La jeune Inde

By Mahatma Gandhi

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Title: La jeune Inde

Author: Mahatma Gandhi

Author of introduction, etc.: Romain Rolland

Translator: Hélène Hart

Release date: May 23, 2025 [eBook #76145]

Language: French

Original publication: Paris: Librairie Stock, 1924

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net ((This file was produced from images generously made available by (e-rara.ch))


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  Au lecteur

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  LA JEUNE INDE

  1919-1922




  A LA MÊME LIBRAIRIE


  MAHATMA GANDHI, par ROMAIN ROLLAND.

  _40e mille_

  Un volume in-16 double couronne de 208 pages.      7 fr. 50

  [Illustration]




  GANDHI

  LA
  JEUNE INDE


  _Traduction de_
  Hélène HART

  _Introduction par_
  ROMAIN ROLLAND


  [Illustration]


  1924

  LIBRAIRIE STOCK
  Delamain, Boutelleau et Cie éditeurs, Paris
  _7, rue du Vieux-Colombier. VIe_




  DE CET OUVRAGE, IL A ÉTÉ TIRÉ A PART,

  sur papier de Madagascar cinquante exemplaires
  numérotés de 1 à 50 plus cinq exemplaires hors commerce
  numérotés de I à V,

  et sur papier d'alfa satiné cinq cent cinquante exemplaires
  numérotés de 51 à 600,
  constituant l'édition originale.


  Copyright 1924, by Delamain, Boutelleau et Cie, Paris.
  Tous droits réservés pour tous pays.




INTRODUCTION


Les articles qu'on va lire sont un choix de l'immense production
politique de Mahâtmâ Gandhi, entre les années 1919 et 1922.

On n'y doit point chercher l'art et la beauté d'expression. Gandhi en
sait le prix; mais ici, il ne s'agit point d'art, du moins au sens
restreint. C'est une action, et la plus puissante comme la plus neuve
des actions. Si de la diriger fermement, comme un navire dans la
tempête, vers le plus difficile et le plus glorieux des buts, est un
art, alors nous dirons qu'en ce sens ces écrits sont du plus grand art.

Il importe de se représenter d'abord dans quelles circonstances ils ont
paru.

Seul, chargé de l'écrasante responsabilité d'un peuple de trois cent
millions d'hommes, de races, de religions, de langues différentes,
la plupart incultes, et presque tous ultra-émotifs, réagissant
violemment aux moindres excitations,--qu'il doit unifier, former
et diriger,--ayant lancé dans ces masses humaines un mouvement
sans précédent, qui se heurte à tout le _statu quo_ de la pensée
politique du monde, et où la moindre erreur d'aiguillage peut amener
d'effroyables catastrophes,--le frêle Mahâtmâ à la volonté d'acier
doit tout tenir dans sa main, voir, veiller, commander. Il n'est point
question de polir une œuvre littéraire. Certes, Gandhi n'eût jamais
songé à faire de ces articles un recueil. Les éditeurs hindous ont
publié ce volume pendant son emprisonnement. N'y voyons pas un livre,
mais une «_geste_» héroïque, où passent les éclairs de l'épée du
dernier chevalier[1].

Écrire, parler, agir, sans relâche, sans répit. Ceux qui l'ont entendu
m'ont conté ceci:

Le Mahâtmâ parle devant des milliers d'hommes. Il n'élève pas la voix.
Il ne fait pas un geste. Il n'use d'aucun moyen oratoire. Il ne ménage
rien. Il commence sans exorde et finit sans péroraison. Quand il a dit
tout ce qu'il avait à dire,--peu ou beaucoup,--il cesse et il s'en va.
La foule rugit ses acclamations. Dans le fracas, nul ne pourra plus se
faire entendre avant longtemps.--Gandhi, le sourcil froncé,--(il hait
les applaudissements et tout ce qui fait du bruit)--s'est assis dans
un coin, étranger à ce peuple délirant qui l'acclame; il n'entend pas;
déjà, il écrit l'article qui paraîtra dans le prochain numéro de son
journal: _Young India_ (_La Jeune Inde_).

Nous qui lisons l'article par delà les océans, tendons l'oreille! Nous
percevrons, au loin, sous les mots refroidis, le peuple indien qui
rugit.

                                   *
                                  * *

La pensée de Gandhi paraît si claire et si explicite, elle a une telle
aversion du voile, des réticences, des «à moitié dits», de tout ce qui,
de près ou de loin, ressemble à un compromis, ou à une dissimulation,
qu'il semblerait qu'il n'y eût qu'à laisser le public en contact
immédiat avec elle.

«_J'ai toujours développé au grand jour_, écrit-il, _mes plans les plus
hardis... Je hais le secret comme un crime... Je remercie Dieu de ce
que depuis longtemps je considère le secret comme un péché, surtout en
matière politique... Jamais une restriction mentale!_...»[2]

Je devrais d'autant plus me retirer à l'arrière-plan que j'ai
longuement expliqué la mission du Mahâtmâ et la caractéristique
de son génie dans un petit volume, qui est maintenant répandu et
traduit dans toutes les langues d'Europe, et, dans l'Inde même, en
trois langues. Je le dis sans amour-propre: car tout le secret de
la diffusion universelle de ce livre est dans le rayonnement de «la
_Grande Ame_»[3], derrière laquelle je me suis effacé. Et c'est ce que
je devrais faire encore aujourd'hui.

Mais depuis que ce livre a paru, j'ai eu occasion d'en reviser les
idées, par des entretiens nombreux et une correspondance suivie avec
des Indiens de tous les partis, avec des témoins européens dans l'Inde,
et même avec le Mahâtmâ, maintenant sorti de prison. En relisant
ses articles dans cette traduction, j'ai revu sous un nouveau jour
certaines de ses pensées; j'en ai aperçu la complexité, et parfois les
divers plans superposés; le caractère tragique s'est encore accentué.
Je voudrais faire part au lecteur de mes nouvelles découvertes.--Mais
il est bien entendu que ce que j'écris ici, dans cette Introduction ne
supplée point à mon étude plus complète. C'est au volume sur _Mahatma
Gandhi_ qu'un lecteur, désireux de connaître la vie du Mahâtmâ, devra
recourir.

                                   *
                                  * *

Ces articles débutent, au premier Jour de l'An Gujerate, octobre
1919, par un Appel aux énergies morales les plus héroïques d'un
peuple. Après une vie de dures expériences pratiques et de méditations
passionnées--(il a maintenant cinquante ans)--Gandhi se décide à
dire à l'Inde son Evangile, la parole d'action religieuse, qui ouvre
à son peuple la voie sanglante et glorieuse,--le _Satyâgraha_.
Pour qui se donne la peine de comprendre le sens exact de ce que
demande le Mahâtmâ, il ne s'agit de rien moins que de faire surgir
un peuple-Christ, qui se sacrifie pour son salut et pour celui de
l'humanité.

Assistons-nous donc à l'apparition d'un prophète, qui apporte un
nouveau _Credo?_

Il faut voir de plus près. On sait avec quelle aversion Gandhi
rejette tout titre supranaturel, qui «_devrait être rayé de la vie
actuelle_»[4]. Ni prophète ni saint. Il n'est pas un surhomme, et il ne
veut pas l'être. Pour son compte personnel, il peut avoir son _Credo_,
et il l'a. Mais, «_humble serviteur de l'Inde, et ne prétendant à rien
de plus_», il ne lui impose pas des vérités révélées. Il cherche, et il
_expérimente_ ce qui, dans le champ de l'observation directe, peut la
sauver.

Ce mot d'«_expérimentation_», qui revient constamment dans ce livre[5],
doit être mis en lumière. Il n'a été saisi, ni par ses partisans, ni
par ses adversaires, parce que des deux côtés il s'adressait à des
hommes passionnés. Et moi-même, je ne l'ai pas assez souligné.

Gandhi, dont l'horizon de pensée s'étend bien au-delà de son
pays,--quoique l'Inde soit son principal amour,--Gandhi qui, par son
éducation européenne, par les vingt-trois ans qu'il a passés hors de
l'Inde, s'est acquis une vision complète du monde, à l'heure actuelle,
conçoit, comme beaucoup d'entre nous, de graves appréhensions sur
l'avenir de l'humanité. Elle lui semble traverser une crise périlleuse,
où rien ne nous assure que le plus précieux d'elle-même ne périra pas.
Cette pensée ne lui laisse pas de repos; et s'il s'adresse à l'Inde, il
songe à tous les hommes, que l'Inde doit sauver. Son amour même pour
elle, sa fierté indienne, assigne à sa patrie ce devoir redoutable[6].

Or, de moyens de salut, il ne voit plus qu'un seul: la _Non-Violence_.
Ce n'est pourtant pas le seul qu'il ait jamais conçu. Sans doute,
pour son compte propre, il n'en emploiera jamais d'autre[7]. Mais,
pour l'humanité actuelle, encore si arriérée, il ne condamne pas la
violence, en soi; on peut dire que, naguère, il a même accepté, dans
une certaine mesure, d'y coopérer, puisqu'il a recruté des troupes pour
l'Angleterre; il en a, en tout cas, laissé faire l'essai; et tout
ce qu'il exige de ceux qui y recourent aujourd'hui, c'est qu'ils le
fassent loyalement et sans hypocrisie. Seulement, il s'est convaincu,
d'après sa longue expérience, que cet essai est ruineux et qu'il mène
au désastre de l'humanité. La Violence est un chemin qui débouche
fatalement sur l'abîme. A ceux qui veulent échapper, la seule route qui
reste ouverte est la Non-Violence.

Entendons-nous: Gandhi ne dit pas qu'elle sauvera maintenant
l'humanité. Il ne sait pas si l'humanité d'aujourd'hui sera sauvée[8].
Mais si elle l'est, ce ne peut être que par la Non-Violence.

C'est une expérimentation: la dernière. Elle serait désespérée, si,
pour un solitaire de l'Inde, qui a toujours le refuge de l'Infini, plus
réel que ce monde de combats, il ne restait la ressource de revenir aux
mains du «Divin Potier»[9].

                                   *
                                  * *

Revenons sur ces traits. Les textes mêmes du Mahâtmâ en montreront
l'intensité tragique.

«_... Je n'ai d'autre prétention_, annonce-t-il, au début de sa
campagne (12 mai 1920), _que de chercher la vérité. Je suis un homme
qui sait ce qui lui manque, qui se trompe, et qui n'hésite jamais à le
reconnaître. J'avoue franchement que, pareil à l'homme de science, je
fais des expériences sur certaines vérités éternelles de la vie; mais
je ne peux même pas prétendre à être un homme de science, car je ne
puis donner aucune preuve évidente de l'exactitude scientifique de mes
méthodes, ni des résultats tangibles de mes expériences_»[10].

Il ne s'agit donc pas d'une Révélation. Il s'agit d'une hypothèse
sociale, d'une loi entrevue, non démontrée encore, d'une «_énergie
nouvelle_», qu'il croit avoir découverte, ou plutôt retrouvée, à la
suite des anciens Rishis, et qu'il compare à l'électricité[11]. C'est
la Loi d'Amour, la force de _Satyâgraha_.

Sur quoi repose-t-elle?--Sur des observations nombreuses, accumulées
par Gandhi pendant vingt-cinq ans,--sur une expérience surprenante,
celle de l'Afrique du Sud, où un peuple opprimé arracha les droits qui
lui étaient dûs à des maîtres résolus à les lui refuser et disposant
de toutes les forces matérielles, de l'armée, des tribunaux, et de
l'opinion publique excitée par la presse. Cette expérience, timidement
commencée par une poignée de sacrifices, aboutit brusquement à
un formidable élan: quarante mille hommes et femmes s'offrant à
la prison. Et la victoire fut gagnée, sans qu'il y eût de sang
versé,--«_uniquement par une discipline énergique de souffrance
personnelle_»[12].

Quelle est donc cette arme nouvelle, qui brise les tanks et les
canons?--«_L'épée du sacrifice de soi._» (15 décembre 1921).

Remarquez ce mot d'«_épée_». Gandhi lui-même le souligne, et le
reprend, à diverses reprises. Il l'oppose à «_l'épée d'acier_», lame
contre lame.--Qui parle de bras croisés, d'acceptation bêlante? Gandhi
est profondément sûr que l'Angleterre ne cédera aux demandes de l'Inde
«_que lorsque l'épée l'y aura forcée_».--Mais cette épée invincible: un
peuple qui s'offre à la mort.

Quel non-sens d'avoir jamais pu confondre ce paroxysme de l'action
avec la race ovine des pacifistes passifs! Il n'y a pas un grain de
passivité dans l'être d'un Gandhi. Tout est «_action directe_.»...
«_Rien, sur cette terre, n'a jamais été accompli sans action
directe_»[13]. Elle ne lui paraît pas seulement nécessaire pour la
victoire d'une cause ou d'une idée. Elle est même un bienfait pour
celui qui l'emploie, une hygiène de l'âme; elle lui donne l'équilibre,
le sentiment de sa force; elle le préserve de la rancune amère et
impuissante[14].

Certes, le remède est héroïque. Mais il n'est pas contre nature.
Gandhi, en l'indiquant, part d'une observation de savant mystique
sur la loi de Souffrance dans la nature:--«_La vie sort de la mort.
Pour que le blé pousse, il faut que le grain périsse.... La loi de
souffrance est inhérente à notre être_...» Tout ce que nous pouvons
faire, c'est de la prendre toute sur nous, et de l'épargner à nos
ennemis. «_Le progrès dépend de la somme de souffrance endurée....
Plus la souffrance est pure, plus le progrès est grand_...» Il faut
«_apprendre à souffrir volontairement et à y trouver de la joie.... La
liberté ne saurait s'acquérir qu'à ce prix_»[15].

On voit si le Mahâtmâ est un affaiblisseur d'énergie! Il la soumet au
contraire aux disciplines les plus rudes qui jamais aient été imposées
à un peuple. Mais il souffle à ce peuple l'ardeur de les accepter avec
allégresse. Il l'exalte. Il tend l'énergie humaine jusqu'à l'extrême
limite, où la corde semble près de se briser. Mais où n'atteindra point
la flèche de l'arc ainsi tendu!

On comprend qu'un tel archer de la Non-Violence, le porte-glaive
du Sacrifice de soi, n'ait point de mépris pour les tenants loyaux
de la violence,--tout en condamnant leur erreur. J'ai cité, dans
mon petit livre (p. 54) ces passages saisissants, où «_plutôt que
lâcheté il conseille violence!_»--Il va plus loin: il est «_d'avis
que ceux qui croient à la violence apprennent le maniement des
armes_»[16]. Car c'est une autre expérimentation, «_celle à laquelle
le monde s'est habitué depuis des siècles_»; et si on l'adopte, il
faut au moins qu'elle soit bien conduite et complète: ainsi, «_ce
serait une méthode_ =raisonnable=, _vraie et franche_»[17].--On a
bien lu ce mot: «_raisonnable_», appliqué à la violence par ce Rishi
de la Non-Violence! C'est dire que, s'il la rejette, ce n'est pas
par défaillance de cœur devant les moyens qu'elle emploie, c'est
par certitude de jugement qu'elle n'atteint pas et qu'elle est
incapable d'atteindre à son but,--aux effets foudroyants qu'obtient
«_la Non-Violence sous sa forme dynamique_», où «_l'âme entière
résiste à la volonté du tyran. Un seul individu qui agirait selon
cette loi fondamentale pourrait défier la puissance entière d'un
empire injuste..., et amener plus tard la chute de cet empire ou sa
régénération_»[18].

Ajoutons qu'en faisant sonner cette trompette de Jéricho, Gandhi ne
fait que reprendre l'expérience des Rishis qui, «_s'étant eux-mêmes
servis des armes, en comprirent l'inutilité et, plus grands génies
que Newton, plus grands guerriers que Wellington, découvrirent et
enseignèrent au monde la Loi de Non-Violence_»[19].

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                                  * *

La Non-Violence est donc un combat. Et, comme tous les combats,--si
grand que soit le chef,--l'issue reste douteuse. L'expérimentation
que va tenter Gandhi est terrible, terriblement dangereuse. Et il le
sait, lui qui redoute la fureur de la populace indienne qu'il déchaîne,
plus que la tyrannie de l'adversaire anglais[20].--Mais il faut oser.
_«L'essence de l'expérimentateur est d'oser»._ Gandhi a appris de
l'Occident «_l'énergie_», et il veut l'inoculer à l'Inde[21].--«_Aucun
général digne de ce nom ne renonce à la bataille, par la crainte des
revers ou des erreurs_»[22]. Il se recueille, il médite, il prépare,
et il ose.--Gandhi ose. Son audace va très loin. En août 1920, il
refuse d'attendre le vote du Congrès, qui représente la nation, pour
déclencher l'action expérimentale de _Non-Coopération_:--«_Quand on
possède la foi en une action, attendre que le Congrès_ (c'est-à-dire
la nation) _se prononce serait folie. Il faut au contraire agir et
démontrer l'efficacité de son action, afin de décider la nation à
l'adopter_»[23]... «_La meilleure façon de servir la nation_» est
parfois d'agir à l'opposé de ses opinions.

Mais s'il se trompe? Eh bien, que tout retombe sur lui! Il sera écrasé.
Bien entendu, s'il agit en dehors du Congrès, ce n'est pas au nom du
Congrès, c'est à ses risques et périls. Il saura porter tout entière la
responsabilité de sa défaite.

«_Je me considérerais comme indigne de diriger une cause, si je
craignais de ne pouvoir la conduire au succès... Mais la doctrine qui
veut le travail dans le détachement signifie aussi bien la recherche
inexorable de la vérité que le retour sur ses pas si l'on s'est trompé,
ou la renonciation au rôle de chef lorsqu'on découvre qu'on n'en est
pas digne_»[24].

Ce n'est pas d'un cœur léger qu'il envisage une telle éventualité.

«_Supposez_, écrit-il, _que malgré mes espérances, rien n'arrive de ce
que j'attends, ne devrais-je pas sentir que je ne suis plus digne de
diriger la lutte? Ne devrais-je pas m'agenouiller humblement devant
mon Créateur et lui demander de me délivrer de mon corps inutile et de
faire de moi un instrument plus capable de servir?_»...[25]

On peut imaginer ses angoisses secrètes et ses déchirements. La
confession publique, qui suivit les crimes de Chauri-Chaura[26], en
révèle une heure d'agonie. Il se relève pourtant. Il ne renonce jamais.
Il sait bien qu'il ne le peut pas. Le navire, près de sombrer, ne peut
se passer de lui. Il est le pilote. Il faut qu'il reste au poste. Il
faut qu'il continue d'oser. Ce n'est pas seulement pour l'Inde que vaut
sa redoutable expérimentation, c'est pour toutes les races humaines. Il
a un très beau mot, qu'il reprend à un antique Rishi inconnu:

  «_Yatthaa pindhé thatthaa brahmandé_»

«Comme il en est d'une boule de glaise, ainsi en est-il de tout
l'univers».

Il expérimente sur la boule de glaise. Et certes, il ne s'illusionne
pas sur les limites de son pouvoir! Mais, fais ce que dois!...

Et il tend la main au monde, pour s'entraider. Aux Anglais. Aux
Chrétiens. A ses ennemis mêmes. Ennemis? Il n'en a point. «_A
tout Anglais qui habite l'Inde_» il écrit: «_Cher ami_»[27]. Il
fait appel aux Européens. Il correspond affectueusement avec les
chrétiens[28]. Il ne lutte pas contre eux. Il travaille pour eux, pour
le christianisme même, que l'Europe trahit[29].

                                   *
                                  * *

J'ai tâché de bien dégager aux yeux du lecteur, le caractère de la
bataille engagée et la nature de l'enjeu. On se rendra mieux compte
ensuite, en étudiant le livre, du génie dépensé par cet «_idéaliste
pratique_», comme il aime à se nommer[30], dans la réalisation de son
grand Dessein. Il a ce don, très rare, chez les croyants passionnés,
de lire dans la pensée des autres. Il est doué de la faculté
«_polypsychologique_» de parler à chacun sa langue et, par un juste
sens des natures diverses, de ne faire appel à leurs meilleures forces
que dans le cercle propre de compréhension et d'action qui est dévolu
à chaque être. C'est ce qui explique que, pour son compte, embrassant
dans son cœur toute l'humanité, il parle aux Sikhs le langage
patriotique, et qu'à ceux qui veulent prendre les armes il enseigne à
employer ces armes pour leur pays[31]. Ainsi qu'il l'écrit à Tagore,
son travail est de «_transformer le sens des vieilles expressions:
nationalisme et patriotisme, en les élargissant_».

Aussi, n'essaie-t-il même pas de réaliser la _Non-Violence absolue_
ou «_parfaite_», qui est sa foi personnelle, mais la Non-Violence
sous la «_forme restreinte, seule possible actuellement_», qui est la
«_Non-Violence politique de Non-Coopération_»,--méthode raisonnée de
Révolution paisible et progressive, qui doit conduire au _Swarâj_,
c'est-à-dire au _Home Rule_ de l'Inde[32].

Chacun de ses articles est comme un ordre de bataille, dont il explique
le sens, soit à ses lieutenants, soit au gros de son armée, soit à ses
ennemis mêmes, car il ne croit pas inutile de s'adresser au bon sens et
à la bonne foi de ceux que l'on combat[33].

Et rien n'est admirable comme la mesure avec laquelle il allie, dans
ses controverses, la modération des manières, la tranquillité et la
courtoisie parfaite de l'expression, avec la franchise absolue et
l'assurance implacable[34].

Cet homme doux et poli exerce sur ses armées une autorité dictatoriale.
Jamais chef populaire, idolâtré par la foule, n'a parlé d'elle avec
plus de mépris. Il est telle de ses phrases que n'eût pas désavouée le
Coriolan de Shakespeare:

«_Je suis écœuré de l'adoration de la multitude. Je serais plus sûr
d'avoir raison, si elle crachait sur moi_[35]... _Mieux vaut être
qualifié d'autocrate que d'avoir l'air de se laisser influencer par la
multitude afin qu'elle vous approuve... Il ne suffit pas de protester
contre l'opinion générale. Il est nécessaire que, dans les grandes
questions, les chefs agissent en sens inverse de l'opinion de la masse,
si cette opinion ne se recommande pas à leur raison_»[36].

Mais ce dédain héroïque recouvre plus d'amour vrai du peuple que les
flatteries intéressées des démagogues. Gandhi croit qu'une volonté
haute peut transformer un peuple, en ne craignant pas d'exiger de
lui les plus durs sacrifices[37]; et il lui impose une vigoureuse
discipline morale,--cette discipline dont le relâchement fait la
mortelle faiblesse des armées révolutionnaires d'aujourd'hui, et
qui a fait la force de celles du passé. Les troupes de Cromwell ont
entendu des ordres du jour semblables à ceux du Mahâtmâ, enjoignant
«_la nécessité de l'humilité_», de la propreté physique et morale, le
respect de la femme, interdisant la boisson, flétrissant le «_péché du
secret_», le mensonge,--moins: la demi-vérité. Et le génial Protecteur
de la République d'Angleterre n'a pas moins que Gandhi connu les forces
mystiques de l'homme. Il y a fait appel; et il leur a dû en partie ses
victoires.

                                   *
                                  * *

On me reprochera d'insister, dans cette Introduction aux articles de
Gandhi, sur leur caractère de combat.

J'ai voulu rompre un malentendu, qui enclave Gandhi dans le pacifisme
énervé. Si le Christ a été le Prince de la Paix, Gandhi n'est pas
indigne de ce beau nom. Mais la paix que l'un et l'autre apportent
aux hommes n'est pas celle de l'acceptation passive, elle est celle
de l'amour agissant et du sacrifice de soi. J'ai osé montrer qu'il y
a moins de distance entre la Non-Violence du Mahâtmâ et la Violence
des Révolutionnaires, qui sont ses francs adversaires, qu'entre
la Non-Acceptation héroïque et la servile ataraxie des éternels
Acceptants, qui sont le béton de toutes les tyrannies et le ciment de
toutes les réactions.


Il y a quelques semaines, après de longs débats à la Chambre Française
à propos de l'Amnistie, les pouvoirs publics, pauvrement combattus
d'ailleurs par une opposition, médiocre en nombre et médiocre
en pensée, refusèrent de comprendre dans la grâce accordée les
Réfractaires par conscience,--établissant pour mesure de leur amnistie
qu'elle ne devait s'appliquer qu'à ceux qui ont combattu.

Les politiciens ont des œillères. Ils ne se doutent pas que dans le
monde d'aujourd'hui, il est plus d'un combat; et le plus héroïque
n'est plus celui qui se livre au front des armées nationales. Il leur
plaît d'ignorer. Qu'ils regardent autour d'eux! Qu'ils regardent devant
eux, ce qui se prépare dans l'avenir: luttes révolutionnaires, luttes
de classes, luttes de races! Et la plus haute de toutes: lutte des
âmes, guerre de l'Ame!

Nous leur offrons ici le spectacle de cet autre combat, qui, de l'Inde,
se propagera peu à peu sur la terre. Qu'ils l'accablent, s'ils veulent!
Qu'ils le déshonorent, s'ils peuvent! Ainsi Rome voulut faire avec les
premiers chrétiens. Il fallut bien, un jour, qu'elle transigeât avec
eux: «_In hoc signo vinces_»...--Il est vrai qu'ensuite elle les acheta.

Mais nous n'en sommes pas là. Historien de métier, habitué à voir
passer et repasser le flux et le reflux des grandes marées de l'Esprit,
je décris celle-ci qui se lève, du fond de l'Orient. Elle ne se
retirera qu'après avoir recouvert les rivages de l'Europe.

  ROMAIN ROLLAND.

  _Juillet 1924._


  [1] Je ne m'excuse pas du mot «_épée_», employé au sujet du Christ
  indien. On va voir que lui-même l'a revendiqué pour sa croisade
  d'abnégation.

  [2] P. 105-110. Article du 22 décembre 1920: _Le Péché du Secret_.

  [3] On sait que c'est le sens du nom: _Mahâtmâ_.

  [4] P. 60.

  [5] «_... Pareil à l'homme de science, je fais des expériences sur
  certaines vérités éternelles de la vie..._» (p. 62, 12 mai 1920)--
  «_... Depuis 1894, j'ai fait des expériences sur moi et sur mes
  amis..._» (p. 63, _ibid._).--«_La région de l'Inde, où l'expérience
  (Désobéissance Civile) a lieu..._» (10 novembre 1921)--«_Est-ce que je
  ne tente pas une expérience vaine?..._» (2 mars 1922)... _etc._

  [6] P. 109.

  [7] P. 109.

  [8] P. 37-39. «_La Non-Coopération est peut-être en avance sur son
  temps. En ce cas, il faudra que l'Inde et le monde entier
  attendent_...» Mais cela ne touche pas à sa valeur. (1er juin 1921).

  [9] «... _Mon désir intense de me perdre dans l'éternel et de devenir
  un simple morceau d'argile entre les mains du Divin Potier, afin que
  mes services deviennent plus certains, n'étant plus entravés par mon
  être inférieur_...» (17 novembre 1921).

  [10] p. 62.--Et encore: «_Je ne puis voir qu'indistinctement, comme
  dans un miroir... Ce sont des méthodes lentes et laborieuses, qui ne
  réussissent pas toujours_...» (17 novembre 1921).

  [11] Lire p. 33-35, note 1, l'extraordinaire article du 23 juin 1919:
  «_Il se passera peut-être un temps considérable avant que la Loi
  d'Amour soit reconnue dans les affaires internationales...
  Jusqu'au jour où une énergie nouvelle est captée et dirigée, les
  capitaines d'énergies anciennes la traiteront d'idéaliste et
  d'utopique... L'ingénieur électricien fut traité de maniaque et de
  fou dans les milieux de locomotion à vapeur, jusqu'au jour où un
  travail s'accomplit, grâce aux fils électriques. Il faudra peut-être
  longtemps pour poser les fils d'Amour international; mais... à
  considérer les derniers événements en Europe et en Asie orientale,
  dans ce qu'ils ont d'essentiel, il nous serait possible de voir que
  le monde en arrive peu à peu à comprendre qu'il en est entre nations,
  comme entre individus; que la force seule est impuissante à résoudre
  les problèmes, et que la sanction économique de Non-Coopération est
  beaucoup plus efficace que les armées et les marines._»

  [12] 20 avril 1921.

  [13] p. 64.

  [14] «_En enseignant au faible l'action directe,.. je lui donne le
  sentiment d'être fort et capable de défier la force physique. Il se
  sent ragaillardi par la lutte, il reprend conscience de soi, et sachant
  qu'en lui-même il trouvera le remède, il cesse de nourrir dans son
  sein l'esprit de vengeance..._» (p. 65).--Cf. la lettre au Vice-Roi:
  la Non-Coopération est, dit-il, «_une forme d'action directe_»,...
  le seul dérivatif à la violence. (p. 83).

  [15] p. 69-73.--16 juin 1920.

  [16] p. 106.

  [17] 2 mars 1922.

  [18] p. 108.

  [19] p. 108.

  [20] p. 95.

  [21] 25 février 1920.

  [22] p. 95.

  [23] p. 101.

  [24] 17 novembre 1921.

  [25] _Ibid._

  [26] p. 339.

  [27] 27 octobre 1920.

  [28] 15 août, 23 septembre 1921.

  [29] p. 119.

  [30] p. 107.

  [31] Lire le curieux article: «_Mon Inconséquence_», 23  février 1921,
  --où il explique sa campagne de recrutement en 1914. Sa foi dans
  l'_Ahimsâ_ (Non-Violence) est, dit-il, absolue. Mais la plupart des
  hommes ne croient pas à l'_Ahimsâ_; ils croient à la Violence; et
  pourtant ils refusent de faire leur devoir selon le monde de la
  Violence,--leur devoir national et patriotique.--«_Je le leur
  expliquai_, écrit Gandhi. _Je leur expliquai aussi la doctrine
  d'Ahimsâ et les laissai choisir. C'est ce qu'ils ont fait. Je ne m'en
  repens pas. Car même sous le Swarâj_ (c'est-à-dire dans une Inde
  libérée), _je n'hésiterais pas à conseiller à ceux qui auraient le
  désir de prendre les armes de se battre pour leur pays_».

  Ainsi, quand il ne peut communiquer aux autres sa foi, il les aide à
  dégager leur foi propre, qui purifie (relativement) leurs instincts
  emportés.

  [32] p. 33-39. Article sur la Non-Violence.

  De même, à propos de son fameux livre sur l'_Hind Swarâj_ (_Home
  Rule de l'Inde_): «_Je tiens à prévenir le lecteur qu'il ne doit pas
  s'imaginer que je cherche l'H. S. tel qu'il y est décrit. Je sais
  que l'Inde n'est pas mûre pour cela... Je travaille individuellement
  pour arriver à la maîtrise personnelle qui y est décrite;
  mais aujourd'hui, je consacre mon activité publique au Swarâj
  parlementaire, tel que le désire le peuple._»

  Toujours cette vue à plusieurs plans, ce sens aigu des différences de
  devoirs inégalement répartis sur terre. Ils s'accordent sans doute
  avec sa conception hindoue des castes et des _dharmas_ différents.

  [33] «_A tout Anglais habitant l'Inde_»:--«_Je serais
  presque tenté de vous proposer de vous joindre à moi, pour détruire
  un système qui vous a fait descendre si bas, vous et nous_...»
  (13 juillet 1921).

  [34] Voir surtout _l'Ethique de la Destruction_ (1 septembre 1921).

  [35] 2 mars 1922.

  [36] 4 juillet 1920.

  [37] p. 127.




L'AURORE DU _SATYAGRAHA_ SUR L'INDE

(_Article paru dans le_ Nava Jivan _du 26 octobre 1919, premier jour de
l'an dans la province de Gujerate_).

  Sonnons les cloches pour l'année qui s'en va,
  Sonnons les cloches pour l'année qui vient!

Le bilan de l'année passée est difficile à établir. La guerre a pris
fin, mais sans grand profit; les espérances qu'elle avait nourries
ont été déçues. La paix qui devait être une paix durable n'est une
paix que de nom. Il est démontré que cette guerre, plus importante que
la guerre du _Mahâbhârata_ n'a été que le prélude d'une autre guerre
plus importante encore. Un mécontentement général s'est étendu sur
la France, sur l'Amérique et sur l'Angleterre. Tout ce qui a suivi
semble une énigme monstrueuse. Aux Indes nous ne voyons de tous côtés
que désespoir. On espérait avec confiance qu'après la guerre l'Inde
obtiendrait un résultat sérieux, et cet espoir a été déçu. Il est fort
possible, pour ce qu'on en sait, que les réformes attendues[38] n'aient
point lieu; et même si elles avaient lieu, elles ne serviraient à rien.
Le projet de la Ligue du Congrès et du Congrès de Delhi, et tous ceux
qui ont suivi, ne sont plus à présent que des paroles en l'air. Il nous
faut attendre, afin de voir ce qu'amèneront les événements. Le Pendjab
a été le théâtre de scènes révoltantes; des existences innocentes
ont été sacrifiées. La terreur a régné. Le gouffre qui sépare les
administrateurs des administrés s'est élargi. Il est impossible, dans
de telles questions, d'établir un bilan exact. A combien se monte le
crédit? Y a-t-il quelque chose au débit, et si oui qu'y a-t-il? Ou bien
n'y a-t-il rien au crédit, et ne nous reste-t-il qu'à faire le total
des chiffres au débit?

A un nuage de désespoir aussi dense et aussi sombre, se peut-il qu'il
y ait un envers brillant? Le 6 Avril, se leva sur l'Inde entière le
soleil du _Satyâgraha_[39]. Les nuages se dispersèrent et l'on vit
distinctement les rayons. Seulement il y eut au Pendjab et à Ahmedabad
une éclipse, et les ténèbres nous hantent encore. Malgré tout, on voit
de nouveau le Satyâgraha poindre lentement dans la plupart des esprits.
Le 17 octobre un _hartal_[40] se fit dans diverses parties de l'Inde,
au milieu d'un calme et d'une paix absolus. Les fidèles passèrent la
journée en jeûnes et en prières. Les Hindous prirent part au deuil
des Musulmans, fortifiant l'espoir de ces derniers et en même temps
les liens qui les unissent à eux--liens qu'il serait à présent bien
difficile de briser.

Si quelqu'un demandait quel fut l'événement le plus important de
l'année passée, nous répondrions sans la moindre hésitation: «Ce fut
l'accueil fait au _Satyâgraha_», si infime ait-il été, consciemment
ou inconsciemment, par ceux qui dirigent aussi bien que par ceux qui
obéissent. Et pour le prouver, nous rappellerions le 17 octobre[41].

Dans le _Satyâgraha_ est tout l'espoir de l'Inde. Et qu'est-ce que le
_Satyâgraha_? Il a souvent été décrit; mais de même que le soleil ne
peut l'être complètement même par le serpent Sheshaga[42] aux mille
langues, le soleil du _Satyâgraha_ ne saurait se décrire d'une façon
satisfaisante. Nous voyons toujours le soleil et pourtant nous n'en
savons pas grand chose; de même il nous semble apercevoir sans cesse le
soleil du _Satyâgraha_, mais nous le connaissons bien peu.

Les sphères d'activité du _Satyâgraha_ sont le _Swadeshi_[43], les
Réformes politiques et sociales dont la durée n'est assurée qu'autant
qu'elles s'appuient sur le _Satyâgraha_. Le chemin qui mène au
_Satyâgraha_ est différent du chemin battu et n'est pas toujours facile
à découvrir. Peu de gens s'y sont aventurés, les empreintes des pas
sont rares, indistinctes, espacées, ce qui explique pourquoi on le
redoute. Néanmoins nous voyons nettement que certains s'acheminent vers
lui, ne serait-ce que très lentement.

Celui pour qui le _Satyâgraha_ n'est que Désobéissance Civile ne l'a
jamais compris[44]. Mais celui-là seul qui sait construire a le droit
de détruire. Le poète a chanté:

  _«Le sentier de la Vérité est le sentier des braves,
  Il est inaccessible aux lâches»._

Le _Swadeshi_ est _Satyâgraha_. Les esprits lâches ne sauraient ni
l'observer ni le propager. Il est impossible à un lâche de favoriser
l'Union Hindoue-Musulmane. Il ne faut pas être un Musulman lâche pour
s'exposer au poignard Hindou, ou _vice versa_ et pour conserver son
équilibre moral. Si l'un et l'autre pouvaient arriver à un peu de
tolérance, on obtiendrait immédiatement le _Swarâj_[45] (l'autonomie).
Nul ne peut s'opposer à ce que nous prenions le sentier du
_Satyâgraha_; et comme le _Swadeshi_ et l'Union Hindoue-Musulmane sont
ainsi, par essence, religieux, l'Inde accomplirait incidemment un acte
de religion. Voici donc quelle sera notre prière pour l'année nouvelle:

«Seigneur, guidez l'Inde vers le sentier de la Vérité, enseignez-lui
pour cela la religion du _Swadeshi_, et resserrez l'union des Hindous,
des Musulmans, des Parsis, des Chrétiens et des Juifs qui vivent dans
l'Inde!»

  _5 novembre 1919._


  [38] Le Cabinet britannique avait annoncé l'intention d'accorder à
  l'Inde des réformes constitutionnelles importantes.

  [39] _Satyâgraha_, étymologie: _Satya_ juste, droit. _Agraha_
  tentative. Essai juste. On l'appliqua spécialement à la
  Non-acceptation de l'injustice par la maîtrise de soi.--Voir: Romain
  Rolland: _Mahâtmâ Gandhi_, p. 52, note 2.

  [40] «Arrêt de travail». Jour de prières et de jeûne.

  [41] _Khilafat-Day_: la Journée du Califat. Imposante démonstration,
  pour protester contre les atteintes aux droits du Calife (Sultan) par
  les gouvernements Alliés d'Europe.--Voir Romain Rolland,
  _d. c._ p. 63-64.

  [42] Le grand serpent sur lequel est couché le dieu Vishnu.

  [43] _Swadeshi_, étymologie:--_Swa_, Self,--Soi-même, _Deshi_,
  pays. Emploi exclusif des produits du pays.--(Voir R. Rolland,
  _op. c._ p. 71 et suiv.).

  [44] R. Rolland: _op. c._ p. 72.--Le Swadeshi est l'affirmation de
  l'ordre nouveau. La Désobéissance Civile est la négation de l'ordre
  ancien.

  [45] _Swarâj_, étymologie: _Swa_, Self, soi-même. _Râj_, gouvernement.
  --_Self-government._




LE MOUVEMENT DU SATYAGRAHA

Un Aperçu du Mouvement.

_Rapport soumis par Gandhi au Comité de Lord Hunter qui étudiait les
débuts du Mouvement du Satyâgraha dans l'Inde._


PRINCIPES GÉNÉRAUX.--Voici trente ans que je prêche le _Satyâgraha_ et
que je le pratique[46]. Les principes du _Satyâgraha_, tel qu'il est
aujourd'hui, constituent une évolution progressive.


Le _Satyâgraha_ diffère autant de la Résistance Passive que le Pôle
Nord du Pôle Sud. Conçue pour être l'arme des faibles, cette dernière
pour atteindre son but n'exclut pas la force ou la violence physiques,
alors que le premier conçu pour être l'arme du plus fort rejette
l'emploi de la violence, sous quelque forme que ce soit.

Le mot _Satyâgraha_ fut créé par moi, alors que je me trouvais dans
l'Afrique du Sud, pour exprimer la force employée là-bas par les
Indiens pendant huit années entières, afin de distinguer ce mouvement
de celui qui existait à cette époque dans le Royaume Uni et dans
l'Afrique du Sud sous le nom de Résistance Passive.

Etymologiquement, le mot signifie: se retenir à la Vérité--d'où, Force
de Vérité. Je l'ai appelée également Force d'Ame ou Force d'Amour. En
pratiquant le _Satyâgraha_, je m'aperçus rapidement que la recherche
de la Vérité n'admettait point qu'on eût recours à la violence contre
son adversaire et qu'il fallait arriver à le tirer de l'erreur par la
patience et la sympathie: car ce qui paraît Vérité à l'un peut sembler
erreur à l'autre. Et la patience implique la souffrance personnelle. La
doctrine en vint donc à représenter qu'on défend la Vérité non pas en
faisant souffrir son adversaire, mais en souffrant soi-même.

Dans le domaine de la politique, lutter dans l'intérêt du peuple
consiste surtout à combattre l'erreur manifestée sous forme de lois
injustes. Lorsque, par des pétitions et autres méthodes analogues, vous
avez échoué dans votre tentative pour démontrer au législateur qu'il
se trompe, il ne vous reste d'autre moyen, si vous ne voulez pas vous
soumettre à l'erreur, que celui de le contraindre par la force brutale
à s'avouer vaincu, ou de souffrir vous-même personnellement en vous
exposant à la peine encourue pour infraction à la loi. Il s'ensuit que
le _Satyâgraha_ apparaît d'une façon générale aux yeux du public comme
une Désobéissance Civile ou une Résistance Civile; elle est civile, en
ce sens qu'elle n'est pas criminelle.

Le criminel enfreint les lois subrepticement et tâche de se soustraire
au châtiment; tout autrement agit celui qui résiste civilement.
Il se montre toujours respectueux des lois de l'Etat auquel il
appartient, non par crainte des sanctions, mais parce qu'il considère
ces lois nécessaires au bien de la société. Seulement, en certaines
circonstances, assez rares, la loi est si injuste qu'obéir semblerait
un déshonneur. Alors, ouvertement et civilement, il viole la loi
et subit avec calme la peine encourue pour cette infraction. Puis,
afin d'affirmer sa protestation contre l'action des législateurs,
il lui reste la possibilité de refuser sa coopération à l'Etat, en
désobéissant à d'autres lois dont l'infraction n'entraîne pas de
déchéance morale.

Selon moi, la beauté et la puissance du _Satyâgraha_ sont si grandes et
la doctrine en est si simple qu'on peut la prêcher même aux enfants.
Je l'ai prêchée à des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants,
appelés communément _Indiens «liés par Contrat»_[47] et j'ai obtenu
d'excellents résultats.

PROJETS DE LOIS ROWLATT.--Lorsque les lois Rowlatt[48] furent
promulguées, j'eus le sentiment qu'elles portaient une telle atteinte
à la liberté de l'homme qu'il fallait faire tout ce qui était possible
pour les combattre. Je remarquai également que tous les Indiens s'y
opposaient. J'avancerai l'opinion qu'aucun Etat, si despotique qu'il
soit, n'a le droit de décréter des lois qui répugnent à la masse
entière d'un peuple, encore moins un gouvernement comme le Gouvernement
Indien, soumis à des coutumes et des précédents constitutionnels. J'eus
également l'impression que l'agitation qui s'annonçait aurait besoin
d'être guidée vers un but défini pour ne pas prendre un cours trop
violent ou s'écrouler complètement.

LE 6 AVRIL.--Je me hasardai donc à faire connaître le _Satyâgraha_ au
pays, en insistant sur son caractère de Résistance Civile; et comme ce
mouvement est essentiellement intérieur et purificateur, je suggérai
une journée de jeûne et de prière et l'arrêt de tout travail, pour
le 6 avril. Cette proposition fut accueillie avec un enthousiasme
merveilleux dans toutes les parties de l'Inde, bien qu'il n'y eût
aucune organisation et peu de préparatifs: l'idée avait été communiquée
simplement au public dès qu'elle m'était venue à l'esprit. Le 6 avril,
le peuple n'employa aucune violence; aucune rencontre qui vaille la
peine d'être mentionnée n'eut lieu avec la police. Le _hartal_ fut
essentiellement volontaire et spontané.

ON M'ARRÊTE.--L'observance du 6 avril devait être suivie de
Désobéissance Civile. Le Comité du _Satyâgraha Sabha_[49] avait choisi
à cet effet certaines lois politiques. Nous nous mîmes à distribuer
des livres et brochures prohibées d'un caractère absolument sain: une
brochure écrite par moi sur le _Home Rule_, une traduction du livre de
Ruskin: _Unto this last_, _La défense et la mort de Socrate_, etc.

DÉSORDRE.--Il n'est pas douteux certainement que le 6 avril trouva
l'Inde douée d'une force vitale plus grande qu'elle n'en avait montré
jusqu'alors. Les gens habituellement terrifiés cessèrent de craindre
l'autorité. D'autre part, les masses étaient jusque là demeurées
inertes. Les chefs n'avaient réellement exercé sur elles aucune
influence. Elles n'étaient point disciplinées. Elles venaient de
découvrir une force nouvelle, mais ignoraient en quoi elle consistait
et ne savaient pas comment l'employer.

A Delhi, les chefs eurent du mal à contenir un très grand nombre de
gens qui jusque-là étaient demeurés indifférents. Le Dr Satyapal
désirait ardemment que j'allasse à Amritsar, afin de montrer au
peuple le caractère pacifique du _Satyâgraha_. Swami Shraddhanandji
de Delhi et le Dr Satyapal d'Amritsar m'écrivirent tous deux, en me
priant de venir dans leurs villes, afin de pacifier le peuple et de
lui expliquer le caractère du _Satyâgraha_. Je n'étais jamais allé à
Amritsar ni d'ailleurs au Pendjab. Ces invitations passèrent sous les
yeux des autorités qui savaient que j'étais invité, dans des intentions
pacifiques.

Je quittai Bombay pour Delhi et le Pendjab le 8 Avril. J'avais envoyé
au Dr Satyapal, que je ne connaissais pas, un télégramme le priant de
venir à ma rencontre à Delhi. Mais après avoir passé Mutra, je reçus un
ordre de la Police m'interdisant de pénétrer dans la province de Delhi.
Il m'était impossible de tenir compte de cet ordre et je poursuivis mon
voyage. Arrivé à Palval, je reçus un ordre m'interdisant l'entrée du
Pendjab et me confinant dans la présidence de Bombay. Un groupe de gens
de la police me força de descendre du train à cette gare et m'arrêta.
Le surveillant chargé de m'arrêter le fit avec beaucoup de courtoisie.
Je fus reconduit à Mutra par le premier train, puis à l'aube par
le train de marchandises jusqu'à Siwali Madhupur, où je rejoignis
l'express de Bombay. On me rendit ma liberté à Bombay, le 10 avril.

Mais les gens d'Ahmedabad et de Viramgam et, d'une façon générale, de
la province de Gujerate avaient appris mon arrestation. Ils devinrent
furieux et fermèrent leurs boutiques. Il y eut des rassemblements, des
meurtres, du pillage, et des tentatives pour faire dérailler les trains.

CAUSES.--J'avais travaillé récemment pour la cause, au milieu des
_raiyats_[50] de Kaira et fréquenté des milliers d'hommes et de
femmes. J'avais travaillé avec Miss Ansuya Sarabhai parmi les ouvriers
des filatures. Ceux-ci appréciaient son œuvre philanthropique et
l'adoraient. La fureur des ouvriers atteignit son paroxysme, lorsque le
faux bruit se répandit qu'elle avait été arrêtée également. Nous avions
fait certaines démarches, elle et moi, pour les ouvriers de Viramgam
et intercédé pour eux lorsqu'ils avaient été inquiétés, et je crois
fermement que les excès commis furent causés par le grand ressentiment
de la foule en apprenant mon arrestation et le bruit de l'arrestation
de Miss Ansuya Sarabhai.

J'ai fréquenté les masses à peu près partout dans l'Inde et me suis
entretenu librement avec elles; je ne puis croire qu'il y ait eu un
mouvement révolutionnaire derrière les excès commis. On ne peut les
honorer du nom de rébellion.

MESURES PRISES.--Selon moi, le gouvernement a eu tort d'accuser
les coupables d'avoir déclaré la guerre. Cette opinion a causé des
souffrances disproportionnées et imméritées. L'amende imposée à la
pauvre ville d'Ahmedabad était excessive et la façon de la faire payer
par les ouvriers inutilement dure et vexatoire. Je doute qu'il ait été
juste d'exiger une amende aussi forte (176.000) roupies à des ouvriers.
Et l'obligation de payer les frais imposée aux fermiers de Baredji et
aux Banias et Patidars[51] de Nadiad était une mesure vindicative que
rien ne justifiait. Rien ne justifiait non plus, selon moi, que la loi
martiale fût établie à Ahmedabad, et la façon inconsidérée dont elle
fut appliquée causa la perte de plusieurs existences innocentes.

Cependant, et sous réserve de ce que j'ai dit précédemment, je ne doute
pas que dans la Présidence de Bombay les autorités n'aient agi avec
une grande modération, à un moment où l'atmosphère était surchargée
de méfiance réciproque et où la tentative de faire dérailler le train
qui amenait les troupes pour le rétablissement de l'ordre venait avec
raison de les irriter...

  (_Jeune Inde, 5 novembre 1919 et jours suivants_).


  [46] En Sud-Afrique. (R. Rolland, _o. c._ p. 17-23, p. 53 et suiv.).

  [47] _Indentured Indians._

  [48] Voir R. Rolland, _o. c._ p. 27 et suiv. Les Bills Rowlatt,
  présentés en février 1919, suspendaient les rares libertés
  existantes dans l'Inde.

  [49] _Sabha_: Conseil, Assemblée.

  [50] Paysans.

  [51] _Banias_ et _Patidars_: deux classes de marchands.




POUR LE CALIFAT

_Discours prononcé en Urdu par Gandhi, à la session commune de la
Conférence qu'il présidait, de toute l'Inde pour le Califat_[52].


«Il ne devrait point paraître étrange de voir réunis sur la même
estrade des Hindous et des Mahométans pour discuter une question
concernant uniquement ces derniers. Un témoignage d'amitié est
une aide véritable dans l'adversité; et que nous soyons Hindous,
Parsis, Chrétiens ou Juifs, si nous voulons former une seule nation,
les intérêts de l'un doivent être les intérêts de tous. La seule
chose à considérer, c'est l'équité d'une cause. Le Premier Ministre
anglais et toute sa phalange d'anciens hauts fonctionnaires peuvent
témoigner de la justice de la cause musulmane. Nous parlons de l'Union
Hindoue-Musulmane. Cette expression n'aurait aucun sens si les Hindous
se tenaient à l'écart des Mahométans, lorsque l'intérêt vital de ces
derniers est en jeu. Certains ont suggéré que nous autres Hindous
ne pouvions aider nos compatriotes mahométans qu'à de certaines
conditions. Une aide conditionnelle est comme du ciment adultéré qui ne
tient pas. La seule question qui se pose est de savoir comment il nous
est possible d'aider. La conférence pour le Califat a décidé de ne pas
prendre part aux cérémonies qui auront lieu prochainement pour célébrer
la paix. Je trouve cette décision fort juste: célébrer la paix ne
peut avoir aucun sens pour l'Inde, tant qu'une partie vitale de cette
paix, affectant le quart de la population indienne, reste en suspens.
Quatre-vingt millions de Mahométans s'intéressent aux clauses de la
paix qui concerne le Califat. Il est malséant de leur demander de
célébrer la paix, alors que cette question est encore dans la balance.
Compter que l'Inde le fasse dans ces conditions serait s'attendre avoir
la France célébrer la paix, pendant que le sort de l'Alsace-Lorraine
est incertain. Que la Turquie ne fasse point partie de l'Inde ne
change en rien la question. L'Angleterre est une puissance Mahométane
et Hindoue aussi bien qu'une puissance Chrétienne, et si l'Inde fait
partie de l'Empire comme associée, le sentiment Musulman demande à être
apaisé autant que les autres. Il semblerait donc que l'action la plus
correcte de la part de Son Excellence le Vice-roi serait de remettre
les cérémonies en l'honneur de la paix jusqu'à ce que la question du
Califat fût résolue d'une façon satisfaisante.

_L'honneur de l'Angleterre est en jeu._--Cette question affecte en
effet l'honneur de l'Angleterre,--la parole donnée par le Premier
Ministre. Que sont les richesses, le pouvoir et la gloire militaire,
si cet honneur est souillé? Aussi ai-je été peiné de lire le résumé
télégraphique du discours du Premier Ministre; il paraissait blesser
gratuitement la susceptibilité musulmane et laisser entrevoir une
solution de la question du Califat absolument opposée à la parole
solennelle qu'il avait donnée après délibération, à une époque où cette
parole avait raffermi la fidélité des Musulmans et sans nul doute
stimulé l'enrôlement des plus guerriers parmi eux. Je veux espérer
encore que des conseils plus sages l'emporteront et que justice sera
rendue à la cause Mahométane. Si toutefois le pire devait arriver, le
Comité pour le Califat à décidé hier soir de conseiller aux Mahométans
de retirer leur coopération au Gouvernement. J'eus l'avantage d'être
présent au Comité et aux réunions générales, et je me permets d'avertir
le Gouvernement de la solennité de la circonstance et de la gravité de
la décision prise. Je sais que retirer sa coopération au gouvernement
est une chose très grave. Elle demande que l'on soit capable de
supporter la souffrance. Je sais également que tout citoyen a le droit
de retirer sa coopération à l'Etat, lorsque par cette coopération il
s'avilit. C'est une manière tangible de témoigner son mécontentement.

_Le boycottage._--On peut donc espérer que le Gouvernement impérial
reconnaîtra la gravité de la situation. Mais de la Non-Coopération
passer au boycottage, c'est descendre du sublime au ridicule. Le Comité
décida hier, à une forte majorité, le boycottage des marchandises
anglaises si la question du Califat n'était pas réglée d'une façon
satisfaisante. Le boycottage est une forme de vengeance, et pour
arriver à une solution équitable, il nous faut préparer l'opinion du
monde. Je me permets de suggérer à mes amis Mahométans qu'ils n'auront
pas l'opinion du monde pour eux, s'ils boycottent les marchandises
anglaises pour en accepter d'autres. De plus, le boycottage que l'on
propose est un aveu de faiblesse; et pour pouvoir traiter toutes les
questions, il nous faut montrer notre force et non notre faiblesse.
J'espère donc que le Comité pour le Califat, après avoir sérieusement
réfléchi, reviendra sur sa décision et annulera sa résolution de
boycottage. Pour traiter cette importante question, il faut avoir du
calme, de la patience et ne pas s'écarter des faits. Il ne suffit pas
qu'il n'y ait point de violence. En vérité, un discours violent peut
faire autant de mal qu'un acte violent, et je suis persuadé que vous
ne voudriez pas qu'une parole ou une action trop vive fît du tort à une
cause aussi sacrée.

_Les Griefs du Pendjab._--Il me reste à examiner une attitude que m'ont
suggérée quelques amis. On a prétendu que les Griefs du Pendjab étaient
aussi une raison sérieuse pour ne point participer aux cérémonies
en honneur de la paix. Je me permets de différer d'opinion. Quelque
pénible que soit le mal fait au Pendjab c'est en somme une affaire
privée, et parler des griefs du Pendjab pour justifier notre refus de
collaborer aux célébrations Impériales montrerait que nous manquons du
sens des proportions. Les griefs du Pendjab ne proviennent pas, comme
la question du Califat, des clauses de la paix. Si nous voulons donner
à la question du Califat sa véritable place et lui conserver toute
son importance, il faut que nous l'isolions. A mon humble avis, nous
ne pouvons nous dispenser de prendre part aux cérémonies que pour des
raisons qui proviennent directement de la paix et touchent aux parties
vitales de notre existence nationale. La question du Califat répond
seule à ces deux conditions.

  _3 Décembre 1919_


  [52] Cette conférence avait été précédée le 17 octobre de
  la Journée du Califat (_Khilafat Day_). Le 22 du même mois, dans la
  _Jeune Inde_, Gandhi écrivait:

  «Le 17 octobre sera longtemps considéré comme une journée mémorable
  dans l'histoire de l'Inde. Qu'une démonstration comme celle qui fut
  organisée le 17 courant ait pu avoir lieu sans le moindre obstacle
  est à l'éloge des organisateurs, et assurément une victoire remportée
  par le _Satyâgraha_. On commence à se rendre compte que ce n'est pas
  par la violence que les grandes causes se gagnent, mais par un accord
  paisible et un effort soutenu.

  «Dès que le peuple cessera de craindre la force, le Gouvernement
  s'apercevra qu'elle ne sert à rien et que seuls ceux-là qui ne la
  craignent point se refusent à l'employer. Ceux qui sont au pouvoir se
  plaisent en général aux démonstrations violentes du peuple. L'art de
  gouverner consiste à avoir à sa disposition des forces suffisantes
  pour contraindre par la terreur le peuple à la soumission. Et un
  gouvernement n'est un instrument de service qu'autant qu'il est
  fondé sur la volonté et le consentement du peuple. Il n'est qu'un
  instrument d'oppression lorsqu'il obtient l'obéissance à la pointe
  des baïonnettes... Les organisateurs de la Journée du Califat
  semblent avoir compris le principe fondamental du Satyâgraha.
  Ils auraient fait le jeu de leur adversaire, si directement ou
  indirectement ils avaient incité à la violence ou même si la violence
  avait résulté de la démonstration.

  La cause de l'Islam a gagné par la nature pacifique de la
  démonstration. Et l'organisation de la police à Bombay mérite les
  louanges les plus grandes, car à Bombay de même qu'à Ahmedabad,
  aucune mesure de précaution particulière ne semblait avoir été
  prise. Absence de tout déploiement de forces. La présence de
  forces policières et de troupes irrite toujours la populace. Les
  organisateurs méritent des louanges analogues pour avoir évité des
  rassemblements et tout ce qui tend à réunir des multitudes ignorantes
  et irresponsables.

  La question du Califat est épineuse. Elle a été rendue plus complexe
  encore par suite de traités secrets. Mais tout espoir n'est pas
  perdu... Il ne faut ni tapage, ni mise en scène, ni déclamation, ni
  réclame. Il faut agir tranquillement et sincèrement... Le loyalisme
  n'est pas un principe immuable, il est un accord réciproque. Un
  gouvernement loyal envers ses administrés obtient nécessairement leur
  loyalisme. Quand notre gouvernement cesse d'être loyal, c'est-à-dire
  s'il devient systématiquement injuste et oppresseur, nous devons
  sans la moindre hésitation proclamer notre défection, lui retirer
  notre appui et conseiller cette attitude autour de nous. C'est là une
  forme de boycottage que nous jugerions de notre devoir si l'occasion
  s'en présentait. Mais boycotter des marchandises anglaises tout
  en conservant nos relations avec les Anglais nous semble la plus
  grande des sottises. Nos amis Mahométans ont une cause beaucoup trop
  sacrée pour jouer avec l'emploi d'une arme aussi douteuse que celle
  du boycottage. Ils savent à présent, et le monde entier sait, que
  leur cause n'est pas seulement celle de quatre-vingt millions de
  Mahométans, mais également celle de deux cent millions d'Hindous. Le
  17 octobre a démontré que le lien qui les unit existe vraiment et
  qu'il ira en se resserrant de plus en plus. Une Inde forte et unie
  ne saurait manquer d'être écoutée avec attention et respect par les
  alliés de la Grande-Bretagne.




LA PROCLAMATION ROYALE


La Proclamation[53] publiée par le Souverain le 24 de ce mois est
un document dont le peuple britannique a toutes les raisons de se
montrer fier et dont chaque Indien devrait être satisfait. Venant à
la suite des révélations faites devant la Commission de Lord Hunter,
la Proclamation laisse apparaître le véritable caractère anglais.
Car de même que la Proclamation nous en montre le meilleur côté,
les cruautés du général Dyer nous en dévoilent le plus mauvais[54].
La Proclamation témoigne du désir d'agir avec équité, les actes du
général Dyer montrent l'homme, sous l'influence de la peur et de
l'emportement, devenu démon. La juxtaposition des deux événements est,
je crois, purement accidentelle. La Proclamation était l'aboutissement
inévitable de la mesure importante qui avait reçu le consentement
royal. Elle y a mis la dernière touche. La loi sur les Réformes, jointe
à la Proclamation, est le gage des intentions équitables du peuple
britannique, et en conséquence elle devrait éloigner tout soupçon. Mais
ceci ne veut pas dire que nous restions les bras croisés, et que nous
nous attendions à obtenir tout ce que nous voulons. Sous le régime
constitutionnel britannique, rien ne s'obtient sans lutte sérieuse.
Personne n'a cru une seconde ce qui a été dit au Parlement: que les
Réformes n'avaient pas été accordées à cause de l'agitation. Nous
n'aurions point avancé d'un pas, s'il n'y avait eu un Congrès pour
réclamer les droits du peuple. Faire de l'agitation n'est autre chose
qu'un mouvement vers un but déterminé. Mais de même que tout mouvement
ne signifie point progrès, toute agitation ne signifie pas succès. Une
agitation indisciplinée,--ce qui n'est qu'une paraphrase de violence
en parole et en action--ne peut que retarder le progrès national, et
amener un châtiment immérité, tel que le massacre de Jallianwalla Bagh.
D'une agitation disciplinée dépend le progrès national. La méthode la
plus convenable consiste donc à agir raisonnablement, et nous sommes
persuadés que la Proclamation Royale et les Réformes ne veulent pas
dire qu'il y aura moins d'agitation et moins de travail, mais au
contraire plus de travail et plus d'agitation de la bonne sorte.

Les Réformes sont assurément incomplètes: elles ne nous accordent
pas assez. Nous avions droit à davantage et pouvions en assumer la
responsabilité; mais telles qu'elles sont, il ne nous est pas permis
de les dédaigner. Elles nous permettront de nous développer. Notre
devoir, par conséquent, n'est pas de chercher à les dénigrer, mais
de nous mettre tranquillement à l'œuvre pour les faire aboutir à un
succès, nous préparant ainsi par anticipation à l'époque où nous
aurons une responsabilité entière. Notre travail actuel consiste à
tourner notre effort sur nous-mêmes. Concentrons nos énergies pour nous
débarrasser des abus sociaux, créer un suffrage puissant et envoyer
dans nos conseils des hommes qui posent leur candidature pour rendre
des services à la Nation et non pour se faire une réclame personnelle.

Il y a beaucoup de méfiance réciproque entre les Anglais et nous. Le
Général Dyer, oubliant sa dignité d'homme, devint lâche parce que la
méfiance et par conséquent la peur s'emparèrent de lui. Il craignait
d'être assailli. La Proclamation, plus que les Réformes, remplace la
méfiance par la confiance. Il reste à voir si cette confiance va
pénétrer parmi les fonctionnaires. Supposons-le et faisons-lui le
meilleur accueil possible. En agissant ainsi, nous ne saurions avoir
tort. Avoir confiance est une vertu. La faiblesse engendre la méfiance.
Le meilleur moyen de témoigner notre satisfaction est assurément de
travailler de bon cœur et de bonne grâce. Notre travail sincère sera la
plus sûre garantie de notre progrès rapide vers le but désiré.

Pendant toutes ces années, la seule personnalité qui ait travaillé pour
l'Inde sans se laisser distraire un seul instant, est M. Montague. Nous
avons eu plusieurs secrétaires d'Etat qui ont illustré leur poste, mais
aucun dont la présence y ait jeté autant d'éclat. Il a été un véritable
ami de l'Inde, il a mérité notre reconnaissance. Quant à Lord Sinha il
a ajouté à la renommée de son pays. Les Indiens ne sauraient être trop
fiers de lui.

  _31 Décembre 1919_


  [53] En donnant son assentiment à _l'Indian Reform Act_ de
  1919, le Roi-Empereur publia une proclamation, dont voici quelques
  extraits:

  «Je désire sincèrement que, dans la mesure du possible, toute trace
  de ressentiment soit effacée entre Mon peuple et ceux qui sont à la
  tête de Mon Gouvernement. Que ceux qui ont enfreint les lois dans
  leur ardent désir de progrès politique les respectent à l'avenir.
  Qu'il devienne possible à ceux qui sont chargés de maintenir un
  Gouvernement paisible et calme, d'oublier les folies auxquelles ils
  ont été contraints de mettre un frein. Une ère nouvelle commence.
  Qu'elle débute par une résolution générale de la part de Mon peuple
  et de ceux qui Me représentent de travailler ensemble pour un but
  commun. Je charge donc Mon Vice-roi d'exercer en Mon Nom et en Ma
  Personne la Clémence Royale envers les condamnés politiques aussi
  complètement que la sécurité publique le permet. Je désire que cette
  même clémence s'étende dans les mêmes conditions aux personnes
  actuellement en prison ou dont la liberté est restreinte pour avoir
  commis des délits contre l'Etat ou qui ont enfreint certaines lois
  particulières et provisoires. Je suis persuadé que la conduite
  future de ceux qui en profiteront justifiera cette clémence et que
  dorénavant Mes sujets agiront de telle sorte qu'il ne soit point
  nécessaire d'appliquer les lois contre de pareilles offenses».

  (_La Jeune Inde_, 26 mai 1920).

  [54] Sur le général Dyer et le massacre de Jalliawalla Bagh
  (12 avril 1919), voir R. Rolland, _op. c._ p. 60-63.




LE SWARAJ PAR LE SWADESHI[55]


La véritable réforme nécessaire à l'Inde est l'adoption du _Swadeshi_
au sens exact du mot. Le problème immédiat que nous avons à résoudre
n'est pas de savoir comment organiser le Gouvernement du pays, mais
comment nous vêtir et nous nourrir. En 1918, nous avons envoyé hors de
l'Inde 600 millions de roupies pour acheter des tissus. En continuant
d'acheter à l'étranger à ce taux, nous privons d'autant les Indiens
qui tissent et qui filent sans leur mettre entre les mains un autre
métier. Rien de surprenant si la dixième partie de notre population
est condamnée à mourir de faim, et si le reste est en majorité
insuffisamment nourrie. Qui sait regarder peut se rendre compte par
lui-même _que la classe moyenne est déjà sous-nourrie et que nos petits
n'ont pas assez de lait_. Le projet des réformes, quelque libéral qu'il
soit, n'aidera pas à résoudre le problème avant un certain temps. Le
_Swadeshi_ le résoudra immédiatement.

Le Pendjab m'en a rendu la solution encore plus claire. Dieu merci,
les belles femmes du Pendjab n'ont rien perdu de la souplesse de
leurs doigts. Nobles ou humbles, toutes savent filer. Elles n'ont
pas brûlé leur rouet, ainsi que l'ont fait les femmes du Gujerate.
J'éprouve une joie véritable, lorsqu'elles me lancent leurs balles
de fil sur les genoux. Elles disent qu'elles ont le temps de filer
et que le _Khaddar_[56] tissé à la main avec leur fil est bien
supérieur à celui que l'on fabrique avec du fil filé à la machine. Nos
ancêtres parvenaient à se vêtir avec confort, sans difficulté et sans
l'obligation d'acheter leurs tissus sur les marchés étrangers.

Cet art merveilleux et si simple pourtant risque de disparaître si
nous ne nous réveillons pas à temps. Le Pendjab nous montre ce qu'il
peut faire. Mais au Pendjab aussi il disparaît rapidement. Chaque année
voit diminuer la quantité de fil préparé à la main, ce qui signifie une
pauvreté plus grande et plus d'oisiveté. Les femmes qui n'emploient
plus leur temps à filer le passent à bavarder et ne font pas autre
chose.

Pour obvier au mal, il est indispensable que tout Indien instruit et
se rendant compte de son devoir élémentaire, offre immédiatement un
rouet aux femmes de son entourage et leur procure le moyen d'apprendre
à filer. Des millions de mètres de fil peuvent ainsi être filés chaque
jour. Tout Indien cultivé prêt à porter le tissu fabriqué avec ce fil,
aidera à faire renaître la seule industrie villageoise de l'Inde.

Sans industrie villageoise, le paysan indien est perdu. Il ne
peut vivre du produit de la terre. Il a besoin d'une industrie
complémentaire. La plus facile, la plus économique et la meilleure est
celle du rouet.

Je sais que c'est demander une révolution dans notre conception
mentale. Et parce que c'est une révolution, je prétends que le
_Swadeshi_ mène au _Swarâj_. Une nation qui peut économiser 600
millions de roupies chaque année et distribuer cette somme énorme parmi
les fileurs et les tisserands, travaillant chez eux, aura acquis une
puissance d'organisation et d'industrie qui doit la rendre capable de
faire tout le nécessaire pour son développement.

Le réformateur porté à la rêverie murmure: «Attendez que j'aie un
gouvernement responsable, et je protégerai l'industrie dans l'Inde,
sans que les femmes aient à filer ou le tisserand à tisser.» Ceci a
été dit textuellement par des gens qui réfléchissent. Je me permets
de suggérer qu'il se cache une double illusion derrière une pareille
proposition. L'Inde ne peut pas attendre un régime protectionniste,
et ce protectionnisme ne fera pas baisser le prix des vêtements.
Secondement, ce protectionnisme sera inutile aux milliers d'êtres qui
meurent de faim. On ne peut leur venir en aide qu'en leur procurant
le moyen d'ajouter à leurs gains, en leur rendant leur industrie
qui est de filer. Par conséquent, que nous ayons ou non un système
protectionniste, il nous faudra toujours faire revivre le filage à la
main et encourager le tissage.

Lorsque la guerre faisait rage, tous les bras disponibles d'Amérique
et d'Angleterre furent employés à construire des navires et il s'en
construisit avec une rapidité surprenante. Si j'en avais le pouvoir, je
ferais apprendre à tout Indien à tisser et à filer, et je l'obligerais
à y consacrer chaque jour un certain temps. Je commencerais par les
écoles qui sont des unités organisées toutes prêtes. Multiplier les
filatures ne peut résoudre le problème. Il leur faudrait trop de temps
pour remédier à l'épuisement, et elles _ne pourraient pas_ distribuer
les 600 millions de roupies à nos familles. Elles ne feraient que
concentrer le labeur et l'argent et ajouteraient à la confusion.

  _10 Décembre 1919_


  [55] Pour l'explication de ces deux mots, voir plus haut, p. 4.

  [56] _Khaddar_, ou _Khadi_: le tissu national indien.




L'UNION HINDOUE-MUSULMANE


Monsieur Candler, journaliste anglais, m'a demandé il y a quelque
temps, dans une interview imaginaire, si l'expression de mes sentiments
hindous-musulmans étant sincère, je mangerais et boirais en compagnie
d'un Mahométan et accepterais de donner à un Mahométan ma fille en
mariage. Cette question m'a été posée à nouveau sous une autre forme
par des amis. Est-il nécessaire pour l'Union Hindoue-Musulmane que ses
membres prennent leur repas en commun et qu'ils se marient entre eux?
Ceux qui m'ont posé cette question ajoutent que si ces deux points sont
essentiels, une véritable union ne saurait exister: car des milliers de
_Sanatanis_[57] ne pourraient se résoudre aux repas en commun et encore
moins à des mariages mixtes.

Je suis de ceux qui ne voient pas dans les castes une institution
nuisible. A l'origine, c'était une coutume saine, tendant au bien de
la nation. Pour moi, l'idée qu'il soit nécessaire au progrès national
de se réunir pour manger et boire, ou de s'allier par des mariages,
me semble une superstition empruntée à l'Occident. Manger est une
opération vitale, tout autant que la plupart des autres nécessités
physiologiques de l'existence; et si l'homme n'avait, en grande partie
pour son mal, fait de l'action de manger un plaisir et un fétiche,
nous remplirions cette fonction en secret, ainsi que nous le faisons
de toutes les autres. En vérité, la plus haute culture de l'Hindouisme
considère encore ainsi l'acte de manger, et il existe des milliers
d'Hindous qui ne mangeraient devant personne. Je pourrais citer bien
des noms d'hommes et de femmes cultivés prenant leurs repas dans la
solitude la plus complète, et qui vivent en bonne intelligence avec
tous.

La question de mariage est plus délicate encore. S'il est possible
à des frères et sœurs de vivre en affectueuse amitié sans songer à
s'épouser, je ne vois rien qui s'oppose à ce que ma fille considère
tout Mahométan comme un frère, et réciproquement. J'ai sur la religion
et le mariage des opinions très nettes. C'est en réprimant nos
appétits,--qu'ils se rapportent à la nourriture ou au mariage,--que,
du point de vue religieux, nous avançons le plus. Je désespérerais de
jamais pouvoir cultiver de relations amicales avec le monde, s'il me
fallait reconnaître le droit à tout jeune homme d'offrir sa main en
mariage à ma fille, ou me considérer comme tenu de dîner avec n'importe
qui. J'ai la prétention de vivre en bons termes avec le monde entier,
je ne me suis jamais querellé avec un seul Mahométan ou un seul
Chrétien et, depuis des années, je n'ai jamais touché à autre chose
qu'à des fruits, soit chez des Mahométans soit chez des Chrétiens.
Je refuserais certes énergiquement de manger des mets préparés dans
l'assiette de mon propre fils ou de boire de l'eau d'une tasse où il
eût mis les lèvres sans qu'elle eût été lavée; mais cette réserve et
cet exclusivisme n'ont jamais affecté mon étroite intimité avec mes
amis Mahométans et Chrétiens, ni avec mes fils.

Dîner en commun et s'épouser n'a jamais empêché les désunions, les
querelles, ou pire. Les Pandavas et les Kauravas qui dînaient ensemble
et s'alliaient par mariage se prenaient à la gorge sans le moindre
remords. La haine entre Allemands et Anglais n'est pas encore éteinte.

A dire vrai, les alliances et les dîners, ne sont pas nécessairement
des facteurs d'amitié et d'union, s'ils en sont souvent l'emblème.
Insister sur l'un et sur l'autre peut facilement devenir et est
actuellement un obstacle à l'Union Hindoue-Musulmane. Si nous nous
imaginons que les Hindous et les Musulmans ne peuvent être unis sans
dîner ensemble et se marier entre eux, nous allons élever une barrière
artificielle entre eux qu'il sera bien difficile de détruire. D'autre
part l'union grandissante entre Hindous et Musulmans va se trouver
sérieusement entravée, si les jeunes Mahométans, par exemple, en
arrivent à croire qu'ils peuvent légalement faire la cour aux jeunes
filles Hindoues. Les parents hindous, s'ils en ont le soupçon, ne
voudront plus admettre les Mahométans dans leur intérieur, comme ils
ont commencé à le faire. A mon avis, il faut que les jeunes Mahométans
et Hindous tiennent compte de cette restriction.

Je considère qu'il est absolument impossible que des mariages aient
lieu entre Hindous et Mahométans et que chacun demeure fidèle à sa
religion. La véritable beauté de l'Union Hindoue-Musulmane consiste
justement dans ce fait que chacun des deux reste fidèle à sa religion,
tout en respectant celle de l'autre. Car nous pensons aux Hindous et
aux Mahométans du type le plus orthodoxe, capables de se considérer
comme des ennemis naturels, ainsi qu'ils l'ont fait jusqu'à présent.

En quoi consiste donc l'Union Hindoue-Musulmane, et comment peut-on
l'encourager? La réponse est simple. L'Union consiste à avoir un
but commun, un espoir commun et des souffrances communes. Afin de
l'encourager, il nous faut coopérer pour ce même but, partager nos
souffrances et exercer une tolérance mutuelle. Notre but commun est
que notre grand pays devienne plus grand encore et qu'il se gouverne
lui-même. Nous ne manquons pas de tristesses à partager. Et aujourd'hui
que les Mahométans sont profondément touchés par la question du Califat
et que leur cause est juste, rien ne saurait mieux gagner leur amitié
que si les Hindous soutiennent de tout cœur leurs revendications. Boire
et manger ensemble les unira bien moins que de s'aider dans la question
du Califat.

En tout temps et pour toutes les races, une grande tolérance est
nécessaire. Nous ne pouvons vivre en paix si les Hindous se refusent
à permettre aux Mahométans les formes extérieures de leur religion,
leurs manières et leurs coutumes, ou si les Mahométans supportent mal
l'idolâtrie Hindoue et son culte de la vache. Il n'est pas nécessaire
que j'approuve ce que je tolère. Je déteste sincèrement boire, manger
de la viande et fumer; mais je tolère ces choses chez les Hindous,
les Mahométans et les Chrétiens, de même que je m'attends à ce qu'ils
tolèrent mon abstinence, même si elle leur est désagréable. Toutes les
querelles entre Hindous et Mahométans proviennent de ce que chacun
veut contraindre l'autre à adopter son opinion.

  _29 Février 1920._


  [57] _Sanatanis_: hindous pratiquants, convaincus.




LES APPELS D'AMRITSAR[58]


Ces appels ont été rejetés malgré la plaidoirie du meilleur avocat.
Le Conseil Privé a confirmé une procédure illégale. Je dois avouer
que le jugement ne m'a pas autrement surpris, quoique les réflexions
du jury pendant la plaidoirie de Sir John Simon laissassent espérer
un verdict favorable. Les jugements prononcés par les plus Hautes
Cours, si j'en juge par l'étude des procès politiques, se laissent
volontiers influencer par de subtiles considérations politiques. Les
précautions les plus compliquées pour arriver à se maintenir dans
un esprit purement juridique disparaissent forcément, aux moments
critiques. Le Conseil Privé ne saurait être exempt des limitations
inhérentes à toutes les institutions humaines qui ne valent que pour
des conditions normales. Une décision favorable pour le peuple aurait
eu comme conséquence d'exposer le Gouvernement Indien à une extrême
déconsidération, dont il lui eût été très difficile de se relever, de
toute une génération.

On peut juger de la signification politique de l'événement par ce
fait qu'aussitôt la nouvelle parvenue à Lahore, tous les préparatifs
commencés pour la réception de Lala Lajpatrai furent décommandés et
que le bruit courut que la capitale du Pendjab était en grand deuil.
Un discrédit plus profond frappe donc le Gouvernement par suite de ce
jugement, car à tort ou à raison l'opinion populaire considérera que,
sous la Constitution Britannique, il n'existe pas de justice lorsque
d'importantes considérations politiques ou de race entrent en jeu.

Il n'y a qu'une seule manière d'éviter la catastrophe. L'esprit humain
et en particulier l'esprit indien est sensible à la générosité.
J'espère que le Gouvernement du Pendjab ou le Gouvernement Central
annulera immédiatement, sans qu'une agitation ou des pétitions
soient nécessaires, les condamnations à mort et, s'il y a la moindre
possibilité, rendra en même temps la liberté à tous ceux qui ont fait
appel.

D'abord et ainsi que je l'ai déjà dit, deux considérations d'égale
importance le demandent: premièrement, gagner à nouveau la confiance
du public, secondement, obéir textuellement à la Proclamation Royale.
Cet important document politique ordonne la mise en liberté de tous les
délinquants politiques quand elle ne saurait être un danger pour la
société. Personne ne peut dire que les vingt-et-un condamnés qui ont
fait appel seraient d'une façon quelconque un danger pour la société
s'ils recouvraient leur liberté. Jamais ces hommes n'avaient commis
de crimes auparavant; la plupart d'entre eux étaient considérés comme
des citoyens paisibles et respectables. On ne leur connaissait point
d'attaches avec des sociétés révolutionnaires. S'ils ont commis un
crime quelconque, ce fut sous l'impulsion du moment et devant ce qui
leur paraissait une grave provocation. D'autre part, le public est
persuadé que la majorité des condamnations des tribunaux militaires
ne s'appuyaient sur aucune preuve satisfaisante. Aussi, j'espère que
le Gouvernement qui a bien agi en rendant la liberté aux délinquants
politiques, même lorsque ces derniers avaient été pris sur le fait,
n'hésitera pas à rendre la liberté à ceux qui ont fait appel, et
méritera ainsi le bon-vouloir de l'Inde entière. L'acte généreux
accompli à l'heure du triomphe est celui qui a le plus de valeur. Et
pour le peuple, ce refus de tenir compte de l'appel des condamnés a été
considéré comme un triomphe du Gouvernement.

Je demanderai donc respectueusement aux amis du Pendjab de ne point
perdre courage. Il faut nous préparer avec calme au pire. Si les
condamnations sont justes, si ceux qui ont été condamnés se sont
rendus coupables de meurtre, ou d'incitation au meurtre, pourquoi
échapperaient-ils au châtiment? S'ils n'ont point commis les crimes
qu'on leur reproche, ce qui est le cas pour la plupart d'entre eux,
nous en sommes persuadés, pourquoi échapperions-nous au sort de tous
ceux qui veulent s'élever plus haut? Si nous avons voulu nous élever,
pourquoi craindrions-nous le sacrifice? Aucune nation ne s'est jamais
élevée sans faire de sacrifices, et l'on ne saurait parler de sacrifice
que s'il y a innocence, et non crime.

  _3 mars 1920._


  [58] Une vingtaine des victimes de l'application de la loi
  martiale au Pendjab firent appel au Conseil Privé, déclarant que
  le Vice-roi n'avait pas le pouvoir nécessaire pour en décréter les
  ordonnances et que le jugement des Tribunaux exceptionnels était
  irrégulier.




LA NON-VIOLENCE


Lorsqu'un homme prétend être non-violent, il ne doit point
s'irriter contre qui l'a outragé. Il ne lui souhaitera aucun mal;
il lui souhaitera du bien; il ne le maudira pas; il ne lui causera
aucune souffrance physique. Il acceptera tous les outrages que lui
fera subir l'offenseur. La Non-Violence comprise ainsi devient
l'innocence absolue. La Non-Violence absolue est une absence totale
de mauvais-vouloir contre tout ce qui vit. Elle s'étend même aux
êtres inférieurs à l'espèce humaine sans en excepter les insectes
et les bêtes nuisibles. Elles n'ont pas été créées pour satisfaire
à nos penchants destructeurs. Si la pensée intime du Créateur nous
était connue, nous découvririons la place qui leur appartient dans
sa création. La Non-Violence, sous sa forme active, consiste par
conséquent en une bienveillance envers tout ce qui existe. C'est
l'Amour pur. Je l'ai lu dans l'Ecriture sainte hindoue, dans la Bible,
et dans le Koran.

La Non-Violence est un état parfait. C'est un but vers lequel tend,
bien qu'à son insu, l'humanité tout entière. L'homme ne devient pas
divin lorsque, dans sa personne, il incarne l'innocence; c'est alors
seulement qu'il devient véritablement homme. Tels que nous sommes
actuellement, mi-hommes, mi-bêtes, nous avons la prétention, dans notre
arrogante ignorance, de remplir le rôle dévolu à notre espèce, lorsque
nous rendons coup pour coup et que nous nous abandonnons à la colère.
Nous feignons de croire que la loi du talion est la loi de notre être,
alors que dans toute Écriture Sainte nous voyons que la loi du talion
n'est nulle part obligatoire, mais seulement tolérée. L'empire sur soi
est seul obligatoire. La vengeance est une satisfaction qui nécessite
des règles compliquées. La maîtrise de soi est la loi de notre être.
La plus haute perfection demande la plus haute maîtrise. La souffrance
devient ainsi le symbole de l'espèce humaine.

Le but s'éloigne sans cesse de nous. Plus nos progrès sont grands, plus
nous prenons conscience de notre indignité. La satisfaction se trouve
dans l'effort accompli, non dans le but atteint. Dans l'effort absolu
se trouve la victoire absolue.

Aussi, et tout en me rendant compte plus que jamais de la distance du
but, pour moi la loi d'Amour est la loi de mon être[59]. Chaque fois
que j'échouerai, et justement à cause de cet échec, mon effort n'en
sera que plus résolu.

Mais je ne prêche pas cette loi finale par l'intermédiaire du Congrès
ou de l'Organisation pour le Califat. Je sais trop bien ce qui me
manque. Je sais qu'une tentative de ce genre est condamnée d'avance à
un échec. S'attendre à ce qu'une masse d'hommes et de femmes obéissent
spontanément à cette loi, c'est ignorer comment ils vivent. Mais de
l'estrade du Congrès et aux réunions de la Société pour le Califat,
je prêche ce qui ressort de cette loi. Ce que le Congrès a admis,
ainsi que les assemblées pour le Califat, n'est qu'une parcelle de ce
que la loi implique. Avec des travailleurs sincères pour la Cause, il
serait possible d'en faire appliquer par de grandes masses une partie
restreinte en peu de temps. Mais pour arriver au but, il faut que
la plus faible partie réponde aux mêmes conditions que le tout. Une
goutte d'eau doit à l'analyse donner le même résultat qu'un lac entier.
La nature de ma Non-Violence vis-à-vis de mon frère ne saurait être
différente de celle de ma Non-Violence vis-à-vis de l'univers. Lorsque
j'étends à l'univers entier l'amour que j'ai pour mon frère, il faut
que cet amour ait la même composition.

Une manière d'agir particulière est une politique, lorsque son
application en est limitée au temps ou à l'espace. La plus haute
politique est par conséquent de l'appliquer le plus complètement
possible. Mais tant qu'elle dure, l'honnêteté comme politique ne
diffère en rien de l'honnêteté par croyance. La différence qui
existe entre les deux, c'est que le marchand qui croit à la politique
de l'honnêteté ne s'embarrassera plus de son honnêteté lorsqu'elle
ne rapportera rien, alors que celui pour qui c'est une conviction
continuera d'être honnête, même s'il doit tout perdre.

La Non-Violence politique du Non-Coopérateur ne résiste pas à cette
épreuve, dans la majorité des cas. Et c'est ce qui prolonge la lutte.
Que nul ne blâme le caractère inflexible de la nature anglaise! La
fibre la plus dure est tenue de se dissoudre au feu de l'amour. On ne
pourrait me forcer à changer d'attitude à ce sujet, parce que je sais
cela. Quand la nature britannique ou toute autre résiste, c'est que le
feu, s'il existe, n'est pas suffisant.

Il n'est pas nécessaire que notre Non-Violence soit forte, mais il faut
qu'elle soit sincère. Nous ne devons pas souhaiter du mal aux Anglais
ni à nos compatriotes qui coopèrent, tant que nous faisons profession
d'être non-violents. Mais le plus grand nombre parmi nous a _voulu_ le
mal; s'il ne l'a point fait, c'est uniquement par faiblesse ou parce
qu'il a cru à tort qu'en s'abstenant de faire le mal physiquement
il tenait son serment. Notre vœu de Non-Violence exclut toute
possibilité de représailles futures. Quelques-uns parmi nous semblent
malheureusement s'être contentés de retarder la date de la vengeance.

Qu'on ne se méprenne pas sur mes paroles: je ne dis pas que la
politique de Non-Violence exclue la possibilité de vengeance,
lorsque cette politique sera abandonnée. Mais elle exclut absolument
la possibilité d'une vengeance future, si la lutte se termine par
un succès. Aussi sommes-nous tenus, pendant que nous poursuivons
notre politique de Non-Violence, d'être en bons termes avec les
administrateurs anglais et leurs coopérateurs. J'ai été rempli de
honte, lorsqu'on m'a dit que, dans certaines parties de l'Inde, des
Anglais et des coopérateurs bien connus ne pouvaient circuler sans
danger. Les scènes honteuses qui se sont produites récemment à une
réunion de Madras étaient un reniement absolu de la Non-Violence.
Ceux qui ont forcé le président à se retirer par leurs hurlements,
parce que celui-ci m'avait insulté, paraît-il, se sont déshonorés et
ont déshonoré leur politique. Ils ont blessé au cœur leur ami et leur
allié Mr. Andrews. Ils ont fait du tort à leur propre cause. Si le
président était persuadé que j'étais un gredin, il avait parfaitement
le droit de le dire. Agir par ignorance n'est pas provoquer. Mais un
Non-Coopérateur, par sa parole donnée, est tenu de ne pas répondre à la
provocation même la plus grave. Le jour où j'agirai comme un gredin,
il y aura grave provocation, et j'avoue qu'elle sera suffisante pour
délier de son vœu de Non-Violence tout Non-Coopérateur et justifier
tout Non-Coopérateur qui voudrait me tuer pour l'avoir induit en erreur.

Vouloir cultiver la Non-Violence, même d'une façon aussi restreinte,
est peut-être impossible. Peut-être ne faut-il pas nous attendre à
ce que les gens ne _désirent_ pas le mal de leur adversaire, tout en
ne leur en faisant pas. Pour être de bonne foi, nous devrions alors
cesser de nous servir de l'expression Non-Violence pour caractériser
notre lutte. L'alternative ne serait pas de recourir immédiatement à
la violence. Mais le peuple ne serait pas tenu de se soumettre à une
discipline de Non-Violence, et je ne serais pas dans l'obligation
d'endosser la responsabilité de Chauri-Chaura[60]. L'école de
Non-Violence restreinte continuera alors à prospérer obscurément, mais
sans le fardeau terrible de responsabilité qu'elle porte aujourd'hui.

Pourtant, si la Non-Violence doit demeurer la politique de la nation,
nous sommes tenus, pour sa réputation et celle de l'humanité, de la
pratiquer à la lettre et selon l'esprit. Et si nous voulons aller
jusqu'au bout de cette politique, si nous croyons en elle, nous devons
sans tarder nous réconcilier avec les Anglais et les coopérateurs. Il
faut qu'ils nous certifient qu'ils se sentent en complète sécurité
parmi nous, qu'ils nous considèrent comme des amis, bien que nous
appartenions à une école de pensée et à une politique radicalement
opposées. Il nous faut les accueillir sur nos estrades, comme des
invités de marque, et les rencontrer sur des estrades neutres comme
des camarades. Il nous faut élaborer une ligne de conduite pour les
rencontres de ce genre. Il ne faut pas que notre Non-Violence donne
naissance à la violence, à la haine et au mauvais vouloir. Nous serons
jugés selon nos œuvres, comme le reste des mortels. Un programme de
Non-Violence pour obtenir le _Swarâj_ demande, bien entendu, une
certaine habileté pour organiser les affaires sur une base non-violente
et nécessite que l'on inculque l'esprit d'obéissance. M. Churchill,
lequel ne comprend que l'évangile de la force, a parfaitement raison
lorsqu'il dit que le problème irlandais diffère du problème indien. Il
entend par là que l'Irlande, ayant obtenu son _Swarâj_ par la violence,
saura le conserver par la violence, s'il le faut. D'autre part, si
l'Inde obtient effectivement le _Swarâj_ par la Non-Violence il faut
qu'elle soit à même de le conserver par des moyens non-violents. A ceci
M. Churchill ne croit guère, à moins que l'Inde ne donne une preuve de
ce dont elle est capable, par une démonstration visible du principe.
Cette démonstration est impossible, tant que la société ne se sera pas
imprégnée de l'esprit de Non-Violence, de telle façon que le peuple,
dans sa vie politique se conforme à la Non-Violence, ou en d'autres
termes que l'autorité civile l'emporte sur l'autorité militaire.

Par conséquent, le Home Rule que nous obtiendrons par des moyens
non-violents ne saurait jamais entraîner un intervalle de chaos et
d'anarchie. Le _Swarâj_ par la Non-Violence doit être une révolution
paisible et progressive, de telle sorte que le transfert des pouvoirs,
d'une corporation fermée aux représentants du peuple, s'accomplirait
naturellement comme un fruit mûr tombant d'un arbre bien soigné. Je
répète qu'il se peut fort bien que la réalisation soit impossible.
Mais je sais que la Non-Violence n'implique pas moins. Si nos aides
actuels ne croient pas qu'il soit possible d'arriver à une atmosphère
relativement non-violente, ils devraient abandonner complètement le
programme de Non-Violence et en préparer un autre absolument différent.
Si nous nous approchons de notre programme avec la restriction mentale
qu'après tout, nous arracherons le pouvoir aux Anglais par la force des
armes, nous manquons à notre profession de Non-Violence. Si nous avons
foi en notre programme, nous sommes tenus de croire que les Anglais
ne seront pas insensibles à la force de l'affection, puisqu'ils sont
certainement sensibles à la force des armes. Pour les incrédules, le
choix est entre les Conseils qui sont, avec leurs lourds programmes
d'humiliations couvrant plusieurs générations, l'école de l'expérience,
ou bien une révolution sanglante comme on n'en a jamais vu dans le
monde entier. Je n'ai pas le moindre désir de jouer un rôle dans une
telle révolution, et je ne veux pas être un instrument consentant à la
faire naître. Selon moi, il faut choisir entre la Non-Violence sincère,
avec la Non-Coopération comme conséquence directe, ou le retour à une
coopération antagonique, c'est-à-dire à la coopération avec obstruction.

  _9 mars 1920_


  [59] Le 23 juin 1919, Gandhi écrivait déjà dans la _Jeune Inde_:

  «Il se passera peut-être un temps considérable avant que la loi
  d'Amour soit reconnue dans les affaires internationales. Les rouages
  des gouvernements s'interposent, masquant au cœur d'un peuple le cœur
  des autres peuples. Et pourtant, si seulement nous considérions les
  derniers événements internationaux en Europe et en Asie Orientale,
  en songeant à ce qui est essentiel, il nous serait possible de
  voir que le monde en arrive peu à peu à comprendre qu'il en est
  entre nations comme il en est entre hommes; que la force seule est
  impuissante à résoudre les problèmes et que la sanction économique
  de Non-Coopération est beaucoup plus efficace que les armées et
  les marines. Les victoires de la guerre n'ont fait qu'ajouter de
  nouvelles charges aux nations qui sortirent de la lutte apparemment
  victorieuses. La question des vivres et de l'industrie dans les
  nations vaincues est une source d'inquiétude non moins grande pour
  les vainqueurs que pour ces nations elles-mêmes. Toute l'habileté
  des gouvernements des nations alliées tend à démontrer, et cela
  sans rien enlever à la gloire des vainqueurs, qu'ils peuvent rendre
  le peuple vaincu solvable économiquement, heureux et désireux de
  travailler pour le reste du monde. Si on lit entre les lignes du
  court télégramme exposant le programme international du parti
  républicain en Amérique, on peut voir que le _Far West_ commence à
  se rendre compte que la sanction définitive d'une Ligue des Nations
  devrait être, non le cercle vicieux de la force des armées, mais
  la force de ce qui est internationalement en dehors des lois,
  c'est-à-dire la Non-Coopération. De là, il serait aisé d'arriver à
  reconnaître absolument la loi d'Amour. Jusqu'au jour où une énergie
  nouvelle est captée et dirigée, les capitaines des énergies anciennes
  la traiteront d'idéaliste, de théorique et de non pratique. Nous
  pouvons avoir la certitude que le marchand de chevaux se moqua de
  l'ingénieur qui mit en mouvement la machine à vapeur, jusqu'au jour
  où il s'aperçut que la machine à vapeur était capable de transporter
  même ses chevaux. L'ingénieur électricien fut probablement traité de
  maniaque et de fou dans les milieux de locomotion à vapeur, jusqu'au
  jour où un travail s'accomplit grâce aux fils électriques. Il faudra
  peut-être longtemps pour poser les fils d'amour international; mais
  la sanction de Non-Coopération internationale, telle qu'elle me
  semble avoir été conçue par le parti républicain en Amérique, est
  de préférence à la contrainte physique, un progrès sensible vers la
  solution véritable et définitive...»

  [60] Des troubles avaient eu lieu au début de l'année à
  Chauri-Chaura dans les Provinces Unies; ils forcèrent Gandhi à
  suspendre la proclamation de la Désobéissance Civile.




LE 6 AVRIL ET LE 13


Il nous est impossible d'oublier le 6 Avril, qui donna des forces
vitales à l'Inde tout entière, et le 13 qui fit du Pendjab un lieu de
pèlerinage. Le 6 avril vit l'aube du _Satyâgraha_. On peut différer
d'opinion au sujet de la Désobéissance Civile, mais nul ne pourrait
nier sa doctrine de Vérité et d'Amour, c'est-à-dire de non-cruauté.
Avec _Satyâ_ et _Ahimsâ_[61] réunis, on peut amener le monde entier à
ses pieds. Le _Satyâgraha_ n'est pas autre chose dans son essence que
l'introduction de la Vérité et de la Douceur dans la vie politique,
c'est-à-dire nationale. Et que l'on se lie ou non au _Satyâgraha_
par serment, il n'y a pas de doute que l'esprit de _Satyâgraha_ se
soit répandu parmi les masses. Telle fut en tous cas mon expérience
personnelle, parmi les milliers de Pendjabis que j'ai rencontrés dans
ma tournée au Pendjab.

Le 6 Avril inaugura également un plan défini d'Union Hindoue-Musulmane
et de _Swadeshi_. Ce fut le 6 Avril qui dévoila le sens caché de la loi
Rowlatt et en fit lettre morte. Le 13 Avril, eut lieu non seulement la
terrible tragédie, mais dans cette tragédie le sang hindou-musulman
répandu à flots se mêla en un seul ruisseau et scella l'entente.

Que faut-il faire pour commémorer et célébrer ces événements nationaux?
Je me permets de proposer que ceux qui le désireraient consacrent la
journée du 6 Avril prochain au jeûne (vingt-quatre heures d'abstinence
totale) et à la prière, et qu'à sept heures du soir dans l'Inde entière
se tiennent des réunions demandant l'abolition de la loi Rowlatt et
exprimant la conviction nationale que toute paix dans l'Inde est
impossible tant que cette loi subsistera. Que la loi soit devenue
lettre morte est tout à fait insuffisant. Cette loi est ou n'est pas
une honte. Si cette loi est une honte, il faut qu'elle soit abolie.
En l'abolissant avant l'application des Réformes, le Gouvernement
montrerait sa bonne volonté. La semaine qui suivrait le six devrait
être consacrée entièrement à quelque œuvre se rapportant à la tragédie
du treize. Je proposerais donc que cette semaine fût consacrée à réunir
des souscriptions pour le monument commémoratif du _Jallianwala Bagh_,
en se souvenant que la somme nécessaire est de un million de roupies.
Chaque ville pourrait organiser la quête à sa guise, ainsi que chaque
village, en prenant toutes les précautions contre la fraude et les
détournements, et la terminerait, le soir du 12 Avril.

Parlons maintenant du 13. Ce jour-là entre tous devrait être consacré
au jeûne et à la prière. Il ne devrait y avoir ni animosité ni colère.
Nous voulons chérir la mémoire de morts innocents, nous ne voulons pas
nous souvenir du crime qui a été commis. C'est en se montrant prête au
sacrifice que la nation s'élèvera, et non en se préparant à se venger.
Je voudrais aussi qu'en ce jour la nation se souvînt des excès commis
par la masse et qu'elle s'en repentît. La semaine se terminerait par
des réunions où l'Inde entière s'engagerait à réclamer au Gouvernement
Indien et au Gouvernement Impérial les mesures nécessaires pour qu'une
tragédie semblable ne pût se renouveler.

Je voudrais demander en outre avec insistance que pendant cette semaine
chacun fît tous les efforts possibles pour arriver à comprendre plus
parfaitement les principes du _Satyâgraha_, l'Union Hindoue-Musulmane
et le _Swadeshi_. Et afin de donner encore plus de poids à l'Union
Hindoue-Musulmane, je voudrais conseiller le 12 avril à 7 heures du
soir que la question du Califat fût résolue conformément aux justes
sentiments des Musulmans.

Cette semaine nationale serait donc ainsi une semaine de purification,
d'examen de conscience, de sacrifice, de discipline parfaite, en même
temps que l'expression des sentiments nationaux qui nous sont chers. Il
ne devrait subsister nulle trace d'amertume, nulle violence de langage,
mais un courage et une fermeté absolus.

Ne devrait-il pas y avoir _hartal_, le six et le treize? Je répondrai
catégoriquement: non. Cette semaine est la semaine du _Satyâgraha_ pour
ceux qui croient à la Vérité et à la Non-Violence. Le _hartal_ du 6
était un _hartal_ de _Satyâgraha_ en ce sens qu'il était un prélude au
_Satyâgraha_. Le _hartal_ du 6 avril dernier, bien que spontané, ne fut
pas dépourvu de pression indue dans la façon dont on persuada au public
de ne pas se servir des voitures, etc. Je ne conseillerais donc pas de
_hartal_ pendant cette semaine de pénitence et de discipline. D'autre
part, il ne faut pas diminuer la valeur des _hartal_, en les rendant
trop fréquents. Il faut les conserver pour les grandes occasions.

J'espère respectueusement que tous les partis et toutes les classes
trouveront le moyen de prendre part d'une façon complète à l'observance
de cette semaine nationale et en feront un événement qui servira au
progrès véritable et réel de l'éveil national.

  _10 mars 1920._


  [61] _Ahimsâ_: Non-tuer, Non-Violence.




RAPPORT NON-OFFICIEL SUR LE PENDJAB


Le rapport tant attendu vient de paraître. Les membres de la Commission
peuvent se féliciter de la façon méthodique avec laquelle ils ont
entrepris leur travail et de la modération dont ils ont fait preuve
dans l'accomplissement de leur tâche difficile. La position des membres
de la Commission ajoute de l'importance à un rapport qui possède déjà
par lui-même une valeur considérable. Les membres de la Commission
n'ont rien ajouté aux preuves qu'ils avaient en main; le lecteur
peut donc, s'il en a envie, vérifier les conclusions. Les demandes
exprimées ne sont ni faibles, ni déraisonnables. Les membres de la
Commission réclament hardiment le rappel du Vice-Roi et la destitution
de Sir Michael O'Dwyer, du Général Dyer et d'autres officiers. Ces
deux dernières demandes sont celles qui pourraient rencontrer quelque
opposition, mais les membres de la Commission ont donné, à l'appui,
des raisons précises et incontestables. Et si l'exactitude des faits
avancés par eux ne peut être mise en doute, leur demande ne saurait
l'être davantage. Ce n'est pas sans chagrin que nous approuvons la
demande de rappel du Vice-Roi. Nous sommes persuadés que Son Excellence
est un Anglais cultivé, qu'il est animé d'excellentes intentions
vis-à-vis de l'Inde et qu'il désire faire ce qui est juste. Mais pour
remplir le poste important qu'il occupe, il faut posséder d'autres
aptitudes que les siennes. Lord Chelmsford a certainement fait preuve
de manque d'imagination. Il applique à ses fonctions dans l'Inde
les traditions d'un gouverneur colonial constitutionnel qui doit
invariablement se laisser guider par ses ministres et qui agit sur la
politique de la colonie (s'il agit quelque peu sur elle), uniquement
en exerçant une influence subtile par ses relations sociales. Le
Gouverneur des colonies qui se gouvernent elles-mêmes procède par
suggestions aimables qu'il n'impose jamais à ses ministres. Il essaye
d'agir sur l'opinion publique, non point en exerçant son autorité,
mais en se faisant des amis indirects, aux réunions sociales et à
demi-politiques. Les qualités mêmes qui faisaient de Lord Chelmsford un
Gouverneur parfait le rendent impropre à remplir le poste de Vice-Roi.
Le Vice-Roi des Indes a un pouvoir immense. C'est un autocrate à la
tête du Conseil Exécutif. Une simple proposition émise par lui a la
valeur d'une sanction légale. Il fait et dirige la politique. Il
surveille, avec le droit réel d'intervention, l'administration des
provinces. Il faut donc qu'il soit un maître ferme, doué d'une grande
imagination, de sympathie pour le peuple et qu'il ne craigne pas de la
laisser voir. Malgré toutes ses qualités de cœur, Lord Chelmsford s'est
montré faible, aux moments critiques. Au lieu de guider ses collègues,
il s'est laissé commander par eux. Il a laissé les administrateurs
de ses provinces agir à leur guise. Il en est résulté une diversité
de politiques: un gouvernement paisible et conciliant à Bombay,
même lorsqu'il y a provocation; répression au Pendjab, persécution
et intolérance même sans provocation. Sous un Gouvernement Central
ayant à sa tête un chef qui sait ce qu'il veut et impose sa volonté à
ses subordonnés, un tel contraste ne devrait pas être possible. Lord
Chelmsford a échoué d'une façon évidente, et nous considérons que les
membres de la Commission n'auraient pas accompli leur tâche s'ils
avaient hésité, ayant les preuves sous les yeux, à demander le rappel
de Son Excellence le Vice-Roi.

Quant aux déclarations, les membres de la Commission se sont montrés
plutôt trop modérés. Mais peut-être vaudra-t-il mieux que le public
les discute seulement, lorsque le rapport officiel du Comité aura
paru. Pour ce qui est des déclarations des membres non-officiels de la
Commission, nous sommes certains que ces derniers ne pouvaient en faire
d'autres. En vérité, en parcourant les témoignages, nous remarquons
l'effort soutenu pour éviter toute conclusion ne reposant pas sur une
suite de faits accablants.

  _31 mars 1920_




LA CAUSE DES LANGUES INDIGÈNES


Il doit paraître évident à quiconque a suivi de près le _Sahitaya
Sammelans_[62] que notre réveil national ne se borne pas uniquement
à la politique. L'enthousiasme montré à ces réunions témoigne d'un
heureux changement. Nous donnons dans notre pensée aux langues
indigènes la place qui leur appartient dans notre existence nationale.
La prophétie de Raja Ram Mohan Roy, affirmant que l'Inde deviendrait
un pays de langue anglaise, est acceptée aujourd'hui par beaucoup de
personnages importants. L'esprit du grand réformateur vit encore en
quelques-uns. Un certain nombre de nos hommes éminents généralisent
hâtivement et se déclarent en faveur de l'anglais comme langue
nationale. La position qu'occupe actuellement l'anglais comme langue
des tribunaux a sur leur opinion une importance excessive. Ils ne
voient pas que le rang occupé par l'anglais à l'heure présente n'est
pas à notre éloge et ne tend pas au développement d'un véritable esprit
démocratique. Que des millions d'hommes apprennent une langue étrangère
pour la commodité de quelques centaines de fonctionnaires, c'est le
comble de l'absurdité. On cite fréquemment un exemple pris dans notre
ancienne histoire et démontrant la nécessité d'une _lingua franca_ pour
donner plus de force au Gouvernement Central du pays. Personne ne nie
la nécessité d'une langue commune, mais ce ne peut être l'anglais. Il
faut que les fonctionnaires reconnaissent les langues indigènes. La
seconde raison qui fait appel aux sympathies des anglicistes, c'est la
position de l'Inde dans l'Empire Britannique. L'argument, pour dire la
chose exactement comme elle est, revient à demander à 310 millions
d'Indiens d'accepter l'anglais comme langue nationale, dans l'intérêt
d'autres parties de l'Inde, dont la population ne dépasse pas 120
millions.

Un premier point doit attirer l'attention de quiconque s'intéresse à
la question: c'est qu'après un demi siècle de domination britannique,
l'anglais n'est pas encore devenu la langue courante de l'Inde. Sans
doute, dans nos villes, on parle une sorte de mauvais anglais; ce fait
ne peut éblouir que ceux qui prétendent étudier nos problèmes nationaux
dans de grandes villes comme Bombay et Calcutta. Et en somme, quelle en
est la population? Seulement 2,2 % de la population totale de l'Inde.
Le second point dont les partisans de l'anglais ne tiennent pas compte,
c'est qu'une forte majorité des langues indigènes se ressemblent; d'où
il suit que l'hindoustani comme _lingua franca_ convient à toutes les
provinces, à l'exception de la Présidence de Madras. Etant donné cet
avantage de l'hindoustani et notre sentiment national actuel, comment
pouvons-nous accepter l'anglais comme _lingua franca_ chez nous?

La réponse à ce problème décidera du sort des langues indigènes.
Notre système d'éducation permet à l'anglais d'avoir une supériorité
sur elles qui n'est point naturelle. Les anglicistes extrêmes
prétendent que l'anglais doit être employé dès le plus jeune âge
dans l'enseignement, fondant cet argument sur le fait que dans un
pays étranger les enfants parlent sans difficulté dès le bas âge la
langue du pays. La Commission de l'Université de Calcutta réfute cet
argument en ces termes: «Alors que dans un pays étranger, l'enfant
est entouré d'autres enfants parlant la langue du pays, dans une
salle de classe il n'est entouré que de personnes (à l'exception du
maître) ignorant comme lui le nouvel idiome. C'est le cas d'un seul,
enseignant à plusieurs, non de plusieurs, enseignant à un seul; et
ce n'est qu'en faisant des expériences que les méthodes employées
en classe peuvent obtenir des résultats satisfaisants.». L'économie
nationale réalisée par notre enseignement en langues indigènes a été
reconnue par la Commission. Nous avons démontré dans notre numéro du
11 février que nous avons l'approbation de l'Université de Calcutta à
ce sujet, ce qui est un nouveau pas franchi. La suite logique devrait
être de recommander les langues indigènes à l'Université. La Commission
a fixé l'examen de «_Matriculation_» (examen de fin d'études) comme
période de transition entre l'emploi des langues indigènes dans les
écoles secondaires et leur emploi dans les collèges universitaires. Les
membres de cette Commission ont proposé qu'à l'avenir l'enseignement
soit donné en deux langues. Mais ils ont ajouté également: «Nous ne
voulons pas préjuger de l'avenir. Ce n'est pas à nous de prédire si
le désir naturel d'employer le bengali le plus possible ne finira pas
par l'emporter sur les avantages immenses d'une langue commune non
seulement à l'Inde entière, mais à plus de peuples que toute autre et
qui ouvre la porte à la littérature et aux rapports scientifiques du
monde entier.» Si les membres de la Commission n'ont pu établir pour
l'avenir, en s'appuyant sur les preuves qui leur furent données, une
ligne de conduite en faveur des langues indigènes dans l'éducation
universitaire, il est vrai également qu'ils n'ont rien trouvé en faveur
de l'anglais ou des deux langues. Ainsi, bien que les réponses à la
question des membres de la Commission ne décident rien pour l'avenir,
elles révèlent un important mouvement en faveur de l'introduction
immédiate du Bengali pour certains buts universitaires et de son
introduction prochaine pour d'autres, mouvement que rien ne laissait
prévoir, aux débats du Conseil Législatif Impérial de 1915.

En étudiant le compte-rendu de l'enquête faite par les Membres de
la Commission, nous sommes encore mieux à même d'apprécier leurs
remarques. La question posée par eux était: «Considérez-vous que
l'anglais devrait être employé comme langue courante dans les cours
universitaires, dans l'enseignement et aux examens à tous les degrés
au-dessous de la _Matriculation_?»

155 réponses sont en faveur de l'anglais, et près de 138 ne s'opposent
pas à la langue maternelle, dans un temps plus ou moins prochain. Cette
proportion est assurément encourageante pour les partisans de la langue
indigène. En outre, et même parmi ceux qui se déclarent en faveur de
l'anglais, le nombre est grand de ceux qui conseillent l'emploi de la
langue étrangère à cause de l'insuffisance de livres scolaires dans
les divers sujets en langue indigène. Cette école d'éducateurs ne s'y
oppose donc pas en principe. Ils n'aiment pas que nous nous jetions à
l'eau avant de savoir nager. Dans le même genre, mais plus tranchante
est la réponse de ceux qui sont en faveur de l'anglais. Ceux-ci
laissent voir qu'ils ignorent l'histoire de nos langues indigènes. Il
fut un temps où le sanscrit était la langue de la philosophie hindoue.
Quelques savants enthousiastes enrichirent leur langue maternelle
d'un fonds respectable de littérature philosophique et mirent la
philosophie hindoue à la portée des masses. Ne pouvons-nous pas avec
nos idées modernes faire dans le domaine de la science ce que firent
ces savants dans celui de la philosophie? Pour répondre aux doutes qui
ont été exprimés, les partisans de la langue maternelle peuvent citer
l'exemple du Japon. Le Révérend X. S. Holland, Directeur de _St Paul's
College_ à Calcutta, a écrit dans sa réponse: «Le Japon, en se servant
de sa langue maternelle, a établi un système d'éducation qui commande
le respect de l'Occident.» Le témoignage de Babu Amananda Chatterjee
est encore plus convaincant. Il écrit: «L'emploi des langues indigènes
est nécessairement indispensable, à tous les degrés d'une éducation
universitaire. Toutes les objections n'ont de force que temporairement:
car, à l'origine, toutes les langues modernes les plus développées
n'étaient pas supérieures au bengali. Le développement de ces langues
se fit par l'usage, et il en sera de même en ce qui nous concerne».
Nous voyons donc que si le rapport qui se trouve actuellement sous
les yeux de la Commission Sadler n'est pas aujourd'hui en faveur de
l'éducation Universitaire en langue indigène, il permet cependant
d'avoir pour cette cause de sérieuses espérances dans l'avenir. Il fut
un temps où celle-ci était considérée avec méfiance. Non seulement
la méfiance a disparu, mais elle a été remplacée par la confiance.
Deux institutions sont venues récemment se joindre à cette cause:
l'Université féminine de Poona et l'Université Osmania à Hyderabab, qui
se servent uniquement des langues indigènes dans leur enseignement.
Leur progrès est suivi avec beaucoup d'intérêt par un grand nombre.
Leur succès, ainsi que l'a dit le magistrat Sir Abdur Rahi, facilitera
la solution du problème des langues indigènes. A la dernière réunion
de l'Université Hindoue, l'Honorable Pundit Madan Mohan Malavijiya
invita tous les éminents partisans des langues indigènes à se réunir
en conférence. Nous espérons qu'une initiative de ce genre aura pour
résultat de hâter l'emploi des langues indigènes dans l'enseignement.

La division actuelle des provinces est un facteur qui contribue
également à faire beaucoup de tort à la cause des langues indigènes.
Une division nouvelle des provinces sur une base linguistique sera
suivie de la réorganisation des Universités.

Nous venons d'exposer les trois sphères d'activité pour la cause
des langues indigènes. Il est évident que si nous ne la faisons
pas progresser, nous ne parviendrons jamais à combler le gouffre
grandissant qui sépare au point de vue de l'intelligence et de la
culture les classes supérieures de la masse du peuple. Il est certain
que, pour beaucoup de gens, seul l'emploi de la langue maternelle peut
stimuler l'originalité de la pensée.

  _21 avril 1920_


  [62] _Sahitaya Sammelans_: Congrès Littéraire.




AUX MEMBRES DE LA «LIGUE POUR LE HOME RULE DE L'INDE»


Je m'écarte d'une façon très nette du cours régulier de ma vie,
en appartenant à une organisation essentiellement et franchement
politique. Mais après avoir sérieusement réfléchi et consulté mes amis,
je me suis décidé à faire partie de la Ligue pour le _Home Rule_ de
l'Inde, et j'en ai accepté la présidence. Certains amis consultés m'ont
dit que je ne devais pas faire partie d'une association politique,
parce que je perdais ainsi la position de superbe isolement dont je
jouissais à présent. J'avoue que ce conseil m'a fait beaucoup hésiter;
mais j'ai eu en même temps l'impression que, si la Ligue m'acceptait
tel que j'étais, j'aurais tort de ne pas m'unir à une organisation
dont je pourrais me servir pour le progrès des causes dont je m'occupe
particulièrement et des méthodes qui doivent obtenir, je le sais par
expérience, des résultats plus rapides et plus satisfaisants. Avant
de faire partie de la ligue, j'ai essayé de connaître l'opinion de
ceux qui se trouvaient en dehors de la Province et avec lesquels je
n'avais pas l'occasion d'avoir des rapports aussi intimes qu'avec mes
collaborateurs de la Province de Bombay.

Les causes auxquelles j'ai fait allusion plus haut sont le _Swadeshi_,
l'Union Hindoue-Musulmane en insistant sur la question du Califat,
l'hindoustani accepté comme _lingua franca_, et une réorganisation
linguistique des provinces. Si je parvenais à entraîner les membres de
cette Ligue, je ferais en sorte que la majeure partie du temps et de
l'attention de la nation leur fût consacrée.

J'avoue franchement que les réformes ont une place tout à fait
secondaire dans mon plan de réorganisation sociale. Je suis persuadé
que si les sphères d'activité que j'ai choisies pouvaient absorber
l'énergie nationale tout entière, les réformes désirées par les
extrémistes les plus ardents viendraient d'elles-mêmes. Quant au
Gouvernement indépendant, il est souhaitable que nous l'ayons au plus
tôt. Personne plus que moi n'a le désir de hâter notre marche vers ce
but. Et c'est justement parce que j'ai l'impression que l'on avancera
plus rapidement vers un gouvernement indépendant, en développant les
activités dont j'ai parlé, que je les maintiens au premier plan du
programme national. Je ne considérerai pas la Ligue pour le _Home
Rule_ de l'Inde comme une organisation de parti. Je n'appartiens à
aucun parti et ne veux appartenir à aucun. Je sais que, d'après la
constitution de la Ligue celle-ci est tenue d'aider le Congrès, mais je
ne considère pas plus le Congrès comme une organisation de parti que
le Parlement Britannique, bien qu'il renferme tous les partis et que
l'un ou l'autre y domine tour à tour. J'ose espérer que tous les partis
seront attachés au Congrès, le considérant comme une organisation
nationale, qui offre à tous le moyen de s'adresser à la nation, afin
de pouvoir donner une forme à sa politique, et je voudrais essayer
de façonner la politique de la Ligue de telle sorte que le Congrès
conserve son caractère national et indépendant de tout parti.

Ceci m'amène à parler de mes méthodes. Je crois possible de mettre
dans la vie politique de ce pays la Vérité et la Sincérité absolues.
Je ne m'attendrai pas à ce que la Ligue me suive dans ma Désobéissance
Civile; mais je ferai de mon mieux pour que la Vérité et la
Non-Violence soient adoptées dans toutes nos activités nationales.
Nous cesserons alors d'avoir de la crainte et de la méfiance vis-à-vis
des gouvernements et des mesures qu'ils prennent. Je ne tiens pas à
développer la question davantage, je préfère laisser au temps le soin
de résoudre plusieurs points qui naîtront de ce que je viens d'exposer
sommairement...

  _28 avril 1920._




LES EMPLOIS DU KHADDAR


Maintenant que le mouvement du _Swadeshi_ avance à grands pas et que
les Mahométans l'adoptent avec autant d'enthousiasme que les Hindous,
il serait bon de considérer la meilleure façon de l'encourager. Le
moindre novice en _Swadeshi_ sait que nous ne fabriquons pas assez
de tissus pour nos besoins. Et par conséquent, si nous ne faisons
qu'employer le tissu des filatures, nous privons simplement les
pauvres de ce qui leur est nécessaire, ou tout au moins nous en
faisons monter le prix. La seule façon d'encourager le _Swadeshi_ est
de fabriquer plus de tissus. Les filatures ne sauraient pousser comme
des champignons. Il faut par conséquent que nous nous contentions de
tissus filés et tissés à la main. Le fil n'a jamais coûté si cher et
les filatures font des bénéfices fabuleux. Filer au rouet aiderait à la
production et en ferait diminuer le prix.

Comment s'y prendre pour filer et tisser? Voilà la seconde question
qui se pose. Je sais par expérience personnelle qu'il est possible
d'inonder le marché de fil et de tissus filés et tissés à la main,
si l'on arrive à considérer ce tissu type comme assez bon pour qu'on
s'en vêtisse. Ce tissu dans l'Inde du Nord porte le nom de _Khaddar_,
et de _Khadi_ dans la Présidence de Bombay. Je remercie Sarala Devi;
elle a montré que l'on pouvait confectionner même des _sari_ avec du
_Khaddar_. Elle se dit qu'il lui serait facile de le démontrer, si elle
en portait un elle-même, pendant la Semaine Nationale, ce qu'elle fit;
et c'est en _sari_ de _Khaddar_ qu'elle assista à toutes les réunions.
Ses amis ne croyaient pas que cela fût possible. Ils pensaient qu'une
jeune femme habituée à ne porter que la soie la plus fine et la plus
légère mousseline de Dacca ne pourrait tolérer le poids du _Khaddar_.
Elle donna un démenti à toutes les craintes et ne fut ni moins active
dans son sari de Khaddar que dans ses sari de soie fine. «Si vous ne
vous sentez pas gênée dans ce sari, vous pouvez aller n'importe où,
assister à n'importe quelle réunion, en toute tranquillité»: ainsi
s'exprima son grand-oncle Sir Rabindranath Tagore, en lui donnant
sa bénédiction, lorsqu'il l'aperçut ainsi vêtue. Si je rapporte cet
incident, c'est afin de démontrer que deux des personnes qui ont la
réputation d'être les plus artistes de l'Inde ne trouvèrent rien dans
le _Khaddar_ qui ne fût pas artistique. Voilà le tissu dont je veux
introduire l'usage dans les familles cultivées de l'Inde, car de son
emploi dépend le succès initial du mouvement _Swadeshi_. Pour moi, le
_Khaddar_ est bien autrement artistique que la mousseline de Dacca à
cause de tous les souvenirs qui s'y associent. Le _Khaddar_ fait vivre
aujourd'hui ceux qui mouraient de faim. Il fait vivre des femmes que
l'on a tirées d'une vie de honte, ou des femmes qui ne voulant pas
travailler au dehors se querellaient entre elles faute d'avoir une
occupation. Le _Khaddar_ a donc une âme, une personnalité. Celui qui
le porte peut suivre le procédé de sa fabrication et remonter jusqu'à
ceux qui l'ont fait. Si nos goûts n'étaient pas aussi avilis, nous
préférerions le _Khaddar_ au calicot poisseux, même pendant l'été. Que
ceux qui en portent maintenant, s'ils le veulent bien, témoignent de la
vérité de ce que j'avance!

Il existe à présent un dépôt de _Khaddar_ au _Satyâgraha Ashram_.
J'en ai amassé un stock bien supérieur à l'espace dont je dispose. Je
prie donc les lecteurs de la _Jeune Inde_ de m'aider, en le faisant
connaître dans leurs familles. Il va sans dire que l'_Ashram_ n'en tire
aucun profit. Tout bénéfice réalisé sert au recouvrement des pertes
faites au début, ou à la diminution du prix du _Khaddar_ provenant
de régions où le prix en est plus élevé, car celui-ci varie. Je suis
obligé de payer suffisamment les tisseurs à qui j'ai persuadé de
reprendre leur ancienne occupation, pour qu'ils puissent vivre pour
l'instant.

On peut employer le _Khaddar_ pour confectionner du linge, si l'on
n'est pas disposé à s'en vêtir. Mais même si l'on ne tient pas à
l'employer pour un usage personnel, on peut en faire des bonnets,
des nappes, des sacs, des draps, des toiles à matelas, des sacs de
voyage, des carpettes, des housses, etc. J'en fais teindre en rouge
vif, en teinture _Swadeshi_. Cette teinture rend le _Khaddar_ plus
résistant et moins salissant pour les tapis, la literie ou les sièges.
Je conseillerais à ceux qui veulent aider cette industrie des pauvres
et des déshérités, d'envoyer leur commande de _Khaddar_ au Directeur,
Service du _Khaddar, Satyâgraha Ashram_ à Sabarmati.

  PRIX COURANT

  _Khadi chaîne et trame filées machine._

  Double chaîne et double trame

          Inches                  Rs  As   P
  Largeur 25        le yard.       0   9   0
       »  27            »          0   9   6
       »  30,8          »          0  10   0

  _Khadi chaîne à la machine, trame filée à la main._

       »  25,20     le yard.       0   9   6
       »      8         »          0   8   0
       »  24,20         »          0   8   0
  _Khadi_ doublé        »          0   8   6
  _Khadi_ teint rouge   »          0   8   6

  _Khadi chaîne et trame filées à la main._

  _Khadi_ 24 inches le yard.       0   8   0
      »   27   »        »          0   8   6

  Pour le _Khadi_ lavé 0 0 6 en plus par yard.




NI SAINT NI HOMME POLITIQUE


Un aimable ami m'a envoyé la coupure ci-jointe du numéro d'avril de
_East and West_:

«M. Gandhi a la réputation d'être un Saint; mais dans ses discours,
il semble que ce soit l'homme politique qui domine. Il s'est beaucoup
servi des _hartals_, et l'on ne peut nier que sous sa direction le
_hartal_ ne soit en passe de devenir une arme politique puissante,
unissant sur toute question ceux qui ont de l'éducation et ceux qui
n'en ont pas. Le _hartal_ n'est pas dépourvu de désavantages. Il
enseigne l'action directe; et l'action directe, si puissante soit-elle,
ne travaille pas à l'union. M. Gandhi est-il absolument sûr de servir
les injonctions les plus nobles d'_Ahimsâ_: ne faire aucun mal? Sa
proposition de commémorer la tragédie du Jallianwala Bagh n'est pas de
nature à faire naître l'harmonie. Ce fut un événement tragique où notre
gouvernement se vit entraîné; mais ce souvenir amer mérite-t-il qu'on
le conserve? Ne pourrait-on, pour commémorer cet événement, ériger un
temple de la paix, qui aidât les veuves et les orphelins à bénir le nom
de ceux qui sont morts, sans savoir pourquoi? Le monde est rempli de
politiciens et de chicaneurs qui, au nom de patriotisme, empoisonnent
chez l'homme ce qu'il y a de plus doux; comme résultat, nous avons
des guerres, des haines et des crimes honteux, comme celui qui fit un
abattoir du Jallianwa Bagh. Ne pouvons-nous à présent essayer d'une
_symbiose_ plus large, telle qu'en prêchèrent Bouddha et le Christ,
et amener l'univers entier à vivre heureux dans l'union. M. Gandhi
semblait destiné à devenir l'apôtre d'un mouvement de ce genre; mais
les circonstances sont en train de le contraindre à chercher le moyen
d'exciter la résistance de groupes isolés. Il n'est pas trop tard pour
qu'il entreprenne la mission plus vaste d'unir le monde entier!»

Je cite le passage en entier. En général, je ne tiens pas compte des
critiques que l'on fait de moi ou de mes méthodes, sauf lorsque j'avoue
m'être trompé, ou lorsque je veux insister sur les principes qui font
l'objet de la critique. J'ai une double raison pour tenir compte de ce
passage. Non seulement je tiens à élucider des principes qui me sont
chers, mais je tiens également à témoigner mon estime à l'auteur de
cette critique, que je connais et que j'ai admiré pendant de longues
années, pour la beauté remarquable de son caractère. Le critique
regrette de voir en moi un politicien, alors qu'il s'attendait à ce
que je fusse un saint. Je trouve, pour commencer, que le mot «saint»
devrait être rayé de la vie présente[63].

C'est un terme beaucoup trop sacré pour qu'on l'applique à n'importe
qui, et surtout à quelqu'un comme moi, qui n'ai d'autre prétention
que de chercher la vérité, qui sais si bien ce qui lui manque,
qui se trompe et qui n'hésite jamais à le reconnaître, qui avoue
franchement que, pareil à l'homme de science, il fait des expériences
sur certaines vérités éternelles de la vie, mais qu'il ne peut même
pas prétendre en être un, parce qu'il ne peut donner aucune preuve
évidente de l'exactitude scientifique de ses méthodes, ni des résultats
tangibles de ses expériences. Cependant, et quoiqu'en renonçant à la
sainteté je désappointe l'attente du critique, je voudrais dissiper
ses regrets, en lui répondant que le politicien n'a jamais influencé
aucune de mes décisions, et que si je m'occupe de politique, c'est
simplement parce qu'aujourd'hui la politique s'enroule autour de nous
comme les replis d'un serpent dont on ne peut se dégager, quelque mal
qu'on se donne. J'ai donc l'intention de lutter contre ce serpent,
comme je l'ai fait consciemment, avec plus ou moins de succès,
depuis 1894, et inconsciemment, ainsi que je l'ai découvert, depuis
que j'ai l'âge de raison. Tout à fait égoïstement, comme je tiens
à vivre en paix au milieu de l'orage déchaîné autour de moi, j'ai
fait des expériences sur moi-même et sur mes amis, en introduisant
la religion dans la politique. Permettez-moi de vous expliquer ce
que j'entends par la religion. Ce n'est pas la religion Hindoue, à
laquelle j'attache certainement plus de prix qu'à toute autre, mais la
religion qui dépasse l'Hindouisme, qui transforme notre nature même,
qui nous unit indissolublement avec la vérité qui est en nous et qui
toujours purifie. C'est l'élément permanent de la nature humaine qui
ne considère jamais le prix trop élevé lorsqu'il s'agit d'arriver
à son expression complète, et qui laisse l'âme absolument inquiète
tant qu'elle ne s'est pas découverte, tant qu'elle ne connaît pas son
Créateur et qu'elle n'a pu apprécier le véritable rapport qui existe
entre elle-même et son Créateur.

Voilà dans quel état d'esprit religieux je me trouvais lorsque
j'ai pensé au _hartal_. Je voulus démontrer que ce ne sont pas les
connaissances littéraires qui rendront l'Inde consciente de ce qu'elle
est, ni qui uniront ceux qui sont instruits. Le _hartal_, comme par
magie, éclaira l'Inde entière, le 6 avril 1919. Et sans l'interruption
dont Satan fut cause, en soufflant la crainte à l'oreille d'un
gouvernement conscient de ses torts, et qui incita à la colère un
peuple qui y était préparé par sa défiance vis-à-vis du Gouvernement,
l'Inde se fût élevée à une hauteur incomparable. Non seulement le
_hartal_ avait été adopté par des foules nombreuses, dans un esprit
absolument religieux, mais celui-ci devait être le prélude d'une série
d'Actions directes.

Seulement mon critique déplore l'action directe, «parce qu'elle ne
travaille pas à unir». Je suis tout disposé à discuter ce point. Rien,
sur cette terre, n'a jamais été accompli sans action directe. Je n'ai
pas voulu adopter l'expression «résistance passive», parce qu'elle est
considérée comme l'arme des faibles. C'est l'action directe qui, dans
l'Afrique du Sud donna des résultats, et des résultats si satisfaisants
qu'ils ramenèrent le Général Smuts à la raison. En 1906 il était
l'adversaire le plus implacable des aspirations indiennes. En 1914,
il se montrait fier d'avoir fait tardivement justice en supprimant
du Livre des Statuts une clause honteuse, laquelle, avait-il déclaré
en 1909, ne serait jamais supprimée, parce que, disait-il alors,
«l'Afrique du Sud ne tolérerait jamais l'abrogation d'une décision
confirmée deux fois par le Parlement du Transvaal.» Et qui plus est,
l'action maintenue pendant huit ans ne laissa subsister après elle
aucune amertume, et ces mêmes Indiens qui avaient lutté si obstinément
contre le Général Smuts se groupèrent autour de son drapeau en 1915, et
se battirent sous ses ordres dans l'Afrique Orientale. A Champaran, ce
fut l'action directe qui mit fin à des griefs séculaires. Se soumettre
humblement, lorsqu'on est irrité par des injustices ou par une
impuissance législative que l'on voudrait voir supprimée, non seulement
ne contribue pas à unir, mais aigrit celui qui est faible, l'irrite et
le dispose à saisir l'occasion d'éclater, lorsqu'elle se présente. En
m'alliant au parti faible, en lui enseignant une action directe, ferme
et inoffensive, je lui donne le sentiment d'être fort et d'être capable
de défier la force physique. Il se sent fortifié par la lutte, reprend
conscience et, sachant qu'en lui-même il trouvera le remède, il cesse
de nourrir dans son sein l'esprit de vengeance et apprend à se montrer
satisfait, si l'injustice à laquelle il veut remédier est réparée.

C'est dans cet ordre d'idées que je me suis permis de proposer un
monument commémoratif pour le Jallianwala Bagh. L'auteur d'_East and
West_ m'attribue l'intention d'avoir voulu suggérer ce qui ne m'était
pas même venu à l'esprit. Il pense que je désire commémorer le crime
commis au Jallianwala Bagh. Rien ne saurait être plus éloigné de ma
pensée que de vouloir perpétuer le souvenir d'une action aussi noire.
Sans doute, avant d'avoir obtenu ce à quoi nous avons droit, nous
aurons une répétition de cette tragédie, et j'y préparerai la nation
en faisant conserver pieusement la mémoire de morts innocents. Les
veuves et les orphelins ont reçu et reçoivent des secours, mais nous ne
pouvons «bénir le nom de ceux qui sont morts sans savoir pourquoi», si
nous n'acquérons pas le terrain rendu sacré par le sang versé, pour y
élever le monument convenable. Ce n'est pas afin qu'il serve à rappeler
une action vile, si je puis faire autrement, mais afin de communiquer
à la nation cet encouragement qu'il vaut mieux mourir faibles et
non armés, et en victimes plutôt qu'en tyrans. Je voudrais que les
générations futures se souviennent que nous qui avons été témoins de
leur mort innocente n'avons pas avec ingratitude refusé de chérir leur
souvenir. Ainsi que le fit remarquer Mrs Jinnah en donnant sa petite
obole: «le monument nous fournira au moins l'excuse de vivre». En
somme, c'est l'esprit dans lequel le monument sera élevé qui décidera
de son caractère.

Quelle fut la plus vaste _symbiose_ que prêchèrent Bouddha et le
Christ? Bouddha porta hardiment la guerre dans le camp ennemi et fit
tomber à genoux les prêtres arrogants. Le Christ chassa les marchands
et les changeurs du temple de Jérusalem et fit tomber sur les arrogants
et les hypocrites les anathèmes du ciel. Tous deux étaient intensément
partisans de l'action directe. Mais si le Christ et Bouddha châtièrent
tous deux, derrière chacun de leurs actes se cachaient une bonté et un
amour indéniables. Ils n'auraient pas levé la main contre un ennemi et
auraient préféré se livrer qu'abandonner la Vérité, pour laquelle ils
vivaient. Bouddha serait mort en résistant aux prêtres, si la noblesse
de son amour n'avait pas suffi à la tâche de les faire plier. Le Christ
mourut sur la croix et couronné d'épines, défiant tout l'Empire. Et si
je soulève la résistance non-violente, je ne fais que suivre humblement
le chemin tracé par les grands maîtres, que le critique a nommés.

Enfin, l'auteur de l'article s'en prend à ce que je groupe des unités;
il voudrait que j'entreprisse la mission plus vaste d'unir le monde. Je
lui ai dit, un jour que lui et moi nous trouvions réunis sous le même
toit, que j'étais probablement plus cosmopolite que lui. Je m'en tiens
à cette expression, à moins de grouper des unités, je ne parviendrai
jamais à unir le monde entier. Tolstoï a dit un jour que si seulement
nous consentions à ne pas nous occuper des taches de nos voisins, le
monde s'en tirerait parfaitement, sans que nous fissions autre chose.
Et si seulement nous pouvons aider nos proches voisins, en cessant d'en
faire notre proie, le cercle d'unités groupées comme il faut grandira
sans cesse jusqu'au moment où il se confondra avec le monde entier.
Nul ne peut essayer d'en accomplir davantage. _Yatthaa pindhé thatthaa
brahmandé_[64] est aussi vrai à l'heure présente qu'il y a des siècles,
lorsque ces mots furent prononcés par quelque Rishi inconnu.

  _12 mai 1920_


  [63] La note suivante parue dans _la Jeune Inde_ donne
  quelques explications complémentaires sur la position de Gandhi:

  «_Un Messager de Dieu._--Je viens de recevoir une coupure de journal,
  où l'on m'attribue l'honneur d'être un messager de Dieu et où l'on
  me demande si je prétends avoir reçu de Dieu certaines révélations
  particulières. J'ai déjà parlé des miracles que l'on me prête. Et
  quant à cette nouvelle fonction, il faut que je la désavoue. Je
  prie, comme tout bon Hindou. Je crois que nous pouvons tous devenir
  des messagers de Dieu, si nous cessons de craindre les hommes et ne
  cherchons que la Vérité de Dieu. Je crois fermement que je ne cherche
  pas autre chose que la Vérité de Dieu et que je n'ai plus aucune
  crainte des hommes. Je sens donc d'une façon certaine que Dieu est
  avec le Mouvement de Non-Coopération. Je n'ai aucune révélation de la
  Volonté divine. J'ai la foi absolue que Dieu se révèle chaque jour
  à tout être humain, mais que nous sommes sourds à la «_petite voix
  silencieuse_». Nous fermons les yeux et nous ne voyons pas la colonne
  de feu qui se trouve devant nous. Je sens son omniprésence. L'auteur
  de l'article peut faire comme moi.»

  (_La Jeune Inde_, 25 mai 1921)

  «_Un Blasphème._--Un correspondant m'écrit: «J'ai le regret de
  vous informer que l'on voit constamment des images de vous et
  d'autres chefs, représentés sous les traits de _Shri-Krishna_ et
  de _Pandavas_. N'allez-vous pas profiter de votre influence pour y
  mettre fin, car cela doit froisser les sentiments religieux d'un
  grand nombre pour qui, comme pour moi, _Shri-Krishna_ est non
  seulement un grand homme mais Dieu incarné?»

  «Ce correspondant a toute ma sympathie. Je n'ai pas vu les
  gravures en question, mais je considère que c'est un blasphème
  de me représenter sous les traits de _Shri-Krishna_. Je n'ai pas
  la prétention d'être autre chose qu'un humble travailleur parmi
  beaucoup d'autres, pour une noble cause qui perdrait plutôt qu'elle
  ne gagnerait à la glorification de ses chefs. Une cause a de
  meilleures chances de réussir, lorsqu'on l'examine et qu'on la juge
  sur son propre mérite. Dans une société qui progresse, les moyens
  employés doivent toujours être considérés avant les hommes, qui ne
  sont après tout que des instruments imparfaits travaillant à leur
  propre réalisation. Je supplierai donc de toutes mes forces les
  enthousiastes ou les hommes d'affaires entreprenants d'observer le
  sens des proportions et de supprimer de la circulation toutes images
  de ce genre, dont l'intention est manifestement de blesser les
  susceptibilités profondément religieuses.»

  (_La Jeune Inde_, 13 juillet 1921).

  «_Mon Ambition._--Un correspondant persistant de Simla me demande si
  j'ai l'intention de former une secte et de prétendre à la divinité.
  Je lui ai répondu une lettre personnelle, mais il voudrait dans
  l'intérêt de la postérité que je le déclare publiquement. Je pensais
  avoir nié dans les termes les plus énergiques toute prétention à la
  divinité. Je prétends n'être qu'un humble serviteur de l'Inde et
  de l'humanité, et je voudrais mourir à son service. Je n'ai aucun
  désir de former une secte, j'ai réellement trop d'ambition pour me
  contenter seulement d'une secte qui me suive. Je ne représente aucune
  idée nouvelle. J'essaye de me laisser guider par la Vérité et de la
  représenter telle que je la connais. Je prétends certainement jeter
  une nouvelle lumière sur mainte vérité ancienne. J'espère que cette
  déclaration satisfera celui qui me questionne et d'autres comme lui.»

  (_La Jeune Inde_, 25 août 1921.)

  [64] Cette expression sanscrite signifie: «Comme il en est
  d'une boule de glaise, ainsi en est-il de tout l'univers...»




COMMENT ORGANISER

LA NON-COOPÉRATION


La meilleure façon de répondre aux critiques et aux craintes exprimées,
au sujet de la Non-Coopération, est peut-être d'en établir un programme
plus complet. Les critiques semblent s'imaginer que les organisateurs
ont l'intention de mettre en action, d'un seul coup, tout ce qui a été
projeté. A dire vrai, les organisateurs ont fixé quatre étapes définies
et progressives. La première consiste à faire l'abandon de tous titres
et à renoncer à toute fonction honorifique. S'il n'y a pas de résultat,
ou si le résultat ne produit pas l'effet souhaité, on aura recours à
la seconde. Celle-ci nécessite beaucoup de préparatifs préliminaires.
Il est certain qu'on ne fera cesser le travail à un employé n'ayant
pas les moyens de subvenir à ses besoins personnels et à ceux de sa
famille, que si le Comité pour le Califat peut en assumer la charge.
Tous les services ne seront pas invités à cesser le travail en même
temps, et jamais aucune pression ne sera exercée sur un employé, pour
l'obliger à abandonner le service du Gouvernement, de même qu'on ne
touchera à aucun patron privé, pour la simple raison que le Mouvement
n'est pas anti-Anglais. Il n'est même pas anti-Gouvernemental.

Il nous faut refuser de coopérer avec le Gouvernement, parce que le
peuple ne doit pas se faire le complice d'une injustice, d'un serment
violé,--de la profanation d'un profond sentiment religieux. Il va de
soi que le mouvement sera retardé, si une pression indue s'exerce
sur un employé, ou si un membre du Comité pour le Califat emploie la
violence ou l'approuve. La seconde phase ne peut manquer de réussir
complètement, si elle est adoptée par un nombre raisonnable de
citoyens, car nul gouvernement, le gouvernement indien moins que tout
autre, ne pourrait subsister si le peuple cessait de le servir. La
troisième phase--le retrait des troupes et de la Police--est lointaine.
Les organisateurs néanmoins ont voulu être justes, agir ouvertement, et
se montrer au-dessus de tout soupçon. Ils n'ont pas voulu cacher au
gouvernement ou au public une seule des mesures qu'ils se proposaient
d'adopter, même en cas d'éventualité éloignée. La quatrième phase,
c'est-à-dire le refus de payer les impôts, est plus lointaine encore.
Les organisateurs reconnaissent que suspendre le payement des impôts
généraux est fort dangereux. Il est probable qu'une certaine classe
de gens impulsifs se verront aux prises avec la police. Aussi, les
organisateurs ne s'y engageront pas, sans être absolument certains
qu'il n'y aura aucune violence de la part du peuple.

J'admets, comme je l'ai déjà fait, que la Non-Coopération ne peut avoir
lieu sans risques; mais les risques de l'indolence devant un problème
grave sont infiniment plus grands que le danger de la violence, que
peut faire naître l'organisation de la Non-Coopération. Ne rien faire
est le moyen certain d'appeler la violence...

Ceux dont la cause est juste ne se sont jamais contentés d'une simple
protestation. Certains sont morts pour elle. Peut-on s'attendre à ce
qu'un peuple aussi fier que les Mahométans risque moins?

  _9 juin 1920_




LA LOI DE LA SOUFFRANCE


Aucun pays ne s'est jamais élevé sans s'être purifié au feu de la
souffrance. Pour que les blés poussent, il faut que le grain périsse.
La vie sort de la mort. L'Inde peut-elle sortir de son esclavage, sans
obéir à la loi éternelle de la purification par la souffrance?

Si l'on en croyait certains, l'Inde accomplirait évidemment sa destinée
sans pénible labeur. Ils tiennent surtout à ne pas voir se renouveler
les événements du mois d'avril 1919. Ils craignent la Non-Coopération,
parce qu'elle entraînera la souffrance d'un grand nombre. Si Hampden
s'était tenu ce raisonnement, il n'eût pas refusé de payer l'impôt
pour la construction de navires, et Wat Taylor n'eût pas davantage
élevé l'idéal de la rébellion. L'Histoire d'Angleterre et l'Histoire de
France abondent en exemples d'hommes, qui continuèrent à poursuivre un
but qui était juste, sans s'inquiéter de la souffrance entraînée par
là. Ils ne s'attardaient pas à réfléchir si des gens ignorants allaient
souffrir, sans le vouloir. Pourquoi prétendrions-nous écrire notre
Histoire différemment? Nous pouvons, si nous le désirons, profiter
des erreurs de nos prédécesseurs pour faire mieux; mais il nous est
impossible de supprimer la loi de la souffrance, qui est inhérente à
notre être. Le seul moyen de mieux faire serait, si possible, d'éviter
qu'il y eût violence de notre côté, afin de hâter ainsi la marche du
progrès et d'introduire dans les méthodes de souffrance une pureté plus
grande. Si nous le voulons, nous pouvons prendre sur nous de ne pas
contraindre le coupable, par la force physique, à plier devant notre
volonté comme le font aujourd'hui les _Sinn Feiners_, ou bien, nous
pouvons, par la coercition, obliger nos voisins à adopter nos méthodes,
ainsi que certains l'ont fait pour le _hartal_. Le progrès dépend de
la somme de souffrance endurée par la victime. Plus la souffrance est
pure, plus le progrès est grand. C'est pourquoi le sacrifice de Jésus
suffit à rendre libre un monde accablé de maux. Dans sa marche vers
le but, il ne tint pas compte du prix de la souffrance imposée à son
prochain, que celui-ci l'ait volontairement endurée ou non. C'est ainsi
que les souffrances d'Harishandra suffirent à rétablir le royaume de la
vérité. Il devait savoir que ses sujets souffriraient involontairement
de son abdication. Il ne s'en inquiéta pas, parce qu'il ne pouvait pas
faire autre chose que suivre la vérité.

J'ai déjà dit que je ne déplorais pas tant le massacre de Jallianwala
Bagh que le meurtre d'Anglais commis par nous-mêmes et la destruction
de biens. Les horribles événements d'Amritsar détournèrent l'attention
publique d'horreurs plus grandes, quoique plus lentes, qui avaient
lieu à Lahore, où par un lent procédé on tentait de dégrader les
habitants. Mais avant de nous élever, nous aurons à supporter maintes
fois des procédés semblables, jusqu'au jour où nous aurons appris à
souffrir volontairement et à y trouver de la joie. Je suis convaincu
que les habitants de Lahore n'ont jamais rien fait pour mériter les
insultes cruelles qu'on leur a infligées; jamais ils n'ont fait de mal
à un seul Anglais, jamais ils n'ont détruit de biens. Mais un maître
obstiné était résolu à broyer l'esprit d'un peuple qui essayait de se
débarrasser d'un bât qui le blessait. Et si l'on me disait que tout
ceci arrive parce que j'ai prêché le _Satyâgraha_, je répondrais qu'en
ce cas je n'en continuerai à le prêcher qu'avec plus de vigueur, et
cela tant qu'il me restera du souffle pour le faire, et je dirais qu'à
la prochaine occasion, ils devront répondre à l'insolence d'un O'Dwyer,
non pas en ouvrant leurs boutiques sous la menace de ventes forcées,
mais en laissant le tyran accomplir sa mauvaise action jusqu'au bout
et vendre tout ce qu'ils possèdent, sauf leur âme indomptable. Les
Sages de l'antiquité mortifiaient leur chair, pour que leur âme devînt
libre et que leur corps pût supporter n'importe quelle souffrance
infligée par des tyrans prétendant leur imposer leur volonté. Et si
l'Inde désire retrouver son antique sagesse, si l'Inde veut éviter les
erreurs de l'Europe, je supplierai ses fils et ses filles de ne pas
se laisser tromper par de belles phrases, par les subtilités qui nous
emprisonnent, par la crainte des souffrances que l'Inde devra peut-être
endurer, mais de considérer ce qui arrive aujourd'hui en Europe et de
se rendre compte ainsi qu'il nous faudra souffrir comme l'Europe a
souffert, mais non pas faire souffrir les autres. L'Allemagne voulait
dominer l'Europe, et les Alliés voulaient faire de même, en écrasant
l'Allemagne. L'Europe n'a rien gagné à la chute de l'Allemagne. Les
Alliés se sont montrés tout aussi faux, tout aussi cruels, tout aussi
avides que l'Allemagne le fut ou l'eût été. L'Allemagne ne serait pas
tombée dans l'exagération (hypocritement dévote), que l'on remarque
dans un grand nombre des actions des Alliés.

L'erreur que j'ai déplorée l'an dernier ne se rapportait pas aux
souffrances infligées au peuple, mais aux fautes qu'il a commises,
à la violence employée, toutes choses provenant de ce qu'il n'avait
pas suffisamment compris le Message du _Satyâgraha_. Quel est donc le
sens de la Non-Coopération, selon la loi de la Souffrance? Il nous
faut accepter volontairement les pertes et les désagréments que
nous causera l'obligation de retirer notre appui à un gouvernement
qui agit contrairement à notre volonté. Le pouvoir et la fortune
sont des crimes, sous un gouvernement injuste. «La pauvreté, en ce
cas, dit Thoreau, est une vertu». Il se peut que, dans la période de
transition, nous commettions des fautes, que certaines souffrances
soient infligées, que nous aurions pu éviter. Tout cela est préférable
à l'émasculation de la nation.

Il nous faut refuser d'attendre que le mal soit réparé, que le coupable
ait conscience de son iniquité. Il ne faut pas que nous continuions à
participer au mal, parce que nous avons peur de souffrir ou de faire
souffrir les autres. Nous devons combattre le mal, en cessant d'aider
directement ou indirectement celui qui fait le mal.

Lorsqu'un père commet une injustice, le devoir de ses enfants est de
quitter le toit paternel; lorsque le directeur d'une institution dirige
son école d'après des principes contraires à la morale, le devoir des
élèves est de quitter l'école; lorsque le président d'une corporation
est corrompu, le devoir des membres de la corporation est de n'avoir
aucun rapport avec lui et de s'écarter de sa corruption. Il en est de
même lorsqu'un gouvernement commet une grave injustice: celui qui en
est le sujet doit lui retirer sa coopération entière ou partielle,
jusqu'à ce qu'il l'ait amené à renoncer à son injustice. Dans chacun de
ces cas imaginés par moi, il y a un élément de souffrance physique ou
morale. La liberté ne saurait s'acquérir qu'à ce prix.

  _16 juin 1920_




DEVOIR DES HABITANTS DU PENDJAB


Le _Leader_ d'Allahabad mérite qu'on le félicite d'avoir publié la
correspondance qu'il a reçue au sujet de M. R. Bosworth Smith, l'un des
officiers responsables de l'application de la loi martiale et contre
lesquels les plaintes de mauvais traitements répétés et persistants
sont des plus amères. D'après cette correspondance, il paraîtrait qu'au
lieu d'être destitué, Mr Bosworth Smith aurait reçu de l'avancement.
Quelque temps avant la mise en vigueur de la loi martiale, Mr Bosworth
Smith avait été suspendu de ses fonctions; or non seulement on lui
avait rendu son poste de _Deputy Commissioner_[65], mais on l'avait
investi de nouveaux pouvoirs le chargeant de faire appliquer le
paragraphe 30 du Code Criminel. Depuis son arrivée, la malheureuse
population de l'Inde vit sous un régime de terreur et de tyrannie.
Notre correspondant ajoute: «J'emploie ces deux mots avec intention,
afin de bien exprimer ce que je veux dire». J'extrais de sa lettre
quelques passages qui jettent un peu de lumière et qui expliquent ce
qu'il entend par terreur et tyrannie. «Lorsqu'il s'agit de plaintes
privées, il n'en prend jamais note... Le rapporteur les inscrit à
la fin de la séance, et le lendemain le magistrat les signe. Que le
rapport soit ou non en faveur du plaignant, le magistrat n'y jette
jamais les yeux; ces plaintes sont réservées sans avoir été jugées
convenablement. En ce qui concerne les _Challans_ de la police, ceux
qui plaident pour les accusés n'ont pas l'autorisation de communiquer
avec les prisonniers en jugement, qui sont sous la garde de la police.
Ils n'ont pas le droit de contre-examiner les témoins à charge...
Des questions suggérant les réponses sont posées aux témoins de
l'accusation... De cette façon, toute une histoire accusatrice se
trouve mise dans la bouche des témoins de la police. Les témoins à
décharge, bien qu'appelés, ne sont pas autorisés à être interrogés
par les avocats de la défense... N'importe quel fonctionnaire d'un
«Cantonnement» n'a qu'à écrire le nom d'un habitant du «Cantonnement»
sur un chiffon de papier et lui donner l'ordre de comparaître le
lendemain devant le tribunal pour qu'il y soit obligé: c'est une
sommation... S'il ne se présente pas, il reçoit un mandat d'arrêt.»
La lettre en question cite bien d'autres exemples de ce genre qui
mériteraient d'être publiés; mais ceci suffit pour expliquer ce que
veut dire l'auteur. Permettez-moi d'examiner un peu la conduite de ce
fonctionnaire pendant l'application de la Loi Martiale. C'est lui qui
jugea en bloc et condamna, après un jugement qui n'était qu'une farce.
Des témoins ont déclaré qu'il convoquait les gens et les forçait à
faire de fausses dépositions, qu'il soulevait le voile des femmes,
les insultait en les appelant chiennes, ânesses, qu'il crachait
sur elles. C'est lui qui fit endurer aux plaignants innocents de
Shekhupera une persécution impossible à décrire. Mr Andrews a mené une
enquête personnelle, au sujet des plaintes qui ont été faites contre
ce fonctionnaire, et en est venu à cette conclusion qu'il n'est pas
de fonctionnaire qui ait plus mal agi que Mr Smith... Sa déposition
au Comité Hunter témoigne d'un mépris absolu de la vérité; et voilà
l'homme qui vient de recevoir de l'avancement! La question est de
savoir ce qu'il fait au service du gouvernement et pourquoi il n'a pas
été mis en jugement, pour avoir maltraité et insulté des hommes et des
femmes innocents.

Je vois que l'on voudrait que le Général Dyer et Sir Michael O'Dwyer
fussent poursuivis. Je ne m'arrêterai pas à examiner si la chose est
possible. J'ai regretté de voir que M. Shastri était de cet avis.
Si les Anglais le faisaient d'eux-mêmes, je considérerais que ces
poursuites attestent leur désapprobation de l'atrocité commise au
Jallianwala Bagh. Mais je ne dépenserais certainement pas un liard
en vaine tentative pour faire condamner ces hommes. Le public doit
sûrement connaître assez l'esprit anglais. La presse anglaise presque
tout entière conspire pour protéger ces coupables envers l'humanité. Je
n'ai aucun désir d'aider à en faire des héros, en me joignant à ceux
qui réclament leur mise en accusation. Une destitution qui s'impose
d'une façon autrement péremptoire est celle de Mr Bosworth Smith,
_Deputy Commissioner_, de Rai Shri Ram et de quelques autres dont le
nom a été donné dans le rapport du Sous-Comité du Congrès. Quelque
méprisable que soit le Général Dyer, je considère que Mr Smith l'est
bien davantage et que les crimes qu'il a commis sont bien autrement
sérieux que le massacre du Jallianwala Bagh. Le Général Dyer croyait
de bonne foi qu'effrayer le peuple en tirant dessus était l'acte d'un
soldat. Mais Mr Smith fut cruel, vulgaire et vil, _gratuitement_. Si
tous les faits qu'on lui reproche sont exacts, il n'y a absolument rien
d'humain en lui. Il n'a pas comme le Général Dyer le courage d'admettre
ce qu'il a fait. Quand on lui demande des explications, il se dérobe.
Ce fonctionnaire conserve le pouvoir d'infliger sa présence à des gens
qui ne lui ont rien fait et de continuer à déshonorer l'autorité qu'il
représente.

Que fait le Pendjab pour remédier à ces choses? N'est-ce point le
devoir très net de tout habitant du Pendjab de ne pas avoir de cesse
tant que Mr Smith et ses pareils ne seront pas destitués. Les chefs
du Pendjab auront recouvré leur liberté en vain s'ils ne l'emploient
pas à purger l'administration de Mr Bosworth Smith et Compagnie. Je
suis persuadé que s'ils veulent entreprendre une action résolue, ils
seront soutenus par l'Inde entière. Je me permets de leur suggérer que
la meilleure façon de se rendre capables d'envoyer le Général Dyer à
la potence, c'est de remplir le devoir plus pressant et plus facile de
mettre fin au mal que continuent à faire ces fonctionnaires, contre
lesquels ils ont réuni des témoignages écrasants.

  _23 mars 1920._


  [65] Magistrat.




LE COMITÉ DE NON-COOPÉRATION


Il semble exister nombre de malentendus et d'idées fausses au sujet du
Comité de Non-Coopération, nommé par le Comité pour le Califat, le 3
courant, à Allahabad. Un ami qui se trouvait à la réunion nous écrit
pour nous dire que le Comité fut formé dans l'intention de mettre en
vigueur la Non-Coopération et pour agir en toute circonstance s'y
rapportant, comme s'il représentait la population musulmane de l'Inde
entière, même au cas de remontrances présentées aux autorités. Que
ceci dépasse les attributions du Comité, c'est ce que cet article va
démontrer.

Ainsi que je l'indiquai, en proposant la formation du Comité, celui-ci
doit s'assurer des désirs de la nation au sujet de la Non-Coopération
et les faire exécuter. Il est un corps représentatif et possédant
pleins pouvoirs; mais il n'est pas exact de dire--ce n'est pas son
objet d'ailleurs--qu'il représente tout ce qu'il y a de meilleur dans
l'opinion musulmane ou ce qui compte le plus. Par exemple, il ne
représente pas la noblesse titrée de l'Islam. Cela ne concerne point
le Comité. On l'a restreint exprès à un nombre de membres pouvant
se consacrer entièrement à la tâche d'organiser la Non-Coopération
et de s'assurer l'obéissance aux ordres donnés, la discipline et la
Non-Violence. C'est un Comité de travailleurs pour la cause. On ne
peut s'attendre à ce que toute l'Inde musulmane soit également éclairée
sur la Non-Coopération. Certains doutent de son efficacité, d'autres
la considèrent comme un remède à l'eau de rose, un certain nombre la
trouvent trop énergique pour l'Inde dans son état actuel. Ils déclarent
que l'Inde n'a pas encore atteint la force de sacrifice nécessaire pour
réussir. Les membres du Comité ne représentent pas et ne renferment
pas ces éléments de doute, bien que par ailleurs ces derniers puissent
avoir plus d'influence que certains musulmans faisant partie du Comité.
Celui-ci est uniquement composé de membres ayant une foi profonde dans
la Non-Coopération, et qui tout en étant convaincus n'exigeront pas
de la nation des sacrifices supérieurs à ses forces; ils essayeront
seulement de la mener, avec son programme, jusqu'où elle est capable
d'aller; mais tout en agissant ainsi, ils n'hésiteront pas à aller
eux-mêmes hardiment de l'avant et à entraîner ceux qui sont disposés
à les suivre. Ce Comité, qui débute par conséquent sans réputation
aucune, doit s'en faire une par son travail et par les résultats
obtenus. Il ne saurait durer s'il ne fait rien ou si ayant travaillé,
il n'aboutit à rien.

Il n'a aux yeux des étrangers aucune qualité représentative. Pour
ceux-ci, Shaukat Ali est un homme aimable, mais un fanatique enragé,
n'ayant d'empire sur personne; Hasrat Mohani, un homme inutile qui ne
pense qu'au _Swadeshi_; le Dr Kitchlew, un homme d'hier qui ne possède
aucune expérience du monde extérieur au-delà d'Amritsar. On peut en
dire autant de la plupart des autres. Je suis assurément un individu
supérieur, mais après tout un toqué, et un intrus par-dessus le
marché. Une pétition signée du Comité n'aura guère de poids auprès du
monde extérieur, si elle doit dépendre de l'influence des signataires.
Cela ne veut pas dire que le Comité n'en présentera aucune. Il en
présentera certainement, lorsque la rapidité d'action sera essentielle
ou lorsque pour certaines raisons de convenances, d'autres ne seront
pas disposés à signer. A dire vrai, recueillir des signatures pour
d'importantes pétitions sera un des moyens de sonder l'opinion
publique; et on s'assurera ainsi de l'esprit de sacrifice dans l'élite
du pays. Pour les masses et pour l'action intérieure, le Comité a
une grande valeur représentative. Il serait probablement difficile
de découvrir deux hommes représentant mieux l'opinion musulmane que
Shaukat Ali et Hasrat Mohani. Les autres, bien que moins connus,
ont été choisis pour les qualités, qu'on leur connaît, de force, de
patience, de calme, de franchise, de courage devant les difficultés.

On a prétendu que je devrais être à la tête du mouvement. Cette
déclaration n'est vraie qu'en partie[66]. Ce n'est pas par esprit
d'humilité que je le dis, mais parce que c'est rigoureusement exact.
Si la croyance que je dirige le mouvement se répandait, cela pourrait
lui être fatal. Je le dirige en ce sens que, pour l'instant, je suis
celui dont les conseils sont les plus appréciés et qui, plus que
quiconque, a résolu de faire aboutir le programme de Non-Coopération.
Mais je n'ai pas la prétention de représenter l'opinion musulmane.
Je puis seulement essayer de l'interpréter. Seul, il me serait
impossible d'entraîner des masses musulmanes, et si j'essayais de
vouloir discuter, à propos de religion, avec la meilleure opinion
musulmane, je me verrais dûment hué par un auditoire mixte. Seulement
si j'étais Musulman, je ne craindrais point de discuter certaines
questions devant une assemblée musulmane, même si je devais tenir
tête à un grand nombre. Je considère que je suis un travailleur
avisé; ma sagesse consiste en un sentiment très net de ce qui me
manque. J'espère que je ne dépasse jamais mes limites; en tout cas
ce n'est jamais consciemment. Il faut que tout Musulman intelligent
se rappelle ce qui me manque et à quoi se bornent mes fonctions.
L'ignorer serait fatal au succès du mouvement. Il ne faut pas qu'en
m'associant avec le mouvement, je rende les travailleurs pour la Cause
indolents et indifférents. Mon association avec le mouvement pour
donner de bons résultats doit être la source d'une attention plus
grande, d'un sentiment de responsabilité plus fort, d'une ardeur au
travail supérieure et d'une activité plus efficace. Je puis élaborer
des plans, mais leur exécution doit toujours demeurer entre les mains
des travailleurs musulmans. Il faut que le mouvement soit organisé et
dirigé par eux, avec l'aide d'amis comme moi, mais aussi sans leur aide
s'il est nécessaire. Il ne faut pas s'attendre à ce que je forme des
Non-Coopérateurs, les chefs musulmans seuls le peuvent. Quelle que soit
l'étendue du sacrifice chez moi, elle ne peut produire dans le monde
musulman l'esprit de Non-Coopération, c'est-à-dire de sacrifice, pour
des questions religieuses. Il faudra que les chefs musulmans montrent
cet esprit en eux-mêmes, avant que la masse le développe en elle.

Et maintenant, il m'est facile de répondre à la question: «Pourquoi
n'y a-t-il pas d'Hindous au Comité?»--Le Comité suprême ne peut
être composé que de Musulmans. Je considère que ma présence même
est un mal, mais un mal nécessaire, à cause de mes connaissances
particulières. Je suis un spécialiste de la Non-Coopération. Je l'ai
expérimentée avec succès. La résolution de Non-Coopération fut conçue
par moi, à la conférence de Delhi. Je fais donc partie du Comité comme
spécialiste, et non parce que je suis Hindou. Mes fonctions sont
uniquement celles de conseiller. Que je sois un Hindou convaincu,
persuadé que tout Hindou doit considérer de son devoir de soutenir les
Musulmans jusqu'au bout de la Non-Coopération, c'est assurément un
avantage pour le Comité. Mais cet avantage était à sa disposition, que
j'en fisse partie ou non.

Puisque j'examine en ce moment les relations des Hindous avec le
Mouvement pour le Califat, j'aimerais en profiter, quitte à me répéter,
pour établir ma position bien nettement.

La réclamation des Musulmans me paraissant juste, j'ai l'intention de
me joindre à eux jusqu'au bout de la Non-Coopération. Et je considère
que cette attitude est absolument compatible avec la fidélité que
je dois à la Grande-Bretagne. Seulement, je ne suivrais pas les
Musulmans dans une campagne de violence. Je ne pourrais, par exemple,
favoriser une invasion de l'Inde par l'Afghanistan, en vue d'obtenir de
meilleures conditions de paix. A mon avis, le devoir d'un Hindou est
de résister à toute incursion dans l'Inde, quand bien même ce serait
dans le but mentionné plus haut. De même que son devoir est d'aider
ses frères musulmans à obtenir satisfaction à leur juste demande, par
la Non-Coopération ou par quelque autre forme de souffrance, si grande
soit-elle, tant qu'elle ne risque pas de faire perdre à l'Inde sa
liberté et n'inflige de violence à personne. J'ajouterai que je me suis
jeté à corps perdu dans la Non-Coopération, ne fût-ce que pour éviter
un conflit armé de ce genre.

  _23 juin 1920_


  [66] Les rapports de Gandhi avec le mouvement sont expliqués
  en détail, dans la fameuse lettre qu'il adressa au Vice-Roi, pour
  l'inauguration de la Non-Coopération. Il écrit:

  «Votre Excellence,

  «Comme dans une certaine mesure vous m'avez honoré de votre confiance
  et que je souhaite sincèrement le bien de l'Empire Britannique, je
  considère que je dois à Votre Excellence de lui expliquer, et par son
  intermédiaire, d'expliquer aux ministres de Sa Majesté, mon attitude
  au sujet de la question du Califat.

  «Tout à fait au début de la guerre, alors que j'organisais à Londres
  un Corps d'Ambulanciers, la question du Califat commençait déjà à
  m'intéresser. Je sentis combien le petit monde musulman de Londres
  était ému, lorsque la Turquie décida de mêler son sort à celui
  de l'Allemagne. Lorsque je rentrai aux Indes en janvier 1915, je
  retrouvai chez les Musulmans que je rencontrai la même inquiétude
  ardente. Elle devint intense, lorsque la nouvelle des traités secrets
  se répandit. Leur esprit s'emplit de méfiance, et le désespoir
  s'empara d'eux. Déjà à cette époque, je conseillai à mes amis
  musulmans de ne pas se laisser aller au désespoir, mais d'exprimer
  leur crainte et leurs espérances, d'une façon disciplinée. Il faut
  admettre que pendant ces cinq années dernières l'Inde musulmane a su
  remarquablement se contenir et que les chefs ont su conserver sur les
  sections turbulentes de la communauté une autorité absolue.

  «Les conditions de la paix et la défense qu'en a prise Votre
  Excellence donnèrent aux Musulmans de l'Inde un coup dont ils se
  remettront difficilement. Les conditions violent toutes les promesses
  ministérielles et ne tiennent aucun compte des sentiments musulmans.
  Je considère qu'étant un Hindou sincère, désirant conserver avec
  mes compatriotes musulmans les rapports les plus amicaux, je
  serais un fils indigne de l'Inde si je ne les soutenais, à l'heure
  de l'épreuve. Leur cause, à mon humble opinion, est juste. Ils
  déclarent que si l'on respecte leurs sentiments, il ne faut pas
  «punir» la Turquie. Les soldats musulmans ne se sont pas battus pour
  infliger à leur propre Calife une punition, ni pour le priver de ses
  territoires. Pendant la durée entière de ces cinq années, l'attitude
  des Musulmans a été conséquente avec elle-même.

  «Mon devoir envers l'Empire, auquel je dois fidélité, m'oblige à
  combattre la violence cruelle faite aux sentiments musulmans. Autant
  qu'il m'est possible d'en juger, la plupart des Hindous et des
  Musulmans ne croient plus à la justice et à l'honneur britanniques.
  Le rapport de la majorité du Comité Hunter, la dépêche de Votre
  Excellence à ce sujet et la réponse de M. Montague n'ont fait
  qu'augmenter la méfiance.

  «Etant donné ces circonstances, il n'y a pas d'autre parti à
  prendre, pour un homme comme moi, que de rompre tout rapport avec
  l'administration britannique ou, si je crois encore à la supériorité
  de sa constitution sur les autres actuellement en vigueur, d'adopter
  les moyens qui me permettront de réparer le mal qui a été accompli et
  de faire renaître ainsi la confiance. Je n'ai pas cessé de croire à
  cette supériorité et je ne désespère pas que d'une façon quelconque
  justice soit faite si nous savons nous montrer suffisamment capables
  de souffrir. En vérité, mon opinion sur cette Constitution, c'est
  qu'elle ne vient en aide qu'à ceux qui s'aident eux-mêmes. Je ne
  crois pas qu'elle protège les faibles. Elle laisse une entière
  liberté aux forts, pour qu'ils conservent et développent leur force.
  Sous cette Constitution, les faibles sont écrasés.

  «C'est donc parce que j'ai foi dans la Constitution Britannique que
  j'ai conseillé à mes amis Musulmans de retirer leur concours au
  Gouvernement de Votre Excellence, et aux Hindous de se joindre à eux,
  si les conditions de la paix ne sont pas révisées et réglées d'après
  les promesses solennelles faites par les Ministres et d'accord avec
  les sentiments musulmans.

  «Trois moyens s'offraient aux Musulmans pour montrer énergiquement
  leur désapprobation de l'injustice extrême dont les Ministres de sa
  Majesté s'étaient rendus complices, s'ils n'en ont pas été réellement
  les auteurs; ce sont:

  1º Avoir recours à la violence.

  2º Conseiller l'émigration en masse.

  3º Ne pas être complice de l'Injustice, en refusant de coopérer avec
  le Gouvernement.

  «Votre Excellence doit savoir qu'il fut un temps où les plus hardis,
  quoique les moins réfléchis des Musulmans, étaient en faveur de la
  violence; et l'«_Hijrat_» (émigration) n'a pas encore cessé d'être un
  cri de guerre. J'ose prétendre qu'à force de raisonner avec patience,
  je suis parvenu à détourner le parti de la violence de ses façons de
  procéder. J'avoue que je n'ai pas réussi (je ne l'ai même pas essayé)
  à le détourner de la violence pour des raisons morales, mais pour
  des raisons utilitaires. Le résultat fut en tout cas pour l'instant
  d'empêcher la violence. Le parti de l'Hijrat a été réprimé, mais
  son activité n'a pas été complètement anéantie. Je suis persuadé
  qu'aucune répression n'eût pu empêcher une éruption violente, si le
  peuple ne lui avait opposé une forme d'action directe qui demandait
  un sacrifice considérable et qui assurait le succès, une fois adoptée
  largement par le public. La Non-Coopération était la seule manière
  digne et constitutionnelle d'une action directe de ce genre. Car
  c'est un droit reconnu de temps immémorial que le sujet peut refuser
  son aide au maître qui gouverne mal.

  «J'admets cependant qu'il y a de grands risques à ce que la
  Non-Coopération soit entreprise par des masses. Mais dans une crise
  comme celle que traversent les Musulmans, il n'existe pas de mesure
  sans risques qui puisse amener le résultat désiré. Ne pas courir de
  risques à présent, c'est en provoquer de bien plus grands, sinon la
  destruction virtuelle de la Loi et de l'Ordre.

  «Il reste cependant un moyen d'échapper à la Non-Coopération.
  La délégation musulmane a demandé à Votre Excellence de diriger
  vous-même l'agitation, ainsi que l'a fait votre distingué
  prédécesseur, au moment des difficultés Sud-Africaines. Mais si
  vous trouvez que cela vous est impossible et si la Non-Coopération
  devient une nécessité absolue, j'espère que Votre Excellence me fera
  l'honneur de croire que ceux qui ont suivi mes conseils et moi-même
  sommes guidés uniquement par un sentiment rigoureux de notre devoir.

  «J'ai l'honneur de demeurer le fidèle serviteur de Votre Excellence.

  M. K. GANDHI.»




PROGRAMME DE NON-COOPERATION

Comment agir et quand.

Détails sur la première phase.


On a posé au Comité de Non-Coopération un grand nombre de questions
pour savoir ce qu'il espérait faire et quelles étaient les méthodes à
adopter pour commencer la Non-Coopération.

Le Comité désire faire bien comprendre que tout en s'attendant à ce que
chacun réponde absolument à sa demande, il souhaite également entraîner
les membres les moins résolus. Il veut enrôler la sympathie passive,
sinon la coopération active du pays tout entier.

Par conséquent ceux qui ne pourraient faire de sacrifice physique
peuvent aider en souscrivant, ou en travaillant pour le mouvement.

Si la Non-Coopération devient nécessaire, voici ce que le Comité a
décidé pour la première phase:

1. Abandon de tous titres et postes honorifiques.

2. Refus de participer aux emprunts du Gouvernement.

3. Refus, de la part des avocats et hommes de loi, d'exercer leur
profession. Règlement de tous les litiges par arbitrage privé.

4. Boycottage des Ecoles du Gouvernement par les parents.

5. Boycottage des Conseils Réformés.

6. Refus de prendre part aux réceptions du Gouvernement et autres
cérémonies semblables.

7. Refus d'accepter tout poste militaire ou civil en Mésopotamie,
ou de s'engager pour servir dans l'armée, particulièrement dans les
territoires turcs actuellement administrés, en violation des promesses
qui ont été faites.

8. _Répandre le Swadeshi._ Pousser vigoureusement au progrès du
_Swadeshi_, en amenant les gens, au moment de cet éveil religieux
et national, à se rendre compte que leur premier devoir envers leur
pays est de se montrer satisfaits de ce qu'il produit et de ce qu'il
manufacture.

Il faut faire progresser le _Swadeshi_, sans attendre le 1er Août.
C'est une règle de conduite éternelle qu'on ne devra pas abandonner,
même lorsque l'accord sera fait.

Il sera bon, dès maintenant de n'accepter ni poste civil, ni poste
militaire, et de cesser de souscrire à tout emprunt du Gouvernement
ancien ou récent.

Quant au reste, il faut se rappeler que la Non-Coopération ne commence
pas avant le 1er Août prochain.

Nous faisons et ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour éviter
d'avoir recours à une rupture aussi sérieuse avec le Gouvernement, en
demandant avec instance aux Ministres de Sa Majesté de réclamer la
révision d'un traité qui a été universellement condamné.

Ceux qui ont conscience de leur responsabilité et de la gravité de
la cause n'agiront pas isolément, mais de concert avec le Comité.
Le succès dépend entièrement d'une Non-Coopération disciplinée et
concertée; et celle-ci est subordonnée à une stricte obéissance aux
instructions, au calme et à l'absence totale de violence.

  _14 juillet 1920._




LA LOI DES MAJORITÉS


Mrs Besant a lu le compte-rendu du discours que j'ai fait à la Réunion
organisée au Pendjab par les Ligues pour le Home Rule de l'Inde et
l'Union Internationale de Bombay; et, voyant que j'ai réclamé des
poursuites contre le Général Dyer et la mise en accusation de Sir
Michael O'Dwyer, elle demande comment j'ai pu proposer une motion
dont je n'avais pas approuvé les termes. M. Shastriar s'est également
montré inquiet de cet acte. Je n'ai eu sous les yeux aucun résumé de
mon discours et ne puis dire par conséquent s'il a été convenablement
reproduit. Comme j'ai parlé en gujerati, il est possible que la
traduction donnée soit infidèle. Je vais essayer d'expliquer moi-même
ma position. Je le fais volontiers, car j'estime que le principe
soulevé par ces deux grands chefs est fort important.

On m'a souvent accusé d'avoir un caractère inflexible. On m'a dit que
je ne voulais pas m'incliner devant la décision de la majorité. On
m'a accusé d'être un autocrate... Je me flatte au contraire d'être de
nature souple pour tout ce qui n'est pas d'importance vitale. J'ai
horreur de l'autocratie. J'attache beaucoup trop de valeur à ma propre
liberté et à ma propre indépendance pour ne pas les chérir chez autrui.
Je ne désire pas qu'un seul être me suive, si je n'ai pas fait appel à
sa raison. Je suis si peu conventionnel que j'irais jusqu'à renier la
divinité des plus antiques _Shastras_, s'ils ne pouvaient convaincre ma
raison. Mais l'expérience m'a démontré que, pour vivre dans la société
et pour conserver mon indépendance, il me faut limiter l'indépendance
absolue aux questions qui sont de la plus haute importance. Dans toutes
les autres qui n'obligent pas à sacrifier sa religion ou son code
moral, il faut s'incliner devant la majorité. Dans le cas présent,
j'ai trouvé la possibilité d'expliquer mon attitude. Le pays a eu de
nombreux exemples de ma nature inflexible. Elle était heureuse d'avoir
une occasion de pouvoir céder sans danger. Je n'ai pas cessé de croire
que le pays a tort de réclamer la poursuite du Général Dyer et la mise
en accusation de Sir Michael. Mais ceci est l'affaire des Anglais. Mon
but est de m'assurer que ceux qui ont fait le mal quittent le service
du Gouvernement. Rien de ce que j'ai vu depuis n'a fait changer mon
opinion à ce sujet. Et c'est ce que j'ai dit clairement, à la réunion
même, où j'ai proposé la motion. Je l'ai proposée, parce qu'il n'y a
rien d'immoral à demander des poursuites contre le Général Dyer. Le
pays a le droit de le faire. Le Sous-Comité du Congrès avait déclaré
que l'abandon de ce droit serait assurément utile au bien de l'Inde.
Je croyais par conséquent ma position tout à fait claire, à savoir:
que j'étais toujours opposé à l'idée de poursuite, mais que néanmoins
je n'avais aucune objection à proposer la motion, puisque celle-ci ne
pouvait par elle-même faire aucun mal.

J'admets cependant que c'était une expérience dangereuse que de prendre
cette résolution, pendant la crise que nous traversons. Tandis que
nous élaborons de nouvelles règles de conduite pour le public et que
nous essayons d'instruire, d'influencer et de guider les masses, il
est dangereux de rien faire qui puisse les déconcerter ou nous donner
l'apparence de «nous humilier devant la multitude». Je crois qu'à
l'heure présente, il vaut mieux être qualifié d'obstiné et d'autocrate
que d'avoir seulement l'air d'être influencé par la multitude, et de
désirer son approbation. Ceux qui prétendent diriger les masses doivent
résolument se refuser à se laisser mener par elles, si l'on veut éviter
le règne de la populace déchaînée et si l'on désire pour le pays un
progrès bien ordonné. Je crois que non seulement il est insuffisant de
protester simplement de ses opinions et de se soumettre à l'opinion
générale, mais qu'il est _nécessaire_ dans les questions d'importance
vitale que les chefs agissent en sens inverse de l'opinion de la
masse, si cette opinion ne se recommande pas à leur raison.

  _14 juillet 1920._




BOYCOTTAGE DES CONSEILS


Pundit Rambhuji Dutt Chaudhry s'est rangé parmi les adversaires de Lala
Lajpat Rai au sujet du boycottage des Conseils. Madras est divisé,
la plupart des chefs Nationalistes semblent peu disposés à boycotter
les Conseils. Le _Mahratta_ s'est déclaré contre cette mesure dans
un article où il donne des arguments très justes. Ses raisons pour
s'opposer au boycottage sont au nombre de deux. 1º Si les Nationalistes
s'abstiennent, les Modérés auront tous les sièges. 2º Puisque nous
avons fait quelque progrès avec les Conseils législatifs il est
probable que nous en ferons davantage, lorsque les représentants du
peuple auront des pouvoirs plus étendus.

La première raison ne fait guère honneur à un grand parti populaire.
S'il est mauvais de faire partie des Conseils, pourquoi les
Nationalistes seraient-ils jaloux d'y voir entrer les Modérés?
Doivent-ils participer au mal parce que les Modérés ne veulent pas
s'abstenir? ou bien se dit-on que le mal ne pourrait être évité que
si tous s'unissent pour le boycottage? Dans ce cas c'est montrer
une ignorance totale du principe du boycottage. Nous boycottons une
institution soit parce qu'elle nous déplaît, soit parce que nous ne
voulons pas collaborer avec ceux qui la dirigent. Cette dernière
raison seule est en cause pour les Conseils, et je déclare que dans
un certain sens nous coopérons en en faisant partie, même si notre
but est de faire de l'obstruction. La plupart des institutions, et
particulièrement le Conseil Législatif Britannique, prospèrent malgré
l'obstruction, et les obstructions disciplinées des Irlandais n'ont
guère fait d'impression sur la Chambre des Communes. Les Irlandais
n'ont pas obtenu le _Home Rule_ qu'ils désiraient. Le _Mahratta_
prétend que faire de l'obstruction serait de la Non-Coopération active
et agressive. Je me permets d'y contredire. Selon moi c'est témoigner
un manque de confiance en soi, c'est-à-dire en sa doctrine. On doute
et on périt. Je ne crois pas que les chefs anglais ou Modérés puissent
envisager avec tranquillité un boycottage nationaliste des Conseils.
Nous voici face à face avec la réalité. Un seul Modéré tiendra-t-il à
faire partie d'un Conseil si plus de la moitié des votants n'approuvent
pas sa candidature? Je considère que ce ne serait pas constitutionnel
car il ne représenterait pas sa circonscription. Le Boycottage que
j'aurais en vue suppose une discipline des plus actives et une
propagande attentive et s'appuie sur la croyance que les électeurs
préfèreront un boycottage absolu à l'obstruction. Si l'on pense que
le peuple lui-même ne désire pas le boycottage absolu le devoir de
ceux qui y croient serait de démontrer aux électeurs combien le
boycottage est supérieur à l'obstruction. Faire partie des Conseils
est se soumettre au vote de la majorité c'est-à-dire coopérer. Par
conséquent si nous voulons arrêter les rouages du gouvernement, comme
c'est le cas, jusqu'à ce que nous ayons obtenu justice au sujet du
Califat et du Pendjab, il nous faut opposer toutes nos forces au
Gouvernement et refuser d'accepter le vote de la Majorité au Conseil
parce que celui-ci ne représente pas la volonté du pays ni la nôtre.
Mieux vaut un ministre qui refuse ses services, qu'un ministre qui
sert en protestant. Servir en protestant prouve que la position n'est
pas intolérable. Je prétends que la position créée par le Gouvernement
est devenue intolérable et qu'il ne reste par conséquent rien d'autre
à faire pour qui se respecte que la Non-Coopération, c'est-à-dire une
abstention totale. Le Général Botha refusa de faire partie du Conseil
de Lord Milner parce qu'il désapprouvait l'attitude de celui-ci dans
ses rapports avec les Boers. Et le Général Botha réussit parce qu'il
avait pour lui le Transvaal presque entier. Au point de vue politique
le succès dépend de la façon dont le pays accepte le mouvement de
boycottage. Au point de vue religieux, le succès est obtenu par
l'individu dès que celui-ci _agit_ selon ses principes, et son action
assure le succès national parce qu'il en a posé les bases en montrant
quel était le chemin le plus direct pour y arriver.

L'autre argument est que nous réussirons en faisant partie des nouveaux
conseils parce qu'en somme nous n'avons pas si mal réussi déjà
lorsqu'il nous est arrivé de faire partie de corps moins populaires. La
réponse à cette objection c'est que la ligne de séparation n'existait
pas encore: nous n'avions pas perdu confiance dans la loyauté et la
justice britanniques, et peut-être qu'alors nous ne nous sentions
pas assez forts pour mener à bien le boycottage, ou que nous n'en
avions pas élaboré les méthodes comme nous l'avons fait depuis. Il
est probable que ces trois raisons agissent aujourd'hui. Après tout,
les façons de faire et les méthodes varient selon les temps. Il nous
faut vieillir avec les années. La nourriture qui pouvait nous suffire
lorsque nous étions enfants ne nous convient plus lorsque nous avons
atteint l'âge d'homme.

  _14 juillet 1920._




LE PREMIER AOUT


Il est peu probable que les ministres de Sa Majesté promettent avant
le 1er août de réviser les conditions de paix, et que par conséquent
l'inauguration de la Non-Coopération soit suspendue. Le 1er août
prochain sera aussi important dans l'histoire de l'Inde que le 6 avril
l'an dernier. Le 6 avril fut le commencement de la fin de l'_Acte
Rowlatt_. Personne ne peut s'imaginer que l'_Acte Rowlatt_ puisse
survivre devant l'agitation qui a été suspendue mais non abandonnée. Il
doit être évident pour tous que la force qui arrachera la justice à un
gouvernement récalcitrant est celle qui fera abroger la loi Rowlatt,
et c'est la force du _Satyâgraha_, qu'on l'appelle Désobéissance civile
ou Non-Coopération.

Un grand nombre de gens appréhendent la venue de la Non-Coopération à
cause des événements qui se sont produits l'an passé. Ils craignent
la fureur de la foule et la répétition des représailles qui en
furent la conséquence et dont il n'y a guère d'exemple plus atroce
dans l'histoire des temps modernes. Personnellement je crains moins
la fureur du gouvernement que la fureur de la populace déchaînée.
Celle-ci est un signe de folie nationale et par conséquent bien plus
difficile à maîtriser que la première, limitée à un groupe restreint.
Il est plus facile de renverser un gouvernement qui s'est montré
incapable de gouverner que de guérir, dans une foule, des inconnus de
leur folie. Mais de grands mouvements ne peuvent être arrêtés parce
qu'un gouvernement ou un peuple, ou tous les deux perdent la tête.
Nous apprenons et profitons par nos fautes et par nos erreurs. Aucun
général, digne de ce nom, ne renonce à la bataille parce qu'il a subi
des revers ou, ce qui revient au même, parce qu'il s'est trompé. Il
nous faut donc entreprendre la Non-Coopération avec confiance et
avec espoir. Comme par le passé, nous en marquerons le début par le
jeûne et par la prière, indiquant ainsi le caractère religieux de la
démonstration. Les affaires devront cesser ce jour là, des réunions
auront lieu pour réclamer la révision des conditions de Paix et la
justice pour le Pendjab et pour faire comprendre l'importance de la
Non-Coopération jusqu'à ce que justice ait été obtenue. L'abandon des
titres et des postes honorifiques commencera également en ce jour. On
a exprimé, à ce propos, la crainte que l'avis en ait été donné dans un
délai insuffisant. Cette crainte se dissipe aisément si l'on considère
que le 1er août marque le début de la Non-Coopération. Ce n'est pas le
seul jour où l'abandon de titres et de postes honorifiques peut avoir
lieu. A dire vrai, je ne m'attends pas à ce qu'on réponde beaucoup
à cet appel dès le premier jour. Une propagande vigoureuse sera
nécessaire: chaque possesseur de titres devra être prévenu en personne
et toutes les raisons pour lesquelles l'abandon demandé est un devoir
devront lui être démontrées.

Mais le plus important dans cette campagne de Non-Coopération est de
développer l'ordre, la discipline, la coopération parmi le peuple, la
coordination parmi les travailleurs pour la cause. Une Non-Coopération
pour être efficace dépend d'une organisation parfaite. Les milliers
d'hommes qui se pressaient aux réunions dans le Pendjab m'ont convaincu
que le peuple désire retirer sa coopération au gouvernement mais qu'il
ne sait comment s'y prendre. La plupart ignorent comment fonctionnent
les rouages compliqués de la machine gouvernementale. Ils ne se rendent
pas compte que tout citoyen soutient silencieusement, mais non moins
sûrement, le gouvernement du jour. Tout citoyen est donc par cela même
responsable de chaque acte du gouvernement. Et il est absolument juste
de sa part de le soutenir tant que les actions du gouvernement sont
supportables. Mais quand celles-ci font du tort à lui-même et à la
nation, il est de son devoir de lui retirer son appui.

Ainsi que je l'ai déjà dit, tous les citoyens ne savent pas agir d'une
façon ordonnée. Le désordre est causé par la colère, l'ordre par une
résistance intelligente. La première condition d'un succès véritable
est par conséquent de s'assurer d'une absence totale de violence.
La violence envers ceux qui représentent le gouvernement ou envers
ceux qui ne se joignent pas à nous, c'est-à-dire qui soutiennent le
gouvernement, représente un recul de notre cause, l'arrêt de la Non
Coopération et le sacrifice inutile de vies innocentes. Ceux qui
désirent voir la Non-Coopération réussir au plus vite se rappelleront
que leur principal devoir est de veiller à ce qu'un ordre parfait règne
autour d'eux.

  _28 juillet 1920._




LA NON-COOPÉRATION

Lettre adressée au Vice-Roi par M. Gandhi pour inaugurer la
non-coopération.


«Je ne vous renvoie pas sans un serrement de cœur la médaille d'or
_Kaisar-i-Hind_ que votre prédécesseur m'avait offerte pour l'œuvre
humanitaire accomplie par moi dans l'Afrique du Sud, la médaille de la
guerre des Zoulous qui m'avait été remise en 1906 pour mes services
comme officier responsable d'une ambulance de volontaires indiens,
la médaille de la guerre des Boers pour les services que j'ai rendus
pendant la guerre Sud-Africaine comme aide-surveillant d'un corps
de brancardiers volontaires Indiens. Je me permets de vous renvoyer
ces décorations conformément à un plan de Non-Coopération que nous
inaugurons aujourd'hui et qui est lié au mouvement pour le Califat.
Quelques précieuses que m'aient été ces distinctions, je ne puis
continuer à les porter sans remords tant que mes compatriotes musulmans
ont à souffrir d'un tort fait à leurs croyances religieuses. Certains
événements qui se sont produits le mois dernier m'ont convaincu
toujours davantage que, dans l'affaire du Califat, le Gouvernement
Impérial s'est comporté d'une manière peu scrupuleuse, injuste et
immorale et que pour défendre cette immoralité il a accumulé les torts.
Je ne puis conserver pour un tel gouvernement ni respect, ni affection.

L'attitude du Gouvernement Impérial et celui de Votre Excellence
au sujet de la question du Pendjab m'ont donné d'autres sujets de
mécontentement. J'ai eu l'honneur, comme Votre Excellence le sait,
de faire partie de la Commission du Congrès chargée de rechercher
les causes des désordres du Pendjab au mois d'Avril 1919 et j'ai la
ferme conviction que Sir Michael O'Dwyer était absolument incapable
de remplir les fonctions de Gouverneur-Adjoint du Pendjab, et que sa
politique fut la cause principale de la fureur de la foule, à Amritsar.
Sans doute les excès commis par celle-ci sont impardonnables; les
tentatives d'incendie, le meurtre de cinq Anglais innocents et le
lâche attentat contre Miss Sherwood furent des incidents déplorables
et gratuits. Mais les mesures de répression prises par le Général
Dyer, par le Colonel Frank Johnson, le Colonel O'Brien, Mr Bosworth
Smith, Rai Shri Ram Sud, Mr Mallik Khan et autres officiers n'étaient
pas proportionnées aux crimes commis par le peuple et atteignirent
une cruauté aveugle et une barbarie sans pareille dans l'histoire
moderne. La légèreté avec laquelle votre Excellence a traité le crime
officiel, la façon dont elle a exonéré Sir Michael O'Dwyer, le rappel
de M. Montagu et par dessus tout la honteuse ignorance des événements
du Pendjab et la froide indifférence pour les sentiments des Indiens
montrées à la Chambre des Lords m'ont rempli des plus sérieuses
craintes pour l'avenir de l'Empire, m'ont complètement éloigné du
gouvernement actuel et me rendent absolument incapable de continuer à
lui offrir comme je l'ai fait jusqu'ici ma coopération loyale.

A mon humble avis, la méthode habituelle qui consiste à faire de
l'agitation au moyen de pétitions et de députations, etc., est un
remède impuissant pour amener au repentir un gouvernement à ce point
indifférent au bien de ceux dont il est responsable. Dans les pays
d'Europe le peuple aurait fait une révolution sanglante pour effacer
des injustices aussi sérieuses que celles du Pendjab et du Califat.
Il aurait résisté de toute sa force contre semblable émasculation
nationale impliquée par la dite injustice. Mais, la moitié de l'Inde
est trop faible pour résister avec violence et l'autre ne le veut
pas. Je me risque donc à suggérer le remède de la Non-Coopération qui
permet à ceux qui le désirent de rompre avec le gouvernement, et qui,
s'il ne s'accompagne pas de violence et s'accomplit avec méthode, doit
l'obliger à faire un retour sur lui-même et à réparer le mal commis.
Mais tout en poursuivant cette politique de Non-Coopération aussi loin
que je pourrai entraîner le peuple, je ne perds pas l'espoir que vous
voyiez la possibilité d'agir avec équité. Je prie donc respectueusement
Votre Excellence de réunir en conférence les chefs reconnus du peuple
et de chercher avec eux le moyen d'apaiser les Musulmans et de réparer
l'iniquité commise envers le malheureux Pendjab.»

  _4 août 1920_




LE CONGRÈS ET LA NON-COOPÉRATION


L'honorable Pundit Malaviyaji, pour qui j'ai la plus haute
considération, et que j'ai souvent appelé du nom de _Dharmatma_ (âme
sainte) s'est adressé à moi, à la fois publiquement et en particulier,
pour me demander de suspendre la Non-Coopération jusqu'à ce que le
Congrès ait exprimé son opinion. Le _Mahratta_ a été du même avis.
Ces demandes m'ont fait réfléchir mais je regrette de dire que je
n'ai pu en tenir compte. Je ferais et donnerais beaucoup pour plaire
au Punditji. Je désire infiniment recevoir son approbation et sa
bénédiction pour toutes mes actions. Mais un devoir plus haut m'oblige
à ne pas me détourner du plan adopté par le Comité de Non-Coopération.
Il est certains moments dans la vie où il faut agir, même s'il est
impossible d'entraîner avec soi ses meilleurs amis. Lorsqu'il y a
conflit de devoirs la «petite voix silencieuse» doit être l'arbitre
final.

La raison pour laquelle on me demande de suspendre l'action de la
Non-Coopération, c'est que le Congrès doit se réunir prochainement,
qu'il considérera toute la question de la Non-Coopération et qu'il
statuera. «Il vaudrait donc mieux», dit Punditji «attendre la décision
du Congrès.» A mon humble avis le devoir d'un membre du Congrès n'est
nullement de consulter celui-ci avant d'agir, lorsqu'il n'a aucun doute
sur la question. Sinon, ce serait l'inertie.

Le Congrès est en somme le porte-parole de la nation. Lorsqu'on a
une politique ou un programme que l'on aimerait voir adopter, mais
pour lequel on désire cultiver l'opinion publique, on s'adresse
naturellement au Congrès pour qu'il le discute et forme une opinion.
Mais lorsque l'on possède une foi inébranlable dans une certaine action
ou dans une politique particulière, attendre que le Congrès se prononce
serait folie. Il faut au contraire agir et en démontrer l'efficacité
afin de décider la nation à l'adopter.

Ma fidélité au Congrès m'ordonne de suivre sa politique si celle-ci
n'est pas contraire à ma conscience. Si je fais partie d'une minorité
je n'ai pas le droit de poursuivre ma politique au nom du Congrès. La
décision du Congrès sur une question donnée ne veut pas dire qu'il soit
interdit à un membre du Congrès d'accomplir une action opposée, mais
qu'en ce faisant il agit à ses risques et périls et sachant qu'il n'est
pas soutenu par le Congrès.

Tout membre du Congrès, tout corps public a le droit et parfois même le
devoir d'exprimer son opinion personnelle, d'agir d'après elle et de
devancer ainsi le verdict du Congrès. C'est même la meilleure façon de
servir la nation. En inaugurant une politique mûrement réfléchie nous
fournissons à un grand corps délibérant comme le Congrès, les moyens
de se faire une opinion bien informée. Le Congrès ne peut exprimer une
opinion nationale quelque peu précise à moins que certains d'entre
nous ne possédions des idées nettes sur un plan d'action particulier.
Si tous nous tenions en suspens notre opinion, le Congrès se verrait
également forcé de faire de même.

Dans toute institution il existe trois classes de gens. Ceux dont
les vues sont favorables à une politique donnée, ceux dont les vues
sont bien définies mais défavorables et ceux qui n'ont pas de vues
bien définies. Pour ce dernier et nombreux groupe c'est le Congrès
qui décide. Je suis certain que si nous voulons arriver à faire
quelque chose des Réformes, il nous faudra créer une atmosphère pure,
saine, élevée au lieu de l'atmosphère malsaine, fétide et avilissante
qui existe actuellement. Je considère que notre premier devoir est
d'obtenir justice du Gouvernement Impérial pour le Califat et le
Pendjab. Dans ces deux questions l'injustice se maintient par les
mensonges et l'insolence. Je considère donc qu'il est du devoir de
la Nation de débarrasser le Gouvernement de cette souillure avant de
pouvoir coopérer avec lui. Même l'opposition ou l'obstruction est
possible lorsqu'il y a respect et confiance réciproques. A l'heure
présente, l'autorité qui gouverne n'a aucun respect ni pour nous ni
pour nos sentiments. Nous n'avons pas foi en elle. La Coopération dans
de telles circonstances devient un crime. Je ne puis, avec des vues
aussi absolues que les miennes, servir le Congrès et le pays autrement
qu'en les mettant en pratique et en fournissant ainsi au Congrès de
quoi former sa propre opinion.

Suspendre la Non-Coopération serait pour moi manquer de parole à mes
frères musulmans. Ils ont un devoir religieux à remplir. Leur sentiment
religieux a été profondément blessé par un mépris total des lois de la
justice et des promesses des ministres britanniques. Il faut maintenant
que les Musulmans agissent. Ils ne peuvent attendre que le Congrès
prenne une décision. Ils peuvent seulement espérer que le Congrès
ratifiera leur action et partagera leur tristesse et leur fardeau. Leur
action ne saurait être remise jusqu'à ce que le Congrès ait décidé une
politique, pas plus que leur plan d'action ne saurait être modifié par
une décision contraire de sa part, à moins qu'il ne soit démontré que
cette action serait une faute. Le Califat est pour eux une question de
conscience, et dans les questions de conscience, la loi de la Majorité
n'existe pas.

  _4 août 1920._




LA DOCTRINE DE L'ÉPÉE


Il est à peu près impossible, à notre époque où la force brutale
est maîtresse, d'imaginer que personne puisse rejeter la loi de
suprématie de la force brutale. Aussi je reçois des lettres anonymes
me conseillant de ne pas entraver la marche de la Non-Coopération même
s'il arrivait que la violence populaire éclatât. Certains viennent
me trouver, et présumant qu'en secret je dois préparer une action
violente, me demandent quand viendra l'heureux moment de déclarer
ouvertement la violence. Ils m'assurent que les Anglais ne plieront
jamais que devant la violence ouverte ou secrète. Il en est d'autres
encore qui me croient, paraît-il, le plus grand scélérat de l'Inde
parce que je ne dis jamais quelle est mon intention véritable[67] et
ils n'ont pas l'ombre d'un doute que je crois à la violence autant que
la plupart.

Puisque la doctrine de l'épée a pour la majorité de l'humanité une
telle importance, que le succès de la Non-Coopération dépend avant
tout de l'absence de violence pendant la durée du mouvement et que ma
manière de voir à ce sujet affecte la conduite d'un grand nombre de
gens, je tiens à l'expliquer aussi clairement que possible.

Je crois en vérité que s'il fallait absolument faire un choix entre
la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence. Par exemple,
lorsque mon fils aîné m'a demandé ce qu'il aurait dû faire s'il avait
été avec moi en 1908, quand je fus victime d'un attentat, si son devoir
eût été de fuir et de me laisser tuer ou d'employer la force pour me
défendre, je lui ai répondu que son devoir aurait été de me défendre,
même s'il lui avait fallu employer la violence. C'est pourquoi je suis
d'avis que ceux qui croient à la violence apprennent le maniement des
armes. Je préférerais assurément que l'Inde eût recours aux armes pour
défendre son honneur plutôt que de la voir devenir ou rester lâchement
l'impuissant témoin de son déshonneur.

Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la
violence: pardonner est plus viril que punir. Le pardon est la parure
du soldat. Mais s'abstenir n'est pardonner que s'il y a possibilité de
punir; l'abstention n'a aucun sens si elle provient de l'impuissance.
On ne peut guère dire que la souris pardonne au chat lorsqu'elle se
laisse croquer par lui. Je comprends par conséquent le sentiment de
ceux qui réclament le châtiment mérité par le général Dyer et par ses
pareils. Ils le déchireraient s'ils le pouvaient. Mais je ne crois
pas que l'Inde soit impuissante; je ne crois pas être moi-même une
créature impuissante; seulement je tiens à employer plus utilement les
forces de la nation et les miennes.

Qu'on ne se méprenne pas sur mes paroles! La force ne dépend pas de la
capacité physique; elle procède d'une volonté indomptable. Un Zoulou
quelconque, si l'on ne considère que sa force corporelle, est un
adversaire plus que redoutable pour un Anglais ordinaire. Et pourtant
le Zoulou s'enfuit devant un jeune Anglais parce qu'il a peur de son
revolver ou de ceux qui s'en serviraient pour lui. Il craint la mort
et malgré son corps vigoureux il manque de nerfs. Nous qui habitons
l'Inde, nous pouvons en un moment nous rendre compte qu'il est inutile
à 100000 Anglais de chercher à effrayer 300 millions d'êtres humains.
Un pardon net serait la reconnaissance nette de notre force. Un pardon
éclairé ferait monter en nous une vague formidable de force qui
rendrait impossible à un Dyer ou à un Johnson d'accumuler des outrages
sur notre malheureux pays... L'Inde aura tout avantage à renoncer au
droit qu'elle a de punir. Nous avons de meilleures choses à faire, une
mission plus noble à prêcher au monde.

Je ne suis pas un visionnaire. Je prétends être un idéaliste pratique.
Le culte de la Non-violence n'est pas uniquement pour les _Rishis_
(sages) et les saints. Il est aussi pour le vulgaire. La Non-Violence
est la loi de l'espèce humaine comme la violence est celle de la brute.
L'esprit sommeille chez la brute et celle-ci ne connaît d'autre loi que
la force physique. La dignité de l'homme réclame de lui l'obéissance à
une loi supérieure,--à la puissance de l'esprit.

Je me suis donc permis de présenter à l'Inde l'antique loi du sacrifice
de soi. Car le _Satyâgraha_ et ses rejetons: la non-coopération et
la résistance civile, ne sont que des noms nouveaux pour la loi de
Souffrance. Les Rishis qui découvrirent la loi de la Non-Violence au
milieu de la violence furent de plus grands génies que Newton. Ils
furent de plus grands guerriers que Wellington. S'étant eux-mêmes servi
d'armes ils en avaient compris l'inutilité et enseignèrent à un monde
fatigué que le salut ne se trouvait pas dans la violence mais dans la
Non-Violence.

La Non-violence sous sa forme dynamique veut dire souffrance
consciente. Ceci ne veut point dire que nous devions nous soumettre
humblement à la volonté de celui qui fait le mal mais que notre âme
entière doit résister à la volonté du tyran. Un seul individu qui agit
selon cette loi fondamentale peut défier la puissance entière d'un
empire injuste pour sauver son honneur, sa religion, son âme et amener
plus tard la chute de cet empire ou sa régénération.

Ainsi je ne demande pas à l'Inde de pratiquer la Non-violence à cause
de sa faiblesse. Je veux qu'elle pratique la Non-violence étant
consciente de sa force et de son pouvoir. L'Inde n'a pas besoin
d'apprendre à manier les armes pour se rendre compte de sa force. Nous
paraissons en avoir besoin parce que nous paraissons croire que nous ne
sommes qu'une masse de chair. Je veux que l'Inde reconnaisse qu'elle
possède une âme qui ne saurait périr et peut triompher de toutes les
faiblesses matérielles et tenir tête à toute la coalition matérielle du
monde entier... Mais comme je suis un homme pratique je n'attends pas
que l'Inde ait reconnu la possibilité pratique de la vie spirituelle
dans le domaine politique. L'Inde se considère impuissante et paralysée
devant les canons, les tanks et les aéroplanes des Anglais; et
elle adopte la Non-Coopération parce qu'elle se sent faible. Cela
servira cependant au même but si un nombre suffisant met en pratique
cette méthode: l'Inde sera délivrée du poids écrasant de l'Injustice
Britannique.

Je distingue cette Non-Coopération du _Sinn-Feinisme_ car elle est
conçue de telle sorte qu'elle ne saurait être menée de front avec la
violence. Mais j'invite même l'école de la violence à faire l'essai
de cette Non-Coopération pacifique. Elle n'échouera pas à cause de
faiblesse inhérente, mais parce qu'elle n'aura pas éveillé assez
d'ardeur en réponse. Alors viendra le moment du danger véritable. Les
hommes d'âme élevée, qui ne pourront endurer davantage l'humiliation
nationale, donneront libre cours à leurs sentiments de colère. Ils
adopteront la violence. Si je ne me trompe, ils périront sans s'être
délivrés et sans avoir délivré leur pays de l'injustice. En adoptant la
doctrine de l'épée, il est possible que l'Inde remporte une victoire
momentanée. L'Inde cessera d'être alors ce dont mon cœur est fier. Je
suis marié à l'Inde parce que je lui dois tout. J'ai l'absolue croyance
qu'elle a une mission à remplir dans le monde. Elle ne doit pas copier
aveuglément l'Europe. Si l'Inde accepte la doctrine de l'épée, ce sera
pour moi l'heure de l'épreuve. J'espère que moi je ne faillirai pas.
Ma religion ne connaît pas de frontières géographiques. Si ma foi est
vivante, elle dépassera mon amour pour l'Inde même. J'ai voué ma vie au
service de l'Inde par la religion de la Non-Violence que je crois être
la racine même de l'Hindouisme.

En attendant je supplie ceux qui doutent de moi de ne pas troubler la
marche paisible de la lutte qui vient de commencer, par l'incitation à
la violence, en s'imaginant que je la désire. Je hais le secret comme
un crime. Qu'ils tentent l'épreuve de la Non-Coopération et ils verront
que je n'en ai pas fait la moindre restriction mentale.

  _11 août 1920._


  [67] Dans un article du 22 décembre de la même année M. Gandhi
  exprimera ce qu'il pense du «Péché du Secret».

  «Un des fléaux de l'Inde est souvent le péché du secret. Par crainte
  des conséquences nous conversons à voix basse. Nulle part ce secret
  ne m'a obsédé comme au Bengale. Tout le monde veut vous adresser la
  parole «en particulier». J'ai été vivement peiné de voir des jeunes
  gens innocents regarder autour d'eux avant d'ouvrir la bouche pour
  s'assurer qu'un tiers ne les écoutait pas. L'on y soupçonne tout
  étranger de faire partie de la police secrète. On m'a conseillé de
  me défier des étrangers. Ma coupe de tristesse fut pleine à déborder
  lorsqu'on m'eût dit que l'étudiant inconnu qui présidait la séance
  était de la police secrète. Je pourrais citer le nom d'au moins deux
  chefs éminents et appartenant à la haute société indienne que l'on
  accuse d'être des espions du gouvernement.

  Je remercie Dieu d'être parvenu depuis des années à considérer le
  secret comme un péché, surtout en matière politique. Si nous avions
  conscience que Dieu est présent et qu'il est témoin de tout ce que
  nous faisons, nous n'aurions rien à cacher à personne ici-bas. Nous
  n'oserions avoir de mauvaises pensées devant notre Créateur et
  encore moins les exprimer. L'impureté seule cherche l'obscurité et
  le secret. La tendance de la nature humaine est de cacher ce qui
  est sale, nous n'aimons ni toucher ni voir les choses malpropres;
  nous les dissimulons. Et ainsi en est-il de nos paroles... Le moyen
  le meilleur et le plus rapide de nous débarrasser de cette police
  secrète dégradante et corrosive est de faire un effort pour penser
  tout haut, de n'avoir de conversation privée avec personne et de
  cesser de craindre les espions. Il faut ignorer leur présence et
  traiter chacun comme un ami qui possède le droit de connaître toutes
  nos pensées et tous nos projets.

  Je sais que j'ai atteint les résultats les plus satisfaisants
  en développant au grand jour mes plans les plus hardis. Je n'ai
  jamais perdu une seconde de ma tranquillité parce qu'il y avait des
  détectives près de moi. Le public ignore peut-être que, pendant toute
  la durée de mon séjour dans l'Inde, j'ai été filé. Non seulement je
  n'en ai éprouvé aucun ennui mais j'ai même accepté quelques services
  amicaux de la part de ces messieurs et certains se sont excusés
  d'être forcés de me suivre. En général ce que je disais devant eux,
  tout le monde en avait déjà connaissance. Il en résulte qu'à présent
  je ne fais pas même attention à leur présence et je doute que le
  gouvernement soit beaucoup plus avancé parce que mes actions ont été
  surveillées par ses agents secrets...».




PROGRAMME DE NON-COOPÉRATION

Première phase.


Le Comité de Non-Coopération a inclus, dans la première phase du
programme de Non-Coopération, le boycottage des tribunaux par les
magistrats et des écoles et collèges universitaires de l'Etat par
les parents ou les étudiants. Je sais que seule ma réputation de
travailleur et de combattant m'a empêché d'être accusé ouvertement de
démence pour avoir conseillé le boycottage des tribunaux et des écoles.

J'ose prétendre cependant qu'il y a quelque méthode dans ma folie. Il
n'est pas nécessaire de beaucoup réfléchir pour se rendre compte que
par les Tribunaux un gouvernement établit son autorité, et que par ses
écoles qu'il forme les employés et autres fonctionnaires. Ce sont deux
institutions saines lorsque le gouvernement qui en a la responsabilité
est relativement juste. Mais lorsque le gouvernement est injuste, elles
deviennent des pièges mortels.

_En ce qui concerne les magistrats_, aucun journal n'a attaqué ma
manière de voir sur la Non-Coopération avec autant d'opiniâtreté
que le _Leader_ d'Allahabad. Il a tourné en dérision l'opinion que
j'ai exprimée sur les magistrats dans le petit livre _Le Home Rule
Indien_, écrit par moi en 1918. Mes opinions n'ont point changé et si
j'en trouve le temps j'espère les développer dans ces colonnes. Je
m'en abstiens pour l'instant, mes vues personnelles n'ayant rien à
voir avec le conseil que j'ai donné aux magistrats de suspendre leurs
fonctions. Je propose que la Non-Coopération leur demande d'abandonner
leur charge. Personne peut-être ne coopère autant qu'eux avec le
Gouvernement, par l'intermédiaire des Tribunaux. Ils interprètent la
loi auprès du peuple et soutiennent ainsi l'autorité... On prétend
que ce sont les magistrats qui ont lutté contre le gouvernement avec
le plus d'énergie. Il est possible que ce soit vrai en partie, mais
cela ne répare pas le mal qu'ils font et qui est inhérent à leur
profession. Et par conséquent, lorsque la nation cherche à paralyser
le gouvernement, il faut que cette profession cesse d'exercer. Mais,
disent les critiques, le gouvernement sera enchanté de voir les avocats
et les plaideurs tomber dans le piège que je leur tends. Je ne le
crois pas. Ce qui peut être vrai en temps ordinaire ne l'est pas en
temps extraordinaire. En temps normal le gouvernement peut s'irriter
contre les magistrats qui blâment vigoureusement ses méthodes et ses
manières de faire, mais en face d'une action vigoureuse, il ne tiendra
pas à perdre l'appui que lui donne, par l'exercice de sa profession au
tribunal, un seul de ses magistrats.

En outre, dans mon plan d'action, suspendre ses fonctions ne veut pas
dire rester dans l'inertie. Les magistrats ne doivent pas se retirer
pour prendre du repos. Il leur faudra persuader à leurs clients de
boycotter les tribunaux. Ils improviseront des cours d'arbitrage pour
régler les différends. Une nation qui veut forcer à la justice un
gouvernement qui s'y refuse n'a guère le temps d'avoir des querelles
individuelles. Les avocats devront le faire comprendre à leurs
clients. Nos lecteurs ignorent probablement que pendant la guerre
récente les magistrats les plus célèbres de l'Angleterre suspendirent
leurs fonctions. Ceux qui abandonnèrent pour un temps leur profession
consacrèrent leur journée entière au travail, au lieu de ne travailler
que pendant leurs heures de loisir. La vraie politique n'est pas
un jeu. Feu M. Gokhale déplorait que nous ne fussions pas arrivés
à traiter la politique comme autre chose qu'un passe-temps. Nous
n'imaginons point ce que notre pays a perdu pour avoir laissé des
amateurs mener la bataille contre une bureaucratie entraînée, sérieuse
et travailleuse.

Les critiques disent ensuite que les magistrats mourront de faim
s'ils abandonnent leur profession. Ceci ne saurait être le cas pour
les _Sinhas_[68] de la profession. De temps à autre ils cessent leur
travail pour visiter l'Europe ou pour d'autres raisons. A ceux qui
gagnent juste de quoi vivre, s'ils sont des hommes de bonne foi, chaque
Comité Local du Califat pourra remettre des honoraires en échange de
leur travail.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
_Maintenant quant aux Ecoles_, je considère que si nous n'avons pas le
courage d'interrompre l'instruction de nos enfants nous ne méritons pas
de vaincre.

La première phase comprend l'abandon des titres et des distinctions.
A dire vrai un gouvernement n'accorde pas de distinctions sans exiger
plus que ces distinctions ne valent. Celui qui les gaspillerait serait
bien mauvais ou bien extravagant. Sous un gouvernement qui dépend en
grande partie de la volonté du peuple nous donnons notre existence pour
recevoir un colifichet en symbole de nos services. Sous un gouvernement
injuste qui brave la volonté du peuple, les riches _Jagirs_ deviennent
un signe de servitude et de déshonneur. Si on les considère ainsi, les
écoles doivent être abandonnées sans un moment d'hésitation.

Pour moi, le plan tout entier de la Non-Coopération permet entre autres
choses de juger de l'intensité, et de l'étendue de nos sentiments.
Sommes-nous disposés à souffrir? On a dit qu'il ne fallait pas
s'attendre à ce que les possesseurs de titres répondent facilement
à notre appel, parce qu'ils ne se sont jamais occupés des affaires
nationales et que leurs distinctions ont été acquises trop chèrement
pour les sacrifier ainsi. Je laisse l'argument à ceux qui l'emploient
et j'ajoute: Et les parents des enfants? et les étudiants? Eux
n'ont aucun rapport intime avec le gouvernement. Sentent-ils ou ne
sentent-ils pas assez profondément pour sacrifier leurs études? Je
prétends d'ailleurs qu'il n'y a pas de sacrifice à boycotter les
écoles. Nous sommes inaptes à non-coopérer si nous ne sommes même
pas capables d'organiser notre éducation d'une façon absolument
indépendante du gouvernement. Chaque village devrait se charger
d'organiser l'éducation de ses enfants. Je ne voudrais pas dépendre
de l'aide du gouvernement. Si le réveil est véritable, il n'y aura
pas lieu d'interrompre les études de la jeunesse un seul jour. Les
maîtres qui dirigent actuellement les écoles du gouvernement, s'ils ont
assez de caractère pour démissionner, pourront organiser les écoles
nationales et enseigner à nos enfants les choses dont ils ont besoin
et ne pas faire de la majorité d'entre eux des commis quelconques.
Je compte sur Aligarh College pour donner l'exemple. L'effet moral
produit en vidant nos _Madrassas_ sera immense. Je suis persuadé que
les parents et les étudiants hindous suivront l'exemple de leurs frères
musulmans.

En vérité quelle plus noble éducation que de voir parents et étudiants
placer leurs sentiments religieux au-dessus de la connaissance des
belles-lettres. S'il était impossible d'organiser immédiatement
l'enseignement littéraire des jeunes gens que l'on ferait sortir
des écoles, ce leur serait un excellent entraînement de travailler
comme volontaires pour la cause qui leur a fait quitter les écoles
du gouvernement. Selon moi il en est pour la jeunesse comme pour les
magistrats; se retirer ne veut pas dire mener une existence indolente;
les jeunes gens qui quitteront leurs écoles devront chacun selon ses
aptitudes, prendre part à l'agitation.

  _11 août 1920_


  [68] Lord Sinha, célèbre magistrat indien qui fut l'un des
  délégués à la Conférence de la Paix.




SOURCES RELIGIEUSES A L'APPUI DE LA NON-COOPÉRATION


Ce n'est pas sans la plus grande répugnance que j'engage une
controverse avec un chef aussi érudit que Sir Narayan Chandavarkar.
Mais comme auteur du mouvement de Non-Coopération le pénible devoir
m'incombe d'exprimer mon opinion, même si elle est absolument opposée
à celle des chefs que je respecte. Sir Narayan et moi semblons nous
placer à différents points de vue lorsque nous lisons la _Bible_,
la _Gita_ et le _Koran_, ou tout au moins semblons les interpréter
différemment. Il semble que nous donnions aux mots _Ahimsa_ (Non-Tuer),
en politique et en religion, un sens différent. Je vais essayer
d'exprimer clairement ce que j'entends par ces termes courants et
comment je comprends les différentes religions.

Je puis tout d'abord assurer à Sir Narayan que mon opinion n'a pas
changé au sujet d'_Ahimsa_. Je crois toujours que l'homme, n'ayant pas
reçu le pouvoir de créer, n'a pas le droit de détruire même la plus
infime créature. La prérogative de détruire appartient uniquement au
Créateur de tout ce qui vit. J'accepte l'interprétation de _Ahimsa_,
à savoir que ce n'est pas seulement un état négatif consistant à ne
pas faire de mal, mais un état positif, consistant à aimer, faire le
bien, même à celui qui fait le mal. Mais cela ne veut pas dire aider
celui qui fait le mal à continuer à commettre l'injustice ou le tolérer
par notre consentement passif. Au contraire l'amour, l'état actif
d'_Ahimsa_ demande que l'on résiste à celui qui fait le mal en se
séparant de lui-même, s'il doit en être offensé ou blessé physiquement.
Par exemple si mon fils mène une existence dissolue, je ne dois pas l'y
encourager en continuant à subvenir à ses besoins, mon amour pour lui
m'oblige au contraire à lui retirer mon aide, même s'il doit en mourir,
et le même amour m'impose l'obligation de lui ouvrir les bras quand
il se repent. Mais je n'ai pas le droit de l'obliger à s'amender en
employant la force brutale. Telle est selon moi la morale de l'histoire
de l'Enfant Prodigue.

La Non-Coopération n'est pas un état passif, c'est un état intensément
actif plus actif que la résistance physique ou la violence. Le terme:
résistance passive, est une erreur. La Non-Coopération, dans le sens
où je l'emploie, doit être non-violente et par conséquent ne punit
pas, n'est pas vindicative et n'a pour base ni mauvais vouloir, ni
haine. Il s'ensuit donc que ce serait de ma part un péché de servir
le Général Dyer et de coopérer avec lui pour tirer sur des innocents;
mais ce serait de ma part faire œuvre de pardon et d'amour que de le
soigner et de lui sauver la vie s'il était dangereusement malade. Je
ne puis employer ici le mot coopération comme Sir Narayan le ferait
probablement. Je coopérerais mille fois avec le gouvernement actuel
pour lui faire abandonner sa carrière criminelle, mais je n'entends pas
coopérer un seul instant avec lui pour l'y encourager. Et je serais
coupable d'une mauvaise action si je conservais un titre reçu de
lui, une fonction dépendant de lui, ou si je soutenais ses tribunaux
et ses écoles. Je préfère infiniment l'écuelle du mendiant aux plus
riches biens offerts par ceux dont les mains sont encore souillées
du sang versé au Jallianwala Bagh. Je préfère un mandat d'arrêt aux
paroles mielleuses de ceux qui ont blessé les sentiments religieux de
soixante-dix millions de mes frères musulmans.

Mon interprétation de la _Gita_ est diamétralement opposée à celle de
Sir Narayan. Je ne puis croire que la _Gita_ enseigne la violence pour
faire le bien. C'est avant tout une description du duel qui a lieu dans
notre propre cœur. L'auteur divin s'est servi d'un événement historique
pour inculquer cette leçon qu'il faut faire notre devoir au péril même
de notre existence. Il inculque l'accomplissement de notre devoir,
quelles qu'en puissent être les conséquences, car nous autres mortels,
entravés par notre corps, ne pouvons contrôler que nos propres actions.
La _Gita_ distingue entre la puissance de la lumière et la puissance
des ténèbres et démontre leur incompatibilité.

Jésus, selon mon humble opinion, était le prince des politiques. Il
rendait à César ce qui appartenait à César. Il donnait au diable ce qui
lui était dû. Il ne cessa de le fuir et il est dit que pas une seule
fois il ne succomba à ses incantations. La politique de son temps
consistait à chercher le bien du peuple en lui enseignant à ne pas se
laisser séduire par le faux clinquant des prêtres et des pharisiens.
Ces derniers dirigeaient et modelaient alors l'existence du peuple.
De nos jours, le Gouvernement touche à chaque circonstance de notre
vie. Il menace notre existence même. Il va de soi que si nous voulons
préserver le bien de la nation il faut nous intéresser religieusement
aux actes de ceux qui gouvernent, exercer sur eux une influence morale
et insister pour qu'ils obéissent aux lois de la morale. Le général
Dyer par son acte de sauvagerie a produit certainement un «effet
moral». Ceux qui ont pour tâche de faire avancer le mouvement de
Non-Coopération espèrent produire un effet moral par l'abnégation, le
sacrifice et la purification de soi-même...

  _25 août 1920._




CARACTÈRE INTIME DE LA NON-COOPÉRATION


... Le mouvement de Non-Coopération n'est ni anti-Chrétien, ni
anti-Anglais, ni anti-Européen. C'est une lutte entre la religion et
l'irréligion, entre la puissance de la lumière et la puissance des
ténèbres.

Je suis convaincu qu'aujourd'hui l'Europe ne représente pas l'esprit
de Dieu ni le Christianisme, mais l'esprit de Satan. Et les succès de
celui-ci sont d'autant plus grands qu'il se montre avec le nom de Dieu
sur les lèvres. L'Europe d'aujourd'hui n'est chrétienne que de nom. En
réalité elle a le culte de Mammon. «Il est plus facile à un chameau de
passer par le trou d'une aiguille qu'à un homme riche d'entrer dans le
royaume de Dieu» disait Jésus-Christ. Ses soi-disant disciples évaluent
leur progrès moral d'après leurs possessions terrestres. L'hymne
national de l'Angleterre même est anti-Chrétien. Jésus qui demandait
à ses disciples d'aimer leurs ennemis comme eux-mêmes n'aurait pu
chanter: «Confondez mes ennemis, déjouez leur fourberie». Dans son
dernier livre le Dr Wallace a exposé sa certitude absolue que le
progrès tant vanté de la science n'a pas ajouté un pouce de grandeur
morale à l'Europe. La guerre a démontré, comme rien ne l'avait fait
jusqu'alors, le caractère satanique de la civilisation qui domine
l'Europe de nos jours. Toutes les règles de la morale publique ont
été violées par les vainqueurs au nom de la vertu. Aucun mensonge
n'a été considéré comme trop abject pour être prononcé. Le motif qui
se cache derrière chaque crime n'est ni religieux ni spirituel mais
grossièrement matériel. Les Musulmans et les Hindous qui luttent contre
le gouvernement sont guidés par la religion et par l'honneur. Même
l'assassinat cruel qui vient de révolter le pays, avait paraît-il, un
motif religieux[69]. Il est certainement nécessaire de débarrasser la
religion de ses excroissances malignes mais il est nécessaire également
d'exposer le vide des prétentions morales de ceux qui préfèrent la
fortune matérielle au gain moral. Il est plus facile de tirer de son
erreur un fanatique ignorant qu'un scélérat fieffé de sa scélératesse.

Toutefois cette accusation n'est pas formulée contre les individus ou
même contre des nations. Des milliers d'Européens sont individuellement
supérieurs à leur entourage. Je parle des tendances de l'Europe
telles qu'elles se reflètent chez les chefs actuels. L'Angleterre
par l'intermédiaire de ses gouvernants écrase insolemment sous son
talon le sentiment religieux et national de l'Inde. L'Angleterre,
sous le faux prétexte de laisser les peuples disposer d'eux-mêmes,
cherche à exploiter les mines de pétrole de la Mésopotamie qu'elle
est sur le point de quitter, probablement parce qu'elle ne peut faire
autrement. La France, par l'intermédiaire de ses chefs, prête son nom
à l'instruction militaire des cannibales et manque honteusement à son
devoir de puissance mandataire en cherchant à briser les Syriens. Le
président Wilson a jeté au panier ses fameux quatorze points.

C'est la coalition de ces forces mauvaises que l'Inde combat par sa
Non-Coopération non-violente et ceux-là... qui sentent la nécessité
de détrôner cette erreur, même s'ils sont Chrétiens ou Européens,
peuvent avoir le privilège de le faire en prenant part au mouvement.
A l'honneur de l'Islam est liée la sécurité de la religion même et à
l'honneur de l'Inde l'honneur de toute nation faible.

  _8 septembre 1920._


  [69] M. Willoughby «Deputy Commissioner» venait d'être assassiné par
  un monomane musulman.




DÉMOCRATIE CONTRE «MOBOCRATIE»[70]


A regarder superficiellement, la ligne de démarcation entre la loi du
peuple et la loi de la populace est bien mince; et pourtant la division
est complète et subsistera toujours. L'Inde passe rapidement par une
phase où la populace fait la loi. J'emploie l'adverbe pour exprimer
mon espérance. Nous aurons peut-être et pour notre malheur à procéder
par lentes étapes mais nous ferons preuve de sagesse en adoptant tous
les moyens à notre disposition pour traverser cette période le plus
rapidement possible. Nous sommes trop portés à céder à la populace.
C'était elle qui régnait à Amritsar le 10 avril 1919. Elle régnait
aussi le même jour néfaste à Ahmedabad. Elle représenta la destruction
sans discipline et par conséquent elle fut irréfléchie, inutile,
nuisible et malfaisante. La guerre, destruction disciplinée, est
beaucoup plus sanglante qu'aucune destruction commise par la foule...
Par conséquent si l'Inde doit obtenir sa liberté par la violence il
faudra que ce soit par la violence disciplinée et honorable (en tant
qu'il est possible d'associer l'idée d'honneur et de violence) à
laquelle on donne le nom de guerre. Ce sera alors non l'action de la
populace déchaînée mais de la démocratie.

Mais je n'ai pas l'intention de parler aujourd'hui du règne d'une
populace comme celle d'Ahmedabad. J'ai l'intention de parler de celle
qui m'est plus familière. Le Congrès est une manifestation de la
populace et dans ce sens-là seulement. Bien qu'organisé par des hommes
et des femmes réfléchis, on peut néanmoins lui donner ce nom. Nos
démonstrations populaires sont certainement celles de la populace.
Pendant mon voyage mémorable à travers le Pendjab, le Sindh et Madras
j'ai eu une véritable indigestion de ces manifestations[71]. J'ai été
honteux de voir détruire d'une façon inconsidérée bien qu'inconsciente
les bagages de voyageurs par des manifestants qui dans leur adoration
pour leurs héros ignoraient l'existence de tout le reste: choses et
gens. Ils ont fait des bruits discordants qui n'ont point contribué
au confort de leurs chefs. Ils se sont bousculés, ils se sont écrasés,
ils ont poussé tous à la fois des clameurs au saint nom de la paix
et de l'ordre. On a entendu dix volontaires donner en même temps le
même ordre. Les volontaires deviennent souvent des manifestants au
lieu de faire la police et de retenir les gens. C'est pour les chefs
une tâche dangereuse et toujours désagréable de passer du quai de la
gare à la voiture qui les attend entre deux haies interrompues de
volontaires. Il faut parfois une heure pour ce qui devrait durer cinq
minutes. La voiture est prise d'assaut par quiconque ose le faire,
et les volontaires sont souvent les plus grands coupables. Les chefs
et autres occupants se voient obligés de parlementer pour qu'ils ne
grimpent pas sur les marchepieds avec ce sans gêne. La capote de l'auto
est malmenée, j'en ai rarement vu qui ne soit pas endommagée par la
foule. Sur la route, au lieu de s'aligner, celle-ci suit la voiture;
c'est le comble de la confusion. A tous moments on court le risque d'un
accident. S'il en arrive rarement aux manifestations de ce genre, ce
n'est point grâce à l'habileté de ceux qui les ont organisées mais à la
bonne humeur de la foule décidée à supporter toutes les bousculades;
et si chacun bouscule son voisin personne ne cherche à lui faire du
mal. Pour terminer ce tableau, il y a le meeting, qui est une cause
d'anxiété toujours croissante. En face de soi rien que du désordre, un
bruit assourdissant, des hurlements et des cris. Mais un bon orateur
retient l'attention de son auditoire et l'ordre est tel que l'on
entendrait tomber une épingle.

Néanmoins c'est la populace qui est toute puissante. Vous êtes à sa
merci. Tant qu'il existe entre elle et vous un courant de sympathie
tout va bien. Que celui-ci s'interrompe et c'est la catastrophe. Un
incident comme celui d'Ahmedabad laisse deviner de temps à autre la
psychologie de la foule.

Notre pierre d'achoppement est d'avoir négligé la musique: la musique
c'est le rythme, c'est l'ordre; l'effet en est électrique. Elle
calme sur-le-champ. J'ai vu, en Europe, un inspecteur de police
ingénieux, pour réprimer les tendances malfaisantes d'une foule, faire
entonner un chant populaire. Malheureusement, comme nos Shastras, la
musique est restée le privilège de quelques-uns... la musique n'a
jamais été nationalisée au sens où on l'entend à présent. Si j'avais
quelque influence sur les volontaires, les Scouts et les membres des
associations _Seva Samiti_ j'obligerais à chanter correctement en
chœur des hymnes nationaux. Et dans ce but je prierais les plus grands
musiciens de venir à chaque Congrès et à chaque Conférence enseigner la
musique aux masses.

Il faut exiger des volontaires une discipline beaucoup plus grande,
plus de méthode, plus de savoir et ne pas accepter le premier venu
qui se présente. Il gêne plus qu'il n'aide. Imaginez les conséquences
qu'aurait sur une armée en guerre l'arrivée d'un soldat qui n'a pas
été exercé; il pourrait la désorganiser en une seconde. Ma plus grande
anxiété au sujet de la Non-Coopération n'est pas la lenteur avec
laquelle y viennent les chefs, ni certainement les critiques bien
ou mal intentionnées, ni en aucune façon la franche répression. Le
mouvement triomphera de ces obstacles... La plus grande difficulté
consiste en ce que nous ne sommes pas encore sortis de la période
_Mobocratique_. Ma consolation c'est que rien n'est plus facile que de
discipliner la foule pour la bonne raison qu'elle ne réfléchit pas, ne
prémédite rien. Elle agit comme dans un délire.

Elle se repent vite. Notre gouvernement organisé ne se repent pas,
lui, de ses crimes diaboliques comme ceux du Jallianwalla, de Lahore,
de Kassur, d'Akalgar, de Ramnagar, etc. Mais j'ai fait verser des
larmes à la foule repentante à Gujararanwalla et obtenu un sincère
aveu de repentir de la part de ceux qui en faisaient partie pendant
ce mois d'avril si plein d'événements. Je me sers donc maintenant
de la Non-Coopération pour développer la démocratie et j'invite
respectueusement tous les chefs hésitants à donner leur aide, en ne
condamnant point d'avance une méthode de purification nationale, de
discipline et de sacrifice.

... Ma foi dans le peuple est illimitée, sa nature est remarquablement
compréhensive. Que les chefs ne manquent pas de confiance...

Je termine en donnant quelques règles qui peuvent servir de guide.

1º Aucun nouveau volontaire ne doit être admis à des manifestations
importantes. Seuls par conséquent, ceux qui ont le plus d'expérience
doivent diriger.

2º Les volontaires doivent avoir sur eux un manuel d'instructions.

3º A l'époque des manifestations une revue des volontaires aura lieu où
seront données les instructions spéciales.

4º Dans les gares, les volontaires ne doivent pas se grouper en un
seul point, à l'endroit où doit se trouver le comité de réception, par
exemple, mais se disséminer parmi la foule.

5º De grandes foules ne doivent jamais pénétrer dans les gares. Elles
ne peuvent manquer de gêner la circulation. Il y a autant d'honneur à
attendre à l'extérieur.

6º Le premier devoir des volontaires est de s'assurer que les bagages
des autres voyageurs ne sont pas piétinés.

7º Les manifestants ne doivent pénétrer dans la gare que quelques
instants avant l'heure de l'arrivée.

8º Un passage libre doit être ménagé en face du train pour donner accès
aux autres voyageurs.

9º Un autre passage devrait, si possible, être ménagé à mi-chemin au
milieu des manifestants pour permettre aux chefs de sortir.

10º Ne pas faire de haie. C'est humiliant.

11º Les manifestants doivent rester à leur place jusqu'à ce que le chef
ait pris place dans sa voiture ou jusqu'à ce qu'un volontaire autorisé
ait donné le signal convenu.

12º Les cris nationaux ne doivent pas être poussés n'importe comment,
n'importe quand, ni tout le temps, et doivent être convenus d'avance.
Ils doivent être poussés seulement à l'arrivée du train et lorsque les
chefs ont pris place dans leurs voitures, et de temps à autre pendant
le trajet. Il serait absurde d'élever des objections sous prétexte
que la manifestation perd de sa spontanéité et devient machinale. La
spontanéité dépend du nombre, de l'enthousiasme créé par les cris et
par-dessus tout de la physionomie générale des manifestants, non pas
de la force ni de la variété des bruits. La nature des manifestations
d'une nation est caractéristique du genre d'éducation qu'elle a reçu.
Un Mahométan qui prie silencieusement dans sa mosquée exprime tout
aussi bien ses sentiments qu'un Hindou dans son temple en faisant
retentir sa voix ou son gong ou l'un et l'autre.

13º Il faut que la foule s'aligne sur le parcours et ne suive pas les
voitures. Si des piétons font partie du cortège, ils doivent prendre
leur place sans bruit et avec ordre et ne pas s'y joindre selon leur
fantaisie.

14º La foule ne doit pas entourer le chef, mais au contraire s'écarter
de lui.

15º Ceux qui se trouvent au dernier rang ou à la circonférence ne
doivent jamais pousser devant eux mais suivre le mouvement lorsque la
poussée a lieu de leur côté.

16º Il faut protéger particulièrement les femmes qui se trouvent dans
la foule.

17º Il ne faut jamais amener de jeunes enfants dans la foule.

18º Il faut qu'aux réunions les volontaires soient dispersés dans la
foule, qu'ils sachent faire des signaux avec un drapeau ou avec un
sifflet afin de se communiquer leurs instructions lorsqu'ils ne sont
pas à portée de la voix.

19º Ce n'est pas à l'auditoire de maintenir l'ordre. Il le fait en
restant immobile et en gardant le silence.

20º Il faut avant toute chose une obéissance absolue aux ordres des
volontaires.

Cette liste n'a pas la prétention d'être complète. Elle ne fait
qu'indiquer quelques exemples et a pour but de stimuler la pensée et de
faire naître la discussion. J'espère que tous les journaux de langues
indigènes traduiront cet article.

  _8 septembre 1920._


  [70] Mob: anglais pour _populace_.

  [71] M. Gandhi écrit dans la _Jeune Inde_ du 27 octobre 1920
  sous le titre «Notre dernier voyage».--Mon expérience s'enrichit
  tellement à chacun de mes voyages qu'il m'est difficile d'en donner
  au lecteur un compte rendu régulier. Il faut donc que je me contente
  d'ajouter à notre fonds en parlant de la nécessité de la discipline
  et de l'organisation. J'ai déjà raconté nos expériences jusqu'au
  voyage à Cawnpore. J'appréhendais notre arrivée... Les dispositions
  prises à la gare ne laissaient rien à désirer. Une foule énorme était
  venue à notre rencontre, mais la discipline était si parfaite que
  nous pûmes passer entre deux rangées serrées d'hommes sans qu'un
  seul bougeât avant que nous ayons pris place dans les automobiles.
  Ce qui aurait pu nous faire perdre une demi-heure prit cinq minutes.
  Le cortège avait été heureusement supprimé. Le programme de la
  journée était organisé avec autant de méthode que la réception à la
  gare. Nous étions arrivés à huit heures et n'avions qu'une journée
  à notre disposition, mais dans cet intervalle, il nous fut possible
  d'assister à une réunion des travailleurs, d'avoir une entrevue
  personnelle avec M. Frazier Hunt du _Chicago Tribune_, de nous
  rendre au Home pour les Veuves, d'inaugurer l'Ecole nationale de
  Gujerati, d'assister à une réunion des dames du Gujerat, d'inaugurer
  un tribunal national d'arbitrage, d'assister à une réunion en plein
  air et enfin de causer avec les visiteurs. Tout cela eut lieu sans
  précipitation et sans fatigue inutile. Il y eut un peu de confusion
  tout d'abord à la réunion en plein air. Nous apprîmes qu'aucun ordre
  n'avait été donné aux volontaires, mais après quelque difficulté
  un silence parfait régna, et l'auditoire écouta dans le silence le
  plus absolu trois solides discours. Je suis convaincu que dès que
  nous serons organisés le «Swaraj» sera établi. Dans un pays comme
  le nôtre il suffit du refus organisé de nous laisser gouverner par
  une puissance étrangère... Le voyage de nuit jusqu'à Bhiwani ne nous
  laissa pas une seconde de repos. La foule insista pour que nous nous
  montrions. Quelqu'un fit entendre que les «Mahatmas» n'avaient pas
  besoin de repos et que c'était leur devoir de se montrer. Certains
  devinrent positivement furieux parce que nous refusâmes énergiquement
  de nous lever. Un autre fit la remarque qu'il était très imprudent de
  notre part de ne pas respecter le désir du peuple en nous levant pour
  nous laisser voir. Enfin, n'ayant pas dormi nous atteignîmes Bhiwani.
  Environ 40.000 personnes étaient venues des villages d'alentour.
  Je craignais que nous ne fussions complètement écrasés mais à mon
  agréable surprise l'ordre fut parfait. Ni bousculade ni allées et
  venues inutiles et bruyantes à la gare, chacun resta à sa place. La
  procession s'organisa sans difficulté malgré une foule compacte.
  L'ordre au _Pandal_ fut encore plus remarquable. C'était une immense
  construction sans aucune prétention artistique. Il n'y avait pas de
  chaises même pour le Président. Les visiteurs de marque étaient assis
  sur une estrade massive et pratique construite au centre du _Pandal_.
  Bien qu'il y eût plus de douze mille personnes, le _Pandal_ semblait
  spacieux. On y accédait par de larges voies. Le sol était creusé
  de façon à s'incliner vers le centre. Il était possible à tous de
  voir sans difficulté. Ma seule remarque c'est que le demi-cercle est
  préférable, aucune place ne devant se trouver derrière l'estrade...

  M'étant renseigné j'appris que cette fois la foule était venue des
  alentours uniquement pour nous voir. L'obligation de se montrer
  est devenue des plus embarrassantes et prend beaucoup de temps.
  Elle m'oblige à une tension nerveuse excessive et me prive de la
  tranquillité dont j'aurais besoin pour écrire pendant les rares
  instants dont je dispose pendant mes voyages. Un manque de réflexion
  en est largement responsable. Il faut que les travailleurs pour
  la cause organisent ces manifestations avec méthode ou qu'elles
  soient tout à fait supprimées. Heureusement qu'elles sont amicales
  et n'occasionnent jamais de troubles. Mais imaginez la confusion si
  nous entreprenions des manifestations hostiles. Qu'arriverait-il
  s'il nous fallait diriger de telles foules sous le feu ou si elles
  étaient excitées par la colère? Je me rendis compte à Tundla que la
  Désobéissance Civile en masse était impossible avec une foule comme
  celle qui s'y trouvait. Nous ne pouvons rien accomplir d'efficace si
  nous n'avons la certitude lorsque nous communiquons nos instructions
  d'être obéis implicitement. Il faut donc que les «volontaires»
  apprennent à diriger la foule. Une foule indienne devient aisément
  des plus dociles et des plus maniables, seulement il faut l'y
  préparer. Et quand elle ne l'est pas il est plus sage de ne pas
  organiser de rassemblements.




TROIS CRIS NATIONAUX


Pendant mon voyage de Madras, j'eus l'occasion à Bedzwada de faire
quelques remarques au sujet des cris nationaux et de suggérer qu'il
vaudrait mieux en avoir pour des idéaux que pour des hommes. Je
demandai à l'auditoire de remplacer _Mahatma Gandhiki Jai_ et _Mahomed
Ali-Shaukat Aliki Jai_ par _Hindu Mussalmanki Jai_. Notre frère
Shaukat Ali, qui parla ensuite, l'établit comme règle. Il avait
remarqué qu'en dépit de l'Union Hindoue-Musulmane, si les Hindous
criaient _Bande Mataram_, les musulmans faisaient immédiatement
retentir _Allaho Akbar_ et vice versa. Ceci, dit-il fort justement,
était discordant pour l'oreille et montrait que le peuple n'agissait
pas en communion d'esprit. Trois cris seulement devraient être admis:
_Allaho Akbar_ chanté joyeusement par les Hindous et les Musulmans pour
exprimer que Dieu seul est grand et nul autre. Le second cri devrait
être _Bande Mataram_ (Salut Patrie) ou _Bharat Mataki Jai_ (Victoire à
Notre Mère Hind). Le troisième, _Hindu Mussulmanki Jai_, sans lequel
il ne saurait y avoir de victoire pour l'Inde ni de vraie démonstration
de la grandeur de Dieu. Je désirerais vivement que les journaux et les
hommes politiques adoptent l'idée du Maulana et décident le peuple
à ne pousser que ces trois cris. Ils expriment beaucoup de choses.
Le premier est une prière, une confession de notre insignifiance et
par conséquent un signe d'humilité. C'est un cri pour lequel tous
les Musulmans et tous les Hindous devraient s'unir dans un sentiment
de respect et de prière. Il ne faut pas que les Hindous hésitent
à employer des mots arabes lorsque le sens en est non seulement
inoffensif mais ennoblissant. Dieu n'attache pas d'importance à une
langue plus qu'à une autre. _Bande Mataram_ en dehors des souvenirs
merveilleux qu'il évoque, exprime l'unique souhait national, à savoir
que l'Inde s'élève et atteigne toute sa grandeur. Et je préférerais
_Bande Mataram_ à _Bharat Mataki Jai_ parce que ce serait reconnaître
courtoisement la supériorité du Bengale par le cœur et l'intelligence;
et comme l'Inde ne peut rien devenir sans l'union de l'âme hindoue et
de l'âme musulmane, _Hindu-Mussulmanki Jai_ est un cri que nous
n'oublierons sans doute jamais.

Ces cris ne doivent pas être poussés d'une façon discordante. Dès que
quelqu'un lance un des trois, tout le monde doit immédiatement le
reprendre et chacun ne pas hurler celui qu'il préfère. Qui ne veut pas
s'y joindre peut s'abstenir et doit considérer comme un manquement aux
bonnes manières d'intercaler le sien lorsqu'un autre a été poussé. Il
serait également préférable que les trois cris fussent dans l'ordre
cité plus haut. Il ne faut pas non plus qu'ils soient répétés trop
fréquemment. Lorsqu'un chef populaire traverse une gare on entend
parfois le même hurlement poussé sans interruption. Je ne crois pas que
ce bruit incessant fasse le moindre bien à la nation si ce n'est de
lui fournir un médiocre exercice pour les poumons. Il faudrait songer
en outre aux nerfs de notre chef. C'est un gaspillage national de le
tenir occupé à regarder la foule ou de l'obliger à écouter pendant une
demi-heure de suite un cri poussé en son honneur ou en l'honneur d'un
autre. Il nous faut cultiver le sens des proportions.

  _8 septembre 1920._




LA HANTISE DES ÉCOLES ET DES COLLÈGES UNIVERSITAIRES


On a beaucoup parlé et beaucoup écrit contre notre intention de
boycotter les écoles et les collèges universitaires placés sous
le contrôle du Gouvernement. On dit que notre proposition est
«malfaisante», «nuisible» et «contraire aux intérêts les plus
importants du pays»...

J'ai fait tout mon possible pour découvrir mon erreur, mais ces efforts
n'ont abouti qu'à fortifier ma conviction; ce serait une faute aussi
grave de recevoir du gouvernement une éducation quelconque, toute
supérieure qu'elle puisse être, que de boire le lait le plus crémeux
s'il renfermait du poison.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... Les adversaires de ma suggestion ne se rendent pas suffisamment
compte des injustices commises envers le Califat et au Pendjab. Ils
ne sentent pas que ces injustices démontrent d'une façon concluante
comment l'activité du gouvernement actuel dans son ensemble est
nuisible au progrès national... Je suis absolument certain qu'ils
n'enverraient pas leurs enfants à une école où ils risqueraient de
recevoir une éducation qui les avilisse au lieu de les ennoblir. Je
suis également certain qu'ils n'enverraient pas leurs enfants à une
école gouvernée, dirigée ou même influencée par un voleur qui leur
aurait pris ce qu'ils possédaient. Je considère que les enfants de la
nation sont avilis dans les écoles et collèges du gouvernement. Je
considère que ces écoles et ces collèges sont sous l'influence d'un
gouvernement qui a volontairement dépouillé la nation de son honneur
et par conséquent qu'il est du devoir de la nation d'en retirer ses
enfants. Il est possible que même dans ces écoles certains résistent
à cet avilissement; mais il serait mal d'encourager l'humiliation
nationale qui s'y poursuit parce que quelques-uns se sont élevés
au-dessus de leur entourage. A mon avis il est trop évident à l'heure
actuelle que les chefs révérés de la nation ne se rendent pas compte de
cette corruption des écoles placées sous le contrôle du gouvernement.

On alléguera que les écoles ne sont pas pires qu'elles ne l'étaient
avant le tort fait au Pendjab ou avant la trahison du Califat et
que nous les tolérions alors. Je l'admets. Cependant en ce qui me
concerne personnellement, les événements du Pendjab et du Califat, ont
complètement changé mon opinion sur le système actuel de gouvernement.
L'ignorance où j'étais de sa perversité inhérente me le rendait
suffisamment tolérable pour ne pas m'opposer à ses écoles. Aussi je
crains... que les adversaires du projet de boycottage ne donnent pas
aux injustices commises la même importance que moi...

Le jour où garçons et filles videront les écoles du gouvernement
marquera une révolution dans la pensée nationale. Il indiquera que
nous ne nous laisserons plus halluciner par ses écoles et par ses
collèges. La nation n'est-elle pas capable de se charger de sa propre
éducation sans l'intervention du gouvernement, sans sa protection, ses
conseils ou ses subventions? Abandonner les écoles actuelles c'est
avoir conscience que nous sommes capables d'organiser notre propre
enseignement malgré des difficultés himalayennes.

  _29 septembre 1920._




LA HANTISE DES TRIBUNAUX


Si les magistrats et les tribunaux n'exerçaient pas sur nous une
sorte d'attrait magique et s'ils n'avaient pas de racoleurs pour nous
attirer dans le bourbier des cours de justice et pour faire appel
à nos passions les plus basses, notre existence serait bien plus
heureuse. Que ceux qui fréquentent les Tribunaux--les meilleurs d'entre
eux--avouent que l'atmosphère en est fétide, de chaque côté s'alignent
les faux témoins qui, soit par amitié, soit pour de l'argent sont prêts
à vendre leur âme. Mais le pire c'est qu'ils soutiennent l'autorité
d'un gouvernement. Ils sont censés administrer la justice et sont
par conséquent appelés les gardiens de la liberté d'une nation. Mais
lorsqu'ils soutiennent un gouvernement malfaisant ils ne sont plus les
gardiens de la liberté, ils font crouler les maisons afin d'étouffer
l'âme d'une nation. Voilà comment agissent les tribunaux de la Loi
Martiale et les «tribunaux exceptionnels» du Pendjab. Nous les avons
vus dans leur nudité. Ils sont ainsi en temps normal lorsqu'il s'agit
de juger un différend entre une race supérieure et ses ilotes. Il en
est de même dans le monde entier. Voyez le procès de l'officier anglais
qui avait torturé de sang-froid des nègres inoffensifs à Nairobi,
et la peine ridiculement légère à laquelle il fut condamné. Un seul
Anglais a-t-il jamais subi le dernier châtiment ou quelque chose de
ce genre pour avoir commis dans l'Inde des meurtres barbares? Qu'on
ne s'imagine pas que les choses seraient changées lorsque juges et
procureurs anglais auraient été remplacés par des juges et procureurs
indiens. Les Anglais ne sont pas naturellement corrompus, les Indiens
ne sont pas nécessairement des anges. Tous deux subissent l'influence
de leur entourage. Pendant l'état de siège, les juges et les procureurs
indiens se montrèrent coupables d'actions aussi noires que les juges
et les procureurs anglais. Si à Mabianwala ce fut un Bosworth Smith
qui insulta les femmes, ce furent des Indiens qui les torturèrent à
Amritsar.

Ce que j'attaque c'est le système. Je n'en veux pas aux Anglais
parce qu'ils sont anglais. Je respecte un certain nombre d'entre eux
comme je les respectais avant de m'être aperçu de l'impossibilité de
perfectionner le système actuel. M. Andrews et quelques autres me sont
peut-être plus chers encore que jadis. Mais je ne pourrais pas rendre
hommage à celui que je considère comme plus qu'un frère s'il devenait
Vice-Roi des Indes. Je ne croirais pas qu'en acceptant ce poste il lui
fut possible de rester pur. Il se verrait contraint d'administrer selon
un système qui est corrompu en soi. Satan emploie généralement des
instruments moraux et le langage de l'éthique pour donner à son but un
air respectable.

Je me suis écarté un peu du sujet pour démontrer que ce Gouvernement,
fût-il entièrement composé d'Indiens, s'il conservait l'organisation
actuelle nous serait tout aussi intolérable qu'à présent. Et c'est
pourquoi la nomination de lord Sinha à un poste élevé ne me remplit pas
d'une joie débordante. Il nous faut l'égalité absolue en théorie et en
pratique et le pouvoir de nous passer des rapports avec les Anglais si
cela nous plaît.

Mais pour en revenir aux tribunaux et aux magistrats nous ne pouvons
atteindre cette position désirable tant que nous considérons avec un
respect superstitieux les soi-disant palais de justice. Que ceux dont
la soif de vengeance ou l'avidité ou les justes réclamations sont
satisfaites ne s'aveuglent pas sur le but véritable des tribunaux: la
permanence de l'autorité du gouvernement qu'ils représentent. Sans les
tribunaux le gouvernement ne durerait pas une journée. J'admets que,
même avec mon plan, les tribunaux conserveront leur pouvoir sur les
gens lorsque tous les avocats indiens les auront abandonnés et qu'il
n'y aura plus de causes civiles à plaider. Mais alors ils auront cessé
de nous tromper. Ils auront perdu leur prestige moral et par conséquent
leur air d'honorabilité.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Au point de vue économique, on n'a jamais considéré ce que font perdre
les tribunaux à la nation et pourtant ce n'est pas une bagatelle.
Chaque institution organisée d'après le système actuel l'est avec une
prodigalité extravagante et les tribunaux plus que tout autre. J'ai
quelque notion de ce qu'ils coûtent en Angleterre, je suis renseigné
sur ce qu'ils coûtent aux Indes et très documenté sur ce qu'ils coûtent
dans le Sud-Afrique. Je n'hésite point à dire que ceux de l'Inde
sont relativement les plus exagérés et n'ont aucun rapport avec les
ressources économiques du peuple. Les meilleurs avocats de l'Afrique du
Sud, et il y en a d'extrêmement compétents, n'oseraient jamais demander
les honoraires des avocats de l'Inde. Quinze guinées sont à peu près le
maximum pour une consultation juridique. On a vu dans l'Inde demander
jusqu'à 7000 roupies. Il y a quelque chose de criminel dans un système
qui permet à un magistrat de gagner cinquante à cent mille roupies par
mois. La profession n'est pas--ne devrait pas--être une affaire de
spéculation. Le meilleur avocat devrait être accessible au plus pauvre
à un prix raisonnable. Mais nous avons imité les magistrats anglais
et ajouté à leurs méthodes. Les Anglais trouvent le climat de l'Inde
pénible, ils conservent les habitudes des climats froids et durs, il
leur faut calculer les séjours fréquents dans les montagnes et dans
leur île natale, et mettre de côté une forte somme pour l'éducation
aristocratique de leurs enfants. Leurs honoraires sont pour ces raisons
naturellement très élevés et l'Inde ne peut pas supporter cette
lourde charge. Nous nous imaginons que pour nous sentir les égaux
des magistrats anglais il nous faut demander les mêmes honoraires
écrasants. Ce serait bien triste pour l'Inde s'il lui fallait hériter
des appointements anglais et des goûts anglais qui conviennent si peu à
l'atmosphère indienne. Tout magistrat considérant les tribunaux et sa
profession du point de vue que je viens d'indiquer arrivera forcément
à conclure que le meilleur moyen de servir la nation est de cesser
d'exercer. Pour arriver à une autre conclusion il faudrait qu'il pût
démentir l'exposé des faits que je viens d'avancer.

  _6 octobre 1920_




A TOUT ANGLAIS HABITANT L'INDE


  Cher ami,

Je souhaite que tout Anglais lise cet appel et le médite sérieusement.
Permettez-moi de me présenter à vous. A mon humble avis nul Indien
n'a coopéré plus que moi avec le Gouvernement Britannique pendant
mes vingt-neuf années consécutives d'activité publique et dans des
circonstances qui eussent fait de tout autre un rebelle. Je vous prie
de me croire si je vous dis que ma coopération n'était point fondée sur
la crainte des châtiments prévus par vos lois ni sur d'autres raisons
égoïstes. Ma coopération était libre, volontaire, elle s'appuyait
sur la conviction que la somme totale de l'activité du gouvernement
Britannique avait pour but le bien de l'Inde. J'ai mis quatre fois
ma vie en péril pour l'Empire: à l'époque de la guerre Sud-Africaine
lorsque j'avais la responsabilité du corps d'ambulanciers volontaires
qui fut cité à l'ordre du jour par le Général Buller; à l'époque de
la guerre des Zoulous au Natal lorsque je dirigeais un autre corps
sanitaire; au commencement de la dernière guerre lorsque je formais un
corps d'infirmiers et que par suite de la fatigue j'eus une pleurésie
grave, enfin lorsque fidèle à la promesse que j'avais faite à lord
Chelmsford lors de la Conférence de Delhi, j'entrepris une active
campagne de recrutement dans le Kaira nécessitant de longues marches
fatigantes et qu'une crise de dyssenterie faillit m'emporter. Tout
ceci je l'ai fait parce que j'étais persuadé que des actes comme
les miens devaient placer mon pays sur le même rang que les autres
parties de l'Empire. Encore en décembre dernier je demandais avec
insistance une coopération loyale. Je croyais sincèrement que M. Lloyd
George tiendrait la promesse qu'il avait faite aux Musulmans et que
les atrocités commises au Pendjab une fois connues, les habitants du
Pendjab obtiendraient une réparation complète. Mais la duplicité de M.
Lloyd George et votre façon de la considérer et d'excuser les atrocités
commises ont absolument détruit la foi que j'avais dans les bonnes
intentions du Gouvernement et dans la nation dont il dépend.

Néanmoins, si je ne crois plus à vos bonnes intentions je me plais à
reconnaître votre bravoure et je sais que là où vous ne céderiez pas
devant la justice et la raison, vous céderiez volontiers devant la
bravoure.

_Jugez de ce que l'Empire coûte à l'Inde_:

Exploitation des ressources de l'Inde pour le bénéfice de la
Grande-Bretagne;

Dépenses toujours croissantes pour l'armée, et le plus coûteux des
fonctionnarismes;

Tous les services de l'Administration organisés avec une prodigalité
extravagante sans aucune considération pour la pauvreté de l'Inde;

Désarmement et émasculation complète d'une nation par crainte qu'elle
ne devienne un danger pour une poignée d'entre vous qui vous trouvez
parmi nous;

Commerce de boissons alcoolisées et de stupéfiants afin de subvenir aux
frais d'une administration trop lourde par le haut;

Législation de plus en plus sévère afin d'étouffer une agitation
grandissante qui cherche à faire connaître la torture d'une nation;

Traitement dégradant infligé aux Indiens habitant vos «Dominions».

Et vous avez montré un mépris absolu de ce que nous éprouvons en
glorifiant l'administration du Pendjab et en insultant aux sentiments
des Musulmans.

Je sais que vous ne nous en voudriez pas, si nous pouvions nous battre
et que nous vous arrachions le sceptre des mains. Mais vous savez bien
que nous ne le pouvons pas. Vous avez fait en sorte que nous soyons
incapables de nous battre franchement, honorablement. La bravoure sur
le champ de bataille nous est donc impossible. La bravoure de l'âme
nous reste. Je sais qu'à elle aussi vous serez sensible. Mon but est de
faire naître cette bravoure. La Non-Coopération n'est pas autre chose
qu'un entraînement au sacrifice de soi. Pourquoi donc coopérerions-nous
avec vous lorsque nous savons que votre administration de ce pays nous
réduit à un esclavage qui devient chaque jour plus grand? Si le peuple
répond à mon appel, ce n'est pas dû à ma personnalité. J'aimerais que
vous cessiez de croire que j'y suis pour quelque chose--les frères Ali
également. Ma personnalité ne ferait naître aucune réponse à un cri
Anti-Musulman si j'étais assez stupide pour en pousser un et le nom
magique des frères Ali n'inspirerait aucun enthousiasme aux Musulmans
s'ils poussaient follement un cri anti-Hindou. Le peuple accourt par
milliers pour nous écouter parce qu'aujourd'hui nous représentons la
voix d'une nation qui gémit écrasée sous un talon de fer. Les frères
Ali étaient vos amis comme je l'étais, comme je le suis encore. Ma
religion me défend toute animosité à votre égard. Je ne lèverais pas la
main contre vous, même si j'en avais la puissance. Je veux vous vaincre
uniquement par ma souffrance. Les frères Ali tireraient certainement
l'épée du fourreau s'ils le pouvaient pour défendre leur religion et
leur pays. Mais eux et moi faisons cause commune avec le peuple de
l'Inde pour tâcher d'exprimer ce qu'il ressent et trouver un remède à
sa détresse.

Vous êtes en quête d'un remède pour supprimer cette effervescence
croissante du sentiment national. Je me permets de vous suggérer que
la seule façon d'y mettre fin est d'en supprimer les causes. Cela vous
est encore possible, vous pouvez contraindre M. Lloyd George à tenir
parole. Je vous assure qu'il s'est réservé plusieurs portes de sortie.
Vous pouvez contraindre le Vice-Roi à donner sa démission en faveur
d'un meilleur et revenir sur votre opinion au sujet du Général Dyer
et de Sir Michael O'Dwyer. Vous pouvez contraindre le Gouvernement à
réunir en conférence les chefs reconnus du peuple, élus par eux et
représentant toutes les opinions afin de chercher le moyen de donner le
_Swaraj_ à l'Inde conformément aux désirs de son peuple.

Mais vous ne pouvez le faire que si vous considérez tout Indien
véritablement comme votre égal et comme votre frère. Je ne vous
demande pas votre protection. Je vous montre uniquement, en ami,
une solution honorable à un grave problème. L'autre solution, la
répression, vous est ouverte. Je vous prédis qu'elle ne réussira pas.
Elle a déjà emprisonné deux braves de Panipat parce qu'ils ont exprimé
librement leurs opinions; un autre est en jugement à Lahore pour avoir
exprimé les mêmes opinions. Un autre dans le district d'Oudh est déjà
incarcéré; un quatrième attend son tour d'être jugé. Vous devez savoir
ce qui se passe autour de vous. Notre propagande est faite contre cette
répression attendue. Je vous demande respectueusement de choisir la
meilleure méthode, de faire cause commune avec le peuple de l'Inde
dont vous mangez le pain. Vouloir contrarier ses aspirations c'est être
déloyal envers le pays.

  Votre fidèle ami,

  M. K. GANDHI.

  _27 octobre 1920._




SI JE SUIS ARRÊTÉ

Article paru dans le _Navjivan_.


Je ne cesse de me demander quelle serait l'attitude du peuple si l'on
m'arrêtait. Mes collaborateurs m'ont également posé la question. Quelle
serait la position de l'Inde si le peuple affolé par son amour faisait
fausse route? Quelle serait ma position à moi?

Des ruisseaux de sang répandus par le gouvernement ne sont pas pour
m'effrayer mais je serais profondément affecté si le peuple, par amour
de moi ou en mon nom allait seulement jusqu'à insulter le gouvernement.
Il me couvrirait de honte s'il perdait son empire sur soi lors de mon
arrestation. La nation n'arrivera à aucun progrès si elle ne compte que
sur moi. Le progrès n'est possible que si le peuple comprend et suit le
chemin que je lui ai tracé. Je désire pour cette raison qu'il conserve
un sang-froid absolu et considère le jour où je serais arrêté comme
un jour de réjouissance. Je désire que même nos faiblesses actuelles
disparaissent ce jour là.

Quel serait le mobile du Gouvernement en m'arrêtant? Le Gouvernement
n'est pas mon ennemi; je n'ai pas un atome d'inimitié contre lui. Mais
il croit que je suis l'âme de l'agitation et que, si l'on m'éloignait,
les administrateurs et les administrés auraient la paix, que le peuple
m'obéit aveuglément. Le gouvernement n'est pas seul à le croire;
certains de nos chefs partagent son opinion. Comment le gouvernement
peut-il s'assurer des sentiments du peuple? Comment peut-il se rendre
compte si le peuple comprend mes conseils ou s'il est simplement
ébloui par mes paroles? Il n'a qu'un moyen de s'en assurer: m'arrêter.
Il reste bien entendu l'alternative de supprimer les causes qui
m'ont amené à offrir ces conseils. Mais, enivré par son pouvoir, le
Gouvernement ne voit pas ses propres erreurs et les verrait-il qu'il
ne les admettrait pas. Il n'a donc qu'un seul moyen: se rendre compte
de la force du peuple en m'arrêtant. Si par cet acte le peuple est
terrifié au point de se soumettre, il aura mérité les injustices dont
ont souffert le Califat et le Pendjab.

Si d'autre part le peuple a recours à la violence il fera simplement le
jeu du gouvernement, les aéroplanes jetteront alors des bombes sur la
population, ses Dyers tireront sur lui et ses Smiths soulèveront les
voiles de nos femmes. D'autres officiers seront là qui l'obligeront
à se frotter le visage contre terre et à ramper sur le ventre, et le
châtieront à coups de fouet. Chacun de ces résultats est également
mauvais et ne nous donnera pas le «_Swaraj_». Dans d'autres pays les
gouvernements ont été renversés par la force brutale seule, mais j'ai
souvent démontré que l'Inde ne saurait obtenir son _Home Rule_ en
employant cette force. Quelle devrait donc être l'attitude du peuple si
l'on m'arrêtait? La réponse est simple. Il faut que le peuple,

1º Reste calme et paisible.

2º Mais qu'il n'observe pas de «hartal».

3º Qu'il ne tienne pas de meetings.

4º Qu'il ait l'œil ouvert.

Je m'attendrais, bien entendu, à voir:

5º Toutes les écoles du gouvernement se vider et se fermer.

6º Les magistrats suspendre leurs fonctions en plus grand nombre.

7º Tous les litiges jugés par arbitrage privé.

8º Des écoles et collèges universitaires nationaux s'ouvrir très
nombreux.

9º Des milliers d'hommes et de femmes renoncer à tout tissu étranger et
porter uniquement des vêtements tissés et filés à la main, et le tissu
étranger actuellement en magasin vendu ou brûlé par eux.

10º Tous refuser de s'engager dans l'armée ou de servir le Gouvernement.

11º Ceux qui peuvent gagner leur vie autrement abandonner les emplois
du gouvernement et même l'armée.

12º Chacun souscrire au fonds national autant qu'il est nécessaire.

13º Les possesseurs de titres y renoncer en plus grand nombre.

14º Les électeurs, encore incertains, considérer que c'est un péché
d'envoyer des représentants aux Conseils.

15º Les candidats aux élections retirer leur candidature et ceux qui
auraient été élus démissionner.

Si le peuple prend ces résolutions et les met en pratique il aura
certainement le _Swaraj_ avant un an. Nous l'aurons atteint, quand il
se montrera capable de cette force. La nation signera alors ma mise
en liberté et j'en serai heureux. La liberté dont je jouis à présent
est pour moi une prison. Si le peuple employait la violence pour me
délivrer et s'il attendait ensuite mon aide pour obtenir le _Swaraj_
son incompétence serait démontrée. Ni moi, ni personne ne pouvons
donner le _Swaraj_ à la nation. Elle l'aura dès qu'elle aura prouvé
qu'elle est prête.

Je dirai pour terminer qu'il est parfaitement inutile d'incriminer le
gouvernement. Nous avons le gouvernement que nous méritons. Lorsque
nous serons meilleurs, le gouvernement le sera également. Ce n'est
qu'à ce moment-là que nous aurons notre _Swaraj_. La Non-Coopération
montre que la nation a pris la résolution de devenir meilleure.
Va-t-elle abandonner sa résolution si l'on m'arrête et coopérer avec
le gouvernement? Si le peuple devient fou, s'il adopte la violence et
qu'il en soit amené à ramper sur le ventre, à frotter son visage sur le
sol, à saluer l'_Union Jack_ et à faire pour cela quarante kilomètres
à pied, qu'est-ce sinon coopérer? Mieux vaut mourir que de s'abaisser
ainsi. En un mot de quelque façon que vous considériez la question vous
verrez que la seule ligne de conduite pour le peuple est celle que j'ai
indiquée.

  _10 novembre 1920._




L'UNIVERSITÉ NATIONALE DE GUJERAT


En créant une Université et en organisant un Collège à Ahmedabad le
Gujerat a démontré que la Non-Coopération avait également son côté
constructif. Seulement, comme la Non-Coopération est d'abord un acte de
purification, il lui faut détruire avant de construire. L'Université
Nationale se dresse aujourd'hui pour protester contre l'injustice
britannique et défendre notre honneur national. Mais elle demeurera.
Elle s'inspire des idéaux nationaux d'une Inde unie. Elle représente
une religion qui est le Dharma des Hindous et l'Islam des Mahométans.
Elle veut sauver les langues indigènes de l'oubli immérité et en faire
la source de la régénération nationale et de la culture indienne. Elle
considère que l'étude systématique des cultures asiatiques n'est pas
moins essentielle pour acquérir une éducation parfaite que celle des
sciences occidentales. Elle devra fouiller dans les immenses trésors
du sanscrit, de l'arabe, du persan, du pali et du magahdi afin d'y
découvrir où se trouve la source de la force pour la nation. Elle ne se
propose pas seulement de se nourrir des anciennes cultures ou de les
copier: elle espère plutôt créer une culture nouvelle basée sur les
traditions et enrichie par l'expérience des temps plus rapprochés.
Elle représente la synthèse des différentes cultures qui se sont
implantées aux Indes, qui ont agi sur l'existence de l'Inde et qui
ont à leur tour subi l'influence de l'esprit du sol. Cette synthèse
sera, bien entendu, selon le _Swadeshi_ où toute culture est assurée
d'avoir sa place légitime, non sur le modèle américain où une culture
prédomine et absorbe toutes les autres, où le but n'est pas l'harmonie
mais une unité artificielle et forcée. Pour cette raison l'Université
a voulu que ses étudiants apprissent à connaître toutes les religions
de l'Inde. Les Hindous ont ainsi l'occasion d'étudier le _Koran_ et
les Musulmans de savoir ce que contiennent les _Shastras_ hindous.
L'Université n'a exclu qu'une seule chose de son programme, c'est
l'esprit d'exclusion qui considère comme «intouchable»[72] une section
quelconque de l'humanité. L'étude de l'hindoustani qui est un mélange
national de sanscrit, d'hindi et d'urdu persanisé est obligatoire.
L'esprit d'indépendance sera développé non seulement par l'étude
de la religion, de la politique et de l'histoire mais aussi par la
préparation professionnelle qui seule peut donner à la jeunesse du
pays l'indépendance économique et le soutien que procure le respect
de soi-même. L'Université espère organiser de meilleures écoles dans
toutes les villes de province afin que l'instruction se répande au loin
et pénètre le peuple le plus tôt possible.

Le _Gujerati_ employé comme langue éducative facilitera ce progrès
et il n'y aura plus, entre les gens cultivés et les ignorants, cette
séparation qui est une sorte de suicide. L'un des effets d'une
éducation industrielle pour les classes distinguées et d'une éducation
littéraire pour les classes industrielles sera en grande partie
d'empêcher la distribution inégale de la fortune et en même temps de
mettre fin au mécontentement social qui en résulte. Les plus graves
défauts des Universités du Gouvernement c'est d'être sous le contrôle
d'étrangers et d'attribuer une valeur fausse aux diverses carrières.
L'Université du Gujerat en ne coopérant pas avec le Gouvernement y
remédie automatiquement. Si les fondateurs et les promoteurs sont
fidèles à cette résolution jusqu'à ce que le Gouvernement soit devenu
national, ils acquerront une perception nette des idéaux et des besoins
de la Nation. Demandons à Dieu que les Travailleurs pour la cause aient
la foi et la force nécessaires pour défendre la bannière qu'ils ont
déployée.

  _17 novembre 1920._


  [72] Voir les articles suivants page 160.




LE SYSTÈME DES CASTES


J'ai reçu plusieurs lettres irritées à propos de mes remarques sur
le système des Castes... Le point soulevé par mes correspondants
mérite qu'on le considère et qu'on y réponde. Ils déclarent que la
conservation du système des castes serait la ruine de l'Inde et que
l'esprit de caste a réduit l'Inde à l'esclavage. A mon avis ce n'est
pas l'esprit de caste qui a fait de nous des esclaves, c'est notre
avidité et notre mépris des vertus essentielles. Si l'Hindouisme ne
s'est pas désagrégé c'est à l'esprit de caste que nous le devons.

Comme toutes les autres organisations le système des castes a souffert
d'excroissances malignes. Je ne considère fondamentales, naturelles
et essentielles que les quatre divisions[73]. Les innombrables
subdivisions peuvent parfois être commodes mais elles sont souvent
gênantes. Plus tôt la fusion aura lieu, mieux cela vaudra. La
suppression et la reconstitution silencieuses des subdivisions ont
toujours eu lieu et continueront forcément. On peut être certain que
l'influence sociale et l'opinion publique se mêleront de ce problème.
Mais je suis tout à fait opposé à ce qu'on essaye de détruire les
divisions fondamentales. Le système des castes n'est pas basé sur
l'inégalité, il n'y est pas question d'infériorité et si pareille
question se posait, comme à Madras et Maharastra et ailleurs, il
faudrait certainement refréner cette tendance. Mais il ne semble pas
qu'il y ait une raison sérieuse de mettre fin à ce système à cause
de ses abus. Il se prête facilement à la réforme. Il n'est point
douteux que l'esprit démocratique, qui s'étend rapidement dans l'Inde,
débarrassera cette institution de toute idée de prédominance et de
subordination.

L'esprit démocratique n'est pas une chose mécanique qui peut s'ajuster
en abolissant les formes extérieures. Il demande une transformation
du cœur. Si les castes sont un obstacle au développement de l'âme,
l'existence de cinq religions dans l'Inde: l'Hindouisme, l'Islamisme,
le Christianisme, le Zorastrianisme et le Judaïsme en sont une
également. L'esprit démocratique exige l'inculcation de l'esprit de
fraternité et je n'éprouve aucune difficulté à considérer un Mahométan
ou un Chrétien comme mon frère, absolument comme s'il était frère par
le sang, et si l'on doit à l'Hindouisme la doctrine des castes on lui
doit aussi d'avoir inculqué la fraternité essentielle non seulement des
hommes mais de tout ce qui vit.

Un de mes correspondants suggère que nous abolissions les castes pour
adopter le système Européen des classes, voulant dire sans doute qu'il
faut supprimer l'hérédité des castes. Je suis porté à croire que la
loi de l'hérédité est une loi éternelle et que toute tentative pour la
transformer doit forcément conduire ainsi qu'il est déjà arrivé, au
désordre absolu. Je vois une grande utilité à considérer un brahmane
comme restant brahmane pendant toute son existence. S'il cesse de se
conduire en brahmane il cesse naturellement d'inspirer le respect qui
est dû à un véritable brahmane. Il est facile de se rendre compte des
difficultés innombrables qui surgiraient s'il fallait organiser des
tribunaux pour punir et récompenser, pour dégrader ou pour donner de
l'avancement. Si les Hindous croient, ainsi qu'ils doivent le faire,
à la réincarnation et à la transmigration des âmes, ils savent que la
nature sans se tromper rétablira l'équilibre en dégradant le brahmane
s'il se conduit mal et en le réincarnant dans une caste inférieure
alors qu'elle maintiendra au rang de brahmane celui qui a vécu en
brahmane dans sa présente incarnation.

Je ne considère pas qu'il soit indispensable à l'esprit démocratique
de boire, manger en commun et de s'unir par mariage. Je n'envisage pas
une universalité de manières et de coutumes sous le plus démocratique
des gouvernements. Nous devons chercher l'union dans la diversité...
Dans la religion Hindoue il est défendu aux enfants de deux frères de
s'épouser. Cette défense n'affecte en rien la cordialité des rapports;
il est même probable qu'elle crée des relations plus saines. Dans les
intérieurs Vaishnava j'ai vu des mères qui ne mangeaient pas dans la
cuisine commune ni ne buvaient au bol commun, sans en devenir pour
cela dédaigneuses, arrogantes et moins affectueuses. Ces contraintes
disciplinaires ne sont pas mauvaises en soi. Poussées ridiculement
à l'extrême elles peuvent être nuisibles et si elles ont pour but
d'attribuer une supériorité elles deviennent des faiblesses et par
conséquent un mal. Mais avec le temps et à mesure que surgiront des
nécessités et des circonstances nouvelles, ces coutumes devront être
avec circonspection modifiées et transformées.

Ainsi, tout en étant disposé à défendre comme je l'ai déjà fait la
division en quatre castes, je considère l'_intouchabilité_[74] comme un
crime monstrueux, envers l'humanité ainsi que je l'ai souvent répété.
Ce n'est pas une marque d'empire de soi, mais une prétention arrogante
à la supériorité. Elle n'a jamais servi à rien d'utile et a abaissé un
nombre incalculable d'êtres humains, qui non seulement nous valent
bien, mais rendent au pays de bien des façons, des services essentiels.
C'est un péché dont l'Hindouisme doit se délivrer au plus tôt, s'il
veut être considéré comme une religion honorable et ennoblissante. Je
ne vois pas une seule raison en sa faveur et je n'ai aucune hésitation
à rejeter, dans les Ecritures, les passages, d'un caractère douteux,
à l'appui de cette criminelle institution. A dire vrai je rejetterais
toute autorité qui serait en contradiction avec la raison pondérée ou
les commandements du cœur. L'autorité soutient et ennoblit les faibles
lorsqu'elle est l'œuvre de la raison mais elle avilit lorsqu'elle
supplante la raison sanctifiée par la «petite voix silencieuse qui est
en nous.»

  _8 décembre 1920._


  [73] Brahmane, Kshattriya, Vaiçya et Çoûdra: (philosophe et
  éducateur; administrateur et soldat; commerçant et pasteur; artisan
  et tâcheron.)

  [74] Le 27 octobre 1920 sous le titre «Classes _déprimées_»
  M. Gandhi avait écrit un article sur la question des _intouchables_.

  Vivekananda appelait les Panchamas «classes supprimées.» Sans nul
  doute son épithète est plus exacte que la mienne. Nous les avons
  supprimés et nous nous sommes déprimés nous-mêmes. C'est à la justice
  vengeresse mesurée par un Dieu juste que nous devons, selon Gokhale,
  d'être devenus les parias de l'Empire. Un correspondant me demande
  avec indignation ce que je fais pour eux. Nous autres Hindous ne
  devrions-nous pas laver nos mains sanglantes avant de demander aux
  Anglais de laver les leurs? La question est juste et opportune. Et
  s'il était possible à un membre d'une nation esclave de délivrer de
  leur esclavage les classes supprimées sans s'affranchir du sien je le
  ferais immédiatement. Mais c'est une tâche impossible. Un esclave n'a
  même pas la liberté nécessaire pour faire ce qu'il doit... Si j'avais
  une législature vraiment nationale je répondrais à l'insolence
  hindoue en faisant construire des puits spéciaux pour les classes
  supprimées, je créerais des écoles plus nombreuses et meilleures pour
  qu'il ne reste pas un seul intouchable ne sachant où envoyer ses
  enfants, mais je dois attendre encore ce jour meilleur.

  Faut-il entre temps laisser les classes déprimées s'arranger comme
  elles peuvent? Certes non.--Personnellement j'ai fait et fais encore
  à mon humble façon ce que je peux pour mes frères Panchamas.

  Ces membres de la nation foulés aux pieds ont trois ressources. S'ils
  sont impatients ils peuvent demander l'appui du Gouvernement qui
  est le maître des esclaves. Ils l'obtiendront mais le remède sera
  pire que le mal. Aujourd'hui ils sont les esclaves d'esclaves. S'ils
  cherchent l'appui du Gouvernement celui-ci se servira d'eux pour
  anéantir leurs propres frères. Au lieu que l'on continue à pécher
  envers eux ce sont eux qui pécheront envers les autres. Les Musulmans
  ont essayé sans succès, ils se sont aperçus qu'ils perdaient au lieu
  d'y gagner. Les Sikhs le firent imprudemment et échouèrent; nulle
  communauté de l'Inde n'est plus mécontente que la leur. L'aide du
  Gouvernement n'est donc pas une solution.

  La seconde serait pour eux de renoncer à l'Hindouisme ou de se
  convertir en bloc à l'Islamisme ou au Christianisme. Si une
  amélioration matérielle pouvait excuser que l'on renie sa religion
  je n'hésiterais pas à le conseiller. Mais la religion est une
  question de cœur. Il n'est pas d'incommodité physique qui puisse vous
  autoriser à renier votre religion. Si la façon inhumaine de traiter
  les Panchamas faisait partie de l'Hindouisme, le renier deviendrait
  un devoir pour eux et pour ceux qui comme moi ne faisons pas un
  fétiche de la religion et n'excusons pas tous les maux en son nom.
  Mais je suis persuadé que l'_Intouchabilité_ ne fait pas partie de
  l'Hindouisme. C'en est plutôt une excroissance qu'il faut détruire à
  tout prix. Et il existe une véritable armée de réformateurs hindous
  qui ont à cœur de débarrasser l'Hindouisme de cette souillure. Je
  considère par conséquent que la conversion ne serait point un remède.

  Il leur reste enfin la ressource d'agir par eux-mêmes et de se
  défendre avec l'aide que les Hindous non-Panchamas leur donneront,
  non par protection mais par devoir. Voilà où la Non-Coopération
  pourrait servir. Je serais, en effet partisan d'une Non-Coopération
  méthodique pour remédier à ce mal reconnu. Mais la Non-Coopération
  signifie indépendance absolue de toute aide extérieure, c'est un
  effort intérieur. Vouloir absolument pénétrer dans les enceintes
  défendues ne serait pas de la Non-Coopération. Ce pourrait être
  considéré comme de la Désobéissance Civile si c'était accompli
  pacifiquement. Mais j'ai découvert à mes dépens que la Désobéissance
  Civile demande une préparation préliminaire bien plus grande et
  beaucoup plus d'empire sur soi-même. Tout le monde peut non-coopérer,
  mais il en est peu qui soient capables de Désobéissance Civile. Pour
  protester contre l'Hindouisme les Panchamas peuvent donc cesser tout
  contact et tous rapports avec les autres hindous tant que les causes
  de leur grief persisteront. Mais si je ne me trompe les Panchamas
  n'ont pas de chef capable de les conduire à la victoire par la
  Non-Coopération.

  Le meilleur moyen serait donc que les Panchamas se joignissent au
  grand mouvement national pour libérer l'Inde de l'esclavage auquel
  la soumet le Gouvernement actuel. Il est facile à nos amis Panchamas
  de voir que la Non-Coopération contre ce gouvernement malfaisant
  suppose une coopération entre les différentes sections qui composent
  la nation indienne. Les Hindous doivent comprendre que s'ils veulent
  non-coopérer avec succès il leur faut faire cause commune avec les
  Panchamas comme ils ont fait cause commune avec les Musulmans. La
  Non-Coopération sans violence est essentiellement un mouvement de
  purification personnelle intensive. Cette opération a déjà commencé,
  et que les Panchamas y prennent part volontairement ou non, les
  autres Hindous n'oseront pas les laisser de côté sans nuire à leur
  propre progrès. Par conséquent, bien que la question des Panchamas me
  soit aussi chère que l'existence même, je me borne à consacrer toute
  mon attention à la Non-Coopération nationale. Je suis convaincu que
  le plus renferme le moins...




LE CONGRÈS NATIONAL


Le plus vaste et le plus important des Congrès[75] vient de se
terminer. Ce fut la plus grande démonstration contre le système de
gouvernement actuel qui ait jamais eu lieu. Le Président a exprimé
la vérité absolue lorsqu'il a dit qu'à ce Congrès ce n'était pas le
Président et les chefs qui entraînaient le peuple, mais le peuple
qui l'entraînait lui et les chefs. Il était évident pour ceux qui se
trouvaient sur l'estrade que le peuple avait pris les rênes en main.
Ils eussent préféré aller moins vite.

Le Congrès consacra une journée à une discussion détaillée de la
doctrine qui fut adoptée après deux nuits de réflexion par tous à
l'exception de deux voix. Il consacra une journée à discuter une
résolution de Non-Coopération qui fut adoptée avec un enthousiasme sans
précédent. Il consacra le dernier jour à la lecture des trente-deux
articles de la Constitution...

Après de sérieuses délibérations, le Congrès a pris trois décisions
importantes. Il a exprimé en termes extrêmement clairs sa résolution
d'obtenir son autonomie absolue, conservant si possible son
association avec le peuple britannique mais s'en séparant s'il le
fallait. Il se propose d'y arriver uniquement par des moyens honorables
et non-violents. Il a introduit dans la Constitution qui réglemente son
action des changements fondamentaux et a fait acte de désintéressement
en réduisant le nombre de ses délégués à un membre par cinquante mille
habitants de l'Inde, et en insistant pour que ces délégués fussent
véritablement les représentants de ceux qui veulent prendre une part
active dans les affaires politiques du pays. Afin de s'assurer que
tous les partis seraient représentés il a accepté le principe du «vote
unique transférable». Il a appuyé la résolution de Non-Coopération
adoptée à la session spéciale et l'a amplifiée à tous points de
vue. Il a insisté sur la Non-Violence et déclaré que l'obtention de
_Swaraj_ dépend de l'harmonie complète entre les partis constituants
de l'Inde; il a fait ressortir par conséquent l'importance de l'union
Hindoue-Musulmane. Les délégués hindous ont demandé à leurs chefs de
juger les différends entre Brahmanes et non-Brahmanes et ont insisté
auprès de leurs supérieurs religieux sur la nécessité de se débarrasser
du poison de l'_intouchabilité_. Le Congrès a dit aux parents dont
les enfants sont à l'école et aux avocats qu'ils n'ont pas répondu à
l'appel de la Nation en aussi grand nombre qu'ils auraient dû et qu'un
effort plus grand devait être fait. Il s'ensuit nécessairement que ceux
qui ne répondront pas rapidement à cette demande réitérée se verront
peu à peu exclus des affaires publiques du pays. Le pays demande aux
hommes et aux femmes de l'Inde de faire tout leur devoir.

  _5 janvier 1921._


  [75] Congrès de Nagpur tenu en décembre 1920.




NÉCESSITÉ D'ÊTRE HUMBLES


L'esprit de Non-Violence conduit nécessairement à l'humilité. La
Non-Violence signifie confiance en Dieu, le Roc des Ages. Si nous
voulons qu'il nous aide, il faut nous approcher de lui avec un cœur
humble et contrit. Les Non-Coopérateurs ne doivent pas exploiter le
succès surprenant qu'ils ont remporté au Congrès. Il nous faut être
comme le manguier qui courbe la tête lorsqu'il porte des fruits. Sa
grandeur réside dans son humilité majestueuse. Mais il paraît que les
non-coopérateurs se sont montrés insolents et intolérants envers ceux
qui ne partagent pas leurs idées. Ils perdront, j'en suis sûr, s'ils
s'enflent d'orgueil, leur importance et leur gloire. Nous n'avons
certainement pas lieu d'être mécontents du progrès accompli jusqu'à
présent, mais nous n'avons pas grand chose à notre actif dont nous
puissions être fiers. Il nous faudra faire bien d'autres sacrifices
avant de pouvoir nous permettre de montrer de la fierté, encore moins
de l'orgueil. Les milliers d'Indiens qui sont venus en foule au Congrès
approuvent sans aucun doute la doctrine intellectuellement, mais peu
d'entre eux l'ont mise en pratique. Sans parler de ceux qui plaident,
combien de parents ont retiré leurs enfants des écoles? Combien de
ceux qui ont voté pour la Non-Coopération ont cessé d'employer du tissu
étranger et se sont mis à filer?

La Non-Coopération n'est pas un mouvement de vantardise, de
fanfaronnade et de bluff. Elle sert à mettre notre sincérité à
l'épreuve. Elle nous demande un sacrifice silencieux et ferme de
nous-mêmes. Elle exige la preuve de notre loyauté et de notre capacité
pour le travail national. C'est un mouvement qui cherche à mettre ses
idées en action, et plus nous agissons plus nous nous apercevons qu'il
y a bien plus à accomplir que nous ne pensions. Et ce sentiment de
notre imperfection doit nous rendre humbles.

Un Non-Coopérateur s'efforce d'attirer l'attention et de donner
l'exemple non par la violence mais par une humilité discrète. Il laisse
à la solidité de ses actions le soin de faire apprécier sa foi. Sa
force provient de ce qu'il compte sur la correction de son attitude,
et il en convaincra d'autant plus son adversaire qu'il interposera
moins de paroles entre ses actions et celui-ci. La parole, surtout
lorsqu'elle est arrogante, trahit un manque d'assurance et rend
l'adversaire sceptique sur la réalité de l'acte. L'humilité est donc
la clé qui ouvre rapidement la porte au succès. J'espère que tout
Non Coopérateur reconnaîtra la nécessité d'être humble et de savoir
se contenir. C'est parce qu'il y a si peu à faire et que ce peu tout
entier dépend de nous-mêmes que j'ai osé émettre l'opinion que nous
aurons le _Swaraj_ avant un an.

  _12 janvier 1921._




LE PÉCHÉ D'INTOUCHABILITÉ


Il est intéressant de remarquer que le Comité qui se réunit avant le
Congrès pour discuter les propositions du Congrès et le Comité du
Congrès de Nagpur en 1920 ont accepté sans opposition la clause se
rapportant au _péché d'intouchabilité_. L'Assemblée Nationale a bien
agi en approuvant la résolution et en déclarant que pour obtenir le
_Swaraj_ il était nécessaire de faire disparaître cette souillure de
l'Hindouisme. Le diable n'arrive à ses fins que parce qu'il est aidé
par ses pareils. Il tire profit des faiblesses de notre nature pour
avoir de l'empire sur nous. Le Gouvernement fait de même. C'est par
nos vices et nos faiblesses qu'il conserve son autorité sur nous,
et si nous voulons devenir insensibles à ses machinations il faut
nous débarrasser de nos faiblesses. C'est pour cette raison que j'ai
appelé la Non-Coopération une méthode de purification. Dès que la
méthode aura fait son œuvre ce gouvernement s'effondrera faute d'être
entouré de l'atmosphère qui lui est nécessaire, comme les moustiques
qui cessent de fréquenter l'endroit où les fossés ont été asséchés et
comblés. Une juste Némésis ne nous a-t-elle pas châtié pour le crime
d'intouchabilité? N'avons-nous pas récolté ce que nous avons semé?...
Nous avons tenu les parias à l'écart et maintenant nous le sommes
devenus nous-mêmes dans les colonies anglaises. Nous leur refusons de
se servir de nos puits, nous leur jetons nos restes; leur ombre même
semble nous polluer. En vérité il n'est pas d'accusation que nous ne
lancions à la figure des Anglais que les parias ne pourraient nous
lancer également.

Comment peut-on faire disparaître cette souillure de l'Hindouisme?
«Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît». J'ai souvent
dit à des fonctionnaires anglais que s'ils étaient des amis et des
serviteurs de l'Inde, ils devraient descendre de leur piédestal,
abandonner leur attitude protectrice, montrer par leurs actes pleins
d'amour qu'ils sont en toutes choses nos amis, et nous croire leurs
égaux absolument comme leurs camarades anglais. Après les événements du
Pendjab et du Califat, j'ai été un peu plus loin. Je leur ai demandé de
se repentir et de changer de sentiments. Et c'est justement pour cela
qu'il faut que nous autres Hindous nous nous repentions du mal que nous
avons fait, que nous changions notre façon d'agir envers ceux que nous
avons «supprimés» par un système tout aussi diabolique que celui du
Gouvernement de l'Inde réprouvé par nous. Nous ne devons pas leur jeter
comme une aumône quelques misérables écoles, nous ne devons pas adopter
envers eux un air de supériorité. Il faut que nous les traitions comme
nos propres frères et leur rendions l'héritage que nous leur avons
enlevé. Et ceci ne doit pas être l'action de quelques réformateurs qui
connaissent les Anglais, mais un effort volontaire et conscient de la
part des masses. Nous ne devons pas attendre des siècles pour accomplir
cette réforme attardée. Il faut que nous nous efforcions d'y parvenir
en cette année de grâce, d'épreuve, de préparation et de pénitence.
C'est une réforme qui ne doit pas suivre le _Swaraj_ mais le précéder.

L'«intouchabilité» n'est pas une sanction de la religion mais une
invention de Satan. Le diable a toujours cité l'Ecriture Sainte. Mais
l'Ecriture Sainte ne saurait être au-dessus de la Raison et de la
Vérité. Elle a pour but de purifier la Raison et de rendre la Vérité
plus éclatante. Je n'irais pas brûler un cheval sans tache parce qu'il
paraît que les Vedas ont conseillé, toléré et autorisé ce sacrifice.
Pour moi les Vedas sont divins, ils ne sont pas écrits. «La lettre
tue»; c'est l'esprit qui communique la lumière, et l'esprit des Vedas
est pureté, vérité, innocence, chasteté, simplicité, pardon et piété
et tout ce qui rend l'homme et la femme braves et nobles. Il n'y a
ni noblesse, ni bravoure à traiter les nobles boueurs résignés de la
nation comme s'ils étaient moins que des chiens qu'il faut mépriser et
couvrir de crachats. Plût à Dieu qu'il nous accordât à tous la force et
la sagesse nécessaires pour devenir les boueurs de la nation comme les
classes supprimées sont obligées de l'être. Il ne manque pas d'écuries
d'Augias à nettoyer.[76]

  _19 janvier 1921_


  [76] L'interview suivante parue d'abord dans l'_Indian Witness_ de
  Lucknow et reproduite ensuite dans la _Jeune Inde_ du 25 février 1920
  sous le titre «Nettoyez» nous rend encore plus claires les idées de
  M. Gandhi à ce sujet et donne en même temps son portrait physique et
  moral.

  «Tout en causant avec M. Gandhi je remarquai non sans étonnement la
  simplicité de son costume. Il était vêtu d'étoffe blanche grossière,
  un _kambal_ jeté sur ses épaules le protégeait du froid, un bonnet
  blanc lui couvrait la tête. Il était assis sur le sol en face de
  moi et je me demandais comment ce petit individu au visage maigre,
  aux grandes oreilles écartées, aux tranquilles yeux bruns pouvait
  bien être le célèbre Gandhi dont j'avais tant entendu parler. Mais
  tous mes doutes disparurent lorsque nous commençâmes à causer. Je
  n'approuve pas toutes les méthodes de M. Gandhi pour atteindre le
  but souhaité, mais je tiens à rendre à l'homme ce témoignage: M.
  Gandhi est un spiritualiste, c'est un penseur. Pendant ma courte
  entrevue avec lui j'éprouvais ce même sentiment de communion que j'ai
  éprouvée maintes fois avec les Saints. Je compris que cet homme était
  allé à la source même de la foi chrétienne et qu'il avait puisé ses
  connaissances auprès du Christ.

  --«M. Gandhi, que peuvent faire les Nations occidentales pour aider
  au développement de l'Orient et de l'Inde en particulier? M. Gandhi
  répondit à ma question d'une façon détournée:

  --«Pour l'instant, dit-il, l'Inde désapprend. L'Inde a appris une
  foule de choses inutiles qui ne lui servent à rien. En observant
  l'Occident et votre pays en particulier j'ai appris deux choses de
  la première importance, d'abord la propreté, ensuite l'énergie. Je
  suis absolument convaincu que mes compatriotes ne peuvent progresser
  spirituellement avant d'avoir fait un nettoyage complet. Votre peuple
  possède une énergie surprenante; cette énergie est en grande partie
  dirigée vers un but matériel. Si cette même somme d'énergie pouvait
  être dirigée convenablement chez le peuple indien, ce serait pour lui
  un précieux bienfait.

  --«Auriez-vous la bonté de me dire ce que le Christianisme peut
  faire pour aider l'Inde, étant donné l'esprit de nationalisme qui
  règne à l'étranger?» Il me répondit: «Ce dont nous avons besoin
  avant tout c'est de sympathie. Lorsque j'étais dans l'Afrique du Sud
  j'ai découvert cette comparaison. Il me fallait creuser des puits
  artésiens. Pour atteindre aux sources courantes et pures je devais
  creuser à une très grande profondeur. Un grand nombre de ceux qui
  viennent ici afin d'étudier mes compatriotes se contentent de gratter
  à la surface. Si par leur sympathie ils creusaient profondément ils
  découvriraient une source de vie pure et claire».

  --«Auriez-vous également la bonté de me dire quels livres ou quelles
  personnes ont exercé sur vous le plus d'influence?» Je m'attendais à
  ce qu'il me parlât des Vedas et autres livres indiens que devraient
  connaître les Chrétiens mais je ne m'attendais pas à l'entendre
  citer trois livres anglais[77] qui avaient dirigé sa vie et formé
  sa pensée. Il admit franchement qu'il n'était pas lecteur omnivore,
  qu'il choisissait avec soin ce qu'il y avait de meilleur. Et voici
  l'ordre dans lequel il me nomma ces livres: La Bible, Ruskin et
  Tolstoï. Puis parlant de la Bible il me dit: «Il m'est arrivé maintes
  fois de ne savoir de quel côté me diriger. Je suis allé à la Bible et
  particulièrement au Nouveau Testament et dans son message j'ai puisé
  des forces.»

  Je tenais beaucoup à savoir ce que notre association de diplômés
  de l'Université de Meerut qui était composée de l'élite des
  hommes instruits de cette ville pouvait faire pour en augmenter
  la prospérité. Il répondit: «Qu'ils soient boueurs». Il ajouta:
  «j'emploie cette expression dans toute sa force. Si les membres de
  votre association pouvaient prêter une main charitable pour nettoyer
  la cité moralement et matériellement ils accompliraient une tâche
  importante.»

  [77] C'est-à-dire lus _en_ anglais. (N. d. T.)




HIND SWARAJ, le Home Rule de l'Inde.


C'est assurément un bonheur pour moi que la brochure portant ce
titre attire l'attention générale. L'original est en Gujerati.
Elle a eu une carrière variée. Elle parut d'abord en Afrique du Sud
dans les colonnes de l'_Indian Opinion_. Je l'avais écrite en 1908
après avoir quitté Londres, pendant le voyage, lorsque je retournais
dans l'Afrique du Sud. J'avais eu l'occasion d'être en rapports
avec tous les Indiens anarchistes de Londres. Leur bravoure m'avait
frappé mais j'avais l'impression que leur zèle s'égarait. J'avais le
sentiment que la violence n'était pas un remède aux maux de l'Inde
et que sa civilisation demandait une arme différente et plus élevée
pour la défendre. Le _Satyâgraha_ de l'Afrique du Sud était encore
dans l'enfance, il avait à peine deux ans, mais il était assez
vigoureux cependant pour qu'il me fût possible d'en parler avec
quelque assurance. _Hind Swaraj_ reçut un tel accueil qu'il fut publié
sous forme de brochure et attira quelque attention dans l'Inde. Le
Gouvernement de Bombay en défendit la circulation. Je répondis à cette
attaque en en faisant paraître la traduction. Je considérais que je
devais à mes amis Anglais de leur faire connaître ce qu'il renfermait.
Selon moi c'est un livre que l'on peut mettre entre les mains d'un
enfant. Il enseigne l'Evangile de l'amour à la place de celui de la
haine. Il remplace la violence par l'abnégation et oppose la force de
l'âme à la force brutale. Il en a paru plusieurs éditions et je le
recommande à ceux qui voudraient le lire. Je n'en retire qu'un seul
mot et cela par déférence, pour une dame de mes amies. J'en ai donné
la raison dans la préface de l'édition indienne. La brochure condamne
sévèrement «la civilisation moderne». Je l'écrivis en 1908 et ma
conviction est plus profonde que jamais aujourd'hui. Je suis persuadé
que si l'Inde se débarrassait de la civilisation moderne, elle ne
ferait qu'y gagner.

Mais je tiens à en prévenir le lecteur, il ne doit pas s'imaginer
que je cherche aujourd'hui le _Swaraj_[78] tel qu'il y est décrit.
Je sais que l'Inde n'est pas mûre pour cela. Le dire peut sembler
impertinent mais c'est ma conviction. Je travaille pour arriver à la
maîtrise personnelle qui y est décrite mais aujourd'hui je consacre
mon activité publique au _Swaraj_ parlementaire tel que le désire le
peuple de l'Inde. Mon but n'est pas de détruire les chemins de fer et
les hôpitaux; j'en accueillerais pourtant avec plaisir la destruction
naturelle. Les chemins de fer et les hôpitaux ne sont pas une preuve de
civilisation pure et élevée. Ils sont tout au plus un mal nécessaire.
Ni les uns ni les autres n'ajoutent un pouce à la stature morale
d'une nation. Je ne cherche pas davantage la destruction complète
des tribunaux, bien que je considère que ce soit une fin ardemment
souhaitable. Je désire encore moins détruire les machines et les
filatures. Il faudrait pour cela une simplicité et un renoncement plus
grands que le peuple n'en serait capable à présent.

La seule partie du programme qui soit appliquée complètement est
celle de la Non-Violence. Mais je regrette d'être forcé de l'avouer:
même celle-ci n'est pas appliquée selon l'esprit du livre. Si elle
l'était l'Inde pourrait obtenir son _Swaraj_ en une journée. Si l'Inde
adoptait la doctrine de l'amour comme faisant partie de sa religion et
l'introduisait dans sa politique le _Swaraj_ descendrait des Cieux.
Mais j'ai tristement conscience que cet événement est encore bien
éloigné de nous.

Je fais part de ces réflexions parce que je remarque que bien des
citations du livre sont données dans l'intention de jeter un discrédit
sur le mouvement actuel. J'ai même lu des articles où il est suggéré
que je joue un jeu habile et que je profite de l'agitation actuelle
pour imposer mes manies à l'Inde et que je fais des expériences
religieuses à ses dépens. Tout ce que je puis répondre c'est que le
_Satyâgraha_ est d'une étoffe plus résistante. Il n'y a en lui rien de
réticent et rien de caché. Il est certain qu'une partie de la théorie
de l'existence décrite dans _Hind Swaraj_ est mise en pratique. Il n'y
aurait pas le moindre danger à ce que la totalité le fût. Mais il n'est
pas juste d'effrayer les gens en reproduisant certains passages qui
n'ont rien à voir avec la question actuelle intéressant le pays.

  _26 janvier 1921_


  [78] Qu'est-ce que le _Swaraj_? le _Times_ demande si j'ai
  des notions précises sur le _Swaraj_. Si l'auteur veut se reporter
  aux anciens numéros de _la Jeune Inde_ il trouvera une réponse
  complète à sa question mais je puis mentionner ici que le _Swaraj_
  signifie au moins un accord avec le Gouvernement tel que le désirent
  les représentants que le peuple s'est choisi. Par conséquent si les
  représentants du Congrès peuvent appuyer leur demande par un fonds
  inépuisable de prisonniers ils auront une future importante part à
  tout accord. _Swaraj_ signifie que l'Inde est capable d'obtenir par
  son insistance ce qu'elle désire. Je ne partage pas l'opinion du
  Vice-Roi que le _Swaraj_ à moins qu'il ne vienne par l'épée viendra
  du Parlement anglais. Le Parlement ne répondra à la demande du peuple
  que lorsque l'épée l'y aura forcé. Les Non-Coopérateurs cherchent à
  employer l'épée du sacrifice de soi de préférence à l'épée d'acier.
  L'âme de l'Inde lutte contre l'acier britannique. Nous n'aurons pas
  longtemps à attendre avant de voir ce qu'est le _Swaraj_ populaire.

  _15 décembre 1921._


  En quoi consiste le _Swaraj_? Personne ne peut établir à lui seul
  un plan de _Swaraj_ parce que ce n'est pas le _Swaraj_ d'un seul
  qu'il nous faut. Nous ne saurions pas davantage en établir le plan
  d'avance. Ce qui satisfera la nation aujourd'hui peut et doit le
  demeurer. La volonté nationale peut changer du jour au lendemain,
  mais il est possible certainement d'indiquer d'avance les grandes
  lignes du _Swaraj_: il faut que les représentants de la nation aient
  un contrôle absolu sur l'éducation, sur la police, sur l'armée. Il
  faut que notre contrôle sur les finances soit absolu. Et si nous
  voulons gouverner nous-mêmes il ne faut pas qu'un seul soldat quitte
  l'Inde sans notre assentiment.

  Qu'adviendra-t-il des Intérêts Européens? les intérêts européens
  seront en aussi grande sécurité dans une Inde autonome
  qu'actuellement, mais il n'y aura pas de privilège de supériorité
  de race, ni de concessions, ni d'exploitation. Les Anglais vivront
  dans l'Inde comme des amis dans le sens absolu de ce mot mais non pas
  comme des maîtres. Quant à notre association avec la Grande-Bretagne
  personne à ma connaissance ne désire y mettre fin pour le plaisir de
  le faire. Mais si la politique anglaise reste en conflit avec les
  sentiments musulmans à propos du Califat ou avec ceux de l'Inde pour
  le Pendjab il faudra que nous obtenions notre indépendance absolue.
  De toute façon cette association doit avoir lieu de notre plein gré
  et s'appuyer sur l'affection et sur l'estime.

  L'Inde est-elle prête? C'est ce que l'avenir démontrera; pour ma part
  j'en suis convaincu. Le _Swaraj_, que réclame le Congrès n'est pas
  un _Swaraj_ offert par l'Angleterre, c'est le _Swaraj_ tel que le
  réclame la nation et qu'elle est capable de faire respecter, pareil à
  celui qu'a obtenu l'Afrique du Sud.




A SON ALTESSE ROYALE LE DUC DE CONNAUGHT


Monsieur,--Votre Altesse a sans doute beaucoup entendu parler de la
Non-Coopération et des Non-Coopérateurs et de leurs méthodes, et
incidemment de moi, qui en suis l'humble auteur. Je crains que les
renseignements communiqués à votre Altesse ne lui aient montré qu'un
côté de la question. Je lui dois, je dois à mes amis et je me dois
à moi-même de lui mettre sous les yeux ce qui constitue pour moi la
portée de la Non-Coopération telle qu'elle est appliquée non seulement
par moi mais par mes plus intimes collaborateurs tels que MM. Shaukat
Ali et Mahomed Ali.

Ce n'est pour moi ni une joie ni un plaisir de m'occuper activement
de boycotter la visite de Votre Altesse. Pendant une période
ininterrompue de trente années j'ai loyalement et volontairement servi
le gouvernement parce que j'avais la conviction absolue que c'était le
moyen d'obtenir la liberté de mon pays. Ce ne fut pas une chose de peu
d'importance pour moi lorsque je dus suggérer à mes compatriotes de ne
prendre aucune part à la réception de votre Altesse. Nul parmi nous ne
lui reproche rien en tant que gentleman anglais. Sa personne nous est
aussi sacrée que celle de notre plus cher ami. Je ne connais pas un
seul de mes amis qui ne risquerait sa vie pour sauver celle de votre
Altesse si elle était en danger.

Nous ne sommes pas en guerre contre les Anglais individuellement. Nous
ne cherchons pas à détruire la vie Anglaise mais nous voulons détruire
le système qui a émasculé le corps, l'esprit, et l'âme de notre pays.
Nous sommes résolus à lutter de toute notre puissance contre ce qui
dans la nature anglaise a permis au Pendjab le Dyerisme et le O'
Dwyerisme et abouti à un affront gratuit envers l'Islam, religion
pratiquée par 70 millions des habitants de l'Inde. Nous considérons
comme incompatible avec notre respect de nous-mêmes de supporter plus
longtemps qu'on nous écrase d'une supériorité et d'une domination qui
ignorent et méprisent systématiquement les sentiments de 300 millions
d'innocents Indiens sur mainte importante question. C'est chose
humiliante pour nous. Et ce ne peut-être pour vous un sujet de fierté
de savoir que 300 millions d'Indiens vivent dans la crainte continuelle
de 100 000 Anglais et que par suite ils leur soient asservis.

Votre Altesse vient non pour mettre fin au système que je viens de
décrire mais pour le faire subsister et en augmenter le prestige.
Ses premières paroles ont été à la louange de Lord Willingdon. J'ai
l'honneur de le connaître, je le crois homme aimable et honnête,
incapable de faire volontairement du mal à une mouche mais ayant échoué
absolument dans ses fonctions de gouverneur. Il s'est laissé influencer
par ceux qui avaient intérêt à soutenir le pouvoir. Il ne devine pas ce
qui se passe dans l'esprit de la province Dravidian. Ici, au Bengale
vous donnez un certificat de mérite à un gouverneur qui est également,
si j'en juge par ce que j'ai entendu dire de lui, homme estimable
mais qui ne connaît rien de l'âme du Bengale et de ses aspirations.
Le Bengale n'est pas Calcutta. Fort William et les palais de Calcutta
représentent une insolente exploitation des paysans extrêmement
cultivés et résignés de cette province.

Les Non-Coopérateurs en sont arrivés à la conclusion qu'ils ne doivent
pas se laisser duper par des Réformes faisant semblant de toucher au
problème de la détresse et de l'humiliation de l'Inde. Il ne faut pas
que dans notre colère impatiente nous ayons recours à la violence
stupide. Nous admettons couramment que nous méritons notre part du
blâme pour l'état de choses actuel. Notre coopération volontaire est
tout aussi responsable de notre asservissement que les canons anglais.

Le fait de ne point participer à un chaleureux accueil de votre
Altesse n'est donc pas de notre part une démonstration contre sa haute
personnalité mais contre le système qu'elle est venue encourager. Je
sais qu'il est impossible aux Anglais individuellement, même s'ils
le désiraient, de changer la nature anglaise tout d'un coup. Si nous
voulons être les égaux des Anglais, il faut que nous cessions d'avoir
peur, il faut que nous apprenions à nous suffire, à être indépendants
des écoles, des tribunaux, de la protection et du patronage d'un
Gouvernement que nous désirons renverser s'il ne sait pas s'amender.

Voilà les raisons de la Non-Coopération non-violente. Je sais que nous
ne sommes pas encore tous non-violents en parole et en actions mais
les résultats obtenus jusqu'ici ont été absolument surprenants. Le
peuple a compris comme il ne l'avait jamais fait encore le secret de
la Non-Violence et sa valeur. Qui veut voir peut se rendre compte que
ce mouvement est religieux et purifiant. Nous abandonnons la boisson,
nous cherchons à débarrasser l'Inde du fléau de l'_intouchabilité_;
nous essayons de renoncer au faux luxe étranger et de faire revivre, en
nous mettant au rouet l'antique et poétique simplicité de l'existence.
Nous espérons ainsi rendre stériles les institutions malfaisantes qui
existent.

Je demande à Son Altesse Royale en tant qu'Anglais d'étudier ce
mouvement et ce qu'il peut faire pour l'Empire et pour le monde.
Nous ne luttons contre rien de ce qui est bon. En protégeant l'Islam
ainsi que nous le faisons, nous protégeons toutes les religions;
en protégeant l'honneur de l'Inde, nous protégeons l'honneur de
l'humanité. Les moyens que nous employons ne peuvent nuire à personne.
Nous devons vivre amicalement avec les Anglais, mais notre amitié doit
être celle de deux égaux en théorie et en pratique et nous devons
continuer de non-coopérer c'est à dire de nous purifier jusqu'au jour
où le but sera atteint. Je prie votre Altesse Royale, et par son
intermédiaire tous les Anglais de prendre en considération le point de
vue de la Non-Coopération.

  Je suis le serviteur fidèle de Votre Altesse.

  M. K. GANDHI.

  _9 février 1921_




BOYCOTTAGE SOCIAL


La Non-Coopération étant un mouvement de purification fait non
seulement remonter à la surface toutes nos faiblesses mais il dévoile
également ce qu'il y a d'excessif dans nos qualités mêmes. Le
boycottage social est une antique institution, elle date de la même
époque que les castes. C'est la seule sanction terrible qui produise
un effet sérieux. Elle s'appuie sur l'idée qu'une communauté n'est
pas tenue de donner l'hospitalité à un excommunié ni de le servir.
Boycotter avait sa raison d'être lorsque chaque village formait un
tout compact et qu'il n'y avait guère possibilité de se montrer
récalcitrant. Mais lorsque l'opinion n'est pas d'accord, comme c'est
le cas actuellement sur les mérites de la Non-Coopération; lorsqu'on
fait l'essai d'une nouvelle méthode, le boycottage social qui cherche à
faire plier la minorité devant la volonté de la majorité est une forme
de violence impardonnable. Si l'on persiste, ce boycottage deviendra
la ruine du mouvement. Le boycottage social est applicable et produit
son effet lorsqu'il n'est pas considéré comme une punition et qu'il
est accepté par celui qui en souffre comme une forme de discipline. En
outre pour qu'on le tolère dans une campagne non-violente il ne doit
jamais être inhumain. Il faut qu'il soit civilisé. S'il est une source
de désagréments pour celui qui en est l'objet, il faut qu'il soit une
source de chagrin pour celui qui l'applique. Priver un malade des
soins du docteur par exemple comme ce fut, paraît-il, le cas à Jhansi
est un acte inhumain comparable selon le code moral à une tentative
de meurtre. Je ne vois aucune différence entre assassiner quelqu'un
et priver un mourant du secours d'un docteur. Même les lois de la
guerre ordonnent, je le sais, de donner des soins médicaux à l'ennemi
lorsqu'il en a besoin. Empêcher quelqu'un de se servir du seul puits
qui existe dans un village c'est lui intimer l'ordre de partir. Les
Non-Coopérateurs n'ont sûrement pas le droit d'employer une pression
de ce genre envers ceux qui ne voient pas les choses tout à fait de la
même façon qu'eux. L'impatience et l'intolérance tueraient certainement
ce grand mouvement religieux. Nous n'avons pas le droit de contraindre
les gens à être purs, nous avons encore moins le droit de les forcer
par la violence à respecter notre opinion. Ceci est absolument
contraire à l'esprit démocratique que nous voulons développer.

Il est certain qu'il y a de sérieuses difficultés à surmonter. Recourir
au boycottage social est une tentation irrésistible lorsque celui qui
a accepté l'arbitrage privé refuse de se soumettre à sa sentence. Il
est facile néanmoins de se rendre compte que le boycottage social a
neuf chances sur dix d'entraver le splendide mouvement vers l'arbitrage
pour régler les litiges, arme puissante de la Non-Coopération qui tend
en outre à faire beaucoup de bien. Il faudra un certain temps avant
de s'habituer à l'arbitrage privé. Par sa simplicité et son économie,
il répugne à certains, comme les mets simples à ceux dont le palais
est blasé par les mets trop épicés. Il va sans dire que toutes les
sentences arbitrales ne seront pas parfaites; mais nous devons compter
pour qu'il prospère sur le mérite intrinsèque du mouvement, et la
justesse des décisions...

J'espère que ceux qui travaillent à la Non-Coopération se méfieront des
embûches du boycottage social. Mais le boycottage n'a certainement pas
comme alternative des rapports sociaux. Un homme qui défie une opinion
publique nette et vigoureuse sur des questions vitales n'a droit ni à
des politesses ni à des privilèges sociaux. Nous ne devons pas prendre
part chez lui à des réunions telles que repas de noce, et recevoir de
lui des cadeaux, mais nous ne nous permettrions pas de lui refuser un
service social. Ce service serait un devoir pour nous. Assister à de
grands dîners et autres choses du même genre c'est un privilège qu'on
est libre d'accorder ou de refuser. Il serait sage de notre part de
prêcher plutôt par excès de zèle et de nous servir de notre arme dans
certaines occasions rares et bien déterminées sous la forme restreinte
dont je viens de parler. En chaque circonstance celui qui emploie cette
arme le fait à ses propres risques. S'en servir n'est en aucune façon
un devoir pour l'instant. Personne n'a le droit d'en faire usage s'il y
a quelque danger de nuire par là au mouvement.

  _16 février 1921_




MON INCONSÉQUENCE


Un correspondant me pose quelques questions pleines d'à-propos sur un
ton mordant:

«Lorsque les Zoulous, m'écrit-il, se sont soulevés contre les
usurpateurs britanniques afin d'obtenir leur liberté, vous avez aidé
les Anglais à apaiser la soi-disant révolte. Est-ce se révolter que de
chercher à se libérer du joug de l'étranger? Jeanne d'Arc était-elle
une rebelle? De Valera en est-il un? Vous répondrez sans doute que
les Zoulous avaient recours à la violence. Je vous demanderai alors:
Qu'est-ce qui était mauvais, la fin ou des moyens? Si les moyens
étaient mauvais, la fin ne l'était certes pas. Auriez-vous la bonté
de m'expliquer cette énigme. Pendant la récente guerre vous avez
enrôlé des recrues pour que les Anglais se battent contre des nations
qui n'avaient fait à l'Inde aucun mal. Dans une guerre entre deux
races, avant de prendre parti pour l'une ou pour l'autre, il faudrait
savoir les raisons de chacune. Nous n'avons eu qu'une seule version
et celle d'une nation qui n'a certes pas la réputation d'être sincère
ni franche. Vous vous êtes toujours montré l'avocat de la Résistance
passive et de la Non-Violence. Pourquoi donc avez-vous alors engagé
les gens à prendre part à une guerre dont ils ignoraient les mérites
et pour l'accroissement d'une race qui se vautre dans le bourbier de
l'Impérialisme? Vous direz peut-être que vous aviez confiance dans la
bureaucratie britannique. Comment quelqu'un peut-il avoir la moindre
confiance en un peuple étranger dont chaque action dément les promesses
qu'il a faites? Avec vos connaissances étendues ce ne peut être votre
cas. Voulez-vous me donner la réponse à cette seconde énigme?

«Il est un autre point dont je voudrais parler. Vous êtes un avocat de
la Non-Violence. Dans les circonstances actuelles, nous devions être
absolument non-violents. Mais lorsque l'Inde sera libre, faudra-t-il
complètement renoncer à employer les armes, même si une nation
étrangère venait nous envahir? Continuerez-vous à boycotter les chemins
de fer, les télégraphes, les navires même lorsque ceux-ci auront cessé
de servir à l'exportation des produits de notre sol?»

Je lis et j'entends beaucoup d'accusations sur mon inconséquence mais
je n'y réponds pas, car elles n'affectent que moi. Les questions
soulevées par mon correspondant actuel sont d'importance générale et
méritent qu'on s'y arrête. Elle sont loin d'être nouvelles mais je ne
me souviens pas d'y avoir répondu dans _la Jeune Inde_.

Non seulement j'ai offert mes services pendant la guerre des Zoulous,
mais auparavant pendant la guerre des Boers, et pendant la récente
guerre, non seulement j'ai fait une campagne de recrutement mais en
1914 j'ai formé un corps d'ambulanciers. Par conséquent, si j'ai péché,
la coupe de mes péchés est pleine jusqu'au bord. Je n'ai jamais négligé
l'occasion à n'importe quelle époque de servir le gouvernement.
Pendant ces heures de crises deux questions se posaient à moi: Quel
était mon devoir de citoyen de l'Empire ainsi que je croyais l'être
alors et quel était mon devoir de croyant profondément sincère en
_Ahimsa_ (Non-Violence)?

Je sais à présent que je me trompais en me considérant comme un citoyen
de l'Empire, mais, dans chacune des quatre circonstances, je croyais
que malgré les nombreuses incapacités dont souffrait mon pays, celui-ci
marchait vers la liberté, que, tout bien considéré, le gouvernement,
d'après l'opinion courante, n'était pas absolument mauvais et que si
les administrateurs anglais se montraient insulaires et stupides ils
n'en étaient pas moins sincères.

Telle étant ma manière de voir, je fis ce que tout Anglais eût fait à
ma place dans les mêmes circonstances. Je n'avais ni l'intelligence
ni l'importance nécessaires pour agir seul. Je n'avais pas à juger
ou à étudier de près les décisions ministérielles avec la solennité
d'un tribunal. Je n'imputai aucune mauvaise intention aux ministres à
l'époque de la guerre des Boers, de la révolte des Zoulous ou de la
guerre récente. Je ne considérais pas que les Anglais fussent meilleurs
ou pires que le reste des humains pas plus que je ne les considère
meilleurs ou pires actuellement. Je les considérais et je les considère
encore, capables comme n'importe quel groupe d'hommes de mobiles et
d'actes élevés et capables également de se tromper. Je jugeais donc
qu'en offrant mes humbles services à l'Empire à l'heure où celui-ci en
avait besoin, que ce fût d'une façon générale ou locale, je remplissais
mon devoir d'homme et de citoyen. Et je compte que tout citoyen devra
agir ainsi envers son pays sous le _Swaraj_. Je serais infiniment
malheureux si chacun de nous érigeait sa loi individuelle en toute
circonstance imaginable et allait peser sur des balances de précision
et étudier au microscope chaque action de notre Assemblée Nationale.
J'abandonnerai mon opinion sur la plupart des questions entre les mains
des représentants de la Nation en choisissant ceux-ci avec le plus
grand soin. Un gouvernement démocratique s'il en était autrement ne
durerait pas une journée.

La situation est tout autre pour moi, à présent. J'imagine que mes yeux
se sont ouverts. L'expérience m'a rendu plus sage. Je considère que
le système de gouvernement que nous avons actuellement est absolument
mauvais et que pour l'abolir ou le transformer la nation doit faire
tous les efforts possibles; il n'a pas en lui ce qu'il faut pour
se perfectionner lui-même. Je suis toujours persuadé que beaucoup
d'administrateurs anglais sont sincères, mais cela ne m'avance guère
car je considère qu'ils s'abusent autant que je le faisais moi-même
et sont aussi aveugles que je l'étais. De sorte que je n'éprouve
aucune fierté à appartenir à l'Empire ou à m'en déclarer citoyen. Je
me rends parfaitement compte au contraire que je ne suis qu'un paria
«intouchable» de l'Empire. Je dois donc prier sans cesse pour obtenir
sa destruction ou sa reconstruction, de même qu'un paria aurait le
droit de demander la destruction ou la reconstruction de l'Hindouisme
ou de la société hindoue.

Le point suivant de _Ahimsa_ est le plus difficile à expliquer. Ma
façon de concevoir _Ahimsa_ me pousse toujours à me détacher de presque
toutes les sphères d'action dont je m'occupe. Mon âme refuse d'être
satisfaite tant qu'elle reste le témoin impuissant d'un seul tort ou
d'une seule misère. Mais il m'est impossible à moi, pauvre être fragile
et faible, de réparer toutes les injustices et de me considérer exempt
de blâme dans le mal que je vois. L'esprit chez moi m'entraîne d'un
côté, le corps de l'autre. On peut se libérer de l'influence de ces
deux forces mais on n'y arrive que par étapes lentes et pénibles. Ce
n'est point par le refus machinal d'agir que j'obtiendrai la liberté
mais par une action indépendante et intelligente. Cette lutte entre le
corps et l'âme pour que l'âme devienne absolument libre entraîne une
crucifixion incessante de la chair.

J'étais un citoyen comme les autres, mon intelligence n'était nullement
supérieure; je croyais, moi, en _Ahimsa_ et eux n'y croyaient pas.
Poussés par la colère et par la rancune, ils refusaient de faire
leur devoir et d'aider le gouvernement; ils refusaient parce qu'ils
étaient faibles et ignorants. Travaillant avec eux j'avais le devoir
de les guider. Je leur montrai donc quel était leur devoir précis, je
leur expliquai la doctrine d'_Ahimsa_ et les laissai choisir. C'est
ce qu'ils ont fait. Je ne me repens pas de mon action, car sous le
_Swaraj_ également je n'hésiterais pas à conseiller à ceux qui auraient
le désir de prendre les armes de se battre pour leur pays.

  _23 février 1921_




INSTRUCTIONS AUX PAYSANS DES PROVINCES UNIES

  _Aperçu des instructions en hindi adressées par M. Gandhi aux paysans
  des Provinces Unies pendant sa visite à Oudh._


Il est absolument impossible d'obtenir le _Swaraj_ et la réparation des
injustices commises si les règles suivantes ne sont pas strictement
observées.

1º Nous ne devons faire de mal à personne. Nous ne devons frapper
personne de notre bâton; nous ne devons pas employer de langage
insultant ou exercer de pression indue sur personne.

2º Nous ne devons pas piller les boutiques.

3º Nous devons agir sur notre adversaire par notre bonté, non le
contraindre par la force brutale ou lui supprimer sa provision d'eau le
priver des services du barbier ou du blanchisseur.

4º Nous ne devons pas refuser de payer nos impôts au Gouvernement ni
notre loyer à notre propriétaire.

5º S'il arrivait qu'on eût quelque chose à reprocher aux _zamindars_ il
faudrait en informer Pundit Motilal Nehru et suivre ses conseils.

6º Il faut se rappeler que nous voulons que les Zamindars deviennent
nos amis.

7º Nous ne cherchons pas en ce moment à désobéir civilement et devons
par conséquent obéir à tous les ordres du gouvernement.

8º Nous ne devons pas arrêter les trains et y monter sans billet.

9º Au cas où l'un de nos chefs serait arrêté nous ne devons pas nous
opposer à son arrestation, ni occasionner de désordre. Notre cause ne
sera pas ruinée parce que le Gouvernement aura arrêté nos chefs, mais
elle le sera certainement si nous perdons la tête et commettons des
actes violents.

10º Il faut supprimer les boissons alcooliques, les stupéfiants et
autres vices.

11º Il faut traiter toutes les femmes comme si elles étaient nos mères,
nos sœurs, les respecter et les protéger.

12º Il faut encourager l'union des Hindous et des Musulmans.

13º Nous ne devons pas faire de distinction entre les Hindous ni
considérer que certains sont inférieurs ou intouchables. L'esprit
d'égalité et de fraternité doit régner parmi tous. Nous devons
considérer tous les habitants de l'Inde comme des frères et des sœurs.

14º Nous ne devons pas jouer.

15º Nous ne devons pas voler.

16º Nous ne devons pas mentir quelle qu'en soit la raison. Nous devons
être loyaux dans toutes nos transactions.

17º Nous devons introduire le rouet dans chaque intérieur et tous,
hommes et femmes, consacrer une partie de notre temps à filer,
apprendre aux enfants et les encourager à filer quatre heures par jour.

18º Nous devons éviter d'employer du tissu étranger et porter des
étoffes tissées par nos tisseurs et dont nous aurons filé le fil.

19º Nous devons faire juger nos querelles par arbitrage et ne pas nous
adresser aux tribunaux.

La chose la plus importante dont il faut nous souvenir c'est de
maîtriser notre colère, de ne jamais avoir recours à la violence et
même de supporter que l'on soit violent à notre égard.

  _9 mars 1921_




HUMANITÉ CONTRE PATRIOTISME


Un ami qui m'est cher attire mon attention sur ce qu'il considère
comme un appel malencontreux au patriotisme des Sikhs plutôt qu'à
leur humanité, dans la lettre que je leur ai adressée. Voici le
paragraphe qui lui déplaît: «Le moyen le plus pur de chercher à
obtenir justice pour les meurtres commis est de ne pas le chercher.
Ceux qui les ont perpétrés, qu'ils soient Sikhs, Pathans ou Hindous
sont des compatriotes. Leur châtiment ne rendra pas la vie aux morts.
Je voudrais prier ceux dont le cœur est déchiré de leur pardonner,
non parce qu'ils se sentent faibles (ils ont entre les mains tous les
moyens de punir) mais parce qu'il n'y a pas de borne à leur force.
Ceux-là seuls qui ont conscience d'être forts peuvent pardonner.»

J'ai lu et relu ce qui précède, et je sais que si je devais écrire
à nouveau cette même lettre, je n'en changerais pas un seul mot.
Mon appel s'adresse aux Sikhs en tant qu'Indiens. Il me suffisait
de restreindre sa portée à un point qu'ils pouvaient facilement
comprendre. Le principal argument serait le même pour tous et à toutes
les époques. La lettre que j'ai adressée aux Sikhs eût perdu de son
poids si mon appel s'était étendu à l'humanité. Il faut démontrer à
un Sikh cherchant à punir un criminel indien qui n'est pas Sikh, mais
prêt à pardonner la même offense à un Sikh, qu'un Sikh et un Indien
ne font qu'un dans les questions de ce genre. Mais on s'adresserait à
l'humanité plutôt qu'au patriotisme s'il s'agissait d'un Indien et d'un
Anglais.

Je dois avouer cependant que vu l'état d'esprit actuel un Anglais
pouvait facilement se méprendre sur le sens de cette lettre. Pour moi
Patriotisme et Humanité ne font qu'un. Je suis patriote parce que je
suis homme et humain. L'un n'exclut pas l'autre. Je ne ferais de mal
ni à l'Angleterre ni à l'Allemagne pour servir l'Inde. L'Impérialisme
n'existe pas dans ma façon d'envisager la vie. La morale d'un patriote
ne diffère pas de celle d'un patriarche. Un patriote l'est d'autant
moins qu'il est tiède humanitaire. Il n'y a pas de conflit entre
la morale politique et la morale privée. Un non-coopérateur agira
exactement de la même façon envers son père et son fils qu'envers le
gouvernement.

  _16 mars 1921_




LE SATYAGRAHA. LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE. LA RÉSISTANCE PASSIVE.


La tâche m'incombe souvent de répondre à des questions embarrassantes
sur toutes sortes de sujets surgissant du grand mouvement de
Non-Coopération. Un groupe d'étudiants non coopérateurs m'a prié de
définir les termes que j'ai mis en tête de ces notes. Il arrive que
même à cette heure tardive on me demande encore sérieusement si parfois
le _Satyagraha_ n'approuve pas la résistance par la force: dans le cas
par exemple où la vertu d'une sœur se trouverait à la merci d'un homme
affolé par sa passion. Je me suis permis de suggérer que la meilleure
forme de défense serait de venir sans irritation se placer entre la
victime et son agresseur et d'affronter la mort. J'ai ajouté que cette
méthode nouvelle (pour l'assaillant,) éteindrait probablement le désir
chez celui-ci de telle sorte qu'il ne chercherait plus à enlever une
femme innocente mais dans sa honte aurait hâte de disparaître à sa
vue, et que s'il en était autrement, l'acte de bravoure accompli par
le frère cuirasserait le cœur de la jeune femme et lui communiquerait
une bravoure égale pour résister à la convoitise de l'homme transformé
momentanément en brute. Je croyais avoir fourni l'argument décisif
en ajoutant que, s'il arrivait que la force physique l'emportât, la
honte n'en retomberait pas sur la femme mais sur l'homme et que son
frère et elle étant morts pour défendre sa vertu tous deux seraient
en bonne posture devant le Tribunal Suprême. Je ne garantis point
que mon argument ait convaincu celui qui m'avait posé la question,
ni qu'il convaincra le lecteur. Le monde, je le sais bien, n'en
continuera pas moins d'exister comme auparavant. Mais il est bien, en
ce moment d'examen de conscience et de purification, de comprendre
les conséquences du puissant mouvement de Non-Violence. Toutes les
religions ont insisté sur l'idéal le plus haut, mais toutes ont fait
des concessions aux faiblesses humaines.

Je vais maintenant résumer les explications que j'ai données des
différents termes. Je suis incapable de donner des définitions à la
fois exactes et concises.

_Satyagraha_ veut dire littéralement: «se retenir» à la vérité et par
conséquent signifie Force de Vérité. La Vérité c'est l'âme, l'esprit,
donc c'est la force de l'âme. Elle exclut tout emploi de violence parce
que l'homme ne saurait connaître la vérité absolue et par conséquent
n'a pas qualité pour punir. Le mot fut créé par moi dans l'Afrique du
Sud pour distinguer la Résistance Non-Violente des Indiens de l'Afrique
du Sud de la résistance passive des Suffragettes et autres à la même
époque. Elle n'est point conçue pour être l'arme des faibles.

La _Résistance Passive_ dans le sens orthodoxe, comprend aussi bien
le mouvement pour le Suffrage des femmes que la résistance des
Non-Conformistes. Tout en évitant la violence, qui est impossible aux
faibles, elle ne l'exclut pas si, de l'avis de celui qui fait acte de
Résistance Passive, la circonstance le demande. Néanmoins la Résistance
Passive est toujours distinguée de la résistance armée, et à une
certaine époque seuls les martyrs chrétiens l'appliquaient.

La _Désobéissance Civile_ est une infraction civile à des décrets sans
morale que la loi a établis. Cette expression, si je ne me trompe, fut
créée par Thoreau pour représenter sa propre résistance aux lois d'un
état esclavagiste. Il a laissé un traité parfait sur le devoir de
Désobéissance Civile. Mais Thoreau n'était peut-être pas un champion
absolu de la Non-Violence. Il est probable également que l'infraction
de Thoreau aux lois établies se limitait à celles qui se rapportaient
aux finances c'est à dire au payement des impôts; alors que
l'expression Désobéissance Civile ainsi qu'elle fut appliquée en 1919
signifiait infraction à toute loi établie et immorale. De la part de
celui qui résistait, elle signifiait qu'il se mettait hors la loi d'une
façon civile, c'est à dire non-violente. Ayant appelé les sanctions de
la loi il subissait gaîment l'emprisonnement. C'est une des branches du
_Satyagraha_.

La Non-Coopération signifie avant tout le refus de coopérer avec l'Etat
qui, dans l'opinion du Non-Coopérateur, est devenu corrompu. Elle
exclut la Désobéissance Civile du genre de celle qui est décrite plus
haut. Par sa nature même, la Non-Coopération est à la portée d'enfants
intelligents et peut sans danger être appliquée par les masses. La
Désobéissance Civile suppose une habitude d'obéissance volontaire aux
lois, sans crainte de leurs sanctions. Elle ne peut donc être mise
en pratique qu'en dernier ressort et par quelques uns, au début tout
au moins. La Non-Coopération et la désobéissance civile font, l'une
et l'autre, partie du _Satyagraha_ qui comprend toutes les formes de
résistance non-violente employées pour la défense de la Liberté.

  _21 mars 1921._




AUX PARSIS


  Chers amis,

Je sais que vous suivez avec beaucoup d'intérêt le mouvement de
Non-Coopération. Vous n'ignorez probablement pas que tous les
Non-Coopérateurs réfléchis attendent anxieusement de savoir le rôle
que vous allez jouer dans le mouvement de purification qui s'étend sur
le pays tout entier. Personnellement, je suis persuadé que vous ferez
ce que vous devez faire lorsque le moment sera venu de prendre une
décision et si je vous écris ces quelques lignes, c'est que je crois le
moment arrivé.

Des liens sacrés outre celui de compatriote, m'unissent à vous.
Dadabhai fut le premier patriote qui m'inspira. A une époque où je ne
connaissais pas d'autres chefs il fut mon guide et mon soutien. Encore
enfant, j'eus pour lui une lettre d'introduction. Ce fut l'ancien
«roi sans couronne» de Bombay qui en 1896 me servit de maître et me
montra la façon de travailler. Déjà en 1892, alors que je voulais
livrer bataille à un agent politique ce fut lui qui réprima mon ardeur
juvénile et me donna ma première leçon d'_Ahimsa_ dans la vie publique.
Il m'apprit à ne pas m'irriter des injustices qui m'étaient faites si
je voulais servir l'Inde. Un commerçant Parsi de Durban, Rustamjee
Ghorkhodoo, fut dans l'Afrique du Sud un de mes meilleurs clients et
un de mes amis. Il donna largement pour le bien public, lui et son
courageux fils, et furent parmi mes premiers compagnons de prison.

Il m'offrit asile lorsqu'on me lyncha, et à l'heure actuelle, suit avec
un profond intérêt la cause du _Swaraj_ et vient de me donner pour elle
40000 roupies. La plus noble femme de l'Inde est à mon avis une Parsie;
elle a la douceur d'un agneau et son cœur embrasse toute l'humanité.
Son amitié est le plus précieux des privilèges. Je voudrais continuer
à citer indéfiniment ces souvenirs sacrés mais je vous en ai assez dit
pour que vous me compreniez et appréciiez les raisons qui ont dicté
cette lettre.

Votre communauté est très prudente, vous êtes étroitement unis et vous
demandez avec juste raison d'abondantes preuves de la moralité et de la
sécurité d'un mouvement avant de vous y intéresser. Mais vous risquez
maintenant de pécher par excès de prudence et vos succès commerciaux
peuvent vous porter à oublier les besoins et les aspirations de la
masse de vos compatriotes.

J'appréhende pour vous l'esprit de Rockfeller qui semble gagner
l'importante maison des Tatas. Je n'ose penser aux conséquences
de s'approprier comme ils le font les biens des pauvres gens pour
transformer l'Inde en pays industriel, bénéfice douteux pour elle,
mais je suis persuadé que ce n'est qu'une phase passagère. Votre
pénétration vous permettra de voir qu'une telle entreprise est un
suicide. Votre intelligence alerte vous démontrera que ce n'est pas
de la concentration du capital entre les mains d'un petit nombre que
l'Inde a besoin, mais de la distribution de ce capital afin qu'il soit
à la portée des 750.000 villages composant ce continent d'environ 2700
kilomètres sur 2200 de superficie. Je sais par conséquent que c'est
uniquement une question de temps et que vous joindrez votre sort comme
communauté à celui des réformateurs souhaitant libérer l'Inde du fléau
de l'Impérialisme qui la saigne à mort.

Il y a cependant une chose pour laquelle il serait criminel de ne pas
agir immédiatement. Une vague de tempérance s'étend sur l'Inde. Le
peuple désire volontairement s'abstenir de boissons alcoolisées. Or
un grand nombre de Parsis gagnent leur vie comme tenanciers de débits
de boisson. Votre coopération sincère peut anéantir complètement un
grand nombre de ces lieux infects qui se trouvent dans la Présidence
de Bombay. Les gouvernements locaux cherchent partout dans l'Inde à
entraver honteusement cette tentative qui risque de supprimer tous
les revenus publics d'Abkari. Désirez-vous aider le gouvernement ou
désirez-vous aider le peuple? Le gouvernement de Bombay n'a pas encore
été pris de panique, mais je ne puis m'imaginer qu'il ait la sagesse
ou le courage de sacrifier ce que la boisson rapporte au fisc. Il vous
faut choisir immédiatement. J'ignore ce que disent les livres saints
à ce sujet. Je puis m'imaginer ce qu'a dit le Prophète qui, séparant
le bien du mal, chantait la victoire du Bien. Mais, en dehors de votre
croyance religieuse, il faut que vous décidiez si vous allez aider la
cause de la tempérance ou attendre apathiquement et philosophiquement
ce qu'il adviendra. Je veux espérer qu'étant une communauté pratique
de l'Inde vous allez vous associer activement et sérieusement au grand
mouvement de tempérance qui promet de dépasser en éclat tous les
mouvements analogues du monde entier.

Croyez moi, votre fidèle ami,

  M. K. GANDHI.

  _23 mars 1921._




SEMAINE DU SATYAGRAHA


Le 6 et le 13 Avril approchent. Le 6 vit le réveil de l'Inde, le 13 fut
un dimanche de deuil où une tentative diabolique eut lieu pour écraser
l'esprit d'une nation qui venait de prendre conscience d'elle-même.
L'Inde observa dignement l'an dernier l'anniversaire de ces deux
jours et la semaine entière qui suivit le 6 avril fut une semaine de
commémoration. Il faut espérer qu'Avril prochain nous trouvera prêts à
une commémoration plus grande encore... A maintes reprises la nation
a affirmé sa résolution de faire réparer les injustices commises au
Pendjab et au Califat et d'établir le _Swaraj_. Le Congrès de décembre
est allé plus loin encore et a déclaré qu'il avait l'intention
d'obtenir le _Swaraj_ dans le courant de l'année.

Nous ne saurions donc mieux faire que de chercher à y parvenir en
dirigeant tous nos efforts vers ce but. Le boycottage des tribunaux et
des écoles se poursuit. Six points nécessitent un effort plus grand.

Il nous faut d'abord acquérir plus d'empire sur nous-mêmes
afin d'arriver à une atmosphère de calme absolu, de paix et de
bienveillance. Nous devons demander pardon de toute parole cruelle et
irréfléchie que nous avons pu prononcer ou de toute action malveillante
que nous avons pu faire.

Secondement, il nous faut encore davantage purifier notre cœur, et
Hindous et Musulmans doivent cesser de soupçonner les raisons qui les
font agir. Nous devons arriver à nous considérer comme incapables de
nous faire tort les uns aux autres.

Troisièmement, il faut que nous autres Hindous ne considérions personne
comme notre inférieur, comme digne de mépris, comme souillé et que par
conséquent nous cessions de traiter les _Parias_ d'«intouchables.»

Ces trois questions dépendent d'une formation intérieure et le
résultat obtenu se montrera dans nos rapports journaliers.

Le quatrième point est le fléau de la boisson. L'Inde semble
heureusement avoir pris spontanément et volontairement la résolution
de s'en délivrer. Il faut cette semaine concentrer nos efforts pour
obtenir que les vendeurs renoncent à leurs licences, et les habitués
des débits à leur habitude de boire. Chaque caste connaît ses coupables
et mieux que personne peut exercer une influence sur eux. J'ai suggéré
cependant aux femmes d'Ahmedabad d'organiser des ligues de tempérance
et d'aller trouver les marchands et les buveurs. En tout cas aucune
force physique ne doit être employée pour atteindre ce but; une
campagne résolue et pacifique de persuasion doit réussir.

Le cinquième point est l'introduction du rouet dans chaque intérieur;
qu'une quantité supérieure de _khadi_ soit fabriquée et employée et que
l'on cesse complètement d'utiliser les tissus étrangers.

Le sixième et dernier point est d'organiser des souscriptions
régulières d'une façon systématique, afin de recueillir des ressources
pour le «Fonds Tilak pour le _Swaraj_». Un effort soutenu dans cette
direction devrait nous permettre de réunir 10 millions de roupies
pendant cette semaine du _Satyagraha_. Mes voyages continuels m'ont
convaincu que l'Inde est prête à donner beaucoup plus; seulement nous
manquons de quêteurs. Chaque province de l'Inde devrait s'organiser
pour remplir cette tâche pendant la semaine du _Satyagraha_. Les six
points furent adoptés par le Congrès.

Les _Hartal_ sont devenus trop fréquents, ils s'organisent facilement
et par conséquent ont perdu de leur valeur première. Un _hartal_ aurait
néanmoins une valeur particulière le 6 et le 13 et je le conseillerais
certainement pendant ces deux jours mais sans en faire une obligation.
Les employés des filatures ou d'ailleurs ne devraient cesser le travail
que s'ils en ont obtenu la permission et aucune pression ne devrait
être exercée sur l'administration des tramways. Nous devons compter sur
le peuple pour qu'il ne se serve pas des voitures publiques pendant ces
deux jours sans raison majeure. Ces deux jours devraient être employés
à des prières et à des dévotions particulières.

Je voudrais dissuader le public de prendre des résolutions au sujet de
nos demandes. La semaine de consécration doit être une semaine d'examen
de conscience et de purification. De notre action dépend le but désiré.
Lorsque nous nous en serons rendus dignes personne ne pourra nous
empêcher d'établir le _Swaraj_ et d'obtenir la réparation des deux
grandes injustices.

  _23 mars 1921._




LA CONSTITUTION DU CONGRÈS


Le dernier Congrès a établi une Constitution, qui semble destinée
à aboutir au _Swaraj_. Elle a pour but de s'assurer dans chaque
partie de l'Inde un Comité représentatif agissant d'accord avec une
organisation centrale à laquelle il se soumet volontairement: le Comité
du Congrès de toute l'Inde. Elle établit le suffrage des adultes des
deux sexes. Deux conditions seulement sont indispensables pour être
électeur: avoir adhéré à la doctrine et payer une somme nominale de
quatre annas. Elle veut s'assurer une représentation effective de
tous les partis et de toutes les associations. Par conséquent cette
constitution devrait être capable, si elle est organisée loyalement
et si elle impose la confiance et le respect, de renverser le
gouvernement. Celui-ci n'a aucun pouvoir en dehors de la coopération
volontaire ou forcée du peuple. La force qu'il exerce c'est notre
peuple qui la lui donne presque entièrement. Sans notre appui, 100.000
Européens ne pourraient même pas tenir la septième partie de nos
villages, et il serait difficile à un seul homme, même s'il était
présent, d'imposer sa volonté à, disons, quatre cents hommes et femmes,
population moyenne d'un village indien.

La question que nous avons devant nous est par conséquent d'opposer
notre volonté à celle du gouvernement ou en d'autres termes de lui
retirer notre coopération. Si nous nous montrons fermes et unis dans
notre intention le gouvernement sera forcé de plier devant notre
volonté ou de disparaître. Pour consolider son pouvoir le gouvernement
profite de ce qui cause les troubles. Lorsque nous sommes violents il
a recours au terrorisme, lorsque nous sommes désunis il essaye de nous
corrompre, lorsque nous sommes unis il cherche à nous attirer par des
cajoleries et se montre conciliant, lorsque nous réclamons il met des
tentations sur la route de celui qui crie le plus fort. Nous n'avons
donc qu'à rester non-violents, unis et ne pas céder à la corruption ou
aux cajoleries.

Une longue préparation n'est pas nécessaire pour qu'un peuple cultivé
et intelligent l'accomplisse. Il n'est pas difficile de lui mettre
entre les mains un but et un programme communs. Seulement il ne s'agit
pas de parler mais d'agir et d'organiser. Je proposerais donc qu'on
s'efforçât de réunir avant le 30 juin le nom d'au moins dix millions
de membres dans le Congrès. Aucune inscription ne serait valable sans
le payement des 4 annas et l'adhésion à la doctrine. Nous devons
essayer d'obtenir l'adhésion de tous les adultes d'une même famille et
mettre notre fierté à avoir sur nos listes autant de noms de femmes
que de noms d'hommes. Nous devons nous efforcer de persuader à tous
les Musulmans, à toutes les castes, à tous les artisans et à tous les
parias de signer. Alors ce registre électoral sera le plus démocratique
du monde entier.

Si les propositions que j'ai faites obtiennent l'assentiment général il
faut concentrer nos efforts jusqu'au 30 Juin pour obtenir:

1º Dix millions de roupies pour le «fonds Tilak pour le _Swaraj_».

2º Dix millions de membres pour le registre électoral du Congrès.

3º L'introduction du rouet dans deux millions de familles.

Pour recueillir les noms de dix millions de membres, j'estime qu'il
faudra que nous nous adressions au moins à deux millions de familles
comptant au moins cinq personnes. Les travailleurs pour la cause
peuvent certainement persuader aux familles des membres du Congrès de
posséder un rouet chacune. Deux millions cinq cent mille rouets pour 21
provinces n'est pas une ambition tellement démesurée.

Ne gaspillons pas nos forces à réfléchir à trop de problèmes nationaux
et à leurs solutions. Le malade qui essaye trop de remèdes à la fois
meurt; un médecin qui expérimente sur son malade une combinaison de
remèdes risque de perdre sa réputation et de passer pour un charlatan.
Il est aussi nécessaire d'être chaste dans son travail que de l'être
dans la vie; toute dissipation est mauvaise. Nous avons jusqu'à présent
tiré chacun de notre côté et gaspillé de la façon la plus extravagante
l'énergie nationale. Il est possible de boycotter le tissu étranger
en une année. Il est aisé pour des travailleurs sincères de mettre
en mouvement une organisation qui fonctionne. Si nous parvenons à
recueillir, en nous y prenant avec méthode, dix millions de roupies
nous ferons naître immédiatement la confiance; ce sera un témoignage
tangible de notre détermination et de notre bonne foi.

Ce programme ne signifie point qu'il nous faille abandonner les autres
activités de la Non-Coopération. Celles-ci se poursuivent. L'alcoolisme
et l'intouchabilité doivent disparaître. Le mouvement pour l'éducation
croît d'une façon régulière. Les institutions nationales qui ont pris
naissance, si elles sont bien dirigées, continueront à s'étendre et
attireront ceux des étudiants qui hésitent encore. Les avocats, classe
toujours prudente et intéressée par éducation, suivront le mouvement
dès qu'ils le verront progresser. Le boycottage des tribunaux par le
public avance d'une façon satisfaisante. A l'heure actuelle ces divers
points ne demandent plus qu'une concentration d'effort général. Ils se
rapportent à des classes particulières. Mais les trois choses dont j'ai
parlé sont les plus importantes. Il faut qu'on s'en occupe maintenant;
sinon le mouvement en tant que mouvement des masses est condamné à un
échec.

  _30 mars 1921_




LE DRAPEAU NATIONAL


Un drapeau est nécessaire à toute nation. Des milliers d'hommes
ont donné leur vie pour lui. C'est assurément une des formes de
l'idolâtrie qu'il serait mauvais de détruire. Un drapeau représente
un idéal. _L'Union Jack_ que l'on déploie évoque au cœur des Anglais
des sentiments dont il serait difficile d'évaluer la force, les _Stars
and Stripes_ des Américains leur représentent un monde, l'étoile et le
croissant font naître dans l'Islam la plus noble bravoure.

Nous aurons besoin également, nous autres Indiens: Hindous, Mahométans,
Chrétiens, Juifs, et tous ceux dont l'Inde est le pays, d'un drapeau
commun pour lequel nous serons prêts à vivre et à mourir.

..... C'est à un habitant du Pendjab, que revient l'honneur d'avoir
proposé un projet de drapeau digne d'arrêter l'attention. Lala Hansrag
de Jullunder, en discutant l'avenir du Rouet, suggéra que celui-ci fût
représenté sur le drapeau du Swaraj..... Je me rendis compte que le
drapeau devait représenter les autres religions en même temps que la
religion hindoue et l'Islam. L'Union Hindoue-Musulmane[79] n'est pas
un terme qui exclut mais qui inclut, au contraire. Elle est le symbole
de toutes les croyances de l'Inde..... Je proposai donc que le rouet
fût représenté sur un fond blanc vert et rouge. La partie blanche
représenterait toutes les autres religions et aurait, comme leur nombre
est plus faible, la première place. La couleur de l'Islam viendrait
ensuite et le rouge hindou en dernier pour indiquer que les plus forts
doivent protéger les plus faibles. D'autre part, le blanc signifie
pureté et paix... Et pour indiquer que le plus faible est l'égal du
plus fort les trois couleurs seraient réparties également.

Mais l'Inde en tant que nation ne saurait vivre et mourir que pour le
rouet. Toute femme dira qu'avec le départ du rouet le bonheur de l'Inde
et sa prospérité disparurent. Rien n'a réveillé les qualités de la
femme et des masses comme l'appel du rouet. Les masses reconnaissent
dans le rouet l'instrument qui assure l'existence, les femmes le
considèrent comme le gardien de leur chasteté. Toutes les veuves que
j'ai rencontrées retrouvent en lui un ami cher, longtemps négligé.
Le rétablir est l'unique moyen de nourrir des milliers de bouches
affamées. Il n'existe pas de projet de développement industriel qui
puisse résoudre le problème de la pauvreté croissante du paysan de
l'Inde. L'Inde n'est pas une petite île, c'est un vaste continent qu'il
est impossible de convertir comme l'Angleterre en pays industriel.
Et nous devons résolument nous dresser contre toute tentative
d'exploitation du monde extérieur. Notre seule planche de salut
consiste à employer les heures perdues de la nation à convertir notre
coton en tissus dans nos chaumières. Le rouet est par conséquent aussi
nécessaire à l'existence indienne que l'air et l'eau.

De plus les Musulmans lui accordent une place aussi importante que
les Hindous. A la vérité les Musulmans s'y mettent même avec plus
d'enthousiasme. La femme Musulmane est femme d'intérieur et peut à
présent ajouter quelques sous aux maigres ressources que son mari
apporte à la famille. Le rouet est donc en même temps le facteur commun
le plus naturel et le plus important de l'existence nationale. Il nous
sert à informer le monde qu'en ce qui concerne nos vêtements et notre
nourriture, nous sommes résolus à ne dépendre que de nous-mêmes. Ceux
qui partagent ma croyance vont se hâter de posséder un rouet et d'avoir
un drapeau national comme je viens de le décrire.

Il va sans dire que le drapeau doit être en _Khaddar_ car c'est par le
tissu grossier que l'Inde restera indépendante des marchés étrangers.
Je conseillerais à tous les groupements religieux, s'ils approuvent
mon idée, de tisser dans l'angle gauche de leurs bannières un drapeau
national minuscule. La dimension réglementaire du drapeau doit pouvoir
contenir le dessin d'un rouet de grandeur naturelle.

  _13 avril 1921_


  [79] Lorsque M. Gandhi parle de l'Union Hindoue-Musulmane
  il faut considérer cette expression dans son sens le plus large qui
  signifie l'Union de toutes les croyances. Voici ce qu'il écrivit dans
  la _Jeune Inde_ du 15 août 1921 sous le titre _Les Chrétiens et la
  Non-Coopération_.

  Un Chrétien Indien m'écrit:

  «Je suis fâché que vous ne nous considériez pas, nous autres Indiens
  chrétiens comme faisant partie du peuple de l'Inde. J'ai remarqué
  bien souvent dans la _Jeune Inde_ que vous parlez des Musulmans, des
  Hindous, des Sikhs mais jamais des Chrétiens.

  «Je voudrais que vous fussiez persuadé que nous, Chrétiens indiens,
  faisons également partie du peuple de l'Inde et que nous nous
  intéressons beaucoup aux affaires personnelles de l'Inde. Je suis
  certain que peu d'Indiens ont pris part à la Non-Coopération aussi
  complètement que les chrétiens. J'ai pour mon pays une grande
  affection et suis moi-même un Non-Coopérateur. Je vous promets de
  vous adresser de temps à autre des nouvelles sur la condition des
  Indiens en Mésopotamie.»

  Je puis assurer à notre correspondant et à tous les autres chrétiens
  que la Non-Coopération ne tient compte ni de croyances ni de race.
  Elle les appelle et les admet toutes dans son troupeau. Un grand
  nombre de chrétiens ont contribué au fonds Tilak pour le _Swaraj_.
  Il y a des Chrétiens Indiens au premier rang des Non-Coopérateurs.
  On parle constamment des Musulmans et des Hindous parce que jusqu'à
  présent ces derniers se considéraient comme des ennemis. Lorsque dans
  ces colonnes, une race est mentionnée spécialement c'est qu'il y a
  pour cela une raison particulière.

  (Ce qui précède fut suivi de la note suivante parue le 23 septembre
  1921.)

  _Non-Coopérateurs Chrétiens._--Un étudiant Chrétien m'écrit:
  «Bien que nous soyons des étudiants Chrétiens vous êtes notre
  chef national et nous avons le sentiment que c'est de vous que
  nous devons apprendre ce que l'Inde représente et quel est son
  héritage spirituel. Voulez-vous me dire quelle est votre opinion
  sur le Christianisme occidental et me donner quelques suggestions
  constructives au point de vue de son organisation, de son culte,
  de son ministère?» Celui qui m'interrogeait ainsi, ignorait qu'il
  m'entraînait au-delà de mes connaissances. J'éprouve la plus grande
  joie à voir l'intérêt croissant que prennent les Chrétiens indiens
  au grand mouvement national. Je sais que des centaines de Chrétiens
  pauvres de Bombay ont contribué au fonds Tilak pour le _Swaraj_ aussi
  généreusement que leurs moyens le leur permettaient. Je sais qu'un
  certain nombre de chrétiens instruits consacrent leurs talents à
  l'œuvre nationale. Je me propose donc de satisfaire mon lecteur, non
  comme il l'entend, mais de la seule façon qui me soit possible.

  L'Inde de l'avenir immédiat représente la tolérance de toutes les
  religions. Son héritage spirituel c'est la simplicité de vie et la
  grandeur de la pensée. Je considère le Christianisme occidental tel
  qu'on le pratique comme une négation du Christianisme du Christ. Je
  ne puis m'imaginer Jésus s'il eût vécu parmi nous approuvant les
  institutions chrétiennes, le culte ou ses ministres modernes. Si les
  Chrétiens Indiens s'en tenaient au Sermon sur la Montagne que le
  Christ adressa, non seulement aux disciples pacifiques, mais au monde
  gémissant, ils ne pourraient se tromper. Ils verraient qu'aucune
  religion n'est fausse et que si tous vivaient selon leurs lumières
  et dans la crainte de Dieu, ils n'auraient pas besoin de s'inquiéter
  d'institutions, de formes du culte, ni de ministres. Les pharisiens
  avaient tout cela, mais Jésus n'en voulut point parce que leurs
  fonctions leur servaient à cacher leur hypocrisie ou pire encore.
  Coopérer avec les formes du Bien, non-coopérer avec les formes du
  Mal sont les deux choses indispensables pour mener une existence
  vertueuse et pure, qu'on l'appelle Hindoue, Musulmane ou Chrétienne.




LES BRUMES


Chaque fois que je vois mes amis se tromper sur le sens du mouvement
je me répète à moi-même ces mots d'un hymne célèbre: «Nous nous
connaîtrons mieux lorsque les brumes seront dispersées.» Un de mes
amis vient de m'envoyer certains paragraphes sur la Non-Coopération
parus dans le _Servant of India_ du 14 courant. Vouloir expliquer
les résolutions et raisons est une tâche si vaine! L'année passera
vite et nos actions plus que nos paroles démontreront le sens de la
Non-Coopération.

Pour moi la Non-Coopération n'est pas suspendue et ne le sera jamais
tant que le gouvernement ne se sera pas purgé de la honte de ses crimes
contre l'Inde, les Musulmans, et les habitants du Pendjab; et tant
qu'il n'aura pas transformé son système pour répondre à la demande de
la nation..... Il n'est guère besoin à présent de propagande verbale.
L'exemple de ceux qui ont renoncé à leurs titres, à leurs écoles, à
leurs tribunaux, à leurs conseils est une propagande plus efficace que
le plus éloquent des discours. Les écoles nationales se multiplient...
A mesure que les prudents et les timides se rendront compte que le
mouvement de Non-Coopération est un effort sérieux et religieux et que
les gens s'y intéressent d'une façon permanente, eux aussi feront acte
de renoncement.

Je ne serais pas surpris si l'histoire du mouvement dans l'Afrique
du Sud se répétait aux Indes. Je serais même étonné s'il en était
autrement. Le mouvement de l'Afrique du Sud débuta par un vote à
l'unanimité. Dès qu'il fut entrepris, la majorité faiblit, 150
personnes seulement se montrèrent résolues à courir le risque d'être
emprisonnées. Il y eut un accord, puis une nouvelle rupture et tout
reprit à nouveau. Personne ne croyait, sauf quelques-uns parmi nous,
que la réponse à notre appel viendrait à temps. Au commencement de la
dernière phase, seize personnes furent emprisonnées. Alors ce fut un
véritable assaut. La communauté entière s'élança comme une vague qui
s'enfle. Sans organisation, sans propagande, 40000 personnes risquèrent
la prison. On sait la suite, et que satisfaction entière fut accordée.
Une révolution avait eu lieu sans que le sang fût versé; uniquement par
une discipline énergique de souffrance personnelle.

Je me refuse à croire que l'Inde ne soit pas capable d'en faire autant.
Rappelons ici les paroles de Lord Canning: «Sous le ciel bleu et serein
de l'Inde un nuage gros comme le pouce peut paraître à l'horizon mais
nul ne sait quelles proportions gigantesques il ne prendra pas tout à
coup, ni quand il éclatera.» J'ignore à quel moment l'Inde agira d'un
seul accord, mais je puis dire ceci: les classes cultivées auxquelles
le Congrès s'est adressé répondront d'une façon digne de la nation
probablement dans le courant de cette année.

Mais, quelle que soit leur attitude, le progrès de la nation ne
saurait dépendre d'une seule personne ou d'une seule classe. Les
artisans sans éducation, les femmes, les hommes du peuple prennent part
au mouvement. L'appel fait aux classes cultivées leur a préparé le
chemin. Il fallait séparer les boucs des brebis. Il a fallu mettre à
l'épreuve les classes cultivées. C'était à elles à donner l'exemple. La
Non-Coopération a, Dieu merci, jusqu'à présent suivi son cours naturel.

La propagande du _Swadeshi_ sous sa forme exclusive et intensive
devait venir à son tour. Le _Swadeshi_ faisait et fait partie du
programme de Non-Coopération. Il en est à mon avis la partie la plus
importante, la plus certaine et la plus sûre. Il était impossible
de l'entreprendre plus tôt sous sa forme actuelle. Il fallait que,
pour arriver au rouet, la voie fût libre devant le pays. Il fallait
que celui-ci fût débarrassé de ses vieilles superstitions et de ses
préjugés. Il fallait qu'il comprît l'inutilité de boycotter uniquement
les marchandises anglaises et de boycotter _toutes_ les marchandises
étrangères. Il fallait qu'on lui eût montré qu'il avait perdu sa
liberté en abandonnant le _Swadeshi_ pour les tissus, et qu'il pouvait
la reconquérir en se remettant à porter des vêtements dont l'étoffe
était filée et tissée à la main,.. Il fallait qu'il se rendît compte
que son épuisement ne provenait pas tant de l'armée qui la saigne que
de la perte de cette industrie supplémentaire qui enlevait à l'Inde sa
vitalité, et faisait de la famine un état chronique dans l'existence de
l'Inde. Il fallait que dans chaque province se montrassent des hommes
qui croyaient au rouet. Le peuple, alors ne pouvait faire autrement que
d'apprécier la beauté et l'utilité du _Khaddar_.

Tout ceci est maintenant un fait accompli[80]. Les dix millions
d'hommes et de femmes et les dix millions de roupies sont
indispensables pour faire revivre le _Dharma_[81] national.

Le problème ne consiste pas à trouver quelques _charkas_ mais à
les placer dans chacune des 10 millions de familles. Il consiste à
fabriquer et à distribuer tout le tissu dont l'Inde a besoin. Ce n'est
pas dix millions de roupies qui peuvent le faire. Mais si, avant le
30 juin, l'Inde est capable de trouver les 10 millions de roupies et
les 10 millions d'hommes et de femmes et de distribuer dans autant
de familles 2 millions de _charkas_ marchant bien, elle est presque
capable d'obtenir le _Swaraj_, car l'effort accompli par le pays tout
entier aura développé ces qualités qui rendent une nation bonne,
grande, puissante et indépendante. Lorsque par un effort volontaire
l'Inde sera parvenue à boycotter complètement le tissu étranger, elle
sera prête pour le _Swaraj_. Je puis alors promettre que tous les forts
des villes de l'Inde auront cessé d'être une insolente menace à sa
liberté et deviendront des jardins où ses enfants joueront. Alors les
rapports entre les Anglais et nous seront purifiés...

Les Anglais, s'ils le désirent, resteront aux Indes en amis et en
égaux, avec le seul et unique but d'aider et de servir vraiment l'Inde.
L'intention du mouvement de non-coopération est d'inviter les Anglais
à coopérer avec nous à des conditions honorables ou à se retirer de
notre pays. C'est un mouvement qui veut placer sur une base pure nos
relations réciproques et les définir de façon à satisfaire notre
respect de nous-mêmes et notre dignité. Donnez à ce mouvement le nom
qu'il vous plaira; appelez-le _Swadeshi_ et tempérance. Supposez, si
vous voulez, que tous les mois passés ont été une perte d'énergie. Je
propose au gouvernement et aux amis du parti modéré de coopérer avec la
nation pour rendre le filage général et déclarer que l'alcoolisme est
un crime. Aucun parti n'a besoin de se demander quel sera le résultat
de ces deux mouvements. On jugera de l'arbre à ses fruits.

  _20 avril 1921_


  [80] Le 21 juillet 1920 avait paru dans _la Jeune Inde_
  un article consacré à _La musique du Rouet_ que nous reproduisons
  ci-dessous.

  Lentement et sûrement la musique du plus ancien instrument de l'Inde
  pénètre dans la société. Pandit Malavijayi a déclaré qu'il ne serait
  pas satisfait avant que toutes les _Ranis_ et _Mahranis_ filent pour
  la nation avant que les _Ranas_ et _Mahranas_ soient assis derrière
  leurs métiers, tissant les étoffes employées par la nation. Ils ont
  l'exemple d'Aurangzeb qui fabriquait lui-même ses bonnets. Un plus
  grand Empereur Kabir, tissait lui aussi et a immortalisé son art. Les
  reines d'Europe filaient avant que l'Europe se laissât prendre aux
  pièges de Satan... «Lorsqu'Adam bêchait et qu'Eve filait qui donc
  était Gentilhomme?» est une phrase qui rappelle l'antique dignité
  de cet art... Panditji peut à juste titre espérer qu'il entraînera
  la noblesse de l'Inde à reprendre l'antique profession de notre
  terre sacrée. La renaissance de sa prospérité et de sa véritable
  indépendance ne dépend pas du bruit des armes, elle dépend en grande
  partie de la réintroduction dans chaque intérieur de la musique du
  rouet. Le chant en est plus doux et plus profitable que la musique
  exécrable des harmoniums et des accordéons...

  Nos lecteurs n'ignorent pas qu'à Bombay les dames de familles nobles
  se sont déjà mises à filer. La Doctoresse Manekbai Bahudarji essaye
  actuellement d'introduire cet art qu'elle connaît déjà dans le
  Sevasadan. Son Altesse la Begum Saheba de Janjira et sa sœur Atia
  Begum Rahiman se sont également mises à apprendre.

  Je sais que certains de mes amis se moquent de la tentative pour
  faire renaître ce grand art. Ils me rappellent qu'à notre époque de
  filatures, de machines à coudre et de machines à écrire il n'y a
  qu'un fou pour espérer faire revivre le rouet tombé en désuétude.
  Ces amis oublient que la machine à coudre n'a pas encore détrôné
  l'aiguille et que malgré la machine à écrire, la main a conservé
  toute sa souplesse. Il n'y a aucune raison pour que les filatures ne
  demeurent pas à côté du rouet comme la cuisine domestique subsiste
  à côté des hôtels. En vérité les machines à écrire et les machines
  à coudre peuvent disparaître, l'aiguille et la plume de roseau
  continueront à exister, les filatures peuvent être détruites, le
  rouet est une nécessité nationale. Je voudrais que les sceptiques se
  rendissent dans les humbles demeures où le rouet de nouveau augmente
  les faibles ressources et qu'ils demandent à ceux qui y vivent si le
  rouet n'a pas apporté la joie à leur foyer.

  D'ici peu l'Inde possédera un rouet modernisé, invention merveilleuse
  d'un patient artisan du Deccan. Il est fait de matériaux fort
  simples, sa fabrication n'a rien de compliqué, il sera peu coûteux
  et facile à réparer. Il produira une quantité de fil supérieure à
  celle que produit le rouet ordinaire et peut être mis entre les
  mains d'un enfant de cinq ans. Mais que ce nouvel instrument donne
  ou non ce qu'il promet, je suis persuadé que la renaissance de ces
  deux arts: filage et tissage contribuera beaucoup à la régénération
  morale et économique de l'Inde. Il faut aux milliers d'individus une
  industrie simple qui s'ajoute à l'agriculture. Filer était autrefois
  l'industrie des campagnes et si l'on veut sauver des milliers d'êtres
  de la faim il faut qu'on leur donne le moyen d'introduire à nouveau
  le rouet dans leur demeure et que chaque village possède comme
  autrefois son tisserand.

  [81] _Dharma_: Loi Spirituelle.




L'ÉDUCATION ANGLAISE


Un ami me demande de donner mon opinion réfléchie sur la valeur de
l'éducation anglaise et d'expliquer les paroles que j'ai prononcées sur
la grève à Cuttack..... Je consens avec plaisir à répondre à son désir.

A mon avis bien réfléchi l'éducation anglaise, par la méthode employée,
a émasculé les Indiens qui l'ont reçue. Elle a causé à l'étudiant
une tension nerveuse excessive et a fait de nous des imitateurs. La
façon dont notre langue maternelle a été privée de la place qui lui
appartient forme l'un des plus pénibles chapitres de l'histoire de
nos rapports avec l'Angleterre. Ramo Hhan Rai aurait été un plus
grand réformateur et Lokamania[82] Tilak[83] un plus grand savant
s'ils n'avaient été forcés de commencer avec le désavantage de penser
en anglais et d'exprimer presque entièrement leurs idées dans cette
langue. Leur influence sur le peuple, si merveilleuse soit-elle, eût
été plus grande encore s'ils avaient été élevés sous un système moins
contre-nature. Sans doute tous deux ont bénéficié de leur connaissance
des riches trésors de la littérature anglaise, mais ceux-ci auraient
dû leur être accessibles dans leur propre langue. Aucun pays ne peut
devenir une nation s'il ne produit qu'une race de traducteurs. Songez
à ce qui fût arrivé aux Anglais s'ils n'avaient eu de la Bible une
version autorisée. Je crois certainement que Chaitanya, Kabir, Nanak,
Guru Govindsing, Sivaji et Pratap étaient de plus grands hommes que Ram
Mohan Rai et Tilak. Je sais que toute comparaison est odieuse. Ils ont
été également grands à leur façon.

Mais si l'on en juge d'après les résultats obtenus, l'influence de Ram
Mohan et de Tilak sur les masses, n'est pas aussi durable et n'a pas
une aussi grande portée que l'influence de ceux qui eurent le bonheur
de naître à un meilleur moment. Si on les juge d'après les obstacles
qu'ils eurent à surmonter, tous deux étaient des géants et ils seraient
arrivés à des résultats plus importants s'ils n'avaient été handicapés
par leur éducation. Je me refuse à croire que le Raja et le Lokamanya
n'auraient pas pensé les mêmes pensées s'ils avaient ignoré la langue
anglaise. De toutes les superstitions dont souffre l'Inde, la plus
grande est de croire que la connaissance de la langue anglaise est
indispensable pour s'imprégner d'idées de liberté et pour développer
la précision de la pensée. On devrait se souvenir que le pays depuis
cinquante ans n'a eu à choisir qu'un seul système d'éducation, qu'un
seul moyen d'expression lui a été imposé. Il nous est donc impossible
de prouver ce que nous aurions pu être si nous n'avions pas été
instruits dans les écoles actuelles. Il est une chose que nous savons
cependant. C'est que l'Inde est plus pauvre aujourd'hui qu'elle ne
l'était il y a cinquante ans, qu'elle est moins capable de se défendre
et que ses enfants sont moins vigoureux. Je n'ai pas besoin qu'on me
dise que cela provient de notre système défectueux de gouvernement.
Rien n'y est plus défectueux que sa méthode d'éducation. Elle a été
conçue et elle est née dans l'erreur, les dirigeants anglais étant
sincèrement persuadés que le système indigène était plus qu'inutile.
Elle s'est développée dans le péché, car elle a eu pour tendance de
rapetisser les Indiens de corps, d'esprit et d'âme.

  _27 avril 1921._


  [82] Lokamanya veut dire _vénéré du peuple_.

  [83] _La Jeune Inde_ 4 août 1920.

  Lokamania Bal Gangadhar Tilak n'est plus. Il est difficile de croire
  à sa mort. Il était si étroitement uni au peuple. Pas un homme de
  notre époque ne sut comme lui tenir les masses. Le dévouement qu'il
  obtenait de milliers de ses compatriotes était extraordinaire. Il
  était sans aucun doute l'idole de son peuple. Sa parole était loi
  pour des milliers de gens. Un géant parmi les hommes est tombé. La
  voix du lion s'est tue.

  A quoi fallait-il attribuer l'influence qu'il avait sur ses
  compatriotes? Je crois que la question est simple. Son patriotisme
  était une passion. Il ne connaissait d'autre religion que son amour
  pour son pays. Il était démocrate-né. Il croyait à la loi de la
  majorité avec une intensité qui m'effrayait presque. Mais c'est à
  cela qu'il devait sa puissance. Il possédait une volonté de fer
  qu'il mettait au service de son pays. Son existence était un livre
  ouvert; ses goûts étaient simples et sa vie privée absolument pure.
  Il avait consacré à son pays ses merveilleuses facultés. Pas un homme
  ne prêcha l'évangile du _Swaraj_ avec la logique et l'insistance de
  Lokamanya. Aussi ses compatriotes avaient en lui une foi absolue. Son
  courage ne l'abandonna jamais; rien ne faisait fléchir son optimisme.
  Il espérait voir établir le _Swaraj_ de son vivant et, s'il n'y est
  point parvenu, ce n'est pas faute d'avoir tout fait pour cela. Il l'a
  certainement rapproché de nous de bien des années et c'est à nous,
  ses survivants, de redoubler d'efforts afin de l'obtenir le plus
  rapidement possible.

  Lokamanya était un ennemi implacable de la bureaucratie, ce qui ne
  veut pas dire qu'il eût de la haine ni pour les Anglais ni pour le
  Gouvernement anglais. Je mets les Anglais en garde contre l'erreur de
  croire qu'il fut leur ennemi.

  J'ai eu le privilège d'entendre un discours érudit et improvisé
  qu'il fit à l'époque du dernier Congrès de Calcutta sur le Hindi
  comme langue nationale. Il arrivait du _Pandal_, (lieu de réunion)
  du Congrès. Il rendit hommage avec chaleur au soin que les Anglais
  ont pris des langues indigènes. Son séjour en Angleterre malgré
  sa fâcheuse expérience des jurys anglais lui avait donné une foi
  profonde dans la démocratie anglaise et ce fut sérieusement qu'il
  fit cette extraordinaire suggestion de la faire connaître au Pendjab
  au moyen du cinématographe. Je raconte cet incident non parce que je
  partage sa foi, ce qui n'est point le cas, mais pour démontrer que
  Lokamanya n'avait pour les Anglais aucune haine. Mais il ne pouvait
  ni ne voulait admettre que l'Inde pût occuper un rang inférieur.
  Il voulait pour son pays une égalité absolue à laquelle celui-ci
  avait droit. Dans sa lutte pour la liberté, Lokamanya ne faisait
  pas quartier et n'en demandait point. J'espère que les Anglais
  reconnaîtront la valeur de l'homme que l'Inde adorait.

  Les générations à venir le considéreront comme le Créateur de
  l'Inde Moderne. Elles vénèreront la mémoire de l'homme qui vécut
  et qui mourut pour elles. L'essence permanente de son être demeure
  à jamais parmi nous. Erigeons à l'unique Lokamanya de l'Inde un
  monument impérissable en tissant dans notre existence sa bravoure, sa
  simplicité, sa merveilleuse activité et son amour pour son pays.

  Que Dieu accorde la paix à son âme!




LES CLASSES «SUPPRIMÉES»


M. Gandhi présida la Conférence des classes «supprimées» qui eut lieu
à Ahmedabad les 13 et 14 courant. Quantité de personnes distinguées
de la ville y assistaient; mais les intouchables étaient beaucoup
moins nombreux qu'on ne l'avait espéré, le bruit ayant couru que le
Gouvernement arrêterait ceux qui s'y rendraient.

M. Gandhi exprima d'abord ses regrets de voir un nombre si restreint
d'intouchables et déclara que des incidents de ce genre lui faisaient
perdre le peu de confiance qu'il avait dans les Conférences comme
moyen actif de réforme sociale. Il ajouta que s'il retenait moins
longuement ses auditeurs qu'ils ne s'y attendaient, ce serait parce que
ses remarques ne s'adresseraient pas à tous ceux à qui il aurait voulu
parler et non parce que son enthousiasme pour la cause était le moins
du monde refroidi.

Passant au sujet de la Conférence il dit:

«J'ignore ce que je dois faire pour
démontrer aux adversaires de la réforme qu'ils ont tort. Comment m'y
prendre auprès de ceux qui considèrent tout contact avec les classes
supprimées comme une souillure, s'ils croient ne pouvoir se purifier
de cette souillure qu'en faisant certaines ablutions dont l'omission
serait par conséquent un péché? Je puis seulement leur faire part de
mes convictions personnelles.

Je considère l'intouchabilité comme la plus grande tache de
l'Hindouisme. Ce ne sont pas mes expériences pénibles en Sud-Afrique
qui me l'ont fait mieux comprendre. Ce n'est point non plus parce que
j'ai été autrefois agnostique. Il est faux également de croire comme
certains, que mes opinions proviennent de l'étude que je fis de la
littérature religieuse chrétienne. Ces opinions datent d'une époque
lointaine où je n'étais ni versé dans la Bible ni épris d'elle et
de ses disciples. Je n'avais pas douze ans lorsque j'y songeai pour
la première fois. Un certain vidangeur nommé Uka venait à la maison
vider les fosses. Il m'arriva souvent de demander à ma mère pourquoi
c'était mal de le toucher, pourquoi on me le défendait. Si par hasard
cela m'arrivait on m'ordonnait de faire des ablutions et, tout en
obéissant naturellement, je n'en déclarais pas moins en souriant que
l'intouchabilité n'était pas reconnue par la religion et qu'il était
impossible qu'elle le fût. J'étais un enfant très soumis et respectueux
et, autant que les égards dus à mes parents le permettaient, j'étais
souvent en lutte ouverte avec eux à ce sujet. Je déclarais à ma mère
qu'elle se trompait absolument lorsqu'elle considérait comme péché
d'être en contact avec Uka.

A l'école il m'arrivait souvent de frôler les intouchables; et comme
je ne voulais jamais m'en cacher à mes parents, ma mère me disait que
le moyen le plus rapide de se purifier du contact était de toucher le
premier musulman rencontré. Et par égard et respect pour ma mère, je
le fis souvent, mais sans jamais croire que ce fût une obligation
religieuse. Un peu plus tard, nous partîmes pour Porbandar, où j'appris
mes premiers éléments de Sanscrit. Je ne fréquentais pas une école
anglaise. Nous fûmes confiés, mon frère et moi, à un Brahmane qui nous
apprit _Ramraksha_ et _Vichnou Punjar_. Les textes _jale Vichnou stale
Vichnou_ (Le Seigneur est présent dans l'eau, le Seigneur est présent
sur terre) ne me sont jamais sortis de la mémoire. Une bonne vieille
habitait tout près. Or, à cette époque, j'étais très craintif; et dès
qu'il faisait nuit et que la lumière était éteinte, j'évoquais autour
de moi les esprits et les démons. La bonne vieille pour calmer mes
craintes me conseilla, lorsque j'avais peur, de réciter à voix basse le
_Ramraksha_. Je suivis son conseil et m'en trouvai fort bien. Je n'ai
jamais pu croire alors qu'aucun texte du _Ramraksha_ traitât de péché
le contact des intouchables. Je n'en comprenais pas le sens alors ou
je le faisais très imparfaitement, mais j'étais sûr que le _Ramraksha_
qui dissipait la crainte des esprits, n'eût pu admettre la crainte du
contact des intouchables.

Nous lisions régulièrement le _Ramraksha_ en famille. Un Brahmane du
nom de Laha Maharaj nous le lisait. Il était frappé de la lèpre et
il était convaincu que s'il lisait régulièrement le _Ramayana_ il
guérirait; et il le fut en effet. Comment, me disais-je, le _Ramayana_
où l'un de ceux que l'on considère aujourd'hui comme intouchables fit
traverser le Gange à Rama dans sa barque, peut-il admettre l'idée que
des êtres humains sont intouchables sous prétexte que ce sont des âmes
souillées? Le fait même que nous donnons à Dieu le nom de purificateur
des impurs, et autres noms semblables, ne montre-t-il pas que c'est un
péché de considérer quiconque est né Hindou comme impur et intouchable,
qu'il est satanique de le faire? Je n'ai jamais cessé depuis lors de
répéter que c'était un grand péché. Je n'ai pas la prétention de dire
que cette conviction était cristallisée lorsque j'avais douze ans mais
je puis affirmer que je considérais alors l'intouchabilité comme péché.
Je raconte ces détails pour les Vaishnavas et les Hindous orthodoxes.

J'ai toujours déclaré que j'étais un Hindou Sanatani. Ce n'est pas que
je n'aie aucune connaissance des livres saints. Je ne suis pas grand
clerc en sanscrit, je n'ai lu les Vedas et les Upanishads que dans les
traductions, ma connaissance n'en est donc pas érudite, mais je les ai
étudiés comme doit le faire tout Hindou et je prétends en avoir compris
le véritable sens. J'avais également étudié avant d'avoir vingt-et-un
ans les autres religions.

A certaine époque, j'hésitai entre l'Hindouisme et le Christianisme.
Lorsque mon âme eut retrouvé son équilibre, j'eus le sentiment qu'il
n'y avait pour moi de salut possible que dans la religion hindoue et ma
foi dans l'Hindouisme devint plus profonde et plus éclairée.

Néanmoins, même à cette époque, je croyais que l'Intouchabilité ne
faisait point partie de l'Hindouisme, et que si c'était le cas, cet
Hindouisme-là, je n'en voulais point.

Il est vrai que l'Hindouisme ne traite pas l'intouchabilité de péché.
Je ne désire pas faire de controverse sur l'interprétation des
Shastras. Il me serait difficile de démontrer ma manière de voir en
m'appuyant sur le _Bhagwat_ ou le _Manusmriti_. Mais je prétends avoir
compris l'esprit de l'Hindouisme. L'Hindouisme a péché en sanctionnant
l'intouchabilité qui nous a dégradés, qui a fait de nous les parias
de l'Empire. Les Musulmans eux-mêmes, à notre contact ont pris la
contagion; et dans l'Afrique du Sud, l'Afrique orientale et le Canada,
les Musulmans aussi bien que les Hindous ont fini par être considérés
comme des parias. Tout ce mal provient du péché d'Intouchabilité.

Je rappellerai ici la proposition que j'avais émise: tant que les
Hindous s'obstineront à considérer l'Intouchabilité comme un dogme de
leur religion, tant qu'ils considéreront que c'est un péché de toucher
un groupe de leurs frères, le _Swaraj_ est impossible. Yudhishthira
refusa d'entrer au ciel sans son chien. Comment les descendants de
Yudhishthira peuvent-ils donc espérer obtenir le _Swaraj_ sans les
intouchables? Les crimes que nous reprochons au Gouvernement actuel et
pour lesquels nous l'avons qualifié de Satanique ne les avons-nous pas
commis envers nos frères?

Nous sommes coupables d'avoir _supprimé_ nos frères, de les avoir
obligés à ramper sur le ventre, à se frotter la face contre terre; les
yeux injectés de sang par la colère, nous les avons jetés hors des
compartiments de chemins de fer. Qu'a fait de plus à notre égard le
gouvernement anglais? Quelles accusations proférons-nous contre Dyer
et O'Dwyer que notre peuple ne pourrait proférer contre nous? Nous
devons nous débarrasser de cette souillure. Il est inutile de parler
de _Swaraj_ tant que nous ne protégeons pas les faibles et les êtres
sans défense, tant qu'il est possible à un _Swarajiste_ de blesser
les sentiments de quelqu'un. Le _Swaraj_ signifie que nul Hindou, nul
Musulman ne doit avoir l'arrogance de s'imaginer qu'il peut impunément
écraser d'humbles Hindous ou Musulmans. Tant que cette condition ne
sera pas remplie, nous n'obtiendrons le _Swaraj_ que pour le perdre
aussitôt. Tant que nous ne nous serons pas purgés des péchés que nous
avons commis envers nos frères plus faibles, nous ne valons guère mieux
que des brutes.

Mais j'ai encore confiance. Pendant mes pérégrinations dans l'Inde, je
me suis rendu compte que l'esprit de bonté dont parle si éloquemment
Tulcidas, qui est la base des religions Jain et Vaishnava, qui est la
quintessence de la _Bhagavat_ et dont chaque verset de la _Gita_ est
imprégné, cette bonté, cet amour, cette charité s'implantent lentement
dans le cœur des masses de ce pays.

On entend parler encore de maintes querelles entre Hindous et
Musulmans. Il en est encore beaucoup qui n'ont aucun scrupule à
se faire du tort les uns aux autres, mais j'ai l'impression qu'en
définitive il existe plus de bonté et plus de charité. Les Hindous
et les Musulmans craignent Dieu; nous nous sommes soustraits à
l'hypnotisme des tribunaux et des écoles du gouvernement, et ne
nous laissons plus influencer par d'autres hantises de ce genre.
Je me suis rendu compte également que ceux que nous considérions
comme des ignorants illettrés sont ceux-là même qui ont vraiment de
l'éducation. Ils sont plus cultivés que nous, leur existence est plus
pure. En étudiant quelque peu la mentalité actuelle du peuple on verra
que selon la conception populaire le _Swaraj_ est synonyme de
_Ram-Raj_--l'établissement du Royaume du Bien sur terre.

Si cela peut vous procurer quelque consolation, mes frères intouchables
je vous dirai que la question qui vous concerne ne cause plus la même
agitation qu'autrefois. Sans doute je ne m'attends pas à ce que vous
n'ayez plus aucune méfiance à l'égard des Hindous. Comment ces derniers
mériteraient-ils de ne plus exciter votre défiance, eux qui vous ont si
mal traités? Swami Vivekananda déclarait que les intouchables n'étaient
pas déprimés, qu'ils étaient «supprimés» par les Hindous, que ceux-ci
s'étaient supprimés eux-mêmes en les supprimant.

J'étais à Nellore le 6 avril. J'y ai rencontré des intouchables et j'ai
fait, ce jour-là, la même prière qu'aujourd'hui. Je désire obtenir
_Moksha_. Je ne désire pas renaître; mais si je dois renaître je
voudrais renaître parmi les intouchables afin de partager leurs peines,
leurs souffrances, leurs affronts et pouvoir essayer de les tirer de
leur misérable condition. Aussi, dans ma prière ai-je demandé, si je
dois naître une seconde fois, de ne pas renaître Brahmane, Kshatriya,
Vaishya ou Shudra mais Atishudra.

En ce jour beaucoup plus solennel que le 6, car il est sanctifié par le
souvenir du massacre de milliers d'innocents, j'ai demandé également
dans ma prière, si je devais mourir sans qu'aucun de mes désirs se soit
réalisé, sans que j'aie achevé ma tâche au sujet des intouchables, sans
avoir rempli comme il faut mon devoir et purifié l'Hindouisme, que je
puisse renaître parmi les intouchables afin d'accomplir jusqu'au bout
mon devoir et purifier l'Hindouisme.

J'ai la passion de nettoyer. Dans mon Ashram un Brahmane de 18 ans
fait le travail de boueur pour montrer la propreté à celui dont c'est
l'office. Ce jeune homme n'est pas un réformateur. Il est né et a été
élevé dans l'orthodoxie. Il lit régulièrement la _Gita_ et fidèlement
accomplit le _Sandhyavandana_. Sa prononciation des versets sanscrits
est certainement plus impeccable que la mienne et lorsqu'il préside à
la prière sa douce voix mélodieuse vous émeut et vous remplit d'amour.
Mais il a jugé ses talents incomplets tant qu'il ne serait pas un
balayeur accompli et il a pensé que s'il voulait que le balayeur
de l'_Ashram_ fît bien son travail, il devait lui-même lui donner
l'exemple.

Vous devriez comprendre que vous nettoyez la société hindoue et que par
conséquent il vous faut purifier votre propre existence. Il vous faut
acquérir des habitudes de propreté afin que nul ne puisse vous montrer
du doigt. Si vos moyens ne vous permettent pas d'acheter du savon pour
vous nettoyer servez-vous de cendre d'alcali ou de terre. Quelques-uns
d'entre vous êtes portés à boire et à jouer; il faut vous en corriger.
Vous allez montrer du doigt les Brahmanes et dire qu'eux aussi
s'adonnent à ces vices. Mais eux n'ont pas la réputation d'être impurs
alors que vous, vous l'avez. Vous ne devez pas demander aux Hindous de
vous faire une faveur en vous affranchissant. Il faut que les Hindous
agissent ainsi seulement s'ils le désirent et dans leur propre intérêt.
Votre pureté et votre propreté devront donc leur faire honte. Je crois
que nous nous serons purifiés d'ici cinq mois. Si je suis déçu dans mon
attente je penserai m'être trompé dans mes calculs, mais non dans la
justesse fondamentale de ma proposition.

Vous vous dites des Hindous, vous lisez le _Bhagavat_; et par
conséquent, si les Hindous vous oppriment, vous devez savoir que la
faute ne provient pas de la religion hindoue, mais de ceux qui la
professent. Afin de vous affranchir débarrassez-vous d'habitudes
malsaines comme celle de la boisson.

Si vous désirez améliorer votre situation, si vous voulez obtenir le
_Swaraj_, il faut savoir compter sur vous-mêmes. On m'a dit à Bombay
que certains d'entre vous vous opposiez à la Non-Coopération et
croyiez que le salut n'était possible pour vous que par l'action du
Gouvernement Britannique. Permettez-moi de vous dire que ce ne sera
jamais en rejetant la religion hindoue et en recherchant les faveurs
d'un tiers que vous arriverez à une réforme. Votre affranchissement
dépend de vous seuls.

Je me suis trouvé en rapport avec les intouchables dans le pays entier
et j'ai remarqué en eux des possibilités latentes dont ni eux ni les
autres Hindous ne se rendent compte. Leur intelligence est d'une
pureté virginale. Je vous demande d'apprendre à filer et à tisser; si
vous adoptez ceci comme profession vous chasserez la pauvreté de vos
chaumières.

A présent, vous ne devriez plus accepter les reliefs que l'on vous
offre, si propre que l'on vous dise que soit cette nourriture,
n'acceptez que du grain, du grain qui ne soit pas moisi et seulement si
on vous l'offre avec courtoisie. Si vous vous sentez capables de faire
tout ce que je vous demande, vous obtiendrez votre affranchissement non
pas dans quatre ou cinq mois d'ici mais dans quelques jours.

Les Hindous ne sont pas naturellement portés au mal, mais ils sont
plongés dans l'ignorance. L'intouchabilité doit disparaître cette
année. Deux des plus ardents désirs qui m'aident à vivre sont
l'affranchissement des intouchables et la protection de la vache.
Lorsqu'ils auront été exaucés ce sera le _Swaraj_; et voilà en quoi
consiste mon propre _Moksha_ (émancipation). Que Dieu vous accorde la
force de travailler à votre salut!

  _14 avril 1921._




L'INTOUCHABILITÉ DISPARAIT


De toutes les expériences agréables de ma visite au Gujerat[84]
aucune ne me fut plus agréable que la manière sympathique dont les
classes supprimées furent reçues par les autres Hindous. Partout mes
auditeurs écoutèrent les remarques que je fis à ce sujet sans montrer
aucun ressentiment. A Kalol, une réunion d'intouchables auxquels je
devais m'adresser eut lieu. Je demandais aux Mahagans de bien vouloir
me permettre de leur parler au _Pandal_ construit pour la réunion
générale. Après quelque hésitation ceux-ci consentirent. Je devais
aller chercher ces «hors castes» dans leur quartier et les amener.
Ils habitaient trop loin pour y venir et je leur parlai près de
l'hôpital. Je remarquai avec plaisir qu'un certain nombre des Hindous
orthodoxes qui se trouvaient avec moi se mêlèrent aux femmes et aux
hommes accourus en foule des quartiers des parias, qui m'entouraient.
Mais ma satisfaction fut à son comble lorsqu'à Shisodra, grand village
près de Navsari, tous les Dheds qui se tenaient nombreux à quelque
distance d'un grand meeting auquel je devais parler furent admis en
connaissance de cause. Cette admission solennelle et consentie de
plusieurs centaines d'hommes et de femmes de la classe intouchable au
milieu d'une importante réunion me paraît un signe évident du caractère
religieux du mouvement. M. Vallavabhai Patel, afin d'en être doublement
sûr demanda à ceux qui approuvaient de lever la main et l'on aperçut
une forêt de mains. L'expérience fut répétée à Bardoli devant un
auditoire aussi nombreux et obtint les mêmes résultats satisfaisants.
L'Intouchabilité disparaît certainement et sa disparition rendra la
voie qui mène au «Swaraj» plus facile et plus sûre.

  _27 avril 1921._


  [84] La situation était différente à Madras. M. Gandhi
  écrit dans la _Jeune Inde_ du 29 septembre 1921 sous le titre: les
  Panchamas.

  Nulle part les Intouchables ne sont aussi cruellement traités
  que dans la Présidence de Bombay. Leur seule ombre souille les
  Brahmanes. Ils n'ont même pas le droit de passer par les rues que
  ceux-ci fréquentent. Les Non-Brahmanes ne les traitent pas mieux.
  Entre les deux, les Panchamas, ainsi qu'on les appelle, sont écrasés
  complètement. Et cependant Madras est la ville des temples majestueux
  et de la dévotion. Avec leurs marques au front (_Tilack_), leurs
  longs cheveux bouclés et leur corps nu et propre les habitants ont
  l'air de Richis; mais dans ces signes extérieurs, leur religion
  semble s'être épuisée. Il est difficile de comprendre ce Dyerisme
  envers les citoyens les plus travailleurs et les plus utiles d'un
  pays qui a produit Shankara et Ramanaya. Et malgré le traitement
  satanique de nos frères dans cette partie de l'Inde, je conserve ma
  foi en ces peuples du sud. Je leur ai répété à toutes leurs immenses
  réunions, en termes qui ne laissaient aucun doute, que le _Swaraj_ ne
  pourrait exister tant que cette malédiction subsisterait parmi nous.

  Je leur ai dit que si nous étions considérés dans le monde entier
  presque comme des lépreux, c'était un juste retour pour avoir traité
  comme tels le cinquième de nos compatriotes. La Non-Coopération a
  pour but de transformer non seulement le cœur des Anglais mais aussi
  le nôtre. En vérité, j'attends ce changement de nous-mêmes d'abord,
  puis des Anglais ensuite inévitablement. Une nation qui est capable
  de rejeter un fléau existant depuis des siècles, une nation qui peut
  se débarrasser de l'habitude de boire comme on se débarrasse d'un
  vêtement, une nation qui peut se remettre à son industrie première
  et tout d'un coup utiliser ses heures de liberté et fabriquer pour
  600 millions de roupies de tissus par an, cette nation est une nation
  régénérée et cette régénération doit réagir sur le monde entier.
  Elle doit être pour le railleur même une preuve convaincante de
  l'existence de Dieu et de sa Grâce. Aussi je dis que si l'Inde peut
  se transformer ainsi il n'est pas de pouvoir sur terre qui puisse
  nier le droit de l'Inde à établir le _Swaraj_.

  Cette transformation ne peut s'obtenir par une action machinale et
  compliquée, mais elle peut avoir lieu si dans le cœur de chacun de
  nous s'opèrent des transformations merveilleuses. En tout cas, c'est
  le devoir de tout travailleur du Congrès de se montrer l'ami de son
  frère intouchable et d'intervenir auprès des Hindous, non-hindous
  afin de leur démontrer que l'Hindouisme des Vedas, des Upanishads,
  l'Hindouisme de la Bhagavadgita et de Shankara et de Ramanaja, ne
  renferme rien qui puisse nous autoriser à traiter d'intouchable
  un seul individu, si déchu soit-il. Que tout membre du Congrès
  intervienne le plus doucement possible auprès de l'orthodoxie et lui
  démontre que cette barrière sinistre est la négation même d'Ahimsa.




L'UNION HINDOUE-MUSULMANE


«L'Union fait la force» n'est pas seulement une maxime de cahier
d'écriture, c'est aussi une règle de vie et rien ne le démontre
autant que l'Union Hindoue-Musulmane. La désunion, c'est notre chute
inévitable. N'importe quelle troisième puissance pourra facilement nous
réduire à l'esclavage tant que nous serons prêts à nous entr'égorger.
L'Union Hindoue-Musulmane ne signifie pas seulement union des Hindous
et des Musulmans mais de tous ceux qui considèrent l'Inde comme leur
pays quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent.

Je sais très bien que nous ne sommes pas encore arrivés à une Union
capable de supporter une tension. C'est une plante délicate et jeune
qui croît chaque jour et demande des soins spéciaux. La chose était
évidente à Nellore où je me trouvais en face du problème sous une forme
concrète. Les relations entre Hindous et Musulmans n'étaient pas trop
cordiales. Ils s'étaient battus moins de deux ans auparavant pour ce
qui me parut une cause bien futile. Il s'agissait de cette éternelle
question de musique en passant devant des mosquées. Je trouve que nous
ne devons pas attribuer à toutes les petites choses une importance
religieuse. Un Hindou ne devrait pas s'obstiner à faire de la musique
lorsqu'il passe devant une mosquée ni, pour s'en donner le droit, citer
des précédents chez lui et ailleurs. Cette question n'a pas pour lui
d'importance vitale.

Il est facile de comprendre les sentiments des musulmans qui désirent
avoir pendant les 24 heures entières un silence absolu auprès de leur
mosquée. Ce qui n'est pas essentiel pour un Hindou peut être essentiel
pour un Mahométan, et sur tout ce qui n'est pas essentiel, un Hindou
doit céder si on le lui demande. C'est une folie criminelle que de se
disputer pour des vétilles. L'union à laquelle nous aspirons ne saurait
être durable si nous ne développons en nous une disposition charitable
et conciliante. La vache, pour les Hindous, est plus précieuse que
l'existence même, aussi le Mahométan doit-il de bon cœur se conformer
au désir de son frère hindou. Le silence autour de ses prières est cher
au Musulman, dès lors tout Hindou doit respecter les sentiments de son
frère musulman. Il y a de méchants Hindous comme il y a de méchants
Musulmans portés à chercher querelle à tout propos. Pour ces derniers
il faudra organiser des _panchayats_ (tribunaux d'arbitrage populaires)
d'une intégrité et d'une fermeté incontestables et dont la sentence
sera décisive pour les deux parties. Il serait bon d'amener l'opinion
publique à approuver l'arbitrage des panchayats afin que nul ne puisse
en contester la décision.

Je sais qu'il existe encore beaucoup trop de méfiance. Nombre d'Hindous
doutent de la sincérité des Musulmans. Ils croient que le _Swaraj_
veut dire: gouvernement des Musulmans, ils prétendent que les Anglais
n'étant plus là les Musulmans de l'Inde aideront les puissances
musulmanes à établir dans l'Inde un empire musulman. D'autre part, les
Musulmans craignent que les Hindous étant en majorité écrasante, ne
les étouffent. Une telle tendance d'esprit est un signe de faiblesse
chez les uns et chez les autres. Leur désir de vivre en paix, sinon
leur noblesse de sentiments, devrait leur dicter une politique de
confiance mutuelle et d'indulgence réciproque. Il n'existe absolument
rien dans leurs religions respectives qui doive les diviser. L'époque
des conversions forcées est passée. Les Hindous n'ont aucune raison
de querelle avec les Musulmans sauf au sujet de la vache. Et les
Musulmans n'ont aucune obligation religieuse de la tuer. A dire vrai
nous n'avions jamais essayé jusqu'à ces derniers temps d'arranger ces
différends et de vivre comme des amis qui sont unis parce qu'ils sont
les enfants du même sol sacré. Une occasion unique s'offre à nous. La
question du Califat ne se représentera pas avant un autre siècle. Si
les Hindous veulent qu'une amitié éternelle les unisse aux Musulmans,
il faut qu'ils soient prêts à mourir avec eux dans leurs efforts pour
défendre l'honneur de l'Islam.

  _11 mai 1921._




QUE LES HINDOUS PRENNENT GARDE


Bihar est la terre promise de la Non-Coopération; l'Union Hindoue
Musulmane de Bihar est proverbiale. Je suis donc très malheureux
d'apprendre qu'elle est soumise à une rude épreuve et ne pourra
peut-être la supporter plus longtemps. Tous les chefs responsables,
Hindous et Musulmans, qui ne sont pas portés à s'affoler, m'ont
déclaré qu'il leur fallait un effort presque surhumain pour empêcher
des troubles hindous-musulmans de se produire. Ils m'ont informé que
certains Hindous avaient dit au peuple que j'avais défendu la viande à
tous les Hindous et à tous les Musulmans; et parfois même la viande et
le poisson étaient enlevés de force par des végétariens trop zélés. Je
sais qu'on se sert souvent de mon nom illégalement, mais c'est bien la
plus nouvelle façon de s'en servir mal à propos. On sait en général que
je suis un végétarien convaincu et que je veux réformer l'alimentation.
Mais on ne sait pas aussi généralement qu'_Ahimsa_ s'étend aux êtres
humains comme aux animaux inférieurs et que je fréquente couramment
ceux qui mangent de la viande.

Je ne tuerais pas un être humain pour protéger une vache, mais je
ne tuerais pas une vache pour protéger une existence humaine si
précieuse qu'elle fût. Inutile de dire que je n'ai donné à personne
l'autorisation de prêcher le végétarianisme comme faisant partie de
la Non-Coopération. Je suis persuadé que nous n'atteindrons jamais
notre but si une propagande quelconque s'accompagne de violence. Les
Hindous ne doivent pas obliger les Musulmans à ne pas manger de viande
ni même de bœuf. Les Hindous végétariens n'ont pas le droit de forcer
les autres Hindous à s'abstenir de viande, de volaille et de poisson.
Je n'essayerais pas de rendre l'Inde sobre à la pointe de l'épée. Rien
ne porte atteinte au moral de la nation comme la violence. La peur est
arrivée à faire partie du caractère national. Les Non-Coopérateurs
feront une grande faute s'ils cherchent à convertir les gens par
la violence; et s'ils emploient dans leur propagande la moindre
coercition, ils feront le jeu du Gouvernement[85].

La question de la vache est une question importante, la plus sérieuse
qui soit pour les Hindous. Personne n'a plus que moi le respect de la
vache. Les Hindous manquent à leur devoir s'ils ne sont pas capables
de la protéger. Ils ont deux moyens de le faire: la force physique
ou la force d'âme. Vouloir protéger la vache par la violence, c'est
abaisser l'hindouisme et le rendre satanique, c'est avilir la noble
signification de la protection de la vache. Ainsi que me l'écrivait
un ami musulman, «Si les Hindous ont recours à la contrainte, manger
du bœuf qui est seulement autorisé dans l'Islam deviendra une
obligation.» Les Hindous ne peuvent protéger la vache qu'en se montrant
toujours plus capables de souffrir et de mourir. Le seul moyen qu'ils
possèdent de sauver la vache du couteau du boucher c'est de s'efforcer
de sauver l'Islam du péril qui le menace et de s'en rapporter à leurs
compatriotes musulmans pour y répondre noblement, en protégeant de bon
gré la vache par respect pour leurs compatriotes hindous. Il faut que
les Hindous s'abstiennent scrupuleusement de toute violence à l'égard
des Musulmans. Souffrir et avoir confiance sont les attributs de la
force de l'âme. J'ai entendu dire qu'à des foires importantes, les
Musulmans se voient enlever brutalement leurs vaches et même leurs
chèvres. Ceux qui se vantent d'être des Hindous et qui ont ainsi
recours à la violence sont les ennemis de la vache et de l'Hindouisme.
Le meilleur, l'unique moyen de sauver la vache, c'est de sauver le
Califat. J'espère par conséquent que chaque Non-Coopérateur fera tous
ses efforts pour empêcher la moindre tendance à la violence, sous
n'importe quelle forme, que ce soit pour protéger la vache ou un autre
animal, ou pour tout autre but.

  _18 Mai 1921_


  [85] Voir l'article sur l'Hindouisme.




L'INQUIÉTUDE DU POÈTE


Le Poète de l'Asie, ainsi que Lord Hardinge appelait le Dr Tagore,
devient rapidement s'il ne l'est déjà le poète du monde. Ce prestige
croissant augmente sa responsabilité. Le plus grand service qu'il ait
rendu à l'Inde est d'avoir interprété poétiquement le message de l'Inde
au monde. Aussi le poète désire-t-il ardemment que l'Inde ne communique
nul message faible ou inexact. Il est naturellement jaloux de la
réputation de son pays. Il déclare s'être donné beaucoup de mal pour se
mettre à l'unisson du mouvement actuel. Il avoue qu'il est dérouté. Il
ne peut rien trouver pour sa lyre dans le tapage et le tumulte de la
Non-Coopération. Il a essayé dans trois lettres vigoureuses d'exprimer
ses doutes et aboutit à la conclusion que la méthode de Non-Coopération
manque de dignité pour l'Inde qu'il se représente; que c'est une
doctrine de négation et de désespoir. Il craint que ce ne soit une
doctrine de désunion, d'exclusion, d'étroitesse et de négation.

Aucun Indien ne peut manquer d'être fier de la délicatesse raffinée du
Poète quand il s'agit de l'honneur de l'Inde. Il est bon qu'il nous ait
exprimé ses craintes en une langue si belle et si claire.

Je vais essayer en toute simplicité de répondre à ses doutes; je
ne parviendrai peut-être pas à le convaincre et je ne convaincrai
peut-être pas le lecteur que son éloquence aura touché; mais je tiens à
lui assurer, ainsi qu'à l'Inde, que notre conception de Non-Coopération
n'est nullement ce qu'il craint et qu'il n'a pas à rougir de son pays
pour l'avoir adoptée. Si finalement elle échoue dans son application,
la doctrine n'en sera pas plus responsable que ne l'est la vérité,
lorsque ceux qui prétendent la mettre en pratique ne semblent pas y
parvenir. La Non-Coopération est peut-être en avance sur son temps. En
ce cas il faudra que l'Inde et le monde entier attendent. Mais l'Inde
ne peut choisir qu'entre la violence et la Non-Coopération.

Le poète n'a pas non plus à craindre que la Non-Coopération veuille
élever une muraille de Chine entre l'Inde et l'Occident. La
Non-Coopération au contraire a pour but de préparer la voie à une
coopération véritable, honorable et volontaire basée sur le respect et
la confiance réciproques. La lutte est engagée contre une coopération
obligatoire, contre une combinaison unilatérale, contre la contrainte
par la force des armes d'accepter les méthodes modernes d'exploitation
en les baptisant du faux nom de civilisation. La Non-Coopération est
une forme de protestation contre une participation démoralisatrice et
non consentie au mal.

Le poète s'inquiète surtout des étudiants. Il trouve regrettable
qu'on les ait engagés à quitter les écoles du gouvernement, avant
que d'autres écoles fussent là pour les remplacer. Je dois dire que
sur ce point je ne suis pas de son avis. Je n'ai jamais pu faire un
fétiche des études littéraires. L'expérience m'a démontré que les
études littéraires n'ajoutaient pas un pouce à notre stature morale
et que la formation littéraire n'a aucun rapport avec la formation du
caractère. Je suis tout à fait certain que les écoles du gouvernement
nous ont dévirilisés, nous ont rendus impuissants et impies. Elles
nous ont remplis de mécontentement, et, ne fournissant aucun remède,
nous ont découragés. Elles ont réussi à faire de nous ce qu'elles
voulaient: une nation d'employés et d'interprètes. Un gouvernement
établit son prestige sur l'association apparemment consentie de ceux
qu'il gouverne. Or s'il était mal de coopérer avec un gouvernement qui
nous maintient dans l'esclavage, il était nécessaire de commencer par
ces institutions où notre association semblait la plus volontaire. La
jeunesse est l'espoir d'une nation. Dès l'instant où nous nous sommes
rendus compte que le système de gouvernement était entièrement ou
presque entièrement un mal, je considère que ce devenait un péché de
notre part d'y associer nos enfants.

La valeur de mon argument n'est aucunement ébranlé parce que, le
premier mouvement d'enthousiasme passé, la majorité des étudiants sont
retournés à leurs écoles. Ce serait une preuve, non de l'erreur de
la mesure, mais du degré d'avilissement auquel nous sommes arrivés.
L'expérience a démontré que la création d'écoles nationales n'a pas
attiré beaucoup plus d'étudiants. Les plus forts et les plus loyaux
d'entre eux avaient boycotté leurs écoles sans avoir d'autres écoles
pour les remplacer et je suis persuadé que ces premiers étudiants qui
ont donné l'exemple nous rendent des services incomparables.

Mais l'opposition du Poète à faire sortir les jeunes gens de leurs
écoles est en réalité un corollaire de son objection à la doctrine même
de Non-Coopération. Il a horreur de toute négation. Son âme entière
semble se révolter contre les commandements négatifs de la religion. Il
faut citer ses objections dans son style inimitable: «R. pour soutenir
le mouvement actuel m'a souvent dit que la passion de rejeter est tout
d'abord une force plus puissante que l'acceptation d'un idéal. Je ne
puis, tout en sachant que c'est exact, l'admettre comme vérité...
Brahmavidya, dans l'Inde a pour but _Mukti_ (l'émancipation) alors que
le Bouddhisme a _Nirvana_ (l'extinction). Mukti attire notre attention
vers le côté positif et Nirvana vers le côté négatif de la vérité.
Aussi ce dernier a-t-il insisté sur la _Duhkha_ (souffrance) qui doit
être évitée; et le Brahmavidya a insisté sur _Ananda_ (la joie) à
laquelle il faut arriver». Dans ce passage et dans d'autres du même
genre le lecteur trouvera l'explication de la mentalité du Poète. A mon
humble avis rejeter est aussi bien un idéal qu'accepter. Il est aussi
nécessaire de rejeter ce qui n'est pas vérité que d'accepter la vérité.
Toutes les religions nous enseignent que deux forces agissent sur
nous et que les efforts de l'homme consistent à accepter et à rejeter
éternellement. Ne pas coopérer avec ce qui est mal est autant un devoir
que coopérer avec ce qui est bien. Je me permets de suggérer que le
Poète a commis envers le Bouddhisme une injustice involontaire en
décrivant le Nirvana comme un état négatif; j'ose avancer que _Mukti_
(l'émancipation) est tout aussi négatif que _Nirvana_. S'émanciper de
l'esclavage de la chair ou le supprimer conduit à _Ananda_ (bonheur
éternel). Permettez-moi de terminer cette partie de ma discussion en
attirant votre attention sur le mot final des Upanishads (Brahmavidya)
qui est _Neti_ (pas ceci). _Neti_ fut la meilleure définition que les
auteurs des Upanishads purent trouver pour _Brahmane_.

Je crois donc que le Poète s'est alarmé inutilement, à l'aspect de la
Non-Coopération. Nous avons perdu la faculté de dire non. Dire non
au gouvernement était devenu déloyal et presque sacrilège. Ce refus
délibéré de coopérer est semblable au procédé du cultivateur qui doit
arracher les mauvaises herbes. Sarcler est aussi important que planter,
dans l'agriculture. Même quand le grain pousse, la sarclette est un
instrument d'usage journalier ainsi que tout cultivateur le sait. La
Non-Coopération de la nation invite le gouvernement à coopérer avec
elle dans certaines conditions établies par elle ainsi que toute nation
en a le droit et tout gouvernement le devoir. La Non-Coopération
est la méthode employée par la nation pour prévenir le gouvernement
qu'elle n'est plus satisfaite d'être en tutelle. La nation a accepté
la doctrine naturelle, religieuse et inoffensive (pour elle), de la
Non-Coopération au lieu de la doctrine irréligieuse de la violence.
Si l'Inde atteint jamais le _Swaraj_ dont rêve le Poète, elle n'y
parviendra que par la Non-Coopération non violente. Qu'il communique au
monde son message de paix et qu'il soit persuadé que l'Inde, si elle
demeure fidèle à son vœu, démontrera ce message par sa Non-Coopération.
Le but de la Non-Coopération est de donner au patriotisme le sens
même que le Poète souhaite si ardemment. Une Inde prostrée aux pieds
de l'Europe ne saurait donner aucune espérance à l'humanité. Une Inde
vivante et libre a pour un monde gémissant un message de paix et de
bonne volonté. La Non-Coopération lui fournira la tribune d'où elle
pourra le prêcher.

  _1er juin 1921_




CULTURE ANGLAISE


Le lecteur trouvera ailleurs mon humble tentative pour répondre à la
critique de Docteur Tagore sur la Non-Coopération. J'ai lu depuis la
lettre qu'il a adressée au directeur de _Shantiniketan_. Je regrette
qu'il l'ait écrite sous l'empire de la colère et dans l'ignorance des
faits. Le poète s'est indigné naturellement en apprenant que certains
étudiants de Londres avaient manifesté à une des conférences de M.
Pearson, un des Anglais les plus sincères, et l'avaient empêché de
parler. Il s'est indigné également en apprenant que j'avais demandé à
nos femmes de cesser leurs études anglaises. Evidemment le Poète a tiré
de lui-même les raisons qui avaient motivé ce conseil.

Comme il eût mieux fait de ne pas attribuer la discourtoisie
des étudiants à la Non-Coopération, et de se souvenir que les
Non-Coopérateurs ont un culte pour M. Andrews, vénèrent Stokes, et
à Nagpur écoutèrent avec le plus profond respect MM. Wedgwood, Ben
Spoor, et Holford Knight; que Maulana Mahomed Ali accepta de prendre
le thé avec un haut fonctionnaire anglais lorsque ce dernier l'en
pria comme ami, que Hakim Ajmalkhan, non-coopérateur convaincu,
ayant fait placer dans son Collège les portraits de Lord et de Lady
Hardinge, invita, lorsqu'on les découvrit, ses nombreux amis Anglais
à la cérémonie! Comme il eût mieux fait d'empêcher le démon du doute
de s'emparer de lui pendant quelques instants, pour lui cacher le
caractère religieux véritable du mouvement actuel, et de croire que ce
mouvement transforme le sens des vieilles expressions nationalisme et
patriotisme en les élargissant!

S'il s'était rendu compte, avec son imagination de poète que j'étais
incapable de vouloir rétrécir l'esprit des femmes indiennes et que je
ne pouvais par conséquent m'opposer à la culture anglaise; s'il s'était
souvenu que toute ma vie j'ai été le champion de la liberté entière de
la femme, il se fût épargné de me faire pareille injustice, injustice
qu'il ne ferait point consciemment, je le sais, à un ennemi déclaré.
Le poète ignore peut-être qu'on apprend l'anglais aujourd'hui pour
sa valeur commerciale et sa soi-disant valeur politique. Nos jeunes
gens croient, et vu les circonstances actuelles avec juste raison, que
les fonctions du gouvernement leur sont fermées s'ils ne savent pas
l'anglais. On l'enseigne aux jeunes filles comme passe-port pour le
mariage. Je connais plusieurs femmes qui veulent apprendre l'anglais
afin de pouvoir parler aux Anglais dans leur langue. Je connais des
maris qui sont contrariés que leur femme ne puisse converser en anglais
avec eux ou avec leurs amis. Je connais des familles où l'anglais
est imposé comme langue maternelle. Des centaines de jeunes gens
s'imaginent que sans la connaissance de l'anglais la liberté de l'Inde
est à peu près impossible. Le chancre a tellement rongé la société
qu'en maintes circonstances, savoir l'anglais est devenu synonyme
d'avoir de l'éducation. Pour moi, tout ceci démontre notre esclavage et
notre avilissement. Il m'est insupportable de penser que nos langues
indigènes ont été écrasées et étouffées à ce point. Je ne puis tolérer
l'idée que des parents écrivent à leurs enfants, et des enfants à leurs
parents dans une autre langue que leur langue maternelle.

Je crois aimer le grand air autant que le poète, je ne veux pas que
ma maison soit entourée de murs ni mes fenêtres condamnées. Je veux
que le vent des cultures de tous les pays y souffle librement mais je
me refuse à ce qu'aucune me fasse perdre l'équilibre. Je me refuse
à vivre chez les autres en intrus, en mendiant ou en esclave. Je ne
veux pas imposer à mes sœurs la fatigue inutile d'apprendre l'anglais
par faux orgueil ou pour un avantage social douteux. Je désire que
les jeunes gens et les jeunes filles qui ont des aptitudes pour la
littérature apprennent l'anglais et toutes les langues qu'il leur
plaira et qu'ensuite ils fassent profiter l'Inde et le monde entier de
leurs connaissances ainsi que l'ont fait un Bose, un Roy et le Poète
lui-même. Mais je m'oppose absolument à ce qu'un seul individu oublie,
néglige ou rougisse de sa langue maternelle et s'imagine qu'il ne
peut exprimer dans celle-ci ses meilleures pensées. Ma religion n'est
pas une religion de prison, elle admet dans son sein les plus infimes
créatures de Dieu; seulement elle est fermée à l'insolence, à l'orgueil
de race, de religion ou de couleur. Je suis extrêmement peiné que le
poète se méprenne sur le sens de ce grand mouvement de réformation, de
purification et de patriotisme réunis sous le nom d'humanité. S'il veut
se montrer patient, il verra qu'il n'aura aucune raison de chagrin ou
de honte pour ses compatriotes. Je l'avertis respectueusement de ne pas
confondre le mouvement avec ses excroissances. Il est aussi faux de
juger la Non-Coopération d'après la conduite grossière des étudiants de
Londres ou de Malegaon dans l'Inde que de juger les Anglais d'après les
Dyer et les O'Dwyer.

  _1er juin 1921._




AU PARTI MODÉRÉ


  Chers amis,

J'éprouve un véritable chagrin à être séparé de vous par les idées,
alors que par mon éducation et par mes associations j'ai été élevé au
milieu de ceux que l'on considérait comme Modérés. Les circonstances
et mon tempérament ont fait que je n'ai jamais appartenu à aucun des
grands partis de l'Inde. Ma vie, néanmoins, a subi beaucoup plus
l'influence d'hommes appartenant au parti Modéré que celle du parti
Extrémiste: Dadabhai Naoroji, Gokhale, Badruddin Tyabji, Pherozeshah
Mehta sont des noms que l'on peut évoquer. Les services qu'ils ont
rendus au pays ne pourront jamais s'oublier. Ils ont inspiré un grand
nombre d'esprits dans le pays tout entier comme ils m'ont inspiré
moi-même. J'ai eu avec plusieurs d'entre vous les rapports les plus
agréables. Quelle raison m'a donc arraché à votre groupe pour me jeter
dans les bras du parti nationaliste? Comment se fait-il que j'aie
plus de choses en commun avec eux? Je ne vois pas que votre affection
pour votre pays soit moins grande que la leur. Je me refuse à croire
que vous soyez moins disposés à vous sacrifier pour le bien du pays
que les Nationalistes. Le parti Modéré peut assurément se dire aussi
intelligent, aussi sincère, aussi compétent sinon plus que le parti
Nationaliste. La différence provient donc de leurs différents idéaux.

Je ne vais pas vous fatiguer à les discuter. Je vais pour l'instant
attirer tout simplement votre attention sur certains points du
programme constructif du mouvement de Non-Coopération. Il se peut
que le mot ne vous plaise pas. Je sais qu'un grand nombre des points
du programme vous déplairont extrêmement; mais si vous admettez que
les Non-coopérateurs ont pour leur pays un amour égal au vôtre,
n'envisagerez-vous point d'un œil favorable cette partie du programme
où il est impossible d'avoir deux opinions? Je pense au fléau de
l'alcoolisme. Je vous prie de me croire, si je vous déclare que le pays
en général en est révolté. Les malheureux qui sont devenus les esclaves
de la boisson ont besoin qu'on les aide à se défendre contre eux-mêmes.
Quelques-uns le demandent. Je vous supplie de profiter de la vague
de sentiment qui s'est élevée contre le commerce de la boisson.
L'agitation a pris naissance spontanément. Croyez-moi, ce qui a le
moins d'importance, c'est ce que le pays peut perdre financièrement.
Lui-même est impatient de se débarrasser de ce fléau. Aucun pays ne
pourra continuer ce commerce devant l'opposition générale et éclairée
d'un peuple, comme c'est le cas actuellement dans l'Inde. Quels que
soient les excès commis à Nagpur par la foule, la cause était juste. Le
peuple était décidé à se délivrer du fléau de l'alcoolisme qui sapait
sa vitalité. Vous ne vous laisserez pas influencer par l'argument
spécieux qu'il ne faut pas rendre l'Inde sobre par la contrainte et
que ceux qui veulent boire doivent en avoir la facilité. Le rôle de
l'Etat n'est pas de pourvoir aux vices du peuple. Nous n'autorisons ni
ne réglementons des maisons mal-famées, nous n'accordons pas certaines
facilités au voleur pour qu'il puisse satisfaire son penchant. Je
considère que la boisson est plus condamnable que le vol et peut-être
même que la prostitution; d'ailleurs n'est-ce pas souvent la cause
de l'un et l'autre? Je vous demande donc de joindre vos efforts à
ceux du pays pour supprimer totalement les revenus que l'Etat tire de
la boisson et pour abolir les débits. Un grand nombre de débitants
accepteraient volontiers de fermer boutique si on leur remboursait ce
qu'ils ont payé.

Que dire de l'éducation des enfants? Je me permets de suggérer qu'il
est très humiliant pour un pays que ses enfants doivent leur éducation
aux revenus tirés de la boisson. Nous mériterons d'être maudits par
la postérité si nous ne décidons pas sagement de faire cesser le
fléau de l'alcoolisme, dussions-nous pour cela sacrifier l'éducation
de nos enfants. Mais ce n'est nullement nécessaire. Je sais que
beaucoup d'entre vous se sont moqués de l'idée de rendre l'éducation
indépendante financièrement en faisant filer et tisser dans nos écoles
et dans nos collèges. Je vous assure que là se trouve la meilleure
solution du problème. Le pays ne peut supporter une augmentation
d'impôts; ceux qui existent sont déjà trop lourds. Non seulement il
nous faut supprimer le revenu provenant de l'opium et de la boisson,
mais encore diminuer considérablement les autres si nous voulons
combattre le plus rapidement possible la pauvreté croissante des masses.

Ceci m'amène à parler du système actuel de gouvernement. Le pays n'a
rien gagné aux Réformes, au contraire. Les dépenses annuelles se sont
accrues. Une étude plus sérieuse du système m'a convaincu que tous
les à-peu-près tentés pour y remédier n'aboutiront à rien de bon. Une
révolution complète, voilà ce qu'il nous faut. Le mot révolution vous
déplaît. Ce que je demande n'est pas une révolution sanglante, mais
une révolution dans le domaine de la pensée qui amènerait une révision
radicale de la façon de vivre dans les services supérieurs du pays.
Je dois vous avouer franchement que les appointements de plus en plus
élevés qui sont payés aux fonctionnaires dans ces divers services
m'effrayent positivement, comme ils vous effraieraient vous-mêmes,
je l'espère. Y a-t-il quelque rapport entre l'existence que mènent
les gouverneurs et les milliers d'administrés qui gémissent sous leur
talon? Les corps meurtris de ces derniers sont le témoignage vivant
de ce que j'avance. Vous appartenez maintenant à la classe dirigeante.
Qu'on ne dise pas que votre talon est aussi dur que celui de vos
prédécesseurs ou de vos collaborateurs. Est-il nécessaire que vous
gouverniez de Simla? Est-il nécessaire que vous adoptiez la politique
à laquelle vous vous opposiez il y a un an? C'est sous votre régime
qu'un homme a été condamné à la déportation perpétuelle à cause de ses
opinions. Vous ne pouvez dire pour vous défendre qu'il incitait à la
violence car il y a peu de temps vous avez refusé de l'admettre. Les
frères Ali se sont excusés de la moindre violence exprimée dans leurs
discours. Vous commettez envers le pays une cruelle injustice si vous
vous laissez persuader que c'est par crainte des poursuites qu'ils ont
fait ces excuses. Un esprit nouveau est né dans le pays. Nous craignons
plus le juge qui est en nous-mêmes que celui qui est au dehors.

Ignorez-vous que depuis six mois des jeunes gens à l'âme noble et
élevée, vos compatriotes, ont choisi de rester en prison plutôt que
de payer un cautionnement qu'ils considéraient comme une honte? C'est
sous votre régime que la patience des Moplahs absolument innocents
a été mise à une rude épreuve, et jusqu'à présent cette patience ne
leur a pas fait défaut. Je serais heureux de croire, comme je le fais
vraiment, que vous n'êtes pas responsables des atrocités qui sont
perpétrées en ce moment au nom de la paix et de la justice. Mais vous
ne voudriez pas que moi ou le public, nous disions que là où vous
n'avez pas les yeux bandés vous êtes impuissants! Ceci m'amènerait
cependant à parler de nos différents idéaux et je ne dois pas aborder
ce sujet à présent. Si le pays peut seulement obtenir que vous
l'aidiez à faire cesser le commerce de la boisson, vous ajouterez
certainement aux nombreux services que vous avez déjà rendus dans
le passé; peut être ce premier pas vous montrera-t-il bien d'autres
possibilités.

  _8 juin 1921._




LA QUESTION TURQUE


  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'Angleterre doit choisir, il lui est impossible de considérer plus
longtemps comme esclaves les Hindous et les Musulmans dont les yeux
se sont ouverts. Si l'Inde doit demeurer l'associée de chacune des
autres parties de l'Empire et être leur égale, il faut que sa puissance
électorale soit de beaucoup supérieure à celle de chacune des autres.
Dans toute confédération indépendante, chaque associé possède le
droit de se retirer si les autres agissent mal, de même qu'il a le
devoir d'y adhérer aussi longtemps que les autres restent fidèles à
certains principes communs. Si l'Inde votait mal, l'Angleterre aurait
la ressource de se retirer de la Société, ainsi que tout associé en a
le droit. Le centre de l'équilibre doit donc se déplacer et passer
aux Indes, au lieu de rester en Angleterre. Voilà ce que j'entends par
le _Swaraj_ au sein de l'Empire. La force brutale doit être exclue de
toute délibération, il faut en toute circonstance s'en rapporter à la
raison et non à l'épée.

Il en est de l'Inde comme de l'Angleterre. L'Inde doit choisir
également. Nous luttons aujourd'hui pour le _Swaraj_ au sein de
l'Empire, dans l'espoir que l'Angleterre finira par se montrer juste
envers l'Inde, et pour notre indépendance si elle s'y refuse. Et quand
il sera absolument démontré que l'Angleterre cherche à anéantir la
Turquie, nous n'aurons pas d'autre choix que l'indépendance. Quand
l'existence de la Turquie, telle qu'elle est, se trouvera menacée, les
Musulmans n'hésiteront pas. S'ils le pouvaient, ils tireraient l'épée
et périraient avec les braves Turcs ou vaincraient avec eux; mais
si, grâce à la politique du Gouvernement indien il leur est interdit
de déclarer la guerre à l'Angleterre, il leur reste la possibilité
de refuser l'obéissance à un gouvernement qui fait criminellement la
guerre aux Turcs. Le devoir des Hindous est tout aussi évident. Si nous
craignons toujours les Musulmans, si nous manquons de confiance en eux
il faut nous mettre du côté des Anglais et prolonger notre esclavage.
Si nous sommes assez braves et assez religieux pour ne pas craindre
les Musulmans, nos compatriotes, si nous avons la sagesse de nous fier
à eux, nous devons faire cause commune et employer toutes les mesures
pacifiques et loyales qui pourront assurer à l'Inde son indépendance.
Un Hindou, selon ma conception de l'Hindouïsme, que ce soit pour
obtenir l'indépendance de l'Inde ou le _Swaraj_ au sein de l'Empire n'a
qu'une méthode, celle de la Non-Coopération non violente. L'Inde peut
dès aujourd'hui obtenir le rang de «_Dominion_» ou l'indépendance si
elle apprend le secret de la puissance invincible de la non-violence
et se l'assimile. Lorsque l'Inde aura appris cette leçon, elle sera
capable d'appliquer tous les degrés de la Non-Coopération, y compris le
refus de payer les impôts. L'Inde n'en est pas encore capable mais si
nous voulons être à même de déjouer toutes les conspirations ourdies
pour détruire la Turquie et prolonger notre esclavage, il faut créer
autour de nous une atmosphère de non-violence éclairée, non pas la
non-violence des faibles, mais celle des forts qui tout en dédaignant
de tuer sont prêts à donner joyeusement leur vie pour la défense de la
Vérité.

  _29 juin 1921._




LE COMITÉ D'ACTION ET SON ROLE


Les résolutions votées par le Comité d'Action ont provoqué certaines
critiques hostiles... Il devient donc nécessaire d'examiner le rôle du
Comité d'Action, mais afin de pouvoir le comprendre il faut connaître
la Constitution du Congrès.

Le but du Congrès est d'obtenir le _Swaraj_ par des méthodes pacifiques
et légitimes. Le Congrès doit fonctionner de façon à hâter la
marche de l'Inde vers ce but. La Constitution est faite pour mettre
à l'épreuve la nation et voir si elle est capable de se gouverner
elle-même. Elle crée certainement un système de gouvernement volontaire
où la seule force est l'opinion publique et le bon-vouloir du peuple.
Et comme le Congrès cherche à s'opposer au gouvernement actuel et à le
détruire s'il le faut, il s'ensuit que plus le Congrès aura d'autorité,
moins il en restera au gouvernement. Lorsque le Congrès possèdera la
confiance générale et qu'une _obéissance spontanée_ répondra à ses
instructions le «_Swaraj_» complet sera atteint. Car le gouvernement
se verra obligé de respecter l'opinion populaire dont le Congrès
sera le porte-parole, ou sinon, de se suicider. Il faut donc que le
Congrès devienne l'organisation la plus vaste, la plus unie et la plus
solide qui existe sur ce sol. Il faut que sa politique rencontre une
acceptation immédiate.

Le Congrès ne se réunit qu'une fois par an, il établit son programme.
Le Comité du Congrès de toute l'Inde, doit mettre en œuvre la politique
du Congrès dans le sens exprimé par ses décisions. Il doit interpréter
ces décisions et s'occuper de toutes les questions nouvelles avec la
même autorité que le Congrès. Les membres du Comité peuvent discuter
les différentes propositions et leur interprétation autant qu'il leur
plaît, mais sauf pour des questions vitales de principes les dissidents
doivent se conformer aux résolutions votées par la majorité et les
exécuter fidèlement. Les projets qui donnent lieu à des discussions
au Comité, ne peuvent être discutés une seconde fois en public. Afin
de permettre au Comité du Congrès de toute l'Inde d'avoir une valeur
pratique, la Constitution a établi un Comité d'Action de quinze membres
qui doit se réunir fréquemment et traiter toutes les questions que
lui renvoie le Comité du Congrès de toute l'Inde. Il doit, lorsque ce
dernier ne siège pas, en exercer toutes les fonctions. Il doit se tenir
au courant de l'opinion publique, la guider et lui servir d'interprète;
il doit s'assurer que toutes les organisations secondaires fonctionnent
convenablement, s'occuper des finances de l'Inde entière et les
distribuer, et lorsqu'une résolution sur quelque sujet grave doit être
prise, convoquer une assemblée du Comité du Congrès de toute l'Inde
afin que celui-ci décide. Le Comité d'action est au Congrès ce qu'un
cabinet ministériel est au parlement. Il faut que ses décisions soient
respectées si nous voulons établir un gouvernement constitutionnel dans
le courant de l'année.

Il faut, bien entendu, qu'il soit composé de personnes qui inspirent
à la nation et au Comité du Congrès de toute l'Inde le plus grand
respect. Il faut que ce soit un corps homogène et qu'il ne prenne pas
de décisions trop précipitées. Il ne peut y avoir dans son sein deux
politiques ou deux partis. Alors que le Congrès représente la nation
toute entière, le Comité d'Action doit réunir les représentants de la
politique du parti qui a la confiance de la majorité des délégués. Il
faut avant tout que ses décisions soient unanimes. Lorsqu'un membre
du Comité d'action se sent dans l'impossibilité de suivre les autres,
il peut donner sa démission mais il ne doit en aucune façon gêner ou
influencer les délibérations du Comité en les discutant ouvertement
dans la presse. Par conséquent, et bien que les décisions prises par
le Comité d'Action soient définitivement adoptées par les membres du
Congrès, ce n'est pas un corps irresponsable. Le Comité du Congrès de
toute l'Inde peut le dissoudre par un vote de manque de confiance. Les
décisions peuvent être revues par le Comité du Congrès de toute l'Inde
et même rejetées s'il y a de sérieuses raisons pour cela. A mon humble
avis il est indispensable que le Comité d'Action en impose au peuple
sans quoi nous n'arriverons pas au _Swaraj_ cette année. Chacun de nous
doit donc faire en sorte de rendre le Congrès irrésistible en exécutant
ses décisions dans les moindres détails. Ce que le Gouvernement obtient
en dernier ressort par la force des armes, il faut que nous l'obtenions
par la force de l'affection. Le gouvernement s'est fait irrésistible
par la terreur; le Congrès doit le devenir en obtenant la soumission
volontaire à ses doctrines et à ses vues politiques. La non-violence
pénètre ainsi dans tout ce qui se rapporte au programme du peuple;
mais chaque organisation s'attend à réussir grâce à la coopération du
peuple. Se montrer soumis aux décisions du Congrès c'est le _sine qua
non_ du succès de la résolution prise à Nagpur d'obtenir le _Swaraj_
cette année.

  _6 Juillet 1921_




COMMENT BOYCOTTER LES TISSUS ÉTRANGERS


Il est inutile qu'à cette heure tardive nous répétions que le
boycottage de tissus étrangers, auquel nous songeons, n'est aucunement
une mesure vindicative. Mais elle est aussi nécessaire à l'existence
de la nation que l'air est nécessaire à la vie. Plus elle s'accomplira
rapidement, mieux cela vaudra pour le pays. Sans elle, le _Swaraj_ ne
saurait être établi ni maintenu une fois institué. Il est de la plus
haute importance de savoir comment organiser ce boycottage avant le 1er
août prochain. Pour qu'il ait lieu rapidement, il faut: 1º que tous
les propriétaires des filatures réglementent leurs bénéfices et qu'ils
fabriquent surtout pour le marché indien;--2º que les importateurs
cessent d'acheter des marchandises étrangères (trois négociants de
marque ont déjà commencé);--3º que les acheteurs refusent les tissus
étrangers et se procurent du tissu _Khadi_ lorsque c'est possible;--4º
que les acheteurs ne portent que des vêtements de tissus _Khadi_ et
que le tissu des filatures soit conservé pour les pauvres qui ne
connaissent pas la différence entre le _Swadeshi_ et le _Pardeshi_;--5º
que les consommateurs n'emploient jusqu'à l'établissement du _Swaraj_
et la production suffisante du _Khadi_ que ce dont ils ont besoin
pour se couvrir le corps;--6º que les consommateurs détruisent tout
tissu _Pardeshi_ comme ils le feraient de boissons alcoolisées, s'ils
s'étaient engagés à l'abstinence, ou sinon qu'ils le vendent pour qu'il
soit employé à l'étranger, ou qu'ils l'utilisent eux-mêmes pour les
besognes malpropres ou lorsqu'ils sont seuls.

Nous espérons que tous ceux auxquels s'adressent les clauses
précédentes y répondront d'une façon satisfaisante et simultanée. Mais
le succès dépend avant tout de la persévérance du consommateur. Il
suffit qu'il se refuse à porter l'insigne de son esclavage.

_6 juillet 1921_




A TOUT ANGLAIS HABITANT L'INDE


  Cher Ami,

C'est la seconde fois que je me permets de m'adresser à vous. Je sais
que la plupart d'entre vous avez la Non-Coopération en horreur. Je
désirerais cependant, si vous voulez bien croire à ma sincérité, vous
prier de mettre à part deux des questions dont je m'occupe.

Si vous ne sentez pas ma sincérité, je ne puis vous la prouver.
Quelques-uns de mes amis indiens m'accusent de déguiser la vérité
lorsque je prétends que, tout en abhorrant le système établi par les
Anglais, nous ne sommes pas tenus de les haïr. J'essaie de montrer que
l'on peut détester les vices d'un frère sans le haïr lui-même. Jésus
dénonça les vices des scribes et des pharisiens, mais il n'avait pour
eux aucune haine. Cette loi d'amour pour l'homme et de haine pour le
mal qui est en lui, Jésus ne l'énonça pas pour lui seul; il l'enseigna
comme doctrine. Je l'ai d'ailleurs trouvée dans toutes les religions du
monde entier.

Je crois être assez bon juge de la nature humaine, et vivisecteur de
mes propres faiblesses. J'ai découvert que l'homme est supérieur au
système qu'il organise. J'ai donc l'impression qu'individuellement
vous valez beaucoup mieux que le système que votre communauté a
établi. Chacun de mes compatriotes qui se trouvait à Amritsar en ce
fatal 10 avril valait mieux individuellement que la foule dont il
faisait partie. Seul, aucun d'eux n'eût accepté de tuer les innocents
directeurs de banque anglaise, mais dans la foule plus d'un perdit
la tête. C'est pour cette raison que l'Anglais qui remplit une
fonction publique dans l'Inde est différent de l'Anglais qui habite
l'Angleterre. Ici, vous faites partie d'un système d'une indicible
infamie. Je puis donc condamner ce système dans les termes les plus
violents, sans pour cela vous considérer comme mauvais, ni imputer de
mauvaises intentions à tous les Anglais. Vous êtes autant que nous les
esclaves de votre système. Je désire donc que vous agissiez de même
envers moi et ne m'accusiez point d'intentions que vous n'avez point
vues écrites de ma main. Je vous aurai déclaré le mobile entier de
mes actions quand je vous aurai dit que j'ai hâte d'améliorer ou de
faire cesser un système obligeant l'Inde à obéir à une poignée d'entre
vous et ne donnant aux Anglais le sentiment de la sécurité qu'à l'abri
de forts et de canons qui s'imposent à la vue. Ce spectacle est une
honte, et pour vous et pour nous. Notre existence commune est basée sur
la méfiance et sur la crainte réciproque. Vous admettrez certainement
que cela manque de dignité. Un système responsable d'un pareil état
de choses est forcément satanique. Il devrait vous être possible de
vivre dans l'Inde comme faisant partie intégrale de son peuple et
non comme des exploiteurs étrangers. Mille existences indiennes pour
une existence anglaise est une doctrine qui conduit au désespoir, et
pourtant vous pouvez me croire, en 1919, elle fut énoncée par les plus
puissants d'entre vous.

Je serais presque tenté de vous proposer de vous joindre à moi pour
détruire un système qui nous a fait descendre si bas vous et nous. Mais
je sens qu'il est trop tôt. Nous n'avons pas encore donné suffisamment
de preuves de notre sincérité, de notre abnégation et de notre empire
sur nous-mêmes pour pouvoir le faire.

Mais ce que je vous demande c'est de nous aider à boycotter le tissu
étranger et à combattre le fléau de la boisson.

Les tissus du Lancashire furent imposés à l'Inde ainsi que l'ont
démontré les historiens anglais, et les manufactures indiennes célèbres
dans le monde entier, furent ruinées délibérément et systématiquement.
Non seulement l'Inde en est réduite à être à la merci du Lancashire,
mais aussi du Japon, de la France et de l'Amérique. Rendez-vous compte
de ce que cela signifie pour l'Inde. Chaque année, nous envoyons hors
de l'Inde environ 60 millions de roupies pour acheter du tissu, alors
que nous produisons assez de coton pour fabriquer tout le tissu dont
nous avons besoin. N'est-ce pas de la folie d'exporter notre coton pour
qu'il nous revienne manufacturé sous forme de tissu? Etait-il juste de
réduire l'Inde à une telle condition? Il y a 150 ans, nous fabriquions
tout le tissu que nous portions. Nos femmes filaient de beau fil dans
leurs chaumières et ajoutaient au gain de leur mari; les tisserands
des villages le tissaient. Pour un immense pays agricole comme le
nôtre, cet apport jouait un rôle important dans l'économie nationale.
Il nous permettait d'employer nos instants de loisir de la façon la
plus naturelle. Aujourd'hui, les femmes ont perdu l'adresse de leurs
mains et l'oisiveté forcée de milliers d'individus a appauvri le pays.
Un grand nombre de tisserands se sont mis balayeurs, d'autres se sont
engagés comme mercenaires. La moitié de la race des artistes tisseurs
a disparu et les autres tissent du fil importé, faute de pouvoir en
tisser qui ait été filé à la main.

Vous comprendrez peut-être à présent ce que le boycottage du tissu
étranger signifie pour l'Inde. Cette mesure n'est pas un châtiment.
Si dès aujourd'hui le gouvernement réparait les injustices faites au
Califat et au Pendjab et consentait immédiatement à donner le _Swaraj_
à l'Inde, celle-ci devrait quand même continuer le boycottage des
tissus étrangers. _Swaraj_ signifie au moins le droit de conserver les
industries de l'Inde qui sont indispensables à l'existence économique
de la nation, et d'interdire toute exportation capable de mettre
obstacle à cette existence. L'agriculture et le rouet sont comme les
deux poumons de l'Inde, il faut à tout prix qu'on les préserve de la
consomption.

Cette question ne peut attendre. Il est impossible de considérer
les intérêts des fabricants étrangers et des importateurs indiens
lorsque la nation entière meurt de faim, faute d'avoir une occupation
rémunératrice qui s'ajoute à l'agriculture.

Ne considérez pas à tort ce mouvement comme un boycottage général des
produits étrangers. L'Inde ne cherche nullement à se fermer le commerce
international. A l'exception des tissus, il lui faut accepter avec
reconnaissance et dans des conditions avantageuses pour les parties
contractantes les marchandises qui sont mieux fabriquées hors de son
pays. Mais rien ne doit lui être imposé. Je ne cherche pas à lire dans
l'avenir, mais j'espère certainement qu'avant peu il sera possible à
l'Inde de coopérer avec l'Angleterre sur un pied d'égalité. Le moment
sera venu alors d'examiner les relations commerciales. Pour l'instant,
je vous demande de nous aider à organiser le boycottage des tissus
étrangers.

La campagne contre l'alcoolisme est d'une importance analogue et
tout aussi grande. Les débits sont un fléau intolérable imposé à la
société. Jamais le peuple ne s'est autant intéressé à la question.
J'admets qu'ici les ministres des Indes peuvent faire plus que vous. Je
voudrais néanmoins que vous exprimiez clairement votre opinion sur ce
point. Si je ne me trompe, sous n'importe quel gouvernement, la Nation
demandera une complète prohibition. Il vous est possible de développer
l'agitation croissante à ce sujet en mettant le poids de votre
influence dans le plateau de la balance.

  _13 juillet 1921._




PROFESSION DE FOI


J'ai reçu une lettre anonyme bien étrange. Elle m'admire d'avoir
embrassé une des causes les plus chères à Lockamanya[86] et me dit que
son esprit vit en moi, et que je dois demeurer le digne disciple de
ce maître. Elle m'adjure d'autre part de ne pas me laisser décourager
dans la poursuite du programme _Swaraj_, et termine en m'accusant
d'imposture, parce que je prétends être en politique un disciple
de Gokhale. Je voudrais bien que ceux qui m'écrivent perdent cette
vile habitude de ne pas signer leurs lettres. Il faut que nous qui
voulons acquérir l'esprit du _Swaraj_ développions en nous le courage
d'exprimer sans crainte ce que nous pensons. Le sujet de la lettre
ayant une importance générale demande néanmoins qu'on y réponde. Je
ne puis prétendre à l'honneur d'être le disciple de Lockamanya. Je
l'admire, ainsi que des milliers de ses compatriotes pour son courage
indomptable, ses vastes connaissances, son amour pour son pays et par
dessus tout pour la pureté de sa vie privée et son grand renoncement.
Il fut, parmi tous les hommes de notre époque, celui qui captivait
le plus l'imagination de son peuple. C'est lui qui nous a inspiré
l'esprit du _Swaraj_. Personne peut-être ne se rendit compte comme M.
Tilak du caractère pernicieux de notre système actuel de gouvernement.
Et j'ose prétendre, en toute humilité, que je communique au pays son
message aussi exactement que le meilleur d'entre ses disciples. Mais
je me rends compte que mes méthodes ne sont pas celles de M. Tilak.
Et c'est pourquoi il m'arrive encore d'avoir certaines difficultés
avec quelques-uns des chefs Maharashtra. Mais je suis sincèrement
convaincu que M. Tilak ne se refusait pas à croire à ma méthode. Il
m'honorait de sa confiance, et les dernières paroles qu'il m'adressa
devant plusieurs amis, quinze jours avant sa mort, furent pour me dire
que ma méthode était excellente, à condition de pouvoir persuader au
peuple de l'adopter. Mais il en doutait. Je ne connais pas d'autre
méthode, et puis seulement espérer que lorsque viendra le moment de
l'épreuve définitive, le pays montrera qu'il s'est assimilé la méthode
de Non-Coopération non-violente. Je n'ignore pas non plus ce qui me
manque; je ne prétends point à l'érudition; je ne possède pas son
talent d'organisateur; je ne dirige pas de parti solide et discipliné,
et je ne puis, ayant vécu trente trois ans hors de l'Inde, prétendre à
la même expérience que Lockamanya. Nous avions deux choses absolument
en commun: notre amour pour notre pays et nos efforts infatigables pour
obtenir le _Swaraj_. Je puis donc assurer à mon compatriote anonyme
que personne n'a plus que moi le respect de la mémoire du défunt et que
je marcherai au _Swaraj_ côte à côte avec ses plus fidèles disciples.
Je sais que le _Swaraj_ de l'Inde est la seule offrande qui lui soit
agréable. Cela seul peut donner la paix à son âme.

C'est néanmoins une question personnelle et sacrée que d'être un
disciple. En 1888, je me suis jeté aux pieds de Dadabhai, mais il
semblait trop éloigné de moi. Je pouvais avoir pour lui les sentiments
d'un fils, mais non pas d'un disciple. Un disciple est plus qu'un fils.
Devenir un disciple c'est naître une seconde fois; c'est se livrer
volontairement......

En 1896, ma mission dans le Sud-Afrique me mit en rapport avec tous
les chefs connus... J'allai voir Gokhale, je le rencontrai dans le
logement qu'il occupait à son collège; on eût dit que je retrouvais un
vieil ami, ou mieux encore, une mère après une longue séparation. Son
doux visage me mit à l'aise sur-le-champ. Ses questions minutieuses sur
moi et sur ce que j'avais fait dans l'Afrique du Sud lui gagnèrent une
place unique dans mon cœur. En le quittant je me dis: «Voilà l'homme
qu'il me faut.» De ce jour, Gokhale ne me perdit jamais de vue. En
1901, lorsque je revins d'Afrique pour la seconde fois, nous devînmes
encore plus unis. Il se chargea de moi, tout simplement, et se mit à
me former. Il s'intéressait à ma façon de parler, de m'habiller, de
marcher, de manger. Ma mère n'avait pas plus de sollicitude pour moi
que n'en avait Gokhale. Autant que j'en puis juger, nulle contrainte
n'existait entre nous. C'était vraiment un coup de foudre qui résista à
la sévère tension de 1913. Comme travailleur politique, il répondait à
tout ce que je pouvais souhaiter: pur comme le cristal, doux comme un
agneau, brave comme un lion et chevaleresque à l'excès. Peu importait
qu'il ne fût peut-être pas tout ce que j'imaginais. Il me suffisait
de ne rien trouver à critiquer. Il était et demeure pour moi l'homme
le plus parfait qui ait existé. Non que nous n'ayons eu certaines
divergences d'opinion. Même en 1901, nous avions déjà des points de
vue différents sur certaines coutumes sociales, nous ne jugions pas de
la même façon la civilisation occidentale. Il admettait franchement
qu'il ne partageait pas mon opinion extrémiste sur la Non-violence.
Mais ces divergences ne nous importaient ni à l'un ni à l'autre, rien
n'eût pu nous désunir. Il est impie de vouloir faire des suppositions
sur ce qui aurait eu lieu s'il eût vécu. Je sais que j'aurais continué
à travailler sous sa direction. J'ai fait cette confession parce que
la lettre anonyme m'a fait mal en m'accusant d'imposture lorsque je me
déclare le disciple de Gokhale. Aurais-je trop tardé à reconnaître ce
que je dois à celui qui s'est tu pour jamais? J'ai cru devoir déclarer
que je lui reste fidèle, surtout puisque je parais aux yeux du monde
indien, vivre dans un camp opposé au sien.

  _13 juillet 1921_


  [86] Tilak.




LA POSITION DES FEMMES


Shrimati Sarala Devi de Katak m'écrit: «Ne trouvez-vous pas que
la façon de traiter les femmes est un mal aussi sérieux que
l'Intouchabilité? L'attitude des jeunes gens «Nationalistes» que
j'ai rencontrés est quatre vingt dix-neuf fois sur cent absolument
écœurante. Combien en est-il parmi les Non-Coopérateurs qui considèrent
la femme comme autre chose qu'un objet de plaisir? La condition
essentielle du succès, la purification de soi-même est-elle possible
tant que l'attitude envers les femmes n'aura pas changé?» Je ne
puis admettre que la manière de traiter les femmes soit «un mal
aussi sérieux que l'Intouchabilité». Shrimat Sarel Devi s'en est
beaucoup exagéré la gravité, et l'accusation qu'elle porte contre
les Non-Coopérateurs, de ne chercher que la satisfaction des sens,
n'est point soutenable. L'exagération peut faire grand tort à une
cause. Je reconnais néanmoins sans difficulté que, pour se préparer
au _Swaraj_, les hommes doivent acquérir un respect plus grand de la
femme et de sa pureté. M. Andrews a frappé bien plus juste lorsqu'il
nous dit en termes brûlants de ne point oser nous repaître de la honte
de nos sœurs tombées. Il est dégradant de penser qu'un Non-Coopérateur
a pu prendre plaisir à raconter comment certaines de ces sœurs
égarées se réservaient aux Non-Coopérateurs. Dans une question aussi
vitale pour notre bien moral, nulle distinction entre Coopérateur et
Non-Coopérateur ne peut se faire. Tous, comme hommes, nous devons
baisser la tête de honte tant qu'il restera une seule femme consacrée
à nos plaisirs. Je préférerais beaucoup que la race humaine disparût
plutôt que de nous voir devenir pires que des animaux en faisant de
la plus noble créature de Dieu l'objet de notre concupiscence. Mais
cette question ne concerne pas l'Inde uniquement, elle concerne le
monde entier. Et si je prêche contre cette vie moderne artificielle
de plaisirs sensuels et demande aux hommes et aux femmes de revenir
à la vie simple représentée par la _Charka_ (rouet), c'est parce que
je sais que sans ce retour intelligent à la simplicité nous tomberons
forcément plus bas que la brute. Je souhaite passionnément pour la
femme une liberté absolue. J'exècre les mariages d'enfants, je frémis
lorsque je vois une fillette veuve, et je tremble de fureur lorsqu'un
homme qui vient de perdre sa femme contracte une autre union avec une
indifférence brutale. Je déplore l'indifférence criminelle des parents
qui tiennent leurs filles dans l'ignorance, ne leur donnent aucune
culture littéraire et les élèvent uniquement en vue d'un mariage avec
quelque jeune homme riche. Pourtant malgré ma fureur et mon chagrin,
je me rends compte de la difficulté du problème. Il faut que la femme
vote, que sa position devant la loi soit égale à celle de l'homme. Mais
le problème ne s'arrête pas là, il ne commence qu'au moment où les
femmes ont quelque influence sur les délibérations politiques de la
Nation.

Pour illustrer ce que je veux dire, permettez-moi de vous rapporter la
description charmante faite par un ami musulman que j'estime, de sa
conversation à Londres avec une célèbre féministe. Il assistait à une
réunion de féministes. Une dame amie fut surprise de voir un musulman à
une réunion de ce genre. Elle lui demanda à quoi elle devait attribuer
sa présence. Mon ami lui répondit qu'il avait deux raisons principales
et deux autres secondaires pour y assister. Il avait perdu son père,
étant enfant en bas âge; ce qu'il était, il le devait entièrement à
sa mère. Puis il s'était marié à une femme qui était vraiment son
associée. Enfin, il n'avait pas de fils, mais quatre filles mineures
auxquelles il s'intéressait comme père. Etait-ce surprenant qu'il fût
féministe? Il poursuivit: on accuse les Musulmans d'indifférence envers
les femmes. Il n'y eut jamais de calomnie plus grave. La loi de l'Islam
donne à la femme des droits égaux à ceux de l'homme.--Il considérait
que l'homme avait avili la femme par sa convoitise. Au lieu d'adorer
l'âme qui se trouvait en elle, il s'était mis à adorer son corps et il
avait si bien réussi dans son dessein que la femme aujourd'hui, sans
s'en rendre compte, s'était mise à chérir ses avantages physiques,
ce qui était presque un signe de sa servitude. Il ajouta d'une
voix qu'étouffait l'émotion: Autrement, pourquoi nos sœurs tombées
trouveraient-elles un si grand plaisir à l'embellissement de leur
corps? Est-ce que nous autres hommes, n'avons pas complètement anéanti
leur âme? Non, continua-t-il après avoir repris son sang-froid, il ne
désirait pas une liberté machinale pour la femme; il voulait briser les
entraves qui la rendaient esclave de sa propre volonté. Aussi avait-il
l'intention de préparer ses filles à une profession indépendante.

Je n'ai pas besoin de citer la fin de cette ennoblissante conversation.
Je désire que mes aimables correspondantes réfléchissent au sujet
principal. Il faut que la femme cesse de se considérer comme un objet
de plaisir. Le remède est entre ses mains bien plus qu'entre celles
de l'homme. Si elle veut que celui-ci la traite en associée, qu'elle
refuse de se parer pour plaire aux hommes, même à son mari. Je ne puis
me représenter Sita gaspillant un seul moment à vouloir attirer Rama
par ses charmes physiques.

  _21 juillet 1921._




L'ÉDUCATION NATIONALE


On a dit tant de choses bizarres sur ma façon d'entendre l'éducation
nationale qu'il ne serait peut-être pas hors de propos de faire
connaître mon opinion au public sur ce sujet.

A mon avis la méthode d'éducation actuelle est mauvaise, pour trois
raisons de la plus haute importance en dehors de ses rapports avec un
gouvernement injuste:

1º Elle repose sur une culture étrangère à l'exclusion presque totale
de la culture indigène.

2º Elle ignore la culture du cœur et la culture manuelle et se consacre
exclusivement à celle du cerveau.

3º Il est impossible de donner une véritable éducation en se servant
d'une langue étrangère.

Examinons ces trois défauts en détail. Presque dès le début, les
manuels d'enseignement traitent, non de choses avec lesquelles les
enfants sont journellement en rapport, mais de choses qui leur sont
totalement inconnues. Ce n'est pas dans ces manuels qu'un jeune garçon
apprendra ce qui est bien ou mal à la maison. On ne lui enseigne
jamais à être fier de son foyer. Plus son éducation avance, plus on
l'en éloigne, si bien que lorsqu'il a terminé ses études il est devenu
complètement étranger à son milieu. Il ne trouve aucune poésie à la
vie de famille. Les scènes villageoises sont pour lui un livre fermé.
Sa propre civilisation lui a été représentée comme stupide, barbare,
superstitieuse et inutile au point de vue pratique. Son éducation est
calculée pour l'éloigner de la culture traditionnelle. Et si la masse
de la jeunesse instruite n'est pas absolument dénationalisée, c'est
uniquement parce que l'ancienne culture est trop profondément implantée
en elle pour qu'il soit possible de la déraciner même par une éducation
hostile à son développement. Si j'étais le maître, je détruirais
certainement tous les manuels et j'en ferais écrire d'autres qui
traiteraient de la vie de famille et qui s'y rapporteraient de sorte
que l'enfant, en faisant ses études, influerait sur son entourage.

Secondement, et quelles que soient les conditions dans les autres
pays, il est criminel, dans l'Inde où 80 p. % de la population est
agricole, de donner aux enfants une éducation purement littéraire et
de rendre les garçons et les filles impropres aux travaux manuels
pour le reste de leur vie. Je prétends que la majeure partie de notre
temps étant consacrée à travailler pour gagner notre pain, nos enfants
doivent, dès leur jeune âge, apprendre la dignité de ce labeur. Nos
enfants devraient recevoir une éducation qui ne leur fît pas mépriser
le travail manuel. Il n'y a aucune raison pour que le fils d'un paysan
devienne incapable d'être ouvrier agricole parce qu'il a fait des
études. Il est fort triste de voir nos écoliers considérer avec dégoût,
quand ce n'est pas avec mépris, le travail manuel. D'autre part si
nous voulons que dans l'Inde, tout jeune garçon et toute jeune fille
fréquente les écoles, ainsi qu'il est de notre devoir, nous n'avons
pas les moyens de subvenir à l'éducation telle qu'elle est donnée
à présent, les milliers de parents étant dans l'impossibilité d'en
payer les frais actuels. Il faut donc, pour que l'éducation devienne
générale, qu'elle soit gratuite. Même sous un gouvernement idéal, je
n'imagine pas que nous pourrons consacrer plus de 2000 millions de
roupies à l'éducation de tous les enfants qui ont l'âge de fréquenter
l'école. D'où il résulte qu'il faut que nos enfants payent par leur
travail manuel tout ou partie de l'éducation qu'ils reçoivent. Je ne
vois qu'un travail universel qui soit profitable, le rouet et le métier
à tisser. Peu importe d'ailleurs, pour le but que je me propose, qu'il
s'agisse de filer ou de faire une autre forme de travail, pourvu qu'il
rapporte, seulement en y réfléchissant on se rendra compte que nulle
autre occupation ne peut être introduite dans toutes les écoles de
l'Inde.

Cet enseignement manuel servira à deux fins dans un pays pauvre comme
le nôtre. Il couvrira les dépenses de l'éducation de nos enfants et
leur enseignera un métier auquel ils pourront se remettre plus tard,
s'ils le désirent, pour gagner leur vie. Un tel système leur enseignera
à se suffire. Rien ne peut démoraliser une nation comme d'apprendre à
mépriser le travail manuel.

Je ne dirai qu'un mot de l'éducation du cœur. Je crois qu'il est
impossible de la donner par les livres. Seul le maître par ses
rapports personnels peut agir. Or, qui avons-nous dans l'enseignement
primaire et même dans l'enseignement secondaire? Sont-ce des hommes
et des femmes d'une foi et d'un caractère moral supérieurs? Ont-ils
reçu eux-mêmes cette éducation du cœur? Peut-on attendre d'eux qu'ils
s'occupent de l'élément permanent chez les enfants, garçons et filles
dont ils ont la charge? La méthode employée pour se procurer des
instituteurs dans les classes élémentaires n'est-elle pas une barrière
infranchissable à l'obtention d'une haute moralité? Donne-t-on aux
instituteurs des appointements qui leur permettent de vivre? Nous
savons qu'on ne les choisit pas pour leur patriotisme. Ceux-là seuls
font de l'enseignement qui ne peuvent trouver d'autre emploi.

Parlons enfin de la langue dans laquelle l'instruction est donnée.
Mon opinion à ce sujet est trop connue pour que je la répète.
L'enseignement dans une langue étrangère a été cause de fatigue
cérébrale pour les enfants, a exigé d'eux une tension nerveuse trop
grande et, les rendant incapables de pensée, de travail original, les a
empêchés de communiquer leurs connaissances à la famille ou aux masses.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rien n'est plus éloigné de ma pensée que de vouloir nous rendre
exclusifs ou nous faire élever des barrières. Mais je soutiens
respectueusement qu'une appréciation d'autres cultures doit suivre
et non précéder l'appréciation et l'assimilation de la nôtre. J'ai
la ferme opinion que nulle culture ne renferme des trésors aussi
précieux. Nous ne la connaissons pas, on nous en fait mépriser l'étude
et déprécier la valeur. Nous avons presque cessé de la vivre. Un savoir
académique sans pratique est comme un cadavre embaumé, très beau à
contempler peut-être, mais sans rien qui puisse inspirer ou ennoblir.
Ma religion me défend d'abaisser ou de dédaigner les autres cultures,
de même qu'elle insiste pour que je m'imprègne de la mienne et que je
la vive sous peine de suicide civil.

  _1er septembre 1921._




ETHIQUE DE LA DESTRUCTION


Le lecteur sera, j'en suis persuadé, heureux de prendre connaissance de
la lettre si belle et si pathétique que je reçois de M. Andrews.

«Je sais qu'en brûlant les tissus étrangers votre but est de venir en
aide aux pauvres, mais j'ai l'impression que vous faites fausse route.
Si vous réussissez à boycotter le tissu étranger il me semble évident
que le prix du tissu fabriqué dans les filatures augmentera, et que ce
seront les pauvres qui en souffriront. De plus, il y a dans ce terme
«étranger» un subtil appel au sentiment de race qu'il faudrait plutôt
réprimer qu'encourager. J'ai été profondément bouleversé de vous voir
mettre le feu à ce monceau d'objets, parmi lesquels se trouvaient les
plus beaux tissus. Nous avons l'air d'oublier ce vaste monde dont nous
faisons partie pour ne songer égoïstement qu'à l'Inde. Je crains bien
que ceci ne nous ramène au nationalisme étroit et égoïste d'autrefois.
Dans ce cas, nous allons faire partie du cercle vicieux d'où l'Europe
s'efforce désespérément d'échapper. Mais je ne puis le démontrer, je
ne puis que répéter que j'en fus bouleversé, que cela me semblait une
forme de violence. Et cependant je sais à quel point vous exécrez
la violence. Il me déplaît que la question du tissu étranger soit
transformée en religion.

J'étais au comble du bonheur lorsque je vous voyais asséner des
coups de géant aux vices qui affectent les fondements de la morale:
l'alcoolisme, les stupéfiants, l'intouchabilité, l'arrogance de race,
etc., et lorsqu'avec une si merveilleuse et si admirable tendresse vous
vous êtes occupé de ce mal hideux qu'est la prostitution. Mais allumer
des feux de joie avec des étoffes étrangères et dire aux gens que s'en
vêtir est un _péché_ contre la religion, jeter au bûcher le noble
travail de nos semblables, nos frères et nos sœurs des autres pays, en
déclarant que c'est nous souiller que de les porter... Je ne saurais
vous dire combien tout ceci me paraît différent! Savez-vous que j'ose
à peine à présent porter le _khaddar_ que vous m'avez donné, parce que
j'ai peur de paraître juger les autres et de dire comme le pharisien:
«Je suis un plus grand saint que vous». Jamais je n'avais eu semblable
impression auparavant.

Vous savez que lorsque vous faites quelque chose qui me peine, il faut
que je vous crie ma douleur; et ceci m'a fait mal.

J'avais écrit dans la _Modern Review_ les articles que je vous envoie
avec une grande joie, parce que j'avais la certitude d'avoir découvert
le sens de votre vie. Mais à présent mon esprit vous crie que vous avez
entrepris quelque chose de violent, d'anormal, de contre nature. Vous
savez que mon affection pour vous demeure aussi grande que jamais, de
même que la vôtre ne s'est pas affaiblie lorsque vous jugiez que votre
frère se trompait. Je vous en supplie, expliquez-moi vos raisons! Votre
article sur la destruction dans la _Jeune Inde_[87] ne m'a nullement
convaincu.»

C'est bien lui! Dès qu'il souffre de quelque chose que j'ai fait
(et ce n'est pas la première fois), il m'envoie lettre sur lettre
sans attendre que je lui réponde. Car c'est l'affection qui parle
à l'affection, mais sans discuter. C'est le trop plein d'un cœur
angoissé. Ainsi fait-il au sujet de la destruction des vêtements
étrangers.

Ce que M. Andrews m'écrit en langage affectueux, d'autres
correspondants, qui sont déjà en désaccord avec moi, me l'ont exprimé
avec grossièreté, colère et même vulgarité. Les paroles de M. Andrews
sont des paroles d'affection et de chagrin, elles m'ont pénétré
profondément et demandent que j'y réponde, alors que j'ai dû laisser
de côté les paroles de colère pour n'y faire allusion qu'en passant.
Les paroles de M. Andrews ont porté, parce qu'elles sont non violentes
et qu'elles débordent d'affection, les autres qui sont violentes et
pleines de méchanceté n'ont produit aucun effet sur moi et eussent
provoqué de ma part des répliques courroucées si j'étais enclin à
ce genre de réponses. La lettre de M. Andrews est un exemple de la
non-violence dont nous avons besoin pour obtenir le _Swaraj_ le plus
rapidement possible.

Ceci toutefois est une remarque faite en passant. Je demeure aussi
convaincu de la nécessité de brûler le tissu étranger. Il n'y a rien
dans ce procédé qui doive accentuer l'inimitié de race. J'aurais fait
exactement de même s'il se fût agi d'un cercle choisi et sacré de
parents et d'amis. Dans tout ce que j'entreprends, dans tout ce que
je conseille, je me pose cette question infaillible: «Que ferais-je,
s'il s'agissait de ce qui m'est le plus proche et le plus cher?»
L'enseignement de la religion à laquelle j'appartiens ne laisse aucune
équivoque à ce sujet. Il ne faut faire aucune différence entre les
ennemis et les amis. C'est à cette conviction que je dois l'assurance
dans beaucoup de mes actions qui étonne parfois mes amis. Je me
souviens d'avoir jeté dans la mer une superbe lorgnette parce qu'elle
était la cause de discussions constantes avec un de mes meilleurs amis.
Il a hésité tout d'abord à reconnaître que j'avais raison, mais ensuite
il s'est rendu compte qu'il était juste d'avoir détruit un objet de
prix, même étant le cadeau d'un ami.

L'expérience nous démontre qu'il faut détruire les dons les plus
précieux sans hésitation et sans dédommagement, s'ils entravent notre
progrès moral. Ne serait-ce point un devoir sacré de jeter au feu le
plus précieux des héritages de famille s'il était infecté par la lèpre?
Je me souviens d'avoir brisé les bracelets de ma chère femme, étant
jeune et aimé, parce qu'ils étaient entre nous un sujet de discorde.
Si je m'en souviens, ils lui avaient été donnés par sa mère. Je ne les
détruisis point par haine mais par amour ignorant, je m'en rends compte
à présent que j'ai atteint l'âge mûr. Cette destruction servit à nous
rapprocher encore.

Si l'on attachait à tous les objets étrangers la même importance,
la mesure serait en effet étroite, mesquine et malfaisante; mais
il ne s'agit que du tissu étranger et la restriction fait toute la
différence. Je ne désire en aucune façon interdire l'entrée dans l'Inde
des montres anglaises ou des laques japonaises; mais je dois détruire
les vins les plus recherchés de l'Europe, même s'ils ont été fabriqués
et conservés avec le plus grand soin. Les pièges de Satan sont disposés
avec une grande ruse, et d'autant plus attrayants que la ligne de
démarcation entre le bien et le mal est si mince qu'elle est invisible.
Mais elle existe cependant, rigide, inflexible: toute tentative pour
la traverser amène une mort certaine.

Le sentiment de race est très fort dans l'Inde aujourd'hui. C'est avec
la plus grande difficulté que je parviens à contenir les mauvaises
passions du peuple. La masse est remplie de rancune, parce qu'elle est
faible et extrêmement ignorante de la façon de se débarrasser de cette
faiblesse. Je transfère sur les choses la rancune des gens.

L'amour du tissu étranger a été cause de la domination étrangère, de
la misère, et, ce qui est pire, de la honte dans mainte famille. Le
lecteur ignore peut-être que des centaines de tisserands «intouchables»
de Kathiawad ayant perdu leur métier, il y a peu de temps, se firent
boueurs de la municipalité de Bombay. Et l'existence de ces hommes
est si pénible qu'un grand nombre perdent leurs enfants et deviennent
des épaves physiques et morales, d'autres deviennent les impuissants
témoins de la déchéance de leurs filles et de leurs femmes. Le
lecteur ignore peut-être que bien des femmes de cette classe dans le
Gujerat, faute d'occupation domestique, se sont mises à travailler
sur les routes où, sous la contrainte, elles sont obligées de vendre
leur honneur. Le lecteur ignore peut-être que les fiers tisserands
du Pendjab, il y a quelques années, faute d'occupation s'enrôlèrent,
et obéissant aux ordres de leurs officiers furent responsables de la
mort de fiers Arabes innocents, et ceci non pas dans l'intérêt de leur
pays, mais simplement pour ne pas mourir de faim. Il est difficile
de persuader ces mercenaires abusés et de les soustraire à leur
profession criminelle. Ce que l'on considérait autrefois comme un
métier artistique et honorable, ils le considèrent à présent comme un
métier honteux. Et pourtant les tisserands du Dekkan ne devaient pas
avoir une si mauvaise réputation lorsqu'ils tissèrent leur _subnum_
célèbre dans le monde entier. Faut-il s'étonner à présent si je
considère comme un crime de toucher au tissu étranger? Ne serait-il
pas criminel pour un homme de digestion délicate de se nourrir de mets
trop lourds? Ne doit-il pas les détruire ou les donner? Je sais comment
je m'y prendrais pour en faire passer l'envie à un fils malade, je me
les ferais apporter; et bien que moi je puisse les digérer, je les
détruirais devant lui, afin de bien lui démontrer la faute qu'il eût
commise en les mangeant.

Si la destruction du tissu étranger est une saine résolution au
point de vue moral le plus élevé, la possibilité d'une augmentation
de prix du tissu _Swadeshi_ ne doit pas nous effrayer. Détruire est
la meilleure façon de stimuler la production. Il faut par un effort
suprême et par une destruction rapide réveiller l'Inde de sa torpeur et
de sa paresse forcée. Voici ce qu'en 1905 le rédacteur de la _Gazette
d'Assam_ écrivait sur Kamrup. «Depuis quelques années, les vêtements
importés deviennent à la mode--innovation qui n'a pas grand chose en
sa faveur car le temps que l'on consacrait autrefois au métier n'est
employé à aucune autre occupation.»

Les Assamais auxquels j'ai parlé reconnaissent à leurs dépens la vérité
de ces paroles. Le tissu étranger est pour l'Inde ce que sont dans le
corps les matières étrangères; il faut le détruire sans demi-mesure
une fois reconnue la nécessité immédiate du _Swadeshi_. Nous n'avons
pas à craindre non plus qu'en développant l'esprit du _Swadeshi_
nous développions un esprit étroit et exclusif. Avant de protéger
la sainteté d'autrui il faut nous protéger nous-mêmes des effets de
nos passions. L'Inde n'est aujourd'hui qu'une masse inerte que fait
agir la volonté d'un tiers. Qu'elle devienne vivante en se purifiant,
c'est-à-dire par l'abnégation et par la maîtrise de soi, et elle
deviendra une bénédiction pour elle-même et pour l'humanité...

Pour qui croit au _Swadeshi_ il ne saurait y avoir de satisfaction
pharisienne à porter du _khadi_. Un pharisien est un protecteur de la
vertu. Celui qui porte du _khadi_ est, du point de vue du _Swadeshi_,
comme un homme qui respire avec ses poumons. C'est un acte naturel et
obligatoire qu'il faut accomplir, même si les autres l'accomplissent
pour des raisons mauvaises ou s'en abstiennent totalement parce qu'ils
n'en voient pas la nécessité ou l'utilité.

  _1er septembre 1921_


  [87] Gandhi consacre plusieurs articles à ce sujet. Sous le titre
  «Pourquoi il faut brûler» il explique dans la _Jeune Inde_ du 28
  juillet 1921 les raisons pour lesquelles il est nécessaire que le
  tissu étranger soit détruit par le feu.--1º Il nous rappelle de
  pénibles souvenirs, il est un signe de notre déchéance, la Compagnie
  des Indes nous l'ayant imposé il est un symbole d'esclavage.--2º
  Il ne faut pas donner les vêtements confectionnés avec ce tissu
  aux pauvres, car ceux-ci ne doivent pas être insensibles au
  patriotisme, à la dignité et au respect. Et en somme, c'est faire
  d'un acte de renonciation un acte profitable qu'envoyer à Smyrne ou
  même à l'étranger tout tissu mis au rancart. Pourtant il y a moins
  d'objections au point de vue moral à l'envoyer à l'étranger qu'à
  l'utiliser dans notre pays.

  Le 11 août paraissait dans la _Jeune Inde_ ce qui suit.

  Destruction par le feu à Bombay: Ceux qui auraient pu conserver
  quelques doutes sur la nécessité et sur la valeur pratique de la
  destruction par le feu des vêtements étrangers, et qui ont assisté
  à la cérémonie qui eut lieu à Parel dans la cour de Mr. Sobani,
  ont dû les perdre. Ce spectacle dont furent témoins des milliers
  de spectateurs fut des plus exaltants. Lorsque la flamme s'élança,
  enveloppant la pyramide tout entière, une clameur de joie retentit.
  Il semblait que les chaînes qui nous retenaient prisonniers venaient
  de se briser. Un souffle de liberté passa sur cette foule. Cet acte
  noble fut noblement accompli. Je suis persuadé que rien n'aurait pu
  produire une impression aussi forte sur l'imagination du peuple,
  au sujet du Swadeshi. Il valait beaucoup mieux que ce ne fussent
  pas des chiffons, mais les plus beaux _saris_, des chemises, des
  habits, qu'on eût livrés à la flamme. Je sais que les soies les plus
  précieuses que des mères conservaient pour le mariage de leurs filles
  furent jetées au bûcher. La valeur de l'acte consistait à détruire
  des objets d'aussi grande valeur. Au moins un million et demi
  d'articles de prix furent brûlés dont certains valaient plusieurs
  centaines de roupies. Il eût été criminel de donner ces vêtements aux
  pauvres. Imaginez des indigents portant les plus riches soieries.
  C'eût été non seulement déplacé, mais anti-artistique. A vrai dire la
  plupart des objets détruits n'avaient aucun rapport avec l'existence
  des pauvres gens. Leur donner ces vêtements eût été aussi absurde que
  de leur offrir un somptueux service de toilette dont on ne se sert
  plus. J'espère que d'un bout à l'autre de l'Inde cette opération va
  continuer et qu'elle ne cessera que lorsque tout le tissu étranger
  aura été réduit en cendres ou expédié hors de l'Inde.




NOS SŒURS TOMBÉES


C'est à Cocanada dans la province d'Andhra que j'eus pour la première
fois l'occasion de rencontrer ces femmes qui gagnent leur vie en se
prostituant. L'entrevue ne dura que quelques instants, et elles
n'étaient guère plus d'une demi-douzaine. La seconde fois je les
rencontrai à Barisal où plus de cent s'étaient réunies pour me voir.
Elles m'avaient écrit auparavant, me demandant de leur accorder une
entrevue et m'informant qu'elles étaient devenues membres du Congrès
et avaient souscrit au Fonds _Swaraj_, mais qu'elles ne comprenaient
pas pourquoi je leur conseillais de ne pas chercher à faire partie des
divers comités du Congrès. Elles terminaient en me disant qu'elles
désiraient me consulter, au sujet de leur avenir. Celui qui me remit
leur lettre le fit avec quelque hésitation, ne sachant s'il me serait
agréable ou désagréable de la recevoir. Je le mis à son aise, en lui
affirmant que je considérais comme un devoir d'aider mes sœurs tombées
si j'en avais le moyen.

Le souvenir des deux heures que je passai avec elles m'est précieux.
Elles m'apprirent qu'elles étaient environ 350 au milieu d'une
population de 20.000 personnes, hommes, femmes et enfants. Elles
sont l'opprobre des hommes de Barisal; et plus tôt Barisal pourra
y remédier, mieux cela vaudra pour sa réputation. Ce qui existe à
Barisal existe également, je le crains, dans toutes les autres grandes
villes. Je cite par conséquent Barisal uniquement pour me faire mieux
comprendre. L'honneur d'avoir songé à servir ces sœurs tombées revient
à quelques jeunes gens de cette ville. J'espère qu'à Barisal reviendra
également l'honneur d'avoir supprimé le mal.

De tous les maux dont l'homme s'est rendu responsable il n'en est point
de plus abject, de plus honteux et de plus brutal que sa façon d'abuser
de ce que je considère comme la meilleure moitié de l'humanité: le
sexe féminin, non le sexe faible. C'est à mon avis le plus noble
des deux, car même aujourd'hui il incarne le sacrifice, la douleur
silencieuse, l'humilité, la foi et la connaissance. L'intuition de la
femme est souvent plus juste que l'arrogante présomption de l'homme
s'attribuant un savoir supérieur. Ce n'est pas sans raison que Sita est
placée au-dessus de Rama et Radha au-dessus de Krishna. Ne nous abusons
pas en croyant que ce jeu vicieux fasse partie de notre évolution,
parce qu'il prédomine, et que parfois même il est reconnu et réglementé
par l'Etat dans l'Europe civilisée. Ne perpétuons pas le vice en
citant des précédents comme excuse. Dès l'instant où nous copierions
servilement le passé que nous ne connaissons pas entièrement, et
cesserions de distinguer entre la vertu et le vice, nous cesserions
d'exister. Nous sommes les héritiers de tout ce qu'il y eut de plus
noble et de meilleur dans l'antiquité. Nous ne devons pas déshonorer
notre héritage, en multipliant les erreurs du passé. Dans une Inde qui
se respecte, la vertu de toute femme ne doit-elle pas importer à tout
homme autant que celle de sa propre sœur? Le _Swaraj_ signifie que nous
sommes capables de considérer tous les habitants de l'Inde comme nos
frères et nos sœurs.

Aussi, en tant qu'homme, je baissai la tête de honte devant cette
centaine de sœurs. Quelques-unes étaient âgées, la plupart avaient
de vingt à trente ans, et deux ou trois n'étaient que des fillettes
d'une douzaine d'années à peine. Elles me dirent qu'à elles toutes
elles avaient six filles et quatre garçons. Les filles étaient élevées
pour la même vie, à moins qu'autre chose ne se présentât pour elles.
La pensée que ces femmes considéraient leur sort comme irréparable
vous donnait un coup de poignard au cœur. Et cependant, elles étaient
intelligentes et modestes. Elles parlaient avec dignité, leurs
réponses étaient franches et saines; pour l'instant, elles étaient
aussi résolues que tout _Satyagrahi_. Onze d'entre elles promirent de
se mettre à filer et à tisser dès le lendemain, si on les y aidait.
Les autres me dirent qu'elles allaient réfléchir, parce qu'elles ne
voulaient pas me tromper.

Voilà une tâche pour les citoyens de Barisal. Voilà une tâche pour
tous les serviteurs de l'Inde, hommes et femmes. S'il y a 350 sœurs
malheureuses pour une population de 20.000 habitants il y en existe
peut-être 5.250.000 dans l'Inde. J'ose espérer pourtant que les 4/5
de la population de l'Inde qui vit dans les villages et s'occupe
uniquement d'agriculture ignore ce vice. Le chiffre le plus bas serait
donc dans l'Inde de 1.050.000 femmes obligées de se prostituer pour
vivre. Avant qu'il nous soit possible de détourner ces femmes de leur
avilissement, deux conditions sont essentielles. Il faut que les hommes
apprennent à dominer leurs passions, et que l'on trouve pour ces femmes
une occupation leur permettant de gagner leur vie honorablement. Le
mouvement de Non-Coopération n'a aucun sens, s'il ne nous purifie et
ne nous aide à réprimer nos mauvaises passions. Le rouet et le métier
sont les deux seules occupations qu'elles puissent toutes entreprendre
sans encombrer le marché. La plupart n'ont pas songé au mariage.
Elles furent d'accord là-dessus. Il faut donc qu'elles deviennent
les véritables _Sannyasinis_ (vestales) de l'Inde. N'ayant d'autre
souci que de servir, elles pourront filer tant qu'elles voudront. Si
un million cinq cent mille femmes sont occupées chaque jour à filer
avec diligence pendant huit heures, ce sera pour l'Inde appauvrie un
nombre égal de roupies. Ces sœurs m'ont dit qu'elles gagnaient au moins
deux roupies par jour, seulement elles ont admis qu'il leur fallait
pour éveiller la passion de l'homme beaucoup de choses, dont elles
n'auraient plus besoin lorsqu'elles se seraient mises à tisser et
qu'elles auraient repris une existence normale. Lorsque j'eus fini de
leur parler individuellement, elles savaient, sans que j'aie eu besoin
de le leur dire, pourquoi elles ne pouvaient faire partie des Comités
du Congrès tant qu'elles n'auraient pas abandonné leur vie de péché.
Nul ne peut officier à l'autel du _Swaraj_, s'il n'a les mains nettes
et le cœur pur.

  _15 septembre 1921._




L'HINDOUISME


Pendant mon voyage à Madras, alors que je m'occupais du problème de
l'Intouchabilité, j'ai revendiqué plus énergiquement que jamais le
titre d'_Hindou Sanatani_, et cependant il y a certaines choses qui se
font au nom de l'Hindouïsme dont je ne tiens pas compte...

Il est donc nécessaire qu'une fois pour toutes j'explique ce que
j'entends par l'_Hindouïsme Sanatana_ dans le sens qu'on lui donne
habituellement.

Je me considère un Hindou Sanatani, parce que:

1º Je crois aux Vedas, aux Upanishads, aux Puranas et à toute
l'Ecriture Sainte Hindoue et par conséquent aux _Avataras_ et à la
réincarnation.

2º Je crois au _Varnashrama dharma_, dans un sens que je considère
strictement Védique, mais non dans le sens populaire et grossier qu'il
a aujourd'hui.

3º Je crois à la protection de la vache dans un sens beaucoup plus
large que le sens populaire.

4º J'admets l'adoration des idoles.

Le lecteur remarquera que j'ai évité avec intention d'employer le mot
d'origine divine, en parlant des Vedas et autres livres saints. Je ne
crois pas à la divinité exclusive des Vedas. Ma foi dans les livres
saints hindous n'exige pas que j'en accepte chaque mot et chaque
verset comme inspiré par une divinité. Je n'ai pas la prétention de
connaître ces livres merveilleux dans l'original, mais je prétends en
avoir compris le sens et saisi l'esprit. Je ne veux pas être forcé
d'adopter une interprétation quelconque, si elle répugne à ma raison
ou à mon sens moral. Je n'admets certainement pas la prétention des
Shankaracharyas et des Shastris actuels (s'ils l'ont vraiment) de
donner des livres saints hindous une interprétation correcte. Je crois
au contraire que notre connaissance actuelle de ces livres saints est
extrêmement confuse. Je crois implicitement à l'aphorisme hindou
que nul ne connaît véritablement les Shastras s'il n'a atteint la
perfection de l'innocence (_Ahimsa_), de la vérité (_Satya_), et de la
maîtrise de soi (_Brahmacharya_) et s'il n'a renoncé à acquérir, ou
à posséder des richesses. Je crois aux _gurus_ (sages) mais à notre
époque des millions doivent se passer de _Gurus_ parce qu'il est rare
de trouver ensemble la pureté parfaite et le savoir parfait. Mais il
ne faut jamais désespérer de connaître la vérité de sa religion, car
les principes fondamentaux de l'Hindouïsme comme ceux de toute religion
élevée ne varient point et sont faciles à comprendre. Tout Hindou croit
que Dieu existe et qu'Il est Un, croit à la Réincarnation et au Salut.
Mais ce qui distingue l'Hindouïsme de toute autre religion, c'est sa
protection de la vache beaucoup plus que son _Varnashrama_.

Selon moi, le _Varnashrama_ est inhérent à la nature humaine, et
l'Hindouïsme en a fait tout simplement une science. Il est héréditaire;
un homme ne peut changer de _varna_ s'il en a le désir. Ne pas rester
fidèle à son _varna_, c'est mépriser les lois de l'hérédité. Toutefois
la division en castes innombrables vient de ce que l'on a pris des
libertés injustifiables avec la doctrine.

Je ne crois pas que les repas en commun ou les mariages entre castes
privent nécessairement un homme du rang qu'il possède par sa naissance.
Les quatre divisions définissent les vocations d'un homme et n'ont pas
pour but de régler ou de restreindre ses rapports avec la société. Je
considère qu'il est contraire au génie de l'Hindouïsme d'attribuer à
autrui un rang inférieur ou de s'en arroger un supérieur. Tous les
hommes sont nés pour servir la création de Dieu, le Brahmane par son
savoir, le Kchattriya par sa force protectrice, le Vaichya par son
habileté commerciale, et le Shudra par son travail corporel. Cela ne
veut pas dire cependant qu'un Brahmane soit dispensé de tout travail
corporel, ni du devoir de veiller sur les autres et sur lui-même, mais
que par sa naissance il est d'abord un homme instruit, celui qui par
hérédité et par éducation est le plus capable d'instruire les autres.
Et de même, il n'y a rien qui empêche le Shudra d'acquérir toutes les
connaissances qu'il désire, il servira mieux avec son corps et n'a pas
à envier aux autres les qualités particulières de leurs fonctions. Mais
un brahmane qui prétend à la supériorité à cause de son droit au savoir
est déchu et n'en possède plus. Et il en est de même de tous les autres
s'ils se vantent de leurs qualités particulières. Le _Varnashrama_,
c'est l'empire sur soi-même, l'économie et la conservation de l'énergie.

Quoique le _Varnashrama_ ne soit donc aucunement affecté par des
mariages entre castes ou des repas en commun, il n'en est pas moins
vrai que l'Hindouisme les déconseille sérieusement l'un et l'autre.
L'Hindouisme a atteint le plus haut degré d'empire de soi. Cette
religion est certainement basée sur le renoncement de la chair afin
de libérer l'esprit. Ce n'est point le devoir d'un Hindou de prendre
ses repas avec son fils. En restreignant son choix d'une épouse à un
groupe particulier il fait preuve d'un rare renoncement. La religion
Hindoue ne considère aucunement le mariage comme nécessaire au salut;
au contraire, le mariage est une _chute_ comme la naissance en est
une. Le salut consiste à se libérer de la naissance et par suite de
la mort. Pour arriver à une évolution rapide de l'âme, la défense de
se marier entre castes et de dîner ensemble est donc essentielle, mais
cette contrainte ne met aucunement à l'épreuve le _Varna_. Un Brahmane
reste un Brahmane même en dînant avec un frère Shudra, s'il n'a pas
cessé de servir par son savoir. D'après ce qui précède, il s'ensuit que
les instructions données pour le mariage et pour les repas ne sont pas
basées sur un sentiment de supériorité ou d'infériorité. Un Hindou qui
refuse de dîner avec un autre Hindou parce qu'il se croit supérieur se
méprend sur le sens de son _Dharma_.

Il semble malheureusement aujourd'hui que l'Hindouïsme consiste
uniquement à manger ou à ne pas manger avec tel ou tel. Un jour il
m'est arrivé de remplir d'horreur un pieux Hindou en acceptant du pain
grillé chez un Musulman. Je vis qu'il souffrait de me voir verser du
lait dans une tasse qu'un musulman tenait à la main, et son angoisse
ne connut plus de bornes lorsqu'il me vit accepter le pain grillé
des mains de celui-ci. La religion Hindoue court le risque de perdre
ce qu'elle a d'essentiel si elle finit par n'être qu'une question de
règles compliquées sur ce qu'on doit manger et avec qui. S'abstenir des
liqueurs enivrantes, de stupéfiants, et de toute espèce d'aliments,
principalement de viande, est d'un grand secours pour l'évolution de
l'âme, mais ce n'est nullement une fin en soi-même. Bien des hommes
qui mangent de la viande et avec n'importe qui et qui vivent dans la
crainte de Dieu sont plus rapprochés de leur libération que ceux qui
s'abstiennent religieusement de viande et de beaucoup d'autres choses
et ne cessent de blasphémer le nom de Dieu dans chacune de leurs
actions.

Le point le plus important de l'Hindouisme est la protection de la
vache. La protection de la vache me paraît le plus admirable phénomène
de l'évolution humaine. Elle porte l'être humain au delà de son espèce.
Pour moi la vache représente tout le monde sub-humain; l'homme doit
voir en elle sa ressemblance avec tout ce qui existe. La raison pour
laquelle la vache fut choisie pour cet honneur me semble évidente.
La vache était la meilleure compagne dans l'Inde, elle était la
dispensatrice de l'abondance. Non seulement elle donnait son lait
mais rendait possible les travaux agricoles. La vache est un poème de
compassion. Cette bête pacifique respire la compassion. Elle est la
nourrice de millions d'êtres humains dans l'Inde. La protection de la
vache signifie la protection de toutes les créatures muettes créées
par Dieu. L'antique prophète, quel qu'il fut, donna le premier rang
à la vache. Les espèces inférieures nous adressent un appel d'autant
plus puissant qu'il est muet. La protection de la vache est un don fait
par la religion hindoue à l'humanité, et l'Hindouisme durera aussi
longtemps qu'il restera des Hindous pour protéger la vache.

La façon de la protéger est de mourir pour elle. C'est renier
l'Hindouisme et _Ahimsa_ que tuer un être humain pour sauver une vache.
Les Hindous doivent protéger la vache par leur _tapasya_ (pénitence),
par leur purification et par le sacrifice. La protection de la vache
a dégénéré, elle est devenue de nos jours une cause de querelles
continuelles avec les Musulmans, alors que le sens véritable en serait
de gagner les Musulmans par notre amour. Un ami musulman m'a envoyé
il y a quelque temps un livre décrivant tous les traitements inhumains
que nous faisons subir à la vache et à sa progéniture: comment, pour
avoir jusqu'à la dernière goutte de son lait nous la trayons jusqu'au
sang, comment nous la laissons mourir de faim jusqu'à la rendre étique,
comment nous maltraitons ses veaux et les privons du lait dont ils ont
besoin et auquel ils ont droit, avec quelle cruauté nous traitons les
bœufs, comment nous les châtrons, les assommons de coups de bâton et
leur faisons traîner des charges trop lourdes. S'ils pouvaient parler
ils témoigneraient contre nous et dévoileraient les crimes abominables
que nous avons commis envers eux et qui stupéfieraient le monde.
Chaque fois que nous sommes cruels envers eux nous renions Dieu et
l'Hindouisme.....

Ce n'est pas par la marque qu'ils se font au front (_tilak_), ni
par leur psalmodie exacte des _Mantras_, ni par leur observance des
règles de castes que les Hindous seront jugés mais par leur protection
de la vache. Alors que nous prétendons appartenir à la religion qui
la protège, nous l'avons réduite à l'esclavage et sommes devenus
nous-mêmes des esclaves.

On comprendra maintenant pourquoi je me considère un _Hindou Sanatani_:
personne n'a plus que moi le respect de la vache. J'ai fait de la
cause du Califat une cause personnelle parce que je considère qu'en la
sauvant nous assurons la protection de la vache. Je ne demande pas à
mes amis Musulmans de la protéger en remercîment de mes services. Mais
journellement ma prière monte vers Dieu.... afin qu'il change le cœur
des Musulmans et les remplisse de compassion pour les Hindous leur
prochain, et qu'ils sauvent l'animal aussi précieux pour l'Hindou que
sa vie même...

Il m'est aussi impossible de décrire mes sentiments pour la religion
hindoue que mes sentiments pour ma femme. Elle m'émeut plus que toute
autre femme. Non qu'elle soit sans défaut; il est même probable qu'elle
en a beaucoup plus que je ne lui en vois. Mais je sens qu'il existe
entre nous un lien indissoluble. Mes sentiments pour l'Hindouisme
malgré ses défauts et ce qui lui manque sont de même. Rien ne me
transporte autant que la musique de la Gita ou du Ramayana de Tulcidas,
les deux seuls livres de la religion hindoue que je connaisse vraiment.
Lorsque je me croyais près de rendre le dernier soupir, la Gita fut
ma consolation. Je n'ignore pas les vices qui existent aujourd'hui
dans tous les grands sanctuaires Hindous mais je les aime malgré
leurs défauts indicibles. J'y trouve un intérêt que je ne trouve pas
ailleurs. Je suis jusqu'à la moelle un réformateur, mais mon zèle ne
va pas jusqu'à me faire rejeter une seule des choses essentielles à la
religion hindoue. J'ai dit que j'admettais le culte des idoles. Une
idole n'excite en moi aucun sentiment de vénération; mais je crois que
le culte des idoles est naturel à l'homme. Nous aspirons au symbolisme.
Pourquoi serait-on plus recueilli à l'église qu'ailleurs? Les images
aident au culte. Aucun Hindou ne considère qu'une image soit Dieu. Je
ne considère pas que le culte des idoles soit péché.

Il est clair d'après ce qui précède que l'Hindouisme n'est pas une
religion exclusive: il y a place dans son sein pour le culte de tous
les prophètes du monde. Ce n'est pas une religion qui se propage par
des missions, quoique bien entendu elle ait réuni mainte tribu à son
troupeau, mais elle l'a fait progressivement et imperceptiblement.

Telle étant ma façon d'entendre l'Hindouisme, je n'ai jamais pu
admettre «l'Intouchabilité», que j'ai toujours considérée comme une
excroissance maligne. Il est certain qu'elle nous a été transmise
depuis des générations, mais c'est le cas de bien des mauvaises
pratiques aujourd'hui. J'aurais honte de croire que la consécration
des jeunes filles à une prostitution virtuelle fait partie de
l'Hindouisme, quoique cette pratique existe encore chez les Hindous
dans certaines régions de l'Inde. Je considère que c'est une preuve
absolue d'irréligion de sacrifier des chèvres à Kali, et je ne crois
pas que cela fasse partie de la religion hindoue. L'Hindouisme s'est
développé avec les siècles. Son nom même fut donné à la religion du
peuple de l'Hindoustan par des étrangers. Sans aucun doute à une
certaine époque, des animaux étaient offerts en sacrifice au nom de
la religion. Mais ce n'est pas de la religion; encore moins de la
religion hindoue. C'est pourquoi j'imagine que lorsque la protection
de la vache devint chez nos ancêtres un article de foi, ceux qui
persistèrent à manger du bœuf furent excommuniés. La lutte civile
fut probablement féroce. Non seulement les coupables récalcitrants
furent boycottés socialement, mais leur faute retomba sur la tête
de leurs enfants. Cette mesure fut probablement appliquée au début
dans les meilleures intentions, puis elle augmenta de sévérité, et
certains versets ajoutés à nos livres saints lui donnèrent un caractère
durable que rien ne justifiait et qu'elle ne méritait pas. Que ma
théorie soit juste ou non, l'intouchabilité répugne à la raison et à
l'instinct de pitié et d'amour. Une religion qui a institué le culte de
la vache ne peut vraiment pas admettre cette mise à l'index inhumaine
d'êtres humains. J'aimerais mieux être mis en pièces que de renier les
classes supprimées. Les Hindous ne mériteront jamais la liberté et ne
l'obtiendront jamais s'ils permettent à leur noble religion d'être
défigurée par la souillure de l'intouchabilité. Et comme l'Hindouisme
m'est plus précieux que l'existence, cette souillure est pour moi un
fardeau intolérable. Ne renions pas Dieu en refusant au cinquième de
notre race le droit de vivre avec le reste sur un pied d'égalité.

_6 octobre 1921_




SALAIRES ET VALEURS[88]

  _Discours prononcé à Ahmedabad devant les ouvriers des filatures
  à l'occasion du second anniversaire du conflit de 1912 entre le
  propriétaire des filatures et ses ouvriers._


«Mon intention n'est pas d'examiner en quoi consiste le devoir du
capitaliste. Si même l'ouvrier était seul à comprendre ses droits et
ses responsabilités et qu'il n'employât que les moyens les plus purs,
tous deux y gagneraient. Mais deux choses sont indispensables: les
revendications de l'ouvrier et les moyens adoptés pour les obtenir
doivent être justes et clairs. Il est illicite de la part de l'ouvrier
de chercher uniquement à profiter de la situation du capitaliste.
Mais il est parfaitement licite qu'il réclame un gain suffisant pour
subvenir à ses besoins et pouvoir élever ses enfants convenablement.
Chercher à obtenir ce qui est juste sans recourir à la violence et par
l'intermédiaire d'un arbitrage faire appel au bon-sens du capitaliste
est un moyen tout à fait licite.

Pour y arriver il faut que vous possédiez des unions ouvrières. On a
déjà commencé, et j'espère que dans chacun de vos services les ouvriers
des filatures vont se grouper et que chacun observera scrupuleusement
les règles établies par l'Union à laquelle il appartient. Vous vous
adresserez aux propriétaires des filatures par l'intermédiaire de ces
unions et si vous n'êtes pas satisfaits de leur décision vous aurez
recours à l'arbitrage. Il est très satisfaisant de voir que de part et
d'autre le principe de l'arbitrage a été accepté. J'espère qu'on va
lui donner de plus en plus d'importance et que les grèves deviendront
impossibles. Je sais que l'ouvrier possède le droit inhérent de faire
grève afin d'obtenir justice, mais dès que les capitalistes acceptent
le principe de l'arbitrage, les grèves devront être considérées comme
un crime. Il y a progrès dans les méthodes employées et tout permet
d'espérer que ce progrès continuera. Mais une diminution des heures
de travail est également nécessaire. Il paraît que les ouvriers des
filatures travaillent douze heures par jour ou davantage.

Les filateurs me disent que les ouvriers sont paresseux, qu'ils ne
consacrent pas tout leur temps à leur travail et qu'ils se laissent
distraire. Personnellement je ne suis pas surpris que l'attention
de gens qui sont au travail douze heures par jour laisse à désirer.
Seulement je m'attendrai certainement, lorsque les heures de travail
seront réduites à dix, à ce que les ouvriers travaillent mieux et
qu'ils fournissent dans cet intervalle à peu près la même somme de
travail qu'en douze. En Angleterre, la diminution des heures de travail
a donné des résultats très satisfaisants. Lorsque les ouvriers auront
appris à prendre à cœur l'intérêt de leurs patrons, ils s'élèveront
et l'industrie de notre pays également. Je demande donc instamment
aux propriétaires des filatures de réduire de deux heures le nombre
d'heures de travail et j'insiste auprès des ouvriers pour que la
production dans les dix heures soit la même que dans les douze.

Il faut que nous voyons à présent quelle sera la meilleure façon
d'employer l'augmentation de salaire et les heures de liberté. Le
remède serait pire que le mal si l'augmentation ne devait servir qu'à
aller boire et si les heures de liberté devaient se passer dans quelque
tripot. Il faut évidemment que l'argent soit employé pour l'éducation
des enfants et les heures de liberté pour nous instruire nous-mêmes.
Les directeurs peuvent faire beaucoup pour eux. Ils peuvent organiser
des restaurants à bon marché où les ouvriers trouveront du lait frais
et bon et d'autres rafraîchissements sains. Ils peuvent installer
des salles de lecture et procurer à leurs ouvriers des distractions
morales. Si on entoure les ouvriers d'une atmosphère pure le besoin de
boire et de jouer disparaîtra. Les Unions devraient également s'occuper
de ces questions. Elles feront œuvre plus utile en fournissant à
l'ouvrier les moyens de se perfectionner intérieurement qu'en luttant
contre le capitaliste.

Lorsque de jeunes enfants sont obligés de quitter l'école pour
travailler, c'est un signe d'avilissement national. Aucune nation
digne de ce nom ne devrait se permettre d'abuser ainsi de ses enfants.
Les enfants devraient fréquenter l'école jusqu'à l'âge de seize ans.
Il faut également que peu à peu on arrache les femmes au travail des
filatures. Si l'homme et la femme sont dans la vie des associés ils ne
peuvent devenir de bons chefs de famille qu'en se divisant le travail.
Une mère intelligente trouve dans les soins à donner à son ménage et
à ses enfants l'emploi de tout son temps. Mais, lorsque le mari et la
femme travaillent tous deux au dehors pour subvenir aux besoins de la
famille, la nation s'avilit. Elle ressemble à un failli qui vivrait sur
son capital.

S'il est nécessaire de développer l'esprit des ouvriers en les
instruisant et en instruisant leurs enfants, il est nécessaire
également de développer leur sens moral, et par là le sentiment
religieux. Le monde n'en veut pas à ceux qui ont en Dieu une foi
sincère et qui comprennent la vraie nature de la religion; et en tout
cas leur douceur calmerait la colère de leur adversaire. Avoir de la
religion ne signifie pas ici simplement faire sa _namaz_ (prière) ou
aller au temple, mais se connaître soi-même et connaître Dieu et, de
même que le tisserand ne saurait tisser sans avoir appris, l'homme ne
peut se connaître lui-même s'il ne se soumet à certaines règles. Il
en est trois principales qui doivent être observées universellement.
D'abord la pratique de la vérité. Qui ne sait pas dire la vérité
ressemble à une pièce fausse sans valeur.

La seconde est de ne pas faire de mal à autrui. Quiconque fait
souffrir les autres, en est jaloux, n'est pas fait pour vivre dans
le monde, car le monde se ligue contre lui, et il est contraint de
vivre dans une crainte perpétuelle. Nous sommes tous unis par le lien
de l'amour, il se trouve en toutes choses une force centripète sans
laquelle rien n'existerait. Les hommes de science nous disent que
sans la force de cohésion retenant les atomes qui composent le globe,
celui-ci se réduirait en miettes et nous cesserions de vivre; et de
même que cette force de cohésion existe dans la nature inerte elle
existe également dans les choses vivantes et le monde; cette force de
cohésion qui réunit les êtres c'est l'amour. Nous la remarquons entre
père et fils, entre frères et sœurs, entre amis; seulement il faut que
nous arrivions à l'utiliser pour unir tout ce qui vit car c'est en
l'employant que nous connaîtrons Dieu. Où est l'amour est la vie; la
haine conduit à la destruction.

La troisième règle consiste à dominer ses passions. On lui donne en
sanscrit le nom de _Brahmacharya_.[89] Je ne l'emploie pas ici dans
le sens restreint qu'il a d'ordinaire. Il n'est pas un Brahmachari
même s'il est célibataire ou mène une vie chaste tout en étant marié,
celui qui s'abandonne à des jouissances diverses. Celui-là seul qui
sait réprimer toutes ses passions peut se connaître lui-même. Celui-là
seul qui a de l'empire sur lui-même dans le sens le plus large est
également un _Brahmachari_, un homme de foi, un véritable Hindou ou un
véritable Mahométan.

On viole le _Brahmacharya_ en écoutant un langage équivoque ou des
chansons obscènes. Dire de grossières injures au lieu de répéter le
nom de Dieu c'est être licencieux en paroles; et il en est de même
pour tous nos autres sens. Celui-là seul peut être considéré comme
un homme véritable qui a dominé toutes ses passions et possède un
empire sur soi absolu. Nous sommes comme le cavalier qui ne sait pas
maîtriser son cheval et qui est rapidement désarçonné; mais celui qui
tient les guides d'une main ferme sait se faire obéir et a quelque
chance d'arriver à sa destination. De même, l'homme qui sait dominer
ses passions se dirige vers le but désiré. Lui seul est digne du
_Swarajya_. Lui seul cherche la vérité; lui seul devient capable
de connaître Dieu. Mon désir le plus sincère, c'est que vous ne
considériez pas ces remarques comme des maximes de cahier d'écriture.
Je vous demande de croire que nous ne ferons jamais de progrès tant
que nous n'attacherons pas à la pratique de ces vérités leur véritable
valeur. Je vous ai communiqué un peu de l'expérience que j'ai acquise.
Ce que je fais pour vous je le fais uniquement par amour pour vous, je
partage vos peines parce que je crois ainsi me justifier devant mon
Créateur.

Quand bien même vos gages seraient quadruplés et vos heures de travail
quatre fois moins longues, à quoi cela vous servirait-il, si vous ne
savez la valeur de la parole vraie, si Rakshasa qui existe en nous,
vous incite à faire souffrir les autres et à lâcher la bride à vos
passions! Il nous faut des salaires plus élevés et moins d'heures de
travail parce que nous voulons la propreté de nos demeures, de nos
corps, de nos esprits et de nos âmes. Et nous luttons pour obtenir
cette augmentation de salaires et cette diminution d'heures de travail
parce que nous considérons ces deux conditions indispensables pour
cette quadruple propreté. Si tel n'était notre but en les demandant
nous agirions mal en essayant de les obtenir. Que Dieu vous accorde le
pouvoir nécessaire pour y arriver!

  _6 octobre 1921._


  [88] Dans la _Nava Jivan_ du 8 juin, Gandhi avait écrit un
  article sur les conditions du travail où il avait abordé la question
  ouvrière.

  Deux voies, disait-il, sont aujourd'hui ouvertes à l'Inde: introduire
  le principe occidental que la force prime le droit, ou maintenir
  le principe oriental que, seule la Vérité l'emporte, ne connaît
  pas d'échec, et que le fort et le faible ont des droits égaux à
  la justice. Le mieux est de nous occuper d'abord de la classe
  ouvrière. En admettant que l'ouvrier puisse obtenir par la violence
  une augmentation de salaire, quelques justes que puissent être ses
  revendications, il faut qu'il s'en abstienne absolument. Employer
  la violence pour exiger son droit peut paraître facile, mais c'est
  en fin de compte un moyen hérissé de difficultés. Ceux qui vivent
  par les armes, périront par les armes. Il arrive souvent qu'un bon
  nageur se noie. Voyez l'Europe, personne ne paraît y être heureux,
  personne n'est satisfait. L'ouvrier se défie du capitaliste et le
  capitaliste n'a pas confiance dans l'ouvrier. Tous deux possèdent une
  certaine vigueur et une certaine force, mais ce sont des qualités
  qui appartiennent même au taureau. Ils luttent tant qu'il y a moyen
  de lutter. Tout avancement n'est pas progrès. Rien ne nous prouve le
  progrès des peuples de l'Europe. Qu'ils soient prospères ne prouve
  nullement qu'ils sont riches en qualités morales et spirituelles.

  Que faut-il donc faire? Les ouvriers de Bombay ont vaillamment
  résisté. Je n'ai pas été à même de connaître tous les faits, mais
  autant que j'ai pu voir ils auraient dû mieux s'y prendre. Il se peut
  que le propriétaire de la filature ait été dans son tort. Lorsqu'il
  s'agit d'un conflit entre le travail et le capitalisme, on peut
  dire neuf fois sur dix, que ce sont les capitalistes qui sont dans
  l'erreur. Mais je sais également que, lorsque l'ouvrier commence à
  se rendre compte de sa force, il peut devenir plus tyrannique que le
  capitaliste. Si les ouvriers pouvaient les dépasser en intelligence,
  les propriétaires des filatures se verraient contraints d'organiser
  le travail d'après les conditions qui leur seraient dictées. Mais il
  est certain que l'ouvrier n'arrivera jamais à cette intelligence, car
  alors il cesserait d'être ouvrier et deviendrait patron. Ce n'est pas
  uniquement l'argent qui fait la force des capitalistes. Ils possèdent
  véritablement de l'intelligence et du tact.

  La question qui se pose est donc celle-ci: Lorsque les ouvriers,
  tout en demeurant ce qu'ils sont, auront pris conscience d'eux-mêmes
  jusqu'à un certain point, quelle méthode devront-ils adopter? S'en
  rapporter à leur nombre ou à la force brutale c'est-à-dire à la
  violence serait un suicide de leur part. Ils nuiraient à l'industrie
  de leur pays. D'autre part s'ils se réclament de la justice et que
  pour l'obtenir ils souffrent dans leur personne, non seulement ils
  parviendront toujours au but, mais ils réformeront leurs maîtres et
  développeront l'industrie, les rapports des patrons et des ouvriers
  seront ceux des membres d'une même famille.

  Pour résoudre d'une façon satisfaisante la question du travail il
  faut que les points suivants soient considérés:

  1º Que les heures de travail laissent à l'ouvrier des heures de
  liberté.

  2º Qu'il lui soit donné la possibilité de s'instruire.

  3º Que des dispositions soient prises pour que ses enfants aient le
  lait et les vêtements nécessaires et pour qu'il puisse les instruire.

  4º Que des logements salubres soient mis à sa disposition.

  5º Que son gain soit suffisant pour lui permettre d'économiser pour
  ses vieux jours.

  A l'heure actuelle, pas une de ces conditions n'est remplie. Et de
  cet état de choses patrons et ouvriers sont également responsables.
  Les patrons ne s'intéressent qu'au travail qui leur est fourni. Ils
  ne s'occupent point de ce que deviennent leurs ouvriers. Tous leurs
  efforts tendent à obtenir le maximum de travail pour le minimum
  de salaire. De son côté, l'ouvrier cherche à obtenir le maximum
  de salaire pour le minimum de travail. D'où il résulte que même
  lorsque les ouvriers obtiennent une augmentation, la production
  n'en est pas plus élevée. Les rapports entre les deux intéressés ne
  sont pas épurés et les ouvriers ne font pas le meilleur usage des
  augmentations qu'ils ont obtenues.

  Entre les patrons et les ouvriers, un troisième parti est venu
  s'interposer. Il est devenu l'ami de l'ouvrier, mais il ne peut être
  utile à ce dernier que si son amitié est désintéressée.

  Le moment est venu où l'on va se servir de diverses façons de la
  question du travail comme d'un gage. Elle demande de la réflexion de
  la part de ceux qui voudraient faire de la politique. Que vont-ils
  choisir? leur propre intérêt ou celui de l'ouvrier et de la nation?
  L'ouvrier a grand besoin d'amis. Il faut qu'il soit dirigé pour
  progresser. La condition du travail dépendra de ceux qui se mettront
  à sa tête.

  Les grèves, l'interruption du travail, les «hartals» sont des choses
  fort bonnes sans doute, mais dont il est facile d'abuser. Il faut que
  les ouvriers s'organisent en solides unions ouvrières et qu'en aucune
  circonstance ils ne fassent grève sans l'autorisation de ces unions.
  Il ne faut pas courir le risque d'une grève, sans que des tentatives
  de négociation aient été faites tout d'abord auprès des propriétaires
  des filatures. Si ces derniers ont recours à l'arbitrage le principe
  du _Panchayat_ doit être accepté et le _Panch_ nommé. La décision de
  ce jury doit être approuvée des deux intéressés qu'elle leur plaise
  ou non.

  Lecteurs, si vous souhaitez l'amélioration des conditions du travail,
  si vous voulez aider l'ouvrier et vous montrer son ami, vous verrez
  par ce qui précède qu'il n'y a qu'un seul moyen d'y arriver, c'est de
  l'élever en créant entre son patron et lui des relations familiales.
  Il n'est pas de meilleure route que celle de la Vérité. Une simple
  augmentation de salaire ne doit pas vous satisfaire, il faut veiller
  également à la façon dont les ouvriers obtiendront cette augmentation
  et à l'usage qu'ils en feront.

  [89] Dans son article du 13 octobre 1920, M. Gandhi explique
  ce mot à propos de la question du Célibat. Nous reproduisons
  ci-dessous cet article qui a pour titre «_En Confidence_».

  Je reçois un si grand nombre de lettres m'interrogeant sur la
  question du célibat qu'il m'est impossible, ayant à ce sujet des
  opinions très précises, et surtout à cette époque critique de notre
  existence nationale, de remettre à un autre moment de dire ce que
  j'en pense et les conclusions que m'a dictées l'expérience.

  Le mot sanscrit qui correspond à célibat est _Brahmacharya_ et il
  signifie beaucoup plus que célibat. Brahmacharya veut dire contrôle
  absolu de tous les sens et de tous les organes. Rien n'est impossible
  à un Brahmachari. Mais c'est un état idéal rarement réalisé. C'est
  presque la ligne d'Euclide, qui n'existe que dans l'imagination,
  qu'on ne peut jamais tracer en réalité et qui n'en est pas moins une
  importante définition de la géométrie donnant de grands résultats. Un
  Brahmachari parfait peut donc n'exister qu'en imagination, mais si
  nous ne l'avions constamment devant les yeux nous serions comme un
  navire sans gouvernail. Plus nous approchons de cet état imaginaire,
  plus notre perfection est grande.

  Pour l'instant j'ai l'intention de me borner à Brahmacharya pris dans
  le sens de célibat. Je considère qu'une existence absolument chaste
  en pensée, en parole et en action est tout à fait indispensable pour
  atteindre à la perfection spirituelle. La nation qui ne possède pas
  d'hommes capables de mener cette existence en est d'autant plus
  pauvre. Mais mon but est de démontrer la nécessité temporaire de
  Brahmacharya à l'époque actuelle de notre existence nationale.

  Nous avons plus que notre part de maladies, de famines, et de misère,
  et même plusieurs millions des nôtres meurent de faim. Nous sommes
  annihilés par l'esclavage et d'une façon si subtile que beaucoup
  d'entre nous se refusent à l'admettre et s'imaginent à tort, malgré
  le triple fléau de l'épuisement économique, mental et spirituel
  que notre liberté s'accroît progressivement. Les dépenses toujours
  plus élevées pour l'armée, la politique fiscale préjudiciable aux
  intérêts du pays et ne cherchant que le bien du Lancashire et autres
  intérêts britanniques, la prodigalité extravagante avec laquelle sont
  organisés les divers services de l'administration demandent à l'Inde
  une si lourde contribution que sa pauvreté s'en trouve accrue et ses
  forces de résistance à la maladie diminuées. La façon d'administrer,
  a, pour employer les paroles de Gokhale, «rabougri» la nation à
  tel point que les plus grands d'entre nous sommes forcés de nous
  courber...

  Est-il juste que nous qui connaissons la situation, mettions des
  enfants au monde dans une atmosphère aussi dégradante? Si nous
  continuons à procréer alors que nous sommes impuissants, malades et
  mourants de faim, nous ne ferons que multiplier des esclaves et des
  êtres faibles. Tant que l'Inde ne sera pas devenue nation libre,
  capable de résister à la sous-alimentation et d'y porter remède,
  capable de se nourrir pendant les famines, capable de guérir la
  fièvre paludéenne, le choléra, l'influenza et autres épidémies,
  nous n'avons pas le droit de mettre au monde des enfants. Je ne
  puis cacher au lecteur quel chagrin j'éprouve lorsque j'entends
  parler de naissances sur notre terre indienne. Je dois dire que
  depuis des années je réfléchis avec satisfaction à la possibilité de
  suspendre la procréation par la continence.--L'Inde est actuellement
  mal équipée pour prendre soin même de sa population présente, non
  parce que celle-ci est trop nombreuse mais parce qu'il lui faut
  subir une domination étrangère qui a pour doctrine d'en exploiter
  progressivement toutes les ressources.

  Comment arrêter la procréation? Non par les méthodes immorales et
  artificielles employées en Europe, mais par une vie de discipline
  et de maîtrise de soi. Il faut que les parents enseignent à leurs
  enfants les principes de «Brahmacharya». D'après les Shastras hindous
  l'âge le plus bas pour le mariage des jeunes gens est de vingt-cinq
  ans. Si l'on pouvait arriver à persuader aux mères qu'il est criminel
  d'élever les garçons et les filles en vue du mariage, la moitié des
  mariages cesseraient automatiquement. Nous ne devons pas croire que
  ce fétiche de la puberté précoce chez nos filles est dû à notre
  climat chaud. Je n'ai jamais connu de superstition plus grossière
  et je prétends que le climat n'a absolument rien à voir avec la
  puberté. Cette puberté prématurée est amenée par l'atmosphère morale
  et mentale de notre vie de famille. Les mères et autres membres de
  la famille se font un devoir religieux d'apprendre à des enfants
  innocentes qu'on les mariera dès qu'elles auront atteint un certain
  moment, et on les fiance dès le bas âge, avant même qu'elles sachent
  marcher. La façon d'habiller les enfants et de les nourrir concourt
  également à exciter leurs passions. Nous habillons nos enfants comme
  des poupées, non pour leur plaisir mais pour satisfaire notre vanité.
  J'ai élevé des douzaines d'enfants. Ils portaient avec plaisir et
  sans aucune difficulté n'importe quel genre de vêtements.--Nous
  leur donnons toute sorte de nourritures échauffantes et excitantes.
  Notre amour aveugle ne tient aucun compte de ce qu'ils peuvent
  supporter. Il en résulte naturellement une adolescence précoce, des
  maternités prématurées et la mort bien avant l'heure. Les parents
  donnent à leurs enfants une leçon de choses qu'ils ne sont pas longs
  à comprendre. En satisfaisant leurs passions avec insouciance ils
  offrent à leurs enfants l'exemple d'une licence déréglée. Toute
  addition prématurée à la famille est accueillie par des fanfares
  joyeuses et des réjouissances. Ce qu'il y a de surprenant, c'est
  qu'étant donnée l'atmosphère qui nous entoure notre licence ne soit
  pas plus grande. Je ne doute pas que si les gens mariés veulent voir
  l'Inde devenir une nation d'hommes et de femmes solides, vigoureux
  et bien faits, ils doivent être absolument chastes et cesser pour
  l'instant de procréer. Je donne ce conseil même aux jeunes mariés.
  Il est plus facile de ne jamais faire une chose, que de cesser de
  la faire, de même qu'il est plus facile pour qui n'a jamais bu
  de continuer à être sobre qu'à un ivrogne de le devenir. Rester
  debout est infiniment plus facile que se relever après une chute.
  Il est faux de dire qu'on ne peut prêcher avec succès la continence
  qu'à ceux qui sont blasés. Il est également absurde de prêcher la
  continence à un être affaibli. Ce que je veux démontrer c'est que
  jeunes ou vieux, blasés ou non, il est de notre devoir, à l'époque
  actuelle, de cesser de donner naissance à des êtres qui hériteront de
  notre esclavage.

  Puis-je mettre en garde les parents contre le piège de l'argument
  basé sur les droits des conjoints? Le consentement du conjoint
  est nécessaire pour satisfaire nos passions, mais jamais pour les
  réprimer.

  Au moment où nous sommes engagés dans une lutte à mort contre un
  gouvernement puissant, nous avons besoin de toutes les forces
  physiques, matérielles, morales et spirituelles que nous pourrons
  acquérir et nous n'y parviendrons qu'en ménageant ce que nous devons
  mettre au-dessus de tout. Si nous n'atteignons pas cette pureté de
  vie individuelle, nous demeurerons toujours une nation esclave. Ne
  nous leurrons pas en nous imaginant que parce que nous considérons le
  gouvernement anglais comme corrompu, les Anglais seraient incapables
  de nous distancer dans la course à la vertu individuelle. Sans faire
  parade spirituelle des vertus fondamentales, ils les pratiquent
  abondamment au point de vue physique, en tout cas. Parmi ceux qui
  s'occupent de la politique du pays il y a plus de célibataires,
  hommes et femmes, que parmi nous. La femme célibataire n'existe pour
  ainsi dire pas aux Indes, sauf les nonnes qui n'exercent aucune
  influence sur la politique du pays, alors qu'en Europe pour des
  milliers de femmes le célibat est une vertu courante.




LA GRANDE SENTINELLE


Le barde de Shantiniketan a fait paraître dans la _Modern Review_ un
article remarquable sur le mouvement actuel. C'est une série d'images
verbales comme seul le Poète sait en peindre. C'est une éloquente
protestation contre l'autorité, contre la mentalité d'esclave ou
quelque nom que l'on puisse donner à l'acceptation aveugle d'une folie
passagère sous l'influence de la crainte ou de l'espérance. C'est un
conseil salutaire et bienvenu à tous les travailleurs pour la cause,
de ne pas imposer leur autorité quelque grande qu'elle soit. Le poète
nous dit brièvement de ne rien admettre qui ne parle pas à notre raison
ou à notre cœur. Si nous voulons obtenir le _Swaraj_ il nous faut
être pour la Vérité telle que nous la connaissons et à n'importe quel
prix. Le réformateur qui s'irrite de ne pas voir adopter son message
doit se retirer dans la forêt afin d'apprendre à veiller, attendre et
prier. On ne peut qu'approuver ceci de tout cœur. Le Poète mérite les
remercîments de ses compatriotes pour sa défense de la Vérité et de la
Raison. Il est certain que nous serons moins avancés qu'au début si
nous donnons notre raison à garder à quelqu'un, et je serais navré si
je m'apercevais que le pays s'est laissé conduire aveuglément et sans
réflexion par ce que j'ai pu dire ou faire. Je me rends parfaitement
compte que la soumission aveugle à ceux que l'on aime peut être plus
nuisible que la soumission forcée au fouet du tyran. On peut nourrir
quelque espoir pour l'esclave de la brute, aucun pour l'esclave de
l'amour. L'amour est nécessaire pour donner de la force à ceux qui
sont faibles. L'amour devient tyrannique lorsqu'il exige l'obéissance
de celui qui ne croit pas. Marmotter un _mantra_ (prière hindoue) si
l'on en ignore la valeur n'est point viril. Il est donc excellent que
le poète conseille à tous ceux qui se sont laissés entraîner à _imiter
servilement_ l'appel au «charka» (rouet) de déclarer franchement qu'ils
n'y croient pas. Son article sert à nous mettre en garde, nous tous
qui avons tendance, dans notre impatience, à nous montrer intolérants
et même violents envers ceux qui ne partagent pas notre opinion. Je
considère le Poète comme une sentinelle qui nous prévient de l'approche
d'ennemis nommés Bigoterie, Léthargie, Intolérance, Inertie et autres
membres de la même engeance.

Seulement, si je suis d'accord avec le poète sur la nécessité de
veiller de crainte de ne plus penser, on ne doit pas imaginer que
j'adopte son point de vue au sujet de l'obéissance aveugle qu'il
croit exister actuellement sur une grande échelle dans l'Inde. Je me
suis adressé certainement à la raison et je puis lui dire en toute
certitude que si le pays est heureusement arrivé à croire que le rouet
apporte l'abondance, ce n'est qu'après avoir longuement réfléchi et
beaucoup hésité. Je ne suis même pas certain que l'Inde cultivée se
soit assimilé la vérité qui se cache sous la charka. Qu'il ne prenne
pas la poussière superficielle pour la substance qu'elle recouvre!
Qu'il pénètre plus au fond et qu'il se rende compte par lui-même si
c'est une foi aveugle qui a fait accepter le «charka» ou une nécessité
raisonnée.

Je demande en effet au Poète aussi bien qu'au sage de considérer le
rouet comme un sacrement. Pendant une guerre, le poète pose sa lyre,
le magistrat laisse là ses dossiers et l'écolier ses livres. Le poète
chantera la mélodie convenable, une fois la guerre terminée, le
magistrat retournera à ses livres de droit lorsque les gens auront le
loisir de se battre entre eux. Lorsqu'une maison brûle, tous ceux qui
l'habitent sortent et chacun saisit un seau pour éteindre l'incendie.
Quand tous ceux qui m'entourent meurent de faim, la seule occupation
qui me soit permise est de les nourrir. Je suis convaincu que l'Inde
est une maison qui flambe, car chaque jour sa vigueur se consume,
elle meurt d'inanition faute d'avoir une occupation qui lui permette
d'acheter des aliments. Khulna est affamé, non parce que le peuple
n'est pas capable de travailler, mais parce qu'il n'a pas de travail.
Les «Ceded Districts» passent par une quatrième famine, Orissa souffre
d'une famine chronique. Nos villes ne sont pas l'Inde. L'Inde vit dans
ses 70 ou 80 millions de villages, et les villes se nourrissent à leurs
dépens. Leurs richesses ne viennent pas des autres pays. Les gens des
villes sont des agents de change, des commissionnaires en marchandises,
des représentants pour les grandes maisons de commerce de l'Europe, du
Japon et de l'Amérique. Les villes coopèrent avec ces derniers pour
continuer à saigner nos villages, comme elles le font depuis deux cents
ans. J'ai la certitude, fondée sur l'expérience, que la pauvreté de
l'Inde s'accroît chaque jour. La circulation ne se fait plus dans ses
membres inférieurs. Si nous ne prenons garde, elle finira par défaillir
tout à fait.

La seule forme possible sous laquelle Dieu ose se montrer à un peuple
affamé et oisif, c'est le travail et la promesse de nourriture comme
gages. Dieu a voulu en créant l'homme qu'il vive de son travail, et
a dit que ceux qui mangeraient sans travailler seraient des voleurs.
Quatre vingt pour cent des habitants de l'Inde sont par force des
voleurs, la moitié de l'année. Est-il surprenant que l'Inde soit
devenue une vaste prison? La faim, voilà ce qui mène l'Inde au rouet.
L'appel du rouet est le plus noble de tous. Parce que c'est un appel
d'amour. Et l'amour c'est le Swaraj. Il nous faut songer aux milliers
d'êtres humains qui sont plus maltraités que des animaux et qui se
meurent. Le rouet est le breuvage qui ramène à la vie des milliers de
nos compatriotes, hommes et femmes. Pourquoi, me dira-t-on peut-être,
faut-il que ceux qui n'ont pas besoin de filer pour se nourrir se
mettent au rouet? Parce que je mange ce qui ne m'appartient pas. Je vis
de la spoliation de mes compatriotes. Suivez le trajet de la petite
pièce de monnaie qui arrive dans votre poche, et vous reconnaîtrez la
vérité de ce que j'avance. Le _Swaraj_ ne représente rien aux millions
d'individus qui ne savent comment employer leur inactivité forcée. Nous
obtiendrons le _Swaraj_ prochainement, mais nous n'y arriverons que par
la renaissance du rouet.

Je tiens au progrès, je tiens à la détermination personnelle, à la
liberté, mais je les veux pour l'âme. Je doute que l'âge de l'acier
soit supérieur à l'âge de pierre. Peu m'importe. C'est à l'évolution
de l'âme qu'il nous faut consacrer toute notre intelligence et toutes
nos autres facultés. Je n'éprouve pas la moindre difficulté à imaginer
qu'un homme portant l'armure moderne puisse faire une découverte
importante et durable pour l'humanité, mais il m'est encore plus facile
d'imaginer que celui qui ne possède rien qu'un caillou et un clou pour
éclairer sa route peut chanter des hymnes nouvelles de louange et
d'amour et communiquer à un monde qui souffre un message de paix et de
bonne volonté sur terre.

Je prétends qu'en perdant notre rouet nous avons perdu un de nos
poumons et que nous souffrons de phtisie galopante. La restauration du
rouet arrêtera le progrès de cette cruelle maladie. Il est certaines
choses qu'il faut faire sous certains climats. C'est vers le rouet que
sous le climat indien tous doivent tourner les yeux, pendant la période
de transition tout au moins, et la majorité d'entre nous pour toujours.

Notre amour pour les tissus étrangers a détrôné le rouet, et c'est
pourquoi je considère que porter ces tissus est un péché. Je dois
avouer que je ne fais guère de distinction, ni même aucune distinction,
entre l'économie politique et la morale. L'économie politique qui
nuit au bien-être d'un individu ou d'une nation est immorale et par
conséquent criminelle. L'économie politique qui permet à un pays d'en
piller un autre est immorale. Il est criminel d'acheter des objets qui
proviennent d'un travail insuffisamment rétribué et de s'en servir.
Il serait criminel de ma part de me nourrir de blé américain, si en
privant mon voisin le grainetier de sa clientèle je le condamne à
mourir de faim. Il serait criminel également, et pour le même motif,
que je porte les dernières nouveautés de _Regent Street_, lorsqu'en
portant des vêtements filés et tissés par les fileurs et les tisseurs
des alentours, non seulement je m'habille mais les habille et les
nourris en même temps. Mon crime m'étant apparu tout à coup, mon
devoir est de jeter dans les flammes les vêtements étrangers, de me
purifier et de ne porter désormais que du _Khadi_ grossier fabriqué
par mes voisins. Et si j'apprends que ces derniers ne se remettent pas
volontiers au métier qu'ils ont abandonné, je dois afin de le rendre
populaire me mettre moi-même au rouet.

Je me permets de faire remarquer au Poète que les vêtements que je lui
demande de brûler doivent être et sont à lui. Il faut que ce soient
les siens. Si à sa connaissance ils avaient appartenu aux pauvres
et aux indigents, il leur aurait depuis longtemps rendu ce qui leur
appartenait. Quand je brûle mes vêtements étrangers, je brûle l'objet
de ma honte. Je ne dois pas insulter ceux qui sont nus en leur offrant
des vêtements dont ils n'ont pas besoin, au lieu de leur donner du
travail dont ils ont un besoin pressant. Je ne veux pas commettre le
crime de devenir leur protecteur; seulement si j'apprends que j'ai
contribué à leur pauvreté, je dois leur accorder une considération
particulière, ne pas leur offrir des restes ou des vêtements qui ne me
servent plus, mais leur donner ce que j'ai de mieux comme vêtements et
de meilleur comme nourriture et m'associer à leur travail.

La Non Coopération ou «Swadeshi» n'a pas l'intention de devenir une
doctrine exclusive. Je n'ai pas voulu par modestie crier sur les toits
que le message de Non-coopération, de Non-Violence et de _Swadeshi_
s'adressait au monde entier. Il ne peut que s'effondrer, s'il ne porte
pas de fruits sur le sol qui l'a vu naître. L'Inde n'a pas autre chose
à partager pour l'instant avec le monde que sa dégradation, sa misère
et ses plaies. Sont-ce ses anciens Shastras que nous devrions envoyer
au monde? Ceux-ci ont paru dans diverses éditions, mais un monde
incrédule et idolâtre refuse d'y jeter les yeux parce que nous qui
sommes les héritiers et les dépositaires nous ne les suivons pas. Avant
de songer à partager il faut posséder. Notre non-Coopération n'est
dirigée ni contre les Anglais, ni contre l'Occident; elle est dirigée
contre le système que les Anglais ont établi. Notre Non-Coopération
est contre la civilisation matérielle, l'avidité et l'exploitation
qui l'accompagnent. Notre Non-Coopération est une retraite en
nous-mêmes, un refus de coopérer avec les administrateurs anglais à
leurs conditions. Nous leur disons: venez, coopérez avec nous, à nos
conditions, et ce sera pour notre bien, le vôtre et celui du monde
entier. Il faut nous refuser à ce qu'on nous fasse perdre pied; un
homme qui se noie est incapable de sauver les autres. Pour pouvoir
sauver les autres, il faut d'abord être capable de se sauver soi-même.
Le nationalisme indien n'est ni exclusif, ni agressif, ni destructeur.
Il est salutaire et religieux et par conséquent humanitaire. Il faut
que l'Inde apprenne à vivre, avant d'aspirer à mourir pour l'humanité.
Les souris qui sont croquées par le chat parce qu'elles sont trop
faibles pour se défendre n'ont aucun mérite à leur sacrifice forcé.

Fidèle à son instinct poétique, le Poète vit dans l'avenir. Il voudrait
que nous fissions de même. Il montre à notre œil charmé le merveilleux
tableau d'oiseaux qui prennent leur essor dans le ciel à l'aube, en
chantant des hymnes de louange. Ces oiseaux ont eu leur nourriture
quotidienne, ils ont pris leur essor, l'aile reposée, un sang pur et
nouveau ayant couru dans leurs veines pendant la nuit précédente. J'ai
eu la douleur de voir des oiseaux qui, faute de forces, ne pouvaient
même pas agiter leurs ailes. L'oiseau humain, sous le ciel de l'Inde,
se lève plus faible qu'il ne l'était lorsqu'il a fait semblant de se
reposer. Pour des milliers d'êtres humains, c'est une éternelle vigile
ou une éternelle léthargie. Leur condition est si pénible qu'il faut
l'avoir vue pour y croire. Je n'ai pu calmer leur souffrance par un
chant de Kabir. Ceux qui ont faim réclament un seul poème fortifiant,
de la nourriture. On ne peut la leur donner. Il faut qu'ils la gagnent.
Et ils ne peuvent la gagner qu'à la sueur de leur front.

  Si nous prenons soin d'aujourd'hui,
  Dieu prendra soin du lendemain.

  _13 octobre 1921_




LA PEUR DE LA MORT[90]


J'ai réuni diverses définitions du _Swaraj_. Une de celles-ci serait:
Le _Swaraj_ consiste à ne pas avoir peur de la mort. Une nation
que la peur de la mort peut influencer n'obtiendra pas le _Swaraj_
et l'obtiendrait-elle d'une façon quelconque, qu'elle ne saurait le
conserver.

Les Anglais portent leur vie dans leur poche. Les Arabes et les
Pathans considèrent que la mort n'est qu'un malaise comme un autre
et ne pleurent jamais lorsqu'un de leurs parents meurt. Les femmes
boers ignorent complètement cette crainte. Pendant la guerre des
Boers des milliers de jeunes femmes devinrent veuves. Elles restaient
indifférentes. Qu'importait la perte d'un époux ou d'un fils du moment
que leur pays était sauvé! C'était assez et plus qu'assez. A quoi eût
servi un époux si la patrie avait été réduite à l'esclavage? Mieux
valait infiniment ensevelir les restes mortels d'un fils et chérir sa
mémoire immortelle que de l'élever en esclave. Voilà comment les femmes
boers se cuirassaient le cœur et donnaient joyeusement les êtres qui
leur étaient chers à l'ange de la mort.

Ceux dont je viens de parler tuaient et étaient tués, mais que dire de
ceux qui ne tuent pas et que l'on tue? Ceux-là deviennent l'objet de la
vénération du monde, ils sont «le sel de la terre».

Anglais et Allemands se sont battus; ils ont tué et ils ont été
tués. Comme résultat, la haine s'est accrue, il règne une agitation
épouvantable et la condition actuelle de l'Europe est pitoyable. La
duplicité grandit et chacun cherche à tromper les autres.

Le courage que nous voulons développer est d'un ordre plus élevé et
c'est pour cette raison que nous espérons sous peu remporter une
victoire éclatante.

Lorsque nous obtiendrons le _Swaraj_, un grand nombre d'entre nous
auront cessé de craindre la mort, autrement nous n'aurions pas le
_Swaraj_. Jusqu'à présent les jeunes gens surtout sont morts pour la
cause. Ceux qui ont trouvé la mort à Aligarh avaient tous moins de
vingt et un ans. Personne ne savait leur nom. Si le gouvernement tirait
maintenant, j'espère que certains des chefs auraient l'occasion de
s'offrir au sacrifice suprême.

Pourquoi sommes-nous bouleversés lorsque des enfants, des jeunes gens
ou des vieillards meurent? Il ne se passe pas un instant sur cette
terre sans que quelqu'un meure ou vienne au monde. Nous devrions
sentir à quel point il est absurde de nous réjouir d'une naissance
ou de pleurer une mort. Ceux qui croient à l'existence de l'âme--et
quel Hindou, Musulman ou Parsi n'y croit pas?--savent que l'âme est
immortelle. L'âme des morts et l'âme des vivants n'est qu'une. Le
mouvement éternel de création et de destruction se poursuit sans
interruption. Il n'y a rien en lui qui doive nous transporter de joie
ou nous plonger dans le désespoir. Même en n'étendant l'idée de parenté
qu'à nos compatriotes, si nous considérions toutes les naissances
comme ayant lieu dans notre famille, combien en célébrerions-nous? Si
nous pleurions toutes les morts qui ont lieu dans notre pays, nos yeux
seraient à jamais remplis de larmes. Cette pensée devrait nous aider à
nous délivrer de la crainte de la mort.

L'Inde, dit-on, est une nation de philosophes, et nous n'avons point
refusé cet éloge. Et cependant il n'est guère de nation plus désemparée
que la nôtre devant la mort, et dans l'Inde, nulle communauté peut-être
ne le montre autant que les Hindous. Une seule naissance, et nous
voilà transportés d'une joie ridicule; un décès et nous nous plongeons
dans une orgie de lamentations bruyantes qui empêchent nos voisins de
dormir pendant la nuit entière. Si nous voulons obtenir le _Swaraj_,
et si, l'ayant obtenu, nous voulons en faire quelque chose dont nous
puissions nous montrer fiers, il faut absolument nous guérir de cette
frayeur absurde.

Qu'est-ce que la prison pour qui ne craint pas la mort?--Si le lecteur
veut se donner la peine de réfléchir un instant, il se rendra compte
que le _Swaraj_ tarde parce que nous ne sommes pas préparés à voir sans
émotion venir la mort et des inconvénients moins sérieux que la mort.
A mesure que le nombre des hommes innocents prêts à accueillir la mort
avec joie augmentera, leur sacrifice deviendra un instrument puissant
pour le salut des autres et la souffrance sera moindre. La souffrance
que l'on supporte gaiement cesse d'être souffrance et se transmue en
joie ineffable. L'homme qui fuit devant la souffrance est victime de
tribulations continuelles avant que celle-ci ne l'atteigne si bien
qu'il est à demi-mort lorsqu'elle arrive. Celui qui est prêt à tout
accepter d'un cœur serein échappe à la douleur, sa sérénité agit comme
un anesthésique.

J'ai été conduit à écrire sur ce sujet parce qu'il nous faut envisager
la mort si nous voulons avoir le _Swaraj_ cette année. Celui qui a
pris ses précautions échappe souvent aux accidents et il se peut que
ce soit le cas pour nous. J'ai la ferme conviction que le Swadeshi
nous y prépare. Lorsque le Swadeshi aura complètement atteint son but
le gouvernement ni personne ne verra la nécessité de nous faire subir
d'autres épreuves.

Néanmoins il vaut mieux que nous soyons prêts à toute contingence. Le
pouvoir rend les hommes aveugles et sourds, ils sont incapables de voir
ce qui est sous leur nez ni d'entendre ce qui gronde à leurs oreilles.
Il est donc impossible de savoir ce que pourra faire un gouvernement
ivre de son pouvoir. Il m'a semblé nécessaire que les patriotes se
préparent à la mort, à la prison et à d'autres éventualités de ce genre.

Les braves vont au devant de la mort le sourire aux lèvres, ce qui ne
les empêche pas d'être sur leur garde. Dans cette guerre non violente,
il ne s'agit pas d'être téméraires. Nous n'avons pas l'intention
d'aller en prison ou de mourir par un acte immoral. C'est en résistant
aux lois oppressives de ce gouvernement que nous devons monter au gibet.

  _13 octobre 1921_


  [90] Article paru en gujerati dans le Nava Jevan.




HONOREZ LE PRINCE


Que le lecteur ne s'étonne pas du titre de cet article. Supposons que
le Prince soit un frère par le sang et qu'il occupe un rang élevé,
supposons que des voisins veuillent se servir de lui pour leurs fins
honteuses, supposons encore qu'il soit prisonnier de notre voisin,
que ma voix ne puisse parvenir jusqu'à lui et que ces mêmes voisins
l'amènent dans mon village. Est-ce que le meilleur moyen de l'honorer
ne serait pas de ne prendre aucune part aux cérémonies organisées en
son honneur dans l'intention de l'exploiter, et de lui faire savoir
qu'on l'exploite par tous les moyens à ma disposition? Ne serais-je pas
un traître si je n'essayais pas de le mettre en garde contre le piège
que lui tendent mes voisins?

Je ne doute pas un moment que la visite du Prince soit exploitée
pour faire de la réclame au «bienveillant» Gouvernement Anglais qui
administre l'Inde. Si son Altesse Royale y est invitée pour son
plaisir personnel et son amusement, à un moment où l'Inde bouillonne
de mécontentement, où les masses sont saturées d'hostilité envers le
système de gouvernement qui les administre, où la famine est intense
dans le Khulna et les _Ceded Districts_ et un conflit armé est déchaîné
au Malabar, c'est un crime envers nous, c'est un crime envers l'Inde
de dépenser des millions de roupies pour une simple réception lorsque
des millions d'hommes meurent de faim. Huit millions de roupies ont été
votés par le Conseil de Bombay rien que pour le défilé.

Des mesures de répression ont été prises en vue de cette visite sur
tout le territoire. A Sindh, plus de cinquante Non-Coopérateurs ont
été jetés en prison. Quelques-uns des plus braves Musulmans sont
cités devant les tribunaux pour répondre de leurs opinions. Dix-neuf
travailleurs pour la cause viennent d'être incarcérés au Bengale parmi
lesquels Mr Sen Gupta, le plus célèbre avocat de l'endroit. Un _Pir_
(saint) musulman et trois autres travailleurs dévoués sont également
en prison pour le même crime. Plusieurs chefs des Provinces sont
emprisonnés et le meilleur d'entre eux comparaît pour avoir exprimé
ce que je n'ai cessé de répéter dans les colonnes de ce journal et
ce que les membres du Congrès ont dit continuellement depuis un an.
Plusieurs chefs des Provinces du centre ont été privés de liberté pour
le même motif. Un docteur extrêmement populaire, le docteur Paranjapye,
homme universellement respecté pour son désintéressement, subit un
emprisonnement sévère, comme un vulgaire criminel. Et je suis loin
d'être au bout de la liste de Non-Coopérateurs qui sont en prison. Si
la visite du Prince est une épreuve pour nous inciter à commettre un
vrai crime ou une réponse au mécontentement grandissant, elle est, pour
ne pas dire davantage, inopportune. Il n'y a pas le moindre doute que
le peuple ne désire pas une visite de son Altesse Royale aux Indes, en
ce moment. Il l'a fait savoir en termes non équivoques. Il a déclaré
que Bombay devait observer le _hartal_, le jour de son arrivée. Faire
venir le Prince, malgré l'opposition du peuple, est certainement une
tyrannie.

Dans les circonstances actuelles, quelle doit être notre attitude? Nous
devons boycotter toutes les réceptions en l'honneur du Prince, nous
abstenir religieusement d'assister à aucune œuvre de charité, fêtes et
feux d'artifices organisés à cette intention, refuser d'illuminer et ne
pas envoyer nos enfants voir les illuminations.

Pour cela, nous devons publier des feuilles de propagande par milliers
et les distribuer parmi le peuple, afin de lui montrer son devoir, et
la véritable façon de rendre honneur au Prince est de faire en sorte
qu'il trouve la ville déserte à son arrivée à Bombay.

Seulement distinguons entre le Prince et sa personne. Nous n'avons
aucun sentiment d'animosité contre le Prince en tant qu'homme. Il ne
sait probablement rien des sentiments de l'Inde il ignore probablement
les mesures de répression. Il est probable qu'il ignore même les
blessures dont le Pendjab saigne encore, qu'il ne sait point que la
violation de la promesse envers l'Inde au sujet du Califat reste
encore envenimée dans le cœur de tout Indien et que, de l'aveu même
du Gouvernement, les membres des Conseils réformés bien qu'élus
nominalement ne représentent en aucune façon les quelques cent milliers
inscrits sur les listes électorales. Non seulement il serait cruel
et inhumain de chercher à faire du mal au Prince, mais ce serait une
trahison de notre part envers lui et envers nous-mêmes car nous avons
juré de demeurer non violents. Frapper ou insulter le Prince serait
de notre part faire à l'Inde et à l'Islam un tort plus grand que les
Anglais n'en ont commis envers eux. Ils péchent parce qu'ils ne savent
pas. Nous ne pouvons prétendre à la même ignorance. Nous avons, en
connaissance de cause, promis devant Dieu et devant les hommes de ne
faire mal à aucun individu appartenant de quelque façon au système
de gouvernement que nous cherchons à détruire. Il est par conséquent
de notre devoir de prendre toutes les précautions nécessaires pour
protéger la personne du Prince, comme s'il s'agissait de nous-mêmes.
Nous savons qu'en dépit de tous nos efforts, certains voudront prendre
part aux diverses cérémonies, par crainte, par espoir, ou par choix.
Ils ont autant que nous le droit de faire ce qui leur plaît. Voilà en
quoi consiste la liberté que nous voulons obtenir et dont nous voulons
jouir. Tant que nous devrons subir le joug profondément irritant d'une
insolente bureaucratie, exerçons un grand empire sur nous-mêmes. S'il
nous est possible de démontrer la fermeté de notre résolution en ne
prenant aucune part au défilé et en montrant de la tolérance vis-à-vis
de ceux qui ne partagent pas notre manière de voir, nous ferons
progresser très sensiblement notre cause.

  _27 octobre 1921_




POINT DE VUE MORAL


Dès que nous cessons de nous appuyer sur la morale, nous cessons d'être
religieux. On n'a point d'exemple de religion foulant aux pieds la
morale. L'homme ne peut être cruel, menteur et incontinent, et avoir
Dieu pour lui. A Bombay, les partisans de la Non-Coopération ont perdu
leur équilibre moral. Indignés contre les Parsis et les Chrétiens qui
prenaient part à la réception du Prince, ils ont voulu leur donner une
leçon. Ils allaient au devant de représailles. A partir du 17, ce fut
un jeu de bascule où personne ne gagna véritablement et où tout le
monde perdit.

Ce n'est pas ainsi que nous arriverons au _Swaraj_. L'Inde ne veut pas
du Bolchevisme, les gens aiment trop la paix pour tolérer l'anarchie.
Ils s'inclineront devant celui qui rétablira ce qu'il est convenu
d'appeler ordre. Il nous faut reconnaître la psychologie de l'Inde et
ne pas chercher si ce désir avide de paix est un vice ou une vertu. Le
type du Musulman de l'Inde est différent du Musulman des autres parties
du globe; ses rapports avec les Indiens l'ont rendu plus docile que ses
coreligionnaires des autres pays. Il ne peut supporter longtemps que
sa vie ou sa fortune soient exposés à un danger évident. L'Hindou est
d'une douceur légendaire, au point d'en être presque méprisable. Les
Parsis préfèrent la paix à la guerre. A dire vrai, nous avons presque
mis la religion au service de la paix. Cette mentalité est en même
temps notre faiblesse et notre force.

Développons donc ce qu'elle a de meilleur, son côté religieux. Que
«nulle» contrainte ne soit exercée en matière de religion. N'est-ce
point une religion pour nous d'observer le Swadeshi et par conséquent
le Khadi? Si la religion des autres ne le leur ordonne pas d'adopter le
Swadeshi, nous n'avons pas le droit de les y contraindre. Nous avons
désobéi à la règle universelle exprimée à nouveau dans le Coran...
S'il est mal d'exercer de la contrainte quand il s'agit de la religion
où nos convictions sont définies, il est plus mal encore de le faire
lorsqu'il s'agit de questions de moindre importance.

Tout ce que nous pouvons, c'est de raisonner avec nos adversaires. Le
plus loin où il nous soit permis d'aller est de Non-Coopérer avec eux
dans la vie privée...

J'avoue que je n'ai pas toujours condamné les persécutions sociales
aussi sévèrement que je l'aurais dû. J'aurais pu me séparer du
mouvement, lorsque le mal s'est généralisé... Nous sommes devenus plus
tolérants; néanmoins une légère coercition subsistait dont je ne tins
pas compte pensant qu'elle mourrait d'elle-même. Je m'aperçus qu'à
Bombay il n'en était rien. Elle affecta le 17 un caractère virulent.

Nous avons fait du tort à la cause du Califat et en même temps à celle
du Pendjab et au _Swaraj_. Il faut que nous revenions sur nos pas et
nous assurions scrupuleusement que les minorités ne soient en aucune
façon molestées. S'il plaît aux Chrétiens de porter le chapeau et le
pantalon, rien ne doit les en empêcher; si le Parsi tient à conserver
son «fenta», il en a le droit absolu; si l'un et l'autre pensent
qu'il y va de leur sécurité de s'associer au gouvernement, nous ne
pouvons les détacher de leur erreur qu'en faisant appel à leur raison
et non en leur cassant la tête. Plus nous voudrons contraindre, plus
la sécurité du gouvernement sera grande, quand ce ne serait que parce
que ce dernier possède des armes coercitives plus puissantes que les
nôtres. Si nous avons recours à une coercition plus grande que celle du
gouvernement, nous rendrons simplement l'Inde plus esclave qu'elle ne
l'est déjà.

Le _Swaraj_, c'est la liberté pour chacun, pour le plus humble d'entre
nous, de faire ce qu'il lui plaît, sans qu'aucun obstacle matériel
soit mis en travers de cette liberté. La Non-Coopération non-violente
est la méthode par laquelle nous développons l'opinion publique la
plus libre et la mettons en valeur. Quand il y a complète liberté
d'opinion, celle de la majorité doit faire loi. Si nous faisons partie
de la minorité, nous pouvons nous montrer dignes de notre religion en
lui demeurant fidèle malgré la pression exercée sur nous... Par notre
folie, ne retardons pas l'heure du progrès.

  _24 novembre 1921._




LA QUESTION DE SUPRÊME IMPORTANCE


D'ici quelques semaines, la Désobéissance Civile devrait battre son
plein dans quelque partie de l'Inde. Le pays est familier maintenant
avec la désobéissance partielle et individuelle. La Désobéissance
Civile totale est une rébellion sans violence. Un champion convaincu
de la Désobéissance Civile ignore purement et simplement l'autorité
de l'Etat. Il se met hors la loi et prétend n'obéir à aucune des lois
immorales de l'Etat. Il se refuse par exemple à payer les impôts et
à reconnaître l'autorité de la loi dans ses rapports journaliers,
il pénètre dans les casernes malgré la défense, afin de parler
aux soldats, et se poste aux endroits même où il est interdit de
stationner. Dans toutes ces actions, il n'emploie jamais la force et
ne résiste jamais à la force employée contre lui. Il s'expose à la
prison et aux autres méthodes violentes que l'on peut employer contre
lui. Il agit ainsi, lorsque et parce qu'il considère que la liberté
physique dont il paraît jouir est un intolérable fardeau. Il se dit
que l'Etat n'accorde la liberté individuelle qu'autant que le citoyen
se soumet à ses règles. Se soumettre aux lois de l'État, voilà le prix
que tout citoyen doit payer pour sa liberté. Obéir à un État totalement
ou largement injuste est un troc immoral de la liberté. Un citoyen qui
reconnaît ainsi la nature malfaisante d'un État ne peut être satisfait
d'y vivre par tolérance aux yeux de ceux qui ne partagent pas son
opinion; il semble être un fléau pour la société, alors qu'il cherche
uniquement et sans commettre de faute morale à se faire arrêter par
l'État. La résistance civile ainsi comprise devient l'expression la
plus puissante des tourments d'une âme, et une protestation éloquente
contre le maintien d'un gouvernement malfaisant. N'est-ce point
l'histoire de toute réforme? Les réformateurs, à la grande indignation
de leurs semblables, n'ont pas rejeté même les plus innocents symboles
quand ils avaient été associés à des pratiques immorales?

Lorsqu'un groupe d'hommes renie l'état sous la domination duquel ils
ont vécu jusqu'alors, ils établissent presque leur propre gouvernement.
Je dis presque, parce qu'ils ne vont pas jusqu'à employer la force
lorsque l'Etat résiste. Leur _affaire_ est de se faire jeter en prison
ou fusiller par l'Etat, si celui-ci ne reconnaît pas leur indépendance,
ou en d'autres termes s'il ne s'incline pas devant leur volonté.

Ainsi, 3.000 Indiens dans l'Afrique du Sud, après avoir dûment averti
le gouvernement du Transvaal, passèrent la frontière du Transvaal en
1914, défiant la loi d'immigration au Transvaal et contraignirent le
gouvernement à les arrêter. Quand il ne put arriver à les provoquer à
la violence ou les forcer à la soumission, il céda à leur réclamation.
Un groupe de gens faisant de la résistance civile est donc comme une
armée sujette à toute la discipline du soldat, mais à une discipline
plus dure parce qu'il lui manque la surexcitation habituelle à la vie
d'un soldat ordinaire. Et comme une armée de résistance civile est
ou devrait être dégagée de l'esprit de représailles, elle requiert
le moindre nombre de soldats. En vérité, un seul homme résistant
civilement suffit à remporter la victoire de la Justice sur l'Injustice.

Le Comité du Congrès de toute l'Inde a autorisé les Comités du Congrès
des provinces à commencer la désobéissance civile, sous leur propre
responsabilité. J'espère qu'ils donneront au mot responsabilité toute
son importance et ne commenceront pas de gaieté de cœur. Toutes les
conditions doivent être remplies. Parler encore d'Union Musulmane, de
Non-Violence, de _Swadeshi_ et de la suppression de l'Intouchabilité,
montre que ces questions ne sont pas arrivées à faire partie intégrale
de notre existence nationale... Il serait d'ailleurs préférable de
veiller et d'attendre que l'expérience ait lieu dans une partie de
l'Inde, tout d'abord... Les régiments qui veillent et qui attendent
coopèrent aussi activement que ceux qui se battent véritablement.
La seule circonstance qui pourrait autoriser une désobéissance
individuelle simultanée pendant que l'expérience aura lieu, serait
l'opposition du gouvernement au progrès tranquille du _Swadeshi_; si
par exemple un fileur habile qui enseigne son art et l'organise se
voyait interdire cette occupation, son devoir serait de ne tenir aucun
compte de l'ordre reçu et de courir le risque d'être emprisonné. Pour
ce qui est de tout le reste, pendant qu'une partie du pays prendra
part à l'offensive et enfreindra délibérément toutes les lois amorales
de l'État qu'il lui sera possible d'enfreindre, il vaudra mieux que
toutes les autres parties de l'Inde respectent scrupuleusement les
ordres et les instructions données. Il est inutile d'ajouter que toute
révolte violente dans une autre partie de l'Inde ferait nécessairement
du tort à la tentative et même y mettrait fin. Les autres parties de
l'Inde devront donc rester calmes et tranquilles, même si les habitants
de la région de l'Inde où l'expérience a lieu étaient emprisonnés,
criblés de balles ou traités cruellement, d'une façon quelconque par
les autorités. Il nous faut être certains qu'elles se montreront à la
hauteur de toutes les éventualités possibles.

  _10 novembre 1921._




INTROSPECTION


Certains correspondants m'ont écrit en termes touchants pour me
demander de ne pas me suicider en janvier si nous n'avons pas obtenu
le _Swaraj_ d'ici là et si je suis encore en liberté. Je me rends
compte que les mots n'expriment qu'imparfaitement la pensée, surtout
lorsque la pensée elle-même est incomplète ou confuse. Je pensais avoir
écrit dans le _Navjivan_ assez clairement, mais je m'aperçois que la
traduction a été mal comprise par beaucoup...

Une des principales raisons de l'erreur provient de ce que l'on
me considère comme un homme parfait. Les amis qui connaissent mes
préférences pour la Bhagavad Gita m'ont démontré que ma menace de
suicide était en contradiction avec les enseignements que je cherchais
à mettre en pratique et m'ont jeté à la tête les versets à l'appui.
Tous ces mentors semblent oublier que je ne suis pas autre chose
qu'un homme cherchant la vérité. Je prétends avoir trouvé le chemin
qui mène à la Vérité, je prétends faire un effort incessant pour la
découvrir, mais j'admets que je ne l'ai pas encore trouvée. Découvrir
la vérité absolue, c'est se réaliser soi-même et réaliser sa destinée,
c'est-à-dire atteindre la perfection. J'ai péniblement conscience de
mes imperfections, et c'est en cela que consiste ma force, parce qu'il
est rare qu'un homme sache ce qui lui manque.

Si j'étais parfait, j'avoue que la misère de ceux qui m'entourent
ne m'affecterait pas comme elle le fait. J'en prendrais note, je
prescrirais un remède, et par la puissance immuable de la vérité qui
serait en moi je le ferais adopter. Mais pour l'instant je ne puis voir
qu'indistinctement comme dans un miroir, et je dois par conséquent
chercher à convaincre par des méthodes lentes et laborieuses et qui
ne réussissent pas toujours. Dans ces conditions, je ne serais même
pas humain si, connaissant comme je le fais la misère qui règne sur ce
sol et que l'on pourrait éviter, et voyant à l'ombre même du Maître
de l'Univers des êtres qui ne sont que des squelettes, je n'éprouvais
aucune sympathie pour les millions d'hommes qui dans l'Inde souffrent
et se taisent.

Je suis soutenu par l'espoir que cette misère diminuera peu à peu; mais
supposez que malgré toute ma sensibilité et tous mes efforts pour faire
parvenir le message guérisseur du rouet au cœur de la nation l'oreille
seule l'ait entendu, supposez encore que dans l'excitation des douze
derniers mois il n'y ait eu dans le programme aucune foi véritable,
supposez enfin que le message ne soit pas parvenu jusqu'au cœur des
Anglais; ne devrais-je pas douter de mon _tapasya_ et sentir que je ne
suis plus digne de diriger la lutte? Ne devrais-je pas m'agenouiller
en toute humilité devant mon Créateur et lui demander de me délivrer
de mon corps inutile et de faire de moi un instrument plus capable de
servir?

Le _Swaraj_ consiste en un changement de gouvernement où le contrôle
effectif se trouve placé entre les mains du peuple. Mais ce n'en est
que la forme extérieure. Ce qui en est le fond et ce que je désire
ardemment, c'est une acceptation nette des moyens et par conséquent une
transformation véritable du cœur chez le peuple. Je suis persuadé qu'il
ne faut pas des siècles pour que les Hindous renoncent à leur péché
d'intouchabilité, pour que les Hindous et les Musulmans abandonnent
leur inimitié et considèrent qu'une amitié qui vient du cœur est un
facteur éternel de l'existence nationale, pour que tous adoptent le
_Charka_ comme unique moyen universel permettant de sauver l'Inde au
point de vue économique; enfin, pour que tous croient que la méthode
Non-Violente seule donnera la liberté à l'Inde. L'adoption libre,
intelligente, et décidée de ce programme par la nation suffit selon moi
pour que le principe essentiel soit acquis. Le symbole, c'est-à-dire
le transfert des pouvoirs, ne peut manquer de suivre, de même que la
graine bien semée doit germer et devenir un arbre.

Le lecteur pourra donc le voir à ce que j'ai déclaré incidemment à
mes amis à Poona et répété ensuite à d'autres n'était pas autre chose
qu'une confession de mes imperfections, exprimant à quel point je me
sentais indigne de la noble cause dont j'ai pour l'instant l'air d'être
le chef. Je n'ai formulé aucune doctrine désespérée. Au contraire, je
n'ai jamais été aussi convaincu que je le suis à l'heure où j'écris
que nous acquerrons le principe essentiel cette année. J'ai déclaré
également qu'étant idéaliste pratique je devrais me considérer comme
indigne de diriger une cause, si je craignais de ne pouvoir la conduire
au succès. La doctrine qui veut le travail dans le détachement signifie
aussi bien la recherche inexorable de la vérité que le retour sur ses
pas si l'on s'est trompé, ou la renonciation sans regret du rôle de
chef lorsqu'on découvre qu'on n'en est pas digne.

Je n'ai fait qu'esquisser imparfaitement mon désir intense de me perdre
dans l'Eternel et de devenir un simple morceau d'argile entre les mains
du Divin Potier, afin que mes services deviennent plus certains parce
qu'ils ne seront plus entravés par mon être inférieur.

  _17 novembre 1921_




LE ROLE DES FEMMES


Les femmes de Calcutta ayant abordé des messieurs de Calcutta pour
essayer de leur vendre du _Khadi_, un télégramme annonce dans les
journaux qu'un groupe d'entre elles a été arrêté comprenant l'épouse
dévouée du Président élu, sa sœur qui est veuve et sa nièce. J'avais
espéré qu'au début tout au moins on épargnerait aux femmes l'honneur
de la prison. Il était entendu que leur Résistance Civile ne serait
pas agressive. Mais le gouvernement du Bengale dans son zèle impartial
ne fait aucune différence entre les sexes et a conféré cet honneur à
trois femmes de Calcutta. J'espère que le pays tout entier fera bon
accueil à cette innovation. Il faut que les femmes prennent part à
l'établissement du _Swaraj_ aussi bien que les hommes. Il est probable
que dans cette lutte pacifique la femme l'emportera sur l'homme. Nous
savons que sa dévotion religieuse est toujours plus grande que celle
de l'homme, son sexe se distingue par sa souffrance silencieuse et
digne. Et maintenant que le gouvernement du Bengale a traîné la femme
sur le champ de bataille, j'espère que toutes les femmes du Bengale
vont relever la provocation et s'organiser. En tout cas, elles étaient
tenues pour l'honneur de leur sexe de remplacer les hommes lorsqu'un
certain nombre d'entre eux auraient été mis hors de combat. Mais à
présent, que ce soit en partageant aux côtés de l'homme les souffrances
de la vie de prison! Dieu veillera sur elles...

Je conseillerais aux femmes de l'Inde de recueillir sans bruit et sans
perdre de temps le nom de celles qui sont prêtes à s'avancer sur la
ligne de feu. Que leur offre soit adressée aux femmes du Bengale et
que celles-ci sentent que leurs sœurs des autres provinces sont prêtes
à suivre leur noble exemple. Il est probable qu'un petit nombre seul
sera disposé à courir le risque de la prison et tout ce que cela doit
représenter pour une femme. La nation ne pourra qu'être fière, même si
quelques-unes seulement s'offrent tout d'abord au sacrifice.

  _15 décembre 1921._




L'INDÉPENDANCE


Maulana Hasrat Mohani a défendu l'Indépendance avec beaucoup de
courage, d'abord sur l'estrade du Congrès, puis comme Président de
la Ligue Musulmane, et il a été heureusement battu chaque fois. Il
est impossible de se méprendre sur le sens des paroles du Maulana: il
voudrait rompre tout rapport avec le peuple britannique même à titre
d'associé et d'égal, et quand bien même la question du Califat aurait
été résolue d'une façon satisfaisante. Il n'est pas bon d'avancer que
la question du Califat ne saurait être résolue sans une indépendance
absolue. Nous ne faisons qu'en discuter la théorie. S'il faut
l'indépendance absolue pour que la question du Califat soit résolue,
c'est-à-dire si le peuple britannique se montre toujours hostile aux
aspirations du monde musulman, nous n'avons d'autre parti à prendre que
d'insister pour l'avoir, il y va de l'intérêt commun. L'Inde ne peut se
permettre de donner à l'Angleterre, ne fût-ce que son appui moral, et
doit se passer de l'appui moral et matériel de l'Angleterre si elle ne
peut la décider à se montrer bien disposée à l'égard de l'Islam.

Mais si nous supposons que la Grande-Bretagne change d'attitude, et
je sais qu'elle le fera lorsqu'elle se rendra compte que l'Inde est
forte, il serait illégitime au point de vue religieux de continuer à
réclamer l'Indépendance. Ce procédé serait déplacé et vindicatif, il
équivaudrait à nier l'existence de Dieu, car ce refus serait alors
fondé sur la supposition que le peuple britannique est incapable de
répondre au Dieu qui se trouve en chacun de nous, principe qui ne
saurait se défendre ni par le Musulman croyant, ni par l'Hindou croyant.

L'Inde devra mettre toute sa gloire, non à traiter les Anglais en
ennemis qu'il faut expulser à la première occasion, mais à s'en faire
des amis et des associés dans la nouvelle république de nations qui
remplacera un empire basé sur l'exploitation des races et des nations
plus faibles de la terre et par conséquent sur la force.

Voyons clairement quel sera le sens du _Swaraj_ si nous conservons nos
rapports avec la Grande-Bretagne. Assurément, c'est la possibilité pour
l'Inde de déclarer son indépendance si elle le désire. Le _Swaraj_
ne sera donc pas un don gratuit du Parlement Britannique. Ce sera la
déclaration du droit de l'Inde à être représentée entièrement. Sans
doute le _Swaraj_ sera exprimé par un Acte du Parlement; mais cet acte
ne sera qu'une ratification courtoise du vœu exprimé par le peuple
de l'Inde, comme ce fut le cas pour l'Afrique du Sud. La Chambre des
Communes ne put en modifier un seul adverbe. La ratification, en ce qui
nous concerne, sera un traité où la Grande-Bretagne sera intéressée.

Il est possible que ce _Swaraj_-là nous ne l'obtenions pas cette année,
peut-être pas avant une autre génération; mais je n'ai jamais songé à
rien de moins. Lorsque le moment de l'accord sera venu, le Parlement
Anglais ratifiera les vœux du peuple de l'Inde, non par la voie de la
bureaucratie, mais par l'intermédiaire des représentants que celle-ci
se sera choisis librement.

Le _Swaraj_ ne pourra jamais être le don d'une nation à une autre.
C'est un trésor qu'il faut acheter au prix du sang le plus pur de la
nation. Ce ne sera plus un don lorsque nous l'aurons payé chèrement.
Le Vice-Roi s'est trompé en disant qu'il faudrait bien que le _Swaraj_
nous vînt du Parlement Britannique s'il ne nous venait par l'épée.
Il n'était guère flatteur pour son pays de laisser entendre à ses
auditeurs que l'Angleterre était incapable de prêter l'oreille à la
pression morale de la souffrance, il faisait injure à leur intelligence
s'il voulait leur faire croire que le Parlement Britannique donnerait
le _Swaraj_ à l'Inde quand il le voudrait, sans se soucier de ses
désirs et de ses aspirations. En réalité, le _Swaraj_ sera le fruit
d'un incessant labeur et d'intenses souffrances...

  _5 janvier 1922._




LETTRE DE M. GANDHI AU VICE-ROI


_A Son Excellence le Vice-Roi des Indes, Delhi._

  Monsieur,

Bardoli est un petit _Tehsil_ du district de Sura dans la Présidence
de Bombay, qui compte environ 87000 habitants, tout compris.

Il a décidé le 29 janvier dernier, sous la présidence de M. Vithalbhai
Patel, d'entreprendre la Désobéissance Civile, ayant démontré qu'il
remplissait les conditions requises par le Comité du Congrès de toute
l'Inde qui s'était réuni le 1er novembre. Mais comme je suis peut-être
en grande partie responsable de la résolution prise par Bardoli, je
considère que je dois à votre Excellence et au Public d'expliquer les
raisons qui ont amené cette décision.

Le Comité du Congrès de toute l'Inde, dans la réunion à laquelle
j'ai déjà fait allusion, avait décidé que Bardoli serait le premier
bataillon à entreprendre la Désobéissance Civile, afin de marquer la
révolte de la nation contre le gouvernement pour son refus criminel et
persistant d'apprécier à sa juste valeur la décision de l'Inde au sujet
du Califat, du Pendjab et du _Swaraj_.

Puis, le 17 novembre dernier, eut lieu l'émeute regrettable et
malheureuse de Bombay qui nous força de remettre l'action projetée par
Bardoli.

Entre temps, commença avec l'approbation du Gouvernement de l'Inde,
une répression des plus virulentes au Bengale, dans l'Assam, dans les
Provinces Unies, au Pendjab, dans la province de Delhi et jusqu'à un
certain point dans le Bihav Orissa et ailleurs.

Je sais que le mot _répression_ employé pour décrire l'action des
autorités vous déplaît. A mon avis une mesure qui dépasse ce que
demande la situation n'est pas autre chose que de la répression. Piller
les biens, assaillir les innocents, traiter les prisonniers avec
brutalité et les fouetter ne peut être considéré comme une action
permise ou nécessaire. On ne peut qualifier cette infraction officielle
aux lois que du nom de répression illégale. Il est possible d'admettre,
jusqu'à un certain point, que les Non-Coopérateurs et leurs partisans
ont procédé par intimidation lors des _hartal_... mais ceci ne saurait
justifier l'interdiction en bloc des réunions publiques paisibles et
de l'enrôlement paisible des volontaires, en donnant un sens détourné
à une loi dirigée contre des activités manifestement violentes
d'intention et d'action; et de même on ne peut désigner autrement que
par le mot de répression les poursuites contre des gens innocents
selon une application illégale, à notre avis, de la loi ordinaire, ou
l'atteinte portée à la liberté de la presse en s'appuyant sur une loi
qu'on avait promis d'abroger.

La tâche que le pays doit entreprendre immédiatement est de sauver
de la paralysie la liberté de parole, la liberté d'association et la
liberté de la presse.....

Dans les circonstances actuelles, le pays n'a d'autre parti que
d'adopter une méthode non-violente afin obtenir satisfaction.... Si
la politique du gouvernement était restée neutre, s'il avait laissé à
l'opinion publique la possibilité de se développer et de produire tout
son effet, il eût été possible de remettre la Désobéissance Civile
jusqu'à ce que le Congrès ait acquis un contrôle effectif des forces de
violence et obtenu des millions d'adhérents une discipline plus grande.
Mais cette répression illégale (en quelque sorte sans parallèle dans
l'histoire de notre malheureux pays) nous a fait un devoir impératif
d'adopter immédiatement la Désobéissance Civile en masse. Le Comité
d'Action du Congrès l'a limitée à quelques régions, que je dois fixer
de temps à autre, et qui pour l'instant sont restreintes à Bardoli.
Cette autorité me permettrait de donner immédiatement mon consentement
à un groupe de cent villages de Guntur dans la présidence de Madras,
s'ils sont capables de se conformer strictement aux conditions de
non-violence, d'union des différentes classes, de manufacture de khadi
et de son emploi, et de l'intouchabilité.

Je voudrais, avant que le peuple de Bardoli commençât véritablement la
Désobéissance Civile, insister respectueusement auprès de vous pour
vous prier comme chef du gouvernement de l'Inde de considérer à nouveau
votre politique, de rendre la liberté à tous les Non-Coopérateurs
condamnés ou en jugement pour leur activité non violente, et d'exprimer
en termes précis une politique de non-intervention dans les activités
non-violentes du pays entreprises pour faire rendre justice au Califat
ou au Pendjab, ou pour le _Swaraj_, ou pour toute autre question, même
au cas où celles-ci sont passibles de répression, d'après certains
articles du Code pénal criminel ou de toute autre loi, à condition bien
entendu que la Non-violence soit maintenue.

Je voudrais aussi vous demander avec insistance de libérer la Presse
de tout contrôle administratif et de rembourser toutes les amendes
récemment imposées. En vous adressant ces diverses prières, je demande
simplement à votre Excellence de faire ce qui se fait dans tous les
pays qui prétendent avoir à leur tête un gouvernement civilisé. S'il
vous était possible de faire la déclaration nécessaire dans les huit
jours qui suivront la publication de ce manifeste, je pourrais
conseiller de remettre la Désobéissance Civile jusqu'à ce que les
Non-coopérateurs sortis de prison aient eu le temps de considérer à
nouveau la question. Si le Gouvernement fait la déclaration demandée,
j'y verrai une preuve de son désir sincère de céder devant l'opinion
publique. Je n'aurai alors aucune hésitation à conseiller au pays
de continuer, sans contrainte violente d'un côté ou de l'autre, à
former l'opinion publique, m'en rapportant à celle-ci pour obtenir
satisfaction aux demandes qui ont été exprimées et qui ne peuvent
changer.

La Désobéissance Civile agressive n'aurait lieu dans ce cas que si le
gouvernement s'écartait de sa politique de neutralité absolue, ou s'il
refusait de plier devant l'opinion nettement exprimée par la grande
majorité du peuple de l'Inde.

  Croyez-moi
  Le serviteur et l'ami dévoué
  de Votre Excellence

  M. K. Gandhi.

  _9 février 1922_




LA SEULE SOLUTION POSSIBLE


Ce n'est pas sans avoir beaucoup réfléchi et prié que j'ai écrit
ma lettre à son Excellence le Vice-Roi. Cette lettre n'est pas une
menace, chaque mot dit exactement ce qu'il veut dire. J'ai supplié du
fond du cœur le tyran de renoncer au mal. Le tyran, ce n'est pas Lord
Reading, mais le système qu'il représente et dont il n'est lui-même que
l'impuissante et inconsciente victime. Mais tout système ne fait qu'un
avec la personne qui le représente. Aujourd'hui, c'est Lord Reading
qui le personnifie, quelque inconscient qu'il soit. Je l'ai prié en
toute humilité de considérer la position et de se demander si un mépris
officiel des lois peut se justifier d'une façon quelconque. Qu'il jette
les yeux sur le compte rendu de la semaine. Tout y est strictement
vrai, à moins que les témoins ne soient tous des menteurs. De pareilles
choses devraient-elles être possibles?

Mais dira-t-on, que faites-vous du mépris de l'autorité? Eh bien, le
mépris de l'autorité (non-violent en tout cas) devrait-il justifier un
abus barbare et malfaisant de cette même autorité?

Si le Vice-Roi ne voit pas ou ne veut pas voir la simplicité incroyable
de la solution, l'Inde doit-elle ne rien faire? Il faut que la
Désobéissance civile défensive continue à tout prix. Et si l'Inde
entière déclarait que les réunions même paisibles ne peuvent avoir lieu
sans autorisation, que les enrôlements des volontaires ne peuvent avoir
lieu sans autorisation, et que les journaux ne peuvent paraître sans
autorisation, cette prohibition serait inadmissible. On ne peut obliger
un homme à demander à un autre la permission de respirer, de boire et
de manger. Les trois choses que j'ai nommées sont l'air, la boisson et
l'aliment nécessaires à l'activité publique.

  _9 février 1922_




TROP SACRÉ POUR ÊTRE PUBLIÉ


Il est certaines choses que l'on préfère ne pas voir publiées non
parce qu'elles sont secrètes mais parce qu'elles ont un caractère trop
sacré. Parfois la version imprimée produit une impression absolument
différente de la parole, bien que le reportage en soit strictement
exact. Quand je dis à un enfant en plaisantant, ou en fronçant les
sourcils, qu'il est un démon, il ne serait pas juste de dire que j'ai
appelé quelqu'un démon sans fournir de longues explications donnant les
causes et les raisons. Un mauvais service de ce genre m'a été rendu par
un reporter animé, je crois, des meilleures intentions à mon égard,
dans le compte rendu d'une conversation que j'ai eue et d'un discours
que j'ai fait à l'Ashram du Satyagraha et qui a été publié dans la
_Chronique de Bombay_ du 2 courant. Il m'est désagréable que l'on fasse
de la publicité à des choses de ce genre. Une conversation rapide est
pleine d'allusions à demi mot; et à moins d'y ajouter d'abondantes
notes il est impossible de la rapporter exactement. On me fait dire,
par exemple, que Shantiniketan est pour le progrès matériel, et que
Satyagraha Ashram existe uniquement pour le progrès spirituel. Lorsque
le Poète lira ceci ou bien il en rira en se rappelant que je suis
incapable de dire ou de vouloir laisser entendre une chose pareille de
Shantiniketan, ou bien il sera irrité et découragé à la pensée que je
manque de sens artistique et d'intelligence au point de ne pas voir ce
qu'il y a de spirituel à Shantiniketan. Le Poète, j'en suis persuadé,
ne me fera pas l'injure de me juger capable de penser ce qui m'est
attribué. Je pourrais dire au poète, comme je l'ai fait d'ailleurs,
que Shantiniketan manque de discipline. Il en a ri, a même assumé la
responsabilité de ce qui faisait l'objet de ma critique et l'a défendu
en disant qu'il était poète et que Shantiniketan était sa distraction,
qu'il ne savait que chanter et faire chanter les autres; je pourrais,
moi, y introduire toute la discipline que je voudrais; mais lui n'était
pas autre chose qu'un poète. Le lecteur doit savoir que j'ai fait
plusieurs séjours au Shantiniketan. J'ai la permission de le considérer
comme une retraite et comme une demeure. Mes fils y ont vécu lorsque
j'étais en Europe, ainsi qu'à Gurukula. Ma conversation avec le
professeur hindou venait de notre commune affection pour Shantiniketan.
Comment Shantiniketan pourrait-il être autrement que spirituel lorsque
l'auteur de la poésie purement spirituelle y est l'esprit qui domine.
Je ne suis pas assez stupide pour supposer qu'un endroit où vit
Debendranath Tagore puisse manquer de spiritualité. Les lecteurs de la
_Jeune Inde_ savent que de temps en temps j'ai reçu de Shantiniketan un
breuvage spirituel que m'envoyait Barodada[91] qui veille incessamment
sur moi et prie pour le succès de ma mission. Je m'empresse de dire au
lecteur que je considère un grand nombre de professeurs et de maîtres
de Shantiniketan comme des hommes d'une haute spiritualité et d'une
grande noblesse et que c'est pour moi un privilège de les connaître. Je
dois ajouter pour plus ample information que je considère la province
du Bengale comme la plus spirituelle de toutes. La conversation si
malencontreusement reproduite avait eu lieu sur un ton de plaisanterie.
J'ai souvent déclaré à ceux qui aiment Shantiniketan que la
spiritualité était plus grande à l'Ashram qu'à Shantiniketan; mais dans
cette rivalité il ne faut pas voir une prétention de supériorité. Je
désire ardemment que l'Ashram reste caché aux yeux du public. Nous y
sommes un groupe de travailleurs pour la cause, humbles et peu savants,
qui connaissons nos faiblesses et essayons de les comprendre encore
davantage. Nous cherchons avec ardeur à découvrir la vérité et désirons
vivre et mourir pour elle. On ne devrait jamais essayer de comparer
deux institutions analogues, mais non identiques. S'il fallait comparer
cependant, je dirais que, malgré la discipline de l'Ashram et son lever
matinal, je voterais avec sincérité pour Shantiniketan, parce qu'il
est le frère aîné, bien plus avancé en âge et, je le sais, en sagesse
également. Il y a un «mais» cependant; il faut que les habitants de
Shantiniketan prennent garde à l'avance de la petite retraite du
Gujerat ailleurs.....

  _9 janvier 1922._


  [91] Durjendranath Tagore, le philosophe, frère aîné de
  Rabindranath.




LE CRIME DE CHAURI-CHAURA


Dieu a été d'une bonté excessive pour moi. Il vient de m'avertir pour
la troisième fois que dans l'Inde ne règne pas encore cette atmosphère
de Vérité et de Non-Violence qui peut seule justifier la Désobéissance
civile en masse, celle qui peut être vraiment nommée civile,
c'est-à-dire douce, humble, sage, volontaire et cependant aimante,
jamais criminelle ou haïssable.

Il m'avertit en 1919, lorsque commença l'agitation soulevée par la loi
Rowlatt. Ahmedabad, Virangham et Kheda ont erré. Amritsar et Kasur ont
erré. Je suis revenu sur mes pas, j'avais fait une erreur de calcul
aussi énorme que l'Himalaya. Je me suis humilié devant Dieu et devant
les hommes, et non seulement j'ai suspendu la Désobéissance civile en
masse, mais j'ai suspendu la mienne qui devait être, je le sais, civile
et non-violente.

Dieu m'avertit ensuite d'une façon terrible. Il me rendit le témoin
oculaire des actes accomplis par la populace le 17 novembre à Bombay.
Elle agissait dans l'intérêt de la Non-coopération. J'annonçai mon
intention de suspendre la désobéissance civile en masse qui devait
commencer immédiatement à Bardoli. L'humiliation que j'éprouvai fut
plus grande encore qu'en 1919, mais elle me fit du bien. Je suis
persuadé que la Nation y gagna. Par cette suspension, l'Inde montra
qu'elle était pour la Vérité et la Non-Violence.

Mais l'humiliation la plus amère que je dusse ressentir était encore à
venir. Madras m'avait prévenu, mais je n'en avais pas tenu compte. Dieu
me parla clairement par Chauri-Chaura. Il y eut, si je ne me trompe,
ample provocation de la part des agents de la police qui furent si
brutalement mis en pièces. Ils n'avaient pas tenu compte de l'assurance
donnée par l'inspecteur que le peuple ne serait pas molesté, et lorsque
la procession fut passée insultèrent et inquiétèrent les retardataires
isolés. Ceux-ci appelèrent à l'aide. La foule revint. La police fit
feu, puis ayant épuisé le peu de munitions qu'elle possédait se réfugia
dans le _Thana_ (commissariat). La foule, me dit alors mon informateur,
mit le feu au _thana_ où les agents s'étaient emprisonnés eux-mêmes.
Ils voulurent s'enfuir pour échapper à la mort, furent massacrés, et
leurs restes déchiquetés furent lancés dans la flamme dévorante.

Aucun volontaire non-coopérateur n'a pris part à la brutalité commise.
Non seulement la foule avait été provoquée, mais elle connaissait
par expérience la tyrannie arbitraire de la police de ce district.
Aucune provocation ne saurait pourtant justifier le meurtre brutal
d'hommes qui étaient devenus sans défense et s'étaient remis
virtuellement à la merci de la foule. Et alors que l'Inde prétend être
non-violente et espère monter par ses méthodes non-violentes sur le
trône de la liberté, la violence de la foule, même occasionnée par
une sérieuse provocation, est d'un bien triste augure. Supposez que
Dieu ait permis à la Désobéissance Civile de Bardoli de réussir, le
Gouvernement eût abdiqué en faveur des vainqueurs de Bardoli, et qui
donc eût maîtrisé cet élément déréglé capable de commettre des actions
inhumaines lorsqu'on le provoque? Pour arriver par la Non-violence
à un gouvernement indépendant, il faut la maîtrise non-violente des
éléments violents du pays. Les Non-Coopérateurs non-violents ne peuvent
réussir que s'ils parviennent à maîtriser les hommes sans aveu de
l'Inde, ou en d'autres termes lorsque ces derniers auront appris, soit
par religion, soit par patriotisme, à s'abstenir de leurs violences,
pendant la campagne de Non-Coopération, tout au moins. La tragédie de
Chauri-Chaura fut donc pour nous un réveil absolu.

Mais, me murmurait la voix de Satan, ton manifeste au Vice-Roi, ta
réponse à sa lettre? Ce fut la coupe d'humiliation la plus amère.
«C'est assurément une lâcheté de s'abstenir au lendemain de menaces
pompeuses adressées au Gouvernement et de promesses faites au peuple de
Bardoli». Satan m'invitait ainsi à renier la Vérité et par conséquent
la religion, à renier Dieu lui-même. J'exposai au Comité d'Action et
à d'autres de mes camarades qui se trouvaient près de moi mes doutes
et mes difficultés. Tous ne furent pas d'accord avec moi au début; il
est plus que probable qu'à l'heure actuelle il en est encore qui ne le
sont pas. Mais il est rare qu'un homme ait le bonheur de rencontrer
autour de lui des collègues et des camarades si pleins d'égards et
d'indulgence. Ils comprirent mes difficultés et écoutèrent patiemment
mes raisons. Le public connaît les décisions prises par le Comité
d'Action. Au point de vue politique, renverser brusquement tout le
programme agressif peut paraître absurde et déraisonnable, mais il
n'est point douteux qu'au point de vue religieux c'est un acte logique
et je me permets d'assurer à ceux qui n'en sont pas certains que le
pays a gagné à mon humiliation et à la confession que j'ai faite de mon
erreur.

La seule vertu à laquelle je prétende, c'est la Vérité et la
Non-Violence. Je ne prétends à aucun pouvoir surhumain. Je possède la
même chair corruptible que le plus faible de mes semblables et suis
par conséquent aussi porté qu'eux à me tromper. Mes services ont bien
des limitations, mais Dieu les a bénis malgré leurs imperfections. La
confession des fautes, c'est le coup de balai qui enlève la saleté et
laisse la surface plus nette qu'auparavant. Je me sens plus fort de
m'être confessé. La cause doit gagner par son recul même. Un homme ne
parvient jamais à son but s'il persiste à s'écarter de la bonne route.

On a déclaré que Chauri-Chaura ne pouvait avoir d'influence sur
Bardoli. Il n'y aurait de danger, assure-t-on, que si Bardoli se
laissait influencer par Chauri-Chaura et se trouvait lui-même entraîné
à la violence. Et de cela je n'ai pas la moindre crainte. Le peuple de
Bardoli est à mon avis le plus pacifique de l'Inde; seulement, Bardoli
n'est qu'un point minuscule sur la carte de l'Inde. Ses efforts ne
peuvent réussir que s'il a la coopération parfaite des autres parties
du territoire. La Désobéissance de Bardoli ne sera civile que si les
autres régions de l'Inde demeurent non-violentes. De même qu'il suffit
d'un grain d'arsenic pour empoisonner une jarre de lait et le rendre
impropre à la consommation, le poison mortel de Chauri-Chaura suffit à
rendre inacceptable l'attitude civile même de Bardoli.

Cette tragédie est, après tout, le symptôme d'un mal qui s'aggrave. Je
n'ai jamais supposé que là où il y avait répression il y eût absence
totale de violence mentale ou physique. Seulement j'avais cru, comme
je le crois toujours et les pages de la _Jeune Inde_ le prouvent
abondamment, que dans les endroits où elle a lieu, la répression n'est
pas proportionnée au peu d'importance de la violence populaire... La
Désobéissance civile ne doit comporter aucune excitation. Elle est une
préparation à la souffrance muette. Son effet est merveilleux, quoique
imperceptible et doux... La tragédie de Chauri-Chaura est réellement le
poteau indicateur sur notre route qui nous montre le chemin dangereux
dans lequel l'Inde pourrait s'engager, si de sérieuses précautions
n'étaient pas prises. Si nous ne voulons pas que la violence naisse de
la non-violence, il est évident qu'il nous faut revenir rapidement sur
nos pas, rétablir une atmosphère de calme, réorganiser notre programme
et ne pas songer à commencer la Désobéissance Civile en masse, avant
d'être certains que la paix sera maintenue en dépit de toutes les
provocations du gouvernement. Il faut que nous soyons assurés qu'aucune
partie du pays ne commencera sans autorisation la Désobéissance Civile
en masse.

L'organisation du Congrès est loin d'être parfaite et ses instructions
sont exécutées avec négligence. Nous n'avons pas organisé de Comités
dans chaque village; et là où nous l'avons fait, ils ne se conforment
pas toujours à nos instructions. Nous n'avons guère plus de dix
millions d'adhérents sur nos listes, nous sommes au 15 février, et
beaucoup n'ont pas encore payé leurs quatre annas de souscription
pour l'année courante. L'enrôlement des _volontaires_ se fait avec
indifférence. Ils ne remplissent pas toutes les conditions de leur
engagement. Ils ne portent même pas de _khaddar_ tissé et filé à la
main. Tous les volontaires hindous ne se sont pas débarrassés du péché
d'intouchabilité, tous ne sont pas exempts de violence. Ce n'est pas
leur emprisonnement qui nous donnera le _Swaraj_, ou qui servira la
cause sacrée du Califat, ou qui nous autorisera à refuser de payer
des serviteurs infidèles. Certains d'entre nous commettent des fautes
sans le faire exprès, mais il en est qui pèchent volontairement. Ils
s'enrôlent comme volontaires, sachant parfaitement qu'ils n'ont pas
l'intention de demeurer non-violents et qu'ils ne le demeureront pas.
Nous manquons donc de franchise, tout autant que le gouvernement que
nous accusons de mensonge. Comment oserions-nous pénétrer dans le
royaume de la liberté, en ayant sur les lèvres seulement un hommage à
la vérité et à la non-violence?

Si nous ne voulons pas reculer davantage, il est indispensable à notre
progrès même d'apaiser l'excitation et de suspendre la Désobéissance
Civile en masse. J'espère que cette suspension ne désappointera pas
ceux et celles qui font partie du Congrès, mais qu'au contraire ils se
sentiront allégés du fardeau de la fausseté et du péché national.

Que l'adversaire se fasse gloire de notre humiliation et de notre
soi-disant défaite! Il vaut mieux qu'on nous accuse de lâcheté et de
faiblesse que de renier notre serment et de trahir Dieu. Mieux vaut
mille fois paraître manquer de sincérité envers le monde que de manquer
de sincérité envers nous-mêmes. En ce qui me concerne personnellement,
suspendre la Désobéissance Civile n'est pas une pénitence suffisante
pour me punir d'avoir été l'instrument même involontaire de la violence
brutale du peuple, à Chauri-Chaura.

Je dois subir une purification personnelle, devenir un meilleur
instrument plus capable d'enregistrer les moindres variations de
l'atmosphère morale qui m'entoure. Mes prières doivent acquérir une
sincérité et une humilité plus profondes. Rien n'est pour moi plus
purifiant et plus fortifiant qu'un jeûne accompagné de la coopération
mentale nécessaire.

Je sais que l'attitude mentale est tout. De même qu'une prière peut
n'être simplement qu'une intonation machinale comme celle de l'oiseau,
un jeûne peut n'être autre chose qu'une torture machinale de la chair.
Pour le but que je me propose, un procédé machinal de ce genre n'a
aucune valeur. Un chant machinal peut servir à modeler la voix, un
jeûne machinal peut purifier le corps. Ni l'un ni l'autre ne toucheront
l'âme.

Mais le jeûne entrepris pour arriver à une expression de soi plus
complète, pour atteindre à la suprématie de l'esprit sur la chair, est
un des plus puissants facteurs de notre évolution. Après avoir mûrement
réfléchi, je m'impose donc un jeûne de cinq jours consécutifs... C'est
le moins que je puisse faire. Je n'ai pas perdu de vue le Comité du
Congrès de toute l'Inde qui approche. Je sais le chagrin que ces jours
de jeûne vont causer à mes nombreux amis, mais je ne puis remettre ma
pénitence ni la raccourcir.

Je supplie mes collaborateurs de ne pas m'imiter. Ils n'auraient pas
mes raisons, ils n'ont pas été les créateurs de la Désobéissance
Civile. Je me trouve dans la situation du chirurgien maladroit, il
me faut ou abdiquer ou acquérir un talent supérieur. Alors qu'une
pénitence personnelle est non seulement nécessaire mais obligatoire
pour moi, la maîtrise de soi prescrite par le Comité d'Action est
assurément une pénitence suffisante pour tous les autres. Elle n'est
point aisée et si elle est sincère peut porter les meilleurs fruits.....

Tout jeûne et toute pénitence doivent autant que possible être tenus
secrets. Mais mon jeûne étant à la fois une pénitence et un châtiment
doivent être publics. C'est une pénitence pour moi et un châtiment pour
ceux que j'essaye de servir, pour ceux pour qui j'aime vivre, et pour
qui je serais heureux de mourir.

Ils ont péché contre les lois du Congrès, bien qu'ils en fussent des
partisans sinon des adhérents. Ils massacrèrent probablement les agents
avec mon nom sur les lèvres. La seule façon de châtier lorsqu'on aime
est de souffrir. Je ne peux souhaiter qu'on les arrête, mais je tiens
à ce qu'ils sachent que je souffrirai parce qu'ils ont péché contre la
doctrine du Congrès. Je conseille à ceux qui se sentent coupables et
qui se repentent de se livrer au gouvernement et d'avouer leur faute
afin d'en subir le châtiment... Que les meurtriers acceptent ou non mon
conseil, je tiens à ce qu'ils sachent qu'ils ont sérieusement compromis
les opérations du _Swaraj_, et qu'en faisant ajourner le mouvement de
Bardoli ils ont nui à la cause même qu'ils voulaient probablement
servir... Je suis prêt à souffrir n'importe quelle humiliation,
n'importe quelle torture, un ostracisme absolu et la mort même, pour
empêcher ce mouvement de devenir violence ou précurseur de violence....

  _16 février 1922_




COMITÉ DU CONGRÈS DE TOUTE L'INDE


La session du Comité de Toute l'Inde qui vient d'avoir lieu a été
à certains égards plus remarquable que le Congrès. Il y a tant de
courants cachés, de violence consciente et inconsciente, que j'ai
prié véritablement et littéralement pour une défaite désastreuse.
J'ai toujours fait partie d'une minorité. Le lecteur ignore que dans
l'Afrique du Sud j'ai débuté avec l'unanimité presque complète et suis
descendu à une minorité de 64 et même de 16, puis je suis remonté à une
énorme majorité. Le travail le plus important et le meilleur a été fait
dans le désert de la minorité.

Je sais que le Gouvernement craint plus que tout cette énorme majorité
que j'ai l'air de dominer. Il ignore que je la crains autant que lui.
Je suis véritablement écœuré de cette adoration de la multitude qui
ne réfléchit pas. Je serais plus sûr du terrain si elle crachait sur
moi. Je ne serais pas obligé de confesser mes erreurs gigantesques et
autres, ni forcé de reculer ni de réorganiser.

Mais cela ne devait pas être.

Un ami m'a mis en garde contre le danger d'exploiter ma dictature. Il
ignorait que jamais je ne m'en suis servi, ne fût-ce que pour la seule
raison que l'occasion ne s'en est pas encore présentée. La «Dictature»
me servira seulement lorsque le gouvernement aura empêché les rouages
du Congrès de fonctionner.

Loin d'avoir exploité ma _dictature_, je me demande si je ne me laisse
pas moi-même exploiter. J'avoue que j'en ai la terreur. Ma propre
sécurité consiste dans mon impudence. J'ai prévenu mes amis du Comité
que je suis incorrigible. Chaque fois que le peuple commettra des
erreurs, je continuerai à les confesser. Le seul tyran que j'accepte
ici-bas, c'est «la petite voix silencieuse». Et même si je devais
envisager la minorité d'un seul, j'aurais je crois le courage d'être
cette minorité désespérée. Voilà la seule position vraie pour moi. Mais
aujourd'hui, je suis devenu plus triste et, je l'espère, plus sage.
Je me rends compte que notre Non-Violence est à fleur de peau. Nous
brûlons d'indignation. Le gouvernement entretient le feu par ses actes
insensés. Il semblerait presque qu'il désire voir ce pays couvert de
meurtres, de pillages, de rapines, afin de pouvoir prétendre que lui
seul est capable d'y mettre fin.

Cette Non-Violence me semble due uniquement à notre impuissance. Il
semble presque que nous nourrissions le désir de nous venger à la
première occasion.

Est-ce qu'une Non-Violence volontaire peut naître de ce qui me paraît
la Non-Violence forcée des faibles? Est-ce que je ne tente pas une
expérience vaine? Qu'arrivera-t-il, le jour où éclatera la fureur, si
personne, homme, femme, ou enfant n'est en sécurité et si la main de
chacun est levée contre son prochain? A quoi servira-t-il que je jeûne
à en mourir, si une telle catastrophe doit se produire? Y a-t-il une
alternative? Ne rien faire, prétendre que ce que je sais être mal est
bien? Dire qu'une coopération sincère naîtra d'une coopération fausse
et forcée, cela revient à dire que la lumière naîtra des ténèbres.

Coopérer avec le gouvernement est tout autant une faiblesse et une
faute qu'une alliance avec la violence en suspens. La difficulté est
presque insurmontable. Aussi, avec le sentiment croissant que cette
Non-Violence est superficielle je ne puis faire autrement que me
tromper sans cesse et revenir en arrière comme un homme qui s'avance
dans une forêt vierge et toujours doit s'arrêter, revenir sur ses pas,
qui trébuche, se blesse et saigne.

Je m'attendais à une certaine somme d'abattement, de désappointement
et de ressentiment; mais je n'étais nullement préparé à une violente
tempête d'opposition. Il me parut évident que les travailleurs pour la
cause n'étaient point d'humeur à entreprendre un travail constructif
solide. Le programme n'avait rien de séduisant. Ils ne restaient point
associés pour des réformes sociales. Ils ne pouvaient arracher le
pouvoir au gouvernement par un travail de réforme aussi routinier. Ils
voulaient frapper des coups «non-violents»! Que tout ceci semblait
manquer de réalité! Ils ne voulaient pas se donner la peine de
réfléchir que, même s'ils parvenaient à vaincre le Gouvernement par un
étalage enfantin de fureur, il leur serait impossible de gouverner le
pays, une seule journée, sans organisation et méthode constructives,
sérieuses et laborieuses.

Il ne faut pas, ainsi qu'eût dit Mohamed Ali, se faire emprisonner
«pour une fausse raison». N'importe quel emprisonnement ne nous donnera
pas le _Swaraj_. N'importe quelle désobéissance n'allumera pas en nous
l'esprit d'obéissance et de discipline. Les prisons pour le criminel
endurci ne sont pas la porte qui mène à la liberté. Elles ne sont
un temple de liberté que pour ceux qui personnifient l'innocence.
L'exécution de Socrate fit, pour nous, de l'immortalité une réalité
vivante; il n'en est pas de même de l'exécution d'innombrables
criminels. Rien ne nous porte à croire que nous pourrons dérober le
_Swaraj_ par l'emprisonnement de milliers d'hommes qui se prétendront
non-violents, mais dans le cœur desquels bouillonnera la haine, le
mauvais vouloir et la violence.

Ce serait tout différent si nous nous battions avec des armes, si nous
donnions des coups et si nous en recevions. Mais ce n'est pas notre
lutte actuelle. Soyons sincères, si nous voulons obtenir le _Swaraj_
par la force, abandonnons la Non-Violence et employons toute la force
dont nous sommes capables! Ce serait une attitude raisonnable, vraie
et franche à laquelle le monde est habitué depuis des siècles. Nul
ne pourrait alors proférer contre nous cette horrible accusation
d'hypocrisie.

Mais la majorité ne veut pas m'écouter. Malgré tous mes avertissements
et mes pressantes objurgations de rejeter la résolution si elle ne
croyait pas la non-violence indispensable pour atteindre notre but,
elle l'a adoptée sans y rien changer. Je lui demanderai donc de
reconnaître sa part de responsabilité. Elle est tenue maintenant à
ne pas se précipiter dans la Désobéissance Civile et à faire d'abord
œuvre constructive. Je la supplierai de ne pas prêter l'oreille aux
clameurs de ceux qui veulent une action immédiate. L'action immédiate
ne consiste pas à se faire emprisonner, ni même à s'efforcer d'obtenir
la liberté de parole, de presse et d'association, mais à se purifier
soi-même, à s'interroger et à s'organiser tranquillement. Si nous ne
prenons pas garde, nous courons le risque de nous noyer dans un fleuve
dont nous ignorons la profondeur.

Il est inutile de songer aux prisonniers. En apprenant ce qui s'était
passé à Chauri-Chaura, je les ai sacrifiés comme première pénitence.
Ils sont allés en prison, pour que la force du peuple leur rende la
liberté. On espérait que le premier acte du Parlement du _Swaraj_
serait d'ouvrir la porte des prisons. Dieu en avait décidé autrement.
Nous qui sommes restés libres, avons essayé sans y parvenir. Les
prisonniers ont tout intérêt à présent à y rester jusqu'à la fin de
leur peine. Ceux qui y sont entrés sous de faux prétextes, par suite de
quelque erreur ou parce qu'ils comprenaient mal le mouvement, pourront
en sortir en faisant des excuses, ou en adressant des pétitions. Le
mouvement n'en sera que plus fort, d'avoir été épuré. Les cœurs les
plus solides se réjouiront de l'occasion inattendue de souffrir
davantage. Depuis des années, des milliers de Russes «pourrissent»
dans les prisons de la Russie et cependant le malheureux peuple n'est
pas encore libre. La liberté est une coquette des plus difficiles
à conquérir et à satisfaire. Nous avons montré que nous savions
souffrir, mais nous n'avons pas encore souffert suffisamment. Si le
peuple en général demeure passivement non-violent, et si quelques-uns
sont non-violents, d'intention, de parole et d'action, activement,
sincèrement et en connaissance de cause, nous atteindrons le but dans
le plus bref délai et avec le moins de souffrances possibles. Si nous
envoyons en prison des hommes qui entretiennent dans leur cœur des
sentiments de violence, nous remettons indéfiniment le résultat que
nous avons en vue.

Le devoir de ceux qui font partie de la majorité est donc, dans leurs
sphères respectives, d'affronter les sarcasmes, les insultes, de voir,
s'il le faut diminuer leurs rangs, mais de poursuivre leur but avec
détermination, sans dévier d'une ligne. Les autorités, prenant la
suspension de notre mouvement pour de la faiblesse, auront peut-être
recours à une répression plus grande encore. Nous devons la supporter,
nous devons même abandonner la Désobéissance Civile défensive et
concentrer toute notre énergie sur la réforme économique et sociale,
insipide mais fortifiante. Nous devons plier les genoux et assurer
aux Modérés qu'ils n'ont rien à craindre de nous. Nous devons donner
aux Zamindars l'assurance que nous n'avons contre eux aucun sentiment
hostile.

L'Anglais est généralement hautain; il ne nous comprend pas; il se
considère un être supérieur. Il se croit au monde pour nous faire
obéir. Il compte sur ses canons et sur ses forts pour se protéger. Il
nous méprise. Il veut nous forcer à coopérer avec lui, c'est-à-dire à
être ses esclaves. Il faut le vaincre lui aussi, non en pliant le genou
devant lui, mais en nous tenant à distance, sans le haïr cependant
et sans lui faire de mal. Le molester serait lâche. Si nous refusons
tout simplement de nous considérer comme ses esclaves et de lui rendre
hommage, nous aurons fait notre devoir. Une souris ne peut qu'éviter
le chat. Elle ne peut négocier avec lui, tant qu'il n'a pas limé ses
griffes et ses dents. Mais en même temps, nous devons montrer tout
notre respect aux quelques Anglais qui cherchent à se guérir et à
guérir leurs compatriotes de la maladie de l'orgueil de race.

La minorité a des idéaux différents. Elle ne croit pas au programme. Ne
serait-il pas logique et patriotique de sa part de former un nouveau
parti et une organisation nouvelle? Elle pourrait alors instruire
vraiment le pays. Ceux qui ne croient pas à la doctrine du Congrès
doivent assurément le quitter. Il faut que même une organisation
nationale ait une croyance. Quelqu'un qui ne croirait pas au _Swaraj_,
par exemple, n'est pas à sa place au Congrès. Je prétends également que
celui qui ne croit pas aux «moyens pacifiques et légitimes» n'y est pas
davantage. Un membre du Congrès peut ne pas croire à la Non-Coopération
et y demeurer cependant, mais il ne peut conserver son titre de membre
du Congrès, s'il croit à la violence et au mensonge. J'ai donc été
profondément blessé de l'opposition qui fut faite à ma proposition
au sujet de la croyance, et à ma paraphrase des deux adjectifs
«pacifiques et légitimes» que j'avais expliqués par «non-violents et
sincères» respectivement. J'avais mes raisons pour cette paraphrase.
Afin d'éviter une discussion pénible, j'ai accepté de la supprimer,
mais j'ai eu l'impression que la vérité recevait un coup mortel.

Je suis persuadé que ceux qui ont soulevé l'objection sont d'aussi
bons patriotes que je crois l'être, ils désirent aussi ardemment le
_Swaraj_ que tout autre membre du Congrès. Seulement, je considère que
l'esprit patriotique demande qu'ils adhèrent strictement et loyalement
à la Non-Violence et à la Vérité; et s'ils n'y croient pas, ils doivent
cesser d'appartenir au Congrès.

N'y a-t-il point une saine économie pour la nation à ce que tous les
idéaux soient bien définis et à travailler indépendamment les uns des
autres? le parti le plus populaire remportera la victoire. Si nous
voulons développer le véritable esprit démocratique, ce n'est pas par
l'obstruction que nous y parviendrons, mais par l'abstention.

Cette session du Comité du Congrès de toute l'Inde a démontré fortement
que c'est _nous_ qui retardons les progrès du _Swaraj_, et non pas le
gouvernement. Chaque faute du gouvernement aide notre cause. Chaque
négligence de notre part lui fait tort.

  _2 mars 1922._




SI L'ON M'ARRÊTE


Le bruit court à nouveau que mon arrestation est imminente. Quelques
fonctionnaires prétendent, paraît-il, que ce fut une erreur de ne pas
m'arrêter à l'époque où on l'avait décidé, c'est-à-dire le 11 ou 12
février, et que la décision prise au sujet de Bardoli n'aurait pas dû
influencer le programme du gouvernement. On rapporte également que
le gouvernement ne peut vaincre l'agitation croissante qui réclame à
Londres mon arrestation et ma déportation. Je ne vois pas moi-même
comment le gouvernement pourrait faire autrement que de m'arrêter,
s'il veut que la Désobéissance Civile individuelle ou en masse cesse
complètement.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans ce cas, il ne faut pas qu'il y ait de _Hartal_, de démonstrations
bruyantes ou de processions. Je considérerais un calme parfait
comme une haute marque d'estime de la part de mes compatriotes. Ce
qui me ferait grand plaisir par exemple, ce serait de voir l'œuvre
constructive du Congrès se poursuivre avec la régularité d'une horloge
et la rapidité de l'express du Pendjab. J'aimerais que ceux qui
jusqu'à présent ne l'ont point fait, renoncent volontairement à leurs
tissus étrangers et en fassent un feu de joie. Qu'ils remplissent
tout le programme constructif élaboré à Bardoli, et non seulement
ils obtiendront ma liberté et celle d'autres prisonniers, mais ils
inaugureront le _Swaraj_ et assureront la réparation des injustices
faites au Califat et au Pendjab. Qu'ils se souviennent que les quatre
piliers fondamentaux du _Swaraj_ sont: la Non-Violence, l'Union
Hindoue-Musulmane-Sikh-Parsi-Chrétienne-Israélite, la suppression
totale de l'Intouchabilité, et la fabrication du khaddar filé et tissé
à la main pour supplanter complètement le tissu étranger.

J'ai idée que ce ne serait pas un mal pour le peuple si on m'enlevait
à lui. Tout d'abord la superstition que je suis doué d'un pouvoir
surnaturel s'effondrerait; l'erreur de croire que mon influence seule
a fait accepter le programme de Non-Coopération serait démontrée;
en poursuivant notre activité malgré le départ d'un des auteurs
du programme nous prouverions que nous sommes capables d'avoir le
_Swaraj_. Enfin, et égoïstement, cette circonstance me procurerait un
peu de calme et de repos physique, que je crois avoir mérités.

  _9 mars 1922._




ARRESTATION DE GANDHI ET CE QUI SUIVIT (résumé)


Ce qui était prévu depuis longtemps est arrivé. Le sacrifice ardemment
souhaité par Gandhi est consommé. Il se sent libre, à présent que le
gouvernement sous lequel il lui était devenu intolérable de vivre l'a
mis en prison.

Le bruit de son arrestation imminente courut dès le 8. Il partit
néanmoins pour Ajmere, sur une invitation pressante de M. Chhotani; et
la rumeur circula qu'il se pourrait qu'on l'arrêtât en route.

Il revint sain et sauf à l'Ashram le 10 et s'y montra plein d'entrain.
Ces bruits furent reçus à l'Ashram avec le plus grand calme. On était
habitué à ces sortes de séparations. La routine journalière n'en fut
pas troublée. Le soir pourtant, à l'heure de la prière, il se fit un
profond silence, tandis que d'un pas rapide et angoissé les habitants
de l'Ashram arrivaient pour assister à ce qui serait peut-être pour
longtemps la dernière prière de leur _Bapu_. Il était d'une gaieté
inusitée, il joua avec les enfants et rivalisa d'entrain avec eux,
il travailla ensuite comme à l'ordinaire et ne cessa de voir des
amis qui venaient aux nouvelles. A dix heures il fit ses ablutions
et se disposa à aller se reposer. Tous ses amis étaient partis;
Banker qui était venu avec M. Shvaib pour confirmer la rumeur s'était
éloigné également. Quelques minutes plus tard, M. Shvaib revenait avec
Anasuyabai annoncer que M. Banker venait d'être arrêté et qu'on allait
procéder à l'arrestation de Gandhi. La nouvelle s'étant répandue, tous
les habitants de l'Ashram: hommes, femmes, enfants accoururent pour
recevoir sa bénédiction. Son hymne préféré en Gujerati fut chanté en
chœur, puis il eut un mot pour chacun, les encourageant tous par sa
joie et son animation et il se disposa à aller lui-même au devant de la
police.

Maulana Hasrat Mohani qui l'avait quitté à Ahmedabad en revenant
d'Ajmere arriva à l'Ashram juste à temps pour le voir avant son
arrestation. Ils s'embrassèrent et s'assurèrent de leur mutuelle
estime et de leur respect réciproque. Le Maulana était très affecté,
il promit à Gandhi de consacrer toute son énergie à la cause de la
Non-Coopération et de la Non-Violence.

Gandhi et M. Banker furent alors conduits à la prison de Sabarmati,
où Madame Gandhi et cinq ou six autres personnes furent autorisées à
les accompagner..... Le lendemain, on les conduisit devant le juge
d'instruction M. Allan Brown I. C. S. La nouvelle avait été tenue
secrète; néanmoins un grand nombre de spectateurs avaient obtenu
l'autorisation d'assister à l'interrogatoire. Cinq témoins furent
interrogés pour l'accusation, au nom du Gouvernement: M. Healy,
Surveillant Général de la Police du District, le greffier du tribunal
de Bombay, M. Dinshaw Gharda, M. Chatfield, magistrat d'Ahmedabad, un
sous-inspecteur de la police et un détective de la police secrète.
Ils eurent à répondre à deux questions. Lecture fut ensuite donnée
d'articles de la _Jeune Inde_ afin de prouver qui en était l'auteur et
leur but.

Plusieurs heures furent perdues sur ces deux questions fort simples,
afin de ne pas manquer aux formalités. Il semblait absurde de passer
tant de temps sur un fait évident. Il y avait dans toute l'affaire
quelque chose de théâtral et d'artificiel: la condescendance du
Magistrat même lorsqu'il s'adressait à des amis des collègues ou des
supérieurs le respect témoigné au Président du tribunal, quelque soit
la personnalité qui en occupe le siège: coutumes traditionnelles
peut-être, qui deviennent naturelles à ceux qui les pratiquent, mais
qui, bien que revêtues de splendeur, paraissent étranges et déplacées à
celui qui les observe pour la première fois.

  _15 mars 1922_




LE GRAND PROCÈS

La «Couronne» contre M. K. Gandhi et S. G. Banker.


Le Procès de Gandhi et de Banker commença à la Circuit House de Shahi
Bag le samedi 18 mars à midi devant M. C. S. Broomsfield juge du
District et Sessions d'Ahmedabad.

Sir J. T. Strangman et Rao Bahadur Girdharlal dirigeaient l'accusation.
Les accusés n'avaient point d'avocat.

A midi, le juge ouvrit la séance, en disant qu'une légère erreur
dans l'exposé des faits reprochés aux accusés l'obligeait d'abord à
rectifier cet exposé. Après quoi le greffier du tribunal donna lecture
de l'acte d'accusation, le délit consistant dans la publication de
trois articles parus dans la _Jeune Inde_ du 22 Septembre, du 15
décembre 1921 et du 23 février 1922. Lecture fut ensuite donnée des
articles en question dans l'ordre suivant: _Corruption du Loyalisme;
une Enigme et sa Solution; et Secouant la crinière_[92].

Le juge expliqua brièvement les raisons de la mise en accusation. Il
demanda à Gandhi s'il reconnaissait avoir commis les délits qu'on lui
reprochait, ou s'il désirait plaider sa cause. Gandhi déclara qu'il
se reconnaissait coupable et ajouta qu'il avait remarqué que le nom
du Roi, ainsi qu'il convenait, n'avait pas été mentionné dans l'acte
d'accusation.

..... Sir Strangman prit alors la parole au nom de la Couronne. Il
montra que les articles incriminés n'étaient pas isolés. Ils faisaient
partie d'une campagne organisée... Après en avoir lu certains
passages pour en démontrer le caractère séditieux, Sir Strangman
poursuivit: «L'accusé est un homme qui possède une grande culture et
d'après ce qu'il écrit, il est évidemment un chef. Le mal qu'il peut
faire est considérable. Sans doute dans ses articles il a insisté
sur la Non-Violence comme base de la campagne et de la doctrine.
Mais à quoi peut servir de prêcher la Non-violence s'il prêche la
désaffection envers le gouvernement ou pousse ouvertement les autres
à le renverser? Il semble que Chauri-Chaura, Madras, répondent à
cette question. Ce sont des événements dont le tribunal est prié de
tenir compte en prononçant la sentence. La Cour devrait considérer ces
circonstances qui méritent un châtiment sévère.

Quant au second accusé, son offense est moindre, quoique grave. Il
s'occupe de la publication et n'écrit pas. L'accusé étant riche, Sir
Strangman demande à la Cour de lui imposer une amende importante
outre la peine que l'on jugera bon de lui infliger. Il s'appuie sur
le paragraphe III de la loi sur la Presse qui traite des amendes, et
déclare que 1000 à 10000 roupies sont exigées dans bien des cas.»

Le tribunal s'adressa alors à M. Gandhi et lui demanda s'il avait
quelque déclaration à faire, se rapportant à la sentence.

M. Gandhi répondit qu'en effet il aurait une déclaration à faire. Le
Tribunal lui ayant demandé s'il pouvait la remettre par écrit, afin
de la joindre au dossier, Gandhi répondit qu'il la remettrait après
l'avoir lue.

«Avant de lire cette déclaration, dit-il, je tiens à affirmer que
j'approuve entièrement les remarques de l'Avocat général au sujet
de mon humble personne. Je considère qu'il a été parfaitement juste
à mon égard dans toutes les déclarations qu'il a faites; elles sont
absolument exactes, et je n'ai pas le moindre désir de cacher à
la cour que prêcher la désaffection vis-à-vis du gouvernement est
presque devenu une passion chez moi. L'Avocat Général a tout à fait
raison également, lorsqu'il dit que j'ai prêché cette désaffection
bien avant de m'occuper de la _Jeune Inde_, et, dans la déclaration
que je vais lire, ce sera mon pénible devoir d'admettre devant la
Cour que j'ai commencé bien avant l'époque dont a parlé l'Avocat
Général. C'est pour moi un devoir extrêmement pénible, mais qu'il
me faut remplir, sachant la responsabilité qui pèse sur ma tête et
voulant endosser tout le blâme que le savant Avocat m'a jeté, à propos
des incidents de Chauri-Chaura et de Madras et de Bombay. Quand j'y
réfléchis profondément et que nuit après nuit j'y songe, je ne puis me
désassocier des crimes diaboliques de Chauri-Chaura ou des horreurs de
Bombay. L'Avocat Général a raison, lorsqu'il dit qu'homme responsable,
homme ayant reçu une part raisonnable d'éducation et possédant une
bonne part d'expérience, j'aurais dû savoir les conséquences de chacun
de mes actes. Je savais que je jouais avec le feu, j'en ai couru le
risque. Si j'étais mis en liberté je recommencerais. J'ai senti ce
matin que je manquerais à mon devoir, si je ne disais pas ce que je
viens de dire.

J'ai voulu éviter la violence, je veux éviter la violence. La
Non-Violence est le premier article de ma foi et le dernier; mais
il m'a fallu choisir.--Je devais ou me soumettre à un système de
gouvernement qui faisait selon moi un mal irréparable à mon pays,--ou
courir le risque de voir se déchaîner la fureur de mon peuple lorsque
je lui dirais la vérité. Je sais que mon peuple a été parfois pris de
folie. J'en suis extrêmement affligé, et je suis ici pour me soumettre
non à une peine légère, mais au châtiment le plus sévère. Je ne demande
pas miséricorde, je ne plaide aucune circonstance atténuante. Je
suis ici pour réclamer et pour accepter joyeusement la peine la plus
sévère qui puisse être infligée pour ce qui est selon la loi un crime
délibéré et ce qui me paraît à moi le premier devoir d'un citoyen. La
seule chose que vous puissiez faire, Juge, c'est de démissionner ou
de m'infliger la peine la plus sévère, si vous croyez que le système
et la loi que vous administrez est bonne pour le peuple. Je ne compte
pas sur ce genre de conversion; mais peut-être lorsque j'aurai lu ma
déposition, aurez-vous entrevu ce qui gronde dans ma poitrine, ce qui
m'a fait courir le plus grand risque qu'il soit possible à un homme
sensé de courir.

  [92] _Corruption du Loyalisme._

  «Son Excellence le Gouverneur de Bombay a prévenu le public il y a
  quelque temps qu'il «allait agir», qu'il ne tolèrerait pas certains
  discours. Il ne laissait subsister aucun doute dans l'allusion qu'il
  fit aux frères Ali et autres sur ce qu'il entendait par là. Les
  frères Ali seront accusés d'avoir corrompu le loyalisme du cipaye
  et d'avoir tenu des propos séditieux. Je dois avouer que je ne
  m'attendais pas à une preuve d'ignorance aussi grande de la part du
  Gouverneur de Bombay. Il est évident que pendant les douze derniers
  mois il n'a pas suivi l'histoire de l'Inde. Il ignore évidemment que
  le Congrès National commença à corrompre le loyalisme du cipaye en
  Septembre l'année dernière, que le Comité Central pour le Califat
  commença encore plus tôt, car je tiens à réclamer l'honneur ou
  l'horreur d'avoir suggéré le droit de l'Inde à dire ouvertement au
  cipaye et à tous ceux qui sont au service du Gouvernement, qu'ils
  participent au mal accompli par ce gouvernement. La Conférence de
  Karachi ne fit que répéter dans la langue de l'Islam la déclaration
  du Congrès; mais au nom de l'Hindouisme et au nom du Nationalisme,
  je n'ai aucune hésitation à déclarer qu'il est mal de la part de
  n'importe qui, soldat ou civil, de servir un gouvernement déloyal
  envers les Musulmans de l'Inde et coupable d'actes inhumains au
  Pendjab. Je l'ai répété du haut de mainte estrade devant les
  cipayes, et si je ne leur ai pas demandé d'abandonner leur métier,
  ce n'est certainement pas que le désir m'en ait manqué mais parce
  qu'il m'était impossible de les aider à vivre. Je n'ai pas hésité à
  dire au cipaye que s'il pouvait quitter le service et vivre sans le
  secours du Congrès ou du Califat, il devrait le faire immédiatement.
  Je puis assurer que dès que le rouet aura trouvé sa place dans
  chaque intérieur, dès que les Indiens auront commencé à se rendre
  compte que tisser peut procurer à n'importe qui et à n'importe quel
  moment un moyen d'existence honorable, je n'hésiterai pas à demander
  individuellement à chaque cipaye (même si l'on devait me fusiller)
  de quitter l'armée et de se mettre à filer. Car n'a-t-on pas habitué
  le cipaye à tenir ses semblables sous le joug, ne s'est-on pas servi
  de lui pour tuer les innocents du Jallianwala Bagh, ne s'est-on pas
  servi de lui pour chasser des hommes, des femmes et des enfants
  innocents pendant cette horrible nuit à Chandpur, ne s'est-on pas
  servi de lui pour forcer les fiers Arabes de la Mésopotamie à se
  soumettre, ne s'est-on pas servi de lui pour écraser les Egyptiens?
  Comment un seul Indien ayant en lui une étincelle d'humanité et un
  seul Musulman fier de sa religion pourraient-ils avoir d'autres
  sentiments que ceux des frères Ali? On s'est beaucoup plus servi du
  cipaye comme assassin rétribué que comme soldat pour défendre la
  liberté et l'honneur des faibles ou des êtres sans défense...

  Nous ne demandons pas de quartier, nous n'en attendons pas de la part
  du gouvernement. Nous n'avons pas demandé qu'on nous promette d'être
  exemptés de la prison, tant que nous serions non-violents. Nous avons
  à continuer d'avancer. Nous devons du haut de mille estrades répéter
  les paroles des frères Ali au sujet des cipayes, et ouvertement et
  systématiquement continuer à répandre la désaffection, jusqu'à ce
  qu'il plaise au Gouvernement de nous arrêter. Et nous agirons ainsi,
  non par vengeance haineuse, mais parce que c'est notre _Dharma_.


  _Une Enigme et sa solution._

  Lord Reading est intrigué et perplexe. Son Excellence, répondant à
  des discours de l'Association Anglo-Indienne et de la Chambre de
  Commerce du Bengale et de celle de Calcutta, a dit: «J'avoue que
  lorsque je considère l'activité d'un certain groupe de la communauté,
  je reste, (et cela malgré les efforts que je fais pour comprendre
  depuis que je suis dans l'Inde,) intrigué et perplexe. Je me demande
  à quoi peut servir de braver le gouvernement, afin de le forcer à
  vous arrêter.» Nous voulons qu'on nous arrête, parce que ce qu'il
  est habituel d'appeler liberté n'est que de l'esclavage. Nous jetons
  un défi au pouvoir du gouvernement, parce que nous considérons son
  activité comme absolument malfaisante. Nous voulons renverser le
  gouvernement, nous voulons l'obliger à se soumettre à la volonté du
  peuple. Nous voulons démontrer que le gouvernement est là pour servir
  le peuple, et non le peuple pour servir le gouvernement. La liberté
  sous le gouvernement est devenue intolérable, car le prix réclamé
  pour la conserver est absolument déraisonnable. Que nous soyons seul
  ou plusieurs, nous devons refuser une liberté qui nous condamne aux
  dépens de notre respect de nous-mêmes, et des convictions qui nous
  sont si chères.

  Il faut que Lord Reading comprenne clairement que les
  Non-Coopérateurs sont en guerre contre le gouvernement. Ils se sont
  révoltés contre lui, parce que celui-ci a manqué à la parole donnée
  aux Musulmans, qu'il a humilié le Pendjab et qu'il cherche à imposer
  sa volonté au peuple et refuse de réparer les injustices dont le
  Pendjab a souffert.

  Il y avait deux moyens d'agir: une rébellion armée ou une révolte
  pacifique. Les Non-Coopérateurs ont préféré, certains par faiblesse,
  d'autres parce qu'ils se sentent forts, la méthode pacifique,
  c'est-à-dire la souffrance volontaire. Lord Reading qui a été
  élevé dans l'atmosphère des tribunaux peut difficilement apprécier
  la résistance pacifique à l'autorité. Son Excellence aura appris
  avant la fin du conflit qu'il existe un tribunal bien supérieur aux
  tribunaux judiciaires: c'est le tribunal de notre conscience. Il
  surpasse tous les autres.

  Lord Reading peut, s'il le désire, considérer tous ceux qui
  souffrent, comme des fous qui ignorent leur intérêt. Il a donc
  le droit de les mettre à l'abri du mal. C'est un arrangement
  qui convient admirablement aux fous, et si celui-ci plaît au
  gouvernement, une position idéale. Il aura sujet de se plaindre, si
  après avoir cherché à se faire mettre en prison, les Non-Coopérateurs
  ne sont pas contents et se plaignent, s'ils grognent et glapissent,
  afin d'obtenir des faveurs, comme dit Lalaji. La force du
  Non-Coopérateur consiste à aller en prison sans se plaindre. Il perd
  sa cause si, après avoir cherché à se faire emprisonner, il se plaint
  dès que la prison lui ouvre les bras. Les menaces de Son Excellence
  manquent de dignité. Il y a conflit entre le règne de la violence et
  l'opinion publique. Ceux qui la représentent sont résolus à subir
  n'importe quelle violence plutôt que de renoncer à leur opinion.


  _Secouant la crinière._

  «Comment pourra-t-il y avoir entente tant que le lion britannique
  continue à brandir à notre face ses griffes souillées de sang?
  Lord Birkenhead nous rappelle que l'Angleterre n'a rien perdu de
  ses muscles solides, Mr. Montague nous déclare de la façon la plus
  catégorique que les Anglais appartiennent à la nation la plus résolue
  de la terre et qu'ils ne supporteront pas d'obstacles à leurs
  desseins. Permettez-moi de citer textuellement le texte du télégramme
  de Reuter:

  «Si l'existence de Notre Empire se trouvait menacée, si le
  Gouvernement Britannique se trouvait empêché d'accomplir ses
  fonctions, si certaines demandes lui étaient adressées avec la fausse
  conviction que nous avons l'intention de quitter _l'Inde_, l'Inde
  ne réussirait point, par sa provocation au peuple le plus résolu
  du monde car celui-ci répondrait à cette provocation avec toute la
  vigueur et la détermination dont il dispose».

  Lord Birkenhead et Mr. Montague semblent ignorer l'un et l'autre
  que l'Inde est prête à tenir tête à tous les muscles solides que
  l'on pourrait envoyer au-delà des mers, et que son défi fut lancé
  à Calcutta en 1920, lorsque l'Inde déclara ne pouvoir se contenter
  de moins que du _Swaraj_ et de la réparation complète des torts
  faits au Pendjab et au Califat. Il s'agit en effet de l'existence de
  l'Empire, et si ceux qui en ont la responsabilité n'acceptent point
  sa transformation pacifique en véritable fédération de nations,
  possédant chacune des droits égaux et la possibilité de se détacher
  si elles le désirent d'une association amicale et honorable, toute
  la détermination et toute la vigueur «du peuple le plus résolu du
  monde» et tous les «muscles solides» seront en vain employés pour
  briser l'esprit qui a pris naissance et qui ne saurait ni plier ni se
  briser. Il est exact que nous ne possédons pas de «muscles solides».
  Les misérables millions d'Indiens qui se nourrissent de riz semblent
  résolus à accomplir leur destinée sans autre tutelle et sans armes.
  Selon le mot de Lockamanya, «c'est leur droit de naissance», et ils
  y parviendront, malgré tous les muscles solides, malgré toute la
  vigueur et la détermination avec laquelle on peut les gouverner.
  L'Inde ne peut pas et ne veut pas répondre à cette insolence par
  l'insolence. Mais si elle demeure fidèle à son serment, la prière
  qu'elle adresse à Dieu pour qu'il la délivre ne sera pas vaine.
  Aucun Empire grisé du vin rouge du pouvoir ou du pillage des races
  plus faibles n'a jamais duré longtemps, et l'Empire britannique qui
  est fondé sur l'exploitation systématique des races physiquement
  plus faibles et sur une démonstration continuelle de force brutale,
  ne peut durer si un Dieu juste est le maître de l'univers. Ces
  soi-disant représentants de la nation Britannique semblent bien peu
  se rendre compte que l'Inde a déjà exposé aux «muscles solides»
  un grand nombre de ses hommes les plus nobles. Si Chauri-Chaura
  n'avait pas interrompu le cours régulier du sacrifice national, il
  y aurait eu des offrandes plus délectables encore faites au lion.
  Mais Dieu en avait décidé autrement. Rien n'empêche cependant tous
  les représentants de Downing Street et de Whitehall de faire ce qui
  leur plaît. J'ai conscience d'avoir écrit avec un peu d'emportement,
  au sujet de la menace qui nous vient d'outre-mer; mais il est temps
  que le peuple Britannique se rende compte que la lutte commencée
  en 1920 continuera jusqu'au bout, qu'elle dure un mois, un an,
  plusieurs mois ou plusieurs années, et même si les représentants de
  la Grande-Bretagne recouraient aux orgies innommables de l'époque
  de la «Rébellion». J'espère simplement et je prie Dieu qu'il rendra
  l'Inde assez forte et assez humble pour pouvoir demeurer non-violente
  jusqu'au bout. Il est impossible à présent d'accepter les défis
  insolents qui nous sont adressés par dépêche.




DÉCLARATION


M. Gandhi lut alors une déclaration écrite:

«Je dois peut-être au public de l'Inde et au public de l'Angleterre
à qui ce procès a pour but de donner satisfaction, de leur faire
connaître pourquoi, de loyaliste et de coopérateur fervent, je suis
devenu désaffectionné et Non-coopérateur intransigeant. Je devrais dire
également à la Cour pourquoi je me reconnais coupable d'avoir encouragé
la désaffection envers un Gouvernement établi dans l'Inde par la loi.

Mon activité publique commença en 1893 dans l'Afrique du Sud, à un
moment critique. Les premiers rapports que j'eus avec les autorités
britanniques de ce pays ne furent point agréables. Je découvris que je
n'avais comme homme et comme Indien aucun droit; ou plus exactement je
découvris que je n'avais aucun droit, parce que j'étais Indien.

Cela ne me dérouta point. Je me dis que cette façon de traiter les
Indiens était une excroissance d'un système de gouvernement bon en soi.
Je lui donnai donc ma coopération loyale et volontaire, le critiquant
sans me gêner lorsque je considérais qu'il se trompait, mais sans
jamais souhaiter sa destruction.

Aussi lorsqu'en 1899 l'existence de l'Empire fut menacée par la
guerre des Boers, je lui offris mes services, je formai un corps de
brancardiers volontaires et pris part à divers engagements qui eurent
lieu pour sauver Ladysmith. En 1906, à l'époque de la révolte des
Zoulous, je formai un corps d'infirmiers et servis jusqu'à la fin
de la révolte. Je reçus chaque fois la croix et fus cité à l'ordre
du jour. Pour mes services dans l'Afrique du Sud, Lord Hardinge me
remit la médaille d'or _Kaiser-Hind_. Lorsqu'en 1914 la guerre éclata
entre l'Angleterre et l'Allemagne, je formai un corps d'ambulanciers
volontaires composé des Indiens qui se trouvaient à Londres, étudiants
pour la plupart. Son utilité fut reconnue par les autorités. Enfin,
lorsqu'en 1918 à la Conférence de la guerre qui eut lieu à Delhi, Lord
Chelmsford fit un pressant appel pour l'enrôlement de la jeunesse, je
me donnai tant de mal pour former un corps sanitaire à Khedda que je
compromis sérieusement ma santé. Ce corps allait être formé lorsque les
hostilités prirent fin. Dans tous ces efforts, j'étais poussé par la
conviction que des services de ce genre me permettraient d'obtenir pour
mes compatriotes un rang égal à celui des autres parties de l'Empire.

Le premier choc me vint sous forme de l'acte Rowlatt, qui est fait pour
voler au peuple sa véritable liberté. Je compris qu'il me fallait mener
contre cette loi une agitation vigoureuse. Puis, ce furent les horreurs
du Pendjab, qui commencèrent par le massacre du Jallianwala Bagh et
arrivèrent à leur point culminant, lorsque l'on donna ordre de faire
ramper les gens sur le ventre, de les fouetter publiquement, et autres
humiliations indescriptibles; je découvris que la promesse faite par
le premier Ministre aux Musulmans de l'Inde, au sujet de l'intégrité
de la Turquie et des lieux saints de l'Islam ne serait point tenue. Et
malgré ces présages, malgré les conseils de mes amis qui m'avaient mis
en garde au Congrès d'Amritsar en 1919, je soutins la Coopération et
l'application des Réformes Montague-Chelmsford, parce que j'espérais
que le Premier Ministre tiendrait sa promesse aux Musulmans, que l'on
panserait la blessure faite au Pendjab, et que les Réformes, si peu
adéquates et satisfaisantes qu'elles fussent, seraient le début d'une
ère d'espérance pour l'Inde.

Mais tout l'espoir que j'avais nourri s'effondra; la promesse faite
au Califat ne fut pas tenue, le crime commis au Pendjab fut blanchi,
et la plupart des coupables non seulement ne furent pas punis, mais
restèrent au service du Gouvernement et continuèrent à émarger au
Budget de l'Inde, certains même obtenant de l'avancement. Je me rendis
compte également que les Réformes n'indiquaient pas le début d'une
transformation dans les sentiments du Gouvernement à notre égard, mais
une méthode pour épuiser l'Inde et lui prendre toutes ses richesses et
pour prolonger sa servitude.

J'en arrivai à contre-cœur à la conclusion que notre association avec
la Grande-Bretagne avait, au point de vue politique et économique,
rendu l'Inde plus impuissante que jamais. Une Inde désarmée est
incapable de pouvoir se défendre contre un agresseur si elle voulait
se battre avec lui. C'est au point que certains de nos hommes les plus
capables considèrent qu'il faudra à l'Inde plusieurs générations, avant
de pouvoir devenir un Dominion. Elle est si pauvre qu'elle ne peut
guère résister aux famines. Avant la venue des Anglais, l'Inde tissait
et filait suffisamment dans ses millions de chaumières, pour ajouter
aux maigres ressources de l'agriculture ce qui lui était nécessaire.
Cette industrie villageoise si vitale pour l'existence de l'Inde fut
ruinée par des procédés inhumains et cruels décrits par des Anglais
qui en ont été témoins. Les habitants des villes ne savent guère
comment les masses de l'Inde à demi mourantes de faim tombent dans
l'épuisement, ils ne savent guère que leur méprisable confort provient
du courtage qu'ils reçoivent de l'exploiteur étranger et que ce
courtage et ces bénéfices, on l'a arraché aux masses. Ils ne se rendent
pas compte que le Gouvernement établi par la loi dans l'Inde n'existe
que pour cette exploitation de la masse. Nul sophisme, nul arrangement
de chiffres, ne peut faire disparaître le témoignage évident des
squelettes que l'on voit dans un grand nombre de villages. En tout cas,
je suis certain que l'Angleterre et les habitants des villes de l'Inde,
s'il y a un Dieu au-dessus de nous, auront à répondre devant lui de
ce crime envers l'humanité et envers l'histoire. Même la Loi dans ce
pays est mise au service de l'exploiteur étranger. Mon étude impartiale
des procès jugés par la Loi Martiale du Pendjab m'a convaincu que 95
pour 100 des condamnations n'auraient pas dû avoir lieu; l'expérience
que j'ai des procès politiques m'a amené à cette conclusion que neuf
sur dix des hommes condamnés étaient absolument innocents. Leur crime,
c'était d'aimer leur pays. Dans 99 cas sur 100 dans les tribunaux de
l'Inde, justice n'est pas rendue aux Indiens, alors qu'elle l'est aux
Anglais. Je n'exagère pas. C'est l'expérience de tout Indien ayant eu
quelques rapports avec ce genre de cause. Selon moi, l'administration
de la loi, consciemment ou inconsciemment, s'est prostituée au service
de l'exploiteur.

Le plus grand malheur, c'est que les Anglais et leurs associés Indiens
qui administrent le pays ignorent qu'ils commettent le crime dont
je viens de parler. J'en ai la conviction, nombre de fonctionnaires
Anglais dans l'Inde croient de bonne foi que le Gouvernement qu'ils
représentent est un des meilleurs qui existent et que l'Inde progresse
sûrement, si elle progresse lentement. Ils ignorent qu'un système
subtil, mais efficace de terrorisme et un déploiement organisé de
forces d'une part, et la privation de tout moyen de défense d'autre
part ont émasculé le peuple et l'ont conduit à la dissimulation.
Cette habitude épouvantable a contribué à l'ignorance et à l'illusion
des administrateurs. Le paragraphe 124 du Code Pénal d'après lequel
j'ai le bonheur d'être accusé est au premier rang de ceux qui tendent
à supprimer la liberté du citoyen. La loi ne peut donner ou régler
l'affection. Si l'on n'a pas d'affection pour un homme ou pour un
système, on doit être libre d'exprimer sa désaffection dans toute
sa force, du moment qu'on n'a pas l'intention de se montrer violent
ou d'inciter à la violence. Mais d'après le paragraphe sur lequel
vous vous appuyez pour nous poursuivre, M. Banker et moi, le seul
fait d'exprimer désaffection est un crime. J'ai étudié certaines
causes qui ont été jugées d'après ce même paragraphe, et je sais
qu'il a fait condamner quelques-uns des Indiens les plus populaires
de l'Inde. Je considère par conséquent comme un privilège d'être
accusé de même. J'ai essayé d'exprimer le plus brièvement possible
les raisons de ma désaffection. Je n'ai aucun grief personnel contre
un seul administrateur, j'ai donc encore moins de désaffection envers
la personne du Roi. Mais je considère que c'est une vertu d'avoir de
la désaffection pour un Gouvernement qui a fait plus de mal à l'Inde
dans l'ensemble que n'importe quel autre système antérieur. L'Inde
n'a jamais été aussi peu virile que depuis qu'elle est gouvernée par
l'Angleterre. Avec de tels sentiments, je considère comme un crime
d'aimer un pareil système. Et je considère comme un privilège précieux
d'avoir pu écrire ce que j'ai écrit dans les divers articles qui me
sont reprochés.

Je suis d'ailleurs convaincu d'avoir rendu service à l'Inde et à
l'Angleterre, en leur montrant comment la Non-Coopération pouvait les
faire sortir de l'existence contre nature menée par toutes deux. A
mon humble avis, la Non-Coopération avec le mal est un devoir tout
autant que la Coopération avec le bien. Seulement, autrefois la
Non-Coopération consistait délibérément à user de violence envers
celui qui faisait le mal. J'ai voulu montrer à mes compatriotes que la
Non-Coopération violente ne faisait qu'augmenter le mal et, le mal ne
se maintenant que par la violence, qu'il fallait si nous ne voulions
pas encourager le mal, nous abstenir de toute violence. La Non-Violence
demande qu'on se soumette volontairement à la peine encourue pour ne
pas avoir coopéré avec le mal. Je suis donc ici prêt à me soumettre
d'un cœur joyeux au châtiment le plus sévère qui puisse m'être infligé
pour ce qui est selon la loi un crime délibéré et qui me paraît à
moi le premier devoir du citoyen. Juge, vous n'avez pas le choix, il
vous faut démissionner et cesser ainsi de vous associer au mal si
vous considérez que la loi que vous êtes chargé d'administrer est
mauvaise et qu'en réalité je suis innocent, ou m'infliger la peine la
plus sévère si vous croyez que le système et la loi que vous devez
appliquer sont bons pour le peuple et que mon activité par conséquent
est pernicieuse pour le bien public.»

Banker:--«Je tiens seulement à dire que j'ai eu le privilège d'imprimer
les articles incriminés; et que je me reconnais coupable. Je n'ai
aucune remarque à faire au sujet de la sentence.»




JUGEMENT


Voici le texte entier du jugement:

«Monsieur Gandhi, vous avez rendu ma tâche aisée, en vous reconnaissant
coupable. Néanmoins, ce qui reste à faire, c'est-à-dire la
détermination d'une juste sentence, est peut-être la tâche la plus
difficile qu'un juge de ce pays ait eue à remplir. La loi n'a pas
égard aux individus: pourtant, il m'est impossible d'ignorer que
vous faites partie d'une catégorie de personnes différentes de celle
que j'ai et que j'aurai probablement à juger. Il est impossible
d'ignorer qu'aux yeux de millions de vos compatriotes vous êtes un
grand patriote et un grand chef. Même ceux qui ne partagent point vos
opinions politiques vous considèrent comme un homme de haut idéal, de
vie noble et même sainte. Je n'ai à vous juger que sur un point; mon
devoir n'est pas de vous juger ou de vous critiquer pour d'autres, et
je ne me le permettrai pas. Mon devoir est de vous juger seulement
comme homme sujet de la loi, qui de son propre aveu a désobéi à la loi
et commis ce qui est pour tout homme un grave délit envers l'Etat. Je
n'oublie pas que vous avez constamment prêché contre la violence, et
je suis tout disposé à croire qu'en mainte circonstance vous avez fait
beaucoup pour empêcher la violence. Mais si je considère la nature de
votre enseignement politique et le tempérament de ceux auxquels il
s'adressait, ce qui dépasse ma compréhension c'est que vous ayez pu
croire que la violence n'en serait pas l'inévitable conséquence.

Il est probablement peu de personnes dans l'Inde qui ne regrettent
sincèrement que vous ayez rendu impossible à un gouvernement de vous
laisser en liberté. Mais c'est ainsi. J'essaie de mettre en balance ce
qui vous est dû et ce qui semble nécessaire aux intérêts du public, et
je me propose de vous condamner en m'appuyant sur le précédent d'une
cause qui ressemble beaucoup à la vôtre et qui fut jugée d'après le
même paragraphe, il y a une douzaine d'années. Je veux dire celle de
Bal Gangadhar Tilak. Il fut condamné à six années de prison. Vous ne me
jugerez pas déraisonnable, je pense, si je vous classe avec Mr. Tilak,
en un mot si je vous condamne à deux années de prison pour chacune des
accusations, soit à six années en tout, ainsi que je considère que
c'est mon devoir de le faire. Je désire ajouter que si, par suite des
événements, il était possible de réduire cette peine, personne n'en
sera plus heureux que moi.»

Le juge s'adressa alors à Banker, qu'il condamna à un an de prison
et à une amende de 1000 roupies, ou à défaut à six mois de prison
supplémentaires.




GANDHI SUR LE JUGEMENT


Gandhi demande la parole:

«Puisque vous m'avez fait l'honneur de rappeler le procès de feu
Lockmanya Bal Gangadhar Tilak, permettez-moi de dire que je considère
comme un privilège et comme un honneur dont je suis fier, de voir mon
nom associé au sien. La sentence en elle-même est aussi légère qu'il
est possible à un juge de la rendre et je dois ajouter que je ne
pouvais m'attendre à plus de courtoisie.»

Les amis de Gandhi s'empressèrent alors autour de lui; lorsque le juge
fut sorti, ils tombèrent à ses pieds en sanglotant. Gandhi ne cessa de
sourire, d'être calme et d'encourager ceux qui venaient lui dire adieu.
Banker souriait aussi et prenait la chose gaîment. Lorsqu'il eut pris
congé de tous ses amis, Gandhi quitta le tribunal, et fut conduit à la
prison de Sabarmati.

_23 mars 1922_




MESSAGE DE MADAME GANDHI


  Chers Compatriotes et Chères Compatriotes,

Mon mari a été condamné aujourd'hui à six années de prison. Je ne
saurais nier qu'une peine aussi sévère ne m'ait été très dure. Je me
suis consolée cependant, en me disant qu'il n'est pas au-delà de notre
pouvoir de réduire cette peine et par nos efforts de le délivrer avant
la fin.

Je ne doute pas que si l'Inde se réveille et se met sérieusement au
programme constructif du Congrès, non seulement nous parviendrons à
obtenir sa liberté, mais aussi à résoudre d'une façon satisfaisante les
trois questions pour lesquelles nous avons lutté et souffert depuis
dix-huit mois.

Le remède est donc entre nos mains. Si nous échouons, ce sera notre
faute. Je fais donc appel à tous les hommes et à toutes les femmes
ayant de la sympathie pour mon mari, et je leur demande de concentrer
tous leurs efforts sur le programme constructif, afin qu'il réussisse
entièrement.

Parmi les diverses questions au programme, il insista particulièrement
sur le rouet et sur le _Khaddar_. Notre succès dans ces deux questions
résoudra non seulement le problème économique pour les masses, mais
nous affranchira également de l'esclavage politique.

La première réponse de l'Inde à la condamnation de M. Gandhi doit donc
être:

1º Que tout homme et toute femme cesse d'employer le tissu étranger,
adopte le _Khaddar_ et persuade aux autres d'en faire autant;

2º Que toute femme considère comme son devoir religieux de filer chaque
jour et persuade aux autres de faire de même;

3º Que tout marchand cesse d'acheter et de vendre des pièces de tissu
étranger.

  Kasturibai GANDHI.




TABLE DES MATIÈRES


                                                              Pages

   INTRODUCTION, par ROMAIN ROLLAND.                              V

   L'Aurore du _Satyâgraha_ sur l'Inde.                           1

   Le Mouvement du Satyâgraha.                                    5

   Pour le Califat.                                              12

   La Proclamation royale.                                       18

   Le Swaraj par le Swadeshi.                                    21

   L'Union Hindoue-Musulmane.                                    25

   Les Appels d'Amritsar.                                        29

   La Non-Violence.                                              32

   Le 6 Avril et le 13.                                          40

   Rapport non-officiel sur le Pendjab.                          44

   La Cause des Langues indigènes.                               46

   Aux membres de la «Ligue pour le Home Rule de
   l'Inde».                                                      53

   Les Emplois du Khaddar.                                       55

   Ni Saint ni Homme politique.                                  59

   Comment organiser la Non-Coopération.                         67

   La Loi de la Souffrance.                                      69

   Devoir des Habitants du Pendjab.                              74

   Le Comité de Non-Coopération.                                 78

   Programme de Non-Coopération.                                 86

   La Loi des Majorités.                                         88

   Boycottage des Conseils.                                      91

   Le Premier Août.                                              94

   La Non-Coopération.                                           97

   Le Congrès et la Non-Coopération.                            100

   La Doctrine de l'Epée.                                       104

   Programme de Non-Coopération.                                110

   Sources religieuses à l'appui de la Non-Coopération.         115

   Caractère intime de la Non-Coopération.                      118

   Démocratie contre «Mobocratie».                              121

   Trois Cris nationaux.                                        130

   La Hantise des Écoles et des Collèges universitaires.        132

   La Hantise des Tribunaux.                                    134

   A tout Anglais habitant l'Inde.                              138

   Si je suis arrêté.                                           143

   L'Université Nationale de Gujerat.                           147

   Le Système des Castes.                                       149

   Le Congrès National.                                         156

   Nécessité d'être humbles.                                    158

   Le péché d'Intouchabilité.                                   160

   Hind Swaraj.                                                 163

   A son Altesse Royale le Duc de Connaught.                    169

   Boycottage social.                                           173

   Mon Inconséquence.                                           176

   Instructions aux paysans des Provinces-Unies.                181

   Humanité contre Patriotisme.                                 183

   Le Satyâgraha, la Désobéissance civile, la Résistance
   passive.                                                     185

   Aux Parsis.                                                  188

   Semaine du Satyâgraha.                                       191

   La Constitution du Congrès.                                  194

   Le Drapeau national.                                         198

   Les Brumes.                                                  203

   L'Éducation anglaise.                                        209

   Les Classes «supprimées».                                    213

   L'Intouchabilité disparaît.                                  222

   L'Union Hindoue-Musulmane.                                   225

   Que les Hindous prennent garde.                              228

   L'Inquiétude du poète.                                       231

   Culture anglaise.                                            236

   Au Parti Modéré.                                             239

   La Question Turque.                                          244

   Le Comité d'Action et son rôle.                              246

   Comment boycotter les tissus étrangers.                      250

   A tout Anglais habitant l'Inde.                              251

   Profession de Foi.                                           256

   La Position des Femmes.                                      260

   L'Education Nationale.                                       263

   Ethique de la Destruction.                                   267

   Nos Sœurs tombées.                                           275

   L'Hindouisme.                                                279

   Salaires et Valeurs.                                         288

   La Grande Sentinelle.                                        301

   La Peur de la Mort.                                          308

   Honorez le Prince.                                           312

   Point de vue moral.                                          316

   La Question de Suprême Importance.                           319

   Introspection.                                               323

   Le Rôle des Femmes.                                          326

   L'Indépendance.                                              328

   Lettre de M. Gandhi au Vice-Roi.                             330

   La Seule Solution possible.                                  334

   Trop sacré pour être publié.                                 336

   Le Crime de Chauri-Chaura.                                   339

   Comité du Congrès de toute l'Inde.                           347

   Si l'on m'arrête.                                            355

   Arrestation de Gandhi et ce qui suivit.                      357

   Le Grand Procès.                                             359

   Déclaration.                                                 368

   Jugement.                                                    374

   Gandhi sur le Jugement.                                      376

   Message de Madame Gandhi.                                    377


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*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE INDE ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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