à moi en traits de flamme,
sans qu'aucun parvînt à mon coeur.

Deux ans se passèrent ainsi filés pour moi par les mains des plaisirs;
et marqués pour Adélaïde par le repentir et le désespoir.

Elle m'écrivit un jour, qu'elle me demandait pour unique faveur de lui
assurer une place aux carmélites; de lui mander aussi-tôt que j'aurais
réussi; qu'elle s'échapperait de la maison de son père, et viendrait
s'ensevelir toute vivante dans ce cercueil qu'elle me priait de lui
préparer.

Parfaitement calme alors, j'osai répondre quelques plaisanteries à cet
affreux projet de la douleur, et rompant enfin toutes mesures,
j'exhortai Adélaïde à oublier dans le sein de l'hymen les délires de
l'amour.

Adélaïde ne m'écrivit plus. Mais j'appris trois mois après qu'elle était
mariée; et dégagé par-là de tous mes liens, je ne songeai plus qu'à
l'imiter.

Un événement terrible pour moi vint déranger tous mes projets; il
sembloit que le ciel voulût déjà venger Adélaïde des malheurs où je
l'avais plongée. Mon père mourut, ma mère le suivit de près, et je me
vis à vingt-cinq ans seul abandonné dans le monde à tous les malheurs, à
tous les accidens qui suivent ordinairement un jeune homme de mon
caractère; que de faux amis perdent, que l'expérience n'éclaire pas
encore, et qui, pour comble d'aveuglement, ose trop souvent prendre pour
un bonheur l'événement qui le rend maître de lui, sans réfléchir, hélas!
que les mêmes freins qui le captivaient, servaient aussi à le soutenir,
et qu'il n'est plus, dès qu'ils se brisent, que comme ces plantes
légères, dégagées par la chute du peuplier antique qui protégeait leurs
jeunes élans, et qui bientôt expirent elles-mêmes faute de soutiens.
Non-seulement je perdais des parens chers et précieux; non-seulement je
n'avais plus d'appui sur la terre, mais tout s'éclipsait, tout
s'anéantissait avec eux; cette vaine gloire qui m'avait séduit ne devint
plus qu'une ombre qui s'évanouit avec les rayons qui la modifiaient. Les
adulateurs fuirent, les places se donnèrent, les protections se
perdirent, la vérité déchira le voile qu'étendait la main de l'erreur
sur le miroir de la vie, et je m'y vis enfin tel que j'étais.

Je ne sentis pas pourtant tout-à-coup mes pertes, il fallait l'affreuse
catastrophe qui m'attendait pour m'en convaincre. Aline, Aline,
permettez que mes larmes coulent encore sur les cendres de ces parens
chéris; puissent mes regrets éternels les venger de cette voix funeste
et involontaire, qui osa crier au fond de mon âme, _que regrettes-tu, tu
es libre?_ Oh, juste ciel! qui put l'inspirer cette voix barbare, quel
est donc le sentiment cruel et faux qui l'a fait naître? Où trouve-t-on
des amis dans le monde qui puissent nous tenir lieu d'un père et d'une
mère? quels gens prendront à nous un intérêt plus réel et plus vif? Qui
nous excusera? qui nous conseillera? qui tiendra le fil, dans ce dédale
obscur où nous entraînent les passions? Quelques flatteurs nous
égareront; de faux amis nous tromperont. Nous ne trouverons sous nos pas
que des pièges, et nulle main secourable ne nous empêchera d'y tomber.

Il était essentiel d'aller mettre un peu d'ordre dans les biens de mon
père, très-loin de son séjour, très-diminués par les dépenses où
l'avaient entraîné les années qu'il avait passées dans les négociations;
mon intérêt m'obligeait, avant de songer à aucun établissement, à me
rendre fort vite en Languedoc, pour prendre au moins quelque
connaissance de ce qui pouvait me revenir. J'obtiens un congé, et j'y
vole.

La magnificence de la ville de Lyon, qui se trouvait sur mon passage,
m'engagea pour l'admirer à y séjourner quelques semaines: le hasard qui
m'y fit rencontrer d'anciennes connaissances, acheva d'assurer et
d'égayer ce projet, et nous y partagions ensemble les plaisirs qu'offre
cette fière rivale de Paris, lorsqu'un soir, en sortant du spectacle, un
de mes amis me nommant très-haut par mon nom, me proposa d'aller souper
chez l'intendant, et se perdit dans la foule avant que j'eusse le temps
de lui répondre.

A ce nom de Valcour, un officier vêtu de blanc, et qui paraissait sortir
du même endroit que nous, m'aborde le chapeau sur les yeux, et me
demande avec beaucoup de trouble s'il a bien entendu, et si c'est bien
Valcour que l'on me nomme. Peu disposé à répondre honnêtement à une
question faite avec tant de brusquerie et de hauteur, je lui demande
fièrement à mon tour, quel est le besoin qu'il a d'éclaircir un tel
fait? Quel besoin, Monsieur?--Le plus grand?--Mais encore?--Celui de
réparer l'outrage fait à une famille honnête par un homme de ce nom;
celui de laver dans le sang de cet homme, ou dans le mien, la vertu
d'une soeur chérie.... Répondez, ou je vous regarde comme un malhonnête
homme.--Je vous connais, et je vous entends; vous êtes le frère
d'Adélaïde.--Oui, je le suis, et depuis l'instant fatal qui nous l'a
ravie.--Qu'entends-je? elle n'est plus!--Non, cruel tes indignes
procédés lui ont plongé le poignard dans le coeur, et depuis ce moment,
je te cherche pour arracher le tien, ou mourir sous tes coups: viens,
suis-moi; je me reproche tous les instans où ma vengeance est retardée.

Nous gagnâmes promptement les derrières de la comédie; nous traversâmes
le Rhône, et nous enfonçant dans les promenades qui sont sur l'autre
rive en face de la ville, nous nous disposions à nous battre, lorsque ne
pouvant tenir à l'intérêt puissant que m'inspirait encore cette
malheureuse maîtresse, Sainval, dis-je avec la plus grande émotion, je
vous satisfais; si le sort est juste, peut-être le serez-vous bientôt
davantage: car je suis le coupable, et c'est à moi de périr: mais ne me
refusez pas de m'apprendre, avant que nous ne nous séparions pour
jamais, la fatale histoire de cette fille respectable ... que j'ai
trompée, je l'avoue; mais qui ne peut cesser de m'être chère.--Ingrat,
me répondit Sainval, elle est morte en t'adorant; elle est morte en
suppliant le ciel de ne jamais punir ton crime. Elle avait avoué à mon
père la faute où tu sus l'entraîner: il venait de la contraindre à
l'ensevelir dans les bras d'un époux.... Obsédée par toute une famille,
l'infortunée venait d'obéir.... Elle n'a pu résister à la violence du
sacrifice. Chaque jour, chaque instant l'entraînait à la mort, et elle
en a reçu le coup dans mes bras. Depuis cette époque fatale, je n'ai
cessé de te chercher par-tout. J'ai suivi tes pas dans cette ville,
incertain de t'y rencontrer. Je t'y trouve, presse-toi de me convaincre
que tu ne joins pas au moins la lâcheté à la plus barbare séduction.

Nous nous battîmes; le combat fut court: Sainval avait plus de courage
que d'adresse, et plus de raison que de bonheur. Il cède sous les
premiers coups que je lui porte, et j'ai la douleur de le renverser mort
à mes pieds. A peine m'en suis-je convaincu que je m'élance en larmes
sur le corps sanglant de ce malheureux jeune homme, dont les traits,
dont la voix venaient de me rappeler si douloureusement sa malheureuse
soeur. Dieu barbare! est-ce ainsi qu'éclaté ta justice? n'étais-je pas
le seul coupable?... n'était-ce pas à moi de succomber ... et me
relevant en délire: «Vil assassin, me dis-je à moi-même, va combler ton
affreuse victoire; ce n'est pas assez que ton lâche abandon l'ait
précipitée dans le cercueil; il faut encore que tu arraches la vie à son
malheureux frère. Triomphe affreux! remords déchirans! Va, cours, dans
le transport qui t'agite, va joindre à toutes tes victimes le chef
infortuné de cette honnête famille.... Il respire.... Cet unique enfant
pouvait seul le consoler de la perte d'une fille qu'il idolâtrait, ta
cruauté vient de le lui ravir; achève, va lui percer le flanc». Et je me
précipitais encore sur ce cadavre sanglant, et je cherchais à le
ranimer, à lui rendre le souffle de la vie aux dépens même de celle que
j'aurais voulu lui sacrifier.

Il n'était plus temps ... je me lève égaré; je porte mes pas au hasard;
on avait entendu le bruit du combat. On me vit fuir; on me poursuit, on
m'atteint, on m'arrête, et l'on me mène en diligence chez le commandant
de la ville. Mon désordre, mes habits ensanglantés, le rapport certain
d'un homme mort, une lettre trouvée sur M. de Sainval, par laquelle son
père lui ordonnait de me chercher jusqu'aux extrémités du monde; tout
disposa M. de ---- qui commandait pour-lors à Lyon, à des précautions et
à de la sévérité. Quelque grave que soit votre affaire, Monsieur, me dit
néanmoins avec honnêteté ce militaire, je vais agir avec vous comme je
le ferais avec mon propre fils. Vous aurez pour séjour une maison
royale, et j'irai demain vous y recommander moi-même: je vais tout
assoupir avec le plus grand soin. Si d'ici à trois mois rien n'éclate,
votre liberté vous sera rendue; mais il faut dans le cas contraire, que
je vous aie absolument sous la main, afin que, si le tribunal ou la
famille du mort venait à poursuivre, je puisse au moins prouver que j'ai
fait mon devoir. Cependant, soyez tranquille; je vais employer tant de
soins pour tout anéantir, que vous serez, j'espère, bientôt maître de
vos actions. Il sortit à ces mots pour donner des ordres; et l'on me
conduisit au château de Pierre-en-Cise, dans lequel il avait désiré que
fût ma destination particulière, pour être plus à même de disposer
secrètement de moi, et d'une manière qui pût m'être agréable.

Je ne vous rendrai point ce qui se passa dans mon âme, en arrivant dans
ce lieu fatal: quelques politesses que je reçus de l'officier qui y
commandait, toute l'horreur de position se présenta d'abord à mes
yeux.... Les premiers effets de mon désespoir firent frémir ceux qui
m'entouraient: il n'y eut sorte de moyens que je ne cherchasse pour
m'arracher la vie. Qu'il est heureux de rencontrer, dans de semblables
circonstances un homme d'esprit, et qui connaisse le coeur humain! On ne
peut exprimer ce que fit pour me calmer le respectable mortel entre les
mains duquel mon heureux sort m'avait fait tomber.... Tantôt il
s'adressait à ma raison, tantôt il intéressait mon coeur, et tirant
toujours du sien les argumens qu'il employait, il sut me rendre à
moi-même et à la vie que je perdais infailliblement sans son secours.

O vous, vils mercenaires, qui, dans des places semblables, ne regardez
ceux qu'on vous confie, que comme des animaux dont le sang doit vous
engraisser ... qui les tourmenteriez, qui les feriez expirer si l'on
vous dédommageait amplement de leur perte; en jetant vos regards sur le
vertueux ami dont je parle, apprenez que ce même poste où vous ne
trouvez à exercer que des vices, peut vous offrir la jouissance de mille
vertus; mais il faut une âme et de l'esprit pour le sentir, au lieu que
la nature en courroux, qui ne vous a créés que pour le malheur des
autres, ne mit en vous que de l'avarice et de la stupidité.

Un mois se passa, sans qu'on parlât de cette affaire; mes gens étaient
toujours dans l'hôtel où j'étais descendu, et s'y tenaient, par mes
ordres, renfermés sous le plus grand mystère. Enfin, le commandant de la
ville parut.... «Rien ne transpire, me dit-il; j'ai fait inhumer M. de
Sainval le plus secrètement que j'ai pu: c'est par un avis détourné que
j'ai fait part de sa mort à son père sans lui expliquer la cause qui l'a
fait descendre au tombeau.... J'ai serré les papiers trouvés sur lui;
ils ne paroîtront pas, que je n'y sois contraint.... Voilà tous les
services que j'ai pu vous rendre ... je les continuerai.... Sortez cette
nuit sans éclat, et de cette prison et de la ville.... Vos gens, votre
chaise et un passe-port vous attendent à la première poste qui est sur
la route de Genève.... Rendez-vous à cette poste à pied et sans bruit;
passez de-là en Suisse ou en Savoie, et si vous m'en croyez, restez-y
caché jusqu'à ce que vos amis vous aient mandé de Paris, quelle tournure
a pris votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse à vous offrir:
usez-en comme de la vôtre....» Oh! Monsieur, répondis-je en me jetant
dans les bras de ce chef respectable, et refusant cette dernière offre,
par où ai-je pu mériter tant de bontés?... Quel motif vous engage ainsi
à servir l'infortune?... «Mon coeur, me répondit M. de ----, il fut
toujours l'asyle des malheureux, et toujours l'ami de ceux qui vous
ressemblent.»

Vous jugez de ma reconnaissance, Aline, je ne vous la peindrais que
faiblement; j'embrasse les deux fideles amis que mon heureuse étoile
vient de me faire rencontrer; je gagne, au plus vite, le rendez-vous qui
m'est indiqué; j'y trouve mes gens; je m'élance en larmes dans ma
voiture; je laisse à mon valet-de-chambre le soin de tout; je lui nomme
Genève, nous volons, et je m'anéantis dans mes pensées.

Vous imaginez, sans doute, aisément combien cette malheureuse affaire,
quelque bonne tournure qu'elle prit, nuisait cependant à ma fortune; il
me devenait impossible d'aller prendre connaissance de mon bien,
impossible de me rendre à l'expiration de mon congé, plus impossible
encore de publier les motifs de ma fuite, de peur de faire éclater ce
qui m'y contraignait. Les gens d'affaires allaient dévaster mon bien; le
ministre allait nommer à mon emploi: ces deux cruelles infortunes
étaient pourtant les moins terribles que je dusse craindre; car si je
reparaissais, malgré tout cela, quel sort affreux pouvait m'attendre?

Mon premier soin, en arrivant à Genève, fut d'écrire à Déterville, le
seul ami réel que je possédasse. Sa réponse quadrait on ne saurait mieux
avec les conseils de M. de ----. Rien ne transpirait, disait-il; mais on
était dans un instant de rigueur sur les duels, et dussé-je tout perdre,
il valait mille fois mieux pour moi m'exposer à ce sort, que de risquer
une prison peut-être perpétuelle, en reparaissant avant qu'il ne fût
bien sûr qu'il n'y eût aucun danger.

Cet avis me paraissait trop sage pour ne pas être suivi; et je priai
Déterville de m'écrire régulièrement tous les mois à Genève, d'où je ne
me proposai point de sortir, n'ayant pas assez de fonds pour voyager. Je
renvoyai une partie de mes gens, après leur avoir fait promettre le
secret, et j'attendis en paix ce qu'il plairait au ciel de décider pour
moi. Ce fut pendant ce cruel désoeuvrement que le goût de la littérature
et des arts vint remplacer dans mon âme cette frivolité, cette fougue
impétueuse qui m'entraînait auparavant, dans des plaisirs, et bien moins
doux, et bien plus dangereux. Rousseau vivait je fus le voir, il avait
connu ma famille, il me reçut avec cette aménité, cette honnêteté
franche, compagnes inséparables du génie et des talens supérieurs; il
loua, il encouragea le projet qu'il me vit former de renoncer à tout
pour me livrer totalement à l'étude des lettres et de la philosophie, il
y guida mes jeunes ans, et m'apprit à séparer la véritable vertu des
systèmes odieux sous lesquels on l'étouffe.... «Mon ami, me disait-il un
jour, dès que les rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop
éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots lumineux les préjugés
de la superstition, il ne lui resta plus de sanctuaire que le fond du
coeur de l'honnête homme. Déteste le vice, sois juste, aime tes
semblables, éclaire-les, tu la sentiras doucement reposer dans ton âme,
et te consoler chaque jour de l'orgueil du riche et de la stupidité du
despote.»

Ce fut dans la conversation de ce philosophe profond, de cet ami
véritable de la nature et des hommes, que je puisai cette passion
dominante qui m'a depuis toujours entraîné vers la littérature et les
arts, et qui me les fait aujourd'hui préférer à tous les autres plaisirs
de la vie, excepté celui d'adorer mon Aline. Eh! qui pourrait renoncer à
ce plaisir dès qu'il le connaît; celui qui peut fixer ses regards sur
elle sans frissonner du trouble de l'amour, ne mérite plus la qualité
d'homme; il la déshonore et l'avilit dès qu'il n'est plus sensible à de
tels charmes.

Les lettres de Déterville étaient cependant toujours à-peu-près les
mêmes; rien ne transpirait, mais mon absence étonnait tout le monde, et
beaucoup de gens se permettaient d'en raisonner d'une manière aussi
fausse que pleine de calomnie; mon ami savait que le trouble s'était mis
dans mes biens, il était presque sûr que ma compagnie allait être
donnée, et malgré tout cela il m'exhortait vivement à ne pas sortir de
mon asyle. Enfin ce dernier malheur arriva, j'écrivis pour le prévenir,
je prétextai un voyage indispensable chez l'étranger, une succession
essentielle à recueillir, toutes mes ressources furent vaines, et le
ministre nomma à mon emploi.

Voilà, ma chère Aline, voilà les cruelles raisons qui motivent le
reproche peu mérité que me fait votre père, reproche d'autant plus
injuste, qu'il ignore les raisons qui me contraignent à le recevoir.
Entre-t-il dans ce malheur quelque chose qui puisse me faire perdre
votre estime, ou qui puisse m'aliéner la sienne? J'ose en douter.

Deux ans d'exil volontaire s'étant écoulés, je crus pouvoir me
rapprocher de mes biens, je partis pour le Languedoc; mais que
trouvai-je, hélas! Des maisons démolies; des droits usurpés; des terres
incultes; des fermes sans régisseurs, et par-tout du désordre, de la
misère et du délabrement. Deux mille écus de rente, furent tout ce qu'il
me fut possible de recueillir des quatre fonds qui valaient jadis plus
de cinquante mille livres annuels. Il fallut bien se contenter, et
hasarder de reparaître enfin. Je l'ai fait sans aucun risque, et il
devient chaque jour plus que probable; que je ne serai jamais poursuivi
pour ce duel. Mais cette catastrophe affreuse n'en sera pas moins toute
ma vie gravée en traits de sang dans mon coeur. Mon emploi n'en est pas
moins donné, mes biens n'en sont pas moins dévastés ... tous mes amis
n'en sont pas moins perdus.... Malheureux que je suis! est-ce donc après
tant de revers que j'ose prétendre à la divinité que j'adore?... Aline,
oubliez-moi ... abandonnez-moi ... méprisez-moi ... ne voyez plus dans
votre amant, qu'un téméraire indigne des voeux qu'il ose former. Mais si
vous me tendez une main secourable, si vous accordez quelque retour au
sentiment dont je brûle pour vous, ne jugez pas mon coeur sur les
travers de ma jeunesse; et ne redoutez pas l'inconstance où vous avez
allumé les feux de l'amour. Il est aussi impossible de cesser de vous
aimer, qu'il l'est de se défendre de vous; mon âme uniquement modifiée
par les impressions de vos traits ne peut plus se soustraire à leur
empire, et l'on m'arracherait plutôt mille fois la vie qu'on ne
détruirait mon amour. J'attends mon arrêt et mon pardon. Aline, Aline,
j'attends tout de votre pitié.


       *       *       *       *       *


LETTRE SIXIÈME.

_Aline à Valcour_.


Ce 15 Juin.

O mon ami! combien vos aveux me touchent! Que votre constance m'est
chère!... Moi, vous abandonner ... vous délaisser, cruel!... Ah! plus
vous avez été malheureux, plus mon âme se livre au plaisir de vous
aimer! C'est moi, mon ami, c'est moi que le ciel choisit pour adoucir
vos maux; c'est par ma main qu'ils seront tous calmés.... Ah! Valcour!
combien vous me devenez cher depuis que je connais votre infortune....
Ce n'est pas que vous n'ayez quelques torts ... mais vous les sentez
trop vivement, pour que je doive vous les reprocher. Vous avez été
faible ... vous avez été inconstant, peut-être même séducteur; mais vous
avez été courageux et noble, tous ces revers vous ont plongé dans un
abyme dont ma tendresse et les soins de ma mère veulent absolument vous
retirer.... Non, je ne suis pas jalouse d'Adélaïde, je la plains de
toute mon âme, elle intéresse bien vivement mon coeur. Mais je ne crains
plus qu'elle règne dans le vôtre, et je suis assez glorieuse, pour être
sûre de l'occuper tout entier.

Votre lettre a fait pleurer ma mère.... Elle vous embrasse ... elle est
bien aise de savoir ce qui vous regarde.... Et sans vous compromettre en
rien, elle aura du moins, dit-elle, des armes pour vous défendre; soyez
bien sûr qu'elle en usera.

Je ne vous écris qu'un mot. Nous partons, écrivez-nous dès les premiers
jours du mois prochain.

Vous ferez vos lettres de manière à ce qu'elles puissent se lire haut.
Sans vous interdire pourtant la liberté d'y insérer de tems-en-tems un
petit billet pour moi, et dans lequel vous ne m'entretiendrez que du
sentiment qui nous flatte; ma mère qui connaî*t vos vues, et qui les
approuve, me remettra ces billets fidèlement. Si vous avez quelque chose
de plus secret à me dire, vous l'adresserez à Julie, cette fille qui me
sert depuis son enfance, vous aime, dit-elle, comme si vous deviez
devenir son maître un jour. Cela serait-il possible, mon ami? Je ne
sais, mais j'ai des pressentimens qui quelquefois me consolent par leur
illusion délicieuse, des chagrins de la réalité.

Nous emmenons Folichon[2]. Comment ne l'aimerai-je pas, quand c'est vous
qui l'avez élevé? Ce charmant animal vous chérit à tel point, que chaque
fois qu'on vous annonce, il semble que l'espoir et la joie animent alors
ses traits; et quand son erreur est dissipée, il se rendort sur mes
genoux avec un gros soupir, qui me le fait baiser mille fois.


Note:

[Footnote 2: Petit épagneul de la plus rare espèce, que Valcour avait donné à
Aline. Il l'avait dressé à apporter, à sa maîtresse, un échaudé qui
contenait un billet: Aline le recevait, lui en remettait un autre
également rempli d'un billet que l'épagneul rapportait à son maître,
avec la même fidélité. Ils s'écrivirent ainsi pendant deux ans, couvrant
cette feinte innocente, de l'adresse et de la sobriété du petit chien,
qui portait et rapportait ainsi sans endommager nullement un objet, qui
devait si bien aiguillonner sa gourmandise.]


       *       *       *       *       *


LETTRE SEPTIÈME

_Déterville à Valcour_.


Paris, 17 Juin.

Si quelque chose peut adoucir les tourmens d'une âme honnête et sensible
comme la tienne, mon cher Valcour, c'est la satisfaction de ceux qui te
sont chers; j'ose à ce titre t'apprendre mon mariage avec Eugénie.
Toutes les difficultés qui nous séparaient sont vaincues, et dans
vingt-quatre heures je serai le plus heureux des époux, je n'ose pas
dire des hommes, ta félicité manque à la mienne; et je ne pourrai jamais
me croire véritablement heureux, tant que le meilleur de mes amis sera
dans l'infortune. Mais j'attends beaucoup pour toi des délais qu'obtient
madame de Blamont; elle t'aime; sa fille t'adore; espère tout du coeur
de ces deux charmantes femmes; tu sais qu'Eugénie, sa mère et moi, nous
sommes du voyage de Vert-feuille; juge si nous nous en occuperons, et si
nous ne chercherons pas tous les moyens possibles d'avancer ton bonheur.
Sois bien certain, mon cher Valcour, qu'il ne sera question que de cela.
Mais je t'exhorte au courage et à la patience. Oter de la tête d'un
_robin_ une idée dont il est coëffé, est une entreprise qui n'est point
facile. Je voudrais, moi, qu'on étudiât un peu ce d'Olbourg; ou je n'ai
jamais su juger un homme, ou ce grossier mortel doit renfermer un bel et
bon vice, qui, mis dans tout son jour, refroidirait peut-être un peu
l'enthousiasme de notre cher Président. Je sais bien que voilà encore
une de ces ruses de guerre, qui ne s'arrangera pas avec ta maudite
délicatesse; mais mon ami, on se sert de tout dans le cas où tu es;
pesons même, si tu veux, ce procédé dans la balance de ta justice. A
supposer que d'Olbourg ait quelque défaut capital qui dût faire le
malheur de sa femme, ton devoir ne serait-il pas de le prévenir?

Adieu; les embarras de la veille d'une noce m'empêchent de t'entretenir
plus long-tems; O mon ami! Quand pourrai-je aller partager avec toi tous
les soins de la tienne? Si tu me crois bon à quelque chose pour la
circulation de ton commerce, dispose de moi; Eugénie me charge de
t'offrir de même ses services; mais j'imagine que toutes vos précautions
sont prises; quand on s'aime aussi vivement que vous le faites l'un et
l'autre, rien n'échappe dans la recherche de tout ce qui peut être
nécessaire au soulagement de ses peines.


       *       *       *       *       *


LETTRE HUITIÈME.

_Valcour à Déterville_.


Paris, 19 Juin.

J'apprends ton mariage avec la même joie que s'il s'agissait du mien, et
je te félicite d'autant plus sincérement de cette union, qu'il est
difficile de trouver une femme dont le charmant caractère quadre mieux
avec le tien. Ce sont de ces rapports heureux, d'où naît sans doute
toute la félicité de la vie. Hélas! j'ai bien rencontré de même tous
ceux qui peuvent faire le bonheur de la mienne;... mais que de
difficultés, mon ami! Ah! je ne me flatte jamais de les vaincre; et puis
... te le dirai-je? t'avouerai-je encore une délicatesse que tu vas
traiter d'enfantillage? La brillante fortune d'Aline ... le pitoyable
état de celle de ton ami; tout cela, mon cher, me fait craindre que l'on
n'imagine que mes sentimens ne sont fondés que sur l'envie de conclure,
ce qu'on appelle dans le monde _une bonne affaire_; si jamais on allait
le penser, si cette affreuse idée venait dans de certains instans de
calme s'offrir à l'esprit de mon Aline!... O mon cher Déterville! je la
fuirais pour ne la jamais revoir.... Ah! comme je désirerais à présent
ce que j'ai toujours méprisé!... que je voudrais posséder des honneurs,
des trésors, et tout ce qui pourrait me rendre plus digne de celle que
j'adore!

A supposer même que les difficultés s'aplanissent, et que je parvienne à
ce que j'appelle l'unique bonheur de ma vie, le regret de ne lui avoir
pas apporté un bien digne d'elle, n'altérera-t-il pas ma félicité?
L'illusion des plaisirs évanouie, ne redouterai-je pas qu'elle-même ne
conçoive un jour ces regrets? O mon ami! cache-lui mes craintes, elle ne
me pardonnerait pas de les avoir conçues.

Non, je n'approuve point tes recherches secrettes sur d'Olbourg, il y a
une sorte de trahison, qui ne s'arrange pas avec la franchise de mon
âme; je ne veux devoir qu'à moi seul la préférence d'Aline, il serait,
ce me semble, humiliant pour moi, de ne triompher que par les vices de
mon rival. S'il en a qui puissent faire le malheur d'Aline, sa mère
saura les découvrir aussitôt, pour prévenir leur union. Tout sera à sa
place alors; elle aura fait ce qu'elle doit, et je n'aurai pas fait ce
que je ne dois pas.

Je n'userai point de tes offres pour ce voyage-ci, nos arrangemens sont
pris, ma reconnaissance n'en est pas moins la même.... Ah! que j'envie
ta félicité, mon ami; tu la verras tous les jours ... à tout instant tes
yeux pourront se fixer sur les siens; tu respireras le même air qu'elle;
tu jouiras de ces mêlanges de traits ... mêlanges charmans qui viennent
se peindre à toutes les heures sur sa délicieuse figure.... Car
remarque-la bien: un sentiment ... un propos ... une influence dans
l'air ... un repas ... chacune de ces choses modifie différemment ses
traits. Elle n'est jamais jolie à une certaine heure comme elle la
devient à l'autre; je n'ai vu de mes jours une physionomie si piquante
et si différemment expressive. Je conviens qu'il faut être amant pour
étudier, pour saisir toutes ces nuances. Mais mon ami, le coeur y gagne,
il n'est pas une seule de ces variations qui ne légitime mille raisons
de l'aimer davantage.

Adieu ... je te trouble ... je dérobe des instans à ta félicité ...
jouis ... jouis, heureux ami ... je ne veux point flétrir les roses de
l'hymen, par les larmes amères de l'amour malheureux; je ne m'occupe
plus que de ton bonheur.... Ah! crois qu'il est bien vivement partagé
par l'ami le plus sincère que tu possèdes au monde.


       *       *       *       *       *


LETTRE NEUVIÈME.

_Le président de Blamont à d'Olbourg_.


Paris, ce 1 Juillet.

Il me paraît, mon cher d'Olbourg, que jusqu'ici tes succès ne sont pas
brillans, et comment diable hasarderai-je de te mener à la campagne,
après avoir si mal réussi à la ville? Toutes réflexions faites, on te
déteste.... Qu'importe. Il est, comme tu sais depuis bien long-tems,
dans nos principes, de s'embarrasser fort peu du coeur d'une femme,
pourvu qu'on ait sa personne et son argent. Si tu ne t'y prends pas
mieux que cela, cependant, je crains que nous ne soyons réduits à
emporter la citadelle d'assaut. Je t'aiderai à la battre en brèche, et
pendant que tu formeras tes attaques, je te ménagerai des auxiliaires.
Il arrive souvent que quand on a l'intention de se rendre maître d'une
ville, on est obligé de s'emparer des hauteurs ... on s'établit dans
tout ce qui commande, et de-là on tombe sur la place sans redouter les
résistances.

     Ou bien on négocie ... on tourne ... on TERGIVERSE.
     D'espoir ou de bonheur tour-à-tour on la BERCE.
     Et si-tôt qu'on la tient, de sa crédulité
     On la punit alors avec rigidité.

Ton imbécile franchise t'empêche de rien entendre à tout cela; ce n'est
pas que tu ne sois _roué_ dans les formes, mais tu l'es avec trop de
bonne foi. Tant qu'une porte ne s'ouvre point à deux battans, tu
n'imagines pas qu'il puisse y avoir de moyens de forcer les barricades;
je te l'ai dit cent fois, mon ami, ce n'est, que dans notre métier qu'on
apprend l'art de feindre et de tromper les hommes. Jette les yeux sur la
multitude de détours que nous savons mettre en usage quand il s'agit,
par exemple, de faire périr un innocent. Sur la quantité de faussetés,
de mensonges, de subornations, de pièges, de manoeuvres insidieuses que
nous employons habilement en pareilles circonstances, et tu verras que
tout cela nous forme au métier des ruses, et à la science d'amener les
événemens au but que nous nous proposons. Je rirais bien de toi, s'il te
fallait entreprendre _seul_ cette grande aventure, et réussir _seul_. Tu
irais-là avec une candeur ... une vérité ... pas une malheureuse petite
énigme, pas une seule tournure,[3] pas un simulacre de feinte! et comme
on te _débouterait_ bientôt de tes ridicules prétentions!... ce n'est
plus que par la fourberie, mon cher d'Olbourg, que l'on s'avance
aujourd'hui dans le monde; et puisque le plus heureux de tous, est celui
qui trompe le mieux, ce n'est donc que dans l'art de bien tromper, que
l'on doit tâcher de se rendre habile.... Au fait: ce sont les femmes qui
sont cause de cela; à force de vouloir être fines, elles ont réussi à
nous rendre faux. Les folles créatures! que j'aime à les voir se
débattre avec moi! c'est l'agneau sous la dent du lion.... Je leur rends
dix points sur seize, et suis toujours sûr de les gagner de quatre ...
enfin la campagne s'ouvre ... les Amazones s'arment ... les Sauvages
vont les attaquer.... Nous verrons qui la victoire couronnera; mais que
rien de tout ceci n'aille au moins troubler nos amusemens; il faut
savoir conduire plus d'une intrigue de front, et le projet des plaisirs
qu'on ne goûte pas encore, ne doit se former qu'au sein de ceux dont on
jouit.... Je t'attends ce soir chez nos déesses. Il y avait en vérité
des siècles que nous n'avions fait un si sage arrangement que celui-là.


Note:

[Footnote 3: Il y a apparence que le goût des robins pour les énigmes, les
emblèmes et l'argent, était la même du tems de Rabelais que de nos
jours; voici comme il les peint dans son Pantagruel. «On arrêta à l'isle
de condamnation (ce sont les parlemens.) Quelques-uns de nos gens ayant
voulu descendre au guichet, y furent arrêtés par ordre de GRIPPE-MINAUD,
archiduc des CHATS FOURRÉS, qui leur proposa une énigme à deviner.
Panurge en dit le mot, et jeta au milieu du parquet, une bourse pleine
d'or qui les fit tous jeter les uns sur les autres pour ramasser
l'argent; et la pate bien graissée, ils accorderont enfin les
passe-ports demandés pour leur route.»]


       *       *       *       *       *


LETTRE DIXIÈME.

_Aline à Valcour_.


Vert-feuille, 15 Juillet.

Nous sommes établis, Valcour, et notre vie est décidée; elle est libre
et charmante; il n'y manque que vous, mon ami, pour la rendre
délicieuse; cette privation déjà sentie par la société, l'est bien plus
vivement par mon coeur.

Laissez-moi vous dire comment nous vivons, je sais que ces détails vous
plaisent, vous m'y suivez, j'en suis plus présente à votre imagination,
et réellement l'absence en devient par-là moins cruelle.

Le château de Vert-feuille, dans lequel il faut d'abord que votre esprit
se transporte, n'est pas très-magnifique, mais commode et d'une
excessive propreté; il est situé à cinq lieues d'Orléans, sur les bords
de la Loire.

La forêt voisine qui l'ombrage, nous procure des promenades charmantes;
les prairies vertes et fraîches qui l'environnent, toujours peuplées de
troupeaux gras et bondissans, sont par-tout ornées de villages et de
maisons de campagne; les jardins agréablement coupés par des canaux
limpides, par des bosquets odoriférants, qu'égayent une multitude
étonnante de rossignols; l'immense quantité de fleurs qui s'y succèdent
neuf mois de l'année; l'abondance du gibier et des fruits; l'air pur et
serein qu'on y respire ... tout cela, mon ami, contribue, quoique
l'objet soit de peu de conséquence, à en faire un séjour digne d'orner
l'Élysée, et est mille fois préférable à toutes les belles terres de
monsieur de Blamont, uniformes par-tout, et n'offrant jamais que l'ennui
à côté de la régularité.

On se lève ici tous les jours à neuf heures, et tant qu'il fait beau, le
rendez-vous du déjeuner est sous un bosquet de lilas, où tout se trouve
prêt dès qu'on arrive. Là, l'on prend ce qu'on veut, et ma mère a soin
d'y faire trouver à peu-près tout ce qu'elle sait devoir plaire à
chacun. Cette première occupation nous conduit à dix heures; alors on se
sépare pour aller passer les momens de la grande chaleur, dans quelques
cabinets frais, avec des livres: on ne se réunit plus qu'à trois heures.
C'est l'instant de servir, on fait un excellent dîner, et d'autant plus
ample, que c'est le seul repas où l'on se mette à table.

A cinq heures on en sort, c'est l'heure des grandes promenades, les
cannes et les coëffes se prennent, et Dieu sait où l'on va se perdre! A
moins que le tems ne menace, il est d'institution d'aller à pied et
toujours extrêmement loin, sans autre dessein que de marcher beaucoup;
nous appelons cela _des aventures_. Déterville est le seul homme qui
nous accompagne, et en vérité à la manière dont nous nous égarons, je ne
doute pas qu'incessamment _les aventures_ que nous prétendons chercher,
ne nous arrivent.

Madame de Senneval qu'on prendrait bien plutôt pour la soeur aînée
d'Eugénie, que pour sa mère, appelle cela _des imprudences_, et madame
de Blamont, ma chère et délicieuse maman, plus folle qu'aucune de nous,
assure gravement que ce qui peut nous arriver de pis, est de rencontrer
quelques chevaliers de la table ronde, cherchant des lauriers dans les
Gaules, Gauvain, le sénéchal Queux, ou le brave Lancelot du Lac; ces
honnêtes gens, protecteurs-nés du sexe, n'ont jamais fait de mal aux
femmes, et que par conséquent nous sommes en sûreté.

On revient dès que le jour baisse; on se jette sur des canapés, rendus,
comme vous l'imaginez bien, et l'on sert des fruits, des glaces, des
sirops ou quelques vins d'Espagne et des biscuits; le léger repas pris,
chacun sur son fauteuil, on commence ce qui s'appelle la soirée.
Déterville ou ma mère, nos deux meilleurs lecteurs, s'emparent de
quelques ouvrages nouveaux, et la lecture se fait jusqu'à minuit, heure
où chacun se sépare pour aller prendre les forces nécessaires à
recommencer le lendemain; cette vie ainsi coupée, a l'art de nous faire
passer les jours avec tant de rapidité, qu'excepté moi, mon ami, qui
trouve toujours trop longs les instans où je dois exister sans vous,
chacun en vérité croit n'être ici que d'hier.

On part pour les aventures. Je vous quitte; que diriez-vous, mon ami, si
quelque géant.... Ferragus, par exemple, le fléau du brave chevalier
Valentin; si, dis-je, cet incivil personnage allait vous enlever votre
Aline?... Vous armeriez-vous de pied-en-cap pour combattre le
déloyal?... oui, mais si Aline était déjà la femme du géant.

O mon ami, je suis moins triste ce soir, je ne sais pourquoi; mais ma
mère est si aimable!... sa tendresse pour moi est si vive!... elle me
console si bien!... elle laisse naître avec tant de bonté dans mon
coeur, l'espoir heureux d'être un jour à tout ce que j'aime, qu'elle
adoucit un peu le chagrin d'en être séparé.

Elle me disait hier: Si votre père vous déshéritait, il ne pourrait pas
vous enlever au moins cette petite terre; elle est bien sûrement à vous,
sans que jamais rien puisse vous en priver; voilà pourquoi je l'arrange,
pourquoi je la soigne et je l'embellis; je veux qu'elle vous oblige à
penser à moi quand je ne serai plus ... et moi que cette idée trouble et
désespère, moi qui ne peux l'admettre sans frémir ... je me précipite
dans ses bras, et je lui dis: maman, ne me parlez donc point ainsi, vous
allez me faire mourir ... et nos larmes coulent dans le sein l'une de
l'autre, et nous nous jurons de nous aimer et de ne mourir
qu'ensemble.... Eh bien, ne voilà-t-il pas ma gaîté qui me quitte,
j'avais bien affaire aussi d'aller vous détailler ces circonstances....
Adieu, aimez-moi et écrivez-nous.


       *       *       *       *       *


LETTRE ONZIÈME.

_Valcour à Aline_.


Paris, 20 Juillet.

Je vous écris à la hâte, dans l'affreuse inquiétude où je suis;
prolonger mon billet serait en retarder l'envoi, et je brûle
d'impatience de le savoir en vos mains. La peinture de la vie que vous
menez est délicieuse, votre bonheur s'y peint, cette idée me console;
mais ces grandes courses m'effraient, elles seules sont l'objet de ma
lettre; je pense comme madame de Senneval; elles sont folles, et je vous
supplie d'y mettre des bornes, ou si vous y tenez, si elles vous
amusent, ayez au moins plus d'un homme avec vous ... faites-vous suivre;
quelque fond que je fasse sur la vaillance de mon cher Déterville, vous
m'avouerez qu'il lui deviendrait impossible de vous défendre seul,
contre une troupe armée.... Aline, nous avons des ennemis puissans, je
me fie peu à ce qu'ils disent, leur fausseté m'effraie plus que leurs
promesses ne me rassurent; point d'imprudence, je le demande à genoux à
madame de Blamont, que je supplie d'accepter ici l'hommage sincère de
mon respectueux attachement.


       *       *       *       *       *


LETTRE DOUZIÈME.

_Madame de Blamont à Valcour_.


Vert-feuille, 25 Juillet.

Oui, c'est moi qui reçois cette lettre pressée, et c'est moi qui ris de
toute mon âme de la ridicule frayeur qu'elle nous peint. Rassurez-vous,
nos courses n'ont aucun danger; quelque viol, quelqu'enlèvement, c'est
en vérité tout ce que j'y vois de pis, et dans ces fatales extrêmités,
n'avons-nous pas le brave Déterville, qui, quoique seul, romprait plutôt
douze lances, soyez-en bien sûr, que de laisser enlever sa femme, ou les
deux amies de son ami; à l'égard des gens qui promettent, j'ai plus de
confiance que vous en leur parole; ils m'ont juré du repos cet été, et
j'y crois. La confiance bien ou mal placée, calme le sang; ne troublez
pas le plaisir qu'elle me donne.

Il vient de nous arriver ici un homme de votre connaissance qui
s'intéresse toujours bien vivement à vous. C'est le comte de Beaulé; son
grade dans la province, ses terres voisines de la mienne, son ancienne
amitié pour moi; toutes ces raisons l'ont engagé à venir me donner
quelques jours; je ne vois jamais ce brave et honnête militaire, sous
lequel vous avez fait vos premières armes, sans une sorte d'émotion
respectueuse; je ne trouve que lui en France qui nous peigne encore les
franches vertus de l'antique chevalerie; son costume, son air, la
manière dont il s'exprime, tout annonce en lui le religieux sectateur de
ces loix si prodigieusement oubliées de nos jours ... de ces loix
précieuses, remplacées par de l'impertinence et des vices;... mais
quelle est cette petite tête qui s'approche de la mienne?... Vites-vous
jamais un procédé pareil?... Parce qu'on m'a vu prendre mon écritoire,
ne voilà-t-il pas tout de suite un visage pardessus mon épaule ... et
puis de grands éclats de rire, parce que je surprends cette tête et que
je gronde.--Mais, maman, c'est que c'est moi que cette correspondance
regarde, vous l'avez dit.--Eh bien, mademoiselle, j'ai changé d'avis,
vous me laisserez bien peut-être jouir une fois de vos plaisirs.--Oh
maman.... Et puis on ne rit plus, c'est un singulier être pourtant
qu'une petite fille dont le coeur est pris.--Tenez, mademoiselle,
changeons de rôle, votre père veut que j'écrive à monsieur d'Olbourg,
chargez-vous-en.--A monsieur d'Olbourg, maman?--A lui-même.--Et qu'y
a-t-il de commun entre cet homme et moi?--Comment! n'est-ce pas lui qui
doit devenir mon gendre?--Oh! vous aimez trop votre Aline, pour la
sacrifier ainsi.--Et bien, oui, mais votre père?--Vous le vaincrez.--Je
n'en réponds pas.--Je mourrai donc?--Allons, venez que je vous embrasse
encore une fois avant cette mort, à l'anglaise, et laissez-moi finir ma
lettre.--On est venu couvrir de larmes le papier sur lequel j'écrivais.
Vous le voyez; il faut que je change de page, et la friponne rit et
pleure à-la-fois, en me baisant ... enfin, elle s'asseoit et je puis
écrire.

Nous avons ici le tableau de la félicité. Eugénie, que nous ne devrions
plus nommer que madame Déterville, aime passionnément son mari, et elle
en est adorée. C'est dans l'asyle du repos et de l'innocence, c'est à la
campagne, mon cher Valcour, où le bonheur de s'aimer se goûte mieux
selon moi, et où l'on se plaît mieux à en contempler le spectacle....
Mais à Paris, dans ce gouffre de perversité, où les mauvaises moeurs
forment le bon air, ou l'indécence est une grâce, la fausseté de la
finesse et la calomnie de l'esprit. On ne connaît rien de ce que dicte
la nature, toujours à côté, ou au-delà de ses mouvemens; on y trouve
plus court de persifler que de sentir, parce qu'il ne faut pour l'un
qu'un peu de jargon, et que pour l'autre il faudrait un coeur, dont les
sensations énervées par la licence et corrompues par la débauche ne
retrouvent plus leur énergie. On y chansonnerait un époux qui au bout
d'un mois serait encore amoureux de sa femme.... Oh que je hais ce ton!
Oh que je vous haïrais, je crois, vous même, si vous n'étiez pas encore
amoureux de la vôtre au bout de vingt ans. Adieu, tenez-nous parole,
soyez sage, et tout ira bien.


       *       *       *       *       *


LETTRE TREIZIÈME.

_Aline à Valcour_.


Vertfeuille ce 6 Août.

Le comte vient de nous quitter, nous allons reprendre notre ancienne
vie, il était devenu nécessaire de l'interrompre. Monsieur Debaulé se
promène peu, et malgré ses intances pour ne pas nous déranger, nous
avons dû lui tenir compagnie; que ce début ne vous alarme point. Encore
une fois les courses n'ont rien de dangereux, croyez que nous ne les
ferions pas, s'il y avoit la moindre chose à craindre.

Ma mère entretint l'autre jour son ancien ami de nos projets communs, il
les approuve, de cet air ouvert et franc, qui fait voir que le _oui_
qu'on répond part du coeur, et n'est pas le mot de convenance; mais il
craint bien qu'on ne réussisse pas à vaincre le président; il a souri en
disant que d'Olbourg et lui étaient _intimément liés_, et souri d'une
façon qui me fait craindre que ce ne soit le vice qui étaye cette
indigne association. Quelques frêles que dussent être ces sociétés,
peut-être sont-elles plus difficiles à rompre que celles que la vertu
soutient, et j'en redoute étonnamment les effets; ils lient, prétend-on,
leurs maîtresses entre elles, comme ils le sont eux-mêmes, et ce
quadrille pervers est indissoluble, on me l'a dit à l'insçu de ma mère;
garde-moi le secret; ce d'Olbourg ... une maîtresse.... Et quelle est
donc la créature abandonnée ... il est vrai que quand on n'est riche....
Mon ami cet homme a une maîtresse! et si cela est, pourquoi veut-il
m'épouser?... mais entendez-vous de telles mes moeurs? D'où-vient
prendre une femme alors? c'est donc un meuble qu'on achète,... ah!
j'entends, on a cela dans sa chambre, comme un magot sur sa cheminée ...
c'est une affaire de convention, et je serais la victime de cet usage!
et je romprais des noeuds qui me sont si chers, pour être la femme de
cet homme-là! Comment concevriez-vous votre malheureuse Aline dans cette
fatale existence, s'il fallait que le ciel l'y soumit?

Déterville voudrait faire quelques recherches sur les moeurs dépravées
de ce financier, il m'a dit votre délicatesse, je ne puis m'empêcher de
l'approuver, et la mienne à-présent m'impose les mêmes lois; car, si
cette liaison vicieuse est constatée entre mon père et d'Olbourg,
Déterville ne dévoilerait les torts de l'un, qu'en mettant ceux de
l'autre au jour.... Le dois-je? ma mère est malheureuse, je serais bien
fâchée, qu'une aussi triste découverte vint augmenter l'horreur de sa
situation; ce n'est pas que son coeur y est compromis, après les
procédés de monsieur de Blamont; il serait difficile, sans doute, que sa
femme pu l'aimer bien affectueusement, et d'ailleurs leur âge est si
diffèrent! mais qu'on aime ou non son mari, on n'en partage pas moins
tous ses torts, et les vices qui se trouvent en lui, n'en affligent pas
moins notre orgueil. Les chagrins que ce sentiment blessé, peut faire
naître, sont peut-être aussi cuisans que ceux que nous donne l'amour ...
je ne le crois pas cependant, et comme il n'est pas de sensation plus
vive que celle de l'amour, il ne peut en exister dont les tourmens
puissent devenir aussi sensibles.... Je ne sais ... je ne suis plus si
gaie, il me passe tout plein de nuages dans l'esprit; mon père nous a
fait espérer du repos cet Été. Mais s'il ne changeait d'avis, s'il
arrivait avec son cher d'Olbourg.... Eugénie le craint, j'en
frisonne.... O mon cher Valcour! je l'ai dit à ma mère, mais si cet
homme arrive, je fuis ... qu'il ne compte pas sur ma présence, je ne
résisterais pas à l'horreur de la sienne; distrayez-moi, Valcour,
ôtez-moi ces tristes idées, elles troublent mon repos, et je ne puis les
vaincre; mais est-ce vous qui me consolerez, vous qui devez frémir
autant que moi....


       *       *       *       *       *


LETTRE QUATORZIÈME.

_Valcour à Aline_.


Paris, 14 Août.

Vous rassurer!... qui, moi? Ah! vous avez raison, je tremble autant que
vous, le caractère de l'homme dont il s'agit, est bien fait pour nous
alarmer tous les deux; cette sécurité où sa promesse vous tient,
enveloppe peut-être un piège dans lequel il veut vous surprendre. Il
voudra voir si votre solitude est exacte, si je ne m'avise point de
troubler ... et qui sait s'il n'amènera pas son d'Olbourg? cependant il
n'est pas vraisemblable qu'on exige tout de suite, de vous, un serment
qui vous cause autant de répugnance; n'est-on pas convenu de vous
laisser du tems?... si l'on vous contraignait, n'en doutez pas, cette
mère qui vous adore, et que nous chérissons si bien tous les deux,
prendrait alors votre parti avec une chaleur capable de vous obtenir de
nouveaux délais ... hélas! je vous rassure et je frémis moi-même; je
veux calmer des troubles qui me dévorent, je veux consoler Aline et je
suis plus affligé qu'elle.

Il est vrai que je me suis opposé aux recherches que me proposait
Déterville, et d'après ce que vous m'apprenez, je m'y oppose encore plus
fortement; nous pouvons souffrir des torts de ceux auxquels la nature
nous à asservit, mais nous devons les respecter; si madame de Blamont ne
se trouvait pas liée, comme nous, dans cette recherche, j'oserais dire
que ce soin la regarde; mais si l'association soupçonnée est sûre, elle
ne le peut plus. Non qu'elle ne le dût, si elle était incertaine; mais
si la chose est prouvée, le silence est son lot. Que faire? que devenir?
qu'imaginer grand Dieu! au moins votre coeur me reste, Aline, j'ose être
sûr d'y régner. Que cette consolation m'est douce! je n'existerais pas
sans elle. Conservez-le moi ce sentiment qui fait mon bonheur; soyez
toujours l'unique arbitre de mon sort; opposons à cette multitude
d'obstacles, la fermeté que donne la constance et nous triompherons un
jour; mais si vous faiblissez, si les persécutions vous déterminent ...
si le malheur vous abat, Aline, envoyez-moi la mort; elle me sera bien
moins cruelle.


       *       *       *       *       *


LETTRE QUINZIÈME.

_Déterville à Valcour_.


Vertfeuille, ce 26 Août.

Tu l'avais deviné, mon cher Valcour, il devait nécessairement nous
arriver quelqu'aventure à ces promenades éloignées, si fort du goût de
madame de Blamont, et si désapprouvées par ta prudence; mais ne
t'inquiète pas, aucune diminution à la somme totale de nos hôtes, nulle
atteinte à aucune d'eux. Ce n'est qu'une recrue que nous avons faite ...
une recrue fort singulière, et pour que ton imagination, que je connais
impatiente et fougueuse, n'aille pas au-devant de la vérité, et ne la
change aussi-tôt en d'affreux revers, écoute avant que de prévoir.

Depuis que les jours diminuent, on dîne plutôt à Vertfeuille, afin de se
trouver toujours à peu-près la même quantité d'heures de promenade. En
conséquence, hier nous étions, malgré l'extrême chaleur, partis à trois
heures et demie, dans le dessein de traverser un petit angle de la
forêt, derrière lequel se trouve un hameau charmant, où ton Aline a une
bonne amie, nommée _Colette_ qui lui donne toujours d'excellent lait ...
on voulait donc aller goûter du lait de _Colette_; mais il fallait se
presser; on ne voulait pas repasser le bois la nuit, et cette nuit qu'on
craignait, devait étendre ses voiles lugubres à près de sept heures. Il
y a deux lieues de Vertfeuille chez _Colette_; ainsi, pas un moment à
perdre. Tout allait le mieux du monde jusqu'au hameau; on arriva à cinq
heures et demie, chez la jolie laitière; on but son lait. Aline qui lui
portait plein ses poches de babioles qu'elle savait faites pour lui
plaire, en fut reçue comme tu l'imagines; mais toutes les montres
marquaient six heures, il s'agissait de partir en diligence.... On se
quitta donc tout en me grondant, tout en disant qu'on avait à peine le
tems de respirer ... que j'étais plus effrayé que les femmes, et mille
autres mauvaises plaisanteries, qui ne me démontèrent point, parce que
si j'étais alarmé, les chères dames devaient rien voir que ce n'était
que pour elles, c'est pourquoi je tins bon et nous partîmes.

A peine engagés dans la route du bois, dont le débouché touche aux
avenues de Vertfeuille, nous entendîmes des cris perçans qui nous
parurent venir d'une des routes diagonales qui se perdent dans le milieu
de la forêt. Tout le monde s'arrête ... c'était déjà nuit; l'étonnement
fait place à la peur, et voilà toutes nos héroïnes tellement
effarouchées, que l'une, Eugénie, tombe évanouie dans mes bras, et que
les trois autres perdant absolument l'usage de leurs jambes, se laissent
tomber au pied des arbres.

Si je désirais qu'on ne se trouvât pas ce nuit au milieu d'une telle
route, c'est que je prévoyais bien ce qu'il arriverait au plus léger
accident; et l'embarras qui en résulterait pour moi; rassurer,
approfondir, défendre, telle était ma besogne, et j'étais bien plus
embarrassé des deux premiers soins que du troisième. Je les calmai donc
de mon mieux, et sans perdre une minute, je m'élance où j'entends les
cris. Il n'était pas aisé de trouver l'endroit d'où ils partaient; la
malheureuse qui les jetait était hors de la route, elle paraissait
enfoncée dans le taillis, et quelque bruit que je fisse moi-même,
quoique j'appelasse ... trop occupée de sa douleur, l'infortunée ne me
répondait point. Je distingue cependant plus juste, je quitte la route,
m'enfonce dans le taillis, et trouve enfin sur un tas de fougère, au
pied d'un grand chêne, une jeune fille venant de mettre au jour une
malheureuse petite créature, dont la vue, jointe aux douleurs physiques
que venait d'éprouver la mère, faisait pousser à cette mère désolée de
lamentables cris, qu'accompagnaient des pleurs abondants. Mon abord,
l'épée à la main, l'effraya, comme tu peux penser; mais la cachant sous
mon habit si-tôt que je m'aperçus que je n'avais affaire qu'à une femme,
je m'approcha d'elle, et lui parlant avec douceur, je parvins
promptement à la tranquilliser. Pardon, lui dis-je, Mademoiselle, je
n'ai le tems ni de vous écouter ni de vous secourir, je dois rejoindre
des dames qui m'attendent ici près, que je ne puis abandonner seules à
l'entrée de la nuit, et que vos cris viennent d'effrayer; votre position
me paraît embarrassante; suivez-moi, emportez cette petite créature,
donnez-moi le bras et partons. Qui que vous soyez, me dit l'inconnue,
vos soins me sont précieux, mais je n'ose en profiter, je voudrais aller
au village de Berceuil, daignez m'en montrer la route, je suis assurée
d'y trouver des secours.--Je ne connais point de village de Berseuil
dans ces environs, je ne puis vous offrir pour le présent que ce que je
viens de vous dire, acceptez-le, croyez-moi, ou je vais être obligé de
vous quitter.--Alors cette pauvre fille ramassa son enfant; elle le
baise. Malheureuse créature, s'écria-t-elle en l'entortillant d'un
mouchoir et le plaçant dans son jupon, fruit de ma honte et de mon
déshonneur, devais-je croire que tu serais privée d'abri dès en voyant
le jour! puis elle prit mon bras, et marchant avec peine, nous
regagnâmes au plutôt l'endroit où j'avais laissé ces dames. Nous les
revîmes bientôt ... mais dans quel état! les deux filles tenaient leurs
mères embrassées, et quoiqu'elles fussent elles-mêmes dans une agitation
prodigieuse, elles s'efforçaient de les rassurer. Tu juges de l'effet de
mon retour, n'apercevant qu'un individu de leur sexe, voyant mon air
ouvert et tranquille, tout se calma et l'on accourut vers moi. Je fis en
deux mots l'histoire de ma rencontre; la jeune fille extrêmement
confuse, témoigna son respect comme elle put. On examina, on caressa
l'enfant; Madame de Blamont voulait donner au moins quelques instans de
repos à la mère, tant par humanité que pour s'instruire un peu plus à
fond de ce qui pouvait éclaircir une aussi singulière aventure; mais
faisant observer à ces dames que la nuit s'épaississait de plus en plus,
et qu'il nous restait près de trois quarts de lieues, je décidai le
départ le plus prompt. Aline voulut porter l'enfant, pour soulager la
mère à laquelle je donnai le bras; Eugénie aida des siens les deux
dames, et nous sortîmes en diligence du bois. Point d'éclaircissemens
que nous ne soyons au château, dis-je à Madame de Blamont qui voulait
toujours questionner, ils nous retarderaient, ils fatigueraient cette
jeune personne déjà très-abattue, ne nous occupons ce soir que d'arriver
et de secourir. On approuve mon conseil, et nous touchons enfin le port.
Il était tems; à peine la pauvre demoiselle, dont j'aidais les pas,
pouvait-elle se traîner. Ce qui fit dire à Madame de Blamont
qu'assurément elle serait morte si elle eût persisté dans son projet de
se rendre à ce village de Berseuil, dont j'ignorais la situation, et qui
se trouvait à six grandes lieues de l'endroit où la rencontre s'était
faite. Le premier soin de la maîtresse du logis, fut d'établir cette
infortunée dans une des meilleurs chambres du château avec son enfant,
et après lui avoir fait prendre d'abord un bouillon, puis deux heures
après une rôtie au vin de Bourgogne, on la laissa reposer.

Comme on n'avait voulu d'elle ce soir là aucun éclaircissement pour ne
la point fatiguer, l'aventure comme tu le crois, fut interprétée de
toutes sortes de manières, chacun dit son mot, et par une fatalité,
assez commune dans ces sortes de cas, personne n'approcha d'une vérité
plus importante que l'on ne le pensait.

Le lendemain matin, c'est-à-dire aujourd'hui, on doit, aussi-tôt qu'on
supposera la belle aventurière éveillée, se transporter dans son
appartement pour apprendre d'elle le récit de son histoire, si la
sage-femme qu'on a envoyé chercher sur-le-champ, la trouve assez bien
pour lui permettre de nous la raconter, ce récit fera donc le sujet de
ma première lettre, le courrier part, Madame de Blamont me presse, et je
t'embrasse.


       *       *       *       *       *


LETTRE SEIZIÈME

_Le même au même_.


Vertfeuille, ce 28 août.

Le courrier ne partant point hier, je n'ai pu reprendre le fil de notre
aventure qu'aujourd'hui ... ô mon ami, que d'idées tout ceci va faire
naître en toi, et quels soupçons singuliers se forment ici dans toutes
les têtes! Serait-il possible que le hasard eût voulu placer dans nos
mains, le premier anneau d'une chaîne, dont l'extrêmité peut tenir au
but d'éclaircissement que nous nous proposons avec tant d'ardeur! Mais
comme rien ne peut s'affirmer encore, contentons-nous, moi de raconter,
toi de soupçonner, de conjecturer et d'approfondir, même si tu veux.

La sage-femme introduite hier matin dans la chambre de la jeune
personne, nous apprit peu après que la nuit avait été agitée, qu'il y
avait eu un peu de fièvre, mais que ces accidens n'ayant rien d'étranger
à l'état, nous pouvions entrer si nous le désirions et apprendre tout ce
qui la concernait; elle consentait à nous instruire. Il n'y eut d'admis
que madame de Senneval, madame de Blamont et moi, on ne crut pas décent
d'y mener Aline, heureux caractère qui modèle toujours ses désirs sur
ses devoirs! cette privation ne lui coûta rien, sa curiosité ne
l'emporta pas sur sa pudeur.... Eugénie lui tint compagnie. Nous
entrâmes après quelques civilités de part et d'autres: tels furent, mon
cher Valcour, les termes dans lesquels s'exprima notre aventurière.


HISTOIRE DE SOPHIE.

On me nomme Sophie, madame, dit-elle, en s'adressant à madame de
Blamont, mais je serais bien en peine de vous rendre compte de ma
naissance, je ne connais que mon père, et j'ignore les particularités
qui ont pu me donner le jour. Je fus élevée dans le village de Berseuil,
par la femme d'un vigneron qui se nomme Isabeau, j'allais la joindre
quand vous m'avez trouvée, elle m'a servi de nourrice, et m'a prévenue,
dès que je pus entendre raison, qu'elle n'était point ma mère, et que je
n'étais chez elle qu'en pension. Jusqu'à l'âge de treize ans, je n'ai eu
d'autre visite que celle d'un monsieur qui venait de Paris, le même, à
ce que dit Isabeau, qui m'avait apporté chez elle, et qu'elle m'assura
secrètement être mon père. Rien de plus simple et de plus monotone que
l'histoire de mes premiers ans, jusqu'à l'époque fatale où l'on
m'arracha de l'asyle de l'innocence, pour me précipiter malgré moi, dans
l'abyme de la débauche et du vice.

J'allais atteindre ma treizième année, lorsque l'homme dont je vous
parle vint me trouver pour la dernière avec un de ses amis du même âge
que lui, c'est-à-dire d'environ cinquante ans. Il firent retirer Isabeau
et m'examinèrent tous deux avec la grande attention; l'ami de celui que
je devais prendre pour mon père fit beaucoup d'éloges de moi ... j'étais
selon lui charmante, faite à peindre ... hélas! c'était la première fois
que je l'entendais dire, je n'imaginais pas que ces dons de la nature
dussent devenir l'origine de ma perte ... qu'ils dussent être la cause
de tous mes malheurs! L'examen des deux amis était entremêlé de légères
caresses; quelquefois même on s'en permettait où la décence n'était rien
moins que respectée ... ensuite tous deux se parlaient bas ... je les
vis même rire ... eh quoi! la gaîté peut donc naître où se médite le
crime! l'âme peut donc s'épanouir au milieu des complots formés contre
l'innocence. Tristes effets de la corruption! que j'étais loin d'en
augurer les suites! Elles devaient être bien amères pour moi. On fit
revenir Isabeau.... Nous allons vous enlever votre jeune élève, dit M.
_Delcour_, (c'est le nom de celui qu'on m'avait dit de regarder en père)
elle plaît à M. de _Mirville_, dit-il, et montrant son ami, il va la
conduire à sa femme qui en prendra soin comme de sa fille.... Isabeau se
mit à pleurer, et me jetant dans ses bras, aussi chagrine qu'elle, nous
mêlâmes nos regrets et nos pleurs.... Ah monsieur! dit Isabeau en
s'adressant à M. de Mirville, c'est l'innocence et la candeur même, je
ne lui connais nul défaut ... je vous la recommande, monsieur, je serais
au désespoir s'il lui arrivait quelque malheur.... Des malheurs?
interrompit Mirville, je ne vous la prends que pour faire sa fortune.
ISABEAU.--Que le ciel au moins la préserve de la faire au dépends de son
honneur. MIRVILLE.--Que de sagesse dans la bonne nourrice! On a bien
raison de dire que la vertu n'est plus qu'au village. ISABEAU à _M.
Delcour_.--Mais vous m'aviez dit ce me semble, monsieur, à votre
dernière visite que vous la laisseriez au moins jusqu'à ce qu'elle eût
rempli ses premiers devoirs de religion. M. DELCOUR.--De religion?
ISABEAU.--Oui monsieur. M. DELCOUR.--Eh bien! est-ce que cela n'est pas
fait? ISABEAU--Non monsieur, elle n'est pas encore assez instruite;
monsieur le curé l'a remise à l'année prochaine. M. DE MIRVILLE--Oh
parbleu! nous n'attendrons pourtant pas jusques-là, je l'ai promise pour
demain à ma femme ... et je veux ... eh mais! ne s'acquitte-t-on pas de
_ces misères-là par-tout?_ M. DELCOUR.--Par tout, et aussi-bien chez
vous qu'ici. Ne croyez-vous donc pas, Isabeau, qu'il puisse être dans la
capital d'aussi bons directeurs de jeunes filles que dans votre village
de Berseuil?... Puis se tournant vers moi--Sophie, voudriez-vous mettre
des entraves à votre fortune, quand il s'agit de la conclure ... le plus
petit retard. Hélas! monsieur, interrompis-je naïvement, dès que vous me
parlez de fortune, j'aimerais mieux que vous fissiez celle d'Isabeau, et
que vous me permissiez de ne la jamais quitter; et je me rejetais dans
les bras de cette tendre mère ... et je l'inondais de mes pleurs.... Va,
mon enfant, va, dit celle-ci, et me pressant sur son sein, je te
remercie de ta bonne volonté, mais tu ne m'appartiens pas ... obéis à
ceux de qui tu dépens, et que ton innocence ne t'abandonne jamais. Si tu
tombes dans la disgrâce, Sophie, souviens-toi de ta bonne mère Isabeau,
tu trouveras toujours un morceau de pain chez elle; s'il te coûte
quelque peine à gagner, au moins tu le mangeras pur ... il ne sera pas
le prix de la honte ... il ne sera pas arrosé des larmes du regret et du
désespoir.... Bonne femme, en voilà assez ce me semble, dit Delcour, en
m'arrachant des bras de ma nourrice, cette scène de pleurs toute
pathétique qu'elle puisse être, met du retard à nos désirs ...
partons.... On m'enlève, on se précipite dans une berline qui fend l'air
et nous rend à Paris le même soir.

Si j'avais eu un peu plus d'expérience, ce que je voyais, ce que
j'entendais, ce que j'éprouvais, auraient dû me convaincre avant que
d'arriver, que les devoirs que l'on me destinait étaient bien différens
de ceux que je remplissais à Berseuil, qu'il entrait bien d'autres
projets que ceux de servir une dame, dans la destination qui
m'attendait, et qu'en un mot cette innocence que me recommandait si fort
ma bonne nourrice était bien près d'être outragée. M. de Mirville, à
côté duquel j'étais dans la voiture, me mit bientôt au point de ne
pouvoir douter de ses horribles intentions, l'obscurité favorisait ses
entreprises, ma simplicité les encourageait, M. Delcour s'en
divertissait et l'indécence était à son comble ... mes larmes coulèrent
alors avec profusion.... Peste soit de l'enfant, dit Mirville ... cela
allait le mieux du monde ... et je croyais qu'avant que nous fusions
arrivés ... mais je n'aime pas à entendre brailler.... Eh! bon, bon,
répondit Delcour, jamais guerrier s'effraya-t-il du bruit de sa
victoire?... Quand nous fûmes l'autre jour chercher ta fille, auprès de
Chartres, me vis-tu m'alarmer comme toi? Il y eut pourtant comme ici une
scène de larmes ... et cependant, avant que d'être à Paris, j'eus
l'honneur d'être ton gendre.... Oh! mais vous gens de robe, dit M. de
Mirville, les plaintes vous excitent, vous ressemblez aux chiens de
chasse, vous ne faites jamais si bien la curée que quand vous avez forcé
la bête. Jamais je ne vis d'âmes si dures que celles de ces suppôts de
Bertole. Aussi n'est-ce pas pour rien qu'on vous accuse d'avaler le
gibier tout cru pour avoir le plaisir de le sentir palpiter sous vos
dents.... Il est vrai, dit Delcour, que les financiers sont soupçonnés
d'un coeur bien plus sensible.... Par ma foi, dit Mirville, nous ne
faisons mourir personne, si nous savons plumer la poule, au moins ne
l'égorgeons-nous pas. Notre réputation est mieux établie que la vôtre,
et il n'y a personne qui au fond, ne nous appelle de bonnes gens.... De
pareilles platitudes, et d'autres propos que je ne compris point, parce
que je ne les avais jamais entendus, mais qui me parurent encore plus
affreux, et par les expressions qui les entrelassaient et par
l'indignité des actions dont Mirville les entrecoupait; de telles
horreurs dis-je, nous conduisirent à Paris, et nous arrivâmes.

La maison où nous descendîmes n'était pas tout-à-fait dans Paris, j'en
ignorais la position, plus instruite maintenant, je puis vous dire
qu'elle était située près de la barrière des Gobelins. Il était environ
dix heures du soir quand on arrêta dans la cour; nous descendîmes.--La
voiture fut renvoyée et nous entrâmes dans une salle où le souper
paraissait prêt à être servi; une vieille femme, et une jeune fille de
mon âge, étaient les seules personnes qui nous attendissent; et ce fut
avec elles que nous nous mimes à table; il me fut facile de voir pendant
le souper que cette jeune fille nommée _Rose_, était à monsieur Delcour,
ce qu'il me parut que monsieur de Mirville désirait que je lui fusse.
Quand à la vieille, elle était destinée à être notre gouvernante, son
emploi me fut expliqué tout de suite, et en m'apprit en même-tems que
cette maison était celle où je devais loger avec ma jeune compagne, qui
n'était autre que cette fille de monsieur de Mirville, que monsieur
Delcour et lui disaient avoir été dernièrement chercher près de
Chartres. Ce qui prouve, madame, que ces deux messieurs s'étaient
réciproquement donné leurs deux filles pour maîtresses, sans que l'une
de ces deux malheureuses créatures, connût mieux que l'autre la seconde
partie des liens qui les attachaient à ces deux pères.

Vous me permettrez de taire, madame, les indécens détails, et de ce
souper, et de l'affreuse nuit qui le suivit; un autre salon plus petit
et plus artistement meublé, fût destiné à ces honteuses circonstances;
Rose et monsieur Delcour y passèrent avec nous; celle-ci déjà au fait,
n'opposa nuls refus, son exemple me fut proposé pour adoucir la rigueur
des miens, et pour m'en faire sentir l'inutilité, on me fit craindre la
force, si je m'avisais de les continuer ... que vous dirai-je, madame,
je frémis ... je pleurai ... rien n'arrêta ces monstres et mon innocence
fut flétrie.

Vers les trois heures du matin les deux amis se séparèrent, chacun passa
dans son appartement pour y finir le reste de la nuit, et nous suivîmes
ceux qui nous étoient destinés.

Là, monsieur de Mirville acheva de me dévoiler mon sort; «vous ne devez
plus douter, me dit-il durement que je vous ai prise pour vous
entretenir; votre état vient d'être éclairci de manière à ne plus vous
laisser de soupçon.--Ne vous attendez pourtant pas à une fortune bien
brillante ni à une vie très-dissipée; le rang que monsieur et moi tenons
dans le monde, nous oblige à des précautions, qui rendent votre solitude
un devoir. La vieille femme que vous avez vue près de Rose, et qui doit
également prendre soin de vous, nous répond de votre conduite à l'un et
à l'autre une incartade ... une évasion, serait sévérement punie, je
vous en préviens: du reste soyez avec moi, soumise, honnête, prévenante
et douce, et si la différence de nos âges s'oppose à un sentiment de
votre part dont je suis médiocrement envieux, que, pour prix du bien que
je vous ferai, je trouve du moins en vous toute l'obéissance sur
laquelle je devrais compter, si vous étiez ma femme légitime. Vous serez
nourrie, vêtue, ect. et vous aurez cent francs par mois pour vos
fantaisies; cela est médiocre, je le sais; mais à quoi vous servirait le
surplus dans la retraite où je suis obligé de vous tenir, d'ailleurs
j'ai d'autres arrangemens qui me ruinent. Vous n'êtes pas ma seule
pensionnaire ... c'est ce qui fait que je ne pourrai vous voir que trois
fois la semaine, vous serez tranquille le reste du tems, vous vous
distrairez ici avec Rose et la vieille Dubois, l'une et l'autre dans
leur genre ont des qualités qui vous aideront à mener une vie douce, et
sans vous en douter, ma mie, vous finirez par vous trouver heureuse».

Cette belle harangue débitée, monsieur de Mirville se coucha, et
m'ordonna de prendre ma place auprès de lui.--Je tire le rideau sur le
reste, madame, en voilà assez pour vous faire voir quel était l'affreux
sort qui m'était destiné; j'étais d'antant plus malheureuse qu'il me
devenait impossible de m'y soustraire, puisque le seul être qui eût de
l'autorité sur moi ... mon père même me contraignait à m'y résoudre et
me donnait l'exemple du désordre.

Les deux amis partirent à midi, je fis plus ample connaissance avec ma
gardienne et ma compagne; les circonstances de la vie de Rose ne
différaient en rien de celles de la mienne, elle avait six mois plus que
moi. Elle avait comme moi passé sa vie dans un village, élevée par sa
nourrice, et n'était à Paris que depuis trois jours, mais la distance
énorme du caractère de cette fille au mien, s'est toujours opposé à ce
que je fisse aucune liaison avec elle, étourdie, sans coeur, sans
délicatesse, n'ayant aucune sorte de principes. La candeur et la
modestie que j'avais reçues de la nature, s'arrangeaient mal avec tant
d'indécence et de vivacité, j'étais obligée de vivre avec elle, les
liens de l'infortune nous unirent; mais jamais ceux de l'amitié.

Pour la Dubois, elle avait les vices de son état et de son âge;
impérieuse, tracassière, méchante, aimant beaucoup plus ma compagne que
moi; il n'y avait rien là, comme vous voyez, qui dût m'attacher fort à
elle, et le temps que j'ai été dans cette maison, je l'ai
presqu'entièrement passé dans ma chambre, livrée à la lecture que j'aime
beaucoup, et dont j'ai pu faire aisément mon occupation, moyennant
l'ordre que M. de Mirville avait donné de ne me jamais laisser manquer
de livres.

Rien de plus réglé que notre vie; nous nous promenions à volonté dans un
fort beau jardin, mais nous ne sortions jamais de son enceinte; trois
fois de la semaine, les deux amis qui ne paraissaient jamais qu'alors,
se réunissaient, soupaient avec nous, se livraient à leurs plaisirs,
l'un devant l'autre, deux ou trois heures de l'après-souper, et allaient
de-là finir le reste de la nuit chacun avec la sienne, dans son
appartement, qui devenait le nôtre le reste du temps.... Quelle
indécence! interrompit madame de Blamont.... Eh quoi les pères aux yeux
de leurs filles! Ma chère amie, dit madame de Senneval,
m'approfondissons pas ce gouffre d'horreur, cette infortunée nous
apprendrait peut-être des atrocités d'un bien autre genre.--Que
savez-vous s'il n'est pas essentiel que nous les sachions, dit madame de
Blamont.... Mademoiselle, continua en rougissant; cette femme vraiment
honnête et respectable, je ne sais comment vous exposer ma question ...
mais n'est-il jamais arrivé pis? Et comme elle vit que Sophie ne la
comprenait point; elle me chargea de lui expliquer bas, ce qu'elle
voulait dire.

Une sorte de jalousie, dominant l'un et l'autre ami, est peut-être le
seul frein qui les ait contenu sur ce que vous voulez dire, madame,
reprit Sophie, au moins ne dois-je supposer que ce sentiment pour cause
d'une retenue.... Qui dans de telles âmes n'eut sûrement jamais la vertu
pour principes. Il est mal de juger ainsi son prochain sans preuves, je
le sais, mais tant d'autres _écarts_ ... tant d'autres _turpitudes_ ont
si bien su me convaincre de la dépravation de moeurs de ces deux amis,
que je ne dois assurément attribuer leur sagesse dans ce que vous voulez
dire, qu'à un sentiment plus impérieux que leur débauche; or, je n'en ai
point vu qui l'emportât sur leur jalousie.--Elle est difficile à
entendre avec cette communauté de plaisirs dont vous nous parlez, dit
madame de Senneval. Et sur-tout avec ces autres pensionnaires dont
monsieur de Mirville convenait, ajouta madame de Blamont.--Je l'avoue,
mesdames, reprit Sophie, peut-être est-ce ici un de ces cas où le choc
violent de deux passions, ne laisse triompher que la plus vive, mais ce
qu'il y a de bien sûr, c'est que le désir de conserver chacun leur bien,
désir né de leur jalousie trop reconnue pour en douter, l'emporta
toujours dans leur coeur, et les empêcha d'exécuter ... des horreurs ...
dont ma compagne, je le sais, n'eut fait que rire, et qui m'eussent paru
plus affreuses que la mort même.--Poursuivez, dit madame de Blamont, et
ne trouvez pas mauvais que l'intérêt que vous m'avez inspiré, m'ait fait
frémir pour vous.

Jusqu'à l'événement qui m'a valu votre protection, madame, continue
Sophie, en s'adressant toujours à madame de Blamont; il me reste fort
peu de choses à vous apprendre. Depuis que j'étais dans cette maison,
mes appointemens m'étaient payés avec la plus grande exactitude, et
n'ayant aucun motif de dépense, je les économisais dans la vue de
trouver peut-être un jour l'occasion de les faire tenir à ma bonne
Isabeau, dont le souvenir m'occupait sans cesse. J'osai communiquer
cette intention à monsieur de Mirville, ne doutant point qu'il ne me
procurât lui-même la moyenne d'exécuter l'action que je méditais....
Innocente! Où allais-je supposer la compassion? Habita-t-elle jamais
dans le sein du vice et du libertinage!--Il vous faut oublier tous ces
sentimens villageois, me répondit brutalement monsieur de Mirville,
cette femme a été beaucoup trop payée des petits soins qu'elle a eus de
vous; vous ne lui devez plus rien.--Et ma reconnaissance, monsieur, ce
sentiment si doux à nourrir dans soi, si délicieux à faire
éclater.--Bon, bon, chimère que toutes ces reconnaissances là. Je n'ai
jamais vu qu'on en retirât quelque chose, et je n'aime à nourrir que les
sentimens qui rapportent. Ne parlons plus de cela, ou, puisque vous avez
trop d'argent, je cesserai de vous en donner davantage.--Rejetée de
l'un, je voulus recourir à l'autre, et je parlai de mon projet à
monsieur Delcour. Il le désapprouve plus durement encore, il ma dit qu'à
la place de monsieur de Mirville, il ne me donnerait pas un sol, puisque
je ne songeais qu'à jeter mon argent par la fenêtre; il me fallut
renoncer à cette bonne oeuvre, faute de moyens pour l'accomplir.

Mais avant que d'en venir à ce qui donna lieu à la malheureuse
catastrophe de mon histoire, il faut que vous sachiez, madame, que les
deux pères s'étaient plus d'une fois, devant nous, cédé leur autorité
sur leurs filles, en se priant réciproquement de ne les point ménager
quand elles se donneraient des torts, et cela pour nous mieux inspirer
la retenue, la soumission et la crainte dont ils voulaient nous composer
des chaînes; or, je vous laisse à penser si tous deux abusaient de cette
autorité respective; monsieur de Mirville extraordinairement brutal, me
traitait sur-tout avec une dureté inouïe, au plus léger caprice de son
imagination; et quoiqu'il agit devant monsieur Delcour, celui-ci ne
prenait pas plus ma défense, que Mirville ne prenait celle de sa fille,
quand Delcour la maltraitait de même, ce qui arrivait tout aussi
souvent. Cependant madame, il faut vous l'avouer; entièrement coupable,
entièrement complice du malheureux commerce où j'étais entraînée, la
nature trahit et mon devoir, et mes sentimens, et pour me punir
davantage, elle voulut faire éclore dans mon sein, un gage de mon
déshonneur. Ce fut à-peu-près vers ce temps que ma compagne impatientée
de la vie qu'elle menait, m'avoua qu'elle méditait une évasion. Je ne
veux pas l'entreprendre seule, me dit-elle un jour, j'ai trouvé des
moyens d'intéresser le fils du jardinier.... Il est mon amant ... il
m'offre de me rendre libre; tu es la maîtresse de partager notre sort
... peut-être vaudrait-il mieux pour toi d'attendre après tes couches
... je n'en agirai pas moins pour ta délivrance, je te ménagerai un ami,
il viendra te retirer d'ici, et nous nous réunirons si tu le veux. Ce
dernier plan de liaison ne me convenait guères, et si je désirais ma
liberté, c'était pour mener un genre de vie bien différent de celui
qu'allait embrasser ma compagne. J'acceptai néanmoins ses offres, je
convins avec elle qu'il valait mieux que je n'exécutasse cette fuite
qu'après mes couches, je la priai de ne pas m'oublier et de disposer
tout pour ce moment. Cependant, quelque pressée qu'elle fût elle-même,
les préparatifs de son projet exigeaient des retards et tout ne put être
arrangé qu'environ deux mois avant la fin de mon terme. L'instant était
venu, elle allait s'évader, lorsqu'un jour, la veille de celui qu'elle
avait choisi pour son départ, et la veille également de celui où j'ai eu
le bonheur de vous rencontrer, pendant qu'elle montait dans sa chambre
pour aller chercher quelque argent destiné au jardinier qui devait lui
faire trouver un appartement tout prêt; elle me pria de rester avec ce
jeune homme qui pressé de sortir, paraissait ne vouloir point s'arrêter,
et de l'engager d'attendre une minute.... Fatale époque de mon
infortune! ou plutôt de mon bonheur, puisque cette même circonstance fut
celle qui m'enleva de ce gouffre; mon sort voulut qu'il arriva pour lors
ce qui n'était jamais arrivé depuis trois ans; M. de Mirville entra seul
et se trouva sur moi avant que j'eusse le temps de repousser le jeune
homme pour le soustraire à ses regards, il s'évada cependant fort vite,
mais ce ne fut pas sans être vu. Rien ne peut rendre l'accès de colère
dans lequel Mirville tomba sur-le-champ; sa canne fut la première arme
dont il se servit, et sans égard pour ma situation, sans approfondir si
j'étais coupable ou non, il m'accable d'outrages, me traîne au travers
de la chambre par les cheveux, me menace de fouler à ses pieds le fruit
que je porte dans mon sein, et qu'il ne voit plus que comme un
témoignage de sa honte. J'allais enfin expirer sous les coups dont je
suis encore toute meurtrie, si la Dubois n'était accourue et ne m'eut
arrachée de ses mains. Alors sa rage devint plus froide.... Je ne l'en
punirai pas moins cruellement, dit-il,... qu'on ferme les portes ... que
personne n'entre, et que cette prostituée monte à l'instant dans sa
chambre.... Rose qui avait tout entendu, fort contente d'échapper, par
cette méprise, à ce qu'elle méritait seule, se gardait bien de dire un
mot, et la foudre n'éclata que sur moi.... Je fus bientôt suivi de mon
tyran, ses yeux étincelaient de mille sentimens divers, parmi lesquels
je crus en démêler de plus terribles que ceux de la colère, et dont les
impressions, en disloquant les muscles de son odieuse phisionomie, me le
firent paraître en encore plus affreux.... Oh! madame, comment vous
rendre les nouvelles infamies dont je devins victime! elles outragent
ensemble et la nature et la pudeur, je ne pourrai jamais vous les
peindre.... Il m'ordonne de quitter mes vêtemens ... je me jette à ses
pieds, je lui jure vingt fois mon innocence, j'essaie de l'attendrir par
ce funeste fruit de son indigne amour; l'infortuné, agitant mon sein de
ses palpitations, il semblait déjà se courber sur les genoux de son père
... on eut dit qu'il implorait sa grâce.... Mon état ne toucha point
Mirville, il y trouvait, prétendait-il, une conviction de plus à
l'infidélité qu'il soupçonnait; tout ce que j'alléguais n'était
qu'imposture, il était sûr de son fait, il avait vu, rien ne pouvait lui
en imposer ... je me mis donc dans l'état qu'il désirait, dès que j'y
fus, des lieus barbares lui répondirent de ma contenance....


[Illustration: L'infortuné ... il semblait déjà se courber sur les
genoux de son père ... on eut dit qu'il implorait sa grâce.]


Je fus traitée avec cette sorte d'ignominie scandaleuse, que le
pédantisme se permet sur l'enfance.... Mais avec une cruauté,... avec
une rigueur,... enfin, je pâlis.... Je chancelai sous mes liens,... mes
yeux se fermèrent, j'ignore les suites de sa barbarie.... Je ne
retrouvai l'usage de mes sens que dans les bras de la Dubois.... Mon
bourreau arpentait la chambre à grands pas, il diligentait les soins
qu'on me donnait ... non par pitié ... le monstre ... mais pour être
plus vite débarrassé de moi.... Allons, s'écria-t-il, est-elle prête, et
me voyant encore aussi nue qu'il m'avait mise, rhabillez-la,
rhabillez-la donc madame, et qu'elle disparaisse.... Il me demande mes
clefs, reprend tout ce que je tiens de lui, et me donnant deux
écus;--tenez, me dit-il, voilà plus qu'il n'en faut pour vous conduire
chez une de ces femmes publiques dont la ville est remplie, et qui
recevra, sans doute, avec empressement, une créature capable de la
conduite que vous avez tenue chez moi.... Oh! monsieur, répondis-je en
larmes, ne pouvant tenir à ce dernier avilissement, je n'ai jamais fait
qu'une faute, et c'est vous seul qui me l'avez fait commettre. Jugez mon
repentir par mes malheurs, et ne m'outragez pas dans l'infortune. A ces
mots qui devaient l'attendrir, si l'âme des tyrans s'ouvrait à la pitié,
si le crime qui la corrompt, ne la fermait pas toujours aux cris de
l'innocence; il me saisit par le bras, m'entraîne à l'extrémité de la
maison, et me jette dans une rue détournée qui aboutissait à l'une des
portes du jardin.... Que votre âme sensible conçoive ma situation,
madame, seule à l'entrée de la nuit, près d'une ville absolument
inconnue de moi, dans l'état où je me trouvais, ayant à peine de quoi me
conduire, déchirée, blessée de toutes parts, n'ayant pas même la
ressource des larmes, hélas! je n'en pouvais répandre.

Ne sachant où porter mes pas, je me jetai sur le seuil de cette porte
qu'on venait de refermer sur moi.... Je m'y précipitai sur les traces
mêmes de mon sang, résolue d'y passer la nuit.--Le barbare, me
disais-je, il ne m'enviera pas l'air que j'ai le malheur de respirer
encore.... Il ne m'ôtera pas l'abri des bêtes, et le ciel qui prendra
pitié de mes maux, m'y fera peut-être mourir en paix. Un moment, je me
crus perdue, j'entendis passer près de moi,... était-ce lui qui me
faisait chercher? Voulait-il achever son crime, voulait-il m'enlever un
reste de vie que je détestais? ou le remords enfin, dans son âme de
boue, y rappelait-il un instant la pitié, quoiqu'il en fût, on me
dépassa fort vite, le jour vint, je me levai, et me déterminai
sur-le-champ à aller regagner l'habitation de ma chère Isabeau, bien
sûre qu'elle ne me refuserait l'asile dont elle m'avait toujours
flattée.... Je partis donc ... et j'en étais à mon quatrième jour de
marche, me traînant comme je pouvais, moulue de coups, palpitant de
crainte, fatiguée du fardeau de mon sein, n'osant presque point prendre
de nourriture, de peur que le peu d'argent que j'avais ne me conduisit
point à Berceuil; je m'en croyais près, lorsque je me suis perdue, ce
que les douleurs m'ont arrêtées; c'est là où j'ai eu le bonheur de
rencontrer monsieur, dit Sophie en me désignant, et quelqu'affreuse que
soit ma situation, poursuivit-elle, en fixant madame de Blamont, je la
regarde comme une grâce du ciel, puisqu'elle m'assure l'appui d'une
dame, dont la pitié me secoure, et dont les bontés me feront retrouver
celle que j'appelle ma mère. Je suis jeune, j'ose ajouter que je suis
sage, si j'ai fait une faute, Dieu m'est témoin que c'est malgré moi ...
je la réparerai ... je la pleurerai toute ma vie ... j'aiderai ma bonne
Isabeau dans son ménage, et si je n'ai pas une aisance semblable à celle
que m'avait procuré le crime, j'y trouverai du moins de la tranquillité
et n'y connaîtrai pas le remord.

Ici, les larmes coulèrent des yeux de toute l'assemblée; Sophie trop
émue, pour contenir les siennes, nous supplia de la laisser seule un
moment. Nous nous retirâmes pour aller renouveler nos conjectures, et
comme le courrier part, je suis obligé, mon cher Valcour, de te laisser
aux tiennes, en t'assurant que mon premier soin sera de l'achever le
détail de ce que nous aurons pu découvrir sur cette malheureuse
aventure.


       *       *       *       *       *


LETTRE DIX-SEPTIÈME.

_Le même au même_.


Vertfeuil, ce 30 Août, au soir.

Sophie qui n'avait encore osé faire voir à sa garde, les sanglantes
marques dont elle est couverte, s'y hasarda dès qu'elle nous en eut fait
l'aveu, et dès le vingt-huit, comme elle avait passée une nuit cruelle,
elle pria cette femme d'examiner ses contusions et de les lui soulager.

Celle-ci trouva tant de désordres et des meurtrissures si graves,
qu'elle ne voulut rien prendre sur elle, et madame de Blamont consultée,
envoya sur-le-champ chercher _Dominic_ son chirurgien d'Orléans, que
l'on n'introduisit près de la malade qu'après lui avoir fait jurer le
secret. L'artiste fit son examen, et son rapport fut que la délivrance
faite à sept mois, quoique l'enfant eut vu le jour, était bien sûrement
une couche forcée, suite des accidens éprouvés par la malade,
indépendamment d'un coup très-violent à travers les reins, il y en avait
vingt-un autres tant sur les bras, les épaules, ou le reste du corps de
cette malheureuse, dont chacun occasionnait une contusion qui demandait
des pansemens subits.--Les effets du second accès de la colère réfléchie
de _Mirville_ avaient eu une prodigieuse extension, mais ce qui servait
sa barbarie pour lors ayant sans doute une bien plus grande flexibilité,
contusionnait infiniment moins, quoiqu'en flétrissant davantage, et les
dangers de ce second traitement, bien qu'il eut été porté à l'extrême,
n'étaient pas si dangereux que ceux de l'autre.

D'après cette exposition, _Dominic_ ordonna une saignée du pied, le plus
grand calme et quelques boissons. Il ne s'est retiré qu'au bout de
vingt-quatre heures, après avoir vu le meilleur effet de ses premiers
traitemens, il a laissé son ordonnance à la sage femme et reviendra au
commencement de la semaine, il espère, dît-il, beaucoup et de l'âge et
du bon tempérament de la jeune personne. Il a jugé à propos que l'on la
sépare de son enfant, ce qui a été fait d'autant plus heureusement que
cette pauvre petite créature est morte très-peu après avoir quittée sa
mère, et que cette perte, si elle l'avait su, l'aurait peut-être envoyée
au tombeau; on lui a caché cet événement; quoiqu'un peu mieux
aujourd'hui, elle n'est pourtant pas encore en état de l'apprendre;
telle est, mon ami, l'histoire du vingt-huit.

Hier, vingt-neuf, madame de Blamont me pria d'aller au village de
Berceuil, vérifier sur les lieux mêmes, les dépositions de Sophie, je
m'y rendis à cheval et muni d'une lettre de madame de Blamont, je
descendis chez le curé.--C'est un homme d'environ cinquante ans, dont le
maintien et l'honnêteté paraissent soutenir le caractère; il me reçut
fort bien, m'invita à dîner chez lui, et en attendant l'heure du repas,
me conduisit chez Isabeau, parfaitement telle que nous l'avait dépeint
Sophie. Tous deux se rappelaient au mieux cette jeune fille, le curé se
ressouvenait très-bien de lui avoir enseigné sa religion.--Pour Isabeau,
elle pleura d'abord de joie, quand je lui eu dit que son élève existait,
l'aimait et demandait à la voir, et bientôt après de chagrin, quand je
lui appris son état; j'insistai peu sur les détails, madame de Blamont
m'avait fait sentir la nécessité de les déguiser, et j'étais pénétré
comme elle, du besoin de ce mystère; tout se borna donc à constater que
Sophie n'en imposait pas, et à convenir avec ces deux honnêtes gens
qu'ils se rendraient l'un et l'autre, à la prochaine invitation que leur
ferait la dame qui m'envoyait, laquelle ne retardait le plaisir de les
voir, qu'en raison de la santé de Sophie, point encore en état
d'embrasser des personnes si chères.--Je dînai chez le curé que je
trouvai là, comme dans nos opérations, un homme de très-grand sens,
l'événement qui m'attirait chez lui fit tomber le discours sur la
dépravation des moeurs, cause unique, prétendait-il, de toutes les
atrocités qui se commettent journellement.

«Oh! monsieur, (me dit l'honnête ecclésiastique, avec cet enthousiasme
chaleureux de la vertu), je vois éclore à tout instant un fratras
d'écrits inintelligibles, une foule de projets ineptes sur la mendicité,
sur les moyens de l'extirper en France, projets atroces, qui n'ont pour
malheureux principe, que le désespoir où est le riche d'être obligé de
contempler l'infortune dans son semblable, que le désespoir d'être
contraint à donner quelques secours;--ne croyant son or fait, que pour
payer ses honteuses jouissances. Il voudrait se soustraire à ces tristes
obligations, il voudrait éloigner de ses yeux le spectacle attendrissant
de la misère, qui glace ses indignes plaisirs, qui lui fait voir l'homme
de trop près, qui le ramenant aux accablantes idées du malheur,
anéantit, malgré lui-même, l'intervalle immense que son orgueil ose
mettre entre l'homme et l'homme.--Voilà, monsieur, voilà les seules
causes de tous ces pitoyables écrits; n'en doutez pas, ils ne sont
dictés que par l'avarice, l'orgueil et l'inhumanité.... On ne veut point
voir de pauvres en France,--eh bien! que l'on s'occupe pour y réussir,
du moyen de réformer les moeurs, et de préserver surtout la jeunesse de
leur perfide corruption; que l'on réforme le luxe,--ce luxe pernicieux
qui ruine et dérange le riche, sans soulager le misérable, et qui plonge
bientôt celui-ci dans l'abyme, par sa folle prétention à atteindre ce
qu'il ne peut approcher qu'en entraînant sa perte. Que vos gens de
lettres s'occupent de ces plans, monsieur, qu'ils en offrent au
gouvernement des projets rectifiés, et de la réussite de ces premières
opérations, naîtra bientôt cette réforme de mendians tant désirée dans
votre capitale. Que ce luxe si dangereux n'attire plus à vos ateliers de
colifichets, ou derrière vos magnifiques voitures, le fils de ce bon
laboureur qui, abandonné de ses meilleurs enfans, va bientôt mendier
avec ce qui lui reste, à la porte même de l'hôtel où son fils
orgueilleux d'une jaquette chamarrée, ose le regarder insolemment, sans
daigner le reconnaître ou le soulager. Diminuez les impôts, honorez,
encouragez l'agriculture[4], préférez sur-tout l'honnête individu qui
s'y livre, à cet impertinent _plumitif_ qui, masqué d'une jupe noire, a
quitté la charrue de son père, pour venir s'engraisser dans la ville,
des divisions intestines du citoyen.--Classe abjecte, venimeuse, aussi
inutile que méprisable, que de bonnes lois devraient ou retenir dans ses
foyers, ou enchaîner, dès qu'elle en sort, à des travaux publics, dans
lesquels, plus utiles au moins, ou qu'au parquet ou qu'au barreau, elle
servirait la patrie, au lieu de la détruire, au lieu de la miner
sourdement par ses prévarications, ses rapines et ses excroqueries
scandaleuses. Vous ne voulez pas voir de mendians en France, n'épuisez
pas le malheureux cultivateur par des taxes au-dessus de ses forces, ne
foulez pas vos fermiers, afin d'être plus en état de broder vos habits
et de pomponner vos chevaux, et les mendians, malheureuse excrécence de
tous ces abus, ne fatigueront point vos regards; mais ne les bannissez
pas, ne les molestez pas par une pitié barbare et insultante, ne les
engouffrez pas comme des cadavres dans des sépulcres d'horreur et de
foetidité; songez qu'ils sont hommes comme vous, que le même soleil les
éclaire et qu'ils ont droit au même pain.... Vous ne voulez pas de
mendians! n'engloutissez pas dans la capitale les ruisseaux d'or de vos
provinces, que la circulation soit libre, et la dose du bonheur
équitablement répartie sur chaque citoyen, ne vous montrera plus, l'un
au pinacle et l'autre sous les haillons de la misère; et pourquoi
faut-il qu'il y ait une partie des hommes qui regorge d'or, tandis que
l'autre n'a pas même l'usage de ses premiers besoins, pourquoi faut-il
qu'il n'y ait que deux ou trois belles villes en France, pendant que
l'infortune dépeuple ou dévaste les autres?... Vous ressemblez à ces
enfans qui mettent à un seul château toutes les cartes qu'on leur a
données, qu'arrive-t-il?--l'édifice écroule,--voilà votre image. Votre
Babylone moderne s'anéantira comme celle de Sémiramis, elle s'évanouira
de dessus le globe de la terre, comme ont disparu ces villes
florissantes de la Grèce, qui n'ont eu comme elle, que le luxe pour
cause de leur dépérissement, et l'état énervé, pour embellir cette
nouvelle Sodome, s'engloutira comme elle, sous ses ruines dorées.»[5]

J'aurais pu répondre au curé, car tu sais que je ne pense pas comme lui,
sur ce luxe que tu blâmes* aussi quelquefois avec tant de force; mais
l'heure me pressait, je prévoyais l'inquiétude de nos dames, je me
séparai donc promptement de ce bon prêtre, lui promettant de discuter
plus à l'aise une autre fois les matières qui venaient de nous occuper.
Je lui fis promettre d'être exact à se rendre avec Isabeau, chez madame
de Blamont, quand une voiture viendrait les prendre, et je revins.

Ce fut au retour de ce voyage que je trouvai l'enfant de Sophie, mort,
et la mère un peu mieux, on ne vit point d'inconvéniens à ce que je lui
donnasse des nouvelles de sa bonne nourrice, elle m'en remercia avec les
expressions de la plus tendre reconnoissance. En vérité, c'est un
caractère charmant que celui de cette jeune personne, dès que le sort
lui destinait le malheureux état de fille entretenue, quel dommage que
cela ne soit pas tombé entre les mains de quelque vieux garçon honnête
et rangé, dont elle aurait fait la félicité par sa sagesse et par sa
douceur; mais il me paroît que les intentions de madame de Blamont sont
si avantageuses pour cette pauvre fille, qu'elle n'aura
vraisemblablement pas à se repentir de son changement d'état,
puisqu'elle n'aurait pu suivre cet état qu'aux dépens de son honneur et
de sa conscience, au lieu qu'elle pourra vivre dans celui qu'on lui
destine, en conservant toute la pureté de son âme. Je n'eus pas plutôt
donné à notre malade des nouvelles de sa bonne Isabeau, qu'elle brûla du
désir de la voir, mais quand je lui eus prouvé que sa santé exigeait
qu'elle se priva encore quelques jours de ce plaisir, elle se rendit, et
me chargea, les larmes aux yeux, de témoigner à madame de Blamont,
jusqu'à quel point elle était sensible aux bontés qu'on avait pour elle.
Hélas! monsieur, me disait-elle, d'une voix tendre et flatteuse, les
effets de la reconnoissance d'une infortunée comme moi, sont d'un bien
léger prix pour madame de Blamont, mais mon coeur est si pur, que ses
voeux seront entendus de l'éternel, et si je puis sauver ma vie, j'en
emploierai tous les instans à implorer le ciel pour son bonheur et pour
celui de tout ce qui l'entoure; ensuite, elle arrosait mes mains de ses
larmes, elle me demandait mille fois pardon de toutes les peines qu'on
daignait se donner pour une pauvre fille qui ne les méritait pas.
L'organe flatteur de cette jeune fille, de très-beaux yeux bleux remplis
de sentiment, un air d'innocence, de vérité, répandu dans toute sa
physionomie, et qui place, pour ainsi-dire, son âme sur les traits de sa
jolie figure.... Tout cela, mon ami, intéresse involontairement pour
elle; ses malheurs achèvent d'attendrir et il devient réellement
impossible de ne pas désirer qu'elle soit heureuse. Aline, à qui l'on a
expliqué, des aventures de Sophie, tout ce que permettait la décence,
l'a pris dans une amitié très-singulière; il faut l'arracher du chevet
de son lit, elle veut lui donner ses bouillons, elle y voudrait coucher,
si on la laissait faire, mais une chose plus extraordinaire, ô Valcour!
c'est qu'il est impossible de ne pas observer entre ces deux jeunes
personnes, un air de famille; il est frappant.--Eugénie et madame de
Senneval ont fait la même remarque; je l'avais fait avant elle.--Madame
de Blamont en avait été émue au premier coup d'oeil.--En te peignant les
traits qui les rapprochent, tu te figureras encore mieux cette Sophie;
d'abord, elles ont absolument le même son de voix, absolument le même
tour de visage, la même bouche, positivement le même air dans leur
ensemble; Sophie a comme ton Aline, ces superbes cheveux
châtains-clairs, tirant un peu sur le blond; le même éclat dans la peau,
et toutes deux, enfin, paraissent avoir le même fond de
caractère.--Sophie adore Aline, elle la conjure à tout moment de ne
point prendre tant de soins d'elle, et laisse voir en même temps tout le
chagrin qu'elle aurait, si celle-ci lui accordait sa demande.

Ces différentes choses reconnues, il est devenu très-probable entre
madame de Senneval, madame de Blamont et moi, que les noms de _Mirville_
et de _Delcour_ sont des noms supposés qui en cachent peut-être de bien
plus intéressans pour madame de Blamont; n'osant néanmoins hasarder
encore que des conjectures.... Récapitulons ce qui les fonde.

L'éducation de Sophie dans un village si près d'une terre où monsieur de
Blamont vient tous les ans voir sa femme.... Cette singulière
ressemblance.... La liaison des deux amis si conforme à celles de
messieurs de Blamont et d'Olbourg ... leur âge ... leurs portraits faits
par Sophie et par sa nourrice, et où tous les traits de nos originaux se
retrouvent.... Leur état, l'un de robe, l'autre de finance.--Une légère
objection se présente ici, je la sens.... M. Delcour a été plusieurs
fois chez Isabeau, on n'a jamais dit qu'il y fut venu de Vertfeuil;
serait-il possible, si M. Delcour était le même que M. de Blamont, qu'il
ne fût pas connu dans un village, si voisin d'une terre de sa femme?
mais cette objection s'évanouit à l'examen: d'abord en voyant arriver M.
Delcour à Berceuil, on peut fort bien ignorer de quel endroit il doit
venir; il est possible d'ailleurs qu'il n'y soit jamais venu que de
Paris. Secondement, on ne connaît Monsieur et Madame de Blamont, à
Berceuil, que de réputation; on n'a pas la moindre idée de leur figure,
ce peut donc être le même homme; il y a donc à parier que c'est le même
homme, et si la combinaison est juste tu vois quel est l'odieux
caractère, quel est le scélérat qui ose s'offrir à ton Aline! car, si
_Delcour_ est _Blamont_, n'en doutons point, _Mirville_ n'est autre que
_d'Olbourg_.

Dans cette circonstance épineuse madame de Blamont ne sait que
décider.... Faire rendre, à Sophie, une plainte contre M. de Mirville,
est la faire porter contre M. Delcour. Or, si les noms nous abusent tu
vois qui elle compromat dans cette plainte? cette idée l'arrête.
--Cependant quelle arme elle laisse échapper, si elle ne saisit pas tout
ceci, pour se débarrasser des poursuites d'un gendre, indigne d'elle
assurément, s'il est coupable de l'infamie que nous recherchons.
--Trouvera-t-elle jamais une plus belle occasion? N'aura-t-elle pas dans
la supposition que les noms cachent ceux que nous soupçonnons, à se
repentir toute sa vie de n'avoir pas profité de cet événement pour
arrêter les démarches d'un homme dont l'alliance la déshonorerait.... Si
elle manque ce que lui offre le hasard, et que M. de Blamont triomphe,
qu'intéressant son autorité et les loix, il parvienne à mettre Aline
dans les bras de d'Olbourg, madame de Blamont ne mourra-t-elle pas de
chagrin d'avoir eu tout ce qu'il fallait pour arrêter cet affreux
sacrifice, et de ne l'avoir pas fait? Ces considérations, sur lesquelles
je crus devoir fortement appuyer, la déterminèrent, enfin, à faire
rendre une plainte à Orléans;--mais une plainte secrète, dont elle put
être absolument la maîtresse; le juge s'est en conséquence rendu ce
matin, à l'invitation qui lui a été faite; Sophie se trouvant un peu
mieux, il a été introduit, et a reçu son exposition du fait simple et
pur.--«D'un outrage commis sur elle; grosse par un monsieur de Mirville,
financier à Paris, lequel était auteur de sa grossesse, et était venu la
chercher au village de Berceuil, avec un de ses amis, il y a environ
trois ans, pour l'entretenir sur le pied de sa maîtresse, ce qu'il a
fait jusqu'au moment où il l'a indignement traitée, quoi-qu'enceinte, et
mis à la porte de sa maison ect. ect. ect.».

Nous avons tous signés, elle comme partie, nous comme témoins de son
état, Dominic signera à Orléans; et la plainte restera chez le
magistrat, jusqu'à ce qu'il plaise à madame de Blamont de la réveiller.

Tout ceci se faisait à regret, et ne se serait jamais fait sans moi;
mais je l'ai cru de la plus extrême nécessité. L'excellent caractère de
Sophie, se refusait à une plainte.--Madame de Blamont tremblait de
compromettre le personnage quelle croit envelopper, sous le nom de
Delcour; on n'osait avouer au juge aucune de ces considérations; j'ai
cru trouver le biais en ne nommant point monsieur Delcour, dans la
plainte qui ne se trouve plus absolument portée que contre monsieur de
Mirville.

Tu vois maintenant mon ami le motif qui a déterminé mes opérations, je
n'ai eu que ton bonheur et ton intérêt en vue.--Si je me trompe
redresse-moi; mais quelque puisse être l'excès de ta délicatesse, je
doute pourtant qu'elle l'eût fait agir différemment, et j'ose croire que
tu m'approuveras. Voici maintenant une autre idée, suite nécessaire de
nos premières démarches, et qui peut-être s'accordera encore moins avec
la droiture de ton âme; mais dont l'exécution pourtant me paraît
indispensable.

Madame, ai-je dit à madame de Blamont, sitôt après le départ du
magistrat, il me paraît que l'objet essentiel est de connaître
maintenant le héros de notre aventure?

_Madame de Blamont_.--Ou cette découverte nous mènera-t-elle?--au même
objet qui m'a fait vous conseiller la plainte; il vous faut des armes,
le hasard vous en offre.--Mais si ces deux particuliers n'ont rien de
commun avec ceux qui nous intéressent?--Vous saurez au moins à quoi vous
en ternir, et tout reste alors dans les ténèbres.--Et si ce sont
eux?--Vous vous retrouvez dans le même état.... Vous êtes toujours
maîtresse de la plainte de Sophie. Oh madame! si Mirville est d'Olbourg,
irez-vous lui donner votre fille?--Cette idée me révolte, ne me l'offrez
seulement pas.--Et si vous ne vous éclaircissez point, et que le
scélérat soit d'Olbourg; que votre époux parvienne au but qu'il se
propose, prévoyez-vous les remords qui vous déchireront?--Je n'y
survivrais pas.--Il faut donc les éviter.--Déterville je me fie à vous;
faites absolument tout ce que vous croirez convenable, mais usez, je
vous en conjure, de la plus extrême modération.

L'objet, selon moi, était de se transporter sur les lieux mêmes; de
tâcher de séduire la duègne Dubois, afin d'en tirer des éclaircissemens.
Je suis convaincu qu'elle en pourrait fournir beaucoup. Trois moyens
s'offraient pour nous amener la fidèle gardienne; celui d'aller la
débaucher moi-même; celui de te charger de ce soin, et enfin celui de
détacher d'ici un nommé _Saint-Paul_, vieux domestique de madame de
Blamont, singulièrement attaché à sa maîtresse, et l'un des plus fins
valets dont la livrée de France puisse se faire honneur. Le premier de
ces moyens me repugnait un peu; j'étais bien sûr que tu ne te chargerais
pas du second: nous avons donc adopté le troisième, et sans que tu t'en
mêles, sans que Saint-Paul te voie même à Paris.--Il est décidé qu'il
part demain avec cinquante louis dans sa poche, et qu'il ne revient
point sans la vieille, ou sans les plus grandes lumières de sa part.
Comme il a ordre de ne communiquer qu'avec nous, ce ne sera que par nous
que tu apprendras les détails; sois en paix, du mistère et montre toi le
moins possible pendant que nous allons agir.


_Au moment du départ de ma lettre_.

Sophie va mieux, Aline est fatiguée; elle a eu hier un peu de migraine,
on a obtenu d'elle d'aller se coucher: Eugénie lui a promis de veiller
Sophie comme elle même. Madame de Blamont est agitée; c'est madame de
Senneval et moi qui tenons la maison et qui vaquons à tout.--Aline ne
veut pas que je cachette sans te prouver par deux lignes, que son
indisposition n'est rien.


_Aline à Valcour_.

P.S. Que d'événemens!... Que de soupçons!... Que de conjectures!... Ah!
si le ciel a choisi cette manière pour nous éclairer, il ne laissera pas
son ouvrage imparfait! Puisse tout ceci tourner à notre bonheur, sans
troubler celui de l'être à qui je dois le jour. Son repos m'est plus
cher que ma satisfaction même, et je ne dois jamais cesser de le
respecter. Adieu, soyez tranquille, écrivez-nous, et comptez sur la
tendresse de votre Aline, elle sera toujours inexprimable.


Notes:

[Footnote 4: «Le premier besoin est de vivre, l'art qui nourrit les hommes est le
premier des arts.» BÉLISAIRE, cap. 12.]

[Footnote 5: C'est ici comme dans bien d'autres passages, que nous supplions nos
lecteurs de ne pas perdre de vue que cet ouvrage s'écrivait un an avant
la révolution.]


       *       *       *       *       *


LETTRE DIX-HUITIÈME.

_Le même au même_.


Vertfeuil, ce 3 septembre.

Aline est tout-à-fait bien aujourd'hui, elle jouit du calme de son
amie.--Du bonheur que lui fit éprouver, hier, la visite de son Isabeau.
Dominic était revenu le premier du mois, et ayant trouvé sa malade dans
le meilleur état, il ne crut nul inconvénient à lui laisser le plaisir
d'embrasser sa nourrice. On a donc envoyé hier une voiture au curé de
Berceuil, avec invitation à lui d'amener Isabeau, et comme on était
parti de très-bonne heure, notre compagnie villageoise est arrivée pour
dîner. A peine Sophie a-t-elle entendu le bruit du carrosse, qu'elle a
voulu se lever pour voler dans les bras de sa nourrice; nous l'avons
contenue. Madame de Blamont, voulant jouir de cette scène
attendrissante, sans témoins qui put la refroidir, a laissé le curé un
moment avec madame Senneval, et nous a amené Isabeau.... Mais tous nos
soins alors sont devenus impuissans près de Sophie, sitôt que la voix
_de sa bonne mère_, (c'est ainsi qu'elle la nomme) a pu frapper son
oreille; elle s'est précipitée dans la chambre, et est venue tomber aux
pieds d'Isabeau. Le mouvement a été si vif, que nous avons été obligés
de la rapporter dans son lit, où elle est restée quelques minutes sans
connaissance; la bonne paysanne s'est jetée sur elle; elle l'a rappelée
à la vie par ses caresses; elles se sont embrassées toutes deux, et les
larmes qu'elles repandaient à grands flots se sont opposées d'abord aux
expressions de leur mutuelle tendresse.--Eh bien! ma chère enfant, lui a
dit Isabeau, dès que l'état où elles se trouvaient, leur a permis de
s'entendre. Ne t'avais-je pas dit que tu serais malheureuse, dès que tu
cesserais d'être sage. _Sophie_.--Les cruels! ils m'ont trompée;
pourquoi me livrâtes vous à eux? _Isabeau_.--Avais-je des droits sur
toi?... Mais il n'y a donc pas de ta faute? _Sophie_--Je n'ai été que
malheureuse et séduite, tout le crime est de leur coté. _Isabeau_.--Que
ne revenais-tu dans ma maison, tu savais bien qu'elle était ouverte à
l'innocence? _Sophie_.--O ma bonne! ma bonne! aimez toujours votre
Sophie; elle n'a jamais oublié vos conseils, ils ont toujours été gravés
dans son coeur. _Isabeau_.--Cette pauvre enfant!--puis se tournant vers
moi, en larmes: oh monsieur! ne vous étonnez pas si je l'aime--je la
regarde comme ma fille, je n'ai point d'autre enfant qu'elle. Les
scélérats, ils ne me l'enlevaient donc que pour la perdre?... Viens
Sophie! viens,--tu trouveras toujours le bonheur et la tranquillité chez
Isabeau; parce que la vertu, la religion n'en sortirent jamais. Et elles
se sont rejetées dans les bras l'une de l'autre, et leurs larmes ont
encore arrosé leurs seins.

Madame de Blamont craignant qu'un attendrissement trop prolongé ne
nuisit à sa chère malade, a fait monter le curé; il s'est approché du
lit de Sophie, et l'a parfaitement reconnue. Celle-ci lui a demandé sa
bénédiction; elle lui a fait les excuses les plus sincères de la
mauvaise conduite qu'elle a eue depuis qu'on l'avait enlevée.--Une des
choses qui lui avait toujours laissé le plus de remords, a-t-elle dit,
était d'avoir été arrachée, d'auprès de son pasteur, sans avoir rempli
les devoirs de sa religion. On a pu négliger ces devoirs, a dit ici le
curé, avec la plus grande surprise?--Ah! monsieur, a dit madame de
Senneval, des libertins, au sein du vice, pensent-ils encore à la
religion?--Ce sera le premier soin qu'elle remplira, dès que sa santé va
le lui permettre, a dit madame de Blamont, souffrez en attendant,
monsieur, que nous nous occupions des seconds; puis s'asseyant en face
du lit, et s'adressant à Isabeau et au curé, voici les intentions que
cette femme adorable leur a expliqué:

«Plusieurs raisons relatives à moi m'empêchent, a-t-elle dit, de garder
cette jeune fille dans ma maison aussi long-tems que je le voudrais;
sitôt que sa santé sera rétablie je la renverrai chez vous, Isabeau, et
pour qu'elle ne vous soit point à charge»--elle à charge! non, non, mon
enfant ne peut me gêner; tout ce que j'ai est à elle, et je vous déclare
d'avance que je n'accepte rien de ce que je vous vois prête à m'offrir;
je lui dois des réparations pour ne l'avoir pas sauvé du crime:
laissez-moi m'acquitter envers elle.--«Eh bien! Isabeau je vous
l'accorde, mais vous ne me refuserez pas de pourvoir à son
établissement»--puis s'adressant au curé, et lui remettant des papiers:
«voilà ci-joint, monsieur, lui a-t-elle dit, pour quarante mille francs
de billets payables d'aujourd'hui en un an, mon intention est que cette
somme serve de dot à Sophie; je vous prie; monsieur, de lui chercher
pendant cet intervalle un époux digne d'elle, qui réunisse, à votre
approbation, aux vertus qui doivent lui mériter une telle femme, le
bonheur de lui être agréable; car, je veux toujours l'aimer, je veux
toujours lui tenir lien de mère; s'il arrivait que le sujet choisi ne
put lui convenir, vous voudrez-bien jeter les yeux sur un autre. La
clause la plus essentielle, aux noeuds que je projette pour cette chère
enfant, est qu'elle aime son mari, et qu'elle en soit aimée; en voulant
faire son bonheur je ne me pardonnerai pas de l'avoir livrée à un époux
qui peut-être la mépriserait, pour une faute qui n'est pas la sienne; il
sera donc prévenu du malheur de la fille qu'on lui destine, vous lui
ferez sentir à quel point elle en est innocente, et vous ne les réunirez
qu'en cas ou cette fatalité n'inspirera aucun éloignement à l'époux.
Comme il en coûterai à Isabeau de se séparer d'un enfant qu'elle aime,
vous mettrez pour clause au contrat que les deux époux demeureront chez
elle,»--et on y ajoutera, interrompit Isabeau pleine de joie, que tout
ce que je possède sera pour eux, madame, continua-t-elle, je ne suis pas
tout-à-fait dépourvue; j'ai un grand quartier de terre, où les deux
jeunes gens pourront trouver de quoi vivre, et avec ce que vous avez la
bonté de leur donner, ils seront assurément très à l'aise: qu'ils aient
de la conduite et leurs enfans seront riches.--Pendant ce tems, Sophie
sanglotait, elle tenait une des mains de madame de Blamont, l'arrosait
des larmes de sa reconnaissance, et les expressions lui manquaient pour
la peindre.

Le curé s'est chargé de tout; il a prodigué ses louanges à madame de
Blamont, qui lui a dit qu'elle ne concevait pas comment des actions si
naturelles, et qui donnaient autant de plaisir, pouvaient mériter des
éloges.... Aline s'est précipitée dans les bras de sa mère et l'a
accablée de caresses....--Ce tableau de l'innocence malheureuse, de la
reconnaissance la plus tendre, d'un côté, et de l'autre celui de la
tendresse filiale, de la piété, de la vertu, jetaient dans l'âme des
impressions si délicieuses, y faisaient éprouver des mouvemens si
délicats et si doux.--O mon ami! s'il est des joies célestes elles ne
sont composées que de pareilles sensations!

On se sépare; tant de vibrations diverses avaient affaibli l'âme de
Sophie: la garde nous pria de la laisser seule, et l'on fut se mettre à
table; la bonne Isabeau voulait aller manger à l'office; madame de
Blamont et madame de Senneval la firent asseoir entr'elles deux; elle y
fut décente, honnête et polie, tant il est vrai que la vertu n'est
jamais déplacée nulle part; il n'est pas une seule table, mon ami,
qu'une telle convive n'honor plus, que ne l'eût fait une de ces
impudentes, connues sous le nom de _Petites Maîtresses_, qui au lieu de
ces propos simples et pleins de candeur, de ces discours naïfs, image de
la nature, n'eût apporté que ce jargon du crime qui la déshonore et
l'outrage.

Après le dîner Isabeau a voulu embrasser encore une fois sa fille--elle
lui a dit qu'elle allait lui préparer son logement, mais que, comme elle
était à-présent plus grande, et d'ailleurs, ajoutait-elle en riant,
une demoiselle à marier, elle voulait lui céder sa belle chambre.--A
moi! ma bonne, à moi! je n'en veux point d'autres que celle que j'ai
toujours eue; et je ne veux d'emploi chez vous, que celui que j'y
remplissais. Si vous me ravissez ce bonheur, si vous ne me croyez plus
digne de vous servir, vous me ferez croire que ce sont mes fautes qui
m'ont fait démériter prés de vous, et je ne m'en consolerai pas.

Il est certain que cette fille est charmante, elle a une sorte d'esprit
naturel, qui prête un incroyable agrément à tout ce que sa belle âme lui
inspire.

On a dressé un acte de ce qui s'était passé. Madame de Blamont voulait
retenir ses hôtes; mais le ménage de l'un, les soins religieux de
l'autre, se sont opposés aux desseins qu'eux mêmes aurait eu de rester,
et ils sont reparti dans la même voiture.

Eh bien Valcour! lequel, à ton avis, doit jouir du calme le plus
pur,--doit passer des nuits plus sereines, ou du scélérat qui a
déshonoré, maltraité, cette pauvre fille, ou de l'être honnête et
sensible qui se délecte à réparer, si généreusement, tous ses maux?
Qu'ils viennent? qu'ils paraissent ces apôtres de l'indécence et du
vice, qui légitiment toutes les erreurs, qui les trouvent toutes dans la
nature, parce qu'ils la croyent aussi corrompue que leurs âmes? qui se
trouvent mieux de méconnaître les plus saints organes de cette loi
sacrée, que d'être contraints à se mépriser eux-mêmes; qui préfèrent de
ne trouver du crime à rien, à être obligés de frémir à l'aspect de ceux
dont ils se souillent; qui n'achètent, en un mot, leur ténébreuse
tranquillité qu'en étouffant tous leurs remords ... qu'ils viennent,
dis-je, qu'ils viennent, et qu'ils prononcent? maîtres de se choisir un
caractère, qu'ils balancent, s'ils l'osent, entre celui de la
respectable protectrice de Sophie, et celui de son persécuteur.

Les dépositions d'Isabeau ne nous ont d'ailleurs appris rien de bien
particulier; Sophie paraissait âgée de trois semaines quand M. Delcour
arriva de Paris, l'ayant dans une barcelonnette sur le devant de sa
voiture; il descendit à l'auberge de Berceuil, et demanda une nourrice,
on lui fit venir Isabeau; il promit une pension qui augmenterait avec
l'âge de l'enfant; il convint qu'on lui apprendrait à lire, à écrire, à
coudre; qu'elle n'aurait point d'autre nom que celui de Sophie, et que
quand il n'apporterait pas lui-même l'argent de la pension, il le ferait
tenir sûrement. Il a été exact, Isabeau a toujours été régulièrement
payée, soit par lui, soit indirectement. Il n'a fait, en tout, que
quatre visites à Sophie, pendant les treize ans qu'elle a été en pension
chez Isabeau: il arrivait toujours par la route de Paris, descendait à
l'auberge, voyait l'enfant une heure ou deux, examinait ses petits
talens et repartait. Mais, a dit Isabeau, ce fut de mon chef que je lui
fis apprendre sa religion, et que je la mis à l'école chez M. le curé;
car, il ne s'informait jamais de cet article, et quand je lui en
parlais: _coudre, coudre et lire, madame, me répondait-il, voilà tout ce
qu'il faut à une fille_; propos qui, à ce qu'ajouta plaisamment cette
femme, lui fit croire que cet homme était _huguenot_.

Ensuite il la vint prendre avec son ami, et tu sais tout le reste. Nous
attendons des nouvelles de nos négociations de Paris, et je ne t'écrirai
plus que nous ne les ayons.


_Fin de la première partie_.




       *       *       *       *       *




ALINE ET VALCOUR,

_ou_

LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.

par

D.A.F. DE SADE




TOME PREMIER.

DEUXIÈME PARTIE.




Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

1795.


       *       *       *       *       *


     Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
     Cum dare conantur prius oras pocula circum
     Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
     Ut puerum aetas improvida ludificetur
     Labrorum tenus; interea perpotet amarum
     Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,
     Sed potius tali tacta recreata valescat.

                                    Luc. Lib. 4.


       *       *       *       *       *


LETTRE XIX.

VALCOUR A DÉTERVILLE,


Paris, ce 8 septembre.

L'évènement singulier dont tu viens de me faire part, prenant, dans tes
récits, la forme d'un journal, j'ai cru devoir le laisser finir, pour
que ma lettre répondit à toutes les tiennes.

Oh mon ami! quelle a été ma surprise, et quelles ont été mes
combinaisons! Il me paraît certain que les noms de _Delcour_ et de
_Mirville_, en déguisent pour nous de plus intéressans, et c'est dans
cette supposition que je désapprouve la plainte. Madame de Blamont a
affaire à un mari aussi adroit que corrompu; si jamais il découvre cette
plainte, peut-être s'autorisera-t-il de la démarche, pour publier que sa
femme veut le perdre, et qu'elle a controuvé toute l'histoire, afin de
lui chercher des torts assez puissans pour le priver de l'autorité qu'il
a sur sa fille; et dès ce moment, au lieu de nous être donné des armes
contre lui, nous lui en avons fourni contre nous. Cette plainte
d'ailleurs ne servait en rien au dédommagement dû à Sophie; la
générosité de madame de Blamont y pourvoyait d'une manière assez noble;
d'après cela, tout air de procédure n'est-il pas déplacé, et ne peut-il
pas devenir dangereux? ignores-tu, mon ami, l'art avec lequel les
scélérats dirigent sur les autres, ce qu'on a le dessein de faire contre
eux? et surtout ces espèces de coquins enjuponnés, qui, munis, _pour
leur argent_, d'une autorité _légale ou non_, ne se croyent jamais si
bien en droit d'en user, que quand il s'agit de servir leurs
passions.... Dieu veuille que je me trompe! J'ai été bien touché de la
conduite de madame de Blamont: toutes les vertus habitent dans le coeur
de cette respectable mère, et sa plus douce façon de jouir est de rendre
heureux tout ce qui l'entoure.

Je suis inquiet de la santé d'Aline, je te la recommande, mon ami,
permets-moi de remettre un moment tous les soins de l'amour dans les
tendres mains de l'amitié.

Pour éviter les rencontres et pour mieux suivre tes conseils, depuis
huit jours, je ne sors plus; j'observerai la même circonspection
jusqu'au dénouement de tout ceci.... Mais quelle privation pour moi de
ne pouvoir aller rendre hommage aux sublimes procédés de madame de
Blamont, de ne pouvoir tomber à ses pieds avec Aline, de ne pouvoir
l'accabler avec cette fille charmante de toutes les louanges qui lui
sont si bien dues; peins lui du moins les expressions de mon âme: je
crains pour toutes deux les soins, les embarras de cet événement; engage
les à se reposer, au moins pendant le calme que tout ceci va vous
laisser, et n'allez plus si tard courir les aventures. Peut-être n'en
arriveraient-ils pas à madame de Blamont d'aussi agréables que celle-ci,
je dis _agréables_ puisqu'elle a développé pour elle une de ces
occasions de faire du bien, toujours si recherchée de son coeur.

Oh mon ami! où nous entraîne l'ivresse des passions; ah! si lorsqu'on
commence à leur tout céder; si, lorsqu'on fait le premier pas dans leur
dangereuse carrière, on pouvait sentir avec quelle rapidité vont se
franchir les seconds, et quel abyme est ouvert au dernier! si l'on
voyait l'imperceptible filiation de nos erreurs, comme toutes
s'enchaînent, comme toutes naissent les unes des autres, comme la
rupture du plus petit frein, conduit bientôt au brisement du plus sacré!
quel est l'homme qui ne frémirait pas? quel est celui qui oserait se
permettre le plus léger écart, quand il peut naître de cette première
faute une habitude de tout vaincre, dont les dangers sont aussi
manifestes. Je voudrais que tout les hommes eussent chez eux, au lieu de
ces meubles de fantaisie, qui ne produisent pas une seule idée, je
voudrais, dis-je, qu'ils eussent un espèce d'arbre en relief, sur chaque
branche duquel, serait écrit le nom d'un vice, en observant de commencer
par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu'au
crime né de l'oubli de ses premiers devoirs: un tel tableau _moral_
n'aurait-il pas son utilité? et ne vaudrait-il pas bien un _Ténières_,
ou un _Rubens_? Adieu, ne me fais pas attendre la fin de cette aventure;
trop de sentimens de mon âme y sont intéressés, pour que je n'en désire
pas le dénouement avec ardeur.


       *       *       *       *       *


LETTRE XX.

_Valcour à Aline_.


Paris, ce 8 septembre.

Que j'aurais désire encore un mot d'Aline, dans cette dernière lettre de
mon ami; s'il m'en coûte pour être séparé de vous dans tous les tems,
combien cette absence ne devient-elle pas plus cruelle, quand elle me
prive du spectacle de votre âme exerçant des vertus. Les procédés de
votre adorable mère m'ont fait verser des larmes.... Ah! combien sont
douces celles que la pitié fait répandre. Je crains fort que cette
petite malheureuse, au sort de laquelle il est impossible de ne pas
s'intéresser, ne vous tienne par des liens plus étroits qu'on ne
l'imagine; votre tendresse en redoublera, je vous connais; mais que ces
soins ne prennent pas sur votre santé, je vous en conjure, Aline, songez
que vous vous devez à l'amant le plus passionné, et qui regarde comme
une faveur les soins que vous accordés à votre conservation; ne me
refusez pas au moins celle-là, puisque celle de vous voir m'est enlevée
... vous voir! Aline.... Ah! comme ce désir est impérieux en moi, quand
une vertu de plus vient vous rendre encore plus digne d'être révérée....
Elle vous aime cette Sophie ... eh! qui pourrait tenir à l'empire
universel que vous exercez sur les coeurs? Le besoin de vous adorer se
fait sentir dès qu'on vous voit, et il faut cesser d'être, ou céder au
culte qui vous est dû; il n'y a donc que moi qui suis privé de vous le
rendre ... moi qui oserais m'en croire si digne! si l'encens
s'appréciait à la délicatesse du coeur qui veut l'offrir. Il me semble
que je vois Aline ... ses belles joues mouillées de larmes, aidant les
pas de sa mère effrayée, et tenant près de son sein ce petit être, dont
les cris déchirans pénètrent son âme et l'attendrissent ... je la suis
près du lit de Sophie, jalouse des soins que l'on a d'elle, désirant les
lui donner tous, parce qu'elle a souffert ... cette Sophie; parce
qu'elle est malheureuse, et que la bonne et tendre Aline ne se satisfait
réellement que par la bienfaisance ... et je ne l'adorerais pas!... et,
je n'idolâtrerais pas cette fille céleste, mille fois plus belle encore
par ses vertus, que par ses attraits.... Cette créature angélique qu'il
semble que le ciel n'ait créée que pour être le charme de ses amis, le
refuge de l'infortune, et les délices de son amant!... Ah! toutes les
expressions sont trop faibles, aucunes ne rend ce que j'éprouve--effet
cruel des passions trop violentes.... Nature avare des dons que tu nous
fais, pourquoi faut-il qu'en nous inspirant un sentiment aussi vif, tu
nous prives de la faculté de l'exprimer, et que tout ce que nous
essayons pour le peindre soit toujours au-dessous de lui.

Si le nom de ces deux aventuriers nous trompent ... si effectivement ...
je frémis de mes soupçons! ils me révoltent, et je ne puis les
bannir.... Eh quoi! ce serait là le monstre qui oserai prétendre à mon
Aline?... lui grand Dieu?... il faudrait que je n'eus plus une goutte de
sang dans les veines, pour qu'une telle infamie se consommât!... homme
vil et barbare, comment as-tu pu fixer mon ange, sans que ton coeur
redevint honnête? comment le libertinage souille-t-il un instant
l'individu auquel il a été permis de respirer l'air que mon Aline épure?
Quoi tu l'as vue, et des horreurs empoisonnent ton âme?... Tu oses
aspirer à elle, et tes mains se plongent dans l'infamie? Il est donc des
êtres insensibles sur qui l'amour et la vertu n'agissent point.... Ah!
je croyais qu'auprès des dieux le crime devenait impossible.

L'état de mon coeur ne se conçoit pas ... tour-à-tour livré à la
crainte, aux soupçons; en proie à la plus amère douleur, inquiété par
tout ce qui arrive, déchiré par votre absence ... il faut que je vous
quitte.... Je le sens; mes pensées, mes expressions, tout porterait
l'empreinte de ma douleur; tout se ressentirait de mon trouble, et je ne
veux pas augmenter le vôtre.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXI.

_Déterville à Valcour_.


Vertfeuil, ce 10 septembre.

Sophie est tout-à-fait bien, elle s'est levée hier, et comme il faisait
fort doux, elle a pris l'air un moment sur la terrasse; elle a choisi
cet endroit parce qu'elle savait que la maîtresse du logis s'y trouvait,
et qu'elle voulait que son premier devoir fut l'acre de sa
reconnaissance; du plus loin qu'elle a vu ces dames, lisant sous un
bosquet; elle s'est précipitée vers elles, et est venue tomber aux pieds
de madame de Blamont, en arrosant de ses larmes les genoux de sa
bienfaitrice, cherchant des mots, n'en trouvant point, et devenant bien
plus expressive par ce silence du sentiment, que par toutes les phrases
de l'esprit. Madame de Blamont l'a relevée, l'a embrassée de tout son
coeur, et l'a fait asseoir auprès d'elle; elle est faible, elle est
pâle, mais d'un bien puissant intérêt dans cet abattement--elle est plus
jolie que vous, a dit en riant madame de Blamont à sa fille.... Ah!
puisse-t-elle devenir plus heureuse, a répondu Aline en l'embrassant.
Elle a soupé ce soir avec nous, et son maintien, son air, sa décence
nous ont enchanté tous. Mais comme j'ai des choses d'un bien autre
intérêt à te dire, trouves bon que nous laissions un moment Sophie, pour
reprendre l'histoire de ses persécuteurs.

Il était impossible de trouver un meilleur moment pour séduire la
vieille Dubois, et pour démêler, par elle, tout le noeud de cette infâme
intrigue ... chassée, congédiée elle-même, le dépit, le besoin l'ont
jetée dans les lacs de _Saint-Paul_, et sous le prétexte de la
présenter, comme sa parente, dans une excellente maison, il l'a
très-facilement conduite à Vertfeuil; elle y est, mais sans avoir vu
Sophie. Quant aux ruses de notre homme, je t'en fais grâce, il suffit
qu'elles ayent réussies; ce que leur succès a découvert me paraît plus
intéressant à t'apprendre.

A peine Mirville eut-il mis _Sophie_ à la porte, que Delcour arriva:
c'était le jour de leur souper; le premier encore tout en feu, apprit à
son ami l'expédition qu'il venait de faire, et comme leur dialogue est
assez curieux, je vais te le transcrire mot-à-mot d'après les
dépositions de la vieille, qui n'en a pas perdu une syllabe:

_Le président Delcour_.--Ventrebleu, mon ami, voilà une cause mal jugée,
vous avez oublié les droits que j'ai sur cette p----, et vous ne deviez
la punir que devant moi; je vous aurais aidé de tout mon coeur; je suis
inflexible sur les attentats du crime, aucuns noeuds ne me retiennent en
pareil cas, et les droits de la nature deviennent nuls, quand ceux des
gens sont outragés.--Où est-elle?

_Le financier Mirville_.--Mais pas très-loin je crois.... Si tu veux
t'en donner le plaisir?...

_Delcour_.--Assurément, que l'on coure après elle, et qu'on lui dise
qu'il lui revient encore un supplément de correction, de la main
paternelle.

O mon ami! exista-t-il jamais des atrocités réfléchies, combinées, de la
force de celles-ci? La cuisinière sort, cherche de bonne-foi Sophie, et
quoiqu'elle fût sur le seuil de la petite porte du jardin, heureusement
elle ne la découvrit pas: telle fut la cause du bruit que cette
malheureuse entendit au sein de sa douleur, et qui redoubla si bien son
effroi; n'ayant rien vu, ou rentra, et l'on dit que sans doute la
criminelle s'était évadée. Une réflexion subite vint aussi-tôt au
président. Poursuivons notre manière de rendre leur énergique
conversation.

_Delcour_.--Es-tu bien sûr, Mirville, que Sophie soit réellement
coupable?

_Mirville_.--Je l'ai trouvée avec le délinquant, c'était, ce me semble,
plus qu'il en fallait pour légitimer sa sottise.

_Delcour_.--Les APPARENCES trompent si souvent, mon ami.... La main d'un
juge dégoutte sans cesse du sang que lui font verser les
APPARENCES.--Heureusement que nous sommes au-dessus de ces misères-là,
et qu'un être de moins dans le monde n'est pas pour nous une affaire
bien grande; d'ailleurs, ce que j'en dis n'est pas pour disculper
Sophie; mais parce que je serais fort aise d'avoir, comme toi, une
coupable à punir. Examinons les faits et faisons paraître les témoins;
commençons par interroger la Dubois, je la crois complice. Y a-t-il là
des pistolets? _Mirville_.--Oui. _Delcour_.--Prends eu un, et moi
l'autre; il s'agit _D'EFFRAYER_, il est inouï ce qu'on obtien en
_EFFRAYANT_: je t'apprends là les secrets de l'école. _Mirville_.--Qui
ne les sait pas? Mais ces pistolets ... mon ami ... ils sont chargés.
_Delcour_.--C'est ce qu'il faut, et qu'importe une tête, dès qu'il
s'agit de se procurer, ce que nous appelons, des INDICES. Mille victime,
mon ami, pour découvrir un coupable--voilà l'esprit de la loi.
_Mirville_.--De la loi, soit, moi je ne connais pas trop la loi, encore
moins la justice; je me livre à mon coeur, et il me trompe rarement. Tu
vas voir si les coups de bâton et d'étrivières, que j'ai donné à ta
fille, ne seront pas bien éduement et bien légitimement appliqués. Au
reste, s'il en fallait revenir, comment faire à présent? ces choses-là
ne se reprennent point. Où la trouver, et comment réparer?...
_Delcour_.--Oh! mais, je dis, dans ce cas là, on ne répare point; tu te
modèleras sur nous, personne _N'OFFENSE_ comme les satellites de Thémis,
et personne ne _RÉPARE_ aussi peu. Tu as mal pris le sens de mon
discours; je vise moins à te faire faire une bonne action, qu'à me
procurer le plaisir d'en faire une mauvaise. Ton exemple m'a tenté ...
et je ne connais rien de pis que l'exemple: interrogeons, voilà l'objet.

Et la Dubois, qui aurait voulu être bien loin, fut à l'instant mandée,
introduite dans un cabinet mistérieux, où l'on n'allait jamais que pour
les grandes aventures; prodigieusement effrayée, comme tu crois, de deux
bouts de pistolets appuyés sur chacunes de ses tempes, et d'une
injonction de dire la vérité ou de s'attendre à perdre la vie: elle a
déclaré que Rose était la seule coupable, et qu'elle n'avait jamais
connu un seul tort à Sophie. Morbleu! s'écria Mirville, je crois que je
sens des remords. Eh bien! dit Delcour furieux, tu les apaiseras en
m'aidant à me venger; commençons par décider du sort ne cette intrigante
... et la menaçant du pistolet ... je ne sais qui me tient.... Celle-ci
eut beau protester de son innocence, les deux amis lui déclarèrent
qu'après une telle conduite, ils ne pouvaient plus prendre en elle
aucune confiance, et qu'il fallait qu'elle décampât dès le soir même ...
et avant, comme tu vois, de punir la coupable, comme le châtiment sans
doute n'était pas très-légal, on a cherché à se débarrasser des
témoins.... Circonstance malheureuse puisqu'elle nous prive entièrement
des suites de cette funeste aventure, et dérobe à nos yeux des
atrocités, dont la découverte nous fut devenue bien nécessaire un jour.
La Dubois rendit donc ses clefs, emporta ses hardes et partit. Par le
plus heureux des hasards elle vint s'établir près la barrière, dans une
espèce de petite auberge où précisément arriva notre Saint-Paul, deux ou
trois jours après. Il restait donc plus dans la maison que la
délinquante et la cuisinière.--Celle-ci interrogée par Saint-Paul, la
veille de son départ pour Vertfeuil, a dit que dès que la Dubois fut
partie, _Rose_ fut appelée et descendit; qu'elle soupa fort
tranquillement avec les deux amis, et qu'elle, son service fait, s'étant
retirée, comme à l'ordinaire, n'avait rien vu de particulier; mais que
le lendemain matin voulant aller servir le déjeuner, selon son usage,
elle avait trouvé tout le monde parti, sans qu'elle eût entendu rien de
plus étrange que les autres jours, et sans qu'elle eût trouvé de
désordre dans aucun des appartemens. Moyennant quoi voilà le fil rompu,
et tu vois qu'il nous devient maintenant impossible de savoir de quelle
nature peut être la vengeance qu'ils ont tiré de Rose.

Le lendemain matin un laquais de Mirville est venu demander à la
cuisinière, les robes et les effets de la jeune personne; mais sans
pouvoir répondre à aucune des questions que la servante lui a fait;
ensuite la maison a été fermée par l'homme de Mirville, qui a signifié à
sa camarade de se tranquilliser, et qu'un voyage, que ces messieurs
allaient faire à la campagne, interromprait leurs soupers au moins pour
un mois.... Il ne nous est donc plus resté que des conjectures sur le
sort de la malheureuse compagne de Sophie. L'imagination vive de madame
de Blamont en a tout de suite forgé de sinistres. Celles de la Dubois,
que j'adopte, comme plus naturelles, sont que le président a fait
enfermer Rose; ainsi qu'il l'en avait toujours menacée, s'il l'y
contraignait par défaut de conduite. Voilà, mon ami, tout ce qu'il a été
possible d'apprendre sur cette partie.... Venons au reste.

Plus de doute, mon cher Valcour, sur l'existence de nos deux inconnus;
la Dubois, trompée par Saint-Paul, ne sachant à qui elle parlait, a dit,
à madame de Blamont: «Celui qui se fait appeler _Delcour_, madame, est
le président de Blamont, qui a une des femmes les plus aimables de
Paris; l'autre est un monsieur _d'Olbourg_, financier riche à million,
son ami depuis trente ans, et auquel il va donner sa fille en mariage»:
ces messieurs ont d'abord vécu, a continué notre duègne, avec deux
courtisanes fameuses, dont madame a pu entendre parler: les Valville?...
Oui madame, deux soeurs, l'un avoit l'aînée, l'autre la cadette; ils ont
eu presque en même-tems, chacun une fille de leur maîtresse; mais celle
de monsieur Blamont mourut au bout de huit jours; le président cacha
cette mort à son ami, et lui montra une autre petite fille du même âge
que celle qu'il venait de perdre, qu'il conduisit au village de
Berceuil, où il l'a fit élever.--Quoi! interrompit madame de Blamont,
très-troublée, cet enfant de Berceuil ne serait pas celui de la
Valville?--Non madame, reprit la Dubois, l'enfant de la Valville est
bien sûrement mort, et celui qui fut mené à Berceuil est un enfant
légitime, que monsieur le président avait eu de sa femme, et qu'on
nourrissait au _Pré-Saint-Gervais_; en le retirant de ce village
lui-même; il donna cinquante louis à la nourrice, afin de répandre la
mort de cette petite fille, qu'il voulait, disait-il, par des raisons
secrètes, soustraire aux yeux de sa mère, et on eut l'air d'enterrer un
enfant dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais.--Juste ciel! s'écria
madame de Blamont, qui ne pouvait plus se contenir, j'ai effectivement
perdue une fille dans ce tems-là, nourrie au même lieu que vous dites
... se pourrait-il? Sophie!... mon cher Déterville ... quelle multitude
de crime!... et quel peut on être l'objet?... Ici la Dubois
reconnaissant chez qui elle était, s'est précipitée aux genoux de madame
de Blamont, en la conjurant de ne la point perdre.... Rassurez-vous, lui
a dit cette malheureuse épouse ... vous êtes en sûreté; mais ne me
cachez rien; je ne vous abandonnerai jamais, et alors cette femme
poursuivit, et ses réponses nous ont appris que les deux amis, au moment
de la naissance des filles, qu'ils avaient eu de leurs maîtresses,
s'étaient promis de faire servir ces enfans à remplacer leurs anciennes
sultanes, et de se les prostituer réciproquement, dès qu'elles auraient
atteint l'âge nubile; mais que le président voyant ses droits perdus sur
la petite fille de d'Olbourg, par la mort de la sienne, avait résolu de
taire cette mort, et de remplacer la petite bâtarde par une fille
légitime; puisqu'il était assez heureux pour en avoir une dans ce
moment. Telle était l'histoire de Sophie; telle était ce qui légitimait
son étonnante ressemblance avec Aline; ainsi tu vois que le peu délicat
d'Olbourg, au moyen des machinations diaboliques du président, aura eu,
si tout réussi, l'une des filles de madame de Blamont pour maîtresse, et
l'autre pour femme; tu peux reconnaître ici de plus, l'âme tendre et
délicate du cher président, qui bien que persuadé que Sophie est sa
fille légitime, rit et s'amuse pourtant de sa perte, des mauvais
traitemens qu'elle a reçus, et s'offre même, avec une atroce barbarie, à
lui en faire éprouver de nouveaux: s'il est des traits dans le monde qui
développe mieux un caractère abominable;... si tu en sais, je te prie de
me les dire; afin que je les réserve pour en colorer le premier scélérat
que je voudrais peindre.... Telle est cependant la conduite de ceux qui
nous doivent l'exemple des moeurs, de ceux qui déshonorent,
emprisonnent, rouent, torturent des malheureux ... coupables de quelques
faiblesses, sans doute, mais dont les vies de dix d'entr'eux
n'offriraient pas de telles recherches dans le crime et dans l'infamie!

La Dubois a ajouté que ses deux maîtres ont une autre maison de plaisir,
à peu-près pareille à celle des Gobelins, du côté de Montmartre, où ils
se réunissent pour trois dîners par semaine, comme à l'autre pour trois
soupers; n'ayant pas été introduite dans ce second bercail, elle n'est
pas très au fait des orgies qui s'y célèbrent; mais elle sait en gros
que fout y est, et plus indécent, et plus multiplié qu'où elle
demeurait. Ils ont là, dit-elle, un sérail composé de douze petites
filles, dont la plus âgée n'a pas quinze ans, et que l'on renouvelle à
raison d'une, tous les mois. Les sommes qu'ils dépensent à cela, dit la
vieille, sont énormes, et quelque riches qu'ils puissent être, elle ne
conçoit pas que leur fortune n'y soit déjà pas épuisée.

Je te laisse à penser quel est l'état de madame de Blamont, cependant il
fallait prendre un parti, relativement à cette femme; elle ne pouvait ni
la garder ni la faire voir à Sophie; elle lui a proposé de chercher une
maison à Orléans, de la défrayer de tout, jusqu'à ce qu'elle l'eût
trouvée, avec une gratification de vingt-cinq louis, payable sur-le
champ. La Dubois enchantée a comblé madame de Blamont de remercimens.
Saint-Paul est parti dès le même soir pour la conduire à Orléans, où
elle a été placée peu après.

Tu conçois aisément, mon cher Valcour, sur quel être se sont aussi-tôt
tournés les premiers transports de madame de Blamont? elle pouvait à
peine terminer ce qui regardait la Dubois; elle brûlait d'être auprès de
Sophie.... O toi! dont la mort m'avait coûté tant de larmes, s'est-elle
écriée, en se précipitant dans les bras de cette intéressante
créature.... Tu m'es rendue! ma chère fille,... et dans quel état, grand
Dieu!--Vous ma mère!... Oh madame! est-il vrai,...--Aline, partage ma
joie ... embrasse ta soeur,... le ciel me la rend;... elle me fut
enlevée au berceau,... et par qui? rien ne peut exprimer ce que
j'éprouve.--Mon ami, je ne le peindrai point sa situation;... elle était
du plus vif intérêt, madame de Senneval, Eugénie et moi, nous mêlâmes
nos larmes à celle de cette charmante famille, et le reste de la journée
fut consacré à jouir d'un événement si peu attendu, et qui présentait
tant de charmes à une mère aussi tendre.

Je ne tardai pas à faire observer, à madame de Blamont, toutes les armes
qu'un pareil événement nous fournissait contre les prétentions odieuses
et illégitimes du président; elle le sentit, mais elle vit en même-tems
que nos démarches exigeaient du mistère et les ménagemens les plus
délicats.... Qui pouvait empêcher monsieur de Blamont de traiter tout
ceci de chimère? Était-il supposable qu'il reconnaîtrait Sophie pour
enfant légitime? probable même qu'il eût seulement l'air de la
connaître? et quelles preuves, madame de Blamont se trouvaient-elles
alors, pour le convaincre? La mort de sa petite fille, baptisée sous le
nom de _Claire_, était constatée. Monsieur de Blamont s'était muni d'une
belle et bonne attestation du curé, et il y avait eu un service de fait
au prétendu enfant mort; la nourrice qui s'était prêtée à tout, avait
placé vraisemblablement une bûche dans la bierre, enterrée au lieu de
l'enfant; pendant que _Claire_, sous le nom de _Sophie_, était
transportée chez Isabeau par le président même,... et d'ailleurs
trouveraient-on la nourrice du Pré-Saint-Gervais? à supposer qu'on la
retrouva, avouerait-elle son crime? tout cela multipliait les
difficultés, faisait chanceler les droits de madame de Blamont; car, si
elle n'avait pas dans _Claire_, (existante sous le nom de _Sophie_, que
nous continuerons de lui donner) une arme puissante contre son époux;
celui-ci retournant aussi-tôt les choses, s'en trouvait une très forte
contre sa femme; dès ce moment Sophie ne devenait plus qu'une
malheureuse bâtarde, dont il avait eu tous les soins qu'il devait avoir,
et que madame de Blamont avait séduite, entraînée chez elle, pour se
donner un prétexte à chercher des torts à son mari, à lui ôter le droit
où il prétendait, avec raison, avoir sur Aline, et dont il voulait user
pour la donner à son ami; ce qui n'était plus _pour_ madame de Blamont,
devenait donc _contre_ à l'instant. Toutes ces considérations la
frappèrent; sa première pensée fut de nous en tenir aux arrangemens pris
avec Isabeau, imaginant que cette pauvre petite malheureuse serait moins
à plaindre inconnue, que chez elle.

Mais je m'opposai à cette manière d'envisager les choses, et je fis
observer, à madame de Blamont, que, si le président avait envie de faire
des recherches sur Sophie, il commencerait assurément par le village de
Berceuil, et que d'ailleurs l'isolant dans ce bourg obscur, et dans un
état si au-dessous d'elle, il lui devenait presqu'impossible de s'en
servir alors décemment et utilement pour repousser les insignes
prétentions de d'Olbourg. Nous convînmes donc que le meilleur parti
était de la garder; de prendre les plus sûres informations sur
l'ancienne nourrice de Sophie, et de forcer cette créature à avouer son
crime. Cela n'était ni sûr ni aisé, j'en conviens, mais c'était
néanmoins le seul expédient qui convint aux circonstances.... D'après
cela c'est toi que nous chargeons de cette importante recherche; ne
néglige rien de tout ce qui peut te la faire faire avec autant de
célérité que d'exactitude.--L'ancienne nourrice de Claire demeurait au
Pré-Saint-Gervais, le village n'est pas grand, les recherches y seront
aisées; ce fut là où Sophie passa les trois premières semaines de sa
vie, chez une paysanne nommée _Claudine Dupuis_, et c'est dans cette
paroisse que le service se fit; c'est de ce village que le président
sortit de nuit, le 16 août 1762, ayant la petite fille dans une
barcelonnette verte sur le devant, d'un vis-à-vis gris, sans laquais.
Voilà tout ce qu'il faut, mon cher Valcour, pour diriger tes
informations; agis sur-le-champ, abstraction faite de toute réflexions
de ta part. Songe que tu ne travailles point ici contre d'Olbourg ni
contre Blamont, mais uniquement en faveur d'une mère désolée qui
t'adore, et qui n'a que toi à qui elle puisse confier de tels soins;
nulle sorte de délicatesse ne saurait donc t'arrêter ici; si tu trouves
la femme, dont il s'agit, notre avis est que tu emploies les voies de la
plus grande douceur, pour lui faire avouer ce qu'elle a fait, et que tu
tâches de la faire convenir de tout, devant quelques témoins. Si elle
refuse d'avouer, il faudra l'assigner alors en justice; car, toute
considération doit céder à l'importance de constater la légitimité de
Sophie; il n'est aucune voie qu'il ne faille employer pour y réussir,
puisque c'est de cette légitimité reconnue que nous attendons tout, et
que c'est en prouvant cette légitimité d'une part, et de l'autre le
commerce de d'Olbourg avec cette fille, que nous détruisons tous les
projets qu'il a de te nuire. Adieu, presse tes opérations, instruis
nous, et compte toujours sur l'exactitude de nos soins.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXII.

_Aline à Valcour_.


Vertfeuil, ce 15 septembre.

Je ne vous écris qu'un mot, et Dieu sait dans quelle agitation! hier au
soir tout était calme,... nous attendions de vos nouvelles, Sophie
allait de mieux en mieux; j'étais entre la meilleure des mères, et cette
chère et infortunée soeur que j'aime avec passion; je les carressais
toutes deux.--Cette pauvre Sophie, si consolée de tous ses maux, si
heureuse de sa nouvelle situation mêlait ses larmes aux nôtres; Eugénie,
Déterville et madame de Senneval lisaient à l'autre bout du salon,
laissant tomber de tems en tems des regards attendris sur le tableau que
nous leur offrions: tout-à-coup madame de Senneval, près d'une croisée
donnant sur la cour, quitte son livre et dit effrayée: _j'entends une
voiture;_ nous prétons l'oreille, elle ne se trompait pas.... Ma mère
vole cacher Sophie dans le cabinet d'une de ses femmes; à peine est-elle
redescendue, qu'une chaise en poste entre effectivement; on apporte des
flambeaux,... mon ami c'était ... mon père;... c'était le cruel
d'Olbourg;... ma main tremble en traçant ces noms:... ils arrivent
malgré leur promesse ... quelle en est la cause? savent-ils que nous
avons Sophie? que veulent-ils?... qu'exigent-ils? Tout mon sang se
trouble.... Je n'ai que la force de vous embrasser, et de donner vîle
mon billet à Déterville, qui se charge de vous le faire tenir.


_Postcriptum de Déterville_.

Je le cachette en diligence parce que les postilions, qui ont amené ces
cruels gens, vont se charger de le faire passer de main en main, ce qui
te le fera recevoir trois jours plutôt; ne crains rien, agis; je les
aime mieux ici qu'à Paris, pendant tes opérations: les visages ne sont
point austères, et je n'apperçois jusqu'à présent que de l'honnêteté et
de la décence. Madame de Blamont est dans un état affreux;... elle
s'excuse sur une migraine. Madame de Senneval, Eugénie et moi parons à
tout, et faisons les frais de tout.--Je vais reprendre le journal, tu
seras instruis de ce qui va se passer, minute par minute.

Juste ciel! si les hommes, en entrant dans la vie, savaient les peines
qui les attendent; qu'il ne dépendit que d'eux de rentrer dans le néant,
en serait-il un seul qui voulût remplir la carrière!


       *       *       *       *       *


LETTRE XXIII.

_Déterville à Valcour_.


Vertfeuil, ce 20 septembre.

O Valcour! y a-t-il un degré où le vice confondu s'arrête? existe-t-il
un moyen de deviner dans les yeux de l'homme corrompu si ce qu'il dit,
si ce qu'il fait émane véritablement de son coeur, ou si ses actions, si
ses discours ne viennent que de sa fausseté? Quels procédés peuvent, en
un mot, nous donner la clef de l'âme d'un scélérat, et comment, avec
l'habitude où il est de feindre, peut-on distinguer quand il en impose
ou non? T'assurer quelque chose de certain sur les suites de ce que j'ai
à t'apprendre, jusqu'à la solution de ce problème, est une chose
véritablement impossible; je dirai donc et tu combineras.

Le 14, au soir, nos voyageurs fatigués s'en tinrent à quelques
politesses vagues, des nouvelles, un excellent souper, et des lits. De
notre part, le billet que nous t'écrivîmes, des craintes, et point de
sommeil.... La vertu se tourmente et s'agite où le vice repose en
sûreté.

Le 15, au matin, le président mena son ami chez Aline, elle s'était
levée de très-bonne heure pour venir glisser sous ma porte, ainsi que
nous en étions convenu la veille, le billet où j'écrivis un mot; mais
elle s'était recouchée. Extrêmement surprise d'une visite si matinale,
elle répondit à son père, (qui s'informait s'il était jour) qu'elle
était désespérée de ne pouvoir lui ouvrir; qu'elle allait sonner, mais
qu'on n'était pas encore entré chez elle. Le président, peu scrupuleux,
insista: ... quand il s'agit de recevoir un père et un époux, dit-il à
travers la porte, on ne doit pas y regarder de si près: ouvrez Aline, et
n'ayez nulle crainte.--En vérité je ne ne puis, je suis au
lit,--qu'importe, il faut ouvrir, ma fille, ou je me fâcherai.--Mais la
prudente Aline ne put entendre cette dernière phrase; enveloppée d'un
manteau de lit, elle s'était lestement évadée par le petit escalier qui
communique de sa chambre au cabinet de madame de Blamont; et elle était
déjà toute allarmée sur le pied du lit de sa mère, quand le président
peu accoutumé à de la résistance, lorsqu'il annonçait des désirs,
déclarait que si on ne lui ouvrait pas à l'instant, il allait enfoncer
la porte;... il s'y déterminait, quand une femme de chambre, promptement
envoyée vers lui, proposa de passer dans l'appartement de Madame, où le
déjeûner allait être servi.

J'ai malheureusement deux libertins à représenter; il faut donc que tu
t'attendes a des détails obscènes, et que tu me pardonnes de les tracer.
J'ignore l'art de peindre sans couleur; quand le vice est sous mon
pinceau, je l'esquisse avec toutes ces teintes, tant mieux si elles
révoltent; les offrir sous de jolis dessins, est le moyen de le faire
aimer, et ce projet est loin de ma tête.

L'ambassadrice était jolie, bien blanche, des yeux très-vifs, nouvelle
dans la maison, et envoyée là parce que ce fut la première qui se
présenta. Le président la saisit par la main, et comme la porte de la
chambre qu'il venait d'occuper se trouvait ouverte et peu éloignée, il y
pousse cette fille, suivi de d'Olbourg, et se prépare à s'y enfermer;
quand la fringuante soubrette, devinant le motif, se dégage, s'esquive
et revient trouver sa maîtresse; elle fut bientôt suivie de ses deux
assaillants; ils avaient cru sage de paraître aussi tôt, afin que les
sujets de plainte, de celle qui leur échappait, ne passassent plus que
pour des plaisanteries.

Les ennemis débusques, Aline était remontée dans sa chambre; moyennant
quoi ces messieurs ne trouvèrent que la présidente.--Vos femmes sont des
Lucrèces, madame, dit Blamont en entrant, en vérité ce sont des vertus
romaines, j'imaginais.... Vous savez que je me gêne peu sur ces
fadaises-là; quand, à tous les risques de l'ennui de la campagne, on
hasarde de sortir un ami de la ville, il faut bien le dissiper....
Depuis quand avez vous cette fière vestale?... (et elle était là)--Elle
est bien ... quel âge avez vous mademoiselle?--Dix-neuf ans
monsieur.--Pas mal en vérité; j'aime ses yeux, ils disent toutes sortes
de choses,--et madame de Blamont confuse.--Sortez, sortez Augustine, ne
voyez-vous pas bien que monsieur se moque de vous.--Mais madame, vous
êtes d'une rigueur ... il semblerait que ce fut un crime, que l'hommage
rendu à la beauté.--Ce n'est pas être difficile.... Eh bien! vous ne
vous asseyez pas?... ma fille vas descendre ... vous l'avez réveillée
... vous lui avez fait une peur!... elle était accourue vers moi....
J'ai ri de ses craintes et l'ai renvoyée s'habiller,--s'habiller?...
quelle extravagance; est-ce qu'on s'habille pour un père?... est-ce
qu'on se gêne à la campagne?--L'honnêteté est de mode par tout.--Madame
à raison, dit d'Olbourg ... pardon madame; mais si j'en croyais monsieur
votre mari, il me ferait souvent faire des choses.--Oh! pour le coup je
m'asseois, a dit alors le président, en se laissant tomber dans un
fauteuil ... oui, je m'asseois, d'Olbourg va prêcher, et il y a
long-tems que je suis curieux du sermon d'un fermier-général ... allons
poursuis d'Olbourg,--j'écoute, analyse nous un peu, je t'en prie, les
vertus civiles, les vertus morales ... oui, qu'il y ait bien de la vertu
dans ton discours; c'est étonnant comme j'aime la vertu!--Préférez vous
de déjeuner ici ou de passer dans le salon, a interrompu la
présidente?--Mais nous irons où vous voudrez ... où est ma fille?--Elle
achève de se vêtir, et se rendra où l'on lui dira que nous
sommes.--Dites lui je vous prie que quand je vais la voir le matin, avec
mon ami, je ne veux pas qu'elle joue la prude....--Mais il est des
choses de décence....--Décence ... voilà toujours votre mot à vous
autres femmes! il y a long-tems que je cherche a pénétrer la vraie
signification de ce mot barbare, sans y avoir encore réussi; je l'avoue,
selon vous madame, les sauvages doivent être bien indécens; car, ils
vont tous nuds, et vous pouvez être sûre que chez les Californiens, ou
chez les Ostiages, quand un père va voir sa fille, le matin, elle ne lui
refuse pas sa porte, sous le ridicule prétexte qu'elle est en
chemise.--Monsieur, a répondu madame de Blamont, avec autant d'aménité
que de modestie, la décence n'est point idéale; elle peut être
arbitraire; elle peut être relative aux différens climats, mais son
existence n'en est pas moins réelle; fille du bon sens et de la sagesse,
elle doit régler nos actions sur nos usages et sur nos sentimens, et
s'il était de mode d'aller en France comme au Paruguai, la décence alors
placée à d'autres devoirs plus essentiels, n'en serait pas moins
respectée.--Oh! je vous réponds qu'il y a des pays où rien de ce que
vous voulez dire ne l'est, où vos devoirs sont des chimères, et vos
crimes d'excellentes actions.--Ce raisonnement seul vous condamme; car
enfin, quelques soient les vices du peuple dont vous parlez, au moins
leur en supposez-vous? et ces vices, quelqu'ils puissent être, il les
évitent, ils les punissent: voilà donc des freins reconnus, en raison de
la sorte de climat ou de gouvernement; faisant tant que d'être nés dans
celui-ci, pourquoi n'en pas également adopter les principes?--Mais c'est
qu'il n'y a rien de réel.--Non, lorsque l'on s'aveugle; mais je vous
réponds que pour moi, je n'ai besoin, ni d'argumens, ni de dissertation
pour me convaincre du véritable caractère d'une chose, pour m'y livrer
si elle est bien, pour la détester si elle est mal.--Et quel est donc ce
guide infaillible?--Mon coeur.--Il n'est point d'organe plus faux, on en
fait ce qu'on veut de son coeur, et je vous réponds qu'à force d'en
étouffer la voix on parvient bientôt à l'éteindre.--Cela suppose au
moins un instant où on l'entendit malgré soi.--D'accord.--On a donc été
vertueux quand cette voix se faisait comprendre, on cesse donc de l'être
dès qu'on s'occupe de l'étouffer? le bien et le mal ont donc des
différences marquées que vous définissez vous-mêmes, en vous efforçant
de les anéantir? _D'Olbourg_.--Il me semble que madame à raison, il est
bien certain que le vice est une chose qui ... et puis d'ailleurs, je
dis, il n'y a que la vertu.... _Le président éclatant de rire_, ah! ah!
ah! ah! ma foi, si le logicien d'Olbourg s'en mêle je suis battu;
allons, madame, sauvons-nous: je vous crains trop avec un tel champion;
allons déjeuner: faites dire à Aline de descendre ... Et tout le monde
s'est réuni dans le salon. Aline confuse a paru; le président lui a tenu
quelques mauvais propos sur l'histoire du matin, qui ont achevé de la
faire rougir, et madame de Senneval par ses soins a rendu la
conversation générale.

Au dîner, monsieur de Blamont a contraint sa fille à se placer entre
d'Olbourg et lui, et il lui a souvent répété: _Mademoiselle faites
politesse à mon ami, vous êtes tous deux nés pour vous connaître bientôt
plus intimément_.

Ce n'était pas une petite besogne pour ma belle mère, et moi, de rompre
à tout instant la conversation, et de la replacer dans les bornes de
l'honnêteté, dont le président, plus que d'Olbourg encore, cherchait
toujours à la sortir.

En se retirant, le président déclara à sa fille qu'elle eut à se trouver
seule, le lendemain matin dans sa chambre, parce qu'il avait quelque
chose à lui communiquer qui ne pouvait être entendu que de d'Olbourg.
Les dames à cet ordre se sont réunies pour le combattre: en vérité,
monsieur, a dit madame de Senneval, j'ai été mariée seize ans, et jamais
mon mari n'a désiré de parler à ma fille sans moi; quelques liens qu'une
fille ait avec des hommes, elle ne peut décemment les recevoir seule;
dussiez-vous vous en fâcher, vous m'entendrez toujours vous dire,
monsieur, que rien n'est plus malhonnête que l'ordre que vous donnez ici
à votre fille, et qu'à la place de madame de Blamont je ne le
souffrirais sûrement pas.--Depuis vingt ans, madame, a répondu le
président avec aigreur, madame de Blamont fait ce que je veux; je
prononce, et elle me satisfait; elle se sent aussi bien de cette
condescendance, qu'elle se trouverait peut-être mal du procédé
contraire. Je ne me suis jamais informé de ce que monsieur de Senneval
faisait chez vous; trouvez bon, madame, que je prie sa respectable
épouse de ne se mêler en rien de ce qui se passe chez moi. Madame de
Senneval, qui, comme tu sais, n'est ni très-douce, ni très-endurante, a
voulu répliquer; mais madame de Blamont prévoyant une scène, qu'elle
voulait empêcher, a dit, en sonnant les gens pour qu'on vint éclairer:
Aline vous entendez les ordres de votre père, attendez-le demain matin,
levée dans votre chambre à l'heure où il lui plaira d'y passer.

Dès huit heures du matin, le 16, les deux amis se sont en effet
présentés à la porte d'Aline; elle était levée; elle était vêtue:
reconnaîtras-tu là, mon ami, la pudeur, la timidité de cette fille
charmante?... elle ne s'était pas couchée.... Hommes affreux! à quel
point êtes vous devenus méprisables au sein même de votre propre
famille; puisque la défiance que vous y inspirez cagage à de telles
précautions!

Déjà levée, a dit monsieur de Blamont.--Vos ordres sont des loix pour
moi.--Je vous demande pourquoi vous êtes déjà levée.--Ne m'aviez-vous
pas dit que monsieur d'Olbourg? _D'Olbourg_.--Oh pour moi, mademoiselle,
ce n'était en vérité pas la peine de vous gêner. _M. de Blamont_.--Il
aurait tout autant aimé vous trouver au lit que debout, ne faudra-t-il
pas qu'il vous y voie bientôt. _Aline_,--j'avais imaginé, mon père, que
vous aviez quelque chose à me dire?--Comme elle est faite, a dit
monsieur de Blamont, en embrassant de ses deux mains la taille d'Aline,
as-tu jamais rien vu de pris comme cela? Comment! vous avez un corps à
la campagne?--Je ne le quitte jamais.--Mais pour ce mouchoir, a
poursuivi Blamont, en le faisant voler d'une main sur le lit, et
captivant sa fille de l'autre, pour ce mouchoir, vous nous en ferez
grâce.--Et Aline confuse et désolée, croisant ses mains sur sa poitrine:
oh! mon père, est-ce donc là ce que vous avez à me dire?--Mademoiselle
permettez, a dit d'Olbourg, en écartant une des mains, dont Aline
cherchait à cacher ce que son père venait de découvrir,... permettez,
monsieur votre père trouve bon que je regarde tout ceci comme mon bien,
et il est assez judicieux pour ne vouloir pas conclure le marché que je
n'aie reconnu s'il n'y a point de fraude ... ces bagatelles là se voyent
sans difficulté;... bon si c'était ... mais pour cela ... nous en voyons
tant.... O vous de qui je tiens la vie! s'est écriée Aline, en
s'échappant avec rapidité, n'imaginez pas que mon respect et mon
obéissance aillent jusqu'à trahir mon devoir, et puisque vous oubliez le
votre à tel point, il m'est permis de ne plus entendre des sentimens que
vous ne voulez plus mériter, et l'éclair est moins prompte à dévancer la
foudre, que ne l'a été cette tendre et honnête créature à se jeter dans
le cabinet de sa mère; elle y est arrivée en larmes; elle s'est
précipitée sur les genoux de cette mère adorable; elle l'a conjurée de
l'emmener au convent; elle lui a dit que le désespoir l'aveuglait,
qu'elle ne répondait pas d'elle, et après quelques mots de consolation,
madame de Blamont la laissant à Eugénie et à madame de Senneval, est
venue trouver son mari.

Son rôle ici devenait d'autant plus difficile, qu'elle frémissait pour
Sophie, elle n'avait point encore pris de parti décidé, quoiqu'elle
pressentit bien l'objet du voyage; elle n'osait pourtant pas s'en
informer, elle attendait que son époux s'expliqua le premier; sa
timidité naturelle, les circonstances, tout l'obligeait à des
ménagemens; elle se contint donc, et trouvant les deux amis confondus de
la fuite soudaine d'Aline; elle demanda doucement à monsieur de Blamont
ce qu'il avait donc fait à sa fille, pour l'avoir réduite aux larmes
qu'elle répandait à grands flots? Blamont un peu confus de son côté, et
ne croyant pas que ce fût encore là le moment de parler, sourit,
plaisanta, et dit que sa fille s'était effrayée d'une très-innocente
caresse que d'Olbourg avait voulu lui faire. Tout s'appaissa, Augustine
qui vint avertir que le déjeûner était prêt, fit diversion, et le
président pria sa femme de rassurer Aline, de lui dire qu'elle pouvait
paraître et qu'elle n'éprouverait plus rien qui put la fâcher. Madame de
Blamont se retira, et Augustine, qui arrangeait quelque chose, se
retrouva par ce moyen tête-à-tête avec nos deux héros. Les détails de
cette seconde scène n'ont pu venir à notre connaissance; mais les suites
ne nous les ont que trop appris. Augustine éblouie par l'or, fut sans
doute moins cruelle que la veille; ce qu'il y a de certain, c'est que
ces messieurs ne parurent point au déjeûner, qu'on ne trouva plus
Augustine de tout le jour, et qu'elle disparut le lendemain. Il y a des
choses très-désagréables qui quelquefois deviennent heureuses dans les
circonstances, cet événement-ci est du nombre; il calma du moins nos
libertins, et tout le reste du jour fut tranquille.

Mais sitôt que le dix-sept au matin, on se fut apperçu du départ
d'Augustine, l'inquiétude de madame de Blamont fut très-vive; elle
pouvait avoir parlé de Sophie, quoique ce ne fut pas à elle que l'on
l'eut confiée, elle savait de l'histoire tout ce qu'on n'en avait pu
cacher dans la maison; n'en était-ce pas beaucoup trop, si elle avait
été indiscrète? Dans cette affreuse perplexité, la présidente se décida
donc à demander à son mari, ce qu'il avait pu faire de cette fille, et
quelle était la cause de son évasion? Elle le piqua même un peu, pour
découvrir s'il ne savait rien sur Sophie, mais les réponses de l'époux,
en rassurant madame de Blamont sur ses craintes, la convainquirent que
sa femme de chambre était débauchée, et que cette malheureuse allait
attendre à Paris, les effets de la libéralité de ses séducteurs; et les
nouvelles preuves de leur fantaisie pour elle.

Il y avait eu la veille, et toute une partie de ce jour, un très-grand
embarras entre le père et la fille; celle-ci avait fort désiré de rester
dans sa chambre; nous l'avions détourné de ce projet, elle avait paru
comme à l'ordinaire, et en avait été quitte pour un peu de rougeur.

Dans cette journée du dix-sept, le président toujours très-empressé de
se trouver seul avec Dolbourg et Aline, proposa une promenade dans le
bois, que toute la compagnie dérangea, quand on eut vu que, par l'art
avec lequel il avait distribué les courses et les voitures, Aline, au
fond de la forêt, se trouvait entre ses deux persécuteurs. Voyant ses
plans manqués, le président dit qu'il voulait aller courir le bois, seul
avec son ami; ce dernier projet s'exécuta, et on ne les vit plus qu'à
souper. Nous n'avions pas bougé du château, pendant cette absence, et je
venais de réussir enfin, à déterminer madame de Blamont à rompre la
glace; ce n'était pas sans peine, mais une explication devenait pourtant
nécessaire; le président ne disant mot, pouvait avoir le projet sourd
d'enlever sa fille, il ne fallait pas se contenter d'étudier sa
conduite, il fallait observer ses desseins, je décidai donc un
éclaircissement pour le lendemain sans faute, et je préparai tout, dans
la vue de donner à la scène le pathétique que j'y supposais nécessaire,
afin d'émouvoir, s'il était possible les ressorts de cette âme flétrie;
il est temps de te détailler cet événement, qui se passa dans le second
sallon, où existe à gauche un petit cabinet à écrire, dans lequel
j'avais fait cacher Sophie prévenue. Le chocolat pris, on vint dans le
sallon que je t'indique, et madame de Blamont débuta ainsi: convenez,
monsieur, que vous me donneriez, si j'étais méchante, de bien justes
sujets de me plaindre de vos procédés? _M. de Blamont_, en quoi donc?
_Madame de Blamont_, que signifie cet enlèvement? L'asyle de votre
famille ne devrait-il pas être respecté? _M. de Blamont_, eh bien! tu
vois d'Olbourg, les semances que tu m'attires, je n'ai travaillé que
pour toi, et me voilà grondé comme si j'étais le délinquant. _M.
Dolbourg_, eussé-je osé me rendre coupable d'un tel genre d'offense, si
tu ne le partageais pas? _Madame de Blamont_, oh! je suis fort consolée
d'une telle perte; _Madame de Senneval_, le désordre des moeurs de cette
créature doit vous laisser peu de regrets.... Deux hommes mariés! _M. de
Blamont_, le sacrement fait bien peu de chose à cela; je ne dis pas que,
_pris comme il le faut_, il ne puisse embrâser quelquefois la tête,
mais, en vérité, il ne la calme jamais; d'ailleurs, Dolbourg n'a plus de
biens, c'est le plus heureux des hommes, il en est déjà à son troisième
veuvage. _Madame de Senneval_, je croyais monsieur, marié. _M. de
Blamont_, mais je me flatte que dans quatre jours, ce ne sera plus une
présomption. _Madame de Blamont_, monsieur s'occupe donc de nouveaux
noeuds? _M. de Blamont_, voilà une bonne ignorance, est-ce mystère?
est-ce fausseté? _Madame de Blamont_, ce sera ce que vous voudrez, mais
je ne connais rien de si simple que d'ignorer les desseins de gens qu'on
voit à peine. _M. de Blamont_, la connaissance se fera, et quant à
l'intérêt que vous y devez prendre, j'arrange difficilement que vous
puissiez le déguiser, après ce que vous savez sur cela. _Madame de
Blamont_, il y a des choses qui se disent cent fois, sans qu'on puisse
les comprendre une seule. _M. de Blamont_, soit, mais quand elles se
font, au moins on ne les ignore plus. _Madame de Blamont_, vous
embrouillez, au lieu d'éclaircir, je voulais une solution, et vous me
proposez une énigme. _M. de Blamont_, ah! parbleu, je suis prêt à vous
donner le mot de celle-ci. _Madame de Senneval_, nous serons tous
charmés de l'entendre. _M. de Blamont_, eh bien! c'est que je donne ma
fille à monsieur, voilà tout le mystère. _Aline_, mon père, avez-vous
résolu de me sacrifier ainsi? _M. de Blamont_, j'ai résolu de vous
rendre heureuse, et je connais assez le caractère de monsieur, pour être
sûr qu'il doit avoir tout ce qu'il faut pour y parvenir.

_Madame de Blamont_, mais dans une pareille cause, qui peut mieux juger
qu'elle-même, si elle vous assure que malgré les qualités de monsieur,
il lui est impossible de trouver le bonheur avec lui, quelle objection
pourrez-vous faire alors? _M; de Blamont_, que ce qui ne vient pas un
jour, arrive l'autre; il ne s'agit pas de savoir si ma fille doit se
croire heureuse dans le mariage que je propose, il n'est seulement
question que de se convaincre que l'homme que je lui destine a tout ce
qu'il faut pour la rendre telle. _Madame de Blamont_, oh! monsieur,
pouvez-vous raisonner ainsi? _M. de Blamont_, que voulez-vous que
j'oppose à vos caprices, quand mon intention n'est pas d'y céder?
_Madame de Blamont_, ne dites donc plus que vous voulez le bonheur de
votre fille. _M. de Blamont_, à partir de l'état actuel de nos moeurs,
une fille me fait rire, quand elle dit qu'elle craint de ne pas trouver
le bonheur dans les noeuds de l'hymen, et qui la force de le chercher
là? Un époux, de l'âge de mon ami, ne demande que quelques égard ...
quelques assiduités ... quelques _observances de pratique_, et ces
misères là remplies, si sa femme imagine pouvoir trouver mieux ailleurs
... eh bien! il ferme les yeux; quel serait l'homme assez tyran, pour se
scandaliser de voir chercher à sa femme un bien, qu'il est hors d'état
de lui faire? _Madame de Blamont_, mais si les moeurs sont dépravées,
croyez-vous que toutes les femmes le soient? _M. de Blamont_, cette
dépravation n'est qu'idéale, le délit n'est relatif qu'au mari, il
devient nul, dès que l'époux le tolère ou le nie; du moment qu'il ne
s'oppose à rien, sous de _certaines clauses purement physiques_, quel
peut être le crime de la femme? _Madame de Senneval_, j'estimerais bien
peu l'époux qui ferait avec moi de tels arrangemens. _M. de Blamont_,
l'estime ... l'estime, voilà encore un de ces sentimens chimériques qui
ne s'arrange pas à ma philosophie, qu'est-ce que l'estime?...
L'approbation des sots, accordée aux sectateurs de leurs petits vilains
préjugés ... tyranniquement refusée à l'homme de génie qui les fronde;
dites-moi, je vous prie, comment vous voulez qu'on soit jaloux de
mériter un tel sentiment? pour moi, je ne vous le cache pas, mais
l'homme du monde que j'aime le mieux, est celui qu'on estime le moins,
et ce sera toujours celui de tous, à qui je supposerai le plus
d'esprit.... Eh! non, non, ce n'est point un tel fantôme qui compose la
félicité, jamais l'homme sage ne place la sienne dans ce que les autres
peuvent lui donner ou lui ravir au plus léger mouvement de leurs
caprices; il ne la met que dans lui-même, dans ses opinions, dans ses
goûts abstraction faite de toute considération ultérieure. Eh!
laissons-là toutes ces jouissances illusoires, croyez-moi, un époux
riche, doux, complaisant, qui n'exige jamais que ce qu'on peut lui
donner, qui fait grâce entière du métaphysique, voilà l'homme qui peut
rendre une femme heureuse, s'il n'y réussit pas, mesdames, en vérité, je
ne vois plus ce qu'il vous faut. _Madame de Blamont_, simplifions,
monsieur, car vos analyses sont trop loin de nos principes, pour que
nous puissions jamais nous accorder; tenons-nous en donc au fait. Aline,
croyez-vous que l'hymen que vous propose votre père, puisse vous rendre
heureuse? _Aline_, je suis si loin de le croire, que je demande pour
toute grâce à mon père, de me percer plutôt mille fois le coeur que de
me captiver sous de tels noeuds! _M. de Blamont_, ah! voilà vos leçons,
madame, voilà vos préceptes, si j'avais bien fait, vous n'auriez point
élevé cet enfant.... Soustraite à vous dès sa naissance, n'ayant jamais
connu qu'un cloître, éloignée de vos indignes préjugés, elle n'aurait
pas trouvé de réponse, quand il eut été question de m'obéir. _Madame de
Blamont_, un enfant dès le berceau, soustrait à sa mère, n'en arrive pas
plus sûrement au bonheur. _M. de Blamont, ému et balbutiant_, son esprit
ne se dérange pas au moins par de mauvais principes. _Madame de
Blamont_, mais ses moeurs se pervertissent au sein de l'infamie, et
celui qui devrait être le protecteur de son innocence, est souvent celui
qui la corrompt. _M. de Blamont_, en vérité, voilà des propos....
--Viens, Sophie, a poursuivi avec chaleur madame de Blamont, en ouvrant
la porte du cabinet, viens les expliquer toi-même à ton père, viens te
précipiter à ses genoux, viens lui demander pardon d'avoir pu mériter sa
haine, dès le premier jour de ta naissance,--puis s'adressant rapidement
à Dolbourg, et vous, monsieur, oserez-vous enfoncer plus avant le
poignard dans le coeur d'une malheureuse mère, oserez-vous désirer pour
votre femme, l'une de ses filles, après avoir fait votre maîtresse de
l'autre? Puis saisissant l'embarras de son époux, aux pieds duquel était
Sophie, laissez parler votre coeur, monsieur, tout est su, ne refusez
plus d'ouvrir vos bras à cette malheureuse _Claire_ que vous m'enlevâtes
au berceau, la voilà, monsieur, la voilà, victime de vos procédés,
trompée sur sa naissance, qu'elle ne voie pas toujours en vous le
corrupteur de ses jeunes années, et montrez-lui le coeur d'un père, pour
lui faire oublier son bourreau.

[Illustration: _Viens, Sophie ... viens demander pardon à ton père
d'avoir pu mériter sa haine dès le premier jour de ta naissance_.]

C'est ici, mon ami, que l'art de la plus profonde scélératesse, est venu
disposer les muscles de la physionomie de ces deux indignes mortels,
c'est ici que nous avons pu nous convaincre que l'âme d'un libertin n'a
pas une seule faculté qui ne soit aux ordres de sa tête, et que tous les
mouvemens de la nature cèdent dans de tels coeurs, à la perfide
corruption de l'esprit. Oh! ma foi, madame, a dit le président, avec le
plus grand flegme, et repoussant Sophie de ses genoux, si ce sont là les
armes dont vous voulez me battre, en vérité, vous ne triompherez pas ...
et s'éloignant encore plus de Sophie--par quel hazard cette créature
est-elle ici?... Te serais-tu douté, Dolbourg, que la maison de madame
servit d'asyle à nos catins?--Oh ma chère! n'espère plus rien de cet
homme atroce, a dit madame de Senneval furieuse; celui qui repousse la
nature avec tant de dureté, n'est plus qu'à craindre pour toi. Vole
implorer les lois, leur temple est ouvert à tes plaintes, on n'eut
jamais tant de sujets d'en porter, on n'eut jamais tant de droits a des
secours.... Moi, plaider contre ma femme, a répondu Blamont, avec l'air
de la douceur et de l'aménité ... étourdir le public de dissentions
aussi minutieuses que celles-ci ... c'est ce qu'on ne verra jamais ...
puis, s'adressant à moi, Déterville, a-t-il ajouté, faites retirer les
jeunes personnes, je vous prie, revenez ensuite, j'expliquerai l'énigme,
mais je ne le veux que devant ces deux dames et vous. Sophie désolée,
Aline et Eugénie ont passées dans l'appartement de madame de Blamont, et
sitôt que j'ai reparu, le président nous ayant prié de nous asseoir et
de l'entendre, nous a dit que, jamais cette Sophie ne lui avait
appartenu par aucuns noeuds, que l'idée de cette alliance était absurde;
il est convenu de l'enfant qu'il avait eu de la Valville, convenu du
désir qu'il avait formé d'en substituer un autre à celui-là, pour se
conserver les droits que leur perfide convention lui donnait sur la
fille naturelle de son ami; il a ajouté que la mort très-effective de sa
fille Claire, l'ayant attiré au Pré Saint-Gervais, où elle était en
nourrice, après avoir rendu les derniers devoirs à cette petite fille,
il avait imaginé de s'arranger là, de quelque, joli enfant qu'il put
mettre à la place de celui qu'il avait eu de la Valville, et que la
petite fille de la nourrice, positivement de l'âge qu'il fallait, lui
ayant convenu, il l'avait payée cent louis à la mère, et transporté en
conséquence lui-même au village de Berceuil, où elle avait été élevée
jusqu'à treize ans, mais qu'il n'avait dans tout cela d'autre tort, que
d'avoir voulu tromper son ami, jamais ceux d'avoir corrompu sa propre
fille, ou soustrait celle de sa femme; ensuite il nous a demandé par
quels moyens cette fille se trouvait à Vertfeuil.

Madame de Blamont, toujours tendre, toujours honnête et sensible,
croyant reconnaître quelque sincérité dans ce qu'elle entendait, et
préférant de renoncer au plaisir de retrouver sa fille, à la nécessité
de voir son mari coupable de tant de crimes, si Sophie lui appartenait
effectivement, n'ayant d'ailleurs rien de positif à objecter, puisque tu
n'avais encore rien éclairci.... Madame de Blamont, dis-je, a tout avoué
de bonne foi.... Le président s'est jetté dans les bras de sa femme et
l'embrassant avec la plus extrême tendresse,--non, non, ma chère amie,
lui a-t-il dit ... non, nous ne nous brouillerons pas pour une telle
chose, je suis coupable de quelques travers, sans doute, ma faiblesse
pour les femmes est affreuse, je ne puis m'en cacher, mais une erreur
n'est pas un crime, et je serais un monstre si j'avais commis ce dont
vous m'accusez. Rien de plus certain que la mort de votre fille, je suis
incapable d'avoir pu vous tromper, jusqu'à supposer cette mort, si elle
n'eut été réelle, Sophie est fille d'une paysanne, elle est fille de la
nourrice de votre _Claire_, mais elle ne vous appartient nullement, je
suis prêt à vous le jurer en face des autels, s'il le faut, la
ressemblance est singulière, je l'avoue, il y a long-temps que j'ai
observé les traits qui rapprochent Sophie de votre Aline, mais ce n'est
qu'un jeu de la nature, qui ne doit pas vous en imposer.... Que le sceau
du raccommodement, a-t-il poursuivi, en serrant les mains de sa femme,
soit donc ma chère amie, l'accord certain des délais que vous demandez
pour Aline. Le mariage que j'exige ferait mon bonheur, cependant vous
m'avez demandé du temps pour l'y disposer, je vous donne jusqu'à votre
retour à Paris, ainsi que nous en étions convenus d'abord, mais qu'elle
accepte après, j'ose vous le demander en grâce, que la crainte d'un
crime ne soit pas sur-tout ce qui vous retienne, Dolbourg a pu être
l'amant de Sophie, mais je vous proteste qu'il ne l'a jamais été de la
soeur d'Aline, il n'y a pas de preuve que je ne puisse vous en donner,
pas de serment que je ne puisse vous en faire; jouissez en paix avec vos
amis du temps que je vous laisse pour déterminer ma fille, à ce qui fait
le but de mes voeux, je les conjure de vous aider à obtenir d'elle ce
que j'en attends, et d'être bien certains que c'est son bonheur seul qui
m'occupe.

Madame de Blamont qui croyait tout avoir en gagnant du temps pour Aline
... qui l'obtenait, qui ne pouvait détruire les assertions de son mari,
ou qui n'avait à leur opposer que celles de la Dubois, que rien ne
semblait devoir faire préférer à celles du président ... qui, mère ou
non de Sophie, se trouvait toujours en situation de lui faire du bien,
trouva dans son coeur la réponse que lui dictaient nos yeux; elle
convainquit son époux de la foi qu'elle accordait aux discours qu'il
venait de lui tenir, et ajouta que, puisque le ciel avait fait tomber
cette Sophie dans ses mains, elle demandait en grâce que l'on la lui
laissât. _Dolbourg_, elle ne mérite pas le bien que vous voulez lui
faire, j'ai vécu cinq ans avec elle, je dois la connoître et je la
connois bien, croyez que je serais indigne de l'honneur où je prétends
de devenir un jour votre gendre, si j'avais mal traité cette fille comme
elle l'a été, sans qu'elle m'en eut donné les plus graves sujets.
Peut-être ai-je trop écouté ma colère, mais soyez sûre qu'elle était
coupable. _Madame de Blamont_, on nous a fort assuré que non.
_Dolbourg_, ah! je le vois, madame, Sophie n'est pas tombée seule en vos
mains, et cette créature horrible qui couvrait et servait ses désordres,
y est, sans doute, également. _Madame de Blamont_, il est vrai que j'ai
vu la Dubois. _Le Président_, aucune imposture ne nous étonne à-présent,
voilà celle qui vous a induit en erreur sur les objets dont il s'agit;
mais ne la croyez en rien si vous voulez connoître la vérité, nulle
femme au monde ne la déguise avec tant d'art, nulle n'est capable de
porter aussi loin le mensonge et l'atrocité. _Madame de Blamont_, et
qu'est devenue cette autre petite créature que toutes deux conviennent
avoir été la maîtresse de mon mari et la fille de monsieur? _Le
Président, ému_, ce qu'elle est devenue? _Madame de Senneval_, oui. _Le
président_, eh bien! mais rien de plus simple, elle était aussi coupable
que Sophie ... coupable du même genre de tort ... Dolbourg a puni l'une
de sa main, voulant également punir l'autre ... elle m'est échappée ...
je ne vous cache rien moi, vous voyez ma sincérité ... c'est le coeur
d'un enfant. _Madame de Blamont_, oh, mon ami, voilà donc où entraîne le
libertinage! que de chagrins, que d'inquiétudes suivent toujours ce vice
épouvantable; ah! si le bonheur eut été moins vif dans votre maison,
croyez au moins qu'entre votre Aline et moi, il eut été mille fois plus
pur. _M. de Blamont_, laissons mes torts, il me faudrait des siècles
pour les réparer, l'impossibilité d'y réussir me porterait au désespoir,
qu'il vous suffise d'être bien sûr que je ne les aggraverai plus.... Et
des larmes ont échappées des yeux de la crédule madame de Blamont.--Au
défaut du bonheur réel, la certitude de ne plus voir augmenter ses maux,
est une consolation pour l'infortune; accordez-moi la grâce entière, a
dit cette malheureuse épouse en pleurs, ne pensez plus à cet himen
disproportionné. _Le Président_, j'ai des engagemens que je ne puis
rompre, vous ignorez leur degré de force, je ne suis plus maître de ma
parole, Dolbourg lui-même ne saurait m'en dégager, cependant je puis
vous accorder des délais, il ne s'y refusera pas, son âme est trop
délicate pour prétendre à la main d'Aline sans la mériter, deux mois,
trois mois, s'il les faut, je vous les donne ... mais vous devriez nous
rendre cette Sophie, vous devriez nous permettre qu'elle fut traitée
comme elle le mérite. _Madame de Blamont_, son malheur lui assure des
droits à ma pitié , elle m'est chère dès qu'elle souffre ... elle ne
peut plus vous offenser, laissez-la moi, elle est jeune, elle peut se
repentir ... elle se repent déjà, vous la feriez entrer au convent par
force, je la déterminerai de bonne grâce au même sacrifice, et vous
serez également vengé. _Le Président_, soit, mais défiez-vous de sa
douceur,--craignez des vertus qu'elle n'adopte, que pour voiler l'âme la
plus traîtresse. _Dolbourg_, il n'est aucune espèce de tort qu'elle
n'ait eue avec nous. _Le Président_, elle en a eue qui aurait mérité
l'attention même des lois. L'enfant dont elle était grosse n'était
sûrement pas de mon ami, elle nous volait pour son amant, elle est
capable de tout; cette seconde fille dont vous venez de nous parler, ne
nous trompait que par ses instigations, elle séduit, elle impose, elle
joue le sentiment et ce n'est que pour en venir à des fins toujours
criminelles comme son coeur. _Madame de Blamont_, mais il n'y a sorte de
bien que n'en ait dit la femme qui l'élevât. _Dolbourg_, cette femme ne
l'a connue qu'enfant, et c'est à Paris, c'est avec la Dubois qu'elle
s'est pervertie, ne gardez pas ce serpent, croyez-moi, madame, vous en
auriez bientôt des regrets.--Voyant madame de Blamont prête à faiblir,
je la fixai, elle m'entendit, elle tint ferme, allégua la charité et la
religion qui l'obligeait à ne point abandonner cette malheureuse, après
lui promis sa protection, et les deux amis n'osèrent plus insister sur
l'envie qu'ils avaient de la ravoir; la paix fut donc conclue, aux
conditions qu'il ne s'agirait plus d'aucuns reproches de part et
d'autre, que Sophie resterait à madame de Blamont et qu'on accorderait à
Aline jusqu'à l'hiver, pour se décider au mariage qu'on exigeait d'elle.

J'ose vous demander encore au nom de l'honnêteté et de la décence, a dit
madame de Blamont, de ne point abuser de cette malheureuse que vous avez
séduite hier chez moi; en vérité, a répondu le président, pour le crime,
il n'est plus temps ... il est commis ... tant d'envie de céder ... si
peu de résistance ... tout cela ne devrait pas vous donner des
regrets;--ne la gardez pas au moins, placez-là ... elle peut redevenir
honnête ... qu'elle ne trouve pas dans vous, l'appui certain de ses
désordres.--Eh bien! Je vous le jure.... Allons, qu'on appelle Aline ...
Eugénie, et puisque nous n'avons plus que vingt-quatre heures à rester
ici, que les plaisirs y remplacent les chagrins, et qu'on n'y voye plus
que de la joie.

Madame de Blamont a été chercher elle-même sa fille, elle ne s'est point
expliquée devant Sophie, qu'eut-elle pu lui dire dans l'état
d'incertitude où tout était, elle l'a caressée, consolée, elle l'a
remise entre les mains de ses femmes, et la tranquillité s'est rétablie;
jusqu'au lendemain au soir, les choses ont toujours été de mieux en
mieux, et le vingt au matin, les deux amis, le front calme, bien plus
peut-être que leurs coeurs, sent repartis en comblant d'éloges et
d'amitiés tous les habitans du château.

Que penses-tu maintenant de ceci, mon cher Valcour, devons-nous
croire?... devons-nous douter?... Madame de Blamont lasse de malheurs,
saisit avec avidité l'illusion qu'on lui présente, c'est un moment de
repos dont elle veut jouir; son âme honnête a tant de plaisir à supposer
ses vertus dans les autres; sa chère fille lui ressemble; toutes deux se
livrent au plus doux espoir, Eugénie le partage, parce qu'elle est bonne
et sensible, comme son amie; il n'y a d'incrédules que madame de
Senneval et moi, mais nous le sommes, je l'avoue. Ce retour nous paraît
bien prompt; il est rendu si nécessaire par les circonstances que nous
croyons qu'il ne dépend absolument que d'elles, c'est au temps à nous
détromper ... et d'ailleurs, qu'a promis le président?... quelques mois
de délais, en est-ce assez pour se flatter? et quand ces délais seront
expirés, quand il aura eu le temps de revenir du petit moment de
confusion, dont il a été altéré par tout ceci, ne redeviendra-t-il pas
tout aussi pressant?

Cependant, nous sommes convenus, ma belle-mère et moi, de supprimer nos
réflexions à nos amies, elles ne serviraient qu'à troubler leur moment
de calme. S'il doit être réel, ce calme où nous ne croyons pas, pourquoi
leur montrer nos craintes, si elles ont tort de s'y livrer, c'est un
beau songe dont il faut leur laisser la jouissance. Nous ne pouvons
parer à rien, aucun événement ne dépend de nous, à quoi nos doutes
serviraient-ils? quel besoin de les leur faire voir; je ne les hasarde
donc qu'avec toi. Presse tes éclaircissemens sur Sophie, beaucoup de
choses tiennent à cela, s'ils nous ont induits en erreur sur cet
article, ils nous ont trompé sur-tout le reste, alors ils méditent
quelques horreurs, ils n'accordent du temps que pour y réussir, et dans
ce cas, nous devons dissiper l'illusion. S'ils ne nous en ont pas imposé
sur Sophie, et que les mensonges viennent de la Dubois; s'il est réel,
ce que je ne puis croire, que cette jeune Sophie ait tous les torts
qu'ils lui prêtent ... en un mot, s'ils ont dit vrai, alors je
m'écrierai plein de joie, que telle est l'influence de la vertu, qu'il
est des momens où le vice absorbé devant elle, est contraint à
s'humilier, se confondre, demander grâce et disparaître ... mais sont-ce
des vices chéris qui peuvent fléchir de cette manière ... des vices
nourris depuis autant d'années ... non ... peut-être cèderait ainsi la
fougue de la jeunesse ou l'erreur du moment, mais jamais le crime
vieilli et soutenu par des idées: le plus grand malheur de l'homme est
d'étayer ses travers de ses systèmes, une fois qu'il s'en est formé
d'assez sûrs pour légitimer sa conduite, tout ce qui la condamnerait
dans le coeur d'un autre, la fixe à jamais dans le sien; voilà ce qui
rend les torts des jeunes gens de peu d'importance, ils n'ont fait que
choquer leurs maximes, ils y reviennent, mais ce n'est que par réflexion
que pêche l'homme mur, ses fautes émanent de sa philosophie, elle les
fomente, elle les nourrit en lui, et s'étant créé des principes sur les
débris de la morale de son enfance, ce sont dans ces principes
invariables qu'il trouve les lois de sa dépravation.

Quoiqu'il en soit, tout est tranquille; nous avons au moins jusqu'à
l'hiver, a dit madame de Blamont, le lot de l'infortune est de jouir du
présent, sans s'inquiéter de l'avenir, et quels momens seraient pour
elle, si à côté des tourmens qui l'accablent sans cesse, elle n'avait au
moins pour jouissances, celles que lui laisse l'illusion. Ce que nous
appelons le bonheur, nous autres malheureux, me disait-elle hier, n'est
que l'absence de la douleur, quelque triste que soit cette misérable
situation, que nos amis nous la laissent goûter.

Quant à Sophie, elle a toujours ses mêmes droits, jusqu'à
l'éclaircissement, fondés ou non, il serait trop dur de les lui ravir,
et la cruauté ne peut naître dans une âme comme celle de notre amie. Si
quelque chose pourtant trouble un peu cette respectable femme, c'est le
silence affecté qu'on a gardé sur toi ... est-il naturel? un des motifs
du voyage n'est-il pas au contraire de s'informer si tu n'a point paru?
Quelques questions faites dans la maison et qu'on nous a rendues
sur-le-champ, prouvent que ces éclaircissemens entraient dans leurs
vues.--Pourquoi donc s'est-on tût devant nous? pourquoi même, à l'époque
du raccommodement n'en pas être ouvertement convenus? ne voilà-t-il pas
du louche dans la conduite du président? nous sommes sûrs d'ailleurs
qu'il a tenu jusqu'au dernier instant au désir de ravoir Sophie; on l'a
cherché dans le château; on a taché de s'introduire dans la chambre où
l'on l'a soupçonnait renfermée: un homme adroit du président a été aux
aguets tout le jour qui a précédé celui de leur départ; voilà donc
encore du mystère dans les démarches de cet époux, qui paraît repentant.
Madame de Blamont sait tout cela; elle dit que le désir de ravoir
Sophie, si effectivement elle n'est pas sa fille, est indépendant de ce
qui concerne Aline et elle; qu'il est tout simple, si Sophie ne lui est
rien, qu'il veuille se venger d'une créature, qui, selon lui, a tant de
tort; sans que cela prouve qu'il veuille affliger sa femme et faire le
malheur de sa fille.... Je n'ose rien répliquer, mais je n'en réfléchis
pas moins; je n'en redoute pas moins que tout ceci ne soit qu'une
léthargie, dont le réveil sera peut-être terrible.... Adieu, fais comme
moi, écris, console, et ne trouble rien, à moins que les éclaircissemens
ne t'y forcent; tout dépend des lumières que nous attendons de toi....
Mais si cet homme perfide a été assez adroit pour allier le mensonge à
la vérité! pour donner à l'un toute l'apparence de l'autre.... S'il veut
tromper ces deux respectables femmes ... s'il veut les rendre
éternellement malheureuses: oh! mon ami, je dirai alors que le ciel est
injuste; car, il ne créa jamais des êtres auxquels il dût autant de
bonheur; jamais deux créatures qui le méritassent aussi bien, si cette
manière d'exister est l'apanage de ceux qui sont vertueux et sensibles,
si elle est due, à ceux qui savent si bien l'a répandre sur tout ce qui
les environne.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXIV.

_Valcour à Déterville_


Paris, ce 22 septembre.

Je reçus le quatorze, mon cher Déterville, la lettre où tu me
recommandais les démarches du Pré-Saint-Gervais, et quelqu'ayent été mes
diligences, ce ne fut pourtant qu'hier qu'il me devint possible de
réussir. O! mon ami, quelle intéressante étude nous fournit, chaque
jour, le coeur de l'homme, et comment nier l'influence de la divinité
sur lui, quand on voit avec quelle fatalité celui qui tend des pièges
s'y prend presque toujours le premier, et comme le vice, toujours en
opposition avec lui-même, se perce avec les traits dont il veut frapper
la vertu. Le président est coupable dans le coeur, et ne l'est pas dans
le fait; il en impose odieusement à sa femme; il la trompe avec la plus
insigne fausseté, et pourtant il ne lui ment pas. Daigne me lire avec
attention, et mon énigme va se développer.[6]

Je me transportai, le 15, au village indiqué, et ayant descendu dans une
auberge, je demandai historiquement, si le curé était un honnête garçon,
s'il était aimé de ses paroissiens; si c'était un individu
sociable:--c'est un homme intègre, m'assura-t-on, vieux, et depuis
vingt-cinq ans en possession de sa cure. Si vous avez affaire à lui,
vous en serez content.--Oui vraiment, dis-je, à celui qui me parlait;
j'ai quelque chose à communiquer à ce pasteur; et puisque vous êtes
assez officieux pour m'instruire, soyez-le encore assez, je vous prie,
pour aller lui demander, si un honnête bourgeois de Paris ne
l'incommoderait pas, en lui demandant une audience?... Mon homme partit,
et la réponse fut une invitation de me rendre au presbytère, où je
trouvai un ecclésiastique de plus de soixante ans, d'une figure douce et
prévenante, qui me demanda le premier, comment il se trouvait assez
heureux pour 'm'être bon à quelque chose? J'expliquai ma commission....
Nous fouillâmes les registres, nous trouvâmes la mort que nous
cherchions, aussi-bien constatée qu'elle pouvait l'être, et toutes les
preuves d'un service fait dans la paroisse, le 15 août 1762, à Claire de
Blamont, fille légitime de monsieur et madame la présidente de Blamont,
demeurant rue saint-Louis, au Marais.--Eh bien, monsieur! dis-je au curé
en le fixant, pour ne rien perdre des mouvemens de sa physionomie, cette
Claire de Blamont que vous avez enterrée le 15 août 1762, aujourd'hui 15
septembre 1778, se porte mieux que vous et moi.... Ici notre homme
frémit et recule;... un instant je le crus coupable, mais les suites me
convainquirent bientôt de mon erreur.--Ce que vous me dites est bien
difficile à croire, monsieur, me répondit le curé, il faut approfondir
... cela en vaut la peine; mais trouvez bon que je m'informe avant, à
qui j'ai l'avantage de parler?--A un honnête homme, monsieur,
répondis-je avec douceur, ce titre ne suffit-il pas pour éclaircir une
trahison?--Mais ceci peut devenir matière à un procès, et je dois savoir
....--point de procès, monsieur, il s'en faut bien que ce soit vous que
l'on soupçonne; l'intention est de traiter tout à l'amiable, et vous
pouvez recevoir ma parole, que rien de ce qui va se faire, ne nous
passera: je suis l'ami de madame de Blamont; c'est de sa part que je
viens vous trouver: je puis donc vous répondre, et du mystère où tout
ceci restera, et de l'extrême éloignement qu'on a de plaider.--Mais si
cette _Claire_ existe, comme vous me l'assurez, où est-elle
actuellement?--dans les bras de sa mère. Il ne s'agit que de vérifier
une supercherie de nourrice, et d'en approfondir mystérieusement les
raisons, pour parer à de tels désordres dans la suite, tout vous y
engage;... le ministre de Dieu doit non-seulement écouter l'aveu du
crime, mais il doit même en prévenir l'action. Notre homme, en
s'asseyant, tomba ici dans quelques réflexions; je l'y laissai deux ou
trois minutes, et lui demandai enfin à quoi il paraissait se
résoudre?--à ouvrir la tombe, monsieur, me dit-il, en se relevant ... à
chercher là les premières preuves de la fraude, avant que de nous
décider à rien.--Bien vu, lui dis je, fermez tout, qu'il n'y ait que le
fossoyeur et nous a cette expédition, je vous le répète, le secret est
essentiel ... le fossoyeur arrive, on ferme l'église, et nous voilà à
l'ouvrage. L'endroit était mentionné sur les registres; il y avait
d'ailleurs une inscription sur le cercueil; nous ne nous trompâmes
point. On enlève un petit coffret de plomb où devait être déposé le
corps de _Claire_: et l'examen des ossemens fait avec la plus extrême
exactitude, nous offre les débris d'un chien, dont la tête encore
conservée, prouve la fraude évidemment. Le curé tressaillit, se
remettant néanmoins tout de suite, et reprenant le flegme d'un honnête
homme qu'on a dupé, mais qui est incapable d'avoir, en part à une telle
ruse, il me proposa de faire jeter ces restes d'animaux, je m'y opposai,
et l'ayant convaincu de la nécessité de tout rétablir, dès que nous
agissions en secret, nous y travaillâmes sur le champ; on remit la
caisse à sa place; il imposa silence à son homme, et nous rentrâmes au
presbytère.--Monsieur, me dit le curé au bout d'un instant, quoique vous
en puissiez dire, je pourrais passer pour coupable dans cette
aventure-ci; ma justification devient essentielle;--nullement,
répondis-je, nous connaissons les malfaiteurs; il s'en faut bien que
vous soyez soupçonné, je vous l'ai certifié,.je vous le confirme encore.
Et je lui dis alors que la nourrice et le père étaient les seuls auteurs
de la supposition; que le second niait, et qu'il s'agissait d'interroger
la nourrice.--Son nom?--Claudine Dupuis;--Claudine? elle est pleine de
vie; elle loge ici près, nous sauvons tout.--Envoyez-la prendre,
Monsieur, que la douceur et l'aménité règnent dans les questions que
nous allons lui faire, et que le plus inviolable silence les
enveloppe.--Claudine arriva; c'était une grosse paysanne très-fraîche,
d'environ quarante ans, et veuve depuis quatre.--Qui y a ti, monseu le
curé,--dit-elle gayement? _le curé_. Asseyez-vous, Claudine, nous avons
quelques questions sérieuses à vous faire, et dont les réponses, si
elles sont justes--pourront-vous valoir une récompense. _Claudine_. Eune
racompense, tamieu, tamieu, jons bin besoin d'argent; ah! qu'on d'raison
eddir q'eune maison où gnia pu d'homme, es zun cor sans âme; jarni,
edpui quel miun zé mort, jen fsons pu rïan. _Le curé_. Vous
rappelez-vous, Claudine, d'avoir nourri trois semaines, il y a seize
ans, une petite fille nommée _Claire_, appartenant à monsieur le
président de Blamont? _Claudine_. Oui da, j'men souvian, a mouru
dcoliques la pau enfant; al était gentille comme tout pardiu on vous
paya un service comm' si c'eut été l'enfant d'un prince, et vous
l'enterrâtes là dans vot aglise, tout findret dla chapelle dla Viarge, y
m'en souvient comme d'hier. _Le curé_. Savez-vous ce qu'on dit Claudine?
_Claudine_. è qué qu'on dit monseu l'curé? _Le curé_. On prétend que cet
enfant-là n'est pas mort. _Claudine_. Pardine y s'peui bin qu'a soit
rasucité; not seigneur l'a bin été, n'gnia rien d'impossibe à Dieu. _Le
curé_. Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; on vous soupçonne de
quelque supercherie. _Claudine_. Moi? eh queuque j'aurions donc gagné à
cela? mais voyais donc un peu c'qu'cest q'les mauvaises langues, n'me
serais-je pas fait tort à moi-même, en fsant cqu'vous dit là. _Le curé_.
Mais si vous en aviez été bien payée. _Claudine_. Eh q'non, eh q'non
j'en mangeons pas d'ce pain-là, ah pardine oui et pis, s'fair pande
après.--Je te supprime ici le reste du dialogue, quoique très-long
encore. Le fait est que jamais Claudine n'avouât rien dans cette
première visite; et' que tout ce que nous pûmes obtenir d'elle, ne
voulant point encore la convaincre par les faits, fut de se retirer sans
colère, et sur-tout avec la promesse de ne rien dire de ce qui venait de
se passer. Partez, monsieur, me dit le curé, dès qu'elle fut sortie, je
vous réponds de tout approfondir avec cette femme. Il faut que je la
voie seule, votre présence la gêne. Laissez-moi une adresse, je vous
écrirai dès que j'aurai su quelque chose, et vous vous rendrez ici pour
recevoir ses dernières réponses. Reconnaissant dans cet homme, et de la
sincérité et de l'envie de m'obliger, je consentis à ses arrangemens,
lui laissai l'adresse d'un ami, et m'en revins attendre de ses
nouvelles, avec la ferme résolution de pousser vivement l'affaire, s'il
ne m'écrivait pas bientôt.

Le cinquième jour je commençais à m'impatienter, lorsque mon ami
m'envoya une lettre qu'il venait de recevoir pour moi, par laquelle le
curé m'invitait à venir dîner chez lui le lendemain, pour y apprendre,
de la bouche même de Claudine, des événemens très-extraordinaires, et
que j'étais bien loin de soupçonner.

Ce n'est pas sans peine, me dit cet honnête homme, dés qu'il m'aperçut,
ce n'est pas sans promesse, et même sans un peu de rigueur, que je suis
parvenu à tout découvrir; mais, enfin, nous tenons le secret, et vous
allez en être instruit.--Monsieur, répondis-je, vos engagemens seront
remplis; toutes les récompenses que vous avez pu promettre seront
acquittées; mais quelques mystérieuse, que doivent être nos opérations,
quelque certitude que je puisse vous donner qu'une telle cause ne sera
jamais jugée, il faut pourtant qu'à tout événement les plus sages
précautions soient prises; ainsi, jetez les yeux sur deux de vos
paroissiens, gens notables, discrets et bien famés, que nous placerons,
si vous le voulez bien, près du lieu où nous allons entendre Claudine,
afin qu'ils puissent certifier ses aveux au besoin.--Je n'y vois point
d'inconvéniens, me dit le curé, et dans l'instant il envoya prendre deux
fermiers, dont il étoit sûr, leur fit jurer le secret et les cacha
derrière un rideau de l'autre côté duquel fut placé la chaise destinée à
Claudine; elle arriva, et le pasteur l'ayant engagée à répéter les mêmes
choses qu'elle lui avait dites; elle convint devant moi des trois faits
suivans:

1°. Que, monsieur de Blamont s'était transporté chez elle le 13 août,
surveille de la prétendue mort de _Claire_, et lui avait dit qu'il
destinait à cette fille un sort des plus avantageux; mais qu'il avait à
faire à une femme pi grièche, qui se déclarait contre l'établissement
qu'il projetait pour cet enfant, parce qu'il s'agissait d'aller aux
indes; que ne voulant, ni faire perdre à sa fille le riche mariage qu'il
lui destinait, ni heurter de front les volontés de sa femme, il avait
imaginé de faire passer cette petite fille pour morte, de l'élever
secrètement loin de Paris, et de ne déclarer la fraude à sa femme que
quand la jeune personne serait mariée; mais que le consentement de la
nourrice était nécessaire à la réussite de son projet; qu'il lui
demandait donc avec instance de ne pas s'opposer à une légère ruse, dont
il ne devait résulter qu'un bien; que, elle, ne voyant rien à cela
contre sa conscience, avait consenti à répandre le faux bruit de la mort
de cette _Claire_, moyennant que le président la dédommagerait, ce qu'il
avait fait sur-le-champ, par un présent de cinquante louis, et que dès
le lendemain elle avait tout préparé pour le succès de la feinte.

2°. Qu'ayant mûrement réfléchi toute la journée du quatorze, au sort
heureux dont le président lui avait dit que devait jouir la petite
_Claire_, et sa fille à elle Claudine, se trouvant d'une ressemblance
très-singulière avec celle du président, elle avait imaginée de mettre
l'une a la place de l'autre, afin de faire le bonheur de sa fille; qu'en
conséquence de cette résolution, elle avait préparée les deux ruses
à-la-fois; qu'elle avait mis sa petite fille dans le berceau de
_Claire_; qu'elle avait envoyée _Claire_ comme son enfant chez une de
ses voisines, en prétextant que le mauvais air était dans sa maison, et
qu'elle n'y voulait pas exposer sa fille; que cette première scène
arrangée, elle s'était occupée de l'autre; qu'elle avait publié la
maladie de la fille de monsieur de Blamont, et peu-après sa mort;
qu'elle avait mis le cadavre d'un chien dans une boîte de plomb devant
le président même, accouru de Paris sur la nouvelle de la maladie de sa
fille; que le service s'était fait, en conséquence, à la paroisse, et
que monsieur de Blamont trompé comme il avait voulu tromper les autres,
avait emmené dès le soir même la fille de Claudine au lieu de la sienne.

3°. Que, se trouvant encore tout son lait, elle avait sollicité des
nourritures, et que huit jours après l'événement, dont il vient d'être
question, madame la comtesse de Kerneuil, venue de Bretagne à Paris,
pour recueillir une succession essentielle où sa présence était plus
nécessaire que celle de son mari, était accouchée d'une fille presqu'en
arrivant; que cette fille, confiée aux soins de l'accoucheur, qui
protégeait Claudine, avait été conduite dès le lendemain chez cette
Claudine, pour y être nourrie avec le plus grand soin; cet enfant établi
au Pré-Saint-Gervais y avait reçu une seule fois la visite de sa mère;
laquelle obligée de repartir fort vite pour Rennes, avait vivement
recommandé sa fille à Claudine, assurant qu'elle enverrait sans faute,
une voiture et une femme à elle, reprendre cette petite dans deux ans,
avec une forte récompense à la nourrice. Mais qu'au bout de trois mois
cette .petite fille, nommée Elisabeth, était morte, et qu'elle,
Claudine, pour ne pas manquer la récompense promise; très-peu attachée à
la petite _Claire_ qui lui restait du président de Blamont, elle avait
fait une nouvelle fourberie, quand la femme de madame la comtesse de
Kerneuil était venue; qu'alors elle avait mis Claire à la place
d'Elisabeth, et avait publié que c'était sa fille qu'elle avait perdue;
qu'elle avait soutenue cette fraude essentielle au maintien des autres,
envers le curé même, à qui elle avait fait enterrer Elisabeth de
Kerneuil, sous le nom de sa fille.

Ces expositions, comme tu le vois mon cher Déterville, établissent donc
l'existence, présente ou passée, de trois enfans. 1°. Claire de
Blamont, crue morte, et réellement mise à la place d'Elisabeth de
Kerneuil, devant exister à Rennes aujourd'hui sous ce nom. Voilà où est
la fille de madame de Blamont.

2°. Jeanne Dupuis, fille de Claudine, enlevée par le président,
élevée à Berceuil, sous le nom de Sophie, existante maintenant à
Vertfeuille.

3°. Et, enfin, Elisabeth de Kerneuil, très-effectivement morte à
trois mois chez Claudine, et enterrée dans la paroisse du
Pré-Saint-Gervais, sous le nom de la fille de Claudine.... De cette
fille déjà cédée par elle au président, et n'existant plus que
fictivement chez elle dans Claire de Blamont, donnée ensuite à madame de
Kerneuil.

Telles sont les fraudes et les suppositions de cette malhonnête
créature; mais comme nous devions user de finesse, nous avons eu l'air
de rire de ses atrocités, et nous l'avons congédiée avec dix-louis,
après lui avoir fait signer ses aveux et le serment sur l'évangile
qu'elle n'en imposait en rien; les témoins ont signé de même: je
t'envoie les originaux de ces actes, et tout étant fini nous nous sommes
juré mutuellement le mystère, ne nous réservant d'établir juridiquement
nos preuves, que si le cas le requérait.

Le curé voulait que j'écrivisse à madame de Kerneuil, c'est l'affaire de
madame de Blamont, ai-je dit; je vais l'instruire, elle agira comme elle
le jugera à propos: notre rôle a nous, est de soutenir au besoin tout ce
que nous savons, et de ne rien réveiller; il s'est rendu à mes raisons,
et nous nous sommes quittés.

L'impossibilité où je suis maintenant de donner des conseils à madame de
Blamont, dans ce flux et reflux d'événemens prodigieux, m'engage à taire
mes réflexions; mais j'oserai pourtant lui dire qu'elle doit continuer
d'écouter sa pitié et son coeur dans ce qui regarde la malheureuse
Sophie, avec les précautions très-essentielles de ne la rendre ni au
président ni à sa mère: deux êtres qui ne feraient assurément pas son
bonheur. A l'égard de Claire, la réclamer, l'enlever à madame de
Kerneuil, auprès de laquelle elle est sans doute fort heureuse, et cela
pour la rendre à un père qui dès le berceau avait conspiré contr'elle;
serait-ce travailler à sa félicité? Madame de Blamont doit, ce me
semble, s'informer seulement du sort de cette fille, et si ce sort est
tel qu'il doit l'être, cette jeune personne, appartenant à une femme
titrée, établie dans la capitale d'une grande province, il faut l'en
laisser jouir. Quelque sacrifice qu'il en coûte au coeur de notre amie,
parce qu'en plaidant elle gagnerait sans doute; mais toute riche qu'elle
est, donnerait elle à cette cadette le sort qu'elle lui fairait perdre
en qualité d'héritière unique de la maison de _Kerneuil_, titre certifié
par Claudine.... Non, en vérité, elle ne l'a dédommagerait point.
Qu'elle combine donc et agisse d'après cela, ayant toujours devant les
yeux le danger extrême de remettre cette fille entre les mains de son
mari: pese ces raisons, Déterville. Je sens bien qu'il y a une espèce de
fraude malhonnête à laisser subsister celle de la nourrice, que c'est
frustrer les véritables héritiers de madame de Kerneuil, et prendre par
conséquent un parti blâmable. Mais en adoptant l'autre, que de nouveaux
crimes à redouter; est-il donc contre la conscience de l'honnête homme
de prendre entre deux maux certains, celui qui lui paraît le moins
dangereux. Pour quant au président tu vois, mon ami, que le crime n'en
est pas moins dans son âme, et que s'il ne l'a pas commis, c'est qu'il a
trouvé des entraves par le crime opposé de la Claudine, comme si c'était
une des loix du sort, que de petits forfaits dussent toujours arrêter
l'effet des plus grands ... vérité terrible qui nous fait voir
l'affreuse nécessité du mal sur la terre, qui nous démontre que ce ne
sont que par de légers maux que les plus grands se suspendent; ainsi que
de certains insectes qui nous gênent et dont néanmoins l'utile existence
nous empêche d'être incommodés par de plus venimeux.

Quoiqu'il en soit, quelle horreur de noircir cette malheureuse Sophie,
par des accusations graves, pour lui enlever jusqu'aux généreux soins de
sa protectrice; on cherche toujours à rendre odieux ceux qu'on maltraite
mal à propos, afin d'apaiser ses remords, et de légitimer ses
injustices.... Mais ces deux fourbes ne se contentent pas d'un mensonge,
ils y joignent la plus insigne calomnie; quelle apparence que cette
fille honnête, sensible et douce, quelque puisse être sa naissance, soit
coupable de ce dont on l'accuse.... La Dubois, dont les aveux paraissent
si vrais, et qui ne s'est rûe que sur ce qu'il était impossible qu'elle
eût appris, n'a rien dit qui ressemblât à cela; vois comme la méchanceté
s'alimente par ses propres effets; plus on lui donne, plus elle exige,
et chaque frein qu'on lui laisse briser n'accroît que d'avantage
l'ardent désir qu'elle a d'en rompre de nouveaux.

Je suis persuadé, mon ami, que le vice peut conduire l'homme à un tel
point de dépravation, qu'il doit devenir comme impossible à celui qui le
nourrit en soi de concevoir même l'idée de la vertu; dès-lors, ou sa vie
lui paraît fastidieuse, ou il faut qu'il en empoisonne chaque minute par
ce venin qui le gangrène; arrivé là, il ne se contente plus de faire
simplement le mal, il veut même ne jamais faire le bien, et son coeur
abreuvé d'une perversité d'habitude, éprouve aux impressions de la vertu
la même sorte de douleur, que ressent l'âme du juste à la seule idée du
forfait; et quel est le premier vice qui nous entraîne à tous
ceux-la?... Le libertinage ... n'en doutons point il est inouï ce qu'il
éteint, ce qu'il détériore, ce qu'il envenime; inexprimable à quel degré
il relâche les ressorts de l'âme.... Blase la conscience en la
contraignant à métamorphoser en plaisirs les retours fâcheux de ses
erreurs, et voilà sans doute ce que cette passion a de plus dangereux,
qu'aucune de celles qui dévorent l'homme, puisque le souvenir des
actions où les autres le portent sont des remords cuisans, d'affreuses
jouissances dans celles-ci.

Le président est donc aussi coupable qu'il peut l'être, je le dis à
regret, j'arrache avec douleur le bandeau des yeux de notre amie, mais
son époux la trompe indignement; il dit que Sophie n'est pas sa fille,
et assurément il doit être persuadé qu'elle l'est, tout convaincu qu'il
en doit être, il la désire, il veut la r'avoir, et pourquoi? si ce n'est
pour se venger de ce que le hasard a donné pour asyle, à cette
malheureuse, la maison de sa femme; que madame de Blamont ne doute pas
qu'il ne tente tout pour la sortir de chez elle, et qu'elle écoute son
coeur dans les moyens nécessaires à prendre pour s'opposer à ce nouveau
forfait.

Quel tableau, mon ami, que celui de la douce et vertueuse Aline, entre
les mains de ces deux débauchés; j'ai cru voir Suzanne surprise au bain
par les vieillards.... Le voile de la pudeur arraché par un père....
Conçois-tu cette atrocité? t'imagines-tu que ses infâmes désirs ne
s'allumaient pas à cette immodestie? Ah! pardonne mes craintes; mais
quelque motif qui l'ait pu retenir avec Sophie, maîtresse de son ami et
crue sa fille, crois qu'aucun ne l'arrêterait ici, et que l'épouse de
d'Olbourg serait bientôt la victime de la flamme incestueuse de Blamont.

Oh mon cher Déterville! empêchons ces horreurs; il me semble que depuis
ce trait odieux, ma délicatesse est moins grande sur ce qui concerne cet
homme; je le poursuivrai partout s'il le faut; je démêlerai jusqu'au
plus secret replis de sa conscience; l'enlèvement de cette _Augustine_
me paraît encore une de leurs infernales machinations. Crois-tu que ce
soit le simple plaisir de corrompre une fille qui leur ait fait
commettre cette horreur? eux qui savourent trois cents fois l'an les
indignes plaisirs de ces séductions, eux qui.... Je gage que ceci tient
à autre chose, ne perdons pas cette fille de vue.

Quelques remords qu'ait affiché le président, sois bien certain que ses
promesses ne sont que les fruits de sa confusion, ce mouvement sort
l'âme de ses tons ordinaires, il l'a tient long-tems énervée; cependant
je crois aux délais, mais c'est l'hiver que je crains, c'est l'instant
de la réunion que j'appréhende!

Tout ceci ne fortifie pas les droits de madame de Blamont; si on est
obligé de plaider, le président a voulu faire une mauvaise action, sans
doute, en projetant d'enlever sa fille, mais l'action n'a pas eu lieu,
et Sophie se trouvant réellement fille de Claudine, il soutiendra qu'il
le savait, qu'il ne l'aurait pas enlevée sans cela, et Claudine, que
décide un peu d'or, se remettra facilement de son parti; il est certain
que nous avons une preuve des mauvaises intentions de cet homme, il en a
imposé à sa femme, il a voulu faire passer _Claire_ pour morte; tout
cela est bien prouvé, et peut l'être juridiquement, lorsque nous le
voudrons; mais ce ne sont pas là des armes triomphantes, ce ne sont pas
là des choses dont il ne puisse se défendre au besoin, qu'il ne puisse
nier, même dès qu'il le voudra. Peut-être eut-il mieux valu que Sophie
se fut trouvée sa fille, les droits de madame de Blamont, contre ce
perfide époux, devenaient d'une bien autre force; mais qu'a-t-il fait
ici? un crime conçu, je l'avoue, mais rendu nul par les événemens; il
n'a livré a son ami qu'une paysanne, et comment madame de Blamont se
défendra-t-elle, quand il l'accusera d'avoir séduit cette créature et de
l'avoir recueillie chez elle pour se procurer un moyen malhonnête de le
priver de l'autorité qu'il a sur sa fille aînée? Tout le reste du roman
ne fait rien à notre affaire; si _Claire_ est aujourd'hui réputée fille
de madame de _Kerneuil ce n'est plus sa faute c'est celle de
_Claudine_, il a donné par ses démarches le premier mouvement d'action a
cette faute, j'en conviens, mais il ne l'a pas commis, et cela ne
l'empêchera pas d'obtenir de marier sa fille à son gré.

Tu vois comme moi, sur tout ceci, et tous les deux peut-être voyons-nous
trop en noir, ah! tu le sais, mon cher, l'amour et l'amitié s'alarment
aisément, ce dernier sentiment est la source de la crainte; l'autre
fomente les miennes; n'abandonne point, je t'en conjure, cette
malheureuse mère; je craindrais la solitude pour elle, son âme
encouragée par les conseils, fortifiée par le charme de la société de ta
belle-mère et de ta femme succombera moins à ses tourmens, que si elle
était livrée a elle-même. Adieu, je ne puis résister au plaisir d'écrire
un mot à ma chère Aline, et je vais le placer dans ta lettre.


Note:

[Footnote 6: Cette recommandation s'adresse au lecteur; il lui deviendra
impossible d'entendre la suite, s'il ne porte pas à cette lettre
l'attention la plus exacte, et s'il ne se la rappelle pas jusqu'au
dénouement, et principalement à la cinquante-unième lettre, quand il y
sera.]


       *       *       *       *       *


LETTRE XXV.

_Valcour à Aline_.


Paris, ce 22 septembre.

Je vous ai plaint, Aline, vous m'êtes devenue plus chère encore pendant
vos souffrances! Il faut aimer comme je le fais, pour sentir ce que j'ai
éprouvé. Juste ciel! celui qui, par état, doit être le gardien de la
vertu de sa fille, en devient donc le corrupteur? où ne conduisent pas
les désordres d'une tête égarée, et d'un coeur sans principes?... Ils
triomphaient, les monstres, pendant que triste, abandonné, en proie aux
plus cuisantes inquiétudes, la seule pensée du bonheur qu'ils
arrachaient n'eut osé seulement pénétrer mon esprit.... Aline,
pardonnez-moi une question.... On ne se peint point les tendres
sollicitudes de l'amour malheureux; on n'imagine point où va sa
curiosité.... Mais dans ce mouvement qui vous a fait fuir, entrait-il un
peu d'amour à côté de la décence? étiez vous aussi fâchée de l'insulte à
la pudeur, que de l'outrage fait à l'amant? L'un vous rend bien
respectable à mes yeux; mais combien l'autre vous y rendrait plus
adorable encore! et peut-être en l'état cruel où je suis, préférerais-je
à vous voir une vertu de moins, pour un degré d'amour de plus, mais où
se perd mon imagination? Ne sont-ce pas ces vertus que j'aime? et
l'idole de mon coeur est-elle autre chose que la réunion de toutes les
vertus? Ah! fuyez, Aline, fuyez toujours le crime quand il vous
poursuivra; que ce soit amour ou sagesse, ne le laissez jamais approcher
de vous; il ne peut vous atteindre, sans doute, mais qu'il n'ose même
vous approcher, imposez-lui par vos regards, contraignez-le par vos
discours, éloignez-le par vos vertus, et que son existence soit
impossible, dans tous les lieux que vous embellissez.

Je vous enlève une soeur, Aline, une soeur déjà votre compagne, pour
vous en rendre une à deux cent lieues de vous, que vous ne verrez
peut-être de votre vie. Mais si la malheureuse Sophie ne vous appartient
plus par les liens de la nature, que ceux de la pitié vous la rendent
toujours chère; plus elle retombe dans l'infortune, plus vous lui devez
vos soins. La nécessité où vous allez être de vous en séparer, vous fera
peut-être venir l'idée de la rendre à sa mère; ne lui désirez point un
tel sort; gardez-vous de la lui donner, elle achèverait de se corrompre.
C'est par un motif excusable, sans doute, que Claudine a voulu
l'éloigner d'elle; elle croyait, au moyen de cette fourberie, faire
passer à cette fille la fortune immense que votre père assurait devoir
appartenir un jour à la sienne; mais Claudine ne s'en est pas tenue là;
elle est visiblement coupable d'une autre supercherie qui dévoile la
bassesse de son âme: elle est de plus très-intéressée; voyant ses
projets évanouis, peut-être par des voies moins honnêtes,
chercherait-elle à faire retrouver à sa fille, la fortune que n'a pu lui
procurer sa première fraude. Le village qu'elle habite est un de ces
asyles empestés, où la débauche de la capitale vient se couvrir des
ombres du mystère, ne l'y envoyez point. Je vous répond qu'elle n'y
serait pas long-tems en sûreté. Les engagemens pris avec Isabeau, ont
des écueils, Déterville les a senti: ce sera la où le président fera ses
premières recherches, s'il persiste, comme il paraît, dans l'extrême
envie de l'avoir; voyez donc, avec votre aimable mère, ce qu'il y aura
de mieux pour cette infortunée, et donnez-moi vos ordres, si vous
croyez que dans tout ceci je puisse vous être utile encore. Cependant
vous voilà tranquille jusqu'à la fin du voyage. Je l'imagine au moins;
permettez que je vous invite à mettre cet intervalle à profit, pour
faire usage de vos jolis talens, quel que soit l'état que le sort vous
destine, vous les retrouverez sans cesse; ils épanouiront la fleur de
vos beaux jours, si le ciel, comme je l'espère, vous en accorde après
tant de malheurs; ils calmeront vos ennuis, si par une affreuse
fatalité, les épines doivent éternellement naître sous vos pas, vous
devez donc les cultiver dans toutes les circonstances; je n'en vois
qu'une où peut-être ils seraient inutiles, celle où destinés l'un à
l'autre, il ne pourrait exister d'instant où nous eussions besoin de
nous distraire des sentimens que nous éprouverions.

Pardon des légères craintes qui s'aperçoivent encore dans ma lettre; je
les relis avec peine, et n'ose les effacer; qu'elles ne vous effrayent
pourtant point; ne les attribuez qu'à l'état de mon âme; ne frémit-on
pas toujours pour ce qu'on aime?


       *       *       *       *       *


LETTRE XXVI.

_Le président de Blamont à d'Olbourg_.


Paris, ce 20 septembre.

Non, ne te mêles pas d'éduquer cette fille, fais-en ce que tu voudras
d'ailleurs; mais ne laisse qu'à moi le soin de la conduire.... C'est un
trésor que cette charmante _Augustine_.... Il y a là tout ce qu'il faut
pour réussir, ne t'en inquiètes pas, je t'en conjure, tout est perdu si
tu t'en charges; tu n'entends rien au grand art d'échauffer une jeune
tête. Cette science sublime qui nous rend maître des ressorts de l'âme
par l'influence des passions, qui nous enseigne à mouvoir tour-à-tour
celle qui doit produire un effet désiré; cette étude savante du coeur
humain qui nous en développant les plis les plus secrets, nous montre en
même-tems sur quelle touche il est bon d'appuyer, les différens usages
qu'on doit faire de la louange et de la flatterie; l'indulgence qu'il
faut avoir encore pour de certains préjugés; le genre de ceux qui ne
nuisent pas, l'espèce de ceux essentiels à déraciner, les nouvelles
lumières qu'il faut jeter sur tous les objets; la philosophie qu'il faut
répandre, la sorte de délicatesse bonne à mettre en oeuvre en raison de
l'âge; du sexe ou de l'éducation du sujet que l'on veut corrompre,
jusqu'à quel point on peut s'aider du physique; la manière de manier
l'orgueil, de profiter des faiblesses trouvées, de les étendre ou de les
changer de but; la façon d'étouffer les remords, de les remplacer par
des sensations douces, d'employer enfin au vice qu'on désire, jusqu'aux
vertus que l'on découvre; toutes ces profondes subtilités du grand
secret de la séduction, sont en un mot ignorées de toi, ne t'en mêles
donc pas, mon ami, laisse-moi faire et je réussirai.

Il y a ici quelque chose de bien singulier, c'est que, de la science
d'interroger juridiquement, naît celle de séduire criminellement; car,
que sont nos interrogatoires captieux? que sont-ils autre chose que des
subornations et des séductions épouvantables?

Ainsi voilà donc un de ces cas plaisans, où l'art de la vertu d'éclat
qui nous élève et nous fait respecter, conduit à l'art du crime secret
qui nous dégrade et qui nous avilit. Sont-ce les extrémités qui se
rapprochent?... Non, ce sont les hommes qui se dépravent; ce sont les
abus de la civilisation, de cette civilisation si vantée, qui ramène
l'homme à l'état de la bête, bien plutôt qu'elle ne l'en tire, qui le
courbe, qui l'asservit sous le joug pèsant de l'oppresseur, en faisant
adroitement passer à celui-ci toute la somme de félicité dont il prive
l'autre, au nom de Farinacius, de Jousse et de Cujas[7].... Qu'importe,
profitons-en et taisons-nous; quand le chameau baisse les reins et
s'agenouille, le voyageur monte dessus et le gouverne, sans s'aviser de
calculer ses forces, il ne s'étonne que de l'ineptie de l'animal qui ne
sait pas connaître les siennes. Mais revenons.

A toutes les armes indiquées ci-dessus, je joindrai, comme tu sens bien,
le mobile puissant de l'intérêt, véhicule certain sur ces êtres
subalternes, qui ne concevant jamais le crime en grand, ne consentent à
risquer l'échafaud que dans l'espoir d'une fortune. Pour la demoiselle
_Sophie_, j'avoue qu'elle m'échauffe la tête, aller chercher une
retraite chez ma femme; et cette respectable épouse ne pas m'avertir
aussi-tôt; s'étayer mystérieusement de tout cela pour me tenir en
bride;... eh! non, non, ma charmante; ce n'est pas à vous à jouer au fin
avec moi; détendez-vous, et ne combattez pas, une seule de mes ruses
ferait échouer si j'en prenais la peine, toutes celles dont vous
accoucheriez pendant dix ans. Oh! voilà des délits trop graves pour être
pardonnés; le bien-être de la société exige un exemple. J'ai à répondre
de ma conduite à tout le corps des maris.... Je serais un homme flétri,
rayé du tableau, comme disait Linguet, si je laissais de telles
fredaines impunies.... Heureuse faute! Quelle source de délices je vais
trouver dans votre punition; chaque branche est une volupté ...
tranquillise-toi donc d'Olbourg, je te le répète; bois, mange ... et
dors, je réfléchirai sur tes plaisirs, et sur notre tranquillité
mutuelle: n'est-tu pas trop heureux d'avoir un second tel que moi, un
ami qui ne te laisse d'autres soins que celui de cueillir les fruits de
tous les forfaits dont il veut bien se couvrir pour ton bonheur; il est
vrai que je risque moins que toi. Je l'avoue, afin de mettre ton coeur à
l'aise, et de le dégager d'une partie de la vive reconnaissance qui le
captiverait sans cela.

De la considération, mon ami, du crédit, de l'argent, une place, voilà
tout ce qu'il faut pour faire ce qu'on veut.... Je dis bien ... une
place ... oui, une place à l'abri de laquelle on puisse se mettre, en
cas de besoin ... car dans les nôtres, par exemple, ce n'est pas de se
bien conduire qu'on exige, il s'agit seulement d'y obliger les autres.
Pour peu qu'on ait fait rouer _magistralement_ une mériter de l'être
vingt fois soi-même, si l'on veut, sans le plus petit danger, et voilà
ce qui fait que j'aime la France à la folie. Cette impunité qu'y promet
un peu de considération, cette assurance de pouvoir tout faire avec un
harnois noir, et la caricature ampoulé, roide et rigoriste qu'il faut
pour en imposer au vulgaire, est une des choses qui me fera toujours
préférer notre bonne patrie, à ces maudits royaumes du nord, où notre
crédit se perd, où nos prévarications se punissent, où les peuples
éclairés par le flambeau de la philosophie, commencent à croire qu'ils
peuvent se gouverner sans nous, et où ils s'avisent d'être heureux sans
la peine de mort.


Note:

[Footnote 7: Imbéciles cuistres, ou plutôt espèce de démoniaques qui ont passé
leur triste et malheureuse vie à prouver à d'autres pédans en combien de
manières différentes on pouvait se permettre de se défaire de ses
semblables, et qui ont tranquillisé la conscience de ces pédans, sur la
foule d'atrocités juridiques qu'ils commettent, par un million de
sophismes, plus diffus, plus absurdes les uns que les autres. Le
démoniaque Jousse, par exemple, l'un des plus fameux de la bande, a
prouvé invinciblement, que moins il y avait de preuves pour condamner un
homme à mort, plus il était certain que cet homme la méritait.--Je le
demande, quel est le plus coupable envers l'humanité, ou de Cartouche,
ou d'un insigne coquin, capable d'écrire des horreurs aussi dangereuses,
et qui viennent d'être depuis quelque tems si criminellement exécutées.
_Note de l'Éditeur_.]


       *       *       *       *       *


LETTRE XXVII.

_Madame de Blamont à Valcour_.


Vertfeuil, ce 28 septembre.

Que de variations! que de choses! il semble que le ciel ne m'ait donné
un coeur sensible que pour l'éprouver par les plus rudes combats.... Je
serais bien plus heureuse si je ne sentais rien. Que je suis loin de
croire à présent qu'une âme tendre soit un des plus beaux dons de la
nature; elle ne nous l'a donnée que pour notre tourment.... Que dis-je?
et quel blasphème osais-je proférer! N'est-ce pas une injustice à moi,
que de prétendre à un bonheur sans mélange? En existe-t-il sous le
ciel?... La chose du monde la plus simple, est d'être née pour les
revers. Ne sommes-nous pas ici-bas, comme des joueurs autour d'une
table?... La fortune favorise-t-elle tous ceux qui s'y trouvent? et de
quel droit osent l'accuser ceux qui sèment leur or, au-lieu d'en
recueillir? Il y a une somme à-peu-près égale de biens ou de maux,
suspendue sur nos têtes, par la main même de l'Eternel; mais il est
indifférent sur qui elle tombe; je pouvais être heureuse, comme je suis
infortunée; c'est l'affaire du hasard, et le plus grand de tous les
torts est de se plaindre.... Eh! s'imagine-t-on d'ailleurs qu'il n'y ait
pas quelque jouissance ... même dans l'excès du malheur; à force
d'aiguiser notre âme, il en augmente la sensibilité; ses impressions sur
elle, en développant d'une manière plus énergique toutes les manières de
sentir, lui font éprouver des plaisirs inconnus à ces êtres froids,
assez malheureux pour n'avoir jamais vécu que dans le calme et dans la
prospérité; il y a des larmes si douces dans nos situations, ces momens,
mon ami, ces instans délicieux, où l'on fuit l'univers, où l'on
s'enfonce dans un autre obscur, ou dans le plus épais d'un bois pour y
pleurer tout à son aise ... ou l'on se replie sous tous les sens de son
malheur, ou l'on se rappelle tout ce qui l'agrave, ou l'on prévoit tout
ce qui va l'accroître, ou l'on s'en abreuve, ou l'on s'en repaît.... Ces
tendres souvenirs des jours de notre enfance, où l'on ne les connaissait
point encore, ces longues et pénibles réminiscences sur les divers
événemens qui nous y ont plongé, ces sombres craintes de le sentir nous
accompagner jusqu'à la mort ... de voir ouvrir notre cercueil par les
mains livides de l'infortune ... et près de tout cela, cet espoir si
doux d'un Dieu consolateur, aux pieds duquel vont se sécher nos larmes,
et commencer toutes nos joies ... quoi, mon ami, tout cela ne sont pas
des voluptés? Ah! ce sont celles d'une âme douce; ce sont celles d'un
coeur délicat; laissez-moi-les goûter un instant avec vous.

Sacrifiée bien jeune[8] à un époux qui n'avait rien pour me plaire, et
que je connaissais à peine[9], je n'en formai pas moins, dans le fond
de mon âme, le plan des plus rigoureux devoirs.... Dieu sait si je les
enfreignis jamais ... Je vis mes égards payés par des duretés, mes
attentions par des brusqueries, ma fidélité par des crimes, ma
soumission par des horreurs.

Hélas! je me crus seule coupable; je ne m'en pris qu'à moi de n'être pas
aimée, malgré les louanges dont j'étais enivrées chaque jour; j'aimais
mieux me croire des défauts ou des torts, que de supposer mon époux
injuste: et contente d'avoir obtenu dans mon sein des preuves de son
estime, si ce n'en était pas de son amour, tous mes sentimens se
portèrent dès-lors sur ces gages sacrés.... Eh bien! me disais-je, je
serai l'amie de mes enfans, puisque je n'ai pas été assez heureuse pour
être celle de mon époux; ils me consoleront de ses duretés, et je
trouverai dans leurs bras la félicité qu'on m'enlève. Que de projets ne
formé-je pas dès-lors pour la leur! je n'apaisais mes maux que par ces
idées; elles seules parvenaient à fermer mes paupières, je ne
m'endormais paisiblement qu'avec elles.... Je ne voyais plus de revers
dès que je croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heureux mes enfans.
Le ciel ne voulait pas, mon ami, que ce fût encore là pour moi la source
du bonheur; j'eus deux filles, l'une m'est ravie au berceau; je la
retrouve quand je ne peux jamais la revoir.... On veut que l'autre soit
aussi malheureuse que moi; et qui ... qui m'assaillit de tous ces maux?
qui me fait avaler, jusqu'à la lie, la coupe amère de l'infortune? celui
que j'ai toujours respecté ... chéri; celui que l'on m'avait donné pour
être le soutien de mes jours, et qui n'en a jamais été que le
destructeur ... celui qui s'est tout permis envers moi ... envers moi
qui aurais mieux aimé perdre la vie que de lui manquer en quoi que ce
fût.... Celui que je regardais comme mon père après la perte du mien....
Comme mon ami ... comme mon époux, et qui n'était que mon tyran et mon
persécuteur.

Allons, je me tais, Valcour.... Je me tais, vous pleurez en me lisant,
je le vois, je veux bien mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je
ne veux pas vous en faire répandre que ma main ne puisse essuyer.... Oh!
comme nous eussions été heureux cependant .... Vous ... Mon Aline.... Et
moi, quels jours sereins et purs eussent été filés pour tous trois....
Avec quel calme je serai arrivée près de vous, aux bornes de ma vie! ma
vieillesse n'eut été qu'un printemps, les yeux fermés par la tendre main
de l'amitié, je me serais plongée dans le cercueil avec la tranquillité
du bonheur, au lieu de cela j'y descendrai seule, nul ami ne daignera
m'y soutenir, je n'en aurai plus au bord de mon tombeau.... Eh bien!
voyez comme je retombe malgré tout dans le sombre que je veux éviter....
Non ... j'arrêterais en vain la source de mes pleurs, elles coulent
malgré moi.... Mille nouvelles idées me tourmentent.... Si vous êtes
malheureux, c'est ma faute, je ne devais pas laisser naître en vous une
passion que je ne pouvais couronner; je ne devais vous laisser connaître
ni Aline, ni sa triste mère; aujourd'hui nous aurions tous bien des
chagrins de moins, et l'on ne se console jamais de ceux qu'on donne aux
autres.... Mais tout n'est pas désespéré; non Valcour, tout ne l'est
pas, recevez encore un peu d'espoir de votre bonne et sincère amie, de
celle qui désirerait avec tant d'ardeur, mériter ce titre avec vous....
Non Valcour, tout n'est pas perdu.... Ce barbare époux peut réfléchir,
ce monstre qui le suit partout, et qui vous persécute avec tant de
furie, sentira peut-être qu'aucuns des plaisirs qu'il espère ne peuvent
se rencontrer avec celle qui n'a pour lui que de la haine; j'ai besoin
de le penser et de le croire; l'illusion est à l'infortune, comme le
miel dont en frotte les bords du vase rempli de l'absinthe salutaire
présentée à l'enfant, on le trompe, mais l'erreur est douce.

Comme il m'a abusé cet homme.... Je le croyais, on se livre si vite à ce
qu'on désire! le malheureux qui fait naufrage saisit avec tant
d'empressement le bras qu'on lui tend pour le sauver.... Peut-il
imaginer que c'est pour le repousser dans l'abyme!... Hélas! vous avez
bien raison, il me trompait autant qu'il était en lui, il devait croire
Sophie, sa fille, rien ne pouvait l'en dissuader, et ce n'est pas dans
de tels coeurs que la nature fait des miracles.... Il la croyait telle,
et il jurait qu'elle ne l'était pas, le crime est donc dans son entier,
et ce que j'ai obtenu de sa fausseté, n'est donc plus que le fruit de sa
honte.... Ce sentiment mène au dépit, et le dépit a tout dans de telles
âmes.... Quoiqu'il en soit j'ai des parens, je n'en suis point
abandonnée.... Je me jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les
implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne voudront pas nous perdre
toutes deux.... Mais changeons de propos. Valcour, laissez-moi vous
rendre compte des projets et de mes démarches, car avec ce langage de la
plainte mon coeur s'altère à tout instant.

Vous imaginez bien que je n'ai pu tenir à l'envie de savoir au plutôt
des nouvelles d'_Elisabeth de Kerneuil_. Quelque soit le sort qu'elle
éprouve, il m'intéresse trop réellement pour que je n'aye pas désiré de
l'éclaircir. Déterville a écrit sur-le-champ à un de ses parens à
Rennes, il le supplie de nous donner sur cette jeune personne le plus de
lumières qu'il lui sera possible.... Nous attendons; ma situation dans
ce cas-ci, est très-embarrassante ... vous l'avez senti; j'ai, sans
doute, le plus grand désir de posséder cet enfant, mais quel droit
aurais-je à son coeur?

Le seul titre de mère que je pourrais lui alléguer, me méritera-t-il sa
tendresse? n'est elle pas due, toute entière aux parens qui l'ont
élevée?... Et puis, travaillerai-je pour le bonheur d'Elisabeth en
réunissant à la ravoir? Le sort, ou qu'elle a déjà, on qui lui est
réservé, ne sera-t-il pas toujours préférable à celui que je pourrais
lui faire, comme cadette?... Et les inconvéniens de la rendre à un père
qui peut-être, ou ne voudra pas la reconnaître, ou ne verra dans elle
qu'une victime de plus à son insigne libertinage; ces dangers effrayans
les comptez-vous pour rien Valcour?... Non, j'aime mieux la laisser où
elle est; que je sache seulement qu'elle est heureuse; que je puisse
faire connaissance avec elle, la voir une fois, l'aimer toujours, et je
me croirai trop contente; mais si cette faible jouissance est refusée à
mon âme tendre ... oh, Valcour! je serai encore bien infortunée;
heureusement je sais l'être, et mon coeur est dans un tel état
d'abattement qu'une secousse de plus ou de moins n'est absolument rien
pour lui. Il y a l'histoire des biens qui chagrine un peu ma conscience;
puis-je laisser ma fille jouir d'une fortune qui ne lui appartient pas?
dois-je en priver les héritiers légitimes? Non, sans doute; cette
circonstance vous a frappé comme moi; mais mon ami, je dirai aussi comme
vous, entre deux maux terribles, choisissons le moindre. A l'égard de
Sophie, voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous nous
approuverez.

Qu'elle appartint ou non au président; Déterville nous opposait toujours
le danger certain de la replacer à Berceuil; et l'impossibilité de l'y
remettre devenait d'autant plus fâcheuse, que la variation de son sort
lui rendait fort doux celui que nous avions arrangé pour elle dans ce
village; j'objectais à Déterville qu'il n'avait pas trouvé d'obstacles à
l'établissement de cette fille à Berceuil, dans les premiers momens où
nous l'avions conçu, ne la croyant pas fille légitime, et que je
n'entendais pas pourquoi il en trouvait maintenant qu'elle n'appartenait
ni au mari ni à la femme; il me répondit qu'il avait foncièrement
désapprouvé ce parti dans toutes les circonstances, mais que plus les
recherches du président paraissaient évidentes, plus il croyait Berceuil
dangereux. Qu'elle fût sa fille ou non, nous ne devions pas douter
à-présent du désir qu'il avait de la ravoir, que dès qu'il la saurait
hors de Vertfeuille, il ne manquerait pas d'envoyer chez _Isabeau_, et
qu'alors au lieu de sauver _Sophie_, il est clair que je la
sacrifiais;... je me suis rendue; nous avons donc décidé, un cloître à
Orléans, où nous travaillerions à lui faire prendre le goût de la
retraite, et à l'enchaîner au bout de quelques années par des voeux, si
elle n'y sent aucune répugnance; et ce sort quelque dur qu'il' puisse
être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans doute, que lui aurait
réservé la vengeance de ses deux persécuteurs, nous parut décidément le
plus sage de tous.

Il s'agissait de prévenir cette infortunée des changemens de son sort et
de sa naissance, j'y prévoyais trop de chagrin pour vouloir m'en charger
moi-même; notre ami a rempli ce soin, après beaucoup de larmes, comme
vous l'imaginez aisément, elle a d'abord témoigné quelque désir d'être
rendue à sa mère; convaincue enfin du danger qu'il y avait à ce parti,
elle a réclamée a chère Isabeau; elle renonçait volontiers à la dot, au
mariage, mais elle voulait demeurer avec Isabeau.... Autres dangers, et
elle a enfin conçue ceux-là comme les premiers: «Il faut vous dérober au
président, lui a dit Déterville, il est certain qu'il vous cherche, nous
ne pouvons en douter, il est évident qu'il vous traitera mal s'il vous
découvre, une éternelle retraite devient le seul parti qui puisse vous
garantir et de ses piéges et de ses fureurs, vous y serez moins comme
protégé, que comme parente de madame de Blamont, et vous y jouirez de
cent pistoles de pension; ce sort la ne vaut pas celui d'être sa fille,
mais dès que de malheureuses circonstances vous enlèvent cette douce
satisfaction, vous serez mieux là qu'en nul autre endroit». Eh bien!
j'irai! s'est-elle écriée, en larmes; je suis à charge à tout le monde;
je ne puis trouver d'abri sur la terre, que l'on me mette où l'on
voudra, je serai par-tout pénétrée de reconnaissance des bontés de la
dame qui veut bien ne pas m'abandonner;... dès que je l'ai su dans cet
état, j'ai couru l'embrasser, elle s'est précipitée dans mes bras, toute
en pleurs, et m'a prodiguée les choses les plus tendres et les plus
flatteuses; en vérité, mon amie, il y a des instans où mon coeur
l'emporte sur les réalités que vous nous avez apprises.... Il est
impossible que les vertus de cette âme charmante se trouvent dans la
fille d'une paysanne dépravée, telle que vous nous avez peint cette
Claudine. Mais il fallait s'en tenir aux preuves et l'arracher; nous
l'avons donc, Aline et moi, avant-hier conduite aux Ursulines d'Orléans
dont je connais la supérieure, je l'ai recommandée comme une parente, et
placée sous le nom d'_Isabelle-des-Ganges_, avec mille livres de rentes,
dont l'acte lui a été passé sur-le-champ, je n'ai point caché mes motifs
de mystère à la supérieure, j'y ai intéressé sa religion et sa pitié,
elle ne communiquera qu'avec moi pour tout ce qui concerne cette jeune
personne, et cachera absolument son existence au reste entier de la
terre. Mais je la verrai ... cette chère enfant ... je le lui ai promis,
elle me l'a demandée avec instance, elle m'a dit qu'elle renoncerait
plutôt à tout le bien que je lui faisais qu'à cet engagement, elle m'a
demandé la permission de m'écrire, et sur-tout de pouvoir faire passer
quelque chose tous les ans sur sa pension à Isabeau. Ces deux demandes
faisaient trop d'honneur à son âme tendre pour être refusées; je les lui
ai accordées de tout mon coeur, et nous nous sommes quittées.... Quand
elle m'a vue prête à ouvrir la porte du parloir ... son âme a éclatée,
elle a jetée ses jolis bras au travers des grilles, elle a demandée avec
instance la faveur de baiser encore une fois les mains de ses
bienfaitrices: nous sommes revenues sur nos pas, et la douleur l'a
suffoquée en nous embrassant encore toutes deux.... Voilà donc l'être
que le président accuse de fausseté, d'imposture et de crimes, ah!
puisse-t-il pour le bonheur de ce qui lui appartient être aussi pur que
celle qu'il ose calomnier ainsi.

Nous nous sommes retirées, et je vous réponds qu'Aline n'était pas en
meilleur état que moi. Nous ne sommes pourtant parties de la ville que
le lendemain après avoir appris que cette pauvre fille était aussi bien
qu'elle pouvait être pour sa situation, elle avait devinée elle-même la
mort de son enfant, quand elle avait vue qu'on ne lui en parlait pas.
Mais Déterville l'avait si bien ramenée à la raison sur cet objet, que
sa douleur a été beaucoup moins vive que nous ne l'aurions cru.

Pendant que j'agissais de ce côté, Déterville allait de l'autre rompre
nos engagemens de Berceuil; la bonne Isabeau a été désolée, je n'ai pu
résister au charme de lui laisser une petite somme sur l'argent que je
retirais du curé, ainsi qu'une autre à ce bon pasteur pour les
malheureux de sa paroisse. Il est si doux mon ami de faire un peu de
bien, et à quoi servirait-il que le sort nous eût favorablement traité,
si ce n'était pour satisfaire tous les besoins de l'infortuné? nos
richesses sont le patrimoine du pauvre, et celui qui ne sent pas le
plaisir de les soulager, a vécu sans connaître et la véritable raison
pour laquelle il était né plus à son aise qu'un autre, et les plus doux
charmes de la vie.

Toutes nos opérations terminées, nous nous sommes réunis, nous nous
sommes regardés, comme le feraient des gens, qui du sein de la
tranquillité auraient subitement passés dans celui des angoisses et des
tribulations; et, qui voyant enfin le calme renaître.... Je dis le
calme,.car j'y crois, et ne vois absolument rien qui puisse le troubler
jusqu'à notre retour à Paris. Alors, mon intention est de demander de
seconds délais, de contenir du mieux que je pourrai le président, avec
le peu de moyens que je retire de tout ceci, et d'armer enfin mes parens
s'il le faut; car soyez-en bien sûr, il n'y aura que la force qui pourra
me décider à sacrifier ma fille au scélérat qui la désire ... et si je
gagne ma cause, en faveur de qui sera-ce?... Connaissez-vous l'homme à
qui je la destine?... C'est au plus digne de la posséder.... C'est au
meilleur ami de mon coeur.


Notes:

[Footnote 8: Elle fut mariée à quinze ans; elle va de trente-cinq à trente-six,
lors du moment d'action de ces lettres; elle accoucha d'Aline à seize
ans: elle est grande, faite à peindre. Les traits les plus doux, les
plus agréables, pétrie de grâces et de talens.]

[Footnote 9: M. de Blamont avait quinze ans plus que sa femme, indépendamment des
défauts de caractère assez prononcés dans ses lettres, pour donner une
juste horreur de lui, il y a peu de figures plus repoussantes; il a le
regard effrayant, la bouche affreuse, le nez très-long, le front chauve
et bas, le menton relevé, en perruque depuis son enfance; une taille
longue, frêle, voûtée, la poitrine plate, un son de voix rauque et
cassé, et malgré tout cela, beaucoup d'esprit et quelques connaissances.]


       *       *       *       *       *


LETTRE XXVIII.

_Aline à Valcour_.


Vertfeuil, ce 8 octobre.

Oh Valcour! vous avez partagé mes peines ... elles ont pénétrées votre
coeur! Combien me sont précieux les témoignages que vous m'en donnez! Je
pardonne moins à mon père tout ce qui s'est passé que sa funeste liaison
avec ce vilain homme. S'il pouvait perdre ce malheureux ami, je suis
sûre qu'il redeviendrait plus honnête, il a plus d'esprit que ce
monstre, et pourtant il est entraîné par lui. Perfide effet du vice!...
Je le haïssais tant, que je croyais que pour séduire, il lui fallait au
moins des charmes, je me trompais, grand Dieu! vous le voyez, il y
réussit en n'offrant à nud que sa laideur.

Vous me demandez, mon ami, si l'amour avait autant de part que la
décence au mouvement qui m'a fait fuir? ah! comment voulez-vous que je
puisse distinguer entre ces deux effets.... Ce que je crois ... ce que
je sens, c'est que l'amour les réunit, les confond tous si bien en moi,
qu'il n'est pas une seule pensée de mon esprit, pas un seul mouvement de
mon coeur qui ne soit dû à ce premier sentiment; il dirigera toujours
tous les pas que vous me verrez faire, et quand vous exigerez de moi de
vous dévoiler des motifs; je ne vous offrirai jamais que mon amour.

J'ai bien pleuré cette pauvre Sophie, quels revers!... Hélas! elle se
croyait ma soeur, aujourd'hui la voilà fille d'une paysanne trop indigne
d' elle pour qu'on ose même la lui rendre; elle n'y perdra rien, ma mère
m'a promis de la regarder toujours comme sa fille, je lui ai juré de
l'appeler toujours ma mère, et de lui conserver à jamais tous le
sentimens de ce titre ... et celle à qui je les dois réellement.... Je
ne la verrai donc jamais?... Qui sait?... Déterville a écrit; nous
attendons. Ah! comme je ferais de bon coeur le voyage de Bretagne pour
aller l'embrasser!... Mais je ne voudrais pas qu'elle sut que je lui
appartins. Je voudrais faire accidentellement connaissance avec elle,
pour voir si nos caractères se conviendraient.... Si elle finirait par
m'aimer.... Pour moi, je sens que je l'aime déjà ... ah! chimères que
tout ceci! Je parierais bien que je ne la verrai de ma vie.... Quelle
fatalité! que de dérangement!... que de désordre dans une famille cause
la cupidité d'une malheureuse nourrice; je ne suis pas sévère; mais
convenez, mon ami, que de telles fautes ne devraient pas rester sans
punition?

Le comte de Beaulé est revenu nous voir, je l'aime, il vous estime, oh,
mon ami! quel titre pour être chéri de moi! J'étais d'avis que ma mère
lui confia nos peines.... Peut-être le fera-t-elle, assurément il nous
servirait de tout son pouvoir. Julie me disait hier que c'était un
ancien amant de ma mère.... Quelle histoire! j'en ai ri, le comte est
bien plus vieux; mais il était jeune encore, quand ma mère entrait dans
le monde, et ils se connaissent depuis cette époque.... Ah! si jamais
cette femme respectable avait due s'écarter des devoirs pénibles et
rigoureux que lui imposoit le ciel, assurément le choix qu'elle aurait
fait du comte aurait bien excusé ses erreurs. Oh, mon ami! laissez-moi
rire une minute avec vous, la joie est si peu souvent dans mon coeur,
que vous devez bien un peu d'indulgence aux courts momens où je m'y
livre; mais si elle était vraie cette folie que je viens de dire, si
j'étais la fille du comte de Beaulé ... je gage que vous l'aimeriez
mieux.... Allons.... Je ne veux plus dire d'extravagances, ma gaieté
n'est pas assez bien revenue pour cela ... celles-ci sont tellement
chimériques, que j'ai cru pouvoir me les permettre pour vous amuser un
instant. S'il est une femme au monde à qui soit dû légitimement les
titres de chaste et de vertueuse, on peut bien dire que c'est à
celle-là! et quel mérite elle avait à s'en rendre digne.... Vous le
savez, mon ami.... Combien de fois lui ai-je vu déplorer dans mes bras
le poids du fardeau dont elle était accablée.... Si cet homme cruel se
fut contenté de la négliger, elle eût trouvée dans son indifférence pour
lui, des raisons de pardonner ces torts-là; mais le pervers....
Changeons de propos, c'est mon père, et je dois respecter dans lui
jusqu'à ses écarts.... Hélas! je le ferais sans peine, si ces torts
n'outrageaient pas la meilleure des mères: mais ce que je dois à
celle-ci, me fait quelquefois oublier ce qu'exige l'autre, et
l'obligation de haïr le persécuteur de celle qui m'a porté dans son
sein, vient souvent m'affranchir des sentimens dus à celui qui m'y
plaça. Adieu, mon ami, ma tête s'attriste; je ne veux pas vous ennuyer.
Nos aventures.... La saison qui s'avance, tout cela dérange un peu et
notre plan de vie et nos promenades ... oh! combien voilà de tems que je
ne vous ai vu!... Près de sept mois, si vous voulez je vous dirais de
même en jours, en heures et en minutes; ces affreux intervalles sont mis
par moi au rang des instans où je ne vis pas.... Ah! si l'on retranchait
ainsi de sa vie tous ceux où nul plaisir ne doit naître pour nous;
vivrait-on en tout plus de quatre ans?


       *       *       *       *       *


LETTRE XXIX.

_Le chevalier de Meilcourt à Déterville_.[10]


Rennes, ce 12 octobre.

Je désirerai, mon cher Déterville, pouvoir répondre, et plus au long, et
d'une manière plus satisfaisante, à la lettre que vous m'avez fait
l'amitié de m'écrire, mais enchaîné par des considérations dont je
dépends essentiellement, je ne puis vous donner sur l'objet de vos
demandes d'autres lumières que celles qui sont contenues dans le peu de
lignes que vous allez lire.

Elisabeth de Kerneuil, douée de tous les agrémens de la figure et de
l'esprit, mais fille d'une mère qui ne pouvait la souffrir, répondit
fort jeune encore aux sentimens du comte de Kerneuil, l'un des premiers
gentilshommes de Bretagne. Les obstacles invincibles qu'ils éprouvèrent
l'un et l'autre à l'union qu'ils désiraient, furent causes de deux
malheurs qui out à jamais perdus ces jeunes gens. Le comte s'est
expatrié, il a servi quelque tems en Russie.... On l'y croit mort; avant
que la nouvelle ne s'en répandit, mademoiselle de Kerneuil avait déjà
fini sa vie d'une manière plus affreuse, elle se tua dès qu'elle vit
l'impossibilité d'appartenir jamais à l'objet de ses feux.... Son père
était mort depuis long-tems, sa mère a terminée ses jours deux ans après
l'événement qui trancha ceux de sa fille, et comme mademoiselle de
Kerneuil était fille unique, les biens ont passés à des collatéraux ...
c'est tout ce que je puis vous dire, qui que ce fut que vous
interrogeassiez dans notre province, ne vous répondrai pas avec tant de
franchise; il altérerait les faits, avec d'autant plus de vraisemblance
qu'on avait fait courir des bruits très-divers sur cette malheureuse
aventure ... vous eussiez sans doute désiré plus de détails, mais les
liens que j'ai avec les deux familles me les interdisent. Adieu, mon
cher cousin, j'exige votre parole, que ce que je vous dis ne sera jamais
révelé qu'aux personnes qui vous chargent de m'écrire, et que vous
voudrez bien engager au secret.


Note:

[Footnote 10: Cette lettre-ci était incluse dans la suivante.]


       *       *       *       *       *


LETTRE XXX.

_Madame de Blamont à Valcour_.


Vertfeuille, ce 16 octobre.

Lisez et pleurez avec moi ..., ne le savais-je pas, que je ne
retrouverais cette fille une minute, que pour la regretter
éternellement.... Elle était malheureuse.... Ah comme je l'aurais
aimé!... elle s'est tuée de désespoir.... Elle était haïe.... Funeste
erreur!... Tout cela fut-il arrivé sans l'infamie de cette nourrice?
sans l'affreux projet de mon époux? J'aurais voulu de plus grands
détails, mais à quoi m'eussent-ils servis?... je l'ai perdu!... je ne la
verrai jamais!... Il faut étouffer tous les mouvemens de mon coeur, ah!
j'apprends depuis tant d'années à leur faire violence, qu'un sacrifice
de plus ne devrait pas me coûter.... Valcour, écrivez-moi ...;
calmez-moi, vous n'imaginez pas combien j'ai besoin de l'être, mon coeur
toujours déçu, veut les secours de l'amitié, il lui faut un sentiment
réel pour le consoler de toutes illusions qui l'égarent. En vérité,
c'est un grand malheur d'être organisé moins grossièrement qu'un autre,
pour une ou deux jouissances meilleures, on y trouve vingt tourmens de
plus.

L'excès des précautions que nous sommes obligée de prendre, nous privera
peut-être de vous écrire aussi souvent que nous le faisions; cet homme
cruel se fait informer de tout, et il n'y a pas une de ces manoeuvres
qui ne me fasse frémir. Cependant, ne vous inquiétez nullement, il ne se
passera rien de sérieux que vous n'en soyez instruit aussitôt. Adieu,
plaignez-moi et ne cessez jamais de m'aimer.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXXI.

_Valcour à Madame de Blamont_.


Paris, ce 22 octobre.

Oui, madame; je l'avoue, trop de sensibilité est un des plus cruels
présens que nous ait fait la nature; en ce moment, cet exès fait votre
malheur. Votre âme est d'une délicatesse qu'elle semble toujours voler
au-devant de toutes les infortunes pour s'en composer des supplices. On
dirait qu'elle aime à s'en nourrir, et que cette manière d'exister comme
plus vive, devient celle qui lui va le mieux. Que vous importe cette
fille que vous n'avez jamais connue? c'est bien assez de pleurer sur des
maux réels, sans regretter les plaisirs qu'on n'a pu prendre. Avec cette
façon de penser, on se ferait des peines de tout, et l'on s'y rendrait
fort malheureux. Sans doute, notre amour pour nos enfans doit être en
raison du leur pour nous; il me paraîtrait tout aussi déplacé d'aimer un
enfant qui nous haïrait, qu'il est fou, (pardonnez-moi l'expression,)
d'en aimer un que nous ne devons jamais voir. L'amour suppose des
rapports, et quels sont ceux qui peuvent exister entre nous et un être
inconnu? Peut-être trouverez-vous mes moyens de consolation un peu durs;
mais il faut impitoyablement enlever à un coeur aussi sensible que le
vôtre, la facilité perpétuelle qu'il a de s'affliger; retrouvez dans le
sein de votre Aline;... de cette Aline qui vous adore, les jouissances
que la mort de Claire vous dérobe; ah! votre santé m'inquiète bien plus
que cette perte qui ne doit en vérité vous faire aucune impression!
voilà une chose réelle à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des
chimères; songez que vous vous devez à ménager et qu'il ne faut pas
sacrifier à des vous-même, à une fille qui ne respire que pour vous, à
des amis, au nombre desquels j'ose me mettre, et que désolerait la plus
petite altération d'une santé qui leur est si chère; j'apprends avec
douleur que vous voulez être quelque tems sans me donner de vos
nouvelles; je vous remercie de l'instant que vous avez choisi pour me le
dire; mon coeur uniquement rempli de vos chagrins, sent bien moins ceux
dont cette menace l'accable.... Ne vous occupez que de vous, madame, ne
pensez qu'à vous, je vous en conjure; je serai consolé de tout, que
dis-je, je serai toujours heureux, quand j'apprendrai que vous souffrez
moins. C'est la seule chose que je vous supplie de ne me jamais laisser
ignorer.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXXII.

_Valcour à Aline_.


Paris, ce 5 novembre.

Quel silence! je n'ai osé le troubler, mais en étais-je plus
tranquille,... s'il m'était possible de vous voir! je souffrirais bien
moins de ces privations de lettres ... mais vivre sans vous entendre et
sans vous contempler, Aline!... concevez-vous la violence de ce
supplice? et pourquoi ne vous verrais-je? pourquoi ne m'accorderiez-vous
pas une minute? je sens toute l'étendue de la demande, je ne me rappelle
qu'en tremblant qu'elle m'a déjà été refusée; mais je trouve dans la
force de mon amour, le courage de la refaire encore.... Pendant ces
longues soirées ... 'arriverais déguisé.... Le plus profond mystère
ensevelirait cette démarche.... Je me jetterais un instant ... un seul
instant aux pieds de votre respectable mère et aux vôtres, quel calme
répandrait cette minute de bonheur sur le reste des jours malheureux que
je dois passer encore loin de vous. Pouvez-vous exiger que ces jours,...
ces jours infortunés qui vous sont consacrés, s'usent ainsi dans les
larmes et la douleur?... Ah! qu'il me soit permis d'acheter au prix de
mon sang cette faveur que j'ose implorer!... que je la paye de ma vie
s'il le faut, je ne veux exister que ce seul intervalle, et j'abandonne,
sans regrets, tous les momens qui doivent le suivre. Que me sont ceux où
je suis condamné à vivre sans vous! en vain, Aline,... en vain fais-je
tout ce que je peux pour éloigner de moi ce désir violent, il renaît
sans cesse dans mon coeur, toutes mes idées me le ramènent, je dois
mourir ou le satisfaire ... ce qui me distraisait autrefois, m'est à
charge, je parcours les beautés de la nature;... je l'étudie, je cherche
à la surprendre dans ses secrets, et elle ne me montre jamais que mon
Aline. Ayez pitié de votre ouvrage, ne me punissez pas de mon amour!...
ne cherchez pas surtout à me calmer par des raisons; mon coeur n'écoute
plus que le sentiment qui l'entraîne, si vous ne le satisfaites pas
Aline, vous allez le réduire au désespoir,... et vous n'échapperez pas à
vos remords.... Votre excès de rigueur aura fait deux malheureux, sans
que quelques bienséances où vous aurez inutilement sacrifié, vous donne
une vertu de plus.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXXIII.

_Madame de Blamont à Valcour_.


Vertfeuille, ce 12 novembre.

Oui, c'est moi qui réponds; votre Aline est trop faible pour s'en
charger, vous la faites pleurer;... vous me faites du chagrin, vous vous
en faites à vous-même, et voilà ce me semble, tout ce qui résulte de ce
petit moment d'effervescence que vous n'avez pu contenir. Ne sentez-vous
donc pas l'impossibilité de votre proposition, et dans la circonstance
où nous sommes, pouvez-vous exiger une telle chose? vous dites que vous
m'aimez, si cela est, ne cherchez donc pas à me rendre plus malheureuse
que je ne le suis; doutez-vous que ce ne fut sur moi que retomberait
l'orage si la démarche était découverte? Ah mon ami! appelez ici au
secours de votre raison cette délicatesse qui caractérise si bien le
coeur qui m'a séduit.... Consultez-là, vous verrez si elle vous permet
de vouloir acheter un moment de bonheur, au prix de celui des gens qui
vous aiment le mieux dans le monde. Croyez-vous que cela put être
ignoré, je suppose que cela fut, serais-je moins coupable d'y avoir
consenti, malgré la promesse que j'ai faite de m'y opposer. Je sais bien
que je n'ai rien à craindre de vous. Votre honnêteté, vos vertus me
rassurent et l'amant assez délicat pour n'exiger un rendez-vous de sa
maîtresse qu'en présence même de sa mère, ne deviendra jamais le
séducteur de celle qu'il aime, ainsi ce n'est pas sur elle que tombent
mes craintes ... c'est sur vous seul ... vous éloignerez votre
bonheur.... Que dis-je, vous le détruiriez à jamais. Travaillons plutôt à
l'obtenir un jour sans mélange, qu'à le goûter ainsi par portion, qu'à
hasarder pour un moment heureux qui, peut-être, ne réussirait pas, la
certitude de le savourer bientôt tout entier.... Non , je m'oppose à
cette fantaisie, je fais plus, j'exige qu'au moins d'ici à quelque temps
vous ne m'en parliez plus,... vous qui invitez les autres au courage,...
est-ce ainsi que vous en faites paraître?... Je vous pardonnerais si
vous aviez quelques motifs de jalousie, mais vous êtes aimé, vous l'êtes
uniquement, rien ne peut agiter votre âme, rien ne doit la porter au
désespoir; songez que c'est moi,... moi qui vous aime peut-être autant
qu'elle, que c'est moi qui vous défends de vous désespérer, et que c'est
moi que vous affligerez, si vous ne me mandez pas que vous êtes plus
sage. Oh pauvre philosophie! est-ce donc de cette manière que tu
captives le coeur de l'homme, est-ce donc ainsi que tu te rends maître
de ses passions!... La voilà cette chère Aline, la voilà près de moi,
qui pleure comme un enfant,... _mais maman_, dit-elle, avec ses deux
grands yeux tout en larmes,... _il me semble qu'un petit quart
d'heure_,... eh bien! vous le voyez,... ne la grondez donc pas, elle le
désire autant que vous, que cette certitude vous calme;... ruais cela ne
se peut pas, soyez bien sûr que si je n'y voyais pas moi-même les plus
grands dangers, je l'aurais peut-être imaginé la première, croyez-vous
que je ne sache pas ce qui peut convenir à l'amour. Je n'ai jamais
connu, dieu merci, cet espèce de délire, mais je le conçois,
rassurez-vous donc, _vous êtes aimé_, oui, j'ai voulu que ce mot fut
tracé par celle même qui l'écrit d'après son coeur, on vous aime, on
s'occupe de vous, on travaille pour vous, mais ne détruisez pas l'effet
de nos soins, et ne cherchez pas à tout perdre pour un instant de
satisfaction, qui ne servirait peut-être qu'à nous replonger dans un
abyme de tourmens et de maux.... Oh mon ami! pardonnez-moi.... Je sens
bien que je vous rends malheureux, aimez-moi assez pour me dire que
non,... pour m'assurer que vous avez déjà fait le sacrifice de cette
extravagance.... Oui, dites le moi, j'aime mieux que la victoire soit le
fruit de votre raison que de mes argumens, à côté du bien que je fais,
je n'aurais pas du moins le chagrin d'imaginer que je vous tourmente, ma
jouissance sera toute entière, je serai sûre que vous avez été
raisonnable par le seul effet de vos réflexions, et je n'ai pas la
douleur de déchirer votre âme en vous écrivant les miennes.


       *       *       *       *       *


LETTRE XXXIV.

_Déterville à Valcour_.


Vertfeuille, ce 15 novembre.

Depuis assez long-temps, tu dois t'être aperçu, mon cher Valcour, que
quand les lettres sont de moi, il s'agit toujours de quelques nouvelles
catastrophes.... Eh bien! voilà déjà la tête en l'air.... La philosophie
hors de ses gonds, comme disait l'autre jour une certaine dame de ta
connaissance, à propos de ton ridicule projet ... _plus de
tranquillité,... plus de principes,... plus de bon sens!_.... Qu'il faut
peu de choses pourtant pour faire un fou d'un homme raisonnable, et
souvent un être très-sensé de la plus extravagante des créatures. Il me
prend envie de t'impatienter,... voyons, calculons d'un côté tous les
événemens que tu dois regarder comme heureux. Secondement, tous ceux qui
peuvent t'être contraintes; troisièmement, enfin, tous ceux qui ne te
sont qu'indifférens. Il est bien certain que ce que j'ai à t'apprendre
est dans l'une de ces trois classes, formons-les; il serait possible
d'abord que le président fut revenu; qu'Aline fut enlevée,... possible
qu'il se fut mis à la raison, qu'on t'attendit pour un mariage ...
extrêmement simple, que des inconnus fussent fortuitement arrivés à
Vertfeuille, et nous eussent appris des choses très-extraordinaires;
n'est-il pas vrai, mon cher, que tous ces incidens sont dans la classe
des choses possibles? eh bien! calme tes craintes sur le premier; ne te
livre pas tout-à-fait au doux espoir du second, et écoute pacifiquement
le troisième.

Le soir que madame de Blamont t'écrivit, nous étions, elle, Aline,
Eugénie et moi, à raisonner sur ta folie; M. de Beaulé jouait aux échecs
avec madame de Senneval, il était environ huit heures du soir, le ciel
très-obscur se remettait à peine d'un ouragan épouvantable, lorsque
tout-à-coup nous entendîmes un homme à cheval, faire retenir la cour de
son fouet ... de ses cris, et appeler à lui de toutes ses forces.... On
ouvre les portes, les valets courent.--On éclaire, madame de Blamont
frémit, Aline et elle s'imaginent revoir encore le terrible objet de
leurs craintes, le comte lui-même tout _échec_ et _mât_ qu'il est, vole
avec moi à la suite des valets, et nous amenons enfin dans le premier
anti-chambre, un malheureux domestique mouillé jusqu'aux os, crotté
par-dessus la tête, qui nous demande s'il est dans la route d'Orléans?
et s'il lui reste bien du chemin à faire pour arriver dans cette
ville?--Beaucoup, et d'où venez-vous?--de Lyon, nous allons à petite
journée à Paris, mon maître qui me suit avec sa femme a voulu passer par
la route d'Orléans, et ce maudit caprice est cause que nous voilà
perdus. Je connais l'autre chemin, point du tout celui-ci.... La nuit
est venue.... Un temps du diable, marchant en tête de la voiture, j'ai
égaré le postillon qui me suivait, parce que je m'égarais moi-même, et
nous voilà à présent je ne sais où;--chez d'honnêtes gens.--Je le vois
bien, mais nous aimerions mieux être à l'auberge; parce que mon maître
qui voyage _incognito_, entendez-vous, ne veut gêner personne, et il
n'acceptera sûrement jamais l'asyle que vous allez avoir la politesse de
lui offrir.--Et où est-il votre maître?--A deux cents pas d'ici, au coin
de l'avenue, s'il y avait eu seulement une chaumière, il s'y serait
arrêté; mais il n'y a que des arbres, il m'a envoyé devant pour tacher
d'obtenir quelqu'éclaircissemens sur la route qu'il nous faut
prendre.--Allez le chercher, lui a dit le comte, et dites-lui que madame
la présidente de Blamont, dans la terre de laquelle il est, serait
très-fâchée qu'il ne lui fit pas l'honneur de venir souper chez
elle.--Ma foi, monsieur, vous nous rendez la vie, vive les honnêtes gens
morbleu, si j'étais tombé dans une caverne de voleurs, on ne m'aurait
pas tant fait de politesse, et l'écuyer fidèle revole vers son maître,
pendant que le comte s'empresse d'apprendre à madame de Blamont la
liberté qu'il vient de se permettre, en offrant sa maison à ces
voyageurs égarés. Cette femme charmante que l'on sert quand on lui
prépare le plaisir de faire une bonne oeuvre, a comme tu crois, sonné
bien vite pour donner des ordres, on a allumé des flambeaux, et on a
couru au-devant de la voiture pour la conduire plus sûrement à la
maison; un quart-d'heure après, les portes du salon se sont ouvertes, et
nous avons vus paraître un jeune homme d'environ 27 ans, nous présentant
comme lui appartenant une femme de 17 à 18 ans, et nous offrant l'un et
l'autre à côté des traits les plus doux et les plus réguliers, le ton le
meilleur et le plus honnête.

[Illustration: _Quelles grâces je rends à la fortune de l'accident qui
m'arrive_.]

Quelles grâces ne dois-je pas rendre à la fortune, madame, a dit le
jeune homme à la maîtresse du logis, de l'accident qui nous arrive,
puisqu'à lui seul est dû le bonheur inespéré pour moi de vous offrir mon
respect; je ne vous demanderais qu'un guide, madame, si mes chevaux
n'étaient pas rendus, et si j'osais ravir à votre coeur le charme que je
lui vois goûter à l'hospitalité qu'il nous donne; et pendant ce tems là,
la jeune femme s'exprimait avec encore plus d'agrément et de facilité.
Elle était habillée à l'anglaise, un élégant chapeau de paille sur les
yeux, la taille mince et bien prise, de très-beaux cheveux noirs,
négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire
dans les yeux; le nez un peu aquilin, de belles dents, de très-jolis
détails, et une finesse étonnante dans les traits.... On s'est assis, on
a jasé un instant, et on s'est mis à table.... Vous alliez à Paris,
monsieur, a dit madame de Blamont, au jeune homme?--Non, madame, je
ramène ma femme au sein de sa famille, dans la province du Mans, et je
rejoins mon corps après l'y avoir laissée; êtes-vous des nôtres, a dit
le général Beaulé, servez-vous dans la cavalerie?--Non, monsieur, je
suis capitaine au régiment de Navarre, et je vais le retrouver à Calais,
après avoir remis ma femme entre les mains de sa mère; nous venons de
voir, en Dauphiné, un vieil oncle à moi, qui voulait nous embrasser
avant que de mourir, et qui nous a laissé douze mille livres de
rente.--Voilà le voyage bien-payé, a dit madame de Senneval.--Oui,
madame, si quelque chose pouvait payer la mort des gens qu'on aime et
qui nous tiennent d'aussi près. Au dessert, _Léonore_, c'est le nom de
cette charmante aventurière, a eu un petit moment de vapeur;
_Sainville_, son époux, a volé à elle.... Ne vous alarmez pas, madame,
a-t-il dit à madame de Blamont, ce sont des accidens de jeune femme, qui
doivent peu surprendre dans les premières années d'un mariage; nous vous
demandons la permission de nous retirer.... Et ils sont montés tous les
deux dans l'appartement qui leur était destiné. Comme Léonore n'a point
de femme avec elle, madame de Blamont lui a envoyé les siennes; elle les
a remercié très honnêtement, et ne s'en est point servi.

Revenus tous du premier étonnement de cette aventure, il nous a été
impossible de ne pas entrevoir des contradictions dans le récit de nos
voyageurs; d'abord le valet nous dit qu'ils viennent de Lyon, et qu'ils
vont à Paris.--Le maître, ou qu'il oublie l'ordre donné à son valet, ou
qui a peut-être négligé de lui en donner un, nous assure, au contraire,
que c'est du Dauphiné qu'il vient, et que c'est vers le Maine que leurs
pas se dirigent. La tournure de la jeune personne nous parut d'ailleurs
un peu suspecte. Elle a le ton gracieux et poli, sans doute, l'air de
l'excellente éducation. Mais en l'examinant un peu mieux, on voit qu'il
y a plus d'art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la
bonne compagnie. Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa
prononciation belle, mais affectée; elle est compassée dans ses
mouvemens, et au travers de tout cela, cependant on trouve de la candeur
et de la modestie. Le jeune homme est d'une très-jolie figure, brun, un
peu hâlé, lestement fait, de très-beaux yeux, les cheveux superbes, son
ton est moins maniéré que celui de la personne qui l'accompagne, mais on
voit qu'il connaît celui du monde, et qu'il a tout ce qu'il faut pour y
réussir. Au milieu de nos combinaisons, le comte chercha le nom de
_Sainville_ dans l'état du régiment de Navarre, et ne le trouva point.
Nos soupçons redoublèrent.... Nous demandâmes l'ordre qu'ils avaient
donné à leurs gens. Ils leur avaient dit de s'informer de l'instant où
madame de Blamont serait visible le lendemain matin, d'entrer chez eux
une heure avant, et qu'ils partiraient immédiatement après avoir pris
congé de la maîtresse du château.--Parbleu, dit le comte de Beaulé, ce
sont-la deux aventuriers, je le parie, il faut qu'ils nous payent
l'hospitalité par le récit de leur histoire.

Un moment, par délicatesse, madame de Blamont s'oppose à ce projet; elle
craignait que cela ne les fâchât; plus il y a de contradictions dans ce
qu'ils disent, plus il est clair, objectait-elle, que leur intention est
de se cacher, le valet en est convenu, il nous a dit que son maître
voyageait mystérieusement, ne les contraignons pas à nous avouer leur
secret. Cette hospitalité que nous leur accordons, ne nous oblige qu'à
des égards;... nous y manquerions, ce me semble, en les forçant à se
dévoiler.--Mais il ne s'agit que de leur proposer, a dit madame de
Senneval; si cela les afflige, nous les laisserons partir sans leur en
parler davantage: et si, dans un cas contraire, ils viennent à y
consentir, pourquoi nous priver de cet amusement? Eugénie proposa de
faire questionner leurs gens, madame de Blamont ne le voulut pas, et
définitivement la résolution prise fut, que la maîtresse du logis irait
elle-même voir la jeune femme le lendemain matin; qu'elle commencerait
par l'inviter a se reposer quelques jours à Vertfeuille;
qu'insensiblement elle lui laisserait apercevoir l'intérêt qu'elle
prenait à cette belle voyageuse, et le désir qu'elle aurait de la
connaître plus particulièrement.... Mais timide, comme tu la sais, elle
n'osa jamais faire cette visite seule, et je fus choisi pour l'y
accompagner. Comme elle avait fait dire exprès qu'il ferait jour chez
elle à neuf heures, afin d'être sûre de les trouver levés à huit et
demies; nous y passâmes à cette heure, leur toilette était achevée, et
ils se préparaient à descendre.... Ils témoignèrent combien ils étaient
honteux d'être prévenus. Les politesses furent réciproques de part et
d'autres. Madame de Blamont engagea la conversation avec beaucoup
d'adresse; le mari et la femme, tous deux remplis d'esprit, la le
vinèrent, et loin de se refuser à ce qu'on paraissait désirer d'eux, ils
témoignèrent, sans la moindre contrainte, qu'ils étaient trop heureux de
pouvoir reconnaître, par une aussi faible marque d'obéissance, toutes
les attentions dont on les comblait:--n'imaginant pas que nous pouvions
vous intéresser à ce point, madame, dit Sainville, vous nous pardonnerez
d'avoir un peu déguisé le vrai en arrivant hier chez-vous. Il est des
choses que l'on peut cacher, sans offenser en rien ceux avec qui l'on
les déguise, en ne nous refusant point aujourd'hui aux éclaircissemens
que vous exigez, peut-être serons-nous même encore, contrains à quelques
restrictions; mais comme elles ne diminueront en rien la singularité de
nos récits; vous nous, les pardonnerez, madame, bien sûr que
l'exactitude la plus entière guidera tous nos autres détails....
Contente de ce qu'elle obtenait, madame de Blamont n'osa pas appuyer
d'avantage; et il fut convenu que l'on ferait un déjeuner dînatoire,
qui, nous formant une plus grande journée, nous donnerait le temps de
prêter toute notre attention aux aventures que nous devions entendre. On
se mit donc à table de très-bonne heure, et dès que l'on fut rentrés
dans le sallon, la compagnie s'étant rangée en demi-cercle, autour de
ces deux jeunes personnes, Sainville commença son récit dans les termes
suivans.

Le courier part, l'heure presse, tu permettras, mon cher Valcour, que ce
long détail fasse le sujet de ma prochaine lettre, et je t'embrasse.


_Fin de la seconde partie_.












End of Project Gutenberg's Aline et Valcour, tome 1, by D.A.F. de Sade

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