Le Côté de Guermantes - Première partie

By Marcel Proust

The Project Gutenberg eBook of Le Côté de Guermantes (Première partie), by Marcel Proust

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Title: Le Côté de Guermantes (Première partie)

Author: Marcel Proust

Release Date: July 15, 2004 [eBook #8946]
[Most recently updated: November 2, 2021]

Language: French


Produced by: Robert Connal, Wilelmina Mallière and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK  LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***




MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

VI

LE CÔTÉ DE GUERMANTES

_(PREMIÈRE PARTIE)_

_nrf_

GALLIMARD




OEUVRES DE MARCEL PROUST

_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_

DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 Vol._).

A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).

LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol._).

SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._).

LA PRISONNIÈRE (_2 vol._).

ALBERTINE DISPARUE.

LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol._).

       *       *       *       *       *

PASTICHES ET MÉLANGES.

LES PLAISIRS ET LES JOURS.

CHRONIQUES.

LETTRES A LA N.R.F.

MORCEAUX CHOISIS.

UN AMOUR DE SWANN (_édition illustrée par Laprade_).

       *       *       *       *       *

_Collection in-8 «A la Gerbe»_

OEUVRES COMPLÈTES (_18 vol._).




A LÉON DAUDET

_A L'AUTEUR_

DU VOYAGE DE SHAKESPEARE

DU PARTAGE DE L'ENFANT

DE L'ASTRE NOIR

DE FANTOMES ET VIVANTS

DU MONDE DES IMAGES

DE TANT DE CHEFS-D'OEUVRE


_A L'INCOMPARABLE AMI_

EN TÉMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE ET D'ADMIRATION

M.P.




Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise. Chaque
parole des «bonnes» la faisait sursauter; incommodée par tous leurs pas,
elle s'interrogeait sur eux; c'est que nous avions déménagé. Certes les
domestiques ne remuaient pas moins, dans le «sixième» de notre ancienne
demeure; mais elle les connaissait; elle avait fait de leurs allées et
venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence même une
attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi
calme que le boulevard sur lequel nous avions donné jusque-là était
bruyant, la chanson (distincte de loin, quand elle est faible, comme un
motif d'orchestre) d'un homme qui passait, faisait venir des larmes aux
yeux de Françoise en exil. Aussi, si je m'étais moqué d'elle qui, navrée
d'avoir eu à quitter un immeuble où l'on était «si bien estimé, de
partout» et où elle avait fait ses malles en pleurant, selon les rites
de Combray, et en déclarant supérieure à toutes les maisons possibles
celle qui avait été la nôtre, en revanche, moi qui assimilais aussi
difficilement les nouvelles choses que j'abandonnais aisément les
anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que
l'installation dans une maison où elle n'avait pas reçu du concierge qui
ne nous connaissait pas encore les marques de considération nécessaires
à sa bonne nutrition morale, l'avait plongée dans un état voisin du
dépérissement. Elle seule pouvait me comprendre; ce n'était certes pas
son jeune valet de pied qui l'eût fait; pour lui qui était aussi peu de
Combray que possible, emménager, habiter un autre quartier, c'était
comme prendre des vacances où la nouveauté des choses donnait le même
repos que si l'on eût voyagé; il se croyait à la campagne; et un rhume
de cerveau lui apporta, comme un «coup d'air» pris dans un wagon où la
glace ferme mal, l'impression délicieuse qu'il avait vu du pays; à
chaque éternuement, il se réjouissait d'avoir trouvé une si chic place,
ayant toujours désiré des maîtres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans
songer à lui, j'allai droit à Françoise; comme j'avais ri de ses larmes
à un départ qui m'avait laissé indifférent, elle se montra glaciale à
l'égard de ma tristesse, parce qu'elle la partageait. Avec la
«sensibilité» prétendue des nerveux grandit leur égoïsme; ils ne peuvent
supporter de la part des autres l'exhibition des malaises auxquels ils
prêtent chez eux-mêmes de plus en plus d'attention. Françoise, qui ne
laissait pas passer le plus léger de ceux qu'elle éprouvait, si je
souffrais détournait la tête pour que je n'eusse pas le plaisir de voir
ma souffrance plainte, même remarquée. Elle fit de même dès que je
voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant dû au bout
de deux jours aller chercher des vêtements oubliés dans celle que nous
venions de quitter, tandis que j'avais encore, à la suite de
l'emménagement, de la «température» et que, pareil à un boa qui vient
d'avaler un boeuf, je me sentais péniblement bossué par un long bahut
que ma vue avait à «digérer», Françoise, avec l'infidélité des femmes,
revint en disant qu'elle avait cru étouffer sur notre ancien boulevard,
que pour s'y rendre elle s'était trouvée toute «déroutée», que jamais
elle n'avait vu des escaliers si mal commodes, qu'elle ne retournerait
pas habiter là-bas «pour un empire» et lui donnât-on des
millions--hypothèse gratuite--que tout (c'est-à-dire ce qui concernait
la cuisine et les couloirs) était beaucoup mieux «agencé» dans notre
nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci--et nous étions
venus y habiter parce que ma grand'mère ne se portant pas très bien,
raison que nous nous étions gardés de lui donner, avait besoin d'un air
plus pur--était un appartement qui dépendait de l'hôtel de Guermantes.

A l'âge où les Noms, nous offrant l'image de l'inconnaissable que nous
avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous
un lieu réel, nous forcent par là à identifier l'un à l'autre au point
que nous partons chercher dans une cité une âme qu'elle ne peut contenir
mais que nous n'avons plus le pouvoir d'expulser de son nom, ce n'est
pas seulement aux villes et aux fleuves qu'ils donnent une
individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n'est pas
seulement l'univers physique qu'ils diaprent de différences, qu'ils
peuplent de merveilleux, c'est aussi l'univers social: alors chaque
château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fée, comme les
forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond
de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination
qui la nourrit; c'est ainsi que l'atmosphère où Mme de Guermantes
existait en moi, après n'avoir été pendant des années que le reflet d'un
verre de lanterne magique et d'un vitrail d'église, commençait à
éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l'imprégnèrent de
l'écumeuse humidité des torrents.

Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle
à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors
commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée; la fée peut
renaître si nous nous éloignons de la personne; mais si nous restons
auprès d'elle, la fée meurt définitivement et avec elle le nom, comme
cette famille de Lusignan qui devait s'éteindre le jour où disparaîtrait
la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous
pourrions finir par retrouver à l'origine le beau portrait d'une
étrangère que nous n'aurons jamais connue, n'est plus que la simple
carte photographique d'identité à laquelle nous nous reportons pour
savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne
qui passe. Mais qu'une sensation d'une année d'autrefois--comme ces
instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des
différents artistes qui en jouèrent--permette à notre mémoire de nous
faire entendre ce nom avec le timbre particulier qu'il avait alors pour
notre oreille, et ce nom en apparence non changé, nous sentons la
distance qui sépare l'un de l'autre les rêves que signifièrent
successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du
ramage réentendu qu'il avait en tel printemps ancien, nous pouvons
tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance
juste, oubliée, mystérieuse et fraîche des jours que nous avions cru
nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions à tout
notre passé étendu sur une même toile les tons conventionnels et tous
pareils de la mémoire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments
qui le composèrent employait, pour une création originale, dans une
harmonie unique, les couleurs d'alors que nous ne connaissons plus et
qui, par exemple, me ravissent encore tout à coup si, grâce à quelque
hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant après tant
d'années le son, si différent de celui d'aujourd'hui, qu'il avait pour
moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux,
trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflée de la
jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie,
ses yeux ensoleillés d'un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d'alors
est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de
l'oxygène ou un autre gaz: quand j'arrive à le crever, à en faire sortir
ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette année-là, de ce
jour-là, mêlé d'une odeur d'aubépines agitée par le vent du coin de la
place, précurseur de la pluie, qui tour à tour faisait envoler le
soleil, le laissait s'étendre sur le tapis de laine rouge de la
sacristie et le revêtir d'une carnation brillante, presque rose, de
géranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnérienne, dans
l'allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité. Mais même en
dehors des rares minutes comme celles-là, où brusquement nous sentons
l'entité originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au
sein des syllabes mortes aujourd'hui, si dans le tourbillon vertigineux
de la vie courante, où ils n'ont plus qu'un usage entièrement pratique,
les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne
trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rêverie, nous
réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à
suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu
nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les
unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous
présenta successivement un même nom.

Sans doute quelque forme se découpait à mes yeux en ce nom de
Guermantes, quand ma nourrice--qui sans doute ignorait, autant que
moi-même aujourd'hui, en l'honneur de qui elle avait été composée--me
berçait de cette vieille chanson: _Gloire à la Marquise de Guermantes_
ou quand, quelques années plus tard, le vieux maréchal de Guermantes
remplissant ma bonne d'orgueil, s'arrêtait aux Champs-Élysées en
disant: «Le bel enfant!» et sortait d'une bonbonnière de poche une
pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces années de ma première
enfance ne sont plus en moi, elles me sont extérieures, je n'en peux
rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance,
par les récits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans
la durée en moi de ce même nom sept ou huit figures différentes; les
premières étaient les plus belles: peu à peu mon rêve, forcé par la
réalité d'abandonner une position intenable, se retranchait à nouveau un
peu en deçà jusqu'à ce qu'il fût obligé de reculer encore. Et, en même
temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de
ce nom que fécondait d'année en année telle ou telle parole entendue qui
modifiait mes rêveries, cette demeure les reflétait dans ses pierres
mêmes devenues réfléchissantes comme la surface d'un nuage ou d'un lac.
Un donjon sans épaisseur qui n'était qu'une bande de lumière orangée et
du haut duquel le seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort
de leurs vassaux avait fait place--tout au bout de ce «côté de
Guermantes» où, par tant de beaux après-midi, je suivais avec mes
parents le cours de la Vivonne--à cette terre torrentueuse où la
duchesse m'apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs
aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs bas des
enclos environnants; puis ç'avait été la terre héréditaire, le poétique
domaine où cette race altière de Guermantes, comme une tour jaunissante
et fleuronnée qui traverse les âges, s'élevait déjà sur la France, alors
que le ciel était encore vide là où devaient plus tard surgir Notre-Dame
de Paris et Notre-Dame de Chartres; alors qu'au sommet de la colline de
Laon la nef de la cathédrale ne s'était pas posée comme l'Arche du
Déluge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de Justes
anxieusement penchés aux fenêtres pour voir si la colère de Dieu s'est
apaisée, emportant avec elle les types des végétaux qui multiplieront
sur la terre, débordante d'animaux qui s'échappent jusque par les tours
où des boeufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de
haut les plaines de Champagne; alors que le voyageur qui quittait
Beauvais à la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant,
dépliées sur l'écran d'or du couchant, les ailes noires et ramifiées de
la cathédrale. C'était, ce Guermantes, comme le cadre d'un roman, un
paysage imaginaire que j'avais peine à me représenter et d'autant plus
le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles
qui tout à coup s'imprégneraient de particularités héraldiques, à deux
lieues d'une gare; je me rappelais les noms des localités voisines comme
si elles avaient été situées au pied du Parnasse ou de l'Hélicon, et
elles me semblaient précieuses comme les conditions matérielles--en
science topographique--de la production d'un phénomène mystérieux. Je
revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de
Combray et dont les quartiers s'étaient remplis, siècle par siècle, de
toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre
maison avait fait voler à elle de tous les coins de l'Allemagne, de
l'Italie et de la France: terres immenses du Nord, cités puissantes du
Midi, venues se rejoindre et se composer en Guermantes et, perdant leur
matérialité, inscrire allégoriquement leur donjon de sinople ou leur
château d'argent dans son champ d'azur. J'avais entendu parler des
célèbres tapisseries de Guermantes et je les voyais, médiévales et
bleues, un peu grosses, se détacher comme un nuage sur le nom amarante
et légendaire, au pied de l'antique forêt où chassa si souvent
Childebert et ce fin fond mystérieux des terres, ce lointain des
siècles, il me semblait qu'aussi bien que par un voyage je pénétrerais
dans leurs secrets, rien qu'en approchant un instant à Paris Mme de
Guermantes, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses
paroles eussent dû posséder le charme local des futaies et des rives et
les mêmes particularités séculaires que le vieux coutumier de ses
archives. Mais alors j'avais connu Saint-Loup; il m'avait appris que le
château ne s'appelait Guermantes que depuis le XVIIe siècle où sa
famille l'avait acquis. Elle avait résidé jusque-là dans le voisinage,
et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes
avait reçu son nom du château, après lequel il avait été construit, et
pour qu'il n'en détruisît pas les perspectives, une servitude restée en
vigueur réglait le tracé des rues et limitait la hauteur des maisons.
Quant aux tapisseries, elles étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle
par un Guermantes amateur, et étaient placées, à côté de tableaux de
chasse médiocres qu'il avait peints lui-même, dans un fort vilain salon
drapé d'andrinople et de peluche. Par ces révélations, Saint-Loup avait
introduit dans le château des éléments étrangers au nom de Guermantes
qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la
sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Alors au fond de
ce nom s'était effacé le château reflété dans son lac, et ce qui m'était
apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, ç'avait été son
hôtel de Paris, l'hôtel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun
élément matériel et opaque n'en venait interrompre et aveugler la
transparence. Comme l'église ne signifie pas seulement le temple, mais
aussi l'assemblée des fidèles, cet hôtel de Guermantes comprenait tous
ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je
n'avais jamais vus n'étaient pour moi que des noms célèbres et
poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n'étaient elles
aussi que des noms, ne faisaient qu'agrandir et protéger le mystère de
la duchesse en étendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au
plus en se dégradant.

Dans les fêtes qu'elle donnait, comme je n'imaginais pour les invités
aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcée
qui fût banale, ou même originale d'une manière humaine et rationnelle,
ce tourbillon de noms introduisant moins de matière que n'eût fait un
repas de fantômes ou un bal de spectres autour de cette statuette en
porcelaine de Saxe qu'était Mme de Guermantes, gardait une transparence
de vitrine à son hôtel de verre. Puis quand Saint-Loup m'eut raconté des
anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l'hôtel
de Guermantes était devenu--comme avait pu être autrefois quelque
Louvre--une sorte de château entouré, au milieu de Paris même, de ses
terres, possédé héréditairement, en vertu d'un droit antique bizarrement
survivant, et sur lesquelles elle exerçait encore des privilèges
féodaux. Mais cette dernière demeure s'était elle-même évanouie quand
nous étions venus habiter tout près de Mme de Villeparisis un des
appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son
hôtel. C'était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être
encore et dans lesquelles la cour d'honneur--soit alluvions apportées
par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où
les divers métiers étaient groupés autour du seigneur--avait souvent sur
ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de
cordonnier ou de tailleur, comme celles qu'on voit accotées aux flancs
des cathédrales que l'esthétique des ingénieurs n'a pas dégagées, un
concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs--et
au fond, dans le logis «faisant hôtel», une «comtesse» qui, quand elle
sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau
quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à
côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à
chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des
sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux
locataires bourgeois de l'immeuble qui passaient à ce moment-là et
qu'elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue
égalitaire.

Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du fond de
la cour était une duchesse, élégante et encore jeune. C'était Mme de
Guermantes, et grâce à Françoise, je possédais assez vite des
renseignements sur l'hôtel. Car les Guermantes (que Françoise désignait
souvent par les mots de «en dessous», «en bas») étaient sa constante
préoccupation depuis le matin, où, jetant, pendant qu'elle coiffait
maman, un coup d'oeil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle
disait: «Tiens, deux bonnes soeurs; cela va sûrement en dessous» ou «oh!
les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n'y a pas besoin de
demander d'où qu'ils deviennent, le duc aura-t-été à la chasse»,
jusqu'au soir, où, si elle entendait, pendant qu'elle me donnait mes
affaires de nuit, un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle
induisait: «Ils ont du monde en bas, c'est à la gaieté»; dans son visage
régulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse
animé et décent mettait alors pour un instant chacun de ses traits à sa
place, les accordait dans un ordre apprêté et fin, comme avant une
contredanse.

Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement
l'intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui
faisait aussi le plus de mal, c'était précisément celui où la porte
cochère s'ouvrant à deux battants, la duchesse montait dans sa calèche.
C'était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient
fini de célébrer cette sorte de pâque solennelle que nul ne doit
interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient
tellement «tabous» que mon père lui-même ne se fût pas permis de les
sonner, sachant d'ailleurs qu'aucun ne se fût pas plus dérangé au
cinquième coup qu'au premier, et qu'il eût ainsi commis cette
inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car
Françoise (qui, depuis qu'elle était une vieille femme se faisait à tout
propos ce qu'on appelle une tête de circonstance) n'eût pas manqué de
lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques
cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors, mais d'une façon peu
déchiffrable, le long mémoire de ses doléances et les raisons profondes
de son mécontentement. Elle les développait d'ailleurs, à la cantonade,
mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait
cela--qu'elle croyait désespérant pour nous, «mortifiant»,
«vexant»,--dire toute la sainte journée des «messes basses».

Les derniers rites achevés, Françoise, qui était à la fois, comme dans
l'église primitive, le célébrant et l'un des fidèles, se servait un
dernier verre de vin, détachait de son cou sa serviette, la pliait en
essuyant à ses lèvres un reste d'eau rougie et de café, la passait dans
un rond, remerciait d'un oeil dolent «son» jeune valet de pied qui pour
faire du zèle lui disait: «Voyons, madame, encore un peu de raisin; il
est esquis», et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il
faisait trop chaud «dans cette misérable cuisine». En jetant avec
dextérité, dans le même temps qu'elle tournait la poignée de la croisée
et prenait l'air, un coup d'oeil désintéressé sur le fond de la cour,
elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n'était pas
encore prête, couvait un instant de ses regards dédaigneux et passionnés
la voiture attelée, et, cet instant d'attention une fois donné par ses
yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d'avance
deviné la pureté en sentant la douceur de l'air et la chaleur du soleil;
et elle regardait à l'angle du toit la place où, chaque printemps,
venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminée de ma chambre,
des pigeons pareils à ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, à Combray.

--Ah! Combray, Combray, s'écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur
lequel elle déclamait cette invocation eût pu, chez Françoise, autant
que l'arlésienne pureté de son visage, faire soupçonner une origine
méridionale et que la patrie perdue qu'elle pleurait n'était qu'une
patrie d'adoption. Mais peut-être se fût-on trompé, car il semble qu'il
n'y ait pas de province qui n'ait son «midi» et, combien ne
rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l'on trouve
toutes les douces transpositions de longues et de brèves qui
caractérisent le méridional.) Ah! Combray, quand est-ce que je te
reverrai, pauvre terre! Quand est-ce que je pourrai passer toute la
sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas--en écoutant les
pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu'un qui
chuchoterait, au lieu d'entendre cette misérable sonnette de notre jeune
maître qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long
de ce satané couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite,
il faudrait qu'on ait entendu avant qu'il ait sonné, et si vous êtes
d'une minute en retard, il «rentre» dans des colères épouvantables.
Hélas! pauvre Combray! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand
on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne
les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le
sommeil de la mort, je crois que j'entendrai encore ces trois coups de
la sonnette qui m'auront déjà damnée dans ma vie.

Mais elle était interrompue par les appels du giletier de la cour,
celui qui avait tant plu autrefois à ma grand'mère le jour où elle était
allée voir Mme de Villeparisis et n'occupait pas un rang moins élevé
dans la sympathie de Françoise. Ayant levé la tête en entendant ouvrir
notre fenêtre, il cherchait déjà depuis un moment à attirer l'attention
de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille
qu'avait été Françoise affinait alors pour M. Jupien le visage
ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l'âge, par la
mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c'est avec un mélange
charmant de réserve, de familiarité et de pudeur qu'elle adressait au
giletier un gracieux salut, mais sans lui répondre de la voix, car si
elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour,
elle n'eût pas osé les braver jusqu'à causer par la fenêtre, ce qui
avait le don, selon Françoise, de lui valoir, de la part de Madame,
«tout un chapitre». Elle lui montrait la calèche attelée en ayant l'air
de dire: «Des beaux chevaux, hein!» mais tout en murmurant: «Quelle
vieille sabraque!» et surtout parce qu'elle savait qu'il allait lui
répondre, en mettant la main devant la bouche pour être entendu tout en
parlant à mi-voix: «_Vous_ aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez,
et même peut-être plus qu'eux, mais vous n'aimez pas tout cela.»

Et Françoise après un signe modeste, évasif et ravi dont la
signification était à peu près: «Chacun son genre; ici c'est à la
simplicité», refermait la fenêtre de peur que maman n'arrivât. Ces
«vous» qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c'était
nous, mais Jupien avait raison de dire «vous», car, sauf pour certains
plaisirs d'amour-propre purement personnels--comme celui, quand elle
toussait sans arrêter et que toute la maison avait peur de prendre son
rhume, de prétendre, avec un ricanement irritant, qu'elle n'était pas
enrhumée--pareille à ces plantes qu'un animal auquel elles sont
entièrement unies nourrit d'aliments qu'il attrape, mange, digère pour
elles et qu'il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu,
Françoise vivait avec nous en symbiose; c'est nous qui, avec nos vertus,
notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger
d'élaborer les petites satisfactions d'amour-propre dont était
formée--en y ajoutant le droit reconnu d'exercer librement le culte du
déjeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgée d'air à
la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant
faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa
nièce--la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi comprend-on
que Françoise avait pu dépérir, les premiers jours, en proie, dans une
maison où tous les titres honorifiques de mon père n'étaient pas encore
connus, à un mal qu'elle appelait elle-même l'ennui, l'ennui dans ce
sens énergique qu'il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui
finissent par se suicider parce qu'ils s'«ennuient» trop après leur
fiancée, leur village. L'ennui de Françoise avait été vite guéri par
Jupien précisément, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi
vif et plus raffiné que celui qu'elle aurait eu si nous nous étions
décidés à avoir une voiture.--«Du bien bon monde, ces Jupien, de bien
braves gens et ils le portent sur la figure.» Jupien sut en effet
comprendre et enseigner à tous que si nous n'avions pas d'équipage,
c'est que nous ne voulions pas. Cet ami de Françoise vivait peu chez
lui, ayant obtenu une place d'employé dans un ministère. Giletier
d'abord avec la «gamine» que ma grand'mère avait prise pour sa fille, il
avait perdu tout avantage à en exercer le métier quand la petite qui
presque encore enfant savait déjà très bien recoudre une jupe, quand ma
grand'mère était allée autrefois faire une visite à Mme de
Villeparisis, s'était tournée vers la couture pour dames et était
devenue jupière. D'abord «petite main» chez une couturière, employée à
faire un point, à recoudre un volant, à attacher un bouton ou une
«pression», à ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait
vite passé deuxième puis première, et s'étant faite une clientèle de
dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c'est-à-dire dans
notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de
l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Dès lors la présence de
Jupien avait été moins utile. Sans doute la petite, devenue grande,
avait encore souvent à faire des gilets. Mais aidée de ses amies elle
n'avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicité
un emploi. Il fut libre d'abord de rentrer à midi, puis, ayant remplacé
définitivement celui qu'il secondait seulement, pas avant l'heure du
dîner. Sa «titularisation» ne se produisit heureusement que quelques
semaines après notre emménagement, de sorte que la gentillesse de Jupien
put s'exercer assez longtemps pour aider Françoise à franchir sans trop
de souffrances les premiers temps difficiles. D'ailleurs, sans
méconnaître l'utilité qu'il eut ainsi pour Françoise à titre de
«médicament de transition», je dois reconnaître que Jupien ne m'avait
pas plu beaucoup au premier abord. A quelques pas de distance,
détruisant entièrement l'effet qu'eussent produit sans cela ses grosses
joues et son teint fleuri, ses yeux débordés par un regard compatissant,
désolé et rêveur, faisaient penser qu'il était très malade ou venait
d'être frappé d'un grand deuil. Non seulement il n'en était rien, mais
dès qu'il parlait, parfaitement bien d'ailleurs, il était plutôt froid
et railleur. Il résultait de ce désaccord entre son regard et sa parole
quelque chose de faux qui n'était pas sympathique et par quoi il avait
l'air lui-même de se sentir aussi gêné qu'un invité en veston dans une
soirée où tout le monde est en habit, ou que quelqu'un qui ayant à
répondre à une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler
et tourne la difficulté en réduisant ses phrases à presque rien. Celles
de Jupien--car c'est pure comparaison--étaient au contraire charmantes.
Correspondant peut-être à cette inondation du visage par les yeux (à
laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait), je
discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et l'une des plus
naturellement littéraires qu'il m'ait été donné de connaître, en ce sens
que, sans culture probablement, il possédait ou s'était assimilé, rien
qu'à l'aide de quelques livres hâtivement parcourus, les tours les plus
ingénieux de la langue. Les gens les plus doués que j'avais connus
étaient morts très jeunes. Aussi étais-je persuadé que la vie de Jupien
finirait vite. Il avait de la bonté, de la pitié, les sentiments les
plus délicats, les plus généreux. Son rôle dans la vie de Françoise
avait vite cessé d'être indispensable. Elle avait appris à le doubler.

Même quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque
paquet, tout en ayant l'air de ne pas s'occuper de lui, et en lui
désignant seulement d'un air détaché une chaise, pendant qu'elle
continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement à profit les
quelques instants qu'il passait dans la cuisine, en attendant la réponse
de maman, qu'il était bien rare qu'il repartît sans avoir
indestructiblement gravée en lui la certitude que «si nous n'en avions
pas, c'est que nous ne voulions pas». Si elle tenait tant d'ailleurs à
ce que l'on sût que nous avions «d'argent», (car elle ignorait l'usage
de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait: «avoir
d'argent», «apporter d'eau»), à ce qu'on nous sût riches, ce n'est pas
que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de
Françoise le bien suprême, mais la vertu sans la richesse n'était pas
non plus son idéal. La richesse était pour elle comme une condition
nécessaire de la vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite
et sans charme. Elle les séparait si peu qu'elle avait fini par prêter à
chacune les qualités de l'autre, à exiger quelque confortable dans la
vertu, à reconnaître quelque chose d'édifiant dans la richesse.

Une fois la fenêtre refermée, assez rapidement--sans cela, maman lui
eût, paraît-il, «raconté toutes les injures imaginables»--Françoise
commençait en soupirant à ranger la table de la cuisine.

--Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de
chambre, j'avais un ami qui y avait travaillé; il était second cocher
chez eux. Et je connais quelqu'un, pas mon copain alors, mais son
beau-frère, qui avait fait son temps au régiment avec un piqueur du
baron de Guermantes. «Et après tout allez-y donc, c'est pas mon père!»
ajoutait le valet de chambre qui avait l'habitude, comme il fredonnait
les refrains de l'année, de parsemer ses discours des plaisanteries
nouvelles.

Françoise, avec la fatigue de ses yeux de femme déjà âgée et qui
d'ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua
non la plaisanterie qui était dans ces mots, mais qu'il devait y en
avoir une, car ils n'étaient pas en rapport avec la suite du propos, et
avaient été lancés avec force par quelqu'un qu'elle savait farceur.
Aussi sourit-elle d'un air bienveillant et ébloui et comme si elle
disait: «Toujours le même, ce Victor!» Elle était du reste heureuse, car
elle savait qu'entendre des traits de ce genre se rattache de loin à ces
plaisirs honnêtes de la société pour lesquels dans tous les mondes on se
dépêche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle
croyait que le valet de chambre était un ami pour elle car il ne cessait
de lui dénoncer avec indignation les mesures terribles que la République
allait prendre contre le clergé. Françoise n'avait pas encore compris
que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous
contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou
inventent les nouvelles qui peuvent nous désoler, en se gardant bien de
leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine
et nous donnerait peut-être une légère estime pour un parti qu'ils
tiennent à nous montrer, pour notre complet supplice, à la fois atroce
et triomphant.

«La duchesse doit être alliancée avec tout ça, dit Françoise en
reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme
on recommence un morceau à l'andante. Je ne sais plus qui m'a dit qu'un
de ceux-là avait marié une cousine au Duc. En tout cas c'est de la même
«parenthèse». C'est une grande famille que les Guermantes!»
ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la
fois sur le nombre de ses membres et l'éclair de son illustration, comme
Pascal la vérité de la Religion sur la Raison et l'autorité des
Écritures. Car n'ayant que ce seul mot de «grand» pour les deux choses,
il lui semblait qu'elles n'en formaient qu'une seule, son vocabulaire,
comme certaines pierres, présentant ainsi par endroit un défaut et qui
projetait de l'obscurité jusque dans la pensée de Françoise.

«Je me demande si ce serait pas euss qui ont leur château à Guermantes,
à dix lieues de Combray, alors ça doit être parent aussi à leur cousine
d'Alger. (Nous nous demandâmes longtemps ma mère et moi qui pouvait être
cette cousine d'Alger, mais nous comprîmes enfin que Françoise entendait
par le nom d'Alger la ville d'Angers. Ce qui est lointain peut nous être
plus connu que ce qui est proche. Françoise, qui savait le nom d'Alger à
cause d'affreuses dattes que nous recevions au jour de l'an, ignorait
celui d'Angers. Son langage, comme la langue française elle-même, et
surtout la toponymie, était parsemé d'erreurs.) Je voulais en causer à
leur maître d'hôtel.--Comment donc qu'on lui dit?» s'interrompit-elle
comme se posant une question de protocole; elle se répondit à elle-même:
«Ah oui! c'est Antoine qu'on lui dit», comme si Antoine avait été un
titre. «C'est lui qu'aurait pu m'en dire, mais c'est un vrai seigneur,
un grand pédant, on dirait qu'on lui a coupé la langue ou qu'il a oublié
d'apprendre à parler. Il ne vous fait même pas réponse quand on lui
cause», ajoutait Françoise qui disait: «faire réponse», comme Mme de
Sévigné. «Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment que je sais ce
qui cuit dans ma marmite, je ne m'occupe pas de celle des autres. En
tout cas tout ça n'est pas catholique. Et puis c'est pas un homme
courageux (cette appréciation aurait pu faire croire que Françoise avait
changé d'avis sur la bravoure qui, selon elle, à Combray, ravalait les
hommes aux animaux féroces, mais il n'en était rien. Courageux
signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu'il est voleur comme
une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les
employés partent, rapport à la loge, les concierges sont jaloux et ils
montent la tête à la Duchesse. Mais on peut bien dire que c'est un vrai
feignant que cet Antoine, et son «Antoinesse» ne vaut pas mieux que
lui», ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d'Antoine un féminin
qui désignât la femme du maître d'hôtel, avait sans doute dans sa
création grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et
chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore près de
Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom qui lui avait été donné
(parce qu'elle n'était habitée que par des chanoines) par ces Français
de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine. On avait
d'ailleurs, immédiatement après, un nouvel exemple de cette manière de
former les féminins, car Françoise ajoutait:

--Mais sûr et certain que c'est à la Duchesse qu'est le château de
Guermantes. Et c'est elle dans le pays qu'est madame la mairesse. C'est
quelque chose.

--Je comprends que c'est quelque chose, disait avec conviction le valet
de pied, n'ayant pas démêlé l'ironie.

--Penses-tu, mon garçon, que c'est quelque chose? mais pour des gens
comme «euss», être maire et mairesse c'est trois fois rien. Ah! si
c'était à moi le château de Guermantes, on ne me verrait pas souvent à
Paris. Faut-il tout de même que des maîtres, des personnes qui ont de
quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idées pour rester dans cette
misérable ville plutôt que non pas aller à Combray dès l'instant qu'ils
sont libres de le faire et que personne les retient. Qu'est-ce qu'ils
attendent pour prendre leur retraite puisqu'ils ne manquent de rien;
d'être morts? Ah! si j'avais seulement du pain sec à manger et du bois
pour me chauffer l'hiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans
la pauvre maison de mon frère à Combray. Là-bas on se sent vivre au
moins, on n'a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit
que la nuit on entend les grenouilles chanter à plus de deux lieues.

--Ça doit être vraiment beau, madame, s'écriait le jeune valet de pied
avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait été aussi particulier
à Combray que la vie en gondole à Venise.

D'ailleurs, plus récent dans la maison que le valet de chambre, il
parlait à Françoise des sujets qui pouvaient intéresser non lui-même,
mais elle. Et Françoise, qui faisait la grimace quand on la traitait de
cuisinière, avait pour le valet de pied qui disait, en parlant d'elle,
«la gouvernante», la bienveillance spéciale qu'éprouvent certains
princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui
leur donnent de l'Altesse.

--Au moins on sait ce qu'on fait et dans quelle saison qu'on vit. Ce
n'est pas comme ici qu'il n'y aura pas plus un méchant bouton d'or à la
sainte Pâques qu'à la Noël, et que je ne distingue pas seulement un
petit angélus quand je lève ma vieille carcasse. Là-bas on entend chaque
heure, ce n'est qu'une pauvre cloche, mais tu te dis: «Voilà mon frère
qui rentre des champs», tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les
biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d'allumer ta
lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu'on ne
pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu'on a fait.

--Il paraît que Méséglise aussi c'est bien joli, madame, interrompit le
jeune valet de pied au gré de qui la conversation prenait un tour un peu
abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler à
table de Méséglise.

--Oh! Méséglise, disait Françoise avec le large sourire qu'on amenait
toujours sur ses lèvres quand on prononçait ces noms de Méséglise, de
Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre
existence qu'elle éprouvait à les rencontrer au dehors, à les entendre
dans une conversation, une gaieté assez voisine de celle qu'un
professeur excite dans sa classe en faisant allusion à tel personnage
contemporain dont ses élèves n'auraient pas cru que le nom pût jamais
tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces
pays-là étaient pour elle quelque chose qu'ils n'étaient pas pour les
autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties; et elle
leur souriait comme si elle leur trouvait de l'esprit, parce qu'elle
retrouvait en eux beaucoup d'elle-même.

--Oui, tu peux le dire, mon fils, c'est assez joli Méséglise,
reprenait-elle en riant finement; mais comment que tu en as eu entendu
causer, toi, de Méséglise?

--Comment que j'ai entendu causer de Méséglise? mais c'est bien connu;
on m'en a causé et même souventes fois causé, répondait-il avec cette
criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous
cherchons à nous rendre compte objectivement de l'importance que peut
avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans
l'impossibilité d'y réussir.

--Ah! je vous réponds qu'il fait meilleur là sous les cerisiers que près
du fourneau.

Elle leur parlait même d'Eulalie comme d'une bonne personne. Car depuis
qu'Eulalie était morte, Françoise avait complètement oublié qu'elle
l'avait peu aimée durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui
n'avait rien à manger chez soi, qui «crevait la faim», et venait
ensuite, comme une propre à rien, grâce à la bonté des riches, «faire
des manières». Elle ne souffrait plus de ce qu'Eulalie eût si bien su se
faire chaque semaine «donner la pièce» par ma tante. Quant à celle-ci,
Françoise ne cessait de chanter ses louanges.

--Mais c'est à Combray même, chez une cousine de Madame, que vous étiez,
alors? demandait le jeune valet de pied.

--Oui, chez Mme Octave, ah! une bien sainte femme, mes pauvres enfants,
et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne
femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les
faisans, ni rien, que vous pouviez arriver dîner à cinq, à six, ce
n'était pas la viande qui manquait et de première qualité encore, et vin
blanc, et vin rouge, tout ce qu'il fallait. (Françoise employait le
verbe plaindre dans le même sens que fait La Bruyère.) Tout était
toujours à ses dépens, même si la famille, elle restait des mois et
_an_-nées. (Cette réflexion n'avait rien de désobligeant pour nous, car
Françoise était d'un temps où «dépens» n'était pas réservé au style
judiciaire et signifiait seulement dépense.) Ah! je vous réponds qu'on
ne partait pas de là avec la faim. Comme M. le curé nous l'a eu fait
ressortir bien des fois, s'il y a une femme qui peut compter d'aller
près du bon Dieu, sûr et certain que c'est elle. Pauvre Madame, je
l'entends encore qui me disait de sa petite voix: «Françoise, vous
savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout
le monde que si je mangeais.» Bien sûr que c'était pas pour elle. Vous
l'auriez vue, elle ne pesait pas plus qu'un paquet de cerises; il n'y en
avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller
au médecin. Ah! ce n'est pas là-bas qu'on aurait rien mangé à la va
vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore
ce matin, nous n'avons pas seulement eu le temps de casser la croûte.
Tout se fait à la sauvette. Elle était surtout exaspérée par les
biscottes de pain grillé que mangeait mon père. Elle était persuadée
qu'il en usait pour faire des manières et la faire «valser». «Je peux
dire, approuvait le jeune valet de pied, que j'ai jamais vu ça!» Il le
disait comme s'il avait tout vu et si en lui les enseignements d'une
expérience millénaire s'étendaient à tous les pays et à leurs usages
parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grillé. «Oui, oui,
grommelait le maître d'hôtel, mais tout cela pourrait bien changer, les
ouvriers doivent faire une grève au Canada et le ministre a dit l'autre
soir à Monsieur qu'il a touché pour ça deux cent mille francs.» Le
maître d'hôtel était loin de l'en blâmer, non qu'il ne fût lui-même
parfaitement honnête, mais croyant tous les hommes politiques véreux, le
crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus léger délit
de vol. Il ne se demandait même pas s'il avait bien entendu cette parole
historique et il n'était pas frappé de l'invraisemblance qu'elle eût été
dite par le coupable lui-même à mon père, sans que celui-ci l'eût mis
dehors. Mais la philosophie de Combray empêchait que Françoise pût
espérer que les grèves du Canada eussent une répercussion sur l'usage
des biscottes: «Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle,
il y aura des maîtres pour nous faire trotter et des domestiques pour
faire leurs caprices.» En dépit de la théorie de cette trotte
perpétuelle; depuis un quart d'heure ma mère, qui n'usait probablement
pas des mêmes mesures que Françoise pour apprécier la longueur du
déjeuner de celle-ci, disait: «Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire,
voilà plus de deux heures qu'ils sont à table.» Et elle sonnait
timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maître
d'hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans
songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments
qui s'accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu'on sent
qu'il n'y aura plus que quelques minutes d'entr'acte. Aussi quand, les
coups commençant à se répéter et à devenir plus insistants, nos
domestiques se mettaient à y prendre garde et estimant qu'ils n'avaient
plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail était
proche, à un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres,
ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied
descendait fumer une cigarette devant la porte; Françoise, après
quelques réflexions sur nous, telles que «ils ont sûrement la
bougeotte», montait ranger ses affaires dans son sixième, et le maître
d'hôtel ayant été chercher du papier à lettres dans ma chambre expédiait
rapidement sa correspondance privée.

Malgré l'air de morgue de leur maître d'hôtel, Françoise avait pu, dès
les premiers jours, m'apprendre que les Guermantes n'habitaient pas leur
hôtel en vertu d'un droit immémorial, mais d'une location assez récente,
et que le jardin sur lequel il donnait du côté que je ne connaissais pas
était assez petit, et semblable à tous les jardins contigus; et je sus
enfin qu'on n'y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifié, ni
sauvoir, ni colombier à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni
châtelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que péages,
ni aiguilles, chartes, murales ou montjoies. Mais comme Elstir, quand la
baie de Balbec ayant perdu son mystère, étant devenue pour moi une
partie quelconque interchangeable avec toute autre des quantités d'eau
salée qu'il y a sur le globe, lui avait tout d'un coup rendu une
individualité en me disant que c'était le golfe d'opale de Whistler dans
ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir
sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui, quand un
vieil ami de mon père nous dit un jour en parlant de la duchesse: «Elle
a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la
première maison du faubourg Saint-Germain.» Sans doute le premier salon,
la première maison du faubourg Saint-Germain, c'était bien peu de chose
auprès des autres demeures que j'avais successivement rêvées. Mais enfin
celle-ci encore, et ce devait être la dernière, avait quelque chose, si
humble ce fût-il, qui était, au delà de sa propre matière, une
différenciation secrète.

Et cela m'était d'autant plus nécessaire de pouvoir chercher dans le
«salon» de Mme de Guermantes, dans ses amis, le mystère de son nom, que
je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le
matin à pied ou l'après-midi en voiture. Certes déjà, dans l'église de
Combray, elle m'était apparue dans l'éclair d'une métamorphose avec des
joues irréductibles, impénétrables à la couleur du nom de Guermantes, et
des après-midi au bord de la Vivonne, à la place de mon rêve foudroyé,
comme un cygne ou un saule en lequel a été changé un Dieu ou une nymphe
et qui désormais soumis aux lois de la nature glissera dans l'eau ou
sera agité par le vent. Pourtant ces reflets évanouis, à peine les
avais-je quittés qu'ils s'étaient reformés comme les reflets roses et
verts du soleil couché, derrière la rame qui les a brisés, et dans la
solitude de ma pensée le nom avait eu vite fait de s'approprier le
souvenir du visage. Mais maintenant souvent je la voyais à sa fenêtre,
dans la cour, dans la rue; et moi du moins si je ne parvenais pas à
intégrer en elle le nom de Guermantes, à penser qu'elle était Mme de
Guermantes, j'en accusais l'impuissance de mon esprit à aller jusqu'au
bout de l'acte que je lui demandais; mais elle, notre voisine, elle
semblait commettre la même erreur; bien plus, la commettre sans trouble,
sans aucun de mes scrupules, sans même le soupçon que ce fût une erreur.
Ainsi Mme de Guermantes montrait dans ses robes le même souci de suivre
la mode que si, se croyant devenue une femme comme les autres, elle
avait aspiré à cette élégance de la toilette dans laquelle des femmes
quelconques pouvaient l'égaler, la surpasser peut-être; je l'avais vue
dans la rue regarder avec admiration une actrice bien habillée; et le
matin, au moment où elle allait sortir à pied, comme si l'opinion des
passants dont elle faisait ressortir la vulgarité en promenant
familièrement au milieu d'eux sa vie inaccessible, pouvait être un
tribunal pour elle, je pouvais l'apercevoir devant sa glace, jouant avec
une conviction exempte de dédoublement et d'ironie, avec passion, avec
mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a accepté de
représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce rôle, si
inférieur à elle, de femme élégante; et dans l'oubli mythologique de sa
grandeur native, elle regardait si sa voilette était bien tirée,
aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait
tous les mouvements de son espèce animale, garde ses yeux peints des
deux côtés de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d'un
coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu'il
est un Dieu. Mais comme le voyageur, déçu par le premier aspect d'une
ville, se dit qu'il en pénétrera peut-être le charme en en visitant les
musées, en liant connaissance avec le peuple, en travaillant dans les
bibliothèques, je me disais que si j'avais été reçu chez Mme de
Guermantes, si j'étais de ses amis, si je pénétrais dans son existence,
je connaîtrais ce que sous son enveloppe orangée et brillante son nom
enfermait réellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin
l'ami de mon père avait dit que le milieu des Guermantes était quelque
chose d'à part dans le faubourg Saint-Germain.

La vie que je supposais y être menée dérivait d'une source si différente
de l'expérience, et me semblait devoir être si particulière, que je
n'aurais pu imaginer aux soirées de la duchesse la présence de personnes
que j'eusse autrefois fréquentées, de personnes réelles. Car ne pouvant
changer subitement de nature, elles auraient tenu là des propos
analogues à ceux que je connaissais; leurs partenaires se seraient
peut-être abaissés à leur répondre dans le même langage humain; et
pendant une soirée dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, il y
aurait eu des instants identiques à des instants que j'avais déjà vécus:
ce qui était impossible. Il est vrai que mon esprit était embarrassé par
certaines difficultés, et la présence du corps de Jésus-Christ dans
l'hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon
du Faubourg situé sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre
entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de démarcation qui
me séparait du faubourg Saint-Germain, pour être seulement idéale, ne
m'en semblait que plus réelle; je sentais bien que c'était déjà le
Faubourg, le paillasson des Guermantes étendu de l'autre côté de cet
Équateur et dont ma mère avait osé dire, l'ayant aperçu comme moi, un
jour que leur porte était ouverte, qu'il était en bien mauvais état. Au
reste, comment leur salle à manger, leur galerie obscure, aux meubles de
peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de
notre cuisine, ne m'auraient-ils pas semblé posséder le charme
mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d'une façon
essentielle, y être géographiquement situés, puisque avoir été reçu dans
cette salle à manger, c'était être allé dans le faubourg Saint-Germain,
en avoir respiré l'atmosphère, puisque ceux qui, avant d'aller à table,
s'asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la
galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain? Sans doute, ailleurs
que dans le Faubourg, dans certaines soirées, on pouvait voir parfois
trônant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des élégants l'un
de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour à tour quand
on cherche à se les représenter l'aspect d'un tournoi et d'une forêt
domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain,
dans la galerie obscure, il n'y avait qu'eux. Ils étaient, en une
matière précieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Même pour les
réunions familières, ce n'était que parmi eux que Mme de Guermantes
pouvait choisir ses convives, et dans les dîners de douze personnes,
assemblés autour de la nappe servie, ils étaient comme les statues d'or
des apôtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consécrateurs,
devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s'étendait
entre de hautes murailles, derrière l'hôtel, et où l'été Mme de
Guermantes faisait après dîner servir des liqueurs et l'orangeade;
comment n'aurais-je pas pensé que s'asseoir, entre neuf et onze heures
du soir, sur ses chaises de fer--douées d'un aussi grand pouvoir que le
canapé de cuir--sans respirer les brises particulières au faubourg
Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans
l'oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique? Il n'y a que
l'imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres
certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère. Hélas! ces
sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosités locales, ces
ouvrages d'art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute
jamais donné de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de
tressaillir en apercevant de la haute mer (et sans espoir d'y jamais
aborder) comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le
commencement de l'industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson
usé du rivage.

Mais si l'hôtel de Guermantes commençait pour moi à la porte de son
vestibule, ses dépendances devaient s'étendre beaucoup plus loin au
jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers, manants,
acquéreurs de biens nationaux, dont l'opinion ne compte pas, se faisait
la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre, descendait dans la
cour, selon qu'il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en
pyjama, en veston écossais de couleur rare, à longs poils, en petits
paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main
devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu'il avait
acheté. Plus d'une fois même le cheval abîma la devanture de Jupien,
lequel indigna le duc en demandant une indemnité. «Quand ce ne serait
qu'en considération de tout le bien que madame la Duchesse fait dans la
maison et dans la paroisse, disait M. de Guermantes, c'est une infamie
de la part de ce quidam de nous réclamer quelque chose.» Mais Jupien
avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel «bien» avait
jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait, mais, comme on ne
peut l'étendre sur tout le monde, le souvenir d'avoir comblé l'un est
une raison pour s'abstenir à l'égard d'un autre chez qui on excite
d'autant plus de mécontentement. A d'autres points de vue d'ailleurs
que celui de la bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc--et cela
jusqu'à de grandes distances--qu'un prolongement de sa cour, une piste
plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval
trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues
avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les
guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrêté sur le
trottoir, debout, géant, énorme, habillé de clair, le cigare à la
bouche, la tête en l'air, le monocle curieux, jusqu'au moment où il
sautait sur le siège, menait le cheval lui-même pour l'essayer, et
partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux
Champs-Élysées. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux
couples qui tenaient plus ou moins à son monde: un ménage de cousins à
lui, qui, comme les ménages d'ouvriers, n'était jamais à la maison pour
soigner les enfants, car dès le matin la femme partait à la «Schola»
apprendre le contrepoint et la fugue et le mari à son atelier faire de
la sculpture sur bois et des cuirs repoussés; puis le baron et la
baronne de Norpois, habillés toujours en noir, la femme en loueuse de
chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour
pour aller à l'église. Ils étaient les neveux de l'ancien ambassadeur
que nous connaissions et que justement mon père avait rencontré sous la
voûte de l'escalier mais sans comprendre d'où il venait; car mon père
pensait qu'un personnage aussi considérable, qui s'était trouvé en
relation avec les hommes les plus éminents de l'Europe et était
probablement fort indifférent à de vaines distinctions aristocratiques,
ne devait guère fréquenter ces nobles obscurs, cléricaux et bornés. Ils
habitaient depuis peu dans la maison; Jupien étant venu dire un mot dans
la cour au mari qui était en train de saluer M. de Guermantes, l'appela
«M. Norpois», ne sachant pas exactement son nom.

--Ah! monsieur Norpois, ah! c'est vraiment trouvé! Patience! bientôt ce
particulier vous appellera citoyen Norpois! s'écria, en se tournant vers
le baron, M. de Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur
contre Jupien qui lui disait «Monsieur» et non «Monsieur le Duc».

Un jour que M. de Guermantes avait besoin d'un renseignement qui se
rattachait à la profession de mon père, il s'était présenté lui-même
avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de
voisin à lui demander, et dès qu'il l'apercevait en train de descendre
l'escalier tout en songeant à quelque travail et désireux d'éviter toute
rencontre, le duc quittait ses hommes d'écuries, venait à mon père dans
la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité
héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la
retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec
une impudeur de courtisane, qu'il ne lui marchandait pas le contact de
sa chair précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant
qu'à s'échapper, jusqu'au delà de la porte cochère. Il nous avait fait
de grands saluts un jour qu'il nous avait croisés au moment où il
sortait en voiture avec sa femme; il avait dû lui dire mon nom, mais
quelle chance y avait-il pour qu'elle se le fût rappelé, ni mon visage?
Et puis quelle piètre recommandation que d'être désigné seulement comme
étant un de ses locataires! Une plus importante eût été de rencontrer la
duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement m'avait fait demander
par ma grand'mère d'aller la voir, et, sachant que j'avais eu
l'intention de faire de la littérature, avait ajouté que je
rencontrerais chez elle des écrivains. Mais mon père trouvait que
j'étais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l'état de
ma santé ne laissait pas de l'inquiéter, il ne tenait pas à me fournir
des occasions inutiles de sorties nouvelles.

Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec
Françoise, j'entendis nommer quelques-uns des salons où elle allait,
mais je ne me les représentais pas: du moment qu'ils étaient une partie
de sa vie, de sa vie que je ne voyais qu'à travers son nom,
n'étaient-ils pas inconcevables?

--Il y a ce soir grande soirée d'ombres chinoises chez la princesse de
Parme, disait le valet de pied, mais nous n'irons pas, parce que, à cinq
heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours
chez le duc d'Aumale, mais c'est la femme de chambre et le valet de
chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne sera pas contente, la
princesse de Parme, elle a écrit plus de quatre fois à Madame la
Duchesse.

--Alors vous n'êtes plus pour aller au château de Guermantes cette
année?

--C'est la première fois que nous n'y serons pas: à cause des
rhumatismes à Monsieur le Duc, le docteur a défendu qu'on y retourne
avant qu'il y ait un calorifère, mais avant ça tous les ans on y était
pour jusqu'en janvier. Si le calorifère n'est pas prêt, peut-être Madame
ira quelques jours à Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce n'est pas
encore sûr.

--Et au théâtre, est-ce que vous y allez?

--Nous allons quelquefois à l'Opéra, quelquefois aux soirées
d'abonnement de la princesse de Parme, c'est tous les huit jours; il
paraît que c'est très chic ce qu'on voit: il y a pièces, opéra, tout.
Madame la Duchesse n'a pas voulu prendre d'abonnements mais nous y
allons tout de même une fois dans une loge d'une amie à Madame, une
autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de
Guermantes, la femme du cousin à Monsieur le Duc. C'est la soeur au duc
de Bavière.

--Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le valet de pied
qui, bien qu'identifié aux Guermantes, avait cependant des _maîtres_ en
général une notion politique qui lui permettait de traiter Françoise
avec autant de respect que si elle avait été placée chez une duchesse.
Vous êtes d'une bonne santé, madame.

--Ah! ces maudites jambes! En plaine encore ça va bien (en plaine
voulait dire dans la cour, dans les rues où Françoise ne détestait pas
de se promener, en un mot en terrain plat), mais ce sont ces satanés
escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-être encore ce soir.

Elle désirait d'autant plus causer encore avec le valet de pied qu'il
lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de
prince qu'ils gardent jusqu'à la mort de leur père. Sans doute le culte
de la noblesse, mêlé et s'accommodant d'un certain esprit de révolte
contre elle, doit, héréditairement puisé sur les glèbes de France, être
bien fort en son peuple. Car Françoise, à qui on pouvait parler du génie
de Napoléon ou de la télégraphie sans fil sans réussir à attirer son
attention et sans qu'elle ralentît un instant les mouvements par
lesquels elle retirait les cendres de la cheminée ou mettait le couvert,
si seulement elle apprenait ces particularités et que le fils cadet du
duc de Guermantes s'appelait généralement le prince d'Oléron, s'écriait:
«C'est beau ça!» et restait éblouie comme devant un vitrail.

Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince d'Agrigente,
qui s'était lié avec elle en venant souvent porter des lettres chez la
duchesse, qu'il avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du
mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle d'Ambresac et que c'était
presque décidé.

Cette villa, cette baignoire, où Mme de Guermantes transvasait sa vie,
ne me semblaient pas des lieux moins féeriques que ses appartements. Les
noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Bavière, différenciaient de
toutes les autres les villégiatures où se rendait la duchesse, les
fêtes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient à son hôtel.
S'ils me disaient qu'en ces villégiatures, en ces fêtes consistait
successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m'apportaient sur
elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la
duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer
de mystère sans qu'elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait
seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des
flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la
Méditerranée à l'époque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de
Guise, où la reine de la société parisienne n'était plus, dans sa robe
de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu'une invitée
pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus
elle-même d'être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la
fantaisie d'un pas, vient prendre successivement la place de chacune des
ballerines ses soeurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais
à une soirée de la princesse de Parme, écouter la tragédie ou l'opéra,
mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.

Comme nous localisons dans le corps d'une personne toutes les
possibilités de sa vie, le souvenir des êtres qu'elle connaît et qu'elle
vient de quitter, ou s'en va rejoindre, si, ayant appris par Françoise
que Mme de Guermantes irait à pied déjeuner chez la princesse de Parme,
je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair,
au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage
au soleil couchant, c'était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain
que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une
coquille, entre ces valves glacées de nacre rose.

Mon père avait au ministère un ami, un certain A.J. Moreau, lequel, pour
se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire précéder
son nom de ces deux initiales, de sorte qu'on l'appelait, pour abréger,
A.J. Or, je ne sais comment cet A.J. se trouva possesseur d'un fauteuil
pour une soirée de gala à l'Opéra; il l'envoya à mon père et, comme la
Berma que je n'avais plus vue jouer depuis ma première déception devait
jouer un acte de _Phèdre_, ma grand'mère obtint que mon père me donnât
cette place.

A vrai dire je n'attachais aucun prix à cette possibilité d'entendre la
Berma qui, quelques années auparavant, m'avait causé tant d'agitation.
Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai mon indifférence à ce
que jadis j'avais préféré à la santé, au repos. Ce n'est pas que fût
moins passionné qu'alors mon désir de pouvoir contempler de près les
parcelles précieuses de réalité qu'entrevoyait mon imagination. Mais
celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d'une grande
actrice; depuis mes visites chez Elstir, c'est sur certaines
tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j'avais reporté la foi
intérieure que j'avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la
Berma; ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux
attitudes de la Berma un culte incessant, le «double» que je possédais
d'eux, dans mon coeur, avait dépéri peu à peu comme ces autres «doubles»
des trépassés de l'ancienne Égypte qu'il fallait constamment nourrir
pour entretenir leur vie. Cet art était devenu mince et minable. Aucune
âme profonde ne l'habitait plus.

Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais le grand
escalier de l'Opéra, j'aperçus devant moi un homme que je pris d'abord
pour M. de Charlus duquel il avait le maintien; quand il tourna la tête
pour demander un renseignement à un employé, je vis que je m'étais
trompé, mais je n'hésitai pas cependant à situer l'inconnu dans la même
classe sociale d'après la manière non seulement dont il était habillé,
mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le
faisaient attendre. Car, malgré les particularités individuelles, il y
avait encore à cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette
partie de l'aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la
finance ou de la haute industrie, une différence très marquée. Là où
l'un de ces derniers eût cru affirmer son chic par un ton tranchant,
hautain, à l'égard d'un inférieur, le grand seigneur, doux, souriant,
avait l'air de considérer, d'exercer l'affectation de l'humilité et de
la patience, la feinte d'être l'un quelconque des spectateurs, comme un
privilège de sa bonne éducation. Il est probable qu'à le voir ainsi
dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable
du petit univers spécial qu'il portait en lui, plus d'un fils de riche
banquier, entrant à ce moment au théâtre, eût pris ce grand seigneur
pour un homme de peu, s'il ne lui avait trouvé une étonnante
ressemblance avec le portrait, reproduit récemment par les journaux
illustrés, d'un neveu de l'empereur d'Autriche, le prince de Saxe, qui
se trouvait justement à Paris en ce moment. Je le savais grand ami des
Guermantes. En arrivant moi-même près du contrôleur, j'entendis le
prince de Saxe, ou supposé tel, dire en souriant: «Je ne sais pas le
numéro de la loge, c'est sa cousine qui m'a dit que je n'avais qu'à
demander sa loge.»

Il était peut-être le prince de Saxe; c'était peut-être la duchesse de
Guermantes (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un
des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine) que
ses yeux voyaient en pensée quand il disait: «sa cousine qui m'a dit que
je n'avais qu'à demander sa loge», si bien que ce regard souriant et
particulier, et ces mots si simples, me caressaient le coeur (bien plus
que n'eût fait une rêverie abstraite), avec les antennes alternatives
d'un bonheur possible et d'un prestige incertain. Du moins, en disant
cette phrase au contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma
vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau; le couloir
qu'on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire, et dans
lequel il s'engagea, était humide et lézardé et semblait conduire à des
grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je
n'avais devant moi qu'un monsieur en habit qui s'éloignait; mais je
faisais jouer auprès de lui, comme avec un réflecteur maladroit, et sans
réussir à l'appliquer exactement sur lui, l'idée qu'il était le prince
de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu'il fût
seul, cette idée extérieure à lui, impalpable, immense et saccadée comme
une projection, semblait le précéder et le conduire comme cette
Divinité, invisible pour le reste des hommes, qui se tient auprès du
guerrier grec.

Je gagnai ma place, tout en cherchant à retrouver un vers de _Phèdre_
dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le récitais, il
n'avait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je n'essayai pas de
les compter, entre son déséquilibre et un vers classique il me semblait
qu'il n'existait aucune commune mesure. Je n'aurais pas été étonné qu'il
eût fallu ôter plus de six syllabes à cette phrase monstrueuse pour en
faire un vers de douze pieds. Mais tout à coup je me le rappelai, les
irréductibles aspérités d'un monde inhumain s'anéantirent magiquement;
les syllabes du vers remplirent aussitôt la mesure d'un alexandrin, ce
qu'il avait de trop se dégagea avec autant d'aisance et de souplesse
qu'une bulle d'air qui vient crever à la surface de l'eau. Et en effet
cette énormité avec laquelle j'avais lutté n'était qu'un seul pied.

Un certain nombre de fauteuils d'orchestre avaient été mis en vente au
bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler
des gens qu'ils n'auraient pas d'autre occasion de voir de près. Et
c'était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement
cachée qu'on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme
ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les
baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place,
allait s'asseoir ici ou là, près d'une amie.

A côté de moi étaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les
abonnés, voulaient montrer qu'ils étaient capables de les reconnaître et
les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici
comme dans leur salon, voulant dire par là qu'ils ne faisaient pas
attention aux pièces représentées. Mais c'est le contraire qui avait
lieu. Un étudiant génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma
ne pense qu'à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le
voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d'un sourire intermittent
le regard fugace, à fuir d'un air impoli le regard rencontré d'une
personne de connaissance qu'il a découverte dans la salle et qu'après
mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois
coups, en retentissant avant qu'il soit arrivé jusqu'à elle, le forcent
à s'enfuir comme les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux
des spectateurs et des spectatrices qu'il a fait lever et dont il
déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire, c'était parce
que les gens du monde étaient dans leurs loges (derrière le balcon en
terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût
été enlevée, ou dans de petits cafés où l'on va prendre une bavaroise,
sans être intimidé par les glaces encadrées d'or, et les sièges rouges
de l'établissement du genre napolitain; c'est parce qu'ils posaient une
main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce
temple de l'art lyrique, c'est parce qu'ils n'étaient pas émus des
honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui
tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils
auraient eu l'esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils
avaient eu de l'esprit.

D'abord il n'y eut que de vagues ténèbres où on rencontrait tout d'un
coup, comme le rayon d'une pierre précieuse qu'on ne voit pas, la
phosphorescence de deux yeux célèbres, ou, comme un médaillon d'Henri IV
détaché sur un fond noir, le profil incliné du duc d'Aumale, à qui une
dame invisible criait: «Que Monseigneur me permette de lui ôter son
pardessus», cependant que le prince répondait: «Mais voyons, comment
donc, Madame d'Ambresac.» Elle le faisait malgré cette vague défense et
était enviée par tous à cause d'un pareil honneur.

Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités
qui habitaient ces sombres séjours s'étaient réfugiées contre les parois
obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le
spectacle s'avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient
mollement l'une après l'autre des profondeurs de la nuit qu'elles
tapissaient et, s'élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps
demi-nus, et venaient s'arrêter à la limite verticale et à la surface
clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le
déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous
leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir
courbées l'ondulation du flux; après commençaient les fauteuils
d'orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et
transparent royaume auquel ça et là servaient de frontière, dans leur
surface liquide et pleine, les yeux limpides et réfléchissant des
déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres
de l'orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de
l'optique et selon leur angle d'incidence, comme il arrive pour ces deux
parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu'elles ne
possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d'âme analogue à la nôtre,
nous nous jugerions insensés d'adresser un sourire ou un regard: les
minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En
deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles
de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons
barbus pendus aux anfractuosités de l'abîme, ou vers quelque demi-dieu
aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené
une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se
penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons; parfois le flot
s'entr'ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et
confuse, venait de s'épanouir du fond de l'ombre; puis l'acte fini,
n'espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les
avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses
soeurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au
seuil desquelles le souci léger d'apercevoir les oeuvres des hommes
amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus
célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire
de la princesse de Guermantes.

Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités
inférieures, la princesse était restée volontairement un peu au fond sur
un canapé latéral, rouge comme un rocher de corail, à côté d'une large
réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait
penser à quelque section qu'un rayon aurait pratiquée, perpendiculaire,
obscure et liquide, dans le cristal ébloui des eaux. A la fois plume et
corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur
blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le
long d'une de ses joues dont elle suivait l'inflexion avec une souplesse
coquette, amoureuse et vivante, et semblait l'enfermer à demi comme un
oeuf rose dans la douceur d'un nid d'alcyon. Sur la chevelure de la
princesse, et s'abaissant jusqu'à ses sourcils, puis reprise plus bas à
la hauteur de sa gorge, s'étendait une résille faite de ces coquillages
blancs qu'on pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à
des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moment se
trouvait plongée dans l'ombre au fond de laquelle, même alors, une
présence humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la
princesse. La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres
filles fabuleuses de la pénombre n'était pas tout entière matériellement
et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses
bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci
était l'exact point de départ, l'amorce inévitable de lignes invisibles
en lesquelles l'oeil ne pouvait s'empêcher de les prolonger,
merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d'une
figure idéale projetée sur les ténèbres.

--C'est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui était
avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs _p_
indiquant que cette appellation était risible. Elle n'a pas économisé
ses perles. Il me semble que si j'en avais autant, je n'en ferais pas un
pareil étalage; je ne trouve pas que cela ait l'air comme il faut.

Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient à
savoir qui était dans la salle sentaient se relever dans leur coeur le
trône légitime de la beauté. En effet, pour la duchesse de Luxembourg,
pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d'autres,
ce qui permettait d'identifier leur visage, c'était la connexité d'un
gros nez rouge avec un bec de lièvre, ou de deux joues ridées avec une
fine moustache. Ces traits étaient d'ailleurs suffisants pour charmer,
puisque, n'ayant que la valeur conventionnelle d'une écriture, ils
donnaient à lire un nom célèbre et qui imposait; mais aussi, ils
finissaient par donner l'idée que la laideur a quelque chose
d'aristocratique, et qu'il est indifférent que le visage d'une grande
dame, s'il est distingué, soit beau. Mais comme certains artistes qui,
au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme
belle par elle-même, un papillon, un lézard, une fleur, de même c'était
la forme d'un corps et d'un visage délicieux que la princesse apposait à
l'angle de sa loge, montrant par là que la beauté peut être la plus
noble des signatures; car la présence de Mme de Guermantes, qui
n'amenait au théâtre que des personnes qui le reste du temps faisaient
partie de son intimité, était, aux yeux des amateurs d'aristocratie, le
meilleur certificat d'authenticité du tableau que présentait sa
baignoire, sorte d'évocation d'une scène de la vie familière et spéciale
de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris.

Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue
toujours autre chose que l'air indiqué, chaque fois que j'avais entendu
parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines
oeuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en moi. Il me fallait
l'en dépouiller maintenant que je la voyais, en train d'offrir des
bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Certes j'étais bien loin d'en
conclure qu'elle et ses invités fussent des êtres pareils aux autres. Je
comprenais bien que ce qu'ils faisaient là n'était qu'un jeu, et que
pour préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n'est
pas ici qu'ils vivaient la partie importante) ils convenaient en vertu
des rites ignorés de moi, ils feignaient d'offrir et de refuser des
bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé d'avance comme le
pas d'une danseuse qui tour à tour s'élève sur sa pointe et tourne
autour d'une écharpe. Qui sait? peut-être au moment où elle offrait ses
bonbons, la Déesse disait-elle sur ce ton d'ironie (car je la voyais
sourire): «Voulez-vous des bonbons?» Que m'importait? J'aurais trouvé
d'un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à la
Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui,
savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux résumaient,
sans doute pour le moment où ils se remettraient à vivre leur vraie vie
et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse malice:
«Oui, je veux bien une cerise.» Et j'aurais écouté ce dialogue avec la
même avidité que telle scène du _Mari de la Débutante_, où l'absence de
poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je
suppose que Meilhac eût été mille fois capable d'y mettre, me semblait à
elle seule une élégance, une élégance conventionnelle, et par là
d'autant plus mystérieuse et plus instructive.

--Ce gros-là, c'est le marquis de Ganançay, dit d'un air renseigné mon
voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière lui.

Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros oeil
rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans
l'ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de
l'orchestre qu'un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs
curieux, derrière la cloison vitrée d'un aquarium. Par moment il
s'arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs
n'auraient pu dire s'il souffrait, dormait, nageait, était en train de
pondre ou respirait seulement. Personne n'excitait en moi autant d'envie
que lui, à cause de l'habitude qu'il avait l'air d'avoir de cette
baignoire et de l'indifférence avec laquelle il laissait la princesse
lui tendre des bonbons; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux
yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces
moments-là, l'intelligence et l'amitié, mais qui, quand ils étaient au
repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat
minéralogique, si le moindre réflexe les déplaçait légèrement,
incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et
splendides. Cependant, parce que l'acte de _Phèdre_ que jouait la Berma
allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire;
alors, comme si elle-même était une apparition de théâtre, dans la zone
différente de lumière qu'elle traversa, je vis changer non seulement la
couleur mais la matière de ses parures. Et dans la baignoire asséchée,
émergée, qui n'appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant
d'être une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque
merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en Orosmane;
puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid
d'alcyon qui protégeait tendrement la nacre rose de ses joues était,
douillet, éclatant et velouté, un immense oiseau de paradis.

Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la princesse
de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les yeux en feu,
qui vint, suivie de deux jeunes gens, s'asseoir à quelques places de
moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu'il
ne me restait rien de mes dispositions d'autrefois quand, pour ne rien
perdre du phénomène extraordinaire que j'aurais été contempler au bout
du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que
les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de
l'observation scrupuleuse d'une comète ou d'une éclipse; quand je
tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l'artiste,
incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son
maximum d'intensité; quand j'aurais cru ne pas y assister dans les
meilleures conditions si je ne m'étais pas rendu dans le théâtre même
qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors faire
encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le
petit rideau rouge, les contrôleurs à oeillet blanc nommés par elle, le
soubassement de la nef au-dessus d'un parterre plein de gens mal
habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les
marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes
impressions d'alors et qui m'en semblaient inséparables. _Phèdre_, la
«Scène de la Déclaration», la Berma avaient alors pour moi une sorte
d'existence absolue. Situées en retrait du monde de l'expérience
courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller vers
elles, je pénétrerais d'elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux
et mon âme tout grands j'en absorberais encore bien peu. Mais comme la
vie me paraissait agréable! l'insignifiance de celle que je menais
n'avait aucune importance, pas plus que les moments où on s'habille, où
on se prépare pour sortir, puisque au delà existait, d'une façon
absolue, bonnes et difficiles à approcher, impossibles à posséder tout
entières, ces réalités plus solides, _Phèdre_, la manière dont disait la
Berma. Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l'art dramatique
desquelles on eût pu extraire alors une dose importante, si l'on avait
dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute du jour et
peut-être de la nuit que ce fût, j'étais comme une pile qui développe
son électricité. Et il était arrivé un moment où malade, même si j'avais
cru en mourir, il aurait fallu que j'allasse entendre la Berma. Mais
maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d'azur et qui de
près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait
quitté le monde de l'absolu et n'était plus qu'une chose pareille aux
autres, dont je prenais connaissance parce que j'étais là, les artistes
étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de
dire le mieux possible ces vers de _Phèdre_ qui, eux, ne formaient plus
une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus
ou moins réussis, prêts à rentrer dans l'immense matière de vers
français où ils étaient mêlés. J'en éprouvais un découragement d'autant
plus profond que si l'objet de mon désir têtu et agissant n'existait
plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie fixe, qui
changeait d'année en année, mais me conduisait à une impulsion brusque,
insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je partais
pour aller voir dans un château un tableau d'Elstir, une tapisserie
gothique, ressemblait tellement au jour où j'avais dû partir pour
Venise, à celui où j'étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec,
que d'avance je sentais que l'objet présent de mon sacrifice me
laisserait indifférent au bout de peu de temps, que je pourrais alors
passer très près de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries
pour lesquelles j'eusse en ce moment affronté tant de nuits sans
sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l'instabilité de
son objet la vanité de mon effort, et en même temps son énormité à
laquelle je n'avais pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la
fatigue en leur faisant remarquer qu'ils sont fatigués. En attendant, ma
songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à elle.
Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés d'un certain
côté, concentrés autour d'un même rêve, j'aurais pu reconnaître comme
premier moteur une idée, une idée à laquelle j'aurais sacrifié ma vie,
et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rêveries pendant
les après-midi de lecture au jardin à Combray, était l'idée de
perfection.

Je n'eus plus la même indulgence qu'autrefois pour les justes
intentions de tendresse ou de colère que j'avais remarquées alors dans
le débit et le jeu d'Aricie, d'Ismène et d'Hippolyte. Ce n'est pas que
ces artistes--c'étaient les mêmes--ne cherchassent toujours avec la même
intelligence à donner ici à leur voix une inflexion caressante ou une
ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une
douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix: «Sois
douce, chante comme un rossignol, caresse»; ou au contraire: «Fais-toi
furieuse», et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l'emporter
dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction,
restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses
charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidiennes, et
étalait ainsi un ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux que
n'avait pas altéré le sentiment des vers récités.

De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur péplum:
«Soyez majestueux.» Mais les membres insoumis laissaient se pavaner
entre l'épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rôle; ils
continuaient à exprimer l'insignifiance de la vie de tous les jours et à
mettre en lumière, au lieu des nuances raciniennes, des connexités
musculaires; et la draperie qu'ils soulevaient retombait selon une
verticale où ne le disputait aux lois de la chute des corps qu'une
souplesse insipide et textile. A ce moment la petite dame qui était près
de moi s'écria:

--Pas un applaudissement! Et comme elle est ficelée! Mais elle est trop
vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-là.

Devant les «chut» des voisins, les deux jeunes gens qui étaient avec
elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se
déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d'ailleurs
s'adresser qu'au succès, à la gloire, car la Berma qui avait gagné tant
d'argent n'avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous
d'affaires ou d'amitié auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle
avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient décommander dans
les hôtels des appartements retenus à l'avance et qu'elle ne venait
jamais occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des
dédits à payer à tous les directeurs. A défaut de frais plus
considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le
moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l'Urbaine des
provinces et des royaumes. Mais la petite dame était une actrice qui
n'avait pas eu de chance et avait voué une haine mortelle à la Berma.
Celle-ci venait d'entrer en scène. Et alors, ô miracle, comme ces leçons
que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous
retrouvons en nous, sues par coeur, après que nous avons dormi, comme
aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire
poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à
eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent
de la Berma qui m'avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir
l'essence, maintenant, après ces années d'oubli, dans cette heure
d'indifférence, s'imposait avec la force de l'évidence à mon admiration.
Autrefois, pour tâcher d'isoler ce talent, je défalquais en quelque
sorte de ce que j'entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à
toutes les actrices qui jouaient _Phèdre_ et que j'avais étudié d'avance
pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme
résidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais à
apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu'un avec lui. Tel pour un
grand musicien (il paraît que c'était le cas pour Vinteuil quand il
jouait du piano), son jeu est d'un si grand pianiste qu'on ne sait même
plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que (n'interposant pas
tout cet appareil d'efforts musculaires, ça et là couronnés de
brillants effets, toute cette éclaboussure de notes où du moins
l'auditeur qui ne sait où se prendre croit trouver le talent dans sa
réalité matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si
rempli de ce qu'il interprète, que lui-même on ne le voit plus, et qu'il
n'est plus qu'une fenêtre qui donne sur un chef-d'oeuvre. Les intentions
entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la
mimique d'Aricie, d'Ismène, d'Hippolyte, j'avais pu les distinguer; mais
Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n'avait pas réussi à
arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l'avare
simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n'en
dépassaient pas, tant ils s'y étaient profondément résorbés. La voix de
la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière
inerte et réfractaire à l'esprit, ne laissait pas discerner autour
d'elle cet excédent de larmes qu'on voyait couler, parce qu'elles
n'avaient pu s'y imbiber, sur la voix de marbre d'Aricie ou d'Ismène,
mais avait été délicatement assouplie en ses moindres cellules comme
l'instrument d'un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu'il
a un beau son, louer non pas une particularité physique mais une
supériorité d'âme; et comme dans le paysage antique où à la place d'une
nymphe disparue il y a une source inanimée, une intention discernable et
concrète s'y était changée en quelque qualité du timbre, d'une limpidité
étrange, appropriée et froide. Les bras de la Berma que les vers
eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix
de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages
que l'eau déplace en s'échappant; son attitude en scène qu'elle avait
lentement constituée, qu'elle modifierait encore, et qui était faite de
raisonnements d'une autre profondeur que ceux dont on apercevait la
trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant
perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où
ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments
riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour
une réussite de l'artiste mais pour une donnée de la vie; ces blancs
voiles eux-mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière
vivante et avoir été filés par la souffrance mi-païenne, mi-janséniste,
autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et
frileux; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n'étaient, autour
de ce corps d'une idée qu'est un vers (corps qui, au contraire des corps
humains, n'est pas devant l'âme comme un obstacle opaque qui empêche de
l'apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié où elle se diffuse
et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui, au lieu
de la cacher, rendaient plus splendidement l'âme qui se les était
assimilées et s'y était répandue, que des coulées de substances
diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que
réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse
et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée
de flamme où il est engainé. Telle l'interprétation de la Berma était,
autour de l'oeuvre, une seconde oeuvre vivifiée aussi par le génie.

Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d'autrefois,
n'était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée
préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais
que le génie dramatique, c'était justement cela. Je pensais tout à
l'heure que, si je n'avais pas eu de plaisir la première fois que
j'avais entendu la Berma, c'est que, comme jadis quand je retrouvais
Gilberte aux Champs-Élysées, je venais à elle avec un trop grand désir.
Entre les deux déceptions il n'y avait peut-être pas seulement cette
ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L'impression que nous
cause une personne, une oeuvre (ou une interprétation) fortement
caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées
de «beauté», «largeur de style», «pathétique», que nous pourrions à la
rigueur avoir l'illusion de reconnaître dans la banalité d'un talent,
d'un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui
l'insistance d'une forme dont il ne possède pas l'équivalent
intellectuel, dont il lui faut dégager l'inconnu. Il entend un son aigu,
une intonation bizarrement interrogative. Il se demande: «Est-ce beau?
ce que j'éprouve, est-ce de l'admiration? est-ce cela la richesse de
coloris, la noblesse, la puissance?» Et ce qui lui répond de nouveau,
c'est une voix aiguë, c'est un ton curieusement questionneur, c'est
l'impression despotique causée par un être qu'on ne connaît pas, toute
matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n'est laissé pour la
«largeur de l'interprétation». Et à cause de cela ce sont les oeuvres
vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus
nous décevoir, parce que, dans la collection de nos idées, il n'y en a
aucune qui réponde à une impression individuelle.

C'était précisément ce que me montrait le jeu de la Berma. C'était bien
cela, la noblesse, l'intelligence de la diction. Maintenant je me
rendais compte des mérites d'une interprétation large, poétique,
puissante; ou plutôt, c'était cela à quoi on a convenu de décerner ces
titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Vénus, de Saturne à des
étoiles qui n'ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous
pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir
une concordance mais non combler l'intervalle. C'est bien un peu, cet
intervalle, cette faille, que j'avais à franchir quand, le premier jour
où j'étais allé voir jouer la Berma, l'ayant écoutée de toutes mes
oreilles, j'avais eu quelque peine à rejoindre mes idées de «noblesse
d'interprétation», d'«originalité» et n'avais éclaté en applaudissements
qu'après un moment de vide, et comme s'ils naissaient non pas de mon
impression même, mais comme si je les rattachais à mes idées préalables,
au plaisir que j'avais à me dire: «J'entends enfin la Berma.» Et la
différence qu'il y a entre une personne, une oeuvre fortement
individuelle et l'idée de beauté existe aussi grande entre ce qu'elles
nous font ressentir et les idées d'amour, d'admiration. Aussi ne les
reconnaît-on pas. Je n'avais pas eu de plaisir à entendre la Berma (pas
plus que je n'en avais à voir Gilberte). Je m'étais dit: «Je ne l'admire
donc pas.» Mais cependant je ne songeais alors qu'à approfondir le jeu
de la Berma, je n'étais préoccupé que de cela, je tâchais d'ouvrir ma
pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce qu'il contenait.
Je comprenais maintenant que c'était justement cela: admirer.

Ce génie dont l'interprétation de la Berma n'était seulement que la
révélation, était-ce bien seulement le génie de Racine?

Je le crus d'abord. Je devais être détrompé, une fois l'acte de _Phèdre_
fini, après les rappels du public, pendant lesquels la vieille actrice
rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais,
immobilisa les muscles de son visage, et plaça ses bras en croix sur sa
poitrine pour montrer qu'elle ne se mêlait pas aux applaudissements des
autres et rendre plus évidente une protestation qu'elle jugeait
sensationnelle, mais qui passa inaperçue. La pièce suivante était une
des nouveautés qui jadis me semblaient, à cause du défaut de célébrité,
devoir paraître minces, particulières, dépourvues qu'elles étaient
d'existence en dehors de la représentation qu'on en donnait. Mais je
n'avais pas comme pour une pièce classique cette déception de voir
l'éternité d'un chef-d'oeuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la
durée d'une représentation qui l'accomplissait aussi bien qu'une pièce
de circonstance. Puis à chaque tirade que je sentais que le public
aimait et qui serait un jour fameuse, à défaut de la célébrité qu'elle
n'avait pu avoir dans le passé, j'ajoutais celle qu'elle aurait dans
l'avenir, par un effort d'esprit inverse de celui qui consiste à se
représenter des chefs-d'oeuvre au temps de leur grêle apparition, quand
leur titre qu'on n'avait encore jamais entendu ne semblait pas devoir
être mis un jour, confondu dans une même lumière, à côté de ceux des
autres oeuvres de l'auteur. Et ce rôle serait mis un jour dans la liste
de ses plus beaux, auprès de celui de Phèdre. Non qu'en lui-même il ne
fût dénué de toute valeur littéraire; mais la Berma y était aussi
sublime que dans _Phèdre_. Je compris alors que l'oeuvre de l'écrivain
n'était pour la tragédienne qu'une matière, à peu près indifférente en
soi-même, pour la création de son chef-d'oeuvre d'interprétation, comme
le grand peintre que j'avais connu à Balbec, Elstir, avait trouvé le
motif de deux tableaux qui se valent, dans un bâtiment scolaire sans
caractère et dans une cathédrale qui est, par elle-même, un
chef-d'oeuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette,
personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes,
la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les
mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu'une artiste
médiocre eût détachés l'un après l'autre. Sans doute chacun avait une
inflexion propre, et la diction de la Berma n'empêchait pas qu'on perçut
le vers. N'est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de
beauté, quand en entendant une rime, c'est-à-dire quelque chose qui est
à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par
elle, mais y introduit la variation d'une idée nouvelle, on sent deux
systèmes qui se superposent, l'un de pensée, l'autre de métrique? Mais
la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les
«tirades», dans des ensembles plus vastes qu'eux-mêmes, à la frontière
desquels c'était un charme de les voir obligés de s'arrêter,
s'interrompre; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant,
à la rime, le mot qui va s'élancer et un musicien à confondre les mots
divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne.
Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de
Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de
noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d'oeuvre à elle, et où on la
reconnaissait comme, dans des portraits qu'il a peints d'après des
modèles différents, on reconnaît un peintre.

Je n'aurais plus souhaité comme autrefois de pouvoir immobiliser les
attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu'elle donnait un
instant seulement dans un éclairage aussitôt évanoui et qui ne se
reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais
que mon désir d'autrefois était plus exigeant que la volonté du poète,
de la tragédienne, du grand artiste décorateur qu'était son metteur en
scène, et que ce charme répandu au vol sur un vers, ces gestes instables
perpétuellement transformés, ces tableaux successifs, c'était le
résultat fugitif, le but momentané, le mobile chef-d'oeuvre que l'art
théâtral se proposait et que détruirait en voulant le fixer l'attention
d'un auditeur trop épris. Même je ne tenais pas à venir un autre jour
réentendre la Berma; j'étais satisfait d'elle; c'est quand j'admirais
trop pour ne pas être déçu par l'objet de mon admiration, que cet objet
fût Gilberte ou la Berma, que je demandais d'avance à l'impression du
lendemain le plaisir que m'avait refusé l'impression de la veille. Sans
chercher à approfondir la joie que je venais d'éprouver et dont j'aurais
peut-être pu faire un plus fécond usage, je me disais comme autrefois
certain de mes camarades de collège: «C'est vraiment la Berma que je
mets en premier», tout en sentant confusément que le génie de la Berma
n'était peut-être pas traduit très exactement par cette affirmation de
ma préférence et par cette place de «première» décernée, quelque calme
d'ailleurs qu'elles m'apportassent.

Au moment où cette seconde pièce commença, je regardai du côté de la
baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement
générateur d'une ligne délicieuse que mon esprit poursuivait dans le
vide, de tourner la tête vers le fond de la baignoire; les invités
étaient debout, tournés aussi vers le fond, et entre la double haie
qu'ils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de déesse, mais avec
une douceur inconnue que d'arriver si tard et de faire lever tout le
monde au milieu de la représentation mêlait aux mousselines blanches
dans lesquelles elle était enveloppée un air habilement naïf, timide et
confus qui tempérait son sourire victorieux, la duchesse de Guermantes,
qui venait d'entrer, alla vers sa cousine, fit une profonde révérence à
un jeune homme blond qui était assis au premier rang et, se retournant
vers les monstres marins et sacrés flottant au fond de l'antre, fit à
ces demi-dieux du Jockey-Club--qui à ce moment-là, et particulièrement
M. de Palancy, furent les hommes que j'aurais le plus aimé être--un
bonjour familier de vieille amie, allusion à l'au jour le jour de ses
relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystère, mais ne
pouvais déchiffrer l'énigme de ce regard souriant qu'elle adressait à
ses amis, dans l'éclat bleuté dont il brillait tandis qu'elle
abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si j'eusse pu en
décomposer le prisme, en analyser les cristallisations, m'eût peut-être
révélé l'essence de la vie inconnue qui y apparaissait à ce moment-là.
Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le
rire de sa dentition, la blancheur de son oeillet ou de son plastron
plissé, écartant pour faire place à leur lumière ses sourcils, ses
lèvres, son frac; d'un geste de sa main étendue qu'il abaissa sur leurs
épaules, tout droit, sans bouger la tête, il commanda de se rasseoir aux
monstres inférieurs qui lui faisaient place, et s'inclina profondément
devant le jeune homme blond. On eût dit que la duchesse avait deviné que
sa cousine dont elle raillait, disait-on, ce qu'elle appelait les
exagérations (nom que de son point de vue spirituellement français et
tout modéré prenaient vite la poésie et l'enthousiasme germaniques)
aurait ce soir une de ces toilettes où la duchesse la trouvait
«costumée», et qu'elle avait voulu lui donner une leçon de goût. Au lieu
des merveilleux et doux plumages qui de la tête de la princesse
descendaient jusqu'à son cou, au lieu de sa résille de coquillages et de
perles, la duchesse n'avait dans les cheveux qu'une simple aigrette qui
dominant son nez busqué et ses yeux à fleur de tête avait l'air de
l'aigrette d'un oiseau. Son cou et ses épaules sortaient d'un flot
neigeux de mousseline sur lequel venait battre un éventail en plumes de
cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement
d'innombrables paillettes soit de métal, en baguettes et en grains, soit
de brillants, moulait son corps avec une précision toute britannique.
Mais si différentes que les deux toilettes fussent l'une de l'autre,
après que la princesse eut donné à sa cousine la chaise qu'elle occupait
jusque-là, on les vit, se retournant l'une vers l'autre, s'admirer
réciproquement.

Peut-être Mme de Guermantes aurait-elle le lendemain un sourire quand
elle parlerait de la coiffure un peu trop compliquée de la princesse,
mais certainement elle déclarerait que celle-ci n'en était pas moins
ravissante et merveilleusement arrangée; et la princesse, qui, par goût,
trouvait quelque chose d'un peu froid, d'un peu sec, d'un peu
couturier, dans la façon dont s'habillait sa cousine, découvrirait dans
cette stricte sobriété un raffinement exquis. D'ailleurs entre elles
l'harmonie, l'universelle gravitation préétablie de leur éducation,
neutralisaient les contrastes non seulement d'ajustement mais
d'attitude. A ces lignes invisibles et aimantées que l'élégance des
manières tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait
expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait
attirer, infléchir, se faisait douceur et charme. Comme dans la pièce
que l'on était en train de représenter, pour comprendre ce que la Berma
dégageait de poésie personnelle, on n'avait qu'à confier le rôle qu'elle
jouait, et qu'elle seule pouvait jouer, à n'importe quelle autre
actrice, le spectateur qui eût levé les yeux vers le balcon eût vu, dans
deux loges, un «arrangement» qu'elle croyait rappeler ceux de la
princesse de Guermantes, donner simplement à la baronne de Morienval
l'air excentrique, prétentieux et mal élevé, et un effort à la fois
patient et coûteux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse
de Guermantes, faire seulement ressembler Mme de Cambremer à quelque
pensionnaire provinciale, montée sur fil de fer, droite, sèche et
pointue, un plumet de corbillard verticalement dressé dans les cheveux.
Peut-être la place de cette dernière n'était-elle pas dans une salle où
c'était seulement avec les femmes les plus brillantes de l'année que les
loges (et même celles des plus hauts étages qui d'en bas semblaient de
grosses bourriches piquées de fleurs humaines et attachées au cintre de
la salle par les brides rouges de leurs séparations de velours)
composaient un panorama éphémère que les morts, les scandales, les
maladies, les brouilles modifieraient bientôt, mais qui en ce moment
était immobilisé par l'attention, la chaleur, le vertige, la poussière,
l'élégance et l'ennui, dans cette espèce d'instant éternel et tragique
d'inconsciente attente et de calme engourdissement qui,
rétrospectivement, semble avoir précédé l'explosion d'une bombe ou la
première flamme d'un incendie.

La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait là était que la
princesse de Parme, dénuée de snobisme comme la plupart des véritables
altesses et, en revanche, dévorée par l'orgueil, le désir de la charité
qui égalait chez elle le goût de ce qu'elle croyait les Arts, avait cédé
çà et là quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer qui ne
faisaient pas partie de la haute société aristocratique, mais avec
lesquelles elle était en relations pour ses oeuvres de bienfaisance. Mme
de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de
Guermantes, ce qui lui était d'autant plus aisé que, n'étant pas en
relations véritables avec elles, elle ne pouvait avoir l'air de quêter
un salut. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but
qu'elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle
avait calculé qu'elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais
atteinte d'une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de
connaissances médicales, elle croyait connaître le caractère inexorable,
elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là. Elle était du moins
heureuse ce soir-là de penser que toutes ces femmes qu'elle ne
connaissait guère verraient auprès d'elle un homme de leurs amis, le
jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d'Argencourt, lequel
fréquentait également les deux sociétés, et de la présence de qui les
femmes de la seconde aimaient beaucoup à se parer sous les yeux de
celles de la première. Il s'était assis derrière Mme de Cambremer sur
une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges.
Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante
élégance de sa jolie tournure cambrée, de sa fine tête aux cheveux
blonds, il soulevait à demi son corps redressé, un sourire à ses yeux
bleus, avec un mélange de respect et de désinvolture, gravant ainsi avec
précision dans le rectangle du plan oblique où il était placé comme une
de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et
courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d'aller au théâtre avec Mme
de Cambremer; dans la salle et à la sortie, dans le vestibule, il
restait bravement auprès d'elle au milieu de la foule des amies plus
brillantes qu'il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas
les gêner, et comme s'il avait été en mauvaise compagnie. Si alors
passait la princesse de Guermantes, belle et légère comme Diane,
laissant traîner derrière elle un manteau incomparable, faisant se
détourner toutes les têtes et suivie par tous les yeux (par ceux de Mme
de Cambremer plus que par tous les autres), M. de Beausergent
s'absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne répondait au
sourire amical et éblouissant de la princesse que contraint et forcé et
avec la réserve bien élevée et la charitable froideur de quelqu'un dont
l'amabilité peut être devenue momentanément gênante.

Mme de Cambremer n'eût-elle pas su que la baignoire appartenait à la
princesse qu'elle eût cependant reconnu que Mme de Guermantes était
l'invitée, à l'air d'intérêt plus grand qu'elle portait au spectacle de
la scène et de la salle afin d'être aimable envers son hôtesse. Mais en
même temps que cette force centrifuge, une force inverse développée par
le même désir d'amabilité ramenait l'attention de la duchesse vers sa
propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et, aussi
vers celle de la princesse elle-même, dont la cousine semblait se
proclamer la sujette, l'esclave, venue ici seulement pour la voir, prête
à la suivre ailleurs s'il avait pris fantaisie à la titulaire de la loge
de s'en aller, et ne regardant que comme composée d'étrangers curieux à
considérer le reste de la salle où elle comptait pourtant nombre d'amis
dans la loge desquels elle se trouvait d'autres semaines et à l'égard de
qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du même loyalisme
exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer était étonnée de
voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à
Guermantes et supposait qu'elle y était encore. Mais on lui avait
raconté que parfois, quand il y avait à Paris un spectacle qu'elle
jugeait intéressant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses
voitures aussitôt qu'elle avait pris le thé avec les chasseurs et, au
soleil couchant, partait au grand trot, à travers la forêt
crépusculaire, puis par la route, prendre le train à Combray pour être à
Paris le soir. «Peut-être vient-elle de Guermantes exprès pour entendre
la Berma», pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se
rappelait avoir entendu dire à Swann, dans ce jargon ambigu qu'il avait
en commun avec M. de Charlus: «La duchesse est un des êtres les plus
nobles de Paris, de l'élite la plus raffinée, la plus choisie.» Pour moi
qui faisais dériver du nom de Guermantes, du nom de Bavière et du nom de
Condé la vie, la pensée des deux cousines (je ne le pouvais plus pour
leurs visages puisque je les avais vus), j'aurais mieux aimé connaître
leur jugement sur _Phèdre_ que celui du plus grand critique du monde.
Car dans le sien je n'aurais trouvé que de l'intelligence, de
l'intelligence supérieure à la mienne, mais de même nature. Mais ce que
pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m'eût fourni
sur la nature de ces deux poétiques créatures un document inestimable,
je l'imaginais à l'aide de leurs noms, j'y supposais un charme
irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d'un fiévreux, ce que je
demandais à leur opinion sur _Phèdre_ de me rendre, c'était le charme
des après-midi d'été où je m'étais promené du côté de Guermantes.

Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette
portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces
toilettes ne leur fussent particulières, non pas seulement dans le sens
où la livrée à col rouge ou à revers bleu appartenait jadis
exclusivement aux Guermantes et aux Condé, mais plutôt comme pour un
oiseau le plumage qui n'est pas seulement un ornement de sa beauté, mais
une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait
comme une matérialisation neigeuse ou diaprée de leur activité
intérieure, et, comme les gestes que j'avais vu faire à la princesse de
Guermantes et que je n'avais pas douté correspondre à une idée cachée,
les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage
éblouissant et pailleté de sa cousine semblaient avoir une
signification, être pour chacune des deux femmes un attribut qui n'était
qu'à elle et dont j'aurais voulu connaître la signification: l'oiseau de
paradis me semblait inséparable de l'une, comme le paon de Junon; je ne
pensais pas qu'aucune femme pût usurper le corsage pailleté de l'autre
plus que l'égide étincelante et frangée de Minerve. Et quand je portais
mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu'au plafond du théâtre où
étaient peintes de froides allégories, c'était comme si j'avais aperçu,
grâce au déchirement miraculeux des nuées coutumières, l'assemblée des
Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum
rouge, dans une éclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je
contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de
paix le sentiment d'être ignoré des Immortels; la duchesse m'avait bien
vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s'en
souvenir, et je ne souffrais pas qu'elle se trouvât, par la place
qu'elle occupait dans la baignoire, regarder les madrépores anonymes et
collectifs du public de l'orchestre, car je sentais heureusement mon
être dissous au milieu d'eux, quand, au moment où en vertu des lois de
la réfraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des
deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dépourvu d'existence
individuelle que j'étais, je vis une clarté les illuminer: la duchesse,
de déesse devenue femme et me semblant tout d'un coup mille fois plus
belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur
le rebord de la loge, l'agita en signe d'amitié, mes regards se
sentirent croisés par l'incandescence involontaire et les feux des yeux
de la princesse, laquelle les avait fait entrer à son insu en
conflagration rien qu'en les bougeant pour chercher à voir à qui sa
cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m'avait reconnu, fit
pleuvoir sur moi l'averse étincelante et céleste de son sourire.

Maintenant tous les matins, bien avant l'heure où elle sortait, j'allais
par un long détour me poster à l'angle de la rue qu'elle descendait
d'habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je
remontais d'un air distrait, regardant dans une direction opposée et
levant les yeux vers elle dès que j'arrivais à sa hauteur, mais comme si
je ne m'étais nullement attendu à la voir. Même les premiers jours, pour
être plus sûr de ne pas la manquer, j'attendais devant la maison. Et
chaque fois que la porte cochère s'ouvrait (laissant passer
successivement tant de personnes qui n'étaient pas celle que
j'attendais), son ébranlement se prolongeait ensuite dans mon coeur en
oscillations qui mettaient longtemps à se calmer. Car jamais fanatique
d'une grande comédienne qu'il ne connaît pas, allant faire «le pied de
grue» devant la sortie des artistes, jamais foule exaspérée ou idolâtre
réunie pour insulter ou porter en triomphe le condamné ou le grand homme
qu'on croit être sur le point de passer chaque fois qu'on entend du
bruit venu de l'intérieur de la prison ou du palais ne furent aussi
émus que je l'étais, attendant le départ de cette grande dame qui, dans
sa toilette simple, savait, par la grâce de sa marche (toute différente
de l'allure qu'elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une
loge), faire de sa promenade matinale--il n'y avait pour moi qu'elle au
monde qui se promenât--tout un poème d'élégance et la plus fine parure,
la plus curieuse fleur du beau temps. Mais après trois jours, pour que
le concierge ne pût se rendre compte de mon manège, je m'en allai
beaucoup plus loin, jusqu'à un point quelconque du parcours habituel de
la duchesse. Souvent avant cette soirée au théâtre, je faisais ainsi de
petites sorties avant le déjeuner, quand le temps était beau; s'il avait
plu, à la première éclaircie je descendais faire quelques pas, et tout
d'un coup, venant sur le trottoir encore mouillé, changé par la lumière
en laque d'or, dans l'apothéose d'un carrefour poudroyant d'un
brouillard que tanne et blondit le soleil, j'apercevais une pensionnaire
suivie de son institutrice ou une laitière avec ses manches blanches, je
restais sans mouvement, une main contre mon coeur qui s'élançait déjà
vers une vie étrangère; je tâchais de me rappeler la rue, l'heure, la
porte sous laquelle la fillette (que quelquefois je suivais) avait
disparu sans ressortir. Heureusement la fugacité de ces images caressées
et que je me promettais de chercher à revoir les empêchait de se fixer
fortement dans mon souvenir. N'importe, j'étais moins triste d'être
malade, de n'avoir jamais eu encore le courage de me mettre à
travailler, à commencer un livre, la terre me paraissait plus agréable à
habiter, la vie plus intéressante à parcourir depuis que je voyais que
les rues de Paris comme les routes de Balbec étaient fleuries de ces
beautés inconnues que j'avais si souvent cherché à faire surgir des bois
de Méséglise, et dont chacune excitait un désir voluptueux qu'elle seule
semblait capable d'assouvir.

En rentrant de l'Opéra, j'avais ajouté pour le lendemain à celles que
depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l'image de Mme de
Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et légers;
avec la tendresse promise dans le sourire qu'elle m'avait adressé de la
baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Françoise m'avait dit
que prenait la duchesse et je tâcherais pourtant, pour retrouver deux
jeunes filles que j'avais vues l'avant-veille, de ne pas manquer la
sortie d'un cours et d'un catéchisme. Mais, en attendant, de temps à
autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de
douceur qu'il m'avait donnée, me revenaient. Et sans trop savoir ce que
je faisais, je m'essayais à les placer (comme une femme regarde l'effet
que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierrerie qu'on
vient de lui donner) à côté des idées romanesques que je possédais
depuis longtemps et que la froideur d'Albertine, le départ prématuré de
Gisèle et, avant cela, la séparation voulue et trop prolongée d'avec
Gilberte avaient libérées (l'idée par exemple d'être aimé d'une femme,
d'avoir une vie en commun avec elle); puis c'était l'image de l'une ou
l'autre des deux jeunes filles que j'approchais de ces idées auxquelles,
aussitôt après, je tâchais d'adapter le souvenir de la duchesse. Auprès
de ces idées, le souvenir de Mme de Guermantes à l'Opéra était bien peu
de chose, une petite étoile à côté de la longue queue de sa comète
flamboyante; de plus je connaissais très bien ces idées longtemps avant
de connaître Mme de Guermantes; le souvenir, lui, au contraire, je le
possédais imparfaitement; il m'échappait par moments; ce fut pendant les
heures où, de flottant en moi au même titre que les images d'autres
femmes jolies, il passa peu à peu à une association unique et
définitive--exclusive de toute autre image féminine--avec mes idées
romanesques si antérieures à lui, ce fut pendant ces quelques heures où
je me le rappelais le mieux que j'aurais dû m'aviser de savoir
exactement quel il était; mais je ne savais pas alors l'importance qu'il
allait prendre pour moi; il était doux seulement comme un premier
rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-même, il était la première
esquisse, la seule vraie, la seule faite d'après la vie, la seule qui
fût réellement Mme de Guermantes; durant les quelques heures où j'eus le
bonheur de le détenir sans savoir faire attention à lui, il devait être
bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c'est toujours à lui,
librement encore à ce moment-là, sans hâte, sans fatigue, sans rien de
nécessaire ni d'anxieux, que mes idées d'amour revenaient; ensuite au
fur et à mesure que ces idées le fixèrent plus définitivement, il acquit
d'elles une plus grande force, mais devint lui-même plus vague; bientôt
je ne sus plus le retrouver; et dans mes rêveries, je le déformais sans
doute complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je
constatais un écart, d'ailleurs toujours différent, entre ce que j'avais
imaginé et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment
que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, j'apercevais encore
sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure légère,
toutes choses pour lesquelles j'étais là; mais en revanche, quelques
secondes plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre
direction pour avoir l'air de ne pas m'attendre à cette rencontre que
j'étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment où
j'arrivais au même niveau de la rue qu'elle, ce que je voyais alors,
c'étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles étaient dues au
grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe
fort sec et bien éloigné de l'amabilité du soir de _Phèdre_, répondait à
ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et
qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours
pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des
chances inégales pour la domination de mes idées amoureuses avec celui
de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-même, qui finit par
renaître le plus souvent pendant que ses concurrents s'éliminaient; ce
fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et
comme par choix et plaisir, transféré toutes mes pensées d'amour. Je ne
songeai plus aux fillettes du catéchisme, ni à une certaine laitière; et
pourtant je n'espérai plus de retrouver dans la rue ce que j'étais venu
y chercher, ni la tendresse promise au théâtre dans un sourire, ni la
silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui n'étaient
tels que de loin. Maintenant je n'aurais même pu dire comment était Mme
de Guermantes, à quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans
l'ensemble de sa personne, la figure était autre comme la robe et le
chapeau.

Pourquoi tel jour, voyant s'avancer de face sous une capote mauve une
douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de
deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée,
apprenais-je d'une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir
aperçu Mme de Guermantes? pourquoi ressentais-je le même trouble,
affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même
façon distraite que la veille à l'apparition de profil dans une rue de
traverse et sous un toquet bleu marine, d'un nez en bec d'oiseau, le
long d'une joue rouge, barrée d'un oeil perçant, comme quelque divinité
égyptienne? Une fois ce ne fut pas seulement une femme à bec d'oiseau
que je vis, mais comme un oiseau même: la robe et jusqu'au toquet de Mme
de Guermantes étaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune
étoffe, elle semblait naturellement fourrée, comme certains vautours
dont le plumage épais, uni, fauve et doux, a l'air d'une sorte de
pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tête recourbait son
bec d'oiseau et les yeux à fleur de tête étaient perçants et bleus.

Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant
des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d'un coup, au
fond d'une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier
aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau
d'une femme élégante qui était en train de se faire montrer des «petits
suisses» et, avant que j'eusse eu le temps de la distinguer, venait me
frapper, comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver à moi
que le reste de l'image, le regard de la duchesse; une autre fois, ne
l'ayant pas rencontrée et entendant sonner midi, je comprenais que ce
n'était plus la peine de rester à attendre, je reprenais tristement le
chemin de la maison; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la
voir une voiture qui s'éloignait, je comprenais tout d'un coup que le
mouvement de tête qu'une dame avait fait de la portière était pour moi
et que cette dame, dont les traits dénoués et pâles, ou au contraire
tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d'une haute
aigrette, le visage d'une étrangère que j'avais cru ne pas reconnaître,
était Mme de Guermantes par qui je m'étais laissé saluer sans même lui
répondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge,
où le détestable concierge dont je haïssais les coup d'oeil
investigateurs était en train de lui faire de grands saluts et sans
doute aussi des «rapports». Car tout le personnel des Guermantes,
dissimulé derrière les rideaux des fenêtres, épiait en tremblant le
dialogue qu'il n'entendait pas et à la suite duquel la duchesse ne
manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le
«pipelet» avait vendu. A cause de toutes les apparitions successives de
visages différents qu'offrait Mme de Guermantes, visages occupant une
étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans
l'ensemble de sa toilette, mon amour n'était pas attaché à telle ou
telle de ces parties changeantes de chair et d'étoffe qui prenaient,
selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et
renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble parce qu'à
travers elles, à travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais
que c'était toujours Mme de Guermantes. Ce que j'aimais, c'était la
personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c'était elle,
dont l'hostilité me chagrinait, dont l'approche me bouleversait, dont
j'eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer
une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions
perdissent pour moi de leur importance.

Je n'aurais pas senti moi-même que Mme de Guermantes était excédée de me
rencontrer tous les jours que je l'aurais indirectement appris du visage
plein de froideur, de réprobation et de pitié qui était celui de
Françoise quand elle m'aidait à m'apprêter pour ces sorties matinales.
Dès que je lui demandais mes affaires, je sentais s'élever un vent
contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Je
n'essayais même pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que
je n'y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui
pouvait nous arriver, à mes parents et à moi, de désagréable, un pouvoir
dont la nature m'est toujours restée obscure. Peut-être n'était-il pas
surnaturel et aurait-il pu s'expliquer par des moyens d'informations qui
lui étaient spéciaux; c'est ainsi que des peuplades sauvages apprennent
certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportées
à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non
par télépathie, mais de colline en colline à l'aide de feux allumés.
Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les
domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse
exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et
avaient-ils répété ces propos à Françoise. Mes parents, il est vrai,
auraient pu affecter à mon service quelqu'un d'autre que Françoise, je
n'y aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que
les autres. Dans sa manière de sentir, d'être bonne et pitoyable, d'être
dure et hautaine, d'être fine et bornée, d'avoir la peau blanche et les
mains rouges, elle était la demoiselle de village dont les parents
«étaient bien de chez eux» mais, ruinés, avaient été obligés de la
mettre en condition. Sa présence dans notre maison, c'était l'air de la
campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans,
transportés chez nous, grâce à une sorte de voyage inverse où c'est la
villégiature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d'un musée
régional l'est par ces curieux ouvrages que les paysannes exécutent et
passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien
était décoré par les paroles de Françoise inspirées d'un sentiment
traditionnel et local et qui obéissaient à des règles très anciennes. Et
elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et
les oiseaux de son enfance, le lit où était morte sa mère, et qu'elle
voyait encore. Mais malgré tout cela, dès qu'elle était entrée à Paris à
notre service, elle avait partagé--et à plus forte raison toute autre
l'eût fait à sa place--les idées, les jurisprudences d'interprétation
des domestiques des autres étages, se rattrapant du respect qu'elle
était obligée de nous témoigner, en nous répétant ce que la cuisinière
du quatrième disait de grossier à sa maîtresse, et avec une telle
satisfaction de domestique, que, pour la première fois de notre vie,
nous sentant une sorte de solidarité avec la détestable locataire du
quatrième, nous nous disions que peut-être, en effet, nous étions des
maîtres. Cette altération du caractère de Françoise était peut-être
inévitable. Certaines existences sont si anormales qu'elles doivent
engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à
Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d'un pharaon ou
d'un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle
des domestiques est sans doute d'une étrangeté plus monstrueuse encore
et que seule l'habitude nous voile. Mais c'est jusque dans des détails
encore plus particuliers que j'aurais été condamné, même si j'avais
renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent
entrer plus tard à mon service; déjà pourvus des défauts généraux des
domestiques, ils n'en subissaient pas moins chez moi une rapide
transformation. Comme les lois de l'attaque commandent celles de la
riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère,
tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit;
et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des
avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les
saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce
qu'elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à
peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis
que j'appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me
présenta une sorte d'épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup
moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant
des domestiques: «Cette race, cette espèce.» Mais je dois dire que la
raison pourquoi je n'avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise
par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et
inévitablement à la race générale des domestiques et à l'espèce
particulière des miens.

Pour en revenir à Françoise, je n'ai jamais dans ma vie éprouvé une
humiliation sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise des
condoléances toutes prêtes; et si, lorsque dans ma colère d'être plaint
par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès,
mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité
respectueuse, mais visible, et à la conscience qu'elle avait de son
infaillibilité. Car elle savait la vérité; elle la taisait et faisait
seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la
bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je
l'ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que
c'était au moyen de paroles qu'on apprend aux autres la vérité. Même les
paroles qu'on me disait déposaient si bien leur signification
inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus
possible que quelqu'un qui m'avait dit m'aimer ne m'aimât pas, que
Françoise elle-même n'aurait pu douter, quand elle l'avait lu dans un
journal, qu'un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une
demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède
infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos
revenus. (En revanche, si notre médecin lui donnait la pommade la plus
simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes
souffrances gémissait de ce qu'elle avait dû renifler, assurant que cela
lui «plumait le nez», et qu'on ne savait plus où vivre.) Mais la
première, Françoise me donna l'exemple (que je ne devais comprendre que
plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement,
comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une
personne qui m'était plus chère) que la vérité n'a pas besoin d'être
dite pour être manifestée, et qu'on peut peut-être la recueillir plus
sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte
d'elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes
invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans
la nature physique, les changements atmosphériques. J'aurais peut-être
pu m'en douter, puisque à moi-même, alors, il m'arrivait souvent de dire
des choses où il n'y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais
par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes
(lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise); j'aurais
peut-être pu m'en douter, mais pour cela il aurait fallu que j'eusse su
que j'étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la
fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d'une
façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt
particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon
caractère accomplir dans l'ombre ces besognes urgentes et chétives et ne
se détournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, était
gentille avec moi, me demandait la permission de s'asseoir dans ma
chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que
j'apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien, lequel avait
des parties d'indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis
qu'elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que
j'avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien
tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de
mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me
complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère
indécision, Françoise m'adorait et ne perdait pas une occasion de me
célébrer, que je compris que ce n'est pas le monde physique seul qui
diffère de l'aspect sous lequel nous le voyons; que toute réalité est
peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir
directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels
que nous les voyons, s'ils étaient connus par des êtres ayant des yeux
autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette
besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres,
du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu'elle
fut, cette brusque échappée que m'ouvrit une fois Jupien sur le monde
réel m'épouvanta. Encore ne s'agissait-il que de Françoise dont je ne me
souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux? Et
jusqu'à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s'il en était
de même dans l'amour? C'était le secret de l'avenir. Alors, il ne
s'agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu'elle
avait dit à Jupien? L'avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien
avec moi, peut-être pour qu'on ne prît pas la fille de Jupien pour la
remplacer? Toujours est-il que je compris l'impossibilité de savoir
d'une manière directe et certaine si Françoise m'aimait ou me détestait.
Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l'idée qu'une personne
n'est pas, comme j'avais cru, claire et immobile devant nous avec ses
qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme
un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une
grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour
laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous
nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même
d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des
renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre où
nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que
brillent la haine et l'amour.

J'aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j'eusse
pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les
calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les
privilèges qui me séparaient d'elle, n'ayant plus de maison où habiter
ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile.
Je l'imaginais le faisant. Et même les soirs où quelque changement dans
l'atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans ma conscience quelque
rouleau oublié sur lequel étaient inscrites des impressions d'autrefois,
au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naître
en moi, au lieu de les employer à déchiffrer en moi-même des pensées qui
d'habitude m'échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je
préférais parler tout haut, penser d'une manière mouvementée,
extérieure, qui n'était qu'un discours et une gesticulation inutiles,
tout un roman purement d'aventures, stérile et sans vérité, où la
duchesse, tombée dans la misère, venait m'implorer, moi qui étais devenu
par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais
passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les
phrases que je dirais à la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la
situation restait la même; j'avais, hélas, dans la réalité, choisi
précisément pour l'aimer la femme qui réunissait peut-être le plus
d'avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne
pouvais espérer avoir aucun prestige; car elle était aussi riche que le
plus riche qui n'eût pas été noble; sans compter ce charme personnel qui
la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.

Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant
d'elle; mais si même j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours
sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un
tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eût pas remarquée, ou l'aurait
attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet
je n'aurais pu réussir à cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant
à être dans l'impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse
renaissant de la rencontrer, d'être pendant un instant l'objet de son
attention, la personne à qui s'adressait son salut, ce besoin-là était
plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m'éloigner pour
quelque temps; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois.
Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de
les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux
jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi,
Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille,
disait que j'étais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je
«balançais» toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas
rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai
qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que
cela ne m'était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait
en disant que «le voulu ne m'allait pas». Je n'aurais eu le courage de
partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce
n'était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus
près d'elle que je ne l'étais le matin dans la rue, solitaire, humilié,
sentant que pas une seule des pensées que j'aurais voulu lui adresser
n'arrivait jamais jusqu'à elle, dans ce piétinement sur place de mes
promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m'avancer en rien, si
j'allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un
qu'elle connût, qu'elle sût difficile dans le choix de ses relations et
qui m'appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle
ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grâce à qui,
en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se
charger ou non de tel ou tel message auprès d'elle, je donnerais à mes
songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui
me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu'elle faisait
durant la vie mystérieuse de la «Guermantes» qu'elle était, cela, qui
était l'objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon
indirecte, comme avec un levier, en mettant en oeuvre quelqu'un à qui
ne fussent pas interdits l'hôtel de la duchesse, ses soirées, la
conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus
distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les
matins?

L'amitié, l'admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient
imméritées et m'étaient restées indifférentes. Tout d'un coup j'y
attachai du prix, j'aurais voulu qu'il les révélât à Mme de Guermantes,
j'aurais été capable de lui demander de le faire. Car dès qu'on est
amoureux, tous les petits privilèges inconnus qu'on possède, on voudrait
pouvoir les divulguer à la femme qu'on aime, comme font dans la vie les
déshérités et les fâcheux. On souffre qu'elle les ignore, on cherche à
se consoler en se disant que justement parce qu'ils ne sont jamais
visibles, peut-être ajoute-t-elle à l'idée qu'elle a de vous cette
possibilité d'avantages qu'on ne sait pas.

Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir à Paris, soit, comme il
le disait, à cause des exigences de son métier, soit plutôt à cause de
chagrins que lui causait sa maîtresse avec laquelle il avait déjà été
deux fois sur le point de rompre. Il m'avait souvent dit le bien que je
lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain
du jour où il avait quitté Balbec, le nom m'avait causé tant de joie
quand je l'avais lu sur l'enveloppe de la première lettre que j'eusse
reçue de mon ami. C'était, moins loin de Balbec que le paysage tout
terrien ne l'aurait fait croire, une de ces petites cités
aristocratiques et militaires, entourées d'une campagne étendue où, par
les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée
sonore intermittente qui,--comme un rideau de peupliers par ses
sinuosités dessine le cours d'une rivière qu'on ne voit pas--révèle les
changements de place d'un régiment à la manoeuvre, que l'atmosphère même
des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de
perpétuelle vibratilité musicale et guerrière, et que le bruit le plus
grossier de chariot ou de tramway s'y prolonge en vagues appels de
clairon, ressassés indéfiniment aux oreilles hallucinées par le silence.
Elle n'était pas située tellement loin de Paris que je ne pusse, en
descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mère et ma grand'mère et
coucher dans mon lit. Aussitôt que je l'eus compris, troublé d'un
douloureux désir, j'eus trop peu de volonté pour décider de ne pas
revenir à Paris et de rester dans la ville; mais trop peu aussi pour
empêcher un employé de porter ma valise jusqu'à un fiacre et pour ne pas
prendre, en marchant derrière lui, l'âme dépourvue d'un voyageur qui
surveille ses affaires et qu'aucune grand'mère n'attend, pour ne pas
monter dans la voiture avec la désinvolture de quelqu'un qui, ayant
cessé de penser à ce qu'il veut, a l'air de savoir ce qu'il veut, et ne
pas donner au cocher l'adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que
Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-là à l'hôtel où je descendrais
afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville
inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l'attendis à la
porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de
novembre, et d'où, à chaque instant, car c'était six heures du soir, des
hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s'ils
descendaient à terre dans quelque port exotique où ils eussent
momentanément stationné.

Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son
monocle devant lui; je n'avais pas fait dire mon nom, j'étais impatient
de jouir de sa surprise et de sa joie.

--Ah! quel ennui, s'écria-t-il en m'apercevant tout à coup et en
devenant rouge jusqu'aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je
ne pourrai pas sortir avant huit jours!

Et préoccupé par l'idée de me voir passer seul cette première nuit, car
il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu'il avait
souvent remarquées et adoucies à Balbec, il interrompait ses plaintes
pour se retourner vers moi, m'adresser de petits sourires, de tendres
regards inégaux, les uns venant directement de son oeil, les autres à
travers son monocle, et qui tous étaient une allusion à l'émotion qu'il
avait de me revoir, une allusion aussi à cette chose importante que je
ne comprenais toujours pas mais qui m'importait maintenant, notre
amitié.

--Mon Dieu! et où allez-vous coucher? Vraiment, je ne vous conseille pas
l'hôtel où nous prenons pension, c'est à côté de l'Exposition où des
fêtes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux
l'hôtel de Flandre, c'est un ancien petit palais du XVIIIe siècle avec
de vieilles tapisseries. Ça «fait» assez «vieille demeure historique».

Saint-Loup employait à tout propos ce mot de «faire» pour «avoir l'air»,
parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en
temps le besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements
d'expression. Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle
école littéraire proviennent les «élégances» dont ils usent, de même le
vocabulaire, la diction même de Saint-Loup étaient faits de l'imitation
de trois esthètes différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces
modes de langage lui avaient été indirectement inculqués. «D'ailleurs,
conclut-il, cet hôtel est assez adapté à votre hyperesthésie auditive.
Vous n'aurez pas de voisins. Je reconnais que c'est un piètre avantage,
et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne
vaudrait pas la peine de choisir cet hôtel-là pour des résultats de
précarité. Non, c'est à cause de l'aspect que je vous le recommande. Les
chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et
confortables, ça a quelque chose de rassurant.» Mais pour moi, moins
artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison
était superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse
commençante, aussi pénible que celle que j'avais jadis à Combray quand
ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j'avais ressentie le
jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le
vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard fixe.

--Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais,
vous êtes tout pâle; moi, comme une grande brute, je vous parle de
tapisseries que vous n'aurez pas même le coeur de regarder. Je connais
la chambre où on vous mettrait, personnellement je la trouve très gaie,
mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilité ce
n'est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne
ressens pas la même chose, mais je me mets bien à votre place.

Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très occupé à le
faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des
bordées d'injures à ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa à ce
moment un sourire à Saint-Loup et, s'apercevant alors que celui-ci avait
un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur,
écumant. Saint-Loup se jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à
le calmer et revint à moi.

--Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre
de ce que vous éprouvez; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant
affectueusement sa main sur mon épaule, de penser que si j'avais pu
rester près de vous, peut-être j'aurais pu, en causant avec vous
jusqu'au matin, vous ôter un peu de votre tristesse. Je vous prêterais
bien des livrés, mais vous ne pourrez pas lire si vous êtes comme cela.
Et jamais je n'obtiendrai de me faire remplacer ici; voilà deux fois de
suite que je l'ai fait parce que ma gosse était venue.

Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa contention
à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait appliquer à mon
mal.

--Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un soldat qui
passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.

Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le regard
myope faisaient allusion à notre grande amitié:

--Non! vous ici, dans ce quartier où j'ai tant pensé à vous, je ne peux
pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En somme, la santé, cela
va-t-il plutôt mieux? Vous allez me raconter tout cela tout à l'heure.
Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait
un bon dieu de vent, moi je ne le sens même plus, mais pour vous qui
n'êtes pas habitué, j'ai peur que vous n'ayez froid. Et le travail, vous
y êtes-vous mis? Non? que vous êtes drôle! Si j'avais vos dispositions,
je crois que j'écrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de
ne rien faire. Quel malheur que ce soient les médiocres comme moi qui
soient toujours prêts à travailler et que ceux qui pourraient ne
veuillent pas! Et je ne vous ai pas seulement demandé des nouvelles de
Madame votre grand'mère. Son Proudhon ne me quitte pas.

Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et solennels
d'un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpétuelle
instabilité de son corps le temps de tenir la main à la hauteur du képi.
Mais il l'y avait précipitée avec tant de force, se redressant d'un
mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la fit retomber par un
déclanchement si brusque en changeant toutes les positions de l'épaule,
de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d'immobilité que
d'une vibrante tension où se neutralisaient les mouvements excessifs
qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant
l'officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial,
représentant en somme tout l'opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais
sans se hâter, la main vers son képi.

--Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup; soyez
assez gentil pour aller m'attendre dans ma chambre, c'est la seconde à
droite, au troisième étage, je vous rejoins dans un moment.

Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait en tous
sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait à
ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y monter, donnait
quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée comme dans quelque
tableau historique et s'il allait partir pour une bataille du premier
Empire, alors qu'il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu'il
avait louée pour le temps qu'il resterait à Doncières et qui était sise
sur une place, nommée, comme par une ironie anticipée à l'égard de ce
napoléonide, Place de la République! Je m'engageai dans l'escalier,
manquant à chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant
des chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des
paquetages. On m'indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant
devant sa porte fermée, car j'entendais remuer; on bougeait une chose,
on en laissait tomber une autre; je sentais que la chambre n'était pas
vide et qu'il y avait quelqu'un. Mais ce n'était que le feu allumé qui
brûlait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il déplaçait les bûches
et fort maladroitement. J'entrai; il en laissa rouler une, en fit fumer
une autre. Et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il
faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais
monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que, si
j'eusse été de l'autre côté du mur, j'aurais cru venir de quelqu'un qui
se mouchait et marchait. Enfin, je m'assis dans la chambre. Des tentures
de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle la
préservaient de l'odeur qu'exhalait le reste du bâtiment, grossière,
fade et corruptible comme celle du pain bis. C'est là, dans cette
chambre charmante, que j'eusse dîné et dormi avec bonheur et avec calme.
Saint-Loup y semblait presque présent grâce aux livres de travail qui
étaient sur sa table à côté des photographies parmi lesquelles je
reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait
fini par s'habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une
attente ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à
autre tomber une braise qui s'émiettait, ou léchait d'une flamme la
paroi de la cheminée. J'entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup,
laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait de
place à tout moment, car je ne voyais pas la montre; il me semblait
venir de derrière moi, de devant, d'à droite, d'à gauche, parfois
s'éteindre comme s'il était très loin. Tout d'un coup je découvris la
montre sur la table. Alors j'entendis le tic tac en un lieu fixe d'où il
ne bougea plus. Je croyais l'entendre à cet endroit-là; je ne l'y
entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les
rattachons-nous à des mouvements et par là ont-ils l'utilité de nous
prévenir de ceux-ci, de paraître les rendre nécessaires et naturels.
Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement
bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui
rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup, tout en
travaillant à faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite
tomber dans sa corbeille, n'entende pas non plus le passage des tramways
dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la
grand'place de Doncières. Alors que le malade lise, et les pages se
tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un
dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et
s'éloigne comme un gazouillement céleste. Le recul du bruit, son
amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard;
affolés tout à l'heure par des coups de marteau qui semblaient ébranler
le plafond sur notre tête, nous nous plaisons maintenant à les
recueillir, légers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages
jouant sur la route avec le zéphir. On fait des réussites avec des
cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuées,
qu'elles bougent d'elles-mêmes et, allant au-devant de notre désir de
jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous. Et à ce propos on
peut se demander si pour l'Amour (ajoutons même à l'Amour l'amour de la
vie, l'amour de la gloire, puisqu'il y a, paraît-il, des gens qui
connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme
ceux qui, contre le bruit, au lieu d'implorer qu'il cesse, se bouchent
les oreilles; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre
défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas
l'être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par
lui.

Pour revenir au son, qu'on épaississe encore les boules qui ferment le
conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait
au-dessus de notre tête un air turbulent; qu'on enduise une de ces
boules d'une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute
la maison, ses lois mêmes s'étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit
plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de
musique est brusquement finie; le monsieur qui marchait sur notre tête
cesse d'un seul coup sa ronde; la circulation des voitures et des
tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d'État. Et cette
atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le
protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d'une
façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient
par nous endormir comme un livre ennuyeux; aujourd'hui, à la surface de
silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres
arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun
autre son, mystérieux; et la demande d'explication qu'il exhale suffit à
nous éveiller. Que l'on retire pour un instant au malade les cotons
superposés à son tympan, et soudain la lumière, le plein soleil du son
se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l'univers; à toute vitesse
rentre le peuple des bruits exilés; on assiste, comme si elles étaient
psalmodiées par des anges musiciens, à la résurrection des voix. Les
rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et
successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-même, le malade
vient de créer, non pas, comme Prométhée, le feu, mais le bruit du feu.
Et en augmentant, en relâchant les tampons d'ouate, c'est comme si on
faisait jouer alternativement l'une et l'autre des deux pédales qu'on a
ajoutées à la sonorité du monde extérieur.

Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas
momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas
faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter
des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil
à celui d'une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel
il est sage d'obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots,
les prises électriques; car déjà l'oeuf ascendant et spasmodique du lait
qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle,
arrondit quelques voiles à demi chavirées qu'avait plissées la crème,
en lance dans la tempête une en nacre et que l'interruption des
courants, si l'orage électrique est conjuré à temps, fera toutes
tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de
magnolia. Mais si le malade n'avait pas pris assez vite les précautions
nécessaires, bientôt ses livres et sa montre engloutis, émergeant à
peine d'une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé
d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme
politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus
de raison qu'un enfant de cinq ans. A d'autres moments, dans la chambre
magique, devant la porte fermée, une personne qui n'était pas là tout à
l'heure a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu
entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits
théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût
le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens
ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec
délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le
son n'a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses
yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme
des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa
surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d'un mouvement, les
objets remués sans bruit semblent l'être sans cause; dépouillés de toute
qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre;
ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ils
s'envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison
solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que
l'infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait
silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de
subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de féerie.
Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa
fenêtre--caserne, église, mairie--n'est qu'un décor. Si un jour il vient
à s'écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres
visibles; mais moins matériel même qu'un palais de théâtre dont il n'a
pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la
chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d'aucun
bruit la chasteté du silence.

Celui, bien plus relatif, qui régnait dans la petite chambre militaire
où je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s'ouvrit, et
Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement.

--Ah! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je; comme il serait bon
qu'il fût permis d'y dîner et d'y coucher!

Et en effet, si cela n'avait pas été défendu, quel repos sans tristesse
j'aurais goûté là, protégé par cette atmosphère de tranquillité, de
vigilance et de gaieté qu'entretenaient mille volontés réglées et sans
inquiétude, mille esprits insouciants, dans cette grande communauté
qu'est une caserne où, le temps ayant pris la forme de l'action, la
triste cloche des heures était remplacée par la même joyeuse fanfare de
ces appels dont était perpétuellement tenu en suspens sur les pavés de
la ville, émietté et pulvérulent, le souvenir sonore;--voix sûre d'être
écoutée, et musicale, parce qu'elle n'était pas seulement le
commandement de l'autorité à l'obéissance mais aussi de la sagesse au
bonheur.

--Ah! vous aimeriez mieux coucher ici près de moi que de partir seul à
l'hôtel, me dit Saint-Loup en riant.

--Oh! Robert, vous êtes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je,
puisque vous savez que c'est impossible et que je vais tant souffrir
là-bas.

--Eh bien! vous me flattez, me dit-il, car j'ai justement eu, de
moi-même, cette idée que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et
c'est précisément cela que j'étais allé demander au capitaine.

--Et il a permis? m'écriai-je.

--Sans aucune difficulté.

--Oh! je l'adore!

--Non, c'est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour
qu'il s'occupe de notre dîner, ajouta-t-il, pendant que je me détournais
pour cacher mes larmes.

Plusieurs fois entrèrent l'un ou l'autre des camarades de Saint-Loup. Il
les jetait à la porte.

--Allons, fous le camp.

Je lui demandais de les laisser rester.

--Mais non, ils vous assommeraient: ce sont des êtres tout à fait
incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n'est pansage. Et
puis, même pour moi, ils me gâteraient ces instants si précieux que j'ai
tant désirés. Remarquez que si je parle de la médiocrité de mes
camarades, ce n'est pas que tout ce qui est militaire manque
d'intellectualité. Bien loin de là. Nous avons un commandant qui est un
homme admirable. Il a fait un cours où l'histoire militaire est traitée
comme une démonstration, comme une espèce d'algèbre. Même
esthétiquement, c'est d'une beauté tour à tour inductive et déductive à
laquelle vous ne seriez pas insensible.

--Ce n'est pas le capitaine qui m'a permis de rester ici?

--Non, Dieu merci, car l'homme que vous «adorez» pour peu de chose est
le plus grand imbécile que la terre ait jamais porté. Il est parfait
pour s'occuper de l'ordinaire et de la tenue de ses hommes; il passe des
heures avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa
mentalité. Il méprise d'ailleurs beaucoup, comme tout le monde,
l'admirable commandant dont je vous parle. Personne ne fréquente
celui-là, parce qu'il est franc-maçon et ne va pas à confesse. Jamais le
Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c'est
tout de même un fameux culot de la part d'un homme dont
l'arrière-grand-père était un petit fermier et qui, sans les guerres de
Napoléon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un
peu compte de la situation ni chair ni poisson qu'il a dans la société.
Il va à peine au Jockey, tant il y est gêné, ce prétendu prince, ajouta
Robert, qui, ayant été amené par un même esprit d'imitation à adopter
les théories sociales de ses maîtres et les préjugés mondains de ses
parents, unissait, sans s'en rendre compte, à l'amour de la démocratie
le dédain de la noblesse d'Empire.

Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que Saint-Loup
possédant cette photographie, il pourrait peut-être me la donner, me fit
le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me
semblaient peu de choses en échange d'elle. Car cette photographie
c'était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j'avais déjà
faites de Mme de Guermantes; bien mieux, une rencontre prolongée, comme
si, par un brusque progrès dans nos relations, elle s'était arrêtée
auprès de moi, en chapeau de jardin, et m'avait laissé pour la première
fois regarder à loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de
sourcils (jusqu'ici voilés pour moi par la rapidité de son passage,
l'étourdissement de mes impressions, l'inconsistance du souvenir); et
leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d'une femme
que je n'aurais jamais vue qu'en robe montante, m'était une voluptueuse
découverte, une faveur. Ces lignes qu'il me semblait presque défendu de
regarder, je pourrais les étudier là comme dans un traité de la seule
géométrie qui eût de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert,
je m'aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa
tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa
figure à lui n'avait pas été directement produite par sa figure à elle,
toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la
duchesse de Guermantes qui étaient épinglés dans ma vision de Combray,
le nez en bec de faucon, les yeux perçants, semblaient avoir servi aussi
à découper--dans un autre exemplaire analogue et mince d'une peau trop
fine--la figure de Robert presque superposable à celle de sa tante. Je
regardais sur lui avec envie ces traits caractéristiques des Guermantes,
de cette race restée si particulière au milieu du monde, où elle ne se
perd pas et où elle reste isolée dans sa gloire divinement
ornithologique, car elle semble issue, aux âges de la mythologie, de
l'union d'une déesse et d'un oiseau.

Robert, sans en connaître les causes, était touché de mon
attendrissement. Celui-ci d'ailleurs s'augmentait du bien-être causé par
la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en même
temps des gouttes de sueur à mon front et des larmes à mes yeux; il
arrosait des perdreaux; je les mangeais avec l'émerveillement d'un
profane, de quelque sorte qu'il soit, quand il trouve dans une certaine
vie qu'il ne connaissait pas ce qu'il avait cru qu'elle excluait (par
exemple d'un libre penseur faisant un dîner exquis dans un presbytère).
Et le lendemain matin en m'éveillant, j'allai jeter par la fenêtre de
Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de
curiosité pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je
n'avais pas pu apercevoir la veille, parce que j'étais arrivé trop tard,
à l'heure où elle dormait déjà dans la nuit. Mais de si bonne heure
qu'elle fût éveillée, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisée, comme
on la voit d'une fenêtre de château, du côté de l'étang, qu'emmitouflée
encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me
laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu'avant que les
soldats qui s'occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur
pansage, elle l'aurait dévêtue. En attendant je ne pouvais voir qu'une
maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos déjà dépouillé
d'ombre, grêle et rugueux. A travers les rideaux ajourés de givre, je ne
quittais pas des yeux cette étrangère qui me regardait pour la première
fois. Mais quand j'eus pris l'habitude de venir au quartier, la
conscience que la colline était là, plus réelle par conséquent, même
quand je ne la voyais pas, que l'hôtel de Balbec, que notre maison de
Paris auxquels je pensais comme à des absents, comme à des morts,
c'est-à-dire sans plus guère croire à leur existence, fit que, même sans
que je m'en rendisse compte, sa forme réverbérée se profila toujours sur
les moindres impressions que j'eus à Doncières et, pour commencer par ce
matin-là, sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat
préparé par l'ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable
qui avait l'air d'un centre optique pour regarder la colline (l'idée de
faire autre chose que la regarder et de s'y promener étant rendue
impossible par ce même brouillard qu'il y avait). Imbibant la forme de
la colline, associé au goût du chocolat et à toute la trame de mes
pensées d'alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde à
lui, vint mouiller toutes mes pensées de ce temps-là, comme tel or
inaltérable et massif était resté allié à mes impressions de Balbec, ou
comme la présence voisine des escaliers extérieurs de grès noirâtre
donnait quelque grisaille à mes impressions de Combray. Il ne persista
d'ailleurs pas tard dans la matinée, le soleil commença par user
inutilement contre lui quelques flèches qui le passementèrent de
brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise
aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville,
donnaient aux rouges des feuilles d'arbres, aux rouges et aux bleus des
affiches électorales posées sur les murs une exaltation qui me soulevait
moi-même et me faisait battre, en chantant, les pavés sur lesquels je me
retenais pour ne pas bondir de joie.

Mais, dès le second jour, il me fallut aller coucher à l'hôtel. Et je
savais d'avance que fatalement j'allais y trouver la tristesse. Elle
était comme un arome irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour
moi toute chambre nouvelle, c'est-à-dire toute chambre: dans celle que
j'habitais d'ordinaire, je n'étais pas présent, ma pensée restait
ailleurs et à sa place envoyait seulement l'habitude. Mais je ne pouvais
charger cette servante moins sensible de s'occuper de mes affaires dans
un pays nouveau, où je la précédais, où j'arrivais seul, où il me
fallait faire entrer en contact avec les choses ce «Moi» que je ne
retrouvais qu'à des années d'intervalles, mais toujours le même, n'ayant
pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec,
pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d'une malle défaite.

Or, je m'étais trompé. Je n'eus pas le temps d'être triste, car je ne
fus pas un instant seul. C'est qu'il restait du palais ancien un
excédent de luxe, inutilisable dans un hôtel moderne, et qui, détaché de
toute affectation pratique, avait pris dans son désoeuvrement une sorte
de vie: couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait à tous moments
les allées et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et
ornés comme des salons, qui avaient plutôt l'air d'habiter là que de
faire partie de l'habitation, qu'on n'avait pu faire entrer dans aucun
appartement, mais qui rôdaient autour du mien et vinrent tout de suite
m'offrir leur compagnie--sorte de voisins oisifs, mais non bruyants, de
fantômes subalternes du passé à qui on avait concédé de demeurer sans
bruit à la porte des chambres qu'on louait, et qui chaque fois que je
les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d'une prévenance
silencieuse. En somme, l'idée d'un logis, simple contenant de notre
existence actuelle et nous préservant seulement du froid, de la vue des
autres, était absolument inapplicable à cette demeure, ensemble de
pièces, aussi réelles qu'une colonie de personnes, d'une vie il est vrai
silencieuse, mais qu'on était obligé de rencontrer, d'éviter,
d'accueillir, quand on rentrait. On tâchait de ne pas déranger et on ne
pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le
XVIIIe siècle, l'habitude de s'étendre entre ses appuis de vieil or,
sous les nuages de son plafond peint. Et on était pris d'une curiosité
plus familière pour les petites pièces qui, sans aucun souci de la
symétrie, couraient autour de lui, innombrables, étonnées, fuyant en
désordre jusqu'au jardin où elles descendaient si facilement par trois
marches ébréchées.

Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l'ascenseur ni être vu dans
le grand escalier, un plus petit, privé, qui ne servait plus, me tendait
ses marches si adroitement posées l'une tout près de l'autre, qu'il
semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de
celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs,
viennent souvent émouvoir en nous une sensualité particulière. Mais
celle qu'il y a à monter et à descendre, il m'avait fallu venir ici pour
la connaître, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que
l'acte, habituellement non perçu, de respirer, peut être une constante
volupté. Je reçus cette dispense d'effort que nous accordent seules les
choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la
première fois sur ces marches, familières avant d'être connues, comme si
elles possédaient, peut-être déposée, incorporée en elles par les
maîtres d'autrefois qu'elles accueillaient chaque jour, la douceur
anticipée d'habitudes que je n'avais pas contractées encore et qui même
ne pourraient que s'affaiblir quand elles seraient devenues miennes.
J'ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la
draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte
d'enivrante royauté; une cheminée de marbre ornée de cuivres ciselés,
dont on aurait eu tort de croire qu'elle ne savait que représenter l'art
du Directoire, me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds
m'aida à me chauffer aussi confortablement que si j'eusse été assis sur
le tapis. Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du
monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète,
s'écartaient devant la bibliothèque, réservaient l'enfoncement du lit
des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond
surélevé de l'alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la
profondeur par deux cabinets aussi larges qu'elle, dont le dernier
suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu'on y vient
chercher, un voluptueux rosaire de grains d'iris; les portes, si je les
laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne
se contentaient pas de le tripler, sans qu'il cessât d'être harmonieux,
et ne faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de
l'étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au
plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d'être
enclose, le sentiment de la liberté. Ce réduit donnait sur une cour,
belle solitaire que je fus heureux d'avoir pour voisine quand, le
lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs où ne
prenait jour aucune fenêtre, et n'ayant que deux arbres jaunis qui
suffisaient à donner une douceur mauve au ciel pur.

Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout
mon féerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me
fit successivement hommage de tout ce qu'elle avait à m'offrir si je
n'avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, sur
une console un pot de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un
cadre ancien le fantôme d'une dame d'autrefois aux cheveux poudrés mêlés
de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d'oeillets. Arrivé au
bout, son mur plein où ne s'ouvrait aucune porte me dit naïvement:
«Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi», tandis que
le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne
dormais pas cette nuit, je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les
fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m'assuraient qu'elles
passeraient une nuit blanche et qu'en venant à l'heure que je voudrais
je n'avais à craindre de réveiller personne. Et derrière une tenture je
surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne
pouvant se sauver, s'était caché là, tout penaud, et me regardait avec
effroi de son oeil-de-boeuf rendu bleu par le clair de lune. Je me
couchai, mais la présence de l'édredon, des colonnettes, de la petite
cheminée, en mettant mon attention à un cran où elle n'était pas à
Paris, m'empêcha de me livrer au traintrain habituel de mes rêvasseries.
Et comme c'est cet état particulier de l'attention qui enveloppe le
sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou
telle série de nos souvenirs, les images qui remplirent mes rêves, cette
première nuit, furent empruntées à une mémoire entièrement distincte de
celle que mettait d'habitude à contribution mon sommeil. Si j'avais été
tenté en dormant de me laisser réentraîner vers ma mémoire coutumière,
le lit auquel je n'étais pas habitué, la douce attention que j'étais
obligé de prêter à mes positions quand je me retournais, suffisaient à
rectifier ou à maintenir le fil nouveau de mes rêves. Il en est du
sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d'une
modification dans nos habitudes pour le rendre poétique, il suffit qu'en
nous déshabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre
lit, pour que les dimensions du sommeil soient changées et sa beauté
sentie. On s'éveille, on voit quatre heures à sa montre, ce n'est que
quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journée s'est
écoulée, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous n'avions pas
cherché nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin,
énorme et plein comme le globe d'or d'un empereur. Le matin, ennuyé de
penser que mon grand-père était prêt et qu'on m'attendait pour partir du
côté de Méséglise, je fus éveillé par la fanfare d'un régiment qui tous
les jours passa sous mes fenêtres. Mais deux ou trois fois--et je le
dis, car on ne peut bien décrire la vie des hommes si on ne la fait
baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la
contourne comme une presqu'île est cernée par la mer--le sommeil
interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le choc de la
musique, et je n'entendis rien. Les autres jours il céda un instant;
mais encore veloutée d'avoir dormi, ma conscience, comme ces organes
préalablement anesthésiés, par qui une cautérisation, restée d'abord
insensible, n'est perçue que tout à fait à sa fin et comme une légère
brûlure, n'était touchée qu'avec douceur par les pointes aiguës des
fifres qui la caressaient d'un vague et frais gazouillis matinal; et
après cette étroite interruption où le silence s'était fait musique, il
reprenait avec mon sommeil avant même que les dragons eussent fini de
passer, me dérobant les dernières gerbes épanouies du bouquet
jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges
jaillissantes avaient effleurée était si étroite, si circonvenue de
sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si j'avais entendu
la musique, je n'étais pas plus certain que le son de la fanfare n'eût
pas été aussi imaginaire que celui que j'entendais dans le jour s'élever
après le moindre bruit au-dessus des pavés de la ville. Peut-être ne
l'avais-je entendu qu'en un rêve, par la crainte d'être réveillé, ou au
contraire de ne pas l'être et de ne pas voir le défilé. Car souvent
quand je restais endormi au moment où j'avais pensé au contraire que le
bruit m'aurait réveillé, pendant une heure encore je croyais l'être,
tout en sommeillant, et je me jouais à moi-même en minces ombres sur
l'écran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il m'empêchait,
mais auxquels j'avais l'illusion d'assister.

Ce qu'on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant,
qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve, c'est-à-dire après l'inflexion de
l'ensommeillement, en suivant une autre voie qu'on n'eût fait éveillé.
La même histoire tourne et a une autre fin. Malgré tout, le monde dans
lequel on vit pendant le sommeil est tellement différent, que ceux qui
ont de la peine à s'endormir cherchent avant tout à sortir du nôtre.
Après avoir désespérément, pendant des heures, les yeux clos, roulé des
pensées pareilles à celles qu'ils auraient eues les yeux ouverts, ils
reprennent courage s'ils s'aperçoivent que la minute précédente a été
toute alourdie d'un raisonnement en contradiction formelle avec les lois
de la logique et l'évidence du présent, cette courte «absence»
signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-être
s'échapper tout à l'heure de la perception du réel, aller faire une
halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins
«bon» sommeil. Mais un grand pas est déjà fait quand on tourne le dos au
réel, quand on atteint les premiers antres où les «autosuggestions»
préparent comme des sorcières l'infernal fricot des maladies imaginaires
ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l'heure où
les crises remontées pendant le sommeil inconscient se déclancheront
assez fortes pour le faire cesser.

Non loin de là est le jardin réservé où croissent comme des fleurs
inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du
datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l'éther, sommeil de
la belladone, de l'opium, de la valériane, fleurs qui restent closes
jusqu'au jour où l'inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir,
et pour de longues heures dégager l'arome de leurs rêves particuliers en
un être émerveillé et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux
fenêtres ouvertes où l'on entend répéter les leçons apprises avant de
s'endormir et qu'on ne saura qu'au réveil; tandis que, présage de
celui-ci, fait résonner son tic tac ce réveille-matin intérieur que
notre préoccupation a réglé si bien que, quand notre ménagère viendra
nous dire: il est sept heures, elle nous trouvera déjà prêt. Aux parois
obscures de cette chambre qui s'ouvre sur les rêves, et où travaille
sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois
interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche
vite recommencée, pendent, même après qu'on est réveillé, les souvenirs
des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour
la première fois qu'en pleine après-midi quand le rayon d'une idée
similaire vient fortuitement les frapper; quelques-uns déjà,
harmonieusement clairs pendant qu'on dormait, mais devenus si
méconnaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous
hâter de les rendre à la terre, ainsi que des morts trop vite décomposés
ou que des objets si gravement atteints et près de la poussière que le
restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien
en tirer. Près de la grille est la carrière où les sommeils profonds
viennent chercher des substances qui imprègnent la tête d'enduits si
durs que, pour éveiller le dormeur, sa propre volonté est obligée, même
dans un matin d'or, de frapper à grands coups de hache, comme un jeune
Siegfried. Au delà encore sont les cauchemars dont les médecins
prétendent stupidement qu'ils fatiguent plus que l'insomnie, alors
qu'ils permettent au contraire au penseur de s'évader de l'attention;
les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont
morts viennent de subir un grave accident qui n'exclut pas une guérison
prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où
ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros
boutons rouges, plantés chacun d'une plume, nous tiennent des discours
cicéroniens. A côté de cet album est le disque tournant du réveil grâce
auquel nous subissons un instant l'ennui d'avoir à rentrer tout à
l'heure dans une maison qui est détruite depuis cinquante ans, et dont
l'image est effacée, au fur et à mesure que le sommeil s'éloigne, par
plusieurs autres, avant que nous arrivions à celle qui ne se présente
qu'une fois le disque arrêté et qui coïncide avec celle que nous verrons
avec nos yeux ouverts.

Quelquefois je n'avais rien entendu, étant dans un de ces sommeils où
l'on tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux d'être tiré un
peu plus tard, lourd, surnourri, digérant tout ce que nous ont apporté,
pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances
végétatives, à l'activité redoublée pendant que nous dormons.

On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu'on soit devenu
soi-même, pendant quelques instants après qu'un tel sommeil a cessé, un
simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors,
cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu,
finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre? Pourquoi,
quand on se remet à penser, n'est-ce pas alors une autre personnalité
que l'antérieure qui s'incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte le
choix et pourquoi, entre les millions d'êtres humains qu'on pourrait
être, c'est sur celui qu'on était la veille qu'on met juste la main.
Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit
que le sommeil ait été complet, ou les rêves, entièrement différents de
nous)? Il y a eu vraiment mort, comme quand le coeur a cessé de battre
et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la
chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, éveille-t-elle des
souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns
dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience? La
résurrection au réveil--après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale
qu'est le sommeil--doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on
retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la
résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un
phénomène de mémoire.

Quand j'avais fini de dormir, attiré par le ciel ensoleillé, mais retenu
par la fraîcheur de ces derniers matins si lumineux et si froids où
commence l'hiver, pour regarder les arbres où les feuilles n'étaient
plus indiquées que par une ou deux touches d'or ou de rose qui
semblaient être restées en l'air, dans une trame invisible, je levais la
tête et tendais le cou tout en gardant le corps à demi caché dans mes
couvertures; comme une chrysalide en voie de métamorphose, j'étais une
créature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le
même milieu; à mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur; ma
poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me
levais que quand mon feu était allumé et je regardais le tableau si
transparent et si doux de la matinée mauve et dorée à laquelle je venais
d'ajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient,
tisonnant mon feu qui brûlait et fumait comme une bonne pipe et qui me
donnait comme elle eût fait un plaisir à la fois grossier parce qu'il
reposait sur un bien-être matériel et délicat parce que derrière lui
s'estompait une pure vision. Mon cabinet de toilette était tendu d'un
papier à fond d'un rouge violent que parsemaient des fleurs noires et
blanches, auxquelles il semble que j'aurais dû avoir quelque peine à
m'habituer. Mais elles ne firent que me paraître nouvelles, que me
forcer à entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier
la gaieté et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de
force au coeur d'une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je
voyais tout autre qu'à Paris, de ce gai paravent qu'était cette maison
nouvelle, autrement orientée que celle de mes parents et où affluait un
air pur. Certains jours, j'étais agité par l'envie de revoir ma
grand'mère ou par la peur qu'elle ne fût souffrante; ou bien c'était le
souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris, et qui ne marchait
pas: parfois aussi quelque difficulté dans laquelle, même ici, j'avais
trouvé le moyen de me jeter. L'un ou l'autre de ces soucis m'avait
empêché de dormir, et j'étais sans force contre ma tristesse, qui en un
instant remplissait pour moi toute l'existence. Alors, de l'hôtel,
j'envoyais quelqu'un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup: je lui
disais que si cela lui était matériellement possible--je savais que
c'était très difficile--il fût assez bon pour passer un instant. Au bout
d'une heure il arrivait; et en entendant son coup de sonnette je me
sentais délivré de mes préoccupations. Je savais, que si elles étaient
plus fortes que moi, il était plus fort qu'elles, et mon attention se
détachait d'elles et se tournait vers lui qui avait à décider. Il venait
d'entrer; et déjà il avait mis autour de moi le plein air où il
déployait tant d'activité depuis le matin, milieu vital fort différent
de ma chambre et auquel je m'adaptais immédiatement par des réactions
appropriées.

--J'espère que vous ne m'en voulez pas de vous avoir dérangé; j'ai
quelque chose qui me tourmente, vous avez dû le deviner.

--Mais non, j'ai pensé simplement que vous aviez envie de me voir et
j'ai trouvé ça très gentil. J'étais enchanté que vous m'ayez fait
demander. Mais quoi? ça ne va pas, alors? qu'est-ce qu'il y a pour votre
service?

Il écoutait mes explications, me répondait avec précision; mais avant
même qu'il eût parlé, il m'avait fait semblable à lui; à côté des
occupations importantes qui le faisaient si pressé, si alerte, si
content, les ennuis qui m'empêchaient tout à l'heure de rester un
instant sans souffrir me semblaient, comme à lui, négligeables; j'étais
comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours,
fait appeler un médecin lequel avec adresse et douceur lui écarte la
paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable; le malade est
guéri et rassuré. Tous mes tracas se résolvaient en un télégramme que
Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si
différente, si belle, j'étais inondé d'un tel trop-plein de force que je
voulais agir.

--Que faites-vous maintenant? disais-je à Saint-Loup.

--Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts d'heure
et on a besoin de moi.

--Alors ça vous a beaucoup gêné de venir?

--Non, ça ne m'a pas gêné, le capitaine a été très gentil, il a dit que
du moment que c'était pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je
ne veux pas avoir l'air d'abuser.

--Mais si je me levais vite et si j'allais de mon côté à l'endroit où
vous allez manoeuvrer, cela m'intéresserait beaucoup, et je pourrais
peut-être causer avec vous dans les pauses.

--Je ne vous le conseille pas; vous êtes resté éveillé, vous vous êtes
mis martel en tête pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune
conséquence, mais maintenant qu'elle ne vous agite plus, retournez-vous
sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la
déminéralisation de vos cellules nerveuses; ne vous endormez pas trop
vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenêtres; mais
aussitôt après, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons
ce soir à dîner.

Mais un peu plus tard j'allai souvent voir le régiment faire du service
en campagne, quand je commençai à m'intéresser aux théories militaires
que développaient à dîner les amis de Saint-Loup et que cela devint le
désir de mes journées de voir de plus près leurs différents chefs, comme
quelqu'un qui fait de la musique sa principale étude et vit dans les
concerts a du plaisir à fréquenter les cafés où l'on est mêlé à la vie
des musiciens de l'orchestre. Pour arriver au terrain de manoeuvres il
me fallait faire de grandes marches. Le soir, après le dîner, l'envie de
dormir faisait par moments tomber ma tête comme un vertige. Le
lendemain, je m'apercevais que je n'avais pas plus entendu la fanfare,
qu'à Balbec, le lendemain des soirs où Saint-Loup m'avait emmené dîner à
Rivebelle, je n'avais entendu le concert de la plage. Et au moment où je
voulais me lever, j'en éprouvais délicieusement l'incapacité; je me
sentais attaché à un sol invisible et profond par les articulations, que
la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et
nourricières. Je me sentais plein de force, la vie s'étendait plus
longue devant moi; c'est que j'avais reculé jusqu'aux bonnes fatigues de
mon enfance à Combray, le lendemain des jours où nous nous étions
promenés du côté de Guermantes. Les poètes prétendent que nous
retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle
maison, dans un tel jardin où nous avons vécu jeunes. Ce sont là
pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on compte autant de
déceptions que de succès. Les lieux fixes, contemporains d'années
différentes, c'est en nous-même qu'il vaut mieux les trouver. C'est à
quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue
que suit une bonne nuit. Celles-là du moins, pour nous faire descendre
dans les galeries les plus souterraines du sommeil, où aucun reflet de
la veille, aucune lueur de mémoire n'éclairent plus le monologue
intérieur, si tant est que lui-même n'y cesse pas, retournent si bien le
sol et le tuf de notre corps qu'elles nous font retrouver, là où nos
muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie
nouvelle, le jardin où nous avons été enfant. Il n'y a pas besoin de
voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a
couvert la terre n'est plus sur elle, mais dessous; l'excursion ne
suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires.
Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites
ramènent bien mieux encore vers le passé, avec une précision plus fine,
d'un vol plus léger, plus immatériel, plus vertigineux, plus
infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques.

Quelquefois ma fatigue était plus grande encore: j'avais, sans pouvoir
me coucher, suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours. Que le retour
à l'hôtel était alors béni! En entrant dans mon lit, il me semblait
avoir enfin échappé à des enchanteurs, à des sorciers, tels que ceux qui
peuplent les «romans» aimés de notre XVIIe siècle. Mon sommeil et ma
grasse matinée du lendemain n'étaient plus qu'un charmant conte de fées.
Charmant; bienfaisant peut-être aussi. Je me disais que les pires
souffrances ont leur lieu d'asile, qu'on peut toujours, à défaut de
mieux, trouver le repos. Ces pensées me menaient fort loin.

Les jours où il y avait repos et où Saint-Loup ne pouvait cependant pas
sortir, j'allais souvent le voir au quartier. C'était loin; il fallait
sortir de la ville, franchir le viaduc, des deux côtés duquel j'avais
une immense vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces
hauts lieux, et emplissait les bâtiments construits sur trois côtés de
la cour qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis que,
pendant qu'il était occupé à quelque service, j'attendais Robert, devant
la porte de sa chambre ou au réfectoire, en causant avec tels de ses
amis auxquels il m'avait présenté (et que je vins ensuite voir
quelquefois, même quand il ne devait pas être là), voyant par la
fenêtre, à cent mètres au-dessous de moi, la campagne dépouillée mais où
çà et là des semis nouveaux, souvent encore mouillés de pluie et
éclairés par le soleil, mettaient quelques bandes vertes d'un brillant
et d'une limpidité translucide d'émail, il m'arrivait d'entendre parler
de lui; et je pus bien vite me rendre compte combien il était aimé et
populaire. Chez plusieurs engagés, appartenant à d'autres escadrons,
jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute société aristocratique
que du dehors et sans y pénétrer, la sympathie qu'excitait en eux ce
qu'ils savaient du caractère de Saint-Loup se doublait du prestige
qu'avait à leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand
ils venaient en permission à Paris, ils avaient vu souper au Café de la
Paix avec le duc d'Uzès et le prince d'Orléans. Et à cause de cela, dans
sa jolie figure, dans sa façon dégingandée de marcher, de saluer, dans
le perpétuel lancé de son monocle, dans «la fantaisie» de ses képis trop
hauts, de ses pantalons d'un drap trop fin et trop rose, ils avaient
introduit l'idée d'un «chic» dont ils assuraient qu'étaient dépourvus
les officiers les plus élégants du régiment, même le majestueux
capitaine à qui j'avais dû de coucher au quartier, lequel semblait, par
comparaison, trop solennel et presque commun.

L'un disait que le capitaine avait acheté un nouveau cheval. «Il peut
acheter tous les chevaux qu'il veut. J'ai rencontré Saint-Loup dimanche
matin allée des Acacias, il monte avec un autre chic!» répondait
l'autre, et en connaissance de cause; car ces jeunes gens appartenaient
à une classe qui, si elle ne fréquente pas le même personnel mondain,
pourtant, grâce à l'argent et au loisir, ne diffère pas de
l'aristocratie dans l'expérience de toutes celles des élégances qui
peuvent s'acheter. Tout au plus la leur avait-elle, par exemple en ce
qui concernait les vêtements, quelque chose de plus appliqué, de plus
impeccable, que cette libre et négligente élégance de Saint-Loup qui
plaisait tant à ma grand'mère. C'était une petite émotion pour ces fils
de grands banquiers ou d'agents de change, en train de manger des
huîtres après le théâtre, de voir à une table voisine de la leur le
sous-officier Saint-Loup. Et que de récits faits au quartier le lundi,
en rentrant de permission, par l'un d'eux qui était de l'escadron de
Robert et à qui il avait dit bonjour «très gentiment»; par un autre qui
n'était pas du même escadron, mais qui croyait bien que malgré cela
Saint-Loup l'avait reconnu, car deux ou trois fois il avait braqué son
monocle dans sa direction.

--Oui, mon frère l'a aperçu à «la Paix», disait un autre qui avait passé
la journée chez sa maîtresse, il paraît même qu'il avait un habit trop
large et qui ne tombait pas bien.

--Comment était son gilet?

--Il n'avait pas de gilet blanc, mais mauve avec des espèces de palmes,
époilant!

Pour les anciens (hommes du peuple ignorant le Jockey et qui mettaient
seulement Saint-Loup dans la catégorie des sous-officiers très riches,
où ils faisaient entrer tous ceux qui, ruinés ou non, menaient un
certain train, avaient un chiffre assez élevé de revenus ou de dettes et
étaient généreux avec les soldats), la démarche, le monocle, les
pantalons, les képis de Saint-Loup, s'ils n'y voyaient rien
d'aristocratique, n'offraient pas cependant moins d'intérêt et de
signification. Ils reconnaissaient dans ces particularités le caractère,
le genre qu'ils avaient assignés une fois pour toutes à ce plus
populaire des gradés du régiment, manières pareilles à celles de
personne, dédain de ce que pourraient penser les chefs, et qui leur
semblait la conséquence naturelle de sa bonté pour le soldat. Le café
du matin dans la chambrée, ou le repos sur les lits pendant
l'après-midi, paraissaient meilleurs, quand quelque ancien servait à
l'escouade gourmande et paresseuse quelque savoureux détail sur un képi
qu'avait Saint-Loup.

--Aussi haut comme mon paquetage.

--Voyons, vieux, tu veux nous la faire à l'oseille, il ne pouvait pas
être aussi haut que ton paquetage, interrompait un jeune licencié ès
lettres qui cherchait, en usant de ce dialecte, à ne pas avoir l'air
d'un bleu et, en osant cette contradiction, à se faire confirmer un fait
qui l'enchantait.

--Ah! il n'est pas aussi haut que mon paquetage? Tu l'as mesuré
peut-être. Je te dis que le lieutenant-colon le fixait comme s'il
voulait le mettre au bloc. Et faut pas croire que mon fameux Saint-Loup
s'épatait: il allait, il venait, il baissait la tête, il la relevait, et
toujours ce coup du monocle. Faudra voir ce que va dire le capiston. Ah!
il se peut qu'il ne dise rien, mais pour sûr que cela ne lui fera pas
plaisir. Mais ce képi-là, il n'a encore rien d'épatant. Il paraît que
chez lui, en ville, il en a plus de trente.

--Comment que tu le sais, vieux? Par notre sacré cabot? demandait le
jeune licencié avec pédantisme, étalant les nouvelles formes
grammaticales qu'il n'avait apprises que de fraîche date et dont il
était fier de parer sa conversation.

--Comment que je le sais? Par son ordonnance, pardi!

--Tu parles qu'en voilà un qui ne doit pas être malheureux!

--Je comprends! Il a plus de braise que moi, pour sûr! Et encore il lui
donne tous ses effets, et tout et tout. Il n'avait pas à sa suffisance à
la cantine. Voilà mon de Saint-Loup qui s'est amené et le cuistot en à
entendu: «Je veux qu'il soit bien nourri, ça coûtera ce que ça
coûtera.»

Et l'ancien rachetait l'insignifiance des paroles par l'énergie de
l'accent, en une imitation médiocre qui avait le plus grand succès.

Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment
où j'allais quotidiennement dîner avec Saint-Loup, à l'hôtel où lui et
ses amis avaient pris pension, je me dirigeais vers le mien, sitôt le
soleil couché, afin d'avoir deux heures pour me reposer et lire. Sur la
place, le soir posait aux toits en poudrière du château de petits nuages
rosés assortis à la couleur des briques et achevait le raccord en
adoucissant celles-ci d'un reflet. Un tel courant de vie affluait à mes
nerfs qu'aucun de mes mouvements ne pouvait l'épuiser; chacun de mes
pas, après avoir touché un pavé de la place, rebondissait, il me
semblait avoir aux talons les ailes de Mercure. L'une des fontaines
était pleine d'une lueur rouge, et dans l'autre déjà le clair de lune
rendait l'eau de la couleur d'une opale. Entre elles des marmots
jouaient, poussaient des cris, décrivaient des cercles, obéissant à
quelque nécessité de l'heure, à la façon des martinets ou des
chauves-souris. A côté de l'hôtel, les anciens palais nationaux et
l'orangerie de Louis XVI dans lesquels se trouvaient maintenant la
Caisse d'épargne et le corps d'armée étaient éclairés du dedans par les
ampoules pâles et dorées du gaz déjà allumé qui, dans le jour encore
clair, seyait à ces hautes et vastes fenêtres du XVIIIe siècle où
n'était pas encore effacé le dernier reflet du couchant, comme eût fait
à une tête avivée de rouge une parure d'écaille blonde, et me persuadait
d'aller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans la façade de
l'hôtel que j'habitais, luttait contre le crépuscule et pour laquelle je
rentrais, avant qu'il fût tout à fait nuit, par plaisir, comme on fait
pour le goûter. Je gardais, dans mon logis, la même plénitude de
sensation que j'avais eue dehors. Elle bombait de telle façon
l'apparence de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides, la
flamme jaune du feu, le papier gros bleu de ciel sur lequel le soir
avait brouillonné, comme un collégien, les tire-bouchons d'un crayonnage
rose, la tapis à dessin singulier de la table ronde sur laquelle une
rame de papier écolier et un encrier m'attendaient avec un roman de
Bergotte, que, depuis, ces choses ont continué à me sembler riches de
toute une sorte particulière d'existence qu'il me semble que je saurais
extraire d'elles s'il m'était donné de les retrouver. Je pensais avec
joie à ce quartier que je venais de quitter et duquel la girouette
tournait à tous les vents. Comme un plongeur respirant dans un tube qui
monte jusqu'au-dessus de la surface de l'eau, c'était pour moi comme
être relié à la vie salubre, à l'air libre, que de me sentir pour point
d'attache ce quartier, ce haut observatoire dominant la campagne
sillonnée de canaux d'émail vert, et sous les hangars et dans les
bâtiments duquel je comptais pour un précieux privilège, que je
souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand je voulais, toujours sûr
d'être bien reçu.

A sept heures je m'habillais et je ressortais pour aller dîner avec
Saint-Loup à l'hôtel où il avait pris pension. J'aimais m'y rendre à
pied. L'obscurité était profonde, et dès le troisième jour commença à
souffler, aussitôt la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer
la neige. Tandis que je marchais, il semble que j'aurais dû ne pas
cesser un instant de penser à Mme de Guermantes; ce n'était que pour
tâcher d'être rapproché d'elle que j'étais venu dans la garnison de
Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours où
ils s'en vont si loin que nous les apercevons à peine, nous les croyons
partis. Alors nous faisons attention à d'autres choses. Et les rues de
cette ville n'étaient pas encore pour moi, comme là où nous avons
l'habitude de vivre, de simples moyens d'aller d'un endroit à un autre.
La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir
être merveilleuse, et souvent les vitres éclairées de quelque demeure me
retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les
scènes véridiques et mystérieuses d'existences où je ne pénétrais pas.
Ici le génie du feu me montrait en un tableau empourpré la taverne d'un
marchand de marrons où deux sous-officiers, leurs ceinturons posés sur
des chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu'un magicien les
faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théâtre, et les
évoquait tels qu'ils étaient effectivement à cette minute même, aux yeux
d'un passant arrêté qu'ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de
bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur
une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre
l'ombre, la clarté de la grosse lampe basanait un morceau de cuir,
niellait un poignard de paillettes étincelantes, sur des tableaux qui
n'étaient que de mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la
patine du passé ou le vernis d'un maître, et faisait enfin de ce taudis
où il n'y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt.
Parfois je levais les yeux jusqu'à quelque vaste appartement ancien dont
les volets n'étaient pas fermés et où des hommes et des femmes
amphibies, se réadaptant chaque soir à vivre dans un autre élément que
le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, à la tombée de
la nuit, sourd incessamment du réservoir des lampes pour remplir les
chambres jusqu'au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein
de laquelle ils propageaient, en déplaçant leurs corps, des remous,
onctueux et dorés. Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle
noire qui passe devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de
Méséglise, la force de mon désir m'arrêtait; il me semblait qu'une femme
allait surgir pour le satisfaire; si dans l'obscurité je sentais tout
d'un coup passer une robe, la violence même du plaisir que j'éprouvais
m'empêchait de croire que ce frôlement fût fortuit et j'essayais
d'enfermer dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle gothique
avait pour moi quelque chose de si réel, que si j'avais pu y lever et y
posséder une femme, il m'eût été impossible de ne pas croire que c'était
l'antique volupté qui allait nous unir, cette femme eût-elle été une
simple raccrocheuse postée là tous les soirs, mais à laquelle auraient
prêté leur mystère l'hiver, le dépaysement, l'obscurité et le moyen âge.
Je songeais à l'avenir: essayer d'oublier Mme de Guermantes me semblait
affreux, mais raisonnable et, pour la première fois, possible, facile
peut-être. Dans le calme absolu de ce quartier, j'entendais devant moi
des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs à demi avinés
qui rentraient. Je m'arrêtais pour les voir, je regardais du côté où
j'avais entendu le bruit. Mais j'étais obligé d'attendre longtemps, car
le silence environnant était si profond qu'il avait laissé passer avec
une netteté et une force extrêmes des bruits encore lointains. Enfin,
les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme j'avais cru, mais
fort loin derrière. Soit que le croisement des rues, l'interposition des
maisons eussent causé par réfraction cette erreur d'acoustique, soit
qu'il soit très difficile de situer un son dont la place ne nous est pas
connue, je m'étais trompé, tout autant sur la distance, que sur la
direction.

Le vent grandissait. Il était tout hérissé et grenu d'une approche de
neige; je regagnais la grand'rue et sautais dans le petit tramway où de
la plate-forme un officier qui semblait ne pas les voir répondait aux
saluts des soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face
peinturlurée par le froid; et elle faisait penser, dans cette cité que
le brusque saut de l'automne dans ce commencement d'hiver semblait avoir
entraînée plus avant dans le nord, à la face rubiconde que Breughel
donne à ses paysans joyeux, ripailleurs et gelés.

Et précisément à l'hôtel où j'avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses
amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du
voisinage et d'étrangers, c'était, pendant que je traversais directement
la cour qui s'ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des
poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore
vivants étaient jetés dans ce que l'hôtelier appelait le «feu éternel»,
une affluence (digne de quelque «Dénombrement devant Bethléem» comme en
peignaient les vieux maîtres flamands) d'arrivants qui s'assemblaient
par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l'un de ses aides
(qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils
ne les trouvaient pas d'assez bonne mine) s'ils pourraient être servis
et logés, tandis qu'un garçon passait en tenant par le cou une volaille
qui se débattait. Et dans la grande salle à manger que je traversai le
premier jour, avant d'atteindre la petite pièce où m'attendait mon ami,
c'était aussi à un repas de l'Évangile figuré avec la naïveté du vieux
temps et l'exagération des Flandres que faisait penser le nombre des
poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des
pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d'haleine
qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur
l'immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où--beaucoup de
repas touchant à leur fin, quand j'arrivais--ils s'entassaient
inutilisés; comme si leur profusion et la précipitation de ceux qui les
apportaient répondaient, beaucoup plutôt qu'aux demandes des dîneurs, au
respect du texte sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais
naïvement illustré par des détails réels empruntés à la vie locale, et
au souci esthétique et religieux de montrer aux yeux l'éclat de la fête
par la profusion des victuailles et l'empressement des serviteurs. Un
d'entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d'un dressoir;
et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me
répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m'avançant
entre les réchauds allumés çà et là afin d'empêcher que se refroidissent
les plats des retardataires (ce qui n'empêchait pas qu'au centre de la
salle les desserts étaient tenus par les mains d'un énorme bonhomme
quelquefois supporté sur les ailes d'un canard en cristal, semblait-il,
en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier
sculpteur, dans un goût bien flamand), j'allai droit, au risque d'être
renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus
reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et
dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal
dessinée, l'expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d'une
présence divine que les autres n'ont pas encore soupçonnée. Ajoutons
qu'en raison sans doute des fêtes prochaines, à cette figuration fut
ajouté un supplément céleste recruté tout entier dans un personnel de
chérubins et de séraphins. Un jeune ange musicien, aux cheveux blonds
encadrant une figure de quatorze ans, ne jouait à vrai dire d'aucun
instrument, mais rêvassait devant un gong ou une pile d'assiettes,
cependant que des anges moins enfantins s'empressaient à travers les
espaces démesurés de la salle, en y agitant l'air du frémissement
incessant des serviettes qui descendaient le long de leurs corps en
formes d'ailes de primitifs, aux pointes aiguës. Fuyant ces régions mal
définies, voilées d'un rideau de palmes, d'où les célestes serviteurs
avaient l'air, de loin, de venir de l'empyrée, je me frayai un chemin
jusqu'à la petite salle où était la table de Saint-Loup. J'y trouvai
quelques-uns de ses amis qui dînaient toujours avec lui, nobles, sauf un
ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dès le collège flairé
des amis et avec qui ils s'étaient liés volontiers, prouvant ainsi
qu'ils n'étaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils
républicains, pourvu qu'ils eussent les mains propres et allassent à la
messe. Dès la première fois, avant qu'on se mît à table, j'entraînai
Saint-Loup dans un coin de la salle à manger, et devant tous les autres,
mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis:

--Robert, le moment et l'endroit sont mal choisis pour vous dire cela,
mais cela ne durera qu'une seconde. Toujours j'oublie de vous le
demander au quartier; est-ce que ce n'est pas Mme de Guermantes dont
vous avez la photographie sur la table?

--Mais si, c'est ma bonne tante.

--Tiens, mais c'est vrai, je suis fou, je l'avais su autrefois, je n'y
avais jamais songé; mon Dieu, vos amis doivent s'impatienter, parlons
vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela n'a aucune
importance.

--Mais si, marchez toujours, ils sont là pour attendre.

--Pas du tout, je tiens à être poli; ils sont si gentils; vous savez, du
reste, je n'y tiens pas autrement.

--Vous la connaissez, cette brave Oriane?

Cette «brave Oriane», comme il eût dit cette «bonne Oriane», ne
signifiait pas que Saint-Loup considérât Mme de Guermantes comme
particulièrement bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de
simples renforcements de «cette», désignant une personne qu'on connaît
et dont on ne sait trop que dire avec quelqu'un qui n'est pas de votre
intimité. «Bonne» sert de hors-d'oeuvre et permet d'attendre un instant
qu'on ait trouvé: «Est-ce que vous la voyez souvent?» ou «Il y a des
mois que je ne l'ai vue», ou «Je la vois mardi» ou «Elle ne doit plus
être de la première jeunesse».

--Je ne peux pas vous dire comme cela m'amuse que ce soit sa
photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison et j'ai
appris sur elle des choses inouïes (j'aurais été bien embarrassé de dire
lesquelles) qui font qu'elle m'intéresse beaucoup, à un point de vue
littéraire, vous comprenez, comment dirai-je, à un point de vue
balzacien, vous qui êtes tellement intelligent, vous comprenez cela à
demi-mot; mais finissons vite, qu'est-ce que vos amis doivent penser de
mon éducation!

--Mais ils ne pensent rien du tout; je leur ai dit que vous êtes
sublime et ils sont beaucoup plus intimidés que vous.

--Vous êtes trop gentil. Mais justement, voilà: Mme de Guermantes ne se
doute pas que je vous connais, n'est-ce pas?

--Je n'en sais rien; je ne l'ai pas vue depuis l'été dernier puisque je
ne suis pas venu en permission depuis qu'elle est rentrée.

--C'est que je vais vous dire, on m'a assuré qu'elle me croit tout à
fait idiot.

--Cela, je ne le crois pas: Oriane n'est pas un aigle, mais elle n'est
tout de même pas stupide.

--Vous savez que je ne tiens pas du tout en général à ce que vous
publiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car je n'ai pas
d'amour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des choses aimables
sur mon compte à vos amis (que nous allons rejoindre dans deux
secondes). Mais pour Mme de Guermantes, si vous pouviez lui faire
savoir, même avec un peu d'exagération, ce que vous pensez de moi, vous
me feriez un grand plaisir.

--Mais très volontiers, si vous n'avez que cela à me demander, ce n'est
pas trop difficile, mais quelle importance cela peut-il avoir ce
qu'elle peut penser de vous? Je suppose que vous vous en moquez bien; en
tout cas si ce n'est que cela, nous pourrons en parler devant tout le
monde ou quand nous serons seuls, car j'ai peur que vous vous fatiguiez
à parler debout et d'une façon si incommode, quand nous avons tant
d'occasions d'être en tête à tête.

C'était bien justement cette incommodité qui m'avait donné le courage de
parler à Robert; la présence des autres était pour moi un prétexte
m'autorisant à donner à mes propos un tour bref et décousu, à la faveur
duquel je pouvais plus aisément dissimuler le mensonge que je faisais en
disant à mon ami que j'avais oublié sa parenté avec la duchesse et pour
ne pas lui laisser le temps de me poser sur mes motifs de désirer que
Mme de Guermantes me sût lié avec lui, intelligent, etc., des questions
qui m'eussent d'autant plus troublé que je n'aurais pas pu y répondre.

--Robert, pour vous si intelligent, cela m'étonne que vous ne compreniez
pas qu'il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir à ses amis mais le
faire. Moi, si vous me demandiez n'importe quoi, et même je tiendrais
beaucoup à ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je
ne vous demanderais pas d'explications. Je vais plus loin que ce que je
désire; je ne tiens pas à connaître Mme de Guermantes; mais j'aurais dû,
pour vous éprouver, vous dire que je désirerais dîner avec Mme de
Guermantes et je sais que vous ne l'auriez pas fait.

--Non seulement je l'aurais fait, mais je le ferai.

--Quand cela?

--Dès que je viendrai à Paris, dans trois semaines, sans doute.

--Nous verrons, d'ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire
comme je vous remercie.

--Mais non, ce n'est rien.

--Ne me dites pas cela, c'est énorme, parce que maintenant je vois l'ami
que vous êtes; que la chose que je vous demande soit importante ou non,
désagréable ou non, que j'y tienne en réalité ou seulement pour vous
éprouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par
là la finesse de votre intelligence et de votre coeur. Un ami bête eût
discuté.

C'était justement ce qu'il venait de faire; mais peut-être je voulais le
prendre par l'amour-propre; peut-être aussi j'étais sincère, la seule
pierre de touche du mérite me semblant être l'utilité dont on pouvait
être pour moi à l'égard de l'unique chose qui me semblât importante, mon
amour. Puis j'ajoutai, soit par duplicité, soit par un surcroît
véritable de tendresse produit par la reconnaissance, par l'intérêt et
par tout ce que la nature avait mis des traits mêmes de Mme de
Guermantes en son neveu Robert:

--Mais voilà qu'il faut rejoindre les autres et je ne vous ai demandé
que l'une des deux choses, la moins importante, l'autre l'est plus pour
moi, mais je crains que vous ne me la refusiez; cela vous ennuierait-il
que nous nous tutoyions?

--Comment m'ennuyer, mais voyons! _joie! pleurs de joie! félicité
inconnue_!

--Comme je vous remercie ... te remercie. Quand vous aurez commencé!
Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de
Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit.

--On fera les deux.

--Ah! Robert! Écoutez, dis-je encore à Saint-Loup pendant le
dîner,--oh! c'est d'un comique cette conversation à propos interrompus
et du reste je ne sais pas pourquoi--vous savez la dame dont je viens de
vous parler?

--Oui.

--Vous savez bien qui je veux dire?

--Mais voyons, vous me prenez pour un crétin du Valais, pour un
_demeuré_.

--Vous ne voudriez pas me donner sa photographie?

Je comptais lui demander seulement de me la prêter. Mais au moment de
parler, j'éprouvai de la timidité, je trouvai ma demande indiscrète et,
pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la
grossis encore, comme si elle avait été toute naturelle.

--Non, il faudrait que je lui demande la permission d'abord, me
répondit-il.

Aussitôt il rougit. Je compris qu'il avait une arrière-pensée, qu'il
m'en prêtait une, qu'il ne servirait mon amour qu'à moitié, sous la
réserve de certains principes de moralité, et je le détestai.

Et pourtant j'étais touché de voir combien Saint-Loup se montrait autre
à mon égard depuis que je n'étais plus seul avec lui et que ses amis
étaient en tiers. Son amabilité plus grande m'eût laissé indifférent si
j'avais cru qu'elle était voulue; mais je la sentais involontaire et
faite seulement de tout ce qu'il devait dire à mon sujet quand j'étais
absent et qu'il taisait quand j'étais seul avec lui. Dans nos
tête-à-tête, certes, je soupçonnais le plaisir qu'il avait à causer avec
moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprimé. Maintenant les
mêmes propos de moi, qu'il goûtait d'habitude sans le marquer, il
surveillait du coin de l'oeil s'ils produisaient chez ses amis l'effet
sur lequel il avait compté et qui devait répondre à ce qu'il leur avait
annoncé. La mère d'une débutante ne suspend pas davantage son attention
aux répliques de sa fille et à l'attitude du public. Si j'avais dit un
mot dont, devant moi seul, il n'eût que souri, il craignait qu'on ne
l'eût pas bien compris, il me disait: «Comment, comment?» pour me faire
répéter, pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les
autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon
rire, l'entraîneur de leur rire, il me présentait pour la première fois
l'idée qu'il avait de moi et qu'il avait dû souvent leur exprimer. De
sorte que je m'apercevais tout d'un coup moi-même du dehors, comme
quelqu'un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace.

Il m'arriva un de ces soirs-là de vouloir raconter une histoire assez
comique sur Mme Blandais, mais je m'arrêtai immédiatement car je me
rappelai que Saint-Loup la connaissait déjà et qu'ayant voulu la lui
dire le lendemain de mon arrivée, il m'avait interrompu en me disant:
«Vous me l'avez déjà racontée à Balbec.» Je fus donc surpris de le voir
m'exhorter à continuer en m'assurant qu'il ne connaissait pas cette
histoire et qu'elle l'amuserait beaucoup. Je lui dis: «Vous avez un
moment d'oubli, mais vous allez bientôt la reconnaître.--Mais non, je te
jure que tu confonds. Jamais tu ne me l'as dite. Va.» Et pendant toute
l'histoire il attachait fiévreusement ses regards ravis tantôt sur moi,
tantôt sur ses camarades. Je compris seulement quand j'eus fini au
milieu des rires de tous qu'il avait songé qu'elle donnerait une haute
idée de mon esprit à ses camarades et que c'était pour cela qu'il avait
feint de ne pas la connaître. Telle est l'amitié.

Le troisième soir, un de ses amis auquel je n'avais pas eu l'occasion de
parler les deux premières fois, causa très longuement avec moi; et je
l'entendais qui disait à mi-voix à Saint-Loup le plaisir qu'il y
trouvait. Et de fait nous causâmes presque toute la soirée ensemble
devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, séparés,
protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ces sympathies
entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur
base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. Tel, de
nature énigmatique, m'était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup
ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l'intérêt de nos
conversations, détaché de tout lien matériel, invisible, intangible et
dont pourtant il éprouvait la présence en lui-même comme une sorte de
phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-être y
avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie
née ici en une seule soirée, comme une fleur qui se serait ouverte en
quelques minutes, dans la chaleur de cette petite pièce. Je ne pus me
tenir de demander à Robert, comme il me parlait de Balbec, s'il était
vraiment décidé qu'il épousât Mlle d'Ambresac. Il me déclara que non
seulement ce n'était pas décidé, mais qu'il n'en avait jamais été
question, qu'il ne l'avait jamais vue, qu'il ne savait pas qui c'était.
Si j'avais vu à ce moment-là quelques-unes des personnes du monde qui
avaient annoncé ce mariage, elles m'eussent fait part de celui de Mlle
d'Ambresac avec quelqu'un qui n'était pas Saint-Loup et de celui de
Saint-Loup avec quelqu'un qui n'était pas Mlle d'Ambresac. Je les eusse
beaucoup étonnées en leur rappelant leurs prédictions contraires et
encore si récentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier
les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le
plus grand nombre possible, la nature a donné à ce genre de joueurs une
mémoire d'autant plus courte que leur crédulité est plus grande.

Saint-Loup m'avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi,
avec qui il s'entendait particulièrement bien, car ils étaient dans ce
milieu les deux seuls partisans de la révision du procès Dreyfus.

--Oh! lui, ce n'est pas comme Saint-Loup, c'est un énergumène, me dit
mon nouvel ami; il n'est même pas de bonne foi. Au début, il disait: «Il
n'y a qu'à attendre, il y a là un homme que je connais bien, plein de
finesse, de bonté, le général de Boisdeffre; on pourra, sans hésiter,
accepter son avis.» Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la
culpabilité de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien; le cléricalisme,
les préjugés de l'état-major l'empêchaient de juger sincèrement, quoique
personne ne soit, ou du moins ne fût aussi clérical, avant son Dreyfus,
que notre ami. Alors il nous a dit qu'en tout cas on saurait la vérité,
car l'affaire allait être entre les mains de Saussier, et que celui-là,
soldat républicain (notre ami est d'une famille ultra-monarchiste),
était un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand
Saussier a proclamé l'innocence d'Esterhazy, il a trouvé à ce verdict
des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général
Saussier. C'était l'esprit militariste qui aveuglait Saussier (et
remarquez que lui est aussi militariste que clérical, ou du moins qu'il
l'était, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est désolée
de le voir dans ces idées-là.

--Voyez-vous, dis-je et en me tournant à demi vers Saint-Loup, pour ne
pas avoir l'air de m'isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le
faire participer à la conversation, c'est que l'influence qu'on prête au
milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l'homme de son
idée; il y a beaucoup moins d'idées que d'hommes, ainsi tous les hommes
d'une même idée sont pareils. Comme une idée n'a rien de matériel, les
hommes qui ne sont que matériellement autour de l'homme d'une idée ne
la modifient en rien.

Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un délire de
joie que redoublait sans doute celle qu'il avait à me faire briller
devant ses amis, avec une volubilité extrême il me répétait en me
bouchonnant comme un cheval arrivé le premier au poteau: «Tu es l'homme
le plus intelligent que je connaisse, tu sais.» Il se reprit et ajouta:
«avec Elstir.--Cela ne te fâche pas, n'est-ce pas? tu comprends,
scrupule. Comparaison: je te le dis comme on aurait dit à Balzac: Vous
êtes le plus grand romancier du siècle, avec Stendhal. Excès de
scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non? tu ne marches
pas pour Stendhal?» ajoutait-il avec une confiance naïve dans mon
jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante,
presque enfantine, de ses yeux verts. «Ah! bien, je vois que tu es de
mon avis, Bloch déteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. _La
Chartreuse,_ c'est tout de même quelque chose d'énorme! Je suis content
que tu sois de mon avis. Qu'est-ce que tu aimes le mieux dans _La
Chartreuse_? réponds, me disait-il avec une impétuosité juvénile (et sa
force physique, menaçante, donnait presque quelque chose d'effrayant à
sa question), Mosca? Fabrice?» Je répondais timidement que Mosca avait
quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempête de rire du jeune
Siegfried-Saint-Loup. Je n'avais pas fini d'ajouter: «Mais Mosca est
bien plus intelligent, moins pédantesque» que j'entendis Robert crier
bravo en battant effectivement des mains, en riant à s'étouffer, et en
criant: «D'une justesse! Excellent! Tu es inouï.»

A ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu'un des jeunes
militaires venait en souriant de me désigner à lui en disant: «Duroc,
tout à fait Duroc.» Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais je
sentais que l'expression du visage intimidé était plus que
bienveillante. Quand je parlais, l'approbation des autres semblait
encore de trop à Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef
d'orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce
que quelqu'un a fait du bruit, il réprimanda le perturbateur: «Gibergue,
dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ça après. Allez,
continuez», me dit-il.

Je respirai, car j'avais craint qu'il ne me fît tout recommencer.

--Et comme une idée, continuai-je, est quelque chose qui ne peut
participer aux intérêts humains et ne pourrait jouir de leurs
avantages, les hommes d'une idée ne sont pas influencés par l'intérêt.

--Dites donc, ça vous en bouche un coin, mes enfants, s'exclama après
que j'eus fini de parler Saint-Loup, qui m'avait suivi des yeux avec la
même sollicitude anxieuse que si j'avais marché sur la corde raide.
Qu'est-ce que vous vouliez dire, Gibergue?

--Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je
croyais l'entendre.

--Mais j'y ai pensé bien souvent, répondit Saint-Loup, il y a bien des
rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n'a pas
Duroc.

De même qu'un frère de cet ami de Saint-Loup, élève à la Schola
Cantorum, pensait sur toute nouvelle oeuvre musicale nullement comme son
père, sa mère, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme
tous les autres élèves de la Schola, de même ce sous-officier noble
(dont Bloch se fit une idée extraordinaire quand je lui en parlai, parce
que, touché d'apprendre qu'il était du même parti que lui, il
l'imaginait cependant, à cause de ses origines aristocratiques et de son
éducation religieuse et militaire, on ne peut plus différent, paré du
même charme qu'un natif d'une contrée lointaine) avait une «mentalité»,
comme on commençait à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en
général et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir
aucune espèce de prise les traditions de sa famille et les intérêts de
sa carrière. C'est ainsi qu'un cousin de Saint-Loup avait épousé une
jeune princesse d'Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux
que ceux de Victor Hugo ou d'Alfred de Vigny et à qui, malgré cela, on
supposait un esprit autre que ce qu'on pouvait concevoir, un esprit de
princesse d'Orient recluse dans un palais des _Mille et une Nuits_. Aux
écrivains qui eurent le privilège de l'approcher fut réservée la
déception, ou plutôt la joie, d'entendre une conversation qui donnait
l'idée non de Schéhérazade, mais d'un être de génie du genre d'Alfred de
Vigny ou de Victor Hugo.

Je me plaisais surtout à causer avec ce jeune homme, comme avec les
autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-même, du quartier,
des officiers de la garnison, de l'armée en général. Grâce à cette
échelle immensément agrandie à laquelle nous voyons les choses, si
petites qu'elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous
causons, nous menons notre vie réelle, grâce à cette formidable
majoration qu'elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde,
ne peut lutter avec elles et prend, à côté, l'inconsistance d'un songe,
j'avais commencé à m'intéresser aux diverses personnalités du quartier,
aux officiers que j'apercevais dans la cour quand j'allais voir
Saint-Loup ou, si j'étais réveillé, quand le régiment passait sous mes
fenêtres. J'aurais voulu avoir des détails sur le commandant qu'admirait
tant Saint-Loup et sur le cours d'histoire militaire qui m'aurait ravi
«même esthétiquement». Je savais que chez Robert un certain verbalisme
était trop souvent un peu creux, mais d'autres fois signifiait
l'assimilation d'idées profondes qu'il était fort capable de comprendre.
Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé
en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de
sa table il était dreyfusard; les autres étaient violemment hostiles à
la révision, excepté mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les
opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel,
qui passait pour un officier remarquable et qui avait flétri l'agitation
contre
l'armée en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour
antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laissé
échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu'il avait des
doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime à Picquart.
Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du
colonel était mal fondé, comme tous les bruits venus on ne sait d'où qui
se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu après, ce
colonel, ayant été chargé d'interroger l'ancien chef du bureau des
renseignements, le traita avec une brutalité et un mépris qui n'avaient
encore jamais été égalés. Quoi qu'il en fût et bien qu'il ne se fût pas
permis de se renseigner directement auprès du colonel, mon voisin avait
fait à Saint-Loup la politesse de lui dire--du ton dont une dame
catholique annonce à une dame juive que son curé blâme les massacres de
juifs en Russie et admire la générosité de certains Israélites--que le
colonel n'était pas pour le dreyfusisme--pour un certain dreyfusisme au
moins--l'adversaire fanatique, étroit, qu'on avait représenté.

--Cela ne m'étonne pas, dit Saint-Loup, car c'est un homme intelligent.
Mais, malgré tout, les préjugés de naissance et surtout le cléricalisme
l'aveuglent. Ah! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur
d'histoire militaire dont je t'ai parlé, en voilà un qui, paraît-il,
marche à fond dans nos idées. Du reste, le contraire m'eût étonné, parce
qu'il est non seulement sublime d'intelligence, mais radical-socialiste
et franc-maçon.

Autant par politesse pour ses amis à qui les professions de foi
dreyfusardes de Saint-Loup étaient pénibles que parce que le reste
m'intéressait davantage, je demandai à mon voisin si c'était exact que
ce commandant fît, de l'histoire militaire, une démonstration d'une
véritable beauté esthétique.

--C'est absolument vrai.

--Mais qu'entendez-vous par là?

--Eh bien! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le
récit d'un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits
événements, ne sont que les signes d'une idée qu'il faut dégager et qui
souvent en recouvre d'autres, comme dans un palimpseste. De sorte que
vous avez un ensemble aussi intellectuel que n'importe quelle science ou
n'importe quel art, et qui est satisfaisant pour l'esprit.

--Exemples, si je n'abuse pas.

--C'est difficile à te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis
par exemple que tel corps a tenté ... Avant même d'aller plus loin, le
nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce
n'est pas la première fois que l'opération est essayée, et si pour la
même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le
signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite
opération, qu'ils ne sont plus en état de la mener à bien. Or, il faut
s'enquérir quel était ce corps aujourd'hui anéanti; si c'étaient des
troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts: un nouveau
corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont
échoué. De plus, si ce n'est pas au début d'une campagne, ce nouveau
corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les
forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où
elles seront inférieures à celles de l'adversaire, peut fournir des
indications qui donneront à l'opération elle-même que ce corps va tenter
une signification différente, parce que, s'il n'est plus en état de
réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l'acheminer,
arithmétiquement, vers l'anéantissement final. D'ailleurs, le numéro
désignatif du corps qui lui est opposé n'a pas moins de signification.
Si, par exemple, c'est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà
consommé plusieurs unités importantes de l'adversaire, l'opération
elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de
la position que tenait le défenseur, l'avoir tenue quelque temps peut
être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en
détruire de très importantes chez l'adversaire. Tu peux comprendre que
si, dans l'analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses
importantes, l'étude de la position elle-même, des routes, des voies
ferrées qu'elle commande, des ravitaillements qu'elle protège est de
plus grande conséquence. Il faut étudier ce que j'appellerai tout le
contexte géographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si
content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu'il
l'employa, même des mois après, il eut toujours le même rire.) Pendant
que l'opération est préparée par l'un des belligérants, si tu lis qu'une
de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par
l'autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le
premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels
le deuxième a l'intention de faire échec à son attaque. Une action
particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le
conquérir, mais aussi le désir de retenir là l'adversaire, de ne pas lui
répondre là où il a attaqué, ou même n'être qu'une feinte et cacher, par
ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit.
(C'est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) D'autre part,
pour comprendre la signification d'une manoeuvre, son but probable et,
par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il
n'est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu'en annonce le
commandement et qui peut être destiné à tromper l'adversaire, à masquer
un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est
toujours à supposer que la manoeuvre qu'a voulu tenter une armée est
celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances
analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d'accompagner une
attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque
ayant échoué, le commandement prétend qu'elle était sans lien avec la
première et n'était qu'une diversion, il y a chance pour que la vérité
doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du
commandement. Et il n'y a pas que les règlements de chaque armée, mais
leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L'étude de l'action
diplomatique toujours en perpétuel état d'action ou de réaction sur
l'action militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en
apparence insignifiants, mal compris à l'époque, t'expliqueront que
l'ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu'il a
été privé, n'a exécuté en réalité qu'une partie de son action
stratégique. De sorte que, si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui
est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un
enchaînement aussi rationnel qu'un tableau pour l'amateur qui sait
regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains,
tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer
par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne
suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il
faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce
qu'il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de
leur but immédiat, sont habituellement, dans l'esprit du général qui
dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont,
si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l'érudition,
comme l'étymologie, comme l'aristocratie des batailles nouvelles.
Remarque que je ne parle pas en ce moment de l'identité locale, comment
dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de
bataille n'a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ
d'une seule bataille. S'il a été champ de bataille, c'est qu'il
réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature
géologique, de défauts même propres à gêner l'adversaire (un fleuve, par
exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille.
Donc il l'a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec
n'importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec
n'importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une
fois, ce n'est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille
qu'on imite, d'une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique,
si tu veux: la bataille d'Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne
sais s'il y aura encore des guerres ni entre quels peuples; mais s'il y
en a, sois sûr qu'il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes,
un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres,
quelques-uns ne se gênent pas pour le dire. Le maréchal von Schieffer et
le général de Falkenhausen ont d'avance préparé contre la France une
bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l'adversaire sur
tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en
Belgique, tandis que Bernhardi préfère l'ordre oblique de Frédéric le
Grand, Leuthen plutôt que Cannes. D'autres exposent moins crûment leurs
vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef
d'escadron à qui je t'ai présenté l'autre jour et qui est un officier du
plus grand avenir, a potassé sa petite attaque du Pratzen, la connaît
dans les coins, la tient en réserve et que si jamais il a l'occasion de
l'exécuter, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes
largeurs. L'enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s'il y a
encore des guerres. Ce n'est pas plus périmé que _l'Iliade_. J'ajoute
qu'on est presque condamné aux attaques frontales parce qu'on ne veut
pas retomber dans l'erreur de 70, mais faire de l'offensive, rien que de
l'offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que
des esprits retardataires s'opposer à cette magnifique doctrine,
pourtant un de mes plus jeunes maîtres, qui est un homme de génie,
Mangin, voudrait qu'on laisse sa place, place provisoire, naturellement,
à la défensive. On est bien embarrassé de lui répondre quand il cite
comme exemple Austerlitz où la défense n'est que le prélude de l'attaque
et de la victoire.

Ces théories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient
espérer que peut-être je n'étais pas dupe dans ma vie de Doncières, à
l'égard de ces officiers dont j'entendais parler en buvant du sauternes
qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce même grossissement qui
m'avait fait paraître énormes, tant que j'étais à Balbec, le roi et la
reine d'Océanie, la petite société des quatre gourmets, le jeune homme
joueur, le beau-frère de Legrandin, maintenant diminués à mes yeux
jusqu'à me paraître inexistants. Ce qui me plaisait aujourd'hui ne me
deviendrait peut-être pas indifférent demain, comme cela m'était
toujours arrivé jusqu'ici, l'être que j'étais encore en ce moment
n'était peut-être pas voué à une destruction prochaine, puisque, à la
passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, à tout
ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu'il venait de
me dire touchant l'art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel,
d'une nature permanente, capable de m'attacher assez fortement pour que
je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-même, qu'une fois parti,
je continuerais à m'intéresser aux travaux de mes amis de Doncières et
ne tarderais pas à revenir parmi eux. Afin d'être plus assuré pourtant
que cet art de la guerre fût bien un art au sens spirituel du mot:

--Vous m'intéressez, pardon, tu m'intéresses beaucoup, dis-je à
Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m'inquiète. Je sens que je
pourrais me passionner pour l'art militaire, mais pour cela il faudrait
que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la
règle apprise n'y fût pas tout. Tu me dis qu'on calque des batailles. Je
trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une
bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée
me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n'est rien? Ne fait-il
vraiment qu'appliquer des règles? Ou bien, à science égale, y a-t-il de
grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments
fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue
matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience,
mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel
cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d'opérer,
dans tel cas de s'abstenir?

--Mais je crois bien! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes
les règles voulaient qu'il attaquât, mais une obscure divination le lui
déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses
instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter
scolastiquement telle manoeuvre de Napoléon et arriver au résultat
diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour
l'interprétation de ce que _peut_ faire l'adversaire, ce qu'il fait
n'est qu'un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes.
Chacune de ces choses a autant de chance d'être la vraie, si on s'en
tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas
complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider
si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'opération doit être
faite ou pas. C'est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me
comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin.
Ainsi je t'ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier
une reconnaissance au début d'une bataille. Mais elle peut signifier dix
autres choses, par exemple faire croire à l'ennemi qu'on va attaquer
sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau
qui l'empêchera de voir les préparatifs de l'opération réelle, le forcer
à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre
endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces
dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même
quelquefois, le fait qu'on engage dans une opération des troupes énormes
n'est pas la preuve que cette opération soit la vraie; car on peut
l'exécuter pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que
cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j'avais le temps de te
raconter à ce point de vue les guerres de Napoléon, je t'assure que ces
simples mouvements classiques que nous étudions, et que tu nous verras
faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune
cochon; non, je sais que tu es malade, pardon! eh bien, dans une guerre,
quand on sent derrière eux la vigilance, le raisonnement et les
profondes recherches du haut commandement, on est ému devant eux comme
devant les simples feux d'un phare, lumière matérielle, mais émanation
de l'esprit et qui fouille l'espace pour signaler le péril aux
vaisseaux. J'ai même peut-être tort de te parler seulement littérature
de guerre. En réalité, comme la constitution du sol, la direction du
vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les
conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du
pays où on manoeuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans
entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des
montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c'est presque
avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que
tu peux prédire la marche des armées.

--Tu me refuses maintenant la liberté chez le chef, la divination chez
l'adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m'octroyais tout à
l'heure.

--Mais pas du tout! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous
lisions ensemble à Balbec, la richesse du monde des possibles par
rapport au monde réel. Eh bien! c'est encore ainsi en art militaire.
Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s'imposent et
entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie peut suivre
diverses évolutions auxquelles le médecin doit s'attendre. Et là encore
la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles
d'incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons
contingentes (comme des buts accessoires à atteindre, ou le temps qui
presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses
effectifs) fassent préférer au général le premier plan, qui est moins
parfait mais d'une exécution moins coûteuse, plus rapide, et ayant pour
terrain un pays plus riche pour nourrir son armée. Il peut, ayant
commencé par ce premier plan dans lequel l'ennemi, d'abord incertain,
lira bientôt, ne pas pouvoir y réussir, à cause d'obstacles trop
grands--c'est ce que j'appelle l'aléa né de la faiblesse
humaine--l'abandonner et essayer du deuxième ou du troisième ou du
quatrième plan. Mais il se peut aussi qu'il n'ait essayé du premier--et
c'est ici ce que j'appelle la grandeur humaine--que par feinte, pour
fixer l'adversaire de façon à le surprendre là où il ne croyait pas être
attaqué. C'est ainsi qu'à Ulm, Mack, qui attendait l'ennemi à l'ouest,
fut enveloppé par le nord où il se croyait bien tranquille. Mon exemple
n'est du reste pas très bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille
d'enveloppement que l'avenir verra se reproduire parce qu'il n'est pas
seulement un exemple classique dont les généraux s'inspireront, mais une
forme en quelque sorte nécessaire (nécessaire entre d'autres, ce qui
laisse le choix, la variété), comme un type de cristallisation. Mais
tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgré tout factices.
J'en reviens à notre livre de philosophie, c'est comme les principes
rationnels, ou les lois scientifiques, la réalité se conforme à cela, à
peu près, mais rappelle-toi le grand mathématicien Poincaré, il n'est
pas sûr que les mathématiques soient rigoureusement exactes. Quant aux
règlements eux-mêmes, dont je t'ai parlé, ils sont en somme d'une
importance secondaire, et d'ailleurs on les change de temps en temps.
Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le _Service en
Campagne_ de 1895 dont on peut dire qu'il est périmé, puisqu'il repose
sur la vieille et désuète doctrine qui considère que le combat de
cavalerie n'a guère qu'un effet moral par l'effroi que la charge produit
sur l'adversaire. Or, les plus intelligents de nos maîtres, tout ce
qu'il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont
je te parlais, envisagent au contraire que la décision sera obtenue par
une véritable mêlée où on s'escrimera du sabre et de la lance et où le
plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par
impression de terreur, mais matériellement.

--Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain _Service en
Campagne_ portera la trace de cette évolution, dit mon voisin.

--Je ne suis pas fâché de ton approbation, car tes avis semblent faire
plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit
que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l'agaçât un peu,
soit qu'il trouvât gentil de la consacrer en la constatant aussi
officiellement. Et puis j'ai peut-être diminué l'importance des
règlements. On les change, c'est certain. Mais en attendant ils
commandent la situation militaire, les plans de campagne et de
concentration. S'ils reflètent une fausse conception stratégique, ils
peuvent être le principe initial de la défaite. Tout cela, c'est un peu
technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui
précipite le plus l'évolution de l'art de la guerre, ce sont les
guerres elles-mêmes. Au cours d'une campagne, si elle est un peu longue,
on voit l'un des belligérants profiter des leçons que lui donnent les
succès et les fautes de l'adversaire, perfectionner les méthodes de
celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c'est du passé. Avec les
terribles progrès de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore
des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer
parti de l'enseignement, la paix sera faite.

--Ne sois pas si susceptible, dis-je à Saint-Loup, répondant à ce qu'il
avait dit avant ces dernières paroles. Je t'ai écouté avec assez
d'avidité!

--Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit
l'ami de Saint-Loup, j'ajouterai à ce que tu viens de dire que, si les
batailles s'imitent et se superposent, ce n'est pas seulement à cause de
l'esprit du chef. Il peut arriver qu'une erreur du chef (par exemple son
appréciation insuffisante de la valeur de l'adversaire) l'amène à
demander à ses troupes des sacrifices exagérés, sacrifices que certaines
unités accompliront avec une abnégation si sublime, que leur rôle sera
par là analogue à celui de telle autre unité dans telle autre bataille,
et seront cités dans l'histoire comme des exemples interchangeables:
pour nous en tenir à 1870, la garde prussienne à Saint-Privat, les
turcos à Froeschviller et à Wissembourg.

--Ah! interchangeables, très exact! excellent! tu es intelligent, dit
Saint-Loup.

Je n'étais pas indifférent à ces derniers exemples, comme chaque fois
que sous le particulier on me montrait le général. Mais pourtant le
génie du chef, voilà ce qui m'intéressait, j'aurais voulu me rendre
compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnée, où
le chef sans génie ne pourrait résister à l'adversaire, s'y prendrait le
chef génial pour rétablir la bataille compromise, ce qui, au dire de
Saint-Loup, était très possible et avait été réalisé par Napoléon
plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c'était que la valeur
militaire, je demandais des comparaisons entre les généraux dont je
savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de
tacticien, quitte à ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le
laissaient pas voir et me répondaient avec une infatigable bonté.

Je me sentais séparé--non seulement de la grande nuit glacée qui
s'étendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le
sifflet d'un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d'être
là, ou les tintements d'une heure qui heureusement était encore éloignée
de celle où ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et
rentrer--mais aussi de toutes les préoccupations extérieures, presque du
souvenir de Mme de Guermantes, par la bonté de Saint-Loup à laquelle
celle de ses amis qui s'y ajoutait donnait comme plus d'épaisseur; par
la chaleur aussi de cette petite salle à manger, par la saveur des plats
raffinés qu'on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir à mon
imagination qu'à ma gourmandise; parfois le petit morceau de nature d'où
ils avaient été extraits, bénitier rugueux de l'huître dans lequel
restent quelques gouttes d'eau salée, ou sarment noueux, pampres jaunis
d'une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poétique et
lointain comme un paysage, et faisant se succéder au cours du dîner les
évocations d'une sieste sous une vigne et d'une promenade en mer;
d'autres soirs c'est par le cuisinier seulement qu'était mise en relief
cette particularité originale des mets, qu'il présentait dans son cadre
naturel comme une oeuvre d'art; et un poisson cuit au court-bouillon
était' apporté dans un long plat en terre, où, comme il se détachait en
relief sur des jonchées d'herbes bleuâtres, infrangible mais contourné
encore d'avoir été jeté vivant dans l'eau bouillante, entouré d'un
cercle de coquillages d'animalcules satellites, crabes, crevettes et
moules, il avait l'air d'apparaître dans une céramique de Bernard
Palissy.

--Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitié en riant,
moitié sérieusement, faisant allusion aux interminables conversations à
part que j'avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus
intelligent que moi? est-ce que vous l'aimez mieux que moi? Alors, comme
ça, il n'y en a plus que pour lui? (Les hommes qui aiment énormément une
femme, qui vivent dans une société d'hommes à femmes se permettent des
plaisanteries que d'autres qui y verraient moins d'innocence n'oseraient
pas.)

Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de
Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard,
deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que,
vivant dans un milieu si militaire, il fût tellement dreyfusard, presque
antimilitariste: «C'est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des détails,
que l'influence du milieu n'a pas l'importance qu'on croit ...» Certes,
je comptais m'en tenir là et ne pas reprendre les réflexions que j'avais
présentées à Saint-Loup quelques jours plus tôt. Malgré cela, comme ces
mots-là, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j'allais
m'en excuser en ajoutant: «C'est justement ce que l'autre jour ...» Mais
j'avais compté sans le revers qu'avait la gentille admiration de Robert
pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se
complétait d'une si entière assimilation de leurs idées, qu'au bout de
quarante-huit heures il avait oublié que ces idées n'étaient pas de lui.
Aussi en ce qui concernait ma modeste thèse, Saint-Loup, absolument
comme si elle eût toujours habité son cerveau et si je ne faisais que
chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec
chaleur et m'approuver.

--Mais oui! le milieu n'a pas d'importance.

Et avec la même force que s'il avait peur que je l'interrompisse ou ne
le comprisse pas:

--La vraie influence, c'est celle du milieu intellectuel! On est l'homme
de son idée!

Il s'arrêta un instant, avec le sourire de quelqu'un qui a bien digéré,
laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur
moi:

--Tous les hommes d'une même idée sont pareils, me dit-il, d'un air de
défi. Il n'avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de
jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.

Je n'arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les
mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu'on a, sont capables de
nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent
aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où,
en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais
tellement Mme de Guermantes, que j'avais peine à respirer: on aurait dit
qu'une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste
habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance
immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d'amour. Et les points
de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand
le regret d'un être est substitué aux viscères, il a l'air de tenir plus
de place qu'eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté
d'être obligé de _penser_ une partie de son corps! Seulement il semble
qu'on vaille davantage. A la moindre brise on soupire d'oppression, mais
aussi de langueur. Je regardais le ciel. S'il était clair, je me disais:
«Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles», et
qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire: «Une
bonne nouvelle, ma tante vient de m'écrire, elle voudrait te voir, elle
va venir ici.» Ce n'est pas dans le firmament seul que je mettais la
pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d'air un peu doux qui passait
semblait m'apporter un message d'elle, comme jadis de Gilberte dans les
blés de Méséglise: on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment
qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais
qui lui sont étrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours
quelque chose en nous s'efforce de les amener à plus de vérité,
c'est-à-dire de les faire se rejoindre à un sentiment plus général,
commun à toute l'humanité, avec lequel les individus et les peines
qu'ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce
qui mêlait quelque plaisir à ma peine c'est que je la savais une petite
partie de l'universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaître
des tristesses que j'avais éprouvées à propos de Gilberte, ou bien quand
le soir, à Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le
souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que
j'éprouvais et à laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence,
n'étaient pas liées clairement comme la cause l'est à l'effet dans
l'esprit d'un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fût
pas cette cause. N'y a-t-il pas telle douleur physique diffuse,
s'étendant par irradiation dans des régions extérieures à la partie
malade, mais qu'elle abandonne pour se dissiper entièrement si un
praticien touche le point précis d'où elle vient? Et pourtant, avant
cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractère de vague et
de fatalité, qu'impuissants à l'expliquer, à la localiser même, nous
croyions impossible de la guérir. Tout en m'acheminant vers le
restaurant je me disais: «Il y a déjà quatorze jours que je n'ai vu Mme
de Guermantes.» Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose énorme
qu'à moi qui, quand il s'agissait de Mme de Guermantes, comptais par
minutes. Pour moi ce n'était plus seulement les étoiles et la brise,
mais jusqu'aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque
chose de douloureux et de poétique. Chaque jour était maintenant comme
la crête mobile d'une colline incertaine: d'un côté, je sentais que je
pouvais descendre vers l'oubli; de l'autre, j'étais emporté par le
besoin de revoir la duchesse. Et j'étais tantôt plus près de l'un ou de
l'autre, n'ayant pas d'équilibre stable. Un jour je me dis: «Il y aura
peut-être une lettre ce soir» et en arrivant dîner j'eus le courage de
demander à Saint-Loup:

--Tu n'as pas par hasard des nouvelles de Paris?

--Si, me répondit-il d'un air sombre, elles sont mauvaises.

Je respirai en comprenant que ce n'était que lui qui avait du chagrin et
que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse. Mais je vis bientôt
qu'une de leurs conséquences serait d'empêcher Robert de me mener de
longtemps chez sa tante.

J'appris qu'une querelle avait éclaté entre lui et sa maîtresse, soit
par correspondance, soit qu'elle fût venue un matin le voir entre deux
trains. Et les querelles, même moins graves, qu'ils avaient eues
jusqu'ici, semblaient toujours devoir être insolubles. Car elle était de
mauvaise humeur, trépignait, pleurait, pour des raisons aussi
incompréhensibles que celles des enfants qui s'enferment dans un cabinet
noir, ne viennent pas dîner, refusant toute explication, et ne font que
redoubler de sanglots quand, à bout de raisons, on leur donne des
claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c'est
une manière de dire qui est trop simple, et fausse par là l'idée qu'on
doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n'ayant plus
qu'à songer à sa maîtresse partie avec le respect pour lui qu'elle avait
éprouvé en le voyant si énergique, les anxiétés qu'il avait eues les
premières heures prirent fin devant l'irréparable, et la cessation d'une
anxiété est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit
pour lui un peu du même genre de charme qu'aurait eu une
réconciliation. Ce dont il commença à souffrir un peu plus tard furent
une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment
de lui-même, à l'idée que peut-être elle aurait bien voulu se
rapprocher; qu'il n'était pas impossible qu'elle attendît un mot de lui;
qu'en attendant, pour se venger elle ferait peut-être, tel soir, à tel
endroit, telle chose, et qu'il n'y aurait qu'à lui télégraphier qu'il
arrivait pour qu'elle n'eût pas lieu; que d'autres peut-être profitaient
du temps qu'il laissait perdre, et qu'il serait trop tard dans quelques
jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces
possibilités il ne savait rien, sa maîtresse gardait un silence qui
finit par affoler sa douleur jusqu'à lui faire se demander si elle
n'était pas cachée à Doncières ou partie pour les Indes.

On a dit que le silence était une force; dans un tout autre sens, il en
est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît
l'anxiété de qui attend. Rien n'invite tant à s'approcher d'un être que
ce qui en sépare, et quelle plus infranchissable barrière que le
silence? On a dit aussi que le silence était un supplice, et capable de
rendre fou celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel
supplice--plus grand que de garder le silence--de l'endurer de ce qu'on
aime! Robert se disait: «Que fait-elle donc pour qu'elle se taise ainsi?
Sans doute, elle me trompe avec d'autres?» Il disait encore: «Qu'ai-je
donc fait pour qu'elle se taise ainsi? Elle me hait peut-être, et pour
toujours.» Et il s'accusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet,
par la jalousie et par le remords. D'ailleurs, plus cruel que celui des
prisons, ce silence-là est prison lui-même. Une clôture immatérielle,
sans doute, mais impénétrable, cette tranche interposée d'atmosphère
vide, mais que les rayons visuels de l'abandonné ne peuvent traverser.
Est-il un plus terrible éclairage que le silence, qui ne nous montre pas
une absente, mais mille, et chacune se livrant à quelque autre
trahison? Parfois, dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait
qu'il allait cesser à l'instant, que la lettre attendue allait venir. Il
la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà
désaltéré, il murmurait: «La lettre! La lettre!» Après avoir entrevu
ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piétinant dans
le désert réel du silence sans fin.

Il souffrait d'avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d'une
rupture qu'à d'autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens
qui règlent toutes leurs affaires en vue d'une expatriation qui ne
s'effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se
situer le lendemain, s'agite momentanément, détachée d'eux, pareille à
ce coeur qu'on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du
reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse
reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme
la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la
mort. Et comme l'habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui
a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la
première sur le roc en apparence le plus désolé, peut-être en pratiquant
d'abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s'y accoutumer
sincèrement. Mais l'incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au
souvenir de cette femme, ressemblait à l'amour. Il se forçait cependant
à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était moins cruel
de vivre sans sa maîtresse qu'avec elle dans certaines conditions, ou
qu'après la façon dont ils s'étaient quittés, attendre ses excuses était
nécessaire pour qu'elle conservât ce qu'il croyait qu'elle avait pour
lui sinon d'amour, du moins d'estime et de respect. Il se contentait
d'aller au téléphone, qu'on venait d'installer à Doncières, et de
demander des nouvelles, ou de donner des instructions à une femme de
chambre qu'il avait placée auprès de son amie. Ces communications
étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de temps parce que,
suivant les opinions de ses amis littéraires relativement à la laideur
de la capitale, mais surtout en considération de ses bêtes, de ses
chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son
propriétaire de Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la
maîtresse de Robert venait de louer une petite propriété aux environs de
Versailles. Cependant lui, à Doncières, ne dormait plus un instant la
nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s'assoupit un peu.
Mais tout d'un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher
quelque chose, il disait: «Je l'entends, vous ne ... vous ne....» Il
s'éveilla. Il me dit qu'il venait de rêver qu'il était à la campagne
chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tâché de l'écarter d'une
certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal
des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu'il
savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait
distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu'avait
l'habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait
voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci
le maintenait pour l'empêcher d'y aller, tout en ayant un certain air
froissé de tant d'indiscrétion, que Robert disait qu'il ne pourrait
jamais oublier.

--Mon rêve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflé.

Mais je vis bien que, pendant l'heure qui suivit, il fut plusieurs fois
sur le point de téléphoner à sa maîtresse pour lui demander de se
réconcilier. Mon père avait le téléphone depuis peu, mais je ne sais si
cela eût beaucoup servi à Saint-Loup. D'ailleurs il ne me semblait pas
très convenable de donner à mes parents, même seulement à un appareil
posé chez eux, ce rôle d'intermédiaire entre Saint-Loup et sa
maîtresse, si distinguée et noble de sentiments que pût être celle-ci.
Le cauchemar qu'avait eu Saint-Loup s'effaça un peu de son esprit. Le
regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces
qui dessinèrent pour moi, en se suivant l'un l'autre, comme la courbe
magnifique de quelque rampe durement forgée d'où Robert restait à se
demander quelle résolution son amie allait prendre.

Enfin, elle lui demanda s'il consentirait à pardonner. Aussitôt qu'il
eut compris que la rupture était évitée, il vit tous les inconvénients
d'un rapprochement. D'ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque
accepté une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-être,
retrouver à nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n'hésita
pas longtemps. Et peut-être n'hésita-t-il que parce qu'il était enfin
certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de le pouvoir, donc de le
faire. Seulement elle lui demandait, pour qu'elle retrouvât son calme,
de ne pas revenir à Paris au 1er janvier. Or, il n'avait pas le courage
d'aller à Paris sans la voir. D'autre part elle avait consenti à voyager
avec lui, mais pour cela il lui fallait un véritable congé que le
capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder.

--Cela m'ennuie à cause de notre visite chez ma tante qui se trouve
ajournée. Je retournerai sans doute à Paris à Pâques.

--Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes à ce moment-là, car
je serai déjà à Balbec. Mais ça ne fait absolument rien.

--A Balbec? mais vous n'y étiez allé qu'au mois d'août.


--Oui, mais cette année, à cause de ma santé, on doit m'y envoyer plus
tôt.

Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal sa maîtresse, après ce
qu'il m'avait raconté. «Elle est violente seulement parce qu'elle est
trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais c'est un être
sublime. Tu ne peux pas t'imaginer les délicatesses de poésie qu'il y a
chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C'est
«bien», n'est-ce pas? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une
grandeur....» Et comme il était imbu d'un certain langage qu'on parlait
autour de cette femme dans des milieux littéraires: «Elle a quelque
chose de sidéral et même de vatique, tu comprends ce que je veux dire,
le poète qui était presque un prêtre.»

Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de
demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu'il vînt à Paris. Or,
ce prétexte me fut fourni par le désir que j'avais de revoir des
tableaux d'Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions
connu à Balbec. Prétexte où il y avait, d'ailleurs, quelque vérité car
si, dans mes visites à Elstir, j'avais demandé à sa peinture de me
conduire à la compréhension et à l'amour de choses meilleures
qu'elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de
vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le
portrait des réalités que je n'avais pas su approfondir, comme un chemin
d'aubépine, non pour qu'il me conservât leur beauté mais me la
découvrît), maintenant au contraire, c'était l'originalité, la séduction
de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout
voir, c'était d'autres tableaux d'Elstir.

Il me semblait d'ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient
quelque chose d'autre que les chefs-d'oeuvre de peintres même plus
grands. Son oeuvre était comme un royaume clos, aux frontières
infranchissables, à la matière sans seconde. Collectionnant avidement
les rares revues où on avait publié des études sur lui, j'y avais appris
que ce n'était que récemment qu'il avait commencé à peindre des paysages
et des natures mortes, mais qu'il avait commencé par des tableaux
mythologiques (j'avais vu les photographies de deux d'entre eux dans son
atelier), puis avait été longtemps impressionné par l'art japonais.

Certaines des oeuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières
se trouvaient en province. Telle maison des Andelys où était un de ses
plus beaux paysages m'apparaissait aussi précieuse, me donnait un aussi
vif désir du voyage, qu'un village chartrain dans la pierre meulière
duquel est enchâssé un glorieux vitrail; et vers le possesseur de ce
chef-d'oeuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossière, sur la
grand'rue, enfermé comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs
du monde qu'est un tableau d'Elstir et qui l'avait peut-être acheté
plusieurs milliers de francs, je me sentais porté par cette sympathie
qui unit jusqu'aux coeurs, jusqu'aux caractères de ceux qui pensent de
la même façon que nous sur un sujet capital. Or, trois oeuvres
importantes de mon peintre préféré étaient désignées, dans l'une de ces
revues, comme appartenant à Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme
sincèrement que, le soir où Saint-Loup m'avait annoncé le voyage de son
amie à Bruges, je pus, pendant le dîner, devant ses amis, lui jeter
comme à l'improviste:

--Écoute, tu permets? dernière conversation au sujet de la dame dont
nous avons parlé. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j'ai connu à
Balbec?

--Mais, voyons, naturellement.

--Tu te rappelles mon admiration pour lui?

--Très bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre.

--Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison
accessoire pour laquelle je désirerais connaître ladite dame, tu sais
toujours bien laquelle?

--Mais oui! que de parenthèses!

--C'est qu'elle a chez elle au moins un très beau tableau d'Elstir.

--Tiens, je ne savais pas.

--Elstir sera sans doute à Balbec à Pâques, vous savez qu'il passe
maintenant presque toute l'année sur cette côte. J'aurais beaucoup aimé
avoir vu ce tableau avant mon départ. Je ne sais si vous êtes en termes
assez intimes avec votre tante: ne pourriez-vous, en me faisant assez
habilement valoir à ses yeux pour qu'elle ne refuse pas, lui demander de
me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas
là?

--C'est entendu, je réponds pour elle, j'en fais mon affaire.

--Robert, comme je vous aime!

--Vous êtes gentil de m'aimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer
comme vous l'aviez promis et comme tu avais commencé de le faire.

--J'espère que ce n'est pas votre départ que vous complotez, me dit un
des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela
ne doit rien changer, nous sommes là. Ce sera peut-être moins amusant
pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tâcher de vous faire
oublier son absence.

En effet, au moment où on croyait que l'amie de Robert irait seule à
Bruges, on venait d'apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-là
d'un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier
Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s'était
passé. Le Prince, très fier de son opulente chevelure, était un client
assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garçon de l'ancien
coiffeur de Napoléon III. Le capitaine de Borodino était au mieux avec
le coiffeur car il était, malgré ses façons majestueuses, simple avec
les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note
arriérée d'au moins cinq ans et que les flacons de «Portugal», d'«Eau
des Souverains», les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins
que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., plaçait plus haut
Saint-Loup qui payait rubis sur l'ongle, avait plusieurs voitures et des
chevaux de selle. Mis au courant de l'ennui de Saint-Loup de ne pouvoir
partir avec sa maîtresse, il en parla chaudement au Prince ligoté d'un
surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tête renversée
et menaçait sa gorge. Le récit de ces aventures galantes d'un jeune
homme arracha au capitaine-prince un sourire d'indulgence bonapartiste.
Il est peu probable qu'il pensa à sa note impayée, mais la
recommandation du coiffeur l'inclinait autant à la bonne humeur qu'à la
mauvaise celle d'un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la
permission était promise et elle fut signée le soir même. Quant au
coiffeur, qui avait l'habitude de se vanter sans cesse et, afin de le
pouvoir, s'attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des
prestiges entièrement inventés, pour une fois qu'il rendit un service
signalé à Saint-Loup, non seulement il n'en fit pas sonner le mérite,
mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n'y a pas
lieu de le faire, cède la place à la modestie, n'en reparla jamais à
Robert.

Tous les amis de Robert me dirent qu'aussi longtemps que je resterais à
Doncières, ou à quelque époque que j'y revinsse, s'il n'était pas là,
leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de liberté
seraient à moi et je sentais que c'était de grand coeur que ces jeunes
gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma
faiblesse.

--Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup après avoir
insisté pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans? vous
voyez bien que cette petite vie vous plaît! Et, même, vous vous
intéressez à tout ce qui se passe au régiment comme un ancien.

Car je continuais à leur demander avidement de classer les différents
officiers dont je savais les noms, selon l'admiration plus ou moins
grande qu'ils leur semblaient mériter, comme jadis, au collège, je
faisais faire à mes camarades pour les acteurs du Théâtre-Français. Si à
la place d'un des généraux que j'entendais toujours citer en tête de
tous les autres, un Galliffet ou un Négrier, quelque ami de Saint-Loup
disait: «Mais Négrier est un officier général des plus médiocres» et
jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de
Bourgogne, j'éprouvais la même surprise heureuse que jadis quand les
noms épuisés de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoulés par
l'épanouissement soudain du nom inusité d'Amaury. «Même supérieur à
Négrier? Mais en quoi? donnez-moi un exemple.» Je voulais qu'il existât
des différences profondes jusqu'entre les officiers subalternes du
régiment, et j'espérais, dans la raison de ces différences, saisir
l'essence de ce qu'était la supériorité militaire. L'un de ceux dont
cela m'eût le plus intéressé d'entendre parler, parce que c'est lui que
j'avais aperçu le plus souvent, était le prince de Borodino. Mais ni
Saint-Loup, ni ses amis, s'ils rendaient en lui justice au bel officier
qui assurait à son escadron une tenue incomparable, n'aimaient l'homme.
Sans parler de lui évidemment sur le même ton que de certains officiers
sortis du rang et francs-maçons, qui ne fréquentaient pas les autres et
gardaient à côté d'eux un aspect farouche d'adjudants, ils ne semblaient
pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles,
desquels à vrai dire, même à l'égard de Saint-Loup, il différait
beaucoup par l'attitude. Eux, profitant de ce que Robert n'était que
sous-officier et qu'ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse
qu'il fût invité chez des chefs qu'elle eût dédaignés sans cela, ne
perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s'y
trouvait quelque gros bonnet capable d'être utile à un jeune maréchal
des logis. Seul, le capitaine de Borodino n'avait que des rapports de
service, d'ailleurs excellents, avec Robert. C'est que le prince, dont
le grand-père avait été fait maréchal et prince-duc par l'Empereur, à la
famille de qui il s'était ensuite allié par son mariage, puis dont le
père avait épousé une cousine de Napoléon III et avait été deux fois
ministre après le coup d'État, sentait que malgré cela il n'était pas
grand' chose pour Saint-Loup et la société des Guermantes, lesquels à
leur tour, comme il ne se plaçait pas au même point de vue qu'eux, ne
comptaient guère pour lui. Il se doutait que, pour Saint-Loup, il
était--lui apparenté aux Hohenzollern--non pas un vrai noble mais le
petit-fils d'un fermier, mais, en revanche, considérait Saint-Loup comme
le fils d'un homme dont le comté avait été confirmé par l'Empereur--on
appelait cela dans le faubourg Saint-Germain les comtes refaits--et
avait sollicité de lui une préfecture, puis tel autre poste placé bien
bas sous les ordres de S.A. le prince de Borodino, ministre d'État, à
qui l'on écrivait «Monseigneur» et qui était neveu du souverain.

Plus que neveu peut-être. La première princesse de Borodino passait pour
avoir eu des bontés pour Napoléon Ier qu'elle suivit à l'île d'Elbe, et
la seconde pour Napoléon III. Et si, dans la face placide du capitaine,
on retrouvait de Napoléon Ier, sinon les traits naturels du visage, du
moins la majesté étudiée du masque, l'officier avait surtout dans le
regard mélancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque chose
qui faisait penser à Napoléon III; et cela d'une façon si frappante
qu'ayant demandé après Sedan à pouvoir rejoindre l'Empereur, et ayant
été éconduit par Bismarck auprès de qui on l'avait mené, ce dernier
levant par hasard les yeux sur le jeune homme qui se disposait à
s'éloigner, fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant,
le rappela et lui accorda l'autorisation que, comme à tout le monde, il
venait de lui refuser.

Si le prince de Borodino ne voulait pas faire d'avances à Saint-Loup ni
aux autres membres de la société du faubourg Saint-Germain qu'il y avait
dans le régiment (alors qu'il invitait beaucoup deux lieutenants
roturiers qui étaient des hommes agréables), c'est que, les considérant
tous du haut de sa grandeur impériale, il faisait, entre ces inférieurs,
cette différence que les uns étaient des inférieurs qui se savaient
l'être et avec qui il était charmé de frayer, étant, sous ses apparences
de majesté, d'une humeur simple et joviale, et les autres des inférieurs
qui se croyaient supérieurs, ce qu'il n'admettait pas. Aussi, alors que
tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de
Borodino à qui il avait été recommandé par le maréchal de X... se borna
à être obligeant pour lui dans le service, où Saint-Loup était
d'ailleurs exemplaire, mais il ne le reçut jamais chez lui, sauf en une
circonstance particulière où il fut en quelque sorte forcé de l'inviter,
et, comme elle se présentait pendant mon séjour, lui demanda de
m'amener. Je pus facilement, ce soir-là, en voyant Saint-Loup à la table
de son capitaine, discerner jusque dans les manières et l'élégance de
chacun d'eux la différence qu'il y avait entre les deux aristocraties:
l'ancienne noblesse et celle de l'Empire. Issu d'une caste dont les
défauts, même s'il les répudiait de toute son intelligence, avaient
passé dans son sang, et qui, ayant cessé d'exercer une autorité réelle
depuis au moins un siècle, ne voit plus dans l'amabilité protectrice qui
fait partie de l'éducation qu'elle reçoit, qu'un exercice comme
l'équitation ou l'escrime, cultivé sans but sérieux, par divertissement,
à l'encontre des bourgeois que cette noblesse méprise assez pour croire
que sa familiarité les flatte et que son sans-gêne les honorerait,
Saint-Loup prenait amicalement la main de n'importe quel bourgeois
qu'on lui présentait et dont il n'avait peut-être pas entendu le nom, et
en causant avec lui (sans cesser de croiser et de décroiser les jambes,
se renversant en arrière, dans une attitude débraillée, le pied dans la
main) l'appelait «mon cher». Mais au contraire, d'une noblesse dont les
titres gardaient encore leur signification, tout pourvus qu'ils
restaient de riches majorats récompensant de glorieux services, et
rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande à
beaucoup d'hommes et où l'on doit connaître les hommes, le prince de
Borodino--sinon distinctement, et dans sa conscience personnelle et
claire, du moins en son corps qui le révélait par ses attitudes et ses
façons--considérait son rang comme une prérogative effective; à ces
mêmes roturiers que Saint-Loup eût touchés à l'épaule et pris par le
bras, il s'adressait avec une affabilité majestueuse, où une réserve
pleine de grandeur tempérait la bonhomie souriante qui lui était
naturelle, sur un ton empreint à la fois d'une bienveillance sincère et
d'une hauteur voulue. Cela tenait sans doute à ce qu'il était moins
éloigné des grandes ambassades et de la cour, où son père avait eu les
plus hautes charges et où les manières de Saint-Loup, le coude sur la
table et le pied dans la main, eussent été mal reçues, mais surtout cela
tenait à ce que cette bourgeoisie, il la méprisait moins, qu'elle était
le grand réservoir où le premier Empereur avait pris ses maréchaux, ses
nobles, où le second avait trouvé un Fould, un Rouher.

Sans doute, fils ou petit-fils d'empereur, et qui n'avait plus qu'à
commander un escadron, les préoccupations de son père et de son
grand-père ne pouvaient, faute d'objet à quoi s'appliquer, survivre
réellement dans la pensée de M. de Borodino. Mais comme l'esprit d'un
artiste continue à modeler bien des années après qu'il est éteint la
statue qu'il sculpta, elles avaient pris corps en lui, s'y étaient
matérialisées, incarnées, c'était elles que reflétait son visage. C'est
avec, dans la voix, la vivacité du premier Empereur qu'il adressait un
reproche à un brigadier, avec la mélancolie songeuse du second qu'il
exhalait la bouffée d'une cigarette. Quand il passait en civil dans les
rues de Doncières un certain éclat dans ses yeux, s'échappant de sous le
chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito
souverain; on tremblait quand il entrait dans le bureau du maréchal des
logis chef, suivi de l'adjudant, et du fourrier comme de Berthier et de
Masséna. Quand il choisissait l'étoffe d'un pantalon pour son escadron,
il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de déjouer
Talleyrand et tromper Alexandre; et parfois, en train de passer une
revue d'installage, il s'arrêtait, laissant rêver ses admirables yeux
bleus, tortillait sa moustache, avait l'air d'édifier une Prusse et une
Italie nouvelles. Mais aussitôt, redevenant de Napoléon III Napoléon
Ier, il faisait remarquer que le paquetage n'était pas astiqué et
voulait goûter à l'ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie
privée, c'était pour les femmes d'officiers bourgeois (à la condition
qu'ils ne fussent pas francs-maçons) qu'il faisait servir non seulement
une vaisselle de Sèvres bleu de roi, digne d'un ambassadeur (donnée à
son père par Napoléon, et qui paraissait plus précieuse encore dans la
maison provinciale qu'il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines
rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l'armoire
rustique d'un vieux manoir aménagé en ferme achalandée et prospère),
mais encore d'autres présents de l'Empereur: ces nobles et charmantes
manières qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de
représentation, si pour certains ce n'était pas être voué pour toute sa
vie au plus injuste des ostracismes que d'être «né», des gestes
familiers, la bonté, la grâce et, enfermant sous un émail bleu de roi
aussi, des images glorieuses, la relique mystérieuse, éclairée et
survivante du regard. Et à propos des relations bourgeoises que le
prince avait à Doncières, il convient de dire ceci. Le
lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du
médecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au
Conservatoire. Ce dernier couple, de même que le lieutenant-colonel et
sa femme, dînaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils étaient
certes flattés, sachant que, quand le Prince allait à Paris en
permission, il dînait chez Mme de Pourtalès, chez les Murat, etc. Mais
ils se disaient: «C'est un simple capitaine, il est trop heureux que
nous venions chez lui. C'est du reste un vrai ami pour nous.» Mais quand
M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se
rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il fit son déménagement,
oublia aussi complètement les deux couples musiciens que le théâtre de
Doncières et le petit restaurant d'où il faisait souvent venir son
déjeuner, et à leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le
médecin-chef, qui avaient si souvent dîné chez lui, ne reçurent plus, de
toute leur vie, de ses nouvelles.

Un matin, Saint-Loup m'avoua, qu'il avait écrit à ma grand'mère pour lui
donner de mes nouvelles et lui suggérer l'idée, puisque un service
téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi.
Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l'appareil et il me
conseilla d'être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le
téléphone n'était pas encore à cette époque d'un usage aussi courant
qu'aujourd'hui. Et pourtant l'habitude met si peu de temps à dépouiller
de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en
contact que, n'ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule
pensée que j'eus ce fut que c'était bien long, bien incommode, et
presque l'intention d'adresser une plainte. Comme nous tous maintenant,
je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques
changements, l'admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent
pour qu'apparaisse près de nous, invisible mais présent, l'être à qui
nous voulions parler, et qui restant à sa table, dans la ville qu'il
habite (pour ma grand'mère c'était Paris), sous un ciel différent du
nôtre, par un temps qui n'est pas forcément le même, au milieu de
circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va
nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues
(lui et toute l'ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au
moment où notre caprice l'a ordonné. Et nous sommes comme le personnage
du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu'il en exprime, fait
apparaître dans une clarté surnaturelle sa grand'mère ou sa fiancée, en
train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des
fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l'endroit même
où elle se trouve réellement. Nous n'avons, pour que ce miracle
s'accomplisse, qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à
appeler--quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien--les Vierges
Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître
le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres
vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes; les
Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans
qu'il soit permis de les apercevoir: les Danaïdes de l'invisible qui
sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons; les
ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une
amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient
cruellement: «J'écoute»; les servantes toujours irritées du Mystère, les
ombrageuses prêtresses de l'Invisible, les Demoiselles du téléphone!

Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions
sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger--un bruit
abstrait--celui de la distance supprimée--et la voix de l'être cher
s'adresse à nous.

C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est
loin! Que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant
cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle
dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a
de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle
distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble
que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence
réelle que cette voix si proche--dans la séparation effective! Mais
anticipation aussi d'une séparation éternelle! Bien souvent, écoutant de
la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé que
cette voix clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai
connu l'anxiété qui allait m'étreindre un jour, quand une voix
reviendrait ainsi (seule et ne tenant plus à un corps que je ne devais
jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j'aurais voulu
embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.

Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n'eut pas lieu. Quand
j'arrivai au bureau de poste, ma grand'mère m'avait déjà demandé;
j'entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu'un causait qui ne
savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui répondre car,
quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler
comme Polichinelle; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le
remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais
près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de
cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les
convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu'à la dernière seconde
et j'allai chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant; puis je
parlai, et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis
cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là,
chaque fois que ma grand'mère avait causé avec moi, ce qu'elle me
disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage
où les yeux tenaient beaucoup de place; mais sa voix elle-même, je
l'écoutais aujourd'hui pour la première fois. Et parce que cette voix
m'apparaissait changée dans ses proportions dès l'instant qu'elle était
un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits
de la figure, je découvris combien cette voix était douce; peut-être
d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand'mère, me
sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à l'effusion
d'une tendresse que, par «principes» d'éducatrice, elle contenait et
cachait d'habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était
triste, d'abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que
peu de voix humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout
élément de résistance aux autres, de tout égoïsme; fragile à force de
délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en
un pur flot de larmes, puis l'ayant seule près de moi, vue sans le
masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins
qui l'avaient fêlée au cours de la vie.

Était-ce d'ailleurs uniquement la voix qui, parce qu'elle était seule,
me donnait cette impression nouvelle qui me déchirait? Non pas; mais
plutôt que cet isolement de la voix était comme un symbole, une
évocation, un effet direct d'un autre isolement, celui de ma grand'mère,
pour la première fois séparée de moi. Les commandements ou défenses
qu'elle m'adressait à tout moment dans l'ordinaire de la vie, l'ennui de
l'obéissance ou la fièvre de la rébellion qui neutralisaient la
tendresse que j'avais pour elle, étaient supprimés en ce moment et même
pouvaient l'être pour l'avenir (puisque ma grand'mère n'exigeait plus
de m'avoir près d'elle sous sa loi, était en train de me dire son espoir
que je resterais tout à fait à Doncières, ou en tout cas que j'y
prolongerais mon séjour le plus longtemps possible, ma santé et mon
travail pouvant s'en bien trouver); aussi, ce que j'avais sous cette
petite cloche approchée de mon oreille, c'était, débarrassée des
pressions opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dès
lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse.
Ma grand'mère, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou
de revenir. Cette liberté qu'elle me laissait désormais, et à laquelle
je n'avais jamais entrevu qu'elle pût consentir, me parut tout d'un coup
aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je
l'aimerais encore et qu'elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criais:
«Grand'mère, grand'mère», et j'aurais voulu l'embrasser; mais je n'avais
près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui
reviendrait peut-être, me visiter quand ma grand'mère serait morte.
«Parle-moi»; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je
cessai tout d'un coup de percevoir cette voix. Ma grand'mère ne
m'entendait plus, elle n'était plus en communication avec moi, nous
avions cessé d'être en face l'un de l'autre, d'être l'un pour l'autre
audibles, je continuais à l'interpeller en tâtonnant dans la nuit,
sentant que des appels d'elle aussi devaient s'égarer. Je palpitais de
la même angoisse que, bien loin dans le passé, j'avais éprouvée
autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l'avais perdue,
angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu'elle me
cherchait, de sentir qu'elle se disait que je la cherchais; angoisse
assez semblable à celle que j'éprouverais le jour où on parle à ceux qui
ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire
entendre tout ce qu'on ne leur a pas dit, et l'assurance qu'on ne
souffre pas. Il me semblait que c'était déjà une ombre chérie que je
venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l'appareil,
je continuais à répéter en vain: «Grand'mère, grand'mère», comme Orphée,
resté seul, répète le nom de la morte. Je me décidais à quitter la
poste, à aller retrouver Robert à son restaurant pour lui dire que,
allant peut-être recevoir une dépêche qui m'obligerait à revenir, je
voudrais savoir à tout hasard l'horaire des trains. Et pourtant, avant
de prendre cette résolution, j'aurais voulu une dernière fois invoquer
les Filles de la Nuit, les Messagères de la parole, les Divinités sans
visage; mais les capricieuses Gardiennes n'avaient plus voulu ouvrir les
portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas; elles eurent
beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vénérable inventeur
de l'imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste
et chauffeur (lequel était neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et
Wagram laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis, sentant
que l'Invisible sollicité resterait sourd.

En arrivant auprès de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que
mon coeur n'était plus avec eux, que mon départ était déjà
irrévocablement décidé. Saint-Loup parut me croire, mais j'ai su depuis
qu'il avait, dès la première minute, compris que mon incertitude était
simulée, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. Tandis que,
laissant les plats refroidir auprès d'eux, ses amis cherchaient avec lui
dans l'indicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer à Paris,
et qu'on entendait dans la nuit étoilée et froide les sifflements des
locomotives, je n'éprouvais certes plus la même paix que m'avaient
donnée ici tant de soirs l'amitié des uns, le passage lointain des
autres. Ils ne manquaient pas pourtant, ce soir, sous une autre forme à
ce même office. Mon départ m'accabla moins quand je ne fus plus obligé
d'y penser seul, quand je sentis employer à ce qui s'effectuait
l'activité plus normale et plus saine de mes énergiques amis, les
camarades de Robert, et de ces autres êtres forts, les trains dont
l'allée et venue, matin et soir, de Doncières à Paris, émiettait
rétrospectivement ce qu'avait de trop compact et insoutenable mon long
isolement d'avec ma grand'mère, en des possibilités quotidiennes de
retour.

--Je ne doute pas de la vérité de tes paroles et que tu ne comptes pas
partir encore, me dit en riant Saint-Loup, mais fais comme si tu partais
et viens me dire adieu demain matin de bonne heure, sans cela je cours
le risque de ne pas te revoir; je déjeune justement en ville, le
capitaine m'a donné l'autorisation; il faut que je sois rentré à deux
heures au quartier car on va en marche toute la journée. Sans doute, le
seigneur chez qui je déjeune, à trois kilomètres d'ici, me ramènera à
temps pour être au quartier à deux heures.

A peine disait-il ces mots qu'on vint me chercher de mon hôtel; on
m'avait demandé de la poste au téléphone. J'y courus car elle allait
fermer. Le mot interurbain revenait sans cesse dans les réponses que me
donnaient les employés. J'étais au comble de l'anxiété car c'était ma
grand'mère qui me demandait. Le bureau allait fermer. Enfin j'eus la
communication. «C'est toi, grand'mère?» Une voix de femme avec un fort
accent anglais me répondit: «Oui, mais je ne reconnais pas votre voix.»
Je ne reconnaissais pas davantage la voix qui me parlait, puis ma
grand'mère ne me disait pas «vous». Enfin tout s'expliqua. Le jeune
homme que sa grand'mère avait fait demander au téléphone portait un nom
presque identique au mien et habitait une annexe de l'hôtel.
M'interpellant le jour même où j'avais voulu téléphoner à ma grand'mère,
je n'avais pas douté un seul instant que ce fût elle qui me demandât. Or
c'était par une simple coïncidence que la poste et l'hôtel venaient de
faire une double erreur.

Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup
déjà parti pour déjeuner dans ce château voisin. Vers une heure et
demie, je me préparais à aller à tout hasard au quartier pour y être dès
son arrivée, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je
vis, dans la direction même où j'allais, un tilbury qui, en passant près
de moi, m'obligea à me garer; un sous-officier le conduisait le monocle
à l'oeil, c'était Saint-Loup. A côté de lui était l'ami chez qui il
avait déjeuné et que j'avais déjà rencontré une fois à l'hôtel où Robert
dînait. Je n'osais pas appeler Robert comme il n'était pas seul, mais
voulant qu'il s'arrêtât pour me prendre avec lui, j'attirai son
attention par un grand salut qui était censé motivé par la présence d'un
inconnu. Je savais Robert myope, j'aurais pourtant cru que, si seulement
il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaître; or, il vit bien le
salut et le rendit, mais sans s'arrêter; et, s'éloignant à toute
vitesse, sans un sourire, sans qu'un muscle de sa physionomie bougeât,
il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levée au bord de
son képi, comme il eût répondu à un soldat qu'il n'eût pas connu. Je
courus jusqu'au quartier, mais c'était encore loin; quand j'arrivai, le
régiment se formait dans la cour où on ne me laissa pas rester, et
j'étais désolé de n'avoir pu dire adieu à Saint-Loup; je montai à sa
chambre, il n'y était plus; je pus m'informer de lui à un groupe de
soldats malades, des recrues dispensées de marche, le jeune bachelier,
un ancien, qui regardaient le régiment se former.

--Vous n'avez pas vu le maréchal des logis Saint-Loup? demandai-je.

--Monsieur, il est déjà descendu, dit l'ancien.

--Je ne l'ai pas vu, dit le bachelier.

--Tu ne l'as pas vu, dit l'ancien, sans plus s'occuper de moi, tu n'as
pas vu notre fameux Saint-Loup, ce qu'il dégotte avec son nouveau
phalzard! Quand le capiston va voir ça, du drap d'officier!

--Ah! tu en as des bonnes, du drap d'officier, dit le jeune bachelier
qui, malade à la chambre, n'allait pas en marche et s'essayait non sans
une certaine inquiétude à être hardi avec les anciens. Ce drap
d'officier, c'est du drap comme ça.

--Monsieur? demanda avec colère l'«ancien» qui avait parlé du phalzard.

Il était indigné que le jeune bachelier mît en doute que ce phalzard fût
en drap d'officier, mais, Breton, né dans un village qui s'appelle
Penguern-Stereden, ayant appris le français aussi difficilement que s'il
eût été Anglais ou Allemand, quand il se sentait possédé par une
émotion, il disait deux ou trois fois «monsieur» pour se donner le temps
de trouver ses paroles, puis après cette préparation il se livrait à son
éloquence, se contentant de répéter quelques mots qu'il connaissait
mieux que les autres, mais sans hâte, en prenant ses précautions contre
son manque d'habitude de la prononciation.

--Ah! c'est du drap comme ça? reprit-il, avec une colère dont
s'accroissaient progressivement l'intensité et la lenteur de son débit.
Ah! c'est du drap comme ça? quand je te dis que c'est du drap
d'officier, quand je-te-le-dis, puisque je-te-le-dis, c'est que je le
sais, je pense.

--Ah! alors, dit le jeune bachelier vaincu par cette argumentation.
C'est pas à nous qu'il faut faire des boniments à la noix de coco.

--Tiens, v'là justement le capiston qui passe. Non, mais regarde un peu
Saint-Loup; c'est ce coup de lancer la jambe; et puis sa tête. Dirait-on
un sous-off? Et le monocle; ah! il va un peu partout.

Je demandai à ces soldats que ma présence ne troublait pas à regarder
aussi par la fenêtre. Ils ne m'en empêchèrent pas, ni ne se
dérangèrent. Je vis le capitaine de Borodino passer majestueusement en
faisant trotter son cheval, et semblant avoir l'illusion qu'il se
trouvait à la bataille d'Austerlitz. Quelques passants étaient assemblés
devant la grille du quartier pour voir le régiment sortir. Droit sur son
cheval, le visage un peu gras, les joues d'une plénitude impériale,
l'oeil lucide, le Prince devait être le jouet de quelque hallucination
comme je l'étais moi-même chaque fois qu'après le passage du tramway le
silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et strié par une
vague palpitation musicale. J'étais désolé de ne pas avoir dit adieu à
Saint-Loup, mais je partis tout de même, car mon seul souci était de
retourner auprès de ma grand'mère: jusqu'à ce jour, dans cette petite
ville, quand je pensais à ce que ma grand-mère faisait seule, je me la
représentais telle qu'elle était avec moi, mais en me supprimant, sans
tenir compte des effets sur elle de cette suppression; maintenant,
j'avais à me délivrer au plus vite, dans ses bras, du fantôme,
insoupçonné jusqu'alors et soudain évoqué par sa voix, d'une grand'mère
réellement séparée de moi, résignée, ayant, ce que je ne lui avais
encore jamais connu, un âge, et qui venait de recevoir une lettre de moi
dans l'appartement vide où j'avais déjà imaginé maman quand j'étais
parti pour Balbec.

Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j'aperçus quand, entré au salon
sans que ma grand'mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train
de lire. J'étais là, ou plutôt je n'étais pas encore là puisqu'elle ne
le savait pas, et, comme une femme qu'on surprend en trahi de faire un
ouvrage qu'elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées
qu'elle n'avait jamais montrées devant moi. De moi--par ce privilège qui
ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la
faculté d'assister brusquement à notre propre absence--il n'y avait là
que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage,
l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre
un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit
à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand'mère, ce fut bien une
photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système
animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle,
avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver
jusqu'à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l'idée que
nous nous faisons d'eux depuis toujours, les fait adhérer à elle,
coïncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma
grand'mère, je leur faisais signifier ce qu'il y avait de plus délicat
et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard
habituel est une nécromancie et chaque visage qu'on aime le miroir du
passé, comment n'en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu s'alourdir
et changer, alors que, même dans les spectacles les plus indifférents de
la vie, notre oeil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie
classique, toutes les images qui ne concourent pas à l'action et ne
retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but? Mais qu'au
lieu de notre oeil ce soit un objectif purement matériel, une plaque
photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple
dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un académicien qui
veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne
pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s'il était ivre ou
que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque
cruelle ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse
d'accourir à temps pour cacher à nos regards ce qu'ils ne doivent jamais
contempler, quand elle est devancée par eux qui, arrivés les premiers
sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon
de pellicules, et nous montrent, au lieu de l'être aimé qui n'existe
plus depuis longtemps mais dont elle n'avait jamais voulu que la mort
nous fût révélée, l'être nouveau que cent fois par jour elle revêtait
d'une chère et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne s'était
pas regardé depuis longtemps, et composant à tout moment le visage qu'il
ne voit pas d'après l'image idéale qu'il porte de soi-même dans sa
pensée, recule en apercevant dans une glace, au milieu d'une figure
aride et déserte, l'exhaussement oblique et rose d'un nez gigantesque
comme une pyramide d'Égypte, moi pour qui ma grand'mère c'était encore
moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la
même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et
superposés, tout d'un coup, dans notre salon qui faisait partie d'un
monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit
«il vieillit bien», pour la première fois et seulement pour un instant,
car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe,
rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un
livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne
connaissais pas.

A ma demande d'aller voir les Elstirs de Mme de Guermantes, Saint-Loup
m'avait dit: «Je réponds pour elle.» Et malheureusement, en effet, pour
elle ce n'était que lui qui avait répondu. Nous répondons aisément des
autres quand, disposant dans notre pensée les petites images qui les
figurent, nous faisons manoeuvrer celles-ci à notre guise. Sans doute
même à ce moment-là nous tenons compte des difficultés provenant de la
nature de chacun, différente de la nôtre, et nous ne manquons pas
d'avoir recours à tel ou tel moyen d'action puissant sur elle, intérêt,
persuasion, émoi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces
différences d'avec notre nature, c'est encore notre nature qui les
imagine; ces difficultés, c'est nous qui les levons; ces mobiles
efficaces, c'est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans
notre esprit nous avons fait répéter à l'autre personne, et qui la font
agir à notre gré, nous voulons les lui faire exécuter dans la vie, tout
change, nous nous heurtons à des résistances imprévues qui peuvent être
invincibles. L'une des plus fortes est sans doute celle que peut
développer en une femme qui n'aime pas, le dégoût que lui inspire,
insurmontable et fétide, l'homme qui l'aime: pendant les longues
semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui
je ne doutai pas qu'il eût écrit pour la supplier de le faire, ne me
demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d'Elstir.

Je reçus des marques de froideur de la part d'une autre personne de la
maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j'aurais dû entrer lui dire
bonjour, à mon retour de Doncières, avant même de monter chez moi? Ma
mère me dit que non, qu'il ne fallait pas s'étonner. Françoise lui avait
dit qu'il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans
raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.

Cependant l'hiver finissait. Un matin, après quelques semaines de
giboulées et de tempêtes, j'entendis dans ma cheminée--au lieu du vent
informe, élastique et sombre qui me secouait de l'envie d'aller au bord
de la mer--le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille:
irisé, imprévu comme une première jacinthe déchirant doucement son coeur
nourricier pour qu'en jaillît, mauve et satinée, sa fleur sonore,
faisant entrer comme une fenêtre ouverte, dans ma chambre encore fermée
et noire, la tiédeur, l'éblouissement, la fatigue d'un premier beau
jour. Ce matin-là, je me surpris à fredonner un air de café-concert que
j'avais oublié depuis l'année où j'avais dû aller à Florence et à
Venise. Tant l'atmosphère, selon le hasard des jours, agit profondément
sur notre organisme et tire des réserves obscures où nous les avions
oubliées les mélodies inscrites que n'a pas déchiffrées notre mémoire.
Un rêveur plus conscient accompagna bientôt ce musicien que j'écoutais
en moi, sans même avoir reconnu tout de suite ce qu'il jouait.

Je sentais bien que les raisons n'étaient pas particulières à Balbec
pour lesquelles, quand j'y étais arrivé, je n'avais plus trouvé à son
église le charme qu'elle avait pour moi avant que je la connusse; qu'à
Florence, à Parme ou à Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage
se substituer à mes yeux pour regarder. Je le sentais. De même, un soir
du Ier janvier, à la tombée de la nuit, devant une colonne d'affiches,
j'avais découvert l'illusion qu'il y a à croire que certains jours de
fête diffèrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas
empêcher que le souvenir du temps pendant lequel j'avais cru passer à
Florence la semaine sainte ne continuât à faire d'elle comme
l'atmosphère de la cité des Fleurs, à donner à la fois au jour de Pâques
quelque chose de florentin, et à Florence quelque chose de pascal. La
semaine de Pâques était encore loin; mais dans la rangée des jours qui
s'étendait devant moi, les jours saints se détachaient plus clairs au
bout des jours mitoyens. Touchés d'un rayon comme certaines maisons d'un
village qu'on aperçoit au loin dans un effet d'ombre et de lumière, ils
retenaient sur eux tout le soleil.

Le temps était devenu plus doux. Et mes parents eux-mêmes, en me
conseillant de me promener, me fournissaient un prétexte à continuer mes
sorties du matin. J'avais voulu les cesser parce que j'y rencontrais Mme
de Guermantes. Mais c'est à cause de cela même que je pensais tout le
temps à ces sorties, ce qui me faisait trouver à chaque instant une
raison nouvelle de les faire, laquelle n'avait aucun rapport avec Mme de
Guermantes et me persuadait aisément que, n'eût-elle pas existé, je
n'en eusse pas moins manqué de me promener à cette même heure.

Hélas! si pour moi rencontrer toute autre personne qu'elle eût été
indifférent, je sentais que, pour elle, rencontrer n'importe qui excepté
moi eût été supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales,
de recevoir le salut de bien des sots et qu'elle jugeait tels. Mais elle
tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour
un effet du hasard. Et elle les arrêtait quelquefois car il y a des
moments où on a besoin de sortir de soi, d'accepter l'hospitalité de
l'âme des autres, à condition que cette âme, si modeste et laide
soit-elle, soit une âme étrangère, tandis que dans mon coeur elle
sentait avec exaspération que ce qu'elle eût retrouvé, c'était elle.
Aussi, même quand j'avais pour prendre le même chemin une autre raison
que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment où elle
passait; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient
avoir d'excessif, je répondais à peine à son salut, ou je la fixais du
regard sans la saluer, ni réussir qu'à l'irriter davantage et à faire
qu'elle commença en plus à me trouver insolent et mal élevé.

Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires,
et descendait la rue où déjà, comme si c'était le printemps, devant les
étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels
aristocratiques, à l'auvent de la marchande de beurre, de fruits, de
légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la
femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la
rue, était, de l'avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle
dans l'art d'accomplir ces mouvements et d'en faire quelque chose de
délicieux. Cependant elle s'avançait ignorante de cette réputation
éparse; son corps étroit, réfractaire et qui n'en avait rien absorbé
était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet; ses yeux
maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m'avaient
peut-être aperçu; elle mordait le coin de sa lèvre; je la voyais
redresser son manchon, faire l'aumône à un pauvre, acheter un bouquet de
violettes à une marchande, avec la même curiosité que j'aurais eue à
regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivée
à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s'ajoutait parfois un
mince sourire, c'était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant
une dédicace, un lavis qui était un chef-d'oeuvre. Chacune de ses robes
m'apparaissait comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la
projection d'un aspect particulier de son âme. Un de ces matins de
carême où elle allait déjeuner en ville, je la rencontrai dans une robe
d'un velours rouge clair, laquelle était légèrement échancrée au cou. Le
visage de Mme de Guermantes paraissait rêveur sous ses cheveux blonds.
J'étais moins triste que d'habitude parce que la mélancolie de son
expression, l'espèce de claustration que la violence de la couleur
mettait autour d'elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose
de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait
la matérialisation autour d'elle des rayons écarlates d'un coeur que je
ne lui connaissais pas et que j'aurais peut-être pu consoler; réfugiée
dans la lumière mystique de l'étoffe aux flots adoucis elle me faisait
penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors j'avais honte
d'affliger par ma vue cette martyre. «Mais après tout la rue est à tout
le monde.»

«La rue est à tout le monde», reprenais-je en donnant à ces mots un sens
différent et en admirant qu'en effet dans la rue populeuse souvent
mouillée de pluie, et qui devenait précieuse comme est parfois la rue
dans les vieilles cités de l'Italie, la duchesse de Guermantes mêlât à
la vie publique des moments de sa vie secrète, se montrant ainsi à
chacun, mystérieuse, coudoyée de tous, avec la splendide gratuité des
grands chefs-d'oeuvre. Comme je sortais le matin après être resté
éveillé toute la nuit, l'après-midi, mes parents me disaient de me
coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n'y a pas besoin pour
savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l'habitude y est très
utile et même l'absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux
me faisaient défaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je
ne le pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce
n'était qu'une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour
faire se refléter dans mon sommeil, d'abord l'idée que je ne pourrais
dormir, puis, reflet de ce reflet, l'idée que c'était en dormant que
j'avais eu l'idée que je ne dormais pas, puis, par une réfraction
nouvelle, mon éveil ... à un nouveau somme où je voulais raconter à des
amis qui étaient entrés dans ma chambre que, tout à l'heure en dormant,
j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine
distinctes; il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de
perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le
coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout à fait nuit, j'ai
vu, grâce à l'écho invisible pourtant d'une dernière note de lumière
indéfiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pédale
optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours
plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la
synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se
représenter, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son
passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu
d'une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer
divisait en deux la ville; l'eau verte s'étendait à mes pieds; elle
baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui
existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu'aller vers elles,
c'eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris
l'art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je
croyais aborder à l'impossible, il me semblait l'avoir déjà fait
souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se
multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu'étant nouveau,
familier, je crus m'être trompé. Je m'aperçus au contraire que je
faisais en effet souvent ce rêve.

Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se reflétaient
dans le mien, mais d'une façon symbolique: je ne pouvais pas dans
l'obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort
les yeux fermés; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en
rêvant, dès que je voulais parler à ces amis je sentais le son s'arrêter
dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil; je
voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n'y
marche pas non plus; et tout à coup, j'avais honte de paraître devant
eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux aveugles, les lèvres
scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que
projetait mon sommeil lui-même avait l'air de ces grandes figures
allégoriques où Giotto a représenté l'Envie avec un serpent dans la
bouche, et que Swann m'avait données.

Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en
m'assurant qu'il n'avait pas eu l'occasion de parler de moi à sa
cousine: «Elle n'est pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se
trahissant naïvement, ce n'est plus mon Oriane d'autrefois, on me l'a
changée. Je t'assure qu'elle ne vaut pas la peine que tu t'occupes
d'elle. Tu lui fais beaucoup trop d'honneur. Tu ne veux pas que je te
présente à ma cousine Poictiers? ajouta-t-il sans se rendre compte que
cela ne pourrait me faire aucun plaisir. Voilà une jeune femme
intelligente et qui te plairait. Elle a épousé mon cousin, le duc de
Poictiers, qui est un bon garçon, mais un peu simple pour elle. Je lui
ai parlé de toi. Elle m'a demandé de t'amener. Elle est autrement jolie
qu'Oriane et plus jeune. C'est quelqu'un de gentil, tu sais, c'est
quelqu'un de bien.» C'étaient des expressions nouvellement--d'autant
plus ardemment--adoptées par Robert et qui signifiaient qu'on avait une
nature délicate: «Je ne te dis pas qu'elle soit dreyfusarde, il faut
aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit: «S'il était
innocent quelle horreur ce serait qu'il fût à l'île du Diable.» Tu
comprends, n'est-ce pas? Et puis enfin c'est une personne qui fait
beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a défendu qu'on les
fasse monter par l'escalier de service. Je t'assure, c'est quelqu'un de
très bien. Dans le fond Oriane ne l'aime pas parce qu'elle la sent plus
intelligente.»

Quoique absorbée par la pitié que lui inspirait un valet de pied des
Guermantes--lequel ne pouvait aller voir sa fiancée même quand la
Duchesse était sortie car cela eût été immédiatement rapporté par la
loge--Françoise fut navrée de ne s'être pas trouvée là au moment de la
visite de Saint-Loup, mais c'est qu'elle maintenant en faisait aussi.
Elle sortait infailliblement les jours où j'avais besoin d'elle. C'était
toujours pour aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre fille
arrivée depuis peu à Paris. Déjà la nature familiale de ces visites que
faisait Françoise ajoutait à mon agacement d'être privé de ses services,
car je prévoyais qu'elle parlerait de chacune comme d'une de ces choses
dont on ne peut se dispenser, selon les lois enseignées à
Saint-André-des-Champs. Aussi je n'écoutais jamais ses excuses sans une
mauvaise humeur fort injuste et à laquelle venait mettre le comble la
manière dont Françoise disait non pas: «j'ai été voir mon frère, j'ai
été voir ma nièce», mais: «j'ai été voir le frère, je suis entrée «en
courant» donner le bonjour à la nièce (ou à ma nièce la bouchère)».
Quant à sa fille, Françoise eût voulu la voir retourner à Combray. Mais
la nouvelle Parisienne, usant, comme une élégante, d'abréviatifs, mais
vulgaires, elle disait que la semaine qu'elle devrait aller passer à
Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement «l'Intran». Elle
voulait encore moins aller chez la soeur de Françoise dont la province
était montagneuse, car «les montagnes, disait la fille de Françoise en
donnant à «intéressant» un sens affreux et nouveau, ce n'est guère
intéressant». Elle ne pouvait se décider à retourner à Méséglise où «le
monde est si bête», où, au marché, les commères, les «pétrousses» se
découvriraient un cousinage avec elle et diraient: «Tiens, mais c'est-il
pas la fille au défunt Bazireau?» Elle aimerait mieux mourir que de
retourner se fixer là-bas, «maintenant qu'elle avait goûté à la vie de
Paris», et Françoise, traditionaliste, souriait pourtant avec
complaisance à l'esprit d'innovation qu'incarnait la nouvelle
«Parisienne» quand elle disait: «Eh bien, mère, si tu n'as pas ton jour
de sortie, tu n'as qu'à m'envoyer un pneu.»

Le temps était redevenu froid. «Sortir? pourquoi? pour prendre la
crève», disait Françoise qui aimait mieux rester à la maison pendant la
semaine que sa fille, le frère et la bouchère étaient allés passer à
Combray. D'ailleurs, dernière sectatrice en qui survécût obscurément la
doctrine de ma tante Léonie--sachant la physique,--Françoise ajoutait en
parlant de ce temps hors de saison: «C'est le restant de la colère de
Dieu!» Mais je ne répondais à ses plaintes que par un sourire plein de
langueur, d'autant plus indifférent à ces prédictions que, de toutes
manières, il ferait beau pour moi; déjà je voyais briller le soleil du
matin sur la colline de Fiesole, je me chauffais à ses rayons; leur
force m'obligeait à ouvrir et à fermer à demi les paupières, en
souriant, et, comme des veilleuses d'albâtre, elles se remplissaient
d'une lueur rose. Ce n'était pas seulement les cloches qui revenaient
d'Italie, l'Italie était venue avec elles. Mes mains fidèles ne
manqueraient pas de fleurs pour honorer l'anniversaire du voyage que
j'avais dû faire jadis, car depuis qu'à Paris le temps était redevenu
froid, comme une autre année au moment de nos préparatifs de départ à la
fin du carême, dans l'air liquide et glacial qui les baignait les
marronniers, les platanes des boulevards, l'arbre de la cour de notre
maison, entr'ouvraient déjà leurs feuilles comme dans une coupe d'eau
pure les narcisses, les jonquilles, les anémones du Ponte-Vecchio.

Mon père nous avait raconté qu'il savait maintenant par A.J. où allait
M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison.

--C'est chez Mme de Villeparisis, il la connaît beaucoup, je n'en savais
rien. Il paraît que c'est une personne délicieuse, une femme supérieure.
Tu devrais aller la voir, me dit-il. Du reste, j'ai été très étonné. Il
m'a parlé de M. de Guermantes comme d'un homme tout à fait distingué: je
l'avais toujours pris pour une brute. Il paraît qu'il sait infiniment de
choses, qu'il a un goût parfait, il est seulement très fier de son nom
et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation
est énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraît que
l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie le traitent tout à fait en
ami. Le père Noirpois m'a dit que Mme de Villeparisis t'aimait beaucoup
et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens intéressants. Il
m'a fait un grand éloge de toi, tu le retrouveras chez elle et il
pourrait être pour toi d'un bon conseil même si tu dois écrire. Car je
vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle
carrière, moi ce n'est pas ce que j'aurais préféré pour toi, mais tu
seras bientôt un homme, nous ne serons pas toujours auprès de toi, et il
ne faut pas que nous t'empêchions de suivre ta vocation.

Si, au moins, j'avais pu commencer à écrire! Mais quelles que fussent
les conditions dans lesquelles j'abordasse ce projet (de même, hélas!
que celui de ne plus prendre d'alcool, de me coucher de bonne heure, de
dormir, de me bien porter), que ce fût avec emportement, avec méthode,
avec plaisir, en me privant d'une promenade, en l'ajournant et en la
réservant comme récompense, en profitant d'une heure de bonne santé, en
utilisant l'inaction forcée d'un jour de maladie, ce qui finissait
toujours par sortir de mes efforts, c'était une page blanche, vierge de
toute écriture, inéluctable comme cette carte forcée que dans certains
tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon qu'on eût
préalablement brouillé le jeu. Je n'étais que l'instrument d'habitudes
de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui
devaient se réaliser coûte que coûte; si je ne leur résistais pas, si je
me contentais du prétexte qu'elles tiraient de la première circonstance
venue que leur offrait ce jour-là pour les laisser agir à leur guise, je
m'en tirais sans trop de dommage, je reposais quelques heures tout de
même, à la fin de la nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop
d'excès; mais si je voulais les contrarier, si je prétendais entrer tôt
dans mon lit, ne boire que de l'eau, travailler, elles s'irritaient,
elles avaient recours aux grands moyens, elles me rendaient tout à fait
malade, j'étais obligé de doubler la dose d'alcool, je ne me mettais pas
au lit de deux jours, je ne pouvais même plus lire, et je me promettais
une autre fois d'être plus raisonnable, c'est-à-dire moins sage, comme
une victime qui se laisse voler de peur, si elle résiste, d'être
assassinée.

Mon père dans l'intervalle avait rencontré une fois ou deux M. de
Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc
était un homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles.
Justement ils parlèrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. «Il m'a
dit que c'était sa tante; il prononce Viparisi. Il m'a dit qu'elle était
extraordinairement intelligente. Il a même ajouté qu'elle tenait un
_bureau d'esprit_», ajouta mon père impressionné par le vague de cette
expression qu'il avait bien lue une ou deux fois dans des Mémoires, mais
à laquelle il n'attachait pas un sens précis. Ma mère avait tant de
respect pour lui que, le voyant ne pas trouver indifférent que Mme de
Villeparisis tînt bureau d'esprit, elle jugea que ce fait était de
quelque conséquence. Bien que par ma grand'mère elle sût de tout temps
ce que valait exactement la marquise, elle s'en fit immédiatement une
idée plus avantageuse. Ma grand'mère, qui était un peu souffrante, ne
fut pas d'abord favorable à la visite, puis s'en désintéressa. Depuis
que nous habitions notre nouvel appartement, Mme de Villeparisis lui
avait demandé plusieurs fois d'aller la voir. Et toujours ma grand'mère
avait répondu qu'elle ne sortait pas en ce moment, dans une de ces
lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne comprenions pas,
elle ne cachetait plus jamais elle-même et laissait à Françoise le soin
de fermer. Quant à moi, sans bien me représenter ce «bureau d'esprit»,
je n'aurais pas été très étonné de trouver la vieille dame de Balbec
installée devant un «bureau», ce qui, du reste, arriva.

Mon père aurait bien voulu par surcroît savoir si l'appui de
l'Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix à l'Institut où il comptait
se présenter comme membre libre. A vrai dire, tout en n'osant pas douter
de l'appui de M. de Norpois, il n'avait pourtant pas de certitude. Il
avait cru avoir affaire à de mauvaises langues quand on lui avait dit au
ministère que M. de Norpois désirant être seul à y représenter
l'Institut, ferait tous les obstacles possibles à une candidature qui,
d'ailleurs, le gênerait particulièrement en ce moment où il en soutenait
une autre. Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se
présenter et avait supputé ses chances, avait-il été impressionné de
voir que, parmi les collègues sur qui il pouvait compter en cette
circonstance, l'éminent économiste n'avait pas cité M. de Norpois. Mon
père n'osait poser directement la question à l'ancien ambassadeur mais
espérait que je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son
élection faite. Cette visite était imminente. La propagande de M. de
Norpois, capable en effet d'assurer à mon père les deux tiers de
l'Académie, lui paraissait d'ailleurs d'autant plus probable que
l'obligeance de l'Ambassadeur était proverbiale, les gens qui l'aimaient
le moins reconnaissant que personne n'aimait autant que lui à rendre
service. Et, d'autre part, au ministère sa protection s'étendait sur mon
père d'une façon beaucoup plus marquée que sur tout autre fonctionnaire.

Mon père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un
étonnement, puis une indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de
Mme Sazerat, dont la pauvreté relative réduisait la vie à Paris à de
rares séjours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n'ennuyait
mon père, au point que maman était obligée une fois par an de lui dire
d'une voix douce et suppliante: «Mon ami, il faudrait bien que j'invite
une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard» et même: «Écoute, mon
ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite
à Mme Sazerat. Tu sais que je n'aime pas t'ennuyer, mais ce serait si
gentil de ta part.» Mon père riait, se fâchait un peu, et allait faire
cette visite. Malgré donc que Mme Sazerat ne le divertît pas, mon père,
la rencontrant, alla vers elle en se découvrant, mais, à sa profonde
surprise, Mme Sazerat se contenta d'un salut glacé, forcé par la
politesse envers quelqu'un qui est coupable d'une mauvaise action ou est
condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Mon père était
rentré fâché, stupéfait. Le lendemain ma mère rencontra Mme Sazerat
dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d'un air
vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son
enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations parce
qu'elle a mené une vie de débauches, épousé un forçat ou, qui pis est,
un homme divorcé. Or de tous temps mes parents accordaient et
inspiraient à Mme Sazerat l'estime la plus profonde. Mais (ce que ma
mère ignorait) Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était
dreyfusarde. Mon père, ami de M. Méline, était convaincu de la
culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur
des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste.
Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j'avais suivi une
ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n'était
pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand' mère que seule
de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois
qu'on lui parlait de l'innocence possible de Dreyfus, elle avait un
hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui
était semblable à celui d'une personne qu'on vient déranger dans des
pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père
et l'espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu'elle
traduisait par le silence. Enfin mon grand-père, adorant l'armée (bien
que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son
âge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la
grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout
cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de
désintéressement et d'honneur de mon père et de mon grand-père, les
considérât comme des suppôts de l'Injustice. On pardonne les crimes
individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu'elle
le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des
siècles. Ce qui explique qu'à une pareille distance dans le temps et
dans l'espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu'elle
n'eût pas songé à une poignée de main et à des paroles lesquelles
n'eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.

Saint-Loup, devant venir à Paris, m'avait promis de me mener chez Mme de
Villeparisis où j'espérais, sans le lui avoir dit, que nous
rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de déjeuner au
restaurant avec sa maîtresse que nous conduirions ensuite à une
répétition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de
Paris où elle habitait.

J'avais demandé à Saint-Loup que le restaurant où nous déjeunerions
(dans la vie des jeunes nobles qui dépensent de l'argent le restaurant
joue un rôle aussi important que les caisses d'étoffe dans les contes
arabes) fût de préférence celui où Aimé m'avait annoncé qu'il devait
entrer comme maître d'hôtel en attendant la saison de Balbec. C'était un
grand charme pour moi qui rêvais à tant de voyages et en faisais si peu,
de revoir quelqu'un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de
Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans, qui, quand la
fatigue ou mes cours me forçaient à rester à Paris, n'en regardait pas
moins, pendant les longues fins d'après-midi de juillet, en attendant
que les clients vinssent dîner, le soleil descendre et se coucher dans
la mer, à travers les panneaux de verre de la grande salle à manger
derrière lesquels, à l'heure où il s'éteignait, les ailes immobiles des
vaisseaux lointains et bleuâtres avaient l'air de papillons exotiques et
nocturnes dans une vitrine. Magnétisé lui-même par son contact avec le
puissant aimant de Balbec, ce maître d'hôtel devenait à son tour aimant
pour moi. J'espérais en causant avec lui être déjà en communication avec
Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.

Je quittai dès le matin la maison, où je laissai Françoise gémissante
parce que le valet de pied fiancé n'avait pu encore une fois, la veille
au soir, aller voir sa promise. Françoise l'avait trouvé en pleurs; il
avait failli aller gifler le concierge, mais s'était contenu, car il
tenait à sa place.

Avant d'arriver chez Saint-Loup, qui devait m'attendre devant sa porte,
je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et
qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide.
Il s'arrêta.

--Ah! vous voilà, me dit-il, homme chic, et en redingote encore! Voilà
une livrée dont mon indépendance ne s'accommoderait pas. Il est vrai que
vous devez être un mondain, faire des visites! Pour aller rêver comme je
le fais devant quelque tombe à demi détruite, ma lavallière et mon
veston ne sont pas déplacés. Vous savez que j'estime la jolie qualité de
votre âme; c'est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier
parmi les Gentils. En étant capable de rester un instant dans
l'atmosphère nauséabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez
contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophète. Je vois
cela d'ici, vous fréquentez les «coeurs légers», la société des
châteaux; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah! les
aristocrates, la Terreur a été bien coupable de ne pas leur couper le
cou à tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout
simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous
amuse! Pendant que vous irez à quelque _five o'clock_, votre vieil ami
sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera
monter dans le ciel violet la lune rose. La vérité est que je
n'appartiens guère à cette Terre où je me sens si exilé; il faut toute
la force de la loi de gravitation pour m'y maintenir et que je ne
m'évade pas dans une autre sphère. Je suis d'une autre planète. Adieu,
ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la
Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que
je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous
n'aimerez pas cela; ce n'est pas assez déliquescent, assez fin de siècle
pour vous, c'est trop franc, trop honnête; vous, il vous faut du
Bergotte, vous l'avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de
jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un
vieux troupier; j'ai le tort de mettre du coeur dans ce que j'écris,
cela ne se porte plus; et puis la vie du peuple ce n'est pas assez
distingué pour intéresser vos snobinettes. Allons, tâchez de vous
rappeler quelquefois la parole du Christ: «Faites cela et vous vivrez.»
Adieu, ami.

Ce n'est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai.
Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des
réconciliations; jeté au milieu des champs semés de boutons d'or où
s'entassaient les ruines féodales, le petit pont de bois nous unissait,
Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne.

Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres des
boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le
train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le village de
banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement de voir
chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres
fruitiers en fleurs. C'était comme une des fêtes singulières, poétiques,
éphémères et locales qu'on vient de très loin contempler à époques
fixes, mais celle-là donnée par la nature. Les fleurs des cerisiers sont
si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de
loin, parmi les arbres qui n'étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on
aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'était de
la neige, fondue ailleurs, qui était encore restée après les arbustes.
Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste
cour, d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus éclatante et comme si
tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à
la même date, leur première communion.

Ces villages des environs de Paris gardent encore à leurs portes des
parcs du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui furent les «folies» des
intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilisé l'un d'eux
situé en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou
peut-être conservé simplement le dessin d'un immense verger de ce
temps-là). Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins
avancés que ceux que j'avais vus, formaient de grands
quadrilatères--séparés par des murs bas--de fleurs blanches sur chaque
côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que
toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'être
celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans
quelque Crète; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un
réservoir ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque pêche
ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon
l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les
eaux printanières et faire déferler ça et là, étincelant parmi le
treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume
blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse.

C'était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant
laquelle, en guise de mâts de cocagne et d'oriflammes, trois grands
poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment
pavoisés de satin blanc.

Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce
trajet. Seule elle avait des racines dans son coeur; l'avenir qu'il
avait dans l'armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui
était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des
moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui
du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les
rois de la terre. Je ne sais pas s'il se formulait à lui-même qu'elle
était d'une essence supérieure à tout, mais je sais qu'il n'avait de
considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était
capable de souffrir, d'être heureux, peut-être de tuer. Il n'y avait
vraiment d'intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce
que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus
par des expressions fugitives, dans l'espace étroit de son visage et
sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait
la perspective d'un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à
l'entretenir, à la garder. Si on s'était demandé à quel prix il
l'estimait, je crois qu'on n'eût jamais pu imaginer un prix assez élevé.
S'il ne l'épousait pas c'est parce qu'un instinct pratique lui faisait
sentir que, dès qu'elle n'aurait plus rien à attendre de lui, elle le
quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu'il fallait la tenir par
l'attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l'aimait
pas. Sans doute, l'affection générale appelée amour devait le
forcer--comme elle fait pour tous les hommes--à croire par moments
qu'elle l'aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu'elle
avait pour lui n'empêchait pas qu'elle ne restât avec lui qu'à cause de
son argent, et que le jour où elle n'aurait plus rien à attendre de lui
elle s'empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature
et tout en l'aimant, pensait-il) de le quitter.

--Je lui ferai aujourd'hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau
qui lui fera plaisir. C'est un collier qu'elle a vu chez Boucheron.
C'est un peu cher pour moi en ce moment: trente mille francs. Mais ce
pauvre loup, elle n'a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va être
joliment contente. Elle m'en avait parlé et elle m'avait dit qu'elle
connaissait quelqu'un qui le lui donnerait peut-être. Je ne crois pas
que ce soit vrai, mais je me suis à tout hasard entendu avec Boucheron,
qui est le fournisseur de ma famille, pour qu'il me le réserve. Je suis
heureux de penser que tu vas la voir; elle n'est pas extraordinaire
comme figure, tu sais (je vis bien qu'il pensait tout le contraire et ne
disait cela que pour que mon admiration fût plus grande), elle a surtout
un jugement merveilleux; devant toi elle n'osera peut-être pas beaucoup
parler, mais je me réjouis d'avance de ce qu'elle me dira ensuite de
toi; tu sais, elle dit des choses qu'on peut approfondir indéfiniment,
elle a vraiment quelque chose de pythique.

Pour arriver à la maison qu'elle habitait, nous longions de petits
jardins, et je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter, car ils avaient toute
une floraison de cerisiers et de poiriers; sans doute vides et inhabités
hier encore comme une propriété qu'on n'a pas louée, ils étaient
subitement peuplés et embellis par ces nouvelles venues arrivées de la
veille et dont à travers les grillages on apercevait les belles robes
blanches au coin des allées.

--Écoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, être poétique,
me dit Robert, attends-moi là, mon amie habite tout près, je vais aller
la chercher.

En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes
jardins. Si je levais la tête, je voyais quelquefois des jeunes filles
aux fenêtres, mais même en plein air et à la hauteur d'un petit étage,
ça et là, souples et légères, dans leur fraîche toilette mauve,
suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient
balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux
jusqu'à leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons
violets disposés à l'entrée du parc de M. Swann, passé la petite
barrière blanche, dans les chauds après-midi du printemps, pour une
ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait à
une prairie. Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au
milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord
de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme
toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en
souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée
et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées
d'argent par les rayons.

Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors,
dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs
possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans
un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel
travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne
connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle
était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans
cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle
qui, il y a quelques années--les femmes changent si vite de situation
dans ce monde-là, quand elles en changent--disait à la maquerelle:
«Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me
ferez chercher.»

Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait
seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on
voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme
prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses
affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne
s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui
disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui,
ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur
malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur
à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées,
tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée,
m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne
l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que
l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués
jusqu'à faire--de ce qui était pour moi un jouet mécanique--un objet de
souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux
éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur»
dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour
lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en
elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on
pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait.
J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me
semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles
l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y
réussir!

Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre
derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si
c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels
misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se
décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire,
cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la
plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt
francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de
passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt
francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les
situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être
inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute
c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi.
Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne
communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face. Ce
visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi
je l'avais connu du dehors comme étant celui d'une femme quelconque qui
pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les
sourires, les mouvements de bouche m'avaient paru seulement
significatifs d'actes généraux, sans rien d'individuel, et sous eux je
n'aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. Mais ce qui
m'avait en quelque sorte été offert au départ, ce visage consentant,
ç'avait été pour Robert un point d'arrivée vers lequel il s'était dirigé
à travers combien d'espoirs, de doutes, de soupçons, de rêves. Il
donnait plus d'un million pour avoir, pour que ne fût pas offert à
d'autres, ce qui m'avait été offert comme à chacun pour vingt francs.
Pour quel motif, cela, il ne l'avait pas eu à ce prix, peut tenir au
hasard d'un instant, d'un instant pendant lequel celle qui semblait
prête à se donner se dérobe, ayant peut-être un rendez-vous, quelque
raison qui la rende plus difficile ce jour-là. Si elle a affaire à un
sentimental, même si elle ne s'en aperçoit pas, et surtout si elle s'en
aperçoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa déception,
de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu'un
sourire qu'il n'osait plus espérer est payé mille fois ce qu'eussent dû
l'être les dernières faveurs. Il arrive même parfois dans ce cas, quand
on a eu, par un mélange de naïveté dans le jugement et de lâcheté devant
la souffrance, la folie de faire d'une fille une inaccessible idole, que
ces dernières faveurs, ou même le premier baiser, on ne l'obtiendra
jamais, on n'ose même plus le demander pour ne pas démentir des
assurances de platonique amour. Et c'est une grande souffrance alors de
quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait être le baiser de la
femme qu'on a le plus aimée. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant
avait réussi par chance à les avoir toutes. Certes, s'il avait su
maintenant qu'elles avaient été offertes à tout le monde pour un louis,
il eût sans doute terriblement souffert, mais n'eût pas moins donné un
million pour les conserver, car tout ce qu'il eût appris n'eût pas pu le
faire sortir--car cela est au-dessus des forces de l'homme et ne peut
arriver que malgré lui par l'action de quelque grande loi naturelle--de
la route dans laquelle il était et d'où ce visage ne pouvait lui
apparaître qu'à travers les rêves qu'il avait formés, d'où ces regards,
ces sourires, ce mouvement de bouche étaient pour lui la seule
révélation d'une personne dont il aurait voulu connaître la vraie nature
et posséder à lui seul les désirs. L'immobilité de ce mince visage,
comme celle d'une feuille de papier soumise aux colossales pressions de
deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient
aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet,
la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du
même côté du mystère.

Ce n'était pas «Rachel quand du Seigneur» qui me semblait peu de chose,
c'était la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle
reposaient les douleurs de l'amour, que je trouvais grandes. Robert vit
que j'avais l'air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les
cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crût que c'était leur beauté
qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle
mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit pas qu'avec ses
yeux, mais qu'on sent dans son coeur. Ces arbustes que j'avais vus dans
le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m'étais-je pas
trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont
l'anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut
que c'était le jardinier»? Gardiens des souvenirs de l'âge d'or, garants
de la promesse que la réalité n'est pas ce qu'on croit, que la splendeur
de la poésie, que l'éclat merveilleux de l'innocence peuvent y
resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de
mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées
au-dessus de l'ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture,
n'était-ce pas plutôt des anges? J'échangeais quelques mots avec la
maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en
étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient
un air d'avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux
voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange
resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle
l'éblouissante protection de ses ailes d'innocence en fleurs: c'était un
poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi:

--J'aurais aimé que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble,
j'aurais même été plus content de déjeuner seul avec toi, et que nous
restions seuls jusqu'au moment d'aller chez ma tante. Mais ma pauvre
gosse, ça lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu
sais, je n'ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c'est une
littéraire, une vibrante, et puis c'est une chose si gentille de
déjeuner avec elle au restaurant, elle est si agréable, si simple,
toujours contente de tout.

Je crois pourtant que, précisément ce matin-là, et probablement pour la
seule fois, Robert s'évada un instant hors de la femme que, tendresse
après tendresse, il avait lentement composée, et aperçut tout d'un coup
à quelque distance de lui une autre Rachel, un double d'elle, mais
absolument différent et qui figurait une simple petite grue. Quittant le
beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer à Paris quand,
à la gare, Rachel, marchant à quelques pas de nous, fut reconnue et
interpellée par de vulgaires «poules» comme elle était et qui d'abord,
la croyant seule, lui crièrent: «Tiens, Rachel, tu montes avec nous?
Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la
place; viens, on ira ensemble au skating», et s'apprêtaient à lui
présenter deux «calicots», leurs amants, qui les accompagnaient, quand,
devant l'air légèrement gêné de Rachel, elles levèrent curieusement les
yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s'excusant lui dirent adieu en
recevant d'elle un adieu aussi, un peu embarrassé mais amical. C'étaient
deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à
peu près l'aspect qu'avait Rachel quand Saint-Loup l'avait rencontrée la
première fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant
qu'elles avaient l'air très liées avec son amie, eut l'idée que celle-ci
avait peut-être eu sa place, l'avait peut-être encore, dans une vie
insoupçonnée de lui, fort différente de celle qu'il menait avec elle,
une vie où on avait les femmes pour un louis tandis qu'il donnait plus
de cent mille francs par an à Rachel. Il ne fit pas qu'entrevoir cette
vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu'il
connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une Rachel à
vingt francs. En somme Rachel s'était un instant dédoublée pour lui, il
avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la
Rachel réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que
l'autre. Robert eut peut-être l'idée alors que cet enfer où il vivait,
avec la perspective et la nécessité d'un mariage riche, d'une vente de
son nom, pour pouvoir continuer à donner cent mille francs par an à
Rachel, il aurait peut-être pu s'en arracher aisément, et avoir les
faveurs de sa maîtresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour
peu de chose. Mais comment faire? Elle n'avait démérité en rien. Moins
comblée, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui écrirait
plus de ces choses qui le touchaient tant et qu'il citait avec un peu
d'ostentation à ses camarades, en prenant soin de faire remarquer
combien c'était gentil d'elle, mais en omettant qu'il l'entretenait
fastueusement, même qu'il lui donnât quoi que ce fût, que ces dédicaces
sur une photographie ou cette formule pour terminer une dépêche, c'était
la transmutation sous sa forme la plus réduite et la plus précieuse de
cent mille francs. S'il se gardait de dire que ces rares gentillesses de
Rachel étaient payées par lui, il serait faux--et pourtant ce
raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui
casquent, pour tant de maris--de dire que c'était par amour-propre, par
vanité. Saint-Loup était assez intelligent pour se rendre compte que
tous les plaisirs de la vanité, il les aurait trouvés aisément et
gratuitement dans le monde, grâce à son grand nom, à son joli visage, et
que sa liaison avec Rachel, au contraire, était ce qui l'avait mis un
peu hors du monde, faisait qu'il y était moins coté. Non, cet
amour-propre à vouloir paraître avoir gratuitement les marques
apparentes de prédilection de celle qu'on aime, c'est simplement un
dérivé de l'amour, le besoin de se représenter à soi-même et aux autres
comme aimé par ce qu'on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant
les deux poules monter dans leur compartiment; mais, non moins que la
fausse loutre de celles-ci et l'air guindé des calicots, les noms de
Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un
instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus,
des bonnes fortunes sordides, des après-midi de plaisirs naïfs,
promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris où l'ensoleillement des
rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le même que la
clarté solaire où il se promenait avec sa maîtresse, mais devoir être
autre, car l'amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme
l'ivresse, le pouvoir de différencier pour nous les choses. Ce fut
presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris même qu'il soupçonna,
sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange, car si
avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien
une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui, même la partie
la plus précieuse à cause des sommes folles qu'il lui donnait, la partie
qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de
se retirer à la campagne ou de se lancer dans les grands théâtres, après
avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander à son amie qui
étaient Lucienne et Germaine, les choses qu'elles lui eussent dites si
elle était montée dans leur compartiment, à quoi elles eussent ensemble,
elle et ses camarades, passé une journée qui eût peut-être fini comme
divertissement suprême, après les plaisirs du skating, à la taverne de
l'Olympia, si lui, Robert, et moi n'avions pas été présents. Un instant
les abords de l'Olympia, qui jusque-là lui avaient paru assommants,
excitèrent sa curiosité, sa souffrance, et le soleil de ce jour
printanier donnant dans la rue Caumartin où, peut-être, si elle n'avait
pas connu Robert, Rachel fût allée tantôt et eût gagné un louis, lui
donnèrent une vague nostalgie. Mais à quoi bon poser à Rachel des
questions, quand il savait d'avance que la réponse serait ou un simple
silence ou un mensonge ou quelque chose de très pénible pour lui sans
pourtant lui décrire rien? Les employés fermaient les portières, nous
montâmes vite dans une voiture de première, les perles admirables de
Rachel rapprirent à Robert qu'elle était une femme d'un grand prix, il
la caressa, la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla,
intériorisée, comme il avait toujours fait jusqu'ici--sauf pendant ce
bref instant où il l'avait vue sur une place Pigalle de peintre
impressionniste,--et le train partit.

C'était du reste vrai qu'elle était une «littéraire». Elle ne
s'interrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoïsme, que pour
faire des reproches à Saint-Loup qu'il bût trop de vin.

--Ah! si tu pouvais vivre un an avec moi on verrait, je te ferais boire
de l'eau et tu serais bien mieux.

--C'est entendu, partons.

--Mais tu sais bien que j'ai beaucoup à travailler (car elle prenait au
sérieux l'art dramatique). D'ailleurs que dirait ta famille?

Et elle se mit à me faire sur sa famille des reproches qui me semblèrent
du reste fort justes, et auxquels Saint-Loup, tout en désobéissant à
Rachel sur l'article du Champagne, adhéra entièrement. Moi qui craignais
tant le vin pour Saint-Loup et sentais la bonne influence de sa
maîtresse, j'étais tout prêt à lui conseiller d'envoyer promener sa
famille. Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme parce que j'eus
l'imprudence de parler de Dreyfus.

--Le pauvre martyr, dit-elle en retenant un sanglot, ils le feront
mourir là-bas.

--Tranquillise-toi, Zézette, il reviendra, il sera acquitté, l'erreur
sera reconnue.

--Mais avant cela il sera mort! Enfin au moins ses enfants porteront un
nom sans tache. Mais penser à ce qu'il doit souffrir, c'est ce qui me
tue! Et croyez-vous que la mère de Robert, une femme pieuse, dit qu'il
faut qu'il reste à l'île du Diable, même s'il est innocent? n'est-ce pas
une horreur?

--Oui, c'est absolument vrai, elle le dit, affirma Robert. C'est ma
mère, je n'ai rien à objecter, mais il est bien certain qu'elle n'a pas
la sensibilité de Zézette.

En réalité, ces déjeuners «choses si gentilles» se passaient toujours
fort mal. Car dès que Saint-Loup se trouvait avec sa maîtresse dans un
endroit public, il s'imaginait qu'elle regardait tous les hommes
présents, il devenait sombre, elle s'apercevait de sa mauvaise humeur
qu'elle s'amusait peut-être à attiser, mais que, plus probablement, par
amour-propre bête, elle ne voulait pas, blessée par son ton, avoir l'air
de chercher à désarmer; elle faisait semblant de ne pas détacher ses
yeux de tel ou tel homme, et d'ailleurs ce n'était pas toujours par pur
jeu. En effet, que le monsieur qui au théâtre ou au café se trouvait
leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu'ils avaient
pris, eût quelque chose d'agréable, Robert, aussitôt averti par sa
jalousie, l'avait remarqué avant sa maîtresse; il voyait immédiatement
en lui un de ces êtres immondes dont il m'avait parlé à Balbec, qui
pervertissent et déshonorent les femmes pour s'amuser, il suppliait sa
maîtresse de détourner de lui ses regards et par là-même le lui
désignait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goût
dans ses soupçons, qu'elle finissait même par cesser de le taquiner pour
qu'il se tranquillisât et consentît à aller faire une course pour qu'il
lui laissât le temps d'entrer en conversation avec l'inconnu, souvent de
prendre rendez-vous, quelquefois même d'expédier une passade. Je vis
bien dès notre entrée au restaurant que Robert avait l'air soucieux.
C'est que Robert avait immédiatement remarqué, ce qui nous avait échappé
à Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, Aimé, avec un éclat
modeste, dégageait, bien involontairement, le romanesque qui émane
pendant un certain nombre d'années de cheveux légers et d'un nez grec,
grâce à quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres
serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez âgés, offraient des types
extraordinairement laids et accusés de curés hypocrites, de confesseurs
papelards, plus souvent d'anciens acteurs comiques dont on ne retrouve
plus guère le front en pain de sucre que dans les collections de
portraits exposés dans le foyer humblement historique de petits théâtres
désuets où ils sont représentés jouant des rôles de valets de chambre ou
de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grâce à un
recrutement sélectionné et peut-être à un mode de nomination
héréditaire, conserver le type solennel en une sorte de collège augural.
Malheureusement, Aimé nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre
notre commande, tandis que s'écoulait vers d'autres tables le cortège
des grands prêtres d'opérette. Aimé s'informa de la santé de ma
grand'mère, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants.
Il me les donna avec émotion, car il était homme de famille. Il avait un
air intelligent, énergique, mais respectueux. La maîtresse de Robert se
mit à le regarder avec une étrange attention. Mais les yeux enfoncés
d'Aimé, auxquels une légère myopie donnait une sorte de profondeur
dissimulée, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure
immobile. Dans l'hôtel de province où il avait servi bien des années
avant de venir à Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatigué
maintenant, qu'était sa figure, et que pendant tant d'années, comme
telle gravure représentant le prince Eugène, on avait vu toujours à la
même place, au fond de la salle à manger presque toujours vide, n'avait
pas dû attirer de regards bien curieux. Il était donc resté longtemps,
sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de
son visage, et d'ailleurs peu disposé à la faire remarquer, car il était
d'un tempérament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage,
s'étant arrêtée une fois dans la ville, avait levé les yeux sur lui, lui
avait peut-être demandé de venir la servir dans sa chambre avant de
reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de
cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui
le secret d'un caprice sans lendemain que personne n'y viendrait jamais
découvrir. Pourtant Aimé dut s'apercevoir de l'insistance avec laquelle
les yeux de la jeune artiste restaient attachés sur lui. En tout cas
elle n'échappa pas à Robert sur le visage duquel je voyais s'amasser une
rougeur non pas vive comme celle qui l'empourprait s'il avait une
brusque émotion, mais faible, émiettée.

--Ce maître d'hôtel est très intéressant, Zézette? demanda-t-il à sa
maîtresse après avoir renvoyé Aimé assez brusquement. On dirait que tu
veux faire une étude d'après lui.

--Voilà que ça commence, j'en étais sûre!

--Mais qu'est-ce qui commence, mon petit? Si j'ai eu tort, je n'ai rien
dit, je veux bien. Mais j'ai tout de même le droit de te mettre en garde
contre ce larbin que je connais de Balbec (sans cela je m'en ficherais
pas mal), et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait
jamais portées.

Elle parut vouloir obéir à Robert et engagea avec moi une conversation
littéraire à laquelle il se mêla. Je ne m'ennuyais pas en causant avec
elle, car elle connaissait très bien les oeuvres que j'admirais et était
à peu près d'accord avec moi dans ses jugements; mais comme j'avais
entendu dire par Mme de Villeparisis qu'elle n'avait pas de talent, je
n'attachais pas grande importance à cette culture. Elle plaisantait
finement de mille choses, et eût été vraiment agréable si elle n'eût pas
affecté d'une façon agaçante le jargon des cénacles et des ateliers.
Elle l'étendait d'ailleurs à tout, et, par exemple, ayant pris
l'habitude de dire d'un tableau s'il était impressionniste ou d'un opéra
s'il était wagnérien: «Ah! c'est _bien_», un jour qu'un jeune homme
l'avait embrassée sur l'oreille et que, touché qu'elle simulât un
frisson, il faisait le modeste, elle dit: «Si, comme sensation, je
trouve que c'est _bien_.» Mais surtout ce qui m'étonnait, c'est que les
expressions propres à Robert (et qui d'ailleurs étaient peut-être venues
à celui-ci de littérateurs connus par elle), elle les employait devant
lui, lui devant elle, comme si c'eût été un langage nécessaire et sans
se rendre compte du néant d'une originalité qui est à tous.

Elle était, en mangeant, maladroite de ses mains à un degré qui laissait
supposer qu'en jouant la comédie sur la scène elle devait se montrer
bien gauche. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l'amour, par
cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de
l'homme qu'elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir
à ce corps pourtant si différent du leur.

Je cessai de prendre part à la conversation quand on parla théâtre, car
sur ce chapitre Rachel était trop malveillante. Elle prit, il est vrai,
sur un ton de commisération--contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu'elle
l'attaquait souvent devant lui--la défense de la Berma, en disant: «Oh!
non, c'est une femme remarquable. Évidemment ce qu'elle fait ne nous
touche plus, cela ne correspond plus tout à fait à ce que nous
cherchons, mais il faut la placer au moment où elle est venue, on lui
doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c'est une
si brave femme, elle a un si grand coeur, elle n'aime pas naturellement
les choses qui nous intéressent, mais elle a eu, avec un visage assez
émouvant, une jolie qualité d'intelligence.» (Les doigts n'accompagnent
pas de même tous les jugements esthétiques. S'il s'agit de peinture,
pour montrer que c'est un beau morceau, en pleine pâte, on se contente
de faire saillir le pouce. Mais la «jolie qualité d'esprit» est plus
exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutôt deux ongles, comme s'il
s'agissait de faire sauter une poussière.) Mais--cette exception
faite--la maîtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus
sur un ton d'ironie et de supériorité qui m'irritait, parce que je
croyais--faisant erreur en cela--- que c'était elle qui leur était
inférieure. Elle s'aperçut très bien que je devais la tenir pour une
artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour
ceux qu'elle méprisait. Mais elle ne s'en froissa pas, parce qu'il y a
dans le grand talent non reconnu encore, comme était le sien, si sûr
qu'il puisse être de lui-même, une certaine humilité, et que nous
proportionnons les égards que nous exigeons, non à nos dons cachés, mais
à notre situation acquise. (Je devais, une heure plus tard, voir au
théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de déférence envers
les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère.)
Aussi, si peu de doute qu'eût dû lui laisser mon silence, n'en
insista-t-elle pas moins pour que nous dînions le soir ensemble,
assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu
que la mienne. Si nous n'étions pas encore au théâtre, où nous devions
aller après le déjeuner, nous avions l'air de nous trouver dans un
«foyer» qu'illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les
maîtres d'hôtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute
une génération d'artistes hors ligne du Palais-Royal; ils avaient l'air
d'académiciens aussi: arrêté devant un buffet, l'un examinait des poires
avec la figure et la curiosité désintéressée qu'eût pu avoir M. de
Jussieu. D'autres, à côté de lui, jetaient sur la salle les regards
empreints de curiosité et de froideur que des membres de l'Institut déjà
arrivés jettent sur le public tout en échangeant quelques mots qu'on
n'entend pas. C'étaient des figures célèbres parmi les habitués.
Cependant on s'en montrait un nouveau, au nez raviné, à la lèvre
papelarde, qui avait l'air d'église et entrait en fonctions pour la
première fois, et chacun regardait avec intérêt le nouvel élu. Mais
bientôt, peut-être pour faire partir Robert afin de se trouver seule
avec Aimé, Rachel se mit à faire de l'oeil à un jeune boursier qui
déjeunait à une table voisine avec un ami.

--Zézette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela,
dit Saint-Loup sur le visage de qui les hésitantes rougeurs de tout à
l'heure s'étaient concentrées en une nuée sanglante qui dilatait et
fonçait les traits distendus de mon ami; si tu dois nous donner en
spectacle, j'aime mieux déjeuner de mon côté et aller t'attendre au
théâtre.

A ce moment on vint dire à Aimé qu'un monsieur le priait de venir lui
parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et
craignant qu'il ne s'agît d'une commission amoureuse à transmettre à sa
maîtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les
mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la
boutonnière, M. de Charlus.

--Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu'ici.
Je t'en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître
d'hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la
voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on
dit à mon oncle qu'on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne
viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N'est-ce pas
tout de même dégoûtant qu'un vieux coureur de femmes comme lui, qui n'a
pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m'espionner!

Aimé, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait
dire qu'il ne pouvait pas se déranger et que, si on demandait le marquis
de Saint-Loup, on dise qu'on ne le connaissait pas. La voiture repartit
bientôt. Mais la maîtresse de Saint-Loup, qui n'avait pas entendu nos
propos chuchotés à voix basse et avait cru qu'il s'agissait du jeune
homme à qui Robert lui reprochait de faire de l'oeil, éclata en injures.

--Allons bon! c'est ce jeune homme maintenant? tu fais bien de me
prévenir; oh! c'est délicieux de déjeuner dans ces conditions! Ne vous
occupez pas de ce qu'il dit, il est un peu piqué et surtout,
ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu'il croit que
ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d'avoir l'air jaloux.

Et elle se mit à donner avec ses pieds et avec ses mains des signes
d'énervement.

--Mais, Zézette, c'est pour moi que c'est désagréable. Tu nous rends
ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va être persuadé que tu lui fais
des avances et qui m'a l'air tout ce qu'il y a de pis.

--Moi, au contraire, il me plaît beaucoup; d'abord il a des yeux
ravissants, et qui ont une manière de regarder les femmes! on sent qu'il
doit les aimer.

--Tais-toi au moins jusqu'à ce que je sois parti, si tu es folle,
s'écria Robert. Garçon, mes affaires.

Je ne savais si je devais le suivre.

--Non, j'ai besoin d'être seul, me dit-il sur le même ton dont il venait
de parler à sa maîtresse et comme s'il était tout fâché contre moi. Sa
colère était comme une même phrase musicale sur laquelle dans un opéra
se chantent plusieurs répliques, entièrement différentes entre elles,
dans le livret, de sens et de caractère, mais qu'elle réunit par un même
sentiment. Quand Robert fut parti, sa maîtresse appela Aimé et lui
demanda différents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment
je le trouvais.

--Il a un regard amusant, n'est-ce pas? Vous comprenez, ce qui
m'amuserait ce serait de savoir ce qu'il peut penser, d'être souvent
servie par lui, de l'emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on
était obligé d'aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond
assez terrible. Robert a tort de se faire des idées. Tout ça, ça se
forme dans ma tête, Robert devrait être bien tranquille. (Elle regardait
toujours Aimé.) Tenez, regardez les yeux noirs qu'il a, je voudrais
savoir ce qu'il y a dessous.

Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet
particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de
déjeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis à
mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maîtresse étendue sur un
sofa, riant sous les baisers, les caresses qu'il lui prodiguait. Ils
buvaient du Champagne. «Bonjour, vous!» lui dit-elle, car elle avait
appris récemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la
tendresse et de l'esprit. J'avais mal déjeuné, j'étais mal à l'aise, et
sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je
regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et
finirais dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de
printemps. Après avoir regardé l'heure pour voir si elle ne se mettrait
pas en retard, elle m'offrit du Champagne, me tendit une de ses
cigarettes d'Orient et détacha pour moi une rose de son corsage. Je me
dis alors: «Je n'ai pas trop à regretter ma journée; ces heures passées
auprès de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par
elle j'ai, chose gracieuse et qu'on ne peut payer trop cher, une rose,
une cigarette parfumée, une coupe de Champagne.» Je me le disais parce
qu'il me semblait que c'était douer d'un caractère esthétique, et par
là justifier, sauver ces heures d'ennui. Peut-être aurais-je dû penser
que le besoin même que j'éprouvais d'une raison qui me consolât de mon
ennui suffisait à prouver que je ne ressentais rien d'esthétique. Quant
à Robert et à sa maîtresse, ils avaient l'air de ne garder aucun
souvenir de la querelle qu'ils avaient eue quelques instants auparavant,
ni que j'y eusse assisté. Ils n'y firent aucune allusion, ils ne lui
cherchèrent aucune excuse pas plus qu'au contraste que faisaient avec
elle leurs façons de maintenant. A force de boire du Champagne avec eux,
je commençai à éprouver un peu de l'ivresse que je ressentais à
Rivebelle, probablement pas tout à fait la même. Non seulement chaque
genre d'ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage à celle que
donne la fatigue ou le vin, mais chaque degré d'ivresse, et qui devrait
porter une «cote» différente comme celles qui indiquent les fonds dans
la mer, met à nu en nous, exactement à la profondeur où il se trouve, un
homme spécial. Le cabinet où se trouvait Saint-Loup était petit, mais la
glace unique qui le décorait était de telle sorte qu'elle semblait en
réfléchir une trentaine d'autres, le long, d'une perspective infinie; et
l'ampoule électrique placée au sommet du cadre devait le soir, quand
elle était allumée, suivie de la procession d'une trentaine de reflets
pareils à elle-même, donner au buveur même solitaire l'idée que l'espace
autour de lui se multipliait en même temps que ses sensations exaltées
par l'ivresse et qu'enfermé seul dans ce petit réduit, il régnait
pourtant sur quelque chose de bien plus étendu, en sa courbe indéfinie
et lumineuse, qu'une allée du «Jardin de Paris». Or, étant alors à ce
moment-là ce buveur, tout d'un coup, le cherchant dans la glace, je
l'aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l'ivresse était
plus forte que le dégoût; par gaîté ou bravade, je lui souris et en même
temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l'empire éphémère
et puissant de la minute où les sensations sont si fortes que je ne sais
si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je
venais d'apercevoir, c'était peut-être son dernier jour et que je ne
rencontrerais plus jamais cet étranger dans le cours de ma vie.

Robert était seulement fâché que je ne voulusse pas briller davantage
aux yeux de sa maîtresse.

--Voyons, ce monsieur que tu as rencontré ce matin et qui mêle le
snobisme et l'astronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien--et
il la regardait du coin de l'oeil.

--Mais, mon petit, il n'y a rien à dire d'autre que ce que tu viens de
dire.

--Tu es assommant. Alors raconte les choses de Françoise aux
Champs-Élysées, cela lui plaira tant!

--Oh oui! Bobbey m'a tant parlé de Françoise. Et en prenant Saint-Loup
par le menton, elle redit, par manque d'invention, en attirant ce menton
vers la lumière: «Bonjour, vous!»

Depuis que les acteurs n'étaient plus exclusivement, pour moi, les
dépositaires, en leur diction et leur jeu, d'une vérité artistique, ils
m'intéressaient en eux-mêmes; je m'amusais, croyant avoir devant moi les
personnages d'un vieux roman comique, de voir du visage nouveau d'un
jeune seigneur qui venait d'entrer dans la salle, l'ingénue écouter
distraitement la déclaration que lui faisait le jeune premier dans la
pièce, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse,
n'en dirigeait pas moins une oeillade enflammée vers une vieille dame
assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles l'avaient
frappé; et ainsi, surtout grâce aux renseignements que Saint-Loup me
donnait sur la vie privée des artistes, je voyais une autre pièce,
muette et expressive, se jouer sous la pièce parlée, laquelle
d'ailleurs, quoique médiocre, m'intéressait; car j'y sentais germer et
s'épanouir pour une heure, à la lumière de la rampe, faites de
l'agglutinement sur le visage d'un acteur d'un autre visage de fard et
de carton, sur son âme personnelle des paroles d'un rôle.

Ces individualités éphémères et vivaces que sont les personnages d'une
pièce séduisante aussi, qu'on aime, qu'on admire, qu'on plaint, qu'on
voudrait retrouver encore, une fois qu'on a quitté le théâtre, mais qui
déjà se sont désagrégées en un comédien qui n'a plus la condition qu'il
avait dans la pièce, en un texte qui ne montre plus le visage du
comédien, en une poudre colorée qu'efface le mouchoir, qui sont
retournées en un mot à des éléments qui n'ont plus rien d'elles, à
cause de leur dissolution, consommée sitôt après la fin du spectacle,
font, comme celle d'un être aimé, douter de la réalité du moi et méditer
sur le mystère de la mort.

Un numéro du programme me fut extrêmement pénible. Une jeune femme que
détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des
chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses
espérances d'avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une
croupe trop proéminente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop
menue, encore affaiblie par l'émotion et qui contrastait avec cette
puissante musculature. Rachel avait aposté dans la salle un certain
nombre d'amis et d'amies dont le rôle était de décontenancer par leurs
sarcasmes la débutante, qu'on savait timide, de lui faire perdre la tête
de façon qu'elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne
conclurait pas d'engagement. Dès les premières notes de la malheureuse,
quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos
en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut,
chaque note flûtée augmentait l'hilarité voulue qui tournait au
scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un
instant de lutter, puis jeta autour d'elle sur l'assistance des regards
désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. L'instinct
d'imitation, le désir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la
partie de jolies actrices qui n'avaient pas été prévenues, mais qui
lançaient aux autres des oeillades de complicité méchante, se tordaient
de rire, avec de violents éclats, si bien qu'à la fin de la seconde
chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur
fit baisser le rideau. Je m'efforçai de ne pas plus penser à cet
incident qu'à la souffrance de ma grand'mère quand mon grand-oncle, pour
la taquiner, faisait prendre du cognac à mon grand-père, l'idée de la
méchanceté ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant,
de même que la pitié pour le malheur n'est peut-être pas très exacte,
car par l'imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle le
malheureux obligé de lutter contre elle ne songe pas à s'attendrir, de
même la méchanceté n'a probablement pas dans l'âme du méchant cette pure
et voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La haine
l'inspire, la colère lui donne une ardeur, une activité qui n'ont rien
de très joyeux; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le
méchant croit que c'est un méchant qu'il fait souffrir. Rachel
s'imaginait certainement que l'actrice qu'elle faisait souffrir était
loin d'être intéressante, en tout cas qu'en la faisant huer, elle-même
vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à
une mauvaise camarade. Néanmoins, je préférai ne pas parler de cet
incident puisque je n'avais eu ni le courage ni la puissance de
l'empêcher; il m'eût été trop pénible, en disant du bien de la victime,
de faire ressembler aux satisfactions de la cruauté les sentiments qui
animaient les bourreaux de cette débutante.

Mais le commencement de cette représentation m'intéressa encore d'une
autre manière. Il me fit comprendre en partie la nature de l'illusion
dont Saint-Loup était victime à l'égard de Rachel et qui avait mis un
abîme entre les images que nous avions de sa maîtresse, lui et moi,
quand nous la voyions ce matin même sous les poiriers en fleurs. Rachel
jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais
vue ainsi, c'était une autre femme. Rachel avait un de ces visages que
l'éloignement--et pas nécessairement celui de la salle à la scène, le
monde n'étant pour cela qu'un plus grand théâtre--dessine et qui, vus de
près, retombent en poussière. Placé à côté d'elle, on ne voyait qu'une
nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits
boutons, rien d'autre. A une distance convenable, tout cela cessait
d'être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un
croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu'on aurait souhaité être
l'objet de l'attention de Rachel, la revoir autant qu'on voudrait, la
posséder auprès de soi, si jamais on ne l'avait vue autrement et de
près. Ce n'était pas mon cas, mais c'était celui de Saint-Loup quand il
l'avait vue jouer la première fois. Alors, il s'était demandé comment
l'approcher, comment la connaître, en lui s'était ouvert tout un domaine
merveilleux--celui où elle vivait--d'où émanaient des radiations
délicieuses, mais où il ne pourrait pénétrer. Il sortit du théâtre se
disant qu'il serait fou de lui écrire, qu'elle ne lui répondrait pas,
tout prêt à donner sa fortune et son nom pour la créature qui vivait en
lui dans un monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un
monde embelli par le désir et le rêve, quand du théâtre, vieille petite
construction qui avait elle-même l'air d'un décor, il vit, à la sortie
des artistes, par une porte déboucher la troupe gaie et gentiment
chapeautée des artistes qui avaient joué. Des jeunes gens qui les
connaissaient étaient là à les attendre. Le nombre des pions humains
étant moins nombreux que celui des combinaisons qu'ils peuvent former,
dans une salle où font défaut toutes les personnes qu'on pouvait
connaître, il s'en trouve une qu'on ne croyait jamais avoir l'occasion
de revoir et qui vient si à point que le hasard semble providentiel,
auquel pourtant quelque autre hasard se fût sans doute substitué si nous
avions été non dans ce lieu mais dans un différent où seraient nés
d'autres désirs et où se serait rencontrée quelque autre vieille
connaissance pour les seconder. Les portes d'or du monde des rêves
s'étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup l'eût vue sortir, de
sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d'importance.
Ils lui déplurent cependant, d'autant que, n'étant plus seul, il
n'avait plus le même pouvoir de rêver qu'au théâtre devant elle. Mais,
bien qu'il ne pût plus l'apercevoir, elle continuait à régir ses actes
comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même pendant
les heures où ils ne sont pas visibles à nos yeux. Aussi, le désir de la
comédienne aux fins traits qui n'étaient même pas présents au souvenir
de Robert, fit que, sautant sur l'ancien camarade qui par hasard était
là, il se fit présenter à la personne sans traits et aux taches de
rousseur, puisque c'était la même, et en se disant que plus tard on
aviserait de savoir laquelle des deux cette même personne était en
réalité. Elle était pressée, elle n'adressa même pas cette fois-là la
parole à Saint-Loup, et ce ne fut qu'après plusieurs jours qu'il put
enfin, obtenant qu'elle quittât ses camarades, revenir avec elle. Il
l'aimait déjà. Le besoin de rêve, le désir d'être heureux par celle à
qui on a rêvé, font que beaucoup de temps n'est pas nécessaire pour
qu'on confie toutes ses chances de bonheur à celle qui quelques jours
auparavant n'était qu'une apparition fortuite, inconnue, indifférente,
sur les planchers de la scène.

Quand, le rideau tombé, nous passâmes sur le plateau, intimidé de m'y
promener, je voulus parler avec vivacité à Saint-Loup; de cette façon
mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces
lieux nouveaux pour moi, serait entièrement accaparée par notre
conversation et on penserait que j'y étais si absorbé, si distrait,
qu'on trouverait naturel que je n'eusse pas les expressions de
physionomie que j'aurais dû avoir dans un endroit où, tout à ce que je
disais, je savais à peine que je me trouvais; et saisissant, pour aller
plus vite, le premier sujet de conversation:

--Tu sais, dis-je à Robert, que j'ai été pour te dire adieu le jour de
mon départ, nous n'avons jamais eu l'occasion d'en causer. Je t'ai
salué dans la rue.

--Ne m'en parle pas, me répondit-il, j'en ai été désolé; nous nous
sommes rencontrés tout près du quartier, mais je n'ai pas pu m'arrêter
parce que j'étais déjà très en retard. Je t'assure que j'étais navré.

Ainsi il m'avait reconnu! Je revoyais encore le salut entièrement
impersonnel qu'il m'avait adressé en levant la main à son képi, sans un
regard dénonçant qu'il me connût, sans un geste qui manifestât qu'il
regrettait de ne pouvoir s'arrêter. Évidemment cette fiction qu'il avait
adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui
simplifier beaucoup les choses. Mais j'étais stupéfait qu'il eût su s'y
arrêter si rapidement et avant qu'un réflexe eût décelé sa première
impression. J'avais déjà remarqué à Balbec que, à côté de cette
sincérité naïve de son visage dont la peau laissait voir par
transparence le brusque afflux de certaines émotions, son corps avait
été admirablement dressé par l'éducation à un certain nombre de
dissimulations de bienséance et, comme un parfait comédien, il pouvait
dans sa vie de régiment, dans sa vie mondaine, jouer l'un après l'autre
des rôles différents. Dans l'un de ses rôles il m'aimait profondément,
il agissait à mon égard presque comme s'il était mon frère; mon frère,
il l'avait été, il l'était redevenu, mais pendant un instant il avait
été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les
rênes, le monocle à l'oeil, sans un regard ni un sourire, avait levé la
main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut
militaire!

Les décors encore plantés entre lesquels je passais, vus ainsi de près
et dépouillés de tout ce que leur ajoutent l'éloignement et l'éclairage
que le grand peintre qui les avait brossés avait calculés, étaient
misérables, et Rachel, quand je m'approchai d'elle, ne subit pas un
moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant étaient
restées dans la perspective, entre la salle et la scène, tout comme le
relief des décors. Ce n'était plus elle, je ne la reconnaissais que
grâce à ses yeux où son identité s'était réfugiée. La forme, l'éclat de
ce jeune astre si brillant tout à l'heure avaient disparu. En revanche,
comme si nous nous approchions de la lune et qu'elle cessât de nous
paraître de rose et d'or, sur ce visage si uni tout à l'heure je ne
distinguais plus que des protubérances, des taches, des fondrières.
Malgré l'incohérence où se résolvaient de près, non seulement le visage
féminin mais les toiles peintes, j'étais heureux d'être là, de cheminer
parmi les décors, tout ce cadre qu'autrefois mon amour de la nature
m'eût fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par
Goethe dans _Wilhelm Meister_ avait donné pour moi une certaine beauté;
et j'étais déjà charmé d'apercevoir, au milieu de journalistes ou de
gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient
comme à la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe
hortensia, les joues crayonnées de rouge comme une page d'album de
Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de
gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant légèrement,
semblait tellement d'une autre espèce que les gens raisonnables en
veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou
son rêve extasié, si étranger aux préoccupations de leur vie, si
antérieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de
la nature, que c'était quelque chose d'aussi reposant et d'aussi frais
que de voir un papillon égaré dans une foule, de suivre des yeux, entres
les frises, les arabesques naturelles qu'y traçaient ses ébats ailés,
capricieux et fardés. Mais au même instant Saint-Loup s'imagina que sa
maîtresse faisait attention à ce danseur en train de repasser une
dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait
paraître, et sa figure se rembrunit.

--Tu pourrais regarder d'un autre côté, lui dit-il d'un air sombre. Tu
sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient
bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens à aller
après se vanter que tu as fait attention à eux. Du reste tu entends bien
qu'on te dit d'aller dans ta loge t'habiller. Tu vas encore être en
retard.

Trois messieurs--trois journalistes--voyant l'air furieux de Saint-Loup,
se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu'on disait. Et comme on
plantait un décor de l'autre côté nous fûmes resserrés contre eux.

--Oh! mais je le reconnais, c'est mon ami, s'écria la maîtresse de
Saint-Loup en regardant le danseur. Voilà qui est bien fait,
regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa
personne!

Le danseur tourna la tête vers elle, et sa personne humaine apparaissant
sous le sylphe qu'il s'exerçait à être, la gelée droite et grise de ses
yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire
prolongea des deux côtés sa bouche dans sa face pastellisée de rouge;
puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne
par complaisance l'air où nous lui avons dit que nous l'admirions, il se
mit à refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-même
avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d'enfant.

--Oh! c'est trop gentil, ce coup de s'imiter soi-même, s'écria-t-elle en
battant des mains.

--Je t'en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d'une voix désolée, ne
te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu
dis un mot de plus, je ne t'accompagne pas à ta loge, et je m'en vais;
voyons, ne fais pas la méchante.--Ne reste pas comme cela dans la fumée
de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette
sollicitude qu'il avait pour moi depuis Balbec.

--Oh! quel bonheur si tu t'en vas.

--Je te préviens que je ne reviendrai plus.

--Je n'ose pas l'espérer.

--Écoute, tu sais, je t'ai promis le collier si tu étais gentille, mais
du moment que tu me traites comme cela....

--Ah! voilà une chose qui ne m'étonne pas de toi. Tu m'avais fait une
promesse, j'aurais bien dû penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux
faire sonner que tu as de l'argent, mais je ne suis pas intéressée comme
toi. Je m'en fous de ton collier. J'ai quelqu'un qui me le donnera.

--Personne d'autre ne pourra te le donner, car je l'ai retenu chez
Boucheron et j'ai sa parole qu'il ne le vendra qu'à moi.

--C'est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes
précautions d'avance. C'est bien ce qu'on dit: Marsantes, Mater Semita,
ça sent la race, répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait
sur un grossier contresens car Semita signifie «sente» et non «Sémite»,
mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des
opinions dreyfusardes qu'il devait pourtant à l'actrice. (Elle était
moins bien venue que personne à traiter de Juive Mme de Marsantes à qui
les ethnographes de la société ne pouvaient arriver à trouver de juif
que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix.) Mais tout n'est pas fini,
sois-en sûr. Une parole donnée dans ces conditions n'a aucune valeur. Tu
as agi par traîtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera
le double, de son collier. Tu auras bientôt de mes nouvelles, sois
tranquille.

Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si
embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois
tort. Et je ne pus m'empêcher de me rappeler ce mot désagréable et
pourtant bien innocent qu'il avait eu à Balbec: «De cette façon, j'ai
barre sur elle.»

--Tu as mal compris ce que je t'ai dit pour le collier. Je ne te l'avais
pas promis d'une façon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu'il
faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le
donne pas; je ne comprends pas où tu vois de la traîtrise là dedans, ni
que je suis intéressé. On ne peut pas dire que je fais sonner mon
argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n'a pas le
sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je
intéressé? Tu sais bien que mon seul intérêt, c'est toi.

--Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant
le geste de quelqu'un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le
danseur:

--Ah! vraiment il est épatant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je
ne pourrais pas faire ce qu'il fait là. Et se tournant vers lui en lui
montrant les traits convulsés de Robert: «Regarde, il souffre», lui
dit-elle tout bas, dans l'élan momentané d'une cruauté sadique qui
n'était d'ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments
d'affection pour Saint-Loup.

--Écoute, pour le dernière fois, je te jure que tu auras beau faire, tu
pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne
reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c'est irrévocable,
tu le regretteras un jour, il sera trop tard.

Peut-être était-il sincère et le tourment de quitter sa maîtresse lui
semblait-il moins cruel que celui de rester près d'elle dans certaines
conditions.

--Mais mon petit, ajouta-t-il en s'adressant à moi, ne reste pas là, je
te dis, tu vas te mettre à tousser.

Je lui montrai le décor qui m'empêchait de me déplacer. Il toucha
légèrement son chapeau et dit au journaliste:

--Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumée
fait mal à mon ami.

Sa maîtresse, ne l'attendant pas, s'en allait vers sa loge, et se
retournant:

--Est-ce qu'elles font aussi comme ça avec les femmes, ces petites
mains-là? jeta-t-elle au danseur du fond du théâtre, avec une voix
facticement mélodieuse et innocente d'ingénue, tu as l'air d'une femme
toi-même, je crois qu'on pourrait très bien s'entendre avec toi et une
de mes amies.

--Il n'est pas défendu de fumer, que je sache; quand on est malade, on
n'a qu'à rester chez soi, dit le journaliste.

Le danseur sourit mystérieusement à l'artiste.

--Oh! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des
parties!

--En tout cas, monsieur, vous n'êtes pas très aimable, dit Saint-Loup au
journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l'air de
constatation de quelqu'un qui vient de juger rétrospectivement un
incident terminé.

A ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de
sa tête comme s'il avait fait signe à quelqu'un que je ne voyais pas, ou
comme un chef d'orchestre, et en effet--sans plus de transition que, sur
un simple geste d'archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes
violents succèdent à un gracieux andante--après les paroles courtoises
qu'il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante,
sur la joue du journaliste.

Maintenant qu'aux conversations cadencées des diplomates, aux arts
riants de la paix, avait succédé l'élan furieux de la guerre, les coups
appelant les coups, je n'eusse pas été trop étonné de voir les
adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas
comprendre (comme les personnes qui trouvent que ce n'est pas de jeu que
survienne une guerre entre deux pays quand il n'a encore été question
que d'une rectification de frontière, ou la mort d'un malade alors qu'il
n'était question que d'une grosseur du foie), c'était comment Saint-Loup
avait pu faire suivre ces paroles qui appréciaient une nuance
d'amabilité, d'un geste qui ne sortait nullement d'elles, qu'elles
n'annonçaient pas, le geste de ce bras levé non seulement au mépris du
droit des gens, mais du principe de causalité, en une génération
spontanée de colère, ce geste créé _ex nihilo_. Heureusement le
journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et
hésité un instant ne riposta pas. Quant à ses amis, l'un avait aussitôt
détourné la tête en regardant avec attention du côté des coulisses
quelqu'un qui évidemment ne s'y trouvait pas; le second fit semblant
qu'un grain de poussière lui était entré dans l'oeil et se mit à pincer
sa paupière en faisant des grimaces de souffrance; pour le troisième, il
s'était élancé en s'écriant:

--Mon Dieu, je crois qu'on va lever le rideau, nous n'aurons pas nos
places.

J'aurais voulu parler à Saint-Loup, mais il était tellement rempli par
son indignation contre le danseur, qu'elle venait adhérer exactement à
la surface de ses prunelles; comme une armature intérieure, elle tendait
ses joues, de sorte que son agitation intérieure se traduisant par une
entière inamovibilité extérieure, il n'avait même pas le relâchement, le
«jeu» nécessaire pour accueillir un mot de moi et y répondre. Les amis
du journaliste, voyant que tout était terminé, revinrent auprès de lui,
encore tremblants. Mais, honteux de l'avoir abandonné, ils tenaient
absolument à ce qu'il crût qu'ils ne s'étaient rendu compte de rien.
Aussi s'étendaient-ils l'un sur sa poussière dans l'oeil, l'autre sur la
fausse alerte qu'il avait eue en se figurant qu'on levait le rideau, le
troisième sur l'extraordinaire ressemblance d'une personne qui avait
passé avec son frère. Et même ils lui témoignèrent une certaine
mauvaise humeur de ce qu'il n'avait pas partagé leurs émotions.

--Comment, cela ne t'a pas frappé? Tu ne vois donc pas clair?

--C'est-à-dire que vous êtes tous des capons, grommela le journaliste
giflé.

Inconséquents avec la fiction qu'ils avaient adoptée et en vertu de
laquelle ils auraient dû--mais ils n'y songèrent pas--avoir l'air de ne
pas comprendre ce qu'il voulait dire, ils proférèrent une phrase qui est
de tradition en ces circonstances: «Voilà que tu t'emballes, ne prends
pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents!»

J'avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l'illusion sur
laquelle reposait son amour pour «Rachel quand du Seigneur», je ne me
rendais pas moins compte de ce qu'avaient au contraire de réel les
souffrances qui naissaient de cet amour. Peu à peu celle qu'il
ressentait depuis une heure, sans cesser, se rétracta, rentra en lui,
une zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittâmes le
théâtre, Saint-Loup et moi, et marchâmes d'abord un peu. Je m'étais
attardé un instant à un angle de l'avenue Gabriel d'où je voyais souvent
jadis arriver Gilberte. J'essayai pendant quelques secondes de me
rappeler ces impressions lointaines, et j'allais rattraper Saint-Loup au
pas «gymnastique», quand je vis qu'un monsieur assez mal habillé avait
l'air de lui parler d'assez près. J'en conclus que c'était un ami
personnel de Robert; cependant ils semblaient se rapprocher encore l'un
de l'autre; tout à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je
vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les
positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une
instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent
être au moins au nombre de sept. Ce n'étaient pourtant que les deux
poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place
dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif. Mais cette pièce
d'artifice n'était qu'une roulée qu'administrait Saint-Loup, et dont le
caractère agressif au lieu d'esthétique me fut d'abord révélé par
l'aspect du monsieur médiocrement habillé, lequel parut perdre à la fois
toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de sang. Il donna des
explications mensongères aux personnes qui s'approchaient pour
l'interroger, tourna la tête et, voyant que Saint-Loup s'éloignait
définitivement pour me rejoindre, resta à le regarder d'un air de
rancune et d'accablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au
contraire l'était, bien qu'il n'eût rien reçu, et ses yeux étincelaient
encore de colère quand il me rejoignit. L'incident ne se rapportait en
rien, comme je l'avais cru, aux gifles du théâtre. C'était un promeneur
passionné qui, voyant le beau militaire qu'était Saint-Loup, lui avait
fait des propositions. Mon ami n'en revenait pas de l'audace de cette
«clique» qui n'attendait même plus les ombres nocturnes pour se
hasarder, et il parlait des propositions qu'on lui avait faites avec la
même indignation que les journaux d'un vol à main armée, osé en plein
jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu
était excusable en ceci qu'un plan incliné rapproche assez vite le désir
de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un
consentement. Or, que Saint-Loup fût beau n'était pas discutable. Des
coups de poing comme ceux qu'il venait de donner ont cette utilité, pour
des hommes du genre de celui qui l'avait accosté tout à l'heure, de leur
donner sérieusement à réfléchir, mais toutefois pendant trop peu de
temps pour qu'ils puissent se corriger et échapper ainsi à des
châtiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eût donné sa raclée
sans beaucoup réfléchir, toutes celles de ce genre, même si elles
viennent en aide aux lois, n'arrivent pas à homogénéiser les moeurs.

Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnèrent
sans doute à Robert le désir d'être un peu seul. Au bout d'un moment il
me demanda de nous séparer et que j'allasse de mon côté chez Mme de
Villeparisis, il m'y retrouverait, mais aimait mieux que nous n'entrions
pas ensemble pour qu'il eût l'air d'arriver seulement à Paris plutôt que
de donner à penser que nous avions déjà passé l'un avec l'autre une
partie de l'après-midi.




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK  LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***

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