De l'Allemagne; t.1

By Madame de Staël

The Project Gutenberg eBook of De l'Allemagne; t.1, by Germaine de
Staël-Holstein

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Title: De l'Allemagne; t.1

Author: Germaine de Staël-Holstein

Release Date: December 11, 2021 [eBook #66924]

Language: French


Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed
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                                  DE

                              L’ALLEMAGNE


                            [Illustration]

       (Autographe de Mᵐᵉ de Staël, communiqué par M. Charavay)




                 AUXERRE-PARIS.--IMPRIMERIE A. LANIER




                             Mᵐᵉ DE STAËL


                                  DE

                              L’Allemagne


                            _TOME PREMIER_

                            [Illustration]

                                 PARIS

                      ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

                          26, RUE RACINE, 26

                        _Tous Droits réservés_




                     _NOTICE SUR MADAME DE STAËL_


_Anne-Louise-Germaine Necker, née à Paris en 1766, était la fille du
célèbre ministre français; sa mère douée d’un caractère très ferme
l’éleva sévèrement, et, jeune enfant, l’admit dans son salon à entendre
les conversations sérieuses et instructives de gens tels que Buffon,
Marmontel, Grimm, etc._

_En 1785 elle avait épousé le baron de Staël-Holstein, diplomate
suédois, qui devint ambassadeur à Paris, mais cette union ne fut pas
heureuse._

_Le début de Mᵐᵉ de Staël dans la littérature date de 1788 par des_
Lettres sur J.-J. Rousseau, _où elle montre un grand enthousiasme pour
le philosophe genevois_.

_Lorsqu’éclata la Révolution, elle accepta d’abord les réformes avec
admiration, mais bientôt son ardeur se refroidit, et elle présenta même
un plan d’évasion des Tuileries. En 1792 et l’année suivante, après la
mort du roi, elle présenta au gouvernement révolutionnaire une défense
en faveur de Marie-Antoinette. Après le 9 thermidor, elle publia une
brochure qui fut remarquée_: Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt
et aux Français. _Sous le Directoire, elle exerça, par son salon et par
ses écrits, une grande influence, soutint les directeurs, et fit rentrer
Talleyrand aux affaires. Elle était l’âme du_ Cercle constitutionnel
_dont Benjamin Constant était l’orateur. De bonne heure elle avait
pressenti Bonaparte et son ambition, aussi le Premier Consul l’exila, en
1802, à quarante lieues de Paris; mais elle préféra se retirer en
Allemagne, à Weimar, où elle connut Gœthe, Wieland et Schiller._

_La mort de son père, pour qui elle professait un véritable culte, la
rappela à Coppet en 1804. Pour se distraire de sa douleur, elle voyagea
en Italie et y composa_ Corinne, _son célèbre roman. Cette œuvre
indisposa vivement Napoléon, qui en composa lui-même, dit-on, une
critique insérée au_ Moniteur. _Retournée en Allemagne en 1808, Mᵐᵉ de
Staël mit la dernière main à son livre_ de l’Allemagne. _Elle vint
incognito à Paris pour en surveiller l’impression; mais Fouché, le chef
de la police, eut vent de l’affaire. Le livre fut livré au pilon et ne
put être réimprimé qu’en 1814. Quant à Mᵐᵉ de Staël, elle reçut l’ordre
de quitter Paris dans les trois jours. Le gouvernement impérial rendit
la prison de Coppet de plus en plus étroite et eut soin d’en éloigner
tous les amis de Mᵐᵉ de Staël. Celle-ci réussit cependant à s’échapper
en 1812. Dès lors elle habita successivement Vienne, Moscou,
Saint-Pétersbourg, la Suède et enfin Londres, suscitant partout la
coalition contre Napoléon, et poursuivant la revendication d’une somme
de deux millions due à son père, somme qui lui fut restituée par le
gouvernement de Louis XVIII._

_Elle ne rentra en France qu’en 1815 et mourut à Paris deux ans après,
au retour d’un dernier voyage en Italie, où elle avait été pour rétablir
sa santé. On apprit alors qu’elle s’était remariée, mais secrètement,
avec M. de Rocca, jeune officier qu’elle avait connu à Genève. De son
premier mariage elle avait eu trois enfants, deux fils et une fille.
Celle-ci épousa M. de Broglie, pair de France. Des deux fils, l’un
mourut fort jeune; l’autre, le baron de Staël (1790-1827), s’occupa
d’agronomie, d’études philanthropiques et donna une édition des_ Œuvres
_de sa mère._

_Mᵐᵉ de Staël peut passer comme un de nos plus grands écrivains; on
trouve chez elle de la profondeur et une érudition variée, jointes à
beaucoup de finesse et à une grande connaissance du monde. Outre les
œuvres déjà citées, il convient d’ajouter:_ Delphine _(1802)_;
Considérations sur la Révolution française _(1818), et plusieurs
brochures qui ne furent pas étrangères au ressentiment de Napoléon à son
égard._




PRÉFACE


_Ce 1ᵉʳ octobre 1813._

En 1810, je donnai le manuscrit de cet ouvrage sur l’Allemagne au
libraire qui avait imprimé _Corinne_. Comme j’y manifestais les mêmes
opinions, et que j’y gardais le même silence sur le gouvernement actuel
des Français que dans mes écrits précédents, je me flattai qu’il me
serait aussi permis de le publier; toutefois, peu de jours après l’envoi
de mon manuscrit, il parut un décret sur la liberté de la presse d’une
nature très singulière; il y était dit, «qu’aucun ouvrage ne pourrait
être imprimé sans avoir été examiné par des censeurs». Soit; on était
accoutumé en France, sous l’ancien régime, à se soumettre à la censure;
l’esprit public marchait alors dans le sens de la liberté et rendait une
telle gêne peu redoutable; mais un petit article, à la fin du nouveau
règlement, disait que «lorsque les censeurs auraient examiné un ouvrage
et permis sa publication, les libraires seraient en effet autorisés à
l’imprimer, mais que le ministre de la police aurait alors le droit de
le supprimer tout entier, s’il le jugeait convenable». Ce qui veut dire,
que telles ou telles formes seraient adoptées, jusqu’à ce qu’on jugeât à
propos de ne plus les suivre: une loi n’était pas nécessaire pour
décréter l’absence des lois, il valait mieux s’en tenir au simple fait
du pouvoir absolu.

Mon libraire cependant prit sur lui la responsabilité de la publication
de mon livre, en le soumettant à la censure, et notre accord fut ainsi
conclu. Je vins à quarante lieues de Paris pour suivre l’impression de
cet ouvrage, et c’est là que pour la dernière fois j’ai respiré l’air de
France. Je m’étais interdit dans ce livre, comme on le verra, toute
réflexion sur l’état politique de l’Allemagne; je me supposais à
cinquante années du temps présent, mais le temps présent ne permet pas
qu’on l’oublie. Plusieurs censeurs examinèrent mon manuscrit; ils
supprimèrent les diverses phrases que j’ai rétablies, en les désignant
par des notes; enfin, à ces phrases près, ils permirent l’impression du
livre tel que je le publie maintenant, car je n’ai cru devoir y rien
changer. Il me semble curieux de montrer quel est un ouvrage qui peut
attirer maintenant en France sur la tête de son auteur la persécution la
plus cruelle.

Au moment où cet ouvrage allait paraître, et lorsqu’on avait déjà tiré
les dix mille exemplaires de la première édition, le ministre de la
police, connu sous le nom du général Savary, envoya ses gendarmes chez
le libraire, avec ordre de mettre en pièces toute l’édition, et
d’établir des sentinelles aux diverses issues du magasin, dans la
crainte qu’un seul exemplaire de ce dangereux écrit ne pût s’échapper.
Un commissaire de police fut chargé de surveiller cette expédition, dans
laquelle le général Savary obtint aisément la victoire; et ce pauvre
commissaire est, dit-on, mort des fatigues qu’il a éprouvées, en
s’assurant avec trop de détail de la destruction d’un si grand nombre de
volumes, ou plutôt de leur transformation en un carton parfaitement
blanc, sur lequel aucune trace de la raison humaine n’est restée; la
valeur intrinsèque de ce carton, estimée à vingt louis, est le seul
dédommagement que le libraire ait obtenu du général ministre.

Au moment où l’on anéantissait mon livre à Paris, je reçus à la campagne
l’ordre de livrer la copie sur laquelle on l’avait imprimé, et de
quitter la France dans les vingt-quatre heures. Je ne connais guère que
les conscrits, à qui vingt-quatre heures suffisent pour se mettre en
voyage; j’écrivis donc au ministre de la police qu’il me fallait huit
jours pour faire venir de l’argent et ma voiture. Voici la lettre qu’il
me répondit:


POLICE GÉNÉRALE

CABINET DU MINISTRE

_Paris, 3 octobre 1810._

«J’ai reçu, madame, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de
m’écrire. Monsieur votre fils a dû vous apprendre que je ne voyais pas
d’inconvénients à ce que vous retardassiez votre départ de sept à huit
jours: je désire qu’ils suffisent aux arrangements qui vous restent à
prendre, parce que je ne puis vous en accorder davantage.

«Il ne faut point rechercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié
dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre
dernier ouvrage, ce serait une erreur; il ne pouvait pas y trouver de
place qui fût digne de lui; mais votre exil est une conséquence
naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs
années. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et
nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les
peuples que vous admirez.

«Votre dernier ouvrage n’est point français; c’est moi qui en ai arrêté
l’impression. Je regrette la perte qu’il va faire éprouver au libraire,
mais il ne m’est pas possible de le laisser paraître.

«Vous savez, madame, qu’il ne vous avait été permis de sortir de Coppet
que parce que vous aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si mon
prédécesseur vous a laissé habiter le département de Loir-et-Cher, vous
n’avez pas dû regarder cette tolérance comme une révocation des
dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard. Aujourd’hui vous
m’obligez à les faire exécuter strictement, et il ne faut vous en
prendre qu’à vous-même.

«Je mande à M. Corbigny[1] de tenir la main à l’exécution de l’ordre que
je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré.

«Je suis aux regrets, madame, que vous m’ayez contraint de commencer ma
correspondance avec vous par une mesure de rigueur; il m’aurait été plus
agréable de n’avoir qu’à vous offrir des témoignages de la haute
considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

«MADAME,
«Votre très humble et très obéissant serviteur,
_Signé_: LE DUC DE ROVIGO.

_Madame de Staël._

«_P.-S._--J’ai des raisons, madame, pour vous indiquer les ports de
Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports
dans lesquels vous pouvez vous embarquer: je vous invite à me faire
connaître celui que vous aurez choisi[2]».


       *       *       *       *       *

J’ajouterai quelques réflexions à cette lettre déjà, ce me semble, assez
curieuse par elle-même.--Il m’a paru, dit le général Savary, que _l’air
de ce pays ne vous convenait pas_; quelle gracieuse manière d’annoncer à
une femme alors, hélas! mère de trois enfants, à la fille d’un homme qui
a servi la France avec tant de foi, qu’on la bannit, à jamais, du lieu
de sa naissance, sans qu’il lui soit permis de réclamer d’aucune manière
contre une peine réputée la plus cruelle après la condamnation à mort!
Il existe un vaudeville français dans lequel un huissier, se vantant de
sa politesse envers ceux qu’il conduit en prison, dit:

    Aussi je suis aimé de tous ceux que j’arrête.

Je ne sais si telle était l’intention du général Savary.

Il ajoute que _les Français n’en sont pas réduits à prendre pour modèles
les peuples que j’admire_. Ces peuples, ce sont les Anglais d’abord, et,
à plusieurs égards, les Allemands. Toutefois je ne crois pas qu’on
puisse m’accuser de ne pas aimer la France. Je n’ai que trop montré le
regret d’un séjour où je conserve tant d’objets d’affection, où ceux qui
me sont chers me plaisent tant! Mais de cet attachement peut-être trop
vif pour une contrée si brillante et pour ses spirituels habitants, il
ne s’ensuivait point qu’il dût m’être interdit d’admirer l’Angleterre.
On l’a vue, comme un chevalier armé pour la défense de l’ordre social,
préserver l’Europe pendant dix années de l’anarchie, et pendant dix
autres du despotisme. Son heureuse constitution fut, au commencement de
la révolution, le but des espérances et des efforts des Français; mon
âme en est restée où la leur était alors.

A mon retour dans la terre de mon père, le préfet de Genève me défendit
de m’en éloigner à plus de quatre lieues. Je me permis un jour d’aller
jusqu’à dix, dans le simple but d’une promenade; aussitôt les gendarmes
coururent après moi, l’on défendit au maître de poste de me donner des
chevaux, et l’on eût dit que le salut de l’État dépendait d’une aussi
faible existence que la mienne. Je me résignai cependant encore à cet
emprisonnement dans toute sa rigueur, quand un dernier coup me le rendit
tout à fait insupportable. Quelques-uns de mes amis furent exilés, parce
qu’ils avaient eu la générosité de venir me voir; c’en était trop:
porter avec soi la contagion du malheur, ne pas oser se rapprocher de
ceux qu’on aime, craindre de leur écrire, de prononcer leur nom, être
l’objet tour à tour, ou des preuves d’affection qui font trembler pour
ceux qui vous les donnent, ou des bassesses raffinées que la terreur
inspire, c’était une situation à laquelle il fallait se soustraire si
l’on voulait encore vivre!

On me disait, pour adoucir mon chagrin, que ces persécutions
continuelles étaient une preuve de l’importance qu’on attachait à moi;
j’aurais pu répondre que je n’avais mérité

    Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Mais je ne me laissai point aller aux consolations données à mon
amour-propre, car je savais qu’il n’est personne maintenant en France,
depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, qui ne puisse être trouvé
digne d’être rendu malheureux. On me tourmenta dans tous les intérêts de
ma vie, dans tous les points sensibles de mon caractère, et l’autorité
condescendit à se donner la peine de me bien connaître pour mieux me
faire souffrir. Ne pouvant donc désarmer cette autorité par le simple
sacrifice de mon talent, et résolue à ne lui en pas offrir le servage,
je crus sentir au fond de mon cœur ce que m’aurait conseillé mon père,
et je partis.

Il m’importe, je le crois, de faire connaître au public ce livre
calomnié, ce livre, source de tant de peines: et quoique le général
Savary m’ait déclaré dans sa lettre que mon ouvrage _n’était pas
français_, comme je me garde bien de voir en lui le représentant de la
France, c’est aux Français tels que je les ai connus que j’adresserai
avec confiance un écrit où j’ai tâché, selon mes forces, de relever la
gloire des travaux de l’esprit humain.

L’Allemagne, par sa situation géographique, peut être considérée comme
le cœur de l’Europe, et la grande association continentale ne saurait
retrouver son indépendance que par celle de ce pays. La différence des
langues, les limites naturelles, les souvenirs d’une même histoire, tout
contribue à créer parmi les hommes ces grands individus qu’on appelle
des nations; de certaines proportions leur sont nécessaires pour
exister, de certaines qualités les distinguent; et si l’Allemagne était
réunie à la France, il s’ensuivrait aussi que la France serait réunie à
l’Allemagne, et que les Français de Hambourg, comme les Français de
Rome, altéreraient par degrés le caractère des compatriotes de Henri IV:
les vaincus, à la longue, modifieraient les vainqueurs, et tous
finiraient par y perdre.

J’ai dit dans mon ouvrage que les Allemands _n’étaient pas une nation_;
et certes ils donnent au monde maintenant d’héroïques démentis à cette
crainte. Mais ne voit-on pas cependant quelques pays germaniques
s’exposer, en combattant contre leurs compatriotes, au mépris de leurs
alliés mêmes, les Français? Ces auxiliaires, dont on hésite à prononcer
le nom, comme s’il était temps encore de le cacher à la postérité; ces
auxiliaires, dis-je, ne sont conduits ni par l’opinion ni même par
l’intérêt, encore moins par l’honneur; mais une peur imprévoyante a
précipité leurs gouvernements vers le plus fort, sans réfléchir qu’ils
étaient eux-mêmes la cause de cette force devant laquelle ils se
prosternaient.

Les Espagnols, à qui l’on peut appliquer ce beau vers anglais de
Southey:

    And those who suffer bravely save mankind,

_et ceux qui souffrent bravement sauvent l’espèce humaine_; les
Espagnols se sont vus réduits à ne posséder que Cadix, et ils n’auraient
pas plus consenti alors au joug des étrangers, que depuis qu’ils ont
atteint la barrière des Pyrénées, et qu’ils sont défendus par le
caractère antique et le génie moderne de lord Wellington. Mais, pour
accomplir ces grandes choses, il fallait une persévérance que
l’événement ne saurait décourager. Les Allemands ont eu souvent le tort
de se laisser convaincre par les revers. Les individus doivent se
résigner à la destinée, mais jamais les nations; car ce sont elles qui
seules peuvent commander à cette destinée: une volonté de plus, et le
malheur serait dompté.

La soumission d’un peuple à un autre est contre nature. Qui croirait
maintenant à la possibilité d’entamer l’Espagne, la Russie,
l’Angleterre, la France? Pourquoi n’en serait-il pas de même de
l’Allemagne? Si les Allemands pouvaient encore être asservis, leur
infortune déchirerait le cœur; mais on serait toujours tenté de leur
dire, comme mademoiselle de Mancini à Louis XIV: _Vous êtes roi, sire,
et vous pleurez!_--Vous êtes une nation, et vous pleurez!

Le tableau de la littérature et de la philosophie semble bien étranger
au moment actuel; cependant il sera peut-être doux à cette pauvre et
noble Allemagne de se rappeler ses richesses intellectuelles au milieu
des ravages de la guerre. Il y a trois ans que je désignais la Prusse et
les pays du Nord qui l’environnent comme _la patrie de la pensée_; en
combien d’actions généreuses cette pensée ne s’est-elle pas transformée!
ce que les philosophes mettaient en système s’accomplit, et
l’indépendance de l’âme fondera celle des États.




OBSERVATIONS GÉNÉRALES


On peut rapporter l’origine des principales nations de l’Europe à trois
grandes races différentes: la race latine, la race germanique, et la
race esclavonne. Les Italiens, les Français, les Espagnols et les
Portugais ont reçu des Romains leur civilisation et leur langage; les
Allemands, les Suisses, les Anglais, les Suédois, les Danois et les
Hollandais sont des peuples teutoniques; enfin, parmi les Esclavons, les
Polonais et les Russes occupent le premier rang. Les nations dont la
culture intellectuelle est d’origine latine, sont plus anciennement
civilisées que les autres; elles ont pour la plupart hérité de l’habile
sagacité des Romains dans le maniement des affaires de ce monde. Des
institutions sociales, fondées sur la religion païenne, ont précédé chez
elles l’établissement du christianisme; et quand les peuples du Nord
sont venus les conquérir, ces peuples ont adopté, à beaucoup d’égards,
les mœurs du pays dont ils étaient les vainqueurs.

Ces observations doivent sans doute être modifiées d’après les climats,
les gouvernements et les faits de chaque histoire. La puissance
ecclésiastique a laissé des traces ineffaçables en Italie. Les longues
guerres avec les Arabes ont fortifié les habitudes militaires et
l’esprit entreprenant des Espagnols; mais en général cette partie de
l’Europe, dont les langues dérivent du latin, et qui a été initiée de
bonne heure dans la politique de Rome, porte le caractère d’une vieille
civilisation qui, dans l’origine, était païenne. On y trouve moins de
penchant pour les idées abstraites que chez les nations germaniques; on
s’y entend mieux aux plaisirs et aux intérêts terrestres, et ces
peuples, comme leurs instituteurs, les Romains, savent seuls pratiquer
l’art de la domination.

Les nations germaniques ont presque toujours résisté au joug des
Romains; elles ont été civilisées plus tard, et seulement par le
christianisme; elles ont passé immédiatement d’une sorte de barbarie à
la société chrétienne: les temps de la chevalerie, l’esprit du moyen âge
sont leurs souvenirs les plus vifs; et quoique les savants de ces pays
aient étudié les auteurs grecs et latins, plus même que ne l’ont fait
les nations latines, le génie naturel aux écrivains allemands est d’une
couleur ancienne plutôt qu’antique; leur imagination se plaît dans les
vieilles tours, dans les créneaux, au milieu des guerriers, des
sorcières et des revenants; et les mystères d’une nature rêveuse et
solitaire forment le principal charme de leurs poésies.

L’analogie qui existe entre les nations teutoniques ne saurait être
méconnue. La dignité sociale que les Anglais doivent à leur constitution
leur assure, il est vrai, parmi ces nations, une supériorité décidée;
néanmoins les mêmes traits de caractère se retrouvent constamment parmi
les divers peuples d’origine germanique. L’indépendance et la loyauté
signalèrent de tout temps ces peuples; ils ont été toujours bons et
fidèles, et c’est à cause de cela même peut-être que leurs écrits
portent une empreinte de mélancolie; car il arrive souvent aux nations,
comme aux individus, de souffrir pour leurs vertus.

La civilisation des Esclavons ayant été plus moderne et plus précipitée
que celle des autres peuples, on voit plutôt en eux jusqu’à présent
l’imitation que l’originalité: ce qu’ils ont d’européen est français; ce
qu’ils ont d’asiatique est trop peu développé pour que leurs écrivains
puissent encore manifester le véritable caractère qui leur serait
naturel. Il n’y a donc dans l’Europe littéraire que deux grandes
divisions très marquées; la littérature imitée des anciens, et celle qui
doit sa naissance à l’esprit du moyen âge; la littérature qui, dans son
origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme, et la littérature
dont l’impulsion et le développement appartiennent à une religion
essentiellement spiritualiste.

On pourrait dire avec raison que les Français et les Allemands sont aux
deux extrémités de la chaîne morale, puisque les uns considèrent les
objets extérieurs comme le mobile de toutes les idées, et les autres,
les idées comme le mobile de toutes les impressions. Ces deux nations
cependant s’accordent assez bien sous les rapports sociaux; mais il n’en
est point de plus opposées dans leur système littéraire et
philosophique. L’Allemagne intellectuelle n’est presque pas connue de la
France: bien peu d’hommes de lettres parmi nous s’en sont occupés. Il
est vrai qu’un beaucoup plus grand nombre la juge. Cette agréable
légèreté, qui fait prononcer sur ce qu’on ignore, peut avoir de
l’élégance quand on parle, mais non quand on écrit. Les Allemands ont le
tort de mettre souvent dans la conversation ce qui ne convient qu’aux
livres; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les
livres ce qui ne convient qu’à la conversation; et nous avons tellement
épuisé tout ce qui est superficiel que, même pour la grâce, et surtout
pour la variété, il faudrait, ce me semble, essayer d’un peu plus de
profondeur.

J’ai donc cru qu’il pouvait y avoir quelques avantages à faire connaître
le pays de l’Europe où l’étude et la méditation ont été portées si loin
qu’on peut le considérer comme la patrie de la pensée. Les réflexions
que le pays et les livres m’ont suggérées seront partagées en quatre
sections. La première traitera de l’Allemagne et des mœurs des
Allemands; la seconde, de la littérature et des arts; la troisième, de
la philosophie et de la morale; la quatrième, de la religion et de
l’enthousiasme. Ces divers sujets se mêlent nécessairement les uns avec
les autres. Le caractère national influe sur la littérature; la
littérature et la philosophie sur la religion; et l’ensemble peut seul
faire connaître en entier chaque partie; mais il fallait cependant se
soumettre à une division apparente pour rassembler à la fin tous les
rayons dans le même foyer.

Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature comme en
philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France;
mais soit qu’elles paraissent justes ou non, soit qu’on les adopte ou
qu’on les combatte, elles donnent toujours à penser. «Car nous n’en
sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire
la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y
pénétrer[3]».

Il est impossible que les écrivains allemands, ces hommes les plus
instruits et les plus méditatifs de l’Europe, ne méritent pas qu’on
accorde un moment d’attention à leur littérature et à leur philosophie.
On oppose à l’une qu’elle n’est pas de bon goût, et à l’autre qu’elle
est pleine de folies. Il se pourrait qu’une littérature ne fût pas
conforme à notre législation du bon goût, et qu’elle contînt des idées
nouvelles dont nous puissions nous enrichir en les modifiant à notre
manière. C’est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine, et Shakespeare
plusieurs des tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature
est menacée ferait croire que l’esprit français lui-même a besoin
maintenant d’être renouvelé par une sève plus vigoureuse; et comme
l’élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes,
il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés.

Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom du bon goût, on
croit pouvoir aussi se débarrasser de leur philosophie au nom de la
raison. Le bon goût et la raison sont des paroles qu’il est toujours
agréable de prononcer, même au hasard; mais peut-on de bonne foi se
persuader que des écrivains d’une érudition immense, et qui connaissent
tous les livres français aussi bien que nous-mêmes, s’occupent depuis
vingt années de pures absurdités?

Les siècles superstitieux accusent facilement les opinions nouvelles
d’impiété, et les siècles incrédules les accusent non moins facilement
de folie. Dans le seizième siècle, Galilée a été livré à l’inquisition
pour avoir dit que la terre tournait; et dans le dix-huitième,
quelques-uns ont voulu faire passer J.-J. Rousseau pour un dévot
fanatique. Les opinions qui diffèrent de l’esprit dominant, quel qu’il
soit, scandalisent toujours le vulgaire: l’étude et l’examen peuvent
seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est
impossible d’acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même
celles qu’on a; car on se soumet à de certaines idées reçues, non comme
à des vérités, mais comme au pouvoir; et c’est ainsi que la raison
humaine s’habitue à la servitude, dans le champ même de la littérature
et de la philosophie.




DE L’ALLEMAGNE




PREMIÈRE PARTIE

DE L’ALLEMAGNE ET DES MŒURS DES ALLEMANDS.




CHAPITRE PREMIER

_De l’aspect de l’Allemagne._


La multitude et l’étendue des forêts indiquent une civilisation encore
nouvelle: le vieux sol du Midi ne conserve presque plus d’arbres, et le
soleil tombe à plomb sur la terre dépouillée par les hommes. L’Allemagne
offre encore quelques traces d’une nature non habitée. Depuis les Alpes
jusqu’à la mer, entre le Rhin et le Danube, vous voyez un pays couvert
de chênes et de sapins, traversé par des fleuves d’une imposante beauté,
et coupé par des montagnes dont l’aspect est très pittoresque; mais de
vastes bruyères, des sables, des routes souvent négligées, un climat
sévère, remplissent d’abord l’âme de tristesse; et ce n’est qu’à la
longue qu’on découvre ce qui peut attacher à ce séjour.

Le midi de l’Allemagne est très bien cultivé; cependant il y a toujours
dans les plus belles contrées de ce pays quelque chose de sérieux, qui
fait plutôt penser au travail qu’aux plaisirs, aux vertus des habitants
qu’aux charmes de la nature.

Les débris des châteaux forts, qu’on aperçoit sur le haut des montagnes,
les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les neiges qui,
pendant l’hiver, couvrent des plaines à perte de vue, causent une
impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux, dans la nature et
dans les hommes, resserre d’abord le cœur. Il semble que le temps marche
là plus lentement qu’ailleurs, que la végétation ne se presse pas plus
dans le sol que les idées dans la tête des hommes, et que les sillons
réguliers du laboureur y sont tracés sur une terre pesante.

Néanmoins, quand on a surmonté ces sensations irréfléchies, le pays et
les habitants offrent à l’observation quelque chose d’intéressant et de
poétique: vous sentez que des âmes et des imaginations douces ont
embelli ces campagnes. Les grands chemins sont plantés d’arbres
fruitiers, placés là pour rafraîchir le voyageur. Les paysages dont le
Rhin est entouré sont superbes presque partout; on dirait que ce fleuve
est le génie tutélaire de l’Allemagne; ses flots sont purs, rapides et
majestueux comme la vie d’un ancien héros: le Danube se divise en
plusieurs branches; les ondes de l’Elbe et de la Sprée se troublent
facilement par l’orage; le Rhin seul est presque inaltérable. Les
contrées qu’il traverse paraissent tout à la fois si sérieuses et si
variées, si fertiles et si solitaires, qu’on serait tenté de croire que
c’est lui-même qui les a cultivées, et que les hommes d’à présent n’y
sont pour rien. Ce fleuve raconte, en passant, les hauts faits des temps
jadis, et l’ombre d’Arminius semble errer encore sur ces rivages
escarpés.

Les monuments gothiques sont les seuls remarquables en Allemagne; ces
monuments rappellent les siècles de la chevalerie; dans presque toutes
les villes, les musées publics conservent des restes de ces temps-là. On
dirait que les habitants du Nord, vainqueurs du monde, en partant de la
Germanie, y ont laissé leurs souvenirs sous diverses formes, et que le
pays tout entier ressemble au séjour d’un grand peuple qui depuis
longtemps l’a quitté. Il y a dans la plupart des arsenaux des villes
allemandes, des figures de chevaliers en bois peint, revêtus de leur
armure; le casque, le bouclier, les cuissards, les éperons, tout est
selon l’ancien usage, et l’on se promène au milieu de ces morts debout,
dont les bras levés semblent prêts à frapper leurs adversaires, qui
tiennent aussi de même leurs lances en arrêt. Cette image immobile
d’actions jadis si vives cause une impression pénible. C’est ainsi
qu’après les tremblements de terre on a retrouvé des hommes engloutis
qui avaient gardé pendant longtemps encore le dernier geste de leur
dernière pensée.

L’architecture moderne, en Allemagne, n’offre rien qui mérite d’être
cité; mais les villes sont en général bien bâties, et les propriétaires
les embellissent avec une sorte de soin plein de bonhomie. Les maisons,
dans plusieurs villes, sont peintes en dehors de diverses couleurs: on y
voit des figures de saints, des ornements de tout genre, dont le goût
n’est assurément pas parfait, mais qui varient l’aspect des habitations
et semblent indiquer un désir bienveillant de plaire à ses concitoyens
et aux étrangers. L’éclat et la splendeur d’un palais servent à
l’amour-propre de celui qui le possède; mais la décoration soignée, la
parure et la bonne intention des petites demeures ont quelque chose
d’hospitalier.

Les jardins sont presque aussi beaux dans quelques parties de
l’Allemagne qu’en Angleterre; le luxe des jardins suppose toujours qu’on
aime la nature. En Angleterre, des maisons très simples sont bâties au
milieu des parcs les plus magnifiques; le propriétaire néglige sa
demeure et pare avec soin la campagne. Cette magnificence et cette
simplicité réunies n’existent sûrement pas au même degré en Allemagne;
cependant, à travers le manque de fortune et l’orgueil féodal, on
aperçoit en tout un certain amour du beau qui, tôt ou tard, doit donner
du goût et de la grâce, puisqu’il en est la véritable source. Souvent,
au milieu des superbes jardins des princes allemands, l’on place des
harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent
transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble.
L’imagination des habitants du Nord tâche ainsi de se composer une
nature d’Italie; et pendant les jours brillants d’un été rapide, l’on
parvient quelquefois à s’y tromper.




CHAPITRE II

_Des mœurs et du caractère des Allemands._


Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la
nation allemande; car les diversités de ce pays sont telles, qu’on ne
sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des
gouvernements, des climats, des peuples mêmes si différents. L’Allemagne
du Midi est, à beaucoup d’égards, tout autre que celle du Nord; les
villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs
universités; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes
monarchies, la Prusse et l’Autriche. L’Allemagne était une fédération
aristocratique; cet empire n’avait point un centre commun de lumières et
d’esprit public; il ne formait pas une nation compacte, et le lien
manquait au faisceau. Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force
politique, était cependant très favorable aux essais de tout genre que
pouvait tenter le génie et l’imagination. Il y avait une sorte
d’anarchie douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et
métaphysiques, qui permettait à chaque homme le développement entier de
sa manière de voir individuelle.

Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie
de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir;
l’empire du goût et l’arme du ridicule y sont sans influence. La plupart
des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement
entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. Ils se laissent aller,
chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans
contrainte; et si l’on peut apercevoir quelques traces de l’ascendant de
la mode en Allemagne, c’est par le désir que chacun éprouve de se
montrer tout à fait différent des autres. En France, au contraire,
chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disait de Voltaire: _Il a
plus que personne l’esprit que tout le monde a_. Les écrivains allemands
imiteraient plus volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes.

En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de
considération pour les étrangers, et pas assez de préjugés nationaux.
C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et
l’estime des autres; mais le patriotisme des nations doit être égoïste.
La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique; la
bonne opinion que les Français ont d’eux-mêmes a toujours beaucoup
contribué à leur ascendant sur l’Europe; le noble orgueil des Espagnols
les a rendus jadis souverains d’une portion du monde. Les Allemands sont
Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens; mais le caractère germanique,
sur lequel devrait se fonder la force de tous, est morcelé comme la
terre même qui a tant de différents maîtres.

J’examinerai séparément l’Allemagne du Midi et celle du Nord: mais je me
bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière.
Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité; ils ne
manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est
étrangère. Si ce défaut s’introduisait jamais en Allemagne, ce ne
pourrait être que par l’envie d’imiter les étrangers, de se montrer
aussi habile qu’eux, et surtout de n’être pas leur dupe; mais le bon
sens et le bon cœur ramèneraient bientôt les Allemands à sentir qu’on
n’est fort que par sa propre nature, et que l’habitude de l’honnêteté
rend tout à fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la
ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immoralité, être armé tout à fait à
la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules
qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d’autant plus
vivement le regret d’avoir quitté l’ancienne route, qu’il vous est
impossible d’avancer hardiment dans la nouvelle.

Il est aisé, je le crois, de démontrer que, sans la morale, tout est
hasard et ténèbres. Néanmoins on a vu souvent chez les nations latines
une politique singulièrement adroite dans l’art de s’affranchir de tous
les devoirs; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande,
elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier
toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les
engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la
soumettent à l’honorable nécessité de la justice.

La puissance du travail et de la réflexion est aussi l’un des traits
distinctifs de la nation allemande. Elle est naturellement littéraire et
philosophique; toutefois la séparation des classes, qui est plus
prononcée en Allemagne que partout ailleurs, parce que la société n’en
adoucit pas les nuances, nuit à quelques égards à l’esprit proprement
dit. Les nobles y ont trop peu d’idées, et les gens de lettres trop peu
d’habitude des affaires. L’esprit est un mélange de la connaissance des
choses et des hommes; et la société où l’on agit sans but, et pourtant
avec intérêt, est précisément ce qui développe le mieux les facultés les
plus opposées. C’est l’imagination, plus que l’esprit, qui caractérise
les Allemands. J.-P. Richter, l’un de leurs écrivains les plus
distingués, a dit que _l’empire de la mer était aux Anglais, celui de la
terre aux Français, et celui de l’air aux Allemands_: en effet, on
aurait besoin, en Allemagne, de donner un centre et des bornes à cette
éminente faculté de penser, qui s’élève et se perd dans le vague,
pénètre et disparaît dans la profondeur, s’anéantit à force
d’impartialité, se confond à force d’analyse, enfin manque de certains
défauts qui puissent servir de circonscription à ses qualités.

On a beaucoup de peine à s’accoutumer, en sortant de France, à la
lenteur et à l’inertie du peuple allemand; il ne se presse jamais, il
trouve des obstacles à tout; vous entendez dire en Allemagne _c’est
impossible_, cent fois contre une en France. Quand il est question
d’agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés; et leur
respect pour la puissance vient plus encore de ce qu’elle ressemble à la
destinée, que d’aucun motif intéressé. Les gens du peuple ont des formes
assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d’être
habituelle; ils auraient naturellement, plus que les nobles, cette
sainte antipathie pour les mœurs, les coutumes et les langues
étrangères, qui fortifie dans tous les pays le lien national. L’argent
qu’on leur offre ne dérange pas leur façon d’agir, la peur ne les en
détourne pas; ils sont très capables enfin de cette fixité en toutes
choses, qui est une excellente donnée pour la morale; car l’homme que la
crainte et plus encore l’espérance mettent sans cesse en mouvement,
passe aisément d’une opinion à l’autre, quand son intérêt l’exige.

Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple
en Allemagne, on s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette
poésie de l’âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes
et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la
musique; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par
la fumée de tabac, et d’entendre tout à coup non seulement la maîtresse,
mais le maître du logis, improviser sur le clavecin, comme les Italiens
improvisent en vers. L’on a soin, presque partout, que, les jours de
marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de
l’hôtel-de-ville qui domine la place publique: les paysans des environs
participent ainsi à la douce jouissance du premier des arts. Les
écoliers se promènent dans les rues, le dimanche, en chantant les
psaumes en chœur. On raconte que Luther fit souvent partie de ce chœur,
dans sa première jeunesse. J’étais à Eisenach, petite ville de Saxe, un
jour d’hiver si froid, que les rues mêmes étaient encombrées de neige;
je vis une longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui traversaient
la ville en célébrant les louanges de Dieu. Il n’y avait qu’eux dans la
rue, car la rigueur des frimas en écartait tout le monde, et ces voix,
presque aussi harmonieuses que celles du midi, en se faisant entendre au
milieu d’une nature si sévère, causaient d’autant plus
d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osaient, par ce froid
terrible, ouvrir leurs fenêtres; mais on apercevait, derrière les
vitraux, des visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui recevaient
avec joie les consolations religieuses que leur offrait cette douce
mélodie.

Les pauvres Bohèmes, alors qu’ils voyagent, suivis de leurs femmes et de
leurs enfants, portent sur leur dos une mauvaise harpe, d’un bois
grossier, dont ils tirent des sons harmonieux. Ils en jouent quand ils
se reposent au pied d’un arbre, sur les grands chemins, ou lorsque
auprès des maisons de poste ils tâchent d’intéresser les voyageurs par
le concert ambulant de leur famille errante. Les troupeaux, en Autriche,
sont gardés par des bergers qui jouent des airs charmants sur des
instruments simples et sonores. Ces airs s’accordent parfaitement avec
l’impression douce et rêveuse que produit la campagne.

La musique instrumentale est aussi généralement cultivée en Allemagne
que la musique vocale en Italie; la nature a plus fait à cet égard,
comme à tant d’autres, pour l’Italie que pour l’Allemagne; il faut du
travail pour la musique instrumentale, tandis que le ciel du Midi suffit
pour rendre les voix belles: mais néanmoins les hommes de la classe
laborieuse ne pourraient jamais donner à la musique le temps qu’il faut
pour l’apprendre, s’ils n’étaient organisés pour la savoir. Les peuples
naturellement musiciens reçoivent, par l’harmonie, des sensations et des
idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur
permettraient pas de connaître autrement.

Les paysannes et les servantes, qui n’ont pas assez d’argent pour se
parer, ornent leur tête et leurs bras de quelques fleurs, pour qu’au
moins l’imagination ait sa part dans leur vêtement: d’autres un peu plus
riches mettent les jours de fête un bonnet d’étoffe d’or d’assez mauvais
goût, et qui contraste avec la simplicité du reste de leur costume; mais
ce bonnet, que leur mères ont aussi porté, rappelle les anciennes mœurs;
et la parure cérémonieuse avec laquelle les femmes du peuple honorent le
dimanche a quelque chose de grave qui intéresse en leur faveur.

Il faut aussi savoir gré aux Allemands de la bonne volonté qu’ils
témoignent par les révérences respectueuses et la politesse remplie de
formalités que les étrangers ont si souvent tournées en ridicule. Ils
auraient aisément pu remplacer, par des manières froides et
indifférentes, la grâce et l’élégance qu’on les accusait de ne pouvoir
atteindre: le dédain impose toujours silence à la moquerie; car c’est
surtout aux efforts inutiles qu’elle s’attache; mais les caractères
bienveillants aiment mieux s’exposer à la plaisanterie que de s’en
préserver par l’air hautain et contenu qu’il est si facile à tout le
monde de se donner.

On est frappé sans cesse, en Allemagne, du contraste qui existe entre
les sentiments et les habitudes, entre les talents et les goûts: la
civilisation et la nature semblent ne s’être pas encore bien amalgamées
ensemble. Quelquefois les hommes très vrais sont affectés dans leurs
expressions et dans leur physionomie, comme s’ils avaient quelque chose
à cacher: quelquefois au contraire la douceur de l’âme n’empêche pas la
rudesse dans les manières: souvent même cette opposition va plus loin
encore, et la faiblesse du caractère se fait voir à travers un langage
et des formes dures. L’enthousiasme pour les arts et la poésie se réunit
à des habitudes assez vulgaires dans la vie sociale. Il n’est point de
pays où les hommes de lettres, où les jeunes gens qui étudient dans les
universités, connaissent mieux les langues anciennes de l’antiquité;
mais il n’en est point toutefois où les usages surannés subsistent plus
généralement encore. Les souvenirs de la Grèce, le goût des beaux-arts,
semblent y être arrivés par correspondance; mais les institutions
féodales, les vieilles coutumes des Germains y sont toujours en honneur,
quoique, malheureusement pour la puissance militaire du pays, elles n’y
aient plus la même force.

Il n’est point d’assemblage plus bizarre que l’aspect guerrier de
l’Allemagne entière, les soldats que l’on rencontre à chaque pas, et le
genre de vie casanier qu’on y mène. On y craint les fatigues et les
intempéries de l’air, comme si la nation n’était composée que de
négociants ou d’hommes de lettres; et toutes les institutions cependant
tendent et doivent tendre à donner à la nation des habitudes militaires.
Quand les peuples du Nord bravent les inconvénients de leur climat, ils
s’endurcissent singulièrement contre tous les genres de maux: le soldat
russe en est la preuve. Mais quand le climat n’est qu’à demi rigoureux,
et qu’il est encore possible d’échapper aux injures du ciel par des
précautions domestiques, ces précautions mêmes rendent les hommes plus
sensibles aux souffrances physiques de la guerre.

Les poêles, la bière et la fumée de tabac forment autour des gens du
peuple, en Allemagne, une sorte d’atmosphère lourde et chaude dont ils
n’aiment pas à sortir. Cette atmosphère nuit à l’activité, qui est au
moins aussi nécessaire à la guerre que le courage; les résolutions sont
lentes, le découragement est facile, parce qu’une existence d’ordinaire
assez triste ne donne pas beaucoup de confiance dans la fortune.
L’habitude d’une manière d’être paisible et réglée prépare si mal aux
chances multipliées du hasard, qu’on se soumet plus volontiers à la mort
qui vient avec méthode qu’à la vie aventureuse.

La démarcation des classes, beaucoup plus positive en Allemagne qu’elle
ne l’était en France, devait anéantir l’esprit militaire parmi les
bourgeois: cette démarcation n’a dans le fait rien d’offensant; car, je
le répète, la bonhomie se mêle à tout en Allemagne, même à l’orgueil
aristocratique; et les différences de rang se réduisent à quelques
privilèges de cour, à quelques assemblées qui ne donnent pas assez de
plaisir pour mériter de grands regrets: rien n’est amer, dans quelque
rapport que ce puisse être, lorsque la société, et par elle le ridicule,
ont peu de puissance. Les hommes ne peuvent se faire un véritable mal à
l’âme que par la fausseté ou la moquerie: dans un pays sérieux et vrai,
il y a toujours de la justice et du bonheur. Mais la barrière qui
séparait, en Allemagne, les nobles des citoyens, rendait nécessairement
la nation entière moins belliqueuse.

L’imagination, qui est la qualité dominante de l’Allemagne artiste et
littéraire, inspire la crainte du péril, si l’on ne combat pas ce
mouvement naturel par l’ascendant de l’opinion et l’exaltation de
l’honneur. En France déjà même autrefois, le goût de la guerre était
universel; et les gens du peuple risquaient volontiers leur vie, comme
un moyen de l’agiter, et d’en sentir moins le poids. C’est une grande
question de savoir si les affections domestiques, l’habitude de la
réflexion, la douceur même de l’âme, ne portent pas à redouter la mort;
mais si toute la force d’un État consiste dans son esprit militaire, il
importe d’examiner quelles sont les causes qui ont affaibli cet esprit
dans la nation allemande.

Trois mobiles principaux conduisent d’ordinaire les hommes au combat:
l’amour de la patrie et de la liberté, l’amour de la gloire, et le
fanatisme de la religion. Il n’y a point un grand amour pour la patrie
dans un empire divisé depuis plusieurs siècles, où les Allemands
combattaient contre les Allemands, presque toujours excités par une
impulsion étrangère: l’amour de la gloire n’a pas beaucoup de vivacité
là où il n’y a point de centre, point de capital, point de société.
L’espèce d’impartialité, luxe de la justice, qui caractérise les
Allemands, les rend beaucoup plus susceptibles de s’enflammer pour les
pensées abstraites que pour les intérêts de la vie; le général qui perd
une bataille est plus sûr d’obtenir l’indulgence que celui qui la gagne
ne l’est d’être vivement applaudi; entre les succès et les revers, il
n’y a pas assez de différence au milieu d’un tel peuple pour animer
vivement l’ambition.

La religion vit, en Allemagne, au fond des cœurs, mais elle y a
maintenant un caractère de rêverie et d’indépendance qui n’inspire pas
l’énergie nécessaire aux sentiments exclusifs. Le même isolement
d’opinions, d’individus et d’États, si nuisible à la force de l’empire
germanique, se retrouve aussi dans la religion: un grand nombre de
sectes diverses partagent l’Allemagne; et la religion catholique
elle-même, qui, par sa nature, exerce une discipline uniforme et sévère,
est interprétée cependant par chacun à sa manière. Le lien politique et
social des peuples, un même gouvernement, un même culte, les mêmes lois,
les mêmes intérêts, une littérature classique, une opinion dominante,
rien de tout cela n’existe chez les Allemands; chaque État en est plus
indépendant, chaque science mieux cultivée; mais la nation entière est
tellement subdivisée, qu’on ne sait à quelle partie de l’empire ce nom
même de nation doit être accordé.

L’amour de la liberté n’est point développé chez les Allemands; ils
n’ont appris ni par la jouissance, ni par la privation, le prix qu’on
peut y attacher. Il y a plusieurs exemples de gouvernements fédératifs
qui donnent à l’esprit public autant de force que l’unité dans le
gouvernement; mais ce sont des associations d’États égaux et de citoyens
libres. La fédération allemande était composée de forts et de faibles,
de citoyens et de serfs, de rivaux et même d’ennemis; c’étaient
d’anciens éléments combinés par les circonstances, et respectés par les
hommes.

La nation est persévérante et juste; et son équité et sa loyauté
empêchent qu’aucune institution, fût-elle vicieuse, ne puisse y faire de
mal. Louis de Bavière, partant pour l’armée, confia l’administration de
ses États à son rival, Frédéric le Beau, alors son prisonnier, et il se
trouva bien de cette confiance qui, dans ce temps, n’étonna personne.
Avec de telles vertus, on ne craignait pas les inconvénients de la
faiblesse, ou de la complication des lois; la probité des individus y
suppléait.

L’indépendance même dont on jouissait en Allemagne, sous presque tous
les rapports, rendait les Allemands indifférents à la liberté:
l’indépendance est un bien, la liberté une garantie; et précisément
parce que personne n’était froissé en Allemagne, ni dans ses droits, ni
dans ses jouissances, on ne sentait pas le besoin d’un ordre de choses
qui maintînt ce bonheur. Les tribunaux de l’empire promettaient une
justice sûre, quoique lente, contre tout acte arbitraire; et la
modération des souverains et la sagesse de leurs peuples ne donnaient
presque jamais lieu à des réclamations: on ne croyait donc pas avoir
besoin de fortifications constitutionnelles, quand on ne voyait point
d’agresseurs.

On a raison de s’étonner que le code féodal ait subsisté presque sans
altération parmi des hommes si éclairés; mais comme dans l’exécution de
ces lois défectueuses en elles-mêmes il n’y avait point d’injustice,
l’égalité dans l’application consolait de l’inégalité dans le principe.
Les vieilles chartes, les anciens privilèges de chaque ville, toute
cette histoire de famille qui fait le charme et la gloire des petits
États, était singulièrement chère aux Allemands; mais ils négligeaient
la grande puissance nationale qu’il importait tant de fonder, au milieu
des colosses européens.

Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir
dans tout ce qui exige de l’adresse et de l’habileté: tout les inquiète,
tout les embarrasse, et ils ont autant besoin de méthode dans les
actions que d’indépendance dans les idées. Les Français, au contraire,
considèrent les actions avec la liberté de l’art, et les idées avec
l’asservissement de l’usage. Les Allemands, qui ne peuvent souffrir le
joug des règles en littérature, voudraient que tout leur fût tracé
d’avance en fait de conduite. Ils ne savent pas traiter avec les hommes;
et moins on leur donne à cet égard l’occasion de se décider par
eux-mêmes, plus ils sont satisfaits.

Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d’une
nation; la nature du gouvernement de l’Allemagne était presque en
opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient
qu’ils réunissent la plus grande audace de pensée au caractère le plus
obéissant. La prééminence de l’état militaire et les distinctions de
rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les
rapports de la vie sociale; ce n’est pas servilité, c’est régularité
chez eux que l’obéissance; ils sont scrupuleux dans l’accomplissement
des ordres qu’ils reçoivent, comme si tout ordre était un devoir.

Les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine
des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave; mais ils
abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de
la vie. «Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs
qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l’empire même de
l’imagination[4]». L’esprit des Allemands et leur caractère paraissent
n’avoir aucune communication ensemble: l’un ne peut souffrir de bornes,
l’autre se soumet à tous les jougs; l’un est très entreprenant, l’autre
très timide; enfin, les lumières de l’un donnent rarement de la force à
l’autre, et cela s’explique facilement. L’étendue des connaissances dans
les temps modernes ne fait qu’affaiblir le caractère, quand il n’est pas
fortifié par l’habitude des affaires et l’exercice de la volonté. Tout
voir et tout comprendre est une grande raison d’incertitude; et
l’énergie de l’action ne se développe que dans ces contrées libres et
puissantes, où les sentiments patriotiques sont dans l’âme comme le sang
dans les veines, et ne se glacent qu’avec la vie[5].




CHAPITRE III

_Les femmes._


La nature et la société donnent aux femmes une grande habitude de
souffrir, et l’on ne saurait nier, ce me semble, que de nos jours elles
ne vaillent, en général, mieux que les hommes. Dans une époque où le mal
universel est l’égoïsme, les hommes, auxquels tous les intérêts positifs
se rapportent, doivent avoir moins de générosité, moins de sensibilité
que les femmes; elles ne tiennent à la vie que par les liens du cœur, et
lorsqu’elles s’égarent, c’est encore par un sentiment qu’elles sont
entraînées: leur personnalité est toujours à deux, tandis que celle de
l’homme n’a que lui-même pour but. On leur rend hommage par les
affections qu’elles inspirent, mais celles qu’elles accordent sont
presque toujours des sacrifices. La plus belle des vertus, le
dévouement, est leur jouissance et leur destinée; nul bonheur ne peut
exister pour elles que par le reflet de la gloire et des prospérités
d’un autre: enfin, vivre hors de soi-même, soit par les idées, soit par
les sentiments, soit surtout par les vertus, donne à l’âme un sentiment
habituel d’élévation.

Dans les pays où les hommes sont appelés par les institutions politiques
à exercer toutes les vertus militaires et civiles qu’inspire l’amour de
la patrie, ils reprennent la supériorité qui leur appartient; ils
rentrent avec éclat dans leurs droits de maîtres du monde: mais
lorsqu’ils sont condamnés de quelque manière à l’oisiveté, ou à la
servitude, ils tombent d’autant plus bas qu’ils devaient s’élever plus
haut. La destinée des femmes reste toujours la même, c’est leur âme
seule qui la fait, les circonstances politiques n’y influent en rien.
Lorsque les hommes ne savent pas, ou ne peuvent pas employer dignement
et noblement leur vie, la nature se venge sur eux des dons mêmes qu’ils
en ont reçus; l’activité du corps ne sert plus qu’à la paresse de
l’esprit, la force de l’âme devient de la rudesse; et le jour se passe
dans des exercices et des amusements vulgaires, les chevaux, la chasse,
les festins, qui conviendraient comme délassement, mais qui abrutissent
comme occupations. Pendant ce temps, les femmes cultivent leur esprit,
et le sentiment et la rêverie conservent dans leur âme l’image de tout
ce qui est noble et beau.

Les femmes allemandes ont un charme qui leur est tout à fait
particulier, un son de voix touchant, des cheveux blonds, un teint
éblouissant; elles sont modestes, mais moins timides que les Anglaises;
on voit qu’elles ont rencontré moins souvent des hommes qui leur fussent
supérieurs, et qu’elles ont d’ailleurs moins à craindre les jugements
sévères du public. Elles cherchent à plaire par la sensibilité, à
intéresser par l’imagination; la langue de la poésie et des beaux-arts
leur est connue; elles font de la coquetterie avec de l’enthousiasme,
comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie. La
loyauté parfaite qui distingue le caractère des Allemands rend l’amour
moins dangereux pour le bonheur des femmes, et peut-être
s’approchent-elles de ce sentiment avec plus de confiance, parce qu’il
est revêtu de couleurs romanesques, et que le dédain et l’infidélité y
sont moins à redouter qu’ailleurs.

L’amour est une religion en Allemagne, mais une religion poétique, qui
tolère trop volontiers tout ce que la sensibilité peut excuser. On ne
saurait le nier, la facilité du divorce, dans les provinces
protestantes, porte atteinte à la sainteté du mariage. On y change aussi
paisiblement d’époux que s’il s’agissait d’arranger les incidents d’un
drame; le bon naturel des hommes et des femmes fait qu’on ne mêle point
d’amertume à ces faciles ruptures, et, comme il y a chez les Allemands
plus d’imagination que de vraie passion, les événements les plus
bizarres s’y passent avec une tranquillité singulière; cependant, c’est
ainsi que les mœurs et le caractère perdent toute consistance; l’esprit
paradoxal ébranle les institutions les plus sacrées, et l’on n’y a sur
aucun sujet des règles assez fixes.

On peut se moquer avec raison des ridicules de quelques femmes
allemandes, qui s’exaltent sans cesse jusqu’à l’affectation, et dont les
doucereuses expressions effacent tout ce que l’esprit et le caractère
peuvent avoir de piquant et de prononcé; elles ne sont pas franches,
sans pourtant être fausses; seulement elles ne voient ni ne jugent rien
avec vérité, et les événements réels passent devant leurs yeux comme de
la fantasmagorie. Quand il leur arrive d’être légères, elles conservent
encore la teinte de _sentimentalité_ qui est en honneur dans leur pays.
Une femme allemande disait avec une expression mélancolique: «Je ne sais
à quoi cela tient, mais les absents me passent de l’âme». Une Française
aurait exprimé cette idée plus gaîment, mais le fond eût été le même.

Ces ridicules, qui font exception, n’empêchent pas que parmi les femmes
allemandes il n’y en ait beaucoup dont les sentiments sont vrais et les
manières simples. Leur éducation soignée et la pureté d’âme qui leur est
naturelle, rendent l’empire qu’elles exercent doux et soutenu; elles
vous inspirent chaque jour plus d’intérêt pour tout ce qui est grand et
généreux, plus de confiance dans tous les genres d’espoir, et savent
repousser l’aride ironie qui souffle un vent de mort sur les jouissances
du cœur. Néanmoins on trouve très rarement chez les Allemandes la
rapidité d’esprit qui anime l’entretien et met en mouvement toutes les
idées; ce genre de plaisir ne se rencontre guère que dans les sociétés
de Paris les plus piquantes et les plus spirituelles. Il faut l’élite
d’une capitale française pour donner ce rare amusement: partout
ailleurs on ne trouve d’ordinaire que de l’éloquence en public, ou du
charme dans l’intimité. La conversation, comme talent, n’existe qu’en
France; dans les autres pays, elle ne sert qu’à la politesse, à la
discussion ou à l’amitié: en France, c’est un art auquel l’imagination
et l’âme sont sans doute fort nécessaires, mais qui a pourtant aussi,
quand on le veut, des secrets pour suppléer à l’absence de l’une et de
l’autre.




CHAPITRE IV

_De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour et l’honneur._


La chevalerie est pour les modernes ce que les temps héroïques étaient
pour les anciens; tous les nobles souvenirs des nations européennes s’y
rattachent. A toutes les grandes époques de l’histoire, les hommes ont
eu pour principe universel d’action un enthousiasme quelconque. Ceux
qu’on appelait des héros, dans les siècles les plus reculés, avaient
pour but de civiliser la terre; les traditions confuses qui nous les
représentent comme domptant les monstres des forêts, font sans doute
allusion aux premiers périls dont la société naissante était menacée, et
dont les soutiens de son organisation encore nouvelle la préservaient.
Vint ensuite l’enthousiasme de la patrie: il inspira tout ce qui s’est
fait de grand et de beau chez les Grecs et chez les Romains: cet
enthousiasme s’affaiblit quand il n’y eut plus de patrie, et peu de
siècles après la chevalerie lui succéda. La chevalerie consistait dans
la défense du faible, dans la loyauté des combats, dans le mépris de la
ruse, dans cette charité chrétienne qui cherchait à mêler l’humanité
même à la guerre, dans tous les sentiments enfin qui substituèrent le
culte de l’honneur à l’esprit féroce des armes. C’est dans le Nord que
la chevalerie prit naissance, mais c’est dans le midi de la France
qu’elle s’est embellie par le charme de la poésie et de l’amour. Les
Germains avaient de tout temps respecté les femmes, mais ce furent les
Français qui cherchèrent à leur plaire; les Allemands avaient aussi
leurs chanteurs d’amour (_Minnesinger_), mais rien ne peut être comparé
à nos trouvères et à nos troubadours; et c’était peut-être à cette
source que nous devions puiser une littérature vraiment nationale.
L’esprit de la mythologie du Nord avait beaucoup plus de rapport que le
paganisme des anciens Gaulois avec le christianisme, et néanmoins il
n’est point de pays où les chrétiens aient été de plus nobles
chevaliers, et les chevaliers de meilleurs chrétiens qu’en France.

Les croisades réunirent les gentilshommes de tous les pays, et firent de
l’esprit de chevalerie comme une sorte de patriotisme européen, qui
remplissait du même sentiment toutes les âmes. Le régime féodal, cette
institution politique triste et sévère, mais qui consolidait, à quelques
égards, l’esprit de la chevalerie, en le transformant en lois, le régime
féodal, dis-je, s’est maintenu en Allemagne jusqu’à nos jours: il a été
détruit en France par le cardinal de Richelieu, et, depuis cette époque
jusqu’à la Révolution, les Français ont tout à fait manqué d’une source
d’enthousiasme. Je sais qu’on dira que l’amour de leurs rois en était
une; mais en supposant qu’un tel sentiment pût suffire à une nation, il
tient tellement à la personne même du souverain, que pendant le règne du
régent et de Louis XV, il eût été difficile, je pense, qu’il fît faire
rien de grand aux Français. L’esprit de chevalerie, qui brillait encore
par étincelles sous Louis XIV, s’éteignit après lui, et fut remplacé,
comme le dit un historien piquant et spirituel[6], par _l’esprit de
fatuité_, qui lui est entièrement opposé. Loin de protéger les femmes,
la fatuité cherche à les perdre; loin de dédaigner la ruse, elle s’en
sert contre ces êtres faibles qu’elle s’enorgueillit de tromper, et met
la profanation dans l’amour à la place du culte.

Le courage même, qui servait jadis de garant à la loyauté, ne fut plus
qu’un moyen brillant de s’en affranchir; car il n’importait pas d’être
vrai, mais il fallait seulement tuer en duel celui qui aurait prétendu
qu’on ne l’était pas; et l’empire de la société, dans le grand monde,
fit disparaître la plupart des vertus de la chevalerie. La France se
trouvait alors sans aucun genre d’enthousiasme; et comme il en faut un
aux nations pour ne pas se corrompre et se dissoudre, c’est sans doute
ce besoin naturel qui tourna, dès le milieu du dernier siècle, tous les
esprits vers l’amour de la liberté.

La marche philosophique du genre humain paraît donc devoir se diviser en
quatre ères différentes: les temps héroïques, qui fondèrent la
civilisation; le patriotisme, qui fit la gloire de l’antiquité; la
chevalerie, qui fut la religion guerrière de l’Europe; et l’amour de la
liberté, dont l’histoire a commencé vers l’époque de la réformation.

L’Allemagne, si l’on en excepte quelques cours avides d’imiter la
France, ne fut point atteinte par la fatuité, l’immoralité et
l’incrédulité, qui, depuis la régence, avaient altéré le caractère
naturel des Français. La féodalité conservait encore chez les Allemands
des maximes de chevalerie. On s’y battait en duel, il est vrai, moins
souvent qu’en France, parce que la nation germanique n’est pas aussi
vive que la nation française, et que toutes les classes du peuple ne
participent pas, comme en France, au sentiment de la bravoure; mais
l’opinion publique était plus sévère en général sur tout ce qui tenait à
la probité. Si un homme avait manqué de quelque manière aux lois de la
morale, dix duels par jour ne l’auraient relevé dans l’estime de
personne. On a vu beaucoup d’hommes de bonne compagnie, en France, qui,
accusés d’une action condamnable, répondaient: _Il se peut que cela soit
mal, mais personne, du moins, n’osera me le dire en face._ Il n’y a
point de propos qui suppose une plus grande dépravation; car où en
serait la société humaine, s’il suffisait de se tuer les uns les autres
pour avoir le droit de se faire d’ailleurs tout le mal possible; de
manquer à sa parole, de mentir, pourvu qu’on n’osât pas vous dire: «Vous
en avez menti»; enfin, de séparer la loyauté de la bravoure, et de
transformer le courage en un moyen d’impunité sociale?

Depuis que l’esprit chevaleresque s’était éteint en France, depuis qu’il
n’y avait plus de Godefroy, de Saint Louis, de Bayard qui protégeassent
la faiblesse, et se crussent liés par une parole comme par des chaînes
indissolubles, j’oserai dire, contre l’opinion reçue, que la France a
peut-être été, de tous les pays du monde, celui où les femmes étaient le
moins heureuses par le cœur. On appelait la France le paradis des
femmes, parce qu’elles y jouissaient d’une grande liberté; mais cette
liberté même venait de la facilité avec laquelle on se détachait
d’elles. Le Turc qui renferme sa femme, lui prouve au moins par là
qu’elle est nécessaire à son bonheur: l’homme à bonnes fortunes, tel que
le dernier siècle nous en a fourni tant d’exemples, choisit les femmes
pour victimes de sa vanité; et cette vanité ne consiste pas seulement à
les séduire, mais à les abandonner. Il faut qu’il puisse indiquer avec
des paroles légères et inattaquables en elles-mêmes, que telle femme l’a
aimé et qu’il ne s’en soucie plus. «Mon amour-propre me crie: _Fais-la
mourir de chagrin_», disait un ami du baron de Bezenval, et cet ami lui
parut très regrettable, quand une mort prématurée l’empêcha de suivre ce
beau dessein. _On se lasse de tout, mon ange_, écrit M. de La Clos, dans
un roman qui fait frémir par les raffinements d’immoralité qu’il
décèle. Enfin, dans ces temps où l’on prétendait que l’amour régnait en
France, il me semble que la galanterie mettait les femmes, pour ainsi
dire, hors la loi. Quand leur règne d’un moment était passé, il n’y
avait pour elles ni générosité, ni reconnaissance, ni même pitié. L’on
contrefaisait les accents de l’amour pour les faire tomber dans le
piège, comme le crocodile qui imite la voix des enfants pour attirer
leurs mères.

Louis XIV, si vanté par sa galanterie chevaleresque, ne se montra-t-il
pas le plus dur des hommes, dans sa conduite envers la femme dont il
avait été le plus aimé, madame de La Vallière? Les détails qu’on en lit
dans les mémoires de Madame sont affreux. Il navra de douleur l’âme
infortunée qui n’avait respiré que pour lui, et vingt années de larmes
au pied de la croix purent à peine cicatriser les blessures que le cruel
dédain du monarque avait faites. Rien n’est si barbare que la vanité; et
comme la société, le bon ton, la mode, le succès, mettent singulièrement
en jeu cette vanité, il n’est aucun pays où le bonheur des femmes soit
plus en danger que celui où tout dépend de ce qu’on appelle l’opinion,
et où chacun apprend des autres ce qu’il est de bon goût de sentir.

Il faut l’avouer, les femmes ont fini par prendre part à l’immoralité
qui détruisait leur véritable empire: en valant moins, elles ont moins
souffert. Cependant, à quelques exceptions près, la vertu des femmes
dépend toujours de la conduite des hommes. La prétendue légèreté des
femmes vient de ce qu’elles ont peur d’être abandonnées: elles se
précipitent dans la honte par crainte de l’outrage.

L’amour est une passion beaucoup plus sérieuse en Allemagne qu’en
France. La poésie, les beaux-arts, la philosophie même, et la religion,
ont fait de ce sentiment un culte terrestre qui répand un noble charme
sur la vie. Il n’y a point eu dans ce pays, comme en France, des écrits
licencieux qui circulaient dans toutes les classes, et détruisaient le
sentiment chez les gens du monde, et la moralité chez les gens du
peuple. Les Allemands ont cependant, il faut en convenir, plus
d’imagination que de sensibilité; et leur loyauté seule répond de leur
constance. Les Français, en général, respectent les devoirs positifs;
les Allemands se croient plus engagés par les affections que par les
devoirs. Ce que nous avons dit sur la facilité du divorce en est la
preuve; chez eux l’amour est plus sacré que le mariage. C’est par une
honorable délicatesse, sans doute, qu’ils sont surtout fidèles aux
promesses que les lois ne garantissent pas: mais celles que les lois
garantissent sont plus importantes pour l’ordre social.

L’esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands, pour ainsi dire
passivement; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve
dans tous les rapports intimes; mais cette énergie sévère, qui
commandait aux hommes tant de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et
faisait de la vie entière une œuvre sainte où dominait toujours la même
pensée, cette énergie chevaleresque des temps jadis n’a laissé dans
l’Allemagne qu’une empreinte effacée. Rien de grand ne s’y fera
désormais que par l’impulsion libérale qui a succédé dans l’Europe à la
chevalerie.




CHAPITRE V

_De l’Allemagne méridionale._


Il était assez généralement reconnu qu’il n’y avait de littérature que
dans le nord de l’Allemagne, et que les habitants du midi se livraient
aux jouissances de la vie physique, pendant que les contrées
septentrionales goûtaient plus exclusivement celles de l’âme. Beaucoup
d’hommes de génie sont nés dans le midi, mais ils se sont formés dans le
nord. On trouve non loin de la Baltique les plus beaux établissements,
les savants et les hommes de lettres les plus distingués; et depuis
Weimar jusqu’à Kœnigsberg, depuis Kœnigsberg jusqu’à Copenhague, les
brouillards et les frimas semblent l’élément naturel des hommes d’une
imagination forte et profonde.

Il n’est point de pays qui ait plus besoin que l’Allemagne de s’occuper
de littérature; car la société y offrant peu de charmes, et les
individus n’ayant pas pour la plupart cette grâce et cette vivacité que
donne la nature dans les pays chauds, il en résulte que les Allemands ne
sont aimables que quand ils sont supérieurs, et qu’il leur faut du génie
pour avoir beaucoup d’esprit.

La Franconie, la Souabe et la Bavière, avant la réunion illustre de
l’académie actuelle à Munich, étaient des pays singulièrement lourds et
monotones: point d’arts, la musique exceptée, peu de littérature; un
accent rude qui se prêtait difficilement à la prononciation des langues
latines; point de société; de grandes réunions qui ressemblaient à des
cérémonies plutôt qu’à des plaisirs; une politesse obséquieuse envers
une aristocratie sans élégance; de la bonté, de la loyauté dans toutes
les classes; mais une certaine raideur souriante, qui ôte tout à la fois
l’aisance et la dignité. On ne doit donc pas s’étonner des jugements
qu’on a portés, des plaisanteries qu’on a faites sur l’ennui de
l’Allemagne. Il n’y a que les villes littéraires qui puissent vraiment
intéresser, dans un pays où la société n’est rien, et la nature peu de
chose.

On aurait peut-être cultivé les lettres dans le midi de l’Allemagne avec
autant de succès que dans le nord, si les souverains avaient mis à ce
genre d’étude un véritable intérêt; cependant, il faut en convenir, les
climats tempérés sont plus propres à la société qu’à la poésie. Lorsque
le climat n’est ni sévère ni beau, quand on vit sans avoir rien à
craindre ni à espérer du ciel, on ne s’occupe guère que des intérêts
positifs de l’existence. Ce sont les délices du Midi, ou les rigueurs du
Nord, qui ébranlent fortement l’imagination. Soit qu’on lutte contre la
nature ou qu’on s’enivre de ses dons, la puissance de la création n’en
est pas moins forte, et réveille en nous le sentiment des beaux-arts, ou
l’instinct des mystères de l’âme.

L’Allemagne méridionale, tempérée sous tous les rapports, se maintient
dans un état de bien-être monotone, singulièrement nuisible à l’activité
des affaires comme à celle de la pensée. Le plus vif désir des habitants
de cette contrée paisible et féconde, c’est de continuer à exister comme
ils existent; et que fait-on avec ce seul désir? Il ne suffit pas même
pour conserver ce dont on se contente.




CHAPITRE VI

_De l’Autriche_[7].


Les littérateurs du nord de l’Allemagne ont accusé l’Autriche de
négliger les sciences et les lettres; on a même fort exagéré l’espèce de
gêne que la censure y établissait. S’il n’y a pas eu de grands hommes
dans la carrière littéraire en Autriche, ce n’est pas autant à la
contrainte qu’au manque d’émulation qu’il faut l’attribuer.

C’est un pays si calme, un pays où l’aisance est si tranquillement
assurée à toutes les classes de citoyens, qu’on n’y pense pas beaucoup
aux jouissances intellectuelles. On y fait plus pour le devoir que pour
la gloire; les récompenses de l’opinion y sont si ternes, et ses
punitions si douces, que, sans le mobile de la conscience, il n’y aurait
pas de raison pour agir vivement dans aucun sens.

Les exploits militaires devaient être l’intérêt principal des habitants
d’une monarchie qui s’est illustrée par des guerres continuelles; et
cependant la nation autrichienne s’était tellement livrée au repos et
aux douceurs de la vie, que les événements publics eux-mêmes n’y
faisaient pas grand bruit, jusqu’au moment où ils pouvaient réveiller le
patriotisme; et ce sentiment est calme dans un pays où il n’y a que du
bonheur. L’on trouve en Autriche beaucoup de choses excellentes, mais
peu d’hommes vraiment supérieurs, car il n’y est pas fort utile de
valoir mieux qu’un autre; on n’est pas envié pour cela, mais oublié, ce
qui décourage encore plus. L’ambition persiste dans le désir d’obtenir
des places, le génie se lasse de lui-même; le génie, au milieu de la
société, est une douleur, une fièvre intérieure, dont il faudrait se
faire traiter comme d’un mal, si les récompenses de la gloire n’en
adoucissaient pas les peines.

En Autriche et dans le reste de l’Allemagne, on plaide toujours par
écrit, et jamais à haute voix. Les prédicateurs sont suivis, parce qu’on
observe les pratiques de religion; mais ils n’attirent point par leur
éloquence; les spectacles sont extrêmement négligés, surtout la
tragédie. L’administration est conduite avec beaucoup de sagesse et de
justice; mais il y a tant de méthode en tout, qu’à peine si l’on peut
s’apercevoir de l’influence des hommes. Les affaires se traitent d’après
un certain ordre de numéros que rien au monde ne dérange. Des règles
invariables en décident, et tout se passe dans un silence profond; ce
silence n’est pas l’effet de la terreur, car, que peut-on craindre dans
un pays où les vertus du monarque et les principes de l’équité dirigent
tout? mais le profond repos des esprits comme des âmes ôte tout intérêt
à la parole. Le crime ou le génie, l’intolérance ou l’enthousiasme, les
passions ou l’héroïsme ne troublent ni n’exaltent l’existence. Le
cabinet autrichien a passé dans le dernier siècle pour très astucieux;
ce qui ne s’accorde guère avec le caractère allemand en général; mais
souvent on prend pour une politique profonde ce qui n’est que
l’alternative de l’ambition et de la faiblesse. L’histoire attribue
presque toujours aux individus comme aux gouvernements plus de
combinaison qu’ils n’en ont eu.

L’Autriche, réunissant dans son sein des peuples très divers, tels que
les Bohêmes, les Hongrois, etc., n’a point cette unité si nécessaire à
une monarchie; néanmoins la grande modération des maîtres de l’État a
fait depuis longtemps un lien pour tous de l’attachement à un seul.
L’empereur d’Allemagne était tout à la fois souverain de son propre
pays, et chef constitutionnel de l’empire. Sous ce dernier rapport, il
avait à ménager des intérêts divers et des lois établies, et prenait,
comme magistrat impérial, une habitude de justice et de prudence qu’il
reportait ensuite dans le gouvernement de ses États héréditaires. La
nation bohême et hongroise, les Tyroliens et les Flamands, qui
composaient autrefois la monarchie, ont tous plus de vivacité naturelle
que les véritables Autrichiens; ceux-ci s’occupent sans cesse de l’art
de modérer, au lieu de celui d’encourager. Un gouvernement équitable,
une terre fertile, une nation riche et sage, tout devait leur faire
croire qu’il ne fallait que se maintenir pour être bien, et qu’on
n’avait besoin en aucun genre du secours extraordinaire des talents
supérieurs. On peut s’en passer en effet dans les temps paisibles de
l’histoire; mais que faire sans eux dans les grandes luttes?

L’esprit du catholicisme qui dominait à Vienne, quoique toujours avec
sagesse, avait pourtant écarté, sous le règne de Marie-Thérèse, ce qu’on
appelait les lumières du dix-huitième siècle. Joseph II vint ensuite,
et prodigua toutes ces lumières à un État qui n’était préparé ni au bien
ni au mal qu’elles peuvent faire. Il réussit momentanément dans ce qu’il
voulait, parce qu’il ne rencontra point en Autriche de passion vive, ni
pour ni contre ses désirs; «mais après sa mort il ne resta rien de ce
qu’il avait établi[8]», parce que rien ne dure que ce qui vient
progressivement.

L’industrie, le bien vivre et les jouissances domestiques sont les
intérêts principaux de l’Autriche; malgré la gloire qu’elle s’est
acquise par la persévérance et la valeur de ses troupes, l’esprit
militaire n’a pas vraiment pénétré dans toutes les classes de la nation.
Ses armées sont pour elle comme des forteresses ambulantes, mais il n’y
a guère plus d’émulation dans cette carrière que dans toutes les autres;
les officiers les plus probes sont en même temps les plus braves; ils y
ont d’autant plus de mérite, qu’il en résulte rarement pour eux un
avancement brillant et rapide. On se fait presque un scrupule en
Autriche de favoriser les hommes supérieurs, et l’on aurait pu croire
quelquefois que le gouvernement voulait pousser l’équité plus loin que
la nature, et traiter d’une égale manière le talent et la médiocrité.

L’absence d’émulation a sans doute un avantage, c’est qu’elle apaise la
vanité; mais souvent aussi la fierté même s’en ressent, et l’on finit
par n’avoir plus qu’un orgueil commode, auquel l’extérieur seul suffit
en tout.

C’était aussi, ce me semble, un mauvais système que d’interdire l’entrée
des livres étrangers. Si l’on pouvait conserver dans un pays l’énergie
du treizième et du quatorzième siècle, en le garantissant des écrits du
dix-huitième, ce serait peut-être un grand bien; mais comme il faut
nécessairement que les opinions et les lumières de l’Europe pénètrent
au milieu d’une monarchie qui est au centre même de cette Europe, c’est
un inconvénient de ne les y laisser arriver qu’à demi; car ce sont les
plus mauvais écrits qui se font jour. Les livres remplis de
plaisanteries immorales et de principes égoïstes amusent le vulgaire, et
sont toujours connus de lui: et les lois prohibitives n’ont tout leur
effet que contre les ouvrages philosophiques, qui élèvent l’âme et
étendent les idées. La contrainte que ces lois imposent est précisément
ce qu’il faut pour favoriser la paresse de l’esprit, mais non pour
conserver l’innocence du cœur.

Dans un pays où tout mouvement est difficile; dans un pays où tout
inspire une tranquillité profonde, le plus léger obstacle suffit pour ne
rien faire, pour ne rien écrire, et, si l’on le veut même, pour ne rien
penser. Qu’y a-t-il de mieux que le bonheur? dira-t-on. Il faut savoir
néanmoins ce qu’on entend par ce mot. Le bonheur consiste-t-il dans les
facultés qu’on développe, ou dans celles qu’on étouffe? Sans doute un
gouvernement est toujours digne d’estime, quand il n’abuse point de son
pouvoir, et ne sacrifie jamais la justice à son intérêt; mais la
félicité du sommeil est trompeuse; de grands revers peuvent la troubler;
et pour tenir plus aisément et plus doucement les rênes, il ne faut pas
engourdir les coursiers.

Une nation peut très facilement se contenter des biens communs de la
vie, le repos et l’aisance; et des penseurs superficiels prétendront que
tout l’art social se borne à donner au peuple ces biens. Il en faut
pourtant de plus nobles pour se croire une patrie. Le sentiment
patriotique se compose des souvenirs que les grands hommes ont laissés,
de l’admiration qu’inspirent les chefs-d’œuvre du génie national, enfin
de l’amour que l’on ressent pour les institutions, la religion et la
gloire de son pays. Toutes ces richesses de l’âme sont les seules que
ravirait un joug étranger; mais si l’on s’en tenait uniquement aux
jouissances matérielles, le même sol, quel que fut son maître, ne
pourrait-il pas toujours les procurer?

L’on craignait à tort, dans le dernier siècle, en Autriche, que la
culture des lettres n’affaiblît l’esprit militaire. Rodolphe de
Habsbourg détacha de son cou la chaîne d’or qu’il portait, pour en
décorer un poète alors célèbre. Maximilien fit écrire un poème sous sa
dictée. Charles-Quint savait et cultivait presque toutes les langues. Il
y avait jadis sur la plupart des trônes de l’Europe des souverains
instruits dans tous les genres, et qui trouvaient dans les connaissances
littéraires une nouvelle source de grandeur d’âme. Ce ne sont ni les
lettres ni les sciences qui nuiront jamais à l’énergie du caractère.
L’éloquence rend plus brave, la bravoure rend plus éloquent; tout ce qui
fait battre le cœur pour une idée généreuse, double la véritable force
de l’homme, sa volonté: mais l’égoïsme systématique, dans lequel on
comprend quelquefois sa famille comme un appendice de soi-même, mais la
philosophie, vulgaire au fond, quelque élégante qu’elle soit dans les
formes, qui porte à dédaigner tout ce qu’on appelle des illusions,
c’est-à-dire le dévouement et l’enthousiasme; voilà le genre de lumière
redoutable pour les vertus nationales, voilà celles cependant que la
censure ne saurait écarter d’un pays entouré par l’atmosphère du
dix-huitième siècle: l’on ne peut échapper à ce qu’il y a de pervers
dans les écrits qu’en laissant arriver de toutes parts ce qu’ils
contiennent de grand et de libre.

On défendait à Vienne de représenter Don Carlos, parce qu’on ne voulait
pas y tolérer son amour pour Elisabeth. Dans Jeanne d’Arc, de Schiller,
on faisait d’Agnès Sorel la femme légitime de Charles VII. Il n’était
pas permis à la bibliothèque publique de donner à lire l’Esprit des
Lois: mais, au milieu de cette gêne, les romans de Crébillon circulaient
dans les mains de tout le monde; les ouvrages licencieux entraient, les
ouvrages sérieux étaient seuls arrêtés.

Le mal que peuvent faire les mauvais livres n’est corrigé que par les
bons; les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus haut
degré de lumières. Il y a deux routes à prendre en toutes choses:
retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y
résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l’époque où nous
vivons; car l’innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de
l’ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites,
tant de sophismes répétés, qu’il faut beaucoup savoir pour bien juger,
et les temps sont passés où l’on s’en tenait en fait d’idées au
patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les
lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne
présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne saurait prétendre
à dérober à une grande nation la connaissance de l’esprit qui règne dans
son siècle; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur
dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d’aborder hardiment
toutes les questions: on trouve alors dans les vérités éternelles des
ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le
maintien de l’ordre et l’accroissement de la puissance.




CHAPITRE VII

_Vienne._


Vienne est située dans une plaine, au milieu de plusieurs collines
pittoresques. Le Danube, qui la traverse et l’entoure, se partage en
diverses branches qui forment des îles fort agréables; mais le fleuve
lui-même perd de sa dignité dans tous ces détours, et il ne produit pas
l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une vieille
ville assez petite, mais environnée de faubourgs très spacieux; on
prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus
grande qu’elle ne l’était quand Richard Cœur de Lion fut mis en prison
non loin de ses portes. Les rues y sont étroites comme en Italie; les
palais rappellent un peu ceux de Florence; enfin rien n’y ressemble au
reste de l’Allemagne, si ce n’est quelques édifices gothiques qui
retracent le moyen âge à l’imagination.

Le premier de ces édifices est la tour de Saint-Étienne: elle s’élève
au-dessus de toutes les églises de Vienne, et domine majestueusement la
bonne et paisible ville dont elle a vu passer les générations et la
gloire. Il fallut deux siècles, dit-on, pour achever cette tour,
commencée en 1100; toute l’histoire d’Autriche s’y rattache de quelque
manière. Aucun édifice ne peut être aussi patriotique qu’une église;
c’est le seul dans lequel toutes les classes de la nation se réunissent,
le seul qui rappelle non seulement les événements publics, mais les
pensées secrètes, les affections intimes que les chefs et les citoyens
ont apportées dans son enceinte. Le temple de la divinité semble présent
comme elle aux siècles écoulés.

Le tombeau du prince Eugène est le seul qui, depuis longtemps, ait été
placé dans cette église; il y attend d’autres héros. Comme je m’en
approchais, je vis attaché à l’une des colonnes qui l’entourent un petit
papier sur lequel il était écrit _qu’une jeune femme demandait qu’on
priât pour elle pendant sa maladie_. Le nom de cette jeune femme n’était
point indiqué; c’était un être malheureux qui s’adressait à des êtres
inconnus, non pour des secours, mais pour des prières; et tout cela se
passait à côté d’un illustre mort qui avait pitié peut-être aussi du
pauvre vivant. C’est un usage pieux des catholiques, et que nous
devrions imiter, de laisser les églises toujours ouvertes; il y a tant
de moments où l’on éprouve le besoin de cet asile! et jamais on n’y
entre sans ressentir une émotion qui fait du bien à l’âme, et lui rend,
comme par une ablution sainte, sa force et sa pureté.

Il n’est point de grande ville qui n’ait un édifice, une promenade, une
merveille quelconque de l’art ou de la nature, à laquelle les souvenirs
de l’enfance se rattachent. Il me semble que le _Prater_ doit avoir pour
les habitants de Vienne un charme de ce genre; on ne trouve nulle part,
si près d’une capitale, une promenade qui puisse faire jouir ainsi des
beautés d’une nature tout à la fois agreste et soignée. Une forêt
majestueuse se prolonge jusqu’aux bords du Danube: l’on voit de loin des
troupeaux de cerfs traverser la prairie; ils reviennent chaque matin;
ils s’enfuient chaque soir, quand l’affluence des promeneurs trouble
leur solitude. Le spectacle qui n’a lieu à Paris que trois jours de
l’année, sur la route de Longchamp, se renouvelle constamment à Vienne,
dans la belle saison. C’est une coutume italienne que cette promenade de
tous les jours à la même heure. Une telle régularité serait impossible
dans un pays où les plaisirs sont aussi variés qu’à Paris; mais les
Viennois, quoi qu’il arrive, pourraient difficilement s’en déshabituer.
Il faut convenir que c’est un coup d’œil charmant que toute cette nation
citadine réunie sous l’ombrage d’arbres magnifiques, et sur les gazons
dont le Danube entretient la verdure. La bonne compagnie en voiture, le
peuple à pied; se rassemblent là chaque soir. Dans ce sage pays, l’on
traite les plaisirs comme les devoirs, et l’on a de même l’avantage de
ne s’en lasser jamais, quelque uniformes qu’ils soient. On porte dans la
dissipation autant d’exactitude que dans les affaires, et l’on perd son
temps aussi méthodiquement qu’on l’emploie.

Si vous entrez dans une des redoutes où il y a des bals pour les
bourgeois, les jours de fêtes, vous verrez des hommes et des femmes
exécuter gravement, l’un vis-à-vis de l’autre, les pas d’un menuet dont
ils se sont imposé l’amusement; la foule sépare souvent le couple
dansant, et cependant il continue, comme s’il dansait pour l’acquit de
sa conscience; chacun des deux va tout seul à droite et à gauche, en
avant, en arrière, sans s’embarrasser de l’autre, qui figure aussi
scrupuleusement, de son côté: de temps en temps seulement ils poussent
un petit cri de joie, et rentrent tout de suite après dans le sérieux de
leur plaisir.

C’est surtout au Prater qu’on est frappé de l’aisance et de la
prospérité du peuple de Vienne. Cette ville a la réputation de consommer
en nourriture plus que toute autre ville d’une population égale, et ce
genre de supériorité un peu vulgaire ne lui est pas contesté. On voit
des familles entières de bourgeois et d’artisans, qui partent à cinq
heures du soir pour aller au Prater faire un goûter champêtre aussi
substantiel que le dîner d’un autre pays, et l’argent qu’ils peuvent
dépenser là prouve assez combien ils sont laborieux et doucement
gouvernés. Le soir, des milliers d’hommes reviennent, tenant par la main
leurs femmes et leurs enfants; aucun désordre, aucune querelle ne
trouble cette multitude dont on entend à peine la voix, tant sa joie est
silencieuse! Ce silence cependant ne vient d’aucune disposition triste
de l’âme, c’est plutôt un certain bien-être physique, qui, dans le midi
de l’Allemagne, fait rêver aux sensations, comme dans le nord aux idées.
L’existence végétative du midi de l’Allemagne a quelques rapports avec
l’existence contemplative du nord: il y a du repos, de la paresse et de
la réflexion dans l’une et l’autre.

Si vous supposiez une aussi nombreuse réunion de Parisiens dans un même
lieu, l’air étincellerait de bon mots, de plaisanteries, de disputes, et
jamais un Français n’aurait un plaisir où l’amour-propre ne pût se faire
place de quelque manière.

Les grands seigneurs se promènent avec des chevaux et des voitures très
magnifiques et de fort bon goût; tout leur amusement consiste à
reconnaître dans une allée du Prater ceux qu’ils viennent de quitter
dans un salon; mais la diversité des objets empêche de suivre aucune
pensée, et la plupart des hommes se complaisent à dissiper ainsi les
réflexions qui les importunent. Ces grands seigneurs de Vienne, les plus
illustres et les plus riches de l’Europe, n’abusent d’aucun de leurs
avantages; ils laissent de misérables fiacres arrêter leurs brillants
équipages. L’empereur et ses frères se rangent tranquillement aussi à la
file, et veulent être considérés, dans leurs amusements, comme de
simples particuliers; ils n’usent de leurs droits que quand ils
remplissent leurs devoirs. L’on aperçoit souvent au milieu de toute
cette foule des costumes orientaux, hongrois et polonais qui réveillent
l’imagination, et de distance en distance une musique harmonieuse donne
à ce rassemblement l’air d’une fête paisible, où chacun jouit de
soi-même sans s’inquiéter de son voisin.

Jamais on ne rencontre un mendiant au milieu de cette réunion, on n’en
voit point à Vienne; les établissements de charité sont administrés avec
beaucoup d’ordre et de libéralité; la bienfaisance particulière et
publique est dirigée avec un grand esprit de justice, et le peuple
lui-même, ayant en générai plus d’industrie et d’intelligence
commerciale que dans le reste de l’Allemagne, conduit bien sa propre
destinée. Il y a très peu d’exemples en Autriche de crimes qui méritent
la mort; tout enfin dans ce pays porte l’empreinte d’un gouvernement
paternel, sage et religieux. Les bases de l’édifice social sont bonnes
et respectables, mais il y manque «un faîte et des colonnes, pour que la
gloire et le génie puissent y avoir un temple[9]».

J’étais à Vienne, en 1808, lorsque l’empereur François II épousa sa
cousine germaine, la fille de l’archiduc de Milan et de l’archiduchesse
Béatrix, la dernière princesse de cette maison d’Este que l’Arioste et
le Tasse ont tant célébrée. L’archiduc Ferdinand et sa noble épouse se
sont vus tous les deux privés de leurs États par les vicissitudes de la
guerre, et la jeune impératrice, élevée «dans ces temps cruels[10]»
réunissait sur sa tête le double intérêt de la grandeur et de
l’infortune. C’était une union que l’inclination avait déterminée, et
dans laquelle aucune convenance politique n’était entrée, bien que l’on
ne pût en contracter une plus honorable. On éprouvait à la fois des
sentiments de sympathie et de respect pour les affections de famille qui
rapprochaient ce mariage de nous, et pour le rang illustre qui l’en
éloignait. Un jeune prince, archevêque de Waizen, donnait la bénédiction
nuptiale à sa sœur et à son souverain; la mère de l’impératrice, dont
les vertus et les lumières exercent le plus puissant empire sur ses
enfants, devint en un instant sujette de sa fille, et marchait derrière
elle avec un mélange de déférence et de dignité, qui rappelait tout à la
fois les droits de la couronne et ceux de la nature. Les frères de
l’empereur et de l’impératrice, tous employés dans l’armée ou dans
l’administration, tous, dans des degrés différents, également voués au
bien public, l’accompagnaient à l’autel, et l’église était remplie par
les grands de l’État, les femmes, les filles et les mères des plus
anciens gentilshommes de la noblesse teutonique. On n’avait rien fait de
nouveau pour la fête; il suffisait à sa pompe de montrer ce que chacun
possédait. Les parures mêmes des femmes étaient héréditaires, et les
diamants substitués dans chaque famille consacraient les souvenirs du
passé à l’ornement de la jeunesse: les temps anciens étaient présents à
tout, et l’on jouissait d’une magnificence que les siècles avaient
préparée, mais qui ne coûtait point de nouveaux sacrifices au peuple.

Les amusements qui succédèrent à la consécration du mariage avaient
presque autant de dignité que la cérémonie elle-même. Ce n’est point
ainsi que les particuliers doivent donner des fêtes, mais il convient
peut-être de retrouver dans tout ce que font les rois l’empreinte sévère
de leur auguste destinée. Non loin de cette église, autour de laquelle
les canons et les fanfares annonçaient l’alliance renouvelée de la
maison d’Este avec la maison d’Habsbourg, l’on voit l’asile qui renferme
depuis deux siècles les tombeaux des empereurs d’Autriche et de leur
famille. C’est là, dans le caveau des capucins, que Marie-Thérèse,
pendant trente années, entendait la messe en présence même du sépulcre
qu’elle avait fait préparer pour elle, à côté de son époux. Cette
illustre Marie-Thérèse avait tant souffert dans les premiers jours de sa
jeunesse, que le pieux sentiment de l’instabilité de la vie ne la quitta
jamais, au milieu même de ses grandeurs. Il y a beaucoup d’exemples
d’une dévotion sérieuse et constante parmi les souverains de la terre;
comme ils n’obéissent qu’à la mort, son irrésistible pouvoir les frappe
davantage. Les difficultés de la vie se placent entre nous et la tombe;
tout est aplani pour les rois jusqu’au terme, et cela même le rend plus
visible à leurs yeux.

Les fêtes conduisent naturellement à réfléchir sur les tombeaux; de tout
temps la poésie s’est plu à rapprocher ces images, et le sort aussi est
un terrible poète qui ne les a que trop souvent réunies.




CHAPITRE VIII

_De la Société._


Les riches et les nobles n’habitent presque jamais les faubourgs de
Vienne, et l’on est rapproché les uns des autres comme dans une petite
ville, quoique l’on y ait d’ailleurs tous les avantages d’une grande
capitale. Ces faciles communications, au milieu des jouissances de la
fortune et du luxe, rendent la vie habituelle très commode, et le cadre
de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire les
habitudes, les usages et les manières, sont extrêmement agréables. On
parle dans l’étranger de l’étiquette sévère et de l’orgueil
aristocratique des grands seigneurs autrichiens; cette accusation n’est
pas fondée; il y a de la simplicité, de la politesse, et surtout de la
loyauté dans la bonne compagnie de Vienne; et le même esprit de justice
et de régularité qui dirige les affaires importantes se retrouve encore
dans les plus petites circonstances. On y est fidèle à des invitations
de dîner et de souper, comme on le serait à des engagements essentiels;
et les faux airs qui font consister l’élégance dans le mépris des égards
ne s’y sont point introduits. Cependant l’un des principaux désavantages
de la société de Vienne, c’est que les nobles et les hommes de lettres
ne se mêlent point ensemble. L’orgueil des nobles n’en est pas la cause;
mais comme on ne compte pas beaucoup d’écrivains distingués à Vienne, et
qu’on y lit assez peu, chacun vit dans sa coterie, parce qu’il n’y a que
des coteries au milieu d’un pays où les idées générales et les intérêts
publics ont si peu d’occasion de se développer. Il résulte de cette
séparation des classes que les gens de lettres manquent de grâce, et que
les gens du monde acquièrent rarement de l’instruction.

L’exactitude de la politesse, qui est à quelques égards une vertu,
puisqu’elle exige souvent des sacrifices, a introduit dans Vienne les
plus ennuyeux usages possibles. Toute la bonne compagnie se transporte
en masse d’un salon à l’autre, trois ou quatre fois par semaine. On perd
un certain temps pour la toilette nécessaire dans ces grandes réunions;
on en perd dans la rue, on en perd sur les escaliers, en attendant que
le tour de sa voiture arrive, on en perd en restant trois heures à
table; et il est impossible, dans ces assemblées nombreuses, de rien
entendre qui sorte du cercle des phrases convenues. C’est une habile
invention de la médiocrité pour annuler les facultés de l’esprit que
cette exhibition journalière de tous les individus les uns aux autres.
S’il était reconnu qu’il faut considérer la pensée comme une maladie
contre laquelle un régime régulier est nécessaire, on ne saurait rien
imaginer de mieux qu’un genre de distraction à la fois étourdissant et
insipide: une telle distraction ne permet de suivre aucune idée, et
transforme le langage en un gazouillement qui peut être appris aux
hommes comme à des oiseaux.

J’ai vu représenter à Vienne une pièce dans laquelle Arlequin arrivait
revêtu d’une grande robe et d’une magnifique perruque, et tout à coup il
s’escamotait lui-même, laissait debout sa robe et sa perruque pour
figurer à sa place, et s’en allait vivre ailleurs; on serait tenté de
proposer ce tour de passe-passe à ceux qui fréquentent les grandes
assemblées. On n’y va point pour rencontrer l’objet auquel on désirerait
de plaire; la sévérité des mœurs et la tranquillité de l’âme
concentrent, en Autriche, les affections au sein de sa famille. On n’y
va point par ambition, car tout se passe avec tant de régularité dans ce
pays, que l’intrigue y a peu de prise, et ce n’est pas d’ailleurs au
milieu de la société qu’elle pourrait trouver à s’exercer. Ces visites
et ces cercles sont imaginés pour que tous fassent la même chose à la
même heure; on préfère ainsi l’ennui qu’on partage avec ses semblables à
l’amusement qu’on serait forcé de se créer chez soi.

Les grandes assemblées, les grands dîners ont aussi lieu dans d’autres
villes; mais comme on y rencontre d’ordinaire tous les individus
remarquables du pays où l’on est, il y a plus de moyens d’échapper à ces
formules de conversation, qui, dans de semblables réunions, succèdent
aux révérences, et les continuent en paroles. La société ne sert point
en Autriche, comme en France, à développer l’esprit ni à l’animer; elle
ne laisse dans la tête que du bruit et du vide: aussi les hommes les
plus spirituels du pays ont-ils soin, pour la plupart, de s’en éloigner;
les femmes seules y paraissent, et l’on est étonné de l’esprit qu’elles
ont, malgré le genre de vie qu’elles mènent. Les étrangers apprécient
l’agrément de leur entretien; mais ce qu’on rencontre le moins dans les
salons de la capitale de l’Allemagne, ce sont des Allemands.

L’on peut se plaire dans la société de Vienne, par la sûreté, l’élégance
et la noblesse des manières que les femmes y font régner; mais il y
manque quelque chose à dire, quelque chose à faire, un but, un intérêt.
On voudrait que le jour fût différent de la veille, sans que pourtant
cette variété brisât la chaîne des affections et des habitudes. La
monotonie, dans la retraite, tranquillise l’âme; la monotonie, dans le
grand monde, fatigue l’esprit.




CHAPITRE IX

_Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français._


La destruction de l’esprit féodal et de l’ancienne vie de château qui en
était la conséquence, a introduit beaucoup de loisir parmi les nobles;
ce loisir leur a rendu très nécessaire l’amusement de la société; et
comme les Français sont passés maîtres dans l’art de causer, ils se sont
rendus souverains de l’opinion européenne, ou plutôt de la mode, qui
contrefait si bien l’opinion. Depuis le règne de Louis XIV, toute la
bonne compagnie du continent, l’Espagne et l’Italie exceptées, a mis son
amour-propre dans l’imitation des Français. En Angleterre, il existe un
objet constant de conversation, les intérêts politiques, qui sont les
intérêts de chacun et de tous; dans le Midi il n’y a point de société:
le soleil, l’amour et les beaux-arts remplissent la vie. A Paris, on
s’entretient assez généralement de littérature; et les spectacles, qui
se renouvellent sans cesse, donnent lieu à des observations ingénieuses
et spirituelles. Mais dans la plupart des autres grandes villes, le seul
sujet dont on ait l’occasion de parler, ce sont des anecdotes et des
observations journalières sur les personnes dont la bonne compagnie se
compose. C’est un commérage ennobli par les grands noms qu’on prononce,
mais qui a pourtant le même fond que celui des gens du peuple; car à
l’élégance des formes près, ils parlent également tout le jour sur leurs
voisins et sur leurs voisines.

L’objet vraiment libéral de la conversation, ce sont les idées et les
faits d’un intérêt universel. La médisance habituelle, dont le loisir
des salons et la stérilité de l’esprit font une espèce de nécessité,
peut être plus ou moins modifiée par la bonté du caractère; mais il en
reste toujours assez pour qu’à chaque pas, à chaque mot, on entende
autour de soi le bourdonnement des petits propos qui pourraient, comme
les mouches, inquiéter même le lion. En France, on se sert de la
terrible arme du ridicule pour se combattre mutuellement et conquérir le
terrain sur lequel on espère des succès d’amour-propre; ailleurs un
certain bavardage indolent use l’esprit, et décourage des efforts
énergiques, dans quelque genre que ce puisse être.

Un entretien aimable, alors même qu’il porte sur des riens, et que la
grâce seule des expressions en fait le charme, cause encore beaucoup de
plaisir; on peut l’affirmer sans impertinence, les Français sont presque
seuls capables de ce genre d’entretien. C’est un exercice dangereux,
mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujets, comme
d’une balle lancée qui doit revenir à temps dans la main du joueur.

Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus
d’immoralité, et sont plus frivoles qu’eux, de peur que le sérieux ne
manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n’aient pas
l’accent parisien.

Les Autrichiens, en général, ont tout à la fois trop de raideur et de
sincérité pour rechercher les manières d’être étrangères. Cependant ils
ne sont pas encore assez Allemands, ils ne connaissent pas assez la
littérature allemande; on croit trop à Vienne qu’il est de bon goût de
ne parler que français; tandis que la gloire et même l’agrément de
chaque pays consistent toujours dans le caractère et l’esprit national.

Les Français ont fait peur à l’Europe, mais surtout à l’Allemagne, par
leur habileté dans l’art de saisir et de montrer le ridicule: il y avait
je ne sais quelle puissance magique dans le mot d’élégance et de grâce,
qui irritait singulièrement l’amour-propre. On dirait que les
sentiments, les actions, la vie enfin, devaient, avant tout, être soumis
à cette législation très subtile de l’usage du monde, qui est comme un
traité entre l’amour-propre des individus et celui de la société même,
un traité dans lequel les vanités respectives se sont fait une
constitution républicaine, où l’ostracisme s’exerce contre tout ce qui
est fort et prononcé. Ces formes, ces convenances légères en apparence,
et despotiques dans le fond, disposent de l’existence entière; elles ont
miné par degrés l’amour, l’enthousiasme, la religion, tout, hors
l’égoïsme, que l’ironie ne peut atteindre, parce qu’il ne s’expose qu’au
blâme et non à la moquerie.

L’esprit allemand s’accorde beaucoup moins que tout autre avec cette
frivolité calculée; il est presque nul à la superficie; il a besoin
d’approfondir pour comprendre; il ne saisit rien au vol, et les
Allemands auraient beau, ce qui certes serait bien dommage, se désabuser
des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond
ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et qu’ils seraient
plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables.

Il ne faut pas en conclure pour cela que la grâce leur soit interdite;
l’imagination et la sensibilité leur en donnent, quand ils se livrent à
leurs dispositions naturelles. Leur gaieté, et ils en ont, surtout en
Autriche, n’a pas le moindre rapport avec la gaieté française; les
farces tyroliennes, qui amusent à Vienne les grands seigneurs comme le
peuple, ressemblent beaucoup plus à la bouffonnerie des Italiens qu’à la
moquerie des Français. Elles consistent dans des scènes comiques
fortement caractérisées, et qui représentent la nature humaine avec
vérité, mais non la société avec finesse. Toutefois cette gaieté, telle
qu’elle est, vaut encore mieux que l’imitation d’une grâce étrangère: on
peut très bien se passer de cette grâce, mais en ce genre la perfection
seule est quelque chose. «L’ascendant des manières des Français a
préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n’y a qu’un
moyen de résister à cet ascendant: ce sont des habitudes et des mœurs
nationales très décidées[11]». Dès qu’on cherche à ressembler aux
Français, ils l’emportent en tout sur tous. Les Anglais, ne redoutant
point le ridicule que les Français savent si bien donner, se sont avisés
quelquefois de retourner la moquerie contre ses maîtres; et loin que
les manières anglaises parussent disgracieuses, même en France, les
Français tant imités imitaient à leur tour, et l’Angleterre a été
pendant longtemps aussi à la mode à Paris que Paris partout ailleurs.

Les Allemands pourraient se créer une société d’un genre très
instructif, et tout à fait analogue à leurs goûts et à leur caractère.
Vienne, étant la capitale de l’Allemagne, celle où l’on trouve le plus
facilement réuni tout ce qui fait l’agrément de la vie, aurait pu rendre
sous ce rapport de grands services à l’esprit allemand, si les étrangers
n’avaient pas dominé presque exclusivement la bonne compagnie. La
plupart des Autrichiens, qui ne savaient pas se prêter à la langue et
aux coutumes françaises, ne vivaient point du tout dans le monde; il en
résultait qu’ils ne s’adoucissaient point par l’entretien des femmes, et
restaient à la fois timides et rudes, dédaignant tout ce qu’on appelle
la grâce, et craignant cependant en secret d’en manquer: sous prétexte
des occupations militaires, ils ne cultivaient point leur esprit, et ils
négligeaient souvent ces occupations mêmes, parce qu’ils n’entendaient
jamais rien qui pût leur faire sentir le prix et le charme de la gloire.
Ils croyaient se montrer bons Allemands en s’éloignant d’une société où
les étrangers seuls avaient l’avantage, et jamais ils ne songeaient à
s’en former une capable de développer leur esprit et leur âme.

Les Polonais et les Russes, qui faisaient le charme de la société de
Vienne, ne parlaient que français, et contribuaient à en écarter la
langue allemande. Les Polonaises ont des manières très séduisantes;
elles mêlent l’imagination orientale à la souplesse et à la vivacité de
l’esprit français. Néanmoins, même chez les nations esclavones, les plus
flexibles de toutes, l’imitation du genre français est très souvent
fatigante: les vers français des Polonais et des Russes ressemblent, à
quelques exceptions près, aux vers latins du moyen âge. Une langue
étrangère est toujours, sous beaucoup de rapports, une langue morte.
Les vers français sont à la fois ce qu’il y a de plus facile et de plus
difficile à faire. Lier l’un à l’autre des hémistiches si bien
accoutumés à se trouver ensemble, ce n’est qu’un travail de mémoire;
mais il faut avoir respiré l’air d’un pays, pensé, joui, souffert dans
sa langue, pour peindre en poésie ce qu’on éprouve. Les étrangers, qui
mettent avant tout leur amour-propre à parler correctement le français,
n’osent pas juger nos écrivains autrement que les autorités littéraires
ne les jugent, de peur de passer pour ne pas les comprendre. Ils vantent
le style plus que les idées, parce que les idées appartiennent à toutes
les nations, et que les Français seuls sont juges du style dans leur
langue.

Si vous rencontrez un vrai Français, vous trouvez du plaisir à parler
avec lui sur la littérature française; vous vous sentez chez vous, et
vous vous entretenez de vos affaires ensemble; mais un étranger
_francisé_ ne se permet pas une opinion ni une phrase qui ne soit
orthodoxe, et le plus souvent c’est une vieille orthodoxie qu’il prend
pour l’opinion du jour. L’on en est encore, dans plusieurs pays du Nord,
aux anecdotes de la cour de Louis XIV. Les étrangers, imitateurs des
Français, racontent les querelles de mademoiselle de Fontanges et de
madame de Montespan, avec un détail qui serait fatigant quand il
s’agirait d’un événement de la veille. Cette érudition de boudoir, cet
attachement opiniâtre à quelques idées reçues, parce qu’on ne saurait
pas trop comment renouveler sa provision en ce genre, tout cela est
fastidieux et même nuisible; car la véritable force d’un pays, c’est son
caractère naturel; et l’imitation des étrangers, sous quelque rapport
que ce soit, est un défaut de patriotisme.

Les Français hommes d’esprit, lorsqu’ils voyagent, n’aiment point à
rencontrer parmi les étrangers l’esprit français, et recherchent surtout
les hommes qui réunissent l’originalité nationale à l’originalité
individuelle. Les marchandes de modes, en France, envoient aux colonies,
dans l’Allemagne et dans le Nord, ce qu’elles appellent vulgairement _le
fonds de boutique_; et cependant elles recherchent avec le plus grand
soin les habits nationaux de ces mêmes pays, et les regardent avec
raison comme des modèles très élégants. Ce qui est vrai pour la parure
l’est également pour l’esprit. Nous avons une cargaison de madrigaux, de
calembours, de vaudevilles, que nous faisons passer à l’étranger, quand
on n’en fait plus rien en France; mais les Français eux-mêmes
n’estiment, dans les littératures étrangères, que les beautés indigènes.
Il n’y a point de nature, point de vie dans l’imitation: et l’on
pourrait appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages
imités du français, l’éloge que Roland, dans l’Arioste, fait de sa
jument qu’il traîne après lui: _Elle réunit_, dit-il, _toutes les
qualités imaginables, mais elle a pourtant un défaut, c’est qu’elle est
morte_.




CHAPITRE X

_De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité bienveillante._


En tout pays, la supériorité d’esprit et d’âme est fort rare, et c’est
par cela même qu’elle conserve le nom de supériorité; ainsi donc, pour
juger du caractère d’une nation, c’est la masse commune qu’il faut
examiner. Les gens de génie sont toujours compatriotes entre eux; mais
pour sentir vraiment la différence des Français et des Allemands, l’on
doit s’attacher à connaître la multitude dont les deux nations se
composent. Un Français sait encore parler lors même qu’il n’a point
d’idées; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en
saurait exprimer. On peut s’amuser avec un Français, même quand il
manque d’esprit. Il vous raconte tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a
vu, le bien qu’il pense de lui, les éloges qu’il a reçus, les grands
seigneurs qu’il connaît, les succès qu’il espère. Un Allemand, s’il ne
pense pas, ne peut rien dire, et s’embarrasse dans les formes qu’il
voudrait rendre polies, et qui mettent mal à l’aise les autres et lui.
La sottise, en France, est animée, mais dédaigneuse. Elle se vante de ne
pas comprendre, pour peu qu’on exige d’elle quelque attention, et croit
nuire à ce qu’elle n’entend pas, en affirmant que c’est obscur.
L’opinion du pays étant que le succès décide de tout, les sots mêmes, en
qualité de spectateurs, croient influer sur le mérite intrinsèque des
choses, en ne les applaudissant pas, et se donner ainsi plus
d’importance. Les hommes médiocres, en Allemagne, au contraire, sont
pleins de bonne volonté; ils rougiraient de ne pouvoir s’élever à la
hauteur des pensées d’un écrivain célèbre; et loin de se considérer
comme juges, ils aspirent à devenir disciples.

Il y a sur chaque sujet tant de phrases toutes faites en France, qu’un
sot, avec leur secours, parle quelque temps assez bien, et ressemble
même momentanément à un homme d’esprit; en Allemagne, un ignorant
n’oserait énoncer son avis sur rien avec confiance, car aucune opinion
n’étant admise comme incontestable, on ne peut en avancer aucune sans
être en état de la défendre; aussi les gens médiocres sont-ils pour la
plupart silencieux, et ne répandent-ils d’autre agrément dans la société
que celui d’une bienveillance aimable. En Allemagne, les hommes
distingués seuls savent causer, tandis qu’en France tout le monde s’en
tire. Les hommes supérieurs en France sont indulgents, les hommes
supérieurs en Allemagne sont très sévères; mais en revanche les sots
chez les Français sont dénigrants et jaloux, et les Allemands, quelque
bornés qu’ils soient, savent encore se montrer encourageants et
admirateurs. Les idées qui circulent en Allemagne sur divers sujets sont
nouvelles et souvent bizarres; il arrive de là que ceux qui les répètent
paraissent avoir pendant quelque temps une sorte de profondeur usurpée.
En France, c’est par les manières qu’on fait illusion sur ce qu’on vaut.
Ces manières sont agréables, mais uniformes, et la discipline du bon ton
achève de leur ôter ce qu’elles pourraient avoir de varié.

Un homme d’esprit me racontait qu’un soir, dans un bal masqué, il passa
devant une glace, et que, ne sachant comment se distinguer lui-même, au
milieu de tous ceux qui portaient un domino pareil au sien, il se fit un
signe de tête pour se reconnaître; on en peut dire autant de la parure
que l’esprit revêt dans le monde; on se confond presque avec les autres,
tant le caractère véritable de chacun se montre peu! La sottise se
trouve bien de cette confusion, et voudrait en profiter pour contester
le vrai mérite. La bêtise et la sottise diffèrent essentiellement en
ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les
sots se flattent toujours de dominer la société.




CHAPITRE XI

_De l’esprit de conversation._


En Orient, quand on n’a rien à se dire, on fume du tabac de rose
ensemble, et de temps en temps on se salue les bras croisés sur la
poitrine, pour se donner un témoignage d’amitié; mais dans l’Occident on
a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l’âme s’est souvent
dissipé dans ces entretiens où l’amour-propre est sans cesse en
mouvement pour faire effet tout de suite, et selon le goût du moment et
du cercle où l’on se trouve.

Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l’esprit et le
goût de la conversation sont le plus généralement répandus; et ce qu’on
appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie, qui est
indépendant des amis même qu’on y a laissés, s’applique particulièrement
à ce plaisir de causer, que les Français ne retrouvent nulle part au
même degré que chez eux. Volney raconte que des Français émigrés
voulaient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des
terres en Amérique; mais de temps en temps ils quittaient toutes leurs
occupations pour aller, disaient-ils, _causer à la ville_; et cette
ville, la Nouvelle-Orléans, était à six cents lieues de leur demeure.
Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer: la
parole n’y est pas seulement, comme ailleurs, un moyen de se communiquer
ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont
on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez
quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne
consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation; les idées
ni les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal
intérêt; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se
faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on
pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail,
de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste,
le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui
fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur
vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible.

Rien n’est plus étranger à ce talent que le caractère et le genre
d’esprit des Allemands; ils veulent un résultat sérieux en tout. Bacon
a dit que _la conversation n’était pas un chemin qui conduisait à la
maison, mais un sentier où l’on se promenait au hasard avec plaisir_.
Les Allemands donnent à chaque chose le temps nécessaire, mais le
nécessaire en fait de conversation, c’est l’amusement; si l’on dépasse
cette mesure l’on tombe dans la discussion, dans l’entretien sérieux,
qui est plutôt une occupation utile qu’un art agréable. Il faut l’avouer
aussi, le goût et l’enivrement de l’esprit de société rendent
singulièrement incapable d’application et d’étude, et les qualités des
Allemands tiennent peut-être sous quelques rapports à l’absence même de
cet esprit.

Les anciennes formules de politesse qui sont encore en vigueur dans
presque toute l’Allemagne, s’opposent à l’aisance et à la familiarité de
la conversation; le titre le plus mince, et pourtant le plus long à
prononcer, y est donné et répété vingt fois dans le même repas; il faut
offrir de tous les mets, de tous les vins avec un soin, avec une
insistance qui fatigue mortellement les étrangers. Il y a de la bonhomie
au fond de tous ces usages; mais ils ne subsisteraient pas un instant
dans un pays où l’on pourrait hasarder la plaisanterie sans offenser la
susceptibilité; et comment néanmoins peut-il y avoir de la grâce et du
charme en société, si l’on n’y permet pas cette douce moquerie qui
délasse l’esprit, et donne à la bienveillance elle-même une façon
piquante de s’exprimer?

Le cours des idées, depuis un siècle, a été tout à fait dirigé par la
conversation. On pensait pour parler, on parlait pour être applaudi, et
tout ce qui ne pouvait pas se dire semblait être de trop dans l’âme.
C’est une disposition très agréable que le désir de plaire; mais elle
diffère pourtant beaucoup du besoin d’être aimé: le désir de plaire rend
dépendant de l’opinion, le besoin d’être aimé en affranchit: on pourrait
désirer de plaire à ceux même à qui l’on ferait beaucoup de mal, et
c’est précisément ce qu’on appelle de la coquetterie; cette coquetterie
n’appartient pas exclusivement aux femmes; il y en a dans toutes les
manières qui servent à témoigner plus d’affection qu’on n’en éprouve
réellement. La loyauté des Allemands ne leur permet rien de semblable;
ils prennent la grâce au pied de la lettre, ils considèrent le charme de
l’expression comme un engagement pour la conduite, et de là vient leur
susceptibilité; car ils n’entendent pas un mot sans en tirer une
conséquence, et ne conçoivent pas qu’on puisse traiter la parole en art
libéral, qui n’a ni but ni résultat si ce n’est le plaisir qu’on y
trouve. L’esprit de conversation a quelquefois l’inconvénient d’altérer
la sincérité du caractère; ce n’est pas une tromperie combinée, mais
improvisée, si l’on peut s’exprimer ainsi. Les Français ont mis dans ce
genre une gaîté qui les rend aimables, mais il n’en est pas moins
certain que ce qu’il y a de plus sacré dans ce monde a été ébranlé par
la grâce, du moins par celle qui n’attache de l’importance à rien, et
tourne tout en ridicule.

Les bons mots des Français ont été cités d’un bout de l’Europe à
l’autre: de tout temps ils ont montré leur brillante valeur, et soulagé
leurs chagrins d’une façon vive et piquante; de tout temps ils ont eu
besoin les uns des autres, comme d’auditeurs alternatifs qui
s’encourageaient mutuellement; de tout temps ils ont excellé dans l’art
de ce qu’il faut dire, et même de ce qu’il faut taire, quand un grand
intérêt l’emporte sur leur vivacité naturelle; de tout temps ils ont eu
le talent de vivre vite, d’abréger les longs discours, de faire place
aux successeurs avides de parler à leur tour; de tout temps, enfin, ils
ont su ne prendre du sentiment et de la pensée que ce qu’il en faut pour
animer l’entretien, sans lasser le frivole intérêt qu’on a d’ordinaire
les uns pour les autres.

Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la
crainte d’ennuyer leurs amis; ils devinent la fatigue qu’ils pourraient
causer, par celle dont ils seraient susceptibles: ils se hâtent de
montrer élégamment de l’insouciance pour leur propre sort, afin d’en
avoir l’honneur au lieu d’en recevoir l’exemple. Le désir de paraître
aimable conseille de prendre une expression de gaîté, quelle que soit la
disposition intérieure de l’âme; la physionomie influe par degrés sur ce
qu’on éprouve, et ce qu’on fait pour plaire aux autres émousse bientôt
en soi-même ce qu’on ressent.

«Une femme d’esprit a dit que Paris _était le lieu du monde où l’on
pouvait le mieux se passer du bonheur_[12]»; c’est sous ce rapport qu’il
convient si bien à la pauvre espèce humaine; mais rien ne saurait faire
qu’une ville d’Allemagne devînt Paris, ni que les Allemands pussent,
sans se gâter entièrement, recevoir comme nous le bienfait de la
distraction. A force de s’échapper à eux-mêmes ils finiraient par ne
plus se retrouver.

Le talent et l’habitude de la société servent beaucoup à faire connaître
les hommes: pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité
l’impression qu’on produit à chaque instant sur eux, celle qu’ils
veulent nous cacher, celle qu’ils cherchent à nous exagérer, la
satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres; on voit
passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés,
qu’on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l’amour-propre
y soit engagé. L’on y voit naître aussi l’approbation qu’il faut
fortifier, sans cependant exiger d’elle plus qu’elle ne veut donner. Il
n’est point d’arène où la vanité se montre sous des formes plus variées
que dans la conversation.

J’ai connu un homme que les louanges agitaient au point que, quand on
lui en donnait, il exagérait ce qu’il venait de dire, et s’efforçait
tellement d’ajouter à son succès, qu’il finissait toujours par le
perdre. Je n’osais pas l’applaudir, de peur de le porter à
l’affectation, et qu’il ne se rendît ridicule par le bon cœur de son
amour-propre. Un autre craignait tellement d’avoir l’air de désirer de
faire effet, qu’il laissait tomber ses paroles négligemment et
dédaigneusement. Sa feinte indolence trahissait seulement une prétention
de plus, celle de n’en point avoir. Quand la vanité se montre, elle est
bienveillante; quand elle se cache, la crainte d’être découverte la rend
amère, et elle affecte l’indifférence, la satiété, enfin tout ce qui
peut persuader aux autres qu’elle n’a pas besoin d’eux. Ces différentes
combinaisons sont amusantes pour l’observateur, et l’on s’étonne
toujours que l’amour-propre ne prenne pas la route si simple d’avouer
naturellement le désir de plaire, et d’employer autant qu’il est
possible la grâce et la vérité pour y parvenir.

Le tact qu’exige la société, le besoin qu’elle donne de se mettre à la
portée des différents esprits, tout ce travail de la pensée, dans ses
rapports avec les hommes, serait certainement utile, à beaucoup
d’égards, aux Allemands, en leur donnant plus de mesure, de finesse et
d’habileté; mais dans ce talent de causer, il y a une sorte d’adresse
qui fait perdre toujours quelque chose à l’inflexibilité de la morale;
si l’on pouvait se passer de tout ce qui tient à l’art de ménager les
hommes, le caractère en aurait sûrement plus de grandeur et d’énergie.

Les Français sont les plus habiles diplomates de l’Europe, et ces
hommes, qu’on accuse d’indiscrétion et d’impertinence, savent mieux que
personne cacher un secret, et captiver ceux dont ils ont besoin. Ils ne
déplaisent jamais que quand ils le veulent, c’est-à-dire, quand leur
vanité croit trouver mieux son compte dans le dédain que dans
l’obligeance. L’esprit de conversation a singulièrement développé chez
les Français l’esprit plus sérieux des négociations politiques. Il n’est
point d’ambassadeur étranger qui pût lutter contre eux en ce genre, à
moins que, mettant absolument de côté toute prétention à la finesse, il
n’allât droit en affaires, comme celui qui se battrait sans savoir
l’escrime.

Les rapports des différentes classes entre elles étaient aussi très
propres à développer en France la sagacité, la mesure et la convenance
de l’esprit de société. Les rangs n’y étaient point marqués d’une
manière positive, et les prétentions s’agitaient sans cesse dans
l’espace incertain que chacun pouvait tour à tour ou conquérir ou
perdre. Les droits du tiers-état, des parlements, de la noblesse, la
puissance même du roi, rien n’était déterminé d’une façon invariable;
tout se passait, pour ainsi dire, en adresse de conversation: on
esquivait les difficultés les plus graves par les nuances délicates des
paroles et des manières, et l’on arrivait rarement à se heurter ou à se
céder, tant on évitait avec soin l’un et l’autre! Les grandes familles
avaient aussi entre elles des prétentions jamais déclarées et toujours
sous-entendues, et ce vague excitait beaucoup plus la vanité que des
rangs marqués n’auraient pu le faire. Il fallait étudier tout ce dont se
composait l’existence d’un homme ou d’une femme, pour savoir le genre
d’égards qu’on leur devait; l’arbitraire, sous toutes les formes, a
toujours été dans les habitudes, les mœurs et les lois de la France: de
là vient que les Français ont eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, une si
grande pédanterie de frivolité; les bases principales n’étant point
affermies, on voulait donner de la consistance aux moindres détails. En
Angleterre, on permet l’originalité aux individus, tant la masse est
bien réglée! En France, il semble que l’esprit d’imitation soit comme un
lien social, et que tout serait en désordre si ce lien ne suppléait pas
à l’instabilité des institutions.

En Allemagne, chacun est à son rang, à sa place, comme à son poste, et
l’on n’a pas besoin de tournures habiles, de parenthèses, de demi-mots,
pour exprimer les avantages de naissance ou de titre que l’on se croit
sur son voisin. La bonne compagnie, en Allemagne, c’est la cour; en
France, c’étaient tous ceux qui pouvaient se mettre sur un pied
d’égalité avec elle, et tous pouvaient l’espérer, et tous aussi
pouvaient craindre de n’y jamais parvenir. Il en résultait que chacun
voulait avoir les manières de cette société-là. En Allemagne, un diplôme
vous y faisait entrer; en France, une faute de goût vous en faisait
sortir; et l’on était encore plus empressé de ressembler aux gens du
monde, que de se distinguer dans ce monde même par sa valeur
personnelle.

Une puissance aristocratique, le bon ton et l’élégance, l’emportait sur
l’énergie, la profondeur, la sensibilité, l’esprit même. Elle disait à
l’énergie:--Vous mettez trop d’intérêt aux personnes et aux choses;--à
la profondeur:--Vous me prenez trop de temps;--à la sensibilité:--Vous
êtes trop exclusive;--à l’esprit enfin:--Vous êtes une distinction trop
individuelle.--Il fallait des avantages qui tinssent plus aux manières
qu’aux idées, et il importait de reconnaître dans un homme, plutôt la
classe dont il était que le mérite qu’il possédait. Cette espèce
d’égalité dans l’inégalité est très favorable aux gens médiocres, car
elle doit nécessairement détruire toute originalité dans la façon de
voir et de s’exprimer. Le modèle choisi est noble, agréable et de bon
goût, mais il est le même pour tous. C’est un point de réunion que ce
modèle; chacun, en s’y conformant, se croit plus en société avec ses
semblables. Un Français s’ennuierait d’être seul de son avis comme
d’être seul dans sa chambre.

On aurait tort d’accuser les Français de flatter la puissance par les
calculs ordinaires qui inspirent cette flatterie; ils vont où tout le
monde va, disgrâce ou crédit, n’importe: si quelques-uns se font passer
pour la foule, ils sont bien sûrs qu’elle y viendra réellement. On a
fait la révolution de France, en 1789, en envoyant un courrier qui, d’un
village à l’autre, criait: _armez-vous, car le village voisin s’est
armé_; et tout le monde se trouva levé contre tout le monde, ou plutôt
contre personne. Si l’on répandait le bruit que telle manière de voir
est universellement reçue, l’on obtiendrait l’unanimité, malgré le
sentiment intime de chacun; l’on se garderait alors, pour ainsi dire, le
secret de la comédie, car chacun avouerait séparément que tous ont tort.
Dans les scrutins secrets, on a vu des députés donner leur boule blanche
ou noire contre leur opinion, seulement parce qu’ils croyaient la
majorité dans un sens différent du leur, et qu’_ils ne voulaient pas_,
disaient-ils, _perdre leur voix_.

C’est par ce besoin social de penser comme tout le monde qu’on a pu
s’expliquer, pendant la révolution, le contraste du courage à la guerre
et de la pusillanimité dans la carrière civile. Il n’y a qu’une manière
de voir sur le courage militaire; mais l’opinion publique peut être
égarée relativement à la conduite qu’on doit suivre dans les affaires
politiques. Le blâme de ceux qui vous entourent, la solitude, l’abandon
vous menacent, si vous ne suivez pas le parti dominant; tandis qu’il n’y
a dans les armées que l’alternative de la mort et du succès, situation
charmante pour des Français, qui ne craignent point l’une et aiment
passionnément l’autre. Mettez la mode, c’est-à-dire les
applaudissements, du côté du danger, et vous verrez les Français le
braver sous toutes ses formes; l’esprit de sociabilité existe en France
depuis le premier rang jusqu’au dernier: il faut s’entendre approuver
par ce qui nous environne; on ne veut s’exposer, à aucun prix, au blâme
ou au ridicule, car dans un pays où causer a tant d’influence, le bruit
des paroles couvre souvent la voix de la conscience.

On connaît l’histoire de cet homme qui commença par louer avec transport
une actrice qu’il venait d’entendre; il aperçut un sourire sur les
lèvres des assistants, il modifia son éloge; l’opiniâtre sourire ne
cessa point, et la crainte de la moquerie finit par lui faire dire: _Ma
foi! la pauvre diablesse a fait ce qu’elle a pu._ Les triomphes de la
plaisanterie se renouvellent sans cesse en France; dans un temps il
convient d’être religieux, dans un autre de ne l’être pas; dans un temps
d’aimer sa femme, dans un autre de ne pas paraître avec elle. Il a
existé même des moments où l’on eût craint de passer pour niais si l’on
avait montré de l’humanité, et cette terreur du ridicule qui, dans les
premières classes, ne se manifeste d’ordinaire que par la vanité, s’est
traduite en férocité dans les dernières.

Quel mal cet esprit d’imitation ne ferait-il pas parmi les Allemands!
Leur supériorité consiste dans l’indépendance de l’esprit, dans l’amour
de la retraite, dans l’originalité individuelle. Les Français ne sont
tout-puissants qu’en masse, et leurs hommes de génie eux-mêmes prennent
toujours leur point d’appui dans les opinions reçues, quand ils veulent
s’élancer au delà. Enfin, l’impatience du caractère français, si
piquante en conversation, ôterait aux Allemands le charme principal de
leur imagination naturelle, cette rêverie calme, cette vue profonde, qui
s’aide du temps et de la persévérance pour tout découvrir.

Ces qualités sont presque incompatibles avec la vivacité d’esprit; et
cependant cette vivacité est surtout ce qui rend aimable en
conversation. Lorsqu’une discussion s’appesantit, lorsqu’un conte
s’allonge, il vous prend je ne sais quelle impatience, semblable à celle
qu’on éprouve quand un musicien ralentit trop la mesure d’un air. On
peut être fatigant, néanmoins, à force de vivacité, comme on l’est par
trop de lenteur. J’ai connu un homme de beaucoup d’esprit, mais
tellement impatient, qu’il donnait à tous ceux qui causaient avec lui
l’inquiétude que doivent éprouver les gens prolixes, quand ils
s’aperçoivent qu’ils fatiguent. Cet homme sautait sur sa chaise pendant
qu’on lui parlait, achevait les phrases des autres, dans la crainte
qu’elles ne se prolongeassent; il inquiétait d’abord, et finissait par
lasser en étourdissant: car quelque vite qu’on aille en fait de
conversation, quand il n’y a plus moyen de retrancher que sur le
nécessaire, les pensées et les sentiments oppressent, faute d’espace
pour les exprimer.

Toutes les manières d’abréger le temps ne l’épargnent pas, et l’on peut
mettre des longueurs dans une seule phrase, si l’on y laisse du vide; le
talent de rédiger sa pensée brillamment et rapidement est ce qui réussit
le plus en société; on n’a pas le temps d’y rien attendre. Nulle
réflexion, nulle complaisance ne peut faire qu’on s’y amuse de ce qui
n’amuse pas. Il faut exercer là l’esprit de conquête et le despotisme du
succès: car le fond et le but étant peu de chose, on ne peut pas se
consoler du revers par la pureté des motifs, et la bonne intention n’est
de rien en fait d’esprit.

Le talent de conter, l’un des grands charmes de la conversation, est
très rare en Allemagne; les auditeurs y sont trop complaisants, ils ne
s’ennuient pas assez vite, et les conteurs, se fiant à la patience des
auditeurs, s’établissent trop à leur aise dans les récits. En France,
celui qui parle est un usurpateur, qui se sent entouré de rivaux jaloux,
et veut se maintenir à force de succès; en Allemagne, c’est un
possesseur légitime qui peut user paisiblement de ses droits reconnus.

Les Allemands réussissent mieux dans les contes poétiques que dans les
contes épigrammatiques: quand il faut parler à l’imagination, les
détails peuvent plaire, ils rendent le tableau plus vrai: mais quand il
s’agit de rapporter un bon mot, on ne saurait trop abréger les
préambules. La plaisanterie allège pour un moment le poids de la vie:
vous aimez à voir un homme, votre semblable, se jouer ainsi du fardeau
qui vous accable, et bientôt, animé par lui, vous le soulevez à votre
tour; mais quand vous sentez de l’effort ou de la langueur dans ce qui
devrait être un amusement, vous en êtes plus fatigué que du sérieux
même, dont les résultats au moins vous intéressent.

La bonne foi du caractère allemand est aussi peut-être un obstacle à
l’art de conter; les Allemands ont plutôt la gaîté du caractère que
celle de l’esprit; ils sont gais comme ils sont honnêtes, pour la
satisfaction de leur propre conscience, et rient de ce qu’ils disent,
longtemps avant même d’avoir songé à en faire rire les autres.

Rien ne saurait égaler, au contraire, le charme d’un récit fait par un
Français spirituel et de bon goût. Il prévoit tout, il ménage tout, et
cependant il ne sacrifie point ce qui pourrait exciter l’intérêt. Sa
physionomie, moins prononcée que celle des Italiens, indique la gaîté,
sans rien faire perdre à la dignité du maintien et des manières; il
s’arrête quand il le faut, et jamais il n’épuise même l’amusement; il
s’anime, et néanmoins il tient toujours en main les rênes de son esprit,
pour le conduire sûrement et rapidement; bientôt aussi les auditeurs se
mêlent de l’entretien, il fait valoir alors à son tour ceux qui viennent
de l’applaudir; il ne laisse point passer une expression heureuse sans
la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et pour un moment
du moins l’on se plaît, et l’on jouit les uns des autres, comme si tout
était concorde, union et sympathie dans le monde.

Les Allemands feraient bien de profiter, sous des rapports essentiels,
de quelques-uns des avantages de l’esprit social en France: ils
devraient apprendre des Français à se montrer moins irritables dans les
petites circonstances, afin de réserver toute leur force pour les
grandes; ils devraient apprendre des Français à ne pas confondre
l’opiniâtreté avec l’énergie, la rudesse avec la fermeté; ils devraient
aussi, lorsqu’ils sont capables du dévouement entier de leur vie, ne
pas la rattraper en détail par une sorte de personnalité minutieuse, que
ne se permettrait pas le véritable égoïsme; enfin, ils devraient puiser
dans l’art même de la conversation l’habitude de répandre dans leurs
livres cette clarté qui les mettrait à la portée du plus grand nombre,
ce talent d’abréger, inventé par les peuples qui s’amusent, bien plutôt
que par ceux qui s’occupent, et ce respect pour de certaines
convenances, qui ne porte pas à sacrifier la nature, mais à ménager
l’imagination. Ils perfectionneraient leur manière d’écrire par
quelques-unes des observations que le talent de parler fait naître: mais
ils auraient tort de prétendre à ce talent tel que les Français le
possèdent.

Une grande ville qui servirait de point de ralliement serait utile à
l’Allemagne, pour rassembler les moyens d’étude, augmenter les
ressources des arts, exciter l’émulation; mais si cette capitale
développait chez les Allemands le goût des plaisirs de la société dans
toute leur élégance, ils y perdraient la bonne foi scrupuleuse, le
travail solitaire, l’indépendance audacieuse qui les distinguent dans la
carrière littéraire et philosophique; enfin, ils changeraient leurs
habitudes de recueillement contre un mouvement extérieur dont ils
n’acquerraient jamais la grâce et la dextérité.




CHAPITRE XII

_De la langue allemande dans ses rapports avec l’esprit de
conversation._


En étudiant l’esprit et le caractère d’une langue, on apprend l’histoire
philosophique des opinions, des mœurs et des habitudes nationales; et
les modifications que subit le langage doivent jeter de grandes lumières
sur la marche de la pensée; mais une telle analyse serait nécessairement
très métaphysique, et demanderait une foule de connaissances qui nous
manquent presque toujours dans les langues étrangères, et souvent même
dans la nôtre. Il faut donc s’en tenir à l’impression générale que
produit l’idiome d’une nation dans son état actuel. Le Français, ayant
été parlé plus qu’aucun autre dialecte européen, est à la fois poli par
l’usage et acéré pour le but. Aucune langue n’est plus claire et plus
rapide, n’indique plus légèrement et n’explique plus nettement ce qu’on
veut dire. L’allemand se prête beaucoup moins à la précision et à la
rapidité de la conversation. Par la nature même de sa construction
grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la
phrase. Ainsi, le plaisir d’interrompre, qui rend la discussion si
animée en France, et force à dire si vite ce qu’il importe de faire
entendre, ce plaisir ne peut exister en Allemagne; car les commencements
de phrase ne signifient rien sans la fin; il faut laisser à chacun tout
l’espace qu’il lui convient de prendre; cela vaut mieux pour le fond des
choses, c’est aussi plus civil, mais moins piquant.

La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancée que la
politesse française; il y a plus d’égards pour le rang et plus de
précautions en tout. En France, on flatte plus qu’on ne ménage, et,
comme on a l’art de tout indiquer, on approche beaucoup plus volontiers
des sujets les plus délicats. L’allemand est une langue très brillante
en poésie, très abondante en métaphysique, mais très positive en
conversation. La langue française, au contraire, n’est vraiment riche
que dans les tournures qui expriment les rapports les plus déliés de la
société. Elle est pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient à
l’imagination et à la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire
de la peine qu’ils n’ont envie de plaire. De là vient qu’ils ont soumis
autant qu’ils ont pu la politesse à des règles; et leur langue, si
hardie dans les livres, est singulièrement asservie en conversation, par
toutes les formules dont elle est surchargée.

Je me rappelle d’avoir assisté, en Saxe, à une leçon de métaphysique
d’un philosophe célèbre qui citait toujours le baron de Leibnitz, et
jamais l’entraînement du discours ne pouvait l’engager à supprimer ce
titre de baron, qui n’allait guère avec le nom d’un grand homme mort
depuis près d’un siècle.

L’allemand convient mieux à la poésie qu’à la prose, et à la prose
écrite qu’à la prose parlée; c’est un instrument qui sert très bien
quand on veut tout peindre ou tout dire: mais on ne peut pas glisser
avec l’allemand, comme avec le français, sur les divers sujets qui se
présentent. Si l’on voulait faire aller les mots allemands du train de
la conversation française, on leur ôterait toute grâce et toute dignité.
Le mérite des Allemands, c’est de bien remplir le temps: le talent des
Français, c’est de le faire oublier.

Quoique le sens des périodes allemandes ne s’explique souvent qu’à la
fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par
l’expression la plus piquante; et c’est cependant un des grands moyens
de faire effet en conversation. L’on entend rarement parmi les Allemands
ce qu’on appelle des bons mots: ce sont les pensées mêmes, et non
l’éclat qu’on leur donne, qu’il faut admirer.

Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l’expression
brillante, et prennent plutôt l’expression abstraite, parce qu’elle est
plus scrupuleuse et s’approche davantage de l’essence même du vrai; mais
la conversation ne doit donner aucune peine, ni pour comprendre ni pour
parler. Dès que l’entretien ne porte pas sur les intérêts communs de la
vie, et qu’on entre dans la sphère des idées, la conversation en
Allemagne devient trop métaphysique; il n’y a pas assez d’intermédiaire
entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime; et c’est cependant dans
cet intermédiaire que s’exerce l’art de causer.

La langue allemande a une gaîté qui lui est propre; la société ne l’a
point rendue timide, et les bonnes mœurs l’ont laissée pure; mais c’est
une gaîté nationale à la portée de toutes les classes. Les sons bizarres
des mots, leur antique naïveté, donnent à la plaisanterie quelque chose
de pittoresque, dont le peuple peut s’amuser aussi bien que les gens du
monde. Les Allemands sont moins gênés que nous dans le choix des
expressions, parce que, leur langue n’ayant pas été aussi fréquemment
employée dans la conversation du grand monde, elle ne se compose pas,
comme la nôtre, de mots qu’un hasard, une application, une allusion,
rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes les aventures de
la société, sont proscrits injustement peut-être, mais ne sauraient plus
être admis. La colère s’est souvent exprimée en allemand, mais on n’en a
pas fait l’arme du persiflage; et les paroles dont on se sert sont
encore dans toute leur vérité et dans toute leur force; c’est une
facilité de plus: mais aussi l’on peut exprimer avec le français mille
observations fines, et se permettre mille tours d’adresse dont la langue
allemande est jusqu’à présent incapable.

Il faut se mesurer avec les idées en allemand, avec les personnes en
français; il faut creuser à l’aide de l’allemand, il faut arriver au but
en parlant français; l’un doit peindre la nature, et l’autre la société.
Gœthe fait dire dans son roman de _Wilhelm Meister_, à une femme
allemande, qu’elle s’aperçut que son amant voulait la quitter, parce
qu’il lui écrivait en français. Il y a bien des phrases en effet dans
notre langue, pour dire en même temps et ne pas dire, pour faire espérer
sans promettre, pour promettre même sans se lier. L’allemand est moins
flexible, et il fait bien de rester tel, car rien n’inspire plus de
dégoût que cette langue tudesque, quand elle est employée aux mensonges,
de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses
consonnes multipliées, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune
grâce dans la souplesse; et l’on dirait qu’elle se raidit d’elle-même
contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir
à trahir la vérité.




CHAPITRE XIII

_De l’Allemagne du Nord._


Les premières impressions qu’on reçoit en arrivant dans le nord de
l’Allemagne, surtout au milieu de l’hiver, sont extrêmement tristes; et
je ne suis pas étonné que ces impressions aient empêché la plupart des
Français que l’exil a conduits dans ce pays, de l’observer sans
prévention. Cette frontière du Rhin est solennelle; on craint, en la
passant, de s’entendre prononcer ce mot terrible: _Vous êtes hors de
France._ C’est en vain que l’esprit juge avec impartialité le pays qui
nous a vus naître, nos affections ne s’en détachent jamais; et quand on
est contraint à le quitter, l’existence semble déracinée, on se devient
comme étranger à soi-même. Les plus simples usages, comme les relations
les plus intimes; les intérêts les plus graves, comme les moindres
plaisirs, tout était de la patrie; tout n’en est plus. On ne rencontre
personne qui puisse vous parler d’autrefois, personne qui vous atteste
l’identité des jours passés avec les jours actuels; la destinée
recommence, sans que la confiance des premières années se renouvelle;
l’on change de monde, sans avoir changé de cœur. Ainsi l’exil condamne à
se survivre; les adieux, les séparations, tout est comme à l’instant de
la mort, et l’on y assiste cependant avec les forces entières de la vie.

J’étais, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la barque qui
devait me conduire à l’autre rive; le temps était froid, le ciel obscur,
et tout me semblait un présage funeste. Quand la douleur agite
violemment notre âme, on ne peut se persuader que la nature y soit
indifférente; il est permis à l’homme d’attribuer quelque puissance à
ses peines; ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la confiance dans la
céleste pitié. Je m’inquiétais pour mes enfants, quoiqu’ils ne fussent
pas encore dans l’âge de sentir ces émotions de l’âme qui répandent
l’effroi sur tous les objets extérieurs. Mes domestiques français
s’impatientaient de la lenteur allemande, et s’étonnaient de n’être pas
compris quand ils parlaient la seule langue qu’ils crussent admise dans
les pays civilisés. Il y avait dans notre bac une vieille femme
allemande, assise sur une charrette; elle ne voulait pas en descendre
même pour traverser le fleuve.--Vous êtes bien tranquille! lui
dis-je.--Oui, me répondit-elle, pourquoi faire du bruit?--Ces simples
mots me frappèrent; en effet, _pourquoi faire du bruit?_ Mais quand des
générations entières traverseraient la vie en silence, le malheur et la
mort ne les observeraient pas moins, et sauraient de même les atteindre.

En arrivant sur le rivage opposé, j’entendis le cor des postillons, dont
les sons aigus et faux semblaient annoncer un triste départ vers un
triste séjour. La terre était couverte de neige; des petites fenêtres,
dont les maisons sont percées, sortaient les têtes de quelques
habitants, que le bruit d’une voiture arrachait à leurs monotones
occupations; une espèce de bascule, qui fait mouvoir la poutre avec
laquelle on ferme la barrière, dispense celui qui demande le péage aux
voyageurs de sortir de sa maison pour recevoir l’argent qu’on doit lui
payer. Tout est calculé pour être immobile; et l’homme qui pense, comme
celui dont l’existence n’est que matérielle, dédaignent tous les deux
également la distraction du dehors.

Les campagnes désertes, les maisons noircies par la fumée, les églises
gothiques, semblent préparées pour les contes de sorcières ou de
revenants. Les villes de commerce, en Allemagne, sont grandes et bien
bâties; mais elles ne donnent aucune idée de ce qui fait la gloire et
l’intérêt de ce pays, l’esprit littéraire et philosophique. Les intérêts
mercantiles suffisent pour développer l’intelligence des Français, et
l’on peut trouver encore quelque amusement de société, en France, dans
une ville purement commerçante; mais les Allemands, éminemment capables
des études abstraites, traitent les affaires, quand ils s’en occupent,
avec tant de méthode et de pesanteur, qu’ils n’en tirent presque jamais
aucune idée générale. Ils portent dans le commerce la loyauté qui les
distingue; mais ils se donnent tellement tout entiers à ce qu’ils font,
qu’il ne cherchent plus alors dans la société qu’un loisir jovial, et
disent de temps en temps quelques grosses plaisanteries, seulement pour
se divertir eux-mêmes. De telles plaisanteries accablent les Français de
tristesse; car on se résigne bien plutôt à l’ennui sous des formes
graves et monotones, qu’à cet ennui badin qui vient poser lourdement et
familièrement _la patte_ sur l’épaule.

Les Allemands ont beaucoup d’universalité dans l’esprit, en littérature
et en philosophie, mais nullement dans les affaires. Ils les considèrent
toujours partiellement, et s’en occupent d’une façon presque mécanique.
C’est le contraire en France; l’esprit des affaires y a beaucoup
d’étendue, et l’on n’y permet pas l’universalité en littérature ni en
philosophie. Si un savant était poète, si un poète était savant, ils
deviendraient suspects chez nous aux savants et aux poètes; mais il
n’est pas rare de rencontrer dans le plus simple négociant des aperçus
lumineux sur les intérêts politiques et militaires de son pays. De là
vient qu’en France il y a un plus grand nombre de gens d’esprit, et un
moins grand nombre de penseurs. En France, on étudie les hommes; en
Allemagne, les livres. Des facultés ordinaires suffisent pour intéresser
en parlant des hommes; il faut presque du génie pour faire retrouver
l’âme et le mouvement dans les livres. L’Allemagne ne peut attacher que
ceux qui s’occupent des faits passés et des idées abstraites. Le présent
et le réel appartiennent à la France, et, jusqu’à nouvel ordre, elle ne
paraît pas disposée à y renoncer.

Je ne cherche pas, ce me semble, à dissimuler les inconvénients de
l’Allemagne. Ces petites villes du nord elles-mêmes, où l’on trouve des
hommes d’une si haute conception, n’offrent souvent aucun genre
d’amusement; point de spectacle, peu de société; le temps y tombe goutte
à goutte, et n’interrompt par aucun bruit la réflexion solitaire. Les
plus petites villes d’Angleterre tiennent à un état libre, envoient des
députés pour traiter les intérêts de la nation. Les plus petites villes
de France sont en relation avec la capitale, où tant de merveilles sont
réunies. Les plus petites villes d’Italie jouissent du ciel et des
beaux-arts, dont les rayons se répandent sur toute la contrée. Dans le
nord de l’Allemagne, il n’y a point de gouvernement représentatif, point
de grande capitale; et la sévérité du climat, la médiocrité de la
fortune, le sérieux du caractère, rendraient l’existence très pesante si
la force de la pensée ne s’était pas affranchie de toutes ces
circonstances insipides et bornées. Les Allemands ont su se créer une
république des lettres animée et indépendante. Ils ont suppléé à
l’intérêt des événements par l’intérêt des idées. Ils se passent de
centre, parce que tous tendent vers un même but, et leur imagination
multiplie le petit nombre de beautés que les arts et la nature peuvent
leur offrir.

Les citoyens de cette république idéale, dégagés pour la plupart de
toute espèce de rapports avec les affaires publiques et particulières,
travaillent dans l’obscurité comme les mineurs; et, placés comme eux au
milieu des trésors ensevelis, ils exploitent en silence les richesses
intellectuelles du genre humain.




CHAPITRE XIV

_La Saxe._


Depuis la réformation, les princes de la maison de Saxe ont toujours
accordé aux lettres la plus noble des protections, l’indépendance. On
peut dire hardiment que dans aucun pays de la terre il n’existe autant
d’instruction qu’en Saxe et dans le nord de l’Allemagne. C’est là qu’est
né le protestantisme, et l’esprit d’examen s’y est soutenu depuis ce
temps avec vigueur.

Pendant le dernier siècle, les électeurs de Saxe ont été catholiques;
et, quoiqu’ils soient restés fidèles au serment qui les obligeait à
respecter le culte de leurs sujets, cette différence de religion entre
le peuple et ses maîtres a donné moins d’unité politique à l’État. Les
électeurs rois de Pologne ont aimé les arts plus que la littérature,
qu’ils ne gênaient pas, mais qui leur était étrangère. La musique est
cultivée généralement en Saxe; la galerie de Dresde rassemble des
chefs-d’œuvre qui doivent animer les artistes. La nature, aux environs
de la capitale, est très pittoresque, mais la société n’y offre pas de
vifs plaisirs; l’élégance d’une cour n’y prend point, l’étiquette seule
peut aisément s’y établir.

On peut juger par la quantité d’ouvrages qui se vendent à Leipzig,
combien les livres allemands ont de lecteurs; les ouvriers de toutes les
classes, les tailleurs de pierre mêmes, se reposent de leurs travaux un
livre à la main. On ne saurait s’imaginer en France à quel point les
lumières sont répandues en Allemagne. J’ai vu des aubergistes, des
commis de barrière, qui connaissaient la littérature française. On
trouve jusque dans les villages des professeurs de grec et de latin. Il
n’y a pas de petite ville qui ne renferme une assez bonne bibliothèque,
et presque partout on peut citer quelques hommes recommandables par
leurs talents et par leurs connaissances. Si l’on se mettait à comparer,
sous ce rapport, les provinces de France avec l’Allemagne, on croirait
que les deux pays sont à trois siècles de distance l’un de l’autre.
Paris, réunissant dans son sein l’élite de l’empire, ôte tout intérêt à
tout le reste.

Picard et Kotzebue ont composé deux pièces très jolies, intitulées
toutes deux _la Petite Ville_. Picard représente les habitants de la
province cherchant sans cesse à imiter Paris, et Kotzebue les bourgeois
d’une petite ville, enchantés et fiers du lieu qu’ils habitent, et
qu’ils croient incomparable. La différence des ridicules donne toujours
l’idée de la différence des mœurs. En Allemagne, chaque séjour est un
empire pour celui qui y réside; son imagination, ses études, ou
seulement sa bonhomie l’agrandit à ses yeux; chacun sait y tirer de
soi-même le meilleur parti possible. L’importance qu’on met à tout prête
à la plaisanterie; mais cette importance même donne du prix aux petites
ressources. En France, on ne s’intéresse qu’à Paris, et l’on a raison,
car c’est toute la France; et qui n’aurait vécu qu’en province n’aurait
pas la moindre idée de ce qui caractérise cet illustre pays.

Les hommes distingués de l’Allemagne, n’étant point rassemblés dans une
même ville, ne se voient presque pas, et ne communiquent entre eux que
par leurs écrits; chacun se fait sa route à soi-même, et découvre sans
cesse des contrées nouvelles dans la vaste région de l’antiquité, de la
métaphysique et de la science. Ce qu’on appelle étudier en Allemagne est
vraiment une chose admirable: quinze heures par jour de solitude et de
travail, pendant des années entières, paraissent une manière d’exister
toute naturelle; l’ennui même de la société fait aimer la vie retirée.

La liberté de la presse la plus illimitée existait en Saxe; mais elle
n’avait aucun danger pour le gouvernement, parce que l’esprit des hommes
de lettres ne se tournait pas vers l’examen des institutions politiques:
la solitude porte à se livrer aux spéculations abstraites, ou à la
poésie: il faut vivre dans le foyer des passions humaines pour sentir le
besoin de s’en servir et de les diriger. Les écrivains allemands ne
s’occupaient que de théories, d’érudition, de recherches littéraires et
philosophiques; et les puissants de ce monde n’ont rien à craindre de
tout cela. D’ailleurs, quoique le gouvernement de la Saxe ne fût pas
libre de droit, c’est-à-dire représentatif, il l’était de fait, par les
habitudes du pays et la modération des princes.

La bonne foi des habitants était telle, qu’à Leipzig un propriétaire
ayant mis sur un pommier, qu’il avait planté au bord de la promenade
publique, un écriteau pour demander qu’on ne lui en prît pas les fruits,
on ne lui en vola pas un seul pendant dix ans. J’ai vu ce pommier avec
un sentiment de respect; il eût été l’arbre des Hespérides, qu’on n’eût
pas plus touché à son or qu’à ses fleurs.

La Saxe était d’une tranquillité profonde; on y faisait quelquefois du
bruit pour quelques idées, mais sans songer à leur application. On eût
dit que penser et agir ne devaient avoir aucun rapport ensemble, et que
la vérité ressemblait, chez les Allemands, à la statue de Mercure nommée
Hermès, qui n’a ni mains pour saisir, ni pieds pour avancer. Il n’est
rien pourtant de si respectable que ces conquêtes paisibles de la
réflexion, qui occupaient sans cesse des hommes isolés, sans fortune,
sans pouvoir, et liés entre eux seulement par le culte de la pensée.

En France, on ne s’est presque jamais occupé des vérités abstraites que
dans leur rapport avec la pratique. Perfectionner l’administration,
encourager la population par une sage économie politique, tel était
l’objet des travaux des philosophes, principalement dans le dernier
siècle. Cette manière d’employer son temps est aussi fort respectable;
mais, dans l’échelle des pensées, la dignité de l’espèce humaine importe
plus que son bonheur, et surtout que son accroissement: multiplier les
naissances sans ennoblir la destinée, c’est préparer seulement une fête
plus somptueuse à la mort.

Les villes littéraires de Saxe sont celles où l’on voit régner le plus
de bienveillance et de simplicité. On a considéré partout ailleurs les
lettres comme un apanage du luxe; en Allemagne elles semblent l’exclure.
Les goûts qu’elles inspirent donnent une sorte de candeur et de timidité
qui fait aimer la vie domestique: ce n’est pas que la vanité d’auteur
n’ait un caractère très prononcé chez les Allemands, mais elle ne
s’attache point aux succès de société. Le plus petit écrivain en veut à
la postérité; et, se déployant à son aise dans l’espace des méditations
sans bornes, il est moins froissé par les hommes, et s’aigrit moins
contre eux. Toutefois, les hommes de lettres et les hommes d’affaires
sont trop séparés en Saxe pour qu’il s’y manifeste un véritable esprit
public. Il résulte de cette séparation, que les uns ont une trop grande
ignorance des choses pour exercer aucun ascendant sur le pays, et que
les autres se font gloire d’un certain machiavélisme docile, qui sourit
aux sentiments généreux, comme à l’enfance, et semble leur indiquer
qu’ils ne sont pas de ce monde.




CHAPITRE XV

_Weimar._


De toutes les principautés de l’Allemagne, il n’en est point qui fasse
mieux sentir que Weimar les avantages d’un petit pays, quand son chef
est un homme de beaucoup d’esprit, et qu’au milieu de ses sujets il peut
chercher à plaire sans cesser d’être obéi. C’est une société
particulière qu’un tel État, et l’on y tient tous les uns aux autres par
des rapports intimes. La duchesse Louise de Saxe-Weimar est le véritable
modèle d’une femme destinée par la nature au rang le plus illustre: sans
prétention, comme sans faiblesse, elle inspire au même degré la
confiance et le respect; et l’héroïsme des temps chevaleresques est
entré dans son âme, sans lui rien ôter de la douceur de son sexe. Les
talents militaires du duc sont universellement estimés, et sa
conversation piquante et réfléchie rappelle sans cesse qu’il a été formé
par le grand Frédéric; c’est son esprit et celui de sa mère qui ont
attiré les hommes de lettres les plus distingués à Weimar. L’Allemagne,
pour la première fois, eut une capitale littéraire; mais comme cette
capitale était en même temps une très petite ville, elle n’avait
d’ascendant que par ses lumières; car la mode, qui amène toujours
l’uniformité dans tout, ne pouvait partir d’un cercle aussi étroit.

Herder venait de mourir quand je suis arrivée à Weimar; mais Wieland,
Gœthe et Schiller y étaient encore. Je peindrai chacun de ces hommes
séparément, dans la section suivante; je les peindrai surtout par leurs
ouvrages, car leurs livres ressemblent parfaitement à leur caractère et
à leur entretien. Cet accord très rare est une preuve de sincérité:
quand on a pour premier but, en écrivant, de faire effet sur les autres,
on ne se montre jamais à eux tel qu’on est réellement; mais quand on
écrit pour satisfaire à l’inspiration intérieure dont l’âme est saisie,
on fait connaître par ses écrits, même sans le vouloir, jusques aux
moindres nuances de sa manière d’être et de penser.

Le séjour des petites villes m’a toujours paru très ennuyeux. L’esprit
des hommes s’y rétrécit, le cœur des femmes s’y glace; on y vit
tellement en présence les uns des autres, qu’on est oppressé par ses
semblables; ce n’est plus cette opinion à distance, qui vous anime et
retentit de loin comme le bruit de la gloire; c’est un examen minutieux
de toutes les actions de votre vie, une observation de chaque détail,
qui rend incapable de comprendre l’ensemble de votre caractère; et plus
on a d’indépendance et d’élévation, moins on peut respirer à travers
tous ces petits barreaux. Cette pénible gêne n’existait point à Weimar,
ce n’était point une petite ville, mais un grand château; un cercle
choisi s’entretenait avec intérêt de chaque production nouvelle des
arts. Des femmes, disciples aimables de quelques hommes supérieurs,
s’occupaient sans cesse des ouvrages littéraires, comme des événements
publics les plus importants. On appelait l’univers à soi par la lecture
et l’étude; on échappait par l’étendue de la pensée aux bornes des
circonstances; en réfléchissant souvent ensemble sur les grandes
questions que fait naître la destinée commune à tous, on oubliait les
anecdotes particulières de chacun. On ne rencontrait aucun de ces
merveilleux de province, qui prennent si facilement le dédain pour de la
grâce, et l’affectation pour de l’élégance.

Dans la même principauté, à côté de la première réunion littéraire de
l’Allemagne, se trouvait Iéna, l’un des foyers de science les plus
remarquables. Un espace bien resserré rassemblait ainsi d’étonnantes
lumières en tout genre.

L’imagination, constamment excitée à Weimar par l’entretien des poètes,
éprouvait moins le besoin des distractions extérieures; ces distractions
soulagent du fardeau de l’existence, mais elles en dissipent souvent les
forces. On menait dans cette campagne, appelée ville, une vie régulière,
occupée et sérieuse; on pouvait s’en fatiguer quelquefois, mais on n’y
dégradait pas son esprit par des intérêts futiles et vulgaires; et si
l’on manquait de plaisirs, on ne sentait pas du moins déchoir ses
facultés.

Le seul luxe du prince, c’est un jardin ravissant, et on lui sait gré de
cette jouissance populaire, qu’il partage avec tous les habitants de la
ville. Le théâtre, dont je parlerai dans la seconde partie de cet
ouvrage, est dirigé par le plus grand poète de l’Allemagne, Gœthe; et ce
spectacle intéresse assez tout le monde pour préserver de ces assemblées
qui mettent en évidence les ennuis cachés. On appelait Weimar l’Athènes
de l’Allemagne, et c’était, en effet, le seul lieu dans lequel l’intérêt
des beaux-arts fût pour ainsi dire national, et servît de lien fraternel
entre les rangs divers. Une cour libérale recherchait habituellement la
société des hommes de lettres; et la littérature gagnait singulièrement
à l’influence du bon goût qui régnait dans cette cour. L’on pouvait
juger, par ce petit cercle, du bon effet que produirait en Allemagne un
tel mélange, s’il était généralement adopté.




CHAPITRE XVI

_La Prusse._


Il faut étudier le caractère de Frédéric II, quand on veut connaître la
Prusse. Un homme a créé cet empire que la nature n’avait point
favorisé, et qui n’est devenu une puissance que parce qu’un guerrier en
a été le maître. Il y a deux hommes très distincts dans Frédéric II: un
Allemand par la nature, et un Français par l’éducation. Tout ce que
l’Allemand a fait dans un royaume allemand y a laissé des traces
durables; tout ce que le Français a tenté n’a point germé d’une manière
féconde.

Frédéric II était formé par la philosophie française du dix-huitième
siècle: cette philosophie fait du mal aux nations, lorsqu’elle tarit en
elles la source de l’enthousiasme; mais quand il existe telle chose
qu’un monarque absolu, il est à souhaiter que des principes libéraux
tempèrent en lui l’action du despotisme. Frédéric introduisit la liberté
de penser dans le nord de l’Allemagne; la réformation y avait amené
l’examen, mais non pas la tolérance; et, par un contraste singulier, on
ne permettait d’examiner qu’en prescrivant impérieusement d’avance le
résultat de cet examen. Frédéric mit en honneur la liberté de parler et
d’écrire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui ont
tant de pouvoir sur les hommes quand elles viennent d’un roi, soit par
son exemple, plus puissant encore; car il ne punit jamais ceux qui
disaient ou imprimaient du mal de lui, et il montra dans presque toutes
ses actions la philosophie dont il professait les principes. Il établit
dans l’administration un ordre et une économie qui ont fait la force
intérieure de la Prusse, malgré tous ses désavantages naturels. Il n’est
point de roi qui se soit montré aussi simple que lui dans sa vie privée,
et même dans sa cour: il se croyait chargé de ménager, autant qu’il
était possible, l’argent de ses sujets. Il avait en toutes choses un
sentiment de justice que les malheurs de sa jeunesse et la dureté de son
père avaient gravé dans son cœur. Ce sentiment est peut-être le plus
rare de tous dans les conquérants, car ils aiment mieux être généreux
que justes; parce que la justice suppose un rapport quelconque
d’égalité avec les autres.

Frédéric avait rendu les tribunaux si indépendants, que, pendant sa vie,
et sous le règne de ses successeurs, on les a vus souvent décider en
faveur des sujets contre le roi, dans des procès qui tenaient à des
intérêts politiques. Il est vrai qu’il serait presque impossible, en
Allemagne, d’introduire l’injustice dans les tribunaux. Les Allemands
sont assez disposés à se faire des systèmes pour abandonner la politique
à l’arbitraire; mais quand il s’agit de jurisprudence ou
d’administration, on ne peut faire entrer dans leur tête d’autres
principes que ceux de la justice. Leur esprit de méthode, même sans
parler de la droiture de leur cœur, réclame l’équité comme mettant de
l’ordre dans tout. Néanmoins, il faut louer Frédéric de sa probité dans
le gouvernement intérieur de son pays: c’est un de ses premiers titres à
l’admiration de la postérité.

Frédéric n’était point sensible, mais il avait de la bonté; or, les
qualités universelles sont celles qui conviennent le mieux aux
souverains. Néanmoins, cette bonté de Frédéric était inquiétante comme
celle du lion, et l’on sentait la griffe du pouvoir, même au milieu de
la grâce et de la coquetterie de l’esprit le plus aimable. Les hommes
d’un caractère indépendant ont eu de la peine à se soumettre à la
liberté que ce maître croyait donner, à la familiarité qu’il croyait
permettre; et, tout en l’admirant, ils sentaient qu’ils respiraient
mieux loin de lui.

Le grand malheur de Frédéric fut de n’avoir point assez de respect pour
la religion ni pour les mœurs. Ses goûts étaient cyniques. Bien que
l’amour de la gloire ait donné de l’élévation à ses pensées, sa manière
licencieuse de s’exprimer sur les objets les plus sacrés était cause que
ses vertus même n’inspiraient pas de confiance: on en jouissait, on les
approuvait, mais on les croyait un calcul. Tout semblait devoir être de
la politique dans Frédéric; ainsi donc, ce qu’il faisait de bien
rendait l’état du pays meilleur, mais ne perfectionnait pas la moralité
de la nation. Il affichait l’incrédulité, et se moquait de la vertu des
femmes: et rien ne s’accordait moins avec le caractère allemand que
cette manière de penser. Frédéric, en affranchissant ses sujets de ce
qu’il appelait les préjugés, éteignait en eux le patriotisme: car, pour
s’attacher aux pays naturellement sombres et stériles, il faut qu’il y
règne des opinions et des principes d’une grande sévérité. Dans ces
contrées sablonneuses, où la terre ne produit que des sapins et des
bruyères, la force de l’homme consiste dans son âme; et si vous lui ôtez
ce qui fait la vie de cette âme, les sentiments religieux, il n’aura
plus que du dégoût pour sa triste patrie.

Le penchant de Frédéric pour la guerre peut être excusé par de grands
motifs politiques. Son royaume, tel qu’il le reçut de son père, ne
pouvait subsister, et c’est presque pour le conserver qu’il l’agrandit.
Il avait deux millions et demi de sujets en arrivant au trône, il en
laissa six à sa mort.

Le besoin qu’il avait de l’armée l’empêcha d’encourager dans la nation
un esprit public dont l’énergie et l’unité fussent imposantes. Le
gouvernement de Frédéric était fondé sur la force militaire et la
justice civile: il les conciliait l’une et l’autre par sa sagesse; mais
il était difficile de mêler ensemble deux esprits d’une nature si
opposée. Frédéric voulait que ses soldats fussent des machines
militaires, aveuglément soumises, et que ses sujets fussent des citoyens
éclairés capables de patriotisme. Il n’établit point dans les villes de
Prusse des autorités secondaires, des municipalités telles qu’il en
existait dans le reste de l’Allemagne, de peur que l’action immédiate du
service militaire ne pût être arrêtée par elles: et cependant il
souhaitait qu’il y eût assez d’esprit de liberté dans son empire pour
que l’obéissance y parût volontaire. Il voulait que l’état militaire
fût le premier de tous, puisque c’était celui qui lui était le plus
nécessaire; mais il aurait désiré que l’état civil se maintînt
indépendant à côté de la force. Frédéric, enfin, voulait rencontrer
partout des appuis, mais nulle part des obstacles.

L’amalgame merveilleux de toutes les classes de la société ne s’obtient
guère que par l’empire de la loi, la même pour tous. Un homme peut faire
marcher ensemble des éléments opposés, mais «à sa mort ils se
séparent[13].» L’ascendant de Frédéric, entretenu par la sagesse de ses
successeurs, s’est manifesté quelque temps encore; cependant on sentait
toujours en Prusse les deux nations qui en composaient mal une seule;
l’armée, et l’état civil. Les préjugés nobiliaires subsistaient à côté
des principes libéraux les plus prononcés. Enfin, l’image de la Prusse
offrait un double aspect, comme celle de Janus; l’un militaire, et
l’autre philosophe.

Un des plus grands torts de Frédéric fut de se prêter au partage de la
Pologne. La Silésie avait été acquise par les armes, la Pologne fut une
conquête machiavélique, «et l’on ne pouvait jamais espérer que des
sujets ainsi dérobés fussent fidèles à l’escamoteur qui se disait leur
souverain[14]». D’ailleurs, les Allemands et les Esclavons ne sauraient
s’unir entre eux par des liens indissolubles; et quand une nation admet
dans son sein pour sujets des étrangers ennemis, elle se fait presque
autant de mal que quand elle les reçoit pour maîtres; car il n’y a plus
dans le corps politique cet ensemble qui personnifie l’État et constitue
le patriotisme.

Ces observations sur la Prusse portent toutes sur les moyens qu’elle
avait de se maintenir et de se défendre: car rien, dans le gouvernement
intérieur, n’y nuisait à l’indépendance et à la sécurité; c’était l’un
des pays de l’Europe où l’on honorait le plus les lumières; où la
liberté de fait, si ce n’est de droit, était le plus scrupuleusement
respectée. Je n’ai pas rencontré dans toute la Prusse un seul individu
qui se plaignît d’actes arbitraires dans le gouvernement, et cependant
il n’y aurait pas eu le moindre danger à s’en plaindre; mais quand dans
un état social le bonheur lui-même n’est, pour ainsi dire, qu’un
accident heureux, et qu’il n’est pas fondé sur des institutions
durables, qui garantissent à l’espèce humaine sa force et sa dignité, le
patriotisme a peu de persévérance, et l’on abandonne facilement au
hasard les avantages qu’on croit ne devoir qu’à lui. Frédéric II, l’un
des plus beaux dons de ce hasard, qui semblait veiller sur la Prusse,
avait su se faire aimer sincèrement dans son pays, et depuis qu’il n’est
plus, on le chérit autant que pendant sa vie. Toutefois le sort de la
Prusse n’a que trop appris ce que c’est que l’influence même d’un grand
homme, alors que durant son règne il ne travaille point généreusement à
se rendre utile: la nation tout entière s’en reposait sur son roi de son
principe d’existence, et semblait devoir finir avec lui.

Frédéric II aurait voulu que la littérature française fût la seule de
ses États. Il ne faisait aucun cas de la littérature allemande. Sans
doute elle n’était pas de son temps à beaucoup près aussi remarquable
qu’à présent; mais il faut qu’un prince allemand encourage tout ce qui
est allemand. Frédéric avait le projet de rendre Berlin un peu semblable
à Paris, et se flattait de trouver dans les réfugiés français quelques
écrivains assez distingués pour avoir une littérature française. Une
telle espérance devait nécessairement être trompée; les cultures
factices ne prospèrent jamais; quelques individus peuvent lutter contre
les difficultés que présentent les choses; mais les grandes masses
suivent toujours la pente naturelle. Frédéric a fait un mal véritable à
son pays en professant du mépris pour le génie des Allemands. Il en est
résulté que le corps germanique a souvent conçu d’injustes soupçons
contre la Prusse.

Plusieurs écrivains allemands, justement célèbres, se firent connaître
vers la fin du règne de Frédéric; mais l’opinion défavorable que ce
grand monarque avait conçue dans sa jeunesse contre la littérature de
son pays, ne s’effaça point, et il composa peu d’années avant sa mort un
petit écrit, dans lequel il propose, entre autres changements, d’ajouter
une voyelle à la fin de chaque verbe pour adoucir la langue tudesque.
Cet Allemand masqué en italien produirait le plus comique effet du
monde; mais nul monarque, même en Orient, n’aurait assez de puissance
pour influer ainsi, non sur le sens, mais sur le son de chaque mot qui
se prononcerait dans son empire.

Klopstock a noblement reproché à Frédéric de négliger les muses
allemandes, qui, à son insu, s’essayaient à proclamer sa gloire.
Frédéric n’a pas du tout deviné ce que sont les Allemands en littérature
et en philosophie; il ne les croyait pas inventeurs. Il voulait
discipliner les hommes de lettres comme ses armées. «Il faut,
écrivait-il en mauvais allemand, dans ses instructions à l’académie, se
conformer à la méthode de Boerhaave dans la médecine, à celle de Locke
dans la métaphysique, et à celle de Thomasius pour l’histoire
naturelle». Ses conseils n’ont pas été suivis. Il ne se doutait guère
que de tous les hommes les Allemands étaient ceux qu’on pouvait le moins
assujettir à la routine littéraire et philosophique: rien n’annonçait en
eux l’audace qu’ils ont montrée depuis dans le champ de l’abstraction.

Frédéric considérait ses sujets comme des étrangers, et les hommes
d’esprit français comme ses compatriotes. Rien n’était plus naturel, il
faut en convenir, que de se laisser séduire par tout ce qu’il y avait de
brillant et de solide dans les écrivains français à cette époque;
néanmoins Frédéric aurait contribué plus efficacement encore à la gloire
de son pays, s’il avait compris et développé les facultés particulières
à la nation qu’il gouvernait. Mais comment résister à l’influence de son
temps, et quel est l’homme dont le génie même n’est pas à beaucoup
d’égards l’ouvrage de son siècle?




CHAPITRE XVII

_Berlin._


Berlin est une grande ville, dont les rues sont très larges,
parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l’ensemble régulier:
mais comme il n’y a pas longtemps qu’elle est rebâtie, on n’y voit rien
qui retrace les temps antérieurs. Aucun monument gothique ne subsiste au
milieu des habitations modernes; et ce pays nouvellement formé n’est
gêné par l’ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux,
dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de
n’être pas embarrassé par des ruines? Je sens que j’aimerais en Amérique
les nouvelles villes et les nouvelles lois: la nature et la liberté y
parlent assez à l’âme pour qu’on n’y ait pas besoin de souvenirs; mais
sur notre vieille terre il faut du passé. Berlin, cette ville toute
moderne, quelque belle qu’elle soit, ne fait pas une impression assez
sérieuse; on n’y aperçoit point l’empreinte de l’histoire du pays, ni du
caractère des habitants, et ces magnifiques demeures, nouvellement
construites, ne semblent destinées qu’aux rassemblements commodes des
plaisirs et de l’industrie. Les plus beaux palais de Berlin sont bâtis
en briques; on trouverait à peine une pierre de taille dans les arcs de
triomphe. La capitale de la Prusse ressemble à la Prusse elle-même; les
édifices et les institutions y ont âge d’homme, et rien de plus, parce
qu’un homme seul en est l’auteur.

La cour, présidée par une reine belle et vertueuse, était imposante et
simple tout à la fois; la famille royale, qui se répandait volontiers
dans la société, savait se mêler noblement à la nation, et s’identifiait
dans tous les cœurs avec la patrie. Le roi avait su fixer à Berlin J. de
Müller, Ancillon, Fichte, Humboldt, Hufeland, une foule d’hommes
distingués dans des genres différents; enfin tous les éléments d’une
société charmante et d’une nation forte étaient là: mais ces éléments
n’étaient point encore combinés ni réunis. L’esprit réussissait
cependant d’une façon plus générale à Berlin qu’à Vienne; le héros du
pays, Frédéric, ayant été un homme prodigieusement spirituel, le reflet
de son nom faisait encore aimer tout ce qui pouvait lui ressembler.
Marie-Thérèse n’a point donné une impulsion semblable aux Viennois, et
ce qui dans Joseph ressemblait à de l’esprit, les en a dégoûtés.

Aucun spectacle en Allemagne n’égalait celui de Berlin. Cette ville,
étant au centre du nord de l’Allemagne, peut être considérée comme le
foyer de ses lumières. On y cultive les sciences et les lettres, et dans
les dîners d’hommes, chez les ministres et ailleurs, on ne s’astreint
point à la séparation de rang si nuisible à l’Allemagne, et l’on sait
rassembler les gens de talent de toutes les classes. Cet heureux mélange
ne s’étend pas encore néanmoins jusqu’à la société des femmes: il en est
quelques-unes dont les qualités et les agréments attirent autour d’elles
tout ce qui se distingue; mais en général, à Berlin comme dans le reste
de l’Allemagne, la société des femmes n’est pas bien amalgamée avec
celle des hommes. Le grand charme de la vie sociale, en France,
consiste dans l’art de concilier parfaitement ensemble les avantages que
l’esprit des femmes et celui des hommes réunis peuvent apporter dans la
conversation. A Berlin, les hommes ne causent guère qu’entre eux; l’état
militaire leur donne une certaine rudesse qui leur inspire le besoin de
ne pas se gêner pour les femmes.

Quand il y a, comme en Angleterre, de grands intérêts politiques à
discuter, les sociétés d’hommes sont toujours animées par un noble
intérêt commun: mais dans les pays où il n’y a pas de gouvernement
représentatif, la présence des femmes est nécessaire pour maintenir tous
les sentiments de délicatesse et de pureté, sans lesquels l’amour du
beau doit se perdre. L’influence des femmes est plus salutaire aux
guerriers qu’aux citoyens; le règne de la loi se passe mieux d’elles que
celui de l’honneur; car ce sont elles seules qui conservent l’esprit
chevaleresque dans une monarchie purement militaire. L’ancienne France a
dû tout son éclat à cette puissance de l’opinion publique, dont
l’ascendant des femmes était la cause.

Il n’y avait qu’un très petit nombre d’hommes dans les sociétés à
Berlin, ce qui gâte presque toujours ceux qui s’y trouvent, en leur
ôtant l’inquiétude et le besoin de plaire. Les officiers qui obtenaient
un congé pour venir passer quelques mois à la ville, n’y cherchaient que
la danse et le jeu. Le mélange des deux langues nuisait à la
conversation, et les grandes assemblées n’offraient pas plus d’intérêt à
Berlin qu’à Vienne: on doit trouver même dans tout ce qui tient aux
manières, plus d’usage du monde à Vienne qu’à Berlin. Néanmoins la
liberté de la presse, la réunion des hommes d’esprit, la connaissance de
la littérature et de la langue allemande, qui s’était généralement
répandue dans les derniers temps, faisaient de Berlin la vraie capitale
de l’Allemagne nouvelle, de l’Allemagne éclairée. Les réfugiés français
affaiblissaient un peu l’impulsion toute allemande dont Berlin est
susceptible; ils conservaient encore un respect superstitieux pour le
siècle de Louis XIV; leurs idées sur la littérature se flétrissaient et
se pétrifiaient, à distance du pays d’où elles étaient tirées; mais en
général Berlin aurait pris un grand ascendant sur l’esprit public en
Allemagne, si l’on n’avait pas conservé, je le répète, du ressentiment
contre le dédain que Frédéric avait montré pour la nation germanique.

Les écrivains philosophes ont eu souvent d’injustes préjugés contre la
Prusse; ils ne voyaient en elle qu’une vaste caserne, et c’était sous ce
rapport qu’elle valait le moins: ce qui doit intéresser à ce pays, ce
sont les lumières, l’esprit de justice et les sentiments d’indépendance
qu’on rencontre dans une foule d’individus de toutes les classes; mais
le lien de ces belles qualités n’était pas encore formé. L’État,
nouvellement constitué, ne reposait ni sur le temps ni sur le peuple.

Les punitions humiliantes, généralement admises parmi les troupes
allemandes, froissaient l’honneur dans l’âme des soldats. Les habitudes
militaires ont plutôt nui que servi à l’esprit guerrier des Prussiens;
ces habitudes étaient fondées sur de vieilles méthodes qui séparaient
l’armée de la nation, tandis que, de nos jours, il n’y a de véritable
force que dans le caractère national. Ce caractère en Prusse est plus
noble et plus exalté que les derniers événements ne pourraient le faire
supposer; «et l’ardent héroïsme du malheureux prince Louis doit jeter
encore quelque gloire sur ses compagnons d’armes[15]».




CHAPITRE XVIII

_Des universités allemandes._


Tout le nord de l’Allemagne est rempli d’universités les plus savantes
de l’Europe. Dans aucun pays, pas même en Angleterre, il n’y a autant de
moyens de s’instruire et de perfectionner ses facultés. A quoi tient
donc que la nation manque d’énergie, et qu’elle paraisse en général
lourde et bornée, quoiqu’elle renferme un petit nombre d’hommes
peut-être les plus spirituels de l’Europe? C’est à la nature des
gouvernements, et non à l’éducation, qu’il faut attribuer ce singulier
contraste. L’éducation intellectuelle est parfaite en Allemagne, mais
tout s’y passe en théorie: l’éducation pratique dépend uniquement des
affaires; c’est par l’action seule que le caractère acquiert la fermeté
nécessaire pour se guider dans la conduite de la vie. Le caractère est
un instinct; il tient de plus près à la nature que l’esprit, et
néanmoins les circonstances donnent seules aux hommes l’occasion de le
développer. Les gouvernements sont les vrais instituteurs des peuples;
et l’éducation publique elle-même, quelque bonne qu’elle soit, peut
former des hommes de lettres, mais non des citoyens, des guerriers, ou
des hommes d’État.

En Allemagne, le génie philosophique va plus loin que partout ailleurs;
rien ne l’arrête, et l’absence même de carrière politique, si funeste à
la masse, donne encore plus de liberté aux penseurs. Mais une distance
immense sépare les esprits du premier et du second ordre, parce qu’il
n’y a point d’intérêt, ni d’objet d’activité, pour les hommes qui ne
s’élèvent pas à la hauteur des conceptions les plus vastes. Celui qui
ne s’occupe pas de l’univers, en Allemagne, n’a vraiment rien à faire.

Les universités allemandes ont une ancienne réputation qui date de
plusieurs siècles avant la réformation. Depuis cette époque, les
universités protestantes sont incontestablement supérieures aux
universités catholiques, et toute la gloire littéraire de l’Allemagne
tient à ces institutions[16]. Les universités anglaises ont
singulièrement contribué à répandre parmi les Anglais cette connaissance
des langues et de la littérature ancienne, qui donne aux orateurs et aux
hommes d’État en Angleterre une instruction si libérale et si brillante.
Il est de bon goût de savoir autre chose que les affaires, quand on le
sait bien: et, d’ailleurs, l’éloquence des nations libres se rattache à
l’histoire des Grecs et des Romains, comme à celle d’anciens
compatriotes. Mais les universités allemandes, quoique fondées sur des
principes analogues à ceux d’Angleterre, en diffèrent à beaucoup
d’égards: la foule des étudiants qui se réunissaient à Gœttingue, Halle,
Iéna, etc., formaient presque un corps libre dans l’État: les écoliers
riches et pauvres ne se distinguaient entre eux que par leur mérite
personnel, et les étrangers, qui venaient de tous les coins du monde, se
soumettaient avec plaisir à cette égalité que la supériorité naturelle
pouvait seule altérer.

Il y avait de l’indépendance, et même de l’esprit militaire, parmi les
étudiants; et si, en sortant de l’université, ils avaient pu se vouer
aux intérêts publics, leur éducation eût été très favorable à l’énergie
du caractère: mais ils rentraient dans les habitudes monotones et
casanières qui dominent en Allemagne, et perdaient par degrés l’élan et
la résolution que la vie de l’université leur avait inspirés; il ne leur
en restait qu’une instruction très étendue.

Dans chaque université allemande plusieurs professeurs étaient en
concurrence pour chaque branche d’enseignement; ainsi, les maîtres
avaient eux-mêmes de l’émulation, intéressés qu’ils étaient à l’emporter
les uns sur les autres, en attirant un plus grand nombre d’écoliers.
Ceux qui se destinaient à telle ou telle carrière en particulier, la
médecine, le droit, etc., se trouvaient naturellement appelés à
s’instruire sur d’autres sujets; et de là vient l’universalité de
connaissances que l’on remarque dans presque tous les hommes instruits
de l’Allemagne. Les universités possédaient des biens en propre, comme
le clergé; elles avaient une juridiction à elles; et c’est une belle
idée de nos pères que d’avoir rendu les établissements d’éducation tout
à fait libres. L’âge mûr peut se soumettre aux circonstances; mais à
l’entrée de la vie, au moins, le jeune homme doit puiser ses idées dans
une source non altérée.

L’étude des langues, qui fait la base de l’instruction en Allemagne, est
beaucoup plus favorable aux progrès des facultés dans l’enfance, que
celles des mathématiques ou des sciences physiques. Pascal, ce grand
géomètre, dont la pensée profonde planait sur la science dont il
s’occupait spécialement, comme sur toutes les autres, a reconnu lui-même
les défauts inséparables des esprits formés d’abord par les
mathématiques: cette étude, dans le premier âge, n’exerce que le
mécanisme de l’intelligence; les enfants que l’on occupe de si bonne
heure à calculer, perdent toute cette sève de l’imagination, alors si
belle et si féconde, et n’acquièrent point à la place une justesse
d’esprit transcendante: car l’arithmétique et l’algèbre se bornent à
nous apprendre de mille manières des propositions toujours identiques.
Les problèmes de la vie sont plus compliqués; aucun n’est positif,
aucun n’est absolu: il faut deviner, il faut choisir, à l’aide d’aperçus
et de suppositions qui n’ont aucun rapport avec la marche infaillible du
calcul.

Les vérités démontrées ne conduisent point aux vérités probables, les
seules qui servent de guides dans les affaires, comme dans les arts,
comme dans la société. Il y a sans doute un point où les mathématiques
elles-mêmes exigent cette puissance lumineuse de l’invention, sans
laquelle on ne peut pénétrer dans les secrets de la nature: au sommet de
la pensée, l’imagination d’Homère et celle de Newton semblent se réunir;
mais combien d’enfants sans génie pour les mathématiques, ne
consacrent-ils pas tout leur temps à cette science! On n’exerce chez eux
qu’une seule faculté, tandis qu’il faut développer tout l’être moral,
dans une époque où l’on peut si facilement déranger l’âme comme le
corps, en ne fortifiant qu’une partie.

Rien n’est moins applicable à la vie qu’un raisonnement mathématique.
Une proposition, en fait de chiffres, est décidément fausse ou vraie;
sous tous les autres rapports le vrai se mêle avec le faux d’une telle
manière, que souvent l’instinct peut seul nous décider entre des motifs
divers, quelquefois aussi puissants d’un côté que de l’autre. L’étude
des mathématiques, habituant à la certitude, irrite contre toutes les
opinions opposées à la nôtre; tandis que ce qu’il y a de plus important
pour la conduite de ce monde, c’est d’apprendre les autres, c’est-à-dire
de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que
nous. Les mathématiques induisent à ne tenir compte que de ce qui est
prouvé; tandis que les vérités primitives, celles que le sentiment et le
génie saisissent, ne sont pas susceptibles de démonstration.

Enfin les mathématiques, soumettant tout au calcul, inspirent trop de
respect pour la force; et cette énergie sublime qui ne compte pour rien
les obstacles et se plaît dans les sacrifices, s’accorde difficilement
avec le genre de raison que développent les combinaisons algébriques.

Il me semble donc que, pour l’avantage de la morale, aussi bien que pour
celui de l’esprit, il vaut mieux placer l’étude des mathématiques dans
son temps, et comme une portion de l’instruction totale, mais non en
faire la base de l’éducation, et par conséquent le principe déterminant
du caractère et de l’âme.

Parmi les systèmes d’éducation, il en est aussi qui conseillent de
commencer l’enseignement par les sciences naturelles; elles ne sont dans
l’enfance qu’un simple divertissement; ce sont des hochets savants qui
accoutument à s’amuser avec méthode et à étudier superficiellement. On
s’est imaginé qu’il fallait, autant qu’on le pouvait, épargner de la
peine aux enfants, changer en délassement toutes leurs études, leur
donner de bonne heure des collections d’histoire naturelle pour jouets,
des expériences de physique pour spectacle. Il me semble que cela aussi
est un système erroné. S’il était possible qu’un enfant apprît bien
quelque chose en s’amusant, je regretterais encore pour lui le
développement d’une faculté, l’attention, faculté qui est beaucoup plus
essentielle qu’une connaissance de plus. Je sais qu’on me dira que les
mathématiques rendent particulièrement appliqué; mais elles n’habituent
pas à rassembler, à apprécier, à concentrer: l’attention qu’elles
exigent est, pour ainsi dire, en ligne droite: l’esprit humain agit en
mathématiques comme un ressort qui suit une direction toujours la même.

L’éducation faite en s’amusant disperse la pensée; la peine en tout
genre est un des grands secrets de la nature: l’esprit de l’enfant doit
s’accoutumer aux efforts de l’étude, comme notre âme à la souffrance. Le
perfectionnement du premier âge tient au travail, comme le
perfectionnement du second à la douleur: il est à souhaiter sans doute
que les parents et la destinée n’abusent pas trop de ce double secret;
mais il n’y a d’important, à toutes les époques de la vie, que ce qui
agit sur le centre même de l’existence, et l’on considère trop souvent
l’être moral en détail. Vous enseignerez avec des tableaux, avec des
cartes, une quantité de choses à votre enfant; mais vous ne lui
apprendrez pas à apprendre; et l’habitude de s’amuser, que vous dirigez
sur les sciences, suivra bientôt un autre cours, quand l’enfant ne sera
plus dans votre dépendance.

Ce n’est donc pas sans raison que l’étude des langues anciennes et
modernes a été la base de tous les établissements d’éducation qui ont
formé les hommes les plus capables en Europe: le sens d’une phrase dans
une langue étrangère est à la fois un problème grammatical et
intellectuel; ce problème est tout à fait proportionné à l’intelligence
de l’enfant: d’abord il n’entend que les mots, puis il s’élève jusqu’à
la conception de la phrase; et bientôt après le charme de l’expression,
sa force, son harmonie, tout ce qui se trouve enfin dans le langage de
l’homme, se fait sentir par degrés à l’enfant qui traduit. Il s’essaie
tout seul avec les difficultés que lui présentent deux langues à la
fois; il s’introduit dans les idées successivement, compare et combine
divers genres d’analogies et de vraisemblances; et l’activité spontanée
de l’esprit, la seule qui développe vraiment la faculté de penser, est
vivement excitée par cette étude. Le nombre des facultés qu’elle fait
mouvoir à la fois lui donne l’avantage sur tout autre travail, et l’on
est trop heureux d’employer la mémoire flexible de l’enfant à retenir un
genre de connaissances, sans lequel il serait borné toute sa vie au
cercle de sa propre nation, cercle étroit comme tout ce qui est
exclusif.

L’étude de la grammaire exige la même suite et la même force d’attention
que les mathématiques, mais elle tient de beaucoup plus près à la
pensée. La grammaire lie les idées l’une à l’autre, comme le calcul
enchaîne les chiffres; la logique grammaticale est aussi précise que
celle de l’algèbre, et cependant elle s’applique à tout ce qu’il y a de
vivant dans notre esprit: les mots sont en même temps des chiffres et
des images; ils sont esclaves et libres, soumis à la discipline de la
syntaxe, et tout-puissants par leur signification naturelle; ainsi l’on
trouve dans la métaphysique de la grammaire l’exactitude du raisonnement
et l’indépendance de la pensée réunies ensemble; tout a passé par les
mots et tout s’y retrouve quand on sait les examiner: les langues sont
inépuisables pour l’enfant comme pour l’homme, et chacun en peut tirer
tout ce dont il a besoin.

L’impartialité naturelle à l’esprit des Allemands les porte à s’occuper
des littératures étrangères, et l’on ne trouve guère d’hommes un peu
au-dessus de la classe commune, en Allemagne, à qui la lecture de
plusieurs langues ne soit familière. En sortant des écoles on sait déjà
d’ordinaire très bien le latin et même le grec. _L’éducation des
universités allemandes_, dit un écrivain français, _commence où finit
celle de plusieurs nations de l’Europe_. Non seulement les professeurs
sont des hommes d’une instruction étonnante, mais ce qui les distingue
surtout, c’est un enseignement très scrupuleux. En Allemagne, on met de
la conscience dans tout, et rien en effet ne peut s’en passer. Si l’on
examine le cours de la destinée humaine, on verra que la légèreté peut
conduire à tout ce qu’il y a de mauvais dans ce monde. Il n’y a que
l’enfance dans qui la légèreté soit un charme; il semble que le Créateur
tienne encore l’enfant par la main, et l’aide à marcher doucement sur
les nuages de la vie. Mais quand le temps livre l’homme à lui-même, ce
n’est que dans le sérieux de son âme qu’il trouve des pensées, des
sentiments et des vertus.




CHAPITRE XIX

_Des institutions particulières d’éducation et de bienfaisance._


Il paraîtra d’abord inconséquent de louer l’ancienne méthode, qui
faisait de l’étude des langues la base de l’éducation, et de considérer
l’école de Pestalozzi comme l’une des meilleures institutions de notre
siècle; je crois cependant que ces deux manières de voir peuvent se
concilier. De toutes les études, celle qui donne chez Pestalozzi les
résultats les plus brillants, ce sont les mathématiques. Mais il me
paraît que sa méthode pourrait s’appliquer à plusieurs autres parties de
l’instruction, et qu’elle y ferait faire des progrès sûrs et rapides.
Rousseau a senti que les enfants, avant l’âge de douze à treize ans,
n’avaient point l’intelligence nécessaire pour les études qu’on exigeait
d’eux, ou plutôt pour la méthode d’enseignement à laquelle on les
soumettait. Ils répétaient sans comprendre, ils travaillaient sans
s’instruire; et ne recueillaient souvent de l’éducation que l’habitude
de faire leur tâche sans la concevoir, et d’esquiver le pouvoir du
maître par la ruse de l’écolier. Tout ce que Rousseau a dit contre cette
éducation routinière est parfaitement vrai; mais, comme il arrive
souvent, ce qu’il propose comme remède est encore plus mauvais que le
mal.

Un enfant qui, d’après le système de Rousseau, n’aurait rien appris
jusqu’à l’âge de douze ans, aurait perdu six années précieuses de sa
vie; ses organes intellectuels n’acquerraient jamais la flexibilité que
l’exercice, dès la première enfance, pouvait seul leur donner. Les
habitudes d’oisiveté seraient tellement enracinées en lui, qu’on le
rendrait bien plus malheureux en lui parlant de travail, pour la
première fois, à l’âge de douze ans, qu’en l’accoutumant depuis qu’il
existe à le regarder comme une condition nécessaire de la vie.
D’ailleurs, l’espèce de soin que Rousseau exige de l’instituteur, pour
suppléer à l’instruction, et pour la faire arriver par la nécessité,
obligerait chaque homme à consacrer sa vie entière à l’éducation d’un
autre, et les grands-pères seuls se trouveraient libres de commencer une
carrière personnelle. De tels projets sont chimériques, tandis que la
méthode de Pestalozzi est réelle, applicable, et peut avoir une grande
influence sur la marche future de l’esprit humain.

Rousseau dit avec raison que les enfants ne comprennent pas ce qu’ils
apprennent, et il en conclut qu’ils ne doivent rien apprendre.
Pestalozzi a profondément étudié ce qui fait que les enfants ne
comprennent pas, et sa méthode simplifie et gradue les idées de telle
manière qu’elles sont mises à la portée de l’enfance, et que l’esprit de
cet âge arrive sans se fatiguer aux résultats les plus profonds. En
passant avec exactitude par tous les degrés du raisonnement, Pestalozzi
met l’enfant en état de découvrir lui-même ce qu’on veut lui enseigner.

Il n’y a point d’à peu près dans la méthode de Pestalozzi: on entend
bien, ou l’on n’entend pas: car toutes les propositions se touchent de
si près, que le second raisonnement est toujours la conséquence
immédiate du premier. Rousseau a dit que l’on fatiguait la tête des
enfants par les études que l’on exigeait d’eux; Pestalozzi les conduit
toujours par une route si facile et si positive, qu’il ne leur en coûte
pas plus de s’initier dans les sciences les plus abstraites, que dans
les occupations les plus simples; chaque pas dans ces sciences est aussi
aisé, par rapport à l’antécédent, que la conséquence la plus naturelle
tirée des circonstances les plus ordinaires. Ce qui lasse les enfants,
c’est de leur faire sauter les intermédiaires, de les faire avancer
sans qu’ils sachent ce qu’ils croient avoir appris. Il y a dans leur
tête alors une sorte de confusion qui leur rend tout examen redoutable,
et leur inspire un invincible dégoût pour le travail. Il n’existe pas de
trace de ces inconvénients chez Pestalozzi: les enfants s’amusent de
leurs études, non pas qu’on leur en fasse un jeu, ce qui, comme je l’ai
déjà dit, met l’ennui dans le plaisir et la frivolité dans l’étude; mais
parce qu’ils goûtent dès l’enfance le plaisir des hommes faits, savoir,
comprendre, et terminer ce dont ils sont chargés.

La méthode de Pestalozzi, comme tout ce qui est vraiment bon, n’est pas
une découverte entièrement nouvelle, mais une application éclairée et
persévérante de vérités déjà connues. La patience, l’observation, et
l’étude philosophique des procédés de l’esprit humain, lui ont fait
connaître ce qu’il y a d’élémentaire dans les pensées, et de successif
dans leur développement; et il a poussé plus loin qu’un autre la théorie
et la pratique de la gradation dans l’enseignement. On a appliqué avec
succès sa méthode à la grammaire, à la géographie, à la musique; mais il
serait fort à désirer que les professeurs distingués qui ont adopté ses
principes, les fissent servir à tous les genres de connaissances. Celle
de l’histoire en particulier n’est pas encore bien conçue. On n’a point
observé la gradation des impressions dans la littérature, comme celle
des problèmes dans les sciences. Enfin, il reste beaucoup de choses à
faire pour porter au plus haut point l’éducation, c’est-à-dire, l’art de
se placer en arrière de ce qu’on sait pour le faire comprendre aux
autres.

Pestalozzi se sert de la géométrie pour apprendre aux enfants le calcul
arithmétique; c’était aussi la méthode des anciens. La géométrie parle
plus à l’imagination que les mathématiques abstraites. C’est bien fait
de réunir autant qu’il est possible la précision de l’enseignement à la
vivacité des impressions, si l’on veut se rendre maître de l’esprit
humain tout entier; car ce n’est pas la profondeur même de la science,
mais l’obscurité dans la manière de la présenter, qui seule peut
empêcher les enfants de la saisir: ils comprennent tout de degré en
degré: l’essentiel est de mesurer les progrès sur la marche de la raison
dans l’enfance. Cette marche lente, mais sûre, conduit aussi loin qu’il
est possible, dès qu’on s’astreint à ne la jamais hâter.

C’est chez Pestalozzi un spectacle attachant et singulier, que ces
visages d’enfants dont les traits arrondis, vagues et délicats, prennent
naturellement une expression réfléchie: ils sont attentifs par
eux-mêmes, et considèrent leurs études comme un homme d’un âge mûr
s’occuperait de ses propres affaires. Une chose remarquable, c’est que
ni la punition ni la récompense ne sont nécessaires pour les exciter
dans leurs travaux. C’est peut-être la première fois qu’une école de
cent cinquante enfants va sans le ressort de l’émulation et de la
crainte. Combien de mauvais sentiments sont épargnés à l’homme, quand on
éloigne de son cœur la jalousie et l’humiliation, quand il ne voit point
dans ses camarades des rivaux, ni dans ses maîtres des juges! Rousseau
voulait soumettre l’enfant à la loi de la destinée; Pestalozzi crée
lui-même cette destinée, pendant le cours de l’éducation de l’enfant, et
dirige ses décrets pour son bonheur et son perfectionnement. L’enfant se
sent libre, parce qu’il se plaît dans l’ordre général qui l’entoure, et
dont l’égalité parfaite n’est point dérangée même par les talents plus
ou moins distingués de quelques-uns. Il ne s’agit pas là de succès, mais
de progrès vers un but auquel tous tendent avec une même bonne foi. Les
écoliers deviennent maîtres quand ils en savent plus que leurs
camarades; les maîtres redeviennent écoliers quand ils trouvent quelques
imperfections dans leur méthode, et recommencent leur propre éducation
pour mieux juger des difficultés de l’enseignement.

On craint assez généralement que la méthode de Pestalozzi n’étouffe
l’imagination, et ne s’oppose à l’originalité de l’esprit; il est
difficile qu’il y ait une éducation pour le génie, et ce n’est guère que
la nature et le gouvernement qui l’inspirent ou l’excitent. Mais ce ne
peut être un obstacle au génie, que des connaissances primitives
parfaitement claires et sûres; elles donnent à l’esprit un genre de
fermeté qui lui rend ensuite faciles toutes les études les plus hautes.
Il faut considérer l’école de Pestalozzi comme bornée jusqu’à présent à
l’enfance. L’éducation qu’il donne n’est définitive que pour les gens du
peuple; mais c’est par cela même qu’elle peut exercer une influence très
salutaire sur l’esprit national. L’éducation, pour les hommes riches,
doit être partagée en deux époques: dans la première, les enfants sont
guidés par leurs maîtres; dans la seconde, ils s’instruisent
volontairement, et cette éducation de choix, c’est dans les grandes
universités qu’il faut la recevoir. L’instruction qu’on acquiert chez
Pestalozzi donne à chaque homme, de quelque classe qu’il soit, une base
sur laquelle il peut bâtir à son gré la chaumière du pauvre ou les
palais des rois.

On aurait tort si l’on croyait en France qu’il n’y a rien de bon à
prendre dans l’école de Pestalozzi, que sa méthode rapide pour apprendre
à calculer. Pestalozzi lui-même n’est pas mathématicien; il sait mal les
langues; il n’a que le génie et l’instinct du développement intérieur de
l’intelligence des enfants; il voit quel chemin leur pensée suit pour
arriver au but. Cette loyauté de caractère, qui répand un si noble calme
sur les affections du cœur, Pestalozzi l’a jugée nécessaire aussi dans
les opérations de l’esprit. Il pense qu’il y a un plaisir de moralité
dans des études complètes. En effet, nous voyons sans cesse que les
connaissances superficielles inspirent une sorte d’arrogance
dédaigneuse, qui fait repousser comme inutile, ou dangereux, ou
ridicule, tout ce qu’on ne sait pas. Nous voyons aussi que ces
connaissances superficielles obligent à cacher habilement ce qu’on
ignore. La candeur souffre de tous ces défauts d’instruction, dont on ne
peut s’empêcher d’être honteux. Savoir parfaitement ce qu’on sait, donne
un repos à l’esprit, qui ressemble à la satisfaction de la conscience.
La bonne foi de Pestalozzi, cette bonne foi portée dans la sphère de
l’intelligence, et qui traite avec les idées aussi scrupuleusement
qu’avec les hommes, est le principal mérite de son école; c’est par là
qu’il rassemble autour de lui des hommes consacrés au bien-être des
enfants d’une façon tout à fait désintéressée. Quand, dans un
établissement public, aucun des calculs personnels des chefs n’est
satisfait, il faut chercher le mobile de cet établissement dans leur
amour de la vertu: les jouissances qu’elle donne peuvent seules se
passer de trésors et de pouvoir.

On n’imiterait point l’institut de Pestalozzi en transportant ailleurs
sa méthode d’enseignement; il faut établir avec elle la persévérance
dans les maîtres, la simplicité dans les écoliers, la régularité dans le
genre de vie, enfin surtout, les sentiments religieux qui animent cette
école. Les pratiques du culte n’y sont pas suivies avec plus
d’exactitude qu’ailleurs; mais tout s’y passe au nom de la Divinité, au
nom de ce sentiment élevé, noble et pur, qui est la religion habituelle
du cœur. La vérité, la bonté, la confiance, l’affection, entourent les
enfants; c’est dans cette atmosphère qu’ils vivent, et, pour quelque
temps du moins, ils restent étrangers à toutes les passions haineuses, à
tous les préjugés orgueilleux du monde. Un éloquent philosophe, Fichte,
a dit _qu’il attendait la régénération de la nation allemande de
l’institut de Pestalozzi_: il faut convenir au moins qu’une révolution
fondée sur de pareils moyens ne serait ni violente ni rapide; car
l’éducation, quelque bonne qu’elle puisse être, n’est rien en
comparaison de l’influence des événements publics: l’instruction perce
goutte à goutte le rocher, mais le torrent l’enlève en un jour.

Il faut rendre surtout hommage à Pestalozzi, pour le soin qu’il a pris
de mettre son institut à la portée des personnes sans fortune, en
réduisant le prix de sa pension autant qu’il était possible. Il s’est
constamment occupé de la classe des pauvres, et veut lui assurer le
bienfait des lumières pures et de l’instruction solide. Les ouvrages de
Pestalozzi sont, sous ce rapport, une lecture très curieuse: il a fait
des romans dans lesquels les situations de la vie des gens du peuple
sont peintes avec un intérêt, une vérité et une moralité parfaites. Les
sentiments qu’il exprime dans ces écrits sont, pour ainsi dire, aussi
élémentaires que les principes de sa méthode. On est étonné de pleurer
pour un mot, pour un détail si simple, si vulgaire même, que la
profondeur seule des émotions le relève. Les gens du peuple sont un état
intermédiaire entre les sauvages et les hommes civilisés; quand ils sont
vertueux, ils ont un genre d’innocence et de bonté qui ne peut se
rencontrer dans le monde. La société pèse sur eux, ils luttent avec la
nature, et leur confiance en Dieu est plus animée, plus constante que
celle des riches. Sans cesse menacés par le malheur, recourant sans
cesse à la prière, inquiets chaque jour, sauvés chaque soir, les pauvres
se sentent sous la main immédiate de celui qui protège ce que les hommes
ont délaissé, et leur probité, quand ils en ont, est singulièrement
scrupuleuse.

Je me rappelle, dans un roman de Pestalozzi, la restitution de quelques
pommes de terre par un enfant qui les avait volées: sa grand’mère
mourante lui ordonne de les reporter au propriétaire du jardin où il les
a prises, et cette scène attendrit jusqu’au fond du cœur. Ce pauvre
crime, si l’on peut s’exprimer ainsi, causant de tels remords; la
solennité de la mort, à travers les misères de la vie, la vieillesse et
l’enfance rapprochées par la voix de Dieu, qui parle également à l’une
et à l’autre, tout cela fait mal, et bien mal: car dans nos fictions
poétiques, les pompes de la destinée soulagent un peu de la pitié que
causent les revers; mais l’on croit voir dans ces romans populaires une
faible lampe éclairer une petite cabane, et la bonté de l’âme ressort au
milieu de toutes les douleurs qui la mettent à l’épreuve.

L’art du dessin pouvant être considéré sous des rapports d’utilité, l’on
peut dire que, parmi les arts d’agrément, le seul introduit dans l’école
de Pestalozzi, c’est la musique, et il faut le louer encore de ce choix.
Il y a tout un ordre de sentiments, je dirais même tout un ordre de
vertus, qui appartiennent à la connaissance, ou du moins au goût de la
musique; et c’est une grande barbarie que de priver de telles
impressions une portion nombreuse de la race humaine. Les anciens
prétendaient que les nations avaient été civilisées par la musique, et
cette allégorie a un sens très profond; car il faut toujours supposer
que le lien de la société s’est formé par la sympathie ou par l’intérêt,
et certes la première origine est plus noble que l’autre.

Pestalozzi n’est pas le seul, dans la Suisse allemande, qui s’occupe
avec zèle de cultiver l’âme du peuple: c’est sous ce rapport que
l’établissement de M. de Fellemberg m’a frappée. Beaucoup de gens y sont
venus chercher de nouvelles lumières sur l’agriculture, et l’on dit qu’à
cet égard ils ont été satisfaits; mais ce qui mérite principalement
l’estime des amis de l’humanité, c’est le soin que prend M. de
Fellemberg de l’éducation des gens du peuple; il fait instruire, selon
la méthode de Pestalozzi, les maîtres d’école des villages, afin qu’ils
enseignent à leur tour les enfants; les ouvriers qui labourent ses
terres apprennent la musique des psaumes, et bientôt on entendra dans la
campagne les louanges divines chantées avec des voix simples, mais
harmonieuses, qui célèbreront à la fois la nature et son auteur. Enfin
M. de Fellemberg cherche, par tous les moyens possibles, à former entre
la classe inférieure et la nôtre un lien libéral, un lien qui ne soit
pas uniquement fondé sur les intérêts pécuniaires des riches et des
pauvres.

L’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique nous apprend qu’il suffit des
institutions libres pour développer l’intelligence et la sagesse du
peuple; mais c’est un pas de plus que de lui donner par delà le
nécessaire, en fait d’instruction. Le nécessaire en tout genre a quelque
chose de révoltant quand ce sont les possesseurs du superflu qui le
mesurent. Ce n’est pas assez de s’occuper des gens du peuple sous un
point de vue d’utilité, il faut aussi qu’ils participent aux jouissances
de l’imagination et du cœur. C’est dans le même esprit que des
philanthropes très éclairés se sont occupés de la mendicité à Hambourg.
Ils n’ont mis dans leurs établissements de charité, ni despotisme, ni
spéculation économique; ils ont voulu que les hommes malheureux
souhaitassent eux-mêmes le travail qu’on leur demande, autant que les
bienfaits qu’on leur accorde. Comme ils ne faisaient point des pauvres
un moyen, mais un but, ils ne leur ont pas ordonné l’occupation, mais
ils la leur ont fait désirer. Sans cesse on voit, dans les différents
comptes rendus de ces établissements de charité, qu’il importait bien
plus à leurs fondateurs de rendre les hommes meilleurs, que de les
rendre plus utiles; et c’est ce haut point de vue philosophique qui
caractérise l’esprit de sagesse et de liberté de cette ancienne ville
hanséatique.

Il y a beaucoup de bienfaisance dans le monde, et celui qui n’est pas
capable de servir ses semblables par le sacrifice de son temps et de ses
penchants, leur fait volontiers du bien avec de l’argent: c’est toujours
quelque chose, et nulle vertu n’est à dédaigner. Mais la masse
considérable des aumônes particulières n’est point sagement dirigée
dans la plupart des pays, et l’un des services les plus éminents que le
baron de Voght et ses excellents compatriotes aient rendus à l’humanité,
c’est de montrer que sans nouveaux sacrifices, sans que l’État
intervînt, la bienfaisance particulière suffisait au soulagement du
malheur. Ce qui s’opère par les individus convient singulièrement à
l’Allemagne, où chaque chose, prise séparément, vaut mieux que
l’ensemble.

Les entreprises charitables doivent prospérer dans la ville de Hambourg;
il y a tant de moralité parmi ses habitants, que pendant longtemps on y
a payé les impôts dans une espèce de tronc, sans que jamais personne
surveillât ce qu’on y portait: ces impôts devaient être proportionnés à
la fortune de chacun, et, calcul fait, ils ont toujours été
scrupuleusement acquittés. Ne croit-on pas raconter un trait de l’âge
d’or, si toutefois dans l’âge d’or il y avait des richesses privées et
des impôts publics? On ne saurait assez admirer combien, sous le rapport
de l’enseignement comme sous celui de l’administration, la bonne foi
rend tout facile. On devrait bien lui accorder tous les honneurs
qu’obtient l’habileté; car en résultat elle s’entend mieux même aux
affaires de ce monde.




CHAPITRE XX

_La fête d’Interlaken._


Il faut attribuer au caractère germanique une grande partie des vertus
de la Suisse allemande. Néanmoins il y a plus d’esprit public en Suisse
qu’en Allemagne, plus de patriotisme, plus d’énergie, plus d’accord
dans les opinions et les sentiments; mais aussi la petitesse des États
et la pauvreté du pays n’y excitent en aucune manière le génie; on y
trouve bien moins de savants et de penseurs que dans le nord de
l’Allemagne, où le relâchement même des liens politiques donne l’essor à
toutes les nobles rêveries, à tous les systèmes hardis qui ne sont point
soumis à la nature des choses. Les Suisses ne sont pas une nation
poétique, et l’on s’étonne, avec raison, que l’admirable aspect de leur
contrée n’ait pas enflammé davantage leur imagination. Toutefois un
peuple religieux et libre est toujours susceptible d’un genre
d’enthousiasme, et les occupations matérielles de la vie ne sauraient
l’étouffer entièrement. Si l’on en avait pu douter, on s’en serait
convaincu par la fête des bergers, qui a été célébrée l’année dernière,
au milieu des lacs, en mémoire du fondateur de Berne.

Cette ville de Berne mérite plus que jamais le respect et l’intérêt des
voyageurs: il semble que depuis ses derniers malheurs elle ait repris
toutes ses vertus avec une ardeur nouvelle, et qu’en perdant ses trésors
elle ait redoublé de largesse envers les infortunés. Ses établissements
de charité sont peut-être les mieux soignés de l’Europe: l’hôpital est
l’édifice le plus beau, le seul magnifique de la ville. Sur la porte est
écrite cette inscription: CHRISTO IN PAUPERIBUS, _au Christ dans les
pauvres_. Il n’en est point de plus admirable. La religion chrétienne ne
nous a-t-elle pas dit que c’était pour ceux qui souffrent que le Christ
était descendu sur la terre? et qui de nous, dans quelque époque de sa
vie, n’est pas un de ces pauvres en bonheur, en espérances, un de ces
infortunés, enfin, qu’on doit soulager au nom de Dieu?

Tout, dans la ville et le canton de Berne, porte l’empreinte d’un ordre
sérieux et calme, d’un gouvernement digne et paternel. Un air de probité
se fait sentir dans chaque objet que l’on aperçoit; on se croit en
famille au milieu de deux cent mille hommes, que l’on appelle nobles,
bourgeois ou paysans, mais qui sont tous également dévoués à la patrie.

Pour aller à la fête, il fallait s’embarquer sur l’un de ces lacs dans
lesquels les beautés de la nature se réfléchissent, et qui semblent
placés au pied des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un
temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes; mais,
confondues avec les nuages, elles n’en étaient que plus redoutables. La
tempête grossissait, et bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon
âme, j’aimais cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme.
Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte, avant de nous
hasarder à traverser la partie du lac de Thun, qui est entourée de
rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut
braver les abîmes, et s’attacher à des écueils pour échapper à ses
tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte
le nom de Vierge (_Jungfrau_), parce qu’aucun voyageur n’a jamais pu
gravir jusqu’à son sommet: elle est moins haute que le Mont-Blanc, et
cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait
inaccessible.

Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar qui tombe en cascades
autour de cette petite ville, disposait l’âme à des impressions
rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étaient logés dans des maisons
de paysans fort propres, mais rustiques. Il était assez piquant de voir
se promener dans les rues d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup
transportés dans les vallées de la Suisse; ils n’entendaient plus que le
bruit des torrents; ils ne voyaient plus que des montagnes, et
cherchaient si dans ces lieux solitaires ils pourraient s’ennuyer assez
pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde.

On a beaucoup parlé d’un air joué par les cors des Alpes, et dont les
Suisses recevaient une impression si vive qu’ils quittaient leurs
régiments, quand ils l’entendaient, pour retourner dans leur patrie. On
conçoit l’effet que peut produire cet air quand l’écho des montagnes le
répète; mais il est fait pour retentir dans l’éloignement; de près, il
ne cause pas une sensation très agréable. S’il était chanté par des voix
italiennes, l’imagination en serait tout à fait enivrée; mais peut-être
que ce plaisir ferait naître des idées étrangères à la simplicité du
pays. On y souhaiterait les arts, la poésie, l’amour, tandis qu’il faut
pouvoir s’y contenter du repos et de la vie champêtre.

Le soir qui précéda la fête, on alluma des feux sur les montagnes; c’est
ainsi que jadis les libérateurs de la Suisse se donnèrent le signal de
leur sainte conspiration. Ces feux, placés sur les sommets,
ressemblaient à la lune, lorsqu’elle se lève derrière les montagnes, et
qu’elle se montre à la fois ardente et paisible. On eût dit que des
astres nouveaux venaient assister au plus touchant spectacle que notre
monde puisse encore offrir. L’un de ces signaux enflammés semblait placé
dans le ciel, d’où il éclairait les ruines du château d’Unspunnen,
autrefois possédé par Berthold, le fondateur de Berne, en mémoire de qui
se donnait la fête. Des ténèbres profondes environnaient ce point
lumineux, et les montagnes, qui pendant la nuit ressemblent à de grands
fantômes, apparaissaient comme l’ombre gigantesque des morts qu’on
voulait célébrer.

Le jour de la fête, le temps était doux, mais nébuleux; il fallait que
la nature répondît à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte
choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres, et
des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines. Tous les
spectateurs, au nombre de près de six mille, s’assirent sur les hauteurs
en pente, et les couleurs variées des habillements ressemblaient dans
l’éloignement à des fleurs répandues sur la prairie. Jamais un aspect
plus riant ne put annoncer une fête; mais quand les regards
s’élevaient, des rochers suspendus semblaient, comme la destinée,
menacer les humains au milieu de leurs plaisirs. Cependant s’il est une
joie de l’âme assez pure pour ne pas provoquer le sort, c’était
celle-là.

Lorsque la foule des spectateurs fut réunie, on entendit venir de loin
la procession de la fête, procession solennelle en effet, puisqu’elle
était consacrée au culte du passé. Une musique agréable l’accompagnait;
les magistrats paraissaient à la tête des paysans; les jeunes paysannes
étaient vêtues selon le costume ancien et pittoresque de chaque canton;
les hallebardes et les bannières de chaque vallée étaient portées en
avant de la marche par des hommes à cheveux blancs, habillés précisément
comme on l’était il y a cinq siècles, lors de la conjuration du Rutli.
Une émotion profonde s’emparait de l’âme, en voyant ces drapeaux si
pacifiques qui avaient pour gardiens des vieillards. Le vieux temps
était représenté par ces hommes âgés pour nous, mais si jeunes en
présence des siècles! Je ne sais quel air de confiance dans tous ces
êtres faibles touchait profondément, parce que cette confiance ne leur
était inspirée que par la loyauté de leur âme. Les yeux se remplissaient
de larmes au milieu de la fête, comme dans ces jours heureux et
mélancoliques où l’on célèbre la convalescence de ce qu’on aime.

Enfin les jeux commencèrent, et les hommes de la vallée et les hommes de
la montagne montrèrent, en soulevant d’énormes poids, en luttant les uns
contre les autres, une agilité et une force de corps très remarquables.
Cette force rendait autrefois les nations plus militaires; aujourd’hui
que la tactique et l’artillerie disposent du sort des armées, on ne voit
dans ces exercices que des jeux agricoles. La terre est mieux cultivée
par des hommes si robustes; mais la guerre ne se fait qu’à l’aide de la
discipline et du nombre, et les mouvements même de l’âme ont moins
d’empire sur la destinée humaine, depuis que les individus ont disparu
dans les masses, et que le genre humain semble dirigé, comme la nature
inanimée, par des lois mécaniques.

Après que les jeux furent terminés, et que le bon bailli du lieu eut
distribué les prix aux vainqueurs, on dîna sous des tentes, et l’on
chanta des vers à l’honneur de la tranquille félicité des Suisses. On
faisait passer à la ronde pendant le repas des coupes en bois, sur
lesquelles étaient sculptés Guillaume Tell et les trois fondateurs de la
liberté helvétique. On buvait avec transport au repos, à l’ordre, à
l’indépendance; et le patriotisme du bonheur s’exprimait avec une
cordialité qui pénétrait toutes les âmes.

«Les prairies sont aussi fleuries que jadis, les montagnes aussi
verdoyantes: quand toute la nature sourit, le cœur seul de l’homme
pourrait-il n’être qu’un désert[17]»?

Non, sans doute, il ne l’était pas; il s’épanouissait avec confiance au
milieu de cette belle contrée, en présence de ces hommes respectables,
animés tous par les sentiments les plus purs. Un pays pauvre, d’une
étendue très bornée, sans luxe, sans éclat, sans puissance, est chéri
par ses habitants comme un ami qui cache ses vertus dans l’ombre, et les
consacre toutes au bonheur de ceux qui l’aiment. Depuis cinq siècles que
dure la prospérité de la Suisse, on compte plutôt de sages générations
que de grands hommes. Il n’y a point de place pour l’exception quand
l’ensemble est si heureux. On dirait que les ancêtres de cette nation
règnent encore au milieu d’elle: toujours elle les respecte, les imite
et les recommence. La simplicité des mœurs et l’attachement aux
anciennes coutumes, la sagesse et l’uniformité dans la manière de vivre,
rapprochent de nous le passé, et nous rendent l’avenir présent. Une
histoire, toujours la même, ne semble qu’un seul moment dont la durée
est de plusieurs siècles.

La vie coule dans ces vallées comme les rivières qui les traversent; ce
sont des ondes nouvelles, mais qui suivent le même cours: puissent-ils
n’être point interrompus! puisse la même fête être souvent célébrée au
pied de ces mêmes montagnes! L’étranger les admire comme une merveille,
l’Helvétien les chérit comme un asile où les magistrats et les pères
soignent ensemble les citoyens et les enfants.




SECONDE PARTIE

DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS.




CHAPITRE PREMIER

_Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice à la littérature
allemande?_


Je pourrais répondre d’une manière fort simple à cette question, en
disant que très peu de personnes en France savent l’allemand, et que les
beautés de cette langue, surtout en poésie, ne peuvent être traduites en
français. Les langues teutoniques se traduisent facilement entre elles;
il en est de même des langues latines: mais celles-ci ne sauraient
rendre la poésie des peuples germaniques. Une musique composée pour un
instrument n’est point exécutée avec succès sur un instrument d’un autre
genre. D’ailleurs, la littérature allemande n’existe guère dans toute
son originalité qu’à dater de quarante à cinquante ans; et les Français,
depuis vingt années, sont tellement préoccupés par les événements
politiques, que toutes leurs études en littérature ont été suspendues.

Ce serait toutefois traiter bien superficiellement la question, que de
s’en tenir à dire que les Français sont injustes envers la littérature
allemande, parce qu’ils ne la connaissent pas; ils ont, il est vrai, des
préjugés contre elle, mais ces préjugés tiennent au sentiment confus des
différences prononcées qui existent entre la manière de voir et de
sentir des deux nations.

En Allemagne, il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout
est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit,
et jamais par les règles, puisqu’il n’y en a point de généralement
admises: chaque auteur est libre de se créer une sphère nouvelle. En
France, la plupart des lecteurs ne veulent jamais être émus, ni même
s’amuser aux dépens de leur conscience littéraire: le scrupule s’est
réfugié là. Un auteur allemand forme son public; en France, le public
commande aux auteurs. Comme on trouve en France un beaucoup plus grand
nombre de gens d’esprit qu’en Allemagne, le public y est beaucoup plus
imposant, tandis que les écrivains allemands, éminemment élevés
au-dessus de leurs juges, les gouvernent au lieu d’en recevoir la loi.
De là vient que ces écrivains ne se perfectionnent guère par la
critique; l’impatience des lecteurs, ou celle des spectateurs, ne les
oblige point à retrancher les longueurs de leurs ouvrages, et rarement
ils s’arrêtent à temps, parce qu’un auteur, ne se lassant presque jamais
de ses propres conceptions, ne peut être averti que par les autres du
moment où elles cessent d’intéresser. Les Français pensent et vivent
dans les autres, au moins sous le rapport de l’amour-propre; et l’on
sent, dans la plupart de leurs ouvrages, que le principal but n’est pas
l’objet qu’ils traitent, mais l’effet qu’ils produisent. Les écrivains
français sont toujours en société, alors même qu’ils composent; car ils
ne perdent pas de vue les jugements, les moqueries et le goût à la mode,
c’est-à-dire l’autorité littéraire sous laquelle on vit, à telle ou
telle époque.

La première condition pour écrire, c’est une manière de sentir vive et
forte. Les personnes qui étudient dans les autres ce qu’elles doivent
éprouver, et ce qu’il leur est permis de dire, littérairement parlant,
n’existent pas. Sans doute, nos écrivains de génie (et quelle nation en
possède plus que la France!) ne se sont asservis qu’aux liens qui ne
nuisaient pas à leur originalité; mais il faut comparer les deux pays en
masse, et dans le temps actuel, pour connaître à quoi tient leur
difficulté de s’entendre.

En France, on ne lit guère un ouvrage que pour en parler; en Allemagne,
où l’on vit presque seul, on veut que l’ouvrage même tienne compagnie;
et quelle société de l’âme peut-on faire avec un livre qui ne serait
lui-même que l’écho de la société! dans le silence de la retraite, rien
ne semble plus triste que l’esprit du monde. L’homme solitaire a besoin
qu’une émotion intime lui tienne lieu du mouvement extérieur qui lui
manque.

La clarté passe en France pour l’un des premiers mérites d’un écrivain;
car il s’agit, avant tout, de ne pas se donner de la peine et
d’attraper, en lisant le matin, ce qui fait briller le soir en causant.
Mais les Allemands savent que la clarté ne peut jamais être qu’un mérite
relatif: un livre est clair selon le sujet et selon le lecteur.
Montesquieu ne peut être compris aussi facilement que Voltaire, et
néanmoins il est aussi lucide que l’objet de ses méditations le permet.
Sans doute, il faut porter la lumière dans la profondeur; mais ceux qui
s’en tiennent aux grâces de l’esprit, et aux jeux des paroles, sont bien
plus sûrs d’être compris: ils n’approchent d’aucun mystère, comment donc
seraient-ils obscurs? Les Allemands, par un défaut opposé, se plaisent
dans les ténèbres; souvent ils remettent dans la nuit ce qui était au
jour, plutôt que de suivre la route battue; ils ont un tel dégoût pour
les idées communes, que, lorsqu’ils se trouvent dans la nécessité de les
retracer, ils les environnent d’une métaphysique abstraite qui peut les
faire croire nouvelles jusqu’à ce qu’on les ait reconnues. Les
écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs; leurs
ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les
entourer d’autant de nuages qu’il leur plaît; la patience ne manquera
point pour écarter ces nuages; mais il faut qu’à la fin on aperçoive une
divinité: car ce que les Allemands tolèrent le moins, c’est l’attente
trompée; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les
grands résultats nécessaires. Dès qu’il n’y a pas dans un livre des
pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné; et si le talent
fait tout pardonner, l’on n’apprécie guère les divers genres d’adresse
par lesquelles on peut essayer d’y suppléer.

La prose des Allemands est souvent trop négligée. L’on attache beaucoup
plus d’importance au style en France qu’en Allemagne; c’est une suite
naturelle de l’intérêt qu’on met à la parole, et du prix qu’elle doit
avoir dans un pays où la société domine. Tous les hommes d’un peu
d’esprit sont juges de la justesse et de la convenance de telle ou telle
phrase, tandis qu’il faut beaucoup d’attention et d’étude pour saisir
l’ensemble et l’enchaînement d’un ouvrage. D’ailleurs les expressions
prêtent bien plus à la plaisanterie que les pensées, et dans tout ce qui
tient aux mots, l’on rit avant d’avoir réfléchi. Cependant, la beauté du
style n’est point, il faut en convenir, un avantage purement extérieur;
car les sentiments vrais inspirent presque toujours les expressions les
plus nobles et les plus justes; et, s’il est permis d’être indulgent
pour le style d’un écrit philosophique, on ne doit pas l’être pour celui
d’une composition littéraire; dans la sphère des beaux-arts, la forme
appartient autant à l’âme que le sujet même.

L’art dramatique offre un exemple frappant des facultés distinctes des
deux peuples. Tout ce qui se rapporte à l’action, à l’intrigue, à
l’intérêt des événements, est mille fois mieux combiné, mille fois
mieux conçu chez les Français; tout ce qui tient au développement des
impressions du cœur, aux orages secrets des passions fortes, est
beaucoup plus approfondi chez les Allemands.

Il faut, pour que les hommes supérieurs de l’un et de l’autre pays
atteignent au plus haut point de perfection, que le Français soit
religieux, et que l’Allemand soit un peu mondain. La piété s’oppose à la
dissipation d’âme, qui est le défaut et la grâce de la nation française;
la connaissance des hommes et de la société donnerait aux Allemands, en
littérature, le goût et la dextérité qui leur manquent. Les écrivains
des deux pays sont injustes les uns envers les autres: les Français
cependant se rendent plus coupables à cet égard que les Allemands; ils
jugent sans connaître, ou n’examinent qu’avec un parti pris: les
Allemands sont plus impartiaux. L’étendue des connaissances fait passer
sous les yeux tant de manières de voir diverses, qu’elle donne à
l’esprit la tolérance qui naît de l’universalité.

Les Français gagneraient plus néanmoins à concevoir le génie allemand
que les Allemands à se soumettre au bon goût français. Toutes les fois
que de nos jours, on a pu faire entrer dans la régularité française un
peu de sève étrangère, les Français y ont applaudi avec transport. J.-J.
Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, etc., dans
quelques-uns de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insu, de l’école
germanique, c’est-à-dire, qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond
de leur âme. Mais si l’on voulait discipliner les écrivains allemands
d’après les lois prohibitives de la littérature française, ils ne
sauraient comment naviguer au milieu des écueils qu’on leur aurait
indiqués; ils regretteraient la pleine mer, et leur esprit serait plus
troublé qu’éclairé. Il ne s’ensuit pas qu’ils doivent tout hasarder, et
qu’ils ne feraient pas bien de s’imposer quelquefois des bornes; mais il
leur importe de les placer d’après leur manière de voir. Il faut, pour
leur faire adopter de certaines restrictions nécessaires, remonter au
principe de ces restrictions, sans jamais employer l’autorité du
ridicule contre laquelle ils sont tout à fait révoltés.

Les hommes de génie de tous les pays sont faits pour se comprendre et
pour s’estimer; mais le vulgaire des écrivains et des lecteurs allemands
et français rappelle cette fable de La Fontaine, où la cigogne ne peut
manger dans le plat, ni le renard dans la bouteille. Le contraste le
plus parfait se fait voir entre les esprits développés dans la solitude
et ceux qui sont formés par la société. Les impressions du dehors et le
recueillement de l’âme, la connaissance des hommes et l’étude des idées
abstraites, l’action et la théorie donnent des résultats tout à fait
opposés. La littérature, les arts, la philosophie, la religion des deux
peuples, attestent cette différence; et l’éternelle barrière du Rhin
sépare deux régions intellectuelles qui, non moins que les deux
contrées, sont étrangères l’une à l’autre.




CHAPITRE II

_Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la littérature allemande._


La littérature allemande est beaucoup plus connue en Angleterre qu’en
France. On y étudie davantage les langues étrangères, et les Allemands
ont plus de rapports naturels avec les Anglais qu’avec les Français;
cependant il y a des préjugés, même en Angleterre, contre la philosophie
et la littérature des Allemands. Il peut être intéressant d’en examiner
la cause.

Le goût de la société, le plaisir et l’intérêt de la conversation ne
sont point ce qui forme les esprits en Angleterre: les affaires, le
parlement, l’administration, remplissent toutes les têtes, et les
intérêts politiques sont le principal objet des méditations. Les Anglais
veulent à tout des résultats immédiatement applicables, et de là
naissent leurs préventions contre une philosophie qui a pour objet le
beau plutôt que l’utile.

Les Anglais ne séparent point, il est vrai, la dignité de l’utilité, et
toujours ils sont prêts, quand il le faut, à sacrifier ce qui est utile
à ce qui est honorable; mais ils ne se prêtent pas volontiers, comme il
est dit dans _Hamlet_, à ces _conversations avec l’air_, dont les
Allemands sont très épris. La philosophie des Anglais est dirigée vers
les résultats avantageux au bien-être de l’humanité. Les Allemands
s’occupent de la vérité pour elle-même, sans penser au parti que les
hommes peuvent en tirer. La nature de leurs gouvernements ne leur ayant
point offert des occasions grandes et belles de mériter la gloire et de
servir la patrie, ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et
cherchent dans le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse
sur la terre. Ils se plaisent dans l’idéal, parce qu’il n’y a rien dans
l’état actuel des choses qui parle à leur imagination. Les Anglais
s’honorent avec raison de tout ce qu’ils possèdent, de tout ce qu’ils
sont, de tout ce qu’ils peuvent être; ils placent leur admiration et
leur amour sur leurs lois, leurs mœurs et leur culte. Ces nobles
sentiments donnent à l’âme plus de force et d’énergie; mais la pensée va
peut-être encore plus loin, quand elle n’a point de bornes, ni même de
but déterminé, et que, sans cesse en rapport avec l’immense et l’infini,
aucun intérêt ne la ramène aux choses de ce monde.

Toutes les fois qu’une idée se consolide, c’est-à-dire qu’elle se change
en institution, rien de mieux que d’en examiner attentivement les
résultats et les conséquences, de la circonscrire et de la fixer: mais
quand il s’agit d’une théorie, il faut la considérer en elle-même; il
n’est plus question de pratique, il n’est plus question d’utilité; et la
recherche de la vérité dans la philosophie, comme l’imagination dans la
poésie, doit être indépendante de toute entrave.

Les Allemands sont comme les éclaireurs de l’armée de l’esprit humain;
ils essaient des routes nouvelles, ils tentent des moyens inconnus;
comment ne serait-on pas curieux de savoir ce qu’ils disent, au retour
de leurs excursions dans l’infini? Les Anglais, qui ont tant
d’originalité dans le caractère, redoutent néanmoins assez généralement
les nouveaux systèmes. La sagesse d’esprit leur a fait tant de bien dans
les affaires de la vie, qu’ils aiment à la retrouver dans les études
intellectuelles; et c’est là cependant que l’audace est inséparable du
génie. Le génie, pourvu qu’il respecte la religion et la morale, doit
aller aussi loin qu’il veut: c’est l’empire de la pensée qu’il agrandit.

La littérature, en Allemagne, est tellement empreinte de la philosophie
dominante, que l’éloignement qu’on aurait pour l’une pourrait influer
sur le jugement qu’on porterait sur l’autre: cependant les Anglais,
depuis quelque temps, traduisent avec plaisir les poètes allemands et ne
méconnaissent point l’analogie qui doit résulter d’une même origine. Il
y a plus de sensibilité dans la poésie anglaise, et plus d’imagination
dans la poésie allemande. Les affections domestiques exerçant un grand
empire sur le cœur des Anglais, leur poésie se sent de la délicatesse et
de la fixité de ces affections: les Allemands, plus indépendants en
tout, parce qu’ils ne portent l’empreinte d’aucune institution
politique, peignent les sentiments comme les idées, à travers des
nuages: on dirait que l’univers vacille devant leurs yeux, et
l’incertitude même de leurs regards multiplie les objets dont leur
talent peut se servir.

Le principe de la terreur, qui est un des grands moyens de la poésie
allemande, a moins d’ascendant sur l’imagination des Anglais de nos
jours; ils décrivent la nature avec charme, mais elle n’agit plus sur
eux comme une puissance redoutable qui renferme dans son sein les
fantômes, les présages, et tient chez les modernes la même place que la
destinée parmi les anciens. L’imagination, en Angleterre, est presque
toujours inspirée par la sensibilité; l’imagination des Allemands est
quelquefois rude et bizarre: la religion de l’Angleterre est plus
sévère, celle de l’Allemagne est plus vague; et la poésie des nations
doit nécessairement porter l’empreinte de leurs sentiments religieux. La
convenance ne règne point dans les arts en Angleterre comme en France;
cependant l’opinion publique y a plus d’empire qu’en Allemagne; l’unité
nationale en est la cause. Les Anglais veulent mettre d’accord en toutes
choses les actions et les principes; c’est un peuple sage et bien
ordonné, qui a compris dans la sagesse la gloire, et dans l’ordre la
liberté: les Allemands, n’ayant fait que rêver l’une et l’autre, ont
examiné les idées indépendamment de leur application, et se sont ainsi
nécessairement élevés plus haut en théorie.

Les littérateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit paraître
singulier) beaucoup plus opposés que les Anglais à l’introduction des
réflexions philosophiques dans la poésie. Les premiers génies de la
littérature anglaise, il est vrai, Shakespeare, Milton, Dryden dans ses
odes, etc., sont des poètes qui ne se livrent point à l’esprit de
raisonnement; mais Pope et plusieurs autres doivent être considérés
comme didactiques et moralistes. Les Allemands se sont refaits jeunes,
les Anglais sont devenus mûrs[18]. Les Allemands professent une
doctrine qui tend à ranimer l’enthousiasme dans les arts comme dans la
philosophie, et il faut les louer s’ils la maintiennent; car le siècle
pèse aussi sur eux, et il n’en est point où l’on soit plus enclin à
dédaigner ce qui n’est que beau; il n’en est point où l’on répète plus
souvent cette question, la plus vulgaire de toutes: _à quoi bon?_




CHAPITRE III

_Des principales époques de la littérature allemande._


La littérature allemande n’a point eu ce qu’on a coutume d’appeler un
siècle d’or, c’est-à-dire une époque où les progrès des lettres sont
encouragés par la protection des chefs de l’État. Léon X, en Italie,
Louis XIV, en France, et dans les temps anciens, Périclès et Auguste,
ont donné leur nom à leur siècle. On peut aussi considérer le règne de
la reine Anne comme l’époque la plus brillante de la littérature
anglaise: mais cette nation, qui existe par elle-même, n’a jamais dû ses
grands hommes à ses rois. L’Allemagne était divisée; elle ne trouvait
dans l’Autriche aucun amour pour les lettres, et dans Frédéric II, qui
était à lui seul toute la Prusse, aucun intérêt pour les écrivains
allemands; les lettres en Allemagne n’ont donc jamais été réunies dans
un centre, et n’ont point trouvé d’appui dans l’État. Peut-être la
littérature a-t-elle dû à cet isolement comme à cette indépendance,
plus d’originalité et d’énergie.

«On a vu, dit Schiller, la poésie, dédaignée par le plus grand des fils
de la patrie, par Frédéric, s’éloigner du trône puissant qui ne la
protégeait pas; mais elle osa se dire allemande; mais elle se sentit
fière de créer elle-même sa gloire. Les chants des bardes germains
retentirent sur le sommet des montagnes, se précipitèrent comme un
torrent dans les vallées; le poète indépendant ne reconnut pour loi que
les impressions de son âme, et pour souverain que son génie».

Il a dû résulter cependant de ce que les hommes de lettres allemands
n’ont point été encouragés par le gouvernement, que pendant longtemps
ils ont fait des essais individuels dans les sens les plus opposés, et
qu’ils sont arrivés tard à l’époque vraiment remarquable de leur
littérature.

La langue allemande, depuis mille ans, a été cultivée d’abord par les
moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans, tels que
Hans-Sachs, Sébastien Brand, et d’autres, à l’approche de la
réformation; et dernièrement enfin par les savants, qui en ont fait un
langage propre à toutes les subtilités de la pensée.

En examinant les ouvrages dont se compose la littérature allemande, on y
retrouve, suivant le génie de l’auteur, les traces de ces différentes
cultures, comme on voit dans les montagnes les couches des minéraux
divers que les révolutions de la terre y ont apportés. Le style change
presque entièrement de nature suivant l’écrivain, et les étrangers ont
besoin de faire une nouvelle étude, à chaque livre nouveau qu’ils
veulent comprendre.

Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l’Europe, du temps
de la chevalerie, des troubadours et des guerriers qui chantaient
l’amour et les combats. On vient de retrouver un poème épique intitulé
_les Niebelungen_, et composé dans le treizième siècle. On y voit
l’héroïsme et la fidélité qui distinguaient les hommes d’alors, lorsque
tout était vrai, fort, et décidé comme les couleurs primitives de la
nature. L’allemand, dans ce poème, est plus clair et plus simple qu’à
présent; les idées générales ne s’y étaient point encore introduites, et
l’on ne faisait que raconter des traits de caractère. La nation
germanique pouvait être considérée alors comme la plus belliqueuse de
toutes les nations européennes, et ses anciennes traditions ne parlent
que des châteaux-forts, et des belles maîtresses pour lesquelles on
donnait sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la
chevalerie, l’esprit humain n’avait plus cette tendance, et déjà
commençaient les querelles religieuses, qui tournent la pensée vers la
métaphysique, et placent la force de l’âme dans les opinions plutôt que
dans les exploits.

Luther perfectionna singulièrement sa langue, en la faisant servir aux
discussions théologiques: sa traduction des Psaumes et de la Bible est
encore un beau modèle. La vérité et la concision poétique qu’il donne à
son style sont tout à fait conformes au génie de l’Allemand, et le son
même des mots a je ne sais quelle franchise énergique sur laquelle on se
repose avec confiance. Les guerres politiques et religieuses, où les
Allemands avaient le malheur de se combattre les uns les autres,
détournèrent les esprits de la littérature: et quand on s’en s’occupa de
nouveau, ce fut sous les auspices du siècle de Louis XIV, à l’époque où
le désir d’imiter les Français s’empara de la plupart des cours et des
écrivains de l’Europe.

Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc., n’étaient que du
français appesanti; rien d’original, rien qui fût conforme au génie
naturel de la nation. Ces auteurs voulaient atteindre à la grâce
française, sans que leur genre de vie ni leurs habitudes leur en
donnassent l’inspiration; ils s’asservissaient à la règle, sans avoir ni
l’élégance, ni le goût, qui peuvent donner de l’agrément à ce
despotisme même. Une autre école succéda bientôt à l’école française, et
ce fut dans la Suisse allemande qu’elle s’éleva; cette école était
d’abord fondée sur l’imitation des écrivains anglais. Bodmer, appuyé par
l’exemple du grand Haller, tacha de démontrer que la littérature
anglaise s’accordait mieux avec le génie des Allemands que la
littérature française. Gottsched, un savant sans goût et sans génie,
combattit cette opinion. Il jaillit une grande lumière de la dispute de
ces deux écoles. Quelques hommes alors commencèrent à se frayer une
route par eux-mêmes. Klopstock tint le premier rang dans l’école
anglaise, comme Wieland dans l’école française; mais Klopstock ouvrit
une carrière nouvelle à ses successeurs tandis que Wieland fut à la fois
le premier et le dernier dans l’école française du dix-huitième siècle:
le premier, parce que nul n’a pu dans ce genre s’égaler à lui; le
dernier, parce qu’après lui les écrivains allemands suivirent une route
tout à fait différente.

Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des étincelles de ce
feu sacré que le temps a recouvert de cendre, Klopstock, en imitant
d’abord les Anglais, parvint à réveiller l’imagination et le caractère
particuliers aux Allemands; et presqu’au même moment, Winkelmann dans
les arts, Lessing dans la critique, et Gœthe dans la poésie, fondèrent
une véritable école allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce
qui admet autant de différences qu’il y a d’individus et de talents
divers. J’examinerai séparément la poésie, l’art dramatique, les romans
et l’histoire; mais chaque homme de génie formant, pour ainsi dire, une
école à part en Allemagne, il m’a semblé nécessaire de commencer par
faire connaître les traits principaux qui distinguent chaque écrivain en
particulier, et de caractériser personnellement les hommes de lettres
les plus célèbres, avant d’analyser leurs ouvrages.




CHAPITRE IV

_Wieland._


De tous les Allemands qui ont écrit dans le genre français, Wieland est
le seul dont les ouvrages aient du génie; et quoiqu’il ait presque
toujours imité les littératures étrangères, on ne peut méconnaître les
grands services qu’il a rendus à sa propre littérature, en
perfectionnant sa langue, en lui donnant une versification plus facile
et plus harmonieuse.

Il y avait en Allemagne une foule d’écrivains qui tâchaient de suivre
les traces de la littérature française du siècle de Louis XIV; Wieland
est le premier qui ait introduit avec succès celle du dix-huitième
siècle. Dans ses écrits en prose, il a quelques rapports avec Voltaire,
et dans ses poésies, avec l’Arioste. Mais ces rapports, qui sont
volontaires, n’empêchent pas que sa nature au fond ne soit tout à fait
allemande. Wieland est infiniment plus instruit que Voltaire; il a
étudié les anciens d’une façon plus érudite qu’aucun poète ne l’a fait
en France. Les défauts, comme les qualités de Wieland, ne lui permettent
pas de donner à ses écrits la grâce et la légèreté françaises.

Dans ses romans philosophiques, _Agathon_, _Pérégrinus Protée_, il
arrive tout de suite à l’analyse, à la discussion, à la métaphysique; il
se fait un devoir d’y mêler ce qu’on appelle communément _des fleurs_;
mais l’on sent que son penchant naturel serait d’approfondir tous les
sujets qu’il essaie de parcourir. Le sérieux et la gaîté sont l’un et
l’autre trop prononcés, dans les romans de Wieland, pour être réunis;
car, en toute chose, les contrastes sont piquants, mais les extrêmes
opposés fatiguent.

Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique
qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer
cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante
liberté de plaisanterie; la vérité l’attache trop, il veut savoir et
expliquer ce que les choses sont, et lors même qu’il adopte des opinions
condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La
philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit des Allemands; ils
donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle
n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères:
dès qu’on lui prête des principes, elle déplaît à tous également.

Les ouvrages de Wieland en vers ont beaucoup plus de grâce et
d’originalité que ses écrits en prose: l’_Obéron_ et les autres poèmes
dont je parlerai à part, sont pleins de charme et d’imagination. On a
cependant reproché à Wieland d’avoir traité l’amour avec trop peu de
sévérité, et il doit être ainsi jugé chez ces Germains qui respectent
encore un peu les femmes, à la manière de leurs ancêtres; mais quels
qu’aient été les écarts d’imagination que Wieland se soit permis, on ne
peut s’empêcher de reconnaître en lui une sensibilité véritable; il a
souvent eu bonne ou mauvaise intention de plaisanter sur l’amour, mais
une nature sérieuse l’empêche de s’y livrer hardiment; il ressemble à ce
prophète qui bénit au lieu de maudire; il finit par s’attendrir, en
commençant par l’ironie.

L’entretien de Wieland a beaucoup de charme, précisément parce que ses
qualités naturelles sont en opposition avec sa philosophie. Ce désaccord
peut lui nuire comme écrivain, mais rend sa société très piquante: il
est animé, enthousiaste, et comme tous les hommes de génie, jeune encore
dans sa vieillesse; et cependant il veut être sceptique, et
s’impatiente quand on se sert de sa belle imagination même pour le
porter à la croyance. Naturellement bienveillant, il est néanmoins
susceptible d’humeur; quelquefois parce qu’il n’est pas content de lui,
quelquefois parce qu’il n’est pas content des autres: il n’est pas
content de lui, parce qu’il voudrait arriver à un degré de perfection
dans la manière d’exprimer ses pensées, à laquelle les choses et les
mots ne se prêtent pas; il ne veut pas s’en tenir à ces à peu près qui
conviennent mieux à l’art de causer que la perfection même: il est
quelquefois mécontent des autres, parce que sa doctrine un peu relâchée
et ses sentiments exaltés ne sont pas faciles à concilier ensemble. Il y
a en lui un poète allemand et un philosophe français, qui se fâchent
alternativement l’un pour l’autre; mais ses colères cependant sont très
douces à supporter; et sa conversation, remplie d’idées et de
connaissances, servirait de fonds à l’entretien de beaucoup d’hommes
d’esprit en divers genres.

Les nouveaux écrivains, qui ont exclu de la littérature allemande toute
influence étrangère, ont été souvent injustes envers Wieland: c’est lui
dont les ouvrages, même dans la traduction, ont excité l’intérêt de
toute l’Europe; c’est lui qui a fait servir la science de l’antiquité au
charme de la littérature; c’est lui qui a donné, dans les vers, à sa
langue féconde, mais rude, une flexibilité musicale et gracieuse; il est
vrai cependant qu’il n’était pas avantageux à son pays que ses écrits
eussent des imitateurs: l’originalité nationale vaut mieux, et l’on
devait, tout en reconnaissant Wieland pour un grand maître, souhaiter
qu’il n’eût pas de disciples.




CHAPITRE V

_Klopstock._


Il y a eu en Allemagne beaucoup plus d’hommes remarquables dans l’école
anglaise que dans l’école française. Parmi les écrivains formés par la
littérature anglaise, il faut compter d’abord cet admirable Haller, dont
le génie poétique le servit si efficacement, comme savant, en lui
inspirant plus d’enthousiasme pour la nature, et des vues plus générales
sur ses phénomènes; Gessner, que l’on goûte en France, plus même qu’en
Allemagne; Gleim, Ramler, etc., et avant eux tous Klopstock.

Son génie s’était enflammé par la lecture de Milton et de Young; mais
c’est avec lui que l’école vraiment allemande a commencé. Il exprime
d’une manière fort heureuse, dans une de ses odes, l’émulation des deux
muses.

«J’ai vu.... Oh! dites-moi, était-ce le présent, ou contemplais-je
l’avenir? J’ai vu la muse de la Germanie entrer en lice avec la muse
anglaise, s’élancer pleine d’ardeur à la victoire.

«Deux termes élevés à l’extrémité de la carrière se distinguaient à
peine, l’un ombragé de chêne, l’autre entouré de palmiers[19].

«Accoutumée à de tels combats, la muse d’Albion descendit fièrement dans
l’arène; elle reconnut ce champ qu’elle parcourut déjà, dans sa lutte
sublime avec le fils de Méon, avec le chantre du Capitole.

«Elle vit sa rivale, jeune, tremblante; mais son tremblement était
noble: l’ardeur de la victoire colorait son visage, et sa chevelure d’or
flottait sur ses épaules.

«Déjà, retenant à peine sa respiration pressée dans son sein ému, elle
croyait entendre la trompette, elle dévorait l’arène, elle se penchait
vers le terme.

«Fière d’une telle rivale, plus fière d’elle-même, la noble anglaise
mesure d’un regard la fille de Thuiskon. Oui, je m’en souviens,
dit-elle, dans les forêts de chênes, près des bardes antiques, ensemble
nous naquîmes.

«Mais on m’avait dit que tu n’étais plus. Pardonne, ô muse! si tu revis
pour l’immortalité, pardonne-moi de ne l’apprendre qu’à cette heure...
Cependant je le saurai mieux au but.

«Il est là... le vois-tu dans ce lointain? par delà le chêne vois-tu les
palmes, peux-tu discerner la couronne? Tu te tais... Oh! ce fier
silence, ce courage contenu, ce regard de feu fixé sur la terre... je le
connais.

«Cependant... pense encore avant le dangereux signal, pense... n’est-ce
pas moi qui déjà luttai contre la muse des Thermopyles, contre celle des
Sept Collines?

«Elle dit: le moment décisif est venu, le héraut s’approche: O fille
d’Albion! s’écria la muse de la Germanie, je t’aime, en t’admirant je
t’aime... mais l’immortalité, les palmes me sont encore plus chères que
toi. Saisis cette couronne, si ton génie le veut; mais qu’il me soit
permis de la partager avec toi.

«Comme mon cœur bat!... Dieux immortels... si même j’arrivais plus tôt
au but sublime... oh! alors tu me suivras de près... ton souffle agitera
mes cheveux flottants.

«Tout à coup la trompette retentit, elles volent avec la rapidité de
l’aigle, un nuage de poussière s’élève sur la vaste carrière; je les
vis près du chêne, mais le nuage s’épaissit, et bientôt je les perdis de
vue».

C’est ainsi que finit l’ode, et il y a de la grâce à ne pas désigner le
vainqueur.

Je renvoie au chapitre sur la poésie allemande l’examen des ouvrages de
Klopstock, sous le point de vue littéraire, et je me borne à les
indiquer maintenant comme des actions de sa vie. Tous ses ouvrages ont
eu pour but, ou de réveiller le patriotisme dans son pays, ou de
célébrer la religion: si la poésie avait ses saints, Klopstock devrait
être compté comme l’un des premiers.

La plupart de ses odes peuvent être considérées comme des psaumes
chrétiens: c’est le David du Nouveau Testament, que Klopstock; mais ce
qui honore surtout son caractère, sans parler de son génie, c’est
l’hymne religieuse, sous la forme d’un poème épique, à laquelle il a
consacré vingt années, _la Messiade_. Les chrétiens possédaient deux
poèmes, _l’Enfer_, du Dante, et _le Paradis Perdu_, de Milton: l’un
était plein d’images et de fantômes, comme la religion extérieure des
Italiens. Milton, qui avait vécu au milieu des guerres civiles,
excellait surtout dans la peinture des caractères, et son Satan est un
factieux gigantesque, armé contre la monarchie du ciel. Klopstock a
conçu le sentiment chrétien dans toute sa pureté; c’est au divin Sauveur
des hommes que son âme a été consacrée. Les Pères de l’Église ont
inspiré le Dante; la Bible, Milton: les plus grandes beautés du poème de
Klopstock sont puisées dans le Nouveau Testament; il sait faire
ressortir de la simplicité divine de l’Évangile, un charme de poésie qui
n’en altère point la pureté.

Lorsqu’on commence ce poème, on croit entrer dans une grande église, au
milieu de laquelle un orgue se fait entendre, et l’attendrissement et le
recueillement qu’inspirent les temples du Seigneur, s’emparent de l’âme
en lisant _la Messiade_.

Klopstock se proposa, dès sa jeunesse, ce poème pour but de son
existence: il me semble que les hommes s’acquitteraient tous dignement
envers la vie, si, dans un genre quelconque, un noble objet, une grande
idée, signalaient leur passage sur la terre; et c’est déjà une preuve
honorable de caractère que de diriger vers une même entreprise les
rayons épars de ses facultés, et les résultats de ses travaux. De
quelque manière qu’on juge les beautés et les défauts de _la Messiade_,
on devrait en lire souvent quelques vers: la lecture entière de
l’ouvrage peut fatiguer; mais chaque fois qu’on y revient, l’on respire
comme un parfum de l’âme, qui fait sentir de l’attrait pour toutes les
choses célestes.

Après de longs travaux, après un grand nombre d’années, Klopstock enfin
termina son poème. Horace, Ovide, etc., ont exprimé de diverses manières
le noble orgueil qui leur répondait de la durée immortelle de leurs
ouvrages: _Exegi monumentum æere perennius_: et, _nomenque erit
indelebile nostrum_[20]. Un sentiment d’une toute autre nature pénétra
l’âme de Klopstock quand _la Messiade_ fut achevée. Il l’exprime ainsi
dans l’ode au Rédempteur, qui est à la fin de son poème.

«Je l’espérais de toi, ô Médiateur céleste! j’ai chanté le cantique de
la nouvelle alliance. La redoutable carrière est parcourue, et tu m’as
pardonné mes pas chancelants.

«Reconnaissance, sentiment éternel, brûlant, exalté, fais retentir les
accords de ma harpe; hâte-toi; mon cœur est inondé de joie, et je verse
des pleurs de ravissement.

«Je ne demande aucune récompense; n’ai-je pas déjà goûté les plaisirs
des anges, puisque j’ai chanté mon Dieu? L’émotion pénétra mon âme
jusque dans ses profondeurs, et ce qu’il y a de plus intime en mon être
fut ébranlé.

«Le ciel et la terre disparurent à mes regards; mais bientôt l’orage se
calma: le souffle de ma vie ressemblait à l’air pur et serein d’un jour
de printemps.

«Ah! que je suis récompensé! n’ai-je pas vu couler les larmes des
chrétiens? et dans un autre monde, peut-être m’accueilleront-ils encore
avec ces célestes larmes!

«J’ai senti aussi les joies humaines; mon cœur, je voudrais en vain te
le cacher, mon cœur fut animé par l’ambition de la gloire: dans ma
jeunesse, il battit pour elle; maintenant, il bat encore, mais d’un
mouvement plus contenu.

«Ton apôtre n’a-t-il pas dit aux fidèles: _Que tout ce qui est vertueux
et digne de louange soit l’objet de vos pensées!_... C’est cette flamme
céleste que j’ai choisie pour guide; elle apparaît au-devant de mes pas,
et montre à mon œil ambitieux une route plus sainte.

«C’est par elle que le prestige des plaisirs terrestres ne m’a point
trompé; quand j’étais près de m’égarer, le souvenir des heures saintes
où mon âme fut initiée, les douces voix des anges, leurs harpes, leurs
concerts me rappelèrent à moi-même.

«Je suis au bout, oui, j’y suis arrivé, et je tremble de bonheur; ainsi
(pour parler humainement des choses célestes), ainsi nous serons émus,
quand nous nous trouverons un jour auprès de celui qui mourut et
ressuscita pour nous.

«C’est mon Seigneur et mon Dieu dont la main puissante m’a conduit à ce
but, à travers les tombeaux; il m’a donné la force et le courage contre
la mort qui s’approchait; et des dangers inconnus, mais terribles,
furent écartés du poète que protégeait le bouclier céleste.

«J’ai terminé le chant de la nouvelle alliance; la redoutable carrière
est parcourue. O Médiateur céleste, je l’espérais de toi!»

Ce mélange d’enthousiasme poétique et de confiance religieuse inspire
l’admiration et l’attendrissement tout ensemble. Les talents
s’adressaient jadis à des divinités de la Fable. Klopstock les a
consacrés, ces talents, à Dieu même; et, par l’heureuse union de la
religion chrétienne et de la poésie, il montre aux Allemands comment ils
peuvent avoir des beaux-arts qui leur appartiennent, et ne relèvent pas
seulement des anciens en vassaux imitateurs.

Ceux qui ont connu Klopstock le respectent autant qu’ils l’admirent. La
religion, la liberté, l’amour, ont occupé toutes ses pensées; il
professa la religion par l’accomplissement de tous ses devoirs; il
abdiqua la cause même de la liberté, quand le sang innocent l’eut
souillée, et la fidélité consacra les attachements de son cœur. Jamais
il ne s’appuya de son imagination pour justifier aucun écart; elle
exaltait son âme, sans l’égarer.

On dit que sa conversation était pleine d’esprit et même de goût; qu’il
aimait l’entretien des femmes, et surtout celui des Françaises, et qu’il
était bon juge de ce genre d’agréments que la pédanterie réprouve. Je le
crois facilement; car il y a toujours quelque chose d’universel dans le
génie, et peut-être même tient-il par des rapports secrets à la grâce,
du moins à celle que donne la nature.

Combien un tel homme était loin de l’envie, de l’égoïsme, des fureurs de
vanité, dont plusieurs écrivains se sont excusés au nom de leurs
talents! S’ils en avaient eu davantage, aucun de ces défauts ne les
aurait agités. On est orgueilleux, irritable, étonné de soi-même, quand
un peu d’esprit vient se mêler à la médiocrité du caractère; mais le
vrai génie inspire de la reconnaissance et de la modestie: car on sent
qui l’a donné, et l’on sent aussi quelles bornes celui qui l’a donné y a
mises.

On trouve dans la seconde partie de _la Messiade_, un très beau morceau
sur la mort de Marie, sœur de Marthe et de Lazare, et désignée dans
l’Evangile comme l’image de la vertu contemplative. Lazare, qui a reçu
de Jésus-Christ une seconde fois la vie, dit adieu à sa sœur avec un
mélange de douleur et de confiance profondément sensible. Klopstock a
fait des derniers moments de Marie un tableau de la mort du juste.
Lorsqu’à son tour il était aussi sur son lit de mort, il répétait d’une
voix expirante ses vers sur Marie; il se les rappelait, à travers les
ombres du cercueil, et les prononçait tout bas, pour s’exhorter lui-même
à bien mourir: ainsi, les sentiments exprimés par le jeune homme étaient
assez purs pour consoler le vieillard.

Ah! qu’il est beau, le talent, quand on ne l’a jamais profané, quand il
n’a servi qu’à révéler aux hommes, sous la forme attrayante des
beaux-arts, les sentiments généreux et les espérances religieuses
obscurcies au fond de leur cœur!

Ce même chant de la mort de Marie fut lu à la cérémonie funèbre de
l’enterrement de Klopstock. Le poète était vieux quand il cessa de
vivre; mais l’homme vertueux saisissait déjà les palmes immortelles qui
rajeunissent l’existence, et fleurissent sur les tombeaux. Tous les
habitants de Hambourg rendirent au patriarche de la littérature les
honneurs qu’on n’accorde guère ailleurs qu’au rang ou au pouvoir, et les
mânes de Klopstock reçurent la récompense que méritait sa belle vie.




CHAPITRE VI

_Lessing et Winckelmann._


La littérature allemande est peut-être la seule qui ait commencé par la
critique; partout ailleurs la critique est venue après les
chefs-d’œuvre: mais en Allemagne elle les a produits. L’époque où les
lettres y ont eu le plus d’éclat est cause de cette différence. Diverses
nations s’étant illustrées depuis plusieurs siècles dans l’art d’écrire,
les Allemands arrivèrent après toutes les autres, et crurent n’avoir
rien de mieux à faire que de suivre la route déjà tracée; il fallait
donc que la critique écartât d’abord l’imitation, pour faire place à
l’originalité. Lessing écrivit en prose avec une netteté et une
précision tout à fait nouvelles: la profondeur des pensées embarrasse
souvent le style des écrivains de la nouvelle école; Lessing, non moins
profond, avait quelque chose d’âpre dans le caractère, qui lui faisait
trouver les paroles les plus précises et les plus mordantes. Lessing
était toujours animé dans ses écrits par un mouvement hostile contre les
opinions qu’il attaquait, et l’humeur donne du relief aux idées.

Il s’occupa tour à tour du théâtre, de la philosophie, des antiquités,
de la théologie, poursuivant partout la vérité, comme un chasseur qui
trouve encore plus de plaisir dans la course que dans le but. Son style
a quelque rapport avec la concision vive et brillante des Français; il
tendait à rendre l’allemand classique: les écrivains de la nouvelle
école embrassent plus de pensées à la fois, mais Lessing doit être plus
généralement admiré; c’est un esprit neuf et hardi, et qui reste
néanmoins à la portée du commun des hommes; sa manière de voir est
allemande, sa manière de s’exprimer européenne. Dialecticien spirituel
et serré dans ses arguments, l’enthousiasme pour le beau remplissait
cependant le fond de son âme; il avait une ardeur sans flamme, une
véhémence philosophique toujours active, et qui produisait, par des
coups redoublés, des effets durables.

Lessing analysa le théâtre français, alors généralement à la mode dans
son pays, et prétendit que le théâtre anglais avait plus de rapport avec
le génie de ses compatriotes. Dans ses jugements sur _Mérope_, _Zaïre_,
_Sémiramis_ et _Rodogune_, ce n’est point telle ou telle invraisemblance
particulière qu’il relève; il s’attaque à la sincérité des sentiments et
des caractères, et prend à partie les personnages de ces fictions comme
des êtres réels: sa critique est un traité sur le cœur humain, autant
qu’une poétique théâtrale. Pour apprécier avec justice les observations
de Lessing sur le système dramatique en général, il faut examiner, comme
nous le ferons dans les chapitres suivants, les principales différences
de la manière de voir des Français et des Allemands à cet égard. Mais ce
qui importe à l’histoire de la littérature, c’est qu’un Allemand ait eu
le courage de critiquer un grand écrivain français, et de plaisanter
avec esprit le prince des moqueurs, Voltaire lui-même.

C’était beaucoup pour une nation sous le poids de l’anathème qui lui
refusait le goût et la grâce, de s’entendre dire qu’il existait dans
chaque pays un goût national, une grâce naturelle, et que la gloire
littéraire pouvait s’acquérir par des chemins divers. Les écrits de
Lessing donnèrent une impulsion nouvelle; on lut Shakespeare, on osa se
dire Allemand en Allemagne, et les droits de l’originalité s’établirent
à la place du joug de la correction.

Lessing a composé des pièces de théâtre et des ouvrages philosophiques
qui méritent d’être examinés à part; il faut toujours considérer les
auteurs allemands sous plusieurs points de vue. Comme ils sont encore
plus distingués par la faculté de penser que par le talent, ils ne se
vouent point exclusivement à tel ou tel genre; la réflexion les attire
successivement dans des carrières différentes.

Parmi les écrits de Lessing, l’un des plus remarquables, c’est le
_Laocoon_; il caractérise les sujets qui conviennent à la poésie et à la
peinture, avec autant de philosophie dans les principes que de sagacité
dans les exemples. Toutefois, l’homme qui fit une véritable révolution
en Allemagne dans la manière de considérer les arts, et par les arts la
littérature, c’est Winckelmann; je parlerai de lui ailleurs sous le
rapport de son influence sur les arts; mais la beauté de son style est
telle, qu’il doit être mis au premier rang des écrivains allemands.

Cet homme, qui n’avait connu d’abord l’antiquité que par les livres,
voulut aller considérer ses nobles restes; il se sentit attiré vers le
Midi avec ardeur; on retrouve encore souvent dans les imaginations
allemandes quelques traces de cet amour du soleil, de cette fatigue du
Nord qui entraîna les peuples septentrionaux dans les contrées
méridionales. Un beau ciel fait naître des sentiments semblables à
l’amour de la patrie. Quand Winckelmann, après un long séjour en Italie,
revint en Allemagne, l’aspect de la neige, des toits pointus qu’elle
couvre, et des maisons enfumées, le remplissait de tristesse. Il lui
semblait qu’il ne pouvait plus goûter les arts, quand il ne respirait
plus l’air qui les a fait naître. Quelle éloquence contemplative dans ce
qu’il écrit sur l’Apollon du Belvédère, sur le Laocoon! Son style est
calme et majestueux comme l’objet qu’il considère. Il donne à l’art
d’écrire l’imposante dignité des monuments, et sa description produit la
même sensation que la statue. Nul, avant lui, n’avait réuni des
observations exactes et profondes à une admiration si pleine de vie;
c’est ainsi seulement qu’on peut comprendre les beaux-arts. Il faut que
l’attention qu’ils excitent vienne de l’amour, et qu’on découvre dans
les chefs-d’œuvre du talent, comme dans les traits d’un être chéri,
mille charmes révélés par les sentiments qu’ils inspirent.

Des poètes, avant Winckelmann, avaient étudié les tragédies des Grecs,
pour les adapter à nos théâtres. On connaissait des érudits qu’on
pouvait consulter comme des livres; mais personne ne s’était fait, pour
ainsi dire, païen pour pénétrer l’antiquité. Winckelmann a les défauts
et les avantages d’un Grec amateur des arts, et l’on sent, dans ses
écrits, le culte de la beauté, tel qu’il existait chez un peuple où, si
souvent, elle obtint les honneurs de l’apothéose.

L’imagination et l’érudition prêtaient également à Winckelmann leurs
lumières différentes; on était persuadé jusqu’à lui qu’elles
s’excluaient mutuellement. Il a fait voir que, pour deviner les anciens,
l’une était aussi nécessaire que l’autre. On ne peut donner de la vie
aux objets de l’art que par la connaissance intime du pays et de
l’époque dans laquelle ils ont existé. Les traits vagues ne captivent
point l’intérêt. Pour animer les récits et les fictions dont les siècles
passés sont le théâtre, il faut que l’érudition même seconde
l’imagination, et la rende, s’il est possible, témoin de ce qu’elle doit
peindre, et contemporaine de ce qu’elle raconte.

Zadig devinait, par quelques traces confuses, par quelques mots à demi
déchirés, des circonstances qu’il déduisait toutes des plus légers
indices. C’est ainsi qu’il faut prendre l’érudition pour guide à travers
l’antiquité; les vestiges qu’on aperçoit sont interrompus, effacés,
difficiles à saisir: mais, en s’aidant à la fois de l’imagination et de
l’étude, on recompose le temps, et l’on refait la vie.

Quand les tribunaux sont appelés à décider sur l’existence d’un fait,
c’est quelquefois une légère circonstance qui les éclaire. L’imagination
est, à cet égard, comme un juge; un mot, un usage, une allusion saisie
dans les ouvrages des anciens, lui sert de lueur pour arriver à la
connaissance de la vérité toute entière.

Winckelmann sut appliquer à l’examen des monuments des arts l’esprit de
jugement qui sert à la connaissance des hommes; il étudie la physionomie
d’une statue comme celle d’un être vivant. Il saisit avec une grande
justesse les moindres observations, dont il sait tirer des conclusions
frappantes. Telle physionomie, tel attribut, tel vêtement, peut tout à
coup jeter un jour inattendu sur de longues recherches. Les cheveux de
Cérès sont relevés avec un désordre qui ne convient pas à Minerve; la
perte de Proserpine a pour jamais troublé l’âme de sa mère. Minos, fils
et disciple de Jupiter, a, dans les médailles, les mêmes traits que son
père; cependant, la majesté calme de l’un, et l’expression sévère de
l’autre, distinguent le souverain des dieux du juge des hommes. Le torse
est un fragment de la statue d’Hercule divinisé, de celui qui reçoit
d’Hébé la coupe de l’immortalité, tandis que l’Hercule Farnèse ne
possède encore que les attributs d’un mortel; chaque contour du torse,
aussi énergique, mais plus arrondi, caractérise encore la force du
héros, mais du héros qui, placé dans le ciel, est désormais absous des
rudes travaux de la terre. Tout est symbolique dans les arts, et la
nature se montre sous mille apparences diverses dans ces statues, dans
ces tableaux, dans ces poésies, où l’immobilité doit indiquer le
mouvement, où l’extérieur doit révéler le fond de l’âme, où l’existence
d’un instant doit être éternisée.

Winckelmann a banni des beaux-arts, en Europe, le mélange du goût
antique et du goût moderne. En Allemagne, son influence s’est encore
plus montrée dans la littérature que dans les arts. Nous serons conduits
à examiner par la suite si l’imitation scrupuleuse des anciens est
compatible avec l’originalité naturelle, ou plutôt si nous devons
sacrifier cette originalité naturelle, pour nous astreindre à choisir
des sujets dans lesquels la poésie, comme la peinture, n’ayant pour
modèle rien de vivant, ne peuvent représenter que des statues; mais
cette discussion est étrangère au mérite de Winckelmann; il a fait
connaître en quoi consistait le goût antique dans les beaux-arts;
c’était aux modernes à sentir ce qui leur convenait d’adopter ou de
rejeter à cet égard. Lorsqu’un homme de talent parvient à manifester les
secrets d’une nature antique ou étrangère, il rend service par
l’impulsion qu’il trace: l’émotion reçue doit se transformer en
nous-mêmes: et plus cette émotion est vraie, moins elle inspire une
servile imitation.

Winckelmann a développé les vrais principes admis maintenant dans les
arts sur l’idéal, sur cette nature perfectionnée dont le type est dans
notre imagination, et non au dehors de nous. L’application de ces
principes à la littérature est singulièrement féconde.

La poétique de tous les arts est rassemblée sous un même point de vue
dans les écrits de Winckelmann, et tous y ont gagné. On a mieux compris
la poésie par la sculpture, la sculpture par la poésie, et l’on a été
conduit par les arts des Grecs à leur philosophie. La métaphysique
idéaliste, chez les Allemands comme chez les Grecs, a pour origine le
culte de la beauté par excellence, que notre âme seule peut concevoir et
reconnaître; c’est un souvenir du ciel, notre ancienne patrie, que cette
beauté merveilleuse; les chefs-d’œuvre de Phidias, les tragédies de
Sophocle et la doctrine de Platon, s’accordent pour nous en donner la
même idée sous des formes différentes.




CHAPITRE VII

_Gœthe._


Ce qui manquait à Klopstock, c’était une imagination créatrice: il
mettait de grandes pensées et de nobles sentiments en beaux vers, mais
il n’était pas ce qu’on peut appeler artiste. Ses inventions sont
faibles, et les couleurs dont il les revêt n’ont presque jamais cette
plénitude de force qu’on aime à rencontrer dans la poésie, et dans tous
les arts qui devaient donner à la fiction l’énergie et l’originalité de
la nature. Klopstock s’égare dans l’idéal: Gœthe ne perd jamais terre,
tout en atteignant aux conceptions les plus sublimes. Il y a dans son
esprit une vigueur que la sensibilité n’a point affaiblie. Gœthe
pourrait représenter la littérature allemande tout entière; non qu’il
n’y ait d’autres écrivains supérieurs à lui, sous quelques rapports,
mais seul il réunit tout ce qui distingue l’esprit allemand, et nul
n’est aussi remarquable par un genre d’imagination dont les Italiens,
les Anglais ni les Français ne peuvent réclamer aucune part.

Gœthe ayant écrit dans tous les genres, l’examen de ses ouvrages
remplira la plus grande partie des chapitres suivants; mais la
connaissance personnelle de l’homme qui a le plus influé sur la
littérature de son pays sert, ce me semble, à mieux comprendre cette
littérature.

Gœthe est un homme d’un esprit prodigieux en conversation; et l’on a
beau dire, l’esprit doit savoir causer. On peut présenter quelques
exemples d’hommes de génie taciturnes: la timidité, le malheur, le
dédain ou l’ennui, en sont souvent la cause; mais en général l’étendue
des idées et la chaleur de l’âme doivent inspirer le besoin de se
communiquer aux autres; et ces hommes qui ne veulent pas être jugés par
ce qu’ils disent, pourraient bien ne pas mériter plus d’intérêt pour ce
qu’ils pensent. Quand on sait faire parler Gœthe, il est admirable; son
éloquence est nourrie de pensées; sa plaisanterie est en même temps
pleine de grâce et de philosophie; son imagination est frappée par les
objets extérieurs, comme l’était celle des artistes chez les anciens; et
néanmoins sa raison n’a que trop la maturité de notre temps. Rien ne
trouble la force de sa tête; et les inconvénients même de son caractère,
l’humeur, l’embarras, la contrainte, passent comme des nuages au bas de
la montagne sur le sommet de laquelle son génie est placé.

Ce qu’on nous raconte de l’entretien de Diderot pourrait donner quelque
idée de celui de Gœthe; mais, si l’on en juge par les écrits de Diderot,
la distance doit être infinie entre ces deux hommes. Diderot est sous le
joug de son esprit; Gœthe domine même son talent: Diderot est affecté, à
force de vouloir faire effet; on aperçoit le dédain du succès dans
Gœthe, à un degré qui plaît singulièrement, alors même qu’on
s’impatiente de sa négligence. Diderot a besoin de suppléer, à force de
philanthropie, aux sentiments religieux qui lui manquent; Gœthe serait
plus volontiers amer que doucereux; mais ce qu’il est avant tout, c’est
naturel; et sans cette qualité, en effet, qu’y a-t-il dans un homme qui
puisse en intéresser un autre?

Gœthe n’a plus cette ardeur entraînante qui lui inspira _Werther_; mais
la chaleur de ses pensées suffit encore pour tout animer. On dirait
qu’il n’est pas atteint par la vie, et qu’il la décrit seulement en
peintre: il attache plus de prix maintenant aux tableaux qu’il nous
présente qu’aux émotions qu’il éprouve; le temps l’a rendu spectateur.
Quand il avait encore une part active dans les scènes des passions,
quand il souffrait lui-même par le cœur, ses écrits produisaient une
impression plus vive.

Comme on se fait toujours la poétique de son talent, Gœthe soutient à
présent qu’il faut que l’auteur soit calme, alors même qu’il compose un
ouvrage passionné, et que l’artiste doit conserver son sang-froid pour
agir plus fortement sur l’imagination de ses lecteurs: peut-être
n’aurait-il pas eu cette opinion dans sa première jeunesse; peut-être
alors était-il possédé par son génie, au lieu d’en être le maître;
peut-être sentait-il alors que le sublime et le divin étant momentanés
dans le cœur de l’homme, le poète est inférieur à l’inspiration qui
l’anime, et ne peut la juger sans la perdre.

Au premier moment on s’étonne de trouver de la froideur et même quelque
chose de raide à l’auteur de _Werther_; mais quand on obtient de lui
qu’il se mette à l’aise, le mouvement de son imagination fait
disparaître en entier la gêne qu’on a d’abord sentie: c’est un homme
dont l’esprit est universel, et impartial parce qu’il est universel; car
il n’y a point d’indifférence dans son impartialité: c’est une double
existence, une double force, une double lumière qui éclaire à la fois
dans toute chose les deux côtés de la question. Quand il s’agit de
penser, rien ne l’arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses
relations; il fait tomber à plomb son regard d’aigle sur les objets
qu’il observe; s’il avait eu une carrière politique, si son âme s’était
développée par les actions, son caractère serait plus décidé, plus
ferme, plus patriote; mais son esprit ne planerait pas si librement sur
toutes les manières de voir; les passions ou les intérêts lui
traceraient une route positive.

Gœthe se plaît, dans ses écrits comme dans ses discours, à briser les
fils qu’il a tissés lui-même, à déjouer les émotions qu’il excite, à
renverser les statues qu’il a fait admirer. Lorsque dans ses fictions il
inspire de l’intérêt pour un caractère, bientôt il montre les
inconséquences qui doivent en détacher. Il dispose du monde poétique,
comme un conquérant du monde réel, et se croit assez fort pour
introduire, comme la nature, le génie destructeur dans ses propres
ouvrages. S’il n’était pas un homme estimable, on aurait peur d’un genre
de supériorité qui s’élève au-dessus de tout, dégrade et relève,
attendrit et persifle, affirme et doute alternativement, et toujours
avec le même succès.

J’ai dit que Gœthe possédait à lui seul les traits principaux du génie
allemand; on les trouve tous en lui à un degré éminent: une grande
profondeur d’idées, la grâce qui naît de l’imagination, grâce plus
originale que celle que donne l’esprit de société; enfin une sensibilité
quelquefois fantastique, mais par cela même plus faite pour intéresser
des lecteurs qui cherchent dans les livres de quoi varier leur destinée
monotone, et veulent que la poésie leur tienne lieu d’événements
véritables. Si Gœthe était Français, on le ferait parler du matin au
soir: tous les auteurs contemporains de Diderot allaient puiser des
idées dans son entretien, et lui donnaient une jouissance habituelle par
l’admiration qu’il inspirait. En Allemagne on ne sait pas dépenser son
talent dans la conversation; et si peu de gens, même parmi les plus
distingués, ont l’habitude d’interroger et de répondre, que la société
n’y compte pour presque rien; mais l’influence de Gœthe n’en est pas
moins extraordinaire. Il y a une foule d’hommes en Allemagne qui
croiraient trouver du génie dans l’adresse d’une lettre, si c’était lui
qui l’eût mise. L’admiration pour Gœthe est une espèce de confrérie dont
les mots de ralliement servent à faire connaître les adeptes les uns aux
autres. Quand les étrangers veulent aussi l’admirer, ils sont rejetés
avec dédain, si quelques restrictions laissent supposer qu’ils se sont
permis d’examiner des ouvrages qui gagnent cependant beaucoup à
l’examen. Un homme ne peut exciter un tel fanatisme sans avoir de
grandes facultés pour le bien et pour le mal; car il n’y a que la
puissance, dans quelque genre que ce soit, que les hommes craignent
assez pour l’aimer de cette manière.




CHAPITRE VIII

_Schiller._


Schiller était un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite; ces
deux qualités devraient être inséparables, au moins dans un homme de
lettres. La pensée ne peut être mise à l’égal de l’action que quand elle
réveille en nous l’image de la vérité; le mensonge est plus dégoûtant
encore dans les écrits que dans la conduite. Les actions, même
trompeuses, restent encore des actions, et l’on sait à quoi se prendre
pour les juger ou pour les haïr; mais les ouvrages ne sont qu’un amas
fastidieux de vaines paroles, quand ils ne partent pas d’une conviction
sincère.

Il n’y a pas une plus belle carrière que celle des lettres, quand on la
suit comme Schiller. Il est vrai qu’il y a tant de sérieux et de loyauté
dans tout, en Allemagne, que c’est là seulement qu’on peut connaître
d’une manière complète le caractère et les devoirs de chaque vocation.
Néanmoins Schiller était admirable entre tous, par ses vertus autant que
par ses talents. La conscience était sa muse: celle-là n’a pas besoin
d’être invoquée, car on l’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il
aimait la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour
elle-même. Il aurait été résolu à ne point publier ses ouvrages, qu’il y
aurait donné le même soin; et jamais aucune considération tirée, ni du
succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des
autres enfin, n’aurait pu lui faire altérer ses écrits; car ses écrits
étaient lui; ils exprimaient son âme, et il ne concevait pas la
possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui
l’inspirait n’était pas changé. Sans doute, Schiller ne pouvait pas être
exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut
même pour être capable d’une activité quelconque; mais rien ne diffère
autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire;
l’une tâche d’escamoter le succès; l’autre veut le conquérir; l’une est
inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinion; l’autre ne compte que sur
la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de
l’amour de la gloire, il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de
la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers
d’une noble cause; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu
sacré, car de faibles femmes ne suffiraient plus comme jadis pour le
défendre.

C’est une belle chose que l’innocence dans le génie et la candeur dans
la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la
croit de la faiblesse; mais quand elle est unie au plus haut degré de
lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu
nous dire que Dieu fit l’homme à son image. Schiller s’était fait tort,
à son entrée dans le monde, par des égarements d’imagination; mais avec
la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes
pensées. Jamais il n’entrait en négociation avec les mauvais sentiments.
Il vivait, il parlait, il agissait comme si les méchants n’existaient
pas; et quand il les peignait dans ses ouvrages, c’était avec plus
d’exagération et moins de profondeur que s’il les avait vraiment connus.
Les méchants s’offraient à son imagination comme un obstacle, comme un
fléau physique; et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont
pas une nature intellectuelle; l’habitude du vice a changé leur âme en
un instinct perverti.

Schiller était le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux;
aucune qualité ne manquait à ce caractère doux et paisible que le talent
seul enflammait; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes,
l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la Divinité, animaient
son génie; et dans l’analyse de ses ouvrages, il sera facile de montrer
à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que
l’esprit peut suppléer à tout; je le crois, dans les écrits où le
savoir-faire domine; mais quand on veut peindre la nature humaine dans
ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas; il faut
avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu
pour ramener le calme.

La première fois que j’ai vu Schiller, c’était dans le salon du duc et
de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée
qu’imposante; il lisait très bien le français, mais il ne l’avait jamais
parlé; je soutins avec chaleur la supériorité de notre système
dramatique sur tous les autres; il ne se refusa point à me combattre, et
sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvait en
s’exprimant en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs,
qui était contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je
me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et
la plaisanterie; mais bientôt je démêlai, dans ce que disait Schiller,
tant d’idées à travers l’obstacle des mots; je fus si frappée de cette
simplicité de caractère, qui portait un homme de génie à s’engager ainsi
dans une lutte où les paroles manquaient à ses pensées: je le trouvai si
modeste et si insouciant dans ce qui ne concernait que ses propres
succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyait la
vérité, que je lui vouai, dès cet instant, une amitié pleine
d’admiration.

Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir; ses enfants, sa
femme, qui méritait par mille qualités touchantes l’attachement qu’il
avait pour elle, ont adouci ses derniers moments. Madame de Wollzogen,
une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa
mort, comment il se trouvait: _Toujours plus tranquille_, lui
répondit-il. En effet, n’avait-il pas raison de se confier à la
Divinité, dont il avait secondé le règne sur la terre? n’approchait-il
pas du séjour des justes? n’est-il pas dans ce moment auprès de ses
pareils, et n’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent?




CHAPITRE IX

_Du style et de la versification dans la langue allemande._


En apprenant la prosodie d’une langue, on entre plus intimement dans
l’esprit de la nation qui la parle, que par quelque genre d’étude que ce
puisse être. De là vient qu’il est amusant de prononcer des mots
étrangers. On s’écoute comme si c’était un autre qui parlât: mais il n’y
a rien de si délicat, de si difficile à saisir que l’accent: on apprend
mille fois plus aisément les airs de musique les plus compliqués, que la
prononciation d’une seule syllabe. Une longue suite d’années, ou les
premières impressions de l’enfance, peuvent seules rendre capable
d’imiter cette prononciation, qui appartient à ce qu’il y a de plus
subtil et de plus indéfinissable dans l’imagination et dans le caractère
national.

Les dialectes germaniques ont pour origine une langue mère, dans
laquelle ils puisent tous. Cette source commune renouvelle et multiplie
les expressions d’une façon toujours conforme au génie des peuples. Les
nations d’origine latine ne s’enrichissent, pour ainsi dire, que par
l’extérieur; elles doivent avoir recours aux langues mortes, aux
richesses pétrifiées pour étendre leur empire. Il est donc naturel que
les innovations, en fait de mots, leur plaisent moins qu’aux nations qui
font sortir les rejetons d’une tige toujours vivante. Mais les écrivains
français ont besoin d’animer et de colorer leur style par toutes les
hardiesses qu’un sentiment naturel peut leur inspirer, tandis que les
Allemands, au contraire, gagnent à se restreindre. La réserve ne
saurait détruire en eux l’originalité; ils ne courent le risque de la
perdre que par l’excès même de l’abondance.

L’air que l’on respire a beaucoup d’influence sur les sons que l’on
articule; la diversité du sol et du climat produit dans la même langue
des manières de prononcer très différentes. Quand on se rapproche de la
mer, les mots s’adoucissent; le climat y est plus tempéré; peut-être
aussi que le spectacle habituel de cette image de l’infini porte à la
rêverie, et donne à la prononciation plus de mollesse et d’indolence:
mais quand on s’élève vers les montagnes, l’accent devient plus fort, et
l’on dirait que les habitants de ces lieux élevés veulent se faire
entendre au reste du monde, du haut de leurs tribunes naturelles. On
retrouve dans les dialectes germaniques les traces des diverses
influences que je viens d’indiquer.

L’allemand est en lui-même une langue aussi primitive, et d’une
construction presque aussi savante que le grec. Ceux qui ont fait des
recherches sur les grandes familles des peuples, ont cru trouver les
raisons historiques de cette ressemblance: toujours est-il vrai qu’on
remarque dans l’allemand un rapport grammatical avec le grec; il en a la
difficulté sans en avoir le charme; car la multitude des consonnes dont
les mots sont composés les rendent plus bruyants que sonores. On dirait
que ces mots sont par eux-mêmes plus forts que ce qu’ils expriment, et
cela donne souvent une monotonie d’énergie au style. Il faut se garder
cependant de vouloir trop adoucir la prononciation allemande: il en
résulte alors un certain gracieux maniéré tout à fait désagréable: on
entend des sons rudes au fond, malgré la gentillesse qu’on essaie d’y
mettre, et ce genre d’affectation déplaît singulièrement.

J.-J. Rousseau a dit _que les langues du Midi étaient filles de la joie,
et les langues du Nord, du besoin_. L’italien et l’espagnol sont modulés
comme un chant harmonieux; le français est éminemment propre à la
conversation; les débats parlementaires et l’énergie naturelle à la
nation, ont donné à l’anglais quelque chose d’expressif qui supplée à la
prosodie de la langue. L’allemand est plus philosophique de beaucoup que
l’italien, plus poétique par sa hardiesse que le français, plus
favorable au rythme des vers que l’anglais: mais il lui reste encore une
sorte de raideur, qui vient peut-être de ce qu’on ne s’en est guère
servi ni dans la société ni en public.

La simplicité grammaticale est un des grands avantages des langues
modernes; cette simplicité, fondée sur des principes de logique communs
à toutes les nations, fait qu’on s’entend plus facilement; une étude
très légère suffit pour apprendre l’italien et l’anglais; mais c’est une
science que l’allemand. La période allemande entoure la pensée comme des
serres qui s’ouvrent et se referment pour la saisir. Une construction de
phrases à peu près telle qu’elle existe chez les anciens, s’y est
introduite plus aisément que dans aucun autre dialecte européen; mais
les inversions ne conviennent guère aux langues modernes. Les
terminaisons éclatantes des mots grecs et latins, faisaient sentir quels
étaient parmi les mots ceux qui devaient se joindre ensemble, lors même
qu’ils étaient séparés: les signes des déclinaisons chez les Allemands
sont tellement sourds, qu’on a beaucoup de peine à retrouver les paroles
qui dépendent les unes des autres sous ces uniformes couleurs.

Lorsque les étrangers se plaignent du travail qu’exige l’étude de
l’allemand, on leur répond qu’il est très facile d’écrire dans cette
langue avec la simplicité de la grammaire française; tandis qu’il est
impossible, en français, d’adopter la période allemande, et qu’ainsi
donc il faut la considérer comme un moyen de plus; mais ce moyen séduit
les écrivains et ils en usent trop. L’allemand est peut-être la seule
langue dans laquelle les vers soient plus faciles à comprendre que la
prose; la phrase poétique, étant nécessairement coupée par la mesure
même du vers, ne saurait se prolonger au delà.

Sans doute, il y a plus de nuances, plus de liens entre les pensées,
dans ces périodes qui forment un tout, et rassemblent sous un même point
de vue les divers rapports qui tiennent au même sujet; mais, si l’on se
laissait aller à l’enchaînement naturel des différentes pensées entre
elles, on finirait par vouloir les mettre toutes dans une même phrase.
L’esprit humain a besoin de morceler pour comprendre; et l’on risque de
prendre des lueurs pour des vérités, quand les formes mêmes du langage
sont obscures.

L’art de traduire est poussé plus loin en allemand que dans aucun autre
dialecte européen. Voss a transporté dans sa langue les poètes grecs et
latins avec une étonnante exactitude, et W. Schlegel les poètes anglais,
italiens et espagnols, avec une vérité de coloris dont il n’y avait
point d’exemple avant lui. Lorsque l’allemand se prête à la traduction
de l’anglais, il ne perd pas son caractère naturel, puisque ces langues
sont toutes deux d’origine germanique; mais quelque mérite qu’il y ait
dans la traduction d’Homère par Voss, elle fait de _l’Iliade_ et de
_l’Odyssée_, des poèmes dont le style est grec, bien que les mots soient
allemands. La connaissance de l’antiquité y gagne; l’originalité propre
à l’idiome de chaque nation y perd nécessairement. Il semble que ce soit
une contradiction d’accuser la langue allemande tout à la fois de trop
de flexibilité et de trop de rudesse; mais ce qui se concilie dans les
caractères peut aussi se concilier dans les langues; et souvent dans la
même personne, les inconvénients de la rudesse n’empêchent pas ceux de
la flexibilité.

Ces défauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les vers que dans
la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions;
je crois donc qu’on peut dire avec vérité, qu’il n’y a point
aujourd’hui de poésie plus frappante et plus variée que celle des
Allemands.

La versification est un art singulier, dont l’examen est inépuisable;
les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie, servent seulement
de signe à la pensée, arrivent à notre âme par le rythme des sons
harmonieux, et nous causent une double jouissance, qui naît de la
sensation et de la réflexion réunies; mais si toutes les langues sont
également propres à dire ce que l’on pense, toutes ne le sont pas
également à faire partager ce que l’on éprouve, et les effets de la
poésie tiennent encore plus à la mélodie des paroles qu’aux idées
qu’elles expriment.

L’allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes longues et
brèves, comme le grec et le latin; tous les autres dialectes européens
sont plus ou moins accentués, mais les vers ne sauraient s’y mesurer à
la manière des anciens d’après la longueur des syllabes: l’accent donne
de l’unité aux phrases comme aux mots, il a du rapport avec la
signification de ce qu’on dit; l’on insiste sur ce qui doit déterminer
le sens, et la prononciation, en faisant ressortir telle ou telle
parole, rapporte tout à l’idée principale. Il n’en est pas ainsi de la
durée musicale des sons dans le langage; elle est bien plus favorable à
la poésie que l’accent, parce qu’elle n’a point d’objet positif et
qu’elle donne seulement un plaisir noble et vague, comme toutes les
jouissances sans but. Chez les anciens, les syllabes étaient scandées
d’après la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux,
l’harmonie seule en décidait: en allemand tous les mots accessoires sont
brefs, et c’est la dignité grammaticale, c’est-à-dire l’importance de la
syllabe radicale qui détermine sa quantité; il y a moins de charme dans
cette espèce de prosodie que dans celle des anciens, parce qu’elle tient
plus aux combinaisons abstraites qu’aux sensations involontaires;
néanmoins c’est toujours un grand avantage pour une langue d’avoir dans
sa prosodie de quoi suppléer à la rime.

C’est une découverte moderne que la rime, elle tient à tout l’ensemble
de nos beaux-arts; et ce serait s’interdire de grands effets que d’y
renoncer; elle est l’image de l’espérance et du souvenir. Un son nous
fait désirer celui qui doit lui répondre, et quand le second retentit,
il nous rappelle celui qui vient de nous échapper. Néanmoins cette
agréable régularité doit nécessairement nuire au naturel dans l’art
dramatique, et à la hardiesse dans le poème épique. On ne saurait guère
se passer de la rime dans les idiomes dont la prosodie est peu marquée;
et cependant la gêne de la construction peut être telle, dans certaines
langues, qu’un poète audacieux et penseur aurait besoin de faire goûter
l’harmonie des vers sans l’asservissement de la rime. Klopstock a banni
les alexandrins de la poésie allemande; il les a remplacés par les
hexamètres et les vers ïambiques non rimés en usage aussi chez les
Anglais, et qui donnent à l’imagination beaucoup de liberté. Les vers
alexandrins convenaient très mal à la langue allemande; on peut s’en
convaincre par les poésies du grand Haller lui-même, quelque mérite
qu’elles aient; une langue dont la prononciation est si forte étourdit
par le retour et l’uniformité des hémistiches. D’ailleurs cette forme de
vers appelle les sentences et les antithèses, et l’esprit allemand est
trop scrupuleux et trop vrai pour se prêter à ces antithèses, qui ne
présentent jamais les idées ni les images dans leur parfaite sincérité,
ni dans leurs plus exactes nuances. L’harmonie des hexamètres, et
surtout des vers ïambiques non rimés, n’est que l’harmonie naturelle
inspirée par le sentiment: c’est une déclamation notée, tandis que le
vers alexandrin impose un certain genre d’expressions et de tournures
dont il est bien difficile de sortir. La composition de ce genre de vers
est un art tout à fait indépendant même du génie poétique; on peut
posséder cet art sans avoir ce génie, et l’on pourrait au contraire
être un grand poète et ne pas se sentir capable de s’astreindre à cette
forme.

Nos meilleurs poètes lyriques, en France, ce sont peut-être nos grands
prosateurs, Bossuet, Pascal, Fénelon, Buffon, Jean-Jacques, etc. Le
despotisme des alexandrins force souvent à ne point mettre en vers ce
qui serait pourtant de la véritable poésie; tandis que chez les nations
étrangères, la versification étant beaucoup plus facile et plus
naturelle, toutes les pensées poétiques inspirent des vers, et l’on ne
laisse en général à la prose que le raisonnement. On pourrait défier
Racine lui-même de traduire en vers français Pindare, Pétrarque ou
Klopstock, sans dénaturer entièrement leur caractère. Ces poètes ont un
genre d’audace qui ne se trouve guère que dans les langues où l’on peut
réunir tout le charme de la versification à l’originalité que la prose
permet seule en français.

Un des grands avantages des dialectes germaniques en poésie, c’est la
variété et la beauté de leurs épithètes. L’allemand, sous ce rapport
aussi, peut se comparer au grec; l’on sent dans un seul mot plusieurs
images, comme dans la note fondamentale d’un accord, on entend les
autres sons dont il est composé, ou comme de certaines couleurs
renouvellent en nous la sensation de celles qui en dépendent. L’on ne
dit en français que ce qu’on veut dire, et l’on ne voit point errer
autour des paroles ces nuages à mille formes, qui entourent la poésie
des langues du Nord, et réveillent une foule de souvenirs. A la liberté
de former une seule épithète de deux ou trois, se joint celle d’animer
le langage, en faisant des noms avec les verbes: _le vivre_, _le
vouloir_, _le sentir_, sont des expressions moins abstraites que la vie,
la volonté, le sentiment; et tout ce qui tend à changer la pensée en
action donne toujours plus de mouvement au style. La facilité de
renverser à son gré la construction de la phrase est aussi très
favorable à la poésie, et permet d’exciter, par les moyens variés de la
versification, des impressions analogues à celles de la peinture et de
la musique. Enfin l’esprit général des dialectes teutoniques, c’est
l’indépendance; les écrivains cherchent avant tout à transmettre ce
qu’ils sentent; ils diraient volontiers à la poésie, comme Héloïse à son
amant: _S’il y a un mot plus vrai, plus tendre, plus profond encore pour
exprimer ce que j’éprouve, c’est celui-là que je veux choisir._ Le
souvenir des convenances de société poursuit en France le talent jusque
dans ses émotions les plus intimes; et la crainte du ridicule est l’épée
de Damoclès, qu’aucune fête de l’imagination ne peut faire oublier.

On parle souvent dans les arts du mérite de la difficulté vaincue;
néanmoins on l’a dit avec raison: _ou cette difficulté ne se sent pas,
et alors elle est nulle, ou elle se sent, et alors elle n’est pas
vaincue_. Les entraves font ressortir l’habileté de l’esprit; mais il y
a souvent dans le vrai génie une sorte de maladresse, semblable, à
quelques égards, à la duperie des belles âmes; et l’on aurait tort de
vouloir l’asservir à des gênes arbitraires, car il s’en tirerait
beaucoup moins bien que des talents du second ordre.




CHAPITRE X

_De la poésie._


Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l’homme ne peut être défini;
s’il y a des mots pour quelques traits, il n’y en a point pour exprimer
l’ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les
genres. Il est difficile de dire ce qui n’est pas de la poésie; mais si
l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut appeler à son secours les
impressions qu’excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le
regard d’un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui
nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la Divinité. La poésie
est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie.
Homère est plein de religion; ce n’est pas qu’il y ait des fictions dans
la Bible, ni des dogmes dans Homère; mais l’enthousiasme rassemble dans
un même foyer des sentiments divers; l’enthousiasme est l’encens de la
terre vers le ciel, il les réunit l’un à l’autre.

Le don de révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur est
très rare; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables
d’affections vives et profondes; l’expression manque à ceux qui ne sont
pas exercés à la trouver. Le poète ne fait, pour ainsi dire, que dégager
le sentiment prisonnier au fond de l’âme; le génie poétique est une
disposition intérieure, de la même nature que celle qui rend capable
d’un généreux sacrifice: c’est rêver l’héroïsme que de composer une
belle ode. Si le talent n’était pas mobile, il inspirerait aussi souvent
les belles actions que les touchantes paroles; car elles partent toutes
également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.

Un homme d’un esprit supérieur disait que _la prose était factice, et la
poésie naturelle_: en effet, les nations peu civilisées commencent
toujours par la poésie, et, dès qu’une passion forte agite l’âme, les
hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu, d’images et de
métaphores; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour
exprimer ce qui se passe en eux d’inexprimable. Les gens du peuple sont
beaucoup plus près d’être poètes que les hommes de bonne compagnie; car
la convenance et le persiflage ne sont propres qu’à servir de bornes,
ils ne peuvent rien inspirer.

Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et
la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose; car c’est
rabattre que de plaisanter. L’esprit de société est cependant très
favorable à la poésie de la grâce et de la gaîté, dont l’Arioste, La
Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants modèles. La poésie
dramatique est admirable dans nos premiers écrivains; la poésie
descriptive et surtout la poésie didactique, ont été portées chez les
Français à un très haut degré de perfection; mais il ne paraît pas
qu’ils soient appelés jusqu’à présent à se distinguer dans la poésie
lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.

La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même; ce n’est plus dans
un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les
divers mouvements dont il est animé: J.-B. Rousseau dans ses _Odes
religieuses_, Racine dans _Athalie_, se sont montrés poètes lyriques;
ils étaient nourris des psaumes et pénétrés d’une foi vive; néanmoins
les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent
presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme. On peut citer des
strophes admirables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une
entière, dans laquelle le dieu n’ait point abandonné le poète? De beaux
vers ne sont pas de la poésie; l’inspiration, dans les arts, est une
source inépuisable, qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la
dernière: amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode,
c’est l’apothéose du sentiment: il faut, pour concevoir la vraie
grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions
éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste,
et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.

L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des
hommes; le poète l’a toujours présenté à l’imagination. L’idée de la
mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux,
et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction
excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on
ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie
lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des
temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les
siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime, pendant lequel
l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se
sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur
et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur
tremblant, et fort en même temps, s’enorgueillit en lui-même et se
prosterne devant Dieu.

Les Allemands, réunissant tout à la fois, ce qui est très rare,
l’imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que
la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne
peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion
spiritualiste leur a donné l’habitude; et si cependant cette profondeur
n’était point revêtue d’images, ce ne serait pas de la poésie: il faut
donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme, pour qu’il puisse s’en
servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et
les ruisseaux, suffisaient aux poètes du paganisme; la solitude des
forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé, peuvent à peine exprimer
l’éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie.

Les Allemands n’ont pas plus que nous de poème épique; cette admirable
composition ne paraît pas accordée aux modernes, et peut-être n’y a-t-il
que _l’Iliade_ qui réponde entièrement à l’idée qu’on se fait de ce
genre d’ouvrage: il faut, pour le poème épique, un concours singulier de
circonstances qui ne s’est rencontré que chez les Grecs, l’imagination
des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés.
Dans le moyen âge, l’imagination était forte, mais le langage imparfait;
de nos jours, le langage est pur, mais l’imagination est en défaut. Les
Allemands ont beaucoup d’audace dans les idées et dans le style, et peu
d’invention dans le fond du sujet; leurs essais épiques se rapprochent
presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt
dans le genre dramatique, et l’on y trouve plus d’intérêt que de
grandeur. Quand il s’agit de plaire au théâtre, l’art de se circonscrire
dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s’y plier
avec adresse, fait une partie du succès, tandis que rien ne doit tenir
aux circonstances extérieures et passagères, dans la composition d’un
poème épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le
lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels, et son
imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder dans un poème
épique pourrait bien encourir le blâme sévère du bon goût français; mais
celui qui ne hasarderait rien n’en serait pas moins dédaigné.

Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l’esprit
français, l’on ne saurait le nier, une disposition très défavorable à la
poésie. Il n’a parlé que de ce qu’il fallait éviter, il n’a insisté que
sur des préceptes de raison et de sagesse, qui ont introduit dans la
littérature une sorte de pédanterie très nuisible au sublime élan des
arts. Nous avons en français des chefs-d’œuvre de versification; mais
comment peut-on appeler la versification de la poésie! Traduire en vers
ce qui était fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme
Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les
derniers poèmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la
chimie: c’est un tour de passe-passe en fait de paroles; c’est composer
avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom de poème.

Il faut cependant une grande connaissance de la langue poétique pour
décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l’imagination,
et l’on a raison d’admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de
tableaux; mais les transitions qui les lient entre eux sont
nécessairement prosaïques, comme ce qui se passe dans la tête de
l’écrivain. Il s’est dit:--Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur
celui-ci, puis sur celui-là;--et, sans s’en apercevoir, il nous met dans
la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poète conçoit,
pour ainsi dire, tout son poème à la fois au fond de son âme; sans les
difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et les
prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses
conceptions comme par un événement de sa vie; un monde nouveau s’offre à
lui; l’image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque
beauté de la nature, frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur
céleste qui traverse comme un éclair l’obscurité du sort. La poésie est
une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite; le talent
fait disparaître les bornes de l’existence, et change en images
brillantes le vague espoir des mortels.

Il serait plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner
des préceptes; le génie se sent comme l’amour, par la profondeur même de
l’émotion dont il pénètre celui qui en est doué: mais si l’on osait
donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide,
ce ne seraient pas des conseils purement littéraires qu’on devrait lui
adresser: il faudrait parler aux poètes comme à des citoyens, comme à
des héros; il faudrait leur dire:--Soyez vertueux, soyez croyants, soyez
libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans
l’amour, et la Divinité dans la nature; enfin, sanctifiez votre âme
comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y
apparaître.




CHAPITRE XI

_De la poésie classique et de la poésie romantique._


Le nom de _romantique_ a été introduit nouvellement en Allemagne, pour
désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine,
celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet
pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi,
l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques
et romaines, se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne
parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût
antique et le goût moderne.

On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je
m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie
classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle
qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette
division se rapporte également aux deux ères du monde; celle qui a
précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi.

On a comparé aussi dans divers ouvrages allemands la poésie antique à la
sculpture, et la poésie romantique à la peinture; enfin, l’on a
caractérisé de toutes les manières la marche de l’esprit humain, passant
des religions matérialistes aux religions spiritualistes, de la nature à
la Divinité.

La nation française, la plus cultivée des nations latines, penche vers
la poésie classique, imitée des Grecs et des Romains. La nation
anglaise, la plus illustre des nations germaniques, aime la poésie
romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-d’œuvre qu’elle
possède en ce genre. Je n’examinerai point ici lequel de ces deux genres
de poésie mérite la préférence: il suffit de montrer que la diversité
des goûts, à cet égard, dérive non seulement de causes accidentelles,
mais aussi des sources primitives de l’imagination et de la pensée.

Il y a dans les poèmes épiques et dans les tragédies des anciens, un
genre de simplicité qui tient à ce que les hommes étaient identifiés à
cette époque avec la nature, et croyaient dépendre du destin, comme elle
dépend de la nécessité. L’homme, réfléchissant peu, portait toujours
l’action de son âme au dehors; la conscience elle-même était figurée par
des objets extérieurs, et les flambeaux des Furies secouaient les
remords sur la tête des coupables. L’événement était tout dans
l’antiquité; le caractère tient plus de place dans les temps modernes;
et cette réflexion inquiète, qui nous dévore souvent comme le vautour de
Prométhée, n’eût semblé que de la folie, au milieu des rapports clairs
et prononcés qui existaient dans l’état civil et social des anciens.

On ne faisait en Grèce, dans le commencement de l’art, que des statues
isolées; les groupes ont été composés plus tard. On pourrait dire de
même, avec vérité, que dans tous les arts il n’y avait point de groupes:
les objets représentés se succédaient comme dans les bas-reliefs, sans
combinaison, sans complication d’aucun genre. L’homme personnifiait la
nature; des nymphes habitaient les eaux, des hamadryades les forêts:
mais la nature, à son tour, s’emparait de l’homme, et l’on eût dit qu’il
ressemblait au torrent, à la foudre, au volcan, tant il agissait par une
impulsion involontaire, et sans que la réflexion pût en rien altérer
les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens avaient, pour
ainsi dire, une âme corporelle, dont tous les mouvements étaient forts,
directs et conséquents; il n’en est pas de même du cœur humain développé
par le christianisme: les modernes ont puisé dans le repentir chrétien
l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes.

Mais, pour manifester cette existence tout intérieure, il faut qu’une
grande variété dans les faits présente sous toutes les formes les
nuances infinies de ce qui se passe dans l’âme. Si de nos jours les
beaux-arts étaient astreints à la simplicité des anciens, nous
n’atteindrions pas à la force primitive qui les distingue, et nous
perdrions les émotions intimes et multipliées dont notre âme est
susceptible. La simplicité de l’art, chez les modernes, tournerait
facilement à la froideur et à l’abstraction, tandis que celle des
anciens était pleine de vie. L’honneur et l’amour, la bravoure et la
pitié sont les sentiments qui signalent le christianisme chevaleresque;
et ces dispositions de l’âme ne peuvent se faire voir que par les
dangers, les exploits, les amours, les malheurs, l’intérêt romantique
enfin, qui varie sans cesse les tableaux. Les sources des effets de
l’art sont donc différentes, à beaucoup d’égards, dans la poésie
classique et dans la poésie romantique; dans l’une, c’est le sort qui
règne, dans l’autre, c’est la Providence; le sort ne compte pour rien
les sentiments des hommes, la Providence ne juge les actions que d’après
les sentiments. Comment la poésie ne créerait-elle pas un monde d’une
toute autre nature, quand il faut peindre l’œuvre d’un destin aveugle et
sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelligent
auquel préside un Être suprême, que notre cœur interroge, et qui répond
à notre cœur!

La poésie païenne doit être simple et saillante comme les objets
extérieurs; la poésie chrétienne a besoin des mille couleurs de
l’arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poésie des
anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait verser plus de
larmes; mais la question pour nous n’est pas entre la poésie classique
et la poésie romantique; mais entre l’imitation de l’une et
l’inspiration de l’autre. La littérature des anciens est chez les
modernes une littérature transplantée: la littérature romantique ou
chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos
institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens
se sont soumis aux règles du goût les plus sévères; car ne pouvant
consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu
qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les chefs-d’œuvre
des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les
circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces
chefs-d’œuvre soient changées. Mais ces poésies d’après l’antique,
quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce
qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national.

La poésie française, étant la plus classique de toutes les poésies
modernes, est la seule qui ne soit pas répandue parmi le peuple. Les
stances du Tasse sont chantées par les gondoliers de Venise; les
Espagnols et les Portugais de toutes les classes savent par cœur les
vers de Calderon et de Camoëns. Shakespeare est autant admiré par le
peuple en Angleterre que par la classe supérieure. Des poèmes de Gœthe
et de Bürger sont mis en musique, et vous les entendez répéter des bords
du Rhin jusqu’à la Baltique. Nos poètes français sont admirés par tout
ce qu’il y a d’esprits cultivés chez nous et dans le reste de l’Europe;
mais ils sont tout à fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois
même des villes, parce que les arts en France ne sont pas, comme
ailleurs, natifs du pays même où leurs beautés se développent.

Quelques critiques français ont prétendu que la littérature des peuples
germaniques était encore dans l’enfance de l’art; cette opinion est tout
à fait fausse; les hommes les plus instruits dans la connaissance des
langues et des ouvrages des anciens n’ignorent certainement pas les
inconvénients et les avantages du genre qu’ils adoptent, ou de celui
qu’ils rejettent; mais leur caractère, leurs habitudes et leurs
raisonnements les ont conduits à préférer la littérature fondée sur les
souvenirs de la chevalerie, sur le merveilleux du moyen-âge, à celle
dont la mythologie des Grecs est la base. La littérature romantique est
la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce
qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse
croître et se vivifier de nouveau; elle exprime notre religion; elle
rappelle notre histoire; son origine est ancienne, mais non antique.

La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour
arriver jusqu’à nous: la poésie des Germains est l’ère chrétienne des
beaux-arts: elle se sert de nos impressions personnelles pour nous
émouvoir: le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur,
et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme, le plus puissant
et le plus terrible de tous.




CHAPITRE XII

_Des poèmes allemands._


On doit conclure, ce me semble, des diverses réflexions que contient le
chapitre précédent, qu’il n’y a guère de poésie classique en Allemagne,
soit que l’on considère cette poésie comme imitée des anciens, ou qu’on
entende seulement par ce mot le plus haut degré possible de perfection.
La fécondité de l’imagination des Allemands les appelle à produire
plutôt qu’à corriger; aussi peut-on difficilement citer, dans leur
littérature, des écrits généralement reconnus pour modèles. La langue
n’est pas fixée; le goût change à chaque nouvelle production des hommes
de talent; tout est progressif, tout marche, et le point stationnaire de
perfection n’est point encore atteint; mais est-ce un mal? Chez toutes
les nations où l’on s’est flatté d’y être parvenu, l’on a vu presque
immédiatement après commencer la décadence, et les imitateurs succéder
aux écrivains classiques, comme pour dégoûter d’eux.

Il y a en Allemagne un aussi grand nombre de poètes qu’en Italie: la
multitude des essais, dans quelque genre que ce soit, indique quel est
le penchant naturel d’une nation. Quand l’amour de l’art y est
universel, les esprits prennent d’eux-mêmes la direction de la poésie,
comme ailleurs celle de la politique, ou des intérêts mercantiles. Il y
avait chez les Grecs une foule de poètes, et rien n’est plus favorable
au génie que d’être environné d’un grand nombre d’hommes qui suivent la
même carrière. Les artistes sont des juges indulgents pour les fautes,
parce qu’ils connaissent les difficultés; mais ce sont aussi des
approbateurs exigeants; il faut de grandes beautés, et des beautés
nouvelles, pour égaler à leurs yeux les chefs-d’œuvre dont ils
s’occupent sans cesse. Les Allemands improvisent, pour ainsi dire, en
écrivant; et cette grande facilité est le véritable signe du talent dans
les beaux-arts; car ils doivent, comme les fleurs du midi, naître sans
culture; le travail les perfectionne, mais l’imagination est abondante
lorsqu’une généreuse nature en a fait don aux hommes. Il est impossible
de citer tous les poètes allemands qui mériteraient un éloge à part; je
me bornerai à considérer seulement, d’une manière générale, les trois
écoles que j’ai déjà distinguées, en indiquant la marche historique de
la littérature allemande.

Wieland a imité Voltaire dans ses romans; souvent Lucien, qui, sous le
rapport philosophique est le Voltaire de l’antiquité; quelquefois
l’Arioste, et, malheureusement aussi, Crébillon. Il a mis en vers
plusieurs contes de chevalerie, _Gandalin_, _Gérion le Courtois_,
_Obéron_, etc., dans lesquels il y a plus de sensibilité que dans
l’Arioste, mais toujours moins de grâce et de gaîté. L’Allemand ne se
meut pas, sur tous les sujets, avec la légèreté de l’italien; et les
plaisanteries qui conviennent à cette langue, un peu surchargée de
consonnes, ce sont plutôt celles qui tiennent à l’art de caractériser
fortement qu’à celui d’indiquer à demi. _Idris_ et _le Nouvel Amadis_
sont des contes de fées dans lesquels la vertu des femmes est à chaque
page l’objet de ces éternelles plaisanteries qui ont cessé d’être
immorales à force d’être ennuyeuses. Les contes de chevalerie de Wieland
me semblent beaucoup meilleurs que ses poèmes imités du grec,
_Musarion_, _Endymion_, _Ganymède_, _le Jugement de Pâris_, etc. Les
histoires chevaleresques sont nationales en Allemagne. Le génie naturel
du langage et des poètes se prête à peindre les exploits et les amours
de ces chevaliers et de ces belles, dont les sentiments étaient tout à
la fois si forts et si naïfs, si bienveillants et si décidés; mais en
voulant mettre des grâces modernes dans les sujets grecs, Wieland les a
rendus nécessairement maniérés. Ceux qui prétendent modifier le goût
antique par le goût moderne, ou le goût moderne par le goût antique,
sont presque toujours affectés. Pour être à l’abri de ce danger, il faut
prendre chaque chose pleinement dans sa nature.

L’_Obéron_ passe en Allemagne presque pour un poème épique. Il est fondé
sur une histoire de chevalerie française, _Huon de Bourdeaux_, dont M.
de Tressan a donné l’extrait; le génie Obéron et la fée Titania, tels
que Shakespeare les a peints, dans sa pièce intitulée _Rêve d’une nuit
d’été_, servent de mythologie à ce poème. Le sujet en est donné par nos
anciens romanciers; mais on ne saurait trop louer la poésie dont Wieland
l’a enrichi. La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec
beaucoup de grâce et d’originalité. Huon est envoyé en Palestine, par
suite de diverses aventures, pour demander en mariage la fille du
sultan, et quand le son du cor singulier qu’il possède met en danse tous
les personnages les plus graves qui s’opposent au mariage, on ne se
lasse point de cet effet comique, habilement répété; et mieux le poète a
su peindre le sérieux pédantesque des imans et des vizirs de la cour du
sultan, plus leur danse involontaire amuse les lecteurs. Quand Obéron
emporte sur un char ailé les deux amants dans les airs, l’effroi de ce
prodige est dissipé par la sécurité que l’amour leur inspire. «En vain
la terre, dit le poète, disparaît à leurs yeux; en vain la nuit couvre
l’atmosphère de ses ailes obscures; une lumière céleste rayonne dans
leurs regards pleins de tendresse: leurs âmes se réfléchissent l’une
dans l’autre; la nuit n’est pas la nuit pour eux; l’Élysée les entoure;
le soleil éclaire le fond de leur cœur; et l’amour, à chaque instant,
leur fait voir des objets toujours délicieux et toujours nouveaux».

La sensibilité ne s’allie guère en général avec le merveilleux; il y a
quelque chose de si sérieux dans les affections de l’âme, qu’on n’aime
pas à les voir compromises au milieu des jeux de l’imagination; mais
Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments
vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui.

Le baptême de la fille du sultan, qui se fait chrétienne pour épouser
Huon, est encore un morceau de la plus grande beauté; changer de
religion par amour est un peu profane; mais le christianisme est
tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer avec dévouement et
pureté pour être déjà converti. Obéron a fait promettre aux deux jeunes
époux de ne pas se donner l’un à l’autre avant leur arrivée à Rome: ils
sont ensemble dans le même vaisseau, et séparés du monde; l’amour les
fait manquer à leur vœu. Alors la tempête se déchaîne, les vents
sifflent, les vagues grondent, et les voiles sont déchirées; la foudre
brise les mâts; les passagers se lamentent, les matelots crient au
secours. Enfin le vaisseau s’entr’ouvre, les flots menacent de tout
engloutir, et la présence de la mort peut à peine arracher les deux
époux au sentiment du bonheur de cette vie. Ils sont précipités dans la
mer: un pouvoir invisible les sauve, et les fait aborder dans une île
inhabitée, où ils trouvent un solitaire que ses malheurs et sa religion
ont conduit dans cette retraite.

Amanda, l’épouse de Huon, après de longues traverses, met au monde un
fils, et rien n’est ravissant comme le tableau de la maternité dans le
désert: ce nouvel être qui vient animer la solitude, ces regards
incertains de l’enfance, que la tendresse passionnée de la mère cherche
à fixer sur elle, tout est plein de sentiment et de vérité. Les épreuves
auxquelles Obéron et Titania veulent soumettre les deux époux
continuent; mais à la fin leur constance est récompensée. Quoiqu’il y
ait des longueurs dans ce poème, il est impossible de ne pas le
considérer comme un ouvrage charmant, et s’il était bien traduit en vers
français, il serait jugé tel.

Avant et après Wieland, il y a eu des poètes qui ont essayé d’écrire
dans le genre français et italien: mais ce qu’ils ont fait ne vaut guère
la peine d’être cité: et si la littérature allemande n’avait pas pris un
caractère à elle, sûrement elle ne ferait pas époque dans l’histoire des
beaux-arts. C’est à _la Messiade_ de Klopstock qu’il faut fixer l’époque
de la poésie en Allemagne.

Le héros de ce poème, selon notre langage mortel, inspire au même degré
l’admiration et la pitié, sans que jamais l’un de ces sentiments soit
affaibli par l’autre. Un poète généreux a dit, en parlant de Louis XVI:

    Jamais tant de respect n’admit tant de pitié[21].

Ce vers si touchant et si délicat pourrait exprimer l’attendrissement
que le Messie fait éprouver dans Klopstock. Sans doute le sujet est bien
au-dessus de toutes les inventions du génie; il en faut beaucoup
cependant pour montrer avec tant de sensibilité l’humanité dans l’être
divin, et avec tant de force la divinité dans l’être mortel. Il faut
aussi bien du talent pour exciter l’intérêt et l’anxiété, dans le récit
d’un événement décidé d’avance par une volonté toute-puissante.
Klopstock a su réunir avec beaucoup d’art tout ce que la fatalité des
anciens et la providence des chrétiens peuvent inspirer à la fois de
terreur et d’espérance.

J’ai parlé ailleurs du caractère d’Abbadona, de ce démon repentant qui
cherche à faire du bien aux hommes: un remords dévorant s’attache à sa
nature immortelle; ses regrets ont le ciel même pour objet, le ciel
qu’il a connu, les célestes sphères qui furent sa demeure: quelle
situation, que ce retour vers la vertu, quand la destinée est
irrévocable! Il manquait aux tourments de l’enfer d’être habité par une
âme redevenue sensible. Notre religion ne nous est pas familière en
poésie, et Klopstock est l’un des poètes modernes qui ont su le mieux
personnifier la spiritualité du christianisme, par des situations et des
tableaux analogues à sa nature.

Il n’y a qu’un épisode d’amour dans tout l’ouvrage, et c’est un amour
entre deux ressuscités, Cidli et Semida; Jésus-Christ leur a rendu la
vie à tous les deux, et ils s’aiment d’une affection pure et céleste
comme leur nouvelle existence; ils ne se croient plus sujets à la mort;
ils espèrent qu’ils passeront ensemble de la terre au ciel, sans que
l’horrible douleur d’une séparation apparente soit éprouvée par l’un
d’eux. Touchante conception qu’un tel amour, dans un poème religieux!
elle seule pouvait être en harmonie avec l’ensemble de l’ouvrage. Il
faut l’avouer cependant, il résulte un peu de monotonie d’un sujet
continuellement exalté; l’âme se fatigue par trop de contemplation, et
l’auteur aurait quelquefois besoin d’avoir affaire à des lecteurs déjà
ressuscités, comme Cidli et Semida.

On aurait pu, ce me semble, éviter ce défaut, sans introduire dans _la
Messiade_ rien de profane: il eût mieux valu peut-être prendre pour
sujet la vie entière de Jésus-Christ, que de commencer au moment où ses
ennemis demandent sa mort. L’on aurait pu se servir avec plus d’art des
couleurs de l’Orient pour peindre la Syrie, et caractériser, d’une
manière forte, l’état du genre humain sous l’empire de Rome. Il y a trop
de discours, et des discours trop longs, dans _la Messiade_; l’éloquence
elle-même frappe moins l’imagination qu’une situation, un caractère, un
tableau qui nous laisse quelque chose à deviner. Le Verbe, ou la parole
divine, existait avant la création de l’univers; mais pour les poètes,
il faut que la création précède la parole.

On a reproché aussi à Klopstock de n’avoir pas fait de ses anges des
portraits assez variés; il est vrai que dans la perfection les
différences sont difficiles à saisir, et que ce sont d’ordinaire les
défauts qui caractérisent les hommes: néanmoins on aurait pu donner plus
de variété à ce grand tableau; enfin, surtout, il n’aurait pas fallu, ce
me semble, ajouter encore dix chants à celui qui termine l’action
principale, la mort du Sauveur. Ces dix chants renferment sans doute de
grandes beautés lyriques; mais quand un ouvrage, quel qu’il soit, excite
l’intérêt dramatique, il doit finir au moment où cet intérêt cesse. Des
réflexions, des sentiments, qu’on lirait ailleurs avec le plus grand
plaisir, lassent presque toujours, lorsqu’un mouvement plus vif les a
précédés. On est pour les livres à peu près comme pour les hommes; on
exige d’eux toujours ce qu’ils nous ont accoutumés à en entendre.

Il règne dans tout l’ouvrage de Klopstock une âme élevée et sensible;
toutefois les impressions qu’il excite sont trop uniformes, et les
images funèbres y sont trop multipliées. La vie ne va que parce que nous
oublions la mort; et c’est pour cela, sans doute, que cette idée, quand
elle reparaît, cause un frémissement si terrible. Dans _la Messiade_,
comme dans Young, on nous ramène trop souvent au milieu des tombeaux;
c’en serait fait des arts, si l’on se plongeait toujours dans ce genre
de méditation; car il faut un sentiment très énergique de l’existence
pour sentir le monde animé de la poésie. Les païens dans leurs poèmes,
comme sur les bas-reliefs des sépulcres, représentaient toujours des
tableaux variés, et faisaient ainsi de la mort une action de la vie;
mais les pensées vagues et profondes dont les derniers instants des
chrétiens sont environnés, prêtent plus à l’attendrissement qu’aux vives
couleurs de l’imagination.

Klopstock a composé des odes religieuses, des odes patriotiques, et
d’autres poésies pleines de grâce sur divers sujets. Dans ses odes
religieuses, il sait revêtir d’images visibles les idées sans bornes;
mais quelquefois ce genre de poésie se perd dans l’incommensurable
qu’elle voudrait embrasser.

Il est difficile de citer tel ou tel vers dans ses odes religieuses, qui
puisse se répéter comme une maxime détachée. La beauté de ces poésies
consiste dans l’impression générale qu’elles produisent. Demanderait-on
à l’homme qui contemple la mer, cette immensité toujours en mouvement et
toujours inépuisable, cette immensité qui semble donner l’idée de tous
les temps présents à la fois, de toutes les successions devenues
simultanées; lui demanderait-on de compter, vague après vague, le
plaisir qu’il éprouve en rêvant sur le rivage? Il en est de même des
méditations religieuses embellies par la poésie; elles sont dignes
d’admiration, si elles inspirent un élan toujours nouveau vers une
destinée toujours plus haute, si l’on se sent meilleur après s’en être
pénétré: c’est là le jugement littéraire qu’il faut porter sur de tels
écrits.

Parmi les odes de Klopstock, celles qui ont la révolution de France pour
objet ne valent pas la peine d’être citées: le moment présent inspire
presque toujours mal les poètes; il faut qu’ils se placent à la distance
des siècles pour bien juger, et même pour bien peindre: mais ce qui fait
un grand honneur à Klopstock, ce sont ses efforts pour ranimer le
patriotisme chez les Allemands. Parmi les poésies composées dans ce
respectable but, je vais essayer de faire connaître le chant des bardes,
après la mort d’Hermann, que les Romains appellent Arminius: il fut
assassiné par les princes de la Germanie, jaloux de ses succès et de son
pouvoir.


_Hermann, chanté par les bardes Werdomar, Kerding et Darmond._

«_W._ Sur le rocher de la mousse antique, asseyons-nous, ô bardes! et
chantons l’hymne funèbre. Que nul ne porte ses pas plus loin, que nul ne
regarde sous ces branches, où repose le plus noble fils de la patrie.

«Il est là, étendu dans son sang, lui, le secret effroi des Romains,
alors même qu’au milieu des danses guerrières et des chants de triomphe,
ils emmenaient sa Thusnelda captive: non, ne regardez pas! Qui pourrait
le voir sans pleurer? et la lyre ne doit pas faire entendre des sons
plaintifs, mais des chants de gloire pour l’immortel.

«_K._ J’ai encore la blonde chevelure de l’enfance, je n’ai ceint le
glaive qu’en ce jour; mes mains sont, pour la première fois, armées de
la lance et de la lyre, comment pourrais-je chanter Hermann?

«N’attendez pas trop du jeune homme, ô pères; je veux essuyer avec mes
cheveux dorés mes joues inondées de pleurs, avant d’oser chanter le plus
grand des fils de Mana[22].

«_D._ Et moi aussi, je verse des pleurs de rage; non, je ne les
retiendrai pas: coulez, larmes brûlantes, larmes de la fureur, vous
n’êtes pas muettes, vous appelez la vengeance sur des guerriers
perfides; ô mes compagnons! entendez ma malédiction terrible: que nul
des traîtres à la patrie, assassins du héros, ne meure dans les combats!

«_W._ Voyez-vous le torrent qui s’élance de la montagne, et se précipite
sur ces rochers; il roule avec ses flots des pins déracinés; il les
amène, il les amène pour le bûcher d’Hermann. Bientôt le héros sera
poussière, bientôt il reposera dans la tombe d’argile; mais que sur
cette poussière sainte soit placé le glaive par lequel il a juré la
perte du conquérant.

«Arrête-toi, esprit du mort, avant de rejoindre ton père Siegmar! tarde
encore, et regarde comme il est plein de toi, le cœur de ton peuple.

«_K._ Taisons, ô taisons à Thusnelda que son Hermann est ici tout
sanglant. Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère désespérée, que
le père de son Thumeliko a cessé de vivre.

«Qui pourrait le dire à celle qui a déjà marché chargée de fers devant
le char redoutable de l’orgueilleux vainqueur, qui pourrait le dire à
cette infortunée, aurait un cœur de Romain.

«_D._ Malheureuse fille, quel père t’a donné le jour? Segeste[23], un
traître, qui dans l’ombre aiguisait le fer homicide! Oh! ne le maudissez
pas. Héla[24] déjà l’a marqué de son sceau.

«_W._ Que le crime de Segeste ne souille point nos chants, et que plutôt
l’éternel oubli étende ses ailes pesantes sur ses cendres; les cordes de
la lyre qui retentissent au nom d’Hermann seraient profanées, si leurs
frémissements accusaient le coupable. Hermann! Hermann! toi, le favori
des cœurs nobles, le chef des plus braves, le sauveur de la patrie,
c’est toi dont nos bardes, en chœur, répètent les louanges aux échos
sombres des mystérieuses forêts.

«O bataille de Winfeld[25], sœur sanglante de la victoire de Cannes, je
t’ai vue, les cheveux épars, l’œil en feu, les mains sanglantes,
apparaître au milieu des harpes de Walhalla; en vain le fils de Drusus,
pour effacer tes traces, voulait cacher les ossements blanchis des
vaincus dans la vallée de la mort. Nous ne l’avons pas souffert, nous
avons renversé leurs tombeaux, afin que leurs restes épars servissent de
témoignage à ce grand jour; à la fête du printemps, d’âge en âge, ils
entendront les cris de joie des vainqueurs.

«Il voulait, notre héros, donner encore des compagnons de mort à Varus;
déjà, sans la lenteur jalouse des princes, Cæcina rejoignait son chef.

«Une pensée plus noble encore roulait dans l’âme ardente d’Hermann: à
minuit, près de l’autel du dieu Thor[26], au milieu des sacrifices, il
se dit en secret:--Je le ferai.

«Ce dessein le poursuit jusque dans vos jeux, quand la jeunesse
guerrière forme des danses, franchit les épées nues, anime les plaisirs
par les dangers.

«Le pilote, vainqueur de l’orage, raconte que, dans une île
éloignée[27], la montagne brûlante annonce longtemps d’avance, par de
noirs tourbillons de fumée, la flamme et les rochers terribles qui vont
jaillir de son sein; ainsi, les premiers combats d’Hermann nous
présageaient qu’un jour il traverserait les Alpes, pour descendre dans
la plaine de Rome.

«C’est là que le héros devait ou périr ou monter au Capitole, et près du
trône de Jupiter, qui tient dans sa main la balance des destinées,
interroger Tibère et les ombres de ses ancêtres sur la justice de leurs
guerres.

«Mais, pour accomplir son hardi projet, il fallait porter entre tous les
princes l’épée du chef des batailles; alors ses rivaux ont conspiré sa
mort, et maintenant il n’est plus, celui dont le cœur avait conçu la
pensée grande et patriotique.

«_D._ As-tu recueilli mes larmes brûlantes? as-tu entendu mes accents de
fureur, ô Héla! déesse qui punit?

«_K._ Voyez dans Walhalla, sous les ombrages sacrés, au milieu des
héros, la palme de la victoire à la main, Siegmar s’avance pour recevoir
son Hermann; le vieillard rajeuni salue le jeune héros; mais un nuage de
tristesse obscurcit son accueil, car Hermann n’ira plus, il n’ira plus
au Capitole interroger Tibère devant le tribunal des dieux».

       *       *       *       *       *

Il y a plusieurs autres poèmes de Klopstock, dans lesquels, de même que
dans celui-ci, il rappelle aux Allemands les hauts faits de leurs
ancêtres les Germains; mais ces souvenirs n’ont presque aucun rapport
avec la nation actuelle. On sent, dans ces poésies, un enthousiasme
vague, un désir qui ne peut atteindre son but; et la moindre chanson
nationale d’un peuple libre cause une émotion plus vraie. Il ne reste
guère de traces de l’histoire ancienne des Germains; l’histoire moderne
est trop divisée et trop confuse pour qu’elle puisse produire des
sentiments populaires: c’est dans leur cœur seul que les Allemands
peuvent trouver la source des chants vraiment patriotiques.

Klopstock a souvent beaucoup de grâce sur des sujets moins sérieux: sa
grâce tient à l’imagination et à la sensibilité; car dans ses poésies il
n’y a pas beaucoup de ce que nous appelons de l’esprit; le genre lyrique
ne le comporte pas. Dans l’ode sur le rossignol, le poète allemand a su
rajeunir un sujet bien usé, en prêtant à l’oiseau des sentiments si doux
et si vifs pour la nature et pour l’homme, qu’il semble un médiateur
ailé qui porte de l’une à l’autre des tributs de louange et d’amour. Une
ode sur le vin du Rhin est très originale: les rives du Rhin sont pour
les Allemands une image vraiment nationale; ils n’ont rien de plus beau
dans toute leur contrée; les pampres croissent dans les mêmes lieux où
tant d’actions guerrières se sont passées, et le vin de cent années,
contemporain de jours plus glorieux, semble recéler encore la généreuse
chaleur des temps passés.

Non seulement Klopstock a tiré du christianisme les plus grandes beautés
de ses ouvrages religieux; mais comme il voulait que la littérature de
son pays fût tout à fait indépendante de celle des anciens, il a tâché
de donner à la poésie allemande une mythologie toute nouvelle, empruntée
des Scandinaves. Quelquefois il l’emploie d’une manière trop savante;
mais quelquefois aussi il en a tiré un parti très heureux, et son
imagination a senti les rapports qui existent entre les dieux du Nord et
l’aspect de la nature à laquelle ils président.

Il y a une ode de lui, charmante, intitulée _l’art de Tialf_,
c’est-à-dire l’art d’aller en patins sur la glace, qu’on dit inventé par
le géant Tialf. Il peint une jeune et belle femme, revêtue d’une
fourrure d’hermine, et placée sur un traîneau en forme de char; les
jeunes gens qui l’entourent font avancer ce char comme l’éclair, en le
poussant légèrement. On choisit pour sentier le torrent glacé qui,
pendant l’hiver, offre la route la plus sûre. Les cheveux des jeunes
hommes sont parsemés des flocons brillants des frimas; les jeunes
filles, à la suite du traîneau, attachent à leurs petits pieds des ailes
d’acier, qui les transportent au loin dans un clin d’œil: le chant des
bardes accompagne cette danse septentrionale; la marche joyeuse passe
sous des ormeaux dont les fleurs sont de neige; on entend craquer le
cristal sous les pas; un instant de terreur trouble la fête; mais
bientôt les cris d’allégresse, la violence de l’exercice, qui doit
conserver au sang la chaleur que lui ravirait le froid de l’air, enfin
la lutte contre le climat, raniment tous les esprits, et l’on arrive au
terme de la course, dans une grande salle illuminée, où le feu, le bal
et les festins, font succéder des plaisirs faciles aux plaisirs conquis
sur les rigueurs mêmes de la nature.

L’ode à Ébert sur les amis qui ne sont plus, mérite aussi d’être citée.
Klopstock est moins heureux quand il écrit sur l’amour; il a, comme
Dorat, adressé des vers _à sa maîtresse future_, et ce sujet maniéré n’a
pas bien inspiré sa muse: il faut n’avoir pas souffert pour se jouer
avec le sentiment; et quand une personne sérieuse essaie un semblable
jeu, toujours une contrainte secrète l’empêche de s’y montrer naturelle.
On doit compter dans l’école de Klopstock, non comme disciples, mais
comme confrères en poésie, le grand Haller, qu’on ne peut nommer sans
respect; Gessner, et plusieurs autres qui s’approchaient du génie
anglais par la vérité des sentiments, mais qui ne portaient pas encore
l’empreinte vraiment caractéristique de la littérature allemande.

Klopstock lui-même n’avait pas complètement réussi à donner à
l’Allemagne un poème épique sublime et populaire tout à la fois, tel
qu’un ouvrage de ce genre doit être. La traduction de _l’Iliade_ et de
_l’Odyssée_ par Voss fit connaître Homère, autant qu’une copie calquée
peut rendre l’original; chaque épithète y est conservée, chaque mot y
est mis à la même place, et l’impression de l’ensemble est très grande,
quoiqu’on ne puisse trouver dans l’allemand tout le charme que doit
avoir le grec, la plus belle langue du Midi. Les littérateurs allemands,
qui saisissent avec avidité chaque nouveau genre, s’essayèrent à
composer des poèmes avec la couleur homérique, et _l’Odyssée_,
renfermant beaucoup de détails de la vie privée, parut plus facile à
imiter que _l’Iliade_.

Le premier essai dans ce genre fut une idylle en trois chants, de Voss
lui-même, intitulée _Louise_; elle est écrite en hexamètres, que tout le
monde s’accorde à trouver admirables; mais la pompe même du vers
hexamètre paraît souvent peu d’accord avec l’extrême naïveté du sujet.
Sans les émotions pures et religieuses qui animent tout le poème, on ne
s’intéresserait guère au très paisible mariage de la fille du _vénérable
pasteur de Grünau_. Homère, fidèle à réunir les épithètes avec les noms,
dit toujours, en parlant de Minerve, _la fille de Jupiter aux yeux
bleus_; de même aussi Voss répète sans cesse le _vénérable pasteur de
Grünau_ (_der ehrwürdige pfarrer von Grünau_). Mais la simplicité
d’Homère ne produit un si grand effet que parce qu’elle est noblement en
contraste avec la grandeur imposante de son héros et du sort qui le
poursuit; tandis que, quand il s’agit d’un pasteur de campagne et de la
très bonne ménagère sa femme, qui marient leur fille à celui qu’elle
aime, la simplicité a moins de mérite. L’on admire beaucoup en Allemagne
les descriptions qui se trouvent dans la _Louise_ de Voss, sur la
manière de faire le café, d’allumer la pipe; ces détails sont présentés
avec beaucoup de talent et de vérité; c’est un tableau flamand très bien
fait: mais il me semble qu’on peut difficilement introduire dans nos
poèmes, comme dans ceux des anciens, les usages communs de la vie: ces
usages chez nous ne sont pas poétiques, et notre civilisation a quelque
chose de bourgeois. Les anciens vivaient toujours à l’air, toujours en
rapport avec la nature, et leur manière d’exister était champêtre, mais
jamais vulgaire.

Les Allemands mettent trop peu d’importance au sujet d’un poème, et
croient que tout consiste dans la manière dont il est traité. D’abord la
forme donnée par la poésie ne se transporte presque jamais dans une
langue étrangère; et la réputation européenne n’est cependant pas à
dédaigner; d’ailleurs le souvenir des détails les plus intéressants
s’efface quand il n’est point rattaché à une fiction dont l’imagination
puisse se saisir. La pureté touchante, qui est le principal charme du
poème de Voss, se fait sentir surtout, ce me semble, dans la bénédiction
nuptiale du pasteur, en mariant sa fille: «Ma fille, lui dit-il avec une
voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux
enfant, que la bénédiction de Dieu t’accompagne sur la terre et dans le
ciel. J’ai été jeune et je suis devenu vieux, et dans cette vie
incertaine le Tout-Puissant m’a envoyé beaucoup de joie et de douleur.
Qu’il soit béni pour toutes deux! Je vais bientôt reposer sans regret ma
tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse;
elle l’est, parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par
la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui
de cette jeune et belle fiancée! Dans la simplicité de son cœur, elle
s’appuie sur la main de l’ami qui doit la conduire dans le sentier de la
vie; c’est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le
bonheur et l’infortune; c’est celle qui, si Dieu le veut, doit essuyer
la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme était aussi
remplie de pressentiments, lorsque, le jour de mes noces, j’amenai dans
ces lieux ma timide compagne: content, mais sérieux, je lui montrai de
loin la borne de nos champs, la tour de l’église, et l’habitation du
pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux. Mon unique
enfant, car il ne me reste que toi, d’autres à qui j’avais donné la vie
dorment là-bas sous le gazon du cimetière; mon unique enfant, tu vas
t’en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de
ma fille sera déserte; sa place à notre table ne sera plus occupée;
c’est en vain que je prêterai l’oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand
ton époux t’emmènera loin de moi, des sanglots m’échapperont, et mes
yeux mouillés de pleurs te suivront longtemps encore; car je suis homme
et père, et j’aime avec tendresse cette fille qui m’aime aussi
sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j’élèverai vers le ciel
mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu,
qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son
époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison
paternelle; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à
qui tu dois le jour; sois dans sa maison comme une vigne féconde,
entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle
des félicités terrestres; mais si le Seigneur ne fonde pas lui-même
l’édifice de l’homme, qu’importent ses vains travaux»?

Voilà de la vraie simplicité, celle de l’âme, celle qui convient au
peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches, enfin à toutes les
créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive,
quand elle s’applique à des objets qui n’ont rien de grand en eux-mêmes;
mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour
que pénètrent leurs rayons, ils ne perdent rien de leur beauté.

L’extrême admiration qu’inspire Gœthe en Allemagne, a fait donner à son
poème d’_Hermann et Dorothée_ le nom de poème épique; et l’un des hommes
les plus spirituels en tout pays, M. de Humboldt, le frère du célèbre
voyageur, a composé sur ce poème un ouvrage qui contient les remarques
les plus philosophiques et les plus piquantes. _Hermann et Dorothée_ est
traduit en français et en anglais; toutefois on ne peut avoir l’idée,
par la traduction, du charme qui règne dans cet ouvrage: une émotion
douce, mais continuelle se fait sentir depuis le premier vers jusqu’au
dernier, et il y a, dans les moindres détails, une dignité naturelle qui
ne déparerait pas les héros d’Homère. Néanmoins, il faut en convenir,
les personnages et les événements sont de trop peu d’importance; le
sujet suffit à l’intérêt quand on le lit dans l’original; dans la
traduction cet intérêt se dissipe. En fait de poème épique, il me semble
qu’il est permis d’exiger une certaine aristocratie littéraire; la
dignité des personnages et des souvenirs historiques qui s’y rattachent
peuvent seuls élever l’imagination à la hauteur de ce genre d’ouvrage.

Un poème ancien du treizième siècle, _les Niebelungen_, dont j’ai déjà
parlé, paraît avoir eu dans son temps tous les caractères d’un véritable
poème épique. Les grandes actions du héros de l’Allemagne du Nord,
Sigefroi, assassiné par un roi bourguignon, la vengeance que les siens
en tirèrent dans le camp d’Attila, et qui mit fin au premier royaume de
Bourgogne, sont le sujet de ce poème. Un poème épique n’est presque
jamais l’ouvrage d’un homme, et les siècles mêmes, pour ainsi dire, y
travaillent: le patriotisme, la religion, enfin la totalité de
l’existence d’un peuple, ne peut être mise en action que par
quelques-uns de ces événements immenses que le poète ne crée pas, mais
qui lui apparaissent agrandis par la nuit des temps: les personnages du
poème épique doivent représenter le caractère primitif de la nation. Il
faut trouver en eux le moule indestructible dont est sortie toute
l’histoire.

Ce qu’il y avait de beau en Allemagne, c’était l’ancienne chevalerie, sa
force, sa loyauté, sa bonhomie, et la rudesse du Nord, qui s’alliait
avec une sensibilité sublime. Ce qu’il y avait aussi de beau, c’était le
christianisme enté sur la mythologie scandinave; cet honneur sauvage que
la foi rendait pur et sacré; ce respect pour les femmes, qui devenait
plus touchant encore par la protection accordée à tous les faibles; cet
enthousiasme de la mort, ce paradis guerrier où la religion la plus
humaine a pris place. Tels sont les éléments d’un poème épique en
Allemagne. Il faut que le génie s’en empare, et qu’il sache, comme
Médée, ranimer par un nouveau sang d’anciens souvenirs.




CHAPITRE XIII

_De la poésie allemande._


Les poésies allemandes détachées sont, ce me semble, plus remarquables
encore que les poèmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de
l’originalité est empreint: il est vrai aussi que les auteurs les plus
cités à cet égard, Gœthe, Schiller, Bürger, etc., sont de l’école
moderne, qui seule porte un caractère vraiment national. Gœthe a plus
d’imagination, Schiller plus de sensibilité, et Bürger est de tous celui
qui possède le talent le plus populaire. En examinant successivement
quelques poésies de ces trois hommes, on se fera mieux l’idée de ce qui
les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français; toutefois
on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies
fugitives de Voltaire; cette élégance de conversation et presque de
manières, transportée dans la poésie, n’appartenait qu’à la France; et
Voltaire, en fait de grâce, était le premier des écrivains français. Il
serait intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de
la jeunesse, intitulées _l’Idéal_, avec celles de Voltaire:

    Si vous voulez que j’aime encore,
    Rendez-moi l’âge des amours, etc.

On voit, dans le poète français, l’expression d’un regret aimable, dont
les plaisirs de l’amour et les joies de la vie sont l’objet: le poète
allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des
pensées du premier âge; et c’est par la poésie et la pensée qu’il se
flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les
stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre
d’esprit à la portée de tout le monde; mais on y peut puiser des
consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente
jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images:
il parle à l’homme comme la nature elle-même; car la nature est tout à
la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait couler
devant nos yeux les flots d’un fleuve inépuisable; et pour que sa
jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle
se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les
feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat: la
poésie doit être le miroir terrestre de la Divinité, et réfléchir, par
les couleurs, les sons et les rythmes, toutes les beautés de l’univers.

La pièce de vers intitulée _la Cloche_ consiste en deux parties
parfaitement distinctes: les strophes en refrain expriment le travail
qui se fait dans la forge, et entre chacune de ces strophes il y a des
vers ravissants sur les circonstances solennelles, ou sur les événements
extraordinaires annoncés par les cloches, tels que la naissance, le
mariage, la mort, l’incendie, la révolte, etc. On pourrait traduire en
français les pensées fortes, les images belles et touchantes
qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine; mais
il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers, et
composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre
les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave
brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poème de ce genre par
une traduction en prose? c’est lire la musique au lieu de l’entendre;
encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des
instruments que l’on connaît, que les accords et les contrastes d’un
rythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté, régulière du
mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais
continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles; et tantôt, à
côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de
l’enthousiasme et de la mélancolie.

L’originalité de ce poème est perdue quand on le sépare de l’impression
que produisent une mesure de vers habilement choisie, et des rimes qui
se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie; et
cependant ces effets pittoresques des sons seraient très hasardés en
français. L’ignoble nous menace sans cesse: nous n’avons pas, comme
presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et
celle des vers; et il en est des mots comme des personnes, là où les
rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse.

Une autre pièce de Schiller, _Cassandre_, pourrait plus facilement se
traduire en français, quoique le langage poétique y soit d’une grande
hardiesse. Cassandre, au moment où la fête des noces de Polyxène avec
Achille va commencer, est saisie par le pressentiment des malheurs qui
résulteront de cette fête: elle se promène triste et sombre dans les
bois d’Apollon, et se plaint de connaître l’avenir qui trouble toutes
les jouissances. On voit dans cette ode le mal que fait éprouver à un
être mortel la prescience d’un dieu. La douleur de la prophétesse
n’est-elle pas ressentie par tous ceux dont l’esprit est supérieur et le
caractère passionné? Schiller a su montrer, sous une forme toute
poétique, une grande idée morale: c’est que le véritable génie, celui du
sentiment, est victime de lui-même, quand il ne le serait pas des
autres. Il n’y a point d’hymen pour Cassandre, non qu’elle soit
insensible, non qu’elle soit dédaignée; mais son âme pénétrante dépasse
en peu d’instants et la vie et la mort, et ne se reposera que dans le
ciel.

Je ne finirais point si je voulais parler de toutes les poésies de
Schiller qui renferment des pensées et des beautés nouvelles. Il a fait
sur le départ des Grecs après la prise de Troie, un hymne qu’on pourrait
croire d’un poète d’alors, tant la couleur du temps y est fidèlement
observée. J’examinerai, sous le rapport de l’art dramatique, le talent
admirable des Allemands pour se transporter dans les siècles, dans les
pays, dans les caractères les plus différents du leur: superbe faculté,
sans laquelle les personnages qu’on met en scène ressemblent à des
marionnettes qu’un même fil remue, et qu’une même voix, celle de
l’auteur, fait parler. Schiller mérite surtout d’être admiré comme poète
dramatique: Gœthe est tout seul au premier rang, dans l’art de composer
des élégies, des romances, des stances, etc.; ses poésies détachées ont
un mérite très différent de celles de Voltaire. Le poète français a su
mettre en vers l’esprit de la société la plus brillante; le poète
allemand réveille dans l’âme, par quelques traits rapides, des
impressions solitaires et profondes.

Gœthe, dans ce genre d’ouvrages, est naturel au suprême degré; non
seulement il est naturel quand il parle d’après ses propres impressions,
mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des
situations toutes nouvelles, sa poésie prend facilement la couleur des
contrées étrangères; il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans
les chansons nationales de chaque peuple; il devient, quand il le veut,
un Grec, un Indien, un Morlaque. Nous avons souvent parlé de ce qui
caractérise les poètes du Nord, la mélancolie et la méditation: Gœthe,
comme tous les hommes de génie, réunit en lui d’étonnants contrastes; on
retrouve dans ses poésies beaucoup de traces du caractère des habitants
du Midi; il est plus en train de l’existence que les septentrionaux; il
sent la nature avec plus de vigueur et de sérénité; son esprit n’en a
pas moins de profondeur, mais son talent a plus de vie; on y trouve un
certain genre de naïveté qui réveille à la fois le souvenir de la
simplicité antique et de celle du moyen âge: ce n’est pas la naïveté de
l’innocence, c’est celle de la force. On aperçoit dans les poésies de
Gœthe qu’il dédaigne une foule d’obstacles, de convenances, de critiques
et d’observations qui pourraient lui être opposées. Il suit son
imagination où elle le mène, et un certain orgueil en masse l’affranchit
des scrupules de l’amour-propre. Gœthe est en poésie un artiste
puissamment maître de la nature, et plus admirable encore quand il
n’achève pas ses tableaux; car ses esquisses renferment toutes le germe
d’une belle fiction: mais ses fictions terminées ne supposent pas
toujours une heureuse esquisse.

Dans ses élégies, composées à Rome, il ne faut pas chercher des
descriptions de l’Italie; Gœthe ne fait presque jamais ce qu’on attend
de lui, et quand il y a de la pompe dans une idée, elle lui déplaît; il
veut produire de l’effet par une route détournée, et comme à l’insu de
l’auteur et du lecteur. Ses élégies peignent l’effet de l’Italie sur
toute son existence, cette ivresse du bonheur, dont un beau ciel le
pénètre. Il raconte ses plaisirs, même les plus vulgaires, à la manière
de Properce; et de temps en temps quelques beaux souvenirs de la ville
maîtresse du monde donnent à l’imagination un élan d’autant plus vif
qu’elle n’y était pas préparée.

Une fois il raconte comment il rencontra, dans la campagne de Rome, une
jeune femme qui allaitait son enfant, assise sur un débris de colonne
antique: il voulut la questionner sur les ruines dont sa cabane était
environnée; elle ignorait ce dont il lui parlait; tout entière aux
affections dont son âme était remplie, elle aimait, et le moment présent
existait seul pour elle.

On lit dans un auteur grec qu’une jeune fille, habile dans l’art de
tresser des fleurs, lutta contre son amant Pausias qui savait les
peindre. Gœthe a composé sur ce sujet une idylle charmante. L’auteur de
cette idylle est aussi celui de _Werther_. Depuis le sentiment qui donne
de la grâce, jusqu’au désespoir qui exalte le génie, Gœthe a parcouru
toutes les nuances de l’amour.

Après s’être fait grec dans Pausias, Gœthe nous conduit en Asie, par une
romance pleine de charmes, _la Bayadère_. Un dieu de l’Inde (Mahadoeh)
se revêt de la forme mortelle, pour juger des peines et des plaisirs des
hommes, après les avoir éprouvés. Il voyage à travers l’Asie, observe
les grands et le peuple; et comme un soir, au sortir d’une ville, il se
promène sur les bords du Gange, une bayadère l’arrête, et l’engage à se
reposer dans sa demeure. Il y a tant de poésie, une couleur si
orientale, dans la peinture des danses de cette bayadère, des parfums et
des fleurs dont elle s’entoure, qu’on ne peut juger d’après nos mœurs un
tableau qui leur est tout à fait étranger. Le dieu de l’Inde inspire un
amour véritable à cette femme égarée, et, touché du retour vers le bien
qu’une affection sincère doit toujours inspirer, il veut épurer l’âme de
la bayadère par l’épreuve du malheur.

A son réveil elle trouve son amant mort à ses côtés: les prêtres de
Brahma emportent le corps sans vie que le bûcher doit consumer. La
bayadère veut s’y précipiter avec celui qu’elle aime; mais les prêtres
la repoussent, parce que, n’étant pas son épouse, elle n’a pas le droit
de mourir avec lui. La bayadère, après avoir ressenti toutes les
douleurs de l’amour et de la honte, se précipite dans le bûcher malgré
les brames. Le dieu la reçoit dans ses bras; il s’élance hors des
flammes, et porte au ciel l’objet de sa tendresse qu’il a rendu digne de
son choix.

Zelter, un musicien original, a mis sur cette romance un air tour à tour
voluptueux et solennel, qui s’accorde singulièrement bien avec les
paroles. Quand on l’entend, on se croit au milieu de l’Inde et de ses
merveilles; et qu’on ne dise pas qu’une romance est un poème trop court
pour produire un tel effet. Les premières notes d’un air, les premiers
vers d’un poème transportent l’imagination dans la contrée et dans le
siècle qu’on veut peindre; mais si quelques mots ont cette puissance,
quelques mots aussi peuvent détruire l’enchantement. Les sorciers jadis
faisaient ou empêchaient les prodiges, à l’aide de quelques paroles
magiques. Il en est de même du poète; il peut évoquer le passé ou faire
reparaître le présent, selon qu’il se sert d’expressions conformes ou
non au temps ou au pays qu’il chante, selon qu’il observe ou néglige les
couleurs locales, et ces petites circonstances ingénieusement inventées,
qui exercent l’esprit, dans la fiction comme dans la réalité, à
découvrir la vérité sans qu’on vous la dise.

Une autre romance de Gœthe produit un effet délicieux par les moyens les
plus simples: c’est _le Pêcheur_. Un pauvre homme s’assied sur le bord
d’un fleuve, un soir d’été; et, tout en jetant sa ligne, il contemple
l’eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La
nymphe de ce fleuve l’invite à s’y plonger; elle lui peint les délices
de l’onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se
rafraîchir la nuit dans la mer, le calme de la lune, quand ses rayons se
reposent et s’endorment au sein des flots; enfin, le pêcheur attiré,
séduit, entraîné, s’avance vers la nymphe, et disparaît pour toujours.
Le fond de cette romance est peu de chose; mais ce qui est ravissant,
c’est l’art de faire sentir le pouvoir mystérieux que peuvent exercer
les phénomènes de la nature. On dit qu’il y a des personnes qui
découvrent les sources cachées sous la terre, par l’agitation nerveuse
qu’elles leur causent: on croit souvent reconnaître dans la poésie
allemande ces miracles de la sympathie entre l’homme et les éléments. Le
poète allemand comprend la nature, non pas seulement en poète, mais en
frère; et l’on dirait que des rapports de famille lui parlent pour
l’air, l’eau, les fleurs, les arbres, enfin pour toutes les beautés
primitives de la création.

Il n’est personne qui n’ait senti l’attrait indéfinissable que les
vagues font éprouver, soit par le charme de la fraîcheur, soit par
l’ascendant qu’un mouvement uniforme et perpétuel pourrait prendre
insensiblement sur une existence passagère et périssable. La romance de
Gœthe exprime admirablement le plaisir toujours croissant qu’on trouve à
considérer les ondes pures d’un fleuve: le balancement du rythme et de
l’harmonie imite celui des flots, et produit sur l’imagination un effet
analogue. L’âme de la nature se fait connaître à nous de toutes parts et
sous mille formes diverses. La campagne fertile, comme les déserts
abandonnés, la mer, comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois; et
l’homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes qui
correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l’orage: c’est cette
alliance secrète de notre être avec les merveilles de l’univers qui
donne à la poésie sa véritable grandeur. Le poète sait rétablir l’unité
du monde physique avec le monde moral: son imagination forme un lien
entre l’un et l’autre.

Plusieurs pièces de Gœthe sont remplies de gaîté; mais on y trouve
rarement le genre de plaisanterie auquel nous sommes accoutumés: il est
plutôt frappé par les images que par les ridicules; il saisit avec un
instinct singulier l’originalité des animaux, toujours nouvelle et
toujours la même. _La Ménagerie de Lily_, _le Chant de noce dans le
vieux château_, peignent ces animaux, non comme des hommes, à la manière
de La Fontaine, mais comme des créatures bizarres dans lesquelles la
nature s’est égayée. Gœthe sait aussi trouver dans le merveilleux une
source de plaisanteries d’autant plus aimables qu’aucun but sérieux ne
s’y fait apercevoir.

Une chanson, intitulée _l’Élève du Sorcier_, mérite d’être citée sous ce
rapport. Le disciple d’un sorcier a entendu son maître murmurer quelques
paroles magiques, à l’aide desquelles il se fait servir par un manche à
balai: il les retient, et commande au balai d’aller lui chercher de
l’eau à la rivière pour laver sa maison. Le balai part et revient,
apporte un seau, puis un autre, puis un autre encore, et toujours ainsi
sans discontinuer. L’élève voudrait l’arrêter, mais il a oublié les mots
dont il faut se servir pour cela: le manche à balai, fidèle à son
office, va toujours à la rivière, et toujours y puise de l’eau, dont il
arrose et bientôt submergera la maison. L’élève, dans sa fureur, prend
une hache, et coupe en deux le manche à balai: alors les deux morceaux
du bâton deviennent deux domestiques au lieu d’un, et vont chercher de
l’eau, et la répandent à l’envi dans les appartements avec plus de zèle
que jamais. L’élève a beau dire des injures à ces stupides bâtons, ils
agissent sans relâche; et la maison eût été perdue si le maître ne fût
pas arrivé à temps pour secourir l’élève, en se moquant de sa ridicule
présomption. L’imitation maladroite des grands secrets de l’art est très
bien peinte dans cette petite scène.

Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en
Allemagne, la terreur: les revenants et les sorciers plaisent au peuple
comme aux hommes éclairés: c’est un reste de la mythologie du Nord;
c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits
des climats septentrionaux: et d’ailleurs, quoique le christianisme
combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires
ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque
toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur; elle se place
dans l’imagination, comme l’ombre à côté de la réalité: c’est un luxe de
croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire; je
ne sais pourquoi l’on dédaignerait d’en faire usage. Shakespeare a tiré
des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne
saurait être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire
irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à
l’emploi de ces contes: il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans
la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire; mais peut-être
que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un
poème. Il est probable que les événements racontés dans _l’Iliade_ et
dans _l’Odyssée_ étaient chantés par les nourrices, avant qu’Homère en
fît le chef-d’œuvre de l’art.

Bürger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette veine
de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Aussi ses
romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus
fameuse de toutes, _Lénore_, n’est pas, je crois, traduite en français,
ou du moins il serait bien difficile qu’on pût en exprimer tous les
détails, ni par notre prose, ni par nos vers. Une jeune fille s’effraie
de n’avoir point de nouvelles de son amant, parti pour l’armée; la paix
se fait; tous les soldats retournent dans leurs foyers. Les mères
retrouvent leurs fils, les sœurs leurs frères, les époux leurs épouses;
les trompettes guerrières accompagnent les chants de la paix, et la joie
règne dans tous les cœurs. Lénore parcourt en vain les rangs des
guerriers; elle n’y voit point son amant; nul ne peut lui dire ce qu’il
est devenu. Elle se désespère: sa mère voudrait la calmer; mais le jeune
cœur de Lénore se révolte contre la douleur; et, dans son égarement,
elle renie la Providence. Au moment où le blasphème est prononcé, l’on
sent dans l’histoire quelque chose de funeste, et dès cet instant l’âme
est constamment ébranlée.

A minuit, un chevalier s’arrête à la porte de Lénore: elle entend le
hennissement du cheval et le cliquetis des éperons: le chevalier frappe;
elle descend et reconnaît son amant. Il lui demande de le suivre à
l’instant, car il n’y a pas un moment à perdre, dit-il, avant de
retourner à l’armée. Elle s’élance; il la place derrière lui sur son
cheval, et part avec la promptitude de l’éclair. Il traverse au galop,
pendant la nuit, des pays arides et déserts; la jeune fille est pénétrée
de terreur, et lui demande sans cesse raison de la rapidité de sa
course; le chevalier presse encore plus les pas de son cheval par ses
cris sombres et sourds, et prononce à voix basse ces mots: _les morts
vont vite, les morts vont vite_. Lénore lui répond: _Ah! laisse en paix
les morts!_ Mais toutes les fois qu’elle lui adresse des questions
inquiètes, il lui répète les mêmes paroles funestes.

En approchant de l’église où il la menait, disait-il, pour s’unir avec
elle, l’hiver et les frimas semblent changer la nature elle-même en un
affreux présage: des prêtres portent en pompe un cercueil, et leur robe
noire traîne lentement sur la neige, linceul de la terre; l’effroi de la
jeune fille augmente, et toujours son amant la rassure avec un mélange
d’ironie et d’insouciance qui fait frémir. Tout ce qu’il dit est
prononcé avec une précipitation monotone, comme si déjà, dans son
langage, l’on ne sentait plus l’accent de la vie; il lui promet de la
conduire dans la demeure étroite et silencieuse où leurs noces doivent
s’accomplir. On voit de loin le cimetière, à côté de la porte de
l’église: le chevalier frappe à cette porte, elle s’ouvre; il s’y
précipite avec son cheval, qu’il fait passer au milieu des pierres
funéraires; alors le chevalier perd par degrés l’apparence d’un être
vivant; il se change en squelette, et la terre s’entr’ouvre pour
engloutir sa maîtresse et lui.

Je ne me suis assurément pas flattée de faire connaître, par ce récit
abrégé, le mérite étonnant de cette romance: toutes les images, tous les
bruits, en rapport avec la situation de l’âme, sont merveilleusement
exprimés par la poésie: les syllabes, les rimes, tout l’art des paroles
et de leurs sons est employé pour exciter la terreur. La rapidité des
pas du cheval semble plus solennelle et plus lugubre que la lenteur même
d’une marche funèbre. L’énergie avec laquelle le chevalier hâte sa
course, cette pétulance de la mort cause un trouble inexprimable; et
l’on se croit emporté par le fantôme, comme la malheureuse qu’il
entraîne avec lui dans l’abîme.

Il y a quatre traductions de la romance de Lénore en anglais; mais la
première de toutes, sans comparaison, c’est celle de M. Spencer, le
poète anglais qui connaît le mieux le véritable esprit des langues
étrangères. L’analogie de l’anglais avec l’allemand permet d’y faire
sentir en entier l’originalité du style et de la versification de
Bürger; et non seulement on peut retrouver dans la traduction les mêmes
idées que dans l’original, mais aussi les mêmes sensations; et rien
n’est plus nécessaire pour connaître un ouvrage des beaux-arts. Il
serait difficile d’obtenir le même résultat en français, où rien de
bizarre n’est naturel.

Bürger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très
originale, intitulée: _le féroce Chasseur_. Suivi de ses valets et de sa
meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche, au moment où les
cloches du village annoncent le service divin. Un chevalier dont
l’armure est blanche, se présente à lui, et le conjure de ne pas
profaner le jour du Seigneur; un autre chevalier, revêtu d’armes noires,
lui fait honte de se soumettre à des préjugés qui ne conviennent qu’aux
vieillards et aux enfants: le chasseur cède aux mauvaises inspirations;
il part, et arrive près du champ d’une pauvre veuve; elle se jette à ses
pieds pour le supplier de ne pas dévaster la moisson, en traversant les
blés avec sa suite; le chevalier aux armes blanches supplie le chasseur
d’écouter la pitié; le chevalier noir se moque de ce puéril sentiment;
le chasseur prend la férocité pour de l’énergie, et ses chevaux foulent
aux pieds l’espoir du pauvre et de l’orphelin. Enfin, le cerf poursuivi
se réfugie dans la cabane d’un vieil ermite; le chasseur veut y mettre
le feu pour en faire sortir sa proie; l’ermite embrasse ses genoux, il
veut attendrir le furieux qui menace son humble demeure; une dernière
fois le bon génie, sous la forme du chevalier blanc, parle encore; le
mauvais génie, sous celle du chevalier noir, triomphe; le chasseur tue
l’ermite, et tout à coup il est changé en fantôme, et sa propre meute
veut le dévorer. Une superstition populaire a donné lieu à cette
romance: l’on prétend qu’à minuit, dans de certaines saisons de l’année,
on voit au-dessus de la forêt où cet événement doit s’être passé, un
chasseur dans les nuages, poursuivi jusqu’au jour par ses chiens
furieux.

Ce qu’il y a vraiment de beau dans cette poésie de Bürger, c’est la
peinture de l’ardente volonté du chasseur: elle était d’abord innocente,
comme toutes les facultés de l’âme; mais elle se déprave toujours de
plus en plus, chaque fois qu’il résiste à sa conscience, et cède à ses
passions. Il n’avait d’abord que l’enivrement de la force: il arrive
enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le porter. Les bons et
les mauvais penchants de l’homme sont très bien caractérisés par les
deux chevaliers blanc et noir; les mots, toujours les mêmes, que le
chevalier blanc prononce pour arrêter le chasseur, sont aussi très
ingénieusement combinés. Les anciens et les poètes du moyen âge ont
parfaitement connu l’effroi que cause, dans de certaines circonstances,
le retour des mêmes paroles; il semble qu’on réveille ainsi le sentiment
de l’inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les
puissances surnaturelles, doivent être monotones; ce qui est immuable
est uniforme; et c’est un grand art dans certaines fictions, que
d’imiter, par les paroles, la fixité solennelle que l’imagination se
représente dans l’empire des ténèbres et de la mort.

On remarque aussi, dans Bürger, une certaine familiarité d’expression
qui ne nuit point à la dignité de la poésie, et qui en augmente
singulièrement l’effet. Quand on parvient à rapprocher de nous la
terreur ou l’admiration, sans affaiblir ni l’une ni l’autre, ces
sentiments deviennent nécessairement beaucoup plus forts: c’est mêler,
dans l’art de peindre, ce que nous voyons tous les jours à ce que nous
ne voyons jamais, et ce qui nous est connu nous fait croire à ce qui
nous étonne.

Gœthe s’est essayé aussi dans ces sujets, qui effraient à la fois les
enfants et les hommes; mais il y a mis des vues profondes, et qui
donnent pour longtemps à penser. Je vais tâcher de rendre compte de
celle de ses poésies de revenants, la _Fiancée de Corinthe_, qui a le
plus de réputation en Allemagne. Je ne voudrais assurément défendre en
aucune manière ni le but de cette fiction ni la fiction en elle-même;
mais il me semble difficile de n’être pas frappé de l’imagination
qu’elle suppose.

Deux amis, l’un d’Athènes et l’autre de Corinthe, ont résolu d’unir
ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour aller voir à
Corinthe celle qui lui est promise, et qu’il ne connaît pas encore:
c’était au moment où le christianisme commençait à s’établir. La famille
de l’Athénien a gardé son ancienne religion; celle du Corinthien adopte
la croyance nouvelle; et la mère, pendant une longue maladie, a consacré
sa fille aux autels. La sœur cadette est destinée à remplacer sa sœur
aînée qu’on a faite religieuse.

Le jeune homme arrive tard dans la maison; toute la famille est
endormie; les valets apportent à souper dans son appartement, et l’y
laissent seul; peu de temps après, un hôte singulier entre chez lui; il
voit s’avancer jusqu’au milieu de la chambre une jeune fille revêtue
d’un voile et d’un habit blanc, le front ceint d’un ruban noir et or, et
quand elle aperçoit le jeune homme, elle recule intimidée, et s’écrie,
en élevant au ciel ses blanches mains:--Hélas! suis-je donc devenue déjà
si étrangère à la maison, dans l’étroite cellule où je suis renfermée,
que j’ignore l’arrivée d’un nouvel hôte?

Elle veut s’enfuir, le jeune homme la retient; il apprend que c’est elle
qui lui était destinée pour épouse. Leurs pères avaient juré de les
unir; tout autre serment lui paraît nul.--Reste, mon enfant, lui dit-il;
reste, et ne sois pas si pâle d’effroi; partage avec moi les dons de
Cérès et de Bacchus; tu amènes l’amour, et bientôt nous éprouverons
combien nos dieux sont favorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure
la jeune fille de se donner à lui.

«Je n’appartiens plus à la joie, lui répond-elle, le dernier pas est
accompli; la troupe brillante de nos dieux a disparu, et dans cette
maison silencieuse, on n’adore plus qu’un Être invisible dans le ciel,
et qu’un Dieu mourant sur la croix. On ne sacrifie plus des taureaux, ni
des brebis; mais on m’a choisie pour victime humaine. Ma jeunesse et la
nature furent immolées aux autels: éloigne-toi, jeune homme;
éloigne-toi; blanche comme la neige, et glacée comme elle, est la
maîtresse infortunée que ton cœur s’est choisie».

A l’heure de minuit, qu’on appelle l’heure des spectres, la jeune fille
semble plus à l’aise; elle boit avidement d’un vin couleur de sang,
semblable à celui que prenaient les ombres dans _l’Odyssée_, pour se
retracer leurs souvenirs; mais elle refusa obstinément le moindre
morceau de pain: elle donne une chaîne d’or à celui dont elle devait
être l’épouse, et lui demande une boucle de ses cheveux; le jeune homme,
que ravit la beauté de la jeune fille, la serre dans ses bras avec
transport, mais il ne sent point de cœur battre dans son sein, ses
membres sont glacés.--N’importe, s’écrie-t-il, je saurai te ranimer,
quand le tombeau même t’aurait envoyée vers moi.

Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en
délire ait pu se figurer; un mélange d’amour et d’effroi, une union
redoutable de la mort et de la vie. Il y a comme une volupté funèbre
dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté
même ne semble qu’une apparition effrayante.

Enfin, la mère arrive, et, convaincue qu’une de ses esclaves s’est
introduite chez l’étranger, elle veut se livrer à son juste courroux;
mais tout à coup la jeune fille grandit jusqu’à la voûte comme une
ombre, et reproche à sa mère d’avoir causé sa mort, en lui faisant
prendre le voile.--«Oh! ma mère, ma mère, s’écrie-t-elle d’une voix
sombre, pourquoi troublez-vous cette belle nuit de l’hymen? n’était-ce
pas assez que, si jeune, vous m’eussiez fait couvrir d’un linceul, et
porter dans le tombeau? Une malédiction funeste m’a poussée hors de ma
froide demeure; les chants murmurés par vos prêtres n’ont pas soulagé
mon cœur; le sel et l’eau n’ont point apaisé ma jeunesse: ah! la terre
elle-même ne refroidit point l’amour.

«Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de Vénus n’était
point encore renversé. Ma mère, deviez-vous manquer à votre parole, pour
obéir à des vœux insensés? Aucun Dieu n’a reçu vos serments, quand vous
avez juré de refuser l’hymen à votre fille. Et toi, beau jeune homme,
maintenant tu ne peux plus vivre; tu languiras dans ces mêmes lieux où
tu as reçu ma chaîne, où j’ai pris une boucle de ta chevelure: demain
tes cheveux blanchiront, et tu ne retrouveras ta jeunesse que dans
l’empire des ombres.

«Écoute au moins, ma mère, la prière dernière que je t’adresse: ordonne
qu’un bûcher soit préparé; fais ouvrir le cercueil étroit qui me
renferme; conduis les amants au repos à travers les flammes; et quand
l’étincelle brillera, et quand les cendres seront brûlantes, nous nous
hâterons d’aller ensemble rejoindre nos anciens dieux».

Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans
cette pièce; mais quand on la lit dans l’original, il est impossible de
ne pas admirer l’art avec lequel chaque mot produit une terreur
croissante: chaque mot indique, sans l’expliquer, l’horrible merveilleux
de cette situation. Une histoire, dont rien ne peut donner l’idée, est
peinte avec des détails frappants et naturels, comme s’il s’agissait de
quelque chose qui fût arrivé; et la curiosité est constamment excitée,
sans qu’on voulût sacrifier une seule circonstance pour qu’elle fût plus
tôt satisfaite.

Néanmoins cette pièce est la seule, parmi les poésies détachées des
auteurs célèbres de l’Allemagne, contre laquelle le goût français eût
quelque chose à redire: dans toutes les autres, les deux nations
paraissent d’accord. Le poète Jacobi a presque dans ses vers le piquant
et la légèreté de Gresset. Mattisson a donné à la poésie descriptive,
dont les traits étaient souvent trop vagues, le caractère d’un tableau
aussi frappant par le coloris que par la ressemblance. Le charme
pénétrant des poésies de Salis fait aimer leur auteur, comme si l’on
était de ses amis. Tiedge est un poète moral et pur, dont les écrits
portent l’âme au sentiment le plus religieux. Enfin, une foule de poètes
devraient encore être cités, s’il était possible d’indiquer tous les
noms dignes de louange, dans un pays où la poésie est si naturelle à
tous les esprits cultivés.

A.-W. Schlegel, dont les opinions littéraires ont fait tant de bruit en
Allemagne, ne se permet pas dans ses poésies la moindre expression, la
moindre nuance que la théorie du goût le plus sévère pût attaquer. Ses
élégies sur la mort d’une jeune personne, ses stances sur l’union de
l’Église avec les beaux-arts, son élégie sur Rome, sont écrites avec la
délicatesse et la noblesse la plus soutenue. On n’en pourra juger que
bien imparfaitement par les deux exemples que je vais citer; ils
serviront du moins à faire connaître le caractère de ce poète. L’idée du
sonnet, _l’Attachement à la terre_, m’a paru pleine de charme.

«Souvent l’âme, fortifiée par la contemplation des choses divines,
voudrait déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu’elle
parcourt, son activité lui semble vaine, et sa science du délire; un
désir invincible la presse de s’élancer vers des régions élevées, vers
des sphères plus libres; elle croit qu’au terme de sa carrière un rideau
va se lever pour lui découvrir des scènes de lumière; mais quand la mort
touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière, vers les
plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque
jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies
de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleurait pour les fleurs
qui s’échappaient de son sein».

La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le
sonnet; elle est intitulée _Mélodies de la vie_: le cygne y est mis en
opposition avec l’aigle, l’un comme l’emblème de l’existence
contemplative, l’autre comme l’image de l’existence active: le rythme
du vers change quand le cygne parle et quand l’aigle lui répond, et les
chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance où
la rime les réunit: les véritables beautés de l’harmonie se trouvent
aussi dans cette pièce, non l’harmonie imitative, mais la musique
intérieure de l’âme. L’émotion la trouve sans réfléchir, et le talent
qui réfléchit en fait de la poésie.

«_Le cygne_: Ma vie tranquille se passe sur les ondes, elle n’y trace
que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine
agités répètent, comme un miroir pur, mon image sans l’altérer.

«_L’aigle_: Les rochers escarpés sont ma demeure; je plane dans les airs
au milieu de l’orage; à la chasse, dans les combats, dans les dangers,
je me fie à mon vol audacieux.

«_Le cygne_: L’azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes
m’attire doucement vers le rivage, quand au coucher du soleil je balance
mes ailes blanches sur les vagues pourprées.

«_L’aigle_: Je triomphe de la tempête, quand elle déracine les chênes
des forêts, et je demande au tonnerre si c’est avec plaisir qu’il
anéantit.

«_Le cygne_: Invité par le regard d’Apollon, j’ose aussi me baigner dans
les flots de l’harmonie; et, reposant à ses pieds, j’écoute les chants
qui retentissent dans la vallée de Tempé.

«_L’aigle_: Je réside sur le trône même de Jupiter; il me fait signe, et
je vais lui chercher la foudre; et pendant mon sommeil, mes ailes
appesanties couvrent le sceptre du souverain de l’univers.

«_Le cygne_: Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et
la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus
intime m’appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux.

«_L’aigle_: Dès mes jeunes années, c’est avec délices que dans mon vol
j’ai fixé le soleil immortel; je ne puis m’abaisser à la poussière
terrestre, je me sens l’allié des dieux.

«_Le cygne_: Une douce vie cède volontiers à la mort; quand elle viendra
me dégager de mes liens, et rendre à ma voie sa mélodie, mes chants,
jusqu’à mon dernier souffle, célébreront l’instant solennel.

«_L’aigle_: L’âme, comme un phénix brillant, s’élève du bûcher, libre et
dévoilée; elle salue sa destinée divine; le flambeau de la mort la
rajeunit[28]».

C’est une chose digne d’être observée, que le goût des nations, en
général, diffère bien plus dans l’art dramatique que dans toute autre
branche de la littérature. Nous analyserons les motifs de ces
différences dans les chapitres suivants; mais avant d’entrer dans
l’examen du théâtre allemand, quelques observations générales sur le
goût me semblent nécessaires. Je ne le considérerai pas abstraitement
comme une faculté intellectuelle; plusieurs écrivains, et Montesquieu en
particulier, ont épuisé ce sujet. J’indiquerai seulement pourquoi le
goût en littérature est compris d’une manière différente par les
Français et par les nations germaniques.




CHAPITRE XIV

_Du goût._


Ceux qui se croient du goût en sont plus orgueilleux que ceux qui se
croient du génie. Le goût est en littérature comme le bon ton en
société; on le considère comme une preuve de la fortune, de la
naissance, ou du moins des habitudes qui tiennent à toutes les deux;
tandis que le génie peut naître dans la tête d’un artisan qui n’aurait
jamais eu de rapport avec la bonne compagnie. Dans tout pays où il y
aura de la vanité, le goût sera mis au premier rang, parce qu’il sépare
les classes, et qu’il est un signe de ralliement entre tous les
individus de la première. Dans tous les pays où s’exercera la puissance
du ridicule, le goût sera compté comme l’un des premiers avantages, car
il sert surtout à connaître ce qu’il faut éviter. Le tact des
convenances est une partie du goût, et c’est une arme excellente pour
parer les coups, entre les divers amours-propres; enfin, il peut arriver
qu’une nation entière se place en aristocratie de bon goût, par rapport
aux autres, et qu’elle soit ou qu’elle se croie la seule bonne compagnie
de l’Europe; et c’est ce qui peut s’appliquer à la France, où l’esprit
de société régnait si éminemment, qu’elle avait quelque excuse pour
cette prétention.

Mais le goût, dans son application aux beaux-arts, diffère
singulièrement du goût dans son application aux convenances sociales:
lorsqu’il s’agit de forcer les hommes à nous accorder une considération
éphémère comme notre vie, ce qu’on ne fait pas est au moins aussi
nécessaire que ce qu’on fait; car le grand monde est si facilement
hostile, qu’il faut des agréments bien extraordinaires pour qu’il
compense l’avantage de ne donner prise sur soi à personne: mais le goût
en poésie tient à la nature, et doit être créateur comme elle; les
principes de ce goût sont donc tout autres que ceux qui dépendent des
relations de la société.

C’est la confusion de ces deux genres qui est la cause des jugements si
opposés en littérature; les Français jugent les beaux-arts comme des
convenances, et les Allemands les convenances comme des beaux-arts: dans
les rapports avec la société il faut se défendre, dans les rapports
avec la poésie il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du
monde, vous ne sentirez point la nature; si vous considérez tout en
artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut donner. S’il
ne faut transporter dans les arts que l’imitation de la bonne compagnie,
les Français seuls en sont vraiment capables; mais plus de latitude dans
la composition est nécessaire pour remuer fortement l’imagination et
l’âme. Je sais qu’on peut m’objecter avec raison que nos trois grands
tragiques, sans manquer aux règles établies, se sont élevés à la plus
sublime hauteur. Quelques hommes de génie, ayant à moissonner dans un
champ tout nouveau, ont su se rendre illustres, malgré les difficultés
qu’ils avaient à vaincre; mais la cessation des progrès de l’art, depuis
eux, n’est-elle pas une preuve qu’il y a trop de barrières dans la route
qu’ils ont suivie?

«Le bon goût en littérature est, à quelques égards, comme l’ordre sous
le despotisme; il importe d’examiner à quel prix on l’achète[29]». _En
politique_, disait M. Necker, _il faut toute la liberté qui est
conciliable avec l’ordre_. Je retournerais la maxime, en disant: il
faut, en littérature, tout le goût qui est conciliable avec le génie:
car si l’important dans l’état social, c’est le repos, l’important dans
la littérature, au contraire, c’est l’intérêt, le mouvement, l’émotion,
dont le goût à lui tout seul est souvent l’ennemi.

On pourrait proposer un traité de paix entre les façons de juger,
artistes et mondaines, des Allemands et des Français. Les Français
devraient s’abstenir de condamner, même une faute de convenance, si elle
avait pour excuse une pensée forte ou un sentiment vrai. Les Allemands
devraient s’interdire tout ce qui offense le goût naturel, tout ce qui
retrace des images que les sensations repoussent: aucune théorie
philosophique, quelque ingénieuse qu’elle soit, ne peut aller contre les
répugnances des sensations, comme aucune poétique des convenances ne
saurait empêcher les émotions involontaires. Les écrivains allemands les
plus spirituels auraient beau soutenir que, pour comprendre la conduite
des filles du roi Lear envers leur père, il faut montrer la barbarie des
temps dans lesquels elles vivaient, et tolérer que le duc de
Cornouailles, excité par Régane, écrase avec son talon, sur le théâtre,
l’œil de Glocester; notre imagination se révoltera toujours contre ce
spectacle, et demandera qu’on arrive à de grandes beautés par d’autres
moyens. Mais les Français aussi dirigeraient toutes leurs critiques
littéraires contre la prédiction des sorcières de Macbeth, l’apparition
de l’ombre de Banquo, etc., qu’on n’en serait pas moins ébranlé jusqu’au
fond de l’âme, par les terribles effets qu’ils voudraient proscrire.

On ne saurait enseigner le bon goût dans les arts, comme le bon ton en
société; car le bon ton sert à cacher ce qui nous manque, tandis qu’il
faut avant tout, dans les arts, un esprit créateur: le bon goût ne peut
tenir lieu du talent en littérature, car la meilleure preuve de goût,
lorsqu’on n’a pas de talent, serait de ne point écrire. Si l’on osait le
dire, peut-être trouverait-on qu’en France il y a maintenant trop de
freins pour des coursiers si peu fougueux, et qu’en Allemagne beaucoup
d’indépendance littéraire ne produit pas encore des résultats assez
brillants.




CHAPITRE XV

_De l’art dramatique._


Le théâtre exerce beaucoup d’empire sur les hommes; une tragédie qui
élève l’âme, une comédie qui peint les mœurs et les caractères,
agissent sur l’esprit d’un peuple presque comme un événement réel; mais
pour obtenir un grand succès sur la scène, il faut avoir étudié le
public auquel on s’adresse, et les motifs de toute espèce sur lesquels
son opinion se fonde. La connaissance des hommes est aussi nécessaire
que l’imagination même à un auteur dramatique; il doit atteindre aux
sentiments d’un intérêt général, sans perdre de vue les rapports
particuliers qui influent sur les spectateurs; c’est la littérature en
action, qu’une pièce de théâtre, et le génie qu’elle exige n’est si
rare, que parce qu’il se compose de l’étonnante réunion du tact des
circonstances et de l’inspiration poétique. Rien ne serait donc plus
absurde que de vouloir à cet égard imposer à toutes les nations le même
système; quand il s’agit d’adapter l’art universel au goût de chaque
pays, l’art immortel aux mœurs du temps, des modifications très
importantes sont inévitables; et de là viennent tant d’opinions diverses
sur ce qui constitue le talent dramatique; dans toutes les autres
branches de la littérature, on est plus facilement d’accord.

On ne peut nier, ce me semble, que les Français ne soient la nation du
monde la plus habile dans la combinaison des effets du théâtre: ils
l’emportent aussi sur toutes les autres par la dignité des situations et
du style tragique. Mais, tout en reconnaissant cette double supériorité,
on peut éprouver des émotions plus profondes par des ouvrages moins bien
ordonnés; la conception des pièces étrangères est quelquefois plus
frappante et plus hardie, et souvent elle renferme je ne sais quelle
puissance qui parle plus intimement à notre cœur, et touche de plus près
aux sentiments qui nous ont personnellement agités.

Comme les Français s’ennuient facilement, ils évitent les longueurs en
toutes choses. Les Allemands, en allant au théâtre, ne sacrifient
d’ordinaire qu’une triste partie de jeu, dont les chances monotones
remplissent à peine les heures; ils ne demandent donc pas mieux que de
s’établir tranquillement au spectacle, et de donner à l’auteur tout le
temps qu’il veut pour préparer les événements et développer les
personnages: l’impatience française ne tolère pas cette lenteur.

Les pièces allemandes ressemblent d’ordinaire aux tableaux des anciens
peintres: les physionomies sont belles, expressives, recueillies; mais
toutes les figures sont sur le même plan, quelquefois confuses, ou
quelquefois placées l’une à côté de l’autre, comme dans les bas-reliefs,
sans être réunies en groupes aux yeux des spectateurs. Les Français
pensent, avec raison, que le théâtre, comme la peinture, doit être
soumis aux lois de la perspective. Si les Allemands étaient habiles dans
l’art dramatique, ils le seraient aussi dans tout le reste; mais en
aucun genre ils ne sont capables même d’une adresse innocente: leur
esprit est pénétrant en ligne droite, les choses belles d’une manière
absolue sont de leur domaine; mais les beautés relatives, celles qui
tiennent à la connaissance des rapports et à la rapidité des moyens, ne
sont pas d’ordinaire du ressort de leurs facultés.

Il est singulier qu’entre ces deux peuples les Français soient celui qui
exige la gravité la plus soutenue dans le ton de la tragédie; mais c’est
précisément parce que les Français sont plus accessibles à la
plaisanterie qu’ils ne veulent pas y donner lieu, tandis que rien ne
dérange l’imperturbable sérieux des Allemands: c’est toujours dans son
ensemble qu’ils jugent une pièce de théâtre, et ils attendent, pour la
blâmer comme pour l’applaudir, qu’elle soit finie. Les impressions des
Français sont plus promptes; et c’est en vain qu’on les préviendrait
qu’une pièce comique est destinée à faire ressortir une situation
tragique; ils se moqueraient de l’une sans attendre l’autre; chaque
détail doit être pour eux aussi intéressant que le tout: ils ne font pas
crédit d’un moment au plaisir qu’ils attendent des beaux-arts.

La différence du théâtre français et du théâtre allemand peut
s’expliquer par celle du caractère des deux nations; mais il se joint à
ces différences naturelles des oppositions systématiques dont il importe
de connaître la cause. Ce que j’ai déjà dit sur la poésie classique et
romantique s’applique aussi aux pièces de théâtre. Les tragédies puisées
dans la mythologie sont d’une toute autre nature que les tragédies
historiques; les sujets tirés de la fable étaient si connus, l’intérêt
qu’ils inspiraient était si universel, qu’il suffisait de les indiquer
pour frapper d’avance l’imagination. Ce qu’il y a d’éminemment poétique
dans les tragédies grecques, l’intervention des dieux et l’action de la
fatalité, rend leur marche beaucoup plus facile; le détail des motifs,
le développement des caractères, la diversité des faits, deviennent
moins nécessaires, quand l’événement est expliqué par une puissance
surnaturelle; le miracle abrège tout. Aussi l’action de la tragédie,
chez les Grecs, est-elle d’une étonnante simplicité; la plupart des
événements sont prévus et même annoncés dès le commencement: c’est une
cérémonie religieuse qu’une tragédie grecque. Le spectacle se donnait en
l’honneur des dieux, et des hymnes interrompus par des dialogues et des
récits, peignaient tantôt les dieux cléments, tantôt les dieux
terribles, mais toujours le destin planant sur la vie de l’homme.
Lorsque ces mêmes sujets ont été transportés au théâtre français, nos
grands poètes leur ont donné plus de variété; ils ont multiplié les
incidents, ménagé les surprises, et resserré le nœud. Il fallait en
effet suppléer de quelque manière à l’intérêt national et religieux que
les Grecs prenaient à ces pièces, et que nous n’éprouvions pas;
toutefois, non contents d’animer les pièces grecques, nous avons prêté
aux personnages nos mœurs et nos sentiments, la politique et la
galanterie modernes; et c’est pour cela qu’un si grand nombre
d’étrangers ne conçoivent pas l’admiration que nos chefs-d’œuvre nous
inspirent. En effet, quand on les entend dans une autre langue, quand
ils sont dépouillés de la beauté magique du style, on est surpris du peu
d’émotion qu’ils produisent, et des inconvenances qu’on y trouve; car ce
qui ne s’accorde ni avec le siècle, ni avec les mœurs nationales des
personnages que l’on représente, n’est-il pas aussi une inconvenance? et
n’y a-t-il de ridicule que ce qui ne nous ressemble pas?

Les pièces dont les sujets sont grecs ne perdent rien à la sévérité de
nos règles dramatiques; mais si nous voulions goûter, comme les Anglais,
le plaisir d’avoir un théâtre historique, d’être intéressés par nos
souvenirs, émus par notre religion, comment serait-il possible de se
conformer rigoureusement, d’une part, aux trois unités, et de l’autre,
au genre de pompe dont on se fait une loi dans nos tragédies?

C’est une question si rebattue que celle des trois unités, qu’on n’ose
presque pas en reparler; mais de ces trois unités il n’y en a qu’une
d’importante, celle de l’action, et l’on ne peut jamais considérer les
autres que comme lui étant subordonnées. Or, si la vérité de l’action
perd à la nécessité puérile de ne pas changer de lieu, et de se borner à
vingt-quatre heures, imposer cette nécessité, c’est soumettre le génie
dramatique à une gêne dans le genre de celle des acrostiches, gêne qui
sacrifie le fond de l’art à sa forme.

Voltaire est celui de nos grands poètes tragiques qui a le plus souvent
traité des sujets modernes. Il s’est servi, pour émouvoir, du
christianisme et de la chevalerie; et si l’on est de bonne foi, l’on
conviendra, ce me semble, qu’_Alzire_, _Zaïre_ et _Tancrède_ font verser
plus de larmes que tous les chefs-d’œuvre grecs et romains de notre
théâtre. Dubelloy, avec un talent bien subalterne, est pourtant parvenu
à réveiller des souvenirs français sur la scène française; et quoiqu’il
ne sût point écrire, on éprouve, par ses pièces, un intérêt semblable à
celui que les Grecs devaient ressentir quand ils voyaient représenter
devant eux les faits de leur histoire. Quel parti le génie ne peut-il
pas tirer de cette disposition? Et cependant il n’est presque point
d’événements qui datent de notre ère, dont l’action puisse se passer ou
dans un même jour, ou dans un même lieu; la diversité des faits
qu’entraîne un ordre social plus compliqué, les délicatesses de
sentiment qu’inspire une religion plus tendre, enfin, la vérité de
mœurs, qu’on doit observer dans les tableaux plus rapprochés de nous,
exigent une grande latitude dans les compositions dramatiques.

On peut citer un exemple plus récent de ce qu’il en coûte pour se
conformer, dans les sujets tirés de l’histoire moderne, à notre
orthodoxie dramatique. _Les Templiers_ de M. Raynouard sont certainement
l’une des pièces les plus dignes de louange qui aient paru depuis
longtemps; cependant qu’y a-t-il de plus étrange que la nécessité où
l’auteur s’est trouvé de représenter l’ordre des Templiers accusé, jugé,
condamné et brûlé, le tout dans vingt-quatre heures? Les tribunaux
révolutionnaires allaient vite; mais quelle que fût leur atroce bonne
volonté, ils ne seraient jamais parvenus à marcher aussi rapidement
qu’une tragédie française. Je pourrais montrer les inconvénients de
l’unité de temps avec non moins d’évidence, dans presque toutes nos
tragédies tirées de l’histoire moderne; mais j’ai choisi la plus
remarquable de préférence, pour faire ressortir ces inconvénients.

L’un des mots les plus sublimes qu’on puisse entendre au théâtre se
trouve dans cette noble tragédie. A la dernière scène, l’on raconte que
les Templiers chantent des psaumes sur leur bûcher; un messager est
envoyé pour leur apporter leur grâce, que le roi se détermine à leur
accorder;

    Mais il n’était plus temps, les chants avaient cessé.

C’est ainsi que le poète nous apprend que ces généreux martyrs ont enfin
péri dans les flammes. Dans quelle tragédie païenne pourrait-on trouver
l’expression d’un tel sentiment? et pourquoi les Français seraient-ils
privés au théâtre de tout ce qui est vraiment en harmonie avec eux,
leurs ancêtres et leur croyance?

Les Français considèrent l’unité de temps et de lieu comme une condition
indispensable de l’illusion théâtrale; les étrangers font consister
cette illusion dans la peinture des caractères, dans la vérité du
langage, et dans l’exacte observation des mœurs du siècle et du pays
qu’on veut peindre. Il faut s’entendre sur le mot d’illusion dans les
arts: puisque nous consentons à croire que des acteurs séparés de nous
par quelques planches, sont des héros grecs morts il y a trois mille
ans, il est bien certain que ce qu’on appelle l’illusion, ce n’est pas
s’imaginer que ce qu’on voit existe véritablement; une tragédie ne peut
nous paraître vraie que par l’émotion qu’elle nous cause. Or, si, par la
nature des circonstances représentées, le changement de lieu et la
prolongation supposée du temps ajoutent à cette émotion, l’illusion en
devient plus vive.

On se plaint de ce que les plus belles tragédies de Voltaire, _Zaïre_ et
_Tancrède_, sont fondées sur des malentendus; mais comment ne pas avoir
recours aux moyens de l’intrigue, quand les développements sont censés
avoir lieu dans un espace aussi court? l’art dramatique est alors un
tour de force; et pour faire passer les plus grands événements à travers
tant de gênes, il faut une dextérité semblable à celle des charlatans,
qui escamotent aux regards des spectateurs les objets qu’ils leur
présentent.

Les sujets historiques se prêtent encore moins que les sujets
d’invention aux conditions imposées à nos écrivains: l’étiquette
tragique, qui est de rigueur sur notre théâtre, s’oppose souvent aux
beautés nouvelles dont les pièces tirées de l’histoire moderne seraient
susceptibles.

Il y a dans les mœurs chevaleresques une simplicité de langage, une
naïveté de sentiment pleine de charme; mais ni ce charme, ni le
pathétique qui résulte du contraste des circonstances communes et des
impressions fortes, ne peut être admis dans nos tragédies: elles exigent
des situations royales en tout, et néanmoins l’intérêt pittoresque du
moyen âge tient à toute cette diversité de scènes et de caractères dont
les romans des troubadours ont fait sortir des effets si touchants.

La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle encore que la
routine même du bon goût à tout changement dans la forme et le fond des
tragédies françaises: on ne peut dire en vers alexandrins qu’on entre ou
qu’on sort, qu’on dort ou qu’on veille, sans qu’il faille chercher pour
cela une tournure poétique; et une foule de sentiments et d’effets sont
bannis du théâtre, non par les règles de la tragédie, mais par
l’exigence même de la versification. Racine est le seul écrivain
français qui, dans la scène de Johas avec Athalie, se soit une fois joué
de ces difficultés: il a su donner une simplicité aussi noble que
naturelle au langage d’un enfant; mais cet admirable effort d’un génie
sans pareil n’empêche pas que les difficultés trop multipliées dans
l’art ne soient souvent un obstacle aux inventions les plus heureuses.

M. Benjamin Constant, dans la préface si justement admirée qui précède
sa tragédie de _Walstein_, a fait observer que les Allemands peignaient
les caractères dans leurs pièces, et les Français seulement les
passions. Pour peindre les caractères, il faut nécessairement s’écarter
du ton majestueux exclusivement admis dans la tragédie française; car il
est impossible de faire connaître les défauts et les qualités d’un
homme, si ce n’est en le présentant sous divers rapports; le vulgaire,
dans la nature, se mêle souvent au sublime, et quelquefois en relève
l’effet: enfin, on ne peut se figurer l’action d’un caractère que
pendant un espace de temps un peu long, et dans vingt-quatre heures il
ne saurait être vraiment question que d’une catastrophe. L’on soutiendra
peut-être que les catastrophes conviennent mieux au théâtre que les
tableaux nuancés; le mouvement excité par les passions vives plaît à la
plupart des spectateurs plus que l’attention qu’exige l’observation du
cœur humain. C’est le goût national qui seul peut décider de ces
différents systèmes dramatiques; mais il est juste de reconnaître que,
si les étrangers conçoivent l’art théâtral autrement que nous, ce n’est
ni par ignorance, ni par barbarie, mais d’après des réflexions profondes
et qui sont dignes d’être examinées.

Shakespeare, qu’on veut appeler un barbare, a peut-être un esprit trop
philosophique, une pénétration trop subtile pour le point de vue de la
scène; il juge les caractères avec l’impartialité d’un être supérieur,
et les représente quelquefois avec une ironie presque machiavélique; ses
compositions ont tant de profondeur, que la rapidité de l’action
théâtrale fait perdre une grande partie des idées qu’elles renferment:
sous ce rapport, il vaut mieux lire ses pièces que de les voir. A force
d’esprit, Shakespeare refroidit souvent l’action, et les Français
s’entendent beaucoup mieux à peindre les personnages ainsi que les
décorations, avec ces grands traits qui font effet à distance. Quoi!
dira-t-on, peut-on reprocher à Shakespeare trop de finesse dans les
aperçus, lui qui se permit des situations si terribles? Shakespeare
réunit souvent des qualités et même des défauts contraires; il est
quelquefois en deçà, quelquefois en delà de la sphère de l’art; mais il
possède encore plus la connaissance du cœur humain que celle du théâtre.

Dans les drames, dans les opéras-comiques et dans les comédies, les
Français montrent une sagacité et une grâce que seuls ils possèdent à ce
degré; et d’un bout de l’Europe à l’autre, on ne joue guère que des
pièces françaises traduites: mais il n’en est pas de même des
tragédies. Comme les règles sévères auxquelles on les soumet font
qu’elles sont toutes plus ou moins renfermées dans un même cercle, elles
ne sauraient se passer de la perfection du style pour être admirées. Si
l’on voulait risquer en France, dans une tragédie, une innovation
quelconque, aussitôt on s’écrierait que c’est un mélodrame; mais
n’importe-t-il pas de savoir pourquoi les mélodrames font plaisir à tant
de gens? En Angleterre, toutes les classes sont également attirées par
les pièces de Shakespeare. Nos plus belles tragédies en France
n’intéressent pas le peuple; sous prétexte d’un goût trop pur et d’un
sentiment trop délicat pour supporter de certaines émotions, on divise
l’art en deux; les mauvaises pièces contiennent des situations
touchantes mal exprimées, et les belles pièces peignent admirablement
des situations souvent froides, à force d’être dignes: nous possédons
peu de tragédies qui puissent ébranler à la fois l’imagination des
hommes de tous les rangs. Ces observations n’ont assurément pas pour
objet le moindre blâme contre nos grands maîtres. Quelques scènes
produisent des impressions plus vives dans les pièces étrangères; mais
rien ne peut être comparé à l’ensemble imposant et bien combiné de nos
chefs-d’œuvre dramatiques: la question seulement est de savoir si, en se
bornant, comme on le fait maintenant, à l’imitation de ces
chefs-d’œuvre, il y en aura jamais de nouveaux. Rien dans la vie ne doit
être stationnaire, et l’art est pétrifié quand il ne change plus. Vingt
ans de révolution ont donné à l’imagination d’autres besoins que ceux
qu’elle éprouvait, quand les romans de Crébillon peignaient l’amour et
la société du temps. Les sujets grecs sont épuisés; un seul homme,
Lemercier, a su mériter encore une nouvelle gloire dans un sujet
antique, Agamemnon; mais la tendance naturelle du siècle, c’est la
tragédie historique.

Tout est tragédie dans les événements qui intéressent les nations; et
cet immense drame, que le genre humain représente depuis six mille ans,
fournirait des sujets sans nombre pour le théâtre, si l’on donnait plus
de liberté à l’art dramatique. Les règles ne sont que l’itinéraire du
génie; elles nous apprennent seulement que Corneille, Racine et Voltaire
ont passé par là; mais si l’on arrive au but, pourquoi chicaner sur la
route? et le but n’est-il pas d’émouvoir l’âme en l’ennoblissant?

La curiosité est un des grands mobiles du théâtre: néanmoins l’intérêt
qu’excite la profondeur des affections est le seul inépuisable. On
s’attache à la poésie, qui révèle l’homme à l’homme; on aime à voir
comment la créature semblable à nous se débat avec la souffrance, y
succombe en triomphe, s’abat et se relève sous la puissance du sort.
Dans quelques-unes de nos tragédies, il y a des situations tout aussi
violentes que dans les tragédies anglaises ou allemandes; mais ces
situations ne sont pas présentées dans toute leur force, et quelquefois
c’est par l’affectation qu’on en adoucit l’effet, ou plutôt qu’on
l’efface. L’on sort rarement d’une certaine nature convenue, qui revêt
de ses couleurs les mœurs anciennes comme les mœurs modernes, le crime
comme la vertu, l’assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle
et soigneusement parée, mais on s’en fatigue à la longue; et le besoin
de se plonger dans des mystères plus profonds doit s’emparer
invinciblement du génie.

Il serait donc à désirer qu’on pût sortir de l’enceinte que les
hémistiches et les rimes ont tracée autour de l’art; il faut permettre
plus de hardiesse, il faut exiger plus de connaissance de l’histoire;
car si l’on s’en tient exclusivement à ces copies toujours plus pâles
des mêmes chefs-d’œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des
marionnettes héroïques, sacrifiant l’amour au devoir, préférant la mort
à l’esclavage, inspirées par l’antithèse, dans leurs actions comme dans
leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature
qu’on appelle l’homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour
l’entraîne et le poursuit.

Les défauts du théâtre allemand sont faciles à remarquer: tout ce qui
tient au manque d’usage du monde, dans les arts comme dans la société,
frappe d’abord les esprits les plus superficiels; mais, pour sentir les
beautés qui viennent de l’âme, il est nécessaire d’apporter dans
l’appréciation des ouvrages qui nous sont présentés un genre de bonhomie
tout à fait d’accord avec une haute supériorité. La moquerie n’est
souvent qu’un sentiment vulgaire traduit en impertinence. La faculté
d’admirer la véritable grandeur, à travers les fautes de goût en
littérature, comme à travers les inconséquences dans la vie, cette
faculté est la seule qui honore celui qui juge.

En faisant connaître un théâtre fondé sur des principes très différents
des nôtres, je ne prétends assurément, ni que ces principes soient les
meilleurs, ni surtout qu’on doive les adopter en France: mais des
combinaisons étrangères peuvent exciter des idées nouvelles; et quand on
voit de quelle stérilité notre littérature est menacée, il me paraît
difficile de ne pas désirer que nos écrivains reculent un peu les bornes
de la carrière; ne feraient-ils pas bien de devenir à leur tour
conquérants dans l’empire de l’imagination? Il n’en doit guère coûter à
des Français pour suivre un semblable conseil.




CHAPITRE XVI

_Des drames de Lessing._


Le théâtre allemand n’existait pas avant Lessing; on n’y jouait que des
traductions ou des imitations des pièces étrangères. Le théâtre a plus
besoin encore que les autres branches de la littérature d’une capitale
où les ressources de la richesse et des arts soient réunies; et tout est
dispersé en Allemagne. Dans une ville il y a des acteurs; dans l’autre,
des auteurs; dans une troisième, des spectateurs; et nulle part un foyer
où tous les moyens soient rassemblés. Lessing employa l’activité
naturelle de son caractère à donner un théâtre national à ses
compatriotes, et il écrivit un journal intitulé _la Dramaturgie_, dans
lequel il examina la plupart des pièces traduites du français, qu’on
représentait en Allemagne: la parfaite justesse d’esprit qu’il montre
dans ses critiques suppose encore plus de philosophie que de
connaissance de l’art. Lessing, en général, pensait comme Diderot sur
l’art dramatique. Il croyait que la sévère régularité des tragédies
françaises s’opposait à ce qu’on pût traiter un grand nombre de sujets
simples et touchants, et qu’il fallait faire des drames pour y suppléer.
Mais Diderot, dans ses pièces, mettait l’affectation du naturel à la
place de l’affectation de convention, tandis que le talent de Lessing
est vraiment simple et sincère. Il a donné le premier aux Allemands
l’honorable impulsion de travailler pour le théâtre d’après leur propre
génie. L’originalité de son caractère se manifeste dans ses pièces:
cependant elles sont soumises aux mêmes principes que les nôtres; leur
forme n’a rien de particulier, et quoiqu’il ne s’embarrassât guère de
l’unité de temps ni de lieu, il ne s’est point élevé, comme Gœthe et
Schiller, à la conception d’un système nouveau. _Minna de Barnhelm_,
_Emilia Galotti_, et _Nathan le Sage_, sont les trois drames de Lessing
qui méritent d’être cités.

Un officier d’un noble caractère, après avoir reçu plusieurs blessures à
l’armée, se voit tout à coup menacé dans son honneur par un procès
injuste; il ne veut pas laisser voir à la femme qu’il aime, et dont il
est aimé, l’amour qu’il a pour elle, déterminé qu’il est à ne pas lui
faire partager son malheur en l’épousant. Voilà tout le sujet de _Minna
de Barnhelm_. Avec des moyens aussi simples, Lessing a su produire un
grand intérêt; le dialogue est plein d’esprit et de charme, le style
très pur, et chaque personnage se fait si bien connaître, que les
moindres nuances de ses impressions intéressent, comme la confidence
d’un ami. Le caractère d’un vieux sergent, dévoué de toute son âme au
jeune officier qu’on persécute, offre un mélange heureux de gaîté et de
sensibilité: ce genre de rôle réussit toujours au théâtre; la gaîté
plaît davantage quand on est assuré qu’elle ne tient pas à
l’insouciance, et la sensibilité paraît plus naturelle quand elle ne se
montre que par intervalles. Dans cette même pièce il y a un rôle
d’aventurier français tout à fait manqué; il faut avoir la main légère
pour trouver ce qui peut prêter à la moquerie dans les Français; et la
plupart des étrangers ne les ont peints qu’avec des traits lourds et
dont la ressemblance n’est ni délicate ni frappante.

_Emilia Galotti_ n’est que le sujet de Virginie transporté dans une
circonstance moderne et particulière; ce sont des sentiments trop forts
pour le cadre, c’est une action trop énergique pour qu’on puisse
l’attribuer à un nom inconnu. Lessing avait sans doute un sentiment
d’humeur assez républicain contre les courtisans, car il se complaît
dans la peinture de celui qui veut aider son maître à déshonorer une
jeune fille innocente; ce courtisan, Martinelli, est presque trop vil
pour la vraisemblance, et les traits de sa bassesse n’ont pas assez
d’originalité: l’on sent que Lessing l’a représenté ainsi dans un but
hostile, et rien ne nuit à la beauté d’une fiction comme une intention
quelconque qui n’a pas cette beauté même pour objet. Le personnage du
prince est traité par l’auteur avec plus de finesse; les passions
tumultueuses et la légèreté de caractère, dont la réunion est si funeste
dans un homme puissant, se font sentir dans toute sa conduite; un vieux
ministre lui apporte des papiers parmi lesquels se trouve une sentence
de mort: dans son impatience d’aller voir celle qu’il aime, le prince
est prêt à la signer sans y regarder; le ministre prend un prétexte pour
ne la pas donner, frémissant de voir exercer avec cette irréflexion une
telle puissance. Le rôle de la comtesse Orsina, jeune maîtresse du
prince, qu’il abandonne pour Émilie, est fait avec le plus grand talent;
c’est un mélange de frivolité et de violence qui peut très bien se
rencontrer dans une italienne attachée à une cour. On voit dans cette
femme ce que la société a produit, et ce que cette société même n’a pu
détruire; la nature du midi, combinée avec ce qu’il y a de plus factice
dans le mœurs du grand monde, et le singulier assemblage de la fierté
dans le vice, et de la vanité dans la sensibilité. Une telle peinture ne
pourrait entrer ni dans nos vers, ni dans nos formes convenues, mais
elle n’en est pas moins tragique.

La scène dans laquelle la comtesse Orsina excite le père d’Émilie à tuer
le prince, pour dérober sa fille à la honte qui la menace, est de la
plus grande beauté; le vice y arme la vertu, la passion y suggère tout
ce que la plus austère sévérité pourrait dire pour enflammer l’honneur
jaloux d’un vieillard; c’est le cœur humain présenté dans une situation
nouvelle, et c’est en cela que consiste le vrai génie dramatique. Le
vieillard prend le poignard, et, ne pouvant assassiner le prince, il
s’en sert pour immoler sa propre fille. Orsina, sans le savoir, est
l’auteur de cette action terrible; elle a gravé ses passagères fureurs
dans une âme profonde, et les plaintes insensées de son amour coupable
ont fait verser le sang innocent.

On remarque dans les rôles principaux des pièces de Lessing un certain
air de famille, qui ferait croire que c’est lui-même qu’il a peint dans
ses personnages; le major Tellheim, dans _Minna_, Odoard, le père
d’Émilie, et le Templier, dans _Nathan_, ont tous les trois une
sensibilité fière, dont la teinte est misanthropique.

Le plus beau des ouvrages de Lessing c’est _Nathan le Sage_; on ne peut
voir dans aucune pièce la tolérance religieuse mise en action avec plus
de naturel et de dignité. Un Turc, un Templier et un Juif sont les
principaux personnages de ce drame; la première idée en est puisée dans
le conte des trois Anneaux de Boccace; mais l’ordonnance de l’ouvrage
appartient en entier à Lessing. Le Turc, c’est le sultan Saladin, que
l’histoire représente comme un homme plein de grandeur; le jeune
Templier a dans le caractère toute la sévérité de l’état religieux qu’il
professe, et le Juif est un vieillard qui a acquis une grande fortune
dans le commerce, mais dont les lumières et la bienfaisance rendent les
habitudes généreuses. Il comprend toutes les croyances sincères, et voit
la Divinité dans le cœur de tout homme vertueux. Ce caractère est d’une
admirable simplicité. L’on s’étonne de l’attendrissement qu’il cause,
quoiqu’il ne soit agité ni par des passions vives ni par des
circonstances fortes. Une fois cependant, on veut enlever à Nathan une
jeune fille à laquelle il a servi de père, et qu’il a comblée de soins
depuis sa naissance: la douleur de s’en séparer lui serait amère; et
pour se défendre de l’injustice qui veut la lui ravir, il raconte
comment elle est tombée entre ses mains.

Les chrétiens immolèrent tous les Juifs à Gaza, et dans la même nuit,
Nathan vit périr sa femme et ses sept enfants; il passa trois jours
prosterné dans la poussière, jurant une haine implacable aux chrétiens;
peu à peu la raison lui revint, et il s’écria: «Il y a pourtant un Dieu;
que sa volonté soit faite»! Dans ce moment, un prêtre vint le prier de
se charger d’un enfant chrétien, orphelin dès le berceau, et le
vieillard hébreu l’adopta. L’attendrissement de Nathan, en faisant ce
récit émeut d’autant plus qu’il cherche à se contenir, et que la pudeur
de la vieillesse lui fait désirer de cacher ce qu’il éprouve. Sa sublime
patience ne se dément point, quoiqu’on le blesse dans sa croyance et
dans sa fierté, en l’accusant comme d’un crime d’avoir élevé Reca dans
la religion juive; et sa justification n’a pour but que d’obtenir le
droit de faire encore du bien à l’enfant qu’il a recueilli.

La pièce de _Nathan_ est plus attachante encore par la peinture des
caractères que par les situations. Le Templier a dans l’âme quelque
chose de farouche qui vient de la crainte d’être sensible. La
prodigalité orientale de Saladin fait contraste avec l’économie
généreuse de Nathan. Le trésorier du sultan, un derviche vieux et
sévère, l’avertit que ses revenus sont épuisés par ses largesses.--«Je
m’en afflige, dit Saladin, parce que je serai forcé de retrancher de mes
dons; quant à moi, j’aurai toujours ce qui fait toute ma fortune, un
cheval, une épée et un seul Dieu».--Nathan est un ami des hommes; mais
la défaveur dans laquelle le nom de juif l’a fait vivre au milieu de la
société mêle une sorte de dédain pour la nature humaine à l’expression
de sa bonté. Chaque scène ajoute quelques traits piquants et spirituels
au développement de ces divers personnages; mais leurs relations
ensemble ne sont pas assez vives pour exciter une forte émotion.

A la fin de la pièce, on découvre que le Templier et la fille adoptée
par le Juif sont frère et sœur, et que le sultan est leur oncle.
L’intention de l’auteur a visiblement été de donner dans sa famille
dramatique l’exemple d’une fraternité religieuse plus étendue. Le but
philosophique vers lequel tend toute la pièce en diminue l’intérêt au
théâtre; il est presque impossible qu’il n’y ait pas une certaine
froideur dans un drame qui a pour objet de développer une idée générale,
quelque belle qu’elle soit; cela tient de l’apologue, et l’on dirait que
les personnages ne sont pas là pour leur compte, mais pour servir à
l’avancement des lumières. Sans doute, il n’y a pas de fiction, il n’y a
pas même d’événement réel dont on ne puisse tirer une pensée; mais il
faut que ce soit l’événement qui amène la réflexion, et non pas la
réflexion qui fasse inventer l’événement; l’imagination dans les
beaux-arts doit toujours agir la première.

Il a paru depuis Lessing un nombre infini de drames en Allemagne;
maintenant on commence à s’en lasser. Le genre mixte du drame ne
s’introduit guère qu’à cause de la contrainte qui existe dans les
tragédies: c’est une espèce de contrebande de l’art; mais lorsque
l’entière liberté est admise, on ne sent plus la nécessité d’avoir
recours aux drames pour faire usage des circonstances simples et
naturelles. Le drame ne conserverait donc qu’un avantage, celui de
peindre, comme les romans, les situations de notre propre vie, les mœurs
du temps où nous vivons; néanmoins, quand on n’entend prononcer au
théâtre que des noms inconnus, on perd l’un des plus grands plaisirs que
la tragédie puisse donner, les souvenirs historiques qu’elle retrace. On
croit trouver plus d’intérêt dans le drame, parce qu’il nous représente
ce que nous voyons tous les jours: mais une imitation trop rapprochée du
vrai n’est pas ce que l’on recherche dans les arts. Le drame est à la
tragédie ce que les figures de cire sont aux statues; il y a trop de
vérité et pas assez d’idéal; c’est trop, si c’est de l’art, et jamais
assez pour que ce soit de la nature.

Lessing ne peut être considéré comme un auteur dramatique du premier
rang; il s’était occupé de trop d’objets divers pour avoir un grand
talent en quelque genre que ce fût. L’esprit est universel; mais
l’aptitude naturelle à l’un des beaux-arts est nécessairement exclusive.
Lessing était, avant tout, un dialecticien de la plus grande force, et
c’est un obstacle à l’éloquence dramatique, car le sentiment dédaigne
les transitions, les gradations et les motifs; c’est une inspiration
continuelle et spontanée, qui ne peut se rendre compte d’elle-même.
Lessing était bien loin sans doute de la sécheresse philosophique; mais
il avait dans le caractère plus de vivacité que de sensibilité; le génie
dramatique est plus bizarre, plus sombre, plus inattendu que ne pouvait
l’être un homme qui avait consacré la plus grande partie de sa vie au
raisonnement.




CHAPITRE XVII

_Les Brigands et Don Carlos, de Schiller._


Schiller, dans sa première jeunesse, avait une verve de talent, une
sorte d’ivresse de pensée qui le dirigeait mal. _La Conjuration de
Fiesque_, _l’Intrigue et l’Amour_, enfin _les Brigands_, qu’on a joués
sur le théâtre français, sont des ouvrages que les principes de l’art
comme ceux de la morale, peuvent réprouver; mais depuis l’âge de
vingt-cinq ans, les écrits de Schiller furent tous purs et sévères.
L’éducation de la vie déprave les hommes légers, et perfectionne ceux
qui réfléchissent.

_Les Brigands_ ont été traduits en français, mais singulièrement
altérés; d’abord en n’a pas tiré parti de l’époque qui donne un intérêt
historique à cette pièce. La scène se passe dans le quinzième siècle, au
moment où l’on publia dans l’Empire l’édit de paix perpétuelle, qui
défendait tous les défis particuliers. Cet édit fut très avantageux,
sans doute, au repos de l’Allemagne; mais les jeunes gentilshommes,
accoutumés à vivre au milieu des périls et à s’appuyer sur leur force
individuelle, crurent tomber dans une sorte d’inertie honteuse, quand
il fallut se soumettre à l’empire des lois. Rien n’était plus absurde
que cette manière de voir; toutefois, comme les hommes ne sont
d’ordinaire gouvernés que par l’habitude, il est naturel que le mieux
même puisse les révolter, par cela seul que c’est un changement. Le chef
des brigands de Schiller est moins odieux qu’il ne le serait dans le
temps actuel, car il n’y avait pas une bien grande différence entre
l’anarchie féodale sous laquelle il vivait, et l’existence de bandit
qu’il adopte; mais c’est précisément le genre d’excuse que l’auteur lui
donne, qui rend sa pièce plus dangereuse. Elle a produit, il faut en
convenir, un mauvais effet en Allemagne. Des jeunes gens, enthousiastes
du caractère et de la vie du chef des brigands, ont essayé de l’imiter.
Ils honoraient leur goût pour une vie licencieuse du nom d’amour de la
liberté, et se croyaient indignés contre les abus de l’ordre social,
quand ils n’étaient que fatigués de leur situation particulière. Leurs
essais de révolte ne furent que ridicules; néanmoins les tragédies et
les romans ont beaucoup plus d’importance en Allemagne que dans aucun
autre pays. On y fait tout sérieusement, et lire tel ouvrage, ou voir
telle pièce, influe sur le sort de la vie. Ce qu’on admire comme art, on
veut l’introduire dans l’existence réelle. Werther a causé plus de
suicides que la plus belle femme du monde; et la poésie, la philosophie,
l’idéal enfin, ont souvent plus d’empire sur les Allemands que la nature
et les passions même.

Le sujet des _Brigands_ est comme celui d’un grand nombre de fictions,
qui toutes ont pour origine la parabole de l’Enfant prodigue. Un fils
hypocrite se conduit bien en apparence; un fils coupable a de bons
sentiments, malgré ses fautes. Cette opposition est très belle sous le
point de vue religieux, parce qu’elle nous atteste que Dieu lit dans les
cœurs; mais elle a de grands inconvénients, lorsqu’on veut inspirer trop
d’intérêt pour le fils qui a quitté la maison paternelle. Tous les
jeunes gens dont la tête est mauvaise s’attribuent en conséquence un bon
cœur, et rien n’est plus absurde cependant que de se supposer des
qualités parce qu’on se sent des défauts; cette garantie négative est
très peu certaine, car de ce que l’on manque de raison, il ne s’ensuit
pas du tout qu’on ait de la sensibilité: la folie n’est souvent qu’un
égoïsme impétueux.

Le rôle du fils hypocrite, tel que Schiller l’a représenté, est beaucoup
trop haïssable. C’est un des défauts des écrivains très jeunes, de
dessiner avec des traits trop brusques; on prend les nuances dans les
tableaux pour de la timidité de caractère, tandis qu’elles sont la
preuve de la maturité du talent. Si les personnages en seconde ligne ne
sont pas peints avec assez de vérité dans la pièce de Schiller, les
passions du chef des brigands y sont exprimées d’une manière admirable.
L’énergie de ce caractère se manifeste tour à tour par l’incrédulité, la
religion, l’amour et la barbarie: ne trouvant point à se placer dans
l’ordre, il se fait jour à travers le crime; l’existence est pour lui
comme une sorte de délire qui s’exalte tantôt par la fureur, et tantôt
par le remords.

Les scènes d’amour entre la jeune fille et le chef des brigands qui
devait être son époux, sont admirables d’enthousiasme et de sensibilité;
il est peu de situations plus touchantes que celle de cette femme
parfaitement vertueuse, s’intéressant toujours au fond du cœur à celui
qu’elle aimait avant qu’il se fût rendu criminel. Le respect qu’une
femme est accoutumée de ressentir pour l’homme qu’elle aime se change en
une sorte de terreur et de pitié, et l’on dirait que l’infortunée se
flatte encore d’être, dans le ciel, l’ange protecteur de son coupable
ami, alors qu’elle ne peut plus devenir son heureuse compagne sur la
terre.

On ne peut juger de la pièce de Schiller dans la traduction française.
On n’y a conservé, pour ainsi dire, que la pantomime de l’action;
l’originalité des caractères a disparu, et c’est elle qui seule peut
rendre une fiction vivante; les plus belles tragédies deviendraient des
mélodrames si l’on en ôtait la peinture animée des sentiments et des
passions. La force des événements ne suffit pas pour lier le spectateur
avec les personnages; qu’ils s’aiment ou qu’ils se tuent, peu nous
importe, si l’auteur n’a pas excité notre sympathie pour eux.

_Don Carlos_ est aussi un ouvrage de la jeunesse de Schiller, et
cependant on le considère comme une composition du premier rang. Ce
sujet de don Carlos est un des plus dramatiques que l’histoire puisse
offrir. Une jeune princesse, fille de Henri II, quitte la France et la
cour brillante et chevaleresque du roi son père, pour s’unir à un vieux
tyran tellement sombre et sévère, que le caractère même des Espagnols
fut altéré par son règne et que, pendant longtemps, la nation porta
l’empreinte de son maître. Don Carlos, fiancé d’abord à Élisabeth,
l’aime encore quoiqu’elle soit devenue sa belle-mère. La réformation et
la révolte des Pays-Bas, ces grands événements politiques, se mêlent à
la catastrophe tragique de la condamnation du fils par le père:
l’intérêt individuel et l’intérêt public se trouvent réunis au plus haut
degré dans cette tragédie.

Plusieurs écrivains ont traité ce sujet en France; mais on n’a pu, dans
l’ancien régime, le mettre sur le théâtre; on croyait que c’était
manquer d’égards à l’Espagne que de représenter ce fait de son histoire.
On demandait à M. d’Aranda, cet ambassadeur d’Espagne connu par tant de
traits qui prouvent la force de son caractère et les bornes de son
esprit, la permission de faire jouer une tragédie de _Don Carlos_, que
l’auteur venait d’achever, et dont il espérait une grande gloire. _Que
ne prend-il un autre sujet?_ répondit M. d’Aranda.--Monsieur
l’ambassadeur, lui disait-on, faites attention que la pièce est
terminée, que l’auteur y a consacré trois ans de sa vie.--Mais, mon
Dieu, reprenait l’ambassadeur, n’y a-t-il donc que cet événement dans
l’histoire? Qu’il en choisisse un autre.--Jamais on ne put le faire
sortir de cet ingénieux raisonnement, qu’appuyait une volonté forte.

Les sujets historiques exercent le talent d’une toute autre manière que
les sujets d’invention; néanmoins, il faut peut-être encore plus
d’imagination pour représenter l’histoire dans une tragédie, que pour
créer à volonté les situations et les personnages. Altérer
essentiellement les faits, en les transportant sur la scène, c’est
toujours produire une impression désagréable; on s’attend à la vérité,
et l’on est péniblement surpris quand l’auteur y substitue la fiction
quelconque qu’il lui a plu de choisir; cependant l’histoire a besoin
d’être artistement combinée pour faire effet au théâtre, et il faut
réunir tout à la fois, dans la tragédie, le talent de peindre le vrai et
celui de le rendre poétique. Des difficultés d’un autre genre se
présentent quand l’art dramatique parcourt le vaste champ de
l’invention; on dirait qu’il est plus libre, cependant rien n’est plus
rare que de caractériser assez des personnages inconnus, pour qu’ils
aient autant de consistance que des noms déjà célèbres. Lear, Othello,
Orosmane, Tancrède, ont reçu de Shakespeare et de Voltaire
l’immortalité, sans avoir joui de la vie; toutefois les sujets
d’invention sont d’ordinaire l’écueil du poète par l’indépendance même
qu’ils lui laissent. Les sujets historiques semblent imposer de la gêne;
mais quand on saisit bien le point d’appui qu’offrent de certaines
bornes, la carrière qu’elles tracent et l’élan qu’elles permettent, ces
bornes mêmes sont favorables au talent. La poésie fidèle fait ressortir
la vérité comme le rayon du soleil les couleurs, et donne aux événements
qu’elle retrace l’éclat que les ténèbres du temps leur avaient ravi.

L’on préfère en Allemagne les tragédies historiques, lorsque l’art s’y
manifeste, comme le _Prophète du passé_[30]. L’auteur qui veut composer
un tel ouvrage doit se transporter tout entier dans le siècle et dans
les mœurs des personnages qu’il représente, et l’on aurait raison de
critiquer plus sévèrement un anachronisme dans les sentiments et dans
les pensées que dans les dates.

C’est d’après ces principes que quelques personnes ont blâmé Schiller
d’avoir inventé le caractère du marquis de Posa, noble Espagnol,
partisan de la liberté, de la tolérance, passionné pour toutes les idées
nouvelles qui commençaient alors à fermenter en Europe. Je crois qu’on
peut reprocher à Schiller d’avoir fait énoncer ses propres opinions par
le marquis de Posa; mais ce n’est pas, comme on l’a prétendu, l’esprit
philosophique du dix-huitième siècle qu’il lui a donné. Le marquis de
Posa, tel que l’a peint Schiller, est un enthousiaste allemand; et ce
caractère est si étranger à notre temps, qu’on peut aussi bien le croire
du seizième siècle que du nôtre. Une plus grande erreur, peut-être,
c’est de supposer que Philippe II pût écouter longtemps avec plaisir un
tel homme, et qu’il lui ait donné même pour un instant sa confiance.
Posa dit avec raison, en parlant de Philippe II:--«Je faisais d’inutiles
efforts pour exalter son âme, et, dans cette terre refroidie, les fleurs
de ma pensée ne pouvaient prospérer». Mais Philippe II ne se fût jamais
entretenu avec un jeune homme tel que le marquis de Posa. Le vieux fils
de Charles-Quint ne devait voir, dans la jeunesse et l’enthousiasme, que
le tort de la nature et le crime de la réformation; s’il avait pu se
confier un jour à un être généreux, il eût démenti son caractère et
mérité le pardon des siècles.

Il y a des inconséquences dans le caractère de tous les hommes, même
dans celui des tyrans; mais elles tiennent par des liens invisibles à
leur nature. Dans la pièce de Schiller, une de ces inconséquences est
singulièrement bien saisie. Le duc de Medina-Sidonia, général avancé en
âge, qui a commandé l’invincible _Armada_ dissipée par la flotte
anglaise et les orages, revient, et tout le monde croit que le courroux
de Philippe II va l’anéantir. Les courtisans s’écartent de lui, nul
n’ose l’approcher; il se jette aux genoux de Philippe, et lui dit:
«Sire, vous voyez en moi tout ce qui reste de la flotte et de
l’intrépide armée que vous m’aviez confiées.--Dieu est au-dessus de moi,
répond Philippe; je vous ai envoyé contre des hommes, mais non pas
contre des tempêtes; soyez considéré comme mon digne serviteur». Voilà
de la magnanimité; et cependant à quoi tient-elle? à un certain respect
pour la vieillesse, dans un monarque étonné que la nature se soit permis
de le faire vieux; à l’orgueil, qui ne permet pas à Philippe de
s’attribuer à lui-même ses revers, en s’accusant d’un mauvais choix; à
l’indulgence qu’il se sent pour un homme abaissé par le sort, lui qui
voudrait qu’un joug quelconque courbât tous les genres de fierté,
excepté la sienne; enfin, au caractère même d’un despote, que les
obstacles naturels révoltent moins que la plus faible résistance
volontaire. Cette scène jette une lueur profonde sur le caractère de
Philippe II.

Sans doute le personnage du marquis de Posa peut être considéré comme
l’œuvre d’un jeune poète qui a besoin de donner son âme à son personnage
favori; mais c’est une belle chose en soi-même que ce caractère pur et
exalté, au milieu d’une cour où le silence et la terreur ne sont
troublés que par le bruit souterrain de l’intrigue. Don Carlos ne peut
être un grand homme; son père doit l’avoir opprimé dès l’enfance: le
marquis de Posa est un intermédiaire qui semble indispensable entre
Philippe et son fils. Don Carlos a tout l’enthousiasme des affections du
cœur; Posa, celui des vertus publiques: l’un devrait être le roi,
l’autre l’ami; et ce déplacement même dans les caractères est une idée
ingénieuse: car serait-il possible que le fils d’un despote sombre et
cruel fût un héros citoyen? où aurait-il appris à estimer les hommes?
Est-ce par son père, qui les méprise, ou par les courtisans de son père,
qui méritent ce mépris? Don Carlos doit être faible pour être bon, et la
place même que son amour tient dans sa vie exclut de son âme toutes les
pensées politiques. Je le répète donc, l’invention du personnage du
marquis de Posa me paraît nécessaire pour représenter dans la pièce les
grands intérêts des nations, et cette force chevaleresque qui se
transformait tout à coup par les lumières du temps en amour de la
liberté. De quelque manière qu’on eût pu modifier ces sentiments, ils ne
convenaient pas au prince royal; ils auraient pris en lui le caractère
de la générosité, et il ne faut pas que la liberté soit jamais
représentée comme un don du pouvoir.

La gravité cérémonieuse de la cour de Philippe II est caractérisée d’une
manière bien frappante dans la scène d’Élisabeth avec ses dames
d’honneur. Elle demande à l’une d’elles ce qu’elle aime le mieux, du
séjour d’Aranjuez ou de Madrid; la dame d’honneur répond que les reines
d’Espagne ont coutume, depuis des temps immémoriaux, de rester trois
mois à Madrid, et trois mois à Aranjuez. Elle ne se permet pas le
moindre signe de préférence pour un séjour ou pour un autre; elle se
croit faite pour ne rien éprouver, en aucun genre, qui ne lui soit
commandé. Élisabeth demande sa fille; on lui répond que l’heure fixée
pour qu’elle la voie n’est pas encore arrivée. Enfin, le roi paraît, et
il exile pour dix ans cette même dame d’honneur si résignée, parce
qu’elle a laissé la reine une demi-heure seule.

Philippe II se réconcilie un moment avec don Carlos, et reprend sur lui,
par une parole de bonté, tout l’ascendant paternel.--«Voyez, lui dit
Carlos, les cieux s’abaissent pour assister à la réconciliation d’un
père avec son fils».

C’est un beau moment que celui où le marquis de Posa, n’espérant plus
échapper à la vengeance de Philippe II, prie Élisabeth de recommander à
don Carlos l’accomplissement des projets qu’ils ont formé ensemble pour
la gloire et le bonheur de la nation espagnole. «Rappelez-lui, dit-il,
quand il sera dans l’âge mûr, rappelez-lui qu’il doit porter respect aux
rêves de sa jeunesse». En effet, quand on avance dans la vie, la
prudence prend à tort le pas sur toutes les autres vertus; on dirait que
tout est folie dans la chaleur de l’âme; et cependant, si l’homme
pouvait la conserver encore quand l’expérience l’éclaire, s’il héritait
du temps sans se courber sous son poids, il n’insulterait jamais aux
vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de
soi-même.

Le marquis de Posa, par une suite de circonstances trop embrouillées, a
cru servir don Carlos auprès de Philippe, en paraissant le sacrifier à
la fureur de son père. Il n’a pu réussir dans ses projets; le prince est
conduit en prison, le marquis de Posa va l’y trouver, lui explique les
motifs de sa conduite, et, pendant qu’il se justifie, un assassin envoyé
par Philippe II le fait tomber, atteint d’une balle meurtrière, aux
pieds de son ami. La douleur de don Carlos est admirable; il redemande
le compagnon de sa jeunesse à son père qui l’a tué, comme si l’assassin
conservait encore le pouvoir de rendre la vie à sa victime. Les regards
fixés sur ce corps immobile qu’animaient naguère tant de pensés, don
Carlos, condamné lui-même à périr, apprend tout ce qu’est la mort dans
les traits glacés de son ami.

Il y a dans cette tragédie deux moines, dont les caractères et le genre
de vie sont en contraste: l’un, c’est Domingo, le confesseur du roi; et
l’autre, un prêtre retiré dans un couvent solitaire, à la porte de
Madrid. Domingo n’est qu’un moine intrigant, perfide et courtisan,
confident du duc d’Albe, dont le caractère disparaît nécessairement à
côté de celui de Philippe; car Philippe prend à lui seul tout ce qu’il y
a de beau dans le terrible. Le moine solitaire reçoit, sans les
connaître, don Carlos et Posa, qui se sont donné rendez-vous dans son
couvent, au milieu de leurs plus grandes agitations. Le calme, la
résignation du prieur qui les accueille, produisent un effet touchant.
«A ces murs, dit le pieux solitaire, finit le monde».

Mais rien dans toute la pièce n’égale l’originalité de l’avant-dernière
scène du cinquième acte, entre le roi et le grand inquisiteur. Philippe,
poursuivi par sa jalouse haine contre son propre fils, et par la terreur
du crime qu’il va commettre, Philippe envie ses pages qui dorment
paisiblement au pied de son lit, tandis que l’enfer de son propre cœur
le prive de tout repos. Il envoie chercher le grand inquisiteur, pour le
consulter sur la condamnation de don Carlos. Ce moine cardinal a
quatre-vingt-dix ans; il est plus âgé que ne le serait Charles-Quint,
dont il a été le précepteur; il est aveugle, et vit dans une solitude
absolue; les seuls espions de l’inquisition viennent lui apporter des
nouvelles de ce qui se passe dans le monde; il s’informe seulement s’il
y a des crimes, des fautes ou des pensées à punir. A ses yeux, Philippe
II, âgé de soixante ans, est encore jeune. Le plus sombre, le plus
prudent des despotes, lui paraît un souverain inconsidéré, dont la
tolérance introduira la réformation en Europe; c’est un homme de bonne
foi, mais tellement desséché par le temps, qu’il apparaît comme un
spectre vivant que la mort a oublié de frapper, parce qu’elle le croyait
depuis longtemps dans le tombeau.

Il demande compte à Philippe II de la mort du marquis de Posa: il la lui
reproche, parce que c’était à l’inquisition à le faire périr; et, s’il
regrette la victime, c’est parce qu’on l’a privé du droit de l’immoler.
Philippe II l’interroge sur la condamnation de son fils:--«Ferez-vous
passer en moi, lui dit-il, une croyance qui dépouille de son horreur le
meurtre d’un fils»?--Le grand inquisiteur lui répond:--«Pour apaiser
l’éternelle justice, le fils de Dieu mourut sur la croix».--Quel mot!
quelle application sanguinaire du dogme le plus touchant!

Ce vieillard aveugle fait apparaître avec lui tout un siècle. La terreur
profonde que l’inquisition et le fanatisme même de ce temps devaient
faire peser sur l’Espagne, tout est peint par cette scène laconique et
rapide; nulle éloquence ne pourrait exprimer ainsi une telle foule de
pensées mises habilement en action.

Je sais que l’on pourrait relever beaucoup d’inconvenances dans la pièce
de _Don Carlos_; mais je ne me suis pas chargée de ce travail, pour
lequel il y a beaucoup de concurrents. Les littérateurs les plus
ordinaires peuvent trouver des fautes de goût dans Shakespeare,
Schiller, Gœthe, etc.; mais, quand il ne s’agit dans les ouvrages de
l’art que de retrancher, cela n’est pas difficile; c’est l’âme et le
talent qu’aucune critique ne peut donner: c’est là ce qu’il faut
respecter partout où l’on le trouve, de quelque nuage que ces rayons
célestes soient environnés. Loin de se réjouir des erreurs du génie,
l’on sent qu’elles diminuent le patrimoine de la race humaine, et les
titres de gloire dont elle s’enorgueillit. L’ange tutélaire que Sterne a
peint avec tant de grâce, ne pourrait-il pas verser une larme sur les
défauts d’un bel ouvrage, comme sur les torts d’une noble vie, afin d’en
effacer le souvenir?

Je ne m’arrêterai pas davantage sur les pièces de la jeunesse de
Schiller; d’abord, parce qu’elles sont traduites en français, et
secondement, parce qu’il n’y manifeste pas encore ce génie historique
qui l’a fait si justement admirer dans les tragédies de son âge mûr.
_Don Carlos_ même, quoique fondé sur un fait historique, est presque un
ouvrage d’imagination. L’intrigue en est trop compliquée; un personnage
de pure invention, le marquis de Posa, y joue un trop grand rôle; on
dirait que cette tragédie passe entre l’histoire et la poésie, sans
satisfaire entièrement ni l’une ni l’autre: il n’en est certainement pas
ainsi de celles dont je vais essayer de donner une idée.




CHAPITRE XVIII

_Walstein et Marie Stuart._


_Walstein_ est la tragédie la plus nationale qui ait été représentée sur
le théâtre allemand; la beauté des vers et la grandeur du sujet
transportèrent d’enthousiasme tous les spectateurs à Weimar, où elle a
d’abord été donnée, et l’Allemagne se flatta de posséder un nouveau
Shakespeare. Lessing, en blâmant le goût français, et en se ralliant à
Diderot dans la manière de concevoir l’art dramatique, avait banni la
poésie du théâtre, et l’on n’y voyait plus que des romans dialogués, où
l’on continuait la vie telle qu’elle est d’ordinaire, en multipliant
seulement sur les planches les événements qui arrivent plus rarement
dans la réalité.

Schiller imagina de mettre sur la scène une circonstance remarquable de
la guerre de trente ans, de cette guerre civile et religieuse qui a fixé
pour plus d’un siècle, en Allemagne, l’équilibre des deux partis
protestant et catholique. La nation allemande est tellement divisée,
qu’on ne sait jamais si les exploits d’une moitié de cette nation sont
un malheur ou une gloire pour l’autre; néanmoins, le _Walstein_ de
Schiller a fait éprouver à tous un égal enthousiasme. Le même sujet est
partagé en trois pièces différentes; _le Camp de Walstein_, qui est la
première des trois, représente les effets de la guerre sur la masse du
peuple et de l’armée; la seconde, _les Piccolomini_, montre les causes
politiques qui préparèrent les dissensions entre les chefs; et la
troisième, _la mort de Walstein_, est le résultat de l’enthousiasme et
de l’envie que la réputation de Walstein avait excités.

J’ai vu jouer le prologue, intitulé _le Camp de Walstein_; on se croyait
au milieu d’une armée, et d’une armée de partisans bien plus vive et
bien moins disciplinée que les troupes réglées. Les paysans, les
recrues, les vivandières, les soldats, tout concourait à l’effet de ce
spectacle; l’impression qu’il produit est si guerrière, que lorsqu’on le
donna sur le théâtre de Berlin, devant des officiers qui partaient pour
l’armée, des cris d’enthousiasme se firent entendre de toutes parts. Il
faut une imagination bien puissante dans un homme de lettres pour se
figurer ainsi la vie des camps, l’indépendance, la joie turbulente
excitée par le danger même. L’homme, dégagé de tous ses liens, sans
regrets et sans prévoyance, fait des années un jour, et des jours un
instant; il joue tout ce qu’il possède, obéit au hasard sous la forme de
son général: la mort, toujours présente, le délivre gaîment des soucis
de la vie. Rien n’est plus original, dans le camp de Walstein, que
l’arrivée d’un capucin au milieu de la bande tumultueuse des soldats qui
croient défendre la cause du catholicisme. Le capucin leur prêche la
modération et la justice dans un langage plein de quolibets et de
calembours, et qui ne diffère de celui des camps que par la recherche et
l’usage de quelques paroles latines: l’éloquence bizarre et soldatesque
du prêtre, la religion rude et grossière de ceux qui l’écoutent, tout
cela présente un spectacle de confusion très remarquable. L’état social
en fermentation montre l’homme sous un singulier aspect; ce qu’il a de
sauvage reparaît, et les restes de la civilisation errent comme un
vaisseau brisé sur les vagues agitées.

_Le camp de Walstein_ est une ingénieuse introduction aux deux autres
pièces; il pénètre d’admiration pour ce général dont les soldats parlent
sans cesse, dans leurs jeux comme dans leurs périls: et quand la
tragédie commence, on conserve l’impression du prologue qui l’a
précédée, comme si l’on avait été témoin de l’histoire que la poésie
doit embellir.

La seconde des pièces, intitulée _les Piccolomini_, contient les
discordes qui s’élèvent entre l’empereur et son général, entre le
général et ses compagnons d’armes, lorsque le chef de l’armée veut
substituer son ambition personnelle à l’autorité qu’il représente, ainsi
qu’à la cause qu’il soutient. Walstein combattait au nom de l’Autriche,
contre les nations qui voulaient introduire la réformation en Allemagne;
mais, séduit par l’espérance de se créer à lui-même un pouvoir
indépendant, il cherche à s’approprier tous les moyens qu’il devait
faire servir au bien public. Les généraux qui s’opposent à ses désirs ne
les contrarient point par vertu, mais par jalousie; et dans ces cruelles
luttes, tout se trouve, si ce n’est des hommes dévoués à leur opinion,
et se battant pour leur conscience. A qui s’intéresser? dira-t-on: au
tableau de la vérité. Peut-être l’art exige-t-il que ce tableau soit
modifié d’après l’effet théâtral; mais c’est toujours une belle chose
que l’histoire sur la scène.

Néanmoins Schiller a su créer des personnages faits pour exciter un
intérêt romanesque. Il a peint Max Piccolomini et Thécla comme des
créatures célestes, qui traversent tous les orages des passions
politiques en conservant dans leur âme l’amour et la vérité. Thécla est
la fille de Walstein; Max, le fils du perfide ami qui le trahit. Les
deux amants, malgré leurs pères, malgré le sort, malgré tout, excepté
leurs cœurs, s’aiment, se cherchent et se retrouvent dans la vie et dans
la mort. Ces deux êtres apparaissent au milieu des fureurs de
l’ambition, comme des prédestinés; ce sont de touchantes victimes que
le ciel s’est choisies, et rien n’est beau comme le contraste du
dévouement le plus pur avec les passions des hommes, acharnés sur cette
terre comme sur leur unique partage.

Il n’y a point de dénouement à la pièce des _Piccolomini_; elle finit
comme une conversation interrompue. Les Français auraient de la peine à
supporter ces deux prologues, l’un burlesque, et l’autre sérieux, qui
préparent la véritable tragédie, _la mort de Walstein_.

Un écrivain d’un grand talent a resserré la _trilogie_ de Schiller en
une tragédie selon la forme et la régularité françaises. Les éloges et
les critiques dont cet ouvrage a été l’objet nous donneront une occasion
naturelle d’achever de faire connaître les différences qui caractérisent
le système dramatique des Français et des Allemands. On a reproché à
l’écrivain français de n’avoir pas mis assez de poésie dans ses vers.
Les sujets mythologiques permettent tout l’éclat des images et de la
verve lyrique; mais comment pourrait-on admettre, dans un sujet tiré de
l’histoire moderne, la poésie du récit de Théramène? Toute cette pompe
antique convient à la famille de Minos ou d’Agamemnon; elle ne serait
qu’une affectation ridicule dans les pièces d’un autre genre. Il y a des
moments, dans les tragédies historiques, où l’exaltation de l’âme amène
naturellement une poésie plus élevée: telle est, par exemple, la vision
de Walstein[31], sa harangue après la révolte, son monologue avant sa
mort, etc. Toutefois la contexture et le développement de la pièce, en
allemand comme en français, exige un style simple, dans lequel on ne
sente que la pureté du langage, et rarement sa magnificence. Nous
voulons en France qu’on fasse effet, non seulement à chaque scène, mais
à chaque vers, et cela est inconciliable avec la vérité. Rien n’est si
aisé que de composer ce qu’on appelle des vers brillants; il y a des
moules tout faits pour cela; ce qui est difficile, c’est de subordonner
chaque détail à l’ensemble, et de retrouver chaque partie dans le tout,
comme le reflet du tout dans chaque partie. La vivacité française a
donné à la marche des pièces de théâtre un mouvement rapide très
agréable; mais elle nuit à la beauté de l’art quand elle exige des
succès instantanés aux dépens de l’impression générale.

A côté de cette impatience qui ne tolère aucun retard, il y a une
patience singulière pour tout ce que la convenance exige; et quand un
ennui quelconque est dans l’étiquette des arts, ces mêmes Français,
qu’irritait la moindre lenteur, supportent tout ce qu’on veut par
respect pour l’usage. Par exemple, les expositions en récit sont
indispensables dans les tragédies françaises; et certainement elles ont
beaucoup moins d’intérêt que les expositions en action. On dit que des
spectateurs italiens crièrent une fois, pendant le récit d’une bataille,
qu’on levât la toile du fond, pour qu’ils vissent la bataille elle-même.
On a très souvent ce désir dans nos tragédies, on voudrait assister à ce
qu’on nous raconte. L’auteur du _Walstein_ français a été obligé de
fondre dans sa pièce l’exposition qui se fait d’une manière si originale
par le prologue du camp. La dignité des premières scènes s’accorde
parfaitement avec le ton imposant d’une tragédie française: mais il y a
un genre de mouvement dans l’irrégularité allemande, auquel on ne peut
jamais suppléer.

On a reproché aussi à l’auteur français le double intérêt qu’inspirent
l’amour d’Alfred (Piccolomini) pour Thécla, et la conspiration de
Walstein. En France, on veut qu’une pièce soit toute d’amour ou toute de
politique, on n’aime pas le mélange des sujets; et depuis quelque temps
surtout, quand il s’agit des affaires d’État, on ne peut concevoir
comment il resterait dans l’âme place pour une autre pensée. Néanmoins
le grand tableau de la conspiration de Walstein n’est complet que par
les malheurs mêmes qui en résultent pour sa famille; il importe de nous
rappeler combien les événements publics peuvent déchirer les affections
privées; et cette manière de présenter la politique comme un monde à
part dont les sentiments sont bannis est immorale, dure et sans effet
dramatique.

Une circonstance de détail a été blâmée dans la pièce française.
Personne n’a nié que les adieux d’Alfred (Max Piccolomini), en quittant
Walstein et Thécla, ne fussent de la plus grande beauté; mais on s’est
scandalisé de ce qu’on faisait entendre, à cette occasion, de la musique
dans une tragédie: il est assurément très facile de la supprimer; mais
pourquoi donc se refuser à l’effet qu’elle produit? Lorsqu’on entend
cette musique militaire qui appelle au combat, le spectateur partage
l’émotion qu’elle doit causer aux amants, menacés de ne plus se revoir:
la musique fait ressortir la situation; un art nouveau redouble
l’impression qu’un autre art a préparé; les sons et les paroles
ébranlent tour à tour notre imagination et notre cœur.

Deux scènes aussi tout à fait nouvelles sur notre théâtre ont excité
l’étonnement des lecteurs français: lorsque Alfred (Max) s’est fait
tuer, Thécla demande à l’officier saxon qui en apporte la nouvelle, tous
les détails de cette horrible mort; et quand elle a rassasié son âme de
douleur, elle annonce la résolution qu’elle a prise d’aller vivre et
mourir près du tombeau de son amant. Chaque expression, chaque mot, dans
ces deux scènes, est d’une sensibilité profonde; mais on a prétendu que
l’intérêt dramatique ne pouvait plus exister quand il n’y a plus
d’incertitude. En France, on se hâte, en tout genre, d’en finir avec
l’irréparable. Les Allemands, au contraire, sont plus curieux de ce que
les personnages éprouvent, que de ce qui leur arrive; ils ne craignent
point de s’arrêter sur une situation déterminée comme événement, mais
qui subsiste encore comme souffrance. Il faut plus de poésie, plus de
sensibilité, plus de justesse dans les expressions, pour émouvoir dans
le repos de l’action, que lorsqu’elle excite une anxiété toujours
croissante: on remarque à peine les paroles, quand les faits nous
tiennent en suspens; mais lorsque tout se tait, excepté la douleur,
quand il n’y a plus de changement au dehors, et que l’intérêt s’attache
seulement à ce qui se passe dans l’âme, une nuance d’affectation, un mot
hors de place frapperait, comme un son faux, dans un air simple et
mélancolique. Rien n’échappe alors par le bruit, et tout s’adresse
directement au cœur.

Enfin la critique la plus universellement répétée contre le _Walstein_
français, c’est que le caractère de Walstein lui-même est superstitieux,
incertain, irrésolu, et ne s’accorde pas avec le modèle héroïque admis
pour ce genre de rôle. Les Français se privent d’une source infinie
d’effets et d’émotions, en réduisant les caractères tragiques, comme les
notes de musique ou les couleurs du prisme, à quelques traits saillants,
toujours les mêmes; chaque personnage doit se conformer à l’un des
principaux types reconnus. On dirait que chez nous la logique est le
fondement des arts, et cette nature _ondoyante_ dont parle Montaigne,
est bannie de nos tragédies; on n’y admet que des sentiments tout bons
ou tout mauvais, et cependant il n’y a rien qui ne soit mélangé dans
l’âme humaine.

On raisonne en France sur un personnage tragique comme sur un ministre
d’État, et l’on se plaint de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas,
comme si l’on tenait une gazette à la main pour le juger. Les
inconséquences des passions sont permises sur le théâtre français, mais
non pas les inconséquences des caractères. La passion étant connue plus
ou moins de tous les cœurs, on s’attend à ses égarements, et l’on peut,
en quelque sorte, fixer d’avance ses contradictions mêmes; mais le
caractère a toujours quelque chose d’inattendu, qu’on ne peut renfermer
dans aucune règle. Tantôt il se dirige vers son but, tantôt il s’en
éloigne. Quand on a dit d’un personnage en France:--Il ne sait pas ce
qu’il veut:--on ne s’y intéresse plus; tandis que c’est précisément
l’homme qui ne sait pas ce qu’il veut, dans lequel la nature se montre
avec une force et une indépendance vraiment tragiques.

Les personnages de Shakespeare font éprouver plusieurs fois dans la même
pièce des impressions tout à fait différentes aux spectateurs. Richard
II, dans les trois premiers actes de la tragédie de ce nom, inspire de
l’aversion et du mépris; mais quand le malheur l’atteint, quand on le
force à céder son trône à son ennemi, au milieu du parlement, sa
situation et son courage arrachent des larmes. On aime cette noblesse
royale qui reparaît dans l’adversité, et la couronne semble planer
encore sur la tête de celui qu’on en dépouille. Il suffit à Shakespeare
de quelques paroles pour disposer de l’âme des auditeurs, et les faire
passer de la haine à la pitié. Les diversités sans nombre du cœur humain
renouvellent sans cesse la source où le talent peut puiser.

Dans la réalité, pourra-t-on dire, les hommes sont inconséquents et
bizarres, et souvent les plus belles qualités se mêlent à de misérables
défauts; mais de tels caractères ne conviennent pas au théâtre; l’art
dramatique exigeant la rapidité de l’action, l’on ne peut, dans ce
cadre, peindre les hommes que par des traits forts et des circonstances
frappantes. Mais s’ensuit-il cependant qu’il faille se borner à ces
personnages tranchés dans le mal et dans le bien, qui sont comme les
éléments invariables de la plupart de nos tragédies? Quelle influence le
théâtre pourrait-il exercer sur la moralité des spectateurs, si l’on ne
leur faisait voir qu’une nature de convention? Il est vrai que sur ce
terrain factice la vertu triomphe toujours, et le vice est toujours
puni; mais comment cela s’appliquerait-il jamais à ce qui se passe dans
la vie, puisque les hommes qu’on montre sur la scène ne sont pas les
hommes tels qu’ils sont?

Il serait curieux de voir représenter la pièce de _Walstein_ sur notre
théâtre; et si l’auteur français ne s’était pas si rigoureusement
asservi à la régularité française, ce serait plus curieux encore: mais,
pour bien juger des innovations, il faudrait porter dans les arts une
jeunesse d’âme qui cherchât des plaisirs nouveaux. S’en tenir aux
chefs-d’œuvre anciens est un excellent régime pour le goût, mais non
pour le talent: il faut des impressions inattendues pour l’exciter; les
ouvrages que nous savons par cœur dès l’enfance se changent en
habitudes, et n’ébranlent plus fortement notre imagination.

_Marie Stuart_ est, ce me semble, de toutes les tragédies allemandes la
plus pathétique et la mieux conçue. Le sort de cette reine, qui commença
sa vie par tant de prospérités, qui perdit son bonheur par tant de
fautes, et que dix-neuf ans de prison conduisirent à l’échafaud, cause
autant de terreur et de pitié qu’Œdipe, Oreste ou Niobé; mais la beauté
même de cette histoire si favorable au génie, écraserait la médiocrité.

La scène s’ouvre dans le château de Fotheringay, où Marie Stuart est
renfermée. Dix-neuf ans de prison se sont déjà passés, et le tribunal
institué par Élisabeth est au moment de prononcer sur le sort de
l’infortunée reine d’Écosse. La nourrice de Marie se plaint au
commandant de la forteresse des traitements qu’il fait endurer à sa
prisonnière. Le commandant, vivement attaché à la reine Élisabeth, parle
de Marie avec une sévérité cruelle: on voit que c’est un honnête homme,
mais qui juge Marie comme ses ennemis l’ont jugée; il annonce sa mort
prochaine, et cette mort lui paraît juste, parce qu’il croit qu’elle a
conspiré contre Élisabeth.

J’ai déjà eu l’occasion de parler, à propos de _Walstein_, du grand
avantage des expositions en mouvement. On a essayé les prologues, les
chœurs, les confidents, tous les moyens possibles, pour expliquer sans
ennuyer; et il me semble que le mieux c’est d’entrer d’abord dans
l’action, et de faire connaître le principal personnage par l’effet
qu’il produit sur ceux qui l’environnent. C’est apprendre au spectateur
de quel point de vue il doit regarder ce qui va se passer devant lui;
c’est le lui apprendre sans le lui dire: car un seul mot qui paraît
prononcé pour le public, dans une pièce de théâtre, en détruit
l’illusion. Quand Marie Stuart arrive, on est déjà curieux et ému; on la
connaît, non par un portrait, mais par son influence sur ses amis et sur
ses ennemis. Ce n’est plus un récit qu’on écoute, c’est un événement
dont on est devenu contemporain.

Le caractère de Marie Stuart est admirablement bien soutenu, et ne cesse
point d’intéresser pendant toute la pièce. Faible, passionnée,
orgueilleuse de sa figure, et repentante de sa vie, on l’aime et on la
blâme. Ses remords et ses fautes font pitié. De toutes parts on aperçoit
l’empire de son admirable beauté, si renommée dans son temps. Un homme
qui veut la sauver ose lui avouer qu’il ne se dévoue pour elle que par
enthousiasme pour ses charmes. Élisabeth en est jalouse; enfin, l’amant
d’Élisabeth, Leicester, est devenu amoureux de Marie, et lui a promis en
secret son appui. L’attrait et l’envie que fait naître la grâce
enchanteresse de l’infortunée rendent sa mort mille fois plus touchante.

Elle aime Leicester. Cette femme malheureuse éprouve encore le sentiment
qui a déjà plus d’une fois répandu tant d’amertume sur son sort. Sa
beauté, presque surnaturelle, semble la cause et l’excuse de cette
ivresse habituelle du cœur, fatalité de sa vie.

Le caractère d’Élisabeth excite l’attention d’une manière bien
différente; c’est une peinture toute nouvelle que celle d’une femme
tyran. Les petitesses des femmes en général, leur vanité, leur désir de
plaire, tout ce qui leur vient de l’esclavage, enfin, sert au despotisme
dans Élisabeth; et la dissimulation qui naît de la faiblesse est l’un
des instruments de son pouvoir absolu. Sans doute tous les tyrans sont
dissimulés. Il faut tromper les hommes pour les asservir; on leur doit,
au moins dans ce cas, la politesse du mensonge. Mais ce qui caractérise
Élisabeth, c’est le désir de plaire uni à la volonté la plus despotique,
et tout ce qu’il y a de plus fin dans l’amour-propre d’une femme,
manifesté par les actes les plus violents de l’autorité souveraine. Les
courtisans aussi ont avec une reine un genre de bassesse qui tient de la
galanterie. Ils veulent se persuader qu’ils l’aiment, pour lui obéir
plus noblement, et cacher la crainte servile d’un sujet sous le servage
d’un chevalier.

Élisabeth était une femme d’un grand génie, l’éclat de son règne en fait
foi: toutefois, dans une tragédie où la mort de Marie est représentée,
on ne peut voir Élisabeth que comme la rivale qui fait assassiner sa
prisonnière; et le crime qu’elle commet est trop atroce pour ne pas
effacer tout le bien qu’on pourrait dire de son génie politique. Ce
serait peut-être une perfection de plus dans Schiller, que d’avoir eu
l’art de rendre Élisabeth moins odieuse, sans diminuer l’intérêt pour
Marie Stuart: car il y a plus de vrai talent dans les contrastes nuancés
que dans les oppositions extrêmes, et la figure principale elle-même
gagne à ce qu’aucun des personnages du tableau dramatique ne lui soit
sacrifié.

Leicester conjure Élisabeth de voir Marie; il lui propose de s’arrêter,
au milieu d’une chasse, dans le jardin du château de Fotheringay, et de
permettre à Marie de s’y promener. Élisabeth y consent, et le troisième
acte commence par la joie touchante de Marie, en respirant l’air libre
après dix-neuf ans de prison: tous les dangers qu’elle court ont disparu
à ses yeux; en vain sa nourrice cherche à les lui rappeler pour modérer
ses transports, Marie a tout oublié en retrouvant le soleil et la
nature. Elle ressent le bonheur de l’enfance à l’aspect, nouveau pour
elle, des fleurs, des arbres, des oiseaux; et l’ineffable impression de
ces merveilles extérieures, quand on en a été longtemps séparé, se peint
dans l’émotion enivrante de l’infortunée prisonnière.

Le souvenir de la France vient la charmer. Elle charge les nuages que le
vent du nord semble pousser vers cette heureuse patrie de son choix,
elle les charge de porter à ses amis ses regrets et ses désirs: «Allez,
leur dit-elle, vous, mes seuls messagers, l’air libre vous appartient;
vous n’êtes pas les sujets d’Élisabeth».--Elle aperçoit dans le lointain
un pêcheur qui conduit une frêle barque, et déjà elle se flatte qu’il
pourra la sauver: tout lui semble espérance quand elle a revu le ciel.

Elle ne sait point encore qu’on l’a laissée sortir afin qu’Élisabeth pût
la rencontrer; elle entend la musique de la chasse, et les plaisirs de
sa jeunesse se retracent à son imagination en l’écoutant. Elle voudrait
monter un cheval fougueux, parcourir, avec la rapidité de l’éclair, les
vallées, et les montagnes; le sentiment du bonheur se réveille en elle,
sans nulle raison, sans nul motif, mais parce qu’il faut que le cœur
respire, et qu’il se ranime quelquefois tout à coup, à l’approche des
plus grands malheurs, comme il y a presque toujours un moment de mieux
avant l’agonie.

On vient avertir Marie qu’Élisabeth va venir. Elle avait souhaité cette
entrevue; mais quand l’instant approche, tout son être en frémit.
Leicester est avec Élisabeth: ainsi, toutes les passions de Marie sont à
la fois excitées: elle se contient quelque temps; mais l’arrogante
Élisabeth la provoque par ses dédains; et ces deux reines ennemies
finissent par s’abandonner l’une à l’autre à la haine mutuelle qu’elles
ressentent. Élisabeth reproche à Marie ses fautes; Marie lui rappelle
les soupçons de Henri VIII contre sa mère, et ce que l’on a dit de sa
naissance illégitime. Cette scène est singulièrement belle, par cela
même que la fureur fait dépasser aux deux reines les bornes de leur
dignité naturelle. Elles ne sont plus que deux femmes, deux rivales de
figure, bien plus que de puissance; il n’y a plus de souveraine, il n’y
a plus de prisonnière; et bien que l’une puisse envoyer l’autre à
l’échafaud, la plus belle des deux, celle qui se sent la plus faite pour
plaire, jouit encore du plaisir d’humilier la toute puissante Élisabeth
aux yeux de Leicester, aux yeux de l’amant qui leur est si cher à toutes
deux.

Ce qui ajoute singulièrement aussi à l’effet de cette situation, c’est
la crainte que l’on éprouve pour Marie, à chaque mot de ressentiment qui
lui échappe; et lorsqu’elle s’abandonne à toute sa fureur, ses paroles
injurieuses, dont les suites seront irréparables, font frémir, comme si
l’on était déjà témoin de sa mort.

Les émissaires du parti catholique veulent assassiner Élisabeth, à son
retour à Londres. Talbot, le plus vertueux des amis de la reine, désarme
l’assassin qui voulait la poignarder, et le peuple demande à grands cris
la mort de Marie. C’est une scène admirable que celle où le chancelier
Burleigh presse Élisabeth de signer la sentence de Marie, tandis que
Talbot, qui vient de sauver la vie de sa souveraine, se jette à ses
pieds pour la conjurer de faire grâce à son ennemie.

«On vous répète, lui dit-il, que le peuple demande sa mort; on croit
vous plaire par cette feinte violence; on croit vous déterminer à ce que
vous souhaitez; mais prononcez que vous voulez la sauver, et dans
l’instant vous verrez la prétendue nécessité de sa mort s’évanouir: ce
qu’on trouvait juste passera pour injuste, et les mêmes hommes qui
l’accusent prendront hautement sa défense. Vous la craignez vivante: ah!
craignez-la surtout quand elle ne sera plus. C’est alors qu’elle sera
vraiment redoutable; elle renaîtra de son tombeau, comme la déesse de la
discorde, comme l’esprit de la vengeance, pour détourner de vous le cœur
de vos sujets. Ils ne verront plus en elle l’ennemie de leur croyance,
mais la petite-fille de leurs rois. Le peuple appelle avec fureur cette
résolution sanglante; mais il ne la jugera qu’après l’événement.
Traversez alors les rues de Londres, et vous y verrez régner le silence
de la terreur; vous y verrez un autre peuple, une autre Angleterre: ce
ne seront plus ces transports de joie, qui célébraient la sainte équité
dont votre trône était environné; mais la crainte, cette sombre compagne
de la tyrannie, ne vous quittera plus; les rues seront désertes à votre
passage; vous aurez fait ce qu’il y a de plus fort, de plus redoutable.
Quel homme sera sûr de sa propre vie, quand la tête royale de Marie
n’aura point été respectée»!

La réponse d’Élisabeth à ce discours est d’une adresse bien remarquable;
un homme, dans une pareille situation, aurait certainement employé le
mensonge pour pallier l’injustice; mais Élisabeth fait plus, elle veut
intéresser pour elle-même, en se livrant à la vengeance; elle voudrait
presque obtenir la pitié, en commettant l’action la plus cruelle. Elle a
de la coquetterie sanguinaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et le
caractère de femme se montre à travers celui de tyran.

«Ah! Talbot, s’écrie Élisabeth, vous m’avez sauvée aujourd’hui, vous
avez détourné de moi le poignard; pourquoi ne le laissiez-vous pas
arriver jusqu’à mon cœur? le combat était fini; et, délivrée de tous mes
doutes, pure de toutes mes fautes, je descendais dans mon paisible
tombeau: croyez-moi, je suis fatiguée du trône et de la vie; si l’une
des deux reines doit tomber pour que l’autre vive (et cela est ainsi,
j’en suis convaincue), pourquoi ne serait-ce pas moi qui résignerais
l’existence? Mon peuple peut choisir, je lui rends son pouvoir; Dieu
m’est témoin que ce n’est pas pour moi, mais pour le bien seul de la
nation que j’ai vécu. Espère-t-on de cette séduisante Stuart, de cette
reine plus jeune, des jours plus heureux? alors je descends du trône, je
retourne dans la solitude de Woodstock, où j’ai passé mon humble
jeunesse, où, loin des vanités de ce monde, je trouvais ma grandeur en
moi-même. Non, je ne suis pas faite pour être souveraine; un maître doit
être dur, et mon cœur est faible. J’ai bien gouverné cette île, tant
qu’il ne s’agissait que de faire des heureux: mais voici la tâche
cruelle imposée par le devoir royal, et je me sens incapable de
l’accomplir».

A ce mot, Burleigh interrompt Élisabeth, et lui reproche tout ce dont
elle veut être blâmée, sa faiblesse, son indulgence, sa pitié: il semble
courageux, parce qu’il demande à sa souveraine avec force ce qu’elle
désire en secret plus que lui-même. La flatterie brusque réussit en
général mieux que la flatterie obséquieuse, et c’est bien fait aux
courtisans, quand ils le peuvent, de se donner l’air d’être entraînés
dans le moment où ils réfléchissent le plus à ce qu’ils disent.

Élisabeth signe la sentence, et, seule avec le secrétaire de ses
commandements, la timidité de femme, qui se mêle à la persévérance du
despotisme, lui fait désirer que cet homme subalterne prenne sur lui la
responsabilité de l’action qu’elle a commise: il veut l’ordre positif
d’envoyer cette sentence; elle le refuse, et lui répète qu’il doit faire
son devoir; elle laisse ce malheureux dans une affreuse incertitude,
dont le chancelier Burleigh le tire en lui arrachant le papier
qu’Élisabeth a laissé entre ses mains.

Leicester est très compromis par les amis de la reine d’Écosse; ils
viennent lui demander de les aider à la sauver. Il découvre qu’il est
accusé auprès d’Élisabeth, et prend tout à coup l’affreux parti
d’abandonner Marie, et de révéler à la reine d’Angleterre, avec
hardiesse et ruse, une partie des secrets qu’il doit à la confiance de
sa malheureuse amie. Malgré tous ces lâches sacrifices, il ne rassure
Élisabeth qu’à demi, et elle exige qu’il conduise lui-même Marie à
l’échafaud, pour prouver qu’il ne l’aime pas. La jalousie de femme se
manifestant par le supplice qu’Élisabeth ordonne comme monarque, doit
inspirer à Leicester une profonde haine pour elle: la reine le fait
trembler, quand par les lois de la nature il devrait être son maître; et
ce contraste singulier produit une situation très originale: mais rien
n’égale le cinquième acte. C’est à Weimar que j’assistai à la
représentation de _Marie Stuart_, et je ne puis penser encore, sans un
profond attendrissement, à l’effet des dernières scènes.

On voit d’abord paraître les femmes de Marie vêtues de noir, et dans une
morne douleur; sa vieille nourrice, la plus affligée de toutes, porte
ses diamants royaux; elle lui a ordonné de les rassembler, pour qu’elle
pût les distribuer à ses femmes. Le commandant de la prison, suivi de
plusieurs de ses valets, vêtus de noir aussi comme lui, remplissent le
théâtre de deuil. Melvil, autrefois gentilhomme de la cour de Marie,
arrive de Rome en cet instant. Anna, la nourrice de la reine, le reçoit
avec joie; elle lui peint le courage de Marie, qui, tout à coup résignée
à son sort, n’est plus occupée que de son salut, et s’afflige seulement
de ne pas pouvoir obtenir un prêtre de sa religion, pour recevoir de lui
l’absolution de ses fautes et la communion sainte.

La nourrice raconte comment pendant la nuit la reine et elle avaient
entendu des coups redoublés, et que toutes deux espéraient que c’étaient
leurs amis qui venaient pour les délivrer; mais qu’enfin ils avaient su
que ce bruit était celui que faisaient les ouvriers, en élevant
l’échafaud dans la salle au-dessous d’elles. Melvil demande comment
Marie a supporté cette terrible nouvelle: Anna lui dit que l’épreuve la
plus dure pour elle a été d’apprendre la trahison du comte Leicester,
mais qu’après cette douleur elle a repris le calme et la dignité d’une
reine.

Les femmes de Marie entrent et sortent, pour exécuter les ordres de leur
maîtresse; l’une d’elles apporte une coupe de vin que Marie a demandé
pour marcher d’un pas plus ferme à l’échafaud. Une autre arrive
chancelante sur la scène, parce qu’à travers la porte de la salle où
l’exécution doit avoir lieu, elle a vu les murs tendus de noir,
l’échafaud, le bloc et la hache. L’effroi toujours croissant du
spectateur est déjà presque à son comble, quand Marie paraît dans toute
la magnificence d’une parure royale, seule vêtue de blanc au milieu de
sa suite en deuil, un crucifix à la main, la couronne sur sa tête, et
déjà rayonnante du pardon céleste que ses malheurs ont obtenu pour elle.

Marie console ses femmes, dont les sanglots l’émeuvent vivement:
«Pourquoi, leur dit-elle, vous affligez-vous de ce que mon cachot s’est
ouvert? La mort, ce sévère ami, vient à moi, et couvre de ses ailes
noires les fautes de ma vie: le dernier arrêt du sort relève la créature
accablée; je sens de nouveau le diadème sur mon front. Un juste orgueil
est rentré dans mon âme purifiée».

Marie aperçoit Melvil, et se réjouit de le voir dans ce moment solennel:
elle l’interroge sur ses parents de France, sur ses anciens serviteurs,
et le charge de ses derniers adieux pour tout ce qui lui fut cher.

«Je bénis, lui dit-elle, le roi très chrétien mon beau-frère, et toute
la royale famille de France; je bénis mon oncle le cardinal, et Henri de
Guise, mon noble cousin; je bénis aussi le saint Père, pour qu’il me
bénisse à son tour, et le roi catholique qui s’est offert généreusement
pour mon sauveur et vengeur. Ils retrouveront tous leur nom dans mon
testament; et de quelque faible valeur que soient les présents de mon
amour, ils voudront bien ne pas les dédaigner».

Marie se retourne alors vers ses serviteurs, et leur dit: «Je vous ai
recommandés à mon royal frère de France; il aura soin de vous, il vous
donnera une nouvelle patrie. Si ma dernière prière vous est sacrée, ne
restez pas en Angleterre. Que le cœur orgueilleux de l’Anglais ne se
repaisse pas du spectacle de votre malheur; que ceux qui m’ont servie ne
soient pas dans la poussière. Jurez-moi, par l’image du Christ, que dès
que je ne serai plus, vous quitterez pour jamais cette île funeste».

(Melvil le jure au nom de tous).

La reine distribue ses diamants à ses femmes, et rien n’est plus
touchant que les détails dans lesquels elle entre sur le caractère de
chacune d’elles, et les conseils qu’elle leur donne pour leur sort
futur. Elle se montre surtout généreuse envers celle dont le mari a été
un traître, en accusant formellement Marie elle-même auprès d’Élisabeth:
elle veut consoler cette femme de ce malheur, et lui prouver qu’elle
n’en conserve aucun ressentiment.

«Toi, dit-elle à sa nourrice, toi, ma fidèle Anna, l’or et les diamants
ne t’attirent point; mon souvenir est le don le plus précieux que je
puisse te laisser. Prends ce mouchoir que j’ai brodé pour toi dans les
heures de ma tristesse, et que mes larmes ont inondé; tu t’en serviras
pour me bander les yeux, quand il en sera temps; j’attends ce dernier
service de toi. Venez toutes, dit-elle en tendant la main à ses femmes,
venez toutes, et recevez mon dernier adieu: recevez-le, Marguerite,
Alise, Rosamonde; et toi, Gertrude, je sens sur ma main tes lèvres
brûlantes. J’ai été bien haïe, mais aussi bien aimée! Qu’un époux d’une
âme noble rende heureuse ma Gertrude, car un cœur si sensible a besoin
d’amour! Berthe, tu as choisi la meilleure part, tu veux être la chaste
épouse du ciel, hâte-toi d’accomplir ton vœu. Les biens de la terre sont
trompeurs, la destinée de ta reine te l’apprend. C’en est assez, adieu
pour toujours, adieu».

Marie reste seule avec Melvil, et c’est alors que commence une scène
dont l’effet est bien grand, quoiqu’on puisse la blâmer à plusieurs
égards. La seule douleur qui reste à Marie, après avoir pourvu à tous
les soins terrestres, c’est de ne pouvoir obtenir un prêtre de sa
religion, pour l’assister dans ses derniers moments. Melvil, après avoir
reçu la confidence de ses pieux regrets, lui apprend qu’il a été à Rome,
qu’il y a pris les ordres ecclésiastiques, pour acquérir le droit de
l’absoudre et de la consoler: il découvre sa tête pour lui montrer la
tonsure sacrée, et tire de son sein une hostie que le pape lui-même a
bénie pour elle.

«Un bonheur céleste, s’écrie la reine, m’est donc encore préparé sur le
seuil même de la mort! Le messager de Dieu descend vers moi, comme un
immortel sur des nuages d’azur: ainsi jadis l’apôtre fut délivré de ses
liens. Et tandis que tous les appuis terrestres m’ont trompée, ni les
verrous, ni les épées n’ont arrêté le secours divin. Vous, jadis mon
serviteur, soyez maintenant le serviteur de Dieu et son saint
interprète; et comme vos genoux se sont courbés devant moi, je me
prosterne maintenant à vos pieds, dans la poussière».

La belle, la royale Marie se jette aux genoux de Melvil, et son sujet,
revêtu de toute la dignité de l’Église, l’y laisse et l’interroge.

(Il ne faut pas oublier que Melvil lui-même croyait Marie coupable du
dernier complot qui avait eu lieu contre la vie d’Élisabeth; je dois
dire aussi que la scène suivante est faite seulement pour être lue, et
que, sur la plupart des théâtres de l’Allemagne, on supprime l’acte de
la communion, quand la tragédie de _Marie Stuart_ est représentée).

     MELVIL.

     «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Marie, reine, as-tu
     sondé ton cœur, et jures-tu de confesser la vérité devant le Dieu
     de vérité?

     MARIE.

     «Mon cœur va s’ouvrir sans mystère devant toi comme devant lui.

     MELVIL.

     «Dis-moi, de quel péché ta conscience t’accuse-t-elle, depuis que
     tu as approché pour la dernière fois de la table sainte?

     MARIE.

     «Mon âme a été remplie d’une haine envieuse, et des pensées de
     vengeance s’agitaient dans mon sein. Pécheresse, j’implorais le
     pardon de Dieu, et je ne pouvais pardonner à mon ennemie.

     MELVIL.

     «Te repens-tu de cette faute, et ta résolution sincère est-elle de
     pardonner à tous, avant de quitter ce monde?

     MARIE.

     «Aussi vrai que j’espère la miséricorde de Dieu.

     MELVIL.

     «N’est-il point d’autre tort que tu doives te reprocher?

     MARIE.

     «Ah! ce n’est pas la haine seule qui m’a rendue coupable, j’ai
     encore plus offensé le Dieu de bonté par un amour criminel; ce cœur
     trop vain s’est laissé séduire par un homme sans foi, qui m’a
     trompée et abandonnée.

     MELVIL.

     «Te repens-tu de cette erreur, et ton cœur a-t-il quitté cette
     fragile idole pour se tourner vers son Dieu?

     MARIE.

     «Ce fut le plus cruel de mes combats, mais enfin j’ai déchiré ce
     dernier lien terrestre.

     MELVIL.

     «De quelle autre faute te sens-tu coupable?

     MARIE.

     «Ah! d’une faute sanglante, depuis longtemps confessée. Mon âme
     frémit en approchant du jugement solennel qui m’attend, et les
     portes du ciel semblent se couvrir de deuil à mes yeux. J’ai fait
     périr le roi mon époux, quand j’ai consenti à donner mon cœur et ma
     main au séducteur son meurtrier. Je me suis imposé toutes les
     expiations ordonnées par l’Église; mais le ver rongeur du remords
     ne me laisse point de repos.

     MELVIL.

     «Ne te reste-t-il rien de plus au fond de l’âme, que tu doives
     confesser?

     MARIE.

     «Non, tu sais maintenant tout ce qui pèse sur mon cœur.

     MELVIL.

     «Songe à la présence du scrutateur des pensées, à l’anathème dont
     l’Église menace une confession trompeuse: c’est un péché qui donne
     la mort éternelle, et que le Saint-Esprit a frappé de sa
     malédiction.

     MARIE.

     «Puissé-je obtenir dans mon dernier combat la clémence divine,
     aussi vrai qu’en cet instant solennel je ne t’ai rien déguisé!

     MELVIL.

     «Comment! tu caches à ton Dieu le crime pour la punition duquel les
     hommes te condamnent: tu ne me parles point de la part que tu as
     eue dans la haute trahison des assassins d’Élisabeth; tu subis la
     mort terrestre pour cette action; veux-tu donc qu’elle entraîne
     aussi la perdition de ton âme?

     MARIE.

     «Je suis près de passer du temps à l’éternité: avant que l’aiguille
     de l’heure ait accompli son tour, je me présenterai devant le trône
     de mon juge; et, je le répète ici, ma confession est entière.

     MELVIL.

     «Examine-toi bien. Notre cœur est souvent pour nous-mêmes un
     confident trompeur: tu as peut-être évité avec adresse le mot qui
     te rendait coupable, quoique tu partageasses la volonté du crime;
     mais apprends qu’aucun art humain ne peut faire illusion à l’œil de
     feu qui regarde dans le fond de l’âme.

     MARIE.

     «J’ai prié tous les princes de se réunir pour m’affranchir de mes
     liens, mais jamais je n’ai menacé ni par mes projets, ni par mes
     actions, la vie de mon ennemie.

     MELVIL.

     «Quoi! ton secrétaire t’a faussement accusée?

     MARIE.

     «Que Dieu le juge! Ce que je dis est vrai.

     MELVIL.

     «Ainsi donc tu montes sur l’échafaud convaincue de ton innocence?

     MARIE.

     «Dieu m’accorde d’expier par cette mort non méritée le crime dont
     ma jeunesse fut coupable!

     MELVIL, _la bénissant_.

     «Que cela soit ainsi, et que ta mort serve à t’absoudre! Tombe sur
     l’autel comme une victime résignée. Le sang peut purifier ce que le
     sang avait souillé: tu n’es plus coupable maintenant que des fautes
     d’une femme, et les faiblesses de l’humanité ne suivent point l’âme
     bienheureuse dans le ciel. Je t’annonce donc, en vertu de la
     puissance qui m’a été donnée de lier et de délier sur la terre,
     l’absolution de tes péchés: _ainsi que tu as cru, qu’il t’arrive_»!
     (_Il lui présente l’hostie_). «Prends ce corps, il a été sacrifié
     pour toi». (_Il prend la coupe qui est sur la table, il la consacre
     avec une prière recueillie, et l’offre à la reine, qui semble
     hésiter encore et ne pas oser l’accepter_). «Prends la coupe
     remplie de ce sang qui a été répandu pour toi; prends-la, le pape
     t’accorde cette grâce au moment de ta mort. C’est le droit suprême
     des rois dont tu jouis (_Marie reçoit la coupe_); et comme tu es
     maintenant unie mystérieusement avec ton Dieu sur cette terre,
     ainsi revêtue d’un éclat angélique, tu le seras dans le séjour de
     béatitude, où il n’y aura plus ni faute, ni douleur». (_Il remet la
     coupe, entend du bruit au dehors, recouvre sa tête, et va vers la
     porte; Marie reste à genoux, plongée dans la méditation_).

     MELVIL.

     «Il vous reste encore une rude épreuve à supporter, Madame: vous
     sentez-vous assez de force pour triompher de tous les mouvements
     d’amertume et de haine?

     MARIE _se relève_.

     «Je ne crains point de rechute; j’ai sacrifié à Dieu ma haine et
     mon amour.

     MELVIL.

     «Préparez-vous donc à recevoir lord Leicester et le chancelier
     Burleigh: ils sont là». (_Leicester reste dans l’éloignement, sans
     lever les yeux; Burleigh s’avance entre la reine et lui_).

     BURLEIGH.

     «Je viens, lady Stuart, pour recevoir vos derniers ordres.

     MARIE.

     «Je vous en remercie, mylord.

     BURLEIGH.

     «C’est la volonté de la reine, qu’aucune demande équitable ne vous
     soit refusée.

     MARIE.

     «Mon testament indique mes derniers souhaits; je l’ai déposé dans
     les mains du chevalier Paulet; j’espère qu’il sera fidèlement
     exécuté.

     PAULET.

     «Il le sera.

     MARIE.

     «Comme mon corps ne peut pas reposer en terre sainte, je demande
     qu’il soit accordé à ce fidèle serviteur de porter mon cœur en
     France, auprès des miens. Hélas! il a toujours été là.

     BURLEIGH.

     «Ce sera fait. Ne voulez-vous plus rien?

     MARIE.

     «Portez mon salut de sœur à la reine d’Angleterre; dites-lui que je
     lui pardonne ma mort du fond de mon âme. Je me repens d’avoir été
     trop vive hier, dans mon entretien avec elle. Que Dieu la conserve
     et lui accorde un règne heureux»! (_Dans ce moment le shérif
     arrive; Anna et les femmes de Marie entrent avec lui_). «Anna,
     calme-toi, le moment est venu, voilà le shérif qui doit me conduire
     à la mort. Tout est décidé. Adieu, adieu». (_A Burleigh_). «Je
     souhaite que ma fidèle nourrice m’accompagne sur l’échafaud,
     milord: accordez-moi ce bienfait.

     BURLEIGH.

     «Je n’ai point de pouvoirs à cet égard.

     MARIE.

     «Quoi! l’on me refuserait cette prière si simple! Qui donc me
     rendrait les derniers services? Ce ne peut être la volonté de ma
     sœur, qu’on blesse en ma personne le respect dû à une femme.

     BURLEIGH.

     «Aucune femme ne doit monter avec vous sur l’échafaud; ses cris, sa
     douleur...

     MARIE.

     «Elle ne fera pas entendre ses plaintes, je suis garant de la force
     d’âme de mon Anna. Soyez bon, milord; ne me séparez pas en mourant
     de ma fidèle nourrice. Elle m’a reçue dans ses bras sur le seuil de
     la vie; que sa douce main me conduise à la mort!

     PAULET.

     «Il faut y consentir.

     BURLEIGH.

     «Soit.

     MARIE.

     «Il ne me reste plus rien à vous demander». (_Elle prend le
     crucifix et le baise_). «Mon Rédempteur, mon Sauveur, que tes bras
     me reçoivent»! (_Elle se retourne pour partir, et, dans cet
     instant, elle rencontre le comte de Leicester; elle tremble, ses
     genoux fléchissent; et, près de tomber, le comte de Leicester la
     soutient; puis il détourne la tête, et ne peut soutenir sa vue_).
     «Vous me tenez parole, comte de Leicester; vous m’aviez promis
     votre appui pour sortir de ce cachot, et vous me l’offrez
     maintenant». (_Le comte de Leicester semble anéanti; elle continue
     avec un accent plein de douceur_). «Oui, Leicester; et ce n’est pas
     seulement la liberté que je voulais vous devoir, mais une liberté
     qui me devînt plus chère en la tenant de vous. Maintenant que je
     suis sur la route de la terre au ciel, et que je vais devenir un
     esprit bienheureux, affranchi des affections terrestres, j’ose vous
     avouer, sans rougir, la faiblesse dont j’ai triomphé. Adieu, et si
     vous le pouvez, vivez heureux. Vous avez voulu plaire à deux
     reines, et vous avez trahi le cœur aimant pour obtenir le cœur
     orgueilleux. Prosternez-vous aux pieds d’Élisabeth, et puisse votre
     récompense ne pas devenir votre punition! Adieu, je n’ai plus de
     lien avec la terre».

Leicester reste seul après le départ de Marie; le sentiment de désespoir
et de honte qui l’accable peut à peine s’exprimer; il entend, il écoute
ce qui se passe dans la salle de l’exécution, et quand elle est
accomplie il tombe sans connaissance. On apprend ensuite qu’il est parti
pour la France, et la douleur qu’Élisabeth éprouve, en perdant celui
qu’elle aime, commence la punition de son crime.

Je ferai quelques observations sur cette imparfaite analyse d’une pièce,
dans laquelle le charme des vers ajoute beaucoup à tous les autres
genres de mérite. Je ne sais si l’on se permettrait en France de faire
un acte tout entier sur une situation décidée; mais ce repos de la
douleur, qui naît de la privation même de l’espérance, produit les
émotions les plus vraies et les plus profondes. Ce repos solennel permet
au spectateur, comme à la victime, de descendre en lui-même, et d’y
sentir tout ce que révèle le malheur.

La scène de la confession, et surtout de la communion, serait, avec
raison, tout à fait condamnée; mais ce n’est certes pas comme manquant
d’effet qu’on pourrait la blâmer: le pathétique qui se fonde sur la
religion nationale touche de si près le cœur que rien ne saurait
émouvoir davantage. Le pays le plus catholique, l’Espagne, et son poète
le plus religieux, Caldéron, qui était lui-même entré dans l’état
ecclésiastique, ont admis sur le théâtre les sujets et les cérémonies du
christianisme.

Il me semble que, sans manquer au respect qu’on doit à la religion
chrétienne, on pourrait se permettre de la faire entrer dans la poésie
et les beaux-arts, dans tout ce qui élève l’âme et embellit la vie. L’en
exclure, c’est imiter ces enfants qui croient ne pouvoir rien faire que
de grave et de triste dans la maison de leur père. Il y a de la religion
dans tout ce qui nous cause une émotion désintéressée; la poésie,
l’amour, la nature et la Divinité se réunissent dans notre cœur,
quelques efforts qu’on fasse pour les séparer; et si l’on interdit au
génie de faire résonner toutes ces cordes à la fois, l’harmonie complète
de l’âme ne se fera jamais sentir.

Cette reine Marie, que la France a vue si brillante, et l’Angleterre si
malheureuse, a été l’objet de mille poésies diverses, qui célèbrent ses
charmes et son infortune. L’histoire l’a peinte comme assez légère;
Schiller a donné plus de sérieux à son caractère, et le moment dans
lequel il la représente motive bien ce changement. Vingt années de
prison, et même vingt années de vie, de quelque manière qu’elles se
soient passées, sont presque toujours une sévère leçon.

Les adieux de Marie au comte de Leicester me paraissent l’une des plus
belles situations qui soient au théâtre. Il y a quelque douceur pour
Marie dans cet instant. Elle a pitié de Leicester, tout coupable qu’il
est; elle sent quel souvenir elle lui laisse, et cette vengeance du cœur
est permise. Enfin, au moment de mourir, et de mourir parce qu’il n’a
pas voulu la sauver, elle lui dit encore qu’elle l’aime; et si quelque
chose peut consoler de la séparation terrible à laquelle la mort nous
condamne, c’est la solennité qu’elle donne à nos dernières paroles:
aucun but, aucun espoir ne s’y mêle, et la vérité la plus pure sort de
notre sein avec la vie.




CHAPITRE XIX

_Jeanne d’Arc et la Fiancée de Messine._


Schiller, dans une pièce de vers pleine de charme, reproche aux Français
de n’avoir pas montré de reconnaissance pour Jeanne d’Arc. L’une des
plus belles époques de l’histoire, celle où la France et son roi Charles
VII furent délivrés du joug des étrangers, n’a point encore été célébrée
par un écrivain digne d’effacer le souvenir du poème de Voltaire; et
c’est un étranger qui a tâché de rétablir la gloire d’une héroïne
française, d’une héroïne dont le sort malheureux intéresserait pour
elle, quand ses exploits n’exciteraient pas un juste enthousiasme.
Shakespeare devait juger Jeanne d’Arc avec partialité, puisqu’il était
Anglais, et néanmoins il la représente, dans sa pièce historique de
Henri VI, comme une femme inspirée d’abord par le ciel, et corrompue
ensuite par le démon de l’ambition. Ainsi, les Français seuls ont laissé
déshonorer sa mémoire: c’est un grand tort de notre nation que de ne pas
résister à la moquerie, quand elle lui est présentée sous des formes
piquantes. Cependant il y a tant de place dans ce monde, et pour le
sérieux et pour la gaîté, qu’on pourrait se faire une loi de ne pas se
jouer de ce qui est digne de respect, sans se priver, pour cela, de la
liberté de la plaisanterie.

Le sujet de Jeanne d’Arc étant tout à la fois historique et merveilleux,
Schiller a entremêlé sa pièce de morceaux lyriques, et ce mélange
produit un très bel effet, même à la représentation. Nous n’avons guère
en français que le monologue de _Polyeucte_, ou les chœurs d’_Athalie_
et d’_Esther_ qui puissent nous en donner l’idée. La poésie dramatique
est inséparable de la situation qu’elle doit peindre; c’est le récit en
action, c’est le débat de l’homme avec le sort. La poésie lyrique
convient presque toujours aux sujets religieux; elle élève l’âme vers le
ciel, elle exprime je ne sais quelle résignation sublime qui nous saisit
souvent au milieu des passions les plus agitées, et nous délivre de nos
inquiétudes personnelles pour nous faire goûter un instant la paix
divine.

Sans doute, il faut prendre garde que la marche progrèssive de
l’intérêt ne puisse en souffrir; mais le but de l’art dramatique n’est
pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie:
le principal objet des événements représentés, c’est de servir à
développer les sentiments et les caractères. Le poète a donc raison de
suspendre quelquefois l’action théâtrale, pour faire entendre la musique
céleste de l’âme. On peut se recueillir dans l’art comme dans la vie, et
planer un moment au-dessus de tout ce qui se passe en nous-mêmes et
autour de nous.

L’époque historique dans laquelle Jeanne d’Arc a vécu est
particulièrement propre à faire ressortir le caractère français dans
toute sa beauté, lorsqu’une foi inaltérable, un respect sans bornes pour
les femmes, une générosité presque imprudente à la guerre, signalaient
cette nation en Europe.

Il faut se représenter une jeune fille de seize ans, d’une taille
majestueuse, mais avec des traits encore enfantins, un extérieur
délicat, et n’ayant d’autre force que celle qui lui vient d’en haut:
inspirée par la religion, poète dans ses actions, poète aussi dans ses
paroles, quand l’esprit divin l’anime; montrant dans ses discours tantôt
un génie admirable, tantôt l’ignorance absolue de tout ce que le ciel ne
lui a pas révélé. C’est ainsi que Schiller a conçu le rôle de Jeanne
d’Arc. Il la fait voir d’abord à Vaucouleurs dans l’habitation rustique
de son père, entendant parler des revers de la France, et s’enflammant à
ce récit. Son vieux père blâme sa tristesse, sa rêverie, son
enthousiasme. Il ne pénètre pas le secret de l’extraordinaire, et croit
qu’il y a du mal dans tout ce qu’il n’a pas l’habitude de voir. Un
paysan apporte un casque qu’une Bohémienne lui a remis d’une façon toute
mystérieuse. Jeanne d’Arc s’en saisit, elle le place sur sa tête, et sa
famille elle-même est étonnée de l’expression de ses regards.

Elle prophétise le triomphe de la France et la défaite de ses ennemis.
Un paysan, esprit fort, lui dit qu’il n’y a plus de miracle dans ce
monde. «Il y en aura encore un, s’écrie-t-elle; une blanche colombe va
paraître; et, avec la hardiesse d’un aigle, elle combattra les vautours
qui déchirent la patrie. Il sera renversé cet orgueilleux duc de
Bourgogne traître à la France; ce Talbot aux cent bras, le fléau du
ciel; ce Salisbury blasphémateur: toutes ces hordes insulaires seront
dispersées comme un troupeau de brebis. Le Seigneur, le Dieu des
combats, sera toujours avec la colombe. Il daignera choisir une créature
tremblante, et triomphera par une faible fille, car il est le
Tout-Puissant».

Les sœurs de Jeanne d’Arc s’éloignent, et son père lui commande de
s’occuper de ses travaux champêtres, et de rester étrangère à tous ces
grands événements, dont les pauvres bergers ne doivent pas se mêler. Il
sort, Jeanne d’Arc reste seule; et, prête à quitter pour jamais le
séjour de son enfance, un sentiment de regret la saisit.

«Adieu, dit-elle, vous, contrées qui me fûtes si chères; vous,
montagnes; vous tranquilles et fidèles vallées, adieu! Jeanne d’Arc ne
viendra plus parcourir vos riantes prairies. Vous, fleurs que j’ai
plantées, prospérez loin de moi. Je vous quitte, grotte sombre,
fontaines rafraîchissantes. Écho, toi, la voix pure de la vallée, qui
répondais à mes chants, jamais ces lieux ne me reverront. Vous, l’asile
de toutes mes innocentes joies, je vous laisse pour toujours: que mes
agneaux se dispersent dans les bruyères, un autre troupeau me réclame;
l’esprit saint m’appelle à la sanglante carrière du péril.

«Ce n’est point un désir vaniteux ni terrestre qui m’attire, c’est la
voix de celui qui s’est montré à Moïse dans le buisson ardent du mont
Horeb, et lui a commandé de résister à Pharaon. C’est lui qui, toujours
favorable aux bergers, appela le jeune David pour combattre le géant.
Il m’a dit aussi:--Pars et rends témoignage à mon nom sur la terre. Tes
membres doivent être renfermés dans le rude airain. Le fer doit couvrir
ton sein délicat. Aucun homme ne doit faire éprouver à ton cœur les
flammes de l’amour. La couronne de l’hyménée n’ornera jamais ta
chevelure. Aucun enfant chéri ne reposera sur ton sein; mais, parmi
toutes les femmes de la terre, tu recevras seule en partage les lauriers
des combats. Quand les plus courageux se lassent, quand l’heure fatale
de la France semble approcher, c’est toi qui porteras mon oriflamme: et
tu abattras les orgueilleux conquérants, comme les épis tombent au jour
de la moisson. Tes exploits changeront la roue de la fortune, tu vas
apporter le salut aux héros de la France, et, dans Reims délivrée,
placer la couronne sur la tête de ton roi.

«C’est ainsi que le ciel s’est fait entendre à moi. Il m’a envoyé ce
casque comme un signe de sa volonté. La trempe miraculeuse de ce fer me
communique sa force, et l’ardeur des anges guerriers m’enflamme; je vais
me précipiter dans le tourbillon des combats; il m’entraîne avec
l’impétuosité de l’orage. J’entends la voix des héros qui m’appelle; le
cheval belliqueux frappe la terre, et la trompette résonne».

Cette première scène est un prologue, mais elle est inséparable de la
pièce; il fallait mettre en action l’instant où Jeanne d’Arc prend sa
résolution solennelle: se contenter d’en faire un récit, ce serait ôter
le mouvement et l’impulsion qui transportent le spectateur dans la
disposition qu’exigent les merveilles auxquelles il doit croire.

La pièce de Jeanne d’Arc marche toujours d’après l’histoire, jusqu’au
couronnement à Reims. Le caractère d’Agnès Sorel est peint avec
élévation et délicatesse; il fait ressortir la pureté de Jeanne d’Arc:
car toutes les qualités de ce monde disparaissent à côté des vertus
vraiment religieuses. Il y a un troisième caractère de femme qu’on
ferait bien de supprimer en entier, c’est celui d’Isabeau de Bavière; il
est grossier, et le contraste est beaucoup trop fort pour produire de
l’effet. Il faut opposer Jeanne d’Arc à Agnès Sorel, l’amour divin à
l’amour terrestre; mais la haine et la perversité, dans une femme, sont
au-dessous de l’art; il se dégrade en les peignant.

Shakespeare a donné l’idée de la scène dans laquelle Jeanne d’Arc ramène
le duc de Bourgogne à la fidélité qu’il doit à son roi; mais Schiller
l’a exécutée d’une façon admirable. La vierge d’Orléans veut réveiller
dans l’âme du duc cet attachement à la France, qui était si puissant
alors dans tous les généreux habitants de cette belle contrée.

«Que prétends-tu? lui dit-elle: quel est donc l’ennemi que cherche ton
regard meurtrier? Ce prince que tu veux attaquer est comme toi de la
race royale; tu fus son compagnon d’armes. Son pays est le tien:
moi-même, ne suis-je pas une fille de ta patrie? Nous tous que tu veux
anéantir, ne sommes-nous pas tes amis? Nos bras sont prêts à s’ouvrir
pour te recevoir, nos genoux à se plier humblement devant toi. Notre
épée est sans pointe contre ton cœur; ton aspect nous intimide, et sous
un casque ennemi, nous respectons encore dans tes traits la ressemblance
avec nos rois».

Le duc de Bourgogne repousse les prières de Jeanne d’Arc, dont il craint
la séduction surnaturelle.

«Ce n’est point, lui dit-elle, ce n’est point la nécessité qui me courbe
à tes pieds, je n’y viens point comme une suppliante. Regarde autour de
toi. Le camp des Anglais est en cendres, et vos morts couvrent le champ
de bataille; tu entends de toutes parts les trompettes guerrières des
Français: Dieu a décidé, la victoire est à nous. Nous voulons partager
avec notre ami les lauriers que nous avons conquis. Oh! viens avec nous,
noble transfuge; viens, c’est avec nous que tu trouveras la justice et
la victoire: moi, l’envoyée de Dieu, je tends vers toi ma main de sœur.
Je veux, en te sauvant, t’attirer de notre côté. Le ciel est pour la
France. Des anges que tu ne vois pas combattent pour notre roi; ils sont
tous parés de lis. L’étendard de notre noble cause est blanc aussi comme
le lis, et la Vierge pure est son chaste symbole.


LE DUC DE BOURGOGNE.

«Les mots trompeurs du mensonge sont pleins d’artifices; mais le langage
de cette femme est simple comme celui d’un enfant, et si le mauvais
génie l’inspire, il sait lui souffler les paroles de l’innocence: non,
je ne veux plus l’entendre. Aux armes! je me défendrai mieux en la
combattant qu’en l’écoutant.


JEANNE.

«Tu m’accuses de magie! tu crois voir en moi les artifices de l’enfer!
Fonder la paix, réconcilier les haines, est-ce donc là l’œuvre de
l’enfer? La concorde viendrait-elle du séjour des damnés? Qu’y a-t-il
d’innocent, de sacré, d’humainement bon, si ce n’est de se dévouer pour
sa patrie? Depuis quand la nature est-elle si fort en combat avec
elle-même, que le ciel abandonne la bonne cause et que le démon la
défende? Si ce que je te dis est vrai, dans quelle source l’ai-je puisé?
qui fut la compagne de ma vie pastorale? qui donc instruisit la simple
fille d’un berger dans les choses royales? Jamais je ne m’étais
présentée devant les souverains, l’art de la parole m’est étranger; mais
à présent que j’ai besoin de t’émouvoir, une pénétration profonde
m’éclaire; je m’élève aux pensées les plus hautes; la destinée des
empires et des rois apparaît lumineuse à mes regards, et, à peine sortie
de l’enfance, je puis diriger la foudre du ciel contre ton cœur».

A ces mots le duc de Bourgogne est ému, troublé. Jeanne d’Arc s’en
aperçoit, et s’écrie: «Il a pleuré, il est vaincu; il est à nous». Les
Français inclinent devant lui leurs épées et leurs drapeaux. Charles
VII paraît, et le duc de Bourgogne se précipite à ses pieds.

Je regrette pour nous que ce ne soit pas un Français qui ait conçu cette
scène; mais que de génie, et surtout que de naturel ne faut-il pas pour
s’identifier ainsi avec tout ce qu’il y a de beau et de vrai dans tous
les pays et dans tous les siècles!

Talbot, que Schiller représente comme un guerrier athée, intrépide
contre le ciel même, méprisant la mort, bien qu’il la trouve horrible;
Talbot, blessé par Jeanne d’Arc, meurt sur le théâtre en blasphémant.
Peut-être eût-il mieux valu suivre la tradition, qui dit que Jeanne
d’Arc n’avait jamais versé le sang humain, et triomphait sans tuer. Un
critique, d’un goût pur et sévère, a reproché aussi à Schiller d’avoir
montré Jeanne d’Arc sensible à l’amour, au lieu de la faire mourir
martyre, sans qu’aucun sentiment l’eût jamais distraite de sa mission
divine: c’est ainsi qu’il aurait fallu la peindre dans un poème; mais je
ne sais si une âme tout à fait sainte ne produirait pas dans une pièce
de théâtre le même effet que des êtres merveilleux ou allégoriques, dont
on prévoit d’avance toutes les actions, et qui, n’étant point agités par
les passions humaines, ne nous présentent point le combat ni l’intérêt
dramatique.

Parmi les nobles chevaliers de la cour de France, le preux Dunois
s’empresse le premier à demander à Jeanne d’Arc de l’épouser, et, fidèle
à ses vœux, elle le refuse. Un jeune Montgommery, au milieu d’une
bataille, la supplie de l’épargner, et lui peint la douleur que sa mort
va causer à son père; Jeanne d’Arc rejette sa prière, et montre dans
cette occasion plus d’inflexibilité que son devoir ne l’exige; mais au
moment de frapper un jeune Anglais, Lionel, elle se sent tout à coup
attendrie par sa figure, et l’amour entre dans son cœur. Alors toute sa
puissance est détruite. Un chevalier noir comme le destin lui apparaît
dans le combat, et lui conseille de ne pas aller à Reims. Elle y va
néanmoins; la pompe solennelle du couronnement passe sur le théâtre;
Jeanne d’Arc marche au premier rang, mais ses pas sont chancelants; elle
porte en tremblant l’étendard sacré, et l’on sent que l’esprit divin ne
la protège plus.

Avant d’entrer dans l’église, elle s’arrête et reste seule sur la scène.
On entend de loin les instruments de fête qui accompagnent la cérémonie
du sacre, et Jeanne d’Arc prononce des plaintes harmonieuses, pendant
que le son des flûtes et des hautbois plane doucement dans les airs.

«Les armes sont déposées, la tempête de la guerre se tait, les chants et
les danses succèdent aux combats sanguinaires. Des refrains joyeux se
font entendre dans les rues; l’autel et l’église sont parés dans tout
l’éclat d’une fête; des couronnes de fleurs sont suspendues aux
colonnes: cette vaste ville ne contient qu’à peine le nombre des hôtes
étrangers qui se précipitent pour être les témoins de l’allégresse
populaire; un même sentiment remplit tous les cœurs; et ceux que
séparait jadis une haine meurtrière se réunissent maintenant dans la
félicité universelle: celui qui peut se nommer Français en est fier;
l’antique éclat de la couronne est renouvelé, et la France obéit avec
gloire au petit-fils de ses rois.

«C’est par moi que ce jour magnifique est arrivé, et cependant je ne
partage point le bonheur public. Mon cœur est changé, mon coupable cœur
s’éloigne de cette solennité sainte, et c’est vers le camp des Anglais,
c’est vers nos ennemis que se tournent toutes mes pensées. Je dois me
dérober au cercle joyeux qui m’entoure, pour cacher à tous la faute qui
pèse sur mon cœur. Qui? moi! libératrice de mon pays, animée par le
rayon du ciel, dois-je sentir une flamme terrestre? Moi, guerrière du
Très-Haut, brûler pour l’ennemi de la France! puis-je encore regarder la
chaste lumière du soleil!

«Hélas! comme cette musique m’enivre! Les sons les plus doux me
rappellent sa voix, et leur enchantement semble m’offrir ses traits. Que
l’orage de la guerre éclate de nouveau; que le bruit des lances
retentisse autour de moi; dans l’ardeur du combat je retrouverai mon
courage; mais ces accords harmonieux s’insinuent dans mon sein, et
changent en mélancolie toutes les puissances de mon cœur.

«Ah! pourquoi donc ai-je vu ce noble visage? Dès cet instant j’ai été
coupable. Malheureuse! Dieu veut un instrument aveugle; c’est avec des
yeux aveugles que tu devais obéir. Tu l’as regardé, c’en est fait, la
paix de Dieu s’est retirée de toi; et les pièges de l’enfer t’ont
saisie. Ah! simple houlette des bergers, pourquoi vous ai-je échangée
contre une épée? Pourquoi, reine du ciel, m’es-tu jamais apparue?
Pourquoi donc ai-je entendu ta voix dans la forêt des chênes? Reprends
ta couronne, je ne puis la mériter. Oui, je vois le ciel ouvert, je vois
les bienheureux, et mes espérances sont dirigées vers la terre! O Vierge
sainte, tu m’imposas cette vocation cruelle; pouvais-je endurcir ce cœur
que le ciel avait créé pour aimer? Si tu veux manifester ta puissance,
prends pour organes ceux qui, dégagés du péché, habitent dans ta demeure
éternelle; envoie tes esprits immortels et purs, étrangers aux passions
comme aux larmes. Mais ne choisis pas la faible fille, ne choisis point
le cœur sans force d’une bergère. Que me faisaient les destins des
combats et les querelles des rois! Tu as troublé ma vie, tu m’as
entraînée dans les palais des princes, et là j’ai trouvé la séduction et
l’erreur. Ah! ce n’était pas moi qui avais voulu ce sort».

Ce monologue est un chef-d’œuvre de poésie; un même sentiment ramène
naturellement aux mêmes expressions; et c’est en cela que les vers
s’accordent si bien avec les affections de l’âme: car ils transforment
en une harmonie délicieuse ce qui pourrait paraître monotone dans le
simple langage de la prose. Le trouble de Jeanne d’Arc va toujours
croissant. Les honneurs qu’on lui rend, la reconnaissance qu’on lui
témoigne, rien ne peut la rassurer, quand elle se sent abandonnée par la
main toute-puissante qui l’avait élevée. Enfin, ses funestes
pressentiments s’accomplissent, et de quelle manière!

Il faut, pour concevoir l’effet terrible de l’accusation de sorcellerie,
se transporter dans les siècles où le soupçon de ce crime mystérieux
planait sur toutes les choses extraordinaires. La croyance au mauvais
principe, telle qu’elle existait alors, supposait la possibilité d’un
culte affreux envers l’enfer; les objets effrayants de la nature en
étaient le symbole, et des signes bizarres le langage. On attribuait à
cette alliance avec le démon toutes les prospérités de la terre dont la
cause n’était pas bien connue. Le mot de magie désignait l’empire du mal
sans bornes, comme la Providence le règne du bonheur infini. Cette
imprécation, _elle est sorcière, il est sorcier_, devenue ridicule de
nos jours, faisait frissonner il y a quelques siècles; tous les liens
les plus sacrés se brisaient quand ces paroles étaient prononcées: nul
courage ne les bravait, et le désordre qu’elles mettaient dans les
esprits était tel, qu’on eût dit que les démons de l’enfer
apparaissaient réellement, quand on croyait les voir apparaître.

Le malheureux fanatique, père de Jeanne d’Arc, est saisi par la
superstition du temps; et, loin d’être fier de la gloire de sa fille, il
se présente lui-même au milieu des chevaliers et des seigneurs de la
cour, pour accuser Jeanne d’Arc de sorcellerie. A l’instant, tous les
cœurs se glacent d’effroi; les chevaliers, compagnons d’armes de Jeanne
d’Arc, la pressent de se justifier, et elle se tait. Le roi l’interroge,
et elle se tait. L’archevêque la supplie de jurer sur le crucifix
qu’elle est innocente, et elle se tait. Elle ne veut pas se défendre du
crime dont elle est faussement accusée, quand elle se sent coupable d’un
autre crime que son cœur ne peut se pardonner. Le tonnerre se fait
entendre, l’épouvante s’empare du peuple, Jeanne d’Arc est bannie de
l’empire qu’elle vient de sauver. Nul n’ose s’approcher d’elle. La foule
se disperse; l’infortunée sort de la ville; elle erre dans la campagne;
et lorsque, abîmée de fatigue, elle accepte une boisson rafraîchissante,
un enfant qui la reconnaît arrache de ses mains ce faible soulagement.
On dirait que le souffle infernal dont on la croit environnée peut
souiller tout ce qu’elle touche, et précipiter dans l’abîme éternel
quiconque oserait la secourir. Enfin, poursuivie d’asile en asile, la
libératrice de la France tombe au pouvoir de ses ennemis.

Jusque-là cette _tragédie romantique_, c’est ainsi que Schiller l’a
nommée, est remplie de beautés du premier ordre: on peut bien y trouver
quelques longueurs (jamais les auteurs allemands ne sont exempts de ce
défaut); mais on voit passer devant soi des événements si remarquables,
que l’imagination s’exalte à leur hauteur, et que, ne jugeant plus cette
pièce comme ouvrage de l’art, on considère le merveilleux tableau
qu’elle renferme comme un nouveau reflet de la sainte inspiration de
l’héroïne. Le seul défaut grave qu’on puisse reprocher à ce drame
lyrique, c’est le dénouement: au lieu de prendre celui qui était donné
par l’histoire, Schiller suppose que Jeanne d’Arc, enchaînée par les
Anglais, brise miraculeusement ses fers, va rejoindre le camp des
Français, décide la victoire en leur faveur, et reçoit une blessure
mortelle. Le merveilleux d’invention, à côté du merveilleux transmis par
l’histoire, ôte à ce sujet quelque chose de sa gravité. D’ailleurs, qu’y
avait-il de plus beau que la conduite et les réponses mêmes de Jeanne
d’Arc, lorsqu’elle fut condamnée à Rouen par les grands seigneurs
anglais et les évêques normands?

L’histoire raconte que cette jeune fille réunit le courage le plus
inébranlable à la douleur la plus touchante; elle pleurait comme une
femme, mais elle se conduisait comme un héros. On l’accusa de s’être
livrée à des pratiques superstitieuses, et elle repoussa cette
inculpation avec les arguments dont une personne éclairée pourrait se
servir de nos jours; mais elle persista toujours à déclarer qu’elle
avait eu des révélations intimes, qui l’avaient décidée dans le choix de
sa carrière. Abattue par l’horreur du supplice qui la menaçait, elle
rendit constamment témoignage devant les Anglais à l’énergie des
Français, aux vertus du roi de France, qui cependant l’avait abandonnée.
Sa mort ne fut ni celle d’un guerrier ni celle d’un martyr; mais, à
travers la douceur et la timidité de son sexe, elle montra dans les
derniers moments une force d’inspiration presque aussi étonnante que
celle dont on l’accusait comme d’une sorcellerie. Quoi qu’il en soit, le
simple récit de sa fin émeut bien plus que le dénouement de Schiller.
Lorsque la poésie veut ajouter à l’éclat d’un personnage historique, il
faut du moins qu’elle lui conserve avec soin la physionomie qui le
caractérise: car la grandeur n’est vraiment frappante que quand on sait
lui donner l’air naturel. Or, dans le sujet de Jeanne d’Arc, c’est le
fait véritable qui non seulement a plus de naturel, mais plus de
grandeur que la fiction.

       *       *       *       *       *

_La Fiancée de Messine_ a été composée d’après un système dramatique
tout à fait différent de celui que Schiller avait suivi jusqu’alors, et
auquel il est heureusement revenu. C’est pour faire admettre les chœurs
sur la scène qu’il a choisi un sujet dans lequel il n’y a de nouveau que
les noms; car c’est, au fond, la même chose que _les Frères ennemis_.
Seulement Schiller a introduit de plus une sœur dont les deux frères
deviennent amoureux, sans savoir qu’elle est leur sœur, et l’un tue
l’autre par jalousie. Cette situation terrible en elle-même est
entremêlée de chœurs qui font partie de la pièce. Ce sont les serviteurs
des deux frères qui interrompent et glacent l’intérêt par leurs
discussions mutuelles. La poésie lyrique qu’ils récitent tous à la fois
est superbe; mais ils n’en sont pas moins, quoi qu’ils disent, des
chœurs de chambellans. Le peuple entier peut seul avoir cette dignité
indépendante, qui lui permet d’être un spectateur impartial. Le chœur
doit représenter la postérité. Si des affections personnelles
l’animaient, il serait nécessairement ridicule; car on ne concevrait pas
comment plusieurs personnes diraient la même chose en même temps, si
leurs voix n’étaient pas censées être l’interprète impossible des
vérités éternelles.

Schiller, dans la préface qui précède _la Fiancée de Messine_, se plaint
avec raison de ce que nos usages modernes n’ont plus ces formes
populaires qui les rendaient si poétiques chez les anciens.

«Les palais, dit-il, sont fermés; les tribunaux ne se tiennent plus en
plein air, devant les portes de la ville; les écrits ont pris la place
de la parole vivante; le peuple lui-même, cette masse si forte et si
visible, n’est presque plus qu’une idée abstraite, et les divinités des
mortels n’existent plus que dans leur cœur. Il faut que le poète ouvre
les palais, replace les juges sous la voûte du ciel, relève les statues
des dieux, ranime enfin les images qui partout ont fait place aux
idées».

Ce désir d’un autre temps, d’un autre pays, est un sentiment poétique.
L’homme religieux a besoin du ciel, et le poète d’une autre terre: mais
on ignore quel culte et quel siècle _la Fiancée de Messine_ nous
représente; elle sort des usages modernes, sans nous placer dans les
temps antiques. Le poète y a mêlé toutes les religions ensemble; et
cette confusion détruit la haute unité de la tragédie, celle de la
destinée qui conduit tout. Les événements sont atroces, et cependant
l’horreur qu’ils inspirent est tranquille. Le dialogue est aussi long,
aussi développé que si l’affaire de tous était de parler en beaux vers;
et qu’on aimât, qu’on fût jaloux, qu’on haït son frère, qu’on le tuât,
sans quitter la sphère des réflexions générales et des sentiments
philosophiques.

Il y a néanmoins dans _la Fiancée de Messine_ des traces admirables du
beau génie de Schiller. Quand l’un des frères a été tué par son frère
jaloux, on apporte le mort dans le palais de la mère; elle ne sait point
encore qu’elle a perdu son fils, et c’est ainsi que le chœur qui précède
le cercueil le lui annonce:

«De tout côté le malheur parcourt les villes. Il erre en silence autour
des habitations des hommes: aujourd’hui c’est à celle-ci qu’il frappe,
demain c’est à celle-là; aucune n’est épargnée. Le messager douloureux
et funeste tôt ou tard passera le seuil de la porte où demeure un
vivant. Quand les feuilles tombent dans la saison prescrite, quand les
vieillards affaiblis descendent dans le tombeau, la nature obéit en paix
à ses antiques lois, à son éternel usage, l’homme n’en est point
effrayé; mais sur cette terre, c’est le malheur imprévu qu’il faut
craindre. Le meurtre, d’une main violente, brise les liens les plus
sacrés, et la mort vient enlever dans la barque du Styx le jeune homme
florissant. Quand les nuages amoncelés couvrent le ciel de deuil, quand
le tonnerre retentit dans les abîmes, tous les cœurs sentent la force
redoutable de la destinée; mais la foudre enflammée peut partir des
hauteurs sans nuages, et le malheur s’approche comme un ennemi rusé, au
milieu des jours de fête.

«N’attache donc point ton cœur à ces biens dont la vie passagère est
ornée. Si tu jouis, apprends à perdre, et si la fortune est avec toi,
songe à la douleur».

Quand le frère apprend que celle dont il était amoureux, et pour
laquelle il a tué son frère, est sa sœur, son désespoir n’a point de
bornes, et il se résout à mourir. Sa mère veut lui pardonner, sa sœur
lui demande de vivre; mais il se mêle à ses remords un sentiment d’envie
qui le rend encore jaloux de celui qui n’est plus.

«Ma mère, dit-il, quand le même tombeau renfermera le meurtrier et la
victime, quand une même voûte couvrira nos cendres réunies, ta
malédiction sera désarmée. Tes pleurs couleront également pour tes deux
fils: la mort est un puissant médiateur! elle éteint les flammes de la
colère, elle réconcilie les ennemis, et la pitié se penche comme une
sœur attendrie sur l’urne qu’elle embrasse».

Sa mère le presse encore de ne pas l’abandonner.--«Non, lui dit-il, je
ne puis vivre avec un cœur brisé. Il faut que je retrouve la joie, et
que je m’unisse avec les esprits libres de l’air. L’envie a empoisonné
ma jeunesse; cependant tu partageais justement ton amour entre nous
deux. Penses-tu que je pusse supporter maintenant l’avantage que tes
regrets donnent à mon frère sur moi? La mort nous sanctifie; dans son
palais indestructible, ce qui était mortel et souillé se change en un
cristal pur et brillant; les erreurs de la misérable humanité
disparaissent. Mon frère serait au-dessus de moi dans ton cœur, comme
les étoiles sont au-dessus de la terre, et l’ancienne rivalité qui nous
a séparés pendant la vie renaîtrait pour me dévorer sans relâche. Il
serait par delà ce monde, il serait dans ton souvenir l’enfant chéri,
l’enfant immortel».

La jalousie qu’inspire un mort est un sentiment plein de délicatesse et
de vérité. Qui pourrait en effet triompher des regrets? Les vivants
égaleront-ils jamais la beauté de l’image céleste que l’ami qui n’est
plus a laissée dans notre cœur? Ne nous a-t-il pas dit:--Ne m’oubliez
pas.--N’est-il pas là sans défense? Où vit-il sur cette terre, si ce
n’est dans le sanctuaire de notre âme? Et qui, parmi les heureux de ce
monde, s’unirait jamais à nous aussi intimement que son souvenir?




CHAPITRE XX

_Guillaume Tell._


Le _Guillaume Tell_ de Schiller est revêtu de ces couleurs vives et
brillantes qui transportent l’imagination dans les contrées pittoresques
où la respectable conjuration du Rütli s’est passée. Dès les premiers
vers, on croit entendre résonner les cors des Alpes. Ces nuages qui
partagent les montagnes, et cachent la terre d’en bas à la terre la plus
voisine du ciel; ces chasseurs de chamois poursuivant leur proie légère
à travers les abîmes; cette vie tout à la fois pastorale et guerrière,
qui combat avec la nature, et reste en paix avec les hommes: tout
inspire un intérêt animé pour la Suisse; et l’unité d’action, dans cette
tragédie, tient à l’art d’avoir fait de la nation même un personnage
dramatique.

La hardiesse de Tell est brillamment signalée au premier acte de la
pièce. Un malheureux proscrit, que l’un des tyrans subalternes de la
Suisse a dévoué à la mort, veut se sauver de l’autre côté du rivage, où
il peut trouver un asile. L’orage est si violent qu’aucun batelier n’ose
se risquer à traverser le lac pour le conduire. Tell voit sa détresse,
se hasarde avec lui sur les flots, et le fait heureusement aborder à
l’autre rive. Tell est étranger à la conjuration que l’insolence de
Gessler fait naître. Stauffacher, Walther Fürst et Arnold de Melchtal
préparent la révolte. Tell en est le héros, mais non pas l’auteur; il ne
pense point à la politique, il ne songe à la tyrannie que quand elle
trouble sa vie paisible; il la repousse de son bras, quand il éprouve
son atteinte; il la juge, il la condamne à son propre tribunal; mais il
ne conspire pas.

Arnold de Melchtal, l’un des conjurés, s’est retiré chez Walther; il a
été obligé de quitter son père, pour échapper aux satellites de Gessler;
il s’inquiète de l’avoir laissé seul; il demande avec anxiété de ses
nouvelles, quand tout à coup il apprend que, pour punir le vieillard de
ce que son fils s’est soustrait au décret lancé contre lui, les
barbares, avec un fer brûlant, l’ont privé de la vue. Quel désespoir,
quelle rage peut égaler ce qu’il éprouve! Il faut qu’il se venge. S’il
délivre sa patrie, c’est pour tuer les tyrans qui ont aveuglé son père;
et quand les trois conjurés se lient par le serment solennel de mourir
ou d’affranchir leurs citoyens du joug affreux de Gessler, Arnold
s’écrie:

«Oh! mon vieux père aveugle, tu ne peux plus voir le jour de la liberté;
mais nos cris de ralliement parviendront jusqu’à toi. Quand des Alpes
aux Alpes des signaux de feu nous appelleront aux armes, tu entendras
tomber les citadelles de la tyrannie. Les Suisses, en se pressant autour
de ta cabane, feront retentir à ton oreille leurs transports de joie, et
les rayons de cette fête pénétreront encore jusque dans la nuit qui
t’environne».

Le troisième acte est rempli par l’action principale de l’histoire et de
la pièce. Gessler a fait élever un chapeau sur une pique, au milieu de
la place publique, avec ordre que tous les paysans le saluent. Tell
passe devant ce chapeau sans se conformer à la volonté du gouverneur
autrichien; mais, c’est seulement par inadvertance qu’il ne s’y soumet
pas, car il n’était pas dans le caractère de Tell, au moins dans celui
que Schiller lui a donné, de manifester aucune opinion politique:
sauvage et indépendant comme les chevreuils des montagnes, il vivait
libre, mais il ne s’occupait point du droit qu’il avait de l’être. Au
moment où Tell est accusé de n’avoir pas salué le chapeau, Gessler
arrive, portant un faucon sur sa main: déjà cette circonstance fait
tableau et transporte dans le moyen âge. Le pouvoir terrible de Gessler
est singulièrement en contraste avec les mœurs si simples de la Suisse,
et l’on s’étonne de cette tyrannie en plein air, dont les vallées et les
montagnes sont les solitaires témoins.

On raconte à Gessler la désobéissance de Tell, et Tell s’excuse en
affirmant que ce n’est point avec intention, mais par ignorance, qu’il
n’a point fait le salut commandé. Gessler, toujours irrité, lui dit,
après quelques moments de silence:--Tell, on assure que tu es maître
dans l’art de tirer de l’arbalète, et que jamais ta flèche n’a manqué
d’atteindre au but.--Le fils de Tell, âgé de douze ans, s’écrie, tout
orgueilleux de l’habileté de son père:--Cela est vrai, seigneur; il
perce une pomme sur l’arbre à cent pas.--Est-ce là ton enfant? dit
Gessler:--Oui, seigneur, répond Tell--En as-tu d’autres?--TELL: Deux
garçons, seigneur?--GESSLER: Lequel des deux t’est le plus cher?--TELL:
Tous les deux sont mes enfants.--GESSLER: Hé bien, Tell, puisque tu
perces une pomme sur l’arbre à cent pas, exerce ton talent devant moi;
prends ton arbalète, aussi bien tu l’as déjà dans ta main, et
prépare-toi à tirer une pomme sur la tête de ton fils; mais, je te le
conseille, vise bien; car si tu n’atteins pas ou la pomme ou ton fils,
tu périras.--TELL: Seigneur, quelle action monstrueuse me
commandez-vous! Qui! moi, lancer une flèche contre mon enfant! Non, non,
vous ne le voulez pas, Dieu vous en préserve! ce n’est pas sérieusement,
seigneur, que vous exigez cela d’un père.--GESSLER: Tu tireras la pomme
sur la tête de ton fils; je le demande et je le veux.--TELL: Moi viser
la tête chérie de mon enfant! ah! plutôt mourir.--GESSLER: Tu dois
tirer, ou périr à l’instant même avec ton fils.--TELL: Je serais le
meurtrier de mon fils! Seigneur, vous n’avez pas d’enfants, vous ne
savez point ce qu’il y a dans le cœur d’un père.--GESSLER: Ah Tell! te
voilà tout à coup bien prudent; on m’avait dit que tu étais un rêveur,
que tu aimais l’extraordinaire; hé bien! je t’en donne l’occasion,
essaie ce coup hardi, vraiment digne de toi.

Tous ceux qui entourent Gessler ont pitié de Tell, et tâchent
d’attendrir le barbare qui le condamne au plus affreux supplice; le
vieillard, grand’père de l’enfant, se jette aux pieds de Gessler;
l’enfant sur la tête duquel la pomme doit être tirée le relève et lui
dit:--Ne vous mettez point à genoux devant cet homme; qu’on me dise
seulement où je dois me placer: je ne crains rien pour moi; mon père
atteint l’oiseau dans son vol, il ne manquera pas son coup quand il
s’agit du cœur de son enfant.--Stauffacher s’avance et dit:--Seigneur,
l’innocence de cet enfant ne vous touche-t-elle pas?--GESSLER: Qu’on
l’attache à ce tilleul.--L’ENFANT: Pourquoi me lier? laissez-moi libre,
je me tiendrai tranquille comme un agneau; mais si l’on veut
m’enchaîner, je me débattrai avec violence.--Rodolphe, l’écuyer de
Gessler, dit à l’enfant:--Consens au moins à ce qu’on te bande les
yeux.--Non, répond l’enfant, non; crois-tu que je redoute le trait qui
va partir de la main de mon père? Je ne sourcillerai pas en l’attendant.
Allons, mon père, montre comme tu sais tirer de l’arc; ils ne le croient
pas, ils se flattent de nous perdre; hé bien, trompe leur méchant
espoir; que la flèche soit lancée, et qu’elle atteigne au but.--Allons.

L’Enfant se place sous le tilleul, et l’on pose la pomme sur sa tête;
alors les Suisses se pressent de nouveau autour de Gessler pour en
obtenir la grâce de Tell.--Pensais-tu, dit Gessler en s’adressant à
Tell, pensais-tu que tu pourrais te servir impunément des armes
meurtrières? Elles sont dangereuses aussi pour celui qui les porte; ce
droit insolent d’être armé, que les paysans s’arrogent, offense le
maître de ses contrées; celui qui commande doit seul être armé. Vous
vous réjouissez tant de votre arc et de vos flèches, c’est à moi de
vous donner un but pour les exercer.--Faites place, s’écrie Tell, faites
place.--Tous les spectateurs frémissent. Il veut tendre son arc, la
force lui manque; un vertige l’empêche de voir; il conjure Gessler de
lui accorder la mort. Gessler est inflexible. Tell hésite encore
longtemps, dans, une affreuse anxiété: tantôt il regarde Gessler, tantôt
le ciel, puis tout à coup il tire de son carquois une seconde flèche et
la met dans sa ceinture. Il se penche en avant, comme s’il voulait
suivre le trait qu’il lance; la flèche part, le peuple s’écrie:--Vive
l’enfant!--Le fils s’élance dans les bras de son père, et lui dit:--Mon
père, voici la pomme que ta flèche a percée; je savais bien que tu ne me
blesserais pas.--Le père anéanti tombe à terre, tenant son enfant dans
ses bras. Les compagnons de Tell le relèvent, et le félicitent. Gessler
s’approche, et lui demande dans quel dessein il avait préparé une
seconde flèche. Tell refuse de le dire. Gessler insiste. Tell demande
une sauvegarde pour sa vie, s’il répond avec vérité; Gessler l’accorde.
Tell alors, le regardant avec des yeux vengeurs, lui dit:--Je voulais
lancer contre vous cette flèche, si la première avait frappé mon fils;
et, croyez-moi, celle-là ne vous aurait pas manqué.--Gessler, furieux à
ces mots, ordonne que Tell soit conduit en prison.

Cette scène a, comme on peut le voir, toute la simplicité d’une histoire
racontée dans une ancienne chronique. Tell n’est point représenté comme
un héros de tragédie, il n’avait point voulu braver Gessler: il
ressemble en tout à ce que sont d’ordinaire les paysans de l’Helvétie,
calmes dans leurs habitudes, amis du repos, mais terribles quand on
agite dans leur âme les sentiments que la vie champêtre y tient
assoupis. On voit encore près d’Altorf, dans le canton d’Uri, une statue
de pierre grossièrement travaillée, qui représente Tell et son fils,
après que la pomme a été tirée. Le père tient d’une main son fils, et de
l’autre il presse son arc sur son cœur, pour le remercier de l’avoir si
bien servi.

Tell est conduit enchaîné sur la même barque dans laquelle Gessler
traverse le lac de Lucerne; l’orage éclate pendant le passage; l’homme
barbare a peur et demande du secours à sa victime: on détache les liens
de Tell, il conduit lui-même la barque au milieu de la tempête, et
s’approchant des rochers il s’élance sur le rivage escarpé. Le récit de
cet événement commence le quatrième acte. A peine arrivé dans sa
demeure, Tell est averti qu’il ne peut espérer d’y vivre en paix avec sa
femme et ses enfants, et c’est alors qu’il prend la résolution de tuer
Gessler. Il n’a point pour but d’affranchir son pays du joug étranger,
il ne sait pas si l’Autriche doit ou non gouverner la Suisse; il sait
qu’un homme a été injuste envers un homme; il sait qu’un père a été
forcé de lancer une flèche près du cœur de son enfant, et il pense que
l’auteur d’un tel forfait doit périr.

Son monologue est superbe: il frémit du meurtre, et cependant il n’a pas
le moindre doute sur la légitimité de sa résolution. Il compare
l’innocent usage qu’il a fait jusqu’à ce jour de sa flèche, à la chasse
et dans les jeux, avec la sévère action qu’il va commettre: il s’assied
sur un banc de pierre, pour attendre au détour d’un chemin Gessler qui
doit passer.--«Ici, dit-il, s’arrête le pèlerin, qui continue son voyage
après un court repos; le moine pieux qui va pour accomplir sa mission
sainte, le marchand qui vient des pays lointains, et traverse cette
route pour aller à l’autre extrémité du monde: tous poursuivent leur
chemin pour achever leurs affaires, et mon affaire à moi, c’est le
meurtre! Jadis le père ne rentrait jamais dans sa maison sans réjouir
ses enfants, en leur rapportant quelques fleurs des Alpes, un oiseau
rare, un coquillage précieux, tel qu’on en trouve sur les montagnes; et
maintenant ce père est assis sur le rocher, et des pensées de mort
l’occupent; il veut la vie de son ennemi; mais il la veut pour vous, mes
enfants, pour vous protéger, pour vous défendre; c’est pour sauver vos
jours et votre douce innocence qu’il tend son arc vengeur».

Peu de temps après on aperçoit de loin Gessler descendre de la montagne.
Une malheureuse femme dont il fait languir le mari dans les prisons, se
jette à ses pieds et le conjure de lui accorder sa délivrance; il la
méprise et la repousse: elle insiste encore; elle saisit la bride de son
cheval, et lui demande de l’écraser sous ses pas, ou de lui rendre celui
qu’elle aime. Gessler indigné contre ses plaintes, se reproche de
laisser encore trop de liberté au peuple suisse.--Je veux, dit-il,
briser leur résistance opiniâtre; je veux courber leur audacieux esprit
d’indépendance; je veux publier une loi nouvelle dans ce pays; je
veux...--Comme il prononce ce mot, la flèche mortelle l’atteint; il
tombe en s’écriant:--C’est le trait de Tell.--Tu dois le reconnaître,
s’écrie Tell du haut du rocher.--Les acclamations du peuple se font
bientôt entendre, et les libérateurs de la Suisse remplissent le serment
qu’ils avaient fait de s’affranchir du joug de l’Autriche.

Il semble que la pièce devrait finir naturellement là, comme celle de
Marie Stuart à sa mort; mais dans l’une et l’autre Schiller a ajouté une
espèce d’appendice ou d’explication, qu’on ne peut plus écouter quand la
catastrophe principale est terminée. Élisabeth reparaît après
l’exécution de Marie; on est témoin de son trouble et de sa douleur en
apprenant le départ de Leicester pour la France. Cette justice poétique
doit se supposer, et non se représenter; le spectateur ne soutient pas
la vue d’Élisabeth, après avoir été témoin des derniers moments de
Marie. Dans _Guillaume Tell_, au cinquième acte, Jean le Parricide, qui
assassina son oncle l’empereur Albert, parce qu’il lui refusait son
héritage, vient, déguisé en moine, demander un asile à Tell; il se
persuade que leurs actions sont pareilles, et Tell le repousse avec
horreur, en lui montrant combien leurs motifs sont différents. C’est
une idée juste et ingénieuse, que de mettre en opposition ces deux
hommes; toutefois ce contraste qui plaît à la lecture, ne réussit point
au théâtre. L’esprit est de très peu de chose dans les effets
dramatiques; il en faut pour les préparer, mais s’il en fallait pour les
sentir, le public même le plus spirituel s’y refuserait.

On supprime au théâtre l’acte accessoire de Jean le Parricide, et la
toile tombe au moment où la flèche perce le cœur de Gessler. Peu de
temps après la première représentation de Guillaume Tell, le trait
mortel atteignit aussi le digne auteur de ce bel ouvrage. Gessler périt
au moment où les desseins les plus cruels l’occupaient; Schiller n’avait
dans son âme que de généreuses pensées. Ces deux volontés si contraires,
la mort, ennemie de tous les projets de l’homme, les a de même brisées.




CHAPITRE XXI

_Gœtz de Berlichingen et le comte d’Egmont._


La carrière dramatique de Gœthe peut être considérée sous deux rapports
différents. Dans les pièces qu’il a faites pour être représentées, il y
a beaucoup de grâce et d’esprit, mais rien de plus. Dans ceux de ses
ouvrages dramatiques, au contraire, qu’il est très difficile de jouer,
on trouve un talent extraordinaire. Il paraît que le génie de Gœthe ne
peut se renfermer dans les limites du théâtre; quand il veut s’y
soumettre, il perd une portion de son originalité, et ne la retrouve
tout entière que quand il peut mêler à son gré tous les genres. Un art,
quel qu’il soit, ne saurait être sans bornes; la peinture, la
sculpture, l’architecture, sont soumises à des lois qui leur sont
particulières, et de même l’art dramatique ne produit de l’effet qu’à de
certaines conditions: ces conditions restreignent quelquefois le
sentiment et la pensée; mais l’ascendant du spectacle est tel sur les
hommes rassemblés, qu’on a tort de ne pas se servir de cette puissance,
sous prétexte qu’elle exige des sacrifices que ne ferait pas
l’imagination livrée à elle-même. Comme il n’y a pas en Allemagne une
capitale où l’on trouve réuni tout ce qu’il faut pour avoir un bon
théâtre, les ouvrages dramatiques sont beaucoup plus souvent lus que
joués: et de là vient que les auteurs composent leurs ouvrages d’après
le point de vue de la lecture, et non pas d’après celui de la scène.

Gœthe fait presque toujours de nouveaux essais en littérature. Quand le
goût allemand lui paraît pencher vers un excès quelconque, il tente
aussitôt de lui donner une direction opposée. On dirait qu’il administre
l’esprit de ses contemporains comme son empire, et que ses ouvrages sont
des décrets, qui tour à tour autorisent ou bannissent les abus qui
s’introduisent dans l’art.

Gœthe était fatigué de l’imitation des pièces françaises en Allemagne,
et il avait raison; car un Français même le serait aussi. En conséquence
il composa un drame historique à la manière de Shakespeare, _Gœtz de
Berlichingen_. Cette pièce n’était pas destinée au théâtre; mais on
pouvait cependant la représenter, comme toutes celles de Shakespeare du
même genre. Gœthe a choisi la même époque de l’histoire que Schiller
dans ses _Brigands_; mais, au lieu de montrer un homme qui s’affranchit
de tous les liens de la morale et de la société, il a peint un vieux
chevalier, sous le règne de Maximilien, défendant encore la vie
chevaleresque, et l’existence féodale des seigneurs, qui donnaient tant
d’ascendant à leur valeur personnelle.

Gœtz de Berlichingen fut surnommé _la Main-de-Fer_, parce que, ayant
perdu sa main droite à la guerre, il s’en fit faire une à ressort, avec
laquelle il saisissait très bien la lance; c’était un chevalier célèbre
dans son temps par son courage et sa loyauté. Ce modèle est heureusement
choisi pour représenter quelle était l’indépendance des nobles, avant
que l’autorité du gouvernement pesât sur tous. Dans le moyen âge, chaque
château était une forteresse, chaque seigneur un souverain.
L’établissement des troupes de ligne et l’invention de l’artillerie
changèrent tout à fait l’ordre social; il s’introduisit une espèce de
force abstraite qu’on nomme État ou Nation; mais les individus perdirent
graduellement toute leur importance. Un caractère tel que celui de Gœtz
dut souffrir de ce changement lorsqu’il s’opéra.

L’esprit militaire a toujours été plus rude en Allemagne que partout
ailleurs, et c’est là qu’on peut se figurer véritablement ces hommes de
fer dont on voit encore les images dans les arsenaux de l’Empire.
Néanmoins la simplicité des mœurs chevaleresques est peinte dans la
pièce de Gœthe avec beaucoup de charmes. Ce vieux Gœtz, vivant dans les
combats, dormant avec son armure, sans cesse à cheval, ne se reposant
que quand il est assiégé, employant tout pour la guerre, ne voyant
qu’elle; ce vieux Gœtz, dis-je, donne la plus haute idée de l’intérêt et
de l’activité que la vie avait alors. Ses qualités comme ses défauts
sont fortement prononcés; rien n’est plus généreux que son attachement
pour Weislingen, autrefois son ami, depuis son adversaire, et souvent
même traître envers lui. La sensibilité que montre un intrépide
guerrier, remue l’âme d’une façon toute nouvelle; nous avons du temps
pour aimer, dans notre vie oisive; mais ces éclairs d’émotion qui font
lire au fond du cœur, à travers une existence orageuse, causent un
attendrissement profond. On a si peur de rencontrer l’affectation dans
le plus beau don du ciel, dans la sensibilité, que l’on préfère
quelquefois la rudesse elle-même comme garant de la franchise.

La femme de Gœtz s’offre à l’imagination telle qu’un ancien portrait de
l’école flamande, où le vêtement, le regard, la tranquillité même de
l’attitude, annoncent une femme soumise à son époux, ne connaissant que
lui, n’admirant que lui, et se croyant destinée à le servir, comme il
l’est à la défendre. On voit en contraste avec cette femme par
excellence, une créature tout à fait perverse, Adélaïde, qui séduit
Weislingen, et le fait manquer à ce qu’il avait promis à son ami; elle
l’épouse, et bientôt lui devient infidèle. Elle se fait aimer avec
passion de son page, et trouble ce malheureux jeune homme au point de
l’entraîner à donner à son maître une coupe empoisonnée. Ces traits sont
forts, mais peut-être est-il vrai que, quand les mœurs sont très pures
en général, celle qui s’en écarte est bientôt entièrement corrompue; le
désir de plaire n’est de nos jours qu’un lien d’affection et de
bienveillance; mais dans la vie sévère et domestique d’autrefois,
c’était un égarement qui pouvait entraîner à tous les autres. Cette
criminelle Adélaïde donne lieu à l’une des plus belles scènes de la
pièce, la séance du tribunal secret.

Des juges mystérieux, inconnus l’un à l’autre, toujours masqués, et se
rassemblant pendant la nuit, punissaient dans le silence, et gravaient
seulement sur le poignard qu’ils enfonçaient dans le sein du coupable ce
mot terrible: TRIBUNAL SECRET. Ils prévenaient le condamné, en faisant
crier trois fois sous les fenêtres de sa maison: _Malheur, malheur,
malheur!_ Alors l’infortuné savait que partout, dans l’étranger, dans
son concitoyen, dans son parent même, il pouvait trouver son meurtrier.
La solitude, la foule, les villes, les campagnes, tout était rempli par
la présence invisible de cette conscience armée qui poursuivait les
criminels. On conçoit comment cette terrible institution pouvait être
nécessaire, dans un temps où chaque homme était fort contre tous, au
lieu que tous doivent être forts contre chacun. Il fallait que la
justice surprît le criminel avant qu’il pût s’en défendre: mais cette
punition, qui planait dans les airs comme une ombre vengeresse, cette
sentence mortelle, que pouvait receler le sein même d’un ami, frappait
d’une invincible terreur.

C’est encore un beau moment que celui où Gœtz, voulant se défendre dans
son château, ordonne qu’on arrache le plomb de ses fenêtres pour en
faire des balles. Il y a dans cet homme un mépris de l’avenir, et une
intensité de force dans le présent, tout à fait admirables. Enfin Gœtz
voit périr tous ses compagnons d’armes; il reste blessé, captif, et
n’ayant auprès de lui que son épouse et sa sœur. Il n’est plus entouré
que de femmes, lui qui voulait vivre au milieu d’hommes, et d’hommes
indomptables, pour exercer avec eux la puissance de son caractère et de
son bras. Il songe au nom qu’il doit laisser après lui; il réfléchit,
puisqu’il va mourir. Il demande à voir encore une fois le soleil, pense
à Dieu dont il ne s’est point occupé, mais dont il n’a jamais douté, et
meurt courageux et sombre, regrettant la guerre plus que la vie.

On aime beaucoup cette pièce en Allemagne; les mœurs et les costumes
nationaux de l’ancien temps y sont fidèlement représentés, et tout ce
qui tient à la chevalerie ancienne remue le cœur des Allemands. Gœthe,
le plus insouciant de tous les hommes, parce qu’il est sûr de gouverner
son public, ne s’est pas donné la peine de mettre sa pièce en vers;
c’est le dessin d’un grand tableau, mais un dessin à peine achevé. On
sent dans l’écrivain une telle impatience de tout ce qui pourrait
ressembler à l’affectation, qu’il dédaigne même l’art nécessaire pour
donner une forme durable à ce qu’il compose. Il y a des traits de génie
çà et là dans son drame, comme des coups de pinceau de Michel-Ange;
mais c’est un ouvrage qui laisse ou plutôt qui fait désirer beaucoup de
choses. Le règne de Maximilien, pendant lequel l’événement principal se
passe, n’y est pas assez caractérisé. Enfin, on oserait reprocher à
Gœthe de n’avoir pas mis assez d’imagination dans la forme et dans le
langage de cette pièce. C’est volontairement et par système qu’il s’y
est refusé; il a voulu que ce drame fût la chose même, et il faut que le
charme de l’idéal préside à tout dans les ouvrages dramatiques. Les
personnages des tragédies sont toujours en danger d’être vulgaires ou
factices, et le génie doit les préserver également de l’un et de l’autre
inconvénient. Shakespeare ne cesse pas d’être poète dans ses pièces
historiques, ni Racine d’observer exactement les mœurs des Hébreux, dans
sa tragédie lyrique d’_Athalie_. Le talent dramatique ne saurait se
passer ni de la nature, ni de l’art; l’art ne tient en rien à
l’artifice, c’est une inspiration parfaitement vraie et spontanée, qui
répand sur les circonstances particulières l’harmonie universelle, et
sur les moments passagers la dignité des souvenirs durables.

       *       *       *       *       *

_Le Comte d’Egmont_ me paraît la plus belle des tragédies de Gœthe: il
l’a écrite, sans doute, lorsqu’il composait _Werther_: la même chaleur
d’âme se retrouve dans ces deux ouvrages. La pièce commence au moment où
Philippe II, fatigué de la douceur du gouvernement de Marguerite de
Parme, dans les Pays-Bas, envoie le duc d’Albe pour la remplacer. Le roi
est inquiet de la popularité qu’ont acquise le prince d’Orange et le
comte d’Egmont; il les soupçonne de favoriser en secret les partisans de
la réformation. Tout est réuni pour donner l’idée la plus séduisante du
comte d’Egmont; on le voit adoré de ses soldats, à la tête desquels il a
remporté tant de victoires. La princesse espagnole se fie à sa fidélité,
bien qu’elle sache par lui-même combien il blâme la sévérité dont on use
envers les protestants; les citoyens de la ville de Bruxelles le
considèrent comme le défenseur de leurs libertés auprès du trône; enfin
le prince d’Orange, dont la politique profonde et la prudence
silencieuse sont si connues dans l’histoire, relève encore la généreuse
imprudence du comte d’Egmont, en le suppliant vainement de partir avec
lui avant l’arrivée du duc d’Albe. Le prince d’Orange est un caractère
noble et sage; un dévouement héroïque, mais inconsidéré, peut seul
résister à ses conseils. Le comte d’Egmont ne veut pas abandonner les
habitants de Bruxelles; il se confie à son sort, parce que ses victoires
lui ont appris à compter sur les faveurs de la fortune, et que toujours
il conserve dans les affaires publiques les qualités qui ont rendu sa
vie militaire si brillante. Ces belles et dangereuses qualités
intéressent à sa destinée; on ressent pour lui des craintes que son âme
intrépide ne saurait jamais éprouver; tout l’ensemble de son caractère
est peint avec beaucoup d’art, par l’impression même qu’il produit sur
les diverses personnes dont il est entouré. Il est aisé de tracer un
portrait spirituel du héros d’une pièce; il faut plus de talent pour le
faire agir et parler conformément à ce portrait; il en faut plus encore
pour le faire connaître par l’admiration qu’il inspire aux soldats, au
peuple, aux grands seigneurs, à tous ceux enfin qui se trouvent en
relation avec lui.

Le comte d’Egmont aime une jeune fille, Clara, née dans la classe des
bourgeois de Bruxelles; il va la voir dans son obscure retraite. Cet
amour tient plus de place dans le cœur de la jeune fille que dans le
sien; l’imagination de Clara est tout entière subjuguée par l’éclat du
comte d’Egmont, par le prestige éblouissant de son héroïque valeur et de
sa brillante renommée. Egmont a dans son amour de la bonté et de la
douceur; il se repose auprès de cette jeune personne des inquiétudes et
des affaires.--«On te parle, lui dit-il, de cet Egmont, silencieux,
sévère, imposant; c’est lui qui doit lutter avec les événements et les
hommes; mais celui qui est simple, aimant, confiant, heureux; cet Egmont
là, Clara, c’est le tien». L’amour d’Egmont pour Clara ne suffirait pas
à l’intérêt de la pièce; mais quand le malheur vient s’y mêler, ce
sentiment, qui ne paraissait que dans le lointain, acquiert une
admirable force.

On apprend l’arrivée des Espagnols, ayant le duc d’Albe à leur tête; la
terreur que répand ce peuple sévère, au milieu de la nation joyeuse de
Bruxelles, est supérieurement décrite. A l’approche d’un grand orage,
les hommes rentrent dans leurs maisons, les animaux tremblent, les
oiseaux volent près de la terre, et semblent y chercher un asile; la
nature entière se prépare au fléau qui la menace: ainsi l’effroi
s’empare des malheureux habitants de la Flandre. Le duc d’Albe ne veut
point faire arrêter le comte d’Egmont au milieu de Bruxelles; il craint
le soulèvement du peuple, et voudrait attirer sa victime dans son propre
palais, qui domine la ville et touche à la citadelle. Il se sert de son
jeune fils, Ferdinand, pour décider celui qu’il veut perdre à venir chez
lui. Ferdinand est plein d’admiration pour le héros de la Flandre; il ne
soupçonne point les terribles desseins de son père, et montre au comte
d’Egmont un enthousiasme qui persuade à ce franc chevalier que le père
d’un tel fils n’est pas son ennemi. Egmont consent à se rendre chez le
duc d’Albe; le perfide et fidèle représentant de Philippe II l’attend
avec une impatience qui fait frémir; il se met à la fenêtre, et
l’aperçoit de loin, monté sur un superbe cheval qu’il a conquis dans
l’une des batailles dont il est sorti vainqueur. Le duc d’Albe est
rempli d’une cruelle joie, à chaque pas que fait Egmont vers son palais;
il se trouble quand le cheval s’arrête; son misérable cœur bat pour le
crime; et quand Egmont entre dans la cour, il s’écrie:--Un pied dans la
tombe, deux; la grille se referme, il est à moi.

Le comte d’Egmont paraît; le duc d’Albe s’entretient assez longtemps
avec lui sur le gouvernement des Pays-Bas, et la nécessité d’employer la
rigueur pour contenir les opinions nouvelles. Il n’a plus d’intérêt à
tromper Egmont, et cependant il se plaît dans sa ruse, et veut la
savourer encore quelques instants; à la fin il révolte l’âme généreuse
du comte d’Egmont, et l’irrite par la dispute, pour arracher de lui
quelques paroles violentes. Il veut se donner l’air d’être provoqué, et
de faire par un premier mouvement, ce qu’il a combiné d’avance. D’où
viennent tant de précautions envers l’homme qui est en sa puissance, et
qu’il fera périr dans quelques heures? C’est qu’il y a toujours dans
l’assassin politique un désir confus de se justifier, même auprès de sa
victime; il veut dire quelque chose pour son excuse, alors même que ce
qu’il dit ne peut persuader ni lui-même ni personne. Peut-être aucun
homme n’est-il capable d’aborder le crime sans subterfuge; aussi la
véritable moralité des ouvrages dramatiques ne consiste-t-elle pas dans
la justice poétique dont l’auteur dispose à son gré, et que l’histoire a
si souvent démentie, mais dans l’art de peindre le vice et la vertu de
manière à inspirer la haine pour l’un et l’amour pour l’autre.

A peine le bruit de l’arrestation du comte d’Egmont est-il répandu dans
Bruxelles, qu’on sait qu’il va périr. Personne ne s’attend plus à la
justice, ses partisans épouvantés n’osent plus dire un mot pour sa
défense; bientôt le soupçon sépare ceux qu’un même intérêt réunit. Une
apparente soumission naît de l’effroi que chacun inspire, en le
ressentant à son tour, et la terreur que tous font éprouver à tous,
cette lâcheté populaire qui succède si vive à l’exaltation, est
admirablement peinte en cette circonstance.

La seule Clara, cette jeune fille timide, qui ne sortait jamais de sa
maison, vient sur la place publique de Bruxelles, rassemble par ses cris
les citoyens dispersés, et leur rappelle leur enthousiasme pour Egmont,
leur serment de mourir pour lui; tous ceux qui l’entendent frémissent.
«Jeune fille, lui dit un citoyen de Bruxelles, ne parle pas d’Egmont;
son nom donne la mort».--«Moi, s’écrie Clara, je ne prononcerais pas son
nom! ne l’avez-vous pas tous invoqué mille fois? n’est-il pas écrit en
tout lieu? n’ai-je pas vu les étoiles du ciel même en former les lettres
brillantes? Moi, ne pas le nommer! Que faites-vous, hommes honnêtes?
votre esprit est-il troublé, votre raison perdue? Ne me regardez donc
pas avec cet air inquiet et craintif, ne baissez donc pas les yeux avec
effroi: ce que je demande, c’est ce que vous désirez; ma voix n’est-elle
pas la voix de votre cœur? qui de vous, cette nuit même, ne se
prosternera pas devant Dieu pour lui demander la vie d’Egmont?
Interrogez-vous l’un et l’autre; qui de vous, dans sa maison, ne dira
pas: _la liberté d’Egmont ou la mort?_


UN CITOYEN DE BRUXELLES.

«Dieu nous préserve de vous écouter plus longtemps! il en résulterait
quelque malheur.

CLARA.

«Restez, restez! ne vous éloignez point, parce que je parle de celui
au-devant duquel vous vous pressiez avec tant d’ardeur, quand la rumeur
publique annonçait son arrivée, quand chacun s’écriait: _Egmont vient,
il vient_. Alors les habitants des rues par lesquelles il devait passer
s’estimaient heureux: dès qu’on entendait les pas de son cheval, chacun
abandonnait son travail pour courir à sa rencontre, et le rayon qui
partait de son regard colorait d’espérance et de joie vos visages
abattus. Quelques-uns d’entre vous portaient leurs enfants sur le seuil
de la porte, et les élevant dans leurs bras s’écriaient:--Voyez, c’est
le grand Egmont, c’est lui, lui qui vous vaudra des temps plus heureux
que ceux qu’ont supportés vos pauvres pères.--Vos enfants vous
demanderont ce que sont devenus ces temps que vous leur avez promis? Eh
quoi! nous perdons nos moments en paroles, vous êtes oisifs, vous le
trahissez»!--Brackenbourg, l’ami de Clara, la conjure de s’en
aller.--«Que dira votre mère»? s’écrie-t-il.

CLARA.

«Penses-tu que je sois un enfant ou une insensée? Non, il faut qu’ils
m’entendent; écoutez-moi, citoyens: Je vois que vous êtes troublés, et
que vous ne pouvez vous-mêmes vous reconnaître à travers les dangers qui
vous menacent; laissez-moi porter vos regards sur le passé, hélas! le
passé d’hier. Songez à l’avenir; pouvez-vous vivre, vous laissera-t-on
vivre? s’il périt. C’est avec lui que s’éteint le dernier souffle de
votre liberté. Que n’était-il pas pour vous! Pour qui s’est-il donc
exposé à des périls sans nombre? Ses blessures, ils les a reçues pour
vous; cette grande âme tout entière occupée de vous, est maintenant
renfermée dans un cachot, et les pièges du meurtre l’environnent; il
pense à vous, il espère peut-être en vous. Il a besoin pour la première
fois de vos secours, lui qui jusqu’à ce jour n’a fait que vous combler
de ses dons.

UN CITOYEN DE BRUXELLES, _à Brackenbourg_.

«Éloignez-la; elle nous afflige.

CLARA.

«Eh quoi! je n’ai point de force, point de bras habiles aux armes comme
les vôtres; mais j’ai ce qui vous manque, le courage et le mépris du
péril: ne puis-je donc pas vous pénétrer de mon âme? Je veux aller au
milieu de vous: un étendard sans défense a rallié souvent une noble
armée; mon esprit sera comme une flamme en avant de vos pas;
l’enthousiasme, l’amour, réuniront enfin ce peuple chancelant et
dispersé».

Brackenbourg avertit Clara que l’on aperçoit non loin d’eux des soldats
espagnols qui pourraient l’entendre.--«Mon amie, lui dit-il, voyez dans
quel lieu nous sommes.

CLARA.

«Dans quel lieu! sous le ciel, dont la voûte magnifique semblait
s’incliner avec complaisance sur la tête d’Egmont quand il paraissait.
Conduisez-moi dans sa prison, vous connaissez la route du vieux château;
guidez mes pas, je vous suivrai».--Brackenbourg entraîne Clara chez
elle, et sort de nouveau pour s’informer du comte d’Egmont: il revient;
et Clara, dont la dernière résolution est prise, exige qu’il lui raconte
ce qu’il a pu savoir.

«Est-il condamné? s’écrie-t-elle.

BRACKENBOURG.

«Il l’est, je n’en puis douter.

CLARA.

«Vit-il encore?

BRACKENBOURG.

«Oui.

CLARA.

«Et comment peux-tu me l’assurer? la tyrannie tue dans la nuit l’homme
généreux et cache son sang aux yeux de tous. Ce peuple accablé repose,
et rêve qu’il le sauvera; et, pendant ce temps, son âme indignée a déjà
quitté ce monde. Il n’est plus, ne me trompe pas; il n’est plus.

BRACKENBOURG.

«Non, je vous le répète, hélas! il vit, parce que les Espagnols
destinent au peuple qu’ils veulent opprimer un effrayant spectacle, un
spectacle qui doit briser tous les cœurs où respire encore la liberté.

CLARA.

«Tu peux parler maintenant: moi aussi j’entendrai tranquillement ma
sentence de mort; je m’approche déjà de la région des bienheureux; déjà
la consolation me vient de cette contrée de paix: parle.

BRACKENBOURG.

«Les bruits qui circulent et la garde doublée m’ont fait soupçonner
qu’on préparait cette nuit sur la place publique quelque chose de
redoutable. Je suis arrivé par des détours dans une maison dont la
fenêtre donnait sur cette place; le vent agitait les flambeaux qu’un
cercle nombreux de soldats espagnols portaient dans leurs mains; et,
comme je m’efforçais de regarder à travers cette lueur incertaine,
j’aperçois en frémissant un échafaud élevé; plusieurs étaient occupés à
couvrir les planches d’un drap noir, et déjà les marches de l’escalier
étaient revêtues de ce deuil funèbre: on eût dit qu’on célébrait la
consécration d’un sacrifice horrible. Un crucifix blanc, qui brillait
pendant la nuit comme de l’argent, était placé sur l’un des côtés de
l’échafaud. La terrible certitude était là devant mes yeux; mais les
flambeaux par degrés s’éteignirent; bientôt tous les objets disparurent,
et l’œuvre criminelle de la nuit rentra dans le sein des ténèbres».

Le fils du duc d’Albe découvre qu’on s’est servi de lui pour perdre
Egmont; il veut le sauver à tout prix; Egmont ne lui demande qu’un
service, c’est de protéger Clara, quand il ne sera plus; mais on apprend
qu’elle s’est donné la mort pour ne pas survivre à celui qu’elle aime.
Egmont périt, et l’amer ressentiment de Ferdinand contre son père est la
punition du duc d’Albe, qui, dit-on, n’aima rien sur la terre que ce
fils.

Il me semble qu’avec quelques changements il serait possible d’adapter
ce plan à la forme française. J’ai passé sous silence quelques scènes
qu’on ne pourrait point introduire sur notre théâtre. D’abord, celle qui
commence la tragédie: des soldats d’Egmont et des bourgeois de Bruxelles
s’entretiennent entre eux de ses exploits; ils racontent, dans un
dialogue naturel et piquant, les principales actions de sa vie, et font
sentir dans leur langage et leurs récits la haute confiance qu’il leur
inspire. C’est ainsi que Shakespeare prépare l’entrée de Jules-César, et
le camp de Walstein est composé dans le même but. Mais nous ne
supporterions pas en France le mélange du ton populaire avec la dignité
tragique, et c’est ce qui donne souvent de la monotonie à nos tragédies
du second ordre. Les mots pompeux et les situations toujours héroïques
sont nécessairement en petit nombre: d’ailleurs l’attendrissement
pénètre rarement jusqu’au fond de l’âme, quand on ne captive pas
l’imagination par des détails simples mais vrais, qui donnent de la vie
aux moindres circonstances.

Clara est représentée au milieu d’un intérieur singulièrement bourgeois,
sa mère est très vulgaire; celui qui doit l’épouser a pour elle un
sentiment passionné, mais on n’aime pas à se représenter Egmont comme le
rival d’un homme du peuple; tout ce qui entoure Clara sert, il est vrai,
à relever la pureté de son âme; néanmoins on n’admettrait pas en France
dans l’art dramatique l’un des principes de l’art pittoresque, l’ombre
qui fait ressortir la lumière. Comme on voit l’une et l’autre
simultanément dans un tableau, on reçoit tout à la fois l’effet de
toutes deux; il n’en est pas ainsi dans une pièce de théâtre, où
l’action est successive; la scène qui blesse n’est pas tolérée, en
considération du reflet avantageux qu’elle doit jeter sur la scène
suivante; et l’on exige que l’opposition consiste dans des beautés
différentes, mais qui soient toujours des beautés.

La fin de la tragédie de Gœthe n’est point en harmonie avec l’ensemble;
le comte d’Egmont s’endort quelques instants avant de marcher à
l’échafaud; Clara, qui n’est plus, lui apparaît pendant son sommeil
environnée d’un éclat céleste, et lui annonce que la cause de la liberté
qu’il a servie doit triompher un jour: ce dénoûment merveilleux ne peut
convenir à une pièce historique. Les Allemands, en général, sont
embarrassés lorsqu’il s’agit de finir; et c’est surtout à eux que
pourrait s’appliquer ce proverbe des Chinois: _Quand on a dix pas à
faire, neuf est la moitié du chemin_. L’esprit nécessaire pour terminer
quoi que ce soit, exige une sorte d’habileté et de mesure qui ne
s’accorde guère avec l’imagination vague et indéfinie que les Allemands
manifestent dans tous leurs ouvrages. D’ailleurs il faut de l’art, et
beaucoup d’art, pour trouver un dénoûment, car il y en a rarement dans
la vie; les faits s’enchaînent les uns aux autres, et leurs conséquences
se perdent dans la suite des temps. La connaissance du théâtre seule
apprend à circonscrire l’événement principal, et à faire concourir tous
les accessoires au même but. Mais, combiner les effets semble presque
aux Allemands de l’hypocrisie, et le calcul leur paraît inconciliable
avec l’inspiration.

Gœthe est cependant de tous leurs écrivains celui qui aurait le plus de
moyens pour accorder ensemble l’habileté de l’esprit avec son audace;
mais il ne daigne pas se donner la peine de ménager les situations
dramatiques de manière à les rendre théâtrales. Quand elles sont belles
en elles-mêmes, il ne s’embarrasse pas du reste. Le public allemand
qu’il a pour spectateur à Weimar, ne demande pas mieux que de l’attendre
et de le deviner; aussi patient, aussi intelligent que le chœur des
Grecs, au lieu d’exiger seulement qu’on l’amuse, comme le font
d’ordinaire les souverains, peuples ou rois, il se mêle lui-même de son
plaisir, en analysant, en expliquant ce qui ne le frappe pas d’abord; un
tel public est lui-même artiste dans ses jugements.




CHAPITRE XXII

_Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso, etc._


On donnait en Allemagne des drames bourgeois, des mélodrames, des pièces
à grand spectacle, remplies de chevaux et de chevalerie. Gœthe voulut
ramener la littérature à la sévérité de l’antique, et il composa son
_Iphigénie en Tauride_, qui est le chef-d’œuvre de la poésie classique
chez les Allemands. Cette tragédie rappelle le genre d’impression qu’on
reçoit en contemplant les statues grecques; l’action en est si imposante
et si tranquille, qu’alors même que la situation des personnages change,
il y a toujours en eux une sorte de dignité qui fixe dans le souvenir
chaque moment comme durable.

Le sujet d’_Iphigénie en Tauride_ est si connu, qu’il était difficile de
le traiter d’une manière nouvelle; Gœthe y est parvenu néanmoins, en
donnant un caractère vraiment admirable à son héroïne. L’Antigone de
Sophocle est une sainte, telle qu’une religion plus pure que celle des
anciens pourrait nous la représenter. L’Iphigénie de Gœthe n’a pas moins
de respect pour la vérité qu’Antigone; mais elle réunit le calme d’un
philosophe à la ferveur d’une prêtresse: le chaste culte de Diane et
l’asile d’un temple suffisent à l’existence rêveuse que lui laisse le
regret d’être éloignée de la Grèce. Elle veut adoucir les mœurs du pays
barbare qu’elle habite: et, bien que son nom soit ignoré, elle répand
des bienfaits autour d’elle, en fille du roi des rois. Toutefois elle ne
cesse point de regretter les belles contrées où se passa son enfance, et
son âme est remplie d’une résignation forte et douce, qui tient, pour
ainsi dire, le milieu entre le stoïcisme et le christianisme. Iphigénie
ressemble un peu à la divinité qu’elle sert, et l’imagination se la
représente environnée d’un nuage qui lui dérobe sa patrie. En effet,
l’exil, et l’exil loin de la Grèce, pouvait-il permettre aucune autre
jouissance que celles qu’on trouve en soi-même! Ovide aussi, condamné à
vivre non loin de la Tauride, parlait en vain son harmonieux langage aux
habitants de ces rives désolées: il cherchait en vain les arts, un beau
ciel, et cette sympathie de pensées qui fait goûter avec les
indifférents même quelques-uns des plaisirs de l’amitié. Son génie
retombait sur lui-même, et sa lyre suspendue ne rendait plus que des
accords plaintifs, lugubre accompagnement des vents du nord.

Aucun ouvrage moderne ne peint mieux, ce me semble, que l’_Iphigénie_ de
Gœthe, la destinée qui pèse sur la race de Tantale, la dignité de ces
malheurs causés par une fatalité invincible. Une crainte religieuse se
fait sentir dans toute cette histoire, et les personnages eux-mêmes
semblent parler prophétiquement, et n’agir que sous la main puissante
des dieux.

Gœthe a fait de Thoas le bienfaiteur d’Iphigénie. Un homme féroce, tel
que divers auteurs l’ont représenté, n’aurait pu s’accorder avec la
couleur générale de la pièce; il en aurait dérangé l’harmonie. Dans
plusieurs tragédies on met un tyran, comme une espèce de machine qui est
la cause de tout; mais un penseur tel que Gœthe n’aurait jamais mis en
scène un personnage, sans développer son caractère. Or une âme
criminelle est toujours si compliquée, qu’elle ne pouvait entrer dans un
sujet traité d’une manière aussi simple. Thoas aime Iphigénie; il ne
peut se résoudre à s’en séparer, en la laissant retourner en Grèce avec
son frère Oreste. Iphigénie pourrait partir à l’insu de Thoas: elle
débat avec son frère, et avec elle-même, si elle doit se permettre un
tel mensonge, et c’est là tout le nœud de la dernière moitié de la
pièce. Enfin, Iphigénie avoue tout à Thoas, combat sa résistance, et
obtient de lui le mot _adieu_, sur lequel la toile tombe.

Certainement ce sujet ainsi conçu est pur et noble, et il serait bien à
souhaiter qu’on pût émouvoir les spectateurs, seulement par un scrupule
de délicatesse; mais ce n’est peut-être pas assez pour le théâtre, et
l’on s’intéresse plus à cette pièce quand on la lit que quand on la voit
représenter. C’est l’admiration, et non le pathétique, qui est le
ressort d’une telle tragédie; on croit entendre, en l’écoutant, un chant
d’un poème épique; et le calme qui règne dans tout l’ensemble gagne
presque Oreste lui-même. La reconnaissance d’Iphigénie et d’Oreste n’est
pas la plus animée, mais peut-être la plus poétique qu’il y ait. Les
souvenirs de la famille d’Agamemnon y sont rappelés avec un art
admirable, et l’on croit voir passer devant ses yeux les tableaux dont
l’histoire et la fable ont enrichi l’antiquité. C’est un intérêt aussi
que celui du plus beau langage, et des sentiments les plus élevés. Une
poésie si haute plonge l’âme dans une noble contemplation, qui lui rend
moins nécessaire le mouvement et la diversité dramatiques.

Parmi le grand nombre des morceaux à citer dans cette pièce, il en est
un dont il n’y a de modèle nulle part: Iphigénie, dans sa douleur, se
rappelle un ancien chant connu dans sa famille, et que sa nourrice lui a
appris dès le berceau; c’est le chant que les Parques font entendre à
Tantale dans l’enfer. Elles lui retracent sa gloire passée, lorsqu’il
était le convive des dieux, à la table d’or. Elles peignent le moment
terrible où il fut précipité de son trône, la punition que les dieux lui
infligèrent, la tranquillité de ces dieux qui planent sur l’univers, et
que les plaintes des enfers ne sauraient ébranler; ces Parques
menaçantes annoncent aux petits-fils de Tantale que les dieux se
détourneront d’eux, parce que leurs traits rappellent ceux de leur
père. Le vieux Tantale entend ce chant funeste dans l’éternelle nuit,
pense à ses enfants, et baisse sa tête coupable. Les images les plus
frappantes, le rythme qui s’accorde le mieux avec les sentiments,
donnent à cette poésie la couleur d’un chant national. C’est le plus
grand effort du talent, que de se familiariser ainsi avec l’antiquité et
de saisir tout à la fois ce qui devait être populaire chez les Grecs, et
ce qui produit, à la distance des siècles, une impression si solennelle.

L’admiration qu’il est impossible de ne pas ressentir pour l’_Iphigénie_
de Gœthe, n’est point en contradiction avec ce que j’ai dit sur
l’intérêt plus vif, et l’attendrissement plus intime que les sujets
modernes peuvent faire éprouver. Les mœurs et les religions, dont les
siècles ont effacé la trace, présentent l’homme comme un être idéal qui
touche à peine la terre sur laquelle il marche; mais dans les époques et
dans les faits historiques, dont l’influence subsiste encore, nous
sentons la chaleur de notre existence, et nous voulons des affections
semblables à celles qui nous agitent.

Il me semble donc que Gœthe n’aurait pas dû mettre dans sa pièce de
_Torquato Tasso_ la même simplicité d’action et le même calme dans les
discours, qui convenaient à son Iphigénie. Ce calme et cette simplicité
pourraient ne paraître que de la froideur et du manque de naturel, dans
un sujet aussi moderne, sous tous les rapports, que le caractère
personnel du Tasse et les intrigues de la cour de Ferrare.

Gœthe a voulu peindre, dans cette pièce, l’opposition qui existe entre
la poésie et les convenances sociales; entre le caractère d’un poète et
celui d’un homme du monde. Il a montré le mal que fait la protection
d’un prince à l’imagination délicate d’un écrivain, lors même que ce
prince croit aimer les lettres, ou du moins met son orgueil à passer
pour les aimer. Cette opposition entre la nature exaltée et cultivée
par la poésie, et la nature refroidie et dirigée par la politique, est
une idée mère de mille idées.

Un homme de lettres placé dans une cour, doit se croire d’abord heureux
d’y être; mais il est impossible qu’à la longue il n’éprouve pas
quelques-unes des peines qui rendirent la vie du Tasse si malheureuse.
Le talent qui ne serait pas indompté cesserait d’être du talent; et
cependant il est bien rare que les princes reconnaissent les droits de
l’imagination, et sachent tout à la fois la considérer et la ménager. On
ne pouvait choisir un sujet plus heureux que le Tasse à Ferrare, pour
mettre en évidence les différents caractères d’un poète, d’un homme de
cour, d’une princesse et d’un prince, agissant dans un petit cercle avec
toute l’âpreté d’amour-propre qui remuerait le monde. L’on connaît la
sensibilité maladive du Tasse, et la rudesse polie de son protecteur
Alphonse, qui, tout en professant la plus haute admiration pour ses
écrits, le fit enfermer dans la maison des fous, comme si le génie qui
part de l’âme devait être traité ainsi qu’un talent mécanique, dont on
tire parti en estimant l’œuvre et en dédaignant l’ouvrier.

Gœthe a peint Léonore d’Este, la sœur du duc de Ferrare, que le poète
aimait en secret, comme appartenant par ses vœux à l’enthousiasme, et
par sa faiblesse à la prudence; il a introduit dans sa pièce un
courtisan sage, selon le monde, qui traite le Tasse avec la supériorité
que l’esprit d’affaires se croit sur l’esprit poétique, et qui l’irrite
par son calme, et par l’habileté qu’il emploie à le blesser sans avoir
précisément tort envers lui. Cet homme de sang-froid conserve son
avantage, en provoquant son ennemi par des manières sèches et
cérémonieuses, qui offensent sans qu’on puisse s’en plaindre. C’est le
grand mal que fait une certaine science du monde; et, dans ce sens,
l’éloquence et l’art de parler diffèrent extrêmement; car pour être
éloquent, il faut dégager le vrai de toutes ses entraves, et pénétrer
jusqu’au fond de l’âme où réside la conviction; mais l’habileté de la
parole consiste, au contraire, dans le talent d’esquiver, de parer
adroitement avec quelques phrases ce qu’on ne veut pas entendre, et de
se servir de ces mêmes armes pour tout indiquer, sans qu’on puisse
jamais vous prouver que vous ayez rien dit.

Ce genre d’escrime fait beaucoup souffrir une âme vive et vraie. L’homme
qui s’en sert semble votre supérieur, parce qu’il sait vous agiter,
tandis qu’il reste lui-même tranquille; mais il ne faut pas pourtant se
laisser imposer par ces forces négatives. Le calme est beau quand il
vient de l’énergie qui fait supporter ses propres peines; mais quand il
naît de l’indifférence pour celles des autres, ce calme n’est rien
qu’une personnalité dédaigneuse. Il suffit d’une année de séjour dans
une cour ou dans une capitale, pour apprendre très facilement à mettre
de l’adresse et même de la grâce dans l’égoïsme: mais pour être vraiment
digne d’une haute estime, il faudrait réunir en soi, comme dans un bel
ouvrage, des qualités opposées: la connaissance des affaires et l’amour
du beau, la sagesse qu’exigent les rapports avec les hommes, et l’essor
qu’inspire le sentiment des arts. Il est vrai qu’un tel individu en
contiendrait deux; aussi Gœthe dit-il dans sa pièce, que les deux
personnages qu’il met en contraste, le politique et le poète, _sont les
deux moitiés d’un homme_. Mais la sympathie ne peut exister entre ces
deux moitiés, puisqu’il n’y a point de prudence dans le caractère du
_Tasse_, ni de sensibilité dans son concurrent.

La susceptibilité souffrante des hommes de lettres s’est manifestée dans
Rousseau, dans le Tasse, et plus souvent encore dans les écrivains
allemands. Les écrivains français en ont été plus rarement atteints.
C’est quand on vit beaucoup avec soi-même et dans la solitude qu’on a de
la peine à supporter l’air extérieur. La société est rude à beaucoup
d’égards pour qui n’y est pas fait dès son enfance, et l’ironie du monde
est plus funeste aux gens à talent qu’à tous les autres: l’esprit tout
seul s’en tire mieux. Gœthe aurait pu choisir la vie de Rousseau pour
exemple de cette lutte entre la société telle qu’elle est, et la société
telle qu’une tête poétique la voit ou la désire; mais la situation de
Rousseau prêtait beaucoup moins à l’imagination que celle du Tasse.
Jean-Jacques a traîné un grand génie dans des rapports très subalternes.
Le Tasse, brave comme ses chevaliers, amoureux, aimé, persécuté,
couronné, et, jeune encore, mourant de douleur, à la veille de son
triomphe, est un superbe exemple de toutes les splendeurs et de tous les
revers d’un beau talent.

Il me semble que dans la pièce du _Tasse_ les couleurs du Midi ne sont
pas assez prononcées; peut-être serait-il très difficile de rendre en
allemand la sensation que produit la langue italienne. Néanmoins c’est
dans les caractères surtout qu’on retrouve les traits de la nature
germanique plutôt qu’italienne. Léonore d’Este est une princesse
allemande. L’analyse de son propre caractère et de ses sentiments, à
laquelle elle se livre sans cesse, n’est point du tout dans l’esprit du
Midi. Là l’imagination ne se replie point sur elle-même, elle avance
sans regarder en arrière. Elle n’examine point la source d’un événement;
elle le combat ou s’y livre, sans en rechercher la cause.

La Tasse est aussi un poète allemand. Cette impossibilité de se tirer
d’affaire dans toutes les circonstances habituelles de la vie commune,
que Gœthe attribue au Tasse, est un trait de la vie méditative et
renfermée des écrivains du Nord. Les poètes du Midi n’ont pas
d’ordinaire une telle incapacité; ils ont vécu plus souvent hors de la
maison, sur les places publiques; les choses, et surtout les hommes,
leur sont plus familiers.

Le langage du Tasse, dans la pièce de Gœthe, est souvent trop
métaphysique. La folie de l’auteur de _la Jérusalem_ ne venait pas de
l’abus des réflexions philosophiques, ni de l’examen approfondi de ce
qui se passe au fond du cœur; elle tenait plutôt à l’impression trop
vive des objets extérieurs, à l’enivrement de l’orgueil et de l’amour;
il ne se servait guère de la parole que comme d’un chant harmonieux. Le
secret de son âme n’était point dans ses discours ni dans ses écrits: il
ne s’était point observé lui-même, comment aurait-il pu se révéler aux
autres? D’ailleurs il considérait la poésie comme un art éclatant, et
non comme une confidence intime des sentiments du cœur. Il me semble
manifeste, et par sa nature italienne, et par sa vie, et par ses
lettres, et par les poésies même qu’il a composées dans sa captivité,
que l’impétuosité de ses passions, plutôt que la profondeur de ses
pensées, causait sa mélancolie; il n’y avait pas dans son caractère,
comme dans celui des poètes allemands, ce mélange habituel de réflexion
et d’activité, d’analyse et d’enthousiasme, qui trouble singulièrement
l’existence.

L’élégance et la dignité du style poétique sont incomparables dans la
pièce du _Tasse_, et Gœthe s’y est montré le Racine de l’Allemagne. Mais
si l’on a reproché à Racine le peu d’intérêt de _Bérénice_, on pourrait,
avec bien plus de raison, blâmer la froideur dramatique du _Tasse_ de
Gœthe: le dessein de l’auteur était d’approfondir les caractères, en
esquissant seulement les situations; mais cela est-il possible? Ces
longs discours pleins d’esprit et d’imagination, que tiennent tour à
tour les différents personnages, dans quelle nature sont-ils pris? qui
parle ainsi de soi-même et de tout? qui épuise à ce point ce qu’on peut
dire, sans qu’il soit question de rien faire? Quand il arrive un peu de
mouvement dans cette pièce, on se sent soulagé de l’attention
continuelle qu’exigent les idées. La scène du duel entre le poète et le
courtisan intéresse vivement; la colère de l’un et l’habileté de l’autre
développent la situation d’une manière piquante. C’est trop exiger des
lecteurs ou des spectateurs, que de leur demander de renoncer à
l’intérêt des circonstances, pour s’attacher uniquement aux images et
aux pensées. Alors il ne faut pas prononcer des noms propres, ni
supposer des scènes, des actes, un commencement, une fin, tout ce qui
rend l’action nécessaire. La contemplation plaît dans le repos; mais
lorsqu’on marche, la lenteur est toujours fatigante.

Par une singulière vicissitude dans les goûts, les Allemands ont d’abord
attaqué nos écrivains dramatiques, comme transformant en français tous
leurs héros. Ils ont réclamé avec raison la vérité historique, pour
animer les couleurs et vivifier la poésie; puis, tout à coup, ils se
sont lassés de leurs propres succès en ce genre, et ils ont fait des
pièces abstraites, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans lesquelles les
rapports des hommes entre eux sont indiqués d’une manière générale, sans
que le temps, le lieu, ni les individus y soient pour rien. C’est ainsi,
par exemple, que dans _la Fille naturelle_, une autre pièce de Gœthe,
l’auteur appelle ses personnages le duc, le roi, le père, la fille,
etc., sans aucune autre désignation; considérant l’époque pendant
laquelle l’événement se passe, le pays et les noms propres, presque
comme des intérêts de ménage dont la poésie ne doit pas s’occuper.

Une telle tragédie est véritablement faite pour être jouée dans le
palais d’Odin, où les morts ont coutume de continuer les occupations
qu’ils avaient pendant leur vie; là le chasseur, ombre lui-même,
poursuit l’ombre d’un cerf avec ardeur, et les fantômes des guerriers se
battent sur le terrain des nuages. Il paraît que, pendant quelque temps,
Gœthe s’est tout à fait dégoûté de l’intérêt dans les pièces de théâtre.
L’on en trouvait dans de mauvais ouvrages; il a pensé qu’il fallait le
bannir des bons. Néanmoins, un homme supérieur a tort de dédaigner ce
qui plaît universellement; il ne faut pas qu’il abjure sa ressemblance
avec la nature de tous, s’il veut faire valoir ce qui le distingue. Le
point qu’Archimède cherchait pour soulever le monde est celui par lequel
un génie extraordinaire se rapproche du commun des hommes. Ce point de
contact lui sert à s’élever au-dessus des autres; il doit partir de ce
que nous éprouvons tous, pour arriver à faire sentir ce que lui seul
aperçoit. D’ailleurs, s’il est vrai que le despotisme des convenances
mêle souvent quelque chose de factice aux plus belles tragédies
françaises, il n’y a pas non plus de vérité dans les théories bizarres
de l’esprit systématique. Si l’exagération est maniérée, un certain
genre de calme est aussi une affectation. C’est une supériorité qu’on
s’arroge sur les émotions de l’âme, et qui peut convenir dans la
philosophie, mais point du tout dans l’art dramatique.

On peut sans crainte adresser ces critiques à Gœthe; car presque tous
ses ouvrages sont composés dans des systèmes différents: tantôt il
s’abandonne à la passion, comme dans _Werther_ et _le Comte d’Egmont_;
une autre fois il ébranle toutes les cordes de l’imagination par ses
poésies fugitives; une autre fois il peint l’histoire avec une vérité
scrupuleuse, comme dans _Gœtz de Berlichingen_; une autre fois il est
naïf comme les anciens, dans _Hermann et Dorothée_. Enfin, il se plonge
avec _Faust_ dans le tourbillon de la vie; puis tout à coup, dans _le
Tasse, la Fille naturelle_, et même dans _Iphigénie_, il conçoit l’art
dramatique comme un monument élevé près des tombeaux. Ses ouvrages ont
alors les belles formes, la splendeur et l’éclat du marbre; mais ils en
ont aussi la froide immobilité. On ne saurait critiquer Gœthe comme un
auteur bon dans tel genre et mauvais dans tel autre. Il ressemble plutôt
à la nature, qui produit tout et de tout; et l’on peut aimer mieux son
climat du midi que son climat du nord, sans méconnaître en lui les
talents qui s’accordent avec ces diverses régions de l’âme.




CHAPITRE XXIII

_Faust._


Parmi les pièces des marionnettes, il y en a une intitulée _le Docteur
Faust, ou la Science malheureuse_, qui a fait de tout temps une grande
fortune en Allemagne. Lessing s’en est occupé avant Gœthe. Cette
histoire merveilleuse est une tradition généralement répandue. Plusieurs
auteurs anglais ont écrit sur la vie de ce même docteur Faust, et
quelques-uns même lui attribuent l’invention de l’imprimerie. Son savoir
très profond ne le préserva pas de l’ennui de la vie; il essaya, pour y
échapper, de faire un pacte avec le diable, et le diable finit par
l’emporter. Voilà le premier mot qui a fourni à Gœthe l’étonnant ouvrage
dont je vais essayer de donner l’idée.

Certes, il ne faut pas y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l’art qui
choisit et qui termine; mais si l’imagination pouvait se figurer un
chaos intellectuel, tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le
_Faust_ de Gœthe devrait avoir été composé à cette époque. On ne saurait
aller au delà, en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste
de cet écrit tient toujours un peu du vertige. Le diable est le héros de
cette pièce; l’auteur ne l’a point conçu comme un fantôme hideux, tel
qu’on a coutume de le représenter aux enfants; il en a fait, si l’on
peut s’exprimer ainsi, le méchant par excellence, auprès duquel tous les
méchants, et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novices,
à peine dignes d’être les serviteurs de Méphistophélès (c’est le nom du
démon qui se fait l’ami de Faust). Gœthe a voulu montrer dans ce
personnage, réel et fantastique tout à la fois, la plus amère
plaisanterie que le dédain puisse inspirer, et néanmoins une audace de
gaîté qui amuse. Il y a dans les discours de Méphistophélès une ironie
infernale, qui porte sur la création tout entière, et juge l’univers
comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur.

Méphistophélès se moque de l’esprit lui-même, comme du plus grand des
ridicules, quand il fait prendre un intérêt sérieux à quoi que ce soit
au monde, et surtout quand il nous donne de la confiance en nos propres
forces. C’est une chose singulière, que la méchanceté suprême et la
sagesse divine s’accordent en ceci; qu’elles reconnaissent également
l’une et l’autre le vide et la faiblesse de tout ce qui existe sur la
terre: mais l’une ne proclame cette vérité que pour dégoûter du bien, et
l’autre que pour élever au-dessus du mal.

S’il n’y avait dans la pièce de _Faust_ que de la plaisanterie piquante
et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs écrits de Voltaire
un genre d’esprit analogue; mais on sent dans cette pièce une
imagination d’une tout autre nature. Ce n’est pas seulement le monde
moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis
à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une poésie du mauvais
principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui font
frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un
moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous
tremblez, parce qu’il est impitoyable; vous riez, parce qu’il humilie
tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce que la nature
humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié
douloureuse.

Milton a fait Satan plus grand que l’homme; Michel-Ange et le Dante lui
ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure
humaine. Le Méphistophélès de Gœthe est un diable civilisé. Il manie
avec art cette moquerie légère en apparence, qui peut si bien s’accorder
avec une grande profondeur de perversité; il traite de niaiserie ou
d’affectation tout ce qui est sensible; sa figure est méchante, basse et
fausse; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté,
quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette
seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire: et, ce qu’il
entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre; car il ne peut
même faire semblant d’aimer: c’est la seule dissimulation qui lui soit
impossible.

Le caractère de Méphistophélès suppose une inépuisable connaissance de
la société, de la nature et du merveilleux. C’est le cauchemar de
l’esprit que cette pièce de _Faust_, mais un cauchemar qui double sa
force. On y trouve la révélation diabolique de l’incrédulité, de celle
qui s’applique à tout ce qu’il peut y avoir de bon dans ce monde; et
peut-être cette révélation serait-elle dangereuse, si les circonstances
amenées par les perfides intentions de Méphistophélès n’inspiraient pas
de l’horreur pour son arrogant langage, et ne faisaient pas connaître la
scélératesse qu’il renferme.

Faust rassemble dans son caractère toutes les faiblesses de l’humanité:
désir de savoir et fatigue du travail; besoin du succès, satiété du
plaisir. C’est un parfait modèle de l’être changeant et mobile, dont les
sentiments sont plus éphémères encore que la courte vie dont il se
plaint. Faust a plus d’ambition que de force; et cette agitation
intérieure le révolte contre la nature, et le fait recourir à tous les
sortilèges pour échapper aux conditions dures, mais nécessaires,
imposées à l’homme mortel. On le voit, dans la première scène, au
milieu de ses livres et d’un nombre infini d’instruments de physique et
de fioles de chimie. Son père s’occupait aussi des sciences, et lui en a
transmis le goût et l’habitude. Une seule lampe éclaire cette retraite
sombre et Faust étudie sans relâche la nature, et surtout la magie dont
il possède déjà quelques secrets.

Il veut faire apparaître un des génies créateurs du second ordre; le
génie vient, et lui conseille de ne point s’élever au-dessus de la
sphère de l’esprit humain.--«C’est à nous, lui dit-il, c’est à nous de
nous plonger dans le tumulte de l’activité, dans ces vagues éternelles
de la vie, que la naissance et la mort élèvent et précipitent,
repoussent et ramènent: nous sommes faits pour travailler à l’œuvre que
Dieu nous commande, et dont le temps accomplit la trame. Mais toi, qui
ne peux concevoir que toi-même, toi, qui trembles en approfondissant ta
destinée, et que mon souffle fait tressaillir, laisse-moi, ne me
rappelle plus».--Quand le génie disparaît, un désespoir profond s’empare
de Faust et il veut s’empoisonner.

«Moi, dit-il, l’image de la Divinité, je me croyais si près de goûter
l’éternelle vérité dans tout l’éclat de sa lumière céleste! je n’étais
déjà plus le fils de la terre; je me sentais l’égal des chérubins, qui,
créateurs à leur tour, peuvent goûter les jouissances de Dieu même. Ah!
combien je dois expier mes pressentiments présomptueux! une parole
foudroyante les a détruits pour jamais. Esprit divin, j’ai eu la force
de t’attirer, mais je n’ai pas eu celle de te retenir. Pendant l’instant
heureux où je t’ai vu, je me sentais à la fois si grand et si petit!
mais tu m’as repoussé violemment dans le sort incertain de l’humanité.

«Qui m’instruira maintenant? que dois-je éviter? dois-je céder à
l’impulsion qui me presse? nos actions, comme nos souffrances, arrêtent
la marche de la pensée. Des penchants grossiers s’opposent à ce que
l’esprit conçoit de plus magnifique. Quand nous atteignons un certain
bonheur ici-bas, nous traitons d’illusion et de mensonge tout ce qui
vaut mieux que ce bonheur; et les sentiments sublimes que le Créateur
nous avait donnés se perdent dans les intérêts de la terre. D’abord
l’imagination, avec ses ailes hardies, aspire à l’éternité; puis un
petit espace suffit bientôt aux débris de toutes nos espérances
trompées. L’inquiétude s’empare de notre cœur: elle y produit des
douleurs secrètes; elle y détruit le repos et le plaisir. Elle se
présente à nous sous mille formes; tantôt la fortune, tantôt une femme,
des enfants, le poignard, le poison, le feu, la mer, nous agitent.
L’homme tremble devant tout ce qui n’arrivera pas, et pleure sans cesse
ce qu’il n’a point perdu.

«Non, je ne me suis point comparé à la Divinité; non, je sens ma misère:
c’est à l’insecte que je ressemble. Il s’agite dans la poussière, il se
nourrit d’elle, et le voyageur, en passant, l’écrase et le détruit.

«N’est-ce pas la poussière en effet, que ces livres dont je suis
environné? Ne suis-je pas enfermé dans le cachot de la science? ces
murs, ces vitraux qui m’entourent, laissent-ils pénétrer seulement
jusqu’à moi la lumière du jour sans l’altérer? Que dois-je faire de ces
innombrables volumes, de ces niaiseries sans fin qui remplissent ma
tête? Y trouverai-je ce qui me manque? Si je parcours ces pages, qu’y
lirai-je? Que partout les hommes se sont tourmentés sur leur sort; que
de temps en temps un heureux a paru, et qu’il a fait le désespoir du
reste de la terre. (_Une tête de mort est sur la table_). Et toi, qui
sembles m’adresser un ricanement si terrible, l’esprit qui habitait
jadis ton cerveau n’a-t-il pas erré comme le mien, n’a-t-il pas cherché
la lumière, et succombé sous le poids des ténèbres: ces machines de tout
genre que mon père avait rassemblées pour servir à ses vains travaux,
ces roues, ces cylindres, ces leviers, me révèleront-ils le secret de la
nature? Non, elle est mystérieuse, bien qu’elle semble se montrer au
jour; et ce qu’elle veut cacher, tous les efforts de la science ne
l’arracheront jamais de son sein.

«C’est donc vers toi que mes regards sont attirés, liqueur empoisonnée!
Toi qui donnes la mort, je te salue comme une pâle lueur dans la forêt
sombre. En toi j’honore la science et l’esprit de l’homme. Tu es la plus
douce essence des sucs qui procurent le sommeil; tu contiens toutes les
forces qui tuent. Viens à mon secours. Je sens déjà l’agitation de mon
esprit qui se calme; je vais m’élancer dans la haute mer. Les flots
limpides brillent comme un miroir à mes pieds. Un nouveau jour m’appelle
vers l’autre bord. Un char de feu plane déjà sur ma tête; j’y vais
monter; je saurai parcourir les sphères éthérées, et goûter les délices
des cieux.

«Mais dans mon abaissement, comment les mériter? Oui, je le puis, si je
l’ose, si j’enfonce avec courage ces portes de la mort, devant
lesquelles chacun passe en frémissant. Il est temps de montrer la
dignité de l’homme. Il ne faut plus qu’il tremble au bord de cet abîme,
où son imagination se condamne elle-même à ses propres tourments, et
dont les flammes de l’enfer semblent défendre l’approche. C’est dans
cette coupe d’un pur cristal, que je vais verser le poison mortel.
Hélas! jadis elle servait pour un autre usage: on la passait de main en
main dans les festins joyeux de nos pères, et le convive, en la prenant,
célébrait en vers sa beauté. Coupe dorée! tu me rappelles les nuits
bruyantes de ma jeunesse. Je ne t’offrirai plus à mon voisin, je ne
vanterai plus l’artiste qui sut t’embellir. Une liqueur sombre te
remplit, je l’ai préparée, je la choisis. Ah! qu’elle soit pour moi la
libation solennelle que je consacre au matin d’une nouvelle vie»!

Au moment où Faust va prendre le poison, il entend les cloches qui
annoncent dans la ville le jour de Pâques, et les chœurs, qui, dans
l’église voisine, célèbrent cette sainte fête.

     LE CHŒUR.

     «Le Christ est ressuscité. Que les mortels dégénérés, faibles et
     tremblants, s’en réjouissent!

     FAUST.

     «Comme le bruit imposant de l’airain m’ébranle jusqu’au fond de
     l’âme! Quelles voix pures font tomber la coupe empoisonnée de ma
     main! Annoncez-vous, cloches retentissantes, la première heure du
     jour de Pâques? Vous, chœur! célébrez-vous déjà les chants
     consolateurs, ces chants que, dans la nuit du tombeau, les anges
     firent entendre, quand ils descendirent du ciel pour commencer la
     nouvelle alliance»?

     Le chœur répète une seconde fois: Le Christ, etc.

     FAUST.

     «Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans
     la poussière? faites-vous entendre aux humains que vous pouvez
     consoler. J’écoute le message que vous m’apportez, mais la foi me
     manque pour y croire. Le miracle est l’enfant chéri de la foi. Je
     ne puis m’élancer dans la sphère d’où votre auguste nouvelle est
     descendue; et cependant, accoutumé dès l’enfance à ces chants, ils
     me rappellent à la vie. Autrefois un rayon de l’amour divin
     descendait sur moi, pendant la solennité tranquille du dimanche. Le
     bourdonnement sourd de la cloche remplissait mon âme du
     pressentiment de l’avenir, et ma prière était une jouissance
     ardente. Cette même cloche annonçait aussi les jeux de la jeunesse,
     et la fête du printemps. Le souvenir ranime en moi les sentiments
     enfantins qui nous détournent de la mort. Oh! faites-vous entendre
     encore, chants célestes! la terre m’a reconquis».

Ce moment d’exaltation ne dure pas; Faust est un caractère inconstant,
les passions du monde le reprennent. Il cherche à les satisfaire, il
souhaite de s’y livrer; et le diable, sous le nom de Méphistophélès,
vient et lui promet de le mettre en possession de toutes les jouissances
de la terre; mais en même temps il sait le dégoûter de toutes, car la
vraie méchanceté dessèche tellement l’âme, qu’elle finit par inspirer
une indifférence profonde pour les plaisirs aussi bien que pour les
vertus.

Méphistophélès conduit Faust chez une sorcière, qui tient à ses ordres
des animaux moitié singes et moitié chats (_Meer-katzen_). On peut
considérer cette scène, à quelques égards, comme la parodie des
Sorcières de Macbeth. Les Sorcières de Macbeth chantent des paroles
mystérieuses, dont les sons extraordinaires font déjà l’effet d’un
sortilège; les Sorcières de Gœthe prononcent aussi des mots bizarres,
dont les consonnances sont artistement multipliées; ces mots excitent
l’imagination à la gaîté, par la singularité même de leur structure; et
le dialogue de cette scène, qui ne serait que burlesque en prose, prend
un caractère plus relevé par le charme de la poésie.

On croit découvrir, en écoutant le langage comique de ces chats-singes,
quelles seraient les idées des animaux s’ils pouvaient les exprimer,
quelle image grossière et ridicule ils se feraient de la nature et de
l’homme.

Il n’y a guère d’exemples dans les pièces françaises de ces
plaisanteries fondées sur le merveilleux, les prodiges, les sorcières,
les métamorphoses, etc.: c’est jouer avec la nature, comme dans la
comédie de mœurs on joue avec les hommes. Mais il faut, pour se plaire à
ce comique, n’y point appliquer le raisonnement, et regarder les
plaisirs de l’imagination comme un jeu libre et sans but. Néanmoins ce
jeu n’en est pas pour cela plus facile, car les barrières sont souvent
des appuis; et quand on se livre en littérature à des inventions sans
bornes, il n’y a que l’excès et l’emportement même du talent qui
puissent leur donner quelque mérite; l’union du bizarre et du médiocre
ne serait pas tolérable.

Méphistophélès conduit Faust dans les sociétés des jeunes gens de toutes
les classes, et subjugue de différentes manières les divers esprits
qu’il rencontre. Il ne les subjugue jamais par l’admiration, mais par
l’étonnement. Il captive toujours par quelque chose d’inattendu et de
dédaigneux dans ses paroles et dans ses actions; car la plupart des
hommes vulgaires font d’autant plus de cas d’un esprit supérieur qu’il
ne se soucie pas d’eux. Un instinct secret leur dit que celui qui les
méprise voit juste.

Un écolier de Leipzig, sortant de la maison maternelle, et niais comme
on peut l’être à cet âge dans les bons pays de l’Allemagne, vient
consulter Faust sur ses études; Faust prie Méphistophélès de se charger
de lui répondre. Il revêt la robe de docteur, et pendant qu’il attend
l’écolier, il exprime seul son dédain pour Faust. «Cet homme, dit-il, ne
sera jamais qu’à demi pervers, et c’est en vain qu’il se flatte de
parvenir à l’être entièrement». En effet, une maladresse causée par des
regrets invincibles entrave les honnêtes gens, quand ils se détournent
de leur route naturelle, et les hommes radicalement mauvais se moquent
de ces candidats du vice, qui ont bonne intention de faire le mal, mais
qui sont sans talent pour l’accomplir.

Enfin l’écolier se présente, et rien n’est plus naïf que l’empressement
gauche et confiant de ce jeune Allemand, qui arrive pour la première
fois dans une grande ville, disposé à tout, et ne connaissant rien,
ayant peur et envie de chaque chose qu’il voit; désirant de s’instruire,
souhaitant fort de s’amuser, et s’approchant avec un sourire gracieux de
Méphistophélès, qui le reçoit d’un air froid et moqueur; le contraste
entre la bonhomie tout en dehors de l’un, et l’insolence contenue de
l’autre, est admirablement spirituel.

Il n’y a pas une connaissance que l’écolier ne voulût acquérir, et ce
qu’il lui convient d’apprendre, dit-il, c’est la science et la nature.
Méphistophélès le félicite de la précision de son plan d’étude. Il
s’amuse à décrire les quatre facultés: la jurisprudence, la médecine, la
philosophie, et la théologie, de manière à embrouiller la tête de
l’écolier pour toujours. Méphistophélès lui fait mille arguments divers,
que l’écolier approuve tous les uns après les autres, mais dont la
conclusion l’étonne, parce qu’il s’attend au sérieux et que le Diable
plaisante toujours. L’écolier de bonne volonté se prépare à
l’admiration, et le résultat de tout ce qu’il entend n’est qu’un dédain
universel. Méphistophélès convient lui-même que le doute vient de
l’enfer, et que les démons, ce sont ceux _qui nient_; mais il exprime le
doute avec un ton décidé, qui, mêlant l’arrogance du caractère à
l’incertitude de la raison, ne laisse de consistance qu’aux mauvais
penchants. Aucune croyance, aucune opinion ne reste fixe dans la tête,
après avoir entendu Méphistophélès, et l’on s’examine soi-même, pour
savoir s’il y a quelque chose de vrai dans ce monde, ou si l’on ne pense
que pour se moquer de tous ceux qui croient penser.

«Ne doit-il pas toujours y avoir une idée dans un mot? dit
l’écolier.--Oui, si cela se peut, répond Méphistophélès; mais il ne faut
pourtant pas trop se tourmenter là-dessus; car là où les idées manquent,
les mots viennent à propos pour y suppléer».

L’écolier quelquefois ne comprend pas Méphistophélès, mais n’en a que
plus de respect pour son génie. Avant de le quitter, il le prie d’écrire
quelques lignes sur son _Album_; c’est le livre dans lequel, selon les
bienveillants usages de l’Allemagne, chacun se fait donner une marque de
souvenir par ses amis. Méphistophélès écrit ce que Satan a dit à Ève
pour l’engager à manger le fruit de l’arbre de vie: _Vous serez comme
Dieu, connaissant le bien et le mal_. «Je peux bien, se dit-il à
lui-même, emprunter cette ancienne sentence à mon cousin le serpent; il
y a longtemps qu’on s’en sert dans ma famille». L’écolier reprend son
livre, et s’en va parfaitement satisfait.

Faust s’ennuie, et Méphistophélès lui conseille de devenir amoureux. Il
le devient en effet d’une jeune fille du peuple, tout à fait innocente
et naïve, qui vit dans la pauvreté avec sa vieille mère. Méphistophélès,
pour introduire Faust auprès d’elle, imagine de faire connaissance avec
une de ses voisines, Marthe, chez laquelle la jeune Marguerite va
quelquefois. Cette femme a son mari dans les pays étrangers, et se
désole de n’en point recevoir de nouvelles; elle serait bien triste de
sa mort, mais au moins voudrait-elle en avoir la certitude; et
Méphistophélès adoucit singulièrement sa douleur, en lui promettant un
extrait mortuaire de son époux, bien en règle, qu’elle pourra, suivant
la coutume, faire publier dans la gazette.

La pauvre Marguerite est livrée à la puissance du mal; l’esprit infernal
s’acharne sur elle, et la rend coupable, sans lui ôter cette droiture de
cœur qui ne peut trouver de repos que dans la vertu. Un méchant habile
se garde bien de pervertir entièrement les honnêtes gens qu’il veut
gouverner: car son ascendant sur eux se compose des fautes et des
remords qui les troublent tour à tour. Faust, aidé par Méphistophélès,
séduit cette jeune fille, singulièrement simple d’esprit et d’âme. Elle
est pieuse, bien qu’elle soit coupable, et, seule avec Faust, elle lui
demande s’il a de la religion.--«Mon enfant, lui dit-il, tu le sais, je
t’aime. Je donnerais pour toi mon sang et ma vie; je ne voudrais
troubler la foi de personne. N’est-ce pas là tout ce que tu peux
désirer?

     MARGUERITE.

     «Non, il faut croire.

     FAUST.

     «Le faut-il?

     MARGUERITE.

     «Ah! si je pouvais quelque chose sur toi! tu ne respectes pas assez
     les saints sacrements.

     FAUST.

     «Je les respecte.

     MARGUERITE.

     «Mais sans en approcher; depuis longtemps, tu ne t’es point
     confessé, tu n’as point été à la messe; crois-tu en Dieu?

     FAUST.

     «Ma chère amie, qui ose dire: Je crois en Dieu?--Si tu fais cette
     question aux prêtres et aux sages, ils répondront comme s’ils
     voulaient se moquer de celui qui les interroge.

     MARGUERITE.

     «Ainsi donc, tu ne crois rien.

     FAUST.

     «N’interprète pas mal ce que je dis, charmante créature: qui peut
     nommer la divinité et dire: Je la conçois? qui peut être sensible
     et ne pas y croire? Le soutien de cet univers n’embrasse-t-il pas
     toi, moi, la nature entière? Le ciel ne s’abaisse-t-il pas en
     pavillon sur nos têtes? la terre n’est-elle pas inébranlable sous
     nos pieds, et les étoiles éternelles, du haut de leur sphère, ne
     nous regardent-elles pas avec amour? Tes yeux ne se
     réfléchissent-ils pas dans mes yeux attendris? Un mystère éternel,
     invisible et visible, n’attire-t-il pas mon cœur vers le tien?
     Remplis ton âme de ce mystère, et quand tu éprouves la félicité
     suprême du sentiment, appelle-là, cette félicité, cœur, amour,
     Dieu, n’importe. Le sentiment est tout, les noms ne sont qu’un vain
     bruit, une vaine fumée, qui obscurcit la clarté des cieux».

     Ce morceau, d’une éloquence inspirée, ne conviendrait pas à la
     disposition de Faust, si dans ce moment il n’était pas meilleur,
     parce qu’il aime, et si l’intention de l’auteur n’avait pas été,
     sans doute, de montrer combien une croyance ferme et positive est
     nécessaire, puisque ceux même que la nature a faits sensibles et
     bons, n’en sont pas moins capables des plus funestes égarements,
     quand ce secours leur manque.

     Faust se lasse de l’amour de Marguerite comme de toutes les
     jouissances de la vie; rien n’est plus beau, en allemand, que les
     vers dans lesquels il exprime tout à la fois l’enthousiasme de la
     science et la satiété du bonheur.

     FAUST, _seul_.

     «Esprit sublime! tu m’as accordé tout ce que je t’ai demandé. Ce
     n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage entouré de
     flammes; tu m’as donné la magique nature pour empire, tu m’as donné
     la force de la sentir et d’en jouir. Ce n’est pas une froide
     admiration que tu m’as permise, mais une intime connaissance, et tu
     m’as fait pénétrer dans le sein de l’univers, comme dans celui d’un
     ami; tu as conduit devant moi la troupe variée des vivants, et tu
     m’as appris à connaître mes frères dans les habitants des bois, des
     airs et des eaux. Quand l’orage gronde dans la forêt, quand il
     déracine et renverse les pins gigantesques dont la chute fait
     retentir la montagne, tu me guides dans un sûr asile, et tu me
     révèles les secrètes merveilles de mon propre cœur. Lorsque la lune
     tranquille monte lentement vers les cieux, les ombres argentées des
     temps antiques planent à mes yeux sur les rochers, dans les bois,
     et semblent m’adoucir le sévère plaisir de la méditation.

     «Mais je le sens, hélas! l’homme ne peut atteindre à rien de
     parfait; à côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, il
     faut que je supporte ce compagnon froid, indifférent, hautain, qui
     m’humilie à mes propres yeux, et d’un mot réduit au néant tous les
     dons que tu m’as faits. Il allume dans mon sein un feu désordonné
     qui m’attire vers la beauté; je passe avec ivresse du désir au
     bonheur; mais au sein du bonheur même, bientôt un vague ennui me
     fait regretter le désir».

L’histoire de Marguerite serre douloureusement le cœur. Son état
vulgaire, son esprit borné, tout ce qui la soumet au malheur, sans
qu’elle puisse y résister, inspire encore plus de pitié pour elle.
Gœthe, dans ses romans et dans ses pièces, n’a presque jamais donné des
qualités supérieures aux femmes, mais il peint à merveille le caractère
de faiblesse qui leur rend la protection si nécessaire. Marguerite veut
recevoir chez elle Faust à l’insu de sa mère, et donne à cette pauvre
femme, d’après le conseil de Méphistophélès, une potion assoupissante
qu’elle ne peut supporter, et qui la fait mourir. La coupable Marguerite
devient grosse, sa honte est publique, tout le quartier qu’elle habite
la montre au doigt. Le déshonneur semble avoir plus de prise sur les
personnes d’un rang élevé, et peut-être cependant est-il encore plus
redoutable dans la classe du peuple. Tout est si tranché, si positif, si
irréparable parmi les hommes qui n’ont pour rien des paroles nuancées!
Gœthe saisit admirablement ces mœurs, tout à la fois si près et loin de
nous; il possède au suprême degré l’art d’être parfaitement naturel dans
mille natures différentes.

Valentin, soldat, frère de Marguerite, arrive de la guerre pour la
revoir; et quand il apprend sa honte, la souffrance qu’il éprouve, et
dont il rougit, se trahit par un langage âpre et touchant à la fois.
L’homme dur en apparence, et sensible au fond de l’âme, cause une
émotion inattendue et poignante. Gœthe a peint avec une admirable vérité
le courage qu’un soldat peut employer contre la douleur morale, contre
cet ennemi nouveau qu’il sent en lui-même, et que ses armes ne sauraient
combattre. Enfin, le besoin de la vengeance le saisit, et porte vers
l’action tous les sentiments qui le dévoraient intérieurement. Il
rencontre Méphistophélès et Faust, au moment où ils vont donner un
concert sous les fenêtres de sa sœur. Valentin provoque Faust, se bat
avec lui, et reçoit une blessure mortelle. Ses adversaires
disparaissent, pour éviter la fureur du peuple.

Marguerite arrive, demande qui est là tout sanglant sur la terre. Le
peuple lui répond: _Le fils de ta mère_. Et son frère, en mourant, lui
adresse des reproches plus terribles et plus déchirants que jamais la
langue policée n’en pourrait exprimer. La dignité de la tragédie ne
saurait permettre d’enfoncer si avant les traits de la nature dans le
cœur.

Méphistophélès oblige Faust à quitter la ville, et le désespoir que lui
fait éprouver le sort de Marguerite intéresse à lui de nouveau.

«Hélas! s’écrie Faust, elle eût été si facilement heureuse! une simple
cabane dans une vallée des Alpes, quelques occupations domestiques,
auraient suffi pour satisfaire ses désirs bornés, et remplir sa douce
vie: mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de repos que je n’eusse
brisé son cœur, et fait tomber en ruines sa pauvre destinée. Ainsi donc
la paix doit lui être ravie pour toujours. Il faut qu’elle soit la
victime de l’enfer. Hé bien! démon, abrège mon angoisse, fais arriver ce
qui doit arriver. Que le sort de cette infortunée s’accomplisse, et
précipite-moi du moins avec elle dans l’abîme».

L’amertume et le sang-froid de la réponse de Méphistophélès sont
vraiment diaboliques.

«Comme tu t’enflammes, lui dit-il, comme tu bouillonnes! je ne sais
comment te consoler, et sur mon honneur je me donnerais au diable, si je
ne l’étais pas moi-même: mais penses-tu donc, insensé, que parce que ta
pauvre tête ne voit plus d’issue, il n’y en ait plus véritablement? Vive
celui qui sait tout supporter avec courage! Je t’ai déjà rendu
passablement semblable à moi, et songe, je t’en prie, qu’il n’y a rien
de plus fastidieux dans ce monde qu’un diable qui se désespère».

Marguerite va seule à l’église, l’unique refuge qui lui reste; une foule
immense remplit le temple, et le service des morts est célébré dans ce
lieu solennel. Marguerite est couverte d’un voile: elle prie avec
ardeur; et lorsqu’elle commence à se flatter de la miséricorde divine,
le mauvais esprit lui parle d’une voix basse et lui dit:

     «Te souviens-tu, Marguerite, de ce temps où tu venais ici te
     prosterner devant l’autel? tu étais alors pleine d’innocence, tu
     balbutiais timidement les psaumes, et Dieu régnait dans ton cœur.
     Marguerite, qu’as-tu fait? que de crimes tu as commis! Viens-tu
     prier pour l’âme de ta mère, dont la mort pèse sur ta tête? Sur le
     seuil de ta porte, vois-tu quel est ce sang? c’est celui de ton
     frère, et ne sens-tu pas s’agiter dans ton sein une créature
     infortunée qui te présage déjà de nouvelles douleurs?

     MARGUERITE.

     «Malheur! malheur! comment échapper aux pensées qui naissent dans
     mon âme et se soulèvent contre moi?

     LE CHŒUR, _chante dans l’Église_.

    «_Dies iræ, dies illa,_
    _Solvet sæculum in favilla._[32]

     LE MAUVAIS ESPRIT.

     «Le courroux céleste te menace, Marguerite; les trompettes de la
     résurrection retentissent: les tombeaux s’ébranlent, et ton cœur va
     se réveiller pour sentir les flammes éternelles.

     MARGUERITE.

     «Ah! si je pouvais m’éloigner d’ici! les sons de cet orgue
     m’empêchent de respirer, et les chants des prêtres font pénétrer
     dans mon âme une émotion qui la déchire.

     LE CHŒUR.

    «_Judex ergo cum sedebit,_
    _Quidquid latet apparebit,_
    _Nil inultum remanebit._[33]

     MARGUERITE.

     «On dirait que ces murs se rapprochent pour m’étouffer; la voûte du
     temple m’oppresse: de l’air! de l’air!

     LE MAUVAIS ESPRIT.

     «Cache-toi; le crime et la honte te poursuivent. Tu demandes de
     l’air et de la lumière, misérable! qu’en espères-tu?

     LE CHŒUR.

    «_Quid sum miser tunc dicturus?_
    _Quem patronum rogaturus?_
    _Cum vix justus sit securus[34]?_

     LE MAUVAIS ESPRIT.

     «Les Saints détournent leur visage de ta présence; ils rougiraient
     de tendre leurs mains pures vers toi».

     LE CHŒUR.

     _«Quid sum miser tunc dicturus»?_

     Marguerite crie au secours et s’évanouit.

Quelle scène! Cette infortunée qui, dans l’asile de la consolation,
trouve le désespoir; cette foule rassemblée, priant Dieu avec confiance,
tandis qu’une malheureuse femme, dans le temple même du Seigneur,
rencontre l’esprit de l’enfer! Les paroles sévères de l’hymne sainte
sont interprétées par l’inflexible méchanceté du mauvais génie. Quel
désordre dans le cœur! que de maux entassés sur une faible pauvre tête!
et quel talent, que celui qui sait ainsi représenter à l’imagination ces
moments où la vie s’allume en nous comme un feu sombre, et jette sur nos
jours passagers la terrible lueur de l’éternité des peines!

Méphistophélès imagine de transporter Faust dans le sabbat des sorcières
pour le distraire de ses peines; et il y a là une scène dont il est
impossible de donner l’idée, quoiqu’il s’y trouve un grand nombre de
pensées à retenir: ce sont vraiment les Saturnales de l’esprit, que
cette fête du sabbat. La marche de la pièce est suspendue par cet
intermède, et plus on trouve la situation forte, plus il est impossible
de se soumettre même aux inventions du génie, lorsqu’elles interrompent
ainsi l’intérêt. Au milieu du tourbillon de tout ce qu’on peut imaginer
et dire, quand les images et les idées se précipitent, se confondent, et
semblent retomber dans les abîmes dont la raison les a fait sortir, il
vient une scène qui se rattache à la situation d’une manière terrible.
Les conjurations de la magie font apparaître divers tableaux, et tout à
coup Faust s’approche de Méphistophélès, et lui dit: «Ne vois-tu pas
là-bas une jeune fille belle et pâle, qui se tient seule dans
l’éloignement? Elle s’avance lentement, ses pieds semblent attachés
l’un à l’autre; ne trouves-tu pas qu’elle ressemble à Marguerite?

     MÉPHISTOPHÉLÈS.

     «C’est un effet de la magie, rien qu’une illusion. Il n’est pas bon
     d’y arrêter tes regards. Ces yeux fixes glacent le sang des hommes.
     C’est ainsi que la tête de Méduse changeait jadis en pierre ceux
     qui la considéraient.

     FAUST.

     «Il est vrai que cette image a les yeux ouverts comme un mort à qui
     les mains d’un ami ne les aurait pas fermés. Voilà le sein sur
     lequel j’ai reposé ma tête; voilà les charmes que mon cœur a
     possédés.

     MÉPHISTOPHÉLÈS.

     «Insensé! tout cela n’est que de la sorcellerie; chacun dans ce
     fantôme croit voir sa bien-aimée.

     FAUST.

     «Quel délire! quelle souffrance! Je ne peux m’éloigner de ce
     regard; mais autour de ce beau cou, que signifie ce collier rouge,
     large comme le tranchant d’un couteau?

     MÉPHISTOPHÉLÈS.

     «C’est vrai: mais qu’y veux-tu faire? Ne t’abîme pas dans tes
     rêveries; viens sur cette montagne, on t’y prépare une fête.
     Viens».

Faust apprend que Marguerite a tué l’enfant qu’elle a mis au jour,
espérant ainsi se dérober à la honte. Son crime a été découvert; on l’a
mise en prison, et le lendemain elle doit périr sur l’échafaud. Faust
maudit Méphistophélès avec fureur; Méphistophélès accuse Faust avec
sang-froid, et lui prouve que c’est lui qui a désiré le mal, et qu’il ne
l’a aidé que parce qu’il l’avait appelé. Une sentence de mort est portée
contre Faust, parce qu’il a tué le frère de Marguerite. Néanmoins, il
s’introduit en secret dans la ville, obtient de Méphistophélès les
moyens de délivrer Marguerite, et pénètre la nuit dans son cachot, dont
il a dérobé les clefs.

Il l’entend de loin murmurer une chanson qui prouve l’égarement de son
esprit; les paroles de cette chanson sont très vulgaires, et Marguerite
était naturellement pure et délicate. On peint d’ordinaire les folles
comme si la folie s’arrangeait avec les convenances, et donnait
seulement le droit de ne pas finir les phrases commencées, et de briser
à propos le fil des idées; mais cela n’est pas ainsi: le véritable
désordre de l’esprit se montre presque toujours sous des formes
étrangères à la cause même de la folie, et la gaîté des malheureux est
bien plus déchirante que leur douleur.

Faust entre dans la prison: Marguerite croit qu’on vient la chercher
pour la conduire à la mort.

     MARGUERITE, _se soulevant de son lit de paille, s’écrie_:

     «Ils viennent! ils viennent! oh, que la mort est amère!

     FAUST, _bas_.

     «Doucement, doucement; je vais te délivrer. (_Il s’approche d’elle
     pour briser ses fers_).

     MARGUERITE.

     «Si tu es un homme, mon désespoir te touchera.

     FAUST.

     «Plus bas, plus bas; tu éveilleras la garde par tes cris.

     MARGUERITE _se jette à genoux_.

     «Qui t’a donné, barbare, cette puissance sur moi? Il n’est que
     minuit: pourquoi viens-tu déjà me chercher? Aie pitié de mes
     larmes, laisse-moi vivre encore: demain matin, n’est-ce pas assez
     tôt? (_Marguerite se relève_). Je suis pourtant si jeune, si jeune!
     et dois-je déjà mourir? J’étais belle aussi: c’est ce qui a fait ma
     perte. Mon ami était alors près de moi: il est maintenant bien
     loin. Les fleurs de ma guirlande sont dispersées. Ne me prends pas
     la main avec tant de violence. Ménage-moi. Ne me laisse pas pleurer
     en vain. Jamais, jusqu’à ce jour, je ne t’ai vu.

     FAUST.

     «Comment supporter sa douleur!

     MARGUERITE.

     «Je suis tout à fait en ton pouvoir. Seulement laisse-moi allaiter
     mon enfant; je l’ai pressé sur mon cœur toute la nuit. Ils me l’ont
     ôté pour m’affliger. N’ont-ils pas prétendu que je l’avais tué?
     Jamais je ne redeviendrai ce que j’étais! N’ont-ils pas chanté des
     chansons contre moi, ces méchants, que voulaient-ils donc dire?

     FAUST _se jette à ses pieds_.

     «Ton amant est à tes pieds; il vient ouvrir les portes de cette
     horrible prison.

     MARGUERITE.

     «Oui, mettons-nous à genoux; appelons les saints à notre secours.
     Les cris de l’enfer se font entendre, et les mauvais génies nous
     attendent sur le seuil de mon cachot.

     FAUST.

     «Marguerite! Marguerite!

     MARGUERITE, _attentive_.

     «C’était la voix de mon ami. (_Elle se précipite vers Faust, et ses
     fers tombent_). Où est-il? Je l’ai entendu m’appeler. Je suis
     libre. Personne ne pourra plus me retenir en prison. Je m’appuierai
     sur son bras, je me reposerai sur son sein. Il appelle Marguerite:
     il est là, devant la porte. Au milieu des hurlements de
     l’impitoyable mort, j’entends la douce et touchante harmonie de sa
     voix!

     FAUST.

     «Oui, c’est moi, Marguerite!

     MARGUERITE.

     «C’est toi! dis-le encore une fois. (_Elle le serre contre son
     cœur_). C’est lui! c’est lui! Qu’est devenue l’angoisse des fers et
     de l’échafaud? C’est toi! je suis sauvée! J’aperçois devant moi la
     route où je te vis pour la première fois, le jardin si riant où
     Marthe et moi nous t’attendions.

     FAUST.

     «Viens, viens.

     MARGUERITE.

     «Il m’est si doux de rester quand tu demeures! Ah! ne t’éloigne
     pas!

     FAUST.

     «Hâte-toi; nous payerions bien cher le moindre retard.

     MARGUERITE.

     «Quoi! tu ne réponds point à mes embrassements? Mon ami, il y a si
     peu de temps que nous nous sommes quittés! As-tu donc déjà
     désappris à me serrer contre ton cœur? Jadis tes paroles, tes
     regards appelaient sur moi tout le ciel! Embrasse-moi, de grâce;
     embrasse-moi! Ton cœur est donc froid et muet? Qu’as-tu fait de ton
     amour? qui me l’a ravi?

     FAUST.

     «Viens, suis-moi, chère amie: prends courage: je t’aime avec
     transport; mais suis-moi, c’est ma seule prière.

     MARGUERITE.

     «Es-tu bien Faust? Es-tu bien toi?

     FAUST.

     «Oui, sans doute; oui, viens.

     MARGUERITE.

     «Tu me délivres de mes chaînes, tu me reprends de nouveau dans tes
     bras. D’où vient que tu n’as pas horreur de Marguerite? Sais-tu
     bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres?

     FAUST.

     «Viens, viens; déjà la nuit est moins profonde.

     MARGUERITE.

     «Ma mère! c’est moi qui l’ai tuée! Mon enfant! c’est moi qui l’ai
     noyé! N’appartenait-il pas à toi comme à moi? Est-il donc vrai,
     Faust, que je te voie? N’est-ce pas un rêve? Donne-moi ta main, ta
     main chérie. O ciel! elle est humide. Essuie-la. Je crois qu’il y a
     du sang! Cache-moi ton épée; où est mon frère? Je t’en prie,
     cache-la-moi.

     FAUST.

     «Laisse donc dans l’oubli l’irréparable passé; tu me fais mourir.

     MARGUERITE.

     «Non, il faut que tu restes. Je veux te décrire les tombeaux que tu
     feras préparer dès demain. Il faut donner la meilleure place à ma
     mère; mon frère doit être près d’elle. Moi, tu me mettras un peu
     plus loin; mais cependant pas trop loin, et mon enfant à droite,
     sur mon sein: mais personne ne doit reposer à mes côtés. J’aurais
     voulu que tu fusses près de moi; mais c’était un bonheur doux et
     pur, il ne m’appartient plus. Je me sens entraînée vers toi, et il
     me semble que tu me repousses avec violence; cependant tes regards
     sont pleins de tendresse et de bonté.

     FAUST.

     «Ah! si tu me reconnais, viens.

     MARGUERITE.

     «Où donc irais-je?

     FAUST.

     «Tu seras libre.

     MARGUERITE.

     «La tombe est là dehors. La mort épie mes pas. Viens; mais
     conduis-moi dans la demeure éternelle: je ne puis aller que là. Tu
     veux partir? mon ami! si je pouvais...

     FAUST.

     «Tu le peux, si tu le veux; les portes sont ouvertes.

     MARGUERITE.

     «Je n’ose pas sortir; il n’est plus pour moi d’espérance. Que me
     sert-il de fuir? Mes persécuteurs m’attendent. Mendier est si
     misérable, et surtout avec une mauvaise conscience! Il est triste
     aussi d’errer dans l’étranger; et d’ailleurs partout ils me
     saisiront.

     FAUST.

     «Je resterai près de toi.

     MARGUERITE.

     «Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars, suis le chemin qui
     borde le ruisseau; traverse le sentier qui conduit à la forêt, à
     gauche, près de l’écluse, dans l’étang; saisis-le tout de suite: il
     tendra ses mains vers le ciel; des convulsions les agitent.
     Sauve-le! sauve-le!

     FAUST.

     «Reprends tes sens; encore un pas, et tu n’as plus rien à craindre.

     MARGUERITE.

     «Si seulement nous avions déjà passé la montagne... l’air est si
     froid près de la fontaine. Là, ma mère est assise sur un rocher, et
     sa vieille tête est branlante. Elle ne m’appelle pas; elle ne me
     fait pas signe de venir: seulement ses yeux sont appesantis; elle
     ne s’éveillera plus. Autrefois, nous nous réjouissions quand elle
     dormait... Ah! quel souvenir!

     FAUST.

     «Puisque tu n’écoutes pas mes prières, je veux t’entraîner malgré
     toi.

     MARGUERITE.

     «Laisse-moi. Non, je ne souffrirai point la violence; ne me saisis
     pas ainsi avec ta force meurtrière. Ah! je n’ai que trop fait ce
     que tu as voulu.

     FAUST.

     «Le jour paraît, chère amie! chère amie!

     MARGUERITE.

     «Oui, bientôt il fera jour; mon dernier jour pénètre dans ce
     cachot; il vient pour célébrer mes noces éternelles: ne dis à
     personne que tu as vu Marguerite cette nuit. Malheur à ma couronne!
     elle est flétrie: nous nous reverrons, mais non pas dans les fêtes.
     La foule va se presser, le bruit sera confus; la place, les rues
     suffiront à peine à la multitude. La cloche sonne, le signal est
     donné. Ils vont lier mes mains, bander mes yeux; je monterai sur
     l’échafaud sanglant, et le tranchant du fer tombera sur ma tête...
     Ah! le monde est déjà silencieux comme le tombeau.

     FAUST.

     «Ciel! pourquoi donc suis-je né?

     MÉPHISTOPHÉLÈS _paraît à la porte_.

     «Hâtez-vous, ou vous êtes perdus: vos délais, vos incertitudes sont
     funestes; mes cheveux frissonnent; le froid du matin se fait
     sentir.

     MARGUERITE.

     «Qui sort ainsi de la terre? C’est lui, c’est lui; renvoyez-le.
     Que ferait-il dans le saint lieu? C’est moi qu’il veut enlever.

     FAUST.

     «Il faut que tu vives.

     MARGUERITE.

     «Tribunal de Dieu, je m’abandonne à toi!

     MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust_.

     «Viens, viens, où je te livre à la mort avec elle.

     MARGUERITE.

     «Père céleste, je suis à toi; et vous, anges, sauvez-moi, troupes
     sacrées, entourez-moi, défendez-moi. Faust, c’est ton sort qui
     m’afflige...

     MÉPHISTOPHÉLÈS.

     «Elle est jugée.

     DES VOIX DU CIEL S’ÉCRIENT:

     «Elle est sauvée.

     MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust_.

     «Suis-moi.

(_Méphistophélès disparaît avec Faust; on entend encore dans le
fond du cachot la voix de Marguerite qui rappelle vainement
son ami_).

     «Faust! Faust!»

La pièce est interrompue après ces mots. L’intention de l’auteur est
sans doute que Marguerite périsse, et que Dieu lui pardonne; que la vie
de Faust soit sauvée, mais que son âme soit perdue.

Il faut suppléer par l’imagination au charme qu’une très belle poésie
doit ajouter aux scènes que j’ai essayé de traduire; il y a toujours
dans l’art de la versification un genre de mérite reconnu de tout le
monde, et qui est indépendant du sujet auquel il est appliqué. Dans la
pièce de Faust, le rythme change suivant la situation, et la variété
brillante qui en résulte est admirable. La langue allemande présente un
plus grand nombre de combinaisons que la nôtre, et Gœthe semble les
avoir toutes employées pour exprimer, avec les sons comme avec les
images, la singulière exaltation d’ironie et d’enthousiasme, de
tristesse et de gaîté, qui l’a porté à composer cet ouvrage. Il serait
véritablement trop naïf de supposer qu’un tel homme ne sache pas toutes
les fautes de goût qu’on peut reprocher à sa pièce; mais il est curieux
de connaître les motifs qui l’ont déterminé à les y laisser, ou plutôt à
les y mettre.

Gœthe ne s’est astreint, dans cet ouvrage, à aucun genre; ce n’est ni
une tragédie, ni un roman. L’auteur a voulu abjurer dans cette
composition toute manière sobre de penser et d’écrire: on y trouverait
quelque rapport avec Aristophane, si les traits du pathétique de
Shakespeare n’y mêlaient des beautés d’un tout autre genre. Faust
étonne, émeut, attendrit; mais il ne laisse pas une douce impression
dans l’âme. Quoique la présomption et le vice y soient cruellement
punis, on ne sent pas dans cette punition une main bienfaisante; on
dirait que le mauvais principe dirige lui-même la vengeance contre le
crime qu’il fait commettre; et le remords, tel qu’il est peint dans
cette pièce, semble venir de l’enfer aussi bien que la faute.

La croyance aux mauvais esprits se retrouve dans un grand nombre de
poésies allemandes; la nature du nord s’accorde assez bien avec cette
terreur; il est donc beaucoup moins ridicule en Allemagne, que cela ne
le serait en France, de se servir du diable dans les fictions. A ne
considérer toutes ces idées que sous le rapport littéraire, il est
certain que notre imagination se figure quelque chose qui répond à
l’idée d’un mauvais génie, soit dans le cœur humain, soit dans la
nature: l’homme fait quelquefois le mal d’une manière, pour ainsi dire,
désintéressée, sans but et même contre son but, et seulement pour
satisfaire une certaine âpreté intérieure, qui donne le besoin de nuire.
Il y avait à côté des divinités du paganisme d’autres divinités de la
race des Titans, qui représentaient les forces révoltées de la nature;
et dans le christianisme, on dirait que les mauvais penchants de l’âme
sont personnifiés sous la forme des démons.

Il est impossible de lire _Faust_ sans qu’il excite la pensée de mille
manières différentes: on se querelle avec l’auteur, on l’accuse, on le
justifie, mais il fait réfléchir sur tout, et, pour emprunter le langage
d’un savant naïf du moyen âge, _sur quelque chose de plus que tout_[35].
Les critiques dont un tel ouvrage doit être l’objet sont faciles à
prévoir, ou plutôt c’est le genre même de cet ouvrage qui peut encourir
la censure, plus encore que la manière dont il est traité; car une telle
composition doit être jugée comme un rêve; et si le bon goût veillait
toujours à la porte d’ivoire des songes, pour les obliger à prendre la
forme convenue, rarement ils frapperaient l’imagination.

La pièce de _Faust_ cependant n’est certes pas un bon modèle. Soit
qu’elle puisse être considérée comme l’œuvre du délire de l’esprit, ou
de la satiété de la raison, il est à désirer que de telles productions
ne se renouvellent pas; mais quand un génie tel que celui de Gœthe
s’affranchit de toutes les entraves, la foule de ses pensées est si
grande, que de toutes parts elles dépassent et renversent les bornes de
l’art.


FIN DU TOME PREMIER.




TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER


NOTICE SUR MADAME DE STAËL                                             1

PRÉFACE                                                                3

OBSERVATIONS GÉNÉRALES                                                11


PREMIÈRE PARTIE

DE L’ALLEMAGNE ET DES MŒURS DES ALLEMANDS:

CHAPITRE Iᵉʳ. De l’aspect de l’Allemagne                              17

CHAP. II. Des mœurs et du caractère des Allemands                     20

CHAP. III. Les femmes                                                 32

CHAP. IV. De l’influence de l’esprit de chevalerie sur
l’amour et l’honneur                                                  35

CHAP. V. De l’Allemagne méridionale                                   40

CHAP. VI. De l’Autriche                                               42

CHAP. VII. Vienne                                                     48

CHAP. VIII. De la société                                             55

CHAP. IX. Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français          57

CHAP. X. De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité
bienveillante                                                         63

CHAP. XI. De l’esprit de conversation                                 65

CHAP. XII. De la langue allemande, dans ses rapports avec
l’esprit de conversation                                              77

CHAP. XIII. De l’Allemagne du Nord                                    81

CHAP. XIV. La Saxe                                                    85

CHAP. XV. Weimar                                                      89

CHAP. XVI. La Prusse                                                  91

CHAP. XVII. Berlin                                                    98

CHAP. XVIII. Des universités allemandes                              102

CHAP. XIX. Des institutions particulières d’éducation et
de bienfaisance                                                      109

CHAP. XX. La fête d’Interlaken                                       118


SECONDE PARTIE

DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS:

CHAPITRE Iᵉʳ. Pourquoi les Français ne rendent-ils pas
justice à la littérature allemande                                   125

CHAP. II. Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la
littérature allemande                                                130

CHAP. III. Des principales époques de la littérature allemande       134

CHAP. IV. Wieland                                                    138

CHAP. V. Klopstock                                                   141

CHAP. VI. Lessing et Winckelmann                                     147

CHAP. VII. Gœthe                                                     153

CHAP. VIII. Schiller                                                 157

CHAP. IX. Du style et de la versification dans la langue
allemande                                                            161

CHAP. X. De la poésie                                                168

CHAP. XI. De la poésie classique et de la poésie romantique          174

CHAP. XII. Des poèmes allemands                                      178

CHAP. XIII. De la poésie allemande                                   196

CHAP. XIV. Du goût                                                   215

CHAP. XV. De l’art dramatique                                        218

CHAP. XVI. Des drames de Lessing                                     229

CHAP. XVII. Les Brigands et Don Carlos, de Schiller                  236

CHAP. XVIII. Walstein et Marie Stuart                                247

CHAP. XIX. Jeanne d’Arc et la Fiancée de Messine                     274

CHAP. XX. Guillaume Tell                                             290

CHAP. XXI. Gœtz de Berlichingen et le comte d’Egmont                 297

CHAP. XXII. Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso, etc.               312

CHAP. XXIII. Faust                                                   322


4493-5-11.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cⁱᵉ.


NOTES:

[1] Préfet de Loir-et-Cher.

[2] Le but de ce post-scriptum était de m’interdire les ports de la
Manche.

[3] Ces guillemets indiquent les phrases dont les censeurs de Paris
avaient exigé la suppression. Dans le second volume, ils ne trouvèrent
rien de répréhensible, mais les chapitres du troisième sur
l’Enthousiasme, et surtout la dernière phrase de l’ouvrage, n’obtinrent
pas leur approbation. J’étais prête à me soumettre à leurs critiques
d’une façon négative, c’est-à-dire, en retranchant sans jamais rien
ajouter; mais les gendarmes envoyés par le ministre de la police firent
l’office de censeurs d’une façon plus brutale, en mettant le livre
entier en pièces.

[4] Phrase supprimée par les censeurs.

[5] Je n’ai pas besoin de dire que c’était l’Angleterre que je voulais
désigner par ces paroles; mais quand les noms propres ne sont pas
articulés, la plupart des censeurs, hommes éclairés, se font un plaisir
de ne pas comprendre. Il n’en est pas de même de la police; elle a une
sorte d’instinct vraiment remarquable contre les idées libérales, sous
quelque forme qu’elles se présentent, et dans ce genre elle dépiste,
comme un habile chien de chasse, tout ce qui pourrait réveiller dans
l’esprit des Français leur ancien amour pour les lumières et la liberté.

[6] M. de Lacretelle

[7] Ce chapitre sur l’Autriche a été écrit dans l’année 1808.

[8] Supprimé par la censure.

[9] Supprimé par la censure.

[10] Supprimé par la censure.

[11] Supprimé par la censure.

[12] Supprimé par la censure sous prétexte qu’il y avait tant de bonheur
à Paris maintenant, qu’on n’avait pas besoin de s’en passer.

[13] Supprimé par la censure.

[14] Supprimé par la censure.

[15] Supprimé par la censure. Je luttai pendant plusieurs jours, pour
obtenir la liberté de rendre cet hommage au prince Louis, et je
représentai que c’était relever la gloire des Français que de louer la
bravoure de ceux qu’ils avaient vaincus; mais il parut plus simple aux
censeurs de ne rien permettre en ce genre.

[16] On peut en voir une esquisse dans l’ouvrage que M. de Villers vient
de publier sur ce sujet. On trouve toujours M. de Villers à la tête de
toutes les opinions nobles et généreuses; et il semble appelé, par la
grâce de son esprit et la profondeur de ses études, à représenter la
France en Allemagne, et l’Allemagne en France.

[17] Ces paroles étaient le refrain d’un chant plein de grâce et de
talent, composé pour cette fête. L’auteur de ce chant, c’est madame
Harmès, très connue en Allemagne par ses écrits, sous le nom de madame
de Berlepsch.

[18] Les poètes anglais de notre temps, sans s’être concertés avec les
Allemands, ont adopté le même système. La poésie didactique fait place
aux fictions du moyen âge, aux couleurs pourprées de l’Orient; le
raisonnement et même l’éloquence ne sauraient suffire à un art
essentiellement créateur.

[19] Le chêne est l’emblème de la poésie patriotique, et le palmier
celui de la poésie religieuse, qui vient de l’Orient.

[20] J’ai érigé un monument plus durable que l’airain... le souvenir de
mon nom sera ineffaçable.

[21] M. de Sabran.

[22] Mana, l’un des héros tutélaires de la nation germanique.

[23] Segeste, auteur de la conspiration qui fit périr Hermann.

[24] Héla, la divinité de l’Enfer.

[25] Nom donné par les Germains à la bataille qu’ils gagnèrent contre
Varus.

[26] Le dieu de la guerre.

[27] L’Islande.

[28] Chez les anciens, l’aigle qui s’envolait du bûcher était l’emblème
de l’immortalité de l’âme, et souvent même de l’apothéose.

[29] Supprimé par la censure.

[30] Expression de Frédéric Schlegel sur la pénétration d’un grand
historien.

[31]

    Il est, pour les mortels, des jours mystérieux,
    Où, des liens du corps notre âme dégagée,
    Au sein de l’avenir est tout à coup plongée,
    Et saisit, je ne sais par quel heureux effort,
    Le droit inattendu d’interroger le sort.
    La nuit qui précéda la sanglante journée,
    Qui du héros du Nord trancha la destinée,
    Je veillais au milieu des guerriers endormis;
    Un trouble involontaire agitait mes esprits.
    Je parcourus le camp. On voyait dans la plaine
    Briller des feux lointains la lumière incertaine.
    Les appels de la garde et les pas des chevaux,
    Troublaient seuls, d’un bruit sourd, l’universel repos.
    Le vent qui gémissait à travers les vallées,
    Agitait lentement nos tentes ébranlées.
    Les astres, à regret, perçant l’obscurité,
    Versaient sur nos drapeaux une pâle clarté.
    Que de mortels, me dis-je, à ma voix obéissent!
    Qu’avec empressement sous mon ordre ils fléchissent!
    Ils ont, sur mes succès, placé tout leur espoir.
    Mais, si le sort jaloux m’arrachait le pouvoir,
    Que bientôt je verrais s’évanouir leur zèle!
    En est-il un du moins qui me restât fidèle!
    Ah! s’il en est un seul, je t’invoque, ô destin!
    Daigne me l’indiquer par un signe certain.

          (WALSTEIN, par M. Benjamin Constant de Rebecque.
            Acte II, Scène 1ʳᵉ, page 43).


[32] Il viendra le jour de la colère, et le siècle sera réduit en
cendres.

[33] Quand le Juge suprême paraîtra, il découvrira tout ce qui est
caché, et rien ne pourra demeurer impuni.

[34] Malheureux! que dirai-je alors? A quel protecteur m’adresserai-je,
lorsqu’à peine le juste peut se croire sauvé?

[35] De omnibus rebus et quibusdam aliis.




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'ALLEMAGNE; T.1 ***

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